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Je prends le mot dans son sens très matériel : un corps d’écrivains plus ou moins spécialisés, qui ont pour profession de parler des livres, et qui, en écrivant sur les livres des autres, font des livres où les sommets du génie n’ont pas encore été atteints, mais dont il n’y a aucune raison pour que la moyenne ne vaille pas la moyenne des autres livres.
Si la vraie et complète critique ne naît qu’au ee
D’abord celle-ci, que la naissance de la corporation critique a lieu en fonction de celle de deux autres corporations, inexistantes avant le e
Avant la Révolution, l’enseignement de tout ordre appartenait à l’Église, et les enseignements faisaient partie d’abord et surtout de la grande corporation cléricale. La lutte des clercs et des philosophes, qui remplit le ee
Et du métier de journaliste. Que ce soit sous l’Empire dans le silence du journalisme politique, ou sous la Restauration comme frère cadet du journalisme politique, le journalisme littéraire est le langage naturel de la critique littéraire. En principe, ce n’était pas une innovation. Le genre avait abondé au eeNouvelles de la République des Lettres. Il n’y avait pas eu de journalistes. Il n’y eut de journalistes qu’après Voltaire. Les Lettres Provinciales, chef-d’œuvre du journalisme comme Polyeucte et Phèdre sont les chefs-d’œuvre du théâtre, n’avaient fait école qu’en matière de langue. Au contraire, Voltaire, Diderot, le style souple, rapide et perçant du e
Port-Royal ait été lu devant les Lausannois par un conférencier d’ailleurs inapte à la parole publique, cela ne fait que confirmer notre point. Sainte-Beuve sentit d’ailleurs avec humiliation la supériorité que l’opinion accordait alors aux porte-toge sur les porte-plume : la grande compétence officielle, académique et autre sur le ePort-Royal et des Lundis, mais l’orateur des Belles Dames pendant la Fronde et le bergamasque de la déclamation sur les Pensées de Pascal. On comprend que Sainte-Beuve ait toujours été du parti politique opposé à celui où figurait Cousin. Depuis, un renversement s’est produit. Le culte de Sainte-Beuve figure un des principes de la religion universitaire, alors que, pour des raisons diverses, entre autres son hostilité contre le romantisme et son rôle officiel sous l’Empire, tels critiques journalistes, comme le regretté Paul Souday, le conspuent périodiquement.
En second lieu, la critique tend plus ou moins à l’inventaire, et le eGénie du Christianisme, le siècle des inventaires.
La critique tend à l’inventaire parce qu’elle porte sur la chose faite, sur un passé. Elle fut plus ou moins fondée, à Alexandrie, par des bibliothécaires, dans une littérature dont l’effort se réduisait à peu près à conserver, à aménager, à inventorier, à reproduire. Ce terme d’inventaire porte surtout sur la critique appliquée aux œuvres du passé, sur l’histoire littéraire, et, en apparence, beaucoup moins sur la critique des œuvres présentes. Et l’on pourrait ajouter que, des deux grandes sections du personnel critique, l’une, celle des professeurs, est préposée à l’inventaire du e
Or elle est née en liaison avec l’histoire, avec le sentiment du passé. Posez ce principe mâle qu’est la critique de La Harpe, disciple et successeur de Voltaire (le Lycée, qui fut un cours, est de la critique de professeur) et ce principe femelle que fut le Génie du Christianisme, et vous avez la critique de Sainte-Beuve, qui se comporte comme leur produit. Tous trois mettent un accent différent sur la même réalité : un inventaire, un passé, l’inventaire et le passé chrétien et classique. La critique paraît comme une tranche brillante sur une épaisseur de durée.
La critique littéraire naît et se développe ainsi. Elle fleurit ainsi. Mais elle ne fleurit pas seulement ainsi. Sa tige, une fois formée, porte des fleurs de nature différente. Il y a eu au e
Hugo, Lamartine, Musset, Baudelaire dans la partie critique de leur œuvre, nous sentons qu’ils appartiennent à un climat différent de celui des critiques plus spécialisés, des professeurs et des journalistes. Ils se réalisent différemment. Ils sont tantôt plus, tantôt moins. On traite, dans ce livre, de la critique professionnelle et de la critique des maîtres. Retenons dès maintenant, la variété et l’antagonisme de mondes littéraires en présence et en lutte, et devant ces luttes, la nécessité d’arbitres, et cet arbitre toujours insuffisant, toujours partial, nécessairement insuffisant et partial qu’est le critique. Et devant cette insuffisance et cette partialité du critique la nécessité de cette chambre de compensation qu’est la critique.
Enfin, et voici mon troisième point, la littérature française du e
La critique, telle que l’a rendue nécessaire le e
« Je sens en moi, toujours assemblée, une foule contradictoire ; certaines fois, je voudrais agiter la sonnette, me couvrir et quitter la séance. Que m’importe
Maurras n’a-t-il pas comparé le régime parlementaire au cerveau d’Amiel, c’est-à-dire d’un super-libéral et d’un hyper-critique.mon opinion ? »
Le libéral intégral, le critique pur, fait figure non d’un homme (ceux qui pensent avec virilité et surtout ceux qui pensent avec leur virilité, le mépriseront), mais d’une chambre de compensation. Ou plutôt il fait fonction non
L’éducation critique du public est d’autant mieux faite, l’atmosphère de la critique est d’autant plus tonique, que des génies plus différents et plus opposés ont conquis plus généralement des titres égaux à l’admiration de l’élite. Le passage de l’un à l’autre assouplit le goût, l’habitue à réaliser de plus grandes différences, l’oblige à des voyages, à des confrontations, à un polyglottisme naturel.
Est-ce à dire que cette évolution soit un bien ? Pas nécessairement, et en tout cas pas à tous les points de vue. Il nous suffit de constater qu’elle est un bien pour la critique en ce qu’elle popularise la critique, c’est-à-dire l’habitude des différences, des comparaisons et des jugements, la pratique de l’arbitrage. Mais gardons-nous de glisser ici sur une pente de facilité. Le libéralisme ne se conçoit guère sans une critique du libéralisme. La critique pure ressemble au doute des pyrrhoniens qui s’emporte lui-même et finit par un doute du doute. Les Montaigne se jetteront toujours dans les Descartes et les Pascal, comme les fleuves dans la mer. Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la
À vrai dire, nous sommes au rouet, plutôt qu’au cran d’arrêt. En attribuant trop de prix au cran d’arrêt, on arrêterait la critique elle-même. Et certains penseront qu’il en naîtrait un bien. On s’est passé assez longtemps de la critique. On peut s’en passer encore. Une partie de l’Europe cherche à s’en passer violemment et superbement.
La critique est nourrie de ces trois racines : corporative (professeurs et journalistes), historique (goût de l’inventaire), libérale (coexistence de partis ennemis, de parties adverses, encouragées également). Pour que la première racine soit coupée, il suffit que le professeur et le journaliste deviennent des instruments de l’État. Pour que la deuxième racine soit coupée, il suffît d’une activité sociale déversée tout entière vers le futur, vers l’action immédiate, et d’un art jeté à l’impression momentanée. Pour que la troisième racine soit coupée, il suffît que le déclin actuel du libéralisme politique en Europe arrive à ses conclusions et produise ses conséquences.
Évidemment il y aura des critiques littéraires autant qu’il existera des livres, et des ee
Les réflexions qui suivent ne sont pas une canonique de la critique. Je dis plus loin que la critique n’est pas autorisée à donner des règles aux genres littéraires. Or, la critique représente un genre littéraire. Elle se fera toujours un malin plaisir de réussir dans la voie opposée à celle où les pontifes lui auront conseillé ou ordonné de marcher. Il ne s’agit pas non plus d’une psychologie de la critique. La seule psychologie vraie et vivante de la critique serait une biographie psychologique de l’homme qui a vécu dans leurs tournants singuliers la comédie et la tragédie du métier critique : Sainte-Beuve. Elle viendra peut-être un jour. Le terme : géographie de la critique, répondrait assez bien aux trois premières parties de ce travail, puisqu’on y distingue trois climats, trois régions, de la critique, avec leurs
Ces six chapitres datent déjà de huit ans.
Ce sont six lectures qui furent faites en 1922 au théâtre du Vieux-Colombier. Elles parurent peu de temps après, les trois premières dans la Revue de Paris, la quatrième dans un numéro spécial du Journal de Psychologie consacré à l’Esthétique, la cinquième dans la Revue de Genève, et, plus tard, la sixième, dans le Manuscrit Autographe. Aujourd’hui, je ferais sans doute les conférences et j’écrirais les articles sur un ton assez différent. Mais en les relisant je n’ai pas vu que mes idées se fussent sensiblement modifiées, et je publie tels quels ces écrits de 1922.
Dans un procès, dont on parla beaucoup, puisqu’un comédien y était demandeur et un académicien défendeur, on discuta des droits de la critique. Et l’avocat du comédien, qui plaidait contre ces « droits », posait cette définition sommaire : « Un critique, c’est un monsieur qui prend de l’encre et du papier et qui écrit ce qui lui plaît. »
À quoi il ne serait pas difficile de riposter en évoquant Courteline et en donnant de la profession de Me Barbemolle une définition aussi caustique. Mais l’impartialité nous oblige cependant à reconnaître que le barreau comporte, de par ses règlements, une dignité mieux assise que la critique. L’avocat parle dans du mérinos, et il possède, en plus de l’encre et du papier, des meubles à lui. Et surtout les avocats constituent un « ordre » où tous les membres sont considérés comme solidaires, et où leurs disputes, comme celles du football et de l’écarté, ne sortent pas d’un jeu réglé à l’avance. Un ordre, comme le
Faute d’une unité réelle et reconnue par la loi, les critiques donnent à leur art une unité idéale, — et lui confèrent la majuscule, unité de ce qui n’est pas un. Ainsi le livre de Brunetière sur l’Évolution de la Critique nous fait voir, comme le sermon de Bossuet sur l’Unité de l’Église, une suite de critiques qui s’avancent en ordre, exécutent leur évolution, jusqu’à l’homme providentiel, l’adjudant Ferdinand, qui surveille, active, explique, achève cette évolution. Et pourtant ce sermon sur l’unité de la critique ne saurait nous convaincre. Dans mon effort pour échapper à l’individualisme, à cette menue poussière que notre avocat égrenait sous ses doigts et dispersait sous le prestige de ses manches en nous disant : C’est ça la critique ! — il m’est impossible de parvenir à cette bienheureuse unité. Entre une multitude dispersée de francs-tireurs et cette armée en ordre derrière sa musique, je m’arrête à une
Ces trois critiques, je les appellerai brièvement la critique des honnêtes gens, la critique des professionnels et la critique des artistes. La critique des honnêtes gens, ou critique spontanée, est faite par le public lui-même, ou plutôt par la partie éclairée du public et par ses interprètes immédiats. La critique des professionnels est faite par des spécialistes, dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une certaine doctrine commune, d’établir entre les livres de tous
Il y a, écrit Voltaire, beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l’abri du dégoût que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti et des faux jugements ; ils jouissent plus de la société, ils sont juges et les autres sont jugés.
Ils sont juges, c’est-à-dire qu’ils sont critiques. Ils sont même les seuls vrais critiques, puisque les critiques qui écrivent (et qui s’exposent à toutes les maladies énumérées par Voltaire) écrivent pour être lus, donc pour être jugés, pour être critiqués. Mais ces critiques n’écrivent pas : s’ils n’écrivent pas comment critiquent-ils ? Eh bien ! ils parlent. La critique spontanée, la critique du public, c’est en principe une critique parlée.
De cette critique spontanée sortent les deux autres. Et si l’ombre de Brunetière nous regarde d’un œil torve, nous lui ferons observer, pour la rasséréner, que tous les genres ont évolué ainsi, et qu’ils vont tous de la Lundis, au moment où il se posait le plus de questions inquiètes sur la nature et sur la fin de la critique :
La vraie critique de Paris se fait en causant ; c’est en allant au scrutin de toutes les opinions, et en dépouillant ce scrutin avec intelligence, que la critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste.
Retenons ce mot : La vraie critique de Paris se fait en causant. Et en vérité, quand on regarde la critique dans le passé, on voit que toutes les fois qu’il y a quelque part un art de causer, j’entends un art pratiqué délicatement et spontanément par la bonne société, la vraie critique n’est pas loin. Le chef-d’œuvre de la critique est probablement un livre qui ne date pas d’aujourd’hui, qui a été écrit en grec il y aura bientôt deux douzaines de siècles : le Phèdre de Platon. Eh bien ! le Phèdre est né de cette fleur de la conversation que fut le dialogue socratique. Certaines pages des Essais de Montaigne doivent aussi être rangées parmi les œuvres les plus délicates et les plus fraîches de la critique. Et à la vérité nous ne savons pas si Montaigne fut un bien brillant causeur ; nous savons qu’en son temps et en son pays l’art de la conversation n’avait pas atteint un Essais, sinon le livre d’un homme qui, ayant perdu de bonne heure le seul ami avec qui il pût vraiment causer, enfermé dans une retraite rustique avec des visages féminins un peu austères et un voisinage assez rude, tourmenté cependant par le besoin de parler à quelqu’un, de parler, non d’un sujet déterminé, mais de tout et de rien, et surtout de lui-même, ce qui est proprement causer, a fait comme le barbier du roi Midas, a creusé un trou dans sa terre de Montaigne pour lui confier ses secrets, — et dans ce trou ont poussé tous ces roseaux qui, causant aujourd’hui avec nous de façon si diverse, portent vraiment en eux les esprits transfigurés de la parole ? Au e
La bonne critique sort donc de la bonne conversation, mais enfin elle en sort, et nous nous occupons pour le moment de celle qui n’en est pas encore sortie, de la critique qui reste parlée, de ce qu’on pourrait appeler l’eau-mère de la critique. Il s’agit non d’une conversation de gens quelconques, mais de cette conversation des honnêtes gens qui « scrutin de toutes les opinions »
dont parle Sainte-Beuve, qui dit encore à une autre page :
Le critique n’est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n’attend pas qu’on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde.
Un secrétaire, un secrétaire qui devine, et qui le fait chaque matin. Tout cela est bien quotidien, nous met fort passivement dans le courant de l’actualité, manque de passé, de tradition, d’arrière-plan, de tout ce que par exemple un Sainte-Beuve apporte à la critique quand il refuse de se borner à ce rôle de secrétaire du public. Mais c’est que précisément cette critique spontanée, cette critique des honnêtes gens, cette critique parlée, elle porte sur le présent, sur la littérature actuelle. La critique spontanée se confond avec la critique des contemporains, des écrivains contemporains, et son mouvement suit le leur comme le mouvement de l’ombre suit celui du corps. Jules Lemaître écrivait :
Il n’y a peut-être de critique digne de ce nom que celle qui a pour objet des œuvres suffisamment éloignées de nous, et dont nous sommes personnellement détachés. Encore faut-il qu’elle porte sur d’assez vastes ensembles pour que nous y puissions
saisir les justes relations que soutiennent entre elles les œuvres particulières. La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d’hier n’est pas de la critique : c’est de la conversation. Ce sont propos sans importance.
Notez que cela est écrit au septième volume d’un grand ouvrage qui s’appelle les Contemporains. Il est peu probable que Jules Lemaître ait pensé que ces sept volumes fussent propos sans importance. Bien au contraire, il lui arrive fréquemment de dire qu’il n’y a que les contemporains qui l’intéressent, et par exemple qu’il est beaucoup plus ému par Patrie de Sardou que par Horace ! Mais la vérité, c’est que la critique des ouvrages du passé et celle des ouvrages du présent ne mettent pas en jeu le même appareil, le même mécanisme, ne demandent pas les mêmes qualités, ne sont pas en général pratiquées avec succès par le même personnel. La critique des ouvrages d’hier et d’aujourd’hui, voilà bien en effet de la conversation, mais n’en concluons pas que ce soient propos sans importance ! C’est tout simplement la courbe de l’action d’une œuvre sur ses contemporains, c’est un jugement qui est peut-être provisoire, mais qui n’est pas indifférent, et qui doit rester incorporé à l’œuvre. La critique du passé elle-même sera forcée de s’en occuper. Le fait Cid a été accueilli par les transports du public et par les protestations des auteurs et des critiques, qu’il en a été de même, toutes proportions gardées, pour Madame Bovary, ne saurait demeurer indifférent aujourd’hui aux critiques du passé qui s’occupent de Corneille et de Flaubert. Les conversations de salon qu’a pu provoquer le Tiridate de Thomas Corneille, et qui en font le plus grand succès dramatique du e
En 1831, c’est-à-dire près de vingt ans avant les Lundis, Sainte-Beuve distinguait ces deux critiques dans une page connue, qui, tirée à hue et à dia par Marcel Proust et par moi, faillit nous mettre en guerre :
Loin de nous, dit Sainte-Beuve, de penser que le devoir et l’office de la critique consistent uniquement à venir après les grands artistes, à suivre leurs traces lumineuses, à recueillir, à inventorier leur héritage, à orner leur monument de tout ce qui peut le faire valoir et l’éclairer… Il en est une autre, plus alerte, plus mêlée au bruit du jour
et à la question vivante, plus armée en quelque sorte à la légère et donnant le signal aux esprits contemporains… Elle doit nommer ses héros, ses poètes ; elle doit s’attacher à eux de préférence, les entourer de son amour et de ses conseils, leur jeter hardiment les mots de gloire et de génie dont les assistants se scandalisent, faire honte à la médiocrité qui les coudoie, crier place autour d’eux comme le héraut d’armes, marcher devant leur char comme l’écuyer.
Ce sont ces lignes qui jouèrent à Sainte-Beuve un si mauvais tour. Henri Heine s’en empara pour le comparer, devant Victor Hugo, au crieur qui marche, disait-il, devant le sultan du Darfour en proclamant : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle du taureau des taureaux ; tous les autres sont des bœufs, celui-ci est le seul véritable buffle. »
Tout écrivain rêve d’un critique qui comprendrait ainsi sa tâche. Je ne sais pas ce que Sainte-Beuve pensa de ces images bovines, mais il s’aperçut bientôt que les deux genres de critique étaient incompatibles. Ayant fait dans les Portraits contemporains l’expérience de la première, il l’abandonna pour l’autre, et en somme il n’eut pas tort, puisque c’est dans ce métier de critique du passé, de port-royaliste et de commentateur des classiques qu’il est devenu, à son tour,
La critique des contemporains, cette émanation immédiate de la critique parlée, de la conversation, est-ce que nous pouvons dire, même en nous souvenant de Jules Lemaître, et de ses Contemporains, qu’elle ait vraiment produit, elle aussi, son buffle, qu’elle forme un milieu où puisse se développer et grandir un critique de race ?
Reconnaissons bien sa supériorité dans son domaine propre. C’est un fait qu’une critique, comme la critique universitaire, trop instruite, trop érudite, trop embarrassée du passé, devient un peu gauche et lourde devant les œuvres nouvelles, devant ce qui fait la raison même de l’œuvre nouvelle, à savoir de ne pas ressembler au passé. Il faut ici précisément cette critique spontanée, alerte, ingénue, et dont la nouveauté d’étonnement et d’admiration est prête à vibrer avec la nouveauté de l’œuvre d’art, — celle que célébrait en 1831 le jeune enthousiasme de Sainte-Beuve, celle en somme pour laquelle écrivent les auteurs, et dont l’assentiment, s’il ne fait nullement la gloire, procure au moins le succès. N’allez pas croire que cette critique, pour être spontanée, soit plus facile que la critique « Il me semble, dit Joubert, beaucoup plus difficile d’être un moderne que d’être un ancien. »
C’est souvent pour une cause toute privative, par faiblesse, par impuissance de s’adapter et de se mouvoir, qu’on est tourné vers l’étude et l’admiration du passé. Relisez la charmante préface que Jules Lemaître a écrite sur les Vieux Livres, et dites si elle ne marque pas chez son auteur une élégante sclérose du goût, la démission d’un esprit qui n’a peut-être été moderne qu’en apparence et par attitude, et qui, après s’être voulu immodérément moderne, en arrive à être encore plus immodérément vieux. Qu’il s’agisse du moderne ou de l’ancien, la sagesse, pour un critique, c’est de ne pas faire comme le baron de Gondremarck dans la Vie Parisienne, et de ne « s’en mettre jusque-là » ni de l’un ni de l’autre, ou de ne le faire qu’en passant, une fois par mois, —
. Mais enfin Joubert a raison. Rien n’est plus difficile que d’être un bon moderne, de l’être avec mesure et justesse d’esprit, de sentir et de goûter son temps dans son mouvement, dans son être immédiat et labile, au lieu de vivre, comme lorsqu’on est un ancien, dans un monde de choses toutes faites. Sainte-Beuve a trouvé en vieillissant que c’était trop difficile d’être un moderne, et semel in uno mense ebriari
La fonction de la critique spontanée, c’est d’entretenir autour des livres ce courant, cette fraîcheur, cette respiration, cette atmosphère du moderne, qui se forment, se déposent, s’évaporent, se renouvellent par la conversation. Mais cette critique causée court bien des dangers, et elle est, en somme, bien vite au bout de son rouleau.
D’abord, souvenons-nous de ce qu’Ésope disait de la langue, que c’est la meilleure et la pire chose du monde. C’est la pire quand elle tient lieu de tout le reste, comme dans un Parlement où l’on parle pour parler. Or, en matière de critique, même lorsqu’il s’agit de la critique parlée, parler est l’opération secondaire. Il faut d’abord avoir lu, et on parle de ce qu’on a lu.
L’assiette de la littérature est établie, presque autant que sur des auteurs, sur de bons, honnêtes et patients lecteurs. On conçoit cependant fort bien qu’un livre puisse ne pas aller à des lecteurs, et des livres sans lecteurs ne manquent pas. Mais on ne conçoit guère une critique qui ne vienne pas de lecteurs. Cependant c’est ce qui advient parfois à la critique parlée. Elle arrive vite à tomber et à
Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps, qui sont lancés dans le monde et dans les affaires, ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple : ils font semblant d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et ils s’orientent à travers ce qu’ils entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis, et finissent par en avoir un.
