Copyright © 2019 Sorbonne Université, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CCBY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
« L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine, pendant un temps donné, une série de siècles, ou chez un peuple déterminé. Il pourrait étudier, décrire, raconter tous les événements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient accomplies dans l’intérieur de l’homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait choisi. »
L’histoire s’est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis soixante ans en France et cela par l’étude des littératures.
On a découvert qu’une œuvre littéraire n’est pas un simple jeu d’imagination, le caprice isolé d’une tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d’un état d’esprit. On en a conclu qu’on pouvait, d’après les monuments littéraires, retrouver la façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles. On l’a essayé et on a réussi.
Lorsque vous tournez les grandes pages roides d’un in-folio, les feuilles jaunies d’un
manuscrit, bref un poëme, un code, un symbole de foi, quelle est votre première
remarque ? C’est qu’il ne s’est point fait tout seul. Il n’est qu’un moule pareil à une
coquille fossile, une empreinte, pareille à l’une de ces formes déposées dans la pierre
par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et sous
le document il y avait un homme. Pourquoi étudiez-vous la coquille, sinon pour vous
figurer l’animal ? De la même façon vous n’étudiez le document qu’afin de connaître
l’homme ; la coquille et le document sont des débris morts, et ne valent que comme
indices de avec les yeux
de notre tête. Qu’y a-t-il sous les jolis feuillets satinés d’un poëme moderne ?
Un poëte moderne, un homme comme Alfred de Musset, Hugo, Lamartine ou Heine, ayant fait
méditations ou des sonnets modernes. — De même sous une
tragédie du dix-septième siècle, il y a un poëte, un poëte comme Racine, par exemple,
élégant, mesuré, courtisan, beau diseur, avec une perruque majestueuse et des souliers à
rubans, monarchique et chrétien de cœur, « ayant reçu de Dieu la grâce de ne rougir en
aucune compagnie, ni du roi, ni de l’Évangile » ; habile à amuser le prince, à lui
traduire en beau français « le gaulois d’Amyot », fort respectueux envers les grands, et
sachant toujours, auprès d’eux, « se tenir à sa place », empressé et réservé à Marly
comme à Versailles, au milieu des agréments réguliers d’une nature policée et
décorative, parmi les révérences, les grâces, les manéges et les finesses des seigneurs
brodés qui sont levés matin pour mériter une survivance, et des dames charmantes qui
comptent sur leurs doigts les généalogies afin d’obtenir un tabouret. Là-dessus,
consultez Saint-Simon et voir à peu près les hommes
d’autrefois.
Ceci est le premier pas en histoire ; on l’a fait en Europe à la renaissance de l’imagination, à la fin du siècle dernier, avec Lessing, Walter Scott ; un peu plus tard en France avec Chateaubriand, Augustin Thierry, M. Michelet et tant d’autres. Voici maintenant le second pas :
Quand vous observez avec vos yeux l’homme visible, qu’y cherchez-vous ? L’homme
invisible. Ces paroles la psychologie. Si vous voulez observer cette opération, regardez le
promoteur et le modèle de toute la grande culture contemporaine, Gœthe, qui, avant
d’écrire son Iphigénie, emploie des journées à dessiner les plus
parfaites statues, et qui, enfin, les yeux remplis par les nobles formes du paysage
antique, et l’esprit pénétré des beautés harmonieuses de la vie antique, parvient à
reproduire si exactement en lui-même les habitudes et les penchants de l’imagination
grecque, qu’il donne une sœur presque jumelle à l’Antigone de Sophocle et aux déesses de
Phidias. Cette divination Cromwell de
Carlyle, l’autre le Port-Royal de Sainte-Beuve ; il verra avec quelle
justesse, quelle sûreté, quelle profondeur, on peut découvrir une âme sous ses actions
et sous ses œuvres ; comment, sous le vieux général, au lieu
Tel est le second pas ; nous sommes en train de l’achever. Il est l’œuvre propre de la
critique contemporaine. Personne ne l’a fait aussi juste et aussi grand que
Sainte-Beuve ; à cet égard, nous sommes tous ses élèves ; sa méthode renouvelle
aujourd’hui dans les livres et jusque dans les journaux toute la critique littéraire,
philosophique et religieuse. C’est d’elle qu’il faut partir pour commencer l’évolution
ultérieure.
Quand, dans un homme, vous avez observé et noté un, deux, trois, puis une multitude de
sentiments, cela vous suffit-il, et votre connaissance vous semble-t-elle complète ?
Est-ce une psychologie qu’un cahier de remarques ? Ce n’est pas une psychologie, et, ici
comme ailleurs, la recherche des causes doit venir après la collection des faits. Que
les faits soient physiques ou moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes ; il y
en a pour l’ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour
le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le vice et la vertu sont des produits
comme le vitriol et le sucre, et toute donnée complexe naît par la rencontre d’autres
données plus simples dont elle dépend. Cherchons donc les données simples pour les
qualités morales, comme on les cherche pour les qualités physiques, et considérons le
premier fait venu ; par exemple une musique religieuse, celle d’un temple protestant. Il
y a une cause intérieure qui a tourné l’esprit des fidèles vers ces graves et monotones
mélodies, une cause plus large que son effet, je veux dire l’idée générale
Il y a donc un système dans les sentiments et dans les idées humaines, et ce système a
pour moteur premier certains traits généraux, certains caractères d’esprit et de cœur
communs aux hommes d’une race, d’un siècle ou d’un pays. De même qu’en minéralogie les
cristaux, si divers qu’ils soient, dérivent de quelques formes corporelles simples, de
même, en histoire, les civilisations, si diverses qu’elles soient, dérivent de quelques
formes spirituelles simples. Les uns s’expliquent par un élément géométrique primitif,
comme les autres par un élément psychologique primitif. Pour saisir l’ensemble des
espèces minéralogiques, il faut considérer d’avance un solide régulier en général, ses
faces et ses angles, et dans cet abrégé apercevoir les innombrables transformations dont
il est capable. Pareillement, si vous voulez saisir l’ensemble des variétés historiques,
considérez d’avance une âme humaine en général, avec ses deux ou trois facultés
fondamentales, et dans cet abrégé vous apercevrez les principales formes qu’elle peut
présenter. Après tout, cette sorte de tableau idéal, le géométrique comme le
psychologique, n’est guère complexe, et on voit assez vite les limites du cadre où les
civilisations, comme les cristaux, sont forcées de se renfermer. représentations des objets, c’est-à-dire ce qui flotte intérieurement
devant lui, subsiste quelque temps, s’efface, et revient, lorsqu’il a contemplé tel
arbre, tel animal, bref, une chose sensible. Ceci est la matière du reste, et le
développement de cette matière est double, spéculatif ou pratique, selon que ces
représentations aboutissent à une conception générale ou à une résolution active. Voilà tout l’homme en raccourci ; et c’est dans
cette enceinte bornée que les diversités humaines se rencontrent, tantôt au sein de la
matière primordiale, tantôt dans le double développement primordial. Si petites qu’elles
soient dans les éléments, elles sont énormes dans la masse, et la moindre altération
dans les facteurs amène des altérations gigantesques dans les produits. Selon que la
représentation est nette et comme découpée à l’emporte-pièce, ou bien confuse et mal
délimitée, selon qu’elle concentre en soi un grand ou un petit nombre de caractères de
l’objet, selon qu’elle est violente et accompagnée d’impulsions ou tranquille et
entourée de calme, toutes les opérations et tout le train courant de la machine humaine
sont transformés. — Pareillement encore, selon que le développement ultérieur de la
représentation varie, tout le développement humain varie. Si la conception générale à
laquelle elle aboutit est une simple notation sèche, à la façon chinoise, la langue
devient une sorte d’algèbre, la religion et la poésie s’atténuent, la philosophie se
Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, Spinoza, la race, le milieu et le moment. Ce qu’on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l’homme
apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences
marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. Elles varient selon les
peuples. Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et
de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes
capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et
aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement De l’origine des espèces. — Prosper Lucas, De
l’hérédité.Éthique. 4e Partie,
axiome.
Le milieu.
Lorsqu’on a ainsi constaté la structure intérieure d’une race, il faut considérer le
milieu dans lequel elle vit. Car l’homme n’est pas seul dans le
monde ; la nature l’enveloppe et les autres hommes l’entourent ; sur le pli primitif et
permanent viennent s’étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances
physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. Tantôt le
climat a fait son effet. Quoique nous ne puissions suivre qu’obscurément l’histoire des
peuples aryens depuis leur patrie commune jusqu’à leurs patries définitives, nous
pouvons affirmer cependant que la profonde différence qui se montre entre les races
germaniques d’une part et les races helléniques et latines de l’autre, provient en
grande partie de la différence des contrées où elles emporium de frontière, et d’une aristocratie armée qui,
important et enrégimentant sous elle les étrangers et les vaincus, mettait debout deux
corps hostiles l’un en face de l’autre, et ne trouvait de débouché à ses embarras
intérieurs et à ses instincts rapaces que dans la guerre systématique ; la seconde
exclue de l’unité et de la grande ambition politique par la permanence de sa forme
municipale, par la situation cosmopolite de son pape et par l’intervention militaire des
nations voisines, reportée tout entière, sur la pente de son magnifique
Le moment. Comment l’histoire est un problème de mécanique psychologique. Dans quelles limites on peut prévoir.
Il y a pourtant un troisième ordre de causes ; car avec les forces du dedans et du
dehors, il y a l’œuvre qu’elles ont déjà faite ensemble, et cette œuvre elle-même
contribue à produire celle qui suit ; outre l’impulsion permanente et le milieu donné,
il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances
environnantes opèrent, ils n’opèrent point sur une table rase, mais une table où des
empreintes sont déjà marquées. Selon qu’on prend la table à un moment
ou à un autre, l’empreinte est différente ; et
Il reste à chercher de quelle façon ces causes appliquées sur une nation ou sur un
siècle y distribuent leurs effets. Comme une source sortie d’un lieu élevé épanche ses
nappes selon les hauteurs et d’étage en étage jusqu’à ce qu’enfin elle soit arrivée à la
plus basse assise du sol, ainsi la disposition d’esprit ou d’âme introduite dans un
peuple par la race, le moment ou le milieu se répand avec des proportions Consulter, pour voir cette échelle d’effets coordonnés : Renan, Montesquieu, La philosophie alexandrine ne naît qu’au contact de l’Orient. Les vues
métaphysiques d’Aristote sont isolées ; d’ailleurs chez lui, comme chez Platon,
elles ne sont qu’un aperçu. Voyez par contraste la puissance systématique dans
Plotin, Proclus, Schelling et Hegel, ou encore l’audace admirable de la spéculation
brahmanique et bouddhique. J’ai essayé plusieurs fois d’exprimer cette loi, notamment dans la préface des Langues sémitiques, 1er chapitre. — Mommsen, Comparaison des civilisations grecque et romaine, 2e chapitre, 1er volume, 3e édition.
— Tocqueville, Conséquences de la démocratie en Amérique, 3e volume.tous les groupes où il entre seront modifiés à proportion. Si le
sentiment d’obéissance n’est que de la crainteEsprit des lois, Principes des trois
gouvernements.la loi des dépendances
mutuellesEssais de critique et d’histoire.
Arrivés là nous pouvons entrevoir les principaux traits des transformations humaines,
et commencer à chercher les lois générales qui régissent non plus des événements, mais
des classes d’événements, non plus telle religion ou telle littérature, mais le groupe
des littératures ou des religions. Si par exemple on admettait qu’une religion est un
poëme métaphysique accompagné de croyance ; si on remarquait en outre qu’il y a certains
moments, certaines races et certains milieux, où la croyance, la faculté poétique et la
faculté métaphysique se déploient ensemble avec une vigueur inusitée ; si on considérait
que le christianisme et le bouddhisme sont éclos à des époques de synthèses grandioses
et parmi des misères semblables à l’oppression qui souleva les exaltés des Cévennes ; si
d’autre part on reconnaissait que les religions primitives sont nées à l’éveil de la
raison humaine, pendant la plus riche floraison de l’imagination humaine, au temps de la
plus belle naïveté et de la plus grande crédulité ; si on considérait encore que le
mahométisme apparut avec l’avènement de la prose poétique et la conception de l’unité
nationale, chez un peuple dépourvu de science, au moment d’un soudain développement de
l’esprit ; on pourrait conclure qu’une
Aujourd’hui l’histoire en est là, ou plutôt elle est tout près de là, sur le seuil de
cette recherche. La question posée en ce moment est celle-ci : Étant donné une
littérature, une philosophie, une société, un art, telle classe d’arts, quel est l’état
moral De 1550 à 1750.problème de psychologie. Il y a un système particulier d’impressions et
d’opérations intérieures qui fait l’artiste, le croyant, le musicien, le peintre, le
nomade, l’homme en société ; pour chacun d’eux, la filiation, l’intensité, les
dépendances des idées et des émotions sont différentes ; chacun d’eux a son histoire
morale et sa structure propre, avec quelque disposition maîtresse et quelque trait
dominateur. Pour expliquer chacun d’eux, il faudrait écrire un chapitre d’analyse
intime, et c’est à peine si aujourd’hui ce travail est ébauché. Un seul homme, Stendhal,
par une tournure d’esprit et d’éducation singulière, l’a entrepris, et encore
aujourd’hui la plupart des lecteurs trouvent ses livres paradoxaux et obscurs ; son
talent et ses idées étaient prématurés ; on n’a pas compris ses admirables divinations,
ses mots profonds jetés en passant, la justesse étonnante de ses notations et de sa
logique ; on n’a pas vu que sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il
expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les
grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur les procédés scientifiques,
l’art de chiffrer, de décomposer et de déduire, que le premier il marquait les causes
fondamentales, j’entends les nationalités, les climats et les tempéraments ; bref, qu’il
traitait des sentiments
Si vous longez la mer du Nord depuis l’Escaut jusqu’au Jutland, vous vous apercevrez
d’abord que le trait marquant du pays est le manque de pente ; marécages, landes et
bas-fonds : les fleuves, péniblement, se traînent, enflés et inertes, avec de longues
ondulations noirâtres ; leur eau extravasée suinte à travers la rive, et reparaît
au-delà en flaques dormantes. En Hollande le sol n’est qu’une boue qui fond ; à peine
si la terre surnage çà et là par une croûte de limon mince et frêle, alluvion du
fleuve que le fleuve semble prêt à noyer. Au-dessus planent les lourds nuages, nourris
par les exhalaisons éternelles. Ils tournent lentement leurs ventres violacés,
noircissent, et tout d’un coup fondent en averses ; la vapeur, semblable aux fumées
d’une chaudière, rampe incessamment sur l’horizon. Ainsi arrosées, les plantes
pullulent ; à l’angle du Jutland et du continent, dans un sol gras, Malte-Brun, t. IV, 398, Danemark signifie Tableau de Ruysdaël, galerie de M. Baring. Des trois îles saxonnes, North
Strandt, Busen et Héligoland, North Strandt a été envahie par la mer en 1300,
1483, 1532, 1615, et presque détruite en 1634, — Busen est une plaine unie,
battue de tempêtes, qu’il a fallu entourer d’une digue, — Héligoland a été
dévastée par la mer en 800, en 1300, en 1500, en 1649, cette dernière fois si
terriblement, qu’il n’est resté d’elle qu’un morceau. — Turner, I,
118. Henri Heine, C’est à 9 ou 10 milles, près d’Héligoland, qu’on trouve pour la première fois des
profondeurs de vingt perches. Palgrave, Notes d’un voyage en Angleterre. Léonce de Lavergne, champ bas. Sans
compter les baies, golfes et canaux, la seizième partie du pays est occupée par
les eaux. Le patois jutlandais a encore beaucoup de ressemblance avec
l’anglais.Die nordsee. Voir dans Tacite, Annales, liv. II, l’impression des Romains. Truculentia
cœli.Watten, Platen, Sande, Düneninseln.Saxon commonwealth, t. I.commons, comme aux temps De l’agriculture anglaise. Le sol est
beaucoup plus mauvais que celui de la France.
De grands corps blancs, flegmatiques, avec des yeux bleus farouches, et des cheveux
d’un blond rougeâtre ; des estomacs voraces, repus de viande et de fromage, réchauffés
par des liqueurs fortes ; un tempérament froid, tardif pour l’amour Tacite, Bède, V. 10. Sidoine, VIII, 6. Lingard, Zosime, III, 147. Ammien Marcellin, XXVIII, 526. Vikings. Aug. Thierry, Francs, Frisons, Saxons, Danois, Norvégiens, Islandais, sont un même peuple. La
langue, les lois, la religion, la poésie diffèrent à peine. Ceux qui sont plus au
nord restent plus tardivement dans les mœurs primitives. La Germanie aux quatrième
et cinquième siècles, le Danemark et la Norvége au septième et au huitième,
l’Islande aux dixième et onzième siècles, offrent le même état, et les documents
de chaque pays peuvent combler les lacunes qu’il y a dans l’histoire des
autres. Tacite, Turner, Tacite, Kemble, Turner, III, 238. Mot de Milton ( « Tantæ sævitiæ erant fratres illi quod, cum alicujus nitidam villam
conspicerent, dominatorem de nocte interfici juberent, totamque progeniem illius
possessionemque defuncti obtinerent. » Turner, III, 32. Henri de Huntington, VI,
367.De moribus Germanorum, passim : Diem, noctemque
continuare potando, nulli probrum. — Sera juvenum Venus. — Totos dies juxta
focum atque ignem agunt. — Dargaud, Voyage en Danemark. Six
repas par jour, le premier à 5 heures du matin. Voir les figures et les repas à
Hambourg et à Amsterdam.Histoire
d’Angleterre.Hist. sancti Edmundi, t. VI, 441 apud
Surium. Voir l’Yglingasaga, et surtout la Saga
d’Egill.pigment, toutes ces
fortes et âpres boissons qu’ils ont pu ramasser, et se trouvent égayés et ranimés.
Ajoutez-y le plaisir de se battre. Ce n’est pas avec de tels instincts qu’on atteint
vite à la culture ; pour la trouver naturelle et prompte, il faut aller la chercher
dans les sobres et vives populations du Midi. Ici le tempérament lent et lourdDe moribus Germanorum, XXII : Gens nec astuta, nec
callida.Pictorial history of England, by Craig and Mac-Farlane, I, 337.
W. de Malmsbury. Henri de Huntington, VI, 365.History of the Anglo-Saxons, III, 29.toute la journée servir à boire
dans des cornes et autres vaisseaux. » Quand les convives étaient rassasiés, la harpe
passait de mains en mains, et la rude harmonie de ces voix profondes montait haut sous
les voûtes. Les monastères eux-mêmes, au temps du roi Edgard, retentissaient jusqu’au
milieu de la nuit de jeux, de chants et de danses. Crier, boire, s’agiter, sentir ses
veines échauffées et gonflées par le vin, entendre et voir autour de soi le tumulte de
l’orgie, c’était le premier besoin des barbaresDe moribus Germanorum, XXII, XXIII.Saxons in England, I, 70 ; II, 184. « Les actes d’un
parlement anglo-saxon sont une série de traités de paix entre
toutes les associations qui composent l’État, une révision et un renouvellement
continuels de toutes les alliances offensives et défensives entre tous les hommes
libres. Ils sont universellement des contrats mutuels pour le maintien de la
paix. » (Frid.)Lois d’Ina.Kites and Crows). Lingard, t. I, ch. III. Cette
histoire ressemble beaucoup à celle des Francs dans les Gaules. Voy. Grégoire de
Tours. Les Saxons comme les Francs s’amollissent un peu, mais surtout se
dépravent, et sont pillés et massacrés par leurs frères du Nord restés
sauvages.Pictorial history, I, 171. Vita sancti Dunstani.
Anglia sacra, II.Pictorial history, I, 270. Vie de S. Wulston,
évêque.Penè gigas statura, dit le chroniqueur. 1055. Kemble, I, 393.
Henri de Huntington, liv. VI, 367.
Sous cette barbarie native, il y avait des penchants nobles, inconnus au monde
romain, et qui de ses débris devaient tirer un meilleur monde. Au premier rang, « un
certain sérieux qui les écarte des sentiments frivoles et les mène sur la voie des
sentiments « Ein sinniger Ernst, der sie dem Eitlen entfuhrt, und auf die Spur des Erhabenen
leitet. » Grimm, Tacite, XX, XXIII, XI, XII, XIII Tacite, XII. « Une fois mariées, ce sont exactement des couveuses occupées à faire des
enfants, et en adoration perpétuelle devant le faiseur. » Stendhal, Tacite, XIX, VIII, XVI. Kemble, I, 232. Tacite, XIV. Kemble, I, 32. « In omni domo, nudi et sordidi… Plus per otium transigunt, dediti somno,
ciboque ; totos dies juxta focum atque ignem agunt. » Grimm, 53, Vorrede, Tacite, X. « Deorum nominibus appellant secretum illud, quod sola reverentia vident. » Plus
tard, à Upsal par exemple, il y eut des statues. (Adam de Brême.) Wuotan (Odin) signifie, par sa racine, le Tout-Puissant, celui qui pénètre et
circule à travers tout. (Grimm, Voyez M. Bergmann en a traduit plusieurs poëmes ; j’emprunte parfois sa traduction.
Visions de la Vala. Discours de Vafthrudnis, etc. Fafnismâl, Edda, t. III. Cette épopée est commune aux races du Nord comme
l’Iliade aux peuplades de la Grèce, et se retrouva presque tout entière en
Allemagne dans les Niebelungen. Ce mot désigne les hommes qui combattaient sans cuirasse, probablement vêtus
d’une simple blouse.Mythologie, 52. Vorrede.et passim. On peut voir encore
les traces de ce goût dans les constructions anglaises.hommes. Chacun chez soi, sur sa terre et dans sa
hutte, est maître de soi, debout et entier, sans que rien le courbe ou l’entame. Quand
la communauté prend quelque chose de lui, c’est qu’il l’accorde. Il voté armé dans
toutes les grandes résolutions communes, juge dans l’assemblée, fait des alliances et
des guerres privées, émigré, agit et osede l’Amour en Allemagne.Mythologie.)passim. Edda Sœmundi, Edda Snorri. Ed. Copenhague, 3
vol.
Ils viennent s’établir en Angleterre, et si désordonnée que soit la société qui les
assemble, elle est fondée, comme en Germanie, sur des sentiments généreux. La guerre
est à chaque porte, je le sais, mais les vertus guerrières sont derrière chaque
porte ; le courage d’abord, et aussi la fidélité. Sous la brute il y a l’homme libre
et aussi l’homme de cœur. Il n’y a point d’homme parmi eux qui, à ses propres
risques Voyez la vie de Sweyn, d’Hereward, etc., même au temps de la
conquête. Beowulf, « Gens nec callida, nec astuta. » Tacite. The Wanderer, the Exile’s song. Codex Exoniensis, publié par Thorpe. Beowulf, 48. Turner, III, 08. Alfred emprunte ce portrait à Boëce, mais le refait presque entier. Kemble pense que le fond de ce poëme est très-ancien, peut-être contemporain de
l’invasion des Angles et des Saxons, mais que la rédaction actuelle est
postérieure au septième siècle. Monstres de l’eau. Fen-dwelling.passim. Death of Byrhtnoth.Pictorial history, I,
340.Kemble’s Beowulf, texte et
traduction. Les personnages sont danois.
Un poëme presque entier, deux ou trois débris de poëmes, voilà tout ce qui subsiste
de cette poésie laïque Conybeare’s illustrations of anglo-saxon poetry. Bataille de Finsburg. — La
collection complète des poésies anglo-saxonnes a été publiée par
M. Grein. La lance, l’épée. Turner, III, 280. Chant sur la bataille de Brunanburh. Les plus habiles entre les érudits qui savent l’anglo-saxon reconnaissent
l’obscurité de cette pensée. V. Turner, Conybeare, Thorpe, etc. Turner, III, 261. Nos traductions, si littérales qu’elles soient, faussent le
texte ; notre langue est trop claire, trop gouvernée par la logique ; on ne peut
comprendre cette forme d’esprit extraordinaire, qu’en prenant un dictionnaire, et
en déchiffrant pendant quinze jours quelques pages d’anglo-saxon. Turner remarque que la même idée exprimée par le roi Alfred, en prose, puis en
vers, occupe dans le premier cas seize mots, et dans le second sept. History of the Anglo-Saxons, III, 269.
Une race ainsi faite était toute préparée pour le christianisme, par sa tristesse,
par son aversion pour la vie sensuelle et expansive, par son penchant pour le sérieux
et le sublime. Quand les habitudes sédentaires eurent livré leur âme à de longs
loisirs, et diminué la fureur qui soutenait leur religion meurtrière, ils inclinèrent
d’eux-mêmes vers une foi nouvelle. La vague adoration des grandes puissances
naturelles qui éternellement se combattent pour se détruire et renaissent pour se
combattre, avait depuis longtemps disparu dans un lointain obscur. La société, en se
formant, amenait avec soi l’idée de la paix et le besoin de la justice, et les dieux
guerriers languissaient 596-625, Aug. Thierry, I, 81, Bède, 2, XII. Il vaut mieux suivre la traduction du
roi Alfred que le latin de Bède.
« Tu te souviens peut-être, ô roi, d’une chose qui arrive quelquefois, dans les jours
d’hiver, lorsque tu es assis à table avec tes comtes et tes thanes. Ton feu est allumé
et ta salle chauffée, et il y a de la pluie, de la neige et de l’orage au dehors.
Vient alors un passereau qui traverse la salle à tire-d’aile ; il est entré par une
porte, il sort par une autre ; ce petit moment, pendant lequel il est dedans, lui est
doux ; il ne sent point la pluie ni le mauvais temps de l’hiver ; mais cet instant est
court, l’oiseau s’enfuit en un clin d’œil, et de l’hiver il repasse dans l’hiver.
Telle me semble la vie des hommes sur la terre, en comparaison du temps incertain qui
est au-delà. Elle apparaît pour peu de temps ; mais quel est le temps qui vient après,
et le temps qui est avant ? Nous ne le savons pas. Si donc cette nouvelle doctrine
peut nous en apprendre
Cette inquiétude, ce sentiment de l’immense et obscur V. Jouffroy, Michelet, préface de Vers 680. Voyez Conybeare’s au-delà,
cette grave éloquence mélancolique, sont le commencement de la vie spirituelleProblème de la destinée humaine.la Renaissance. Didion, Histoire de Dieu.Codex Exoniensis, publié par
Thorpe.Illustrations, 222.
« Pour toi une maison fut bâtie — avant que tu fusses né. — Pour toi un moule fut façonné — avant que tu fusses sorti de ta mère ; — sa hauteur n’est point marquée, — ni sa profondeur mesurée ; — il ne sera point fermé, — si long que soit le temps, — jusqu’à ce que je t’amène — là où tu resteras, — jusqu’à ce que je mesure — toi et les mottes de la terre. — Ta maison n’est pas à haute charpente. — Elle n’est pas haute, elle est basse — quand tu es dedans. — L’entrée est basse. — Les côtés ne sont pas hauts. — Le toit est bâti — tout près de ta poitrine. — Ainsi tu habiteras — dans la terre froide, — obscure et noire, — qui pourrit tout. — Sans portes est cette maison, — et il fait sombre au dedans. — Là, tu es solidement retenu, — et la mort tient la clef. — Hideuse est cette maison de terre, — et il est horrible d’habiter dedans. — Là, tu habiteras, — et les vers avec toi. — Là, tu es déposé, — et tu quittes tes amis. — Tu n’as pas d’ami — qui veuille venir avec toi. — Qui jamais s’enquerra — si cette maison t’agrée ! — Qui jamais ouvrira — pour toi la porte, — et te cherchera ! — Car bientôt tu deviens hideux, — et odieux à regarder. »
Jérémie Taylor a-t-il trouvé une peinture plus lugubre ? Kemble, t. I, liv. I, XII. Dans ce chapitre il a rassemblé une foule de traits
qui marquent la persistance de l’ancienne mythologie.
Par cette conformité naturelle, ils se sont trouvés capables de faire des poëmes
religieux qui sont de véritables poëmes ; on n’est puissant dans les œuvres de
l’esprit que par la sincérité du sentiment personnel et original. S’ils peuvent conter
des tragédies bibliques, c’est qu’ils ont l’âme tragique et à demi biblique. Ils
mettent dans leurs vers, comme les vieux prophètes d’Israël, leur véhémence farouche,
« Alors and Holopherne — fut échauffé par le vin. — Dans les salles de ses convives, — il poussa des éclats de rire et des cris, — il hurla et rugit, — de sorte que les enfants des hommes — purent entendre de loin — quelle clameur, quelle tempête de cris — poussait le chef terrible, — excité et enflammé par le vin. — Les coupes profondes — furent souvent portées — derrière les bancs. — De sorte que l’homme pervers, — le farouche distributeur de richesses, — lui et ses hommes, — pendant tout le jour — s’enivrèrent de vin, — jusqu’à ce qu’ils fussent tombés, — gisants et soûlés ; — toute sa noblesse, — comme s’ils étaient morts. »
La nuit venue, il commande que l’on conduise dans sa tente « la vierge illustre, la jeune fille brillante comme une fée » ; puis, étant allé la retrouver, il s’affaisse ivre au milieu de son lit. Le moment était venu pour « la fille du Créateur, pour la sainte femme. »
« Elle saisit le païen — fortement par la chevelure, — elle le tira par les membres — vers elle ignominieusement. — Et l’homme malfaisant, — odieux, — fut livré à sa volonté. — La femme aux cheveux tressés — frappa le détestable ennemi — avec l’épée rouge — jusqu’à ce qu’elle eût tranché à demi son cou. — De sorte qu’il était gisant, — évanoui et blessé à mort. — Il n’était pas encore mort, ni tout à fait sans vie. — Elle frappa alors violemment, — la femme glorieuse en force ! — une seconde fois, — le chien païen, — jusqu’à ce que sa tête — eût roulé sur le sol. — L’ignoble carcasse gisait sans vie ; — son âme alla tomber sous l’abîme, — et
là fut plongée au fond, — attachée avec du soufre, — blessée éternellement par les vers. — Enchaîné dans les tourments, — durement emprisonné, il brûle dans l’enfer. — Après sa vie, — englouti dans les ténèbres, — il ne peut plus espérer — qu’il s’échappera de cette maison des vers. — Mais il restera là, — toujours et toujours, — sans fin, dorénavant — dans cette caverne — vide des joies de l’espoir. »
Quelqu’un a-t-il entendu un plus âpre accent de haine satisfaite ? Quand Clovis eut écouté la Passion, il s’écria : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » Pareillement ici le vieil instinct guerrier s’enflammait au contact des guerres hébraïques. Sitôt que Judith est rentrée,
« Les hommes sous leurs casques — sortent de la sainte cité — dès l’aurore. — Ils font gronder les boucliers. — Ils rugissent bruyamment. — À ce cri se réjouissent — dans les bois le loup maigre — et le corbeau décharné, — l’oiseau avide de carnage ; — tous les deux accourent de l’Ouest, — parce que les fils des hommes ont — pensé à leur préparer — leur soûlée de cadavres. — Et vers eux volent dans leurs sentiers — le rapide dévorateur, l’aigle — aux plumes grises ; — le milan de son bec recourbé — chante la chanson d’Hilda. — Les nobles guerriers s’avancèrent, — les hommes aux cottes de mailles, vers la bataille, — armés de boucliers, — les bannières gonflées… — Promptement ils firent voler — des pluies de flèches, — serpents d’Hilda, — de leurs arcs de corne. — Il y avait dans la plaine — une tempête de lances. — Furieusement se déchaînaient — les ravageurs de la bataille. — Ils envoyaient leurs dards — dans la foule des chefs… — Eux qui auparavant avaient enduré — les reproches des étrangers, — les insultes des païens, — leur payèrent à ce jeu des épées — tout ce qu’ils avaient souffert. »
Grein, Bibliothek der Angelsæchsischen poesie.
Le cantique de l’Exode est-il plus saccadé, plus véhément et plus sauvage ? Ces hommes peuvent parler de la création comme la Bible, puisqu’ils parlent de la destruction comme la Bible. Ils n’ont qu’à descendre dans leur fond intime ils y trouveront une émotion assez forte pour tendre leur âme jusqu’au niveau du Tout-Puissant. Cette émotion était déjà dans leurs légendes païennes, et Cœdmon, pour raconter l’origine des choses, n’a besoin que de trouver les anciens rêves, tels qu’ils se sont fixés dans les prophéties de l’Edda.
« Il n’y avait encore — rien qui fût, — sauf l’obscurité, — comme d’une caverne ; — mais le vaste abîme — s’ouvrait
profond et obscur, — étranger à son Seigneur, — sans forme encore et sans usage. — Sur lui le roi sévère — tourna les yeux, — et contempla le gouffre triste. — Il vit les noirs nuages — se presser sans repos, — noirs, sous le ciel — sombre et désert. — Il fit d’abord, l’éternel Seigneur ! — le Père de toutes les créatures ! — la terre et le firmament. — Il mit en haut le firmament, — et cette vaste étendue de la terre, il l’établit — par sa force redoutable, — le tout-puissant Roi !… — La terre n’était pas encore — verte de gazon ; — mais l’Océan, — noir d’une obscurité éternelle, — au loin et au large — couvrait les chemins déserts . » M. Kemble, 1, 407, a montré que l’analogie subsiste jusque dans les images de ce chant et du morceau correspondant de l’Edda.
Ainsi parlera plus tard Milton, héritier des voyants hébreux, dernier des voyants scandinaves, mais muni, pour développer sa pensée, de toutes les ressources de l’éducation et de la civilisation latines. Et néanmoins il n’ajoutera rien au sentiment primitif. On n’acquiert point l’instinct religieux ; on l’a dans le sang et on en hérite ; il est ainsi des autres, en premier lieu de l’orgueil, de l’indomptable énergie qui a conscience d’elle-même, qui révolte l’homme contre toute domination, et l’affermit contre toute douleur. Le Satan de Milton est déjà dans celui de Cœdmon, comme un tableau dans une esquisse ; c’est que tous les deux ont leur modèle dans la race ; et Cœdmon a trouvé ses originaux dans les guerriers du Nord, comme Milton dans les puritains.
« Pourquoi implorerais-je — sa faveur — ou m’inclinerais-je devant lui — avec quelque obéissance ? — Je puis
être — un Dieu, comme lui. — Debout avec moi ! — forts compagnons, — qui ne me tromperez pas dans cette lutte ! — Guerriers au cœur hardi, — qui m’avez choisi — pour votre chef ! — Illustres soldats ! — Avec de tels guerriers, en vérité ! — on peut choisir un parti ; — avec de tels combattants, — on peut saisir un poste. — Ils sont mes amis zélés, — fidèles dans l’effusion de leur cœur. — Je puis, comme leur chef, — gouverner dans ce royaume, — je n’ai pas besoin de flatter personne, — je ne resterai plus dorénavant — son sujet ! »
Il est vaincu ; sera-t-il plié ? Il est précipité « dans la cité d’exil, dans le séjour des gémissements et des haines âpres, dans la nuit éternelle, hideuse, traversée de fumée et de flammes rouges » ; va-t-il se repentir ? Il s’étonne d’abord, il se désespère ; mais c’est le désespoir d’un héros :
« Est-ce là le lieu étroit
— où mon maître m’enferme ? — Bien différent, en effet, des autres — que nous connaissions — là-haut dans le royaume du ciel ! — Oh ! si j’avais — le libre pouvoir de mes mains, — et si je pouvais, pour un temps, — sortir ! — seulement pour un hiver, — moi et mon armée ! — Mais des liens de fer — m’entourent, — des nœuds de chaînes me tiennent abattu. — Je suis sans royaume ! — Les entraves de l’enfer — me serrent si étroitement ! — m’enlacent si durement. — Ici sont de larges flammes, — au-dessus et au-dessous ; — je n’ai jamais vu — de campagne plus hideuse. — Ce feu ne languit jamais ; — sa chaleur monte par-dessus l’enfer. — Les anneaux qui m’entourent, — les menottes qui mordent ma chair — m’empêchent d’avancer, — m’ont barré mon chemin ; — mes pieds sont liés, — mes mains emprisonnées. — Voilà où Dieu m’a confiné. » Ce début est dans Milton. On pense que, par l’érudit Junius, il a pu avoir quelque connaissance de ce poëme.
C’est ici que s’est arrêtée la culture étrangère ; par-delà le christianisme, elle
n’a pu greffer sur ce tronc barbare aucun rameau fructueux ni vivant. Toutes les
circonstances qui ailleurs avaient adouci la séve sauvage, manquaient ici. Les Saxons
avaient trouvé la Bretagne abandonnée des Romains ; ils n’avaient point subi comme
leurs frères du continent l’ascendant d’une civilisation supérieure ; ils ne s’étaient
point mêlés aux habitants du sol ; ils les avaient toujours traités en ennemis ou en
esclaves, poursuivant comme des loups ceux qui s’étaient réfugiés dans les montagnes
de l’Ouest, exploitant comme des bêtes de somme ceux qu’ils avaient conquis avec le
sol. Tandis que les Germains de la Gaule, de l’Italie et de l’Espagne devenaient
Romains, les Saxons gardant leur langue, leur génie et leurs mœurs, faisaient en
Bretagne une Germanie hors de la Germanie. Cent cinquante ans après la conquête,
l’importation du christianisme et le commencement d’assiette acquise par la société
qui se pacifiait, firent germer une sorte de littérature, et l’on vit paraître Bède le
Vénérable, plus tard Alcuin, Ils sentent eux-mêmes leur impuissance et leur décrépitude. Bède, divisant
l’histoire du monde en six périodes, dit que la cinquième, qui s’étend du retour
de Babylone à la naissance du Christ, est la période sénile ; la sixième est la
présente, Mort en 901. Adlhem, mort en 709. Bède, mort en 735. Alcuin vivait sous
Charlemagne, Érigène sous Charles le Chauve. Voici le latin de Boëce, si étudié, si joli, et qu’on ne saurait rendre en
français.ætas decrepita, totius morte sæculi
consummanda.Consolation de Boëce ; mais cette traduction même
témoigne de la barbarie des auditeurs. Il récrit le texte pour l’approprier à leur
intelligence ; les jolis vers de Boëce, un peu prétentieux, travaillés, élégants,
peuplés de souvenirs classiques, d’un style raffiné et serré, digne de Sénèque, se
changent en une prose naïve, longue, traînante, et
« Il arriva autrefois qu’il y avait un joueur de harpe dans le pays qu’on appelait Thrace ; c’était un pays en Grèce. Ce joueur de harpe était extraordinairement bon. Son nom était Orphée. Il avait une femme très-bonne, elle s’appelait Eurydice. Alors les gens commencèrent à dire de ce joueur de harpe, qu’il savait si bien jouer de la harpe que les bois dansaient
et que les pierres se remuaient au son, et que les bêtes sauvages accouraient à lui et restaient là comme si elles eussent été apprivoisées, si tranquilles que, quand même des hommes ou des chiens venaient contre elles, elles ne les évitaient pas. Et on dit aussi que la femme du joueur de harpe mourut et que son âme fut conduite en enfer. Alors le joueur de harpe devint très-triste, si bien qu’il ne pouvait plus demeurer avec les autres hommes ; mais il allait dans les bois, et s’asseyait sur les montagnes, la nuit comme le jour, et pleurait et jouait de la harpe ; alors les bois se remuaient et les rivières s’arrêtaient, et nul cerf ne fuyait les lions, et nul lièvre les chiens ; et nulle bête ne ressentait peur ou haine des autres, à cause de la douceur du son. Alors il sembla au joueur de harpe que rien ne lui plaisait plus dans ce monde. Alors il pensa qu’il pourrait aller trouver les dieux de l’enfer, et essayer de les adoucir avec sa harpe, et les prier de lui rendre sa femme. »
Voilà comme on parle quand on veut faire entrer une pensée bégayante. Boëce avait pour lecteurs des sénateurs, des hommes cultivés qui entendaient aussi bien que nous les moindres allusions mythologiques ; toutes ces allusions, Alfred est obligé de les reprendre, de les développer, à la façon d’un père ou d’un maître qui prend entre ses genoux son petit garçon, lui contant les noms, qualités, crimes, châtiments que le latin ne fait qu’indiquer ; mais l’ignorance est telle que le précepteur lui-même aurait besoin d’être averti ; il prend les Parques pour les Furies, et donne gratuitement trois têtes à Caron comme à Cerbère. Enfin, voici Orphée devant Pluton :
« Quand il eut longtemps et longtemps joué de la harpe, alors parla le roi des habitants de l’enfer. Et il dit : Donnons à l’homme sa femme. Car il l’a gagnée par sa musique. Il lui commanda alors de bien faire attention de ne pas regarder par derrière après qu’il serait parti, et dit que, s’il regardait par derrière, il perdrait sa femme. Mais les hommes ont beaucoup de peine, si même ils le peuvent, à retenir leur amour. Las ! las ! Voilà qu’Orphée emmena sa femme avec lui jusqu’à ce qu’il fût venu à la borne de la lumière et de l’obscurité. Puis venait après lui sa femme. Quand il fut arrivé à la lumière, il regarda derrière lui du côté de sa femme. Alors aussitôt elle fut perdue pour lui. »
Nul ornement dans ce récit ; nulle finesse comme dans l’original ; Alfred a bien
assez de se faire comprendre. Que va devenir entre ses mains la noble morale
platonicienne, l’adroite interprétation imitée
« Cette fable apprend à tout homme qui veut fuir les ténèbres de l’enfer et arriver à la lumière du vrai bien, à ne point regarder ses anciens vices, de façon à les pratiquer derechef aussi pleinement qu’auparavant. Car quiconque, avec une pleine volonté, tourne son âme vers les vices qu’il avait auparavant quittés, et les pratique, ils lui agréent pleinement, il ne pense jamais à les quitter, et il perd tout son ancien bien, si derechef il ne s’amende. »
Le sermon est approprié à son auditoire de thanes ; les Danois, qu’Alfred venait de convertir par l’épée, avaient besoin d’une morale claire. Si on leur eût traduit exactement les derniers mots de Boëce, ils auraient ouvert de grands yeux stupides et se seraient endormis.
C’est que tout le talent d’une âme inculte gît dans la force et dans la sincérité de
ses sensations. Hors de là, elle est impuissante ; l’art de penser et de raisonner est
au-dessus d’elle. Ceux-ci perdent tout génie en perdant leur fièvre ardente. Ils
balbutient gauchement et lourdement de sèches chroniques, sortes d’almanachs
historiques. Vous diriez des paysans qui, en sortant du labour, viennent inscrire avec
de la craie, sur une table enfumée, la date d’une disette, le prix du blé, les
changements de temps et les décès Ingram’s Saxon chronicle.
« Année du Seigneur, 611. Cette année Cynegills succéda à la royauté dans le Wessex et l’occupa trente et un hivers. Cynegills était le fils de Céol, Céol celui de Cutha, Cutha celui de Cyuric.
« 614. Cette année Cynegills et Cwichelin combattirent à Bampton, et tuèrent deux mille quarante-six Gallois.
« 678. Cette année apparut une comète en août, et elle brilla chaque matin pendant trois mois, comme un rayon de soleil. — L’évêque Wilfrid ayant été chassé de son évêché par le roi Everth, deux évêques furent consacrés à sa place.
« 901. Cette année mourut Alfred, le fils d’Ethelwolf, six jours avant la messe de tous les saints. Il était roi de toute la nation anglaise, excepté de cette partie qui était sous le pouvoir des Danois. Il tint le gouvernement trente hivers, moins un an et demi. Et alors Edward, son fils, prit le gouvernement.
« 902. Cette année il y eut un grand combat dans l’Holme entre les hommes de Kent et les Danois.
« 1077. Cette année furent réconciliés le roi des Franks et Guillaume, roi d’Angleterre ; mais cela ne dura que peu de temps. Cette année Londres fut brûlée, la nuit d’avant l’Assomption de sainte Marie, si terriblement qu’elle ne l’avait jamais été autant depuis qu’elle fut bâtie. »
Ainsi parlent avec une sécheresse monotone les pauvres moines qui, après Alfred,
compilent et notent les gros événements visibles ; de loin en loin, quelques
réflexions pieuses, un mouvement de passion,
Par-delà cette barrière, qui séparait invinciblement la civilisation de la barbarie,
il y en avait une autre non moins forte qui séparait le génie saxon du génie latin. La
puissante imagination germanique, où les visions éclatantes et obscures affluent
subitement et débordent par saccades, faisait contraste avec l’esprit raisonneur dont
les idées ne se rangent et ne se développent qu’en files régulières, en sorte que si
le barbare, dans ses essais classiques, gardait quelque portion de ses instincts
primitifs, il ne parvenait qu’à produire une sorte de monstre grotesque et affreux. Un
d’entre eux, cet Adlhem, parent du roi Ina, qui sur le pont de la ville chantait à la
fois des ballades profanes et des hymnes sacrées, trop imbu de la poésie nationale
pour imiter simplement les modèles antiques, décora les vers latins et la prose latine
de toute « la pompe anglaise Mot de Guillaume de Malmesbury. Primitus (pantorum procerum prætorumque pio potissimum paternoque præsertim
privilegio) panegyricum poemataque passim prosatori sub polo promulgantes,
stridula vocum symphonia ac melodiæ cantilenæque carmine modulaturi
hymnizemus.
Telle est cette race, la dernière venue, qui, dans la décadence de ses sœurs, la
grecque et la latine, apporte dans le monde une civilisation nouvelle avec un
caractère et un esprit nouveaux. Inférieure en plusieurs endroits à ses devanciers,
elle les surpasse en plusieurs autres. Parmi ses bois, ses boues et ses neiges, sous
son ciel inclément et triste, dans sa longue barbarie, les instincts rudes ont pris
l’empire ; le Germain n’a point acquis l’humeur joyeuse, la facilité expansive, le
sentiment de la beauté harmonieuse ; son grand corps flegmatique est resté farouche et
roide, vorace et brutal ; son esprit inculte et tout d’une pièce est demeuré enclin à
la sauvagerie et rétif à la culture. Alourdies et figées, ses idées ne savent pas
s’étaler aisément, abondamment, avec une suite naturelle et une régularité
involontaire. Mais cet esprit exclu du sentiment du beau n’en est que plus propre En Islande, patrie des plus farouches rois de la mer, il n’y a plus de crimes ;
les prisons ont été employées à d’autres usages ; les seules punitions sont des
amendes. D’après le Warton, Pictorial history, I, 249. « Toutes les villes, et même les
villages et les hameaux que possède aujourd’hui l’Angleterre, paraissent avoir
existé depuis les temps saxons… La division actuelle en paroisses est presque sans
altération celle du dixième siècle. »Doomsday-book, M. Turner évalue à trois cent mille
le nombre des chefs de famille indiqués. Si chaque famille est de cinq personnes,
cela fait un million cinq cent mille. Il ajoute cinq cent mille pour les quatre
comtés du Nord, pour Londres et plusieurs grandes villes, pour les moines et le
clergé des campagnes qui ne sont point comptés… Il faut n’accepter ces chiffres
que sous toute réserve. Néanmoins ils sont d’accord avec ceux de Mackintosh, de
George Chalmers et de plusieurs autres ; beaucoup de faits prouvent que la
population saxonne était très-nombreuse, et tout à fait hors de proportion avec la
population normande.History of English poetry. Préface.
Il y avait déjà un siècle et demi que sur le continent, dans l’affaissement et la
dissolution universelle, une nouvelle société s’était faite et de nouveaux hommes
avaient surgi. Contre les Normands et les brigands, les braves à la fin avaient fait
ferme. Ils avaient planté leurs pieds dans le sol, et le chaos mouvant des choses
croulantes s’était fixé par l’effort de leurs grands cœurs et de leurs bras. À
l’embouchure des fleuves, aux défilés des montagnes, sur la lisière des marches
dévastées, à tous les passages périlleux, ils avaient bâti leurs forts, chacun le
sien, chacun sur sa terre, chacun avec sa bande de fidèles, et ils avaient vécu à la
façon d’une armée disséminée mais en éveil, campés et ligués dans leurs châteaux, les
armes en main, et en face de l’ennemi. Sous cette discipline un peuple redoutable
s’était formé, cœurs Voir, entre autres peintures de mœurs, les premiers récits de la première
croisade : Godefroy fend un Sarrasin jusqu’à la ceinture. — En Palestine, une
veuve était obligée, jusqu’à soixante ans, de se marier, parce que nul fief ne
pouvait rester sans défenseur. — Un chef espagnol dit à ses hommes épuisés, après
une bataille : « Vous êtes trop las et trop blessés ; mais venez vous battre avec
moi contre cette autre troupe ; les blessures fraîches que nous recevrons nous
feront oublier celles que nous avons reçues. » — En ce temps-là, dit la Chronique générale d’Espagne, les rois, comtes
et nobles, et tous les chevaliers, afin d’être prêts à toute heure, tenaient leurs
chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes.
Le 27 septembre 1066, à l’embouchure de la Somme, on pouvait voir un grand
spectacle : quatre cents navires à grande voilure, plus de mille bateaux de transport,
et soixante mille hommes qui s’embarquaient. Le soleil se levait magnifiquement après
de longues pluies ; les trompettes sonnaient, les cris de cette multitude armée
montaient jusqu’au ciel ; à perte de vue, sur la plage, dans la rivière largement Voir, pour tous les détails, Sur trois colonnes d’attaque, à Hastings, il y en avait deux formées par les
auxiliaires. Au reste, les chroniqueurs ne se trompent pas sur ce fait capital ;
ils sont tous d’accord pour déclarer que l’Angleterre fut conquise par des
Français.les Chroniques anglo-normandes,
III, p. 4, citées par Aug. Thierry. J’ai vu moi-même l’endroit et le
paysage.était Français.
Comment se fait-il qu’ayant gardé son nom il eût changé de nature, et quelle série de
rénovations avait fait d’un peuple germanique un peuple latin ? C’est que ce peuple,
lorsqu’il vint en Neustrie, n’était ni un corps de nation, ni une race pure. Ce
n’était qu’une bande, et à ce titre, épousant les femmes du pays, il faisait entrer
dans ses enfants la séve étrangère. C’était une bande scandinave, mais grossie par
tous les coquins courageux et par tous les malheureux désespérés Ce fut un pêcheur de Rouen, soldat de Rollon, qui tua le duc de France à
l’embouchure de l’Eure. Hastings, le fameux roi de mer, était fils d’un laboureur
des environs de Troyes. « Au dixième siècle, dit Stendhal, un homme souhaitait deux choses : 1º n’être
pas tué ; 2º avoir un bon habit de peau. » — Guillaume de Malmesbury.Voy. ici la Chronique de Fontenelle.Pictorial history, I, 615. Églises de Londres, de Sarum, de
Norwich, Durham, Chichester, Peterborough, Rochester, Hereford, Glocester, Oxford,
etc. — Guillaume de Malmesbury.
Mot d’Orderic Vital.
Avec les poëmes de chevalerie, ils ont la chevalerie ; d’abord, il est vrai, parce
qu’ils sont robustes, et
Ce sont là les hommes qui, en ce moment, débarquaient en Angleterre pour y importer
de nouvelles mœurs et y importer un nouvel esprit, Français de fond, d’esprit et de
langue, quoique avec des traits propres et provinciaux ; entre tous, les plus
positifs, attentifs au gain, calculateurs, ayant les nerfs et l’élan de nos soldats,
mais avec des ruses et des précautions de procureurs ; coureurs héroïques d’aventures
Les Saxons « toute la nuit mangèrent et burent. Vous les eussiez vus moult se
démener, et saillir, et chanter », avec les éclats d’une grosse joie bruyante Robert Wace, roman de Rou.
Qu’est-ce donc que cette race française qui, par les armes et les lettres, fait, dans
le monde une entrée si éclatante, et va dominer si visiblement qu’en Orient, Cette idée des types s’applique dans toute la nature physique et
morale.à concevoir un événement ou un objet ; c’est là sa
démarche originelle et perpétuelle, et il a beau changer de terrain, revenir, avancer,
allonger et varier sa course, tout son mouvement n’est jamais qu’une suite de ces pas
joints bout à bout ; en sorte que la moindre altération dans la grandeur, la
promptitude ou la sûreté de l’enjambée primitive transforme et régit toute la course,
comme dans un arbre la structure du premier bourgeon dispose tout le feuillage et
gouverne toute la végétationdistinctement ; nul trouble intérieur, nulle
fermentation préalable d’idées confuses et violentes qui, à la fin concentrées et
élaborées, fassent éruption par un cri. Les mouvements de son intelligence sont
adroits et prompts comme ceux de ses membres ; du premier coup, et sans effort, il met
la main sur son idée. Mais il ne met la main que sur elle ; il a laissé de côté tous
les profonds prolongements enchevêtrés par Chanson de Roland, Ed. Génin.)
Voilà la démarche primitive ; comment se continue-t-elle dans la suivante ? Ici
apparaît un trait nouveau de l’esprit français, le plus précieux de tous. Il faut,
pour qu’il comprenne, que la seconde idée soit contiguë à la
première, sinon il est dérouté et s’arrête ; il ne sait pas bondir
irrégulièrement ; il ne va que pas à pas, par un chemin droit ; l’ordre lui est inné ;
sans étude et de prime abord, il désarticule et décompose l’objet ou l’événement tout
compliqué, tout embrouillé, quel qu’il soit, et pose une à une les pièces à la suite
des autres, en file, suivant leurs liaisons naturelles. Il a beau être barbare encore,
son intelligence est une raison qui se déploie en s’ignorant. Rien de plus clair que
le style de ses vieux contes et de ses premiers poëmes ; ou ne s’aperçoit pas qu’on
suit le conteur, tant sa démarche est aisée, tant le La Fontaine et ses Fables, par H. Taine, p. 15.
Que vous mettiez vos bras sur mi, Si mourrai aux bras mon ami.
Dans la vie, comme dans la littérature, c’est l’agrément qu’il recherche, non la
volupté ou l’émotion. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il
prend l’amour comme un passe-temps, non La Fontaine, Contes, Richard Minutolo.
Considérez donc ce Français, Normand, Angevin ou Manceau, qui dans sa cotte de maille
bien fermée, avec son épée et sa lance, est venu chercher fortune en Angleterre. Il a
pris le manoir de quelque Saxon tué, et s’y est établi avec ses soldais et ses
camarades, leur donnant des terres, des maisons, des péages, à charge de combattre
sous lui et pour lui, comme hommes d’armes, comme maréchaux, comme porte-bannières ;
c’est une ligue en vue du danger. En effet, ils sont en pays ennemi et conquis, et il
faut bien qu’ils se soutiennent. Chacun s’est hâté de se bâtir une place de refuge, un
château ou forteresse À la mort du roi Étienne, il y avait onze cent quinze châteaux de
bâtis. A. Thierry, William de Malmesbury. A. Thierry, II, 20, 122-203. « Dès l’an 652, dit Warton, l’usage commun des Anglo-Saxons était d’envoyer leurs
enfants dans les monastères de France pour y être élevés ; et l’on regardait
non-seulement la langue, mais encore les manières françaises, comme un mérite et
comme le signe d’une bonne éducation. »Histoire de la Conquête de l’Angleterre,
II.
