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Mesdames et Messieurs,
Nous allons, si vous le voulez bien, faire un petit voyage, une excursion d’une heure dans le eL’École des femmes n’est pas autre chose, L’École des femmes n’est pas davantage, mais une pièce de théâtre admirable et qui, avec huit ou dix autres ouvrages du même poète, représente ce que la comédie, ce que l’art comique a produit de plus humain, de plus vrai et de plus libre.
En vous disant, mesdames et messieurs, que nous allons revenir au e
Il faut bien en convenir d’abord, nous marchons à tâtons avec Molière. On connaît peu de chose de sa vie, ou plutôt sa vie ne renferme que fort peu de chose. Elle a été agitée, mais elle est restée fort simple et elle s’est passée tout entière dans un cercle fort restreint. Vous savez qu’il est mort prématurément. Il n’a pas laissé de mémoires ; il n’a pas laissé de correspondance ; on n’a de lui que quelques préfaces, des dédicaces plutôt, qui ne contiennent rien de personnel, où l’on ne trouverait pas la plus petite profession de foi, soit philosophique, soit littéraire, et qui sont d’une réserve, d’une modestie extraordinaire, surtout si on les compare
Cette discrétion si admirable de Molière a mis le monde dans un grand embarras. Un auteur dramatique, permettez-moi de vous le dire, est un peu un être à part ; il ne ressemble ni au philosophe, ni au moraliste, ni à l’homme politique. Un homme politique, par exemple, a des principes qu’on lui connaît ; il a des opinions ; il a des idées… quelquefois. Je sais bien ce que vous allez me répondre : il en change. Eh oui, certainement, il en change ; mais peu importe. On en est quitte pour se dire : il pensait de telle manière dans la première partie de sa vie et dans la seconde il a pensé tout le
Prenons, par exemple, Le Misanthrope. Qu’est-ce que c’est que Le Misanthrope ? C’est un tableau tout simplement, une peinture de la société du eLe Misanthrope, qui a été bien certainement la première et qui est restée bien certainement la bonne, aujourd’hui elle ressemble à un blasphème. Alceste est devenu un personnage dont il n’est plus permis de rire. On en a fait un type de grand honnête homme, mieux que cela, un citoyen, et on lui a trouvé une bonne dose de républicanisme. Cette invention, qui est déjà fort étrange, en a amené une autre plus étrange encore. On a dit que Molière s’était peint dans Alceste, ou tout au moins qu’il y avait mis la meilleure part de lui-même ; on a ajouté qu’il avait dû souffrir de la charge humiliante qu’il remplissait auprès du roi ; on a rappelé qu’il avait eu à supporter plus d’un procédé injurieux de la part des courtisans ; et alors ce n’est
Est-ce que j’ai besoin de vous dire tout ce qu’il y a de vain et de puéril dans de pareilles imaginations ? On oublie que la société française, au e
Pour Tartuffe, ça a été la même chose. Qu’est-ce que c’est que Tartuffe ? C’est encore un tableau, une peinture des mœurs du eTartuffe la satire définitive de l’Eglise eTartuffe, lorsque la dévotion et la crédulité sont arrivées à leurs dernières limites et que le directeur de conscience a toutes ses aises pour imposer sa domination. Rappelez-vous que les guerres de religion viennent à peine de finir et que la monarchie, lorsqu’elle commettra cette grande faute, la révocation de l’Edit de Nantes, aura la nation avec elle. Quant aux écrivains qui nous occupent plus particulièrement ; souvenez-vous que Pascal ouvre le siècle, ce Pascal qui a écrit les Provinciales et qui n’en est pas moins un chrétien, le plus épouvanté des chrétiens. Vous
Je sais, mesdames et messieurs, que je dois vous parler de L’École des femmes ; mais justement il s’est passé avec cet ouvrage ce qui s’est passé avec les autres. Voilà une comédie toute simple, toute nue et, si je peux parler ainsi, la plus naturelle de toutes les pièces de Molière. Il ne s’y trouve ni étude de mœurs ni tableau d’une époque. On pouvait croire que celle-là du moins échapperait aux interprétations. Pas du tout. On y a cherché une idée, comme nous disons aujourd’hui ; on y a cherché une pensée d’éducation, je ne sais quelle vue L’École des femmes le contraire de ce qui s’y trouve, on ferait remonter à Molière la création de nos lycées de jeunes filles.