Autre danger de cette critique parlée : les coteries. Critique de salon, critique de cercle, tendent à devenir des critiques de parti. « Pour être admiré d’un parti, dit Stendhal, il suffit de fournir des phrases toutes faites à sa haine ou à son amour. »
Et un grand péril pour les écrivains, aujourd’hui surtout, ce sont les gens,
Enfin la critique parlée est moins exempte que toute autre d’erreurs de jugements qui scandalisent la postérité. Elle exprime le goût du jour, et le goût du jour n’a pas seulement ses caprices et ses folies imprévisibles, il suit de façon persévérante, en leur donnant la solidité et la ligne d’une tradition, certaines pentes dangereuses. Brunetière, qui fixe sur ce genre de critique le regard le plus soupçonneux, celui d’une maison rivale, n’a pas tout à fait tort lorsqu’il dit :
Parmi nos écrivains, dans l’histoire entière de notre littérature, ceux que les femmes ont aimés,
ceux que les gens du monde ont goûtés, je ne puis m’empêcher de répéter qu’à défaut des Pascal et des Bossuet — que je leur passe de ne point pratiquer — ce ne sont pas les Corneille et les Racine, c’est encore moins Boileau, ce n’est pas Molière, et ce n’est pas non plus Voltaire ou Montesquieu, c’est les Voiture et les Benserade, c’est Quinault, ce sont les La Motte et les Fontenelle, ce sont les précieux et ce sont les modernes.
Soit. Mais n’oublions pas que ce sont ces gens du monde, que ce sont surtout les femmes, qui ont fait la jeune gloire de Rousseau, de Chateaubriand, de Lamartine, qui l’ont imposée d’abord, bon gré mal gré, aux critiques et aux auteurs. Brunetière, dans sa mauvaise humeur, ajoute que Racine et Molière ont été parfois superficiels à cause des salons et des femmes, parce qu’ils ont voulu plaire. Eh mon Dieu ! si vous enlevez aux écrivains le désir de plaire, et ensuite sans doute aux femmes et aux hommes, croyez-vous que votre république lacédémonienne en aura meilleure figure ? Évidemment il ne faut pas chercher à plaire par tous les moyens, mais une littérature où l’on ne chercherait pas d’abord à plaire, même, comme dit Boileau, si on est serpent ou monstre odieux, serait-elle bien française ?
D’abord la critique la plus parlée, la critique de pure conversation, laisse des traces. On en a noté de brillantes, comme l’éblouissant feu d’artifice critique tiré par Rivarol devant Chênedollé. Il y a dans les mémoires, les correspondances, les journaux, les nouvelles de la littérature française, une sorte de Journal des Goncourt presque ininterrompu, qui dure depuis trois siècles, et où nos historiens vont chercher le reflet des œuvres littéraires dans l’opinion mouvante de leur temps.
En second lieu la critique spontanée ne consiste pas seulement dans les conversations, Essais de Montaigne. Mais les lettres de madame de Sévigné, de madame du Deffand, les notes de Joubert, le Journal d’Amiel, toutes les fois qu’ils s’expriment sur ces matières littéraires, on peut bien dire qu’eux aussi ils représentent la critique parlée.
Enfin il y a une forme de la critique spontanée qui aujourd’hui a presque absorbé toutes les autres, c’est la critique des journaux. On sera peut-être surpris que je ne la range pas dans la critique professionnelle, et aussi bien les limites entre les deux sont-elles difficiles à tracer : il va de soi que cette distinction des trois critiques est excellente à faire, mais qu’une fois faite elle est aussi très bonne à défaire. Les Lundis de Sainte-Beuve, qui sont le modèle de la critique professionnelle, paraissaient dans un journal quotidien et la plus brillante critique de journaliste peut fort bien se trouver dans une revue ou dans un volume. Mais ce que j’appelle critique de journal, c’est la critique des œuvres du jour, faite dans l’esprit du jour et dans la langue du jour, avec le tour d’esprit du jour, avec tout ce qui
Notez que les vrais professionnels de la critique, les gens qui savent beaucoup, les professeurs, réussissent peu dans cette critique journalière, ou bien, s’ils y réussissent, y portent un esprit réactionnaire, font tourner la critique du présent à la louange et au regret du passé. La division du travail fonctionne ici fort bien. Le journalisme est un métier, et qui n’est pas à la portée de tout le monde, j’entends ce journalisme quotidien dont le tour de main ne se retrouve guère ailleurs. Et la critique de journaliste, elle aussi, est un métier, qu’il n’est pas donné à tous les critiques de savoir pratiquer.
Le critique de journal, le critique du jour, écrit pour être lu, il n’écrit guère pour être relu. Sa critique est commandée par les livres mêmes dont il s’occupe, et dont les neuf dixièmes ne seront relus par personne dans
On pourrait imaginer, je le sais bien, une littérature réduite à des chefs-d’œuvre, une critique renfrognée qui découragerait les
La critique du jour, qui suit les écrivains du jour, et qui parle d’eux, et qui en parle au point de vue du jour, dans le langage du jour, contribue donc à donner de l’être au jour qui passe. Et l’être d’une année est fait de l’être de trois cent soixante-cinq de ces jours. Et l’être d’un siècle, serait-ce celui d’un des quatre siècles classiques devant lesquels toutes les Universités, les Académies, les historiens littéraires tirent leur chapeau, est fait de cent de ces années. La vie, cela se vit au jour le jour, cela est tissé de durée, il n’y a pas besoin d’avoir pâli pour le comprendre sur la métaphysique de M. Bergson.
« Cela manque d’actualité ! »
Eh bien, Buloz pensait juste du point de vue de son métier, et aussi du point de vue de la raison, qui veut qu’on ne fasse pas le métier du voisin. Leroux pouvait aller parler de Dieu à un prêtre catholique, qui ne s’occupe guère de l’actualité, et qui dit chaque matin sa messe en portant encore les robes et la dalmatique du e
Je prends, par exemple, ces lignes de la Revue de Paris, parues en juillet 1839, et qui sont de Jules Janin, lequel était, comme on sait, le « prince des critiques ». Voici comment ce prince s’exprimait au sujet des romanciers de son époque :
Je vous répondrai que M. de Balzac n’est pas le roi des romanciers ; le roi des romanciers modernes c’est une femme, un de ces grands esprits… (Je passe plusieurs lignes de pathos sur George Sand). Viennent ensuite tantôt à côté, tantôt derrière M. de Balzac, tantôt devant lui, plusieurs romanciers qui comme lui regardent avec grand mépris la société telle qu’elle se comporte ; écrivains d’une grande audace, d’une fécondité merveilleuse.
Quel ouvrage de M. de Balzac a été plus rempli de mouvements et d’incidents que les Mémoires du Diable? Quel conte de M. de Balzac est supérieur à laFemme de quarante anspar M. de Bernard ? Quand donc M. de Balzac a-t-il poussé l’ironie plus loin que M. Eugène Sue ? A-t-il rien écrit, pour la fraîcheur des descriptions, pour la grâce murmurante et printanière du paysage qui soit préférable aux adorables caprices de M. Alphonse Karr ?
Ces erreurs de perspective, cette confusion entre Balzac et toutes sortes de gens dont nous ne lisons plus une ligne, nous paraissent scandaleuses, mais nous procurerons le même scandale à ceux de nos petits-neveux qui nous liront dans quatre-vingts ans. Il n’y a pas d’exemple qu’un critique, parlant de ses contemporains, ne place dans une même perspective ceux-là qui resteront et ceux-ci qui disparaîtront. Même Boileau, qui rejetait Théophile parmi les méchants, a mis entre les bons Voiture et Segrais. Voyez, dans les Contemporains de Jules Lemaître, les Rabusson et les Grenier. Dans le volume où il est recueilli, l’article enragé de Brunetière sur Baudelaire voisine avec un article dithyrambique où est canonisé Edme Caro. Et ne soyons pas lynx envers nos prédécesseurs et taupes envers nous. Quiconque pratique la critique de journaliste (et tout cela en est), la critique des écrivains entre lesquels il vit,
Est-ce que je fais là une apologie immodérée de la critique journalière, de la chronique ? Est-ce que je me dissimule ses défauts ? Pas du tout. Mais je prends le mot défaut en un sens strict : endroit où cette critique défaille, où elle n’est plus sur son terrain, où elle doit céder la place à une autre. Je ne me dissimule pas ce que comportent de vérité ces lignes de Jules Lemaître. En journalisme « il
. Notez qu’ailleurs Lemaître dit que cela lui a fait beaucoup de bien d’être obligé de donner à sa pensée les cadres et l’allure d’un article de journal. Tout simplement le journal et la critique journalière, c’est de la conversation, c’est du dialogue solidifié. Si, l’homme du livre, et surtout des vieux livres, vous le jugez au point de vue du livre, vous n’êtes pas à la page, vous ressemblez au mathématicien qui demandait d’eAthalie ce que cela prouvait, Ce que dit Lemaître est vrai, jusqu’à un certain point (il ne faut pas exagérer et lui-même exagère en journaliste « pour frapper fort »
), d’un journal pris en particulier, parce qu’on écrit dans un journal pour soutenir une opinion de parti. Mais un journal isolé, c’est une abstraction, cela n’existe pas. Il y a les journaux, c’est-à-dire les gens qui expriment, en frappant fort, les opinions les plus opposées. Ces opinions, en s’opposant, prennent mieux conscience d’elles-mêmes, et en même temps elles se neutralisent. Ce n’est pas du tout perdre son temps que de parcourir le « En journalisme, disait très justement Faguet, toutes les manières sont bonnes, excepté celle de Montaigne. »
Faguet n’a pas tort. Un journal peut s’appeler le Figaro ou le Voltaire. On ne lui voit pas ce nom : le Montaigne ! Je sais tout, mais non Que sais-je ?, forme un bon titre de magazine. Et ce mot de Faguet serait en apparence encore plus cruel que celui de Lemaître. Il signifierait : Toutes les manières de déraisonner sont bonnes en journalisme, il n’y a que la manière des gens raisonnables qui ne vaut rien. Mais, en réalité, si Montaigne ne saurait paraître dans les données du journalisme, il a tout de même sa place dans les résultats du journalisme. La sagesse de Montaigne n’a pas à figurer sur un journal, précisément parce que c’est une sagesse active, et que le lecteur devrait la vivre activement lui-même en écoutant dialoguer beaucoup de journaux, en tirant de ce dialogue une leçon d’ironie et de doute.
Dialogue et non monologue. Ne portez pas au compte du monologue ce que je dis du clearing-house, de chambre de compensation où les opinions contraires viennent s’annuler comme les dettes des particuliers dans le jeu
La critique spontanée, la critique « chronique » c’est, disions-nous, le développement de la critique parlée, de cette vraie critique de Paris, qui, selon Sainte-Beuve, se fait en causant. Critique parlée, chronique, journal, dialogue, nous avons vu toutes ces idées s’enchaîner et naître les unes des autres parce que ces choses sont nées réellement les unes
D’abord, en matière d’éloquence et de théâtre, la critique n’a plus le droit de faire un tri. Elle devient chronique pure et doit suivre rigoureusement l’actualité. Tous les chroniqueurs parlementaires doivent mentionner le discours prononcé à la tribune de la Chambre par un orateur qualifié. Un chroniqueur dramatique n’a pas plus le droit de se dérober à l’invitation qui l’appelle à la répétition générale d’une rapsodie qu’à une convocation de l’autorité militaire. Il faut qu’il en parle, et que le marchand de tirades ou d’à-peu-près ait son compte rendu dans les rez-de-chaussée du dimanche soir.
Et puis la critique de ce qui se parle publiquement réalise bien à l’état pur cette critique du public par le public, ou plutôt, comme dit Sainte-Beuve, du critique qui n’est que le secrétaire du public. Comme l’éloquence
La critique spontanée, née dans les conversations, presque « instituée » par les salons, Lundis de Sainte-Beuve, où un journal à quatre pages trouvait autrefois sa fortune (il est vrai que si le civet ne figure plus sur leur carte, c’est que le lièvre manque, et que nous n’avons pas de Sainte-Beuve). En revanche jamais n’a été repéré plus attentivement, accueilli plus sympathiquement tout ce que la jeunesse apporte de nouveau, tout ce qui fait la fraîcheur d’un moment unique de la durée, tout ce qui porte la marque fine et fragile de l’heure présente, tout ce qui, avec une authenticité stricte, exclusive d’autres qualités et d’autres travaux, appartient au domaine de la critique spontanée.
La critique spontanée est faite, ou devrait être faite, soit par des lecteurs qui parlent de ce qu’ils ont lu, soit par des lecteurs qui en écrivent, et qui se tiennent le plus possible en liaison avec l’esprit et la souplesse de la parole. Mais il est naturel que la division du travail littéraire amène la création d’une critique professionnelle, celle-là même dont Voltaire parle en ces termes : « On a vu, chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs pour examiner si ces animaux qu’on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain. »
Et l’on sait en effet que Voltaire, dans son Commentaire sur Corneille, nous a donné le rapport d’un langueyeur particulièrement méfiant.
Comment cette critique professionnelle s’est-elle établie dans les nations modernes ? Histoire de la critique de M. Saintsbury, ni à aller chercher les origines de la critique chez les Grecs, à distinguer le visage qu’elle prend dans les humanistes de la Renaissance, à suivre le genre au cours d’une évolution qui a beaucoup plus la figure de méandres indécis que celle de ce Grand Canal aperçu par Brunetière, et sur lequel on a fait jouer, de Villemain à Brunetière lui-même, tant de grandes eaux oratoires. Mais nous voyons que cette critique est devenue au e
Les langueyeurs dont parle Voltaire remontent au eCid, voulut imposer à l’Académie un métier de ce genre, qu’elle fit avec répugnance et où elle ne récidiva pas. Mais il fallait que la fonction fût tenue, elle était dans l’air du temps, qui exigeait un critique pourvu d’autorité : l’autorité faisait prime en France sur tous les marchés, et c’est là, en partie, ce qu’on appelle l’esprit du e
D’autre part, dans les dernières années du eeSiècle de Louis le Grand, représente, comme la journée du 14 juillet 1789 dans l’histoire politique, le commencement d’un drame que nous n’avons pas fini de vivre et qui prête encore actuellement son terrain à nos positions littéraires. À partir de ce jour se pose la question du moderne, celle dont nous disputons aujourd’hui tout aussi bien en matière d’enseignement qu’en matière d’art. Mais cette question n’est prise, à la fin du e
C’est un des grands avantages de notre siècle que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie, et qui jugent également bien d’un livre de métaphysique et d’une pièce de théâtre. L’esprit du siècle les a rendus pour la plupart aussi propres pour le monde que pour le cabinet, et c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siècles précédents. Ils furent écartés de la société polie jusqu’au temps de Balzac et de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Ils ont relégué dans les écoles mille disputes puériles, qui étaient autrefois
dangereuses et qu’ils ont rendues méprisables ; par là ils ont en effet servi l’État. On est quelquefois étonné que ce qui bouleversait autrefois le monde ne le trouble plus aujourd’hui : c’est aux véritables gens de lettres qu’on en est redevable. Ils ont d’ordinaire plus d’indépendance dans l’esprit que les autres hommes…
Ce que Voltaire entend ici par gens de lettres, ce ne sont pas, comme on voit, des gens qui créent, mais des gens qui lisent, qui jugent, qui parlent des livres et qui en écrivent, c’est-à-dire, en somme, des critiques. Et de fait le eeeDictionnaire de Bayle, l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, c’est-à-dire un inventaire des œuvres, des opinions, des vérités et des erreurs humaines, examinées du point de vue de la raison. Il semble donc que le ee
Le e« Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur. »
Voyez la différence entre un homme qui impose ses valeurs à l’opinion, comme Boileau, et un homme qui, l’Encyclopédie, et qui a formulé à un point remarquable la doctrine classique en matière de goût raisonné : aucun de ces brillants esprits n’a fondé, en matière de critique professionnelle, quelque chose de durable, ayant force d’institution. Pour trouver cette institution, il nous faut arriver à La Harpe.
Brunetière appelle La Harpe « un homme que je ne souhaite que d’égaler à la plupart de ceux qui croient faire preuve, en le raillant, d’indépendance et de largeur d’esprit »
. Quelle que soit l’exagération de ce jugement, Brunetière n’a pas tout à fait tort de parler de La Harpe sur le ton de l’Enfin Malherbe vint, de faire de lui une manière de fondateur de la critique professionnelle, la seule qui compte pour un Brunetière. Et voici pourquoi.
« C’est lui, dit Brunetière, qui s’est avisé le premier de réduire en un corps toute l’histoire de la littérature et de faire marcher du même pas l’histoire et l’appréciation des œuvres. »
Il garde l’honneur d’avoir « le premier, considéré l’histoire de la littérature dans la totalité de sa suite ; de l’avoir ainsi traitée pour elle-même, en elle-même, comme capable de se suffire ; et d’avoir enfin, par là, frayé les voies à une critique plus large, et autre que la sienne »
. Ainsi la critique est devenue, continue toujours Brunetière, « dogmatique avec Boileau, mondaine avec Perrault, esthétique avec Voltaire et Diderot, historique enfin avec La Harpe »
. Nous disons, nous, que la critique mondaine dont Perrault donne une manière de théorie dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, la critique esthétique de Voltaire et surtout de Diderot, la critique historique de La Harpe, ce sont précisément trois critiques différentes, qui peuvent bien avoir des querelles de mur mitoyen, mais qui occupent des domaines distincts, qui chassent dans leurs garennes propres, et que nous appelons critique parlée, critique d’artiste et critique professionnelle. Mais, pour Brunetière, les deux premières ne sont que des essais chaotiques et dangereux, destinés à préparer l’apothéose de la seule, de
Pourquoi Brunetière, le grand champion de la critique professionnelle, fait-il commencer la vraie critique, celle qu’il représente et qu’il croit achever (au risque de l’empêcher d’évoluer après lui, ce qui nous entraînerait dans un raisonnement comme celui d’Épiménide et des Crétois) avec ce Lycée ou Cours de littérature qu’il a sans doute lu, mais que personne ne lit, et que tout le monde a tant de raisons de ne pas lire ? Pourquoi fait-il de la critique grise de La Harpe un progrès sur la critique éclatante de Voltaire et de Diderot, qui nous charme et nous instruit encore aujourd’hui ? La raison en est simple, et c’est en insistant sur elle que je ferai, me semble-t-il, le mieux comprendre la nature propre et le caractère authentique de la critique professionnelle.
Notons le double titre du grand ouvrage de La Harpe : le Lycée et le Cours de littérature. Pour la première fois un professeur entre dans le domaine de la critique littéraire, et même dans le domaine de la littérature, avec un eDiscours continu sur la littérature dite alors universelle. Remarquons d’ailleurs que le Discours sur l’histoire universelle, écrit par un professionnel du sermon, avait d’abord été professé devant le Dauphin.
eeConnais-toi toi-même, il eût pu voir au sermon un descendant plus modeste, mais aussi plus certain, à savoir la critique de professeur, la critique éloquente, sa propre et pure critique à lui. Ce n’était pas un hasard s’il paraissait revendiquer Bossuet avec une si sombre ardeur pour son père spirituel.
Je ne veux ni dénigrer cette critique de professeur, ni en faire une apologie agressive et exclusive. Je voudrais seulement en marquer les origines, en préciser la nature, en rendre sensibles les limites. Toute la critique professionnelle n’est sans doute pas bornée à elle, mais elle en forme, dans l’histoire littéraire du eIn critica orator. Les trois grands critiques de l’époque républicaine, Brunetière, Lemaître, Faguet, étaient des universitaires, et Brunetière était de plus un professeur de race. Sainte-Beuve, lui, traverse nos trois critiques comme il traverse une jeunesse de romantique et une maturité de classique. Mais n’oublions pas tout de même que son Port-Royal, son Chateaubriand, son Virgile sont sortis de cours publics, et, bien qu’il manquât de dons oratoires, lorsqu’il entra tardivement au Collège de France, le seul scandale était qu’il n’y figurât pas depuis longtemps.
Une telle critique demeure une des parties les plus solides et les plus respectables du eeee
D’abord des hommes qui lisent. Le poète parle de ce qu’il a senti, le voyageur de ce qu’il a vu, le professeur parle généralement de ce qu’il a lu. Le monde des lectures devient vite pour lui le monde réel. Cela fournit au moins à la critique une base solide, et de la nourriture à mâcher. Seulement la lecture va ici moins loin qu’on ne pense. Évidemment un critique honnête n’écrit à fond que sur ce qu’il a lu. Mais il ne se souvient pas de tout ce qu’il a lu, et il n’y a souvent, dans la pratique, aucune différence entre parler sur la foi du souvenir et parler sur la foi d’autrui. On ne peut pas, disait Jules Lemaître, relire une bibliothèque tous les matins. La critique des salons se fait parfois sur le livre du jour une opinion bien arrêtée en écoutant parler celui qui l’a écrit et ceux qui l’ont lu, et en ne le lisant pas. Il est impossible que les critiques professionnels n’en usent pas quelquefois de façon analogue. J’ai lu, depuis vingt ans, toutes les œuvres importantes de Fontenelle et pris des notes sur elles. Je veux écrire aujourd’hui Fontenelle de M. Maigron et celui de M. Laborde-Milaâ, — je prends quelques nouvelles notes, — et j’écris mes dix pages. Les nécessités du travail humain m’obligent à tenir compte non pas seulement de l’œuvre de l’auteur, mais de ce qui a été écrit sur lui (c’est-à-dire en somme de sa vie réelle et de sa vie posthume). C’est une affaire de mesure, et si la mesure se rompt de l’un ou l’autre de deux côtés, le critique court l’un ou l’autre de deux dangers.
Il peut d’abord lui arriver de rédiger, au lieu de son sentiment sur les auteurs, une tradition sur les auteurs. J’entends tradition dans son sens le plus large : une tradition écrite qui lui fera répéter ce que les critiques autorisés auront dit de son sujet, — une tradition orale, faite de l’enseignement qu’il aura reçu. Et la Corpus d’idées toutes faites, et qui, nés de la paresse de l’esprit, ne peuvent que l’engendrer chez leurs lecteurs.