C’est donc une littérature française qui en ce moment s’établit au-delà de la
Manche Warton. I, p. 5. Ed. Price, 1840. Trevisa’s translation of Hygden’s Polychronicon. Statuts de fondation de New-College à Oxford. Dans l’abbaye de Glastonbury, en
1247 : En 1154. Warton, t. I. 76-78. En 1400. Warton, t. III, 248. Gower meurt en 1408 ; ses ballades françaises
appartiennent à la fin du quatorzième siècle.Liber de excidio Trojæ, gesta Ricardi regis, gesta Alexandri
Magni, etc. Dans l’abbaye de Peterborough : Amys et Amelion,
sir Tristam, Guy de Bourgogne, gesta Otuclis, les prophéties de Merlin, le
Charlemagne de Turpin, la destruction de Troie, etc. V. Warton, ibidem.francklins dégradés, des outlaws de la forêt, des porchers, des paysans, de la basse classe. On
ne l’écrit plus ou on ne l’écrit guère ; insensiblement, on voit dans la chronique
saxonne le vieil idiome s’altérer, puis s’éteindre ; cette chronique s’arrête un
siècle après la conquête
Après tout cependant, ni la race, ni la langue n’ont péri. Il faut bien que le
Normand apprenne l’anglais pour commander à ses tenanciers ; sa femme, la Saxonne, le
lui parle, et ses fils le reçoivent des lèvres de leur nourrice ; la contagion est
bien forte, puisqu’il est obligé de les envoyer en France pour les préserver du jargon
qui, sur son domaine, menace de les envahir et de les gâter. De génération en
génération,
Ainsi se forme l’anglais moderne, par compromis et obligation de s’entendre. Mais on
devine bien que ces nobles, tout en parlant le patois naissant, ont gardé leur cœur
plein des idées et des goûte français ; c’est la France qui demeure la patrie de leur
esprit, et la littérature qui commence n’est qu’une traduction. Traducteurs, copistes,
imitateurs, il n’y a pas autre chose. L’Angleterre est une province lointaine qui est
à la France ce que les États-Unis, il y a trente ans, étaient à l’Europe ; elle
exporte des laines et importe des idées. Ouvrez les Voyages de sir John
Mandeville Il écrit en 1356, et meurt en 1372. And, for als moch as it is long time passed that there was no general passage ne
vyage over the sea, and many men desiren for to hear speak of the holy Lond, and
han thereof great solace and comfort, I, John Maundeville, knight, all be it I be
not worthy, that was born in Englond, in the town of Saint-Albons, passed the sea
in the yer of our Lord Jesu-Christ 1322, in the day of saint Michel ; and hider-to
have ben long time over the sea, and have seen and gone thorough many divers
londs, and many provinces, and kingdoms, and isles. And ye shull understond that I have put this book out of Latin into French and
translated it agen our of French into English, that every man of my nation may
understond it. Texte français, imprimé en 1487. — Bibl. impériale. And at the desartes of Arabye he wente into a chapell wher a Eremyte duelte. And
whan he entred into the chapell that was but a lytill and a low thing, and had but
a lytill dor and a low, than the entree began to wexe so great and so large, and
so high, as though it had be of a gret mynster, or the zate of a
paleys.latin en français, et l’ai mis derechef de français en anglais, afin que chaque homme de ma nation puisse l’entendre. » Il écrit
d’abord en latin, c’est la langue des clercs ; puis en français, c’est la langue du
beau monde ; enfin il se ravise et découvre que les barons, ses compatriotes, à force
de gouverner des rustres saxons, ont cessé de leur parler normand, et que le reste de
la nation ne l’a jamais su ; il transcrit son manuscrit en anglais, et, par surcroît,
prend soin de l’éclaircir, sentant qu’il parle à des esprits moins ouverts. « Il
advint une fois, disait-il en français
Voyons donc ce que notre baron normand va se faire traduire : d’abord les
chroniques On sait que l’original où Wace a puisé pour sa vieille Après 1297. Terminé vers 1339. Son Vers 1312. Vers 1349. Ces morceaux sont extraits, pour la plupart, de Warton, Ellis, Thomas Wright,
Ritson. Jusqu’au seizième siècle l’orthographe varie selon les auteurs et les
éditeurs.Histoire
d’Angleterre est la compilation latine de Geoffroy de Monmouth.Extract from the account of the Proceedings at Arthur’s Coronation,
given by Layamon, in his translation of Wace, executed about 1180.Manuel des péchés est de
1303.la Rose, est le plus ennuyeux
des docteurs. Pareillement ici Robert de Brunne traduit en vers le Manuel des péchés
de l’évêque Grosthead ; Adam Daviel’Aiguillon de conscience. Les
titres seuls font bâiller ; que sera-ce du texte ! « Nous sommes faits pour obéir à la
volonté de Dieu — et pour accomplir ses saints commandements. — Car de tous ses
ouvrages grands ou petits, — l’homme est la principale créature. — Tout ce qu’il a
fait a été fait pour l’homme, comme vous le verrez prochainement
Elle en témoigne aussi par d’autres traits plus agréables. Il y a çà et là des
escapades plus ou moins gauches vers le domaine de l’esprit ; par exemple, une ballade
pourvue de calembours contre Richard, roi des Romains, qui fut pris à la bataille de
Lewes. Ailleurs la grâce ne manque pas, la douceur non plus. Personne n’a parlé si
vite et si bien aux dames que les Français du continent, et ils n’ont point tout à
fait oublié ce talent en s’établissant en Angleterre. On s’en aperçoit vite à la façon
dont ils célèbrent la Madone ; rien de plus différent du sentiment saxon, tout
biblique, que l’adoration chevaleresque de la Dame souveraine, de la Vierge charmante
et sainte qui fut le véritable dieu du moyen âge. Elle respire dans cet hymne
aimable Temps de Henri III. Reliquiæ antiquæ. Edited by Th. Wright et
Halliwell. Vers 1278. Poëme sur le Hibou et le Rossignol, qui disputent pour savoir qui a la plus belle
voix.Ritson’s Essay on national Song. Ritson’s ancient
Songs.
Mais ce que le baron se fait le plus volontiers traduire, ce sont les poëmes de
chevalerie, car ils lui peignent en beau sa propre vie. Comme il étale de la
magnificence, et qu’il a importé le luxe et les jouissances de France, il veut que son
trouvère les lui remette sous les yeux. La vie à ce moment, en dehors de la guerre et
même pendant la guerre, est une grande parade, une sorte de fête éclatante et
tumultueuse. Quand Henri II voyage Lettre de Pierre de Blois. W. de Malmesbury. Couronnement d’Édouard I Les prodigalités et les raffinements croissent à l’excès sous son petit-fils
Richard II. À la fête d’installation de George Nevill, frère de Warwick, archevêque d’York,
on consomma 104 bœufs et 6 taureaux sauvages, 1000 moutons, 304 veaux, autant de
porcs, 2000 cochons, 500 cerfs, chevreuils et daims, 204 chevreaux, 22802 oiseaux
sauvages ou domestiques, 300 quartels de blé, 300 tonnes d’ale, 100 de vin, une
pipe d’hypocras, 12 marsouins et phoques.er.
Toutes ces merveilles, les conteurs en font l’étalage dans leurs récits. Voyez cette
peinture du vaisseau qui amène en Angleterre la mère du roi Richard : « Le gouvernail
était d’or pur ; — le mât était d’ivoire ; — les cordes de vraie soie, — aussi
blanches que le lait, — la voile était en velours. — Ce noble vaisseau était, en
dehors, tout tendu de draperies d’or… — Il y avait dans ce vaisseau — des chevaliers
et des dames de grande puissance ; — et dedans était une dame — brillante comme le
soleil à travers le verre
Au-dessous de ce songe chimérique, qu’y a-t-il ? Les brutales et méchantes passions
humaines, déchaînées d’abord par la rage religieuse, puis livrées à elles-mêmes, et,
sous un appareil de courtoisie extérieure, aussi mauvaises qu’auparavant. Voyez le roi
populaire, Richard Cœur de Lion, et comptez ses boucheries et ses meurtres : « Le roi
Richard, dit le poëme, est le meilleur roi qu’on trouve en aucun geste
Ainsi percent, jusque dans les récits chevaleresques, les instincts farouches et
débridés de la brute sanguinaire. À côté d’eux, les récits authentiques la montrent à
l’œuvre. C’est Henri II qui, irrité contre un page, saute sur lui pour lui arracher
les yeux. C’est Jean sans Terre qui fait mourir de faim vingt-trois otages dans une
prison. C’est Édouard II qui fait pendre et éventrer en une fois vingt-huit nobles, et
qu’on tuera en lui enfonçant un fer rouge dans Ave Maria à mon
intention, je les fais participants, et leur octroie part à tous les saints
pèlerinages que je fis oncques en ma vie. » C’est là sa fin, appropriée au reste. Ni
la morale publique ni la science publique n’ont gagné quelque chose à ces trois
siècles de culture. Cette culture française, vainement imitée
Qu’est devenu cependant le peuple vaincu ? Est-ce que la vieille souche sur laquelle
sont venues se greffer les brillantes fleurs continentales n’a produit aucune pousse
littéraire qui lui soit propre ? Est-ce que pendant tout ce temps elle est demeurée
stérile sous la hache normande qui a tranché tous ses bourgeons ? Elle a végété bien
peu, mais elle a végété pourtant. La race subjuguée n’est pas une nation démembrée,
disloquée, déracinée, inerte comme les populations du continent qui, au sortir de la
longue exploitation romaine, ont été livrées à l’invasion désordonnée des barbares ;
elle fait massé, elle est restée attachée à son sol, elle est en pleine séve ; ses
parties n’ont point été transposées, elle a été simplement décapitée pour recevoir, à
son sommet, un faisceau de branches étrangères. Elle en a souffert, cela est vrai ;
mais enfin la Pictorial history, I, 666. Dialogue on the
Exchequer. Temps de Henri II.Domsday book. — Froude’s History of England,
t. I, 13. « À travers toutes les dispositions perce un but unique : c’est que tout
homme, en Angleterre, a sa place définie, et son devoir défini, et que nul être
humain n’a la liberté de mener sa vie à son gré sans en rendre compte à personne.
C’est la discipline d’une armée transportée dans la vie sociale. »
Lentement, par degrés, à travers les douloureuses plaintes des chroniqueurs, on voit
ce nouvel homme se former en s’agitant, comme un enfant qui crie parce qu’une machine
d’acier en le blessant lui fortifie la taille. Si réduits et rabaissés que soient les
Saxons, ils ne sont pas tous tombés dans la populace. Quelques-uns Grande charte, 1215. Dès 1214, et aussi en 1225 et 1254. Guizot, 1264.Domsday-book. Tenants in chief.socagers,
c’est-à-dire possesseurs libres, grevés d’une redevance, mais pourvus du droit
d’aliéner leur bien, et les vilains saxons trouvent en tous ces hommes des patrons,
comme jadis la plèbe rencontra des chefs dans les nobles italiens transplantés à Rome.
C’est un patronage effectif que celui de ces Saxons, restés debout ; car ils ne sont
point isolés ; des mariages communs, comme jadis ceux des patriciens et des plébéiens
à Rome, ont, dès l’abord, uni les deux racesPictorial history, I, 666. Selon Ailred (Temps de
Henri II), « un roi, beaucoup d’évêques et d’abbés, beaucoup de grands
comtes et de nobles chevaliers, descendus à la fois du sang anglais et du sang
normand, étaient un soutien pour l’un et un honneur pour l’autre. » — « À
présent, dit un autre auteur du même temps, comme les Anglais et les Normands
habitent ensemble et se sont mariés constamment les uns avec les autres, les deux
nations sont si complétement mêlées l’une à l’autre, que, du moins pour ce qui
regarde les hommes libres, on peut à peine distinguer qui est de race normande et
qui est de race anglaise… Les vilains attachés au sol, dit-il encore, sont seuls
de pur sang saxon. »outlaws. Il y avait des familles saxonnes à la fin du
douzième siècle qui, par un vœu perpétuel, s’étaient engagées à porter la barbe
longue, de père en fils, en mémoire des coutumes nationales et de la vieille patrie.
De pareils hommes, même tombés à l’état de socagers, même déchus
jusqu’à la condition de vilains, ont le cou plus roide que les misérables colons du
continent, foulés et façonnés par les quatre siècles de fiscalité romaine. Par leurs
sentiments comme par leur condition, ils sont les débris rompus, mais aussi les
rudiments vivants d’un peuple libre. On ne va pas avec eux jusqu’au bout de
l’oppression. Ils font le corps de la nation, le corps laborieux, courageux, yeomen,
fermiers, forestiers, gens de métiers, ses compatriotes, hommes musculeux et décidés,
bien disposés à défendre leur propriété, à soutenir de leurs acclamations, avec leurs
poings, et aussi avec leurs armes, celui qui prendra en main leurs intérêts.
Croyez-vous qu’on néglige le mécontentement de gens Prologue des Contes de Cantorbéry, v. 547. Édition
Urry.élisentOrigine du système
représentatif en Angleterre, pages 297-299.
S’ils ont acquis des libertés, c’est qu’ils les ont conquises ; les circonstances y
ont aidé, mais le caractère a fait davantage. La protection des grands barons et
l’alliance des simples chevaliers les a fortifiés ; mais c’est par leur rudesse et
leur énergie native qu’ils se sont tenus debout. Car, regardez le contraste qu’ils
font en ce moment avec leurs voisins. Qu’est-ce qui amuse le peuple en France ? Les
fabliaux, les malins tours du renard, l’art de duper le seigneur Ysengrin, de lui
prendre sa femme, de lui escroquer son dîner, de le faire rosser sans danger pour soi
et par autrui, bref le triomphe de la pauvreté jointe à l’esprit sur la puissance
jointe à la sottise ; le héros populaire est déjà le plébéien rusé, gouailleur et gai,
qui s’achèvera plus tard dans Panurge et Figaro, assez peu disposé à résister en face,
trop fin pour aimer les grosses victoires et les façons de lutteur, enclin, par
agilité d’esprit, à tourner autour des obstacles, et n’ayant qu’à toucher les gens du
bout du doigt pour les faire tomber dans le panneau. Ici il a d’autres mœurs : c’est
Robin Hood, un vaillant Augustin Thierry, IV, 56. Robin Hood, édition Ritson. Pinder. Son emploi était de taxer le bétail qui vaguait sur le
communal.outlaw, qui vit
Ainsi pensait sir John Fortescue, chancelier d’Angleterre sous Henri VI, exilé en
France pendant la guerre des Deux Roses, un des plus anciens prosateurs, et le premier
qui ait jugé et expliqué la constitution de son Les Anglais oublient toujours d’être polis, et ne voient pas les nuances des
choses. Entendez ici le courage brutal, l’instinct batailleur et indépendant. La
race française, et en général la race gauloise, est peut-être, entre toutes, la
plus prodigue de sa vie. It is cowardise and lack of hartes and corage, that kepith the Frenchmen from
rysyng, and not povertye ; which corage no Frenche man hath like to the English
man. It hath ben often seen in Englond that iij or iv thefes, for povertie, hath
sett upon viij true men, and robbyd them al. But it hath not ben seen in Fraunce,
that vij or viij thefes have ben hardy to robbe iij or iv true men. Wherfor it is
right seld that Frenchmen be hangyd for robberye, for that thay have no hertys to
do so terryble an acte. There be therfor mo men hangyd in Englond, in a yere, for
robberye and manslaughter, than ther be hangid in Fraunce for such cause of crime
in vij yers. — Aujourd’hui en France 42 vols sur les grands chemins contre 738 en
Angleterre. — En 1843 il y avait, en Angleterre, quatre fois autant d’accusations
de crimes et délits qu’en France, proportion gardée du nombre des habitants.
(Moreau de Jonnès.)The difference between an absolute and limited monarchy. — A
learned commendation of the politique laws of England. Latine. Je cite
souvent ce second ouvrage, qui est plus complet.er de grandes bandes de malfaiteurs qui
courent le pays et combattent quand on veut les prendre ; il faut que les habitants de
la ville s’attroupent, et aussi ceux des villes voisines, « avec des cris et des
huées », pour les poursuivre et les saisir. Il y a sous Édouard III des barons qui
chevauchent avec de grandes escortes d’hommes d’armes et d’archers, « occupant les
manoirs, enlevant les dames et les demoiselles, mutilant, tuant, rançonnant les gens
jusque dans leurs maisons, comme si c’était en pays ennemi, et quelquefois venant
devant les juges aux sessions, en telle façon, et en si grande force que les juges
sont effrayés et n’osent faire justicePictorial history, I, 833. Statut de Winchester, 1285.
Ordonnance de 1378.Benvenuto Cellini cité par Froude, I, 20, History of England, Shakspeare, Henri V ; conversation des
seigneurs français avant la bataille d’Azincourt.
C’est cette fière et persistante pensée qui produit et conduit tout le livre de
Fortescue. « Il y a deux sortes de royautés, dit-il, desquelles l’une est le
gouvernement royal et absolu, l’autre est le gouvernement royal et
constitutionnel Ther be two kynds of kyngdomys, of the which that one ys a lordship callid in
Latyne Dominium regale, and that other is callid Dominium politicum et regale. And
they dyverson in that the first may rule his people by such lawys as he makyth
hymself, and therfor, he may set upon them talys, and other impositions, such as
he wyl himself, without their assent. The secund may not rule his people by other
laws than such as they assenten unto. And therfor he may let upon them non
impositions without their own assent. Fortescue, In corpore politica, intentio populi primum vividum est, habens in se sanguinem,
viz provisionem politicam utilitati populi illius, quam in caput et in omnia
membra ejusdem corporis ipsa transmittit, quo corpus illud alitur et vegetatur.
Lex vero sub qua cœtus hominum populus efficitur, nervorum corporis physici
efficit rationem… Et ut non potest caput corporis physici nervos suos commutare,
neque membris suis proprias vires et propria sanguinis alimenta denegare, nec rex
qui caput est corporis politici ; mutare potest leges corporis illius, nec ejusdem
populi substantias proprias subtrahere, reclamantibus eis, aut invitis. Ad tutelam
legis subditorum et eorum corporum et bonorum rex hujusmodi erectus est et ad
hanc, potestatem a populo effluxam ipse habet. Anglia statuta… nedum principis voluntate, sed et totius regni assensu ipsa
conduntur… plus quam trecentorum electorum hominum prudentia… (ita ut) populi
læsuram illa efficere nequant, vel non eorum commodum procurare. Élection du shériff. In quolibet comitatu est officiarius quidam unus, regis vicecomes appellatus, qui
inter cætera officii sui ministeria, omnium mandata et judicia curiarum regis in
suo comitatu exsequenda exsequitur ; cui officium annale est, quo ei post annum in
eodem ministrare non licet, nec duobus tum sequentibus annis ad idem officium
reassumetur. Officiarius iste sic eligitur : quolibet anno in crastino
Animarum Du jury, et des trois récusations successives, permises aux parties : Juratis demum in forma prædicta XII probis et legalibus hominibus habentibus
ultra mobilia sua possessiones sufficientes unde eorum statum ipsi continere
poterunt, et nulli partium suspectis nec invisis sed eisdem vicinis, legitur in
anglico coram eis per curiam totum recordatum et processus placiti… The same Commons be so empoverished and distroyyd, that they may unneth lyve.
They drink water, they eate apples, with bread right brown made of rye. They eate
no flesh, but if it be selden, a litill larde, or of the entrails or heads of
beasts slayne for the nobles and merchants of the land. They weryn no wollyn, but
if it be a pore cote under their uttermost garment made of grete canvass, and call
it a frok. Their hosyn be of like canvas, and passen not their knee, wherfor they
be gartrud and their thygles bare. Their wif and children gone bare fote… For sum
of them that was wont to pay to his lord for his tenement which he hyrith by the
year a scute payth now to the kyng, over that scute, fyve skuts. Where thrugh they
be artyd by necessitie so to watch, labour and grub in the ground for their
sustenance, that their nature is much wastid and the kynd of them brought to
nowght. They gone crokyd and ar feeble, not able to fight nor to defend the
realm ; nor they have wepon, nor monye to buy them wepon withal… This is the frute
first of hyre Jus regale… But blessed be God this land ys rulid under a better
lawe, and therfor the people therof be not in such penurye, nor therby hurt in
their persons, but they be wealthie and have all things necessarie to the
sustenance of nature. Wherefore they be myghty and able to resyste the adversaries
of the realmes that do or will do them wrong. Loo, this is the frut of Jus
politicum et regale under which we lyve.Jus regale, par opposition à jus regale et
politicum.In leges Angliæ, London, 1599, avec trad. anglaise.
Non potest rex Angliæ ad libitum suum leges mutare regni sui. Principatu namque
nedum regali, sed et politico ipse suo populo dominatur.justices, des barons de l’Échiquier et d’autres
grands officiers. Il oppose la procédure romaine, qui se contente de deux témoignages
pour condamner un homme, au jury, aux trois récusations permises, aux admirables
garanties d’équité dont l’honnêteté, le nombre, la réputation et la condition des
jurés entourent la sentence. Ainsi protégées, les communes d’Angleterre ne peuvent
manquer d’être florissantes. Considérez, au contraire, dit-il au jeune
Voir Commines, qui porte le même jugement. The might of the realme most stondyth upon archers which be not rich men… Comparer Hallam, II, 482. Tout cela remonte à la conquête et plus avant : It is reasonable to suppose that the greater part of those who appear to have
possessed small freeholds or parcels of manors were no other than the original
nation. A respectable class of free socagers, having in general full right of alienating
their lands and holding them probably at a small certain rent from the lord of the
manor, frequently occurs in the Domsday Book. En tout cas, il y avait dans le Domsday Book des Saxons « parfaitement exempts de
villenage. » Cette classe est traitée avec respect dans les traités de Glanvil et Bracton. Pour les vilains, ils se sont affranchis de bonne heure, au treizième et au
quatorzième siècle, soit en se sauvant, soit en devenant copy-holders. La guerre des Deux Roses releva encore les communes : avant les batailles, ordre
fut donné souvent de tuer les nobles et d’épargner les roturiers. Harrison, 275. Portrait d’un yeoman par Latimer, prédicateur de Henri VIII. My father was a yeoman, and had no lands of his own, only he had a farm of £3 or
£4 by year at the uttermost, and hereupon he tilled so much as he kept half a
dozen men. He had walk for an hundred sheep, and my mother milked thirty kine. He
was able, and did find the king a harness, with himself and his horse, while he
came to the place that he should receive the king’s wages. I can remember that I
buckled his harness when he went to Blackheath field. He kept me to school, or
else I had not been able to have preached before the king’s majesty now. He
married my sisters vith £5 or 20 nobles a-piece, so that he brought them up in
godliness and fear of God. He kept hospitality for his poor neighbours. And some
alms he gave to the poor, and all this did he of the said farm. Where he that now
hath it, payeth £16 by the year, or more, and is not able to do any thing for his
prince, for himself, nor for his children, or give a cup of drink to the poor. In my time my poor father was as diligent to teach me to shoot, as to learn me
any other thing, and so I think other men did their children : he taught me how to
draw, how to lay my body in my bow, and not to draw with strength of arms as
divers other nations do, but with strength of the body. I had my bows bought me
according to my age and strength ; as I increased in them, so my bows were made
bigger and bigger, for men shall never shoot well, except they be brought up in
it : it is a worthy game, a wholesome kind of exercise, and much commended in
physic.jus politicum et regale sous lequel
nous vivons… Tout habitant de ce royaume jouit des fruits que lui produit sa terre, ou
que lui rapportent ses bêtes, et aussi de tous les profits qu’il peut faire Description of England.
Quand des hommes sont, comme ceux-ci, doués d’un naturel sérieux, munis d’un esprit
décidé, et pourvus d’habitudes indépendantes, ils s’occupent de leur conscience comme
de leurs affaires, et finissent par mettre la main dans l’Église comme dans l’État. Il
y a déjà longtemps que les exactions de la cour romaine ont provoqué les réclamations
publiques 1404-1409. Les Communes déclaraient qu’avec ces revenus le roi serait capable
d’entretenir 15 comtes, 1500 chevaliers, 6200 écuyers et 100 hôpitaux ; chaque
comte recevant par an 300 marcs, chaque chevalier 100 marcs et le produit de
quatre charrues de terre, chaque écuyer 40 marcs et le produit de deux charrues de
terre. — Pictorial history, I, 802. En 1245, 1246, 1376. A. Thierry.
III, 79.Pictorial history, II. p. 142.
Vers 1362. L’archidiacre de Richmond étant en tournée, en 1216, vint au prieuré de
Bridlington avec quatre-vingt-dix-sept chevaux, vingt-et-un chiens et trois
faucons. Dernier livre. Ce poëme fut imprimé plus tard, en 1550. Il y en eut trois éditions en une année,
tant il était visiblement protestant.The Lazar House.
« Christ est notre tête, nous n’avons pas d’autre tête », dit un poëme attribué à
Chaucer, et qui revendique avec d’autres l’indépendance pour les consciences
chrétiennes Voyez Knighton, vers 1400, écrit ceci sur Wycleff : « Transtulit de Latino in anglicam
linguam, non angelicam. Unde per ipsum fit vulgare, et magis apertum laicis et
mulieribus legere scientibus quam solet esse clericis admodum litteratis, et bene
intelligentibus. Et sic evangelica margarita spargitur et a porcis conculcatur…
(ita) ut laicis commune æternum quod ante fuerat clericis et ecclesiæ doctoribus
talentum supernum. Wycleff’s Bible, édition de Forshall and Madden, préface, édition
d’Oxford. Prologue de Wicleff, p. 2. Cristen men and wymmen, olde and yonge, shulden studie fast in the Newe
Testament. For it is of full autorite, and opyn to the undirstonding of simple
men, as to the poyntis that be moost medful to saluacioun… and ech place of holy
writ, bothe opyn and dark, techith mekenes and charite. And therfore he that
kepith mekenes and charite hath the trewe undirstonding and perfectioun of al holi
writ… Therfore no simple man of wit be aferd unmesurabli to studie in the text of
holy writ… and no clerk be proude of the verry undirstondyng of holy writ, for the
verrey undirstoudyng of hooly writ withouten charite that kepith Goddis heestis,
makith a man depper damned. — … and pride and covetise of clerkis is cause of her
blindness and eresie, and priveth them fro verrey undirstondyng of holy
writ. 1395. 1401. William Sawtre, premier lollard brûlé vif.Piers Plowman’s crede, The Plowman’s tale,
etc.
Elle ne l’a pas trouvée. Le roi, les pairs s’allient à l’Église, établissent des
statuts terribles, détruisent les livres, brûlent les hérétiques vivants, souvent avec
des raffinements, l’un dans un tonneau, l’autre pendu au milieu du corps par une
chaîne de fer ; le temporel du clergé était attaqué, et avec lui toute la constitution
anglaise, et de tout son poids le grand établissement d’en haut écrasa les
démolisseurs d’en bas. Obscurément, en silence, pendant que, dans les guerres des Deux
Roses, les grands s’égorgent, les communes continuent à travailler et à vivre, à se
dégager de l’Église officielle, à garder leurs libertés, à accroître Commines, liv. V. chapitre XIX et XX. « Or selon mon avis, entre toutes les seigneuries du monde dont j’ay connaissance
où la chose publique est mieux traitée, et règne moins de violence sur le peuple,
et où il n’y a nuls édifices abattus ny démolis pour guerre, c’est Angleterre, et
tombe le sort et le malheur sur ceux qui font la guerre… Cette grâce a le royaume
d’Angleterre par dessus les autres royaumes, que le peuple ni le pays ne s’en
détruit point, ny ne brulent, ny ne démolissent les édifices, et tombe la fortune
sur les gens de guerre, et par espécial sur les nobles. » Voir les ballades sur Chevy Chace, The Nut Brown maid, etc.
Beaucoup d’entre elles sont d’admirables petits drames.
Né entre 1328 et 1345, mort en 1400.
Deux idées avaient soulevé le moyen âge hors de l’informe barbarie : l’une religieuse, qui avait dressé les gigantesques cathédrales et arraché du sol les populations pour les pousser sur la Terre sainte ; l’autre séculière, qui avait bâti les forteresses féodales et planté l’homme de cœur debout et armé sur son domaine ; l’une qui avait produit le héros aventureux, l’autre qui avait produit le moine mystique ; l’une qui est la croyance en Dieu, l’autre qui est la croyance en soi. Toutes deux, excessives, avaient dégénéré par l’emportement de leur propre force : l’une avait exalté l’indépendance jusqu’à la révolte, l’autre avait égaré la piété jusqu’à l’enthousiasme ; la première rendait l’homme impropre à la vie civile, la seconde retirait l’homme de la vie naturelle ; l’une, instituant le désordre, dissolvait la société ; l’autre, intronisant la déraison, pervertissait l’intelligence. Il avait fallu réprimer la chevalerie qui aboutissait au brigandage et refréner la dévotion qui amenait la servitude. La féodalité turbulente s’était énervée comme la théocratie oppressive, et les deux grandes passions maîtresses, privées de leur séve et retranchées de leur tige, s’alanguissaient jusqu’à laisser la monotonie de l’habitude et le goût du monde germer à leur place et fleurir sous leur nom.
Insensiblement le sérieux diminue dans les écrits Renan, de l’Art au moyen âge.besoin d’excitation qui les produit.
Considérez Chaucer, quels sont ses sujets et comment il les choisit. Il va les quêter
partout, en Italie, en France, dans les légendes populaires, dans les vieux
classiques. Ses lecteurs ont Voy. Froissart, sa vie chez le comte de Foix et chez le roi
Richard II.
En effet, c’est le sujet le plus agréable, le plus propre à faire couler doucement
les heures du soir, entre la coupe de vin épicé et les parfums qui brûlent dans la
chambre. Chaucer traduit d’abord le grand magasin de galanterie, le roman de la Rose. Null passe-temps plus joli : il s’agit d’une rose que l’amant
veut cueillir, on devine bien laquelle ; les peintures du mois de mai, des bosquets,
de la terre parée, des haies reverdies, foisonnent et fleuronnent. Puis viennent les
portraits des dames riantes, Richesse, Franchise, Gaieté, et par contraste, ceux des
personnages tristes, Danger, Travail, tous abondants, minutieux, avec le détail des
traits, des vêtements, des gestes ; on s’y
Mais surtout des descriptions viennent par multitudes y insérer leurs dorures.
Chaucer vous promène parmi les armures, les palais, les temples, et s’arrête devant
chaque belle pièce : iciKnight’s tale, p. 21-20.
Cent Nouvelles nouvelles, et plus tard
encore Marguerite de Navarre. Quoi de plus naturel parmi des gens qui s’assemblent,
causent et veulent se divertir ? Les mœurs du temps les suggèrent ; car les usages et
les goûts de la société ont commencé, et la fiction, ainsi conçue, ne fait que
transporter dans les livres les conversations qui s’échangent dans les salles et sur
les chemins. Chaucer décrit une troupe de pèlerins, gens de toute condition qui vont à
Cantorbéry, un chevalier, un homme de loi, un clerc d’Oxford, un médecin, un meunier,
une abbesse, un moine, qui conviennent de dire chacun une histoire. « Car il n’eût été
ni gai ni réconfortant de chevaucher, muets comme des pierresCoq et de la Poule, l’énumération des grands
Il fait davantage. L’essor universel de la curiosité intempérante exige des
jouissances plus raffinées ; il n’y a que le rêve et la fantaisie qui puissent la
satisfaire, non pas la fantaisie profonde et pensive telle qu’on la trouvera dans
Shakspeare, non pas le rêve passionné et médité tel qu’on l’a trouvé chez Dante, mais
le rêve et la fantaisie des yeux, des oreilles, de tous les sens extérieurs, qui, dans
la poésie comme dans l’architecture, réclament des singularités, des merveilles, des
défis engagés, gagnés contre le raisonnable et le probable, et qui ne s’assouvissent
que visions ; il y en a cinq ou six dans Chaucer, et
vous allez en trouver sur tout votre chemin jusqu’à la Renaissance. Mais l’étalage,
est splendide. Chaucer est transporté en songe The House of Fame.
À travers ces dévergondages d’esprit, parmi ces exigences raffinées et cette
exaltation inassouvie de l’imagination et des sens, il y avait une passion, l’amour,
qui, les réunissant toutes, s’était développée à l’extrême, et montrait en abrégé le
charme maladif, l’exagération foncière et fatale, qui sont les traits propres de cet
âge, et que la civilisation espagnole reproduisit plus tard en florissant et en
périssant. Depuis longtemps les Cours d’amour en avaient établi la André le chapelain, en 1170.The craft of love ; the ten commandements of
love ; ballades ; the court of love,
peut-être aussi, the assemble of ladies, et la
belle dame sans merci.
Et comme le jeune rossignol étonné, Qui s’arrête d’abord, lorsqu’il commence sa chanson, S’il entend la voix d’un pâtre, Ou quelque chose qui remue dans la haie, Puis, rassuré, il déploie sa voix, Tout de même Cresside, quand sa crainte eut cessé, Ouvrit son cœur et lui dit sa pensée . And as the new abashed nightingale, That stinteth first, whan she beginneth sing, Whan that she heareth any heerdes tale, Or in the hedges any wight stearing, And after siker doeth her voice outring : Right so Creseide, whan that her drede stent, Opened her herte, and told him her entent. (Liv. III.)
La voix changée, de pure crainte, Et cette voix tremblante ainsi que toute sa personne, Tout à fait humble, et le teint tantôt rouge, Tantôt pâle, devant Cresside, sa dame bien-aimée, Les yeux baissés, la contenance humble et soumise, Oh ! le premier mot qui s’échappa de sa bouche Fut deux fois : Merci, merci, ô mon cher cœur ! In chaunged voice, right for his very drede, Which voice eke quoke, and thereto his manere, Goodly abashed, and now his hewes rede, Now pale, unto Creseide his ladie dere, With look doun cast, and humble iyolden chere, Lo, the alderfist word him astart Was twice : « Mercy, mercy, o my sweet herte ! » (Liv. III.)
Cet ardent amour éclate en accents passionnés, en élans de félicité. Loin d’être regardé comme une faute, il est la source de toute vertu. Troïlus en devient plus brave, plus généreux, plus honnête ; ses discours roulent maintenant « sur l’amour et sur la vertu, il a en mépris toute vilainie », il honore ceux qui ont du mérite, il soulage ceux qui sont dans la détresse. Et Cressida ravie se répète tout le jour avec un transport d’allégresse cette chanson qui est comme le gazouillement d’un rossignol :
Qui remercierai-je, si ce n’est vous, Dieu de l’amour, Pour tout le bonheur dans lequel je commence à être plongée ? Et merci à vous, Seigneur, de ce que j’aime ; Car je suis justement ainsi dans la droite vie, Pour fuir toute sorte de vice et de péché. Elle me mène si bien à la vertu Que de jour en jour ma volonté s’amende. Et celui qui dit qu’aimer est un vice Est envieux, novice tout à fait Ou, par sécheresse, impuissant à aimer. Mais moi, de tout mon cœur et de toute ma puissance, Je l’ai dit, je veux aimer jusqu’à la fin Mon cher cœur, mon fidèle chevalier, À qui mon cœur s’est si fort attaché, Comme lui à moi, que cela durera toujours ! Whom should I thanken but you, God of Love, Of all this blisse, in which to bathe I ginne ? And thanked be ye, Lorde, for that I love, This is the right life that I am inne To flemen all maner vice and sinne. This doeth me so to vertue for to entende That daie by daie I in my will amende… And who says that for to love is vice, … He either is envious, or right nice, Or is unmightie for his shrewdness To loven… But I with all mine herte and all my might, As I have said, woll love unto my last My owne dere herte, and all mine owne knight, In whiche mine herte growen is so fast, And his in me, that it shall ever last. (Liv. II.)
Mais le malheur est venu. Son père Calchas la redemande, et les Troyens décident qu’on la rendra en échange des prisonniers. À cette nouvelle, elle s’évanouit, et Troïlus veut se tuer. L’amour semble infini en ce temps ; il joue avec la mort, c’est qu’il fait toute la vie ; hors de la vie supérieure et délicieuse qu’il enfante, il semble qu’il n’y ait plus rien.
Mais Dieu le voulut, de sa pâmoison elle se réveilla Et commença à soupirer et cria : « Troïlus ! » Et il répondit : « Cresside, ma dame, Vivez-vous encore ? » Et il laissa échapper son épée. « Oui, mon cœur, dit-elle, grâces soient rendues à Cupidon » ; Et là-dessus elle soupira péniblement. Il se mit à la ranimer comme il put, Il la prit dans ses deux bras et l’embrassa souvent. À cause de cela son âme qui voltigeait déjà en l’air Revint dans son triste sein. Mais enfin, quand ses yeux regardèrent De côté, alors elle aperçut l’épée Qui était nue ; et de peur se mit à crier. Et lui demanda pourquoi il l’avait tirée. Et Troïlus alors lui en dit la cause, Et comment de son épée il se serait tué. Ce pourquoi, Cresside se mit à le regarder Et à le serrer étroitement dans ses bras, Et dit : Ô miséricorde ! Mon Dieu ! Hélas ! quelle action ! Ah ! comme nous avons été près de mourir tous deux ! But as God would, of swough she abraide And gan to sighe, and Troïlus she cride, And he answerde : « Lady mine, Creseide, Live ye yet ? » And let his swerde doun glide : « Ye, herte mine, that thanked be Cupide » (Quod she), and there withal she sore sight, And he began to glade her as he might. Took her in armes two and kist her oft, And her to glad, he did al his entent, For which her gost, that flickered ale a loft, Into her woful herte agen it went : But at the last, as that her eye glent Aside, anon she gan his sworde aspie, As it lay bare, and began for feare crie. And asked him why he had it out drawn, And Troïlus anon the cause her told, And how himself therwith he wold have slain, For which Creseide upon him gan behold, An gan him in her armes faste fold And said : « O mercy God, lo which a dede ! Alas, how nigh we weren bothe dede ! » (Liv. IV).
Ils se séparent enfin, avec quels serments et quelles
Mais le récit ne suffit point à exprimer le bonheur et le rêve ; il faut que le poëte
aille
Et comme je regardais ce bel endroit, Soudainement je crus respirer une si douce odeur D’églantier, que certainement Il n’y a point, je crois, de cœur au désespoir, Ni si surchargé de pensées chagrines et mauvaises, Qui n’eût eu bientôt consolation S’il eût une fois senti cette douce odeur. Et comme j’étais debout, jetant de côté les yeux, J’aperçus le plus beau néflier Que j’eusse jamais vu dans ma vie, Aussi rempli de fleurs que cela peut être, Et dessus un chardonneret qui sautait joliment De branche en branche, et, à son caprice, mangeait Çà et là les boutons et les douces fleurs. — Et comme j’étais assise, écoutant de cette façon les oiseaux, Il me sembla que j’entendais soudainement des voix, Les plus douces et les plus délicieuses Que jamais homme, je le crois vraiment, Eût entendues de sa vie ; car leur harmonie Et leur doux accord faisaient une si excellente musique, Que les voix ressemblaient vraiment à celles des anges . And I, that all these plesaunt sightis se, Thought suddainly I felt so swete an air Of the Eglentere, that certainly There is no hert (I deme) in such dispair Ne yet with thougtis froward and contraire So overlaid, but it should sone have bote, It it had onis felt this savour sote. And I as stode, and cast aside mine eye, I was ware of the fairist medler tre, That evir yet in all my life I se, As full of blossomis as it might be ; Therein a goldfinch leping pretily From bough to bough, and as him list, he ete Here and there of buddis and flouris swete… And as I sat the birdis herkening thus, Methought that I herd voicis suddainly The most swetist and most delicious, That ever any wight, I trow trewly, Herdin in ther life, for the armony And swete accord was in so gode musike, That the voicis to angels most were like. At the last out of a grove evin by (That was right godely and pleasaunt to sight) I se where there came singing lustily A world of ladies, but to tell aright Ther beauty grete, lyith not in my might, Ne ther array ; nevirtheless I shall Tell you a part, tho I speke not of all. The surcots white of velvet well fitting They werin clad, and the semis eche one, As it werin a mannir garnishing, Was set with emeraudis one and one By and by, but many a riche stone Was set on the purfilis out of dout Of collours, sleves, and trainis round about ; As of grete pearls round and orient, And diamondis fine and rubys red, And many other stone of which I went The namis now ; and everich on her hede A rich fret of gold, which withouten drede Was full of stately rich stonys set, And every lady had a chapelet On ther hedis of braunches fresh and grene, Lo well ywrought and so marvelously, That it was a right noble sight to sene, Some of laurir, and some full plesauntly Had chapelets of wodebind, and sadly Some of agnus werin also… ( The Flour and the Leafe.)
Un matinThe Flour and the Leafe.
De l’autre côté, arrivait une troupe de dames aussi magnifiques que les autres, mais couronnées de fleurs nouvelles. C’étaient les serviteurs de la Fleur. Elles descendirent de cheval et se mirent à danser dans la prairie. Mais de lourds nuages montaient dans le ciel et l’orage éclata. Elles voulurent se mettre à l’abri sous un chêne ; il n’y avait plus de place ; elles se cachèrent comme elles purent sous les haies, dans les broussailles ; la pluie vint qui flétrit leurs couronnes, ternit leurs robes et emporta leurs parures ; quand reparut le soleil, elles allèrent demander secours à la reine de la Feuille ; celle-ci, miséricordieuse, les consola, répara l’outrage de la pluie, et leur rendit leur beauté première. Puis tout disparut comme un songe.
Ceci est-il une allégorie ? À tout le moins, le bel esprit y manque. Il n’y a point ici d’ingénieuse énigme ; la fantaisie est seule maîtresse, et le poëte ne songe qu’à dérouler en vers paisibles le fugitif et brillant cortége qui vient amuser son âme et enchanter ses yeux.
Lui-même
Là je m’assis parmi les belles fleurs, Et je vis les oiseaux sortir en sautillant des berceaux Où toute la nuit ils s’étaient reposés. Ils étaient si joyeux de la lumière du jour ! Ils commencèrent à faire les honneurs de mai. — Ils savaient tous ce service par cœur. Il y avait mainte aimable note. Les uns chantaient haut, comme s’ils s’étaient lamentés, Les autres d’autre façon, comme s’ils languissaient de désir ; Et quelques-uns à plein gosier, de toute leur voix. — Ils se lissaient les plumes et les faisaient bien brillantes ; Ils dansaient et sautaient sur les brins d’herbe, Et toujours deux à deux, ensemble, Comme s’ils s’étaient choisis pour l’année, En février, le jour de saint Valentin. — Et la rivière près de laquelle j’étais assis, Faisait un tel bruit en coulant, Et si bien d’accord avec l’harmonie des oiseaux, Qu’il me semblait que c’était la meilleure mélodie Qui pût être entendue par aucun homme.
Cette confuse symphonie de bruits vagues trouble les sens ; une langueur secrète
entre dans l’âme. Le coucou jette sa voix monotone comme un soupir douloureux et
tendre entre les troncs blancs des frênes ; le rossignol fait rouler et ruisseler ses
notes triomphantes par-dessus la voûte du feuillage ; le
« Eh bien, dit-il, use de ce remède : Chaque jour, en ce beau mois de mai, Va regarder la fraîche marguerite, Et quand tu serais par chagrin sur le point de mourir, Cela adoucira grandement ta peine. — N’oublie jamais d’être fidèle et bon, Et je chanterai une des chansons nouvelles, Pour l’amour de toi, aussi haut que je pourrai chanter. » Puis il commença bien haut la chanson : « Je blâme tous ceux qui sont en amour infidèles. »
C’est jusqu’à ces délicatesses exquises que l’amour, ici comme chez Pétrarque, avait
porté la poésie : même par raffinement, comme chez Pétrarque, il s’égare ici parfois
dans le bel esprit, les concetti et les pointes. Mais un trait marqué le sépare à
l’instant de Pétrarque. S’il est exalté, il est outre cela gracieux, poli, plein de
mièvreries, de demi-moqueries, de fines gaietés sensuelles, et un peu bavard, tel que
les Français l’ont toujours fait. C’est que Chaucer ici suit ses véritables maîtres,
et qu’il est lui-même beau diseur, abondant, prompt au sourire, amateur du plaisir
choisi, disciple du Stendhal, Son nom aujourd’hui en Angleterre désigne la respectable maison de commerce
Bonneau et C And gode thrift (Troïlus) had full oft.Roman de la Rose, et bien moins Italien que
Françaisde l’Amour : différence de l’amour-goût et de
l’amour-passion.ie.The Court of Love, vers 1353 et suiv. Voy. aussi le Testament de l’Amour.
D’autres traits sont encore plus gais : voici venir la vraie littérature gauloise,
les fabliaux salés, les mauvais tours joués au voisin, non pas enveloppés dans la
phrase cicéronienne de Boccace, mais contés lestement et par un homme en belle
humeurLe Poirier, le Berceau sont parmi les Contes de
Cantorbéry.jeune
et bien née. » Quel mot ! A-t-on jamais peint plus heureusement l’illusion humaine ?
Comme tout cela est vivant, et quel ton facile ! Voilà déjà la satire du mariage ;
vous la trouverez chez Chaucer à vingt reprises : il n’y a plus, pour épuiser les deux
perpétuels sujets de la moquerie française, qu’à joindre à la satire du mariage la
satire de la religion.
Elle y est, et Rabelais n’en a pas de plus salée. Le moine que peint Chaucer est un
papelardPrologue des Contes de
Canterbury.)
Comparer le tableau de Rembrandt au Louvre (le Moine chez le
menuisier).
La femme lui dit que son enfant est mort il y a quinze jours. À l’instant il fabrique
un miracle ; peut-on mieux gagner son argent ? Il a eu révélation de cette mort au
dortoir du couvent ; il a vu l’enfant emporté au paradis ; soudain il s’est levé avec
tous les frères, « mainte larme coulant sur leurs joues », et ils ont fait de grandes
oraisons pour remercier Dieu de cette faveur. « Car, sire et dame, fiez-vous à moi,
nos oraisons sont plus efficaces et nous voyons The Sompnour’s tale.)
Nous voilà descendus à la farce populaire ; quand on veut s’amuser à tout prix, on va
comme ici chercher la gaieté jusque dans la gaudriole, même jusque dans la gravelure.
Elles ont fleuri, on sait comment, les deux grossières et vigoureuses plantes, dans le
fumier du moyen âge, plantées par le peuple narquois de Champagne et de
l’Île-de-France, arrosées par les trouvères, pour aller s’ouvrir, éclaboussées et
rougeaudes, entre les larges mains de Rabelais. En attendant Chaucer y cueille son
bouquet. Maris trompés, méprises d’auberges, accidents de lit, gourmades, mésaventures
d’échine et de bourse, il y a de quoi soulever le gros rire. À côté des nobles
peintures chevaleresques, il met une file de magots à la flamande, charpentiers,
menuisiers, moines, huissiers ; les coups de bâton trottent, les poings se promènent
sur les reins charnus ; on voit s’étaler des nudités plantureuses ; ils s’escroquent
leur blé, leur femme, ils se font tomber du haut d’un étage ; ils braillent et se
prennent de bec. Une meurtrissure, une franche ordure passe en pareil monde pour un
trait d’esprit. L’huissier raillé par le moine lui rend son panier par l’anseThe Sompnour’s prologue.)The Sompnour’s prologue.
Aussi bien est-il temps d’en venir à Chaucer lui-même ; par-delà les deux grands
traits qui le rangent dans son siècle et dans son école, il en est qui le tirent de
son école et de son siècle ; s’il est romanesque et gai comme les autres, c’est à sa
façon. Chose inouïe en ce temps, il observe les caractères, note leurs différences,
étudie la liaison de leurs parties, essaye de mettre sur pied des hommes vivants et
distincts, comme feront plus tard les rénovateurs du seizième siècle, et, au premier
rang, Shakspeare. Est-ce déjà le bon sens positif anglais et l’aptitude à regarder le
dedans qui commencent à paraître ? Toujours est-il qu’un nouvel esprit perce, presque
viril, en littérature comme en peinture, chez Chaucer comme chez Van Eyck, chez tous
deux en même temps, non plus seulement l’imitation enfantine de la vie
chevaleresque Voir dans les J’aurais voulu traduire : « Elle réprimait les bruits de l’estomac. » — Mais le
mot propre est naïf dans l’original.Contes de Cantorbéry the Rhyme of sir Thopas,
parodie des histoires chevaleresques. Chacun y semble un précurseur de
Cervantès.Canterbury Tales.Amor vincit omnia,Amor vincit
omnia.Ave Maria qu’elle chante, aux légendes édifiantes qu’elle conte. Si
fraîche et si fine, c’est une jolie cerise, faite pour mûrir au soleil, et qui,
conservée dans un bocal ecclésiastique, s’est sucrée et affadie dans le sirop.
Voici donc la réflexion qui commence à poindre, et aussi le grand art. Chaucer ne
s’amuse plus, il étudie ; il cesse de babiller, il pense ; il ne s’abandonne ensemble est calculé, en sorte que la
vie afflue, qu’on s’oublie à cet aspect comme en présence de toute œuvre vivante, et
qu’on se prend d’envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des
prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu’à la châsse du bon saint de
Cantorbéry.
Pesez ce mot, l’ensemble ; selon qu’on y songe ou
Il ne fait qu’y toucher. Il s’est avancé de quelques pas au-delà du seuil de l’art,
mais il s’est arrêté au bout du vestibule. Il a entr’ouvert la grande porte du temple,
mais il ne s’y est point assis ; du moins il ne s’y est assis que par intervalles.
Dans Arcite et Palémon, dans Troïlus et Cressida, il esquisse des sentiments, il ne
crée pas de personnages ; il trace avec aisance et naturel la ligne sinueuse des
événements et des entretiens, mais il ne marque pas Description du temple de Mars d’après la En parlant de Cressida, il dit : « Aussi vrai que notre première lettre est
maintenant un A, on ne vit jamais chose digne d’être plus chèrement louée, ni sous
un noir nuage d’étoile si brillante. »Théséide de
Stace.la Rose. Aujourd’hui
Qui l’a arrêté et qui, autour de lui, arrête aussi les autres ? On démêle l’obstacle
dans ses dissertations, dans son ponte de Melibœus, du Curé, dans son Testament de l’Amour ; en effet, tant qu’il
écrit en vers, il est à son aise ; sitôt qu’il entre dans la prose, une sorte de
chaîne s’enroule autour de ses pieds pour l’arrêter. Son imagination est libre et son
raisonnement est esclave. Les rigides divisions scolastiques, l’appareil mécanique des
arguments et des réponses, les ergo, les citations latines, l’autorité d’Aristote et
des Pères viennent peser sur sa pensée naissante. Son invention native disparaît sous
la discipline imposée. La servitude est si pesante, que, même dans son Testament de l’Amour, parmi les plus touchantes plaintes et les plus cuisantes
peines, la belle dame idéale qu’il a toujours servie, la médiatrice céleste qui lui
apparaît dans une vision, l’Amour pose des thèses, établit « que la cause d’une cause
est cause de la chose causée », et raisonne aussi pédantesquement qu’à Oxford. À quoi
peut aboutir le talent, même le génie, quand de lui-même il se met dans de pareilles
C’est qu’il y a une philosophie sous toute littérature. Au fond de chaque œuvre d’art
est une idée de la nature et de la vie ; c’est cette idée qui mène le poëte ; soit
qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, il écrit pour la rendre sensible, et les
personnages qu’il façonne comme les événements qu’il arrange ne servent qu’à produire
à la lumière la sourde conception créatrice qui les suscite et les unit. C’est la
noble vie du paganisme héroïque et de la Grèce heureuse qui apparaît chez Homère.
C’est la douloureuse et violente vie du catholicisme exalté et de l’Italie haineuse
qui apparaît chez Dante ; en sorte que de chacun d’eux on pourrait tirer une théorie
de l’homme et du beau. Il en est ainsi des autres ; c’est pourquoi, selon les
variations, la naissance, la floraison, le dépérissement ou l’inertie de la conception
maîtresse, la littérature varie, naît, fleurit, dégénère ou finit. Quiconque plante
l’une, plante l’autre ; quiconque sape l’une, sape l’autre. Mettez dans tous les
esprits d’un
Que sont-elles devenues, ces pensées capitales ? Quel travail les a élaborées ?
Quelles recherches les ont nourries ? Ce n’est pas le zèle qui a manqué aux
travailleurs. Au douzième siècle, l’élan des esprits est admirable. À Oxford, il y
avait trente mille écoliers. Nul édifice à Paris n’eût pu contenir la foule des
disciples d’Abeilard ; quand il se retira dans une solitude, ils l’accompagnèrent en
telle multitude, que le désert devint une ville. Nulle peine ne les rebutait. Il y a
tel récit d’un jeune garçon qui, meurtri par son précepteur, veut à toute force le
garder, afin d’apprendre. Quand arriva la terrible encyclopédie d’Aristote, toute
défigurée et inintelligible, on la dévora. La seule question qui leur fut livrée, la
question des universaux, si abstraite, si sèche, si embarrassée par les obscurités
arabes et les raffinements grecs, pendant des siècles, ils s’y acharnèrent. Si lourd
et si incommode que fût l’instrument qui leur était transmis, le syllogisme, ils s’en
rendirent maîtres, ils l’alourdirent encore, ils l’enfoncèrent en tout sujet dans tous
les sens. Ils Sous Proclus et sous Hégel. Duns Scott, à trente et un ans, meurt, laissant,
outre ses sermons et ses commentaires, douze volumes in-folio en petit caractère
serré, en style de Hégel, sur le même sujet que Proclus. Voyez aussi saint Thomas
et toute la file des scolastiques. On n’a pas l’idée de ce travail avant de les
avoir maniés.
Car regardez les questions qu’ils y agitent. Ils ont l’air de marcher et ils
piétinent en place. On dirait, à les voir suer et peiner, qu’ils vont tirer de leur
cœur et de leur raison quelque grande croyance originale ; et toute croyance leur est
imposée d’avance. Le système est fait, ils ne peuvent que l’ordonner et le commenter.
La conception ne vient pas d’eux, mais de Byzance. Cette conception, infiniment
compliquée et subtile, œuvre suprême du mysticisme oriental et de la métaphysique
grecque, si disproportionnée à leur jeune intelligence, ils vont s’user à la
reproduire, et, par surcroît, accabler leurs mains novices Pierre le Lombard, Duns Scott, éd. 1639.Manuel des sentences. C’est le livre
classique du moyen âge.Summa Theologica, édition de
1677.)
Ainsi peu à peu, par degrés, la conception qui féconde
Faut-il citer toutes ces bonnes gens qui parlent sans avoir rien à dire ? On les
trouvera dans WartonHistory of english poetry, t. II.
Voulez-vous écouter le plus illustre, le grave Gower, « moral Gower », comme on
l’appelle Contemporain de Chaucer. Sa Warton, II, 225. Voir, par exemple, au septième livre, le passage le plus poétique, la description
de la couronne du soleil.Confessio amantis est de 1393. Histoire de Rosiphèle. Ballades.Confessio amantis, est un dialogue
entre un amant et son confesseur, imité en grande partie de notre Jean de Meung, ayant
pour objet, comme le Roman de la Rose, d’expliquer et de subdiviser
les empêchements de l’amour. Toujours reparaît le thème suranné, et par-dessus
l’érudition indigeste. Vous trouverez là une exposition de la science hermétique, un
cours sur la philosophie d’Aristote, un traité de politique,
Après Gower, Occlève, et Lydgate 1420, 1430. C’est le titre que Froissart (1397) donna à son recueil de vers, en le présentant
au roi Richard II. Lydgate, Voyez sa La guerre des Hussites, la guerre de Cent-Ans, la guerre des deux
Roses. Vers 1506. Vers 1500. Mort en 1529, lauréat en 1489. Mot de Skelton.sur le gouvernement ; ce sont des moralités :
ajoutez-en d’autres sur la compassion d’après saint Augustin, sur l’art de mourir ; puis des amours : une lettre de Cupidon datée de
sa cour au mois de mai. Amours et moralités, c’est-à-dire mignardise
et abstractions, tel est le goût du tempsHistoire de Troie, description de la chapelle
d’Hector. Voyez surtout les Pageants ou entrées
solennelles.pageants ou parades, des déguisements pour la compagnie
des orfévres ; un masque devant le roi, un jeu de mai pour les
shérifs de Londres, une mise en scène de la création pour la fête de Corpus-Christi, une mascarade, un noël ; il donne le plan et fournit les vers.