Ouvrons donc L’École des femmes, ouvrons-la simplement, franchement, sans parti pris, et demandons-nous qui a raison. Faut-il croire des critiques bien intentionnés, mais qui mêlent la politique à la littérature, les questions sociales aux questions artistiques, qui exigent d’un auteur qu’il ait un but et que ce but soit d’accord avec leurs préoccupations personnelles ? Ou bien devons-nous nous en rapporter au grand juge littéraire du e
Arnolphe, le personnage principal de la pièce, a pris le parti de se marier. C’est un homme qui ne manque ni d’intelligence, ni d’esprit, ni de fort bonnes qualités. Il en a une surtout qui a été toujours
Arnolphe a envoyé la petite Agnès loin de la ville, dans une sorte de couvent, et là, sur ses ordres, elle a été élevée dans la simplicité la plus grande et la plus grande innocence. Je dois ajouter tout de suite un autre mot qu’on me reprocherait de ne pas dire : Arnolphe l’a fait élever aussi dans l’ignorance la plus complète. Il ne lui a donné ni maîtres ni instruction d’aucune sorte, et, comme il nous le dira lui-même, « pourvu qu’elle sache prier Dieu, m’aimer, coudre et filer »
elle en sait assez.
Il ne faut pas que j’oublie de vous dire qu’Arnolphe a passé la quarantaine. Il a quarante-deux ans. On pourrait désirer que Molière eût donné à son personnage quelques années de plus. Mais Molière, vous le savez, se tient toujours le plus près possible de la nature, et la nature lui aura dit qu’un homme, à quarante-deux ans, ne doit guère penser au mariage, et surtout à un mariage disproportionné. Il est possible aussi que les hommes autrefois vieillissaient plus vite qu’aujourd’hui ; « à vingt-sept ans, j’aimais encore »
. On rencontre bien des gens aujourd’hui qui aiment encore à vingt-sept ans, et il faut peut-être croire que la moyenne de la vie amoureuse a augmenté en même temps que l’autre.
Au moment où Arnolphe va mettre ses projets à exécution et faire part à Agnès de ses intentions sur elle, un jeune homme, nommé Horace, débarque à Paris. Qu’est-ce que c’est que Horace ? Je viens de vous le dire : un jeune homme. Et tenez, si vous voulez le connaître, le voilà qui vient d’entrer en scène. Il est leste, il est coquet, il est aventureux. Comment est-il entré dans la ville ? Le nez en l’air, en regardant aux fenêtres. Il a aperçu une jeune fille qui travaillait modestement sur son balcon et il lui a fait un salut ; la jeune fille, surprise et
Ah ! ne demandez pas à Molière qu’il vous donne cette explication. Molière n’est pas homme à parlementer avec son public. Ce n’est pas lui qui a inventé ce personnage de nos comédies modernes qui est chargé de nous présenter et d’étiqueter tous ses camarades. Molière, permettez-moi cette expression un peu trop récente, est un grand artiste ; il ne connaît ni les petits moyens ni les procédés vulgaires ; il jette sur la scène des caractères, et ce sont ces caractères qui s’expliqueront eux-mêmes devant vous. Comment ? En vivant.
Vous venez de voir cette entrée triomphante d’Horace ; voyons maintenant comment Arnolphe, lui, rentre dans sa maison. Il a des valets qu’il a choisis soigneusement et qui sont pour lui de
La besogne à la main, c’est un bon témoignage.
À partir de ce moment, nous avons sous les yeux un homme perplexe, agité, tourmenté, à demi trompé déjà, et qui n’en persiste pas moins dans une entreprise dont il reconnaît lui-même la déraison et l’injustice. Aussi, lorsqu’il va parler à Agnès de l’épouser, aucune précaution ne lui paraîtra de trop. Il lui rappellera les obligations qu’elle lui doit ; il fera valoir les avantages qu’il lui apporte ; en même temps, il lui remettra une sorte de charte où sont consignés tous les devoirs de la femme dans le mariage et qui serait de nature à l’en dégoûter à jamais. Et
Eh bien, est-ce que cette peinture d’Arnolphe et d’Horace, de deux personnages si différents, ne vous a pas déjà avertis ? Est-ce que le contraste ne vous paraît pas suffisant ? Est-ce qu’en voyant d’un côté cet Horace qui n’a qu’à se montrer pour être aimé et de l’autre Arnolphe qui a passé l’âge de plaire et qui n’y songe même plus, le secret de la comédie ne se manifeste pas à vos yeux ? Est-ce que vous ne vous dites pas : eh oui, c’est bien cela, c’est la vérité même, l’amour est le privilège de la jeunesse.