Mais il y a un second danger, beaucoup plus honorable, et cependant bien plus funeste. C’est la maladie du scrupule. Le premier danger conduisait la critique professionnelle à faire quelque chose qui ne valait rien, mais le second la mène à ne rien faire du tout, ou plutôt à travailler beaucoup pour ne rien produire. Si vous voulez, sur un objet donné, tout connaître de première main, dépouiller tous les documents, épuiser toutes les sources de renseignements, vous n’aurez jamais fini. Écrire, publier, ce sont des formes de l’action, et, bien que l’action suppose la mémoire, il n’y aurait pas d’action possible si toute la mémoire de notre passé se conservait en nous ; il n’y aurait pas de livre possible si on y voulait impliquer toute la mémoire réelle
D’ailleurs, ces deux dangers, une bonne éducation peut en préserver. On la reçoit d’ordinaire dans ces Universités dont tels critiques ont fait une peinture à peu près aussi ressemblante que l’étaient, à Yonville-l’Abbaye, les imaginations d’Homais sur la vie des artistes et des journalistes eux-mêmes. Rive droite ou rive gauche, on est toujours l’Yonville de quelqu’un ! Je sais bien que la critique et l’histoire littéraire, cela aussi fait deux rives distinctes ; mais le critique qui ignore l’histoire littéraire n’a aucune chance de durer lui-même dans l’histoire littéraire, et
En second lieu, la critique professionnelle est faite généralement par des esprits honnêtes qui savent, alors que la critique spontanée est faite souvent par des esprits agiles qui devinent, et que la critique d’artiste doit l’être par des esprits créateurs, qui recréent. Or savoir et voir sont deux opérations fort distinctes. Savoir porte sur le passé et voir est l’acte du présent ! De là le dépaysement de la critique spontanée quand elle se trouve devant le passé, et de la critique professionnelle quand elle s’applique à l’œuvre présente. La querelle des Anciens et des Modernes au temps de Perrault et de Boileau a été une dispute entre ces deux critiques, dispute qui eut un moment bien saillant quand Perrault et Boileau discutèrent le début de la première Pythique de Pindare. Perrault conte comment, un président ayant lu devant sa femme la traduction de ce début, la présidente trouva Pindare fort ridicule, et c’est à la présidente que Perrault donne raison. Boileau voulut démontrer lourdement que la présidente avait mauvais goût et qu’on e
Mais si l’ignorant est mauvais juge en matière d’œuvre classique, si le petit boutiquier ou la femme du monde qui lisent avec bonheur l’article quotidien du pamphlétaire du jour ne peuvent guère que trouver les Provinciales assommantes et ne sont pourtant pas plus reçus à formuler ce jugement qu’un
de la médecine moliéresque, et c’est en faisant ces trois pas qu’elle conquiert le monde du passé, qu’elle bâtit ses monuments historiques, qu’elle crée ces grandes suites littéraires qui sont l’honneur, la gloire, le décor de la cité critique, comme les églises et les palais d’une grande ville. Mais il est peu pratique, dans la vie courante, d’habiter les églises et les palais. Quand il s’agit de la littérature également courante, des livres du jour, juger, classer, expliquer, ces trois opérations majestueuses et redoutables paraissent un peu vaines à côté de cette condition nécessaire et presque suffisante qui s’appelle goûter.saignare, purgare, clysterium dare
Je dis goûter avec tout l’élément sensuel qui est heureusement impliqué dans ce mot, et qui
Cueillons dès à présent les roses de la vie.
La critique professionnelle, historique, avec son sens du passé, son besoin de chaînes, de continuité, écrase et bouscule volontiers cette fleur délicate du présent. Elle juge, elle classe, elle explique. Elle goûte beaucoup moins. Lisez cette phrase de Brunetière dans le Roman naturaliste, au sujet d’un roman d’Alphonse Daudet : « Je vois bien dans les
En d’autres termes ce n’est pas le Rois en exil ce qu’il y a de nouveau ; je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués, ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. »nouveau qui l’intéresse dans un livre, c’est ce qui est susceptible de devenir ancien, de se perpétuer en tradition. Et je veux bien que ce soit là un point de vue. Le jour de la vente des vins des hospices de Beaune, j’ai beaucoup de respect pour l’expert qui me dit que tel vin nouveau, fort agréable à boire, ne vaudra rien dans six ans, tandis que tel autre, aujourd’hui épais et criard, sera dans dix ans expliquer — expliquer par exemple comment est née, a grandi, est morte la tragédie. Mais quand elle s’imagine que, sachant prévoir le passé, elle pourra, pour les mêmes raisons et par application des mêmes méthodes, prévoir l’avenir des œuvres présentes, elle aura toutes chances de se tromper. Elle confondra les caractères qui perpétueront les nouveautés avec les caractères qui les ont perpétuées, les bonnes nouveautés seront pour elle les nouveautés traditionnelles, c’est-à-dire les nouveautés qui n’en sont pas. Brunetière en était arrivé ici à un point de confiance incroyable et qui fait de lui vraiment un type. « Elle seule, dit-il de la critique, peut, en tout temps, se rendre compte à quel point précis de son développement en est l’évolution d’un genre ; elle seule peut dire à quelles conditions devra répondre l’art nouveau, pour être vraiment nouveau d’une part,
Cela figure dans l’article Critique de la Grande Encyclopédie, et c’est énorme.
Énorme, comme confusion entre ce qui est fait et ce qui est à faire (et voilà où le bergsonisme a fait entrer un courant d’air salubre !). Le critique professionnel a décrit l’évolution des genres dans l’histoire littéraire. Très bien. Et nous tirons notre chapeau devant un homme qui a accompli, dans cet ordre, le grand, le puissant travail que Brunetière nous a légué. Mais le voilà qui vient dire aux écrivains : « Attention ! moi seul, moi la Critique, du haut de ma chaire de professeur, je puis vous dire à quel point vous en êtes de l’évolution de votre genre. Spencer fait tenir la morale en cette maxime : sois un agent conscient dans l’évolution de l’univers. Vous, soyez des agents conscients dans l’évolution de vos genres. Et si vous désirez savoir comment vos genres évoluent, venez me trouver. Je vous dirai à quelles conditions doit répondre votre art pour apporter du nouveau, et du nouveau qui s’engrène dans la tradition même de son genre. Derrière ma chaire il y a un cabinet de consultations. »
Des écrivains sont d’ailleurs entrés dans ce cabinet et ont observé les recettes de la critique pour continuer, en artistes conscients et organisés, l’évolution
Brunetière loue la critique de défendre le monde contre le charlatanisme. Et il a raison. Mais vous savez ce que Platon répondit à Antisthène, ce philosophe en guenilles qui marchait sur ses beaux tapis en disant : Je foule aux pieds l’orgueil de Platon ! « Avec un autre orgueil !… »
Il ne faudrait pas que la critique luttât contre le charlatanisme avec un autre charlatanisme. Nous savons que la critique est mal venue à tracer aussi superbement leurs voies aux artistes, et qu’il n’est nul endroit où, mieux qu’en matière de génie, ce soit précisément ce qui est prévu qui ait le moins de chances d’arriver ; la suite des œuvres littéraires, c’est une suite d’explosions de génie dont chacune est imprévisible du point de vue de l’autre, mais que l’esprit, faiseur de logique, peut et doit enchaîner en une logique une fois qu’elles sont devenues du
Voyez tous les écrivains qui ont marqué dans la critique professionnelle, depuis La Harpe et Nisard jusqu’à Lemaître et Faguet, pour ne rien dire des vivants, demeurer généralement en retard d’une génération. Ils ont dû vivre en état de lutte contre une partie de ce qu’il y avait de nouveau et de vraiment progressif dans la littérature de leur temps. L’exemple de Sainte-Beuve est caractéristique ; il nous permet d’appliquer la méthode des variations concomitantes. Lui, le mieux doué et le plus grand de tous, il n’a pu porter le poids des deux tâches, éclairer à la fois le présent et le passé. Le Sainte-Beuve interprète de la littérature contemporaine et le Sainte-Beuve interprète de la littérature Contemporains, mais notez que ces contemporains sont généralement ses aînés, ceux de la génération précédente, comme les personnages des Essais de psychologie contemporaine de M. Bourget. La vraie critique des contemporains n’est pas faite par les critiques professionnels, mais par ceux qui gravitent dans l’ordre de la critique parlée. De là les malentendus, les injures, les premiers appelant les seconds ignorants et snobs, les seconds traitant les premiers de cuistres, ou, comme disent les Goncourt, de « faiseurs d’éloges de morts »
.
En matière de critique des contemporains, il faut surtout du goût, et du goût vivant, Vieux Livres. En matière de critique du passé, il faut surtout de la science, une science digérée et judicieuse, capable de situer et d’apprécier les écrivains à leur place historique et dans leur ordre littéraire. Et il va de soi que les deux qualités sont indispensables aux deux critiques, et qu’une critique idéale les réunirait également. Mais précisément cette critique idéale n’existe pas, il n’existe que des critiques réels, en chair et en os, et dans lesquels domine l’une des deux tendances. La tendance subalterne sert d’ombre, pour donner du relief à l’autre, et lorsque celle-ci, par une exigence de logique, veut s’étaler et s’expliquer dans une lumière parfaite, elle n’hésite pas à sacrifier complètement l’autre. Lisez Brunetière : « L’objet de la critique, dit-il, est d’apprendre aux hommes à juger souvent contre leur propre goût. La morale et l’éducation elles-mêmes ne consistent-elles pas aussi, comme la critique, à substituer d’autres motifs de jugement et d’action que ceux que nous suggère le tempérament ? »
Être hérétique, disait à peu près Bossuet, c’est avoir une opinion propre. Avoir mauvais goût, dirait Brunetière, c’est avoir son Sermon sur l’Impureté, mais non pas Andromaque. De même c’est la morale et non pas la critique qui amènera l’homme à juger contre son goût. Ou bien alors on appellera critique ce qui est morale, comme Gorenflot appelait carpe ce qui était volaille. L’éducation du goût, c’est en somme l’éducation d’une aptitude à un plaisir. Dites que, pour créer un homme complet et sain, l’éducation du goût ne peut pas aller sans une éducation morale, d’accord. Mais ne les confondez pas, ne donnez pas à l’une le nom de l’autre. Que la règle morale s’impose à l’homme de goût, comme à tous les hommes, mais qu’elle ne s’impose pas au goût !
Seulement, cette distinction que nous pouvons faire en nous plaçant à un point de vue paradoxalement désintéressé, il est bien difficile qu’y soit amenée une critique de professeur, une critique d’enseignement, une critique Politiques et Moralistes. « Toute question littéraire, écrit Faguet, revient, pour M. Brunetière, à une question de morale, tout examen d’un livre revient pour M. Jules Lemaître à une enquête morale. »
Et Faguet lui-même pourrait se mettre en tiers. Tout cela donne de la vie à la critique, de la popularité aux critiques, je veux bien ; mais tout cela répond aussi à la pente descendante et à la vieillesse des critiques. La critique de la chaire, qui, en 1781, a succédé à la
Une critique qui lit pour savoir et qui sait pour ordonner. Dans sa plus grande partie, la critique professionnelle est une critique de la chaire ; cette critique de la chaire a succédé à l’éloquence de la chaire, et, comme l’éloquence de la chaire, elle s’est attachée à faire de l’ordre.
Depuis La Harpe jusqu’à nos jours, la critique professionnelle et universitaire a réalisé cette œuvre considérable : mettre la littérature française en discours. D’abord en discours proprement dits, en éloquence. Ce fut l’œuvre de Villemain, dans la génération des trois professeurs, Cousin, Guizot et lui. Brunetière, qui a réalisé cette critique à la « Oui, messieurs, donnez-moi la carte d’un pays, sa configuration, ses climats, ses eaux, ses vents et toute sa géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie et je me charge de vous dire
Cela était déclamé et gesticulé vers 1827 dans une chaire de Sorbonne, au milieu d’un enthousiasme qui renouvelait autour de Cousin, sur la montagne Sainte-Geneviève, les jours d’Abélard : mais vraiment Gaultier-Garguille sur le Pont-Neuf et Mangin devant sa boîte à crayons ont-ils jamais fait montre d’un charlatanisme plus effronté ? Brunetière nous dit que ces lignes de Cousin ont le grand honneur d’annoncer la critique de Taine ; c’est malheureusement vrai, et ce n’est pas flatteur a priori quel sera l’homme de ce pays, et quel rôle le pays jouera dans l’histoire, non pas accidentellement, mais nécessairement ; non pas à telle époque, mais dans toutes ; enfin l’idée qu’il est appelé à représenter. »
Discours signifie ordre. Le Discours sur la méthode, le Discours sur l’histoire universelle, le Discours sur les Révolutions du globe, ont pour but de révéler un ordre dans cette méthode, cette histoire et ces révolutions. La critique professionnelle a renoncé à l’éloquence, elle n’a pas renoncé à sa fonction essentielle, qui est d’enchaîner, d’ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l’état de suite, de tableau, d’être eeeee« M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement, et ainsi de suite… Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. »
C’est là, indiquée sur un ton un peu ironique, l’hyperbole d’une qualité inhérente à toute critique professionnelle, c’est-à-dire à la critique qui vit dans le passé, — qui s’assimile une histoire, — qui sait. Même Lemaître, revendiquant contre cette critique les droits de la critique impressionniste, qui ne cherche qu’à jouir, est obligé d’écrire : « Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’ordonner
librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports. »
Détendue chez Lemaître, tendue chez Brunetière, il s’agit bien de la même critique, celle d’hommes qui lisent et qui savent, qui vivent dans la forêt d’un passé, qui voient les œuvres sous l’aspect de la société qu’elles forment avec d’autres œuvres. Mais pour l’un cette société est une Athènes, pour l’autre une Lacédémone.
Si le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, le discours ainsi entendu peut bien être appelé le style même de la critique, puisque, entre les œuvres, il propage de l’ordre et du mouvement. On me dira : « Ce que vous appelez la critique professionnelle, pourquoi ne l’appelez-vous pas la critique historique ? » Mon Dieu ! je veux bien. Il s’agit là en effet d’une critique historique, puisque c’est l’histoire littéraire seule qui permet cet ordre et ce mouvement, fournit au critique cette épaisseur de passé, cette réalité de durée, cette continuité, ce solide et ce plein. Mais nous venons de voir qu’on pourrait aussi bien l’appeler une critique morale, et même (si les incursions des critiques purs dans la philosophie n’étaient point, Brunetière et Faguet l’ont montré à leurs dépens,
Tout en considérant la méconnaissance, la lutte, les ironies et les épigrammes de chacune de ces critiques vers les deux autres comme une nécessité de leur existence et comme une preuve de leur santé, je ne crois pas que ce soit faire œuvre inutile que d’inviter chacune d’elles à se bien voir limitée par ses voisines et à les tolérer. Malheureusement la critique professionnelle ne donne pas l’exemple. Elle n’est guère exercée que par des professeurs, qui aiment discuter entre eux, mais qui n’aiment guère être discutés du dehors. Il en est en matière de critique comme en matière de gouvernement. Le personnel des bureaux s’indigne volontiers d’être gouverné par un personnel d’avocats, d’hommes politiques incompétents, qui se partagent au petit bonheur des portefeuilles auxquels tout le monde est bon, et que flanque un personnel, non moins suffisant ni moins insuffisant, de gens de cabinet. Et je ne dis point que les bureaux et les Conseils Supérieurs aient tort. Mais entendons l’autre cloche. C’est vrai, disent les politiciens, nous ne sommes pas des professionnels, nous sommes bons à tout et à
Voici un exemple curieux. La critique professionnelle a eu, pendant un demi-siècle, trois bêtes noires, les Goncourt, Stendhal, Baudelaire (ces trois, eux aussi, sont donc quatre). Pour les Goncourt cela se comprend. Les Goncourt représentent non seulement le modernisme dans la sensibilité et dans la langue, mais la conscience aiguë et la théorie même du modernisme ; le modernisme, dirions-nous, est le pain des Goncourt comme l’antiquité le pain des professeurs. Mais Stendhal ? Un des successeurs de Brunetière à la Revue des Deux Mondes, où l’héritage d’Alexandre a été partagé, M. Victor Giraud, écrivant une longue et enthousiaste étude sur Édouard Rod, ne trouve guère qu’une chose à reprocher au grand Helvète : c’est d’avoir fait un livre sur Stendhal et « de ne pas répondre à la seule, ou du moins, à l’essentielle question qui me paraît soulever l’étude de Beyle, à savoir les raisons de l’extraordinaire et démesurée réputation de ce pauvre écrivain ». Faguet se posa la même question au sujet de Baudelaire. Et, bien que Madame Bovary a été fait par le public et non par la critique, à laquelle le public a fini par l’imposer. C’est juste, mais entendons-nous. Le public impose-t-il un livre à la critique en l’achetant et en le lisant ? Non évidemment. Il n’a pu lui imposer ni les Mémoires d’un Âne de madame de Ségur, ni Notre-Dame-de-Lourdes d’Henri Lasserre, qui étaient, avant Cyrano et la Garçonne, les deux plus grands succès de vente de la librairie française. Et le vrai public ne peut qu’acheter, lire et dire. Il n’impose un livre à la critique que lorsque ce dire se transforme en un écrire, c’est-à-dire lorsqu’il fait de la critique. Et qui fait la critique publique ? Ce sont les honnêtes gens de Paris et les journaux. Les honnêtes gens, les journaux, surtout les artistes, ont imposé à la critique professionnelle Flaubert, Stendhal, Baudelaire, et le centenaire de celui-ci nous a montré une victoire décisive, consacrée par l’adhésion ou le silence de l’adversaire.
C’est également de haute lutte qu’a dû être emportée sur la critique professionnelle et Histoire de la littérature au jugement de Boileau :
Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode…
et déclare que « l’histoire de la poésie française jusqu’à Malherbe ne peut être que le commentaire de ce texte consacré »
auquel les romantiques donnaient si justement des nasardes, et où nous voyons aujourd’hui autant d’erreurs que de mots.
Exemple inverse et aussi instructif. Si la critique universitaire a trois bêtes noires, dont une à deux têtes, la critique des journaux, des contemporains, a eu et a encore une bête triplement noire, qui est Brunetière, Brunetière (qui, dans son discours de réception à l’Académie, où il succédait à un journaliste, avait d’ailleurs lancé une déclaration de guerre aux journalistes) connut le rare privilège d’être considéré comme un cuistre et un crétin par la presque unanimité des journalistes de gauche et de droite. Ceux de gauche y furent aidés par son attitude dans l’affaire Dreyfus, ceux de droite par son libéralisme politique et son rôle de cardinal vert. Mais Revue des Deux Mondes, régentait à la ville, et son être s’épanouissait dans l’acte de régenter oratoirement et dialectiquement. Il régentait le plus sur ce qu’il connaissait le moins : littérature contemporaine, étrangère, philosophie, science (en faillite), politique, et rien ne pouvait moins réussir à Paris, où l’esprit critique se moqua du critique. Dans son livre Servitude et grandeur littéraires, M. Camille Mauclair exprime à peu près l’opinion des journalistes et des écrivains sur Brunetière lorsqu’il dit : « Barrès ne pouvait pas plus souffrir que nous tous le célèbre pédant cacographe de la
Et l’Revue des Deux Mondes qui demeurera pour moi le plus stupéfiant spécimen des gloires littéraires en toc de la Troisième République. »Action Française envoyait volontiers quelque injure à la cuisine, à la critique et à la syntaxe de Brunetière.
Le e
Elle existe, dis-je, et si je le crois, ce n’est vraiment pas la faute de la critique professionnelle, qui a essayé de nous persuader que son sceptre régissait le monde critique tout entier.
Il faut craindre le mien. Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien.
Quand nous voulons nous référer à un type pur de la critique professionnelle, nous pensons tout de suite à Brunetière, lequel ne commit jamais aucun écrit qui fût d’autre matière que de critique dogmatique (ces deux mots qui paraissent à première vue contradictoires s’impliquaient au contraire pour lui). Or Brunetière, en son impérialisme intellectuel et en son bossuétisme intégral, annexe simplement à la critique tout le meilleur de la littérature. « Cette malle doit être à nous. »
Ce n’est plus la critique qui naît de l’art, comme la réaction d’abord du public, et ensuite d’élites choisies, spécialisées, devant l’œuvre de l’artiste. C’est l’art qui naît de la critique. Au commencement était la critique, et ses droits sur l’art sont ceux de l’ancêtre sur sa postérité. Brunetière nous affirme par exemple que la littérature allemande est issue
Ronsard au
xvi siècle et ses disciples avec lui, Malherbe au commencement duexvii , et Boileau cinquante ou soixante ans plus tard ; Voltaire auexviii et Rousseau ; depuis eux, madame de Staël, Chateaubriand, Sainte-Beuve, ont prononcé d’abord,eau nom de la critique, des jugements, et des arrêts dont leurs œuvres ne sont elles-mêmes que l’exécution. L’Ode au chancelier de l’Hôpitaln’a pas d’abord été composée pour aucune raison que pût avoir Ronsard, si ce n’est de joindre l’exemple à la leçon, de montrer ce qu’on pouvait faire de la langue et du vers français.
À un médecin qui lui demandait où il souffrait, un boucher malade répondait : « Ça me tient entre l’aloyau et les côtes premières. » Brunetière applique ici, aussi mal à propos, son point de vue professionnel de criticissime à un domaine où tout se passe selon les lois de la création esthétique, fort parentes des lois de la création naturelle, et fort opposées au genre de séquences imaginées par l’auteur de l’Évolution des Genres. Ce qui fait matière proprement critique, c’est exécution de jugements et d’arrêts qui auraient été prononcés par la faculté critique. L’œuvre d’art se forme et se développe comme un individu, ou mieux comme une société vivante. Et elle se défend, se légitime par ces jugements et ces arrêts comme une société par ses magistrats et ses jurisconsultes. Les œuvres de Ronsard, de Voltaire, de Chateaubriand, ont été produites, nous dit-on, « au nom de la critique » ! Quand les ministres girondins que la Législative imposa à Louis XVI entrèrent aux Tuileries sans permission et simplement parce qu’eux et l’Assemblée avaient la force et l’être, le maître des cérémonies sauva la face en leur criant de loin : « Messieurs, le roi vous accorde les grandes entrées » ! Ainsi la critique à l’art. « À la base de toute œuvre d’art nous trouvons une opinion, nous trouvons un jugement critique sur les œuvres dont elle vient en quelque manière continuer ou renouveler la fécondité. »
Nullement. Ce n’est pas à la base de Cromwell qu’il y a la préface de Cromwell ; c’est à la base de la préface de Cromwell qu’il y a Cromwell, de même que les Discours, et non l’inverse. En 1848 les professeurs qui voulaient flagorner l’électeur s’intitulaient sur les affiches : Ouvrier professeur. Les romanciers et les poètes accompliraient sans doute, selon Brunetière, un acte de discipline en se déclarant critique romancier, ou critique poète. La leçon de critique, voilà le principe créateur ! L’Ode à Michel de l’Hôpital est venue, pour Brunetière, comme l’exemple après la leçon, comme le subalterne après le principal.