Sur ce point, il est intarissable : on lui attribue deux cent cinquante et un poëmes ;
la poésie ainsi entendue devient une œuvre mécanique ; on compose à la toise. Ainsi
juge l’abbé de Saint-Alban, qui, lui ayant fait traduire en vers une légende, paye
cent shillings le tout ensemble, les vers, l’écriture et les enluminures, et met sur
le même pied ces trois ouvrages : en effet, il ne faut guère plus de pensée dans l’un
que dans l’autre. Ses trois grandes œuvres, la Chute des princes, le
Siège de Troie, l’Histoire de Thèbes, ne sont que des traductions ou des
paraphrases verbeuses, érudites, descriptives, sortes de processions chevaleresques,
coloriées pour la vingtième fois de la même manière, sur le même vélin. Le seul point
qui fasse saillie, surtout dans le premier poëme, c’est l’idée de la FortuneVision de la Fortune, gigantesque figure. Dans cette
peinture, il a de l’émotion et du talent.The Temple of glass. Passetyme of
pleasure.Palais de la Renommée de
Chaucer, et une sorte de poëme allégorique amoureux d’après le Roman de
la Rose. Barcklayle Miroir des bonnes manières et
le Vaisseau des fous. Toujours des abstractions ternes, usées,
vides ; c’est la scolastique de la poésie. S’il y a quelque part un accent un peu
original, c’est dans ce Vaisseau des fous que traduit Barcklay, dans
la Danse de la mort que traduit Lydgate, bouffonneries amères,
gaietés tristes qui, par les mains des artistes et des poëtes, courent en ce moment
par toute l’Europe. Ils se raillent eux-mêmes, grotesquement et lugubrement : pauvres
figures plates et vulgaires, entassées dans un navire, ou qu’un squelette grimaçant
fait danser au son du violon sur leur tombe. Au fond de toute cette moisissure et dans
ce dégoût dont ils se sont pris pour eux-mêmes, paraît le farceur, le Triboulet de
taverne, le faiseur de petits vers gouailleurs et macaroniques, SkeltonLes Récompenses de cour, la Couronne
de laurier, l’Élégie sur la mort du duc de
Northumberland, plusieurs sonnets, sont d’un style convenable et
appartiennent à la poésie officielle. Voyez Philarète Chasles,
Skelton, études sur le seizième siècle.
Il y avait dix-sept siècles qu’une grande pensée triste avait commencé à peser sur
l’esprit de l’homme pour l’accabler, puis l’exalter et l’affaiblir, sans que jamais,
dans un si long intervalle, elle eût lâché prise. C’était l’idée de l’impuissance et
de la décadence humaine. La corruption grecque, l’oppression romaine et la
dissolution du monde antique l’avaient fait naître ; à son tour elle avait fait
naître la résignation stoïque, l’insouciance épicurienne, le mysticisme alexandrin
et l’attente chrétienne du royaume de Dieu. « Le monde est mauvais et perdu :
échappons-lui par l’insensibilité, par l’étourdissement, par l’extase. » Ainsi
parlaient les philosophies, et la religion, arrivant par-dessus elles, avait ajouté
qu’il allait finir : « Tenez-vous prêts, car le royaume de Dieu est proche. » Mille
ans durant, les ruines qui se faisaient de toutes parts vinrent incessamment
enfoncer dans les cœurs cette pensée funèbre, et quand du fond de l’imbécillité
finale et de la misère universelle l’homme féodal se releva par la force de son
courage et de son
Par sa propre force, elle empira. Car le propre d’une pareille conception, comme
des misères qui l’engendrent et du découragement qu’elle consacre, c’est de
supprimer l’action personnelle et de remplacer l’invention par la soumission.
Insensiblement, dès le quatrième siècle, on voit la règle morte se substituer à la
foi vivante. Le peuple chrétien se remet aux mains du clergé, qui se remet aux mains
du pape. Les opinions chrétiennes se soumettent aux théologiens, qui se soumettent
aux Pères. La foi chrétienne se réduit à l’accomplissement des œuvres, qui se réduit
à l’accomplissement des rites. La religion, fluide aux premiers siècles, se fige en
un cristal roide, et le contact grossier des barbares vient poser par-dessus une
couche d’idolâtrie : on voit paraître la théocratie et l’inquisition, le monopole du
clergé et l’interdiction des Écritures, le culte des reliques et l’achat des
indulgences. Au lieu du christianisme, l’Église ; au lieu de la croyance libre,
l’orthodoxie imposée ; au lieu de la ferveur morale, les pratiques fixes ; au lieu
du cœur et de la pensée agissante, la discipline extérieure et machinale : ce sont
là les traits propres du moyen âge. Sous cette contrainte, la société pensante avait
cessé de penser ; la philosophie avait tourné au manuel et la poésie au radotage, et
Voir à Bruges les tableaux de Hemling (quinzième siècle). Aucune peinture ne
fait si bien comprendre la piété ecclésiastique du moyen âge, toute pareille à
celle des bouddhistes.
Enfin l’invention recommence ; elle recommence par l’effort de la société laïque
qui a rejeté la théocratie, maintenu l’État libre, et qui à présent retrouve ou
trouve une à une les industries, les sciences et les arts. Tout se renouvelle ;
l’Amérique et les Indes sont découvertes, la figure de la terre est connue, le
système du monde est annoncé, la philologie moderne est fondée, les sciences
expérimentales commencent, les arts et les littératures poussent comme une moisson,
la religion se transforme ; il n’y a point de province dans l’intelligence et dans
l’action humaines qui ne soit défrichée et fécondée par cet universel effort. Il est
si grand, que des novateurs il passe aux retardataires, et redresse un catholicisme
en face du protestantisme qu’il a dressé. Il semble que les hommes ouvrent tout d’un
coup les yeux et voient. En effet, ils entrent dans une forme d’esprit nouvelle et
supérieure. C’est le trait propre de cet âge, qu’ils ne saisissent plus les choses
par parcelles, isolément, ou par des classifications scolastiques et mécaniques,
mais d’ensemble, par des vues générales et complètes, avec cet embrassement
passionné d’un esprit créateurs, voilà ce qu’une pareille forme
d’esprit produit au jour ; car pour créer il faut avoir, comme Luther et saint
Ignace, comme Michel-Ange et Shakspeare, une idée non pas abstraite, partielle et
sèche, mais figurée, achevée et sensible, une vraie créature qui s’agite
intérieurement et fait effort pour apparaître à la lumière. C’est ici le grand
siècle de l’Europe et le plus admirable moment de la végétation humaine. Nous vivons
encore aujourd’hui de sa séve, et nous ne faisons que continuer sa poussée et son
effort.
Quand la puissance humaine se manifeste si clairement en œuvres si grandes, rien
d’étonnant si le modèle idéal change et si l’antique idée païenne reparaît. Elle
reparaît amenant avec soi le culte de la beauté et de la force ; en Italie d’abord ;
car de tous les pays d’Europe c’est le plus païen, le plus voisin de la civilisation
antique ; puis de là en France Van Orley, Michel Coxie, Franz Floris, les de Vos, les Sadler, Crispin de Pass
et les maîtres de Nuremberg. Le premier carrosse est de 1564. Il étonna beaucoup. Les uns disaient que
c’était « une grande coquille marine apportée de Chine », les autres que c’était
« un temple ou les cannibales adoraient le diable. » Voyez la peinture de cet état de choses dans les lettres de la famille Paston,
publiées par John Fen. Louis XI en France, Ferdinand et Isabelle en Espagne, Henri VII en Angleterre.
En Italie, le régime féodal a fini plus tôt, par l’établissement des républiques
et des principautés.
Vers la fin du quinzième siècle 1488. Acte du Parlement sur les Ludovic Guicciardini. En 1585. Henri VIII, au commencement de son règne, n’avait qu’un vaisseau de guerre.
Élisabeth en fit partir cent cinquante contre l’Armada. 1553. Compagnie anglaise du commerce russe. 1578. Drake fait le tour du monde. 1600. Compagnie anglaise pour le commerce de l’Inde.inclosures.A Compendious examination, 1581, by William Strafford. Acte
du Parlement, 1541. Whereby the inhabitants of the said town have gotten and
come into riches and wealthy livings. (Il s’agit de Manchester.)Pictorial history, I, 902.Pictorial history, I, 903. De 1377 à 1583, de 2 millions et
demi à 5 millions.er la chambre des Communes est
trois fois plus riche que la chambre des Lords. La ruine
Au bas et au sommet de la société, dans toutes les parties de la vie, à tous les
degrés de la condition humaine, ce bien-être nouveau devenait visible. En 1533,
considérant « que les rues de Londres étaient sales, remplies de bourbiers et de
fondrières, et que beaucoup de personnes, tant à pied qu’à cheval, couraient risque
de s’y blesser et y avaient presque péri », Henri VIII faisait commencer le pavage
de Londres Liv. VI, chap. Nathan Drake, Pictorial History.Shakspeare and his Times, passim.
« Trois choses, dit Harrison, sont à remarquer chez les fermiers. La première est la multitude des cheminées nouvellement bâties. Dans leur jeune âge, il n’y en avait pas plus de deux, ou tout au plus trois dans la plupart des villes de l’intérieur du royaume. La seconde est l’amélioration des ameublements, qui est grande, quoique non encore générale ; car, disent-ils, nos pères (oui, et nous-mêmes aussi), nous avons couché bien souvent dans des grabats de paille, sur de grosses nattes, avec un drap seulement, avec des couvertures faites de poils grossiers ou de lambeaux recousus, et une bonne bûche ronde sous notre tête pour traversin ou oreiller. S’il arrivait que le maître du logis, dans les sept années qui suivaient son mariage, eût acheté un matelas ou un lit de bourre, et aussi un sac de menue paille pour reposer sa tête, il se croyait aussi bien logé que le seigneur de la ville… Les oreillers, disaient-ils, ne semblaient faits que pour les femmes en couches. La troisième chose est le changement de la vaisselle de bois en pots d’étain, et des cueillers de bois en argent ou en étain ; car si commune était dans l’ancien temps cette vaisselle de bois,
qu’un homme aurait eu de la peine à trouver quatre pièces d’étain (desquelles peut-être une salière) dans la maison d’un bon fermier. »
Ce n’est pas la possession, c’est l’acquisition qui donne aux hommes la joie et le
sentiment de leur force ; ils remarquent davantage un petit bonheur qui est nouveau
qu’un grand bonheur qui est ancien ; ce n’est pas quand tout est bien, c’est quand
tout est mieux qu’ils voient la vie en beau et sont tentés d’en faire une fête.
C’est pourquoi, en ce moment, ils en font une fête, une magnifique parade, si
semblable à un tableau, qu’elle produit la peinture en Italie, si semblable à une
représentation, qu’elle produit le drame en Angleterre. À présent que la hache et
l’épée des guerres civiles ont abattu la noblesse indépendante, et que l’abolition
du droit de maintenance a ruiné la petite royauté solitaire de chaque grand baron
féodal, les seigneurs quittent leurs noirs châteaux, forteresses crénelées,
entourées d’eaux stagnantes, percées d’étroites fenêtres, sortes de cuirasses de
pierre qui n’étaient bonnes qu’à garder la vie de leurs maîtres. Ils affluent dans
les nouveaux palais à dômes et à tourelles, couverts d’ornements tourmentés et
multipliés, garnis de terrasses et d’escaliers monumentaux, munis de jardins, de
jets d’eau, de statues, palais de Henri VIII et d’Élisabeth, demi-gothiques et
demi-italiens Ce style est appelé le style Tudor. Il devient tout à fait italien, voisin de
l’antique, sous Jacques I Voyez Burton, Holinshed, 921. Holinshed, Tiré des Aussi certaines lettres privées décrivent la cour d’Élisabeth comme un endroit
où il y avait « peu de piété et de pratique de la religion, et où toutes les
énormités régnaient au plus haut degré. »er, avec Inigo Jones.Anatomy of melancoly ; Stubbes,
etc.er on ne voit que processions, tournois, entrées de villes,
mascarades. Ce sont d’abord les banquets royaux, l’étalage des couronnements, les
larges et bruyants plaisirs de Henri VIII. Wolsey lui donne des fêtesibid.Elisabeth and James’ Progresses, by Nichols.er,
tous les ans, au jour des Rois, la reine, les principales dames et les premiers
nobles jouaient un opéra, appelé Masque, sorte d’allégorie mêlée
de danses, rehaussée par des décorations et des costumes éclatants, et dont les
tableaux mythologiques de Rubens peuvent seuls indiquer la splendeur. « Des lords
vêtus à la façon Masques de Ben-Jonson. Masque of
hymen, 76. Éd. Gifford, t. VII.
S’épancher, contenter son cœur et ses yeux, lancer hardiment sur toutes les routes
de la vie la meute de ses appétits et de ses instincts, voilà donc le besoin qui
apparaît dans les mœurs. L’Angleterre n’est pas encore puritaine. C’est « la joyeuse
Angleterre », Nathan Drake, merry England, comme on dit alors. Elle n’est point
encore roidie et régularisée. Elle s’épanouit largement, librement, et se réjouit de
se voir telle. Ce n’est pas à la cour seulement qu’on trouve l’opéra, c’est au
village. Des compagnies ambulantes s’y transportent, et les gens du pays au besoin
les suppléent ; Shakspeare a vu, avant de les peindre, des balourds, des
charpentiers, des menuisiers, des raccommodeurs Midsummer Night’s Dream.pageant où des bourgeois,
des ouvriers, des enfants sont les figurants. Ils sont acteurs d’instinct. Quand
l’âme est pleine et neuve, ce n’est point par des raisonnements qu’elle exprime ses
idées ; elle les joue et les figure ; elle les mime ; c’est là le vrai et le premier
langage, celui des enfants, celui des artistes, celui de la joie et de l’invention.
C’est de cette façon qu’ils se divertissent avec des chants et des festins dans
toutes les fêtes symboliques dont la tradition a peuplé l’annéeShakspeare and his times, chap. V et VI.
« D’abord, dit Stubbs
, toutes les têtes folles de la paroisse s’assemblent et choisissent un grand capitaine avec le titre de prince du désordre, et, l’ayant couronné en grande solennité, le prennent pour roi. Ce roi, une fois sacré, choisit vingt, quarante ou cent joyeux gaillards comme lui-même, qui font le service autour de Sa Majesté Souveraine… Ils ont leurs chevaux de bois, leurs dragons et autres bouffonneries, avec leurs joueurs de flûte paillards et leurs bruyants tambours pour mettre en train la danse du diable. Puis cette troupe de païens marche vers l’église et le cimetière au son des flûtes, au roulement des tambours, dansant, faisant tinter leurs clochettes, faisant flotter, comme des fous, leurs mouchoirs sur leurs têtes, pendant que les chevaux de bois et autres monstres escarmouchent à travers la foule. Et en cette sorte ils vont à l’église comme des démons incarnés, avec un tel bruit confus, qu’il n’y a point d’homme qui puisse entendre sa propre voix. Puis les folles têtes regardent, s’ébahissent, font des grimaces, montent sur les bancs pour voir cette belle cérémonie. Après cela ils font des allées et venues dans l’église, puis dans le cimetière, où ils ont ordinairement leurs berceaux, bosquets, salles d’été et maisons de festin, où ils festoient, banquettent, dansent tout le jour, et parfois toute la nuit aussi. Et ainsi ces furies terrestres passent le jour du sabbat. Une autre espèce de fous écervelés apportent à ces chiens d’enfer (je veux dire le prince du désordre et ses complices) du pain, de la bonne ale, du vieux fromage, du fromage nouveau, des gâteaux, des tartes, de la crème, de la viande, tantôt une chose, tantôt une autre. » Stubbs,
Anatomy of abuses.
Il pense que dans la fête de la Moisson la figure qu’on traînait en char était
celle de Cérès.Hentzner’s travels in England.
Pour achever, voyez quelle route en ce moment les idées prennent. Quelques
sectaires, surtout des bourgeois et des gens du peuple, s’appesantissent tristement
sur la Bible. Mais c’est dans Rome et dans la Grèce païenne que la cour et les gens
du monde vont chercher leurs précepteurs et leurs héros. Vers 1490 Warton, t. II, § 4 ; t. III, § 1. Avant 1600, tous les grands poëtes, de 1550 à 1616, tous les grands historiens
de la Grèce et de Rome, sont traduits en anglais. Lillye, en 1500, le premier
enseigne publiquement le grec.
Ma il vero e principal ornemento dell’ animo in ciascuno penso io che siano le
lettere, benchè i Francesi solamente conoscano la nobilità dell’arme… et tutti i
litterati tengon per vilissimi huomini. Page 112, éd. 1585, Castiglione, Voyez Burchard, majordome du pape, récit de la fête où assistait Lucrèce
Borgia ; Ungracious.il Cortegiano.Hosanna, un In principio, un
texte sacré de la messeLettres de l’Arétin, Vie de Cellini, etc.Alleluia ! » Si vous cherchez un
penseur plus sérieux, écoutez le grand patriote, le Thucydide du siècle, Machiavel,
qui, opposant le christianisme et le paganisme, dit que l’un place le « bonheur
suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines, tandis que
l’autre fait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force du corps
et toutes les qualités qui rendent l’homme redoutable. » Sur cela il conclut
hardiment que le christianisme enseigne à « supporter les maux, et non à faire de
grandes actions » ; il découvre dans ce vice intérieur la cause de toutes les
oppressions ; il déclare que « les méchants ont vu qu’ils pouvaient tyranniser sans
crainte des hommes, qui, pour aller en paradis, étaient plus disposés à supporter
les injures qu’à les venger. » À ce ton, et en dépit des génuflexions obligées, on
devine bien laquelle des deux religions il préfère. Le modèle idéal vers lequel tous
les efforts se tournent, auquel toutes les pensées se suspendent, et qui soulève
cette civilisation tout entière, c’est l’homme fort et heureux, muni de toutes les
puissances qui peuvent
Si vous voulez voir cette idée dans sa plus grande œuvre, c’est dans les arts qu’il
faut la chercher, dans les arts du dessin tels qu’elle les fait et les porte par
toute l’Europe, suscitant ou transformant les écoles nationales avec une telle
originalité et une telle force, que tout art viable dérive d’elle, et que la
population de figures vivantes dont elle a couvert nos murailles marque, comme
l’architecture gothique ou la tragédie française, un moment unique de l’esprit
humain. Le Christ maigre du moyen âge, le misérable ver de terre déformé et
sanglant, la Vierge livide et laide, la pauvre vieille paysanne évanouie à côté du
gibet de son enfant, les martyrs hâves, desséchés par le jeûne, aux yeux extatiques,
les saintes aux doigts noueux, à la poitrine plate, toutes les touchantes ou
lamentables visions du moyen âge se sont évanouies ; le cortége divin qui se
développe n’étale plus que des corps florissants, de nobles figures régulières et de
beaux gestes aisés ; les noms sont chrétiens, mais il n’y a de chrétien que les
noms. Ce Jésus n’est qu’un « Jupiter crucifié Mot de Pulci. Benvenuto Cellini, Peró voglio che il nostro cortegiano sia perfetto cavaliere d’ogni sella… Et
perchè degli Italiani è peculiar laude il cavalcare benè alla brida, il
maneggiar con raggione massimamente cavalli aspri, il corre lance, il giostare,
sia in questo de meglior Italiani… Nel torneare, tener un passo, combattere una
sbarra, sia buono tra il miglior francesi… Nel giocare a canne, correr torri,
lanciar haste e dardi, sia tra Spagnuoli eccellente… Conveniente è ancor sapere
saltare, e correre ; … ancor nobile exercitio il gioco di palla… Non di minor
laude estimo il voltegiar a cavallo. Page 55, édition 1585.Voyez ses esquisses à Oxford et les esquisses du religieux
Fra Bartholomeo à Florence. Voyez aussi le
Martyre de saint Laurent, par Baccio Bandinelli.Principes sur l’art du dessin. « Tu
dessineras alors l’os qui est placé entre les deux hanches. Il est très-beau et
se nomme sacrum… Les admirables os de la tête. »Vie de Benvenuto Cellini. Voyez aussi ces exercices que
Castiglione prescrit à l’homme bien élevé :
Transplanté dans des races et dans des climats différents, ce paganisme reçoit de chaque race et de chaque climat des traits distincts et un caractère propre. Il devient anglais en Angleterre ; la Renaissance anglaise est la renaissance du génie saxon. C’est que l’invention recommence, et qu’inventer c’est exprimer son génie ; une race latine ne peut inventer qu’en exprimant des idées latines ; une race saxonne ne peut inventer qu’en exprimant des idées saxonnes, et l’on va trouver, sous la civilisation et la poésie nouvelles, des descendants de l’antique Cœdmon, d’Adhlem, de Piers Plowman et de Robin Hood.
« À la fin du règne de Henri VIII, dit le vieux Puttenham, s’éleva une compagnie
nouvelle de poëtes de cour, dont sir Thomas Wyatt l’aîné, et Henri, comte de Surrey,
furent les deux capitaines, lesquels, ayant voyagé en Italie et goûté le doux style
et les nobles rhythmes de la poésie italienne, ainsi que des novices nouvellement
sortis des écoles de Dante, Pétrarque, Homely.
Et cependant, parmi ces langueurs de la tradition mystique, l’accent personnel
vibre. Dans cet esprit qui imite et qui parfois imite mal, qui tâtonne encore et çà
et là laisse entrer dans ses stances polies les vieux mots naïfs ou les allégories
usées des hérauts d’armes et des trouvères, voici déjà la mélancolie du Nord,
l’émotion intime et douloureuse. Ce trait, qui tout à l’heure, au plus beau moment
de la plus riche floraison, dans le magnifique épanouissement de la vie naturelle,
répandra une teinte sombre sur la poésie de Sidney, de Spenser, de Shakspeare,
maintenant, dès le premier poëte, sépare ce monde païen, mais germanique, de l’autre
monde tout voluptueux, qui, en Italie, s’égaye avec la fine ironie, et n’a de goût
que pour les arts et le plaisir. Surrey traduit en vers l’Ecclésiaste. N’est-il pas
singulier, à cette heure matinale, dans cette aube naissante, de trouver dans sa
main un pareil livre ? Le désenchantement, la Dans une autre pièce, Greene, Beaumont et Flechter, Webster, Shakspeare, Ford, Otway, Richardson, de
Foë, Fielding, Byron, Dickens, Thackeray, etc.la plus douce et la plus soumise de cœur qu’un homme
puisse trouver sur la terre. » Si l’amour et la foi étaient partis, on pourrait les
retrouver en elle. Son cœur n’a d’autre idée que de t’être fidèle ; elle ne s’occupe
que de toi et de ton bien. « Elle souhaite ta santé et ton bonheur, et t’aime autant
et aussi fort qu’une femme peut aimer un homme ; elle est à toi et le dit, et prend
souci de toi en dix mille façons. Tu es là quand elle parle, quand elle mange, quand
elle pleure, quand elle soupire. Le soir elle te dit : Adieu, mon bien-aimé ;
quoique, Dieu le sait, tu sois bien loin d’elle, elle te répète mainte et mainte
fois bonsoir. » — « Elle te nomme souvent son cher bien-aimé — sa consolation, son
bonheur, toute sa joie — et conte à son oreiller toute son histoire : — comment tu
as fait sa peine et son chagrin, — combien elle soupire après toi, comme il lui
tarde de te voir. — Elle dit : Pourquoi es-tu ainsi loin de moi ? — Ne suis-je pas
celle qui t’aime le mieux ? — Ne souhaité-je pas ton aise et ton repos ? — Ne
cherché-je point comme je puis te plaire ? — Pourquoi t’en Complaint on the absence of her lover being
upon the sea, il parle en propres termes presque aussi tendrement de sa
femme.Nut Brown Maid jusqu’à Dickens
Un Pétrarque anglais : ce mot sur Surrey est le plus juste, d’autant plus juste
qu’il exprime son talent aussi bien que son âme. En effet, comme Pétrarque le plus
ancien des humanistes et le premier des écrivains parfaits, c’est un style nouveau
que Surrey apporte, le style viril, indice d’une grande transformation Énéide. En
pareille compagnie, on est contraint de trier ses idées et de serrer ses phrases. À
leur exemple, il mesure les moyens de frapper l’attention, d’aider l’intelligence,
d’éviter la fatigue et l’ennui. Il prévoit la dernière ligne en écrivant la
première. Il garde pour dernier trait le mot le plus fort, et marque la symétrie des
idées par la symétrie des phrases. Tantôt il guide l’esprit par une série
d’oppositions continues jusqu’à l’image finale, sorte de cassette brillante où il
vient déposer l’idée qu’il porte et fait regarder depuis le départThe frailty and hurtfulness of beauty.Description of spring. A vow to love faithfully.Complaint of the lover disdained.
Voilà donc l’art qui est né : ceux qui ont des idées tiennent maintenant un
instrument capable de les exprimer ; comme les peintres italiens qui, en cinquante
ans, ont importé ou trouvé tous les procédés techniques du pinceau, les écrivains
anglais, en un demi-siècle, vont importer ou trouver tous les artifices de langage,
la période, le style noble, le vers héroïque, bientôt la grande stance, si bien que
plus tard les plus parfaits versificateurs, « Dryden et Pope lui-même, n’ajouteront
presque rien aux règles inventées et appliquées dès ces premiers essais Surrey, édition Nott. Remarques du docteur Nott.
Insensiblement la croissance se fait, et à la fin du siècle tout est changé. Un
style nouveau, étrange, surchargé, s’est formé, et va régner jusqu’à la
Restauration, Discours du speaker au roi Charles II à sa restauration. Comparer aux discours
de M. de Fontanes sous l’Empire. Dans les deux cas, c’est un âge littéraire qui
finit. — Lisez comme spécimen le discours prononcé devant l’Université
d’Oxford. Son second ouvrage, Voir les jeunes gens dans Shakspeare, surtout Mercutio.Athenæ oxonienses, I, 193.Euphuès,
l’anatomie de l’esprit, par Lyly, qui en fut le manuel, le chef-d’œuvre, la
caricature, et qu’une admiration universelle accueillitEuphues and his England, parut l’an
suivant, 1581.chanteur, un homme capable de ravissements, un voisin de Spencer et de
Shakspeare, un de ces songeurs éveillés qui voient intérieurement « des fées
dansantes, la joue empourprée des déesses, et ces forêts enivrées, amoureuses, qui
ferment leurs sentiers pour retenir dans leurs buissons les pas légers des jeunes
filles
Surabondance et dérèglement, ce sont là les deux traits de cet esprit et de cette
littérature, traits communs à toutes les littératures de la Renaissance, mais plus
marqués ici qu’ailleurs, parce que la race qui est germanique n’est pas contenue
comme les races latines par le goût des formes harmonieuses et préfère la forte
impression à la belle expression. Il faut choisir dans cette foule de poëtes ; en
voici un,
Raconterai-je son époque pastorale, l’Arcadie ? Ce n’est qu’un
délassement, une sorte de roman poétique écrit à la campagne pour l’amusement de sa
sœur, œuvre de mode, et qui, comme chez nous le Cyrus et la Clélie, n’est point un monument, mais un document. Ces sortes de
livres ne montrent que les dehors, l’élégance et la politesse courante, le jargon du
beau monde, bref, ce qu’il faut dire devant les dames ; et néanmoins on y voit la
pente de l’esprit public : dans la Clélie, le développement
oratoire, l’analyse fine et suivie, la conversation abondante de gens Arcadie, l’imagination tourmentée, les sentiments excessifs, le
pêle-mêle d’événements qui conviennent à des hommes à peine sortis de la vie
demi-barbare. En effet, à Londres, on se tire encore des coups de pistolet dans les
rues, et sous Henri VIII, sous son fils et sous ses filles, des reines, un
protecteur, les premiers des nobles s’agenouilleront sous la hache du bourreau. La
vie armée et périlleuse a résisté longtemps en Europe à l’établissement de la vie
pacifique et tranquille, et il a fallu transformer la société et le sol pour changer
les hommes d’épée en bourgeois ; ce sont les grandes routes de Louis XIV et son
administration réglée, comme plus tard les chemins de fer et les sergents de ville
qui nous ont ôté les habitudes de l’action violente et le goût des aventures
dangereuses. Comptez qu’encore à ce moment les têtes sont remplies d’images
tragiques. L’Arcadie de Sidney en renferme assez pour défrayer six
poëmes épiques. « C’était un jeu, dit Sidney, je déchargeais mon cerveau de jeune
homme. » Dans les vingt-cinq premières pages, vous trouvez un naufrage, une histoire
de pirates, un prince à demi noyé recueilli par les bergers, un voyage en Arcadie,
des déguisements, la retraite d’un roi qui s’est confiné dans une solitude avec sa
femme et ses enfants, la délivrance d’un jeune seigneur prisonnier, une guerre
contre les Ilotes, une paix conclue, et bien d’autres choses. Continuez, et vous
verrez des princesses enfermées par une méchante fée qui les fouette et les menace
de mort si elles refusent d’épouser entrées d’Élisabeth,
et vous n’avez qu’à regarder les estampes des Sadler, de Martin de Vos et de
Goltzius pour y trouver ce mélange de beautés sensibles et d’énigmes philosophiques.
La comtesse de Pembroke et ses dames sont charmées d’imaginer cette profusion de
costumes et de vers, cet opéra sous les arbres ; on a des yeux au seizième siècle,
des sens qui cherchent leur contentement dans la poésie, le même contentement que
dans les mascarades et dans la peinture. En ce moment
Qu’y vont-ils dire ? C’est ici qu’éclate dans toute sa folie l’espèce d’exaltation
nerveuse qui est propre à l’esprit du temps ; l’amour monte au trente-sixième ciel ;
Musidorus est frère de notre Céladon ; Paméla est proche parente des plus sévères
héroïnes de notre Therefore, mourne boldly, my inke. For, while she looks upon you, your
blackness will shine ; cry out boldly my lamentations ; for while she reads you,
your cries will be musicke. They impoverished their clothes to enrich their bed, which might well for that
night scorn the shrine of Venus, and there cherishing one another with deare
though chaste embracements, with sweet though cold kisses, it might seem that
Love was come to play him there without darts, or that, weary of his own fires,
he was there to refresh himself between their sweet-breathing lippes… Some
horses lay dead under their dead masters, whom unknightly wounds had unjustly
punished for a faithfull duty. Some lay upon their lords by like accidents, and
in death had the honour to be borne by them, whom in life they had
borne. In the time that the morning did strew roses and violets in the heavenly floore
against the coming of the sun, the nightingales (striving one with the other
which could in most dainty varietie recount their wronge-caused sorrow) made
them put off their sleep. Page 494.Astrée ; toutes les exagérations espagnoles
foisonnent, et aussi toutes les faussetés espagnoles. Car dans ces œuvres de mode et
de cour, le sentiment primitif ne garde jamais sa sincérité ; l’esprit, le besoin de
plaire, le désir de faire effet, de mieux parler que les autres, l’altèrent, le
travaillent, entassent les embellissements, les raffinements, en sorte qu’il ne
reste rien qu’un galimatias. Musidorus a voulu prendre un baiser à Paméla. Elle le
repousse. Il serait mort sur la place ; mais, par bonheur, il se souvient que sa
maîtresse lui a ordonné de s’éloigner, et trouve encore des forces pour accomplir
son commandement. Il se plaint aux arbres, il pleure en vers ; vous trouverez des
dialogues où l’écho, répétant le dernier mot, fait la réponse, des duos rimés, des
stances équilibrées, où l’on expose minutieusement la théorie de l’amour, bref Défense de la poésie, on voit paraître la véritable imagination,
l’accent sincère et sérieux, le style grandiose, impérieux, toute la passion et
l’élévation qu’il porte dans son cœur et qu’il mettra dans ses vers. C’est un
méditatif, un platonicien
À ses yeux, s’il y a quelque art ou quelque science capable d’augmenter et de
cultiver la générosité de l’homme, c’est la poésie. Tour à tour il fait comparaître
devant elle le philosophe et l’historien, avec leurs prétentions qu’il raille et
foule I dare undertake Voyez p. 497, la personnification très-railleuse et très-spirituelle de
l’Histoire et de la Philosophie. Il y a là un vrai talent. I never heard the old song of Percy and Douglas, that I found not my heart
moved more than with a trumpet. And yet it is sung but by some blind crowder,
with no rougher voice than rude style ; which being so evil apparelled in the
dust and cobweb of that uncivil age, what would it work, trimmed in the gorgeous
eloquence of Pindar ? Nay, he doth as if your journey should lie through a faire vineyard, at the
very first give you a cluster of grapes, that, full of that taste, you may long
to pass further. He beginneth not with obscure definitions which must blurre the
margent with interpretations, and load the memory with doutfullness ; but he
cometh to you with words set in delightfull proportions, either accompanied with
or prepared for the well-enchaunting skill of musick, and, forsooth he cometh
unto you with a tale, which holdth the children from play and old men from the
chimney-corner. Is it the bitter, but wholesome Iambic, who rubbes the galled mind, in making
shame the trumpet of villany, with bold and open crying out against
naughtiness ? So that since the excellency of poetry may be so easely and so justly
confirmed, and the low-creeping objections so soon trodden down, it not being an
arte of lies, but of true doctrine ; not of effeminateness, but of notable
stirring of courage ; not of abusing man’s witt, but of strengthening man’s
witt ; not banished, but honoured by Plato ; let us rather plant more laurels
for to ingarland the poets’ heads, than suffer the ill favoured breath of such
wrong speakers once to blow up on the cleare streams of poesie. Voyez encore çà et là des vers qui éclatent comme ceux-ci :Orlando Furioso or honest king Arthur will never displease a soldier. But the quidditie of Ens and prima materia will hardly agree with a
corcelet.
Bien des fois, après avoir lu des poëtes de cet âge, je suis resté penché sur les
estampes contemporaines, me disant que l’homme, esprit et corps, n’était pas alors
celui que nous voyons aujourd’hui. Nous aussi, nous avons des passions, mais nous ne
sommes plus assez forts pour les porter. Elles nous détraquent ; nous ne sommes plus
poëtes impunément. Alfred de Musset, Henri Heine, Edgard Poe, Burns, Byron, Shelley,
Cowper, combien en citerai-je ? Le dégoût, l’abrutissement et la maladie,
l’impuissance, la folie et le suicide, au mieux l’excitation permanente ou la
déclamation fébrile, ce sont là aujourd’hui les issues ordinaires du tempérament
poétique. Les fougues de la cervelle rongent les entrailles, dessèchent le sang,
attaquent la moelle, secouent l’homme comme un orage, et la charpente humaine telle
que la civilisation nous l’a faite n’est plus assez solide pour y résister
longtemps. Ceux-ci plus rudement élevés, plus habitués aux intempéries, plus
endurcis par les exercices du corps, plus roidis contre le danger, durent et
vivent ; y a-t-il un homme aujourd’hui qui pourrait supporter la tempête de passions
et de visions qui a traversé Shakspeare, et finir comme lui en bourgeois sensé et
renté dans son petit pays ? Les muscles étaient plus fermes, la défaillance moins
prompte. La fureur d’attention concentrée, les demi-hallucinations, l’angoisse My life melts with too much thinking.e sonnet.)e chanson.)e chanson.)e sonnet.)e chanson.)e sonnet.)e chanson.)e sonnet.)
Beaux yeux, douces lèvres, cher cœur, ai-je pu, Fou que je suis, espérer jouir de vous par l’aide de l’Amour, Puisqu’il trouve lui-même en vos beautés Sa grande force, ses jeux choisis, sa retraite tranquille ? Car, s’il voit quelqu’un qui ose le contredire, Il regarde avec ces yeux. Ah ! tout d’un coup Chaque âme dépose ses armes au pied de l’Amour, Heureuse s’il lui permet de mourir pour elle. Quand il veut jouer, il va sur ces lèvres, Rougissant, honteux d’être amoureux d’elles ; Avec chaque lèvre il baise l’autre. Mais quand il veut chercher une retraite paisible, Loin de tout le monde, ce cœur est sa demeure, Sachant bien que nul homme ne viendra l’y trouver.
Tout est pris ici, le cœur et les sens. S’il trouve les yeux de Stella plus beaux
que toute chose au monde, il trouve « son âme plus belle encore que son corps. » Il
est platonicien, lorsqu’il raconté que la vertu, voulant se faire aimer des hommes,
a pris la forme de Stella pour enchanter leurs yeux, « et leur faire découvrir ce
ciel que le sens intérieur révèle aux âmes héroïques. » On reconnaît en lui la
soumission entière du cœur, l’amour tourné en religion, la passion parfaite qui ne
souhaite que de croître, et qui, semblable à la piété des mystiques, se trouve
toujours trop petite quand elle se compare à l’objet aimé. « Ma jeunesse se
consume ; mon savoir ne met au jour que des futilités. Mon esprit s’emploie à
défendre une passion qui, pour récompense, le persécute de folles peines. Je vois
que ma course m’entraîne à ma perte ; je le vois, et pourtant mon plus grand chagrin
est de ne point perdre davantage pour l’amour de Stella Dernier sonnet, page 490.Banquet, il tourne les yeux vers la Beauté immortelle
Sidney n’est qu’un soldat dans une armée ; il y a toute une multitude autour de
lui, une multitude de poëtes. En cinquante-deux ans on en a compté, en dehors du
drame, deux cent trente-trois Nathan Drake, 310 Tous ces mots sont pris dans Jonson, Spenser, Drayton, Shakspeare et
Greene.Shakspeare and his Times. On ne compte pas,
dans ces deux cent trente-trois poëtes, les auteurs de pièces isolées, mais ceux
qui ont publié et recueilli leurs œuvres.Polyolbion.)Tempest, IV, 1.)Cymbeline, IV, 2.)Never too late.)Id.)Fairy Queen, liv. I, ch.
Dans la vie de chaque homme il y a des moments Celebration of Charis.
Regardez seulement ses yeux ; ils éclairent Tout ce que comprend le monde de l’amour. Regardez seulement ses cheveux ; ils sont brillants Comme l’étoile de l’amour quand elle se lève… Avez-vous vu un lis éclatant s’épanouir Avant que des mains grossières l’aient touché ? Avez-vous regardé la chute de la neige Avant que la fange l’ait souillée ? Avez-vous respiré les boutons sur l’églantier, Ou le nard dans le feu ? Ô ! aussi blanche, aussi délicate, aussi suave est ma dame ! See the chariot at hand here of Love, Wherein my lady rideth ! Each that draws is a swan or a dove, And well the car Love guideth. As she goes, all hearts do duty Unto her beauty ; And enamour’d do wish, so they might But enjoy such a sight, That they still were to run by her side Through swords, through seas, whither she would ride. Do but look on her eyes, they do light All that love’s world compriseth ! Do but look on her, she is bright As love’s star when it riseth !… Have you seen but a bright lily grow, Before rude hands have touch’d it ? Have you mark’d but the fall of the snow, Before the soil hath smutch’d it ? Have you felt the wool of the beaver, Or swan’s down ever ? Or have smell’d of the bud o’ the brier ? Or the nard in the fire ? Or have tasted the bag of the bee ? O so white ! O so soft ! O so sweet is she !
Quoi de plus vivant, de plus éloigné de la mythologie Cupid’s Pastime, auteur inconnu vers
1621.)Id.)
Melicertus’ eglogue).
Quand la puissance d’embellir est si grande, il est naturel qu’on peigne le
sentiment qui réunit toutes les joies et où aboutissent tous les rêves, l’amour
idéal, surtout l’amour ingénu et heureux. De tous les sentiments, il n’y en a pas
pour qui nous ayons plus de sympathie. Il est de tous le plus simple et le plus
doux. Il est le premier mouvement du cœur et la première parole de la nature. Il ne
se compose que d’innocence et d’abandon. Il est exempt de réflexions et d’efforts.
Il nous fait quitter nos William Warner. Michel Drayton.As you like it.The Sad Shepherd. Voyez aussi Flechter and
Beaumont : the Faithful Shepherdess.Faust, Tamerlan et le Juif de Malte, quitte ses
drames sanglants, son grand vers tonnant, ses furieuses images, et rien n’est plus
musical et plus doux que ses chansons. Le berger, pour gagner sa maîtresse, lui
promet « un chapeau de fleurs, une jupe toute brodée de feuilles de myrte, une
ceinture tressée de paille et de bourgeons de lierre, avec des boutons d’ambre et
des fermoirs de corailla reine des
fées de Spenser.
Un jour M. Jourdain, devenu mamamouchi et ayant appris l’orthographe, manda chez lui les plus illustres écrivains du siècle. Il s’installa dans un fauteuil, leur indiqua du doigt des pliants, et leur dit :
« J’ai lu, Messieurs, vos petites drôleries. Elles m’ont réjoui ; je veux vous
donner de l’ouvrage. J’en ai donné dernièrement au petit Lulli, votre confrère.
C’est par mon commandement qu’il a introduit dans les concerts la trompette marine,
instrument harmonieux dont personne ne s’était encore avisé et qui est d’un si bel
effet. J’entends que vous suiviez mes idées comme il les a suivies, et je vous
commande un poëme en prose. Vous savez que tout ce qui n’est point prose est vers,
et que tout ce qui n’est point vers est prose. Quand je dis : « Nicolle,
apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », je fais de la prose.
Prenez cette phrase pour modèle. Ce style est beaucoup plus agréable que le jargon
de lignes non finies que vous appelez des vers. Quant au sujet, ce sera moi-même.
Vous peindrez la robe de chambre à ramages que je viens de mettre pour vous
recevoir, et ce petit déshabillé de
Nous sommes les fils de M. Jourdain, et depuis le commencement du siècle nous
tenons ce discours aux artistes ; les artistes nous écoutent. De là notre roman
bourgeois et notre roman réaliste. Je supplie le lecteur de les oublier, de
s’oublier lui-même, de se faire pour un instant poëte, gentilhomme, homme du
seizième siècle. À moins d’enterrer le M. Jourdain
Il était d’une ancienne famille, alliée à de grandes maisons, ami de Sidney et de
Raleigh, les deux chevaliers les plus accomplis du siècle, chevalier lui-même, du
moins de cœur, ayant trouvé dans sa parenté, dans ses amitiés, dans ses études et
dans sa vie toutes les circonstances qui pouvaient l’élever jusqu’à la poésie
idéale. Tour à tour on le trouve à Cambridge, où il se pénètre des plus nobles
philosophies antiques ; dans un comté du Nord où il se prend d’un grand amour
malheureux ; à Penshurst, dans le château et la compagnie où est née l’Arcadie ; chez Sidney, en qui subsistent intactes la poésie romanesque et la
générosité héroïque de l’esprit féodal ; à la cour, où toutes les magnificences de
la chevalerie disciplinée et parée s’étalent autour du trône ; enfin à Kilcolman, au
bord d’un beau lac, dans un château retiré d’où la vue embrasse un amphithéâtre de
montagnes et la moitié de l’Irlande. Pauvre du reste, impropre à la cour, et,
quoique favorisé par la reine, n’ayant obtenu de ses patrons que des emplois
subalternes, à la fin lassé par les sollicitations et relégué dans ce dangereux
domaine d’Irlande, d’où la révolte le chassa, brûlant sa maison et son enfant ;
trois mois après, il mourut de misère et le cœur He died for want of bread in King street. (Ben Jonson, cité
par Drummond.)Hymnes à l’amour et à la beauté, — à l’amour et
à la beauté célestes.
Voilà pour le cœur ; pour le reste, il est poëte, c’est-à-dire par excellence
créateur et rêveur, créateur et rêveur de la façon la plus naturelle, la plus
instinctive, la plus soutenue. On a beau décrire cet état intérieur des grands
artistes, il reste toujours à décrire. C’est une sorte de végétation qui se fait
dans leur esprit ; à tout moment un bouton s’y lève, puis sur celui-ci un autre,
puis encore un autre, chacun enfantant, pullulant et fleurissant de lui-même, en
sorte qu’au bout d’un instant on voit une plante entière verdoyante, bientôt un
massif, et enfin une forêt. Un personnage leur apparaît, puis une action, puis un
paysage, puis une enfilade d’actions, il imagine ; c’est là son état naturel. Il
semble qu’il n’ait qu’à clore ses paupières pour éveiller les apparitions ; elles
affluent en lui, elles surabondent, elles s’entassent ; on se dit qu’il aura beau
les prodiguer, elles regorgeront toujours, plus amples et plus pressées. Maintes
fois, en suivant leur nuée inépuisable, j’ai pensé à ces vapeurs qui sortent
incessamment de la mer, et montent, et chatoient, entremêlant leurs volutes d’or et
de neige, pendant qu’au-dessous d’elles de nouvelles brumes s’élèvent, et au-dessous
de celles-là d’autres encore, sans que jamais la resplendissante procession puisse
se ternir ou s’arrêter.
Mais ce qui le distingue de tous les autres, c’est la façon dont il imagine.
Ordinairement, chez un poëte, l’esprit fermente violemment et par saccades ; ses
idées s’assemblent, se heurtent, se prennent tout d’un coup par
masses et par blocs, et jaillissent en mots poignants, perçants, qui les
concentrent ; il semble qu’elles aient besoin de ces accumulations subites pour
imiter l’unité et l’énergie vivante des objets qu’elles reproduisent ; du moins
presque tous les poëtes environnants, Shakspeare au premier rang, font ainsi. Au
plus fort de l’invention, Spenser reste narrateur, et non point
chanteur comme un faiseur d’odes, ou mime comme un auteur de drames. Nul moderne
n’est plus semblable à Homère. Comme Homère et les grands narrateurs, il ne
rencontre que des images suivies et nobles, presque classiques, si voisines des
idées que l’esprit y entre de lui-même et sans s’en apercevoir. Comme Homère, il est
toujours simple et clair, il ne sursaute point, il n’omet aucune raison, il ne
détourne aucun mot du sens primitif et ordinaire, il garde l’ordre naturel des
idées. Comme Homère encore, il a des redondances, des naïvetés, des enfances. Il dit
tout, il se laisse aller à des réflexions que chacun a devinées d’avance ; il répète
à l’infini les grandes épithètes d’ornement. On sent qu’il aperçoit les objets dans
une belle lumière uniforme, avec un détail infini, qu’il veut montrer tout ce
détail, qu’il n’a jamais peur de voir son heureux songe s’altérer ou disparaître,
qu’il en suit les contours, d’un mouvement régulier, sans jamais se presser ni se
ralentir. Même il est trop long, trop oublieux du public, trop disposé à
s’abandonner et à rêvasser en face des choses. Sa pensée se déploie en vastes
comparaisons redoublées, pareilles à celles du vieux conteur ionien. Si un géant
blessé tombe, il le trouve semblable à un arbre antique qui a crû sur le plus haut
sommet d’une montagne rocheuse, dont l’acier tranchant a Fairie Queene, liv. I, ch. VIII, 42, 43.)
Publié en 1589 ; dédié à Philipp Sidney.The Shepheard’s Calendar, Amoretti, Sonnets, Prothalamion,
Epithalamion, Muiopotmos, Virgil’s Gnat, the Ruins of time, the Tears of the
Muses, etc.Calendrier du BergerVisions de Pétrarque et de
Du Bellay sont d’admirables songes, où des palais, des temples d’or, des
paysages splendides, des fleuves étincelants, des oiseaux merveilleux apparaissent
coup sur coup comme dans une féerie orientale. S’il chante un épithalameProthalamion.)Astrophel.)
Enfin il rencontre le sujet qui lui convient : c’est le plus grand bonheur qui soit
donné à un artiste. Il retire l’épopée du terrain ordinaire, celui où, sous la main
d’Homère et de Dante, elle exprime des croyances effectives et peint des héros
nationaux. C’est au plus haut du pays des fées qu’il nous conduit, par-dessus toutes
les cimes de l’histoire. C’est plus haut que le pays des fées, à cette limite
extrême où les objets s’évanouissent et où les pures idées commencent. « J’ai C’est Lodowick Bryskett (Discourse of civil life, 1606) qui
lui attribue ces paroles.voyant, ce n’est pas un
philosophe. Ce sont bien des personnages vivants, des actions qu’il remue ;
seulement, de loin en loin, chez lui, les palais enchantés, tout le cortége des
resplendissantes apparitions tremble et se déchire comme une vapeur, laissant
entrevoir la pensée qui le suscite et qui l’ordonne. Quand dans son jardin de Vénus
nous voyons les formes infinies de toutes les choses vivantes rangées par ordre, en
lits pressés, attendant l’être, nous concevons avec lui l’enfantement de l’amour
universel, la fécondité incessante de la grande mère et le fourmillement mystérieux
des créatures qui s’élèvent tour à tour hors de son sein profond. Quand nous voyons
son chevalier de la Croix combattre un monstre demi-femme, demi-serpent, et défendre
Una, sa dame chérie, nous nous souvenons vaguement que si nous pénétrions à travers
ces deux figures, nous trouverions sous l’une la Vérité et sous
Quel monde pouvait fournir des matériaux à une fantaisie si haute ? Il n’y en avait
qu’un, celui de la chevalerie, car nul n’est plus éloigné du réel. Solitaire et
indépendant dans son château, affranchi de tous les liens que la société, la
famille, le travail, imposent d’ordinaire aux actions humaines, l’homme féodal avait
tenté toutes les aventures ; mais il avait encore moins fait qu’imaginé ; l’audace
de ses actions avait été surpassée par la folie de ses rêves ; faute Surtout dans le Calendrier du Berger.
Est-ce assez de la chevalerie pour lui fournir sa
Le lecteur sent bien qu’on ne peut pas lui raconter un pareil poëme. En effet, ce
sont six poëmes, chacun de douze chants, où l’action se dénoue, se renoue
incessamment, s’embrouille et recommence, et je crois que toutes les imaginations de
l’antiquité et du moyen
C’est une fantasmagorie, dira-t-on. Qu’importe, si nous la voyons ? Et nous la
voyons, car Spenser la voit. Sa bonne foi nous gagne. Il est si fort à son aise dans
ce monde, que nous finissons par nous y trouver comme chez nous. Il n’a point l’air
étonné des choses étonnantes ; il les rencontre si naturellement qu’il les rend
naturelles ; il défait les mécréants comme si de sa vie il n’avait fait autre chose.
Vénus, Diane et les dieux antiques habitent à sa porte et entrent chez
Son visage était si beau, qu’il ne semblait point de chair, — mais peint célestement du brillant coloris des anges, — clair comme le ciel, sans défaut, ni tache, — avec un parfait mélange de toutes les belles couleurs ; — Et dans ses joues se montrait une rougeur vermeille, — comme des roses répandues sur un parterre de lis, — exhalant des parfums d’ambroisie, — et nourrissant les sens d’un double plaisir, — capables de guérir les malades et de ranimer les morts.
Sur ses paupières se tenaient maintes Grâces, — à l’ombre de ses sourcils égaux, — pour la pourvoir de doux regards et de beaux sourires, — et chacune d’elles la douait d’une grâce, — et chacune d’elles humblement à ses pieds s’inclinait. — Un si glorieux miroir de grâce céleste, — souverain monument où s’adressent tous les vœux mortels, — comment une plume fragile décrira-t-elle son divin visage, — avec la crainte de manquer d’art et d’outrager sa beauté ?
Aussi belle, et mille et mille fois plus belle — elle parut quand elle se montra aux regards. — Elle était vêtue, à cause de la chaleur de l’air brûlant, — toute d’une tunique de soie, blanche comme un lis, — couturée de maintes broderies tressées, — parsemée sur le haut, tout entière, — d’aiguillettes d’or splendide qui étincelaient — comme des étoiles scintillantes ; et la bordure — était toute lisérée de franges d’or.
Au-dessous du genou son vêtement pendait un peu, — et ses jambes droites étaient magnifiquement serrées — en des brodequins dorés de cuir précieux, — tout bardés de lames d’or, où étaient gravées — des figures bizarres et splendidement émaillées. — Par-devant, ils étaient attachés sous son genou — avec un riche joyau où s’entrelaçaient — les bouts de tous les nœuds, de sorte que nul ne pouvait voir — comment dans leurs replis serrés ils se confondaient.
Elles ressemblaient à deux beaux piliers de marbre — qui supportent un temple des
dieux, — que tout le peuple orne de guirlandes vertes — et honore dans ses
assemblées de fête. — Avec
Et dans sa main elle avait un épieu acéré, — et sur son dos un arc et un carquois brillant, — rempli de flèches aux têtes d’acier, dont elle abattait — les bêtes sauvages dans ses jeux victorieux, — attaché par un baudrier d’or, qui sur le devant — traversait sa poitrine de neige, et séparait ses seins délicats ; comme les jeunes fruits en mai, — ils commençaient à se gonfler un peu, et nouveaux encore, — à travers son vêtement léger, ils ne faisaient qu’indiquer leur place.
Ses boucles blondes, frisées comme des fils d’or, — tombaient sur ses épaules, négligemment répandues, — et, quand le vent soufflait au milieu d’elles, — flottaient comme un étendard largement déployé, — et bien bas derrière elles descendaient en désordre. — Et que ce fût art, ou hasard aveugle, — à mesure qu’à travers la forêt fleurie elle courait impétueuse, — dans ses cheveux épars les douces fleurs se posaient d’elles-mêmes, — et les fraîches feuilles verdoyantes et les boutons s’y entrelaçaient.
Plus chèrement que sa vie elle gardait la rose délicate, — fille de son matin,
dont la fleur — ornait la couronne de sa renommée. — Elle ne souffrait point que le
soleil brûlant du midi, — ni que le vent perçant du nord vint s’abattre sur son
calice. — Elle repliait d’abord ses feuilles de soie avec un soin pudique, — quand
le ciel inclément commençait à menacer. — Mais sitôt que se calmait l’air de
cristal, — elle s’épanouissait et laissait fleurir toute sa beauté
Il est à genoux devant elle, vous dis-je, comme un enfant le jour de la Fête-Dieu
parmi les fleurs et les
D’où vient-elle cette parfaite beauté, cette pudique et charmante aurore en qui il
a rassemblé toutes les clartés, toutes les douceurs et toutes les virginités du
matin ? Quelle mère l’a mise au monde, et quelle naissance merveilleuse a produit à
la lumière une semblable merveille de grâce et de pureté ? Un jour, dans une fraîche
fontaine solitaire où le soleil étalait ses rayons, Chrysogone baignait son corps
parmi les roses et les violettes d’azur. Elle s’endormit lassée sur l’herbe épaisse,
et les rayons du soleil épanchés sur son sein nu la fécondèrentvi.)