Et Agnès ? Ah ! de ce côté, s’il est possible, la comédie est encore plus claire. Cette pensée, l’amour est le privilège de la jeunesse, c’est à peu près la seule que nous verrons à Agnès, celle qui remplira et soutiendra son rôle d’un bout à l’autre.
Elle est un peu sotte, Agnès, bien petite fille. Aussi longtemps qu’Arnolphe a été pour elle comme un tuteur, le maître de la maison, elle s’est soumise à toutes ses volontés. Mais, dès qu’Arnolphe lui parle de l’épouser, elle se réveille, elle se révolte, elle rentre en quelque sorte dans son droit naturel, et ni les services qu’elle a reçus, ni les avantages qu’on lui promet, ni l’amour d’Arnolphe, ni ses prières, ni ses menaces, rien ne sera plus capable de l’émouvoir et de la ramener.
Je ne vais pas, vous le comprenez, vous raconter L’École des femmes. Vous connaissez la pièce aussi bien que moi. Vous savez qu’Horace continue ses confidences à Arnolphe ; qu’Arnolphe cherche à en profiter sans y réussir ; qu’Agnès, chaque fois, trouve une nouvelle ruse et commet une nouvelle imprudence ; que la passion d’Arnolphe augmente, se développe, s’exaspère jusqu’au moment où Agnès retrouve son père qui la reprend à Arnolphe et la marie à Horace.
Je m’arrêterai seulement sur la scène capitale du Ve acte, qui termine la comédie et qui la résume. Arnolphe, en voyant Agnès le repousser opiniâtrement, tente un dernier effort auprès d’elle. Il lui rappelle encore une fois les obligations qu’elle lui a : c’est assez la coutume des amants malheureux. Et cela fait, il se démasque. Il s’attaque à ce blondin dont elle s’est si follement éprise. Pourquoi le lui préférer ? Sera-t-elle plus heureuse ? Sera-t-elle plus aimée ? L’âge n’a pas encore éteint chez Arnolphe, il voudrait le faire croire, les tendresses et les transports. Ainsi il rentre dans l’esprit de la comédie. Et Agnès, comment répond-elle à cette déclaration désespérée ? Elle pourrait bien avoir un peu de reconnaissance pour Arnolphe et, à défaut de reconnaissance, un peu de pitié. Elle pourrait, je ne dis pas céder, mais s’adoucir. Agnès écrase Arnolphe de ce vers si charmant et si cruel, de ce vers décisif :
Horace avec deux mots en fait bien plus que vous.
Vous avez entendu :
Horace avec deux mots en fait bien plus que vous.
Et maintenant est-ce que nous ne pouvons pas saisir la comédie tout entière, jusque dans ses détails ? Pourquoi Molière a-t-il donné des qualités à Arnolphe ? C’est qu’il a voulu que ces qualités fussent inutiles. Arnolphe a rendu des services à Agnès ; ces services ne compteront pas. Arnolphe disait : une fille avisée, savante, habile, me ferait courir trop de risques ; Molière lui répond : avec une simple et une ignorante, ce sera bien pis encore ; elle ne voudra de toi à aucun prix. Et pourquoi Molière a-t-il fait d’Agnès une enfant abandonnée ? C’est qu’il a voulu qu’elle fût seule et libre, sans aucune considération à observer. Pourquoi nous l’a-t-il montrée d’une simplicité absolue ? Pour qu’il n’y eût chez elle aucun calcul et aucune hésitation. Il l’a prise en quelque sorte à l’état brut afin qu’elle n’écoutât que la pensée l’amour est le privilège de la jeunesse.
Je viens de vous indiquer, mesdames et messieurs, une manière d’analyser et de comprendre L’École des femmes. C’est, à mon avis, la bonne, c’est la véritable, et il ne devrait pas y en avoir d’autre. Il y en a une autre pourtant, toute différente, très nouvelle, un peu embarrassante pour ses partisans, qui voudraient bien les concilier toutes deux, accepter quelque chose de la nôtre, nous imposer quelque chose de la leur ; il n’y a pas moyen, il faut absolument choisir.