Notez que cette apothéose de la critique se rencontre non pas dans une de ces fantaisies à pointe de paradoxe dont les critiques aiment à prendre la récréation, mais dans l’article Critique de la Grande Encyclopédie, où il s’agissait plutôt d’éteindre ses imaginations personnelles pour laisser la place et la parole à un exposé objectif. Rien d’étonnant dès lors à ce que la critique soit investie par Brunetière du pouvoir de « modifier l’état de l’opinion et de la faire déserter ses idoles. C’est ce que Boileau a fait au
. C’est donc Molière que Brunetière, à la manière de Gorenflot, baptise critique, et la victoire de ediffamé les précieuses, dépossédé les Ménage et les Chapelain de l’admiration dont ils étaient entourés »
Sous le nom général de critique, Brunetière semble confondre deux opérations sinon inverses, du moins fort différentes, celle qui réalise des idées critiques, dont les œuvres d’art seraient une application, et celle qui réalise des œuvres, dont les idées critiques ne sont que le commentaire.
La première est celle des critiques professionnels. Ils trouvent devant eux la masse des livres qu’ils ont lus, ils les classent, ils y mettent de l’ordre, — c’est-à-dire de l’unité et des « idées ». Ces idées, auxquelles ils aboutissent comme au fruit de leur réflexion et de leurs lectures, elles finissent même par leur apparaître comme le fruit le plus authentique et le plus précieux de la littérature. Brunetière, citant avec satisfaction, comme tout le monde, des phrases de Flaubert qui lui paraissent plates ou incorrectes, croit pouvoir conclure que le style de Flaubert bronche toutes les fois qu’il s’agit d’exprimer des idées, ce qui représente, dit-il, la fin la plus haute du métier littéraire. Faute d’avoir atteint cette fin, Flaubert demeure dans le second ordre. On « Je demande ce que c’est que le grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes ? Un homme de sens, en lisant cette phrase recherchée et contournée, en reçoit-il quelques idées nettes ? »
La tâche propre de la critique professionnelle, c’est de créer un monde d’idées, de rapports, d’intelligence. Ce qui entre facilement dans ce monde et s’incorpore de soi-même à lui sera d’elle bienvenu.
Cette attitude de la critique française se comprend d’ailleurs assez bien et se rattache par un côté à une réalité solide. Elle s’explique par le rôle considérable qu’a tenu dans notre littérature classique l’expression des idées abstraites. Je crois que c’est Nisard qui, Histoire, a établi les valeurs de la littérature française en fonction justesse de ses idées. « Il n’y a, dit-il, que de l’abondance, de la clarté et des idées générales qui enfantent les arts et qui poussent les nations en avant. »
Et ailleurs : « C’est par la rareté des idées générales que s’expliquent la facilité de la poésie au
À cette époque e« les poètes ne sont pas des penseurs. C’est dans les prosateurs que l’esprit français se manifeste tout entier, parce que là seulement il exprime un grand nombre d’idées générales ».
On voit qu’un homme de sens reçoit au moins de la phrase de l’abbé Morellet une idée nette : celle de l’insuffisance et des limites de cette critique.
La seconde opération consiste non à se placer au point de vue des « idées nettes », une fois constituées, réalisées, extraites de l’œuvre d’art, mais à coïncider avec le courant créateur de ces idées, avec l’œuvre d’art elle-même. Et celui qui, par position coïncide le mieux avec elle, c’est son auteur. Il n’exécute pas son œuvre pour se conformer à des idées, mais ses idées apparaissent comme la justification de son œuvre, et il est naturel que cette justification prenne un tour oratoire et passionné. Il peut même arriver que la Défense et Illustration et celui de la préface de Cromwell. La critique par laquelle l’artiste interprète son œuvre une fois formée diffère beaucoup de celle qui, dans un manifeste, lui donnait seulement du courage pour entreprendre, et un plan : ce plan, précisément parce qu’il est fait, ne saurait cadrer avec ce qui est à faire. Le vrai monument critique de Hugo, ce n’est pas la célèbre Préface, qui ne compte que pour les historiens de la littérature, c’est William Shakespeare.
En tout cas rien ne s’accorde moins avec le pancriticisme de Brunetière que le eCritique de l’École des Femmes, ni de la douzaine de vers de La Fontaine, cités de façon fatigante. Andromaque c’est de la critique parce qu’elle exprime ce que Racine pensait de la tragédie de Corneille. Même les écrits en vers de Boileau ne sont pas de la critique proprement dite. Les Satires attaquent, mais ne discutent pas. L’Art poétique couronne l’œuvre de la génération classique et ne la précède pas, et la forme même du vers, l’obéissance aux lois du poème didactique, empêchent l’esprit critique de s’y manifester librement. C’est avec ses écrits en prose et la querelle des Anciens et des Modernes que Boileau débute vraiment dans la critique. Et c’est alors aussi que la génération classique, l’âge classique, entre dans sa phase de critique ; qu’après avoir produit et vécu il devient objet d’imitation et de commentaire. L’ombre critique qu’il prolonge va des Réflexions sur Longin à Port-Royal. Où est donc la critique que lui-même aurait prolongée et appliquée ? Et si, « à la base de toute œuvre d’art nous trouvons une opinion, un jugement critique »
, faudra-t-il exclure de l’art Bossuet, pour qui avoir une opinion c’était de l’hérésie ? Bossuet qui eût volontiers fait subir à toutes Réflexions critiques le sort de celles de Richard Simon ? Bossuet enfin…
L’impérialisme de la critique professionnelle tend avec Brunetière simplement à annexer toute la littérature à la critique. Il fait Brutus César. Mais cet impérialisme répond involontairement au césarisme littéraire qui prétend enchaîner la critique à son char. Voltaire, qui est cependant un des maîtres de la critique française, compare les critiques à des langueyeurs de porcs, image à vrai dire plus acceptable pour les critiques que pour les auteurs. Théophile Gautier, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, voit en eux les eunuques de la littérature. Il ne faut jamais dire : Fontaine… Quelques années après, le pauvre Théo entrait, comme André de Pavie, pris par les Turcs à Lipari, au sérail, et l’auteur de la fameuse Préface devenait vertueux pour la vie, dans le métier non seulement de critique, mais de critique dramatique ! « La critique, écrivait Leconte de Lisle, en 1864, à peu d’exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l’heure de toutes les branches de l’art et de la littérature. Pleine de regrets stériles, de désirs impuissants, et de rancunes
On pense bien que « à peu d’exceptions près »
concerne les critiques qui, montés sur le dos du poète, s’en vont criant : « Voilà l’éléphant blanc des éléphants blancs, tous les autres sont noirs. »
Le Journal des Goncourt entasse les témoignages comiques de l’antagonisme entre les artistes et la critique professorale, de la lutte entre les chantres et les chanoines du Lutrin littéraire. On lit dans le premier volume :
Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les
Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d’éloges des morts, des critiques, des non-producteurs d’idées, des non-imaginatifs, choyés, festoyés, gobergés, pensionnés, logés, chamarrés, galonnés, crachatés et truffés, et empiffrés par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l’éreintement des intelligences contemporaines, n’a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement.
Faiseurs d’éloges des morts, ce mot dit tout !
Pour la plupart des romanciers, écrit Brunetière, nous ne sommes que ce qu’on pourrait appeler les annonciers de la littérature ; et quand nous n’annonçons pas, on croirait, à les entendre, que nous manquons à une espèce de contrat.
Passez-moi la casse et je vous passerai le séné, écrivait jadis M. Zola à l’un de ses confrères ; et il n’a jamais pardonné ni ne pardonnera à M. Taine de s’être enfoncé dans la recherche des Origines de la France contemporaineau lieu d’employer son temps, son talent et ses forces à commenter l’épopée naturaliste des Rougon-Macquart. C’est ainsi que Hugo ni Balzac n’avaient pas pardonné à Sainte-Beuve de s’être moins soucié de laCousine Betteou desMisérablesque de ses bonshommes de Port-Royal, comme les appelait Flaubert.
Voilà donc les critiques professionnels en procès avec les artistes, de même que nous les avons vus en procès avec les journalistes. Encore une fois, ne nous frappons pas. La concurrence est l’âme du commerce et la dispute l’âme de la littérature. Les littérateurs, sans les critiques, deviendraient ce que deviendrait la production sans les intermédiaires, le négoce sans la spéculation, — et la critique mourrait elle-même sans la critique de la critique. Entrons dans leurs disputes nécessaires, juste autant qu’il faut pour en profiter. Le premier marchand de brioches qui s’installa rue du Croissant écrivit sur sa boutique : Aux meilleures brioches de Paris ! Un concurrent vint s’établir et mit : Aux meilleures brioches de France ! Un troisième, pensant qu’il fallait faire comme chez Nicollet, leur disputa la clientèle sous ce drapeau : Aux meilleures brioches du monde ! Cela ne laissait guère d’espoir à un quatrième. Il vint pourtant et prit simplement cette enseigne : Aux meilleures brioches de la rue ! Après les prétentions impérialistes de nos trois ambitieuses critiques, nous rencontrerons peut-être celle qui se contentera d’exceller dans sa rue, et de cultiver un petit jardin.
Cette critique des maîtres, elle n’est pas une imagination de classificateur, une fausse fenêtre que nous supposions pour faire pendant à la critique professionnelle. Elle existe au e
Avant Diderot, la critique en France avait été exacte, copieuse et fine avec Bayle, élégante et exquise avec Fénelon, honnête et utile avec Rollin. Mais nulle part elle n’avait été vive, féconde, pénétrante, et, si je puis dire, elle n’avait pas trouvé son
âme. Ce fut Diderot qui, le premier, la lui donna… C’est bien à lui que revient l’honneur d’avoir introduit le premier chez nous la critique féconde des beautés, qu’il substitua à celle des défauts.
Tout cela est vrai en gros, bien que s’appliquant davantage, en matière de critique littéraire, à ce qu’aurait pu être Diderot qu’à ce qu’il a été. Malgré les Réflexions sur Térence, l’Éloge de Richardson et la Correspondance, l’œuvre critique originale de Diderot reste un livre de critique d’art, les Salons. Nous pouvons imaginer sur ce modèle une admirable critique littéraire, que Diderot seul pouvait réaliser, et qu’il aurait réalisée si le hasard d’une commande (comme celle des Salons) et l’Encyclopédie en moins le lui avaient permis. Il avait, dit Sainte-Beuve, « au plus haut degré cette faculté de demi-métamorphose, qui est le jeu et le triomphe de la critique, et qui consiste à se mettre à la place de l’auteur et au point de vue du sujet qu’on examine, à lire tout écrit selon l’esprit qui l’a dicté. »
Mais on peut, semble-t-il, faire remonter la chaîne plus haut encore que Diderot. En général, lorsqu’on cherche dans le ee« élégante et fine »
? (Quant à Bayle qui manquait totalement de goût, à Rollin, scolaire qui manquait d’originalité, ils n’ont rien à voir dans le domaine de la critique littéraire.) Il y a, dans la critique de Fénelon, autre chose : il y a cette sympathie profonde avec la puissance créatrice de l’art, sympathie en laquelle on doit voir la substance même de la critique d’artiste, et qui comporte d’ailleurs, pour rançon et revers, des antipathies, non moins nettes. L’antipathie de Fénelon contre la poésie française annonce le citoyen de Genève, de même que l’esthétique civique de Rousseau et de la Révolution est déjà préfigurée dans cette Lettre à l’Académie où l’on songerait si peu à la chercher. « Le beau ne perdrait rien de son prix quand il serait commun à tout le genre humain ; il en serait plus estimable. La rareté est un défaut et une pauvreté de la nature. »
Et surtout la grande figure critique qui se dégage et qui s’impose, à ces origines de la critique d’artiste, c’est celle, en Fénelon, du
Il y avait un Homère « antique » : celui de Boileau, qui sera celui de Leconte de Lisle. Il y avait un Homère « moderne » : celui des précieuses et de la « traduction » de La Motte. (Je laisse de côté Racine qui exigerait une place à part.) Ce qui apparaît de nouveau avec Fénelon, c’est Homère contemporain du monde homérique, contemporain d’hommes vivants et d’hommes simples. « On croit être dans les lieux qu’Homère dépeint, y voir et y entendre des hommes. Cette simplicité de mœurs semble ramener l’âge d’or. Le bonhomme Eumée me touche bien plus qu’un héros de
Croisez le réalisme de Richardson avec la critique de l’auteur de ces lignes, vous avez la Clélie ou de Cléopâtre. Les vains préjugés de notre temps avilissent de belles beautés. »Nouvelle Héloïse, écrite par un homme qui disait de Fénelon : « J’aurais été trop heureux d’être son valet de chambre. »
Mais avant la Nouvelle Héloïse cette transposition de l’Odyssée dans le monde du roman avait donné le Télémaque, qui fut, ne l’oublions pas, pendant un siècle, le livre le plus classique de la France et de l’Europe. Et le Télémaque, écrit « en marge des vieux livres », demeure l’œuvre-type du roman de critique, du premier Volupté), l’amorce de Marius l’Épicurien, de la Rôtisserie de la Reine Pédauque, des contes de Jules Lemaître. La « critique des beautés » homériques, c’est en une création esthétique et non en une analyse critique que Fénelon l’a faite. Voilà déjà le courant des Salons de Diderot. Vibrer avec l’Homère profond par une sympathie d’artiste, prolonger cette vibration en épousant l’élan vital de la poésie homérique, donner Télémaque et ses aventures comme postérité à Ulysse et à ses « erreurs », demeurer cependant dans une grisaille d’intellectualisme didactique qui ne se confond pas avec la grande fresque de la création originale et libre, — voilà ce qui en Fénelon nous désigne le principe — j’allais dire le prince — de la critique des beautés.
L’exemple de Fénelon nous rappelle qu’un artiste, lorsqu’il fait de la critique, exprime ses antipathies autant que ses sympathies. Le genus irritabile a même coutume d’exprimer ses antipathies de façon dure et crue. Et quand il s’agit des contemporains, les jalousies d’atelier, les rivalités et les haines inhérentes au métier littéraire, alimentent chez certains artistes un flot d’invectives et de bile Misérables : C’est la morsure d’un cygne ! Un cygne a mauvaise grâce à mordre, et un poète, un Lamartine s’acquitte de sa vraie fonction critique lorsqu’il introduit Mistral, ainsi que le cygne de Lohengrin amène le chevalier d’Elsa.
La critique des défauts dit Faguet, a été inventée par les critiques et la critique des beautés par les auteurs qui éprouvaient le besoin d’être admirés.
Mais quel besoin éprouvent donc les critiques ? Serait-ce celui de ne pas admirer ? Non, c’est le besoin de régenter.
La critique des beautés, continue Faguet, s’adresse aux lecteurs pour leur faire comprendre ce qu’il y a d’excellent dans un livre ancien ou nouveau, et pourquoi c’est excellent ; et il ne s’adresse pas aux autres auteurs, qu’il est parfaitement inutile d’avertir qu’ils écrivent des choses admirables. Le critique des défauts s’adresse, lui, aux auteurs. Ce n’est pas l’éducation du public qu’il fait, c’est l’éducation des auteurs qu’il tente de faire. Il les prévient, il les avertit, il les prémunit. Son office est de savoir, étant donné le tempérament d’un auteur, le défaut où il doit tomber, mais
dont il est capable de se garantir, pour peu qu’il y mette de diligence ; celui au contraire où il est inévitable qu’il donne, mais dont encore il peut au moins dissimuler et atténuer un peu la gravité.
Et Faguet en conclut que le critique des défauts est bien plus utile, parce qu’il est un véritable collaborateur. Cela figure au quatrième volume de ses Propos Littéraires, et c’est écrit au sujet de M. Doumic, dont Faguet déclare qu’il est « le collaborateur un peu rude des meilleurs auteurs du temps présent »
. On voit que si les critiques professionnels se louent réciproquement d’appliquer à ces intrigants d’auteurs la critique des défauts, ils n’hésitent pas à user réciproquement, quand il s’agit de leurs propres écrits, de la critique des beautés. Cela se passerait-il à la cuisine de la critique comme à celle de la compagnie ? Sur le bœuf qui, bouilli, forme pour le soldat une nourriture un peu rude, les cuisiniers n’ont pas manqué de prélever pour eux l’épaisseur d’entrecôtes curieusement et amoureusement grillées.
Pourtant le bouilli, à la rigueur, nourrit tout de même le soldat, tandis que l’influence de cette « critique des défauts » sur les auteurs est non inutile, mais plus discutable que ne le prétend Faguet. La bouteille d’encre rouge qui sert à annoter des copies d’écolier se révèle Génie du Christianisme. La familiarité avec le génie, l’amour et le respect du génie, par conséquent l’enthousiasme, voilà les vraies nécessités de cette critique.
La critique des beautés, en entretenant l’enthousiasme, conserve l’âme même de la critique, une âme perpétuellement en danger de périr ou de s’assoupir dans l’automatisme inévitable du métier. Le critique qui ne fait que gémir sur les défauts, qui couvre d’un crayon rageur les marges des livres, c’est généralement un critique en état de démission. On fait d’abord de la critique par goût de ce qui est beau, puis on continue à en faire par dégoût de ce qu’on ne trouve pas beau, et on ne trouve plus rien de beau. « Nous eûmes longtemps neuf Muses, dit Voltaire. La saine critique est la dixième. »
Et il la fait figurer à la porte du Temple du Goût. La critique est d’abord une Muse pareille aux autres, et aussi belle, leur sœur, mais d’un père mortel et non d’un père divin, comme Clytemnestre était la sœur d’Hélène. Seulement elle risque de vieillir vite, et on en arrive à voir, gardienne de la
Heureusement les Muses ne dédaignent pas de prendre parfois sa place, ou de lui communiquer la nourriture qui les laisse jeunes, cette ambroisie qu’est l’enthousiasme créateur. Avec Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Baudelaire, la critique des grands artistes, laissant les professionnels travailler durant les six jours ouvrables, nous donne, le septième jour, nos vêtements de fête devant la beauté. Les bandes de pourpre à ces vêtements de fête, ce sont les images.
La critique implique un art des comparaisons, et quand les comparaisons ne sont pas seulement un art, mais de l’art, on a les images. Les romantiques ont eu ce mérite de tremper la critique dans un bain d’images, ces belles images que Sainte-Beuve a gardées de son passage dans la maison des poètes, et dont une critique vivante se passerait aujourd’hui difficilement. Le grand secret de mélancolie n’apportait à l’abbé Morellet aucune « idée claire » (et la note de l’abbé symbolise bien le coup d’encre rouge dans la marge de la copie qu’on livrera aux risées de la classe, — la « critique des défauts » qui se pratique en rhétorique). Mais lorsque par exemple Chateaubriand appelle les œuvres nature.
Il chanta l’arbre vu du côté des racines.
Elle nous fait sensible dans les réalités spirituelles ce poids d’entrailles qui donne une force infinie à une statue de Michel-Ange. Éclair du génie qui l’a elle-même dictée, elle est de plus consubstantielle au génie même des maîtres dont elle s’efforce d’exprimer l’être. S’il y a des « mines ou des entrailles » de la critique, ce sont ces intuitions ou ces images.
Le Génie du Christianisme ne nous garde aujourd’hui rien de plus vivant que ses admirables pages de critique littéraire, auxquelles, d’ailleurs, les critiques professionnels les plus hostiles à Chateaubriand, Sainte-Beuve, Faguet, Lemaître, ont rendu hommage. On peut dire qu’il a fondé la critique romantique, tout en conservant, par ses liaisons classiques, par ses tendresses raciniennes, Mémoires et la Vie de Rancé la prose de Hugo et de Michelet, ne parle des romantiques que sur le ton irrité d’un vieux rival mauvais joueur.) L’idée qui animait le Génie du Christianisme, c’était la grande idée de la critique romantique, non seulement du romantisme français, mais du romantisme européen : sympathiser esthétiquement et intuitivement avec un génie, sympathiser de l’intérieur parce qu’on en est spirituellement, le voir de l’extérieur parce qu’on n’en est pas réellement, — demeurer assez en lui pour le sentir, être allé suffisamment hors de lui pour le comprendre. Inclinez un peu cela du premier côté, vous avez le Génie du Christianisme ; inclinez-le un peu du second, vous avez Port-Royal. Mais s’il est un livre qui n’aurait pu être écrit sans le Génie du Christianisme, sans le génie de ce Génie, c’est bien Port-Royal, et Sainte-Beuve eût pu trouver un coin de son Chateaubriand pour payer cette dette. Souvenons-nous des lignes de Sainte-Beuve lorsqu’il fait remonter ce genre de critique à Diderot et qu’il en voit le caractère dans la « faculté de demi-métamorphose »
et le don de lire tout écrit « selon l’esprit qui l’a dicté »
. Demi est le mot important : la Génie du Christianisme et Port-Royal, là où la métamorphose complète donnait le chrétien du eselon l’esprit qui l’a dicté, sinon la puissance d’en trouver le « génie » ?
Cette critique de demi-métamorphose s’oppose à la critique de goût qui est la critique spontanée, et aussi à la critique du « juger, classer, expliquer » qui est la critique professionnelle. Coïncidant avec un Génie, Génie du christianisme, Génie de Port-Royal, Génie d’un peuple (souvenez-vous du Tableau de la France de Michelet), d’une littérature ou d’un homme, on peut l’appeler critique d’intuition ou de sympathie. Laissons de côté ce merveilleux entre-deux ou plutôt entre-trois des trois critiques qu’est le Port-Royal. Cherchons la critique d’artiste dans son œuvre la plus caractéristique, la plus exclusive, la plus intransigeante, — de même que la figure exclusive et intransigeante de la critique professionnelle qu’était la critique de Brunetière nous a retenu naguère de préférence. Nous la trouverons dans le William Shakespeare de Victor Hugo.