Voilà ce que l’on rencontre dans la forêt merveilleuse. Y êtes-vous mal et
avez-vous envie de la quitter parce qu’elle est merveilleuse ? À chaque détour
d’allée, à chaque changement du jour, une stance, un mot fait entrevoir un paysage
ou une apparition. C’est le matin, l’aube blanche luit timidement à travers les
arbres ; des vapeurs bleuâtres s’envolent à l’horizon comme un voile et
s’évanouissent dans l’air qui rit ; les sources tremblent et bruissent faiblement
entre leurs mousses, et dans les hauteurs les feuilles des peupliers commencent à
remuer et à battre comme des ailes de papillons. Un chevalier met pied à terre, un
vaillant chevalier qui a désarçonné maint Sarrasin et accompli mainte aventure. Il
délace son casque, et soudain l’on voit apparaître les joues roses d’une jeune fille
et de longs cheveux qui, « comme un voile de soie, tombent jusqu’à terre. » Le
soleil joue dans leur nappe
Et cependant c’est peu que tout cela. Quoi que puissent fournir la mythologie et la
chevalerie, elles ne suffisent pas aux exigences de cette conception poétique. Le
propre de Spenser, c’est l’énormité et le débordement des inventions pittoresques.
Comme Rubens, il crée de toutes pièces, en dehors de toute tradition, pour exprimer
de pures idées. Comme chez Rubens, l’allégorie chez lui enfle les proportions hors
de toute règle, et soustrait la fantaisie à toute loi, excepté au besoin d’accorder
les formes et les couleurs. Car, si les esprits ordinaires reçoivent de l’allégorie
un poids qui les opprime, les grandes imaginations reçoivent de l’allégorie des
ailes qui les emportent. Dégagées par elle des conditions ordinaires de la vie,
elles peuvent tout oser, en dehors de l’imitation, par-delà la vraisemblance, sans
autre guide que leur force native et leurs instincts obscurs. Trois jours durant sir
Guyon est promené par l’esprit maudit, Mammon le tentateur, dans le royaume
souterrain, à travers des jardins merveilleux, des arbres chargés de fruits d’or,
des palais éblouissants et l’encombrement de tous les trésors du monde. Ils sont
descendus dans les entrailles de la terre et parcourent ses cavernes, abîmes
inconnus, profondeurs silencieuses.
La forme du donjon au dedans était grossière et rude, — comme une caverne énorme taillée dans une falaise rocheuse. — De la voûte raboteuse descendaient des arceaux déchirés — bosselés d’or massif et de glorieux ornements, — et chaque poutre était chargée de riche métal, — tellement qu’elles semblaient vous menacer d’une ruine pesante ; — et par-dessus eux Arachné avait porté haut sa toile industrieuse et étendu ses lacs subtils, — enveloppés de fumée impure et de nuages plus noirs que le jais.
Le toit, le plancher et les murs étaient tout d’or, — mais couverts de poussière et de rouille antique, — et cachés dans l’obscurité, de sorte que personne n’en pouvait voir — la couleur ; car la lumière joyeuse du jour — ne se déployait jamais dans cette demeure, — mais seulement une douteuse apparence de clarté pâle, — comme est une lampe dont la vie s’évanouit, — ou comme la lune enveloppée dans la nuit nuageuse — se montre au voyageur qui marche plein de crainte et de morne effroi.
Dans cette chambre il n’y avait rien qu’on pût voir, — sinon de grands coffres énormes et de fortes caisses de fer, — toutes serrées de doubles nœuds, tellement que personne — ne pouvait espérer les forcer par violence et par vol. — De chaque côté ils étaient placés tout du long. — Mais tout le sol était jonché de crânes — et d’ossements d’hommes morts épars tout à l’entour, — dont les vies, à ce qu’il semblait, avaient été là répandues, — et dont les vils squelettes étaient restés sans sépulture.
… Puis le démon le mena en avant et le conduisit bientôt — à
L’un, avec un soufflet énorme, aspirait l’air sifflant, — puis, avec le vent comprimé, enflammait la braise ; — l’autre ramassait les brandons mourants — avec des pinces de fer, et les arrosait souvent — de flots liquides pour apprivoiser la rage du furieux Vulcain, — qui, les maîtrisant, reprenait sa première ardeur. — Quelques-uns enlevaient l’écume qui sortait du métal, — d’autres agitaient l’or fondu avec de grandes pelles ; — et chacun d’eux peinait, et chacun d’eux suait.
Il le mena ensuite, à travers un sombre passage étroit, — jusqu’à une large porte toute bâtie d’or battu ; — la porte était ouverte ; mais là attendait — un puissant géant aux enjambées roides et hardies, — comme s’il eût voulu défier le Très-Haut. — Dans sa main droite il tenait une massue de fer ; — mais il était lui-même tout entier en or, — ayant pourtant le sentiment et la vie, et il savait bien manier — son arme maudite quand il abattait ses ennemis acharnés.
… Ils entrèrent dans une chambre grande et large, — comme quelque grande salle d’assemblée, ou comme un temple solennel. — Maints grands piliers d’or supportaient — le toit massif et soutenaient de prodigieuses richesses, — et chaque pilier était richement décoré — de couronnes, de diadèmes et de vains titres, — que portaient les princes mortels pendant qu’ils régnaient sur la terre.
Une multitude d’hommes étaient assemblés là, — de toutes les races et de toutes
les nations sous le ciel, — qui avec un grand tumulte se pressaient pour approcher
— de la partie supérieure, où se dressait bien haut — un trône pompeux de majesté
souveraine. — Et dessus était assise une femme
Nul rêve de peintre n’égale ces visions, ce flamboiement de la fournaise sur les
parois des cavernes,
Le portail de branches entrelacées et de fleurs penchées — était embrassé par une vigne courbée en arches, — dont les grappes pendantes semblaient inviter — tous les passants à goûter leur vin délicieux. — Elles s’inclinaient d’elles-mêmes vers les mains, — comme si elles s’offraient pour être cueillies : — quelques-unes d’une pourpre sombre pareille à l’hyacinthe ; — d’autres comme des rubis, riantes et doucement vermeilles ; — d’autres, comme de belles émeraudes encore vertes.
Au milieu du jardin était une fontaine — de la plus riche substance qu’il puisse y avoir sur la terre, — si pure et si transparente, que l’on eût pu voir — le flot d’argent courant dans chacun de ses canaux. — Très-splendidement elle était décorée — de curieux dessins et de figures d’enfants nus, — dont les uns semblaient, avec une gaieté rieuse, — voler çà et là et s’ébattre en jeux folâtres, — pendant que les autres se baignaient dans l’eau délicieuse.
Et sur toute la fontaine une traînée de lierre de l’or le plus pur — s’étendait
avec sa teinte naturelle. — Car le riche métal était coloré de telle sorte — que
l’homme qui l’eût vu sans être bien averti — l’eût pris sûrement pour du vrai
lierre. — Bien bas jusqu’au sol rampaient ses bras lascifs, — qui,
Un nombre infini de courants incessamment sortaient — de cette fontaine, doux et beaux à voir. — Ils tombaient dans un ample bassin — et arrivaient promptement en si grande abondance — qu’on eût cru voir un petit lac. — Sa profondeur n’excédait pas trois coudées, — si bien qu’à travers ses flots on pouvait voir le fond, — tout pavé par-dessous de jaspe étincelant, — et la fontaine voguait droit dans cette mer.
Les oiseaux joyeux abrités dans le riant ombrage, — accordaient leurs notes suaves avec le chœur des voix. — Les angéliques voix tremblantes et tendres — répondaient aux instruments avec une divine douceur. — Les instruments unissaient leur mélodie argentine — au sourd murmure des eaux tombantes. — Les eaux tombantes, variant leurs bruissements mesurés, — tantôt haut, tantôt bas, appelaient la brise ; — et la molle brise murmurante leur répondait à tous bien bas.
Sur un lit de roses Acrasie était couchée, — alanguie par la chaleur ou prête pour son doux péché ; — un voile l’habillait ou plutôt la laissait déshabillée, — un voile transparent tout d’argent et de soie, — qui ne cachait rien de sa peau d’albâtre, — mais la montrait plus blanche, si plus blanche elle pouvait être. — Arachné n’eût su ourdir un filet plus subtil, — et les toiles brillantes que nous voyons souvent tissées — par les fils de la rosée séchée ne volent pas plus légèrement dans l’air.
Son sein de neige était une proie offerte — aux yeux avides qui ne savaient s’en
rassasier. — La langueur de sa douce fatigue y avait laissé — quelques gouttes plus
claires que le nectar, qui glissaient — comme de pures perles d’Orient tout le long
de son corps ; — et ses beaux yeux, qui de volupté souriaient doucement encore, —
humectaient sans les éteindre les rayons de feu — dont ils perçaient les cœurs
fragiles. Ainsi
N’y a-t-il ici que des féeries ? Il y a ici des tableaux tout faits, des tableaux
vrais et complets, composés avec des sensations de peintre, avec un choix de
couleurs et de lignes : les yeux ont du plaisir. Cette Acrasie couchée a la pose
d’une déesse et d’une courtisane de Titien. Un artiste italien copierait ces
jardins, art est venu,
voilà le grand trait du siècle, le trait qui distingue ce poëme de tous les récits
semblables entassés par le moyen âge. Incohérents, mutilés, ils gisaient comme des
débris ou des ébauches que les mains débiles des trouvères n’avaient pas su
assembler en un monument. Enfin les poëtes et les artistes paraissent et avec eux le
sentiment du beau, c’est-à-dire la sensation de l’ensemble. Ils comprennent les
proportions, les attaches et les contrastes ; ils composent. Entre
leurs mains, l’esquisse brouillée, indéterminée, se limite, s’achève, se détache, se
colore et devient un tableau. Chaque objet ainsi pensé et imaginé acquiert l’être
définitif en acquérant la forme vraie ; après des siècles, on le reconnaîtra, on
l’admirera, on sera touché par lui ; bien plus, on sera touché par son auteur. Car,
outre les objets qu’il peint, l’artiste se peint lui-même. Sa pensée maîtresse se
marque dans la grande œuvre qu’elle produit et qu’elle conduit. Spenser est
supérieur à son sujet, l’embrasse tout entier, l’accommode à son but, et c’est pour
qu’il y
Un pareil moment ne dure guère, et la séve poétique s’use par la floraison
poétique, en sorte que l’épanouissement conduit au déclin. Dès les premières années
du dix-septième siècle, l’affaissement des mœurs et des génies devient sensible.
L’enthousiasme et le respect baissent. Les mignons, les fats de cour intriguent et
grappillent, parmi les pédanteries, les puérilités et les parades. La cour vole et
la nation murmure. Les Communes commencent à se roidir, et le roi, qui les tance en
maître d’école, plie devant elles en petit garçon. Ce triste roi se laisse rudoyer
par ses favoris, leur écrit en style de commère, se dit un Salomon, étale une vanité
d’écrivain, et, donnant audience à un courtisan, lui recommande sa réputation de
savant, à charge de revanche. La dignité du gouvernement s’affaiblit et la loyauté
du peuple s’attiédit. La royauté déchoit et la révolution se prépare. En même temps
le noble paganisme chevaleresque dégénère en sensualité vile et crue Harrington’s Nugæ antiquæ.entrée, tel arc de triomphe, sous Jacques, qui représente des
priapées, et quand les instincts sensuels, exaspérés par la tyrannie puritaine,
parviendront plus tard à relever la tête, on verra sous la Restauration l’orgie
s’étaler dans sa crapule et triompher de son impudeur.
En attendant, la littérature s’altère ; le puissant souffle qui l’avait portée, et
qui, à travers les singularités, les raffinements, les exagérations, l’avait faite
grande, se ralentit et diminue. Avec Carew, Suckling, Herrick, le joli remplace le
beau. Ce qui les frappe, ce ne sont plus les traits généraux des choses ; ce qu’ils
tâchent d’exprimer, ce n’est plus la nature intime des choses. Ils n’ont plus cette
large conception, cette pénétration involontaire, par laquelle l’homme s’assimilait
les objets et devenait capable de les créer une seconde fois. Ils n’ont plus ce
trop-plein d’émotions, cette surabondance d’idées et d’images qui forçait l’homme à
s’épancher par des paroles, à jouer extérieurement, à miner librement et hardiment
le drame intérieur qui faisait tressaillir tout son corps
À côté de la mignardise arrivait l’affectation : c’est le second signe des
décadences. Au lieu d’écrire pour dire les choses, on écrit alors pour les bien
dire ; on enchérit sur son voisin, on outre toutes les façons de parler ; on fait
tomber l’art du côté où il penche, et comme il penche en ce siècle du côté de la
véhémence et de l’imagination, on entasse l’emphase et la couleur. Toujours un
jargon naît d’un style. Dans tous les arts, les premiers maîtres, les inventeurs
découvrent Voyez surtout sa satire contre les courtisans. Ceci est contre les
imitateurs : Aussi Suckling l’appelle l’idée, s’en pénètrent et lui laissent produire sa
forme. Puis viennent les seconds, les imitateurs, qui de parti pris répètent cette
forme et l’altèrent en l’exagérant. Plusieurs ont du talent néanmoins, Quarles,
Herbert, Babington, surtout Donne, un satirique poignant, d’une crudité
terriblethe Great lord of witt.les larmes de saint Pierre, que les
faiseurs de sonnets en Italie et en Espagne atteignent en ce moment le même degré de
démence, et vous jugerez qu’en ce moment par toute l’Europe il y a un âge poétique
qui finit.
Sur cette frontière de la littérature qui finit et de la littérature qui commence,
paraît un poëte, l’un des plus goûtés et des plus célèbres 1608-1667. J’ai sous les yeux la onzième édition de 1710. Par exemple : The Spring (The Mistress,
tome 1er, page 72).Essais de Cowley laissent de sa personne ; c’est ce genre de talent
que les écrivains de l’âge prochain vont prendre pour modèle, et il est le premier
de cette grave et aimable lignée qui par Temple rejoint Addison.
Il semble qu’arrivée là la Renaissance ait atteint son terme, et que, pareille à
une plante épuisée et flétrie, elle n’ait plus qu’à laisser la place au nouveau
germe qui commence à lever sous ses débris. Voici pourtant que du vieux tronc
défaillant sort un rejeton vivant et inattendu. Au moment où l’art languit, la
science pousse ; c’est à cela qu’aboutit tout le travail du siècle. Les deux fruits
ne sont point disparates ; au contraire, ils viennent de la même séve, et ne font
que manifester par la diversité de leurs formes deux moments distincts de la
végétation intérieure qui les a produits. Tout art se termine par une science, et
toute poésie par une philosophie. Car la science et la philosophie ne font que
traduire par des formules précises la conception
Il n’y a pas besoin ici de chercher bien loin cette école ; dans l’interrègne du
christianisme, le tour d’esprit qui domine partout est justement le sien. C’est le
paganisme qui règne à la cour d’Elisabeth, non-seulement dans les lettres, mais dans
les doctrines, un paganisme du Nord, toujours sérieux, le plus souvent sombre, mais
qui, comme celui du Midi, a pour substance le sentiment des forces naturelles. Chez
quelques-uns tout christianisme est effacé ; plusieurs vont jusqu’à l’athéisme par
excès de révolte et de débauche, comme Marlowe et Greene. Chez d’autres, comme
Shakspeare, c’est à peine si l’idée de Dieu apparaît ; ils ne voient dans la pauvre
petite vie humaine qu’un songe, au-delà le grand sommeil morne ; pour eux la mort
est la borne de l’être, tout au plus un gouffre obscur où l’homme plonge incertain
de l’issue. S’ils portent les yeux au-delà, ils aperçoivent Shakspeare : Tempest, Measure for measure, Hamlet ; Beaumond
and Flechter : Thierry and Theodoret, acte 4e. Voyez aussi Webster, passim.cant officiel et les croyances bienséantes enfermeront plus tard
l’action et l’intelligence. Même les croyants, les sincères chrétiens, comme Bacon
et Browne, écartent tout rigorisme oppressif, réduisent le christianisme à une sorte
de poésie morale, et laissent le naturalisme subsister sous la religion. Dans cette
carrière si ample et si ouverte, la spéculation peut se déployer. Avec lord Herbert
apparaît le déisme systématique ; avec Milton et Algernon Sidney apparaîtra la
religion philosophique ; Clarendon ira jusqu’à comparer les jardins de lord Falkland
à ceux der l’Académie. Contre le
Une étonnante irruption de faits, l’Amérique découverte, l’antiquité ranimée, la
philologie restaurée, les arts inventés, les industries développées, la curiosité
humaine promenée sur tout le passé et sur tout le globe, sont venus fournir la
matière, et la prose a commencé. Sidney, Wilson, Asham et Puttenham ont cherché les
règles du style ; Hackluit et Purchas ont rassemblé l’encyclopédie des voyages et la
description de tous les pays ; Holinshed, Speed, Raleigh, Stowe, Knolles, Daniel,
Thomas More, lord Herbert fondent l’histoire ; Camden, Spelman, Cotton, Usher et
Selden instituent l’érudition ; une légion de travailleurs patients, de
collectionneurs obscurs, de pionniers littéraires amassent, rangent et trient les
documents que sir Robert Cotton et sir Thomas Bodley emmagasinent dans leurs
bibliothèques, tandis que des utopistes, des moralistes, des peintres de mœurs,
Thomas More, Joseph Hall, John Earle, Owen Felltham, Burton, décrivent et jugent les
caractères de la vie, poussent leur file par Fuller, sir Thomas Browne et Isaac
Walton, jusqu’au milieu du siècle suivant, et s’accroissent encore des
controversistes et des politiques qui, avec Hooker, Taylor, Chillingworth, Algernon
Sidney, Harrington, étudient la religion, la société, l’Église et l’État. Ample et
confuse fermentation, d’où se dégagent beaucoup de pensées, l’idée, mais
l’individu. Figurez-vous le remue-ménage qu’une telle
disposition produit dans la tête humaine, combien l’ordre régulier des idées s’en
trouve dérangé, comme chaque objet, avec le pêle-mêle infini de ses formes, de ses
propriétés, de ses appendices, va désormais s’accrocher par cent attaches imprévues
aux autres, et amener devant l’esprit
Deux écrivains surtout manifestent cet état d’esprit, le premier, Robert Burton,
ecclésiastique et solitaire d’Université, qui passa sa vie dans les bibliothèques et
feuilleta toutes les sciences, aussi érudit que Rabelais, d’une mémoire inépuisable
et débordante ; inégal d’ailleurs, doué de verve et gai par saccades, mais le plus
souvent triste et morose, jusqu’à confesser dans son épitaphe que la mélancolie a
fait sa This roving humour (though not with like success) I have ever had, and, like a
ranging spaniel, that barks at every bird he sees, leaving his game, I have
followed all, saving that which I should, and may justly complain, and truly,
For what a world of books offers itself, in all subjects, arts, and sciences,
to the sweet content and capacity of the reader ? In arithmetic, geometry,
perspective, optic, astronomy, architecture, que, un morceau de métaphysique, voilà ce qui a passé dans son cerveau en un
quart d’heure : c’est un carnaval d’idées et de phrases grecques, latines,
allemandes, françaises, italiennes, philosophiques, géométriques, médicales,
poétiques, astrologiques, musicales, pédagogiques, entassées les unes sur les
autres, pêle-mêle énorme, prodigieux fouillis de citations entre-croisées, de
pensées heurtées, avec la vivacité et l’entrain d’une fête de fous. « J’apprends,
dit-il, de nouvelles nouvelles tous les jours, — et les rumeurs ordinaires de
guerre, pestes, incendies, inondations, vols, meurtres, massacres, météores,
comètes, spectres, prodiges, apparitions, villes prises, cités assiégées en France,
en Germanie, en Turquie, en Perse, en Pologne, etc. ; les levées et préparatifs
journaliers de guerre et qui ubique est, nusquam est, which Gesner did in modesty :
that I have read many books, but to little purpose, for want of good method ; I
have confusedly tumbled over divers authors in our libraries with small profit,
for want of art, order, memory, judgment. I never travelled but in map or card,
in which my unconfined thoughts have freely expatiated, as having ever been
especially delighted with the study of cosmography. Saturn was lord of my
geniture, culminating, etc., and Mars principal significator of manners, in
partile conjunction with mine ascendent ; both fortunate in their houses, etc. I
am not poor, I am not rich ; nihil est, nihil deest ; I have
little, I want nothing : all my treasure is in Minerva’s tower. Greater
preferment as I could never get, so am I not in debt for it. I have a competency
(laus Deo) from my noble and munificent patrons. Though I
live still a collegiate student, as Democritus in his garden, and lead a
monastic life, ipse mihi theatrum sequestered from those
tumults and troubles of the world, et tanquam in specula
positus (as he said) in some high place above you all, like stoicus sapiens, omnia sæcula præterita præsentiaque videns, uno velut
intuitu, I hear and see what is done abroad, how others run, ride,
turmoil, and macerate themselves in court and country. Far from those wrangling
law-suits, aulæ vanitatem, fori ambitionem, ridere mecum
soleo : I laugh at all, “only secure, lest my suit go amiss, my ships
perish, corn and cattle miscarry, trade decay, I have no wife nor children, good
or bad, to provide for ;” a mere spectator of other men’s fortunes and
adventures, and how they act their parts, which methinks are diversely presented
unto me, as from a common theatre or scene. I hear new news every day : and
those ordinary rumours of war, plagues, fires, inundations, thefts, murders,
massacres, meteors, comets ; spectrums, prodigies, apparitions ; of towns taken,
cities besieged in France, Germany, Turkey, Persia, Poland, etc., daily musters
and preparations, and such like, which these tempestuous times afford, battles
fought, so many men slain, monomachies, shipwrecks, piracies and sea-fights,
peace, leagues, stratagems, and fresh alarms — a vast confusion of vows, wishes,
actions, edicts, petitions, lawsuits, pleas, laws, proclamations, complaints,
grievances — are daily brought to our ears : new books every day, pamphlets,
currantoes, stories, whole catalogues of volumes of all sorts, new paradoxes,
opinions, schisms, heresies, controversies in philosophy, religion, etc. Now
come tidings of weddings, maskings, mummeries, entertainments, jubilees,
embassies, tilts, and tournaments, trophies, triumphs, revels, sports, plays :
then again, as in a new shifted scene, treasons, cheating tricks, robberies,
enormous villanies, in all kinds, funerals, burials, death of princes, new
discoveries, expeditions ; now comical, then tragical matters. To-day we hear of
new lords and officers created, tomorrow of some great men deposed, and then
again of fresh honours conferred : one is let loose, another imprisoned : one
purchaseth, another breaketh : he thrives, his neighbour turns bankrupt ; now
plenty, then again dearth and famine ; one runs, another rides, wrangles,
laughs, weeps, etc. Thus I daily hear, and such like, both private and public
news.sculptura,
pictura, sciences sur lesquelles on a dernièrement écrit tant de traités si
élaborés ; dans la mécanique et ses mystères, dans l’art de la guerre, de la
navigation, de l’équitation, de l’escrime, de la natation, des jardins, de la
culture des arbres ; de grands volumes sur l’économie domestique, la cuisine, l’art
d’élever des faucons, de chasser, de pêcher, de prendre les oiseaux, etc. ; avec des
peintures exactes de tous les jeux, exercices ; que n’y a-t-il pas ? En musique,
métaphysique, philosophie naturelle et morale, philologie, politique, chronologie,
dans les généalogies, dans le blason, etc. : il y a de grands volumes ou ces traités
des anciens, etc. Et quid subtilius arithmeticis inventionibus ?
Quid jucundius musicis rationibus ? Quid divinius
astronomicis ? Quid rectius geometricis demonstrationibus ?
Quel plus grand plaisir que de lire ces fameuses expéditions de Christophe Colomb,
Améric Vespuce, Marc-Paul le Vénitien, Vertomannus, Aloysius Cadamustus, etc. ? ces
journaux exacts des Portugais, des Hollandais, sculptura,
pictura, of which so many and such elaborate treatises are of late
written : in mechanics and their mysteries, military matters, navigation, riding
of horses, fencing, swimming, gardening, planting, great tomes of husbandry,
cookery, falconry, hunting, fishing, fowling, etc., with exquisite pictures of
all sports, games, and what not ? In music, metaphysics, natural and moral
philosophy, philology, in policy, heraldry, genealogy, chronology, etc., they
afford great tomes, or those studies of antiquity, etc., et quid
subtilius arithmeticis inventionibus ? quid jucundius
musicis rationibus ? quid divinius astronomicis ? quid rectius geometricis demonstrationibus ? What so sure, what
so pleasant ? he that shall but see that geometrical tower of Garizenda at
Bologna in Italy, the steeple and clock at Strasburgh, will admire the effects
of art, or that engine of Archimedes to remove the earth itself, if he had but a
place to fasten his instrument ? Archimedis cochlea, and rare
devises to corrivate waters, music instruments, and trisyllable echoes again,
again, and again repeated, with myriads of such. What vast tomes are extant in
law, physic, and divinity for profit, pleasure, practice, speculation, in verse
or prose, etc. ? Their names alone are the subject of whole volumes : we have
thousands of authors of all sorts, many great libraries full well furnished,
like so many dishes of meat, served out for several palates ; and he is a very
block that is affected with none of them. Some take an infinite delight to study
the very languages wherein these books are written, Hebrew, Greek, Syriac,
Chaldee, Arabic, etc. Methinks it would well please any man to look upon a
geographical map (suavi animum delectatione allicere, ob
incredibilem rerum varietatem et jucunditatem et ad pleniorem sui cognitionem
excitare) chorographical, topographical delineations ; to behold, as it
were, all the remote provinces, towns, cities of the world, and never to go
forth of the limits of his study ; to measure, by the scale and compass, their
extent, distance, examine their site. Charles the great (as Platina writes) had
three fair silver tables, in one of which superficies was a large map of
Constantinople, in the second Rome neatly engraved, in the third an exquisite
description of the whole world ; and much delight he took in them. What greater
pleasure can there now be, than to view those elaborate maps of Ortelius,
Mercator, Hondius, etc., to peruse those books of cities, put out by Braunus,
and Hogenbergius ? to read those exquisite descriptions of Maginus, Munster,
Herrera, Laet, Merula, Boterus, Leander Albertus, Camden, Leo Afer, Adricomius,
Nic. Gerbelius, etc. ? those famous expeditions of Christopher Columbus,
Americus Vespucius, Marcus Polus the Venitian, Vertomannus, Aloysius Cadamustus,
etc. ? those accurate diaries of Portugals, Hollanders, of Bartison, Oliver à
Nort, etc., Hacluit’s voyages, Pet. Martyr’s Decades, Benzo, Lerius,
Linschoten’s relations, those Hodœporicons of Jod. à Meggen, Brocarde the Monk,
Bredenbachius, Jo. Dublinius, Sands, etc., to Jerusalem, Egypt, and other remote
places of the world ? those pleasant itineraries of Paulus Hentzerus, Jodocus
Sincerus, Dux Polonus, etc., to read Bellonius’s observations, P. Gillius his
surveys ; those parts of America, set out, and curiously cut in pictures, by
Fratres à Bry ? to see a well cut herbal, herbs, trees, flowers, plants, all
vegetals, expressed in their proper colours to the life, as that of Matthiolus
upon Dioscorides, Delacampius, Lobel, Bauhinus, and that last voluminous and
mighty herbal of Besler of Noremberge ; wherein almost every plant is to his own
bigness. To see birds, beasts, and fishes of the sea, spiders, gnats, serpents,
flies, etc., all creatures set out by the same art, and truly expressed in
lively colours, with an exact description of their natures, virtues, qualities,
etc., as hath been accurately performed by Ælian, Gesner, Ulysses Aldrovandus,
Bellonus, Rondoletius, Hippolytus Salvianus, etc.
Quel sujet prend il ? La mélancolieAnatomy of melancoly, 1621.
Car, dans le mélange, il y a un ferment efficace, le sentiment poétique qui remue
et anime l’érudition énorme, qui refuse de s’en tenir aux secs catalogues, qui,
interprétant chaque fait, chaque objet, y démêle ou y devine une âme mystérieuse, et
trouble tout l’homme en lui représentant comme une énigme grandiose le monde qui
s’agite en lui et hors de lui. Figurons-nous un esprit parent de celui de
Shakspeare, devenu érudit et observateur au lieu d’être acteur et poëte, qui, au
lieu de créer, s’occupe à comprendre, mais qui, comme Shakspeare, s’applique aux
choses vivantes, pénètre leur structure intime, s’attache à leurs lois réelles,
imprime passionnément et scrupuleusement en lui-même les moindres linéaments de But the iniquity of oblivion blindly scattereth her poppy, and deals with the
memory of men without distinction to merit of perpetuity : who can but pity the
founder of the pyramids ? Herostratus lives that burnt the temple of Diana ; he
is almost lost that built it ; time hath spared the epitaph of Adrian’s horse ;
confounded that of himself. In vain we compute our felicities by the advantage
of our good names, since bad have equal durations ; and Thersites is like to
live as long as Agamemnon, without the favour of the everlasting register. Who
knows whether the best of men be known ? or whether there be not more remarkable
persons forgot than any that stand remembered in the known account of time ?
Without the favour of the everlasting register, the first man had been as
unknown as the last, and Methuselah’s long life had been his only chronicle. Oblivion is not to be hired : the greatest part must be content to be as though
they had not been ; to be found in the register of God, not in the record of
man. Twenty-seven names make up the first story before the flood ; and the
recorded names ever since contain not one living century. The number of the dead
long exceedeth all that shall live. The night of time far surpasseth the day,
and who knows when was the equinox ? Every hour adds unto that current
arithmetic which scarce stands one moment. And since death must be the Lucina of
life : and even Pagans could doubt whether thus to live were to die ; since our
longest sun sets at right descensions, and makes but winter arches, and
therefore it cannot be long before we lie down in darkness, and have our light
in ashes ; since the brother of death daily haunts us with dying mementos, and
time, that grows old in itself, bids us hope no long duration ; diuturnity is a
dream, and folly of expectation. Darkness and light divide the course of time, and oblivion shares with memory a
great part even of our living beings ; we slightly remember our felicities, and
the smartest strokes of affliction leave but short smart upon us. Sense endureth
no extremities, and sorrows destroys us or themselves. To weep into stones are
fables. Afflictions induce callosities ; miseries are slippery, or fall like
snow upon us, which, notwithstanding, is no unhappy stupidity. To be ignorant of
evils to come, and forgetful of evils past, is a merciful provision in nature,
whereby we digest the mixture of our few and evil days ; and our delivered
senses not relapsing into cutting remembrances, our sorrows are not kept raw by
the edge of repetitions… All was vanity, feeding the wind, and folly. The
Egyptian mummies, which Cambyses or time hath spared, avarice now consumeth.
Mummy is become merchandise ; Mizraim cures wounds, and Pharaoh is sold for
balzams… Man is a noble animal, splendid in ashes, and pompous in the grave,
solemnising nativities and deaths with equal lustre, nor omitting ceremonies of
bravery in the infamy of his nature… Pyramids, arches, obelisks, were but the
irregularities of vain glory, and wild enormities of ancient
magnanimity.
Voilà presque des paroles de poëte, et c’est justement Consulter Milsand, étude sur sir Thomas Browne, Revue des
Deux-Mondes, 1858.peut-être,
conseille de vérifier. Ses écrits ne sont que des opinions qui se donnent pour des
opinions ; même le principal est une réfutation des erreurs populaires. En somme, il
fait des questions, suggère des explications, suspend ses réponses ; rien de plus,
et c’est assez ; quand la recherche est si ardente, quand les voies où elle se
répand sont si nombreuses, quand elle est aussi scrupuleuse à s’assurer de sa prise,
l’issue de la chasse est sûre ; on est à deux pas de la vérité.
C’est dans ce cortége d’érudits, de songeurs et de chercheurs que paraît le plus
compréhensif, le plus As water, whether it be the dew of heaven or the springs of the earth, doth
scatter and lose itself in the ground, except it be collected into some
receptacle, where it may by union comfort and sustain itself, and, for that
cause, the industry of man hath framed and made spring-heads, conduits,
cisterns, and pools, which men have accustomed likewise to beautify and adorn
with accomplishments of magnificence and state, as well as of use and
necessity ; so knowledge, whether it descend from divine inspiration or spring
from human sense, would soon perish and vanish to oblivion, if it were not
preserved in books, conferences and places appointed, as universities, colleges
and schools, for the receipt and comforting the same… The greatest error of all the rest, is the mistaking or misplacing of the last
or farthest end of knowledge : for men have entered into a desire of learning
and knowledge, sometimes upon a natural curiosity and inquisitive appetite ;
sometimes to entertain their minds with variety and delight ; sometimes for
ornament and reputation ; and sometimes to enable them to victory of wit and
contradiction ; and most times for lucre and profession ; and seldom sincerely
to give a true account of their gift of reason, to the benefit and use of men :
as if there were sought in knowledge a couch whereupon to rest a searching and
restless spirit ; or a terrace, for a wandering and variable mind to walk up and
down with a fair prospect ; or a tower of state, for a proud mind to raise
itself upon ; or a fort or commanding ground, for strife and contention ; or a
shop, for profit or sale ; and not a rich storehouse, for the glory of the
Creator, and the relief of man’s estate.Voir surtout les Essais.
De là aussi sa manière de concevoir les choses. Ce n’est point un dialecticien,
comme Hobbes ou Descartes, un homme habile à aligner les idées, à les tirer les unes
des autres, à conduire son lecteur du simple au composé par toute la file des
intermédiaires. C’est un producteur de Voyez aussi dans le conceptions et de sentences. La matière explorée, il nous dit : « Elle est telle, n’y
touchez point de ce côté, il faut l’aborder par cet autre. » Rien de plus ; nulle
preuve, nul effort pour convaincre ; il affirme, et s’en tient là ; il a pensé à la
manière des artistes et des poëtes, et parle à la façon des prophètes et des devins.
Cogitata et visa, ce titre d’un de ses livres pourrait être le
titre de tous ses livres. Le plus admirable de tous, le Novum
Organum, est une suite d’aphorismes, sortes de décrets scientifiques, comme
d’un oracle qui prévoit l’avenir et révèle la vérité. Et pour que la ressemblance
soit complète, c’est par des figures poétiques, par des abréviations énigmatiques,
presque par des vers sibyllins, qu’il les exprime : Idola specûs, Idola
tribûs, Idola fori, Idola theatri, chacun se rappelle ces noms étranges qui
désignent les quatre espèces d’illusions auxquelles l’homme est soumisNovum Organum, liv. I et liv. II, les
vingt-sept genres d’exemples, avec leurs noms métaphoriques. Instantiæ crucis, divortii, januæ, Instantiæ innuentes, polychrestæ,
magicæ, etc. Voyez encore les Géorgiques de l’esprit, la
première Vendange de l’induction, et autres titres
semblables.intuition. Quand il a fait sa provision de faits, la plus vaste qui se peut,
sur quelque énorme sujet, sur quelque province entière de l’esprit, sur toute la
philosophie antérieure, sur l’état général des sciences, sur la puissance et les
limites de la raison humaine, il jette sur tout cela une vue d’ensemble comme un
grand filet, rapporte une idée universelle, enclôt son idée dans une maxime, et nous
la livre en disant : « Vérifiez et profitez. »
Rien de plus hasardeux, de plus voisin de la fantaisie que cette façon de penser,
quand elle n’a pas pour frein le bon sens instinctif et positif. Ce bon sens, cette
espèce de divination naturelle, cet équilibre stable d’un esprit qui gravite
incessamment vers le vrai, comme l’aiguille vers le nord, Bacon le possède au plus
haut degré. Il a par excellence l’esprit pratique, utilitaire même, tel qu’il se
rencontrera plus tard dans Bentham, tel que l’habitude des affaires va de plus en
plus l’imprimer dans les Anglais. Dès l’âge de seize Ce point a été mis en évidence par l’admirable The Works of Francis Bacon. London, 1824. Tome VII, p. 2. Biographie latine, par Rawley.Étude de lord
Macaulay. — Critical and historical Essays,
tome III.organum, une sorte
de machine ou de levier construit pour que l’esprit puisse soulever des poids,
rompre des barrières, ouvrir des percées, exécuter des travaux qui jusqu’ici
dépassaient sa force. À ses yeux, Nouvelle Atlantide, avec une hardiesse de poëte et une justesse de
devin, presque en propres termes, les applications modernes et l’organisation
présente des sciences, académies, observatoires, aérostats, bateaux sous-marins,
amendements des terres, transformations des espèces, reviviscences, découverte des
remèdes, conservation des aliments. Aussi bien, dit son principal personnage, « le
but de notre Institut est la découverte des causes et la connaissance de la nature
intime des forces primordiales et des principes des choses, en vue d’étendre les
limites de l’empire de l’homme sur la nature entière et d’exécuter tout ce qui lui
est possible. » Et ce possible est l’infini.
D’où vient-elle, cette idée si grande et si juste ? Sans doute il a fallu pour
l’atteindre du bon sens et aussi du génie ; mais ni le bon sens ni le génie n’ont
manqué Temporis partus masculus.
Ajoutez encore sa méthode. Car une fois le but d’un voyage marqué, la route est
désignée, puisque partout c’est le but qui désigne la route ; quand le point
d’arrivée devient nouveau, la voie pour arriver devient nouvelle, et la science,
changeant d’objet, change de Novum Organum, lib. II, 15 et 16.Novum Organum, liv. I, 1 et 3.
Au-delà de cette grande vue, il n’a rien trouvé. Cowley, un de ses admirateurs,
disait justement que, pareil à Moïse sur le mont Phisgah, il avait le premier
annoncé la terre promise ; mais il aurait pu ajouter aussi justement que, comme
Moïse, il s’était arrêté sur le seuil. Il a indiqué la route et ne l’a point
parcourue ; il a enseigné à découvrir les lois naturelles, et n’a découvert aucune
loi naturelle. Sa définition de la chaleur est grossièrement imparfaite. Son
histoire naturelle est remplie d’explications chimériques Voyez là-dessus presque tous les écrits de Bacon, et notamment son Natural history, 800, 24, etc. De
Augmentis, lib. III, 1.Histoire naturelle.poétique,
devient mécanique. Au lieu d’âmes, de forces vivantes, de
répugnances
I. Le public. — La scène.
II. Les mœurs du seizième siècle. — Expansion violente et complète de la nature.
III. Les mœurs anglaises. — Expansion du naturel énergique et triste.
IV. Les poëtes. — Harmonie générale entre le caractère d’un poëte et le caractère de
son siècle. — Nash, Decker, Kyd, Peel, Lodge, Greene. — Leur condition et leur vie.
— Marlowe. — Sa vie. — Ses œuvres. — Tamerlan. — Le Juif de Malte. — Edward II. — Faust.
— Sa conception de l’homme.
V. Formation de ce théâtre. — Procédés et caractère de cet art. — Sympathie imitative qui peint par des spécimens expressifs. — Opposition de l’art classique et de l’art germanique. — Construction psychologique et domaine propre de ces deux arts.
Le duc de Milan de
Massinger. — L’Annabella de Ford. — La duchesse de
Malfi et la Vittoria de Webster. — Les personnages féminins.
— Conception germanique de l’amour et du mariage. — Euphrasia, Bianca, Arethusa,
Ordella, Aspasia, Amoret dans Beaumont et Fletcher. — Penthea dans Ford. —
Concordance du type moral et du type physique.
Il faut regarder de plus près ce monde, et, sous les idées qui se développent, chercher
les hommes qui vivent ; c’est le théâtre qui, par excellence, est le fruit original de
la Renaissance anglaise, et c’est le théâtre qui, par excellence, rendra visibles les
hommes de la Renaissance anglaise. Quarante poëtes, parmi eux dix hommes supérieurs, et
le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont représenté des âmes ; plusieurs
centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre ; le drame promené à travers
toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la fantaisie, élargi jusqu’à
embrasser la comédie, la tragédie, la pastorale et le rêve ; jusqu’à représenter tous
les degrés de la condition humaine et tous les caprices de l’invention humaine ; jusqu’à
exprimer toutes les minuties sensibles de la vérité présente et toutes les grandeurs
philosophiques de la réflexion générale ; la scène dégagée de tout précepte, affranchie
de toute imitation, livrée et appropriée jusque dans ses moindres parties au goût
régnant et à l’intelligence publique : il y avait là une œuvre énorme et multiple,
capable par sa flexibilité, sa grandeur et
Essayons donc de remettre devant nos yeux ce public, cet auditoire et cette scène ;
tout se tient ici ; comme en toute œuvre vivante et naturelle, et s’il y eut jamais
une œuvre naturelle et vivante, c’est celle-ci. Il y avait déjà sept théâtres au temps
de Shakspeare, tant le goût des représentations était vif et universel. Grandes et
grossières machines, incommodes dans leur structure, barbares dans leur ameublement ;
mais la chaleureuse imagination supplée aisément à tous les manques, et les corps
endurcis supportent sans peine tous les désagréments. Sur un terrain fangeux, au bord
de la Tamise, s’élève le principal, le Globe, sorte de grosse tour à
six pans, entourée d’un fossé boueux, surmontée d’un drapeau rouge. Le peuple peut y
entrer comme les riches ; il y a des places de six pence, de deux pence, même d’un
penny ; mais on n’en a que pour son argent ; s’il pleut, et il pleut souvent à
Londres, les gens du parterre, bouchers, merciers, boulangers, matelots, apprentis,
recevront debout la pluie ruisselante. Je suppose qu’ils ne s’en inquiètent guère : il
n’y a pas si longtemps clubs (en avant les gourdins !) ne les appelle hors de leur boutique
pour exercer leurs bras charnus. Comme la bière fait son effet, il y a une grande cuve
adossée au parterre, réceptacle singulier qui sert à chacun. L’odeur monte, et on
crie : « Brûlez du genièvre ! » On en brûle avec un réchaud sur la scène, et la lourde
fumée emplit l’air. Certainement, les gens qui sont là ne sont guère dégoûtés ou du
moins n’ont pas l’odorat sensible. Au temps de Rabelais, la propreté était médiocre.
Comptez qu’ils sortent à peine du moyen âge, et que le moyen âge a vécu sur un
fumier.
Au-dessus d’eux, sur la scène, sont les spectateurs capables de payer un shilling
d’entrée, les élégants, les gentilshommes. Ceux-là sont à l’abri de la pluie, et s’ils
payent un shilling de plus, ils peuvent avoir un escabeau. À cela se réduisent les
prérogatives du rang et les inventions du bien-être ; même il arrive souvent que les
escabeaux manquent ; alors ils s’étendent par terre ; ce n’est pas en ce temps-là
qu’on fait Every man in his humour ; — Cynthia’s
Revels.
Avec de pareils spectateurs, on peut produire l’illusion sans se donner beaucoup de
peine : point d’apprêts, de perspective ; peu ou point de décors mobiles : leur
imagination en fait tous les frais. Un écriteau en grosses lettres indique au public
qu’on est à Londres ou à Constantinople ; et cela suffit au public pour se transporter
à l’endroit voulu. Nul souci de la vraisemblance : « Vous avez l’Afrique d’un côté,
dit sir Philip Sidney, et l’Asie de l’autre, avec une si grande quantité d’États
secondaires, que l’acteur, quand il entre, est toujours obligé de vous dire d’abord où
il est ; autrement on n’entendrait rien à son histoire. Puis voici trois dames qui se
promènent pour Winter’s tale ; Cymbeline ; Julius Cæsar.
Ce ne sont là que les dehors ; tâchons d’entrer plus avant, de voir les passions, la
tournure d’esprit, l’intérieur des hommes ; c’est cet état intérieur qui suscite et
modèle le drame, comme le reste ; les inclinations invisibles sont partout la cause
des œuvres visibles, et le dedans fait le dehors. Quels sont-ils ces bourgeois, ces
courtisans, ce public dont le goût façonne le théâtre ? qu’y a-t-il de particulier
dans la structure et l’état de leur esprit ? Il faut bien que cet état soit
particulier, puisque tout d’un coup et pendant soixante ans le drame pousse ici avec
une merveilleuse abondance, et qu’au bout de ce temps il s’arrête sans que jamais
aucun effort puisse le ranimer. Il faut bien que cette structure soit particulière,
puisque entre tous les théâtres de l’antiquité et des temps modernes celui-ci se
détache avec une forme distincte, et présente un style, une action, des personnages,
une idée de la vie qu’on ne rencontre en nature.
Ce qu’on appelle nature dans l’homme, c’est l’homme tel qu’il est avant que la
culture et la civilisation l’aient déformé et réformé. Presque toujours, lorsqu’une
génération nouvelle arrive à la virilité et à la conscience, elle rencontre un code de
préceptes qui s’impose à elle de tout le poids et de toute l’autorité du passé. Cent
sortes de chaînes, cent mille sortes de liens, la religion, la morale et le
savoir-vivre, toutes les législations qui règlent les sentiments, les mœurs et les
manières, viennent entraver et dompter l’animal instinctif et passionné qui palpite et
se cabre en chacun de nous. Rien de semblable ici ; c’est une renaissance, et le frein
du passé manque au présent. Le catholicisme, réduit aux pratiques extérieures et aux
tracasseries cléricales, vient de finir ; le protestantisme, arrêté dans les
tâtonnements ou égaré dans les sectes, n’a pas encore pris l’empire ; la religion
disciplinaire est défaite, et la religion morale n’est pas encore faite ; l’homme a
cessé d’écouter les prescriptions du clergé, et n’a pas encore épelé la loi de la
conscience. L’église est un rendez-vous, comme en Italie ; les jeunes gentilshommes
vont à Saint-Paul se promener, rire, causer, étaler leurs manteaux neufs ; même la
chose est passée en usage ; ils payent pour le bruit qu’ils font avec leurs éperons,
et cette taxe est un profit des chanoinesBaxter’s Narrative.)Every man in his
humour.
Au contraire, ils ont été maintenus intacts par l’éducation corporelle et militaire ;
et comme c’est de la barbarie, non de la civilisation, qu’ils sortent, ils n’ont point
été entamés par l’adoucissement inné et par la modération héréditaire qui aujourd’hui
se transmettent avec le sang et civilisent l’homme avant sa naissance. C’est pourquoi
l’homme qui, depuis trois siècles, devient un animal domestique, est, à ce moment
encore, un animal presque sauvage, et la force de ses muscles, comme la dureté de ses
nerfs, augmente l’audace et l’énergie de ses passions. Regardez chez les hommes
incultes, chez les gens du peuple, comme tout d’un coup le sang s’échauffe et monte au
visage ; les poings se ferment, les lèvres se serrent, et ces vigoureux corps se
précipitent tout d’un bloc vers l’action. Les courtisans de ce siècle ressemblent à
nos hommes du peuple. Commission donnée par Henri VIII au comte d’Hertford,
1544. You are there to put all to fire and sword, to
burn Edinburg town, and to raze and deface it, when you have sacked it and
gotten what you can out of it. Do what you can out of hand and without long
tarrying, to beat down and overthrow the castle, sack Holyrood-House, and as
many towns and villages about Edinburg as you conveniently can ; sack Leith, and
burn and subvert it, and all the rest, putting man, woman and child to fire and
sword, without exception when any resistance shall be made against you ; and
this done, pass over to the Fife land, and extend like extremities and
destructions in all towns and villages whereunto you may reach conveniently, not
forgetting among all the rest to spoil and turn upside down the cardinal’s town
of St Andrew, as the upper stone may be the nether, and not one stick stand by
another, sparing no creature alive within the same, specially such as either in
friendship or blood be allied to the cardinal. This journey shall succeed most
to His Majesty’s honour. (T. II, 440, Chronique d’Hardinge.Nugæ
antiquæ. M. Philarète Chasles, Études sur Shakspeare. Voy.
Shakspeare et tous les auteurs dramatiques.er à bras-le-corps, pour
le jeter à terre. C’est de cette façon qu’un cuirassier ou un maçon accueille
aujourd’hui et essaye un nouveau camarade. En effet, pour divertissements ils ont,
comme les cuirassiers et les maçons, la grosse gaudriole et la Périclès de Shakspeare, toutes les puanteurs d’un bouge de prostitutionMassinger ; de Putana dans Ford ; de Protalyce dans Beaumont and
Fletcher.Dutch Courtezan cité par Phil. Chasles,
Études sur Shakspeare, 99.Pictorial history of
England by Craig and Mac-Farlane.)A
goodly relief.Voy., pour tous ces détails, Nathan Drake, Shakspeare
and his times ; Phil. Chasles, Études sur le seizième
siècle.
Parmi ces passions si fortes, nulle ne manque. La nature apparaît ici dans toute sa
fougue ; mais aussi dans toute sa plénitude. Si rien n’a été amorti, rien n’a été
mutilé. C’est l’homme entier qui se déploie, cœur, esprit, corps et sens, avec les
plus nobles et les plus fines de ses aspirations, comme avec les plus bestiaux et les
plus sauvages de ses appétits, sans que la domination de quelque circonstance
maîtresse le jette tout d’un côté, pour l’exalter ou le rabaisser. Il n’est point
roidi comme il le sera sous le puritanisme. Il n’est point découronné comme il le sera
sous la Restauration. Après le vide et l’ennui du quinzième siècle, il s’est réveillé,
par une seconde naissance, comme jadis en Grèce il s’est éveillé par une première
naissance, et cette fois, comme l’autre, les sollicitations du dehors sont venues
toutes ensemble pour faire sortir ses facultés de leur inertie et de leur torpeur. Une
sorte de température bienfaisante s’est répandue sur elles pour les couver et les
faire éclore. La paix, la prospérité, le bien-être ont commencé ;
Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour
propre qui est anglais, parce qu’elles sont anglaises. Après tout, à tout âge, sous
toute civilisation, un peuple est toujours lui-même ; quel que soit son habit, sayon
de poil de chèvre, pourpoint doré, ou frac noir, les cinq Shakspeare, Richardson, du vieil Osborne dans Thackeray, de sir Giles
Overreach dans Massinger, de Manly dans Wycherley.comfort. Les jeunes
gens riches, au sortir d’Oxford, vont chasser l’ours au Canada, l’éléphant au cap de
Bonne-Espérance, vivent sous la tente, boxent, sautent les haies à cheval, manœuvrent
leurs clippers sur les côtes périlleuses, jouissent de la solitude
et du danger. L’ancien Saxon, le vieux rover des mers Scandinaves,
n’a pas péri. Jusque dans les écoles, les enfants se rudoient, se résistent, se
battent comme des hommes, et leur naturel est si indompté qu’il faut les verges et les
meurtrissures pour les réduire sous la discipline de la loi. Jugez de ce qu’ils
étaient au seizième siècle : la race anglaiseHentzner’s Travels. — Benvenuto Cellini ; voyez passim
les costumes avec notices, imprimés à Venise et en Allemagne : Bellicosissimi. — Froude, t. I, p. 19, 52.History of
England, tomes I, II, III.« Quand son cœur fut arraché, il poussa un gros
gémissement. »
Exécution de Parry, Strype, III, 251.
Consulter Lingard, IV, 259 ; Holinshed, II, 938.stocksPictorial history, t. II, 467.Pictorial history, tome II, 907, année
1596.Merry England, c’est l’Angleterre livrée à la verve animale, au
Démonologie du roi Jacques, statuts du Parlement de 1597 à 1613 :
« Un nommé Scot, dit le roi Jacques, n’a pas eu honte de nier dans
un imprimé public qu’il y eût une chose telle que la sorcellerie, soutenant ainsi la
vieille erreur des Saducéens, lesquels niaient qu’il y eût des esprits. » Voyez le
livre de Reginald Scot. 1584 (Nathan Drake).Measure for Measure, Tempest, Hamlet, Macbeth. —
Beaumont and Fletcher, Thierry and Theodoret,
acte IV.Measure for Measure, III,
2.)
Ainsi naquit ce théâtre ; théâtre unique dans l’histoire comme le moment admirable et
passager d’où il est sorti, œuvre et portrait de ce jeune monde, aussi naturel, aussi
effréné et aussi tragique que lui. Quand un drame original et national s’élève, les
poëtes qui l’établissent portent en eux-mêmes les sentiments qu’il représente. Ils
manifestent mieux que les autres hommes l’esprit public, parce que l’esprit public est
plus fort chez eux que chez les autres hommes. Les passions environnantes éclatent
dans leur cœur avec un cri plus âpre ou plus juste, et c’est Scoliaste.)A literary hack, comme on dit aujourd’hui.a Woman killed with kindness de Heywood. Mistress Frankford, si
honnête de cœur, accepte Wendoll à la première proposition. Sir Francis Acton, à
l’aspect de celle qu’il veut déshonorer et qu’il hait, tombe « en extase » et ne
souhaite plus que de l’épouser. — Voyez l’entraînement subit de Juliette, de Roméo,
de Macbeth, de Miranda, etc. ; les recommandations de Prospero à Fernando, quand il
le laisse seul un instant avec Miranda.la Vie de Bohême et les Nuits d’hiver, de
Murger ; la Confession d’un enfant du siècle, par de
Musset.
Celui-ci était un esprit déréglé, débordé, outrageusement véhément et audacieux, mais
grandiose et sombre, avec la « véritable fureur poétique » ; païen de plus, et révolté
de mœurs et de doctrines. Dans cet universel retour aux sens, et dans cet élan des
forces naturelles qui fait la Renaissance, les instincts corporels et les idées qui
les consacrent se débrident impétueusement. Marlowe, comme Greene, comme So let him lean upon his staff.
Excellent ! He stands as if he were begging of bacon. O
mistress, I have the bravest, gravest, secret, subtle, bottle-nosed knave to my
master that ever gentleman had.Marlowe’s Works,
édition Dyce, appendice II.Ferrex et Porrex, Cambyses, Hieronymo, même le Périclès de Shakspeare, atteignent à ce même comble d’extravagance, d’emphase
et d’horreurTitus Andronicus
attribué à Shakspeare ; il y a des parricides, des mères à qui on fait manger leurs
enfants, une jeune fille violée qui paraît sur la scène avec la langue et les deux
mains coupées.Tamburlain, part. II, acte I,
sc. Saint-Barthélemy, le Juif de Malte, l’enflure diminue, la
violence reste : Barabbas, le Juif, ensauvagé par la haine, est désormais sorti de
l’humanité ; il a été traité par les chrétiens comme une bête, et il les hait à la
façon d’une bête. Il a purgé son cœur « de la compassion et de l’amourThe Jew
of Malt.)
Tout cela est roide, dira-t-on ; ces gens tuent trop facilement et trop vite. C’est
justement pour cela que la peinture est vraie. Car le propre des hommes de ce temps,
comme des personnages de Marlowe, est la brusque détente de l’action ; ce sont des
enfants, des enfants robustes ; comme un cheval au lieu d’un
discours vous lâche une ruade, au lieu d’une explication ils vous donnent un coup de
couteau. Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons
encore à son endroit les préjugés bienveillants du dix-huitième siècle ; nous ne la
voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour
une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises, toutes aveugles. Il
voit une femmeGuillaume Tell de Schiller,
ses hésitations et ses raisonnements ; voyez par contraste le Gœtz, de Gœthe. — En 1377, Wyclef plaidait dans l’église de Saint-Paul devant
l’évêque de Londres, et cela fit une dispute. Le duc de Lancastre, protecteur de
Wyclef, « menaça de traîner l’évêque hors de l’église par les cheveux » ; et le
lendemain la foule furieuse pilla le palais du duc. — Pictorial
history, I, 780.Edward II, le roi, les nobles en appellent tout de suite aux
épées ; tout y est excessif et imprévu ; entre deux réponses, le cœur s’est trouvé
bouleversé, transporté jusqu’aux extrémités de la haine ou de la tendresse. Edward,
revoyant son favori Gaveston, verse devant lui son trésor, jette à ses pieds les
dignités, lui donne son sceau, se donne lui-même ; et, sur une menace de l’évêque de
Coventry, crie tout d’un coup
Au bout de toutes ces frénésies et de tous ces assouvissements, qu’y a-t-il ? Le
sentiment de la nécessité écrasante et de la ruine inévitable par laquelle tout croule
et finit. Mortimer, mené au billot, dit avec un sourire Ah, my God, I would weep ! But the devil draws in my
tears. Gush forth, blood, instead of tears ! Yea, life and soul ! O, he stays my
tongue ! I would lift up my hands. But see, they hold them, they hold them ;
Lucifer and Mephistophilis.Edward the
second.)Faust, le plus grand drame de Marlowe : contenter son cœur, n’importe à quel
prix et avec quelles suitespageant, il s’amuse à faire des farces, à donner un
soufflet au pape, à battre les moines, à exécuter des tours de magie devant les
princes, à la fin à boire, à festiner, à remplir son ventre, à étourdir sa tête. Dans
son emportement, il se fait athée, il dit qu’il n’y a pas d’enfer, que ce sont là
« des contes de vieille femme. » Puis tout d’un coup, la funèbre idée choque aux
portes de sa cervelle
Insensiblement l’art se forme, et vers la fin du siècle il est complet. Shakspeare, Beaumont, Fletcher, Jonson, Webster, Massinger, Ford, Middleton, Heywood, apparaissent ensemble, ou coup sur coup, génération nouvelle et favorisée, qui fleurit largement sur le terrain fertilisé par les efforts de la génération précédente. Désormais les scènes se développent et s’agencent ; les personnages cessent de se mouvoir tout d’une pièce, le drame ne ressemble plus à une statue. Le poëte, qui ne savait tout à l’heure que frapper ou tuer, introduit maintenant un progrès dans la situation et une conduite dans l’intrigue. Il commence à préparer les sentiments, à annoncer les événements, à combiner des effets, et l’on voit paraître le théâtre le plus complet et le plus vivant, et aussi le plus étrange qui fut jamais.