Voici comment procèdent les partisans de la nouvelle manière. C’est précisément l’âge d’Arnolphe qui les préoccupe le moins, et ils trouvent à Arnolphe tous les torts, excepté celui-là. Ils lui reprochent d’abord d’ajouter à son nom celui d’une terre qu’il possède et de se faire appeler sottement M. de La Souche. J’aurais
On ajoute qu’Arnolphe est toujours inquiet, sermonneur, soupçonneux ; que les femmes n’aiment pas bien ça et qu’il n’y a rien d’étonnant qu’Agnès le trouve insupportable. Je n’ai rien à répondre. Oui, il pourrait plaire à Agnès s’il était autrement, mais c’est ainsi qu’il doit être et il ne doit pas plaire à Agnès.
Je passe tout de suite à la différence capitale, au fond même de la question.
On nous dit : si Arnolphe est berné par Agnès et si Horace la lui enlève, il n’a que ce qu’il mérite, c’est sa juste
Est-ce que je n’ai pas raison de vous dire qu’il n’y a pas moyen de s’entendre ? C’est une tout autre pièce ; c’est la question d’éducation qu’on fait intervenir et qui dominerait alors la comédie.
Eh bien, arrêtons-nous un instant à ce mot d’éducation. C’est un mot fort à la mode depuis quelque temps, une sorte de remède universel auquel on prête peut-être plus de vertus qu’il n’en a. Il est très difficile de décider quelle est l’influence de l’éducation sur une jeune
Qui pourrions-nous bien interroger ? Mais nous allons interroger Molière, et c’est lui-même qui va nous répondre. Il y a, paraît-il, doute et obscurité dans un de ses ouvrages, nous allons chercher la lumière dans l’ouvrage à côté. Oh ! Attendez, mesdames et messieurs, je ne vais pas vous parler encore des Femmes savantes. C’est un proche parent
George Dandin, vous le savez, est un homme de petite condition, un paysan, qui avait pris, lui aussi, la résolution de se marier. Il ne ressemble pas à Arnolphe bien qu’il ait un point commun avec lui : il est désintéressé. Leurs faiblesses ne sont pas les mêmes, on peut cependant les rapprocher très justement. Arnolphe voulait épouser une fille beaucoup plus jeune que lui ; George Dandin a épousé une fille d’un rang supérieur au sien. Eh bien, est-ce que ce qui arrive à Dandin avec Angélique n’est pas la même chose, n’est pas bien pire encore que ce qui arrive à Arnolphe avec Agnès ? Et cependant Angélique est fille de noblesse, c’est une bien apprise, elle a été élevée. Est-ce que l’éducation lui a donné un appui intérieur, une force morale et intellectuelle ? Voici tout simplement le calcul qu’a fait Angélique : elle s’est dit que ses parents, bien que bons
Admettons pourtant qu’entre ces deux interprétations à donner à L’École des femmes il soit permis d’hésiter. Est-ce que nous n’avons pas un moyen de nous renseigner ? Est-ce qu’il n’y a pas de véritables témoignages sur lesquels nous puissions nous appuyer ? Les contemporains de Molière ne compteront donc pour rien ? La pièce a été jouée au grand jour ; elle a eu beaucoup de succès ; elle a fait un bruit énorme ; on en a parlé partout, à la cour, dans les ruelles, dans tous les lieux publics. Elle a donné lieu à une explosion d’écrits, de libellés, de pamphlets, d’imprimés de toute sorte. Il y a plus. Molière, pour la première et la seule fois de sa vie, a pris la défense de son ouvrage, et il a composé, vous le savez, une seconde comédie intitulée La Critique de l’École des femmes. Est-il acceptable, je vous le demande, si la question d’éducation avait été mise en jeu, que personne ne l’eût aperçue, que personne ne l’eût signalée,
Il y a dans la vie d’un auteur dramatique, dans cette vie si périlleuse et si douloureuse, un plaisir qu’il n’est que trop souvent à même de connaître : c’est lorsqu’un de ses ouvrages est attaqué, discuté, controversé, et que devant toutes ces interprétations si différentes il peut répondre en souriant : non, ce n’est pas ça ; vous n’y êtes pas du tout ; je pensais à autre chose. Eh bien, croyez-vous que Molière, qui faisait face cette fois à ses adversaires, se serait refusé ce plaisir ? Croyez-vous qu’il ne leur eût pas dit : non, ce n’est pas ça, vous n’y êtes pas du tout. Vous attaquez ma comédie, mais je fais bon marché de ma comédie. Je tiens à une idée que j’y ai mise, à une pensée d’éducation que vous n’y voyez pas ; j’apportais une vérité nouvelle. Eh bien, si les contemporains de Molière n’ont pas soupçonné cette vérité nouvelle
Il est bien facile, mesdames et messieurs, lorsqu’un homme est entré pour toujours dans la postérité, lorsque deux siècles d’admiration ont passé sur son nom et sur ses ouvrages, il est bien facile, si belles que soient ses œuvres, de leur trouver de nouvelles beautés. Chacun alors veut y mettre du sien ; on fait avec lui de la collaboration posthume. Il vaudrait peut-être mieux, plutôt que d’attendre deux cents ans pour découvrir dans un ouvrage des mérites qui ne s’y trouvent pas, reconnaître tout de suite et admirer ceux qui s’y trouvent.