William Shakespeare passe aux yeux des critiques professionnels pour une œuvre Cromwell. Et il faut avouer que, lorsque l’on considère le Lycée de La Harpe comme la première œuvre de grande critique qui ait paru en France, on doit être plutôt scandalisé par un pot-pourri comme William Shakespeare, où il y a de tout, les salades de noms tirés du Moreri, l’Océan, les tables tournantes, la politique, la prophétie, toute la littérature humaine, et même Shakespeare, et surtout, partout, toujours, et formidablement, Hugo. La faculté de demi-métamorphose dont parle Sainte-Beuve devient une métamorphose entière, comme la demi-lune de Mascarille, une métamorphose de tout en la poésie et de toute la poésie en Hugo.
La place centrale est occupée par ce que l’on pourrait appeler, en jargon de critique, la théorie des treize génies. Treize Égaux marquent « les cent degrés du génie »
, ce sont Homère, Job, Isaïe, Ezéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Patmos, Paul de Tarse (les deux noms sont laïcisés), Dante, Châtiments, Job signifie l’Exilé, Patmos signifie Guernesey, Tacite signifie l’ennemi de Napoléon III. Hugo note qu’Eschyle faisait des calembours. D’où le sait-il ? De cela, qu’Hugo en fait. Le nombre treize
Et ce noir chiffre treize est resté redoutable !
est-il choisi au hasard ? Hugo invite à son banquet colossal treize statues des Commandeurs, mais elles ne sauraient, sans porter malheur, rester treize à table. Treize signifie quatorze, puisqu’il y a l’amphitryon, placé au milieu, qui préside, et qui ne voit d’ailleurs dans les treize que ses images de pierre. S’il boit à Tacite, entendons : je bois à l’auteur de Napoléon le Petit !
Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !
Mais l’H du premier génie, Homère, n’est que l’ombre projetée par l’H monumental du dernier. Il y a eu deux Eschyle, l’Eschyle ancien, Eschyle, et l’Eschyle moderne, Shakespeare. « Reste, ajoute Hugo, le droit de la Révolution française, créatrice du troisième monde, à être représentée dans l’art »
Ce droit, dont William Shakespeare est là, ce qui signifie : Hugo est là…
On pourrait pousser loin l’ironie. Elle conserve sa fonction utile de mise au point, mais elle devient vite inintelligence, et la mise au point de l’ironie elle-même c’est l’intelligence vraie. Il est entendu que Hugo était orgueilleux. Convenons qu’il avait quelque raison de l’être. Et en tout cas il y a une forme de l’orgueil beaucoup plus intolérable que celle-là. C’est celle qui empoisonne perpétuellement la critique, et qui consiste à juger et à jauger le génie selon les mesures dont nous usons pour nous-mêmes et pour le commun des hommes, à porter dans les « mines et entrailles de l’esprit humain » le mètre dont on aune le drap, à employer les mêmes mots et les mêmes idées pour réaliser Racine, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Hugo et le théâtreux du coin ou l’utilité d’Académie.
Il y a dans William Shakespeare comme dans tout livre, dans tout tableau qui existent vraiment, un parti pris. Hugo l’exprime ainsi : « À l’occasion de Shakespeare, toutes les questions qui touchent à l’art se sont présentées à son esprit. »
Artiste il s’est expliqué sur l’art. Homme de génie il s’est expliqué sur le génie avec génie. Homme partial il s’est
Hugo ramène tout l’art littéraire à un Sénat d’Égaux composé de quatorze Hugos. Les traits qui lui servent à caractériser Shakespeare, tout aussi bien que ses douze prédécesseurs, ils sont constitués par les figures mêmes de la création artistique telle qu’il l’expérimente en lui. Et il éprouve cette création comme un mystique éprouve Dieu, comme un philosophe éprouve l’être.
Ces traits ne sont pas plus des portraits que le Jonas et l’Isaïe de la Sixtine ne nous rendent la figure des personnages bibliques. Dans ses Prophètes et ses Sibylles Michel-Ange a projeté l’élan créateur qui l’avait poussé, lui, son corps et son âme, sa main et sa brosse, sur ces échafaudages : celui que réellement ils annoncent, par le visage qu’il leur a donné, ce n’est pas le Christ irrité du Sentimus, experimur nos artifices esse.Jugement, c’est Michel-Ange lui-même. Et ce qui a bourgeonné en la chair et en la conscience passagères de Michel-Ange, c’est le génie de l’humanité créatrice. Ainsi ces Prophètes, dont Shakespeare n’est que le plus grand, Hugo ne les a vus que comme les annonciateurs de Hugo. Et il les a peints comme il les a vus. Mais Hugo lui-même, et ce que nous appelons en un langage de myope William Shakespeare, il passe devant nous comme l’esprit devant la face d’Ezéchiel. Tout mot, là aussi, paraît vain devant celui-ci : Il existe !
La critique aurait bien tort de se scandaliser d’un tel parti pris, puisque, lorsqu’elle veut, elle aussi, se réaliser et se voir dans l’élan d’un être qui se meut, elle est obligée de recourir au même parti pris. Nous l’avons reconnu dans l’Évolution de la Critique de Brunetière. Pourquoi Brunetière fait-il de La Harpe le fondateur de la critique française ? Parce que La Harpe est le premier critique professeur, le premier critique oratoire, le premier critique enchaîneur. Et comme Fénelon n’est rien de tout cela, Brunetière l’exclut de sa chaîne critique avec autant de dédain que Hugo exclut Racine de la chaîne des Treize. De quoi est faite par Brunetière la chaîne critique ? Elle est faite des grands professeurs. Qui annonce-t-elle de partout ? Qui appelle-t-elle comme son achèvement ? La critique ordonnée et éloquente de Brunetière. À quoi aboutit l’évolution de la critique française ?
À la critique de l’évolution, à la conscience de l’évolution de la critique et de l’évolution William Shakespeare de Brunetière fait un savoureux contraste avec le zèle maladif dont il poursuivait le moi dans tous les coins et recoins littéraires, comme une tête-de-loup les araignées.
La critique spontanée se répand dans la conversation, la critique professionnelle devient vite de l’histoire littéraire, la critique d’artiste tourne bientôt à l’esthétique générale. La critique ne reste de la critique pure qu’en résistant à ces trois inévitables pentes, ou bien, William Shakespeare c’est l’art. D’un bout à l’autre, ce que Hugo cherche à formuler c’est une racine élémentaire, ou mieux une idée platonicienne de l’art, telle qu’il en éprouve dans son génie l’intuition profonde, et telle qu’elle puisse s’exprimer indifféremment par l’un ou l’autre des treize ou plutôt des quatorze génies, comme la substance spinoziste s’exprime toute en l’un quelconque de ses attributs.
La nature, dit-il, plus l’humanité, élevées à la seconde puissance, donnent l’art. Voilà le binôme intellectuel. Maintenant remplacez A + B par le chiffre spécial à chaque grand artiste et à chaque grand poète, et vous aurez dans sa physionomie multiple et dans son total rigoureux, chacune des créations de l’homme.
Cela va très loin, et Hugo y marque le pic inaccessible ou la pointe de diamant qui domine en effet toute la critique : transporter dans l’ordre de l’art le grand problème leibnitzien, chercher non pas seulement une algèbre de la qualité, mais une algèbre de cette qualité de la qualité, de cette vie de la vie qu’est le génie, faire coïncider la critique avec cette algèbre, poser des équations qu’il
Qu’une telle critique Soit celle-là même qui s’installe au foyer le plus intérieur de l’art, d’autres exemples nous en donneraient encore l’assurance. En lisant ces lignes de Hugo et le commentaire qui les suit, on aura pensé peut-être à Paul Valéry. Et en effet l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci (avec la Digression qui l’accompagne maintenant) est bien conçue de manière analogue à William Shakespeare, et elle tend au même but. Seulement le parti est encore plus franc. Valéry prévient son lecteur que son Léonard n’est pas Léonard, mais une certaine idée du génie pour laquelle il a emprunté seulement certains traits à Léonard, sans se borner à ces traits et en les composant avec d’autres. Ici et ailleurs, le souci de Valéry c’est bien cette algèbre idéale, ce langage non pas commun L’Introduction à la Méthode de Léonard, pas plus que d’autres œuvres de Valéry, n’aurait sans doute été écrites, s’il ne lui avait été donné de vivre avec un poète qui, lui aussi, avait joué sa vie et sa pensée sur cette impossible algèbre et cette ineffable mystique. Ce qui était présent à la méditation de Valéry et de Mallarmé l’était aussi à celle de Hugo. La critique pure naît ici des mêmes sources glacées que la poésie pure. J’entends par critique pure la critique qui porte non sur des êtres, non sur des œuvres, mais sur des essences, et qui ne voit dans la vision des êtres et des œuvres qu’un prétexte à la méditation des essences.
Ces essences, j’en aperçois trois. Toutes trois ont occupé, ont inquiété Hugo, Mallarmé, Valéry, leur ont paru le jeu transcendant de la pensée littéraire. Le génie, le genre, le Livre.
Le génie, c’est à lui que sont consacrés William Shakespeare et l’Introduction. Il est la plus haute figure de l’individu, le superlatif de l’individuel, et cependant le secret du génie
Ce qui, en littérature, figure, au-dessus même du génie individuel, cette Idée, et sous lui le courant qui le porte, ce sont ces formes de l’élan vital littéraire qu’on appelle les genres. Brunetière a eu raison de voir là le problème capital de la grande critique, dont une théorie des genres doit rester la plus haute ambition. Son tort a été d’en confondre le mouvement avec une évolution calquée sur une évolution naturelle, dont une science mal apprise lui fournissait les éléments arbitraires et sommaires ; et surtout d’avoir cru que cette théorie devait servir à fournir des consultations, dont la critique pouvait faire bénéficier utilement les auteurs présents. Mais il est certain que les genres sont, vivent, meurent, se transforment, et les artistes, qui travaillent dans le laboratoire même des genres, le savent encore mieux que les critiques. « L’épopée, dit Victor Hugo, a pu être fondue dans le drame, et le résultat c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman. »
C’est vrai, et quand on a écrit les Burgraves, la Légende des siècles et les Misérables, on met sous cette vérité bien des réalités intérieures que les « Aristophane, écrit-il ailleurs, aimait Eschyle par cette loi d’affinité qui fait que Marivaux aime Racine. Tragédie et comédie faites pour s’entendre. »
Quel critique de profession penserait et dirait mieux ? Mallarmé n’a fait de la poésie que pour préciser l’essence de la poésie, il n’est allé au théâtre que pour chercher cette essence du théâtre, qu’il lui plaisait de voir dans le lustre.
Enfin le Livre. La critique, l’histoire littéraire ont souvent le tort de mêler en une même série, de jeter en un même ordre ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit. La littérature s’accomplit en fonction du Livre, et pourtant il n’y a rien à quoi l’homme des livres pense moins qu’au Livre. Le Livre, c’est une invention de l’esprit humain, une date et une histoire, comme Shakespeare et comme la tragédie. Hugo avait écrit en partie sur ce thème Notre-Dame de Paris. Mais lisez toute la fin du prodigieux IVe livre de William Shakespeare, consacré à Eschyle (dont Hugo n’a peut-être pas lu dix pages), un des chefs-d’œuvre de la langue et de la critique françaises. Eschyle c’est le mouvement d’Eschyle, et le mouvement d’Eschyle c’est celui de ses tragédies, qu’il ne faut pas arrêter à leur retentissement sur le public athénien, mais
Avant l’imprimerie, la civilisation était sujette à des pertes de substance. Les indications essentielles au progrès, venues de tel philosophe ou de tel poète, faisaient tout à coup défaut. Une page se déchirait brusquement dans le livre humain. Pour déshériter l’humanité de tous les grands testaments des génies, il suffisait d’une sottise de copiste ou d’un caprice de tyran. Nul danger de ce genre à présent. Désormais, l’insaisissable règne. Rien ni personne ne saurait appréhender la pensée au corps. Elle n’a plus de corps. Le manuscrit était le corps du chef-d’œuvre. Le ‘manuscrit était périssable, et emportait avec lui l’âme, l’œuvre. L’œuvre, faite feuille d’imprimerie, est délivrée. Elle n’est plus qu’âme. Tuez maintenant cette immortelle ! Grâce à Gutenberg, l’exemplaire n’est plus épuisable. Tout exemplaire est germe, et a en lui sa propre renaissance possible à des milliers d’éditions ; l’unité est grosse de l’innombrable. Ce prodige a sauvé l’intelligence universelle. Gutenberg, au
xv siècle, sort de l’obscurité terrible, ramenant des ténèbres ce captif racheté, l’esprit humain…eChose lamentable à dire, la Grèce et Rome ont laissé des ruines de livres. Toute une façade de l’esprit humain à moitié écroulée, voilà l’antiquité. Ici, la masure d’une épopée, là une tragédie démantelée ; de grands vers frustes enfouis et défigurés, les frontons d’idées aux trois quart tombés, des génies tronqués comme des colonnes, des palais de pensée sans plafond et sans porte, des ossements
de poèmes, une tête de mort qui a été une strophe, l’immortalité en décombres. On rêve sinistrement. L’oubli, cette araignée, suspend sa toile entre le drame d’Eschyle et l’histoire de Tacite.
On sait jusqu’à quels paradoxes Mallarmé a poussé l’hallucination du Livre. Et de l’œuvre critique de ce grand artiste qu’est Anatole France, de la Vie Littéraire, la note qui demeure la plus profonde, n’est-ce pas ses méditations sur les livres ?
Sur cette page de Hugo que je viens de citer, on pourra toujours répéter la phrase immortelle de l’abbé Morellet, et dire que cela ne nous fait pas concevoir d’idées nettes et nouvelles. Nous savons bien, avant de l’avoir lue, que beaucoup d’œuvres de l’antiquité se sont perdues, et que l’imprimerie nous permet d’espérer leur conservation indéfinie. Oui, mais encore une fois cela nous apporte des images. Et l’on peut bien écrire des belles images romantiques ce qu’on a écrit si souvent des élégantes phrases classiques, qu’elles ajoutent au patrimoine de l’esprit humain en formulant mieux que personne la pensée de tout le monde. Ce que ces phrases, ces sensations, ces images sur le Livre, ajoutent ici à notre patrimoine, c’est une conscience nette, et, mieux encore, une vision intense de ce patrimoine. Il serait d’une basse jalousie de
J’ai pris comme exemple William Shakespeare, qui est un livre type. Mais on tirerait de Lamartine, et surtout du Cours Familier de Littérature, un volume de critique géniale (je veux dire de critique faite par le génie) qui vaudrait William Shakespeare. Quiconque écrit et écrira sur Mireille restera tributaire du célèbre article de 1859.
Enfin ce serait le sujet d’un beau livre que la définition de la critique romantique, et que l’histoire de cette critique, depuis Chateaubriand jusqu’à l’heure présente, où nous la voyons, avec un romantisme ardent, s’attaquer au romantisme comme elle s’était attaquée autrefois au classicisme. Et c’est très naturel. La critique professionnelle (avec son retard obligatoire d’une génération) ayant incorporé le romantisme à la chaîne littéraire, il fallait bien que la critique anti-professionnelle, anti-universitaire, se fît anti-romantique. Pour combattre on a besoin non seulement d’un ennemi, mais d’un drapeau ; le classicisme avait l’avantage d’être mort et de ne plus fournir qu’une étoffe et une hampe dociles avec lesquels on peut exécuter de beaux moulinets.
L’article sur Mireille reste le type idéal du génie introduit d’un coup dans la lumière par un génie contemporain. Et cependant la solidarité et les sympathies d’écoles, la communauté de vues et d’art, qui relient les divers groupes et les diverses familles d’artistes, au cours d’une même génération, impliquent bien des services de ce genre. Nombreux sont les écrivains qui sont lancés par des articles de confrères illustres. À ces articles sont venus s’ajouter les prix, par lesquels des auteurs généralement arrivés en accouchent de jeunes à la gloire ; mais enfin un vote n’est de la critique que dans la mesure où un silence peut être éloquent : tenons-nous en à ce qui est écrit.
Ce qui est écrit mérite souvent le terme un peu restreint par lequel nous avions désigné d’abord toute la critique d’artiste, celui de critique d’atelier. On ne songerait pas, certes à l’appliquer à l’article sur Mireille : c’est que précisément ni Lamartine, ni Mistral ne famulus au maître, elle joue un rôle modeste, mais utile, elle donne aux lettres, avec une courtoisie et une gratuité appréciables, cette publicité dont la littérature ne peut pas plus se passer que les autres professions. Mais les ateliers tendent à devenir des chapelles, les chapelles à devenir des bastilles. Ceux qui connaissent la géographie littéraire savent que le monde de la plume comporte à Paris une étrange variété de quartiers séparés par des chaînes, dominés par des tours, d’où toutes sortes de diurnales tombent comme plomb fondu et flèches barbelées. La critique d’atelier c’est la critique des partis littéraires ; la République des Lettres implique du côté du cœur la rive gauche, et du côté de la main la rive droite ; le cœur est chaud, la main est leste ; vue de la rive droite la rive gauche
Brunetière, formulant les principes de la critique dogmatique, donne, disions-nous, pour objet à la critique ces trois opérations : juger, classer, expliquer. En déversant, avec quelque étroitesse et partialité, la pensée de Brunetière du côté scolaire, on pourrait dire que ce sont bien là trois fonctions nécessaires du professeur. Il doit juger les travaux que ses élèves lui remettent ; il doit les classer, surtout en France où la question de place et de prix joue un rôle démesuré ; il doit enfin expliquer la manière dont il fallait traiter le sujet, et les manières dont on s’est approché ou écarté de la bonne. Mais les deux dernières opérations ne viennent que comme des conséquences de la première. Un tel critique est d’abord un juge, il occupe un siège élevé d’où il discourt, proclame, conclut, édicté, récompenseet jouit.
Journal :« La comparaison n’est pas noble, mais permettez-moi, messieurs, de comparer Taine à un chien de chasse que j’ai eu. Il quêtait, il arrêtait, il faisait tout le manège d’un chien de chasse d’une manière merveilleuse ; seulement il n’avait pas de nez, j’ai été obligé de le vendre. »
Ce n’est guère qu’à moitié injuste pour Taine, chez qui la pointe délicate du goût avait été remplacée de bonne heure par de magnifiques succédanés oratoires. Il semble d’ailleurs qu’il y ait un certain antagonisme entre une puissante faculté oratoire (orale ou écrite, car Taine n’était orateur que sur le papier) et un goût aigu, entretenu, éveillé. Les Gargantuas susceptibles de manger cinq pèlerins dans leur salade doivent manquer de subtilité gastronomique. Et le critique orateur demandera surtout aux livres de lui fournir prétexte à de belles
Mais enfin ce n’est pas à l’avocat que nous en avons, c’est au juge, ou plutôt c’est à la conception de la critique qui fait du jugement sa tâche la plus urgente et son besoin le plus impérieux. Sainte-Beuve, parlant de d’Aguesseau, et résumant à son propos un passage de Saint-Simon, nous dit que d’Aguesseau avait gardé sous la pourpre de chancelier ses habitudes d’avocat général et « ne pouvait se résoudre en quoi que ce fût à conclure, à saisir en définitive ce glaive de l’esprit qui doit toujours en accompagner l’exacte balance pour trancher à temps ce qui autrement courrait risque de s’éterniser »
. Mais ce qui était évidemment un défaut chez le chef de la justice, rappellerons-nous un défaut aussi grave chez le critique ? Sainte-Beuve nous parle ici de balances et de glaive. Ce sont les attributs de Thémis. Les mettrons-nous sans les changer aux mains de la dixième Muse, comme Voltaire appelait la critique ? Montaigne regrettait que les magistrats ne pussent, en certains cas embrouillés, finir un procès non par un arrêt, mais par cette « La cour n’y entend rien. »
Je ne sais si Montaigne avait raison, mais en fait, selon la loi, un juge ne peut jamais refuser de juger. Il peut rendre un arrêt d’incompétence fondé sur le manque de compétence légale de son tribunal, non un arrêt d’incompétence fondé sur son manque de compétence intellectuelle. S’il ne sait pas comment juger, il n’a qu’à faire comme Bridoye et jouer aux dés.