Il faut le voir se faire, et regarder le drame au moment où il se forme, c’est-à-dire
dans l’esprit de ses auteurs. Que se passe-t-il dans cet esprit ? Quelles sortes
d’idées y naissent, et de quelle façon est-ce qu’elles y naissent ? En premier lieu,
ils voient l’événement, quel qu’il soit et tel qu’il est ; j’entends
par là qu’ils l’ont présent intérieurement avec les personnages et les détails, beaux
et laids, même plats et grotesques. Si c’est un jugement, le juge est là, pour Coriolan et Jules César dans
Shakspeare.justice, où ils ont crié ou glapi
comme témoins ou parties, avec les termes de chicane, les pro, les
contra, les rôles de griffonnages, les voix aigres des avocats,
les piétinements, le tassement, l’odeur des corps et le reste. Les infinies myriades
de circonstances qui accompagnent et nuancent chaque événement accourent avec cet
événement dans leur tête, et non pas simplement les extérieures, c’est-à-dire les
traits sensibles et pittoresques, les particularités de coloris et de costumes, mais
aussi et surtout les intérieures, je veux dire les mouvements de colère et de joie, le
tumulte secret de l’âme, le flux et reflux des idées et des passions qui griment les
physionomies, qui enflent les veines, qui font grincer les dents, serrer les poings,
qui lancent ou retiennent l’homme. Ils voient tout le détail, tout l’ondoiement de
l’homme, celui du dehors et celui du dedans, l’un par l’autre, et l’un dans l’autre,
tous les deux ensemble sans défaillir ou s’arrêter. Et qu’est-ce que cette vue, si ce
n’est la sympathie, la sympathie London, de Greene et Decker ; rôle de Rosalinde, dans
Shakespeare.Duchess of Malfi,
une scène d’accouchement admirable.
Comment ont-ils réussi, et quel est cet art nouveau qui foule toutes les règles
ordinaires ? C’est un art cependant, puisqu’il est naturel, un grand art, puisqu’il
embrasse plus de choses et plus profondément que ne font les autres, tout semblable à
celui de Rembrandt et de Rubens ; mais comme celui de Rembrandt et de Rubens, c’est un
art germanique et dont toutes les démarches sont contraires à celles de l’art
classique. Ce que les Grecs et les Latins, inventeurs de celui-ci, ont cherché en
toutes choses, c’est l’agrément et l’ordre. Monuments, statues et peintures, théâtre,
éloquence et poésie, de Sophocle à Racine, ils ont coulé toute leur œuvre dans le même
moule, et produit la beauté par le même moyen. Dans l’enchevêtrement et la complexité
infinie des choses, ils saisissent un petit nombre d’idées Voyez
simples
qu’ils assemblent en un petit nombre de façons simples, en sorte que
caractère, c’est-à-dire l’empreinte
extraordinairement compliquée, que l’hérédité, le tempérament, l’éducation, le métier,
l’âge, la société, la conversation, les habitudes ont enfoncée en chaque homme,
empreinte incommunicable et personnelle qui, une fois enfoncée dans un homme, ne se
retrouve nulle part ailleurs. Il veut voir dans le héros, non-seulement le héros, mais
Hamlet, Coriolan, Hotspur.
Considérons les différents personnages que cet art si appliqué à la peinture des mœurs réelles, et si propre à la peinture de l’âme vivante, va chercher parmi les mœurs réelles et les âmes vivantes de son temps et de son pays. Il y en a deux sortes, ainsi qu’il convient à la nature du drame : les uns qui produisent la terreur, les autres qui excitent la pitié ; les uns gracieux et féminins, les autres virils et violents ; toutes les différences du sexe, tous les extrêmes de la vie, toutes les ressources de la scène sont contenus dans ce contraste, et si jamais le contraste a été complet, c’est ici.
Que le lecteur lise lui-même quelques-unes de ces pièces, autrement il n’aura pas
l’idée des fureurs dans lesquelles le drame s’est précipité ; la force et la fougue
s’y lancent à chaque instant jusqu’à l’atrocité, et plus loin encore s’il y a quelque
chose au-delà. Assassinats, empoisonnements, supplices, vociférations de la démence et
de la rage, aucun emportement et aucune souffrance ne sont trop extrêmes pour leur
élan ou leur effort. La colère ici est une folie, l’ambition une frénésie, l’amour un
délire. Hippolyte, qui the Honest Whore.Valentinian ; Thierry and Theodoret. Voir dans
Massinger, the Picture : c’est la Barberine de
Musset. La crudité, l’énergie extraordinaire et repoussante montreront la différence
des deux siècles.Duke of
Milan.Duke of Milan, acte II,
sc. Ibid., acte V,
sc. The Fatal Dowry ; Webster and Ford, A
late meurther of the soun upon the mother ; Ford, ‘Tis a pity
she is a whore. Voir encore The Broken Heart, de Ford, et
les sublimes scènes d’agonie et de folie.‘T is a
pity she is a whore, acte I.)Man,Hales her up and down.)Ibid., acte IV,
sc. Ibid., acte V, sc.
v.)
Elle a été au-delà ; car si ce sont ici des mélodrames, ce sont des mélodrames
sincères, fabriqués, non pas comme les nôtres, par des littérateurs de café pour des
bourgeois paisibles, mais écrits par des hommes passionnés et experts en fait
d’actions tragiques, pour une race violente, surnourrie et triste. De Shakspeare à
Milton, à Swift, à Hogarth, nulle ne s’est plus soûlée de crudités et d’horreurs, et
ses poëtes lui en donnent à foison, Ford encore moins que Webster, celui-ci un homme
sombre, et dont la pensée semble habiter incessamment les sépulcres et les charniers.
Édition Dyce, « Les places à la cour, dit-il, sont comme des lits dans un hôpital, où la
tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours en
descendant
Voilà de ses images. Pour faire des
désespérés, des scélérats parfaits, des misanthropes acharnésDuchess of Malfi,
60.For places in court are but like beds in the
hospital, where this man’s head lies at that man’s foot, and so lower and
lower.
Duchess of Malfi, acte II,
sc. I.)Chroniques italiennes : les Cenci, la Duchesse de Palliano, et
toutes les Vies du temps ; celle des Borgia, de Bianca Capello, de
Vittoria Accoramboni, etc.Ibid., acte V,
sc. Ibid., acte IV, sc. Duchess of Malfi, V, Vittoria, page
36.)The White
Devil, dernière scène.)
On devine bien quels puissants caractères il faut pour soutenir ces terribles drames.
Tous ces personnages sont prêts aux actions extrêmes ; leurs résolutions partent comme
des coups d’épée ; on suit, on voit, à chaque tournant des scènes, leurs yeux ardents,
leurs lèvres blêmies, le tressaillement de leurs muscles, la tension de tout leur
être. Le trop-plein de la volonté crispe leurs mains violentes, et leur passion The White Devil, c’est le nom
qu’il donne à son héroïne. Sa Victoria Corambona prend pour amant le duc de Brachiano,
et dès la première entrevue songe à l’issueThe White
Devil, p. 22, Ed. Dyce.)Ibidem.)Dernière
scène.)
En face de cette bande tragique aux traits grimaçants, aux fronts d’airain, aux
attitudes militantes, est un chœur de figures suaves et timides, tendres par
excellence, les plus gracieuses et les plus dignes d’amour qu’il ait été donné à
l’homme d’imaginer ; vous les retrouverez, chez Shakspeare, dans Miranda, Juliette,
Desdémone, Virginia, Ophélia, Cordélia, Imogène ; mais, elles abondent aussi chez les
autres, et A perfect woman already : meek and
patient. Heywood. Beaumont and Fletcher.
deux camarades, presque semblables et presque égaux, ce qui
produit les tiraillements et la tracasserie continue.Corinne.Philaster, acte V, sc. Lara, de lord Byron.
Quelle idée de l’amour ont-ils donc en ce pays ? D’où vient que tout égoïsme, toute
vanité, toute rancune, tout sentiment petit, personnel ou bas, disparaît à son
approche ? Comment se fait-il que l’âme se donne ainsi tout entière, sans hésitation,
sans réserve, et ne songe plus qu’à se prosterner et s’anéantir comme en présence d’un
Dieu Impossible de rencontrer une femme plus raisonnable et plus
raisonneuse. De même Éliante, Henriette, dans Molière.Philaster, acte V, sc. The fair maid
of the Inn, acte IV, sc. Thierry and Theodoret, The Maid’s tragedy, Philaster. Voyez aussi le
rôle de Lucina dans Valentinian.Thierry and Theodoret, acte IV.)The Maid’s tragedy, acte I.)Polyeucte. Elles sont brisées. Penthéa est
the Broken
heart.)Ibid.)Ibid.)
Lorsqu’on rencontre une structure d’âme si neuve et capable d’aussi grands effets, il
faut regarder le corps. Les actions extrêmes de l’homme proviennent, non de sa
volonté, mais de sa nature Speak if thou be there,
My Perigot ! Thy Amoret, thy dear, Calles on thy loved name…Métaphysique
de l’amour et de la mort. Swift aussi disait que « la mort et l’amour sont
les deux choses où l’homme soit foncièrement déraisonnable. » En effet, c’est
l’espèce et l’instinct qui s’y manifestent, non la volonté et l’individu.Hamlet,
acte V, sc. Cymbeline, IV,
Philaster, I, 2.)Berger
affligé, le Berger fidèleThe
Sad Shepherd ; The Faithful Shepherdess.The Faithful Shepherdess, acte I,
sc. Ibid., sc. Ibid., acte II,
sc. Ibid., acte I, sc. Nathan Drake.The
Faithful Shepherdess, acte V, sc. Aminta du Tasse, il Pastor fido,
de Guarini, etc.
I. Les chefs d’école dans leur école et dans leur siècle. — Jonson. — Son tempérament. — Son caractère. — Son éducation. — Ses débuts. — Ses luttes. — Sa pauvreté. — Ses maladies. — Sa fin.
II. Son érudition. — Ses goûts classiques. — Ses personnages didactiques. — Belle ordonnance de ses plans. — Franchise et précision de son style. — Vigueur de sa volonté et de sa passion.
III. Ses drames. — Catilina et Séjan. —
Pourquoi il a pu peindre les personnages et les passions de la corruption
romaine.
IV. Ses comédies. — Sa réforme et sa théorie du théâtre. — Ses comédies satiriques.
— Volpone. — Pourquoi ces comédies sont sérieuses et militantes. —
Comment elles peignent les passions de la Renaissance. — Ses comédies bouffonnes. —
La Femme silencieuse. — Pourquoi ces comédies sont énergiques et
rudes. — Comment elles sont conformes aux goûts de la Renaissance.
V. Limites de son talent. — En quoi il reste au-dessous de Molière. — Manque de
philosophie supérieure et de gaieté comique. — Son imagination et sa fantaisie. —
L’Entrepôt de nouvelles et la Fête de Cynthia.
— Comment il traite la comédie de société et la comédie lyrique. — Ses petits
poëmes. — Ses Masques. — Mœurs théâtrales et pittoresques de la
cour. — Le Berger inconsolable. Comment Jonson reste poëte jusque
sur son lit de mort.
VI. Idée générale de Shakspeare. — Quelle est dans Shakspeare la
Lorsqu’une civilisation nouvelle amène un art nouveau à la lumière, il y a dix hommes de talent qui expriment à demi l’idée publique autour d’un ou deux hommes de génie qui l’expriment tout à fait : Guilhem de Castro, Pérès de Montalvan, Tirso de Molina, Ruiz de Alarcon, Augustin Moreto, autour de Calderon et de Lope ; Crayer, Van Oost, Romboust, Van Thulden, Van Dyck, Honthorst, autour de Rubens ; Ford, Marlowe, Massinger, Webster, Beaumont, Fletcher, autour de Shakspeare et de Ben Jonson. Les premiers forment le chœur, les autres sont les coryphées. C’est le même morceau qu’ils chantent ensemble, et dans tel passage le choriste est l’égal du chef ; mais ce n’est que dans un passage. Ainsi, dans les drames qu’on vient de citer, le poëte parfois atteint au sommet de son art, rencontre un personnage complet, un éclat de passion sublime ; puis il retombe, tâtonne parmi les demi-réussites, les figures ébauchées, les imitations affaiblies, et enfin se réfugie dans les procédés du métier. Ce n’est pas chez lui, c’est chez les grands hommes, chez Ben Jonson et Shakspeare qu’il faut aller chercher l’achèvement de son idée et la plénitude de son art.
Paroles de Jonson sur lui-même. — Ed.
Gifford.The New Inn,
épilogue.)An Epistle mendicant,
1631.)
Voilà une vie de combattant, bravement portée, digne du seizième siècle par ses
traverses et son Alchimiste. Il manie les alambics, les cornues, les récipients, comme
s’il avait passé sa vie à chercher le grand œuvre. Il explique l’incinération, la
calcination, l’imbibition, la rectification, la réverbération, aussi bien qu’Agrippa
et Paracelse. S’il traite des cosmétiques
Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre.
Il a son style. L’érudition et l’éducation classiques l’ont fait classique, et il
écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les
races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures
germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des
premières est l’art de développer, c’est-à-dire d’aligner les idées
en files continues, selon les règles de la rhétorique et l’éloquence, par des
transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris
dans le commerce des anciens l’habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce
à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De
la pensée première à la conclusion finale, il conduit le lecteur par une pente
continue et uniforme. Chez lui la route ne manque jamais comme dans Shakspeare. Il
n’avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions
suivies ; on peut marcher, chez lui, on n’a pas besoin de bondir, et l’on est
perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent
sensibles les oppositions de pensées ; les phrases symétriques guident l’esprit à
travers les idées difficiles ; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du
chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur
notre route d’images extraordinaires, Séjan, Catilina, passim.
De là son talent, ses succès et ses fautes ; s’il a un meilleur style et de meilleurs
plans que les autres, il n’est pas comme eux créateur d’âmes. Il est trop théoricien,
trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut
dresser et mouvoir des hommes complets et vivants. On n’est guère capable d’en former,
à moins d’avoir comme Shakspeare l’imagination d’un voyant. La personne humaine est si
complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties ne peut
guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair, pour produire la
réponse ou l’action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les
manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte
d’inspiration et de fièvre. L’esprit agit alors comme un rêve. Les personnages se
meuvent en lui, presque sans son concours ; il attend qu’ils La Coupe et les Lèvres. Platon, Ion.famulus, devant son ami,
devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du
plaisir et de l’or, et n’expriment rien de plusParents pauvres). Balzac,
qui est savant comme Jonson, fait des êtres réels comme Shakspeare.
Tous les autres dons, il les a, et d’abord les dons classiques, en premier lieu le
talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une
intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles
bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n’est jamais suspendu, une
vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que
tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui
que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un
roman de Greene, une chronique d’Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les
découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l’ordre, à l’unité,
occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries
poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une
tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages ; il veut et sait tout ce qu’ils
font et tout ce qu’il fait. — Mais par-dessus les habitudes d’ordonnance latine, il
possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de
la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement,
audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne
manque ; ils n’ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants
d’alcôve et de médecine ; la pruderie de Prologue de Every man out of his humour.Poetaster,
acte I, sc.
Aussi bien, quoi qu’il fasse, quels que soient ses défauts, sa morgue, sa dureté de
touche, sa préoccupation de la morale et du passé, ses instincts d’antiquaire et de
censeur, il n’est jamais petit ni plat. En vain, dans ses tragédies latines, Séjan, Catilina, il s’enchaîne dans le culte des vieux modèles usés de
la décadence romaine ; il a beau faire l’écolier, fabriquer des harangues de Cicéron,
insérer des chœurs imités de Sénèque, Catilina.Séjan l’assassinat se comploter et se pratiquer avec un sang-froid
admirable. Livie discute avec Séjan les moyens d’empoisonner son mari, en style net,
sans phrases, comme s’il s’agissait d’un procès à gagner ou d’un dîner à rendre. Point
de demi-mots, point d’hésitation, point de remords dans la Rome de Tibère. La gloire
et la vertu consistent dans la puissance ; les scrupules sont faits pour les âmes
viles ; le propre d’un cœur haut est de tout désirer et de tout oser. « Ici, la
conscience est une souillure, la fortune tient lieu de vertu, la passion de loi, la
complaisance de talent, le gain de gloire, et tout le reste
Royale princesse ; À présent que je vois votre sagesse ; votre jugement ; votre énergie, Votre décision et votre promptitude à saisir les moyens De votre bien et de votre grandeur, je proteste Que je me sens tout enflammé et tout brûlé
D’amour pour vousSejan, acte II, sc.
Ce sont les amours d’un loup et d’une louve ; il la loue d’être si prompte à tuer. Et
voyez en un instant les habitudes de la prostituée derrière les mœurs de
l’empoisonneuse ; Séjan sort, et sur-le-champ, en vraie courtisane, elle s’est tournée
vers son médecin, lui disant : « Quel teint ai-je aujourd’hui ? — Très-bon,
très-clair ! Le fard était bien appliqué. Pourtant la céruse a un peu déteint au
soleil. Vous auriez dû vous servir de l’huile blanche que je vous ai donnée. » Il tire
la fiole de sa poche, et la farde sur les deux joues. Entre chaque coup de pinceau,
ils parlent du meurtre qu’ils viennent de concerter, de ce qu’elle a fait pour Séjan,
de ce que Séjan a fait pour elle. « Il a chassé sa femme, la belle Apicata. » — « Ne
l’ai-je pas payé en lui livrant tous les secrets de Drusus ? — Il faudra, madame, que
vous employiez la poudre que je vous ai prescrite pour nettoyer vos dents, et la
pommade
Quand voulez-vous prendre médecine, madame ?
Quand il le faudra, Eudémus. Mais, d’abord, préparez La potion de Drusus.
Si Lygdus était gagné, ce serait fait. Je l’ai toute prête. Et demain matin Je vous enverrai un parfum pour amollir Et faire transpirer ; puis je vous préparerai un bain Pour éclaircir et nettoyer l’épiderme ; en attendant Je composerai un nouveau fard excellent Qui résistera au soleil, au vent, à la pluie, Que vous pourrez appliquer avec l’haleine ou avec de l’huile,
Comme vous l’aimerez mieux, et qui durera environ quatorze heures
Il finit en la félicitant sur son prochain changement de mari : Drusus nuisait à sa
santé ; Séjan est très-préférable ; conclusion physiologique et pratique.
L’apothicaire romain tient sur même planche la boîte à remèdes, la boîte à cosmétiques
et la boîte à poisonCatilina, acte II, une
très-belle scène, non moins franche et non moins vivante, sur la haute bohême de
Rome.
Là-dessus vous voyez tour à tour se dérouler toutes les scènes de la vie romaine, le
marchandage du meurtre, la comédie de la justice, l’impudeur de l’adulation, les
angoisses et les fluctuations du sénat. Quand Séjan veut acheter une conscience, il
questionne, il plaisante, il tourne autour de l’offre qu’il va faire, il la jette en
avant comme par jeu, afin de pouvoir,
Vis longtemps et heureux, César, grand et royal César ; Que les dieux te conservent, et conservent ta modération, Ta sagesse et ton intégrité. Jupiter,
Protège sa douceur, sa piété, sa diligence, sa libéralité
Puis le héraut cite les accusés ; le consul prononce le réquisitoire ; Afer déchaîne
contre eux son éloquence
Voici les lettres scellées de son sceau. Que plaît-il au sénat que l’on fasse ? Lisez-les, lisez-les. Qu’on les ouvre. Lisez-les publiquement. César a honoré beaucoup sa propre grandeur En prenant cette mesure. C’est une pensée heureuse, Et digne de César. Et le personnage qu’elle regarde En est aussi digne. Très-digne. Rome ne s’est jamais glorifiée que d’une vertu Qui pût mettre un frein à l’envie : la vertu de Séjan. Très-honoré et très-noble ! Bon et grand Séjan ! Silence ! The majesty of great Tiberius Cæsar Propounds to this grave senate the bestowing Upon the man he loves, honour’d Sejanus, The tribunitial dignity and power. Here are his letters, signed with his signet. What pleaseth now the fathers to be done ? Read them, read them, open, publicly read them. cotta. Cæsar hath honour’d his own greatness much In thinking of this act. It was a thought Happy, and worthy Cæsar. And the lord As worthy it, on whom it is directed ! Most worthy ! Rome did never boast the virtue That could give envy bounds but his : Sejanus. Honour’d and noble ! Good and great Sejanus ! Silence ! (Acte V, sc. x .)
Ibidem.)
Aussi bien, c’est de ce côté qu’il a tourné son talent ; presque toute son œuvre
consiste en comédies, non pas sentimentales et fantastiques comme celles de
Shakspeare, mais imitatives et satiriques, faites pour représenter et corriger les
ridicules et les vices. C’est un genre nouveau qu’il apporte ; là-dessus il a une
doctrine ; ses maîtres sont les anciens, Térence et Plaute. Il observe presque
exactement l’unité de temps et de lieu. Il se moque des auteurs qui, dans la même
pièce, « montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante
ans, qui, avec trois épées rouillées et des mots longs d’une toise, font défiler
devant vous toutes les guerres d’York et de Lancastre, qui tirent des pétards pour
effrayer les dames, renversent des trônes disjoints pour amuser les enfantsEvery man in his humour, Prologue.)Every man out of his humour,
Prologue.)Volpone, œuvre sublime, la plus vive peinture des mœurs du siècle, où s’étale
la pleine beauté des convoitises méchantes, où la luxure, la cruauté, l’amour de l’or,
l’impudeur du vice, déploient une poésie sinistre et splendide, digne d’une bacchanale
du TitienVolpone au Légataire de Regnard, le seizième siècle qui finit au dix-huitième qui
commence.
« Salut au jour, dit Volpone, et ensuite à mon or !
Ouvre la châsse que je puisse voir mon saint ! »
Salut, âme du monde et la mienne ! Ô fils du soleil, Plus brillant que ton père, laisse-moi te baiser Avec adoration, toi et tous ces trésors,
Reliques sacrées de cette chambre bénite
Un instant après, le nain, l’eunuque et l’androgyne de la maison entonnent une sorte d’intermède païen et fantastique ; ils chantent en vers bizarres les métamorphoses de l’androgyne qui d’abord fut l’âme de Pythagore. Nous sommes à Venise, dans le palais du Magnifico Volpone. Ces créatures difformes, cette splendeur de l’or, cette bouffonnerie poétique et étrange, transportent à l’instant la pensée dans la cité sensuelle, reine des vices et des arts.
Le riche Volpone vit à l’antique. Sans enfants ni parents, jouant le malade, il fait
espérer son héritage à tous ses flatteurs, reçoit leurs dons, « promène la cerise le
long de leurs lèvres, la choque contre leur bouche, puis la retireIbidem.)
On voit arriver l’avocat Voltore portant une large pièce d’argenterie. Volpone se
jette sur son lit, s’enveloppe de fourrures, entasse ses oreillers, et tousse à rendre
l’âme. « Je vous remercie, seigneur Voltore. Où est la pièce d’argenterie ? Mes yeux
sont mauvais. Votre affection ne restera pas sans récompense. Je ne puis durer
longtemps. Je sens que je m’en vas. Ah ! ah ! ah ! ah ! » Il ferme les yeux comme
épuisé. « Suis-je héritier ? » dit Voltore au parasite Mosca
Si vous l’êtes ! Je vous supplie, seigneur, promettez-moi De me mettre au nombre de vos gens. Toutes mes espérances Reposent sur votre seigneurie. Je suis perdu Si le soleil levant ne brille pas sur moi. Il brillera sur toi, et il te réchauffera aussi, Mosca. Seigneur, je ne suis pas l’homme qui ai rendu à votre grâce Les plus mauvais offices. Je porte ici vos clefs, Je veille à ce que tous vos coffres et cassettes soient fermés, Je garde le pauvre inventaire de vos joyaux, Argent et vaisselle ; je suis votre intendant, seigneur, L’économe de vos biens. Mais suis-je seul héritier ? Sans associé, seigneur, confirmé de ce matin. La cire est chaude encore, et l’encre à peine séchée Sur le parchemin. Heureux, heureux homme que je suis ! Par quelle bonne chance ; cher Mosca ? Votre mérite, seigneur. Je n’y connais pas d’autre cause.
Et il lui détaille l’affluence des biens où il va nager, l’or qui va ruisseler sur
lui, l’opulence qui va couler dans sa maison comme un fleuve. « Quand
Sa bouche est toujours entr’ouverte, et ses paupières fermées. Bon. Un engourdissement glacial roidit tous ses membres Et fait que sa chair a la couleur du plomb. Cela est bon. Son pouls est lent et éteint. Bons symptômes encore. Et de son cerveau… ( Mosca crie plus haut.)Je t’entends. Bon. Coule une sueur froide, avec une humeur Qui suinte continuellement des coins de ses yeux ramollis. Est-ce possible ? Moi, je suis mieux, hé ! hé ! Où en sont les éblouissements de sa tête ? Oh ! seigneur, il a passé l’éblouissement. À présent Il a perdu le sentiment ; il a cessé de râler. À peine pourriez-vous reconnaître qu’il respire. Excellent ! excellent ! Certainement je lui survivrai. Cela me rajeunit de vingt ans.
« Si vous voulez hériter, le moment est bon. Mais ne vous laissez pas prévenir. Le
seigneur Voltore vient d’apporter une pièce d’argenterie. — Tiens, Mosca, dit
Corbaccio, regarde. Voici un sac de sequins qui pèsera dans la balance plus que sa
pièce d’argenterie. — Faites mieux encore. Déshéritez votre fils, instituez Volpone
héritier, et envoyez-lui votre testament. — Oui, j’y avais pensé. — Cela sera d’un
effet souverain. Déshériter un fils si brave, d’un si grand mérite ! Résistera-t-il à
une telle marque de tendresse ? — Tu dis bien, oui, mais l’idée est de moi. —
D’ailleurs, vous êtes si certain de lui survivre. — Sans doute. — Avec une santé
florissante comme la vôtre. — Cela est vraiIbid.)
Signior Corvino, signior Corvino, tookCorvino. WhoCorvino.
And
Mon divin Mosca ! Aujourd’hui tu t’es surpassé toi-même. Voyons : Un diamant, de l’argenterie, des sequins ; Une bonne matinée… Prépare-moi De la musique, des danses, des banquets, toutes les délices. Le Turc n’est pas plus sensuel dans ses plaisirs
Que le sera VolponeIbid.)
Sois damnée ! Mon cœur, je te traînerai hors d’ici, jusque chez moi, par les cheveux. Je crierai que tu es une catin à travers les rues. Je te fendrai La bouche jusqu’aux oreilles, et je t’ouvrirai le nez Comme celui d’un rouget cru. — Ne me tente pas. Viens, Cède. Je suis las. — Par la mort ! J’achèterai quelque esclave Que je tuerai, et je te lierai à lui vivante, Et je vous pendrai tous deux à ma fenêtre, inventant Quelque crime monstrueux, que j’écrirai en grosses lettres Sur toi avec de l’eau-forte qui mangera ta chair, Avec des corrosifs brûlants sur cette poitrine obstinée. Oui, par le sang que tu as enflammé, je le ferai. Seigneur, ce qu’il vous plaira, vous le pouvez. Je suis votre martyre. Ne soyez pas ainsi obstinée. Je ne l’ai pas mérité. Songez qui vous supplie. Je t’en prie, mon amour. En bonne foi, tu auras des bijoux, des robes, des parures, Ce que tu pourras imaginer ou demander. — Va seulement l’embrasser, Ou touche-le, rien de plus. — Pour l’amour de moi. À ma prière. Seulement une fois. — Non ? non ? Je m’en souviendrai ! Voulez-vous me faire affront? Avez-vous soif de ma perte? Be damn’d ! Heart, I will drag thee hence, home, by the hair, Cry thee a strumpet through the streets ; rip up Thy mouth into thine ears ; and slit thy nose, Like a raw rocket ! — Do not tempt me, come, Yield, I am loth. — Death ! I will buy some slave Whom I will kill, and bind thee to him, alive, And at my window hang you forth, devising Some monstrous crime, which I, in capital letters, Will eat into thy flesh with aqua-fortis, And burning corsives on this stubborn breast. Now, by the blood thou hast incensed, I’ll do it ! Sir, what you please, you may, I am your martyr. Be not thus obstinate ; I have not deserved it. Think who it is intreats you. ‘Prithee, sweet. Good faith, thou shalt have jewels, gowns, attires, What thou wilt think and ask. Do but go kiss him. Or touch him, but. For my sake, at my suit. This once. — No ? not ? I shall remember this. Will you disgrace me thus ? Do you thirst my undoing ? (Acte III, v.) Là-dessus Mosca se tourne vers Volpone : Le seigneur Corvino ayant appris la consultation Qui s’est faite dernièrement pour votre santé, est venu offrir, Ou plutôt prostituer… Merci, cher Mosca. Librement, de lui-même, sans être prié… Bien. Comme la vraie et fervente preuve de son amour, Sa femme, sa propre femme, sa charmante et vertueuse femme. La seule beauté Qui ait du prix à Venise. Bien présenté . Sir, Signior Corvino… hearing of the consultation had So lately for your health, is come to offer, Or rather, sir, to prostitute… Thanks, sweet Mosca. Freely, unask’d, or unintreated. Well. As the true fervent instance of his love, His own most fair and proper wife ; the beauty Only of price in Venice. ‘Tis well urged. ( Ibid.)Où trouvera-t-on de pareils soufflets lancés et assenés en plein visage par la violente main de la satire ? — Célia reste seule avec Volpone, qui dépouillant sa feinte maladie, arrive sur elle aussi florissant de jeunesse et de joie, aussi ardent que le jour où, dans les fêtes de la République, il a joué le rôle du bel Antinoüs. Dans son transport, il chante une chanson d’amour ; la volupté aboutit chez lui à la poésie ; car la poésie est alors en Italie la fleur du vice. Il lui étale les perles, les diamants, les escarboucles. Il s’exalte à l’aspect des trésors qu’il fait rouler et étinceler sous ses yeux. « Porte-les, perds-les, il me reste une boucle d’oreille capable de les racheter, et d’acheter tout cet État. » Une perle qui vaut un patrimoine privé N’est rien. Nous en mangerons de pareilles en un repas. Les têtes des perroquets, les langues des rossignols, Les cervelles des paons et des autruches Seront nos aliments… Tes bains seront le jus des giroflées, L’essence des roses et des violettes, Le lait des unicornes, le parfum des panthères, Recueillis dans des outres, et mêlés avec des vins de Crète. Nous boirons dans l’or et l’ambre travaillés, Jusqu’à ce que mon toit tourne autour de nos têtes Emporté par le vertige ; et mon nain dansera, Mon eunuque chantera, mon bouffon fera des mines, Pendant que, sous des formes empruntées, nous jouerons les contes d’Ovide, Toi comme Europe d’abord, et moi comme Jupiter, Puis moi comme Mars, et toi comme Érycine, Le reste ensuite jusqu’à ce que nous ayons parcouru Et fatigué toutes les fables des dieux . Take these, And wear, and lose them ; yet remains an ear ring, To purchase them again, and this whole state. A gem but worth a private patrimony Is nothing. We will eat such at a meal. The heads of parrots, tongues of nightingales, The brains of peacocks and of estriches Shall be our food… Conscience ? ‘Tis the beggar’s virtue… Thy bathes shall be the juice of july-flower, Spirit of roses and violets, The milk of unicorns and panther’s breath Gather’d in bags, and mixt with Cretan wines. Our drink shall be prepared gold and amber, Which we will take, until my roof whirl round With the vertigo ; and my dwarf shall dance, My eunuch sing, my fool make up the antic, Whilst we, in changed shapes, act Ovid’s tales, Thou like Europa now, and I like Jove, Then I like Mars, and thou like Erycine, So of the rest, till we have quite run through, And wearied all the fables of the Gods. (Acte III, sc. v .)
On reconnaît à ces splendeurs de la débauche, la
Les trois coquins qui prétendent hériter, travaillent tous à sauver Volpone.
Corbaccio désavoue son fils, l’accuse de parricide. Corvino déclare sa femme adultère,
et maîtresse éhontée de Bonario. Jamais on n’a vu sur la scène une telle énergie de
mensonge, une telle franchise de scélératesse. Le mari, qui sait sa femme innocente,
est le plus acharné. « Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une
catin, la plus chaude au plaisir… Elle hennit comme une jument. » Il continue en
termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. Célia
s’évanouit. « Parfait ! dit-il. Jolie feinte. Recommencez
Que tardez-vous ici ? Dans quelle pensée ? Sur quelle promesse ? Écoutez. Ne savez-vous pas que je vous connais pour un âne, Et que vous auriez été bien volontiers un maquereau, Si la fortune l’avait souffert ? Que vous êtes Un cocu déclaré, et en bons termes ? Cette perle, Direz-vous, était votre bien ? Très-vrai. Ce diamant ? Je ne le nie pas, mais je vous remercie. Beaucoup d’autres choses ? Cela peut bien être. Eh bien ! imaginez que ces bonnes œuvres Serviront à cacher vos mauvaises. Esclave, parasite, giton, tu m’as dupé ! Oui, seigneur. Fermez votre bouche, Ou j’en arracherai la seule dent qui y reste. N’êtes-vous pas ce sordide et misérable convoiteux, Aux trois jambes, qui ici, dans l’espérance d’une proie, Avez, tous les jours de ces trois années, flairé par ces salles, De votre nez rampant ; qui auriez voulu m’acheter Pour empoisonner mon maître, seigneur ? N’êtes-vous pas celui qui aujourd’hui, devant le tribunal, A déclaré qu’il déshéritait son fils ; Celui qui s’est parjuré ? Allez chez vous, crevez et pourrissez.
Volpone sort déguisé, s’attache tour à tour à chacun d’eux, et achève de leur briser
le cœur. Mais Mosca, qui a le testament, agit en maître, et demande à Volpone la
moitié de sa fortune. La querelle des deux coquins découvre leurs impostures, et le
maître, le valet, avec les trois héritiers futurs, sont envoyés aux galères, à la
prison, au pilori, « où le peuple leur crèvera les yeux à coups d’œufs pourris, de
poissons infects et de fruits gâtés
la Femme
silencieuse est un chef-d’œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur
du bruit, et aime à parler. Il s’est logé dans une rue si étroite qu’une voiture n’y
peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d’ours et les tireurs d’épée qui
osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs
faisaient du bruit ; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine,
et ne parle qu’en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les
chuchotements et exiger qu’on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle,
il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d’esprit, qui a besoin d’argent. Vous
voyez d’avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui
détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicœne. Morose, enchanté de ses
courtes réponses et de sa voix qu’il entend à peine, l’épouse pour faire pièce à son
neveu. C’est son neveu qui lui a fait pièce. À peine mariée, Épicœne parle, gronde,
raisonne Nunc est bibendum, nunc pede libero. »
« Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous
ici ? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa
femme, qui tombe sur lui et le rosse d’importance. Les coups, les cris, les sons, les
éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C’est la poésie du tintamarre. Il y a
de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d’un rire inextinguible les puissantes
poitrines des compagnons de Drake et d’Essex. « Coquins, chiens d’enfer, stentors !
Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers
d’airaininsania,
furor, vel ecstasis melancholica, c’est-à-dire egressio,
quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait
bien qu’il ne fût encore que phreneticus, madame ; et la phrenesis n’est que le delirium ou à peu près. » On
examine les livres qu’il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en
manière de consolation, que sa femme parle en le Malade imaginaire, Géronte dans Scapin.la Sirène par les éclats de sa bonne humeur.
Il n’a pas été au-delà ; il n’était pas philosophe comme Molière, capable de saisir
et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l’éducation, le
mariage, la maladie, les principaux caractères de son pays et de son siècle, le
courtisan, le bourgeois, l’hypocrite, l’homme du mondeL’École des Femmes, Tartuffe, le Misanthrope, le Bourgeois gentilhomme, le Malade
imaginaire, Georges Dandin.Fourberies de
Scapin.Fâcheux.Précieuses.l’Alchimiste, il a réussi par la perfection de l’intrigue et la vigueur de la
satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque
d’agrément comique. Le critique en lui nuit à l’artiste ; ses calculs littéraires lui
ôtent l’invention spontanée ; il est trop écrivain et moraliste ; il n’est pas assez
mime et acteur. Mais il se relève d’un autre côté ; car il est poëte ; presque tous
les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La
fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et
l’habitude de jouir par l’imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l’Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies
fantastiques et allégoriques, comme celles d’Aristophane. Il s’y joue à travers le
réel et au-delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre,
avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations,
des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d’imagination pittoresque
et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois
enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d’ordinaire l’acteur met
pour dire le prologue. Ils le tirent au sort ; l’un des perdants, pour se venger,
annonce d’avance au public
Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane My
light-feather-heel’d coz, what are you any more than my uncle Jove’s pander ? a
lacquey that runs on errands for him and can whisper a light message to a loose
wench, with some round volubility ? one that sweeps the gods’ drinking room
every morning and set the cushions in order again, which they threw one at
another’s head over night ? But knowing myself an essence too sublimated and refined by travel…
able to speak the mere extraction of language, one that was your first that ever
enrich’d his country with the true laws of duello, whose optics have drunk the
spirit of beauty in some eight score and eighteen prince’s courts where I have
resided, and been there fortunate in the amours of three hundred forty and five
ladies, all nobly, if not princely descended… In all so happy, as even admiration
herself doth seem to fasten her kisses upon me.Cynthia’s Revels,
acte I, sc. Ibid.)revue des ridicules du temps, arrangée,
comme chez Aristophane, en farce invraisemblable, en parade brillante. Un sot
prodigue, Asotus, veut devenir homme de cour et de belles manières ; il prend pour
maître Amorphus, voyageur pédant, expert en galanterie, qui, à l’en croire lui-même,
« est d’une essence sublime et raffinée par les voyages, qui le premier a enrichi son
pays des véritables lois du duel, dont les nerfs optiques ont bu la quintessence de la
beauté dans quelque cent soixante-dix-huit cours souveraines, et ont été gratifiés par
l’amour de trois cent quarante-cinq dames, toutes de naissance noble, sinon royale ;
si heureux en toute chose que l’admiration semble attacher ses baisers sur luiIbid.)Ibid.)Oiseaux et dans Grenouilles, les
contrastes et les mélanges de l’invention poétique, qui, à travers la caricature et
l’ode, à travers le réel et l’impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre
coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes
les fleurs.
Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d’amour
délicats, voluptueux, charmants, dignes de l’idylle antiquemasques, sortes de
mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s’est étalée toute la magnificence et
l’imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l’Olympe antique,
les personnages allégoriques que les artistes peignent alors dans leurs tableaux, les
héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l’abstrait, le
divin, l’humain, l’ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la
scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants,
tout ce qui peut exciter, enivrer des sens d’artistes. Aussi bien l’élite du royaume
est là, sur la scène ; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits
empruntés, mal portés, qu’ils doivent encore à leur tailleur ; ce sont les dames de la
cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l’éclat de leur rang et de leur
fierté, avec de vrais diamants, empressés d’étaler leur luxe, en sorte que toute la
splendeur de la vie nationale est Masque of Beauty.Sad Shepherd, la plus gracieuse et
la plus pastorale de ses peintures. Songez que c’est dans une chambre de malade qu’est
né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d’une
garde, parmi les anxiétés de l’indigence et les étouffements de l’hydropisie. C’est
dans la forêt verte qu’il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses
joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme
Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus,
qui, comme Daphnis et Chloé, s’étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier
baiser. Là vivait Éarine que le fleuve vient d’engloutir, et que son amant en délire
ne veut pas cesser de pleurer, « Éarine, qui reçut son être et son nom avec les
premières pousses et les boutons du printemps, Éarine, née avec la primevère, avec la
violette, avec les premières roses fleuries ; quand Cupidon souriait, quand Vénus
amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes
parfumées s’élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant
qu’Éarine vivrait… À présent, aussi chaste que son nom, Éarine est morte vierge, et sa
chère âme voltige dans l’air au-dessus de
Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la
Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes
les routes d’une forêt. J’en parlerai à part ; il faut, pour en faire le tour, une
large place vide. Et encore comment l’embrasser ? Comment développer sa structure
intérieure ? Les grands mots, les éloges, tout est vain à son endroit ; il n’a pas
besoin d’être loué, mais d’être compris, et il ne peut être
Ce qu’on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les
observations accumulées sur l’âme, c’est que la sagesse et la connaissance ne sont en
l’homme que des effets et des rencontres. Il n’y a
point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la
vérité et sa conduite dans le bon sens. Au contraire, il est naturellement
déraisonnable et trompé. Les pièces de sa machine intérieure ressemblent aux rouages
d’une horloge, qui d’eux-mêmes vont toujours à l’aveugle, emportés par l’impulsion et
la pesanteur, et qui cependant parfois, en vertu d’un certain assemblage, finissent
par marquer l’heure qu’il est. Ce sage mouvement final n’est pas naturel, mais
accidentel ; il n’est point spontané, il est forcé ; il n’est point inné, il est
acquis. L’horloge n’a pas toujours marché régulièrement ; au contraire, on a été
obligé de la régler petit à petit avec beaucoup de peine. Sa régularité Voy. Spinosa et D. Stewart : La
conception à son état naturel est croyance.
Comment y a-t-il réussi, et par quel instinct extraordinaire est-il parvenu à deviner
les extrêmes conclusions, les plus profondes percées des physiologistes et des
psychologues ? Il avait l’imagination complète ; tout son génie est
dans ce seul mot. Petit mot qui semble vulgaire et vide ; regardons-le de près pour
savoir ce qu’il contient. Quand nous pensons une chose, nous autres hommes ordinaires,
nous n’en pensons qu’une portion ; nous en voyons un aspect, quelque caractère isolé,
parfois deux ou trois caractères ensemble ; pour ce qui est au-delà, la vue nous
manque ; le réseau infini de ses propriétés infiniment entre-croisées et multipliées
nous échappe ; nous sentons vaguement qu’il y a quelque chose au-delà de notre
connaissance si courte, et ce vague soupçon est la seule partie de notre idée qui nous
représente quelque peu le grand au-delà. Nous sommes comme des
apprentis naturalistes, gens paisibles et bornés qui, voulant se représenter un
animal, voient le nom et l’étiquette de son casier apparaître devant leur mémoire avec
quelque indistincte image de son poil et de sa physionomie, mais dont l’esprit
s’arrête là ; si par hasard ils veulent compléter leur connaissance, ils conduisent
leur souvenir, au moyen de classifications régulières, à travers les principaux
caractères de la bête, et lentement, discursivement, pièce à pièce,
I. Vie et caractère de Shakspeare. — Sa famille. — Sa jeunesse. — Son mariage. —
Il devient acteur. — Son Adonis. — Ses sonnets. — Ses amours. —
Son humeur. — Sa conversation. — Ses tristesses. — En quoi consiste le naturel
producteur et sympathique. — Sa prudence. — Sa fortune. — Sa retraite.
II. Son style. — Ses images. — Ses excès. — Ses disparates. — Son abondance. — Différence entre la conception créatrice et la conception analytique.
III. Les mœurs. — Les familiarités. — Les violences. — Les crudités. — La conversation et les actions. — Concordance des mœurs et du style.
IV. Les personnages. — Comment ils sont tous de la même famille. — Les brutes et les imbéciles. — Caliban, Ajax, Cloten, Polonius, la nourrice. — Comment l’imagination machinale peut précéder la raison ou lui survivre.
V. Les gens d’esprit. — Différence entre l’esprit des raisonneurs et l’esprit des artistes. — Mercutio, Béatrice, Rosalinde, Bénédict, les clowns. — Falstaff.
VI. Les femmes. — Desdémone, Virginia, Juliette, Miranda, Imogène, Cordélia, Ophélie, Volumnia. — Comment Shakspeare représente l’amour. — Pourquoi Shakspeare fonde la vertu sur l’instinct ou la passion.
VII. Les scélérats. — Iago, Richard III. — Comment les convoitises extrêmes et le manque de conscience sont le domaine naturel de l’imagination passionnée.
VIII. Les grands personnages. — Les excès et les maladies de l’imagination. — Lear,
Othello, Cléopatre, Coriolan, Macbeth, Hamlet.
IX. La fantaisie. — Concordance de l’imagination et de l’observation chez
Shakspeare. — Intérêt de la comédie sentimentale et romanesque. — As
you like it. — Idée de la vie. — Midsummer night’s dream. —
Idée de l’amour. — Harmonie de toutes les parties de l’œuvre. — Harmonie de l’œuvre
et de l’artiste.
Je vais décrire une nature d’esprit extraordinaire, choquante pour toutes nos habitudes françaises d’analyse et de logique, toute-puissante, excessive, également souveraine dans le sublime et dans l’ignoble, la plus créatrice qui fut jamais dans la copie exacte du réel minutieux, dans les caprices éblouissants du fantastique, dans les complications profondes des passions surhumaines, poétique, immorale, inspirée, supérieure à la raison par les révélations improvisées de sa folie clairvoyante, si extrême dans la douleur et dans la joie, d’une allure si brusque, d’une verve si tourmentée et si impétueuse que ce grand siècle seul a pu produire un tel enfant.
Tout vient du dedans chez lui, je veux dire de son âme et de son génie ; les
circonstances et les dehors n’ont contribué que médiocrement à le développerLife of Shakspeare.Sonnets 91 et 111. Hamlet, III, scène ii.
Plusieurs des paroles d’Hamlet sont moins bien placées dans la bouche d’un prince
que dans celle de l’auteur. Comparez le sonnet : Tired with all
these ; etc.Adonis.Adonis, « le premier Voy. les Amours des dieux, au
château de Blenheim, par Titien.Contes d’Italie et d’Espagne.Adonis sur sa tableÉtudes sur Shakspeare.Viol de Lucrèce, était toute contraire ; mais quoiqu’il eût l’esprit déjà
assez large pour embrasser à la fois, comme plus tard dans ses drames, les deux
extrémités des choses ; il n’en continua pas moins à glisser sur sa pente. « Le doux
abandon de l’amour » a été le grand emploi de sa vie ; il était
Il eut plusieurs amours de ce genre, un entre autres pour une sorte de Marion
Delorme, misérable passion aveuglante et despotique, dont il sentait le poids et la
honte, et dont pourtant il ne pouvait ni ne voulait se délivrer. Rien de plus
douloureux que ses confessions, rien qui marque mieux la folie de l’amour et le
sentiment de la faiblesse humaine. « Quand ma bien-aimée jure que son cœur n’est que
vérité, je la crois, tout en sachant qu’elle ment. Miranda, Desdémona, Viola.
Premières paroles du duc dans Voy. la fin de Gérard de
Nerval.Sonnets.)Sonnets est due
aux conjectures ingénieuses et solides de M. Chasles.e sonnet.)Sonnets on démêle encore les traces d’autres passions aussi abandonnées, une
surtout qui semble pour une grande dame. La première moitié de ses drames, le Songe d’une nuit d’été, Roméo et Juliette, les Deux Gentilshommes de
Vérone, gardent plus vivement la chaude empreinte, et on n’a qu’à considérer
ses derniers caractères de femmesla Nuit des Rois :
Tout son génie est là ; il avait une de ces âmes délicates qui, pareilles à un
parfait instrument de musique, vibrent d’elles-mêmes au moindre attouchement. On la
démêlait d’abord, cette sensibilité si fine. « Mon aimable Shakspeare », « doux cygne
de l’Avon », ces mots de Ben Jonson ne font que confirmer ce que répètent ses
contemporains. Il était affectueux et bon, « civil de manières, d’ailleurs honnête et
loyal dans Melliferous,
honey-tongued. Voy. Halliwell, 183.sympathique, j’entends par
là que, naturellement, il savait sortir de lui-même et se transformer en tous les
objets qu’il imaginait. Regardez autour de vous les grands artistes de votre temps,
tâchez d’approcher d’eux, d’entrer dans leur familiarité, de les voir penser, et vous
sentirez toute la force de ce mot. Par un instinct extraordinaire, ils se mettent de
prime-saut à la place des êtres : hommes, animaux, plantes, fleurs, paysages, quels
que soient les objets, animés ou non, ils sentent par contagion les forces et les
tendances qui produisent le dehors visible, et leur âme, infiniment multiple, devient
par ses métamorphoses incessantes une sorte d’abrégé de l’univers. C’est pourquoi ils
semblent vivre plus que les autres clowns, même à leurs dépens et contre
eux-mêmes. J’en sais un qui dit des calembredaines quand il se sent mourir ou qu’il a
envie de se tuer ; c’est la roue intérieure qui continue à tourner, même à vide, et
que l’homme a besoin de voir toujours tourner, même lorsqu’elle le déchire en
passant ; ses pantalonnades sont une échappée ; vous le trouverez, ce gamin
intarissable, ce polichinelle ironique, au tombeau d’Ophélie, auprès du lit de mort de
Cléopatre, aux funérailles de Juliette. Haut ou bas, il faut toujours qu’ils soient
dans quelque extrême. Ils sentent trop profondément leurs biens et leurs maux, ils
amplifient trop largement par une sorte de roman involontaire chaque état de leur âme.
Après des dénigrements et des dégoûts par lesquels ils se ravalent hors de toute
mesure, ils se relèvent et s’exaltent extraordinairement, jusqu’à tressaillir
d’orgueil et de joie. Parfois, après un de ces découragements, dit Shakspeare, « je
pense à toi, et comme l’alouette au retour du soleil s’élance hors des sillons mornes,
mon âme s’envole et va chanter des hymnes à la porte du ciel
Tel que le voilà pourtant, il atteignait son assiette. De bonne heure, au moins pour
ce qui est de la conduite extérieure, il était entré dans la vie rangée, sensée,
presque bourgeoise, faisant des affaires, et pourvoyant à l’avenir. Il restait acteur
au moins dix-sept ans, quoique dans les seconds rôlesHamlet.shake-scene
in the country.sa respectabilité établieVoy. ses portraits et surtout son
buste.Voy. surtout ses dernières
pièces : Tempest, Twelfth night.
Cherchons donc l’homme, et dans son style. Le style explique l’œuvre ; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu’on a saisi la faculté maîtresse, on voit l’artiste tout entier se développer comme une fleur.
Shakspeare imagine avec abondance et avec excès ; il répand les métaphores avec
profusion sur tout ce qu’il écrit ; à chaque instant les idées abstraites se changent
chez lui en images ; c’est une série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il
ne les cherche pas, elles viennent d’elles-mêmes ; elles se pressent en lui, elles
couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la
logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver ; tableau sur tableau, image
sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s’engendrent
les unes les autres et s’accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette
phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquilleHamlet, III, scène iv.
Il faut bien qu’une pareille imagination soit violente. Toute métaphore est une
secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une
image, a le feu au cerveau ; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui
rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation
d’Europe et en aucun siècle de l’histoire, on n’a vu de passion si grande. Le style de
Shakspeare est un composé d’expressions forcenées. Nul homme n’a soumis les mots à une
pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes,
exclamations, tout le
… Une action — qui flétrit la grâce et la rougeur de la modestie, — appelle la vertu
hypocrite, ôte la rose — au beau front de l’innocent amour, — et y met un ulcère,
rend les vœux du mariage — aussi faux que des serments de joueurs. Oh ! une action
pareille — arrache l’âme du corps des contrats, — et fait de la douce religion — une
rapsodie de phrases. La face du ciel s’enflamme de honte, — oui, et ce globe solide,
cette masse compacte, — le visage morne comme au jour du jugement, — est malade d’y
penser
C’est le style de la frénésie. Encore n’ai-je pas tout traduit. Toutes ces métaphores
sont furieuses, toutes ces idées arrivent au bord de l’absurde. Tout s’est transformé
et défiguré sous l’ouragan de la passion. La contagion du crime qu’il dénonce a
souillé la nature entière. Il ne voit plus dans le monde que corruption et mensonge.
C’est peu d’avilir les gens vertueux, il avilit la vertu même. Les choses inanimées
sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. La
Hamlet est à demi fou, dira-t-on ; cela explique ces violences d’expression. La
vérité est qu’Hamlet ici, c’est Shakspeare. Que la situation soit terrible ou
paisible, qu’il s’agisse d’une invective ou d’une conversation, le style est partout
excessif. Shakspeare n’aperçoit jamais les objets tranquillement. Toutes les forces de
son esprit se concentrent sur l’image ou sur l’idée présente. Il s’y enfonce et s’y
absorbe. Auprès de ce génie, on est comme au bord d’un gouffre ; l’eau tournoyante s’y
précipite, engloutissant les objets qu’elle rencontre, et ne les rend à la lumière que
transformés et tordus. On s’arrête avec stupeur devant ces métaphores convulsives, qui
semblent écrites par une main fiévreuse dans une nuit de délire, qui ramassent en une
demi-phrase une page d’idées et de peintures, qui brûlent les yeux qu’elles veulent
éclairer. Les mots perdent leur sens ; les constructions se brisent ; les paradoxes de
style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans
l’emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire ; il éblouit, il révolte,
il épouvante, il rebute, il accable ; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté
à une clef trop haute, au-dessus de la portée de nos organes, qui blesse nos
C’est peu cependant, car cette force de concentration singulière est encore doublée par la brusquerie de l’élan qui la déploie. Chez Shakspeare, nulle préparation, nul ménagement, nul développement, nul soin pour se faire comprendre. Comme un cheval trop ardent et trop fort, il bondit, il ne sait pas courir. Il franchit entre deux mots des distances énormes, et se trouve aux deux bouts du monde en un instant. Le lecteur cherche en vain des yeux la route intermédiaire, étourdi de ces sauts prodigieux, se demandant par quel miracle le poëte au sortir de cette idée est entré dans cette autre, entrevoyant parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu’il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l’instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d’autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d’incohérence ; à chaque pas on s’arrête, le chemin manque ; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poëte, et l’on découvre qu’on s’est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu’il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.