Voulez-vous que je vous dise quel est l’accueil que l’on a fait à L’École des femmes ; comment Molière et sa comédie ont été reçus ?
On a accordé d’abord que la pièce ne manquait pas de qualités ; qu’elle avait bien certainement de bonnes parties.
Cette concession une fois faite, faite avec équité et bienveillance, et pour montrer qu’on en usait généreusement avec l’auteur, on n’en avait que plus le droit de le juger sévèrement. On a dit alors que le sujet, l’imbroglio, les détails accessoires étaient pris un peu partout, et que tout cela d’ailleurs ne dépassait pas la moyenne des ouvrages courants. Ensuite on s’est attaqué à Arnolphe, un caractère complet, qui commence la comédie de caractères en France ; on ne l’a trouvé ni bien profond ni bien comique ; et il ne faisait rire, ajoutait-on, que grâce aux pantalonnades de l’acteur qui était chargé du rôle ; l’acteur chargé du rôle, c’était Molière ; on atteignait ainsi l’auteur et le comédien, on faisait coup double. Pour Agnès, ça été bien autre chose ; elle y a passé tout entière ; on a relevé jusqu’à ses moindres mots, sans seulement remarquer la lettre qu’elle écrit à Horace, un modèle inimitable de grâce, d’ingénuité et d’abandon. Tout compte fait, il a été décidé que École des femmes était d’une insupportable grossièreté. Vous voyez que les restrictions entamaient de beaucoup l’éloge et qu’il ne restait plus grand-chose de la comédie.
On ne s’est pas arrêté là. De la grossièreté de l’ouvrage on a conclu tout naturellement à celle de l’auteur. C’était un homme sans goût, sans tact, sans délicatesse, et, en effet, quelle délicatesse pouvait-on attendre d’un homme qui vivait dans ce milieu de théâtre où les mœurs sont si mauvaises ? Et on ajoutait tout de suite que les mœurs de Molière étaient particulièrement épouvantables. Alors on a rappelé son mariage et on l’a accusé d’avoir épousé sa fille.
On ne s’est pas arrêté là. Il y avait un dernier coup à porter à Molière et on l’a tenté. Les dévots s’étaient scandalisés de quelques vers de L’École des femmes ; les hommes de lettres s’allièrent avec les dévots. Pour quoi faire ? Pour enlever à Molière la protection du roi. Or la
Voilà, mesdames et messieurs, comment on a accueilli Molière pour un succès de théâtre, pour une comédie qu’on ne trouvait pas bien fameuse et que le temps n’avait pas encore consacrée. Pensez donc à ce qu’on aurait dit, à tous les cris que l’on aurait poussés, à toutes
Revenons encore un instant au e
Une seule fois il est question des autres, et dans quelle proportion ? Une femme qui a été jugée sévèrement, mais qui n’en avait pas moins de belles qualités, Mme de Maintenon, en souvenir de sa jeunesse, de ses années difficiles, des attaques qu’elle avait repoussées si dignement, en se réservant sans doute pour la dernière, s’apitoie sur le sort de quelques jeunes filles, nobles encore, mais sans fortune, et dont les parents sont morts au service de l’État ; elle fonde la maison de Saint-Cyr. Disons, en passant, que l’œuvre de Mme de Maintenon ne réussit pas d’abord, qu’il y eut de graves mécomptes, qu’il fallut changer plusieurs fois les règles de l’établissement ; tant il est vrai que l’éducation n’est pas toujours pour les femmes un appui et un frein.