Le critique, lui, est-il obligé de formuler des jugements ? Ce glaive de l’esprit, dont parle Sainte-Beuve, le verrons-nous beaucoup plus effectif que le glaive dont le critique, devenu académicien, arme son flanc pacifique ? Le critique, s’il ambitionne de passer chancelier comme d’Aguesseau est mû par l’ambition la plus imprudente : c’est d’ailleurs le piège que lui tend ordinairement le diable pour l’attirer dans la politique, qu’il s’agisse de Brunetière après sa visite au Vatican ou de Lemaître après des visites moins austères. Dangereuse folie des grandeurs ! appât trompeur de la pourpre ! Ne convient-il pas mieux à la critique de se tenir dans son parquet d’avocat général, de laisser le barreau aux orateurs et le siège aux juges ? Le barreau c’est la place des auteurs, et le siège c’est la place du seul juge, lequel n’est pas le critique, mais le public. Le bon critique, comme l’avocat général,
Le juge peut d’ailleurs ne s’en tirer que provisoirement, et il ne manque pas de cas où la critique l’emporte sur le jugement, où les balances triomphent du glaive. C’est lorsque l’avocat général a si bien équilibré le pour et le contre que le procès apparaît comme susceptible de durer indéfiniment, d’échapper, comme un anneau de fumée qui se reforme toujours, au glaive qui croira le trancher. C’était le cas de ces procès entre corporations, qui duraient trois cents ans. Et c’est le cas du grand procès critique qui dure aussi depuis trois cents ans, sous tant de formes successives : celui des anciens et des modernes. Le critique qui prend un parti franc, qui juge pour les anciens ou pour les modernes, me
La critique défend l’esprit humain contre l’automatisme. Mais sa meilleure façon de rendre ce service à l’esprit humain, c’est peut-être de commencer par se défendre elle-même contre son propre automatisme, contre la pente naturelle où la conduit son exercice. Nos pyrrhoniens modernes ont parlé avec dégoût de l’« horrible manie de la certitude »
. Ne la remplaçons pas par la ridicule manie de l’incertitude, mais craignons cette attitude qui rend si vite le critique insupportable et sot : la manie d’avoir raison, la figure stéréotypée et suffisante de l’homme qui a raison, toujours raison, raison quand il se lève, raison quand il se couche, raison à déjeuner, raison aux thés de cinq heures, raison en chemin de fer, raison au journal, raison dans sa chaire… Le critique parle de ce qu’ont écrit les autres. Il parle en deux cents lignes de ce qu’un auteur a mis deux, trois, dix ans à produire. Il le juge d’après ce que cet auteur lui « Ce qu’il a lu de la matinée, il vous en parle comme s’il le savait de toute éternité. »
Guizot était un orateur, comme Brunetière était un orateur. Dans l’Orator de Cicéron, nous voyons Crassus nous dire très sérieusement, et comme si c’était, pour l’éloquence un titre de gloire, que, lorsque l’orateur se trouve obligé de parler d’une science qu’il ignore, il n’a qu’à consulter ceux qui la connaissent, et il en parlera alors beaucoup mieux qu’ils n’en eussent parlé eux-mêmes. L’orateur n’est ici pour nous que le chef de file de ces espèces analogues, l’homme politique, le journaliste ou le critique qui ont toujours raison. Mais supposez qu’au lieu d’être prononcée devant de lourds Romains, la phrase de Crassus ait été dite à Athènes, à la fin du e
L’homme qui veut agir sur le public, par l’éloquence orale ou écrite, est obligé de fouler aux pieds ce génie critique ; il ne doit pas dire qu’il ne sait rien : il doit laisser entendre qu’il sait tout… Je m’excuse de citer encore Cicéron, mais je l’ai déjà appelé le patron de la corporation oratoire, fort honnête homme avec cela. Dans le même ouvrage, il fait dire par Antoine :
Il faut que l’orateur fasse figure d’homme habile, expérimenté, et qu’il ne se montre jamais à l’état d’apprenti, d’étranger, d’étudiant. Mais pourquoi ? Le mot important est ici Fateor enim, callidum quemdam hunc, et nulla in se tironem ac rudem, nec peregrinum atque hospitem in agendo esse debere.in agendo. Parce qu’il est dans un action, et que l’action c’est la décision ; agir c’est être certain, ou bien faire comme si on était certain. Du point de vue de l’orateur public, Antoine et Crassus on en somme raison, parce que, si on parle en public, c’est pour enlever une décision, pour déterminer une action, ou pour l’empêcher par une contre-action de même nature que l’action. Mais du point de vue du critique, qui seul nous intéresse ici, en est-il de même ? Oui et non. Oui du point de vue de la critique oratoire, dogmatique, qui a ses droits et son domaine. Mais non du point de vue de la critique qui est un simple loisir de l’esprit, qui ne vise à aucune fin pratique, à aucun empire sur les âmes, qui cherche à éclaircir ses propres idées plutôt qu’à les persuader, — critique socratique, qui ne répugne nullement à être considérée comme
, — critique académique au bon sens du mot, c’est-à-dire qui descend des jardins d’Académus, de l’esprit du dialogue, de Socrate et de Platon, de Plutarque et de Montaigne.tiro ac radis, peregrina et hospes
Ce détour était nécessaire pour opposer, dans une certaine mesure, le jugement au goût. Loin de moi l’idée de défendre à la devraient ne pas en être reconnaissants. Mais y a-t-il des lois du goût pareillement communes ? Certes la vie esthétique n’est pas livrée à l’anarchie individuelle, et elle comporte des courants communs de goût, qui peuvent réunir des générations très éloignées, et dont le type le plus complet est ce qu’on pourrait appeler la grande artère, le grand central du goût : la chaîne classique d’Occident qui va pour nous d’Homère à Anatole France. Mais ces courants sont multiples. Ils sont fragmentés par les races, les langues, les générations, et l’idée d’un goût esthétique commun, même en droit, à l’humanité entière, comme les grands partis de l’intelligence et de la morale, est une idée chimérique. Le goût occidental et le goût oriental, le goût français et le goût anglais, le goût classique et le goût romantique
Cela ne doit pas nous empêcher de parler de bon goût et de mauvais goût, de croire à un bon goût et à un mauvais goût, ou plutôt à de bons goûts et à de mauvais goûts. Mais il y a des précautions à prendre et des distinctions à faire.
Taine éprouvait un grand mépris pour Victor Hugo et lui préférait la poésie de Musset ; Brunetière préférait de beaucoup les vers de Sully-Prudhomme à ceux de Baudelaire. D’autre part faites lire à votre concierge et à votre petit garçon la Porteuse de Pain et l’Éducation Sentimentale : ils préféreront la Porteuse de Pain. Dirons-nous indistinctement que Taine et Brunetière, votre enfant et votre concierge ont mauvais goût ? Pas du tout. Ce sont là des cas très différents.
Si Taine aimait mieux les vers de Musset que les vers de Victor Hugo, la principale raison en est qu’à l’époque de Taine le public littéraire français se divisait en deux publics, dont chacun impliquait un goût différent : le public et le goût classiques, le public et le goût romantiques, Taine, que son « d’autres qui voudraient courir plus d’un lièvre à la fois, et qui embrasseraient dans leur curiosité et leur tendresse quantité d’auteurs favoris sans trop savoir par lequel commencer. Ces esprits-là ne sont pas indifférents comme les autres ; ils ne sont pas tièdes, mais un peu volages et libertins : je crains que, nous autres critiques, nous en tenions. Mais les bons et louables esprits sont ceux qui ont dans le passé un goût bien net… Ce sont ceux enfin qui osent avoir une passion, une admiration, et qui la suivent »
. Une
Les termes de bon et de mauvais goût ne garderont alors de raison d’être qu’au sein de ces grands partis du goût. Préférer Musset à Victor Hugo n’est pas du tout chez un classique une marque de mauvais goût, mais préférer Béranger à Musset marque un goût inférieur. Ce n’est pas de préférer Mistral à Baudelaire ou Baudelaire à Mistral qui signifie un mauvais goût ; c’est de mettre Roumanille sur le même plan que Mistral ou Rollinat au niveau de Baudelaire.
En préférant la Porteuse de Pain à l’Éducation Sentimentale on fait preuve de mauvais goût. Pourquoi ? Tout simplement parce que le roman-feuilleton ou le roman pour enfant sont des pis-aller qui s’adressent à des lecteurs incapables de lire autre chose. Ceux qui peuvent lire tous les livres écrits aux divers
Mais prenons garde à ceci, qui est très important : il ne faut pas chercher, en ces matières de goût, la précision. Nous devons nous Andromaque, une Symphonie héroïque, la précision apporte à l’artiste le levier avec lequel il soulève le monde tumultueux de ses pensées. Mais autant Athalie ou une symphonie comportent de précision chez l’auteur qui les a créés, même chez l’exécutant qui nous les fait entendre, autant il serait ridicule de chercher la précision dans les sentiments qu’elles nous font éprouver, de demander d’Athalie, comme ce mathématicien : « Qu’est-ce que cela prouve ? » ou de décomposer une symphonie en idées claires. Le beau, réalisé par des moyens précis, détermine des états imprécis et complexes. Or, le goût appartient au domaine de l’impression, non au domaine de la création. Le langage ici nous renseigne. Nous parlons volontiers de l’art précis de Racine et de Stendhal. Mais pour exprimer un très bon goût nous ne disons jamais que c’est un goût précis, nous
Dès lors le goût n’est pas susceptible de définition, car définition apporte précision. Marmontel, qui vit dans un siècle de définitions et qui a à définir le goût pour l’Encyclopédie, ne peut qu’envelopper dans une apparence de définition le caractère indéfinissable du goût. Il le définit, en effet, « ce tact de l’âme, cette faculté innée ou acquise de saisir et de préférer le beau, espèce d’instinct qui juge les règles et qui n’en a point »
.
Mais comme le langage, le style, sont des moyens de clarté et de précision, il devient difficile de rien exprimer sur le goût qui ne pèche par excès de précision, et qui ne « familles d’esprits »
, et familles, nations, cela signifie indifférence ou hostilité à l’égard d’autres familles ou d’autres nations. Entre le sectarisme du goût et son cosmopolitisme, le vrai goût, le goût délicat admet un moyen terme qui ne saurait être fixé avec précision, — un moyen terme placé dans l’homme — mesure, modération — et non dans les choses, puisque ces familles d’esprit, différentes et rivales les unes des autres, couvriraient à elles toutes le champ
Autre difficulté. Le goût, disons-nous, étant une manière de jouir de l’œuvre d’art et non de la créer, ne comporte pas de précision. Mais la critique, qui est autre chose que l’art de produire, est aussi autre chose que le simple goût. Elle ne se présente pas seulement comme un art de jouir, comme un art de goûter, mais aussi comme un art de comprendre par l’intelligence, et même encore comme un art de créer. On doit donc admettre que la critique doive chercher, même au risque de blesser un peu le goût, le plus de précision possible. Le critique peut expliquer au géomètre qu’Athalie prouve quelque chose, mais dans l’ordre de ce qui est, comme disait Pascal, vérité d’agrément et non de démonstration ; le critique musical peut et même doit retrouver et faire sentir dans son commentaire et son explication, qui sont des actes, des créations, quelque chose de la précision souveraine qui était présente dans la composition de la
Défions-nous, en critique, comme du pire danger, de la défiance même du plaisir. Défiance qui prend une insidieuse figure morale et qui est une tentation du diable. Voyez dans ces lignes de Brunetière le dangereux passage de l’amour à l’ambition : « Nous sommes juges, les seuls juges qu’il y ait de notre plaisir, mais nous ne le sommes pas de la qualité de notre plaisir ; et l’autorité qui en décide est située en dehors de nous, puisqu’elle était avant nous et qu’elle nous survivra. »
Évidemment nous ne sommes pas juges de la qualité hygiénique de notre plaisir : le juge c’est le médecin. Nous ne sommes pas juges de sa qualité morale : le juge c’est notre conscience morale. Mais nous seuls sommes juges de sa qualité hédonique, de sa qualité de plaisir, le plaisir en lui-même ne pouvant être affaire Thaïs. L’amour désintéressé devient ambition. On ne se contente pas de cultiver et de raffiner son
L’ambitieux ou le fanatique religieux agit comme représentent de Dieu, l’ambitieux ou le fanatique politique comme serviteur de sa patrie. Ils sont de bonne foi, ils se trompent eux-mêmes, mais ils ne trompent pas tout le monde. Pareillement, quand le critique place en dehors de lui cette autorité dogmatique qui tranche et qui décide, lorsqu’il se donne simplement comme son interprète, croyez que c’est généralement une façon de se conférer à lui-même une figure d’éternité. Où la loge-t-il, en effet, cette autorité ? Dans une critique impersonnelle, dans un goût impersonnel, où le préfixe négatif ne supprime que Non nobis, domine, sed nomini tuo da gloriam.
L’autorité qui décide de la qualité des plaisirs, l’autorité que le public reconnaît à un critique pour le détourner de certains plaisirs littéraires, faciles, bientôt fades, et pour le convier à d’autres plaisirs d’abord mêlés de peine et bientôt exquis, cette autorité n’est pas située hors d’un critique, mais bien en lui. Elle se confond avec sa personne, et elle n’est que la force de rayonnement de son goût. « L’autorité, dit très justement Faguet, est faite pour une partie de la compétence que le public sent et reconnaît en vous ; pour une partie, de l’impartialité dont vous savez faire preuve ; pour une partie, et celle-là plus importante qu’on ne croit, de la puissance sur vous-même, de la maîtrise de vous-même, que le public finit par apercevoir en vous et, pour tout dire, l’autorité sur le public, c’est surtout, transformée et transportée, l’autorité que vous avez sur vous-même. »
Notez qu’il en est de l’autorité d’un père, d’un maître, d’un supérieur comme de l’autorité d’un critique. Savoir commander, c’est d’abord se commander.
Mais se commander, c’est pratiquer une discipline, et il y a donc une discipline du goût, une éducation du goût. Il en existe bien une du goût célébré par Brillat-Savarin, et les
Au lieu de définir le goût, mieux vaut le montrer, comme Diogène montrait le mouvement. Où le montrerons-nous, à l’état pur et sincère ? Chez les artistes ? Pas précisément. L’artiste est fait pour créer, et, encore une fois, le goût à lui tout seul ne crée rien. Un artiste de trop de goût risquera même de ne pas oser assez, de ne pas savoir se lancer en pleine eau pour nager. La création a d’abord besoin de verve et le goût ne sert que de contrôle à la verve. « La verve, écrit Diderot, a une marche qui lui est propre ; elle dédaigne les sentiers connus. Le goût timide et circonspect tourne sans cesse les yeux autour de lui ; il ne hasarde rien, il veut plaire à tous, il est le fruit des siècles et des travaux successifs des hommes. »
En d’autres termes,
Trouverons-nous donc le goût à l’état pur chez les critiques ? Pas encore. Évidemment le goût doit faire la part principale de la critique. Mais le critique n’a pas seulement à goûter ; il a encore à comprendre et à créer. Si peu dogmatique qu’il soit, il faut bien qu’il cherche à prouver, à ordonner, à construire. Il a lui aussi besoin de cette verve que Diderot oppose au goût, et qui constitue l’élément mâle de la création.
Le goût à l’état pur, ou presque pur, nous le verrions peut-être chez certains amateurs, ceux que Voltaire appelle des gens de lettres qui n’écrivent pas, et chez qui l’exercice du goût peut conserver ce sel suprême : le désintéressement. Ni l’artiste ni le critique ne sauraient sinon parvenir ou du moins demeurer dans cet état de goût désintéressé, dans cette gastronomie supérieure où plus rien ne compte que le plaisir, le sentiment, les nuances, les variations ou les éclipses du plaisir. Comme les peuples heureux n’ont pas d’histoire, ces gens de goût ne font pas de livres, mais il faut bien prendre ici son exemple dans les livres, je le prendrai donc dans le livre qui
Si la critique a pu jamais présenter sur ses traits aujourd’hui virils, sévères, artificiels, ce que Fénelon loue en Homère, l’aimable simplicité d’un monde naissant, si le goût lui tout seul, lui en entier, a pu faire un jour le seul plaisir et le souci unique d’un lecteur de livres, nous trouvons cela assurément dans Montaigne, et surtout dans le Montaigne des dernières années, de la tour, du troisième livre, — la précieuse bouteille à son point de maturité, de feu raffiné, intelligent, conscient. Alors, comme le bouquet et le corps, se marient dans le goût le plaisir et la conscience clairvoyante du plaisir. « Si quelqu’un me dit que c’est avilir les Muses, de s’en servir seulement de jouet et de passe-temps ; il ne sçait pas, comme moy, combien vault le plaisir, le jeu et le passe-temps : à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée, et, parlant en révérence, ne vis que pour moy : mes desseings se terminent là. J’estudiay jeune pour l’ostentation ; depuis, un peu pour m’assagir ; à cette heure pour m’esbattre ; jamais pour le quest. »
Pour « n’est pas si belle toute nue, et vifve, et haletante, comme elle est icy chez Virgile »
, le monde sensuel et voluptueux de ses pensées et de sa chair, tirer de la beauté littéraire toute la promesse de bonheur ou tout l’extrait de plaisir. Le goût n’est plus alors qu’un des prénoms du plaisir. Une critique de goût pur, c’est-à-dire tout esthétique, une critique où le jugement garde toujours intacte la fleur même de la sensation, où la finesse de l’idée juste se confond avec la pointe d’un plaisir exquis, je crois bien que Montaigne l’a fondée, et qu’elle ne reparaîtra chez nous, après lui, qu’avec certaines phrases de Chateaubriand et certaines pages de Sainte-Beuve, ce chanoine littéraire. Voyez, au huitième chapitre du troisième livre, la page sur Tacite. Lisez, au trente-septième chapitre du premier livre, cet étonnant morceau de critique qu’est la comparaison des traits de cinq poètes latins sur Caton, la manière délicate dont ils sont classés, rendus en formes et en mouvements de plaisir. « Or devra l’enfant bien nourry trouver, au pris des autres, les deux premiers traînans, le troisième plus verd mais qui s’est abattu par l’extravagance
Ces lignes viennent de la même main que certaines impressions d’amour sensuel, qu’on n’osera plus après les Essais. Mais, pour parler de plaisirs familiers au papier, ce n’est pas autrement, ni en des termes mieux dosés, ni avec un souci de justesse différent, qu’un beau connaisseur en vins résume et déclare ses sensations de grands crûs : il appartenait à un maire de Bordeaux d’élever à la hauteur de telles dégustations le goût littéraire.
Le goût ne se définit pas plus en critique que la ligne droite en géométrie. Et pourtant il est au principe de la critique comme la droite est à la base de la géométrie. Mais si, à défaut de définition, nous voulions marquer un des caractères saillants du goût, nous nous garderions bien de le présenter comme le plus court chemin d’un point à un autre. Que nul n’entre ici s’il n’est que géomètre ! Si le jugement procède par coups droits, le goût implique une ligne serpentine, une courbe vivante. « La critique des siècles classiques, dit Faguet, s’appliquait à donner en formules nettes des idées précises, plutôt qu’à faire patiemment et voluptueusement le tour des idées, ce à quoi elle ne songeait, en vérité, pas le moins du monde. »
Alors la critique des siècles passés avait ou aurait eu bien tort ! La patience et le plaisir, en matière de goût, c’est une qualité et sa récompense, qui marchent en se tenant par la main. Patience à faire non
Quand Faguet nous dit que la critique des siècles classiques ne songeait pas du tout à épouser ces courbes de ligne serpentine, amphore d’Horace, hanche de Lalagé, nous lui répondons, nous lui avons déjà répondu : Et Montaigne ? Mais l’exception confirme la règle, ou plutôt elle fonde la règle. Et le mot de Faguet me paraît juste, non pas malgré Montaigne, mais un peu à cause de Montaigne.
Certes, personne mieux que Montaigne ne représente ce tour patient et amoureux des idées, dont Faguet fait le propre de la critique moderne, bien que Faguet lui-même manque de patience et que sa critique soit plus cérébrale que voluptueuse. Et le premier tour, la première et constante idée autour de laquelle Montaigne s’attarde et prenne du plaisir, c’est le tour de lui-même, l’idée de lui-même. Ce tour il ne l’a jamais fini, cette idée il ne l’a jamais épuisée. Les figures de Plutarque, les livres de sa bibliothèque, lui donnent sans cesse l’occasion d’étendre ce tour
On trouve dans une des plus médiocres éditions de Montaigne, celle du Panthéon littéraire, un document inestimable qui ne figure dans aucune autre. Il s’agit du relevé, par le bon montaniste que fut le docteur Payen, de toutes les éditions des Essais publiées de 1580 à 1836. On en voit, en moyenne une tous les cinq ans. Mais dans cette chaîne, il y a une lacune, il y a un trou.
C’est le trou qui va de 1669 à 1724. Voilà le grand interrègne de Montaigne. Pendant cinquante-quatre ans il ne paraît pas une seule édition des Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie !Essais. Et ces cinquante-quatre ans correspondent à la grande période classique, à la domination de Racine et de Bossuet, au règne matériel de Louis XIV et au règne spirituel de Port-Royal. Il faut ce trou dans Lettres Persanes et les Lettres Philosophiques, elle marque qu’une nouvelle période française s’ouvre, que le libre esprit du e« Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ! »
s’écriait Pascal, et tout Port-Royal derrière lui, et toute la génération classique derrière Port-Royal. Mais Voltaire citant cette phrase dans les Remarques sur les Pensées de M. Pascal, de 1728, répond : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre ! »
Et en 1746 il écrivait à M. de Tressan : « Quelle injustice criante de dire que Montaigne n’a fait que commenter les anciens ! Il les cite à propos, et c’est ce que les commentateurs ne font pas. Il pense, et ces messieurs ne pensent point. Il appuie ses pensées de celles de tous les grands hommes de l’antiquité ; il les juge, il les combat, il converse avec eux, avec son lecteur, avec lui-même ; toujours original dans la manière dont
il présente les objets, toujours plein d’imagination, toujours peintre, et, ce que j’aime, toujours sachant douter. »
Félicitant M. de Tressan d’avoir soutenu la cause de Montaigne il ajoute : « C’est votre père que vous défendez, c’est vous-même. »
Disons aujourd’hui de Voltaire, nous, critiques : « C’est notre père qu’il défend, c’est nous-mêmes. » En ces quelques lignes il a défini excellemment non seulement Montaigne, mais une partie nécessaire de la bonne critique. N’oublions pas le dernier point, et aimons-le comme Voltaire. Savoir douter ! La critique a d’abord été cela en Grèce ; une science du doute. Le criticos réagissait contre le grammaticos. Tandis que le grammaticos revivait, apprenait, récitait chaque vers de son Iliade, le nasillait peut-être comme le puritain sa Bible, le criticos savait douter que tel vers fût d’Homère, dénichait les passages interpolés comme Launois dénichait les saints, employait sur Homère cette science du doute, cette méthode d’Histoire critique, qui, appliquée si prudemment par Richard Simon à l’Ancien Testament, mit si fort en fureur Bossuet : car le grand évêque de la génération classique savait beaucoup de choses, il ne savait pas douter.
Et pourtant, cet interrègne de Montaigne qui dura plus d’un demi-siècle, ce grand sommeil de notre père, qui va de 1669 à 1724, il n’a pas été inutile à la critique, il lui a permis d’acquérir ce qui lui manquait, et, peut-être, de faire un riche mariage. Savoir douter, la génération antérieure à celle de Bossuet l’avait appris de Montaigne, et cela avec Descartes. Douter, pour Descartes, c’était rejeter le sable. Mais pourquoi ? Pour trouver le roc. Et le roc une fois trouvé il s’agissait de bâtir. Je ne sais si les âges critiques et les âges organiques se succèdent comme le voulaient les saint-simoniens. Mais le critique et l’organique, qui sont la chaîne et la trame de la vie sociale, ils sont aussi la chaîne et la trame de la vraie critique, de la critique complète. Après avoir appris à douter, il fallait apprendre à construire. Brunetière, qui savait mal douter, s’appliquait à bien bâtir, à jeter oratoirement, comme Cicéron Branquebalme, des aqueducs romains, et c’est pourquoi il se fit conduire par Bossuet comme Dante par Virgile. Savoir goûter, savoir douter, les deux se muent l’un dans l’autre en nuances vivantes. Mais savoir construire, savoir instruire, voilà l’autre opération de la critique, celle que seule la grande « institution » de l’âge classique pouvait nous enseigner.