Que sera-ce donc si maintenant l’on remarque que ces expressions si violentes et si
peu préparées, au Roméo et Juliette vingt exemples de cette
verve intarissable. Ce que les deux amants entassent de métaphores, d’exagérations
passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d’extravagances amoureuses, est
infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d’esprit de
Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, pétillent de
traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n’en est pas un qui
ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi
Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d’un hôpital et à tous les
opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d’idées et d’images creusées avec un
acharnement qui donne le vertige. Son premier poëme, Vénus et
Adonis, est l’extase sensuelle d’un Corrége insatiable et enflammé. Cette
fécondité exubérante porte à l’excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe
des métaphores, l’incohérence du style et la violence effrénée des expressions
Tout cela se réduit à un seul mot : les objets entraient Voy. dans Hamlet le discours de Laërtes à sa sœur, et de Polonius à Laërtes. Le style
est hors de la situation, et on voit là à nu le procédé naturel et obligé de
Shakspeare.
Recomposons ce monde en cherchant en lui l’empreinte de son créateur. Un poëte ne
copie pas au hasard les mœurs qui l’entourent ; il choisit dans cette vaste matière,
et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui
conviennent
De là les mœurs de ce théâtre, et d’abord le manque Winter’s Tale, acte I, scène
i.
… As-tu mouché ton nez ? — On dit qu’il ressemble au mien. Allons, capitaine, — il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine Il y a ici un calembour intraduisible. … — Venez ici sire page. — Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin ! — cher mignon ! En regardant — les traits de ce visage, il m’a semblé que je reculais — de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes, — avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée, — de peur — qu’elle ne mordit son maître. — Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe, — à ce polisson, à ce monsieur !… Mon frère, — gâtez-vous là-bas votre jeune prince — comme nous avons l’air de gâter le nôtre? What, hast smutch’d thy nose ? — They say it’s a copy out of mine. Come, captain, We must be neat ; not neat, but cleanly, captain : … Come, sir page, look on me with your welkin eye : sweet villain ! Most dear’st ! my collop ! Looking on the lines Of my boy’s face, methought, I did recoil Twenty-three years, and saw myself unbreech’d In my green velvet coat, my dagger muzzled Lest it should bite its master… How like, methought, I then was to this kernel, This squash, this gentleman : … My brother, are you so fond of your prince, As we do seem to be of ours ? Quand je suis chez moi, sire, — il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci ; — tantôt mon ami de cœur, et tantôt mon ennemi juré ; — mon parasite, mon soldat, mon homme d’État, mon tout ; — il rend un jour de juillet aussi court qu’un jour de décembre, — et, avec ses enfantillages sans fin, me guérit — de pensées qui gèleraient mon sang . If at home, sir, He’s all my exercise, my mirth, my matter : Now my sworn friend, and then mine enemy ; My parasite, my soldier, statesman, all ! He makes a July’s day short as December ; And, with his varying childness, cures in me Thoughts that would thick my blood.
Il y a dans Shakspeare vingt morceaux semblables. Les grandes passions, chez lui
comme dans la nature, sont précédées ou suivies d’actions frivoles, de petites
conversations, de sentiments vulgaires. Les fortes émotions sont des accidents dans
notre vie ; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une
tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien
ordinaire, voilà l’emploi de toutes nos heures. Shakspeare nous peint tels que nous
sommes ; ses héros saluent, demandent aux gens de leurs nouvelles, parlent de la pluie
et du beau temps, aussi souvent et aussi vulgairement que nous-mêmes, juste au moment
de tomber dans les dernières misères ou de se lancer dans les résolutions extrêmes.
Hamlet veut savoir l’heure, trouve le vent piquant, cause des festins et des fanfares
La raison commande aux mœurs d’être mesurées ; c’est pourquoi les mœurs que peint Shakspeare ne le sont pas. La pure nature est violente, emportée ; elle n’admet pas les excuses, elle ne souffre pas les tempéraments, elle ne fait pas la part des circonstances, elle veut aveuglément, elle éclate en injures, elle a la déraison, l’ardeur et les colères des enfants. Les personnages de Shakspeare ont le sang bouillant et la main prompte. Ils ne savent pas se contenir, ils s’abandonnent tout d’abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdument sur la pente roide où leur passion les précipite. Combien en citerai-je ? Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames ; Shakspeare peint partout l’impétuosité irréfléchie du premier mouvement. Capulet annonce à sa fille Juliette que dans trois jours elle épousera le comte Paris, et lui dit d’en être fière : elle répond qu’elle n’en est point fière, et que cependant elle remercie le comte de cette preuve d’amour. Comparez la fureur de Capulet à la colère d’Orgon, et vous mesurerez la différence des deux poëtes et des deux civilisations :
Comment ! comment, la belle raisonneuse ? Qu’est-ce que cela ? — « Fière. » Et puis « je vous remercie », et « je ne vous remercie pas », — et « je ne suis pas fière. » Jolie mignonne ; — plus de ces remercîments, plus de ces fiertés ; — mais décidez vos gentils petits pieds, jeudi prochain, — à venir avec Paris à l’église de Saint-Pierre, — ou je t’y traînerai sur une claie ! — Hors d’ici, effrontée ! carogne ! belle pâlotte que vous êtes ! — figure de cire ! Mon bon père, je vous supplie sur mes genoux, — ayez seulement la patience de me laisser dire un mot. Qu’on te pende, jeune gueuse que tu es ! désobéissante coquine ! — Je te le dis : Va à l’église jeudi, — ou ne me regarde plus jamais en face. — Ne parle pas, ne réplique pas, ne réponds pas. — La main me démange. Vous êtes trop vif… Sainte hostie ! Cela me rend fou. Jour et nuit, matin et soir, — chez moi, dehors, seul, en compagnie, — veillant ou dormant, mon seul soin a été — de la marier, et maintenant que j’ai trouvé — un gentilhomme de race princière — de belles façons, jeune, noblement élevé, — fait comme un cœur pourrait le souhaiter…, — voir une misérable folle larmoyante, — une poupée pleurnicheuse, à cette offre de sa fortune, — répondre : « Je ne veux pas me marier ! je ne saurais l’aimer ! — Je suis trop jeune ; je vous prie, pardonnez-moi ! » — Eh bien ! si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai, moi ! — Allez paître où vous voudrez, vous ne resterez pas sous mon toit. — Regardez-y, pensez-y, je ne plaisante pas. — Jeudi est proche. La main sur votre cœur, avisez. — Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; — si vous ne l’êtes pas, allez vous faire pendre ; mendiez, jeûnez, mourez dans les rues, — car, sur mon âme, je ne te reconnais plus . How now ! how now, chop-logic ? What is this ? Proud, — and I thank you, — and I thank you not ; — And yet not proud : — mistress minion, you, Thank me no thankings, nor proud me no prouds ; But settle your fine joints ‘gainst Thursday next, To go with Paris to Saint Peter’s church, Or I will drag thee on a hurdle thither. Out, you green sick carrion ! out, you baggage, You tallow-face ! Good father, I beseech you on my knees, Hear me with patience but to speak a word. Hang thee, young baggage ! disobedient wretch ! I tell thee what, — get thee to church o’Thursday, Or never after look me in the face : Speak not, reply not, do not answer me ; My fingers itch… You are too hot. God’s bread ! it makes me mad. Day, night, early, At home, abroad, alone, in company, Waking, or sleeping, still my care hath been To have her match’d : and having now provided A gentleman of princely parentage ; Of fair demesnes, youthful, and nobly train’d, Stuff’d (as they say) with honourable parts, Proportion’d as one’s heart could wish a man, — And then to have a wretched puling fool, A whining mammet, in her fortune’s tender, To answer, “I’ll not wed, — I cannot love, — I am too young, — I pray you pardon me ; — ” But, an you will not wed, I’ll pardon you : Graze where you will, you shall not house with me ; Look to’t, think on ‘t, I do not use to jest. Thursday is near ; lay hand on heart, advise : An you be mine, I’ll give you to my friend ; An you be not, hang, beg, starve, die i’ the streets, For, by my soul, I’ll never acknowledge thee.
On devine bien que dans ce temps et sur le théâtre la décence est chose inconnue.
Elle gêne parce qu’elle est un frein, et on s’en débarrasse parce qu’elle gêne. King Henri VIII, acte II, scène iii,
etc.
Ce serait aussi dans un cabaret qu’il faudrait chercher les rudes plaisanteries et le
genre d’esprit brutal qui fait le fond de ces entretiens. La politesse bienveillante
est le fruit tardif d’une réflexion avancée ; elle est une sorte d’humanité et de
bonté appliquée aux petites actions et aux discours journaliers ; elle ordonne à
l’homme de s’adoucir à l’égard des autres et de s’oublier pour les autres ; elle
contraint la pure nature, qui est égoïste et grossière. C’est pourquoi elle manque aux
mœurs de ce théâtre. Vous voyez les charretiers par gaieté et vivacité s’asséner des
taloches ; telle est à peu près la conversation des seigneurs et des dames qui veulent
plaisanter, par exemple celle de Béatrice et de BénédictMuch ado about nothing. Voy. la façon dont Henri V fait la cour à
Catherine de France.Othello, ne jetterait pas de pires injures à sa
concubine
Les actions répondent aux paroles. Ils vont sans pudeur ni pitié jusqu’à l’extrémité
de leur passion. Ils assassinent, ils empoisonnent, ils violent, ils incendient, et la
scène n’est remplie que d’abominations. Shakspeare met sur son théâtre toutes les
actions atroces des guerres civiles. Ce sont les mœurs des loups et des hyènes. Il
faut lire There shall be in England seven half-penny loaves sold for a
penny… There shall be no money : all shall eat and drink on my score, and I will
apparel them all in our livery. And here, sitting upon
London-stone, I charge and command, that, of the city’s cost, the
pissing-conduit run nothing but claret-wine this first year of our reign… Away,
burn all the records of the realm ; my mouth shall be the parliament of England…
And henceforth all things shall be held in common… What canst thou answer to my
majesty for giving up of Normandy unto Monsieur Basimecu, the dauphin of
France ? The proudest peer of the realm shall not wear a head on his
shoulders unless he pays me tribute ; there shall not be a maid married, but she
shall pay to me her maidenhead ere they have it. (Henri VI, 2e part.,
acte IV, scène iii.Re-enter rebels
with the heads of Lord Say and his son-in-law.) But is
not this braver ? Let them kiss one another, for they loved well when they were
alive.
Allez, dit Jack Cade, brûlez toutes les archives du royaume ; ma bouche maintenant
sera le parlement d’Angleterre… Le plus orgueilleux pair du royaume ne portera sa tête
sur ses épaules qu’après m’avoir payé tribut. Et il n’y aura pas une fille mariée qui
ne me donne d’abord en payement son pucelage… À présent, en Angleterre, on vendra deux
sous sept pains d’un sou. Il n’y aura plus d’argent. Tous boiront et mangeront à mes
frais, et je les habillerai tous avec la même livrée… Comme me voilà ici, assis sur la
pierre de Londres, j’ordonne et commande que le conduit au pissat ne verse plus que du
bordeaux, cette première année de notre règne, et On apporte les têtes de lord Say et de son gendre.) Voilà qui est
mieux : Qu’ils se baisent entre eux, car ils s’aimaient bien de leur vivant.
Il ne faut pas lâcher l’homme ; on ne sait quelles convoitises et quelles fureurs peuvent couver sous une apparence unie. Jamais la nature n’a été si laide ; et cette laideur est la vérité.
Ces mœurs de cannibales ne se rencontrent-elles que chez la canaille ? Les princes font pis. Le duc de Cornouailles commande de lier sur une chaise le vieux duc de Glocester, parce que c’est grâce à lui que le roi Lear s’est échappé.
… Tenez la chaise. — Je vais mettre le pied sur ces yeux que voilà.
(On tient Glocester pendant que Cornouailles lui arrache un œil et met son pied dessus.) Que celui de vous qui veut vivre vieux — me donne secours.
Ô cruel ! ô vous, dieux !
Un côté serait jaloux de l’autre. L’autre aussi.
Si maintenant tu peux voir ta vengeance…
Arrêtez votre main, monseigneur. — J’ai commencé à vous
servir quand j’étais encore enfant ; — mais je ne vous aurai
jamais rendu de plus grand service — que de vous dire d’arrêter.
Comment, misérable chien !
Si vous aviez une barbe au menton, — j’irais vous l’arracher dans une querelle pareille.
Ah ! mon drôle !
(Il tire son épée et court sur lui.) Eh bien ! venez, et courez la chance de votre colère !
(Il tire son épée. Ils se battent. Cornouailles est blessé.) Donne-moi ton épée. — Un paysan qui s’attaque à nous !
(Elle arrache l’épée, vient par derrière et l’en perce.) Oh ! je suis tué !… Monseigneur, il vous reste un œil — pour voir le sang que je lui ai tiré. Oh !
(Il meurt.) Il n’en verra pas davantage, je l’en empêcherai.
(Il met le doigt sur l’œil de Glocester.) — Dehors, sale gelée ! — Où est ton lustre à présent ?(Il arrache l’autre œil de Glocester et le jette par terre.) Tout est ténèbres et désolation. Où est mon fils ? Allez, jetez-le hors des portes, et qu’il flaire sa route — jusqu’à Douvres . Fellows, hold the chair : Upon these eyes of thine I’ll set my foot. (Gloster is held down in the chair, while Cornwall plucks out one of his eyes, and sets his foot on it.) He that will think to live till he be old, Give me some help : — O cruel ! O ye gods ! One side will mock another ; the other too. If you see vengeance… Hold your hand, my lord. I have serv’d you ever since I was a child : But better service have I never done you, Than now to bid you hold. How now, you dog ? If you did wear a beard upon your chin, I’d shake it in this quarrel : What do you mean ? My villain ! (Draws, and runs at him.) Nay, then come down, and take the chance of anger. (Draws ; they fight ; Cornwall is wounded.) Give me thy sword. (To another servant.) A peasant stand up thus ! (Snatches a sword, comes behind, and stabs him.) O, I am slain ! My lord ! you have one eye left To see some mischief in him : — O ! (Dies.) Lest it see more, prevent it : — Out, vile jelly : Where is thy lustre now ? (Tears out Gloster’s other eye, and throws it on the ground.) All dark and comfortless. Where’s my son ?… Go, thrust him out at gates, and let him smell His way to Dover…
Telles sont les mœurs de ce théâtre. Elles sont sans frein comme celles du temps et
comme l’imagination du poëte. Copier les actions plates de la vie journalière, les
puérilités et les faiblesses où s’abaissent incessamment les plus grands personnages,
les emportements qui les dégradent, les paroles crues, dures ou
Sur ce fond commun se détache un peuple de figures vivantes et distinctes, éclairées
d’une lumière intense, avec un relief saisissant. Cette puissance créatrice est le
grand don de Shakspeare, et communique aux mots une vertu extraordinaire. Chaque
phrase prononcée par un de ses personnages nous fait voir, outre l’idée qu’elle
renferme et l’émotion qui la dicte, l’ensemble des qualités et le caractère entier qui
la produisent, le tempérament, l’attitude physique, le geste, le regard du personnage,
tout cela en une seconde, avec une netteté et une force dont personne n’a approché.
Les mots qui frappent nos oreilles ne sont pas la millième partie de ceux que nous
écoutons intérieurement ; ils sont comme des étincelles qui s’échappent de distance en
distance ; les yeux voient de rares traits de flamme ; l’esprit seul aperçoit le vaste
embrasement dont ils sont l’indice et l’effet. Il y a ici deux drames en un seul :
l’un bizarre, saccadé, écourté, visible ; l’autre conséquent, immense, invisible ;
celui-ci couvre si bien l’autre, qu’ordinairement on ne croit plus lire des paroles :
on entend le grondement de ces voix terribles, on voit des traits contractés, des yeux
ardents, des visages pâlis, on sent les bouillonnements, les furieuses résolutions qui
Ces personnages sont tous de la même famille. Bons ou méchants, grossiers ou
délicats, spirituels ou stupides, Shakspeare leur donne à tous un même genre d’esprit,
qui est le sien. Il en fait des gens d’imagination dépourvus de volonté et de raison,
machines passionnées, violemment heurtées les unes contre les autres, et qui étaient
aux regards ce qu’il y a de plus naturel et de plus abandonné dans l’homme.
Donnons-nous
Au plus bas sont les êtres stupides, radoteurs ou brutaux. L’imagination existe déjà
là où la raison n’est pas née encore ; elle subsiste encore là où la raison n’est
plus. L’idiot et la brute suivent aveuglément les fantômes qui habitent leur cerveau
engourdi ou machinal. Nul poëte n’a compris ce mécanisme comme Shakspeare. Son
Caliban, par exemple, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, gronde comme une
bête sous la main de Prospero, qui l’a dompté. Il hurle incessamment contre son
maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C’est un
loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaye de mordre quand on l’approche, et
qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros
rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. Il a voulu violer Miranda
endormie. Il crie après sa pâture et s’en gorge. Un matelot débarqué dans l’île,
Stéphano, lui donne du vin ; il lui baise les pieds et le prend pour un dieu ; il lui
demande s’il n’est pas tombé du ciel et l’adore. On sent en lui les passions révoltées
et froissées qui ont hâte de se redresser et de s’assouvir. Stéphano a battu son
camarade. « Bats-le bien, dit Caliban, et, après un peu de temps, j’oserai le battre
aussi. » Il supplie Stéphano de venir avec lui tuer Prospero endormi ; il a soif de
l’y mener ; il danse de joie, et voit d’avance son maître la gorge coupée et la
cervelle épanchée par terre. « Je t’en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu ?
ceci Voyez
acte III, scène II, la plaisante façon dont les généraux poussent en avant cette
vaillante brute.Roméo et Juliette.
Sur ma foi, je pourrais dire son âge à une heure près.
Elle n’a pas quatorze ans.
Vienne la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. — Suzanne et elle (Dieu fasse miséricorde à toutes les âmes chrétiennes !) — étaient du même âge. Bien ! Suzanne est avec Dieu ; — elle était trop bonne pour moi. Mais, comme je disais, — à la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. — Elle les aura, ma foi. Je m’en souviens bien. — Cela fait onze ans aujourd’hui depuis le tremblement de terre. — De tous les jours de l’année, c’est justement ce jour-là, — je
m’en souviens bien, qu’elle fut sevrée. — J’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier. — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue. — Oh ! j’ai de la cervelle !… Mais comme je disais, — quand elle eut goûté l’absinthe au bout de mon téton, — et qu’elle l’eut senti amer, la jolie petite folle, — il fallait voir comme elle était maussade et comme elle se rebiffait contre le sein…, — et depuis ce temps, il y a onze ans de passés. — Car elle se tenait déjà sur ses jambes. Oui, par la croix ! — Elle courait presque, et se dandinait tout du long. — Même le jour d’avant, elle était tombée sur le front . ‘Faith, I can tell her age unto an hour. She’s not fourteen. Come Lammas eve at night, shall she be fourteen. Susan and she, — God rest all Christian souls ! — Were of an age. Well, Susan is with God ; She was too good for me : But, as I said, On Lammas-eve at night shall she be fourteen ; That shall she, marry ; I remember it well. ‘Tis since the earthquake now eleven years ; And she was wean’d — I never shall forget it, — Of all the days of the year, upon that day : For I had then laid wormwood to my dug. Sitting in the sun under the dove-house wall, My lord and you were then at Mantua : — Nay, I do bear a brain : — but, as I said, When it did taste the wormwood on the nipple Of my dug, and felt it bitter, pretty fool ! To see it tetchy, and fall out with the dug. Shake, quoth the dove-house : ‘twas no need, I trow, To bid me trudge. And since that time it is eleven years : For then she could stand alone ; nay, by the rood, She could have run and waddled all about. For even the day before she broke her brow.
Là-dessus, elle enfile une histoire indécente, qu’elle recommence quatre fois de
suite. On la fait taire, n’importe. Elle a son histoire en tête, et ne cesse pas de la
redire et d’en rire toute seule. Les répétitions
Jésus ! quelle hâte ! Ne pouvez-vous attendre un instant ? — Ne voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ?
Comment es-tu hors d’haleine, quand tu as assez d’haleine — pour me dire que tu es hors d’haleine ?… — Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela. — Dis l’un ou l’autre. J’attendrai le détail. — Contente-moi. Sont-elles bonnes ou mauvaises ?
Ah ! vous avez fait un choix de novice. Vous ne savez pas choisir un homme. Roméo ! non, pas lui. Quoique ce soit la plus belle figure, c’est la jambe la mieux faite. Pour sa main, sa taille et son pied, il n’y a rien à en dire, mais il n’y en a point de pareils. Ce n’est pas une fleur de courtoisie, mais je le garantis aussi doux que l’agneau. — Va ton chemin, fillette. Sers Dieu. — Hein ! a-t-on dîné à la maison ?
Non, non. Mais je savais déjà tout cela. — Que dit-il de notre mariage ? Qu’en dit-il ?
Seigneur ! comme ma tête me fait mal ! Quelle tête j’ai ! — Elle bat comme si elle allait se briser en cent pièces. — Mon
dos, de l’autre côté ! Oh ! mon dos, mon dos ! — Maudite soit votre idée de m’envoyer comme cela — attraper ma mort à force de trotter par les rues ! En bonne foi, je suis fâchée que tu ne sois pas bien. — Chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que répond mon amour ?
Votre amour répond comme un honnête gentilhomme qu’il est, — et courtois, et doux, et beau, — et vertueux, j’en suis caution. Où est votre mère
? Jesu ! What haste ? Can you not stay awhile ? Do you not see that I am out of breath ? How art thou out of breath, when thou hast breath To say to me that thou art out of breath ? Is thy news good, or bad ? Answer to that : Say either, and I will stay the circumstance : Let me be satisfied, is it good or bad ? Well, you have made a simple choice ; you know not how to choose a man : Romeo, no, not he ; though his face be better than any man’s. Yet his leg excels all men’s ; and for a hand, and a foot, and a body, — though they be not to be talked on, yet they are past compare : He is not the flower of courtesy, — but, I’ll warrant him, as gentle as a lamb. — Go thy ways, wench ; serve God : — What, have you dined at home ? No, no : but all this did I know before : What says he of our marriage ? What of that ? Lord ! how my head aches, — what a head have I ! It beats as it would fall in twenty pieces. My back, o’ t’other side, — O my back, my back ! — Beshrew your heart, for sending me about, To catch my death with jaunting up and down ! I’ faith, I am sorry that thou art not well, — Sweet, sweet, sweet nurse, tell me, what says my love ? Your love says like an honest gentleman, And a courteous, and a kind, and a handsome, And, I warrant, a virtuous : — Where is your mother ?
Cela ne tarit pas. Son bavardage est pire encore quand elle vient annoncer à Juliette la mort de son cousin et l’exil de Roméo. Ce sont les cris perçants et les hoquets d’une grosse pie asthmatique. Elle se lamente, elle brouille les noms, elle fait des phrases, elle finit par demander de l’eau-de-vie. Elle maudit Roméo, puis elle l’amène dans la chambre de Juliette. Le lendemain, on commande à Juliette d’épouser le comte Paris ; Juliette se jette dans les bras de sa nourrice, implorant consolations, conseil, assistance. Celle-ci trouve le vrai remède : épousez Paris. Oh ! c’est un aimable gentilhomme ! — Roméo est un torchon de cuisine auprès de lui… Un aigle, madame, — n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi perçant — que Paris. Malédiction sur moi, — si je ne vous trouve pas heureuse de ce second mariage, — car il surpasse votre premier ! O, he’s a lovely gentleman ! Romeo’s a dishclout to him ; an eagle, Madam, Hath not so green, so quick, so fair an eye, As Paris hath. Beshrew my very heart, I think you are happy in this second match, For it excels your first. Cette immoralité naïve, ces raisonnements de girouette, cette façon de juger l’amour en poissarde, achèvent le portrait.
L’imagination machinale fait les personnages bêtes de Shakspeare ; l’imagination
rapide, hasardeuse, éblouissante, tourmentée, fait ses gens d’esprit. Il y a « Ah ! pauvre Roméo, dit Mercutio, il est
déjà mort, poignardé par l’œil noir d’une blanche beauté ! transpercé à travers
l’oreille par une chanson d’amour, le cœur crevé juste au centre par la flèche du
petit archer aveugle
— Bénédict raconte une conversation qu’il
vient d’avoir avec sa maîtresse : Alas, poor Romeo, he is already
dead ! Stabbed with a white wench’s black eyes ; shot through the ear with a
love-song, the very pin of his heart cleft with the blind bow-boy’s
butt-shaft.
« Oh ! elle m’a maltraité de façon à mettre à
bout la patience d’une souche. Un chêne, avec une seule feuille verte pour tout
feuillage, lui aurait répondu. Mon masque lui-même commençait à prendre vie et à
quereller avec elle
Ces extravagances gaies et perpétuelles indiquent l’attitude des interlocuteurs. Ils
ne restent pas tranquillement assis sur leurs chaises, comme les marquis du O, she misused me past the endurance
of a block ; an oak, but with one green leaf on it, would have answered her ; my
very visor began to assume life, and scold with her.
Misanthrope ; ils pirouettent, ils sautent, ils se griment, ils jouent
hardiment la pantomime de leurs idées ; leurs fusées d’esprit se terminent en
chansons. Jeunes gens, soldats et artistes, ils tirent un feu d’artifice de phrases et
gambadent tout à l’entour. « Quand je suis née, une étoile dansait. »
Ce mot de Béatrice peint ce genre d’esprit poétique, scintillant, déraisonnable,
charmant, plus voisin de la musique que de la littérature, sorte de rêve qu’on fait
tout haut et tout éveillé, et dans lequel celui de Mercutio se trouve à sa place.
Oh ! je le vois, la reine Mab vous a visité cette nuit. — Elle
Falstaff a les passions des bêtes et l’imagination des gens d’esprit. Il n’est point
de caractère qui montre
La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et
de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes ; mais elle est aussi
déraisonnable et aussi passionnée dans Desdémona que dans Falstaff. Les femmes de
Shakspeare sont des enfants charmants, qui sentent avec excès et qui aiment avec
folie. Elles ont des mouvements d’abandon, de petites colères, de jolis mots d’amitié,
des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse, qui rappellent le babil et la
gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes ;
celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente
que Desdémona. Elle s’est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce
passionnément, quoi qu’il advienne, que la chose soit juste ou non, qu’elle soit
dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n’y pense
pas. Tout ce qu’elle voit, c’est que Cassio est malheureux. « Sois tranquille, Cassio.
Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu’à ce qu’il s’apprivoise.
Je parlerai à lui faire perdre patience ; son lit lui semblera une école, sa table un
confessionnal ; j’entremêlerai dans tout ce qu’il fera la requête de Cassio Voyez aussi la scène III, acte I. C’est le
triomphe naïf et abandonné d’une femme du peuple. I sprang
not more in joy at first hearing he was a man-child, than now in first seeing he
has proved himself a man.Cymbeline peint
ces frêles et aimables fleurs qui ne peuvent s’arracher de l’arbre auquel elles sont
unies, et dont la moindre impureté ternirait la blancheur. Quand Imogène apprend que
son mari veut la tuer comme infidèle, elle ne se révolte pas contre l’outrage ; elle
n’a point d’orgueil, mais seulement de l’amour. « Infidèle à sa couche ! » Elle
s’évanouit en songeant qu’elle n’est plus aimée. Quand Cordélia entend son père,
vieillard irritable, déjà presque insensé, lui demander comment elle l’aime, elle ne
peut se résoudre à lui faire tout haut les protestations flatteuses que ses sœurs
viennent d’entasser. Elle a honte d’étaler sa tendresse en public et d’en acheter une
dot. Il la déshérite et la chasse ; elle se tait. Et quand plus tard elle le retrouve
abandonné et fou, elle s’agenouille auprès de lui avec une émotion si pénétrante, elle
pleure sur cette chère tête insultée avec une pitié si tendre, qu’on croit entendre
l’accent d’une mère désolée et ravie qui baise les lèvres pâlies de son enfant
Rien de plus facile à un pareil poëte que de former des scélérats parfaits. Il manie
partout les passions effrénées qui les fondent, et il ne rencontre nulle part la loi
morale qui les retient ; mais en même temps et par la même faculté il change les
masques inanimés que les conventions de théâtre fabriquent sur un modèle toujours le
même, en figures vivantes qui font illusion. Comment faire un démon qui paraisse aussi
réel qu’un homme ? Iago est un soldat d’aventure qui a roulé dans le monde depuis la
Syrie jusqu’à l’Angleterre, qui, confiné dans les bas grades, ayant vu de près les
horreurs des guerres du seizième siècle, en a retiré des maximes de Turc et une
philosophie de boucher ; de préjugés il n’en a plus. — « Ô ma réputation, ma
réputation ! s’écrie Cassio déshonoré. — Bah ! dit Iago, c’est une phrase. À vos
cris, je vous croyais blessé quelque partRichard III. Tous les deux
commencent par diffamer la nature humaine, et sont misanthropes de parti
pris.
Combien ce génie passionné et abandonné de Shakspeare est plus visible encore dans
les grands personnages qui portent tout le poids du drame ! L’imagination effrayante,
la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes, la passion déchaînée,
précipitée dans la mort et dans le crime, les hallucinations, la folie, tous les
ravages du délire lâché au travers de la volonté et de la raison, voilà les forces et
les fureurs qui les composent. Parlerai-je de cette
Le Coriolan de Plutarque est un patricien austère, froidement orgueilleux, général d’armée. Entre les mains de Shakspeare, il est devenu soldat brutal, homme du peuple pour le langage et pour les mœurs, athlète de Batailles, « dont la voix gronde comme un tambour », à qui la contradiction fait monter aux yeux un flot de sang et de colère, tempérament terrible et superbe, âme d’un lion dans un corps de taureau. Le philosophe Plutarque lui prêtait une belle action philosophique, disant qu’il avait pris soin de sauver son hôte dans le sac de Corioles. Le Coriolan de Shakspeare a bien la même intention, car au fond il est brave homme ; mais quand Lartius lui demande le nom de ce pauvre Volsque pour le faire mettre en liberté, il répond en bâillant :
… Par Jupiter, oublié ! — Je suis las… Bah ! ma mémoire est fatiguée. —
N’avons-nous point de vin ici
Il a chaud, il s’est battu, il a besoin de boire ; il laisse son Volsque à la chaîne
et n’y pense plus. Il se bat comme un portefaix, avec des cris et des injures, et les
clameurs sorties de cette profonde poitrine percent le tumulte de la bataille comme
les cris d’une trompette d’airain. Il a escaladé les murs de Corioles,
… Je vous remercie, général ; — mais je ne puis faire consentir mon cœur à prendre —
un salaire pour payer mon épée
Les soldats crient : Marcius ! Marcius ! et les trompettes sonnent. Il se met en colère ; il maudit les braillards :
… Assez, je vous dis. — Parce que je n’ai pas lavé mon
On se réduit à le combler d’honneurs ; on lui donne un cheval de guerre ; on lui décerne le surnom de Coriolan, et tous crient : Caïus Marcius Coriolan !
… Je vais me laver. — Et quand ma figure sera belle, vous verrez — si je rougis ou
non. Pourtant je vous remercie. — Je monterai votre cheval
Cette grosse voix, ce gros rire, ce brusque remercîment d’un homme qui sait agir et
crier mieux que parler, annoncent la manière dont il va traiter les plébéiens. Il les
charge d’injures ; il n’a pas assez d’insultes contre ces cordonniers, ces tailleurs,
poltrons envieux, à genoux devant un écu. « Leur montrer mes blessures, — demander
leurs voix puantes, — me faire le mendiant de Dick et de Jack
… Qu’est-ce qu’il faut que je dise ? — « Je vous prie, monsieur ? » Malédiction ! je
ne pourrai jamais — plier ma langue à cette allure. « Regardez, monsieur, mes
blessures, — je les ai gagnées au service de mon pays, lorsque — certains quidams de
vos confrères hurlaient de peur, et se sauvaient — du son de nos propres tambours
Les tribuns n’ont pas de peine à arrêter l’élection d’un candidat qui sollicite de ce
ton. Ils le piquent en plein sénat, ils lui reprochent son discours sur le blé. À
l’instant il le répète et l’aggrave. Une fois lâché, ni danger ni prière ne le
retient. « Son cœur est dans sa bouche. Il oublie qu’il ait jamais entendu le nom de
la mort. » Il invective contre le peuple, contre les tribuns, magistrats de la rue,
adulateurs de la canaille. « Assez ! lui crie Ménénius. — Oui, assez et trop ! disent
les tribuns. — Trop ! Prenez ceci encore, et que tout ce par quoi on peut jurer,
divin ou humain, scelle ce que je vais dire : Abolissez cette magistrature ; arrachez
cette langue de la multitude. Qu’ils ne lèchent plus le miel qui est leur poison.
Jetez leur
… Hors d’ici, vieille chèvre ! — hors d’ici, pourriture ! ou je te secoue — à faire
sortir tes os de ton vêtement
Il le bat, et chasse le peuple de l’enceinte ; il se croit parmi les Volsques. « Sur un bon terrain, j’en mettrais quarante à bas. » Et quand on l’emmène, il menace encore, et « parle du peuple comme s’il était un dieu choisi pour punir, non un homme mortel comme eux ».
Il fléchit pourtant devant sa mère, car il a reconnu en elle une âme aussi hautaine
et un courage aussi intraitable que le sien. Il a subi dès l’enfance l’ascendant de
cette fierté qu’il admire ; « ce sont les louanges de sa mère qui ont fait de lui un
soldat And throw it against the
wind…
… Je vous en prie, apaisez-vous, — ma mère ; je m’en vais à la place du marché. —
Ne me grondez plus. Je vais faire l’arlequin, — les cajoler, escroquer leur faveur,
et revenir le bien-aimé — de tous les métiers de Rome. Vous voyez, j’y vais Of all the trades in Rome. Look, I am going.
Il y va, et ses amis parlent pour lui. Sauf quelques boutades amères, il a l’air de se soumettre. Alors le tribunal prononce l’accusation et le somme de répondre comme traître au peuple.
How ! traitor ? Nay ; temperately ; your promise. The fires i’ the lowest hell fold in the people ! Call me their traitor ! — Thou injurious tribune ! Within thine eyes sat twenty thousand deaths, In thine hands clutch’d as many millions, in Thy lying tongue both numbers, I would say, Thou liest, unto thee, with a voice as free As I do pray the gods.
On l’entoure, on le supplie, il n’écoute rien ; il écume, il est comme un lion blessé.
Qu’ils me condamnent à être précipité de la roche Tarpeïenne, — à vagabonder dans
l’exil, à être écorché ; emprisonné pour languir, — avec un grain de blé par jour, je
n’achèterais pas — leur merci au prix d’une douce parole, — ni je ne plierais mon
courage, quelque chose qu’ils puissent donner, — jusqu’à dire bonjour pour
l’obtenir To hav’t with saying, Good morrow.
Le peuple l’exile et appuie de ses acclamations la sentence du tribun.
Vous, meute de roquets des rues, dont je hais le souffle — comme la vapeur des marais
pourris, dont j’estime l’amour — à There is a world elsewhere.
À ces rugissements, vous jugez de sa haine. Elle va croître par l’attente de la vengeance. Le voilà maintenant devant Rome avec l’armée volsque. Ses amis s’agenouillent devant lui, il ne les relève pas. Le vieux Ménénius, qui l’avait aimé comme un fils, n’arrive en sa présence que pour être chassé. « Femme, mère, enfant, je ne connais plus personne. » — C’est lui-même qu’il ne connaît pas. Car cette force de haïr, dans un grand cœur, est la même que la force d’aimer. Il a des transports de tendresse comme il a des transports de rage, et ne sait pas plus se contenir dans la joie que dans la douleur. Il court, malgré sa résolution, dans les bras de sa femme ; il fléchit le genou devant sa mère. Il avait appelé les chefs volsques pour les rendre témoins de ses refus, et devant eux il accorde tout et pleure. De retour à Corioles, un mot insultant d’Aufidius le rend furieux et le précipite sur les poignards. Vices et vertus, gloire et misères, grandeurs et faiblesses, la passion sans frein qui fait son être lui a tout donné.
Si la vie de Coriolan est l’histoire d’un tempérament,
Pourquoi est-ce que je cède à cette tentation — dont l’horrible image dresse mes
cheveux, — et fait choquer mon cœur contre mes côtes ?… — Ma pensée, où le meurtre
n’est encore qu’imaginaire, — ébranle tellement mon pauvre être d’homme, que l’action
— y est étouffée dans l’attente, et que rien n’est — que ce qui n’est pas
Ce langage est celui de l’hallucination. Celle de Macbeth devient complète, quand sa femme l’a décidé à l’assassinat. Il voit dans l’air une dague tachée de sang « aussi palpable de forme que celle qu’il tire de sa ceinture. » Tout son cerveau s’emplit alors de fantômes grandioses et terribles, que n’eût point enfantés l’imagination d’un meurtrier vulgaire, dont la poésie indique un cœur généreux, esclave de la fatalité et capable de remords.
Maintenant sur la moitié du monde — la nature semble morte, et les mauvais rêves
viennent abuser — le sommeil Une cloche
tinte.) — J’y vais ; le coup est fait. La cloche m’appelle. — Ne l’entends
pas, Duncan, car c’est un glas — qui t’appelle au ciel ou à l’enferA bell rings.)
Il a fait l’action, et revient chancelant, hagard, comme un homme ivre. Il a horreur
de ses mains pleines de sang, de ses mains de bourreau. Rien ne les lavera maintenant.
La mer entière passerait sur elles qu’elles garderaient la couleur du meurtre. « Ah !
ces mains ! elles m’arrachent les yeuxAmen. « Pourquoi n’ai-je pas pu
dire ce mot après eux ? Pourquoi n’ai-je pu dire Amen ? J’avais tant
besoin d’être béni, et Amen s’est arrêté dans ma gorgeGod bless us ! and Amen, the
other ;
… Ne dors plus. — Macbeth tue le sommeil, l’innocent sommeil, — le sommeil qui
dénoue l’écheveau embrouillé du souci, — tombeau de chaque journée, bain du labeur
endolori, — baume des âmes blessées, premier aliment de la vie
Et la voix, comme la trompette de l’ange, l’appelle par tous ses titres :
Glamis a tué le sommeil, et pour cela Cawdor — ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus !
Cette idée folle incessamment répétée tinte dans sa cervelle, à coups monotones et pressés, comme le battant d’une cloche. La déraison commence ; toute la force de sa pensée s’emploie à maintenir malgré lui et devant lui l’image de l’homme qu’il vient d’assassiner endormi.
Connaître mon action !… Il vaudrait mieux ne pas me connaître moi-même. — Éveille
Duncan à force de frapper. (On frappe.) — Oui, et plût à Dieu que tu
le pussesKnock.)
Si seulement j’étais mort une heure avant cette fortune, — j’aurais vécu une vie
heureuse ; dorénavant — il n’y a plus rien de sérieux dans la condition mortelle. —
Tout n’est que bagatelle : honneur et renom, le reste est mort. — Le vin de la vie
est tiré. Et la pure lie — nous reste au fond du caveau, pour faire les fanfarons
Quand le repos a rendu quelque force à la machine humaine, l’idée fixe le secoue de nouveau et le pousse en avant, comme un cavalier impitoyable qui quitte un moment son cheval râlant pour sauter une seconde fois sur sa croupe et l’éperonner à travers les précipices. Plus il a fait, plus il va faire. « J’ai marché si avant dans le sang, que quand je m’arrêterais, rebrousser chemin serait aussi rebutant que gagner l’autre bord. » Il tue pour garder le prix de ses meurtres. Le fatal cercle d’or attire ses yeux comme un joyau magique, et il abat, par une sorte d’instinct aveugle, les têtes qu’il aperçoit entre la couronne et lui.
Que la charpente des choses se détraque, et que les deux mondes tombent en pièces, —
avant que nous nous résignions
Il fait tuer Banquo, et au milieu d’un grand festin on lui apporte la nouvelle de l’assassinat. Il sourit et porte la santé de Banquo. Soudain, blessé par sa conscience, il voit le spectre de l’homme engorgé ; car ce fantôme qu’amène Shakspeare n’est pas une machine de théâtre ; on sent qu’ici le surnaturel est inutile, et que Macbeth se le forgerait, quand même l’enfer ne le lui enverrait pas. Les muscles crispés, les yeux dilatés, la bouche entr’ouverte par une terreur monstrueuse, il le regarde branler sa tête sanglante, et crie de cette voix rauque qu’on n’entend que dans les cabanons des fous :
Je t’en prie, vois ici ! Regarde ! vois ! Oh ! que dites-vous ? — Si les charniers
et nos tombeaux rejettent ainsi — ceux que nous enterrons, alors nos monuments — ne
sont que des gésiers de vautours. — Va-t’en ! Délivre mes yeux ! que la
Le corps tremblant comme un épileptique, les dents serrées, l’écume aux lèvres, il
s’affaisse, et ses membres palpitent à terre, traversés de frissons convulsifs,
pendant qu’un hoquet sourd soulève sa poitrine haletante et meurt dans son gosier
gonflé. Quelle joie peut rester à un homme assiégé de tels rêves ? Cette large
campagne sombre qu’il regarde du haut de son château n’est qu’un champ de mort hanté
d’apparitions funèbres. L’Écosse, qu’il dépeuple, est un cimetière « où, lorsqu’on
entend le glas des cloches pour un homme qui meurt, on ne demande plus pour qui ; où
l’on ne voit plus personne sourire, sauf les enfants ; où la vie des hommes de bien se
fane avant les fleurs qu’ils ont à leur chapeau
Elle aurait dû mourir plus tard ; — on aurait eu alors un moment pour cette
nouvelle. — Demain, puis demain, et puis demain ; — chacun des jours se glisse ainsi
à petits pas, — jusqu’à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. — Et
tous nos hiers ont éclairé pour quelques fous — la route poudreuse de la mort.
Éteins-toi ! à bas ! lumière d’un instant ! — La vie n’est qu’une ombre voyageuse, un
pauvre acteur — qui se démène et s’agite pendant son heure sur le théâtre, — et
qu’ensuite on n’entend plus. C’est un conte — dit par un idiot, plein de fracas et de
furie, — et qui n’a pas de sens
Il lui reste l’endurcissement du crime, la croyance fixe en la destinée. Traqué par
ses ennemis, « attaché
Comme l’histoire de Macbeth, l’histoire d’Hamlet est le récit d’un empoisonnement
moral. Hamlet est une âme délicate, d’une imagination passionnée comme celle de
Shakspeare. Il a vécu heureux jusqu’ici, occupé de nobles études, habile dans les
exercices du corps et de l’esprit, ayant le goût des arts, aimé du plus noble père,
épris de la plus pure et de la plus charmante des filles, confiant, généreux, n’ayant
aperçu encore, du haut du trône où il est né, que la beauté, le bonheur et les
grandeurs de la nature et de l’humanitéWilhelm Meister.
Oh ! si cette chair, cette chair trop solide, voulait se fondre, — se dissoudre et s’évanouir en rosée ! — Ou si l’Éternel n’avait pas établi — son décret contre le meurtre de soi-même ! Ô Dieu ! ô Dieu ! — Combien fastidieuses, usées, plates et vides — me semblent toutes les pratiques de ce monde ! — Fi sur lui ! ô fi ! C’est un jardin de mauvaises herbes — qui montent en graine, toutes moisies et grossières ; — il en est plein, il n’y a rien d’autre… Qu’elle en soit venue là ! — Mort depuis deux mois seulement ! Non, pas tant, pas deux mois ! Un si noble roi ! si tendre pour ma mère, — qu’il n’aurait pas souffert que les vents du ciel — vinssent trop rudement visiter son visage. Et pourtant au bout d’un mois… — Je ne veux pas y penser. Fragilité, ton nom est femme. — Un petit mois. Avant d’avoir usé ces souliers — avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père, — avant que le sel de ses indignes larmes — eût laissé de la rougeur dans ses yeux endoloris, — elle s’est mariée. — Ô détestable hâte ! Galoper — avec cette dextérité à des draps incestueux ! — Cela n’est pas bon, cela ne peut venir à bien. — Mais brise-toi, mon cœur, car il faut que je tienne ma langue
. O, that this too, too solid flesh would melt, Thaw, and resolve itself into a dew ! Or that the Everlasting had not fix’d His canon ‘gainst self-slaughter ! O God ! O God ! How weary, stale, flat, and unprofitable, Seem to me all the uses of this world ! Fye on ‘t ! O fye ! ‘tis an unweeded garden, That grows to seed ; things rank, and gross in nature, Possess it merely. That it should come to this ! But two months dead ! nay, not so much, not two : So excellent a king… So loving to my mother, That he might not beteem the winds of heaven Visit her face too roughly. Heaven and earth ! … And yet, within a month, Let me not think on ‘t ; — Frailty, thy name is woman !… A little month ; or ere those shoes were old, With which she follow’d my poor father’s body… Ere yet the salt of most unrighteous tears Had left the flushing in her galled eyes, She married : — O most wicked speed, to post With such dexterity to incestuous sheets ! It is not, nor it cannot, come to good ; But break, my heart, for I must hold my tongue !
Il a déjà des soubresauts de pensée, des commencements d’hallucination, indices de ce
qu’il deviendra plus tard. Au milieu de la conversation, l’image de son père surgit
devant son esprit. Il croit le voir. Que
… Contiens-toi, contiens-toi, mon cœur. — Et vous, mes muscles, ne vieillissez pas
en un instant ; — mais roidissez-vous, et portez-moi jusqu’au bout. Me souvenir de
toi ? — Oui, pauvre ombre, tant que la mémoire aura un siége — dans ce monde
détraqué. Me souvenir de toi ? — Oui, du registre de ma mémoire, — j’effacerai tous
les tendres souvenirs vulgaires, — toutes les maximes des livres, toutes les
empreintes, tous les vestiges du passé. — Et ton commandement seul y vivra. — Ô
traître ! traître ! traître ! souriant et damné ! — Mes tablettes. C’est cela ; j’y
écris — qu’on peut sourire, sourire et être un traître. — Au moins cela est vrai en
Danemark. — Ainsi, mon oncle, vous êtes là So, uncle, there you are.
Ha ! ha ! camarade, tu parles. Es-tu là, mon brave ? — Avancez. Vous entendez le camarade qui est dans la cave ? — Consentez à jurer. Jurez. Hic et ubique? Alors nous allons changer de place. — Venez ici, messieurs. Jurez par mon épée.Jurez par son épée. Bien dit, vieille taupe ! Tu troues la terre bien vite ! — Excellent pionnier ! Ha, ha, boy, say’st thou so ? art thou there, true-penny ? Come on, you hear this fellow in the cellarage, — Consent to swear. Swear. Hic et ubique? Then we will shift our ground ;Come hither, gentlemen, swear by my sword. Swear by his sword. Well said, old mole ! canst work i’ the earth so fast ? A worthy pioneer !
Comprenez-vous qu’en disant cela ses dents claquent, « ses genoux s’entre-choquent,
il est pâle comme sa chemise ? » L’extrême angoisse aboutit ici à une sorte de rire
qui est un spasme. Désormais Hamlet parle comme s’il avait une attaque de nerfs
continue. Sa démence est feinte, je le veux ; mais son esprit, comme une porte dont
les gonds sont tordus, tourne et claque à tout vent avec une précipitation folle et un
bruit discordant. Il n’a pas besoin de chercher les idées bizarres, les incohérences
apparentes, les exagérations, le déluge de sarcasmes qu’il entasse. Il les trouve en
lui ; il ne se force pas, il n’a qu’à s’abandonner à lui-même. Quand il fait jouer la
pièce qui doit démasquer son oncle, il se lève, il s’assoit, il vient poser sa tête
sur les genoux d’Ophélie, il interpelle les acteurs, il commente la pièce aux
spectateurs ; ses nerfs sont crispés, sa pensée exaltée est comme une flamme qui
ondoie et petille, et ne trouve pas assez d’aliments
Dans une âme aussi ardente pour penser et aussi puissante pour sentir, que
reste-t-il, sinon le dégoût et le désespoir ? Nous teignons de la couleur de nos
pensées la nature entière ; nous faisons le monde à notre image ; quand notre âme est
malade, nous ne voyons plus que maladie dans l’univers. « Cette admirable
construction, la terre, me semble un stérile promontoire. Ce dôme superbe, regardez,
ce splendide firmament suspendu sur nous, ce toit majestueux incrusté de flammes d’or,
eh bien ! je n’y vois qu’un sale et infect amas de vapeurs. Quel chef-d’œuvre que
l’homme ! quelle noble raison ! quelles facultés infinies ! Dans sa forme, dans ses
mouvements, comme il est achevé et admirable ! Par ses actions, combien semblable à un
ange ! Par son intelligence, combien semblable à un Dieu ! La merveille du monde ! le
roi de la création ! Et cependant pour moi, qu’est-ce que
Cette imagination exaltée, qui explique sa maladie nerveuse et son empoisonnement
moral, explique aussi sa conduite. S’il hésite à tuer son oncle, ce n’est point par
horreur du sang et par scrupules modernes. Il est du seizième siècle. Sur le vaisseau,
il a écrit l’ordre de décapiter Rosencrantz et Guildenstern, et
Si Racine ou Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec
Descartes : L’homme est une âme
Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l’animal et du poëte, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l’imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort.
Un pareil poëte pourra-t-il s’astreindre toujours à imiter la nature ? Ce monde
poétique qui s’agite dans son cerveau ne s’affranchira-t-il jamais des lois du monde
réel ? N’est-il pas assez puissant pour suivre les siennes ? Il l’est, et la poésie de
Shakspeare aboutit naturellement au fantastique. Là est le plus haut degré de
l’imagination déraisonnable et créatrice. Rejetant la logique ordinaire, elle en crée
une nouvelle ; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en
apparence, au fond légitime ; elle ouvre
Lorsqu’on entre dans les comédies de Shakspeare, et même dans ses demi-dramesTwelfth Night, As you like it, Tempest, Winter’s
Tale, etc., Cymbeline, Merchant of Venise, etc.
Comme la clarté de la lune dort doucement sur le gazon ! — Asseyons-nous ici ; que
les sons des instruments — viennent flotter à nos oreilles. — Le calme suave et la
nuit — conviennent aux accents de l’aimable harmonie. — Assieds-toi, Jessica. Regarde
comme ces fleurs serrées — d’or étincelant incrustent le parquet du ciel. — Jusqu’aux
plus petits de ces orbes que tu regardes, — ils chantent tous dans leur mouvement
comme des chérubins, — accompagnant sans fin les jeunes chœurs des anges. — Tel est
l’harmonieux concert des âmes immortelles. — Mais tant que la nôtre est enfermée dans
ce grossier vêtement — de boue périssable, nous ne pouvons les entendre
« N’ai-je pas le droit, quand j’aperçois la grosse Winter’s Tale quand Hermine descend de son piédestal et que Léontès retrouve
dans la statue sa femme, qu’il croyait morte. On sourit dans Cymbeline lorsqu’on voit la caverne solitaire où les jeunes princes ont vécu
Là-dessus le prologue se retire, et voici venir les acteurs.
Alas the day ! What did he, when
thou saw’st him ? What said he ? How look’d he ? Wherein went he ? What makes he
here ? Did he ask for me ? Where remains he ? How parted he with thee ? When shalt
thou see him again ?… Looks he as fresh as he did the day he wrestled ? … Do you not know I am a woman ? When I think, I must speak. Sweet,
say on.Comme il vous plaira est une fantaisie. D’action il n’y en a
point ; d’intérêt, il n’y en a guère ; de vraisemblance, il y en a moins encore. Et le
tout est charmant. Deux cousines, filles de princes, arrivent dans une forêt avec le
bouffon de la cour, Celia déguisée en bergère, Rosalinde en jeune homme. Elles y
trouvent le vieux duc, père de Rosalinde, qui, chassé de son État, vit avec ses amis
en philosophe et en chasseur. Elles y trouvent des bergers amoureux qui poursuivent de
leurs chansons et de leurs prières des bergères indociles. Elles y retrouvent ou elles
y rencontrent des amants qui deviennent leurs époux. Tout d’un coup on annonce que le
méchant duc Frédéric, qui avait usurpé la couronne, vient de se retirer dans un
cloître et de rendre le trône au vieux duc exilé. On s’épouse, on danse, et tout finit
par une fête pastorale. Quel est
Souffle, souffle, vent d’hiver, — tu n’es point si méchant — que l’ingratitude de
l’homme ; — ta dent n’est pas si aiguë, — car on ne te voit pas, — quoique ton
souffle soit rude. — Hé ! ho ! chante, hé ! ho ! dans le houx vert. — L’amour n’est
que folie, l’amitié n’est que feinte. — Hé ! ho ! Dans le houx vert ! — Cette vie
est toute réjouie
Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le mélancolique, un des
personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit la
figure du poëte. Il est triste parce qu’il est tendre ; il sent trop vivement le
contact des choses, et ce qui laisse indifférents les autres le fait pleurer
… Le monde entier n’est qu’un théâtre, — et tous, hommes et femmes, ne sont que des
acteurs. — Ils ont leurs entrées, leurs sorties, — et chaque homme en sa vie joue
plusieurs rôles. — Ses actes sont les sept âges. D’abord l’enfant — qui piaule et
vomit dans les bras de sa nourrice. — Puis l’écolier pleurard, avec sa gibecière — et
sa face reluisante, matinale, se traînant comme un escargot, — à contre-cœur, vers
l’école. Puis l’amant — soupirant comme une fournaise, avec une plaintive ballade — en
l’honneur des sourcils de sa maîtresse. Ensuite le soldat, — plein de jurons
bizarres, barbu comme un léopard, — jaloux de son honneur, brusque et violent en
querelles ; — cherchant la fumée de la gloire — à la gueule du canon. Puis le juge, —
au beau ventre rond, garni de gras chapons, — le regard sévère, la barbe
magistralement coupée, — rempli de sages maximes et de précédents modernes ; — et de
cette façon il joue son rôle. Le sixième âge, étriqué, — devient le maigre Pantalon à
pantoufles ; — des lunettes sur le nez, un sac au côté, — son jeune haut-de-chausses
bien ménagé, cent fois trop large — pour ses cuisses rétrécies. Sa forte voix virile,
— revenant au fausset enfantin, ne rend plus que les sons grêles — d’un sifflet ou
d’un chalumeau. La dernière scène — de cette étrange histoire accidentée — est la
seconde enfance, le pur oubli de soi-même. — Plus de dents, plus d’yeux, plus de
goût, plus rien
Comme il vous plaira est un demi-rêve. Le
Songe d’une Nuit d’été est un rêve complet.
La scène, s’enfonçant dans le lointain vaporeux de l’antiquité fabuleuse, recule jusqu’à Thésée, qui pare son palais pour épouser la belle reine des Amazones. Le style, chargé d’images tourmentées, emplit l’esprit de visions étranges et splendides, et le peuple aérien des sylphes vient égarer la comédie dans le monde fantastique d’où il est sorti.
C’est d’amour qu’il s’agit encore ; de tous les sentiments, n’est-il pas le plus
grand artisan de songes ? Mais il n’a point ici pour langage le caquet charmant de
Rosalinde ; il est ardent comme la saison. Il ne s’épanche point en conversations
légères, en prose agile et bondissante ; il éclate en larges odes rimées,
Au-dessus de ces deux couples voltige et bourdonne l’essaim des sylphes et des fées.