C’est seulement au siècle suivant, lorsque les encyclopédistes seront venus, lorsqu’ils auront remué toutes les idées et toutes les questions, qu’on parlera d’éducation comme nous le faisons
Il faut, mesdames et messieurs, que la critique nouvelle, que les esprits avancés en prennent leur parti. Molière, dans L’École des femmes, n’a pas mis des idées sur l’éducation, et si Molière avait mis des idées sur l’éducation quelque part, c’est bien certainement dans Les Femmes savantes, c’est là et pas ailleurs qu’il faudrait aller les chercher. N’essayons pas de le dissimuler. La satire, dans Les Femmes savantes, est des plus nettes, des plus vives et des plus dures. La question d’éducation y est dépassée de beaucoup. C’est la Carte du tendre. Armande, lorsqu’elle philosophe comme elle le fait sur le mariage, se plaît surtout aux curiosités malsaines et aux propos scabreux ; elle a perdu la pudeur. Quant à Philaminte, nous la voyons pédantesque avec ses gens, insolente avec son mari, cruelle avec sa fille ; d’un autre côté et dans les choses de l’intelligence justement, elle n’apporte ni sérieux ni finesse, le fond manque ; enfin, et ce trait est le plus terrible, son homme, c’est Trissotin. On a déjà fait remarquer, je crois, que Les Femmes savantes et Tartuffe se ressemblaient par
Et cependant, après avoir recherché dans Les Femmes savantes tout ce qu’elles renferment, dans cette comédie comme dans les autres, nous ne devons voir encore qu’un tableau, une peinture de la société du elle de Scudéry assise un instant entre Molière et Racine, Racine y prend le portrait de Bérénice et Molière celui de Philaminte.
J’ai fini, mesdames et messieurs, et je n’ai plus que quelques mots à vous dire. Un critique parisien, bien connu pour ses développements oratoires et sa bienveillance universelle, auquel on reprochait sa manière de comprendre Molière, répondait par ces mots : « tant pis pour lui s’il est autrement ; je le grandis. C’est une erreur. Il n’appartient à personne de grandir Molière, et, lorsqu’on a dit de lui qu’il est le premier et peut-être le seul poète comique, on lui a rendu un hommage suffisant, celui qu’il mérite. Molière n’est pas un philosophe : le philosophe, c’est Descartes ; Molière n’est pas un penseur : le penseur, c’est Pascal ; Le Misanthrope, ni Le Bourgeois gentilhomme, ni Le Malade imaginaire ; ces personnes-là ont existé de tout temps et elles existeront toujours. Sa besogne, à lui, est de leur donner une seconde vie, la vie littéraire. Sa besogne est de fixer dans le monde de l’art des caractères qui, sans
À titre d’exemple des polémiques soulevées dans la Presse par la Conférence d’Henri Becque.
Et Molière ! pauvre Molière ! C’est le suprême en-cas ! C’est la grande et éternelle ressource ! A-t-on assez bavardé autour de ses pièces ? La Comédie-Française n’en pouvait plus donner une seule sans qu’on vit une nuée d’âmes en peine se jeter sur ce régal, et le découper en petits morceaux pour le faire durer plus longtemps. A-t-on épilogué, notamment, sur L’École des femmes ? Entre M. Becque, qui avait donné le branle, et M. Sarcey, qui avait suivi et prolongé le mouvement, chacun a pris position et dit son mot. On a noirci du papier, on en noircira encore pendant plus de mille ans, et toute cette glose s’en ira en fumée sans obscurcir un seul moment ce petit jet de lumière, qui s’appelle L’École des femmes. Que de commentaires, bons dieux, que d’écritures pour une comédie ! Il s’agissait de savoir — insondable mystère ! — si Molière a bien eu l’idée de mettre, et a bien mis en effet dans L’École des femmes tout ce qu’il nous plaît d’y trouver aujourd’hui, y compris la lune !
« J’y vois ceci ! » disait l’un, « J’y vois cela ! » répondait un autre ! « J’y vois tout ! » reprenait un troisième, encore plus malin que les deux premiers. On se demandait, avant toute chose, si l’auteur a posé et résolu le problème:des lycées de filles. Becque et Sarcey soutiennent que non.
Je me suis reporté au texte, et j’ai relu, avec un plaisir extrême, non seulement L’École des femmes, mais L’École des maris, qui sont deux fois la même pièce, ou même une seule pièce, si bien que la mémoire fourche quelquefois en les citant et met volontiers dans l’une ce qui est dans l’autre, tant il est vrai que le morceau serait également à sa place dans toutes les deux.