Évolution de la Critique, ne nomme même pas. M. Saintsbury intitule d’ailleurs son livre History of civilisation and literary taste
La grande critique de profession qui va de La Harpe à Brunetière nous y a habitués. L’histoire générale de Port-Royal, de dom Clémencet, voilà une œuvre d’histoire littéraire, et le Port-Royal de Sainte-Beuve voilà une œuvre de critique littéraire. Faire de l’histoire littéraire, c’est enregistrer un ordre, celui du temps. Faire de la critique, en France du moins, c’est créer un ordre, ou plutôt des ordres. À ce point de vue, de même qu’on distinguait des ordres en architecture, on pourrait reconnaître en critique quatre ordres, je veux dire quatre systèmes d’idées générales qui donnent des figures critiques réelles et vivantes, et dont chacun correspond peut-être à une famille distincte d’esprit critique, ou plutôt d’esprits constructifs appliqués à la critique. J’appellerai ces quatre ordres : l’ordre générique, l’ordre traditionnel, l’ordre contemporain et l’ordre local. Le premier se
Toute la critique classique, en France, s’est formée à l’occasion du problème des genres, qui a tenu en critique, jusqu’au e
ee« Le critique supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modèles différents qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui, n’ayant pas de quoi se former ces modèles transcendants, rapporte tout dans ses jugements aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connaît point ou qui connaît mal ces objets de comparaison. »
Nous retrouvons la lignée de Chapelain et de Boileau : le critique est l’homme qui connaît la nature propre de chaque genre, les règles que ce genre doit inspirer, les conditions auxquelles l’œuvre doit satisfaire pour se trouver en conformité avec lui. Mais cette théorie remonte plus loin que Chapelain. Elle circule par toute l’antiquité. Elle est née avec Platon dans les écoles d’Athènes. Elle implique qu’il existe, dans l’art, des Idées, des modèles intelligibles que le grand artiste copie. C’est le sens du texte célèbre de Cicéron sur le Jupiter Olympien de Phidias : «
Et c’est cette Ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quædam, quem intuens, in eaque defixus, ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. »
que, dans l’species eximia
Aujourd’hui personne ne soutiendrait une telle théorie. Personne ne croit à l’existence de types esthétiques idéaux, d’épopée en soi, d’élégie en soi, de tragédie en soi, d’éloquence en soi, que l’artiste supérieur verrait et imiterait, que le critique supérieur verrait sans pouvoir les imiter, et qu’il ferait mieux voir à l’artiste subalterne qui pourrait les imiter s’il les voyait mieux. Mais si cette théorie a formé pendant longtemps la poutre maîtresse de la critique, c’est que son bois était tout de même bon, qu’elle rendait des services, qu’elle répondait à une vérité pragmatique, et il n’y a pas de vérité pragmatique qui ne puisse, par un biais, s’embrancher sur la vérité vivante.
L’idée de genre est une idée régulatrice inséparable de la critique ; l’erreur consiste à voir en elle une idée inséparable de l’artiste. Rien, au contraire, de plus dangereux pour l’artiste. La croyance à un genre épique, à des règles du genre épique, a empoisonné la littérature française depuis la Franciade jusqu’aux Martyrs. L’idée didactique et
Seulement le critique ne se comporte pas comme l’artiste. Il n’a pas d’œuvre d’art à faire. Il ne voit pas d’art devant lui. Il voit toutes les œuvres d’art derrière lui, comme des choses déjà faites. Son métier est de les considérer dans leur ensemble, de remarquer
Le critique s’en tire assez bien, parce qu’il connaît beaucoup d’œuvres, qu’il est habitué par métier à en dégager les traits généraux, et que, ne créant pas d’œuvres d’art ou du moins n’en créant pas de très originales, il garde devant celles des autres certain désintéressement, certain détachement professionnel. Il a chance de mieux se mouvoir que l’artiste dans ce monde des genres. L’artiste, quand il parle de genres ou plutôt de son genre, les trois quarts du temps c’est de lui-même et sa manière qu’il parle. Toujours l’auteur de William Shakespeare entre ses deux glaces. De très bonne foi il enferme son genre dans les Éducation Sentimentale qui n’est pas composée et qui est bien écrite, il cherche ailleurs, en murmurant que M. Josse est orfèvre.
Il cherche ailleurs, mais il cherche bien la même chose, à savoir des clartés et des théories sur les genres. Le grand mérite de Brunetière est peut-être d’avoir restauré, après Nisard, cette notion des genres, liée à la critique classique, et que Sainte-Beuve avait laissée dans l’ombre. C’est un fait que la littérature du passé est distribuée par genres ; c’est aussi un fait que si un Flaubert triomphe aussi complètement dans le roman, échoue aussi radicalement au théâtre, la cause en doit être cherchée non seulement dans le caractère littéraire propre de Flaubert, mais dans le caractère propre du roman et du théâtre, et que la question : Pourquoi a-t-il échoué au théâtre ? ne peut se résoudre que si on connaît le caractère spécifique qui distingue le théâtre de ce qui n’est pas le théâtre. Brunetière a constaté que la critique classique s’est fourvoyée ici pour deux raisons. D’abord elle a confondu les lois avec les règles, elle a cru que la critique pouvait nous apprendre à fabriquer des épopées et des tragédies. « De ce que nous connaissons, par
En second lieu elle a cru que les genres étaient des réalités fixes, alors que les genres évoluent. Et Brunetière parle justement. Mais l’esprit de la critique classique, qu’il croyait chasser par la porte, rentrait chez lui par la fenêtre. Le critique, selon lui, ne peut pas donner de règles aux auteurs, mais il peut renseigner les auteurs sur la nature et les limites de leur genre, sur les modèles à imiter (Balzac pour le roman), sur le meilleur moyen d’en continuer l’évolution. D’autre part, son évolution des genres littéraires Brunetière l’a accrochée à une théorie de l’évolution aujourd’hui ruinée, celle de Spencer, qui suppose cela même qu’il s’agit d’expliquer, à savoir l’acte créateur, et qui recompose l’évolution, dit Bergson, avec des fragments de l’évolué : tentative encore bien plus chimérique en littérature qu’en n’importe quelle autre matière, puisque la littérature ne retient que des œuvres du génie créateur, pleinement créateur, les retient d’autant plus qu’elles étaient plus imprévisibles, moins inspirées par le passé, moins composées par les fragments de l’évolué. De là l’échec de Brunetière, mais un échec instructif, un échec qui
Le public, écrivait à peu près Voltaire, est composé de critiques qui n’écrivent point. Les critiques à leur tour sont des artistes qui ne créent point, et, comme nous disions, des âmes sans corps individuel. Mais il ne saurait y avoir, dans ce monde, d’esprit sans corps. Même une société, qui est une réalité spirituelle, comporte une manière de corps. Ainsi la critique, faute de ces corps individuels que sont les romans ou les drames, se construit ces corps généraux, à la fois abstraits et artificiels, que sont les genres littéraires. On peut voir pareillement de véritables êtres, de véritables corps dans ces traditions, dans ces chaînes littéraires, qu’isole, que développe, qu’ordonne la critique professionnelle. L’idéal, pas encore atteint, de cette critique, semble une de ces grandes perspectives unilinéaires à la Bossuet, comme le Sermon sur l’Unité del’Église ou le Discours sur l’histoire universelle. Quand je dis qu’elle ne l’a pas atteint, cela signifie qu’elle ne l’a pas formulé dans un livre célèbre. Mais elle l’a pensé, elle y a pensé toujours, elle a vécu en lui et par lui. Il y a pour la critique française une suite de la littérature dans le sens où Bossuet parle de la Suite de la Religion, c’est-à-dire une chaîne dans la vie : la chaîne classique.
La succession de trois littératures classiques, grecque, latine, française, les « Grands siècles » qui s’y répondent, les liaisons qui s’y manifestent, les groupes qui s’y équilibrent, l’esprit de règle, de mesure et d’humanité qui y circule, tout ce qui tient pour nous dans le mot de classicisme, voilà le grand centre de la critique, la voie royale où elle voit s’avancer la littérature comme une procession bien ordonnée. C’est un point de vue que les étrangers ne comprennent qu’avec difficulté. Pour un Français il n’y a pas deux antiquités, il y en a trois, la grecque, la romaine, la française du e
e« La révolution introduite par M. Cousin dans la critique littéraire consiste précisément à traiter la période du
C’est faire beaucoup d’honneur à Cousin, à sa parade oratoire sur les ePensées de Pascal et à ses passions pour les belles dames de la Fronde. Mais il est exact que telle fut l’œuvre de la critique du ePort-Royal. La différence entre le temps de Voltaire et le temps de Sainte-Beuve est ici frappante. Dans les grands hommes du Siècle de Louis XIV, Voltaire cherche des modèles. Dans ses « bonshommes » de Port-Royal, Sainte-Beuve, qui restaure en lui l’esprit de Montaigne, cherche tout le contraire, à savoir un alibi historique, le plaisir de goûter des vies et des âmes que nul ne songe moins que lui à imiter, et qui sont absolument réduites à une image pour des critiques désintéressés, des « Se pourrait-il que déjà l’ère des scoliastes eût commencé pour la France, et que nous en fussions désormais, comme œuvre capitale, à dresser notre inventaire ? Voilà un pronostic que j’essaie en vain d’écarter. Oui, je crains, par moments, que le maître, avec son magnifique style (il s’agit de Cousin !) ne mette les colonnes du Parthénon comme façade à une école de Byzantins. »
Il y a de cela. Heureusement la critique, grâce surtout à Sainte-Beuve, s’est acquittée assez bien de cette tâche, et cet édifice, où Cousin apporte son nez de marguillier, arrive à harmoniser le Parthénon avec la coupole de Bossuet, le Deo erexit Voltaire du e
Cet édifice classique, auquel n’ont évidemment pensé, jusqu’au e« n’être point libre en face de la plupart des œuvres classiques, de ne pouvoir plus les voir telles qu’elles sont ou en recevoir une impression franche et directe, et de douter ainsi de la sincérité de mes plus vieilles et de mes plus orthodoxes admirations : car je ne saurais jamais si je les ai apprises de mes maîtres, ou spontanément senties, si elles m’ont été imposées par la tradition ou si elles ont jailli du fond de mes entrailles »
. Cela est d’ailleurs un peu naïf. Traditionnel et spontané répondent à des idées claires, mais non à des réalités psychologiques. Personne ne peut isoler en soi, connaître à l’état pur ce qui lui vient d’une tradition ou ce qui lui vient de lui-même : la vie implique non seulement l’un et l’autre, mais le mélange indiscernable de l’un et de l’autre. Seulement le critique, qui construit des idées, fait une chaîne, trace une route, ouvre une avenue avec l’idée de la eContemporains. avec cette comparaison, depuis deux pages, de la critique et d’une église, j’ai l’air de mener là une laborieuse métaphore, mais l’exemple me vient de haut. Voyez donc, avec Brunetière, la critique consciente et organisée se loger à même Bossuet, en épouser l’être et les rythmes :
Tout ayant changé de Virgile à Racine, ce qu’il y a malgré tout d’identique ou d’analogue entre eux, voilà ce qui fait le fond de l’humaine nature, ce qui doit nous servir à reconnaître nous-mêmes ce que nos sentiments ont d’universel et de singulier ; voilà l’autorité qui nous argue de caprice ou de bizarrerie, toutes les fois que nos fruits, sous le prétexte d’être nôtres, sont en opposition ou en contradiction avec elle. Envier à la critique et lui disputer le droit de se réclamer de la tradition, c’est donc proprement lui refuser le droit à l’existence.
Entendez-vous dans ces lignes de Brunetière, sonner la crosse épiscopale et le pas des Avertissements aux Protestants ?
L’idée de la tradition classique, de la Cité des Maîtres analogues à la Cité de Dieu, de Apothéose d’Homère, n’est d’ailleurs que l’une, la principale, des suites créées par la critique pour voir clair, pour penser logiquement, pour parler avec autorité. Quand je veux avoir une représentation à la fois organique et simple du eee
Nisard et Brunetière attachaient par exemple une grande importance, dans la littérature française, à la suite de la préciosité. Il existe, selon Brunetière, en France, « deux traditions qui se combattent, pour ne réussir à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessus d’eux les uns sont gaulois, les
. L’esprit français serait un tempérament de l’un et de l’autre. Suite quelque peu artificielle mais, en somme, pratique. Elle n’est pas inutile à une époque comme la nôtre, où nous avons vu, de Mallarmé à M. Giraudoux, une renaissance ou si on veut, une transfiguration du précieux.
Notre génération a connu une chaîne célèbre, qui a retenti parfois avec un bruit de polémique et de ferraille militaire. C’est la chaîne du e
) et brillamment cette chaîne diabolique. Le « Genevois » est devenu le principe du mal, le point de départ des dépravations littéraires et des catastrophes politiques, du romantisme et de la démocratie, comme le fen de brut !« sale Belge »
après l’affaire de Port-Tarascon. Une chaîne antiromantique a tenté de doubler la chaîne classique. Une damnation de Jean-Jacques a fait pendant à l’Apothéose d’Homère. Je ne discute rien. Je veux montrer simplement que la fabrication de ces suites, la construction de ces séries littéraires font toujours, surtout chez nous (et aussi ailleurs), partie des habitudes organiques de la critique.
Les chaînes se forment, se développent dans le temps. Il faut, pour les mobiliser dans le simultané la convention de la peinture, le tableau d’Ingres, ou la paraphrase qu’en fait Sainte-Beuve. Mais la critique abstrait aussi, construit, idéalise des ensembles contemporains : ce sont les générations.
Rien de plus commun dans le langage courant de la critique que ce mot et cette idée de génération. Et non seulement de la critique professionnelle, mais de la critique spontanée. Pas d’année où l’on ne fasse dans quelque journal l’enquête de vacances sur la « génération nouvelle ». Un ministre dit : Le pays… Un parlementaire dit : Mon groupe… Un jeune écrivain dit : Ma génération… Et cela répond évidemment à une réalité. Il y a des traits communs entre les esprits d’une même génération. Une génération réagit d’ordinaire contre la génération précédente, — critique si l’autre est organique, organique si l’autre est critique. Mais ce n’est vrai qu’en gros, et de façon assez conventionnelle. Rien de plus difficile à définir qu’une génération. On s’en rendra compte en lisant de façon critique le livre de M. Mentré sur les Générations sociales. Une génération ne commence pas et ne finit pas à un point précis. Elle appartient à
Confession d’un Enfant du Siècle donnent vraiment une note non encore entendue. La critique de Sainte-Beuve a été fécondée par l’idée de génération, qui lui a servi à faire dans le eePort-Royal.
Qu’est-ce en effet que Port-Royal, chef-d’œuvre et massif central de la critique française, sinon le tableau de la génération classique, génération chrétienne, que Sainte-Beuve groupe idéalement autour de ce qui fut ou de ce qu’il juge avoir été la réaction chrétienne propre de la France après la Réforme ? Port-Royal demeure le type même de la construction critique, une construction qui est amorcée dans la réalité, mais qui n’y est pas L’Entretien avec M. de Saci et Port-Royal emploient également Montaigne à une construction, ici à une construction critique, là-bas à une construction morale.
M. Seillière, dans une série d’ouvrages déjà longue, a utilisé de façon intéressante cette idée de génération, en étudiant les traits propres de ce qu’il appelle les cinq générations rousseauistes, sans qu’il lui soit encore possible sans doute, de dire si la nôtre constitue la première génération anti-rousseauiste. Les Essais de psychologie contemporaine de M. Bourget nous offrent un excellent exemple d’une critique construite autour de l’idée de génération. M. Bourget s’est efforcé d’y donner un inventaire de ce que sa génération, en abordant la vie, avait trouvé dans l’héritage de ses aînés immédiats. Ces Essais ont marqué une date importante en critique. Ils nous ont laissé l’habitude de ces inventaires par lesquels on donne acte de leur influence aux auteurs
La critique, qui construit ses Idées, genres, suites, générations, peut-on dire qu’elle construise aussi des pays ? Le paradoxe paraîtrait peut-être singulier. Quelle réalité plus matérielle, plus palpable, plus antérieure à la critique que le pays des écrivains, que leurs racines nationales ou locales ? Dirons-nous que c’est la critique qui construit, comme une bâtisse abstraite, comme un « palais d’idées » la France de la littérature française, l’Allemagne de la littérature germanique ?
Oui, dans la même mesure à peu près que les genres, les chaînes et les générations. C’est aujourd’hui pour la critique une attitude spontanée que de rattacher la nature d’un écrivain à la nature du pays qui l’a produit, de dégager la figure d’un pays littéraire, En réalité
Jamais la critique classique n’a pensé que les origines locales d’un auteur dussent être prises en considération pour expliquer cet auteur. Pendant deux cents ans les écrivains eux-mêmes paraissent ignorer qu’ils sont d’un pays déterminé. Ronsard et Du Bellay se veulent avec fierté Vendômois et Angevin, mais ensuite, pour trouver un homme qui se dise joyeusement et amoureusement d’un certain pays, qui accorde sa phrase à certaines inflexions locales et maternelles de ciels, de montagnes et d’eaux, comme Racine accorda ses vers sur des visages et des corps d’actrices, il faut attendre Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève. Et pour que le sentiment singulier de Rousseau devienne un sentiment commun, puissant, un grand fleuve sur la France et l’Europe, il faut attendre le romantisme, tant le romantisme allemand que le romantisme français. Le grand livre, le grand ancêtre, c’est le Tableau de la France de Michelet, qui est de 1833. Alors, un Lamartine se drape inépuisablement dans la riche étoffe de son Mâconnais ; un Hugo, fils d’officier et qui n’a eu pour berceau que les fourgons de la Grande-Armée, Notre-Dame (il ne fera dans les Misérables que reprendre son bien aux Mystères de Paris). Et la critique suit la littérature. Déjà, autour de madame de Staël, avec Sismondi, Bonstetten, s’était formée cette idée des deux nations modernes, celle du Nord et celle du Midi, irréductibles l’une à l’autre : par là parvient dans la critique une grande antithèse à la Pascal, qui a subsisté. Mais après Michelet, Taine arrive. Il introduit en critique les charpentes, les constructions géographiques, ethnographiques. Il a expliqué plus qu’il n’a senti, il a voulu expliquer plus qu’il n’a expliqué ; ses généralisations oratoires et ses tableaux pittoresques datent infiniment plus que les analyses moins ambitieuses de Sainte-Beuve. Mais l’idée et le sentiment des pays et des racines sont restés ensuite incorporés durablement à la critique. Barrès se serait voulu Lorrain avec moins de précision et de persévérance s’il n’avait lu, dans les bibliothèques de quartier, les pages de La Fontaine et ses Fables sur la Champagne.
Tout le paysage de la critique française a été transformé par là. On pourrait aujourd’hui penser la critique elle-même sous cette forme géographique et locale qu’elle cherche, depuis
Cette critique nationaliste de Méridionaux a pour antipode et pour contrepoids une critique de tradition cosmopolite, qu’on peut appeler critique genevoise, et qui prend son origine dans le salon de madame de Staël. Deux idées critiques ont leur siège sur le Léman. D’abord l’idée d’un pont franco-germanique par lequel passerait le meilleur du eAllemagne, d’Amiel, de Scherer. Ensuite l’idée d’une coupe morale dans la littérature française, d’un point d’où la littérature française apparaîtrait comme une littérature de moralistes : c’est la conception de Vinet et de Scherer. Ces deux idées exercent en France une grande influence sur la critique professionnelle. De la dernière est sorti le Port-Royal de Sainte-Beuve, et l’action de Vinet ne s’est pas arrêtée à Sainte-Beuve, elle a aussi été très forte sur Brunetière. Et de la première est née cette question qui se pose aujourd’hui à la critique : France ou Europe ? Fine critique française ou critique européenne « Nous aurons beaucoup profité le jour où nous romprons avec la superstition des littératures étrangères et que nous reviendrons au culte trop délaissé de nos traditions nationales. »
Mais sept ans plus tard, en 1892 il s’écriait : « Depuis tantôt huit ou dix siècles qu’il se fait, en quelque manière, d’un bout de l’Europe à l’autre bout, un commerce ou un échange d’idées, il serait temps enfin de s’en apercevoir, et, en s’en apercevant, il serait bon de subordonner l’histoire des littératures particulières à l’histoire générale de la littérature de l’Europe. »
Il eut d’ailleurs encore de temps de changer, et son ignorance de l’étranger avait en somme intérêt à rester sur ses premières positions. Mais le problème local, national, international se pose en matière de critique comme en matière de politique ; la critique n’y a pas été conduite seulement par ses affinités politiques, elle y a été menée surtout par ses voies propres, par son évolution intérieure, par son besoin de produire et de construire des Idées.
Ces quatre Idées en lesquelles paraît bien tenir toute l’activité constructrice de la critique, toute sa capacité d’architecture,
La critique classique a préféré la première, qui ne l’a pas menée bien loin, puisqu’elle n’a pas produit, jusqu’à La Harpe, une œuvre d’ensemble, un « discours » dont se soit accrue la grande littérature. La critique du eHistoire de la littérature française de Nisard est construite autour d’une idée de durée : la formation, la révélation, l’épanouissement de l’esprit français. Le Port-Royal de Sainte-Beuve isole, suit, développe un morceau caractéristique de durée française, pris au cœur du grand siècle. Taine et Brunetière ont ordonné cette durée en tableaux didactiques et oratoires. La critique qui s’attache à un écrivain, qui le construit à la manière dont le peintre
Mais cette coïncidence reste en partie fictive, cette construction implique une invention. La vraie critique coïncide avec le mouvement créateur des hommes, des œuvres, des siècles, des littératures, oui ; mais elle y emploie l’énergie et l’originalité de son propre mouvement créateur. Quand elle réalise un de ses très rares chefs-d’œuvre, elle se comporte devant la réalité littéraire comme le romancier devant la réalité morale ou sociale. Elle étudie certes les hommes, mais des hommes qui sont considérés et traités comme une nature, et auxquels s’ajoute la critique comme l’homme à la nature, — homo additus naturæ, criticus additus litteris
Il est généralement entendu, parmi les écrivains, que l’artiste est un créateur et que le critique, qui ne crée rien, n’a pour métier que de regarder, de juger et surtout de louer ce que les autres ont créé. D’autre part, l’éloge le plus haut qu’on puisse adresser à un grand critique consiste à dire que la critique, au niveau où il sait l’élever, devient vraiment création. Quelle est donc cette création ?