Eux aussi, ils aiment. Titania, leur reine, a pour favori un jeune garçon, fils d’un
roi de l’Inde, qu’Obéron son époux veut lui ôter. Ils se querellent, si bien que
d’effroi leurs sylphes vont se cacher dans la coupe des glands du chêne, dans la robe
d’or des primevères. Obéron, pour se venger, commande à Puck de toucher de la fleur
magique les yeux de Titania endormie, et voilà qu’à son réveil la plus légère et la
plus charmante des fées se trouve éprise d’un lourdaud stupide qui a la tête d’un âne.
Elle s’agenouille devant lui. Elle pose sur ses tempes velues une couronne de fraîches
fleurs odorantes. « Et les gouttes de rosée qui tout à l’heure s’étalaient sur les
boutons comme des perles rondes d’Orient s’arrêtent maintenant, pareilles à des
larmes,
Sautillez devant lui dans ses promenades, et gambadez devant ses yeux. —
Nourrissez-le d’abricots, de groseilles, — de raisins empourprés, de figues vertes
et de mûres. — Dérobez aux abeilles sauvages leur sac de miel ; — pour l’éclairer la
nuit, coupez leurs cuisses de cire ; — allumez-les aux yeux de feu du ver luisant, —
pour conduire mon amour au lit et pour l’éveiller ; — arrachez les ailes peintes des
papillons ; — avec cet éventail, écartez de ses yeux endormis les rayons de la lune.
— Venez, faites-lui cortége, conduisez-le à mon berceau. — Il me semble que la lune
regarde avec des yeux humides, et quand elle pleure, chaque fleurette pleure — sur
quelque virginité perdue. — Arrêtez la langue de mon bien-aimé, amenez-le en
silence
Il le faut, car le bien-aimé brait horriblement, et à toutes les offres de Titania,
il répond en demandant
Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs — pendant que je caresse tes joues
charmantes, — et que j’attache des roses musquées au poil luisant de ta tête, — et
que je baise tes belles et larges oreilles, ô ma chère joie ! — Dors et je vais te
bercer dans mes bras ! Ainsi le chèvrefeuille parfumé — s’enlace amoureusement autour
des arbres. Ainsi le lierre, comme un fiancé, — met son anneau aux doigts d’écorce
des ormes. — Oh ! que je t’aime ! oh ! que je suis folle de toi
Au retour du matin, quand « la porte de l’Orient, toute rouge de flammes, s’ouvre sur
la mer avec de beaux rayons bénis, et change en nappes d’or ses courants
verdâtres
Quelle âme ! quelle étendue d’action et quelle souveraineté
I. Les vices de la Renaissance païenne. — Décadence des civilisations du Midi.
II. La réforme. — Aptitude des races germaniques et convenance des climats du Nord. — Les corps et les âmes chez Albert Dürer. — Ses Martyres et ses Jugements derniers. — Luther. — Sa conception de la justice. — Construction du protestantisme. — La crise de la conscience. — La rénovation du cœur. — La suppression des pratiques. — La transformation du clergé.
III. La réforme en Angleterre. — La tyrannie des cours ecclésiastiques. — Les
désordres du clergé. — L’irritation du peuple. — Intérieur d’un diocèse. —
Persécutions et conversions. — La traduction de la Bible. — Comment les événements
bibliques et les sentiments hébraïques sont d’accord avec les mœurs contemporaines et
le caractère anglais. — Le Prayer-Book. — Poésie morale et virile
des prières et des offices. — La prédication. — Latimer. — Son éducation. — Son
caractère. — Son éloquence familière et persuasive. — Sa mort. — Les martyrs sous
Marie. — L’Angleterre est désormais protestante.
IV. Les anglicans. — Proximité de la religion et du monde. — Comment le sentiment religieux pénètre dans la littérature. — Comment le sentiment du beau subsiste dans la religion. — Hooker. — Sa largeur d’esprit et son ampleur de style. — Hales et Chillingworth. — Éloge de la raison et de la tolérance. — Jeremy Taylor. — Son érudition, son imagination, sa poésie.
V. Les puritains. — Opposition de la religion et du monde. — Les dogmes. — La
morale. — Les scrupules. — Leur triomphe et leur
« Que le lecteur sache bien, dit Luther dans sa préfaceMoi, j’y allais de franc cœur, en homme qui a craint
horriblement le jour du jugement et qui néanmoins souhaitait d’être sauvé avec un
tressaillement de toutes ses moelles. » Aussi, quand pour la première fois
Luther aperçut Rome, il se prosterna disant : « Je te salue, sainte Rome, … baignée du
sang de tant de martyrs. » Imaginez, si vous le pouvez, l’effet que fit sur un pareil
esprit si loyal, si chrétien, le paganisme effronté de la Renaissance italienne. La
beauté des arts, la grâce de la vie raffinée et sensuelle n’avaient point de prise sur
lui ; ce Corinne le jugement de lord Nevil sur les Italiens.
« Je ne voudrais pas, disait-il au retour, pour cent mille florins n’avoir pas vu
Rome ; je me serais toujours inquiété si je ne faisais pas injustice au papeTischreden, passim.hommes sans conscience qui vivent
en des péchés publics et méprisent le mariage… Nous Allemands, et les autres nations
simples, nous sommes comme une toile nue ; mais les Italiens sont peints et bariolés
de toutes sortes d’opinions fausses, et encore plus disposés à en embrasser de pires…
Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins. Ils se parent
extrêmement ; si nous dépensons un florin en habits, ils mettent dix florins pour
avoir un habit de soie… Quand ils sont chastes, c’est sodomisme. Point de société chez
eux. Aucun d’eux ne se fie à l’autre ; ils ne se réunissent point librement, comme
nous autres Allemands ; ils ne permettent point aux étrangers de parler publiquement à
leurs femmes : comparés aux Allemands, ce sont tout à fait des gens cloîtrés. » Ces
paroles si dures languissent auprès des faitsCorpus historicorum medii ævi, par G. Eccard, t. II : Stephanus
Infessuræ, p. 1995 ; Burchard, grand camérier d’Alexandre VI, p. 2134. —
Guichardin, p. 211, édit. Panthéon littéraire.Prince. Le développement complet de toutes
les facultés et de toutes les convoitises humaines, la destruction complète de tous
les freins et de toutes les pudeurs humaines, voilà les deux traits marquants de cette
culture grandiose et perverse. Faire de l’homme un être fort muni de génie, d’audace,
de présence d’esprit, de fine politique, de dissimulation, de patience, et tourner
toute cette puissance à la recherche de tous les plaisirs, plaisirs du corps, du luxe,
des arts, des lettres, de l’autorité, c’est-à-dire former et déchaîner un animal
admirable et redoutable, bien affamé et bien armé, Mémoires de
Casanova, le tableau de cette pourriture. — Voyez les Mémoires de Scipion Rossi, sur les couvents de Toscane, à la fin du
dix-huitième siècle.
Ainsi naquit la Réforme, à côté de la Renaissance. En effet, elle est aussi une
renaissance, une renaissance appropriée au génie des peuples germains. Ce qui
distingue ce génie des autres, ce sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et
plus lourds, plus adonnés à la gloutonnerie et à l’ivrognerie « Les Allemands sont, comme vous savez, d’étranges
buveurs ; il n’y a point de gens au monde plus caressants, plus civils, plus
officieux ; mais encore un coup ils ont de terribles coutumes sur l’article de
boire. Tout s’y fait en buvant ; on y boit en faisant tout. On n’a pas eu le
temps de se dire trois paroles dans les visites, qu’on est tout étonné de voir
venir la collation, ou tout au moins quelques brocs de vin accompagnés d’une
assiette de croûtes de pain hachées avec du poivre et du sel : fatal préparatif
pour de mauvais buveurs. Il faut vous instruire des lois qui s’observent
ensuite, lois sacrées et inviolables. On ne doit jamais boire, sans boire à la
santé de quelqu’un ; aussitôt après avoir bu, on doit présenter du vin à celui à
la santé de qui on a bu. Jamais il ne faut refuser le verre qui est présenté, et
il faut naturellement vider jusqu’à la dernière goutte. Faites, je vous prie,
quelques réflexions sur ces coutumes, et voyez par quel moyen il est possible de
cesser de boire ; aussi ne finit-on jamais. C’est un cercle perpétuel en
Allemagne ; boire en Allemagne, c’est boire toujours. » (Misson, Voyage de Misson, 1700. Mémoires de la
margrave de Baireuth. Voyez encore aujourd’hui les mœurs des
étudiants.Voyage en Italie.)dans une
attitude militante. Héros aux temps barbares, travailleurs aujourd’hui, ils
supportent l’ennui comme ils provoquaient les blessures ; aujourd’hui comme autrefois,
c’est la noblesse intérieure qui les touche ; rejetés vers les jouissances du dedans,
ils y trouvent un monde, celui de la beauté morale. Pour eux le modèle idéal s’est
déplacé ; il n’est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais
transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d’attachement au
devoir, de fidélité à la règle. Qu’il vente et qu’il neige, que l’ouragan se démène
dans les noires forêts de sapins, ou sur la houle blafarde parmi les goëlands qui
crient, que l’homme roidi et violacé par le froid trouve pour tout régal, en se
claquemurant dans sa chaumière, un plat de choucroute aigre ou une pièce de bœuf salé,
sous une lampe fumeuse et près d’un feu de tourbe, il n’importe ; un autre royaume
s’ouvre pour le dédommager, Apocalypse et des
conversations familières de Luther.
Car la conscience, comme le reste, a son poëme ; par un envahissement naturel, la
toute-puissante idée de la justice déborde de l’âme, couvre le ciel, et y intronise un
nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sert
« Selon que l’orgueil est enraciné en
nous, il nous semble toujours que nous sommes justes et entiers, sages et
saints ; sinon que nous soyons convaincus par arguments manifestes de notre
injustice, souillure, folie et immondicité. Car nous n’en sommes pas convaincus
si nous jetons l’œil sur nos personnes seulement, et que nous ne pensions pas
aussi bien à Dieu, lequel est la seule règle à laquelle il nous faut ordonner et
compasser ce jugement… (Et alors) ce qui avait belle montre de vertu se
découvrira n’être que fragilité. « Voilà d’où est procédé l’horreur et
étonnement duquel l’Écriture récite que les saints ont été affligés et abattus
toutes et quantes fois qu’ils ont senti la présence de Dieu. Car nous voyons
ceux qui étaient comme eslongnés de Dieu et se trouvaient assurés et allaient la
tête levée, sitôt qu’il leur manifeste sa gloire, être ébranlés et effarouchés,
en sorte qu’ils sont opprimés, voire engloutis en l’horreur de mort et qu’ils
s’évanouissent. » (Calvin, justus et
justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience.
Je frémissais en les entendant ; je me disais : Si Dieu est juste, il me puniraInstitution chrétienne, liv. I). 1.
L’idée du Dieu parfait, juge rigide. 2. L’alarme de la conscience. 3. L’impuissance
et la corruption de la nature. 4. L’arrivée de la grâce gratuite. 5. Le rejet des
pratiques et cérémonies.Institution chrétienne, liv. I, p.
2.)
Car ce n’est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme.
D’elle-même « elle est si corrompue qu’elle n’éprouve pas le désir des choses
célestes… Il n’y a rien en elle devant Dieu que concupiscence… » La bonne intention ne
peut venir d’elle. « Car, effrayé par la face de son péché, l’homme ne saurait se
proposer de bien faire, inquiet comme il l’est et anxieux ; au contraire, abattu et
écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu,
comme il arriva rené, et il sembla que j’entrais à portes ouvertes dans le paradis. »
Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur ? Rien, toute la religion est
là ; il faut réduire ou supprimer le reste ; elle est une affaire personnelle, un
dialogue intime entre l’homme et Dieu, où il n’y a que deux choses agissantes, la
propre parole de Dieu, telle qu’elle est transmise par l’Écriture, et les émotions du
cœur de l’homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretientŒuvres de Luther.
« Manifestum est libros Thomæ, Scoti et similium prorsus mutos esse de justitia
fidei, et multos errores continere de rebus maximis in Ecclesia. Manifestum
conciones monachorum in templis fere ubique terrarum aut fabulas fuisse de
Purgatorio et de Sanctis, aut fuisse qualemcumque legis doctrinam seu disciplinæ,
sine voce Evangelii de Christo, aut fuisse nenias de discrimine ciborum, de feriis
et aliis traditionibus humanis… Evangelium purum, incorruptum, et non dilutum
ethnicis opinionibus. » Voyez aussi Fox, Acts and monuments,
t. II, p. 42.
Sans doute c’est par une porte bâtarde que la réforme entre en Angleterre ; mais il
suffit qu’une porte s’ouvre, telle quelle ; car ce ne sont pas les manéges de cour et
les habiletés officielles qui amènent les révolutions profondes ; ce sont les
situations sociales et les instincts populaires. Quand cinq millions d’hommes se
convertissent, c’est que cinq millions d’hommes ont envie de se convertir. Laissons
donc de côté les parades et les intrigues d’en haut, les scrupules et les passions de
Henri VIIIHistory of England. La
conduite de Henri VIIl est présentée là sous un nouveau jour.
Cent cinquante ans auparavant, il avait été sur le point d’éclore ; Wicleff avait
paru, les lollards s’étaient levés, la Bible avait été traduite ; la chambre des
communes avait proposé la confiscation de tous les biens ecclésiastiques ; puis, sous
le poids de l’Église, de la royauté et des lords réunis, la réforme naissante écrasée
était rentrée sous terre, pour ne plus reparaître que de loin en loin par les
supplices de ses martyrs. Les évêques avaient reçu le droit d’emprisonner sans
jugement les laïques suspects d’hérésie ; ils avaient brûlé vivant lord Cobham ; les
rois avaient pris parmi eux leurs ministres ; assis dans leur autorité et dans leur
faste, ils avaient fait plier noblesse et peuple sous le glaive laïque qui leur avait
été remis, et, dans leur main, le rigide réseau de lois qui depuis la conquête
enserrait la nation de ses mailles, était devenu encore plus étroit et plus blessant.
Les actions vénielles s’y étaient trouvées prises comme les actions criminelles, et la
répression judiciaire, portée sur les péchés aussi bien que sur les attentats, avait
changé la police en inquisition : « Offenses contre la chastetéPetition of Commons. Cette récrimination
publique et authentique montre tout le détail de l’organisation et de l’oppression
cléricales.Great and
excessive fees. Voyez le détail, ib.Criminal causes ;
Suppression of the monasteries, Camden Society’s publications.Latimer’s Sermons.)Horsyn Preste. Hale, 99.Improbus
animus.
Considérez à ce moment, vers 1521, l’intérieur d’un diocèse, celui de Lincoln, par
exempleActs and Monuments. In-folio,
t. II, 23. En 1521.Pater et du Credo latins, ne
sait plus les réciter qu’en anglais. Une femme a détourné son visage de la croix qu’on
portait le matin de Pâques. Plusieurs, à l’église, surtout au moment de l’élévation,
n’ont pas voulu dire de prières et sont restés assis, « muets comme des bêtes. » Trois
hommes, dont un charpentier, ont passé ensemble une nuit lisant un livre de
l’Écriture. Une femme grosse est allée communier sans être à jeun. Un chaudronnier a
nié la présence réelle. Un briquetier a gardé en sa possession l’Apocalypse. Un
batteur en grange a dit, en montrant son ouvrage, qu’il était en train de faire sortir
Dieu de la paille. D’autres ont mal parlé des pèlerinages, ou du pape, ou des
reliques, ou de la confession. Et là-dessus, cinquante d’entre eux sont condamnés dans
la même année à abjurer, à promettre de dénoncer autrui, et à faire toute leur vie
pénitence, sous peine d’être relaps et brûlés comme tels. On les enferme en
différentes abbayes ; ils y seront nourris d’aumônes et travailleront pour mériter
qu’on les nourrisse ; ils paraîtront avec un fagot sur l’épaule au marché et à la
procession du dimanche, puis dans une procession générale, puis au supplice d’un
hérétique ; ils jeûneront au pain et à l’eau tous les vendredis de leur vie, et
porteront une marque visible sur leur joue. Outre cela six seront brûlés vifs, et les
enfants de l’un d’eux, John Scrivener, sont Guichet de
Wicleff, l’Obéissance du chrétien, parfois la Révélation de l’Antéchrist par Luther, mais surtout quelques portions de la
parole de Dieu, que Tyndal vient de traduire. Tel a caché ses livres dans le creux
d’un arbre ; un autre apprend par cœur une épître ou un évangile, afin de pouvoir y
penser tout bas, même en présence des dénonciateurs. Seul à seul, quand il est sûr de
son voisin, il lui en parle, et quand un paysan parle de cette sorte à un paysan, un
ouvrier à un ouvrier, vous savez quel est l’effet. « C’est par les fils des yeomen surtout, dit Latimer, que la foi du Christ s’est maintenue en
Angleterreyeomen, que Cromwell gagnera ses victoires puritaines. Quand un chuchotement
court ainsi dans le peuple, toutes les voix officielles crient inutilement ; la nation
a rencontré son poëme, elle bouche ses oreilles aux importuns qui tâchent de l’en
distraire, et bientôt elle le chantera de toute sa voix et de tout son cœur.
Cependant la contagion avait gagné même les gens officiels, et Henri VIII enfin
permettait de publier la Bible anglaiseStrype’s memorials, appendix, 42. Froude, III, chap. xii.s’engage à t’accorder cette grâce à cette
condition seulement que tu t’efforceras toi-même de garder ses lois. » Quel mot ! et
avec quelle ardeur, des hommes tourmentés par les reproches incessants d’une
conscience scrupuleuse et par le pressentiment de l’éternité obscure, vont-ils
appliquer sur ces pages toute l’attention de leurs yeux et de leur cœur !
J’ai devant moi un de ces vieux in-folios carrésbibliqueVoy. Ewald,
Geschichte des Volks Israel. Apostrophe d’Ewald au troisième
rédacteur du Pentateuque : Erhabener Geist…, etc.
Ce n’est pas assez d’entendre ce roi, il faut encore lui répondre, et la religion
n’est complète que lorsque la prière du peuple vient s’ajouter à la révélation de
Dieu. En 1549, enfin, l’Angleterre reçoit son Prayer-Book Wilt thou have this woman to be thy wedded wife, to live together
after God’s ordinance in the holy state of matrimony ? Wilt thou love her, comfort
her, honour and keep her, in sickness and in health, and, forsaking all other,
keep thee only unto her, so long as ye both shall live ? I
take thee to be my wedded wife, to have and to hold from this day forward, for
better, for worse, for richer, for poorer, in sickness and in health, to love and
to cherish, till death us do part. On peut voir dans l’ As for fasting, for age, and
feebleness, albeit she were not bound, yet those days that by the church were
appointed, she kept them diligently and seriously, and in especial the holy Lent
throughout, that she restrained her appetite, till one meal of fish on the day ;
besides her other peculiar fasts of devotion, as St Anthony, St Mary Magdalene,
St Catharine, with other ; and throughout all the year, the Friday and Saturday
she full truly observed. As to hard clothes wearing, she had her shirts and
girdles of hair, which, when she was in health, every week she failed not
certain days to wear, sometime the one, sometime the other, that full often her
skin, as I heard say, was pierced therewith. In prayer,
every day at her uprising, which commonly was not long after five of the clock,
she began certain devotions, and so after them, with one of her gentlewomen, the
matins of our Lady ; then she came into her closet, where then with her chaplain
she said also matins of the day ; and after that, daily heard four or five
masses upon her knees ; so continuing in her prayers and devotions unto the hour
of dinner, which of the eating day, was ten of the clocks, and upon the fasting
day eleven. After dinner full truly she would go her stations to three altars
daily ; daily her dirges and commendations she would say, and her even songs
before supper, both of the day and of our Lady, beside many other prayers and
psalters of David throughout the year ; and at night before she went to bed, she
failed not to resort unto her chapel, and there a large quarter of an hour to
occupy her devotions. No marvel, though all this long time her kneeling was to
her painful, and so painful that many times it caused in her back pain and
disease. And yet nevertheless, daily when she was in health, she failed not to
say the crown of our lady, which after the manner of Rome, containeth sixty and
three aves, and at every ave, to make a kneeling. As for meditation, she had
divers books in French, wherewith she would occupy herself when she was weary of
prayer. Wherefore divers she did translate out of the French into English. Her
marvellous weeping they can bear witness of, which here before have heard her
confession, which be divers and many, and at many seasons in the year, lightly
every third day. Can also record the same those that were present at any time
when she was houshilde, which was full nigh a dozen times every year, what
floods of tears there issued forth of her eyes !au-delà et se relève du fond de son cloaque, comme s’il avait respiré
soudainement un air fortifiant et pur. Voilà les effets de la prière publique rendue
au peuple ; car celle-ci a été retirée du latin, reportée dans la langue vulgaire, et
dans ce seul mot il y a une révolution. Sans doute la routine, ici comme pour l’ancien
missel, fera insensiblement son triste office ; à force de répéter les mêmes mots,
l’homme ne répétera souvent que des mots ; ses lèvres remueront et son cœur restera
inerte. Mais dans les grandes angoisses, « Faire usage des paroles d’une langue
étrangère, avec un simple sentiment de dévotion, quand l’esprit n’en retire aucun
fruit, ne peut être ni agréable à Dieu, ni salutaire à l’homme. Celui qui ne
comprend pas la force et l’efficacité de l’entretien qu’il a avec Dieu ressemble à
une harpe ou à une flûte, qui a un son, mais ne comprend pas le bruit qu’elle
fait. Un chrétien est plus qu’un instrument, et les sujets du roi doivent être
capables de prier comme des hommes raisonnables dans leur propre
langue. »
Oraison funèbre de la comtesse de
Richmond, par John Fisher, les pratiques auxquelles cette religion
succédait.
Now after I had been acquainted
with him, I went with him to visit the prisoners in the tower at Cambridge, for
he was ever visiting prisoners and sick folk. So we went together, and exhorted
them as well as we were able to do ; minding them to patience, and to
acknowledge their faults. Among other prisoners, there was a woman which was
accused that she had killed her child, which act she plainly and steadfastly
denied, and could not be brought to confess the act ; which denying gave us
occasion to search for the matter, and so we did ; and at length we found that
her husband loved her not, and therefore he sought means to make her out of the
way. The matter was thus : — A child of hers had been sick
by the space of a year, and so decayed, as it were, in a consumption. At length
it died in harvest time ; she went to her neighbours and other friends to desire
their help to prepare the child for burial ; but there was nobody at home, every
man was in the field. The woman, in a heaviness and trouble of spirit, went, and
being herself alone, prepared the child for burial. Her husband coming home, not
having great love towards her, accused her of the murder, and so she was taken
and brought to Cambridge. But as far forth as I could learn, through earnest
inquisition, I thought in my conscience the woman was not guilty, all the
circumstances well considered. Immediately after this, I
was called to preach before the king, which was my first sermon that I made
before His Majesty, and it was done at Windsor ; where His Majesty, after the
sermon was done, did most familiarly talk with me in a gallery. Now, when I saw
my time, I kneeled down before His Majesty, opening the whole matter, and
afterwards most humbly desired His Majesty to pardon that woman. For I thought
in my conscience she was not guilty, or else I would not for all the world sue
for a murderer. The king most graciously heard my humble request, insomuch that
I had a pardon ready for her at my returning homeward. In the mean season, that
woman was delivered of a child in the tower of Cambridge, whose godfather I was,
and Mistress Cheak was godmother. But all that time I hid my pardon, and told
her nothing of it, only exhorting her to confess the truth. At length the time
came when she looked to suffer ; I came as I was wont to do, to instruct her ;
she made great moan to me, and most earnestly required me that I would find the
means that she might be purified before her suffering. For she thought she would
have been damned if she should suffer without purification. So we travailed with
this woman till we brought her to a good opinion ; and at length showed her the
king’s pardon, and let her go. This tale I told you by this
occasion, that though some women be very unnatural, and forget their children,
yet when we hear any body so report, we should not be too hasty in believing the
tale, but rather suspend our judgments till we know the
truth.faire une œuvre. Ses instructions, entre autres
celles qu’il prêche devant le jeune roi Édouard, ne sont pas, comme celles de
Massillon devant le petit Louis XV, suspendues en l’air, dans la tranquille région des
amplifications philosophiques : ce sont les vices présents qu’il veut corriger et
qu’il attaque, les vices qu’il a vus, que chacun désigne du doigt ; lui aussi il les
désigne, nommant les choses par leur nom, et aussi les gens, disant les faits et les
détails, en brave cœur, qui n’épargne personne, et s’expose sans arrière-pensée pour
dénoncer et redresser l’iniquité. Si universelle que soit sa morale, si ancien que
soit son texte, il l’applique aux contemporains, à ses auditeurs, tantôt aux juges qui
sont là, « à messieurs les habits de velours » qui ne veulent pas écouter les pauvres,
qui en douze mois ne donnent qu’un jour d’audience à telle femme, et qui laissent
telle autre justice est là avec son latin et sa potence, s’ils
veulent en avoir une autre ; en sorte que le lard est leur nourriture nécessaire, de
laquelle ils ne peuvent se passer. Il leur faut aussi d’autres bêtes, comme chevaux
pour tirer leur charrue et porter leurs récoltes au marché, vaches pour leur lait et
leur fromage dont ils vivent, et sur lesquels ils payent leur fermage. Toutes ces
bêtes ont besoin de pâturage ; lequel manquant, il faut que tout le reste manque
aussi ; et elles ne peuvent pas avoir de pâturage, si on prend la terre et si on
l’enclôt de façon à ce qu’elles n’y entrent pashangum tuum
if they get any other venison.) So that bacon is their necessary meate to feed on,
which they may not lack. They must have other cattels, as horses to draw their
plows, and for carriage of things to the markets, and kine for their milke and
cheese, which they must live upon and pay their rents. These cattell must have
pasture, which pasture if they lack, the rest must needs fail them. And pasture they
cannot have, if the land be taken in, and inclosed from them. (Latimer’s Sermons, édition 1635, p. 105.)
Il avait bien jugé ; c’est par cette suprême épreuve John Fox, In the mean time William’s father and mother came
to him, and desired heartily of God that he might continue to the end in that
good way which he had begun, and his mother said to him, that she was glad that
ever she was so happy to bear such a child, which could find in his heart to
lose his life for Christ’s name’s sake. Then William said
to his mother, ‘For my little pain which I shall suffer, which is but a short
braid, Christ hath promised me, mother (said he), a crown of joy : may you not
be glad of that, mother ?’ With that his mother kneeled down on her knees,
saying, ‘I pray God strengthen thee, my son, to the end : yea, I think thee as
well-bestowed as any child that ever I bare…’ Then William
Hunter plucked up his gown, and stepped over the parlour grounsel, and went
forward cheerfully, the sheriff’s servant taking him by one arm, and his brother
by another ; and thus going in the way, he met with his father according to his
dream, and he spake to his son, weeping, and saying, ‘God be with thee, son
William ;’ and William said, ‘God be with you, good father, and be of good
comfort, for I hope we shall meet again, when we shall be merry.’ His father
said, ‘I hope so, William,’ and so departed. So William went to the place where
the stake stood, even according to his dream, whereas all things were very
unready. Then William took a wet broom faggot, and kneeled down thereon, and
read the 51st psalm, till he came to these words, ‘The sacrifice of God is a
contrite spirit ; a contrite and a broken heart, O God, thou wilt not
despise…’ Then said the sheriff, ‘Here is a letter from the
queen : if thou wilt recant, thou shalt live ; if not, thou shalt be burned.’
‘No,’ quoth William, ‘I will not recant, God willing.’ Then William rose, and
went to the stake, and stood upright to it. Then came one Richard Pond, a
bailiff, and made fast the chain about William. Then said
Master Brown, ‘Here is not wood enough to burn a leg of him.’ Then said William,
‘Good people, pray for me ; and make speed, and dispatch quickly ; and pray for
me while ye see me alive, good people, and I will pray for you likewise.’
‘How ?’ quoth Master Brown, ‘pray for thee ? I will pray no more for thee than I
will pray for a dog…’ Then there was a gentleman which
said, ‘I pray God have mercy upon his soul.’ The people said, ‘Amen,
Amen.’ Immediately fire was made. Then William cast his
psalter right into his brother’s hand, who said, ‘William, think on the holy
Passion of Christ, and be not afraid of death.’ And William answered, ‘I am not
afraid.’ Then lift he up his hands to heaven, and said, ‘Lord, Lord, Lord,
receive my spirit !’ And casting down his head again into the smothering smoke,
he yielded up his life for the truth, sealing it with his blood to the praise of
God.Pictorial history, II,
524.History of the acts and monuments of the Church.
History of the puritans, I, 69, 72.
Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l’une en haut, l’autre en bas : l’une respectée, florissante, étalée dans l’air libre ; l’autre méprisée, à demi enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l’écraser ; toutes deux vivantes, l’anglicane comme la puritaine, l’une malgré l’effort qu’on fait pour la détruire, l’autre malgré les soins qu’on prend pour la développer.
La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne ; parmi les
poésies païennes qui jusqu’à la Révolution occupent toujours la scène du monde,
insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses
racines jusqu’au fond de l’esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley,
Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou
moraux, de nobles stances sur la mort et l’immortalité de l’âme, sur la fragilité des
choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l’homme trouve le soutien de
sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon,
Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation
de l’obscur That which doth assign unto each thing the
kinde, that which doth moderate the force and power, that which doth appoint the
form and measure of working, the same we term Now, if Nature should intermit her course, and leave altogether,
though it were but for a while, the observation of her own laws ; if those
principal and mother elements of the world, whereof all things in this lower
world are made, should lose the qualities which now they have ; if the forme of
that heavenly arch erected over our heads should losen and dissolve itself ; if
celestial spheres should forget their wonted motions ; if the prince of the
Light of Heaven, which now as a giant doth run his unwearied course, should, as
it were, through a languishing sickness, begin to stand and to rest himself…
what would become of man himself, whom these things now do all serve ? See we
not plainly, that obedience of Creature unto the law of Nature is the stay of
the whole world ?… Between men and beasts there is no possibility of
sociable communion, because the well-spring of that communion is a natural
delight which man hath to transfuse from himself into others, and to receive
from others into himself, specially those things wherein the excellency of this
kinde doth most consist. The chiefest instrument of humane communion therefore
is speech, because thereby we impart mutually one to another the conceits of our
reasonable understanding. And for that cause, seeing beasts are not hereof
capable, for so much as with them we can use no such conference, they being in
degree, although above other creatures on earth to whom Nature has denied sense,
yet lower than to be sociable companions of man to whom Nature has given
reason : it is of Adam said, that among the beasts au-delà, bref la foi et la prière. Plusieurs des prières
qu’écrivit Bacon sont entre les plus belles que l’on sache, et le courtisan Raleigh,
contant la chute des empires, et Hic
jacet. »Prayer
Book et sa Bible ; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve
er, comme chez les
cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts de l’artiste, les
curiosités du philosophe, les façons mondaines et le sentiment du beau. L’alliance est
si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le
prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l’Église. Des deux parts,
les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs The
Ecclesiastical policy, 1594. In-folio.Law…he found not for
himself any meet companion. Civil society doth more content the nature of
man than any private kind of solitary living, because in society this good of
mutual participation is so much larger than otherwise. Herewith notwithstanding
we are not satisfied, but we covet (if it might be) to have a kind of society
and fellowship, even with all mankind.Dialogues de Galilée ; c’est la même idée qui, en même temps, est poursuivie
à Rome par l’Église et défendue en Angleterre par l’Église.Liberty of prophesying) les mêmes doctrines, 1647.
Au milieu d’eux s’élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d’imagination
comme Spenser et comme Shakspeare, Jeremy Taylor, qui, par la pente de son esprit
comme par les événements de sa vie, était destiné à présenter aux yeux l’alliance de
la Renaissance et de la Réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la
cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde « pour sa beauté
juvénile et florissante, pour son air gracieux », pour sa diction splendide, protégé
et placé par l’archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l’épiscopat,
devint chapelain de l’armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les
parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis,
après la Restauration, fut comblé d’honneurs, devint évêque, cant n’était point encore
établi ; les deux grandes sources d’enseignement, la païenne et la chrétienne,
coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la
sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la
révélation. Figurez-vous donc ces étranges vrais et
particuliers qui les distinguent dans leur espèce. Il ne les connaît point par
ouï-dire ; il les a vus. Bien mieux, il les voit en ce moment, et les fait voir. Lisez
ce morceau, et dites s’il n’a pas l’air copié dans un hôpital ou sur un champ de
bataille : « Comment pouvons-nous nous plaindre de la débilité de notre force ou de la
pesanteur des maladies, quand nous voyons un pauvre soldat debout sur une brèche,
presque exténué de froid et de faim, sans pouvoir être soulagé de son froid que par
une chaleur de colère, par une fièvre ou par un coup de mousquet, ni allégé de sa faim
que par une souffrance plus grande ou par quelque crainte énorme ? Cet homme se
tiendra debout, sous les armes et sous les blessures, sous la chaleur et le soleil,
pâle et épuisé, accablé, et néanmoins vigilant. La nuit, on lui extraira une balle de
la chair, ou des éclats enfoncés dans ses os ; il tendra sa bouche violemment fendue
pour qu’on la lui recouse : tout cela pour un homme qu’il n’a jamais vu, ou par qui,
s’il l’a vu, il n’a pas été remarqué, patiens luminis atque solis, pale and faint, weary and
watchfull ; and at night shall have a bullet pulled out of his flesh, and shivers
from his bones, and endure his mouth to be sewed up from a violent rent to its own
dimensions ; and all this for a man whom he never saw, or, if he did, was not noted
by him, but one that shall condemn him to the gallows, if he runs from all this
misery. (Holy dying, sect. IV, chap. 3.)
Comment le vrai sentiment religieux a-t-il pu s’accommoder d’allures si mondaines et
si franches ? Il s’en est accommodé pourtant ; bien mieux, elles l’ont fait naître :
chez Taylor, comme chez les autres, la poésie libre conduit à la foi profonde. Si
cette alliance aujourd’hui nous étonne, c’est qu’à cet endroit nous sommes devenus
pédants. Nous prenons un homme compassé pour un homme religieux. Nous sommes contents
de le voir roide dans un habit noir, serré dans une cravate blanche et un formulaire à
la main. Nous mettons la piété dans la décence, dans la correction, dans la régularité
permanente et parfaite. Nous interdisons à la foi tout langage franc, tout geste
hardi, toute fougue et tout élan d’action ou de parole ; nous sommes scandalisés des
gros mots de Luther, des éclats de rire qui secouent sa puissante bedaine, de ses
colères d’ouvrier, de ses nudités et de ses ordures, de la familiarité audacieuse avec
laquelle il manie son Christ et son Dieu « Lorsque Jésus-Christ est né, il a pleuré et crié comme un autre enfant.
Marie a dû le soigner et veiller sur lui, l’allaiter, lui donner à manger,
l’essuyer, le tenir, le porter, le coucher, etc., tout comme une mère fait pour
son enfant. Ensuite il a été soumis à ses parents ; il leur a souvent porté du
pain, de la boisson et autres objets. Marie lui aura dit : « Mon petit Jésus, où
as-tu été ? Ne peux-tu donc pas rester tranquille ? » Et lorsqu’il aura grandi,
il aura aidé Joseph dans son état de charpentier. » (Tischreden.) Paroles
à Carlostad : « Tu crois apparemment que l’ivrogne Christ, ayant trop bu à
souper, a étourdi ses disciples de paroles superflues. » All the succession of
time, all the changes in nature, all the varieties of light and darkness, the
thousand thousands of accidents in the world, and every contingency to every
man, and to every creature, doth preach our funeral sermon, and calls us to look
and see how the old sexton, Time, throws up the earth, and digs a grave, where
we must lay our sins or our sorrows, and sow our bodies till they rise again in
a fair or an intolerable eternity. Every revolution which the sun makes about
the world divides between life and death ; and death possesses both those
portions by the next morrow ; and we are dead to all those months which we have
already lived, and we shall never live them over again : and still God makes
little periods of our age. First we change our world, when we come from the womb
to feel the warmth of the sun. Then we sleep and enter into the image of death
in which state we are unconcerned in all the changes of the world : and if our
mothers, or our nurses die, or a wild boar destroys your vineyards, or our king
be sick, we regard it not, but, during that state, are as disinterested as if
our eyes were closed with the clay that weeps in the bowels of the earth. At the
end of seven years our teeth fall and die before us, representing a formal
prologue to the tragedy ; and still, every seven years it is odds but we shall
finish the last scene : and when nature, or chance, or vice, takes our body in
pieces, weakening some parts and loosening others, we taste the grave and the
solemnities of our own funerals, first, in those parts that ministered to vice,
and, next, in them that served for ornament ; and, in a short time, even they
that served for necessity become useless and entangled like the wheels of a
broken clock. Baldness is but a dressing to our funerals, the proper ornament of
mourning, and of a person entered very far into the regions and possession of
death : and we have many more of the same signification — gray hairs, rotten
teeth, dim eyes, trembling joints, short breath, stiff limbs, wrinkled skin,
short memory, decayed appetite. Every day’s necessity calls for a reparation of
that portion which death fed on all night, when we lay in his lap, and slept in
his outer chambers. The very spirits of a man pray upon the daily portion of
bread and flesh, and every meal is a rescue for one death, and lays up for
another, and while we think a thought, we die ; and the clock strikes, and
reckons on our portion of eternity : we form our words with the breath of our
nostrils — we have the less to live upon for every word we speak. Thus nature calls us to meditate of death by those things which
are the instruments of acting it ; and God, by all the variety of his
providence, makes us see death every where, in all variety of circumstances, and
dressed up for all the fancies, and the expectation of every single person.
Nature hath given us one harvest every year, but death hath two : and the spring
and the autumn send throngs of men and women to charnel-houses ; and, all the
summer long, men are recovering from their evils of the spring, till the
dog-days come, and then the Sirian star makes the summer deadly ; and the fruits
of autumn are laid up for all the year’s provision, and the man that gathers
them eats and surfeits, and dies and needs them not, and himself is laid up for
eternity ; and he that escapes till winter only, stays for another opportunity,
which the distempers of that quarter minister to him with great variety. Thus,
death reigns in all the portions of our time. The autumn with its fruits
provides disorders for us, and the winter’s cold turns them into sharp diseases,
and the spring brings flowers to strew our hearse, and the summer gives green
turf and brambles to bind upon our graves. Calentures and surfeit, cold and
agues, are the four quarters of the year, and all minister to death ; and you
can go no whither, but you tread upon a dead man’s
bones.au-delà est nationale, et c’est pour cela qu’ici la renaissance nationale en
ce moment devient chrétienne. Quand Taylor parle de la mort, il ne fait que reprendre
et achever une pensée que Shakspeare ébauchait déjàHoly dying, chap. I, sect. i.
Ainsi roulent ces puissantes paroles, sublimes comme le motet d’un orgue ; cet
universel écrasement des vanités humaines a la grandeur funéraire d’une tragédie ; la
piété ici sort de l’éloquence, et le génie conduit à la foi. Toutes les forces et
aussi toutes
« Éternel DieuGolden grove.
Ce n’était là pourtant qu’une demi-réforme, et la religion officielle était trop liée
au monde pour entreprendre de le nettoyer jusqu’au fond ; si elle réprimait les
débordements du vice, elle n’en attaquait pas la source, et le paganisme de la
Renaissance, suivant sa pente, aboutissait déjà, sous Jacques Ier,
à la corruption, à l’orgie, aux mœurs de mignons et d’ivrognes, à la sensualité
provocante et grossièreThierry et
Théodoret. — Dans The custom of the country, plusieurs
scènes représentent l’intérieur d’une maison de prostitution, chose fréquente du
reste dans ce théâtre (Massinger, Shakspeare). Mais ici les
pensionnaires de la maison sont des hommes. — Voyez aussi Rule a wife and have a wife.
Nulle culture ici, nulle philosophie, nul sentiment de la beauté harmonieuse et
païenne. La conscience parlait seule, et son inquiétude était devenue une terreur. Le
fils du boutiquier, du fermier, qui lisait la Bible dans la grange ou dans le
comptoir, parmi les tonnes ou les sacs de laine, ne prenait pas les choses avec le
même tour que le beau cavalier nourri dans la mythologie antique et raffiné par
l’élégante éducation italienne. Il les prenait tragiquement, il s’examinait à la
rigueur, il s’enfonçait dans le cœur toutes les pointes du scrupule, il s’emplissait
l’imagination des vengeances de Dieu et des terreurs bibliques. Une sombre épopée,
terrible et grande comme l’Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. Ils
se pénétraient des textes de saint Paul, des menaces tonnantes des prophètes ; ils
s’appesantissaient en esprit sur les impitoyables doctrines de Calvin ; ils
reconnaissaient que la masse des hommes est prédestinée à la damnation éternelleHistoire des dogmes
chrétiens.
Dès l’abord, la vie privée est transformée. Comment les sentiments ordinaires, les
jugements journaliers et naturels sur le bonheur et le plaisir subsisteraient-ils
devant une conception pareille ? Supposez des hommes condamnés à mort, non pas à la
mort simple, mais à la roue, aux tortures, à un supplice infini en horreur, infini en
durée, qui attendent la sentence et savent pourtant que sur mille, cent mille chances,
ils en ont une de pardon ; est-ce qu’ils peuvent encore s’amuser, prendre intérêt aux
affaires ou aux plaisirs du siècle ? L’azur du ciel ne luit plus pour eux, le soleil
ne les réchauffe pas, la beauté et la suavité des choses les laissent insensibles ;
ils ont désappris le rire, ils s’acharnent intérieurement, tout mai, les joyeuses bombances, les
sonneries de cloches, toutes les issues par lesquelles la nature sensuelle ou
instinctive avait cherché à s’échapper. Il s’en retire, il abandonne les
divertissements, les ornements, il coupe de près ses cheveux, ne porte plus qu’un
habit sombre et uni, parle en nasillant, marche roide, les yeux en l’air, absorbé,
indifférent aux choses visibles. Tout l’homme extérieur et naturel est aboli ; seul
l’homme intérieur et spirituel subsiste ; de toute l’âme il ne reste que l’idée de
Dieu et la conscience, la conscience alarmée et malade, mais stricte sur chaque
devoir, attentive aux moindres manquements, rebelle aux ménagements de la morale
mondaine, inépuisable en patience, en courage, en sacrifices, installant la chasteté
au foyer conjugal,
Encore un pas, et ce grand mouvement va passer du dedans au dehors, des mœurs privées
aux institutions publiques. Considérez-les à leur lecture ; ils prennent pour eux les
prescriptions imposées aux Juifs, et les préfaces les y invitent. En tête de la Bible,
le traducteurAbomination. L’abomination devant Dieu, ce sont les idoles et les images
devant qui le peuple s’incline. » Le précepte est-il observé ? Sans doute, on a ôté
les images, mais la reine garde encore un crucifix dans sa chapelle, et n’est-ce pas
un reste d’idolâtrie que de s’agenouiller devant le sacrement ? — « Abrogation. Abroger, c’est abolir ou réduire à néant ; et ainsi la loi des
commandements qui consistaient dans les décrets et les cérémonies est abolie ; les
sacrifices, repas, fêtes et toutes les cérémonies extérieures sont abrogés ; tout
ordre de clergé est abrogé. » L’est-il, Abus. Les abus
qui sont dans l’Église doivent être corrigés par le prince ; les ministres doivent
prêcher contre les abus, et beaucoup de traditions humaines sont de purs abus. » Que
fait donc le prince, et pourquoi laisse-t-il des abus dans l’Église ? Il faut que le
chrétien se lève et proteste ; nous devons purger l’Église de la croûte païenne dont
la tradition l’a recouverte« Je ne puis consentir à porter ce surplis ; c’est contre ma conscience.
J’espère qu’avec l’aide de Dieu je ne mettrai jamais cette manche, qui est une
marque de la bête. »
— Interrogatoire de White, gros bourgeois de Londres,
accusé de ne pas aller à son église paroissiale (1572) : « Toutes les
Écritures sont pour détruire l’idolâtrie et chaque chose qui s’y rapporte. — Quel
est l’endroit où est cette défense ? — Le Deutéronome et d’autres endroits ; et
Dieu par Isaïe nous commande de ne point nous souiller avec les vêtements de
l’image, mais de les rejeter comme une impureté de femme. »
covenant, c’est-à-dire un traité fait
avec Dieu qu’il faut observer en dépit de tout, comme un engagement écrit, à la lettre
et jusqu’à la dernière syllabe. Admirable et déplorable rigidité de la conscience
méticuleuse, qui fait des ergoteurs en même temps que des fidèles, et qui fera des
tyrans après avoir fait des martyrs.
Entre les deux, elle fait des combattants. Ils se sont enrichis et accrus
extraordinairement en quatre-vingts ans, comme il arrive toujours aux gens qui
travaillent, vivent honnêtement et se tiennent debout à travers la vie, soutenus par
un grand ressort intérieur. Ils peuvent résister dorénavant, et, poussés à bout, ils
résistent ; ils aiment mieux prendre les armes que de se laisser acculer à l’idolâtrie
et au péché. Le Long Parlement s’assemble, défait le roi, Burton’s
Diary, I, 54, etc.Portraits politiques, 63.
Voyez Carlyle, Cromwell’s speeches and
letters.Cromwell’s speeches and letters, by
Carlyle.Voyez ses discours. Le style est décousu, obscur, passionné, extraordinaire,
comme d’un homme qui n’est pas maître de son cerveau, et qui, malgré cela, voit
juste par une sorte d’intuition.ib., I, 254.
Autour d’eux, l’exaltation, la folie gagnent : indépendants, millénariens,
antinomiens, anabaptistes, libertins, familistes, quakers, enthousiastes, chercheurs,
perfectistes, sociniens, ariens, antitrinitairiens, antiscripturistes, sceptiques, la
liste des sectes ne finit pas. Des femmes, des troupiers montaient Fox’s Journal, 511, 543.ranters reconnaissaient comme signe principal de la foi les vociférations
furieuses et les contorsions. Les chercheurs pensaient que la vérité religieuse ne
doit être saisie que dans une sorte de brouillard mystique, avec doute et
appréhension. Les muggletoniens décidaient que « John Reeve et Ludovick Muggleton
étaient les deux derniers prophètes et messagers de Dieu » ; ils déclaraient les
quakers possédés du diable, exorcisaient le diable et prophétisaient que William Penn
serait damné. J’ai cité tout à l’heure James Naylor, ancien quartier-maître du général
Lambert, adoré comme un Dieu par ses sectateurs. Plusieurs femmes conduisaient son
cheval, d’autres jetaient devant lui des mouchoirs et des écharpes, chantant : Saint,
Saint, Seigneur Dieu. Elles l’appelaient le plus beau des dix mille, le Fils unique de
Dieu, le prophète du Dieu très-haut, le Roi d’Israël, le Fils éternel de la justice,
le Prince de la paix, Jésus, celui en qui l’espoir d’Israël réside. L’une d’elles,
Dorcas Erbury, déclara, qu’elle était restée morte deux jours entiers dans sa prison
d’Exeter, et que Naylor l’avait ressuscitée en lui imposant les mains. Sarah Blackbury
le trouvant prisonnier, le prit par la main, et lui dit : « Lève-toi, mon amour, ma
colombe, ma beauté, et viens-t’en. Burton’s Diary, I, 54. — Neal, History of the Puritans (supplément, t. III). — Pictorial History, III, 813.
Au-dessous de ces bouillonnements désordonnés de la surface, les couches saines et
profondes de la nation s’étaient prises, et la foi nouvelle y faisait son œuvre, œuvre
pratique et positive, politique et morale. Tandis que la réforme allemande, selon
l’usage allemand, aboutissait aux gros livres et à une scolastique, la réforme
anglaise, selon l’usage anglais, aboutissait à des actions et à des établissements.
« Comment sera gouvernée l’Église de Christ » : voilà la grande question qui s’agite
entre les sectes. La Chambre des communes demande à l’assemblée des théologiens « si
les assemblées locales classical.côtes de fer de Cromwell « sont la
plupartWhitelocke’s memorials, I, 68.stocks pendant l’espace de trois heures. » Quand les
indépendants furent au pouvoir, la sévérité fut plus âpre encore. Les officiers de
l’armée ayant convaincu de blasphème un de leurs quartier-maîtres, « le condamnèrent à
avoir la langue percée d’un fer rouge, son épée brisée au-dessus de sa tête, et à être
chassé de l’armée. » Pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, « on n’entendait pas
un blasphème dans tout le camp, les soldats employant leurs heures de loisir à lire
leurs Bibles, à chanter des psaumes et à tenir des conférences religieusesHistory of England, I, 152.« Le nommé John Denis est
fouetté en public pour avoir chanté une chanson profane. La petite Mathias ayant
donné des marrons rôtis à Jérémie Boosy, et lui ayant dit avec ironie qu’il les
lui rendra en Paradis, criera trois fois grâce à l’église, et sera trois jours au
pain et à l’eau en prison. »
Massachussets, 1660-1670.
Ce n’est pas d’une pareille conception de la vie qu’une véritable littérature peut
sortir. L’idée du beau y manque, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’idée du beau ?
L’expression naturelle des mouvements du cœur y est proscrite, et qu’est-ce qu’une
littérature sans l’expression naturelle des mouvements du cœur ? Ils ont aboli comme
impies le libre drame et la riche poésie que la Renaissance avait portés jusqu’à eux.
Ils rejettent comme profanes le style orné et l’ample éloquence que l’imitation de
l’antiquité et de l’Italie avait établis autour d’eux. Ils se défient de la raison et
sont incapables de philosophie. Ils ignorent les divines langueurs de l’Imitation et
les tendresses touchantes de l’Évangile. On ne trouve dans leur caractère que
virilité, dans leur conduite Portraits politiques.
Après la Bible, le livre le plus répandu en Angleterre est le Voyage du
Pèlerin par le chaudronnier Bunyan. C’est que le fond du protestantisme est la
doctrine du salut opéré par la grâce, et que, pour rendre cette doctrine sensible, nul
artiste n’a égalé Bunyan.
Pour bien parler des impressions surnaturelles, il faut être sujet aux impressions
surnaturelles. Bunyan eut le genre d’imagination qui les produit. Cette imagination,
puissante comme celle des artistes, Also I should, at these years, be greatly troubled with the
thoughts of the fearful torments of hell-fire, still fearing that it would be my
lot to be found at last among those devils and hellish fiends, who are there
bound down with the chains and bonds of darkness unto the judgment of the great
day. These things, I say, when I was but a child but nine
or ten years old, did so distress my soul, that then, in the midst of my many
sports and childish vanities, amidst my vain companions, I was often much cast
down and afflicted in my mind therewith, yet could I not let go my sins. Yea, I
was also then so overcome with despair of life and heaven, that I should often
wish either that there had been no hell, or that I had been a devil, supposing
they were only tormentors, that if it must needs be that I went thither, I might
be rather a tormentor than be tormented myself.je fus forcé de fuir, par
crainte que le clocher ne tombât sur ma tête
Un jour que le ministre de sa paroisse prêchait contre la danse, les jurons et les
jeux, il se frappa de cette idée que le sermon était pour lui, et rentra dans sa
maison plein d’angoisse. Mais il mangea ; son estomac chargé déchargea son cerveau, et
ses remords se dissipèrent. En véritable enfant, uniquement touché de la sensation
présente, il fut ravi, sauta dehors et courut au jeu. Il avait lancé sa balle et
allait recommencer, quand une voix dardée du ciel entra soudainement dans son âme :
« Veux-tu quitter tes But hold, it lasted not, for before I had well dined, the trouble began to
go off my mind, and my heart returned to its old course ; but oh, how glad was I
that this trouble was gone from me, and that the fire was put out, that I might
sin again without control ! Wherefore, when I had satisfied nature with my food,
I shook the sermon out of my mind, and to my old custom of sports and gaming I
returned with great delight. But the same day, as I was in
the midst of a game of cat, and having struck it one blow from the hole, just as
I was about to strike it the second time, a voice did suddenly dart from heaven
into my soul, which said, ‘Wilt thou leave thy sins and go to heaven, or have
thy sins and go to hell ?’ At this I was put to an exceeding maze ; wherefore,
leaving my cat upon the ground, I looked up to heaven, and was as if I had, with
the eyes of my understanding, seen the Lord Jesus looked down upon me, as being
very hotly displeased with me, and as if he did severely threaten me with some
grievous punishment for those and other ungodly practices.
Les circonstances en lui développèrent le naturel ; son genre de vie aidait son genre
d’esprit. Il était né « dans le rang le plus bas et le plus méprisé », fils d’un
chaudronnier, lui-même chaudronnier ambulant, avec une femme aussi pauvre que lui,
« tellement Chemin de l’homme simple au ciel et la Pratique de la piété ; pour se
consoler il les épelle, et la pensée imprimée, déjà auguste par elle-même, devenue
plus auguste par la lenteur de la lecture, s’enfonce comme un oracle dans sa croyance
subjuguée. Les brasiers des diables, — les harpes d’or du ciel, — le Christ nu sur
la croix sanglante, — chacune de ces idées enracinées végète vénéneuse ou salutaire
dans son cerveau malade, s’étend, plonge plus avant et fleurit plus haut par une
ramification de visions nouvelles, si épaisses, que dans cet esprit obstrué il n’y a
plus de place ni d’air pour d’autres conceptions. — Se reposera-t-il quand, l’hiver
venu, il partira pour sa tournée ? Dans ses longues marches solitaires, sur les landes
désertes, dans les fondrières maudites et hantées, toujours livré à lui-même,
l’inévitable idée le poursuit. Ces routes défoncées où il s’embourbe, ces lourdes
rivières troublées qu’il traverse sur un bac pourri, ces chuchotements menaçants des
bois nocturnes, quand, dans les endroits meurtriers, la lune livide dessine des formes
embusquées, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend s’assemble en un poëme
involontaire autour de l’idée qui l’absorbe ; elle se change ainsi en un vaste corps
de légendes sensibles, et multiplie sa force en multipliant ses détails. — Devenu
sectaire, on l’enferme pendant douze ans, n’ayant d’autre entretien que le livre des
Martyrs et la Bible, dans une de ces prisons infectes
Le I saw then in my
dream, so far as this valley reached, there was on the right hand a very deep
ditch. That ditch is it into which the blind have led the blind in all ages, and
have both there miserably perished. Again, behold on the left hand, there was a
very dangerous quagg into which, if even a good man falls, he finds no bottom
for his foot to stand on… The pathway was here also
exceedingly narrow, and therefore good Christian was the more put to it : for
when he sought in the dark to shun the ditch on the one hand, he was ready to
top over into the mire on the other ; also, when he sought to escape the mire,
without great carefulness he would be ready to fall into the ditch. Then he went
on, and I heard him here sigh bitterly : for, besides the danger mentioned
above, the pathway was here so dark, that often times when he lift up his foot
to set forward, he knew not where or upon what he should set it
next. About the midst of this valley, I perceived the mouth of Hell to
be ; and it stood also hard by the way-side. Now, thought Christian, what shall
I do ? And ever and anon the flame and smoke would come out in such abundance,
with sparks and hideous noises, that he was forced to put up his sword, and
betake himself to another weapon called Then the water
stood in my eyes, and I asked further : But Lord, may such a great sinner as I
am be indeed accepted of thee, and be saved by thee ? And I heard him say : And
him that cometh to me I will in no wise cast out… And now was my heart full of
joy, mine eyes full of tears, and mine affections running over with love to the
name, people, and ways of Jesus Christ… It made me see that
all the world, notwithstanding all the righteousness thereof, is in a state of
condemnation. It made me see that God the Father, though he be just, can justly
justifie the coming sinner. It made me greatly ashamed of the vileness of my
former life, and confounded me with the sense of my own ignorance ; for there
never came thought into my heart before now that shewed me so the beauty of
Jesus Christ. It made me love an holy life, and long to do something for the
honour and glory of the name of the Lord Jesus. Yea, I thought, that had I now a
thousand gallons of blood in my body, I could spill it all for the sake of the
Lord Jesus.Voyage du Pèlerin est un manuel de dévotion à l’usage des
simples, en même temps qu’une épopée allégorique de la grâce. On entend ici un homme
du peuple qui parle au peuple, et qui veut rendre sensible à tous la terrible doctrine
de la damnation et du salutprière. —
Il alla ainsi longtemps ; et toujours cependant la flamme arrivait jusqu’à lui ; et
il entendait aussi des voix lamentables et comme des frôlements et des froissements
deçà et delà, tellement qu’il pensait parfois qu’il serait déchiré en pièces ou foulé
comme la boue des ruesAll-prayer : so he
cried in my hearing : « O Lord, I beseech thee ; deliver my soul ! » — Thus he
went a great while. Yet still the flame would be reaching toward him ; also he
heard doleful voices, and rushing to and fro, so that sometimes he thought he
would be torn in pieces, or trodden down like mire in the
street…
Une pareille émotion ne calcule point les combinaisons littéraires. L’allégorie, le
plus artificiel des genres, est naturelle à Bunyan. S’il l’emploie ici, c’est qu’il
l’emploie partout ; et s’il l’emploie partout, c’est par nécessité, non par choix.
Comme les enfants, les paysans et tous les esprits incultes, il change les
raisonnements en paraboles ; il ne saisit les vérités qu’habillées d’images ; les
termes abstraits lui échappent ; Then the
interpreter took Christian by the hand, and led him into a very large parlour
that was full of dust, because never swept ; the which, after he had reviewed a
little while, the interpreter called for a man to sweep. Now, when he began to
sweep, the dust began so abundantly to fly about, that Christian had almost
therewith been choked. Then said the interpreter to a damsel that stood by :
Bring hither water and sprinkle the room ; the which when she had done, it was
swept and cleansed with pleasure. Then said Christian :
What means this ? The interpreter answered : This parlour
is the heart of a man that was never sanctified by the sweet grace of the Gospel
— the dust is his original sin, and inward corruptions, that have defiled the
whole man. He that began to sweep at first is the Law ; but she that brought
that water, and did sprinkle it, is the Gospel. Now, whereas thou sawest that,
so soon as the first began to sweep, the dust did so fly about, that the room by
him could not be cleansed ; but that thou wast almost choked therewith, — this
is to show thee that the Law, instead of cleansing the heart, by its working,
from sin, doth revive, put strength into, and increase it in the soul, even as
it doth discover and forbid it, for it doth not give power to subdue it. Again, as thou sawest the damsel sprinkle the room with water,
upon which it was cleansed with pleasure, — this is to show thee that when the
Gospel comes in and the sweet and precious influences thereof to the heart,
then, I say, even as thou sawest the damsel lay the dust by sprinkling the floor
with water, so is sin vanquished and subdued, and the soul made clean through
the faith of it, and consequently fit for the King of Glory to
inhabit. Voici une
autre de ces allégories, presque spirituelle, tant elle est juste et
simple. Now, I saw in my dream that at
the end of this valley lay blood, bones, ashes, and mingled bodies of men, even
of pilgrims that had gone this way formerly. And while I was musing what would
be the reason, I espied a little before me a cave where two giants, Pope and
Pagan, dwelt in old times, by whose power and tyranny the men whose bones,
blood, ashes, etc., lay there, were cruelly put to death. But by this place
Christian went without much danger, whereat I somewhat wondered. But I have
learned since that Pagan has been dead many a day ; and as for the other, though
he yet be alive, he is, by reason of age, and also of the many shrewd brushes
that he has met with in his younger days, grown so crazy and stiff in his
joints, that he can now do little more than sit in his cave’s mouth, grinning at
pilgrims as they go by, and biting his nails, because he cannot come at
them.purification du cœur ; Bunyan ne l’entend pleinement qu’après l’avoir
traduit par cet apologue
Regardez bien cependant. Sous la simplicité, vous apercevez la puissance, et dans la
puérilité la vision. Cités d’Allemagne.
Je me trompe, il en est plus proche. Devant le sentiment Yea, here they
heard continually the singing of birds, and saw every day the flowers appear in
the earth, and heard the voice of the turtle in the land. In this country the
sun shineth night and day… Here they were within sight of the city they were
going to ; also here met them some of the inhabitants thereof : for in this land
the shining ones commonly walked, because it was upon the borders of Heaven…
Here they heard voices from out of the city, loud voices, saying, ‘Say ye to the
daughter of Zion, behold thy salvation cometh ! Behold, his reward is with
him !’ Here all the inhabitants of the country called them ‘The holy people, the
redeemed of the Lord, sought out.’ Now, as they walked in
this land, they had more rejoicing than in parts more remote from the kingdom to
which they were bound ; and drawing nearer to the city yet, they had a more
perfect view thereof : it was built of pearls and precious stones, also the
streets thereof were paved with gold ; so that, by reason of the natural glory
of the city, and the reflexion of the sunbeams upon it, Christian with desire
fell sick ; Hopeful also had a fit or two of the same disease : wherefore here
they lay by it awhile, crying out, because of their pangs, ‘If you see my
Beloved, tell him that I am sick of love.’Dites à la fille de Sion : Regarde, ton salut vient ; regarde, sa
récompense est avec lui. Et tous les habitants de la cité les appelaient les
saints, les rachetés du Si vous voyez mon bien-aimé, dites-lui que je
suis malade d’amour
« Ils traversèrent enfin la rivière de la Mort, et commencèrent à monter ayant quitté
leurs vêtements mortels. Et je vis, comme ils avançaient,
« L’entretien qu’ils avaient avec les bienheureux resplendissants était sur la gloire
de la cité. Et ceux-ci leur disaient que sa gloire et sa beauté étaient inexprimables.
Là, disaient-ils, est le mont Sion, la Jérusalem céleste et l’innombrable assemblée
des anges et des esprits des hommes justes devenus parfaits. Vous allez entrer dans le
paradis de Dieu, où vous verrez l’arbre de la vie, et vous mangerez ses fruits, qui ne
se flétrissent jamais. Et quand vous y serez, vous aurez des robes blanches qu’on vous
donnera, et vous irez et vous parlerez tous les jours avec le roi, oui, tous les jours
de l’éternité They therefore went up here
with much agility and speed, though the foundation upon which the city was
framed was higher than the clouds ; they therefore went up through the region of
the air, sweetly talking as they went, being comforted because they got safely
over the river, and had such glorious companions to attend them. The talk that they had with the shining ones was about the glory
of the place ; who told them, that the beauty and glory of it was inexpressible.
There, said they, is ‘Mount Zion, the heavenly Jerusalem, the innumerable
company of angels, and the spirits of just men made perfect.’ You are going now,
said they, to the Paradise of God, wherein you shall see the tree of life, and
eat of the never-fading fruits thereof ; and when you come there, you shall have
white robes given you, and your walk and talk shall be every day with the King,
even all the days of eternity.
There came
also out at this time to meet them several of the king’s trumpeters, clothed in
white and shining raiment, who, with melodious and loud noises, made even the
heavens to echo with their sound. These trumpeters saluted Christian and his
fellow with ten thousand welcomes from the world ; and this they did with
shouting and sound of trumpet. This done, they compassed
them round about on every side ; some went before, some behind, and some on the
right hand, some on the left (as it were to guard them through the upper
regions), continually sounding as they went, with melodious noise, in notes on
high ; so that the very sight was to them that could behold it as if Heaven
itself was come down to meet them. Now, I saw in my dream that these
two men went in at the gate ; and lo, as they entered, they were transfigured,
and they had raiment put on that shone like gold. There were also that met them
with harps and crowns, and gave to them the harps to praise withal, and the
crowns in token of honour. Then I heard in my dream that all the bells in the
city rang again for joy, and that it was said unto them, ‘Enter ye into the joy
of your Lord.’ I also heard the men themselves, that they sang with a loud
voice, saying, ‘Blessing, honour, and glory, and power be to Him that sitteth
upon the throne, and to the Lamb, for ever and ever.’ Now,
just as the gates were opened to let in the men, I looked in after them, and
behold the city shone like the sun ; the streets, also, were paved with gold,
and in them walked many men with crowns on their heads, palms in their hands,
and golden harps, to sing praises withal. There were also
of them that had wings, and they answered one another without intermission,
saying, ‘Holy, holy, holy, is the Lord.’ And after that they shut up the gates ;
which when I had seen, I wished myself among them.
Il fut emprisonné douze ans et demi ; dans son cachot, il fabriquait des lacets
ferrés pour se nourrir lui et sa famille ; il mourut à soixante ans en 1688. À côté de
lui Milton durait obscur et aveugle. Les deux derniers poëtes de la Réforme
survivaient ainsi, au milieu de la froideur classique qui séchait alors la littérature
anglaise, et de la débauche mondaine qui corrompait alors la morale anglaise.
« Hypocrites tondus, chanteurs de psaumes, bigots moroses », voilà les noms dont on
outrageait les hommes
I. Idée générale de son esprit et de son caractère. — Sa famille. — Son éducation. — Ses études. — Ses voyages. — Son retour en Angleterre.
II. Effets du caractère concentré et solitaire. — Son austérité. — Son inexpérience. — Son mariage. — Ses enfants. — Ses chagrins domestiques.
III. Son énergie militante. — Sa polémique contre les évêques. — Sa polémique contre le roi. — Son enthousiasme et sa roideur. — Ses théories sur le gouvernement, l’Église et l’éducation. — Son stoïcisme et sa vertu. — Sa vieillesse, ses occupations, sa personne.
IV. Le prosateur. — Changements survenus depuis trois siècles dans les physionomies
et les idées. — Lourdeur de sa logique. — Traité du Divorce. —
Pesanteur de sa plaisanterie. — Animadversions upon the
remonstrant. — Rudesse de sa discussion. — Defensio populi
anglicani. — Violences de ses animosités. — Reasons of church
Government. Iconoclastes. — Libéralisme de ses doctrines. Of
Reformation. Areopagitica. — Son style. — Ampleur de son éloquence. —
Richesse de ses images. — Lyrisme et sublimité de sa diction.
V. Le poëte. — En quoi il se rapproche et se sépare des poëtes de la Renaissance. —
Comment il impose à la poésie un but moral. — Ses poëmes profanes. — L’Allegro et le Penseroso. — Le Comus. —
Lycidas. — Ses poëmes religieux. Le Paradis
perdu. — Conditions d’une véritable épopée. — Elles ne se rencontrent ni dans
le siècle ni dans le poëte. — Comparaison d’Ève et d’Adam avec un ménage anglais. —
Comparaison de Dieu et des anges avec une cour monarchique. — Ce qui subsiste du
poëme. — Comparaison
Aux confins de la Renaissance effrénée qui finit et de la poésie régulière qui commence, entre les concetti monotones de Cowley et les galanteries correctes de Waller, paraît un esprit puissant et superbe, préparé par la logique et l’enthousiasme pour l’épopée et l’éloquence ; libéral, protestant, moraliste et poëte ; qui célèbre la cause d’Algernon Sidney et de Locke, avec l’inspiration de Spenser et de Shakspeare ; héritier d’un âge poétique, précurseur d’un âge austère, debout entre le siècle du rêve désintéressé et le siècle de l’action pratique ; pareil à son Adam qui, entrant sur la terre hostile, écoutait derrière lui, dans l’Éden fermé, les concerts expirants du ciel.
John Milton n’est point une de ces âmes fiévreuses, impuissantes contre elles-mêmes,
que la verve saisit par secousses, que la sensibilité maladive précipite incessamment au
fond de la douleur ou de la joie, que leur flexibilité prépare à représenter la
diversité des caractères, que leur tumulte condamne à peindre le délire et les
contrariétés des passions. La science immense, la logique serrée et la passion
grandiose, voilà son fond. Il a l’esprit lucide et l’imagination limitée. Il est
incapable de trouble et il est incapable de métamorphoses. Il conçoit la plus
Cette sensation dominante fit la grandeur et la fermeté de son caractère. Contre les
fluctuations du dehors, il trouvait son refuge en lui-même ; et la cité idéale qu’il
avait bâtie dans son âme demeurait inexpugnable à tous les assauts. Elle était trop
belle, cette cité intérieure, pour qu’il voulût en sortir ; elle était trop solide
pour qu’on pût la détruire. Il croyait au sublime de tout l’élan de sa nature et de
toute l’autorité de sa logique ; et, chez lui, la raison cultivée fortifiait de ses
preuves les suggestions de l’instinct primitif. Sous cette double armure, l’homme peut
avancer d’un pas ferme à travers la vie. Celui qui se nourrit incessamment de
démonstrations est capable de croire, de vouloir, et de persévérer dans sa croyance et
dans sa volonté ; il ne tourne pas à tout événement et à toute passion, comme cet être
changeant et maniable qu’on appelle un poëte ; il demeure assis dans
Il était né d’une famille où le courage, la noblesse morale, le sentiment des arts
s’étaient assemblés pour murmurer les plus belles et les plus éloquentes paroles
autour de son berceau. Sa mère était « une personne exemplaire, célèbre dans tout le
voisinage par ses aumônes Above them all, (I) preferred
the two famous renowners of Beatrice and Laura, who never write but honour of
them to whom they devote their verse, displaying sublime and pure thoughts
without transgression. And long it was not after, that I was confirmed in this
opinion that he who would not be frustrate of his hope to write well hereafter
in laudable things ought himself to be a true poem ; that is a composition and
pattern of the best and honourablest things, not presuming to sing high praises
of heroic men or famous cities, unless he have in himself the experience and
practice of all that which is praiseworthy. ( These reasonings, together with a certain niceness of
nature, an honest haughtiness and self-esteem… kept me still above those low
descents of mind, beneath which he must deject and plunge himself that can agree
to saleable and unlawful prostitution. ( I argued
to myself that, if unchastity in a woman, whom St. Paul terms the glory of man,
be such a scandal and dishonour, then certainly in a man, who is both the image
and glory of God, it must, though commonly not so thought, be much more
deflouring and dishonourable. ( Only this my mind
gave me that every free and gentle spirit, without that oath, ought to be born a
knight. (« Matre probatissima et eleemosynis per viciniam potissimum nota. » (Defensio
secunda.)
« My father destined me while yet a child to the study of polite
literature. »
Paradise Regained.esclave par serment et sous son seing, en sorte qu’à moins de trouver sa
promesse au goût de sa conscience, il fallait se parjurer ou souffrir le naufrage de
sa foi, je crus meilleur de choisir un silence sans reproche plutôt que l’office sacré
de la parole acheté et commencé Allegro, le
Penseroso, le Comus, il arrangeait en broderies
éclatantes et nuancées les richesses de la mythologie, de la nature et du rêve ; puis,
partant pour le pays de la science et du beau, il visitait l’Italie, connaissait
Grotius, Galilée, fréquentait les savants, les lettrés, les gens du monde, écoutait
les musiciens, se pénétrait de toutes les beautés entassées par la Renaissance à
Florence et à Rome. Partout son érudition, son beau style italien et latin lui
conciliaient l’amitié et les empressements des humanistes, tellement que, revenant à
Florence, « il s’y trouvait aussi bien que dans sa propre patrie. » Il faisait
provision de livres et de musique qu’il envoyait en Angleterre, et songeait à
parcourir la Sicile et la Grèce, ces deux patries des lettres et des arts antiques. De
toutes les fleurs écloses au soleil du Midi sous la main des deux grands paganismes,
il cueillait librement les plus parfumées et les plus exquises, mais sans se tacher à
la boue qui les entourait. « Je prends Dieu à témoin, écrivait-il plus tard, que dans
tous ces endroits où il y a tant de licence, j’ai vécu pur et exempt de toute espèce
de vice et d’infamie, portant Apology for
Smectymnus.)Ibid.)Ibid.)Ibid.)passim son Traité du
Divorce, qui est transparent.
Deux puissances principales conduisent les hommes : l’impulsion et l’idée ; l’une,
qui mène les âmes sensitives, abandonnées, poétiques, capables de métamorphoses, comme
Shakspeare ; l’autre, qui gouverne les âmes actives, résistantes, héroïques, capables
d’immutabilité, comme Milton. Les premières sont sympathiques et fécondes en
effusions ; les secondes sont concentrées et disposées à la réserveApologie pour Smectymnus.)
Une âme ainsi munie est comme un plongeur dans sa cloche Mute and spiritless mate. « The bashful muteness of the virgin may oftentimes hide all the
unloveliness and natural sloth which is really unfit for conversation. « A
man shall find himself bound fast to an image of earth and phlegm, with whom he
looked to be the copartner of a sweet and delightsome society. » (Milton, Une jolie femme dira en
revanche : « Je n’aime pas un homme qui porte sa tête comme un saint
sacrement. »prêtre est fait pour la solitude ; les ménagements, les
abandons et les grâces, l’agrément et la douceur nécessaires à toute société lui font
défaut ; on l’admire, mais on le plante là, surtout quand on est comme la femme de
Milton un peu bornée et vulgaireDoctrine and Discipline of Divorce.)
Elles l’avaient fait pour la lutte, et dès son retour en Angleterre, il s’y était
engagé tout entier, armé de logique, de colère et d’érudition, cuirassé par la
conviction et par la conscience. « Aussitôt que la liberté, au moins de parole, fut
accordée, dit-il, toutes les bouches s’ouvrirent contre les évêques… Réveillé par tout
cela, et voyant qu’on prenait le vrai chemin de la liberté, et que les hommes partis
1641. Of
Reformation in England and the Causes that hitherto have hindered it. Cette défense est écrite en latin : « Les deux plus
grandes pestes de la vie humaine et les plus hostiles à la vertu, la tyrannie et
la superstition, Dieu vous en a affranchis les premiers des hommes ; il vous a
inspiré assez de grandeur d’âme pour juger d’un jugement illustre votre roi
prisonnier vaincu par vos armes, pour le condamner et le punir, vous les
premiers des mortels. Après une action si glorieuse, vous ne devez penser ni
faire rien de bas ni de petit, rien qui ne soit grand et élevé. Pour atteindre
cette gloire, la seule voie est de montrer que, comme vous avez vaincu vos
ennemis par la guerre, de même vous pouvez dans la paix, plus courageusement que
tous les autres hommes, abattre l’ambition, l’avarice, le luxe, tous les vices
qui corrompent la fortune prospère et tiennent subjugués le reste des mortels, —
et que vous avez pour conserver la liberté autant de modération, de tempérance
et de justice que vous avez eu de valeur pour repousser la
servitude. »De la Réforme en Angleterreer, justifia l’exécution, répondit à l’Eicon Basilice, puis à la Défense du Roi par
Saumaise, avec une grandeur de style et un dédain incomparables, en combattant, en
apôtre, en homme qui partout sent la supériorité de sa science et de sa logique, qui
veut la faire sentir, qui foule et écrase superbement ses adversaires à titre
d’ignorants, d’esprits inférieurs et de cœurs basIconoclaste, « quoique forts en
légions, sont faibles en arguments, étant accoutumés dès le berceau à se servir de
leur volonté comme de leur main droite, et de leur raison comme de leur main gauche.
Quand, par un accident inattendu, ils sont réduits à ce genre de combat, ils n’offrent
qu’un débile et petit adversaire. » Néanmoins, pour l’amour de ceux qui se laissent
accabler par ce nom éblouissant de majesté, il consentit « à ramasser le gant du roi
Charles », et l’en souffleta de manière à faire repentir les imprudents qui l’avaient
jeté. Bien loin de fléchir sous l’accusation de meurtre, il la releva et s’en para. Il
étala le régicide, l’établit sur un char de triomphe, et le fit jouir de toute la
lumière du ciel. Il raconta, avec un ton de juge, « comment ce roi persécuteur de la
religion, oppresseur des lois, après une longue tyrannie, avait été vaincu les armes à
la main par son peuple ; puis mené en prison, et, comme il n’offrait ni par ses
actions ni par ses paroles aucune raison pour faire mieux espérer de sa conduite,
condamné par le souverain conseil du royaume à la peine capitale ; enfin, frappé de la
hache devant les portes mêmes de son palais… Jamais monarque assis sur le plus haut
trône fit-il briller une majesté plus grande que celle dont éclata le peuple anglais,
lorsque, secouant la superstition antique, il prit ce roi ou
Mais sa roideur faisait sa force, et la structure intérieure qui fermait son esprit
aux enseignements, armait son cœur contre les défaillances. Ordinairement chez les
hommes la source du dévouement tarit au contact de la vie. Peu à peu, à force de
pratiquer le monde, on en prend le train. On ne veut pas être dupe et se refuser les
licences que les autres s’accordent ; on se relâche de sa sévérité juvénile ; même on
en sourit, on l’attribue à la chaleur du sang ; on a percé ses propres motifs, on
cesse de se trouver sublime. On finit par se tenir tranquille, et l’on regarde le
monde aller, en tâchant d’éviter les heurts, en ramassant çà et là quelques petits
plaisirs commodes. Rien de pareil chez Milton. Il demeura entier et intact jusqu’au
bout, sans découragement ni faiblesse ; ni l’expérience ne put l’instruire, ni les
revers ne purent l’abattre ; il supporta tout et ne se repentit de rien. Il avait
perdu la vue, volontairement, en écrivant, quoique malade, et malgré la défense des
médecins, Un
scrivener lui fit perdre une somme de 2000 liv. sterl. La Restauration
refusa de lui payer 2000 liv. sterl. qu’il avait placées sur l’Excise-Office, et
lui reprit une terre de 50 liv. par an, achetée par lui sur les biens du chapitre
de Westminster. Sa maison fut brûlée dans le grand feu de
Londres. Quand il mourut, il ne laissa en tout que 1500 liv., y compris le
produit de sa bibliothèque.e
sonnet.
Il vivait dans une petite maison à Londres, ou à la campagne dans le comté de
Buckingham, en face d’une haute colline verte, publiait son Histoire
d’Angleterre, sa Logique, un Traité de la vraie
religion et de l’hérésie, méditait son grand Traité de la doctrine
chrétienne ; de toutes les consolations, le travail est la plus fortifiante et
la plus saine, parce qu’il soulage
J’ai sous les yeux le redoutable volume où, quelque temps après la mort de Milton, on
a rassemblé sa proseHistory of Reformation, — the
Reason of Church government urged against prelacy, — Animadversions upon the remonstrant, — Doctrine and discipline
of Divorce, — Tetrachordon, — Tractate of
Education, — Areopagitica, — Tenure of Kings
and Magistrates, — Iconoclastes, — History
of Britain, — Thesaurus linguæ latinæ, — History of Moscovy, — de Logicæ Arte, etc.
La race des vivants a changé. Notre esprit fléchit aujourd’hui sous l’idée de cette grandeur et de cette barbarie ; mais nous découvrons que la barbarie fut alors la cause de la grandeur. Comme autrefois, dans la vase primitive et sous le dôme des fougères colossales, on vit les monstres pesants tordre péniblement leurs croupes écailleuses et de leurs crocs informes s’arracher des pans de chair, nous apercevons aujourd’hui à distance, du haut de la civilisation sereine, les batailles des théologiens qui, cuirassés de syllogismes, hérissés de textes, se couvraient d’ordures et travaillaient à se dévorer.
Traité du Divorce, la proposition qu’il va démontrer : « Qu’une
mauvaise disposition, incapacité ou contrariété d’esprit, provenant d’une cause non
variable en nature, empêchant et devant probablement empêcher toujours les bienfaits
principaux de la société conjugale, lesquels sont la consolation et la paix, est une
plus grande raison de divorce que la frigidité naturelle, spécialement s’il n’y a
point d’enfants et s’il y a consentement mutuel. » Là-dessus arrive, légion par
légion, l’armée disciplinée des arguments. Bataillons par bataillons, ils passent
numérotés avec des étiquettes visibles. Il y en a une
Chez de si massifs raisonneurs, on ne cherchera point l’esprit. L’esprit est
l’agilité de la raison victorieuse : ici, parce que tout est puissant, tout est lourd.
Quand Milton veut plaisanter, il a l’air d’un piquier de Cromwell qui, entrant dans un
salon pour danser, tomberait sur son nez de tout son poids et de tout le poids de son
armure. Il y a peu de choses aussi stupides que ses Remarques sur un
Contradicteur. Au bout d’une réfutation, son adversaire concluait par ce trait
d’esprit théologique : « Voyez, mon frère, vous avez pêché toute la nuit sans rien
prendre. » Et
Est-ce ici que nous rencontrerons la politesse ? C’est la dignité élégante qui répond
à l’injure par l’ironie calme, et respecte l’homme en transperçant la doctrine. Milton
assomme grossièrement son adversaire. Un pédant hérissé, né de l’accouplement d’un
lexique grec et d’une grammaire syriaque, Saumaise avait dégorgé contre le peuple
anglais un vocabulaire d’injures et un in-folio de citations. Milton lui répondit du
même style : il l’appela « histrion, charlatan, professeur d’un sou Saumaise disait de la mort du roi :
« Horribilis nuntius aures nostras atroci vulnere, sed magis mentes perculit. »
— Milton répond : « Profecto nuntius iste horribilis aut gladium multo longiorem
eo quem strinxit Petrus habuerit oportet, aut aures istæ auritissimæ fuerint,
quas tam longinquo vulnere perculerit. » — « Oratorem tam insipidum et
insulsum ut ne ex lacrymis quidem ejus mica salis exiguissima possit
exprimi. » « Salmasius nova quadam metamorphosi salmacis factus
est. »
Ils en avaient la férocité. Milton haïssait à plein cœur. Il combattit de la plume,
comme les Je transcris un de
ces griefs et une de ces plaintes. Le lecteur jugera par la grandeur des outrages
de la grandeur des ressentiments : « L’humble pétition du docteur
Alexandre Leighton, prisonnier dans la Flotte. « Il remontre
humblement : « Que le 17 février 1630 il fut appréhendé, revenant du
sermon, par un mandat de la haute commission, et traîné le long des rues avec
des haches et des bâtons jusqu’à la prison de Londres. — Que le geôlier de
Newgate, étant appelé, lui mit les fers et l’emmena de haute force dans un trou
à chien, infect et tombant en ruine, plein de rats et de souris, n’ayant de jour
que par un petit grillage, le toit étant effondré, de sorte que la pluie et la
neige battaient sur lui ; n’ayant point de lit, ni de place pour faire du feu,
hormis les ruines d’une vieille cheminée qui fumait : dans ce lamentable
endroit, il fut enfermé environ quinze semaines, personne n’ayant permission de
venir le voir, jusqu’à ce qu’enfin sa femme seule fut admise. — Que le
quatrième jour après son emprisonnement, le poursuivant, avec une grande
multitude, vint dans sa maison pour chercher des livres de jésuites, et traita
sa femme d’une façon si barbare et si inhumaine qu’il a honte de la raconter,
qu’ils dépouillèrent toutes les chambres et toutes les personnes, portant un
pistolet sur la poitrine d’un enfant de cinq ans et le menaçant de le tuer s’il
ne découvrait les livres… — Que pour lui il fut malade, et, dans l’opinion de
quatre médecins, empoisonné, parce que tous ses cheveux et sa peau tombèrent. —
Qu’au plus fort de cette maladie la cruelle sentence fut prononcée contre lui
et exécutée le 26 novembre, où il reçut sur son dos nu trente-six coups d’une
corde à trois brins, ses mains étant liées à un poteau. — Qu’il fut debout près
de deux heures au pilori par le froid et par la neige, puis marqué d’un fer
rouge au visage, le nez fendu et les oreilles coupées. Qu’après cela il fut
emmené par eau à la Flotte et enfermé dans une chambre telle qu’il y fut
toujours malade et au bout de huit ans jeté dans la prison commune. » Il avait
soixante-douze ans. (Neal, côtes-de-fer de l’épée, pied à pied, avec une rancune
concentrée et une obstination farouche. Les évêques et le roi payaient alors onze
années de despotisme. Chacun se rappelait les bannissements, les confiscations, les
supplices, la loi violée systématiquement et sans relâche, la liberté du sujet
assiégée par un complot History of the Puritans, II,
19.)IconoclastePortrait
royal, ouvrage attribué au roi, en faveur du roi.
Tant de grossièretés et de balourdises étaient comme
La force et la grandeur éclatent chez Milton, étalées dans ses opinions et dans son
style, sources de sa croyance et de son talent. Cette superbe raison aspirait à se
déployer sans entraves ; elle demanda que la raison pût se déployer sans entraves.
Elle réclama pour l’humanité ce qu’elle souhaitait pour elle-même, et revendiqua dans
tous ses écrits toutes les libertés. Dès l’abord il attaqua les prélats ventrusOf Reformation in England.Areopagitica.)The Doctrine and
Discipline of Divorce.Areopagitica.imprimatur, si des écrits sérieux et élaborés, pareils au thème d’un petit
garçon de grammaire sous son pédagogue, ne peuvent être articulés sans l’autorisation
tardive et improvisée d’un censeur distrait ? Quand un homme écrit pour le public, il
appelle à son aide toute sa raison et toute sa réflexion ; il cherche, il médite, il
s’enquiert, ordinairement il consulte et confère avec les plus judicieux de ses amis.
Tout cela achevé, il a soin de s’instruire dans son sujet aussi pleinement
Chez un écrivain sincère, les doctrines annoncent le
Quand une idée s’enfonce dans un esprit logicien, elle y végète et fructifie par une
multitude d’idées accessoires et explicatives qui l’entourent, s’attachent entre
elles, et forment comme un fourré et une forêt. Les phrases sont immenses : il lui
faut des périodes d’une page pour enfermer le cortége de tant de raisons enchaînées et
de tant de métaphores accumulées autour de la pensée commandante. Dans ce grand
enfantement, le cœur et l’imagination s’ébranlent : en raisonnant, Milton s’exalte, et
la phrase part comme une catapulte, doublant la force de son élan par l’énormité de
son poids. Je n’oserais traduire devant un lecteur moderne les gigantesques périodes
qui ouvrent le Traité de la Réforme. Nous n’avons plus ce souffle ;
nous n’entendons que de petites phrases courtes ; nous ne savons pas maintenir notre
attention sur un même point pendant toute une page. Nous voulons des idées maniables ;
nous avons quitté la grande épée à deux mains de nos pères, et nous ne portons plus
qu’un léger fleuret. Je doute pourtant que la perçante phrase de Voltaire soit plus
mortelle que le tranchant de cette masse de fer. « Si, dans des peasantly regard.
La puissante logique qui étend les périodes soutient les images. Que Shakspeare et
les poëtes nerveux rassemblent un tableau dans le raccourci d’une expression fuyante,
brisent leurs métaphores par de nouvelles métaphores, et fassent apparaître coup sur
coup dans la même phrase la même idée sous cinq ou six vêtements ; la brusque allure
de leur imagination ailée autorise ou explique ces couleurs changeantes et ces
entre-croisements d’éclairs. Plus conséquent et plus maître de lui-même, Milton
développe What greater debasement can there be to Royal
dignity, whose towering and stedfast heights rest upon the immovable foundations
of justice and heroic virtue, than to chain it, in a dependance of subsisting or
ruining, to the painted battlements and gaudy rottenness of prelatry, which
wants but one puff of the king to blow them down like a paste-board house built
of C’est au commencement de la
guerre civile que Milton écrivait cela : il n’était pas encore
républicain.court cards.
Ne prenez point ces métaphores pour un accident. Milton les prodigue, comme un
pontife qui dans son culte étale les magnificences et gagne les yeux pour gagner les
cœurs. Il a été nourri dans la lecture de Spenser, de Drayton, de Shakspeare, de
Beaumont, de tous les plus éclatants poëtes, et le flot d’or de l’âge précédent,
quoique appauvri tout à l’entour et ralenti en lui-même, s’est élargi comme un lac en
s’arrêtant dans son cœur. Comme Shakspeare, il imagine à tous propos, hors de propos
même, et scandalise les classiques, et les Français. « Les corrupteurs de la foi,
dit-il, ne pouvant se rendre eux-mêmes célestes et spirituels, ont rendu Dieu
terrestre et charnel ; ils ont changé son essence sacrée et divine en une forme
extérieure et corporelle ; ils l’ont consacrée, encensée, aspergée ; ils Of Reformation in England.)Phèdre, et sous la colère fanatique on
reconnaît les images de Platon. Il y a telle phrase qui, par la beauté virile et
l’enthousiasme, rappelle le ton de la République. « Je ne puis
louer, dit-il, une vertu fugitive et cloîtrée, inexercée et inanimée, qui ne sort
jamais de sa retraite, ni ne regarde en face son adversaire, mais s’esquive de la
carrière où, dans la chaleur et la poussière, les coureurs se disputent la guirlande
immortelleOn Prelatical Episcopacy.)
D’elle-même la passion suit ; l’exaltation l’apporte avec les images. Les audacieuses
expressions, les excès de style, font entendre la voix vibrante de l’homme qui
souffre, qui s’indigne et qui veut. « Les livres, dit-il dans son Aréopagitique, ne sont pas absolument des choses mortes ; ils contiennent en
eux une puissance de vie pour être aussi actifs que l’âme dont ils sont les enfants.
Bien plus, ils conservent comme dans une fiole l’efficacité et l’essence la plus pure
de cette vivante intelligence qui les a engendrés. J’ose dire qu’ils sont aussi animés
et aussi vigoureusement productifs que les dents du dragon fabuleux, et qu’étant semés
ici ou là, ils peuvent faire pousser des hommes armés. D’autre part encore, il vaut
presque autant tuer un homme qu’un bon livre. Celui qui tue un homme tue une créature
raisonnable, image de Dieu ; mais celui qui détruit un bon livre tue la raison
elle-même, tue l’image de Dieu dans l’œil où elle habite. Beaucoup d’hommes vivent,
fardeaux inutiles de la terre ; mais un bon livre est le précieux sang vital d’un
esprit supérieur, embaumé et conservé religieusement comme un trésor pour une vie
au-delà de sa vie… Prenons donc
Comblons la mesure ; joignons, comme il le fait, les perspectives du ciel aux visions
des ténèbres : le pamphlet devient un hymne. « Quand je rappelle à mon esprit, dit-il,
comment enfin, après tant de siècles pendant lesquels le large et sombre cortége de
l’Erreur avait presque balayé toutes les étoiles hors du firmament de l’Église, la
brillante et bienheureuse Réforme lança son rayon à travers la noire nuit épaissie de
l’ignorance et de la tyrannie antichrétiennes, alleluias
angéliques chantés par des voix profondes au son de dix mille harpes d’or. Au milieu
de ses syllogismes, Milton prie, soutenu par l’accent des prophètes, entouré par les
souvenirs de la Bible, ravi des splendeurs de l’Apocalypse, mais retenu à la porte de
l’hallucination par la science et la logique, au plus haut de l’air serein et sublime,
sans monter dans la région brûlante où l’extase fond la raison avec une majesté
d’éloquence et une grandeur solennelle que rien ne surpasse, dont la perfection prouve
qu’il est entré dans son domaine, et au-delà du prosateur promet le poëte
Est-il vraiment prosateur ? La dialectique empêtrée, l’esprit pesant et maladroit, la
rusticité fanatique et féroce, la grandeur épique des images soutenues et
surabondantes, le souffle et les témérités de la passion implacable et
toute-puissante, la sublimité de l’exaltation le Paradis et dans le Comus ce que vous avez rencontré dans le Traité de la
Réforme et dans les Remarques sur l’Opposant.
« Il m’a avoué, écrit Dryden, que Spenser avait été son modèle Voyez dans Lycidas la
prophétie contre l’archevêque Laud :grandeur, à la
façon d’Eschyle et des prophètes hébreux
Dans la profondeur des nuits, quand l’assoupissementArcades.
En même temps que le style, les sujets se trouvaient changés ; il resserrait et
ennoblissait le domaine comme le langage du poëte, et consacrait ses pensées comme ses
paroles. Celui, disait-il un peu plus tard, qui connaît la vraie nature de la poésie,
« découvre bientôt quelles méprisables créatures sont les rimeurs vulgaires, et quel
religieux, quel glorieux, quel magnifique usage on peut faire de la poésie dans les
choses divines et humaines »… « Elle est un don inspiré de Dieu, rarement accordé, et
cependant accordé à quelques-uns dans chaque nation, pouvoir placé à côté de la
chaire, pour planter et nourrir dans un grand peuple les semences de la vertu et de
l’honnêteté publique, pour apaiser les troubles de l’âme et remettre l’équilibre dans
les émotions, pour célébrer en hautes et glorieuses Reason of Church
government.)Adonis de Shakspeare ! Il se promène,
regarde, écoute, à cela se bornent ses joies ; ce ne sont que les joies Il Penseroso.Masques comme ceux de Ben Jonson, il imprimait son
caractère propre. C’étaient des amusements de château ; il en faisait des
enseignements de magnanimité et de constance : l’un d’eux, le Comus,
largement développé, avec une originalité entière et une élévation de style
extraordinaire, est peut-être son chef-d’œuvre, et n’est que l’éloge de la vertu.
Ici du premier élan, nous sommes dans les cieux. Un esprit, descendu au milieu des bois sauvages, prononce cette ode :
Devant le seuil étoilé du palais de Jupiter — est ma demeure, parmi ces formes
immortelles, — esprits éthérés, qui vivent lumineux — dans des sphères sereines d’air
paisible et pur, — au-dessus de la fumée et du tumulte de ce coin obscur — que les
hommes appellent la terre, étable vile — où, encombrés et confinés dans leurs basses
pensées, — ils luttent pour conserver une frêle et fiévreuse vie, — oubliant la
couronne que la vertu donne, — après les vicissitudes mortelles,
De tels personnages ne peuvent point parler ; ils chantent. Le drame est un opéra
antique, composé, comme le Prométhée, d’hymnes solennelles. Le
spectateur est transporté hors du monde réel. Ce ne sont point des hommes qu’il
écoute, mais des sentiments. Il assiste à un concert comme dans Shakspeare ; le Comus continue le Songe d’une nuit d’été, comme un
chœur viril de voix profondes continue la symphonie ardente et douloureuse des
instruments.
« Dans les sentiers embrouillés de cette forêt sourcilleuse, où l’ombre frissonnante
menace les pas du voyageur perdu », erre une noble dame, séparée de ses deux frères,
troublée par les cris sauvages et par la turbulente joie qu’elle entend dans le
lointain. Là-bas, le fils de Circé l’enchanteresse, le sensuel Comus danse et secoue
des torches parmi les clameurs des hommes changés en brutes ; c’est l’heure[NM] « où
les
Ô soyez les bienvenues, Foi aux regards purs, Espérance aux blanches mains, — ange,
qui voles au-dessus de ma tête, ceint de tes ailes d’or, — et toi, Chasteté sainte,
forme sans tache, — je vous vois clairement, et maintenant je crois — que lui, le
Bien suprême, qui ne souffre les êtres mauvais — que pour faire d’eux les serviles
ministres de sa vengeance, — enverrait un ange lumineux, s’il le fallait — pour
garder ma vie et mon honneur contre tout assaut. — Me trompé-je ? ou bien est-ce
qu’un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit ? — Je ne me trompe pas,
un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit, — et jette une lueur entre
l’ombre touffue des feuilles
Se peut-il qu’un mélange mortel d’argile terrestre — exhale l’enchantement divin de
pareils accents ? — Sûrement quelque chose de divin habite dans cette poitrine. —
Comme ils flottaient doucement sur les ailes — du silence, à travers la voûte vide de
la nuit !… — Souvent j’ai entendu ma mère Circé avec les trois sirènes — au milieu
des naïades aux robes de fleurs, — cueillant leurs herbes puissantes et leurs poisons
mortels, — emporter par leurs chants l’âme captive — dans le bienheureux Élysée ;
Scylla pleurait, — les vagues aboyantes se taisaient attentives, — et la cruelle
Charybde murmurait un doux applaudissement… — Mais un ravissement si sacré et si
profond, — une telle volupté de bonheur sans ivresse, — je ne l’ai jamais
ressentie
Ce sont déjà les chants célestes. Milton les décrit, et tout à la fois, il les
imite ; il fait comprendre ce mot
Le fils de Circé a emmené la noble dame trompée, et l’assied immobile dans un palais somptueux, devant une table exquise ; elle l’accuse, elle résiste, elle l’insulte, et le style prend un accent d’indignation héroïque, pour flétrir l’offre du tentateur.
Quand la débauche, — par des regards impurs, des gestes immodestes et un langage
souillé, — mais surtout par l’acte ignoble et prodigue du péché, — laisse entrer
l’infamie au plus profond de l’homme, — l’âme cadavéreuse s’infecte par contagion, —
ensevelie dans la chair et abrutie, jusqu’à ce qu’elle perde entièrement — le divin
caractère de son premier être. — Telles sont les lourdes et humides ombres funèbres —
que l’on voit souvent sous les voûtes des charniers et dans les sépulcres, —
attardées et assises auprès d’une tombe nouvelle, — comme par regret de quitter le
corps qu’elles aimaient
Confondu, il s’arrête, et au même instant les frères
Je revole maintenant vers l’Océan — et les climats heureux qui s’étendent — là où le jour ne ferme jamais les yeux, — là-haut, dans les larges champs du ciel. — Là je respire l’air limpide — au milieu des riches jardins — d’Hespérus et de ses trois filles — qui chantent autour de l’arbre d’or. — Parmi les ombrages frissonnants et les bois, — folâtre le Printemps joyeux et paré ; — les Grâces et les Heures au sein rose — apportent ici toutes leurs largesses ; — l’Été immortel y habite, — et les vents d’ouest, de leur aile parfumée, — jettent le long des allées de cèdres — la senteur odorante du nard et de la myrrhe. — Là Iris de son arc humide — arrose les rives embaumées où germent — des fleurs de teintes plus mêlées — que n’en peut montrer son écharpe brodée, — et humecte d’une rosée élyséenne — les lits d’hyacinthes et de roses où souvent repose le jeune Adonis — guéri de sa profonde
blessure — dans un doux sommeil, pendant qu’à terre — reste assise et triste la reine assyrienne. — Bien au-dessus d’eux, dans une lumière rayonnante, — le divin Amour, son glorieux fils, s’élève — tenant sa chère Psyché ravie en une douce extase. — Mortels qui voulez me suivre, — aimez la vertu, elle seule est libre, — elle seule peut vous apprendre à monter — plus haut que l’harmonie des sphères. — Ou si la vertu était faible, — le ciel lui-même s’inclinerait pour l’aider . To the ocean now I fly, And those happy climes that lie Where day never shuts his eye, Up in the broad fields of the sky : There I suck the liquid air All amidst the gardens fair Of Hesperus and his daughters three That sing about the golden tree : Along the crisped shades and bowers Revels the spruce and jocund spring ; The Graces, and the rosy-bosom’d Hours Thither all their bounties bring ; There eternal summer dwells, And west-winds, with musky wing, About the cedar’n alleys fling Nard and cassia’s balmy smells. Iris there with humid bow Waters the odorous banks, that blow Flowers of more mingled hue Than her purfled scarf can shew ; And drenches with Elysian dew (List, mortals, if your ears be true) Beds of hyacinth and roses, Where young Adonis oft reposes, Waxing well of his deep wound In slumber soft, and on the ground Sadly sits the Assyrian queen : But far above in spangled sheen Celestial Cupid, her fam’d son, advanc’d, Holds his dear Psyche sweet entranc’d After her wandering labours long, Till free consent the gods among Make her his eternal bride, And from her fair unspotted side Two blissful twins are to be born, Youth and Joy ; so Jove hath sworn. But now my task is smoothly done, I can fly, or I can run, Quickly to the green earth’s end, Where the bow’d welkin slow doth bend ; And from thence can soar as soon To the corners of the moon. Mortals, that would follow me, Love Virtue ; she alone is free : She can teach ye how to climb Higher than the sphery chime ; Or if Virtue feeble were, Heaven itself would stoop to her.
Devais-je marquer des maladresses, des bizarreries, des expressions chargées,
héritage de la Renaissance,
Ce fut là, je crois, son dernier poëme profane. Déjà, dans celui qui suit, Lycidas,
en célébrant, à la façon de Virgile, la mort d’un ami bien-aimé
Mais si le cœur est resté le même, le génie s’est transformé. La virilité a pris la
place de la jeunesse. La richesse est devenue moindre, et la sévérité plus grande.
Dix-sept années de combats et de malheurs ont enfoncé cette âme dans les idées
religieuses. La mythologie a fait place à la théologie ; l’habitude de la dissertation
a fini par abaisser l’essor lyrique ; l’érudition accrue a fini par surcharger le
génie original. Le poëte ne chante plus en vers sublimes, il raconte ou harangue en
vers graves. Il n’invente plus un genre personnel, il imite la tragédie ou l’épopée
antique. Il rencontre dans Samson une tragédie froide et haute, dans
le Paradis regagné une épopée froide et noble, et compose un poëme
imparfait et sublime, le Paradis perdu.
Plût à Dieu qu’il eût pu l’écrire, comme il l’essaya, en façon de drame, ou mieux,
comme le Prométhée
Mais le siècle de l’inspiration métaphysique, écoulé depuis longtemps, n’avait point
reparu encore. Bien loin dans le passé disparaissait Dante ; bien loin dans l’avenir
s’enfonçait Goethe. On n’apercevait point encore le Faust panthéiste et la vague
Nature qui engloutit les êtres changeants dans son sein profond ; on n’apercevait plus
le paradis mystique et l’immortel Amour dont la lumière idéale baigne les âmes
rachetées. Le protestantisme n’avait ni altéré ni renouvelé la nature divine ;
conservateur du symbole accepté et de l’ancienne légende, il n’avait transformé que la
C’est que son poëme, ayant supprimé l’illusion lyrique, laisse entrer l’examen
critique. Libres d’enthousiasme, nous jugeons ses personnages ; nous exigeons qu’ils
soient vivants, réels, complets, d’accord avec eux-mêmes, comme ceux d’un roman ou
d’un drame. N’écoutant plus des odes, nous voulons voir des objets et des âmes : nous
demandons qu’Ève et Adam agissent et sentent conformément à leur nature primitive, que
Dieu, Satan et le Messie agissent et
Ève et Adam, le premier couple ! J’approche, et je crois trouver l’Ève et l’Adam de
Raphaël, imités par Milton, disent les biographes, superbes enfants, vigoureux et
voluptueux, nus sous la lumière, immobiles et occupés devant les grands paysages,
l’œil luisant et vague, sans plus de pensée que le taureau ou la cavale couchés sur
l’herbe auprès d’eux. J’écoute, et j’entends un ménage anglais, deux raisonneurs du
temps, le colonel Hutchinson et sa femme. Bon Dieu ! habillez-les bien vite. Des gens
si cultivés auraient inventé avant toute chose les culottes et la pudeur. Quels
dialogues ! Des dissertations achevées par des gracieusetés, des sermons réciproques
terminés par des révérences. Quelles révérences ! Des compliments philosophiques et
des sourires moraux. « Je cédai, dit Ève, et depuis ce temps-là je sens combien la
beauté est surpassée par la grâce virile et par la sagesse, qui seule est
véritablement belle ! » Cher et savant poëte, vous eussiez été satisfait si quelqu’une
de vos trois femmes, bonne écolière, vous eût débité en manière de conclusion cette
solide maxime théorique. Elles vous l’ont débitée ; voici une scène de votre ménage :
respectability et il y a étudié la tirade morale. Écoutons cet homme qui n’a
pas encore goûté à l’arbre de la science. Un bachelier, dans son discours de
réception, ne prononcerait pas mieux et plus noblement un plus grand nombre de
sentences vides. « Ma belle compagne, l’heure de la nuit et toutes les créatures
retirées à présent dans le sommeil nous avertissent d’aller prendre un repos pareil,
puisque Dieu a établi pour les hommes le retour alternatif du repos et du travail,
comme de la nuit et du jour, et que la rosée opportune du sommeil, par sa douce et
assoupissante pesanteur, Ibid.)
L’ange parti, Ève, mécontente de son jardin, veut y faire des réformes, et propose à
son mari d’y travailler, elle d’un côté, lui d’un autre. « Ève, dit-il avec un sourire
d’approbation, rien ne pare mieux une femme que de songer aux biens de la maison, et
de pousser son mari à un bon travailpurgé par Cromwell ne sont guère plus
lourdes. Le serpent séduit Ève par une collection d’enthymèmes dignes du scrupuleux
Chillingworth, et là-dessus la fumée syllogistique monte dans cette pauvre tête. « La
défense de Dieu, se dit-elle, recommande encore ce fruit, puisqu’elle infère le bien
qu’il communique et notre besoin ; car un bien inconnu certes n’est pas possédé, ou
s’il est possédé et encore inconnu, c’est comme s’il n’était point possédé du tout.
De telles prohibitions ne lient point
Le flot des dissertations ne s’arrête pas ; du paradis, il monte dans l’empyrée : ni le ciel ni la terre, ni l’enfer lui-même ne suffiront à le réprimer.
De tous les personnages que l’homme puisse mettre en scène, Dieu est le plus beau.
Les cosmogonies des peuples sont de sublimes poëmes, et le génie des artistes
n’atteint son comble que lorsqu’il est soutenu par de telles conceptions. Les poëmes
sacrés des Hindous, les prophéties de la Bible, l’Edda, l’Olympe
Le Jéhovah de Milton est un roi grave qui représente convenablement, à peu près comme
Charles I Cela fait penser à l’histoire d’Irax, dans
Voltaire, condamné à souffrir sans trêve et sans fin les éloges de quatre
chambellans, et cette cantate : Dieu est si bien rabaissé
jusqu’à la condition de roi et d’homme, qu’il dit (à la vérité ironiquement) des
vers comme ceux-ci : Quand Raphaël descend sur la terre, les anges qui
montent la garde autour du paradis lui présentent les armes. Le trait
désagréable et marquant de ce paradis, c’est que le moteur universel y est
l’obéissance, tandis que chez Dante c’est l’amour.er. La première fois qu’on le rencontre, au troisième
livre, il est au conseil, et expose une affaire. Au style, on aperçoit sa belle robe
fourrée, sa barbe en pointe par Van Dyck, son fauteuil de velours et son dais doré. Il
s’agit d’une loi qui a de mauvais effets, et sur laquelle il veut justifier son
gouvernement. Adam va manger la pomme ; pourquoi avoir exposé Adam à la tentation ? Le
royal orateur disserte et démontre. « Adam est capable de se soutenir, quoique libre
de tomber. Tels j’ai créé tous les pouvoirs éthéréens, tous les esprits, ceux qui se
sont soutenus et ceux qui sont tombés. Librement les uns se sont soutenus, librement
les autres sont tombés. Sans cette liberté, er, très-versé dans les disputes des arminiens et des
gomaristes, très-habile sur le distinguo, et par-dessus tout
incomparablement ennuyeux. Pour faire écouter de telles tirades, il doit donner de
gros traitements à ses conseillers d’État. Son fils, le prince de Galles, lui répond
respectueusement du même style. Combien le Dieu de Goethe, demi-abstraction,
demi-légende, source d’oracles sereins, vision entrevue sur une pyramide de strophes
extatiquesking-partner, si l’on veut, son fils. Relisez le passage, et dites s’il er ou dans
le corps des cuirassiers de Cromwell. On y trouve des ordres du jour, une hiérarchie,
une soumission exacte, des corvées
Alors je me tournai pour voir d’où venait la voix qui me parlait, et m’étant tourné, je vis sept chandeliers d’or ;
Et au milieu des sept chandeliers quelqu’un qui ressemblait au Fils de l’homme, vêtu d’une longue robe et ceint sur la poitrine d’une ceinture d’or.
Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche et comme la neige, et ses yeux étaient comme une flamme de feu.
Ses pieds étaient semblables à l’airain le plus fin qui serait dans une fournaise ardente, et sa voix était comme le bruit des grandes eaux.
Il avait dans sa main droite sept étoiles ; une épée aiguë à deux tranchants sortait de sa bouche, et son visage resplendissait comme le soleil quand il luit dans sa force.
Dès que je l’eus vu, je tombai à ses pieds comme mort.
Quand Milton arrangeait sa parade céleste, il n’est pas tombé mort.
Mais si les habitudes innées et invétérées d’argumentation logique, jointes à la
théologie littérale du
Est-ce la région, le sol, le climat — que nous devons échanger contre le ciel ? cette
obscurité morne — contre cette splendeur céleste ? Soit fait ! puisque celui — qui
maintenant est souverain peut faire et ordonner à son gré — ce qui sera juste. Le plus
loin de lui est le mieux ; — la raison l’a fait notre égal, c’est la force — qui nous
a faits ses vaincus. Adieu, champs heureux, — où la joie pour toujours habite !
Salut, horreurs ! salut, — monde infernal ! Et toi, profond enfer, — reçois ton
nouveau possesseur ! une âme — qui ne sera changée ni par le lieu, ni par le temps ! —
L’âme est à elle-même sa propre demeure, et peut faire en soi — du ciel un enfer et
de l’enfer un ciel. — Qu’importe où je suis, si je suis toujours le même, — et ce
que je dois être, tout, hors l’égal de celui — que le tonnerre a fait plus grand ? Ici
du moins — nous serons libres ; le maître absolu n’a pas bâti ceci — pour nous
l’envier, ne nous chassera pas d’ici. — Ici nous pouvons régner tranquilles, et à mon
choix ; — régner est digne d’ambition, fût-ce dans l’enfer. — Mieux vaut régner dans
l’enfer que servir dans le ciel
Cet héroïsme sombre, cette dure obstination, cette poignante ironie, ces bras
orgueilleux et roidis qui
Autour de lui comme en lui, tout est grand. L’enfer de Dante n’est qu’un atelier de
tortures, où les chambres superposées descendent par étages réguliers jusqu’au dernier
puits. L’enfer de Milton est immense et vague, « donjon horrible, flamboyant comme une
Aussi grand que cette créature de l’Océan, — Léviathan, que Dieu entre toutes ses
œuvres — créa la plus énorme parmi tout ce qui nage dans les courants de la mer… —
Parfois, lorsqu’il sommeille sur l’écume de Norvége, — le pilote de quelque petit
esquif perdu dans la nuit, — le prenant pour une île, au dire des matelots, —
enfonce l’ancre dans son écorce écailleuse, — et s’amarre à son côté sous le vent,
pendant que la nuit — assiége la mer et retarde le matin désiré
Spenser a trouvé des figures aussi grandes, mais il n’a pas le sérieux tragique qu’imprime dans un protestant l’idée de l’enfer. Nulle création poétique n’égale pour l’horreur et le grandiose le spectacle que rencontre Satan au sortir de son cachot.
Enfin apparaissent — les bornes de l’enfer, hautes murailles qui montent jusqu’à
l’horrible toit, — et les portes trois fois triples, palissadées de feu circulaire, —
et pourtant non consumées. Devant les portes était assise — de chaque côté une
formidable figure. — L’une semblait une femme jusqu’à la ceinture et belle, — mais
finissait ignoblement en replis écailleux, — volumineux et vastes, serpent armé —
d’un mortel aiguillon. À sa ceinture, — une meute de chiens d’enfer éternellement
aboyaient — de leurs larges gueules cerbéréennes béantes, et sonnaient — une hideuse
volée, et cependant,
L’autre forme, — si l’on peut appeler forme ce qui n’avait point de forme distincte — dans les membres, dans les articulations, dans la stature, — ou substance, ce qui paraissait une ombre…
Elle était debout, noire comme la nuit, — farouche comme dix furies, terrible comme