Prenons, par exemple, la fameuse tirade :
En effet, tous ces soins sont des choses infâmes. Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes ? Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu, Et que c’est pour cela qu’ils sont maudits de Dieu. Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse, S’il faut qu’on ait besoin qu’on le garde sans cesse. Pensez-vous, après tout, que ces précautions Servent de quelque obstacle à nos intentions ? Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête, Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête Toutes ces gardes-là sont visions de fous ; Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous : Qui nous gêne se met en un péril extrême. Et toujours notre honneur veut se garder lui-même. C’est nous inspirer presque un désir de pécher, Que montrer tant de soins de nous en empêcher ; Et si, par un mari, je me voyais contrainte, J’aurais fort grande pente à confirmer sa crainte !
C’est bien le pendant, n’est-il par vrai, de cette autre saillie non moins fameuse :
…………………… Les verrous et les grilles Ne font pas la vertu des femmes ni des filles !
Eh bien ! Que celui qui ne les a jamais confondues lève la main ! Que celui qui ne s’est jamais trompé sur le vrai lieu où on les trouve me jette la pierre ! J’avoue que, pour ma part, lorsque j’ai été un peu de temps sans les revoir ou sans les entendre, je m’y brouille un peu, et qu’il en est cinq ou six comme celles-là, soit dans L’École des maris, soit dans L’École des femmes, qui exposent notre esprit à des confusions d’ailleurs instructives et sans danger.
Pour en revenir à cette École des femmes que je viens d’étudier, à mon tour, dans son plus intime détail, il m’a paru Traité sur l’éducation des filles. Encore ne faut-il pas perdre de vue ce mot école qui brille en tête de deux pièces et qui signifie bien quelque chose apparemment. Il ne faut pas oublier non plus les intentions, les visées moralisantes de notre vieux théâtre, et son sincère désir et sa ferme résolution de réaliser l’ancienne devise :
. On ne peut nier que, dans la pensée de Molière, vingt fois exprimée par lui-même avec une énergie progressive, ces deux pièces, castigat ridendoL’École des maris et L’École des femmes, qui sont la suite l’une de l’autre ou, plus exactement, deux moitiés d’un même tout, ne se proposent expressément pour but de répondre à l’éternelle et redoutable question : Comment faut-il élever les filles pour en faire d’honnêtes femmes ? Notez que le jeu, comme on dit, en vaut bien la chandelle, et que ce n’est pas là une affaire dont nous puissions complètement nous désintéresser. Molière conclut tout à la fois contre la séquestration et contre la science, au moins contre les études compliquées, qui sont à la mode aujourd’hui. Sa formule pourrait assez bien se traduire ainsi : la liberté dans l’ignorance. Une ignorance relative, bien entendu : celle de la bonne et intelligente ménagère, qui a reçu une instruction courante, mais qui trouve, dans la vie, un meilleur emploi de son temps que la chimie ou l’histoire.
Je disais tout à l’heure : la liberté dans l’ignorance ! Molière eût dit peut-être, si on lui eût demandé de résumer sa devise : la liberté, dans la famille ! Car, pour les femmes trop savantes, la famille n’existe plus.
Telle est, suivant moi, l’idée de Molière ; tels sont les principes qui l’ont guidé, et la leçon qu’il a voulu mettre dans ses deux comédies. Elle y apparaît, elle y éclate, presque à chaque vers, et d’un bout à l’autre, avec une si victorieuse clarté, qu’il me semble vraiment extraordinaire qu’on puisse encore chicaner là-dessus. Il est parfaitement certain que Molière n’a pas cherché midi à quatorze heures, et qu’il ne faut pas plus l’y chercher que lui. On a grandement raison, en l’étudiant, d’observer cette simplicité qu’il pratiquait lui-même, et qui est la bonne règle ; on fait bien de ne pas raffiner outre mesure, et hors de propos, sur les significations à longue portée et les prétentions quasi sibylliques que des philosophes échauffés attribuent à ses comédies. Cependant, il ne faut pas tomber dans l’excès contraire et se figurer qu’étant un auteur comique, il a simplement voulu faire rire. Son siècle, à défaut de son génie, lui eût conseillé et imposé un peu plus d’ambition. Il écrivit aussi pour instruire, au moins dans la mesure où le théâtre peut remplir ce rôle et atteindre ce but.