Une architecture, dirions-nous peut-être. Mais il y a architecte et architecte. Un architecte « construit » une maison de rapport, tandis que Michel-Ange a « créé » le dôme de Saint-Pierre. Construire implique l’emploi de matériaux préexistants, l’exécution d’un plan, une application de l’intelligence mécanicienne ; mais créer c’est participer à la puissance même de la nature, c’est produire, par un génie analogue au sien, des êtres vivants comme les siens. Les idées de genre
Créer n’est pas imiter. Créer c’est faire du nouveau. Si nous découvrons ou reconnaissons une création en critique, il faudra que ce soit une création propre à la critique, une création où la critique prenne conscience d’elle-même en tant que puissance créatrice
On sait quel emploi Taine a fait de la faculté maîtresse, qui fut elle-même la pièce maîtresse de sa critique. On sait aussi à quel point cette théorie est aujourd’hui hors d’usage, et que personne ne se risquerait à l’employer. Taine se plaisait à y voir une manière d’appliquer à la critique la méthode des naturalistes. Mais ce rapprochement a dû être fait après coup, quand sa critique était déjà formée. La filiation est sans doute tout autre. Taine a voulu que la critique employât pour expliquer les œuvres d’art l’opération au moyen de laquelle l’artiste les crée. Il a cru modeler la création critique sur la création esthétique. Il s’est trompé, comme l’apprenti sorcier.
La principale partie de l’art, au théâtre et dans le roman, surtout en France, consiste à peindre des caractères. Corneille, Racine et Molière, Stendhal et Balzac ont peint des caractères humains. Bien. D’autre part, au eeLes Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Le terme de caractère était d’ailleurs pris au livre de Théophraste, toutes les variétés de sens de mot français se retrouvant dans celles du mot grec, et le livre de Théophraste se tenant, avec la comédie nouvelle, dans un rapport assez analogue à celui du livre de La Bruyère avec le théâtre de son temps. Il s’agit d’un critique moraliste qui à la fois s’inspire du théâtre, cherche à le remplacer et voudrait même le régenter. Le critique dit : « Moi aussi je fais des caractères, moi aussi je suis artiste. Voyez ! » Voyons donc. Les caractères de La Bruyère sont-ils vrais ? Oui. Sont-ils vivants ? Non. Vous ne les avez jamais rencontrés, ni La Bruyère non plus. Ce qu’il a rencontré, ce sont des hommes, et il a extrait de ces hommes de quoi former ces caractères. Et qu’en a-t-il extrait ? Ce qui lui Tartufe dans Onuphre ? La critique naturelle à un critique, c’est-à-dire à un abstracteur, à un homme qui cherche la faculté unique, la faculté maîtresse, la faculté abstraite, et qui reproche à Molière d’avoir procédé par facultés composées, par facultés adverses, par facultés concrètes, c’est-à-dire de n’avoir pas fait œuvre de critique. Stendhal, ayant
La faculté maîtresse ou unique relève donc plutôt des qualités d’abstraction et de généralisation habituelles aux critiques que des qualités d’observation et de création naturelles aux artistes. Taine est conduit à sa théorie à la fois par son éducation de logicien et par l’influence de Balzac. Balzac crée volontiers, au contraire de Stendhal et de Flaubert, des personnes animés par une seule passion, absorbés, comme des caractères de La Bruyère, dans une formule unique, mais vivante et puissante. Ce réaliste idéalise et construit plus que personne. Et Faguet remarque avec raison que là est peut-être, chez Taine, grand balzacien, l’origine de la « faculté maîtresse »
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Mais où le parti pris de Balzac a réussi, le parti pris du critique a échoué. Ni la vérité, ni la vraisemblance ne sont indispensables au romancier, mais bien ce que M. Paul Bourget nomme la crédibilité. Balzac nous fait croire à Grandet et à Hulot, et cela suffit. Ils sont ce qu’il veut et ce qu’il peut les faire Ruy-Blas, certaines exigences intérieures obligent souvent l’artiste à habiller chez lui le maître en valet, le valet en maître ; le critique accepte cette transformation comme vraie et y ajoute d’autres transformations simplificatrices. Tout cela est nécessaire à la construction. Mais une critique qui veut coïncider avec un élan
Ce que nous venons d’apercevoir en Taine nous mettrait peut-être dans la voie que longe plus ou moins ce courant créateur. Je considère Taine comme une belle intelligence, comme un admirable écrivain, et qui eut des parties d’homme de génie. Or saisir vraiment le génie de Taine, tout aussi bien que le génie de n’importe quel artiste ou de n’importe quel penseur, ce ne serait pas faire comme faisait Taine, l’enfermer dans un quadrillé d’idées, le déduire d’une idée ou le construire sur une idée. Ce serait le prendre dans un courant antérieur aux idées de la critique, et qui déposerait sur son chemin cette réalisation du premier degré que sont les œuvres, cette réalisation du second et du troisième degré, que sont ces idées. Les œuvres d’un artiste sont pour lui tantôt une façon de s’exprimer, tantôt une façon de se libérer, tantôt une façon de se contredire, tantôt une façon de lutter contre lui-même, tantôt une façon de se mentir à lui-même. Il faut distinguer chez un homme, dit à peu près La Bruyère, le caractère qu’il a, le caractère
C’est pourtant cette complexité que la critique voudrait canaliser dans quelques idées simples, ou épuiser par une grenaille de petits faits. Elle va par là dans la voie la plus facile, la plus naturelle. Les petits faits, les anecdotes, l’artiste les a laissés là, derrière lui, en pleine lumière, à pied d’œuvre : il n’y a qu’à se baisser pour les prendre. Les idées générales, il en a pareillement fourni l’amorce, le plan, lorsqu’il a donné, par sa vie, par ses Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, qui serait, avec William Shakespeare, le chef-d’œuvre d’une critique purement créatrice. « Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, — ou l’occasion — ou la seule lassitude accumulée d’être précisément ce qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous évoque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, toute habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour l’éternité littéraire. » Et ce n’est pas seulement ce feuillet de quelque Journal des Goncourt qui nous déforme, ce sont les feuillets de notre œuvre même, écrite pour nous déformer aux yeux d’autrui, pour laisser de nous une image qui n’est pas nous. Hoc se quisque modo fugit.
Cette fuite, la critique ne pourrait-elle en repérer les empreintes et en restituer le William Shakespeare. Cette solution du problème consiste à achever le génie en tant que construction, mais non à coïncider avec lui en tant que création. La critique ordinaire suppose l’œuvre faite. La critique de Valéry et de Hugo suppose l’œuvre parfaite (c’est le sens de l’
qu’on a reproché, sans le comprendre, à Hugo). Il faudrait supposer l’œuvre non encore faite, l’œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse.admirer comme une brute
En d’autres termes la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie, au sens où l’on dit que la géométrie engendre une figure lorsqu’elle la définit par le mouvement qui la donne. Mais l’image même que j’emploie ici indique à quel point une engendrer a encore sa raison d’être en physique et en chimie, parce qu’il s’agit là de phénomènes matériels, et que la matière apparente se ramène pour le philosophe, comme l’espace et le mouvement pour le géomètre, à une convention utile. Utile à quoi ? À la vie. Mais la vie n’est pas une convention, la vie c’est la réalité même dont nous participons. Et dès qu’il s’agit de la vie, le mot engendrer prend un tout autre sens. Il signifie créer du nouveau, créer un être qui vit une vie imprévisible, une vie autre que notre vie. Pour un mathématicien, engendrer un cercle et engendrer un enfant représentent deux opérations très évidemment différentes. La critique qui concevrait l’extrême ambition d’engendrer le génie, d’engendrer, en épousant le mouvement créateur qui les a formés, un Shakespeare, un Hugo, un Vinci, cette critique devrait comporter à la fois les deux sens du mot engendrer, le premier sens puisqu’il s’agit d’une création de l’esprit, le second sens
C’est dire que lorsque nous parlons de critique créatrice, qui épouserait la genèse même de l’œuvre qu’elle a à expliquer, nous nous plaçons à une limite, nous imaginons un idéal théorique qu’il est impossible d’atteindre. Mais cet idéal nous n’avons pas besoin de l’atteindre. Pour être aimantés, échauffés, éclairés par lui, il nous suffit de le penser. Et puis, si originales que soient les œuvres de génie, elles sont faites par des hommes, et pour des hommes ; nous vibrons avec elles dans la mesure où elles sont chargées d’humanité, et le sentiment par lequel nous en épousons la beauté ne diffère pas en nature du sentiment qui les a créées. Le meilleur de la critique réside dans cette sympathie de sentiment, et c’est pourquoi l’intelligence seule ne fait jamais qu’une « On ne saurait trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; et que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs et l’œil juge de l’harmonie. »
Aussi refuse-t-il à Boileau le titre de grand critique, et j’imagine que Brunetière doit se fonder sur ce passage ou d’autres analogues, lorsqu’il accuse Marmontel de faire déjà de la critique romantique.
Car c’est bien le romantisme qui a introduit dans la critique cette étincelle vivante, ce désir et cet idéal de création. En faisant couler dans les veines du sentiment un sang plus riche, en lui donnant un air plus vif à respirer, il l’a rendu plus apte sinon à juger le sentiment, du moins à le reconnaître, à le relayer, à vibrer avec lui ou à son occasion. Il a fourni à la critique sa troisième dimension, celle dans laquelle elle a un corps, circule et vit. On oublie trop que c’est avec le romantisme qu’est née la grande critique française, et que, si elle l’a combattu, si elle a montré souvent au foyer paternel une figure injuste et renfrognée de fille montée en graine, il n’en
Le romantisme a été un mouvement de sympathie, et la critique devient créatrice dans la mesure où elle s’incorpore des puissances de sympathie. C’est en dehors de tout élément de sympathie que le mathématicien engendre un cercle. C’est dans la sympathie absolue de la vie, de ce « tout sympathique à lui-même »
que l’être vivant engendre un être vivant. La génération créatrice, en critique, doit être
Nous sommes habitués aujourd’hui à la première forme de cette critique créatrice, nous y sommes même installés. Une semaine comme faisait Sainte-Beuve, quelques mois comme faisait Jules Lemaître conférencier, plusieurs années comme fait l’agrégé qui prépare sa thèse dans la bonne paix d’un lycée de province, vivre avec un auteur, rechercher ses traces, penser à lui, s’imprégner de son esprit et lui prêter un peu du sien, le retrouver sans cesse au coin de ses lectures, de ses pensées, de ses promenades, voilà un mode de critique qui nous est devenu tout à fait familier, et qui pourtant ne date pas de bien longtemps. Au eeVie de M. Descartes par Adrien Pétrarque de l’Abbé de Sade. Mais cela n’a pas grand rapport avec la critique vivante telle que nous l’entendons aujourd’hui. Ce secret de familiarité, de divination, de création, qui s’emploie à copier un auteur comme un graveur copie une peinture, je dirais qu’il date du eeVie du Docteur Johnson. En tout cas l’ancienne critique française, la critique classique l’ignorait. Montaigne le possédait en puissance, et on imagine avec vraisemblance ce qu’il en eût écrit, s’il s’était voulu homme de lettres. Mais il fallait les puissances conjuguées du romantisme et de la résurrection historique, il fallait Chateaubriand et Michelet, pour qu’en France la littérature s’annexât ce magnifique domaine.
Il y fallait cette collaboration du temps, mais il y faut aussi une disposition morale, à savoir l’amour et surtout l’amitié. N’oublions pas la leçon de l’étrangère de Mantinée : l’amour c’est la production dans la beauté. La critique créatrice ne se contente pas de jouir de la beauté littéraire, elle produit, en cette beauté, elle produit ces beaux discours dont parle Platon, elle les produit par l’amour. Mais ne prenons pas ici l’amour au sens tout à fait limité du mot. Il a souvent mal inspiré les
Laissons la rançon et le revers, ne voyons l’amitié qu’en elle-même, ne connaissons d’elle que les beaux fruits qu’elle donne sur la branche tendue vers nous. Elevons l’amitié à toute la plénitude de sens qu’elle contracte dans ce titre de Barrès, les Amitiés françaises, ces amitiés dans lesquelles et par lesquelles se crée une continuité de famille et de nation. Ainsi des amitiés littéraires. Là où il y a amitié il y a création. On pourrait discerner une amitié littéraire spontanée, une critique créatrice spontanée, inécrite, et qui n’est autre que l’influence. Tout ce qu’un Montaigne, un Descartes, un Pascal, un Rousseau, un Sainte-Beuve suggèrent de vivant et d’agissant à des générations de lecteurs, tout ce qui, bien longtemps après leur mort, les fait vivre de façon impérissable et dramatique dans des milliers d’âmes, cela c’est bien de l’amitié et c’est bien de la création. Amitié et création deviennent de la critique quand elles passent « Parcourant et contemplant la pleine mer de la beauté, il enfantera en une philosophie inépuisable nombre de beaux et magnifiques discours. »
Et c’est l’abondance et la qualité de ces discours qui mesurent, d’une certaine façon, le degré de la beauté littéraire, son importance dans la nature et la vie humaine.
Chez un Sainte-Beuve, un Lemaître, un grand critique romantique, cette production dans une beauté déjà existante, elle consiste principalement à prendre sur elle une série indéfinie et toujours ouverte de vues. Aucun critique ne peut coïncider pleinement ni même approximativement avec la nature intégrale d’un artiste, mais il n’y a pas de grand artiste qui ne donne lieu à des vues différentes dont la quantité infinie coïnciderait avec son être, comme un polygone d’une quantité infinie de côtés coïnciderait avec le cercle. Nous avons ainsi sur Rousseau, Chateaubriand ou Hugo un certain nombre de vues partielles et partiales, inexactes en tant que l’équation personnelle du critique
Création continuée de l’artiste par la critique, mais aussi, sur un autre registre, création continuée de l’œuvre par les artistes, où la critique dit son mot et fait son travail propre. Une œuvre d’art peut provoquer la production de trois manières : elle peut être imitée, elle peut être parodiée, elle peut être proprement continuée, et les deux dernières appartiennent, dans une bonne mesure, au genre de la critique.
Laissons l’imitation de côté. C’est par elle qu’un genre, une œuvre littéraire, affirment leur fécondité, et l’hommage de Campistron à Racine, si différent qu’il soit de celui de Sainte-Beuve et de Lemaître, n’en est pas moins un hommage. Campistron comme Sainte-Beuve crée quelque chose à l’occasion de Racine. Le malheur pour lui est qu’il crée pour lui ressembler, tandis que la création du
La critique n’a donc guère de ressemblance ni de rapports avec l’imitation, mais elle en a avec ce genre de déformation qui s’appelle la parodie. Celui qui a produit une bonne parodie a vraiment fait œuvre de critique créatrice. Au début du eer à Madrid se consolait avec Amadis. Ce n’est pas la critique qui les a déclassés auprès des gens de goût : elle n’existait pas. C’est la mode, et c’est aussi la parodie, celle de Rabelais et celle de Cervantès. Les deux scènes où Euripide a parodié deux scènes d’Eschyle sont deux bonnes critiques faites du point de vue des vraisemblances. On a trouvé parfois que les parodies du Virgile travesti mettaient pittoresquement en lumière quelques faiblesses de l’original. Et une anthologie des parodies ne manquerait pas de saveur.
Plaideurs deux vers du Cid. Il me souvient d’une analyse fort amusante du Docteur Pascal, contée sur ce ton par Faguet, recueillie dans ses Propos littéraires, et qui doit enlever aux lecteurs dépourvus de réaction toute envie de lire le livre.
La parodie peut s’appeler une critique constructrice, constructrice puisqu’elle construit ou peut construire une œuvre d’art réelle, qui subsiste par elle-même, critique puisqu’elle est écrite à propos d’un ouvrage, et d’un auteur, dont elle met les faiblesses en lumière et d’où elle fait jaillir le ridicule inconscient qui s’y cachait. Mais, d’autre part, le mot de critique destructrice conviendrait aussi bien, puisque parodier une œuvre c’est, par un biais, s’efforcer de la ruiner. Éliminons donc les deux termes. La parodie n’est pas de la critique proprement dite, mais les traits de
L’imitation est une création continuée qui se dégrade, la parodie est une création continuée qui se retourne. Peut-on imaginer une critique tellement supérieure qu’elle pourrait être dite une création qui se continue en créant toujours plus intensément, c’est-à-dire en dépassant l’œuvre sur laquelle elle s’appuie et qu’elle commente, en la contenant, comme disent les philosophes, éminemment, en répondant victorieusement au défi coutumier de l’auteur ou du lecteur : Faites-en donc autant ? Pourquoi pas ?
Si, exception faite pour Pascal, on donnait à choisir à un homme d’aujourd’hui entre la perte de tous les ouvrages des Messieurs de Port-Royal et le Port-Royal de Sainte-Beuve, la décision ne serait pas douteuse : à l’exception d’une petite minorité d’érudits et de vieux jansénistes, Sainte-Beuve emporterait tous les suffrages. Voilà donc un cas où le rapport ordinaire est renversé. Au lieu que les auteurs soient le chêne et la critique le lierre parasite, c’est la critique qui, pour la postérité, devient le chêne. Bien entendu, cela ne réussit que si l’auteur est de second ordre et le critique du
Cas privilégié, disons-nous, parce qu’en droit il ne peut se produire que très rarement. Il faut, en effet, que ces conditions soient réalisées : comme auteur, un homme qui ait assez de génie pour être un très grand critique et pas assez de génie pour sortir du monde de ses lectures : comme sujet un ou des écrivains qui soient assez grands, assez importants pour fournir à une intéressante et profonde étude critique, pas assez pour éclipser eux-mêmes leur critique.
Cependant nous pouvons, pour trouver un second exemple (je n’en vois pas de troisième) aller plus haut encore que Sainte-Beuve et Port-Royal. La critique pleinement créatrice, celle qui ne s’appuie sur une œuvre elle-même parfaite que pour la retourner et la maîtriser de toutes les façons, la féconder, la dépayser, en faire le point de départ d’une création géniale qui demeure pourtant jusqu’au bout incorporée à la critique, elle a été réalisée au moins une fois, et c’est par Platon dans le Phèdre.
Phèdre ? La critique littéraire d’un discours de Lysias, que reproduit Platon (l’authenticité si discutée, du discours de Lysias, paraît établie par le soin qu’à Platon de le faire lire et non réciter). Ce discours après l’avoir critiqué, Socrate le refait, et si on ne pourrait dire que le sien soit supérieur à celui de Lysias, tout au moins ne lui est-il pas inférieur. Et en tout cas Socrate « en a fait autant ». Mais les deux discours se tiennent également sur un certain plan. Socrate, averti par le signe démoniaque, passe, pour refaire un troisième discours, sur un plan nouveau. C’est le plan contraire de celui de la parodie. Tandis que la parodie critique et refait une œuvre en la précipitant dans le plan inférieur (qui serait, à la limite, le plan du critique envieux, du Zoïle légendaire), Socrate l’élève au contraire sur le plan supérieur : d’une part, se souvenant que l’Amour est dieu et que Lysias et lui n’en ont parlé qu’humainement, il passe sur le plan divin. D’autre part il passe du plan de la rhétorique sur le plan de la dialectique, du plan de la dialectique sur le plan du mythe philosophique, au-dessus duquel il n’y a rien.
Mais si le Phèdre réalise le chef-d’œuvre de la critique, c’est qu’il n’est pas écrit par un critique. Il est écrit par un poète dramatique Lettre à l’Académie. Il commence dans la région même de la Lettre à l’Académie, et de là, par une série de plans, il s’élève non pas jusqu’au mysticisme de Fénelon, mais jusqu’au mysticisme où aspira le Fénelon du pur amour et autour duquel il tourna sans y entrer. Là encore nous ne connaissons qu’une exception heureuse. De même que le genre du dialogue a réellement cessé après Platon, aussi bien que le genre de la tragédie après Racine, ne traînant jusqu’à nous qu’une file d’imitateurs pâles, de même aucune œuvre critique n’a approché du Phèdre, n’a retrouvé à la même source le même mouvement créateur.
Rien ne nous empêche cependant d’attendre, d’espérer, d’imaginer une puissante critique philosophique et poétique retrouvant un mouvement de ce genre. Mais l’élan vital, la force de synthèse permise à la critique rencontreront toujours un obstacle en un point, celui-ci. Même sous son aspect constructeur, sous sa figure créatrice, l’esprit critique correspond à quelque chose qui se défait plutôt
eGénie du Christianisme.
Les Français, que Nietzsche a appelés le plus chrétien de tous les peuples, avaient pris en face du christianisme, après l’échec de la Réforme française, deux attitudes opposées : construire en lui et par lui,
, ce qui fut l’idéal du omnia instaurare in Christoeeintéressés, se substitue une idée désintéressée : comprendre. Pour que cet idéal puisse être cherché raisonnablement en matière de religion, il ne faut pas que la religion soit trop forte ni trop faible, il faut qu’elle en soit au point et à l’époque où l’a trouvée Chateaubriand, il faut qu’entre le jour du eeGénie du Christianisme, c’est en effet, pour Chateaubriand, l’élan vital du christianisme, mais cet élan vital au moment où un sculpteur peut le saisir, le traduire en plastique et en beauté, où une sensibilité géniale peut l’aimer, où une intelligence géniale peut le comprendre, et où manque la volonté géniale de le vivre réellement.
Le Génie du Christianisme a donné au romantisme une partie de son atmosphère poétique et historique, mais il a donné aussi à la littérature son atmosphère critique, sa capacité de large, belle, souple et vivante critique. J’ai dit comment Port-Royal est sorti du Génie du Christianisme, comment Génie de Port-Royal. Mais en ce sens large, toute grande œuvre de critique littéraire, et même les œuvres moyennes, si elles restent étrangères à l’apologétique et au parti pris, peuvent recevoir ce nom de Génie. Nisard lui-même est éclos à l’ombre de M. de Chateaubriand, a éprouvé devant le manuscrit des Mémoires d’Outre-Tombe les fraîches admirations que révèle sa correspondance. Et son histoire de la littérature classique, charpentée par l’idée de l’esprit français, ne peut-elle s’appeler un Génie du Classicisme ? Brunetière a repris ce Génie. Taine a écrit un Génie de la Littérature anglaise, Lemaître un Génie de Racine. Comparez la critique du eGénies, un de ces êtres intermédiaires, une de ces brillantes et bienfaisantes nuées (j’amorce ici la parole pour la contradiction, et je sais d’ailleurs qu’Ixion n’est pas Jupiter), nuées flottantes entre le ciel et la terre, voilà qui donne aujourd’hui, et depuis un siècle, à la critique, son rayonnement et sa fleur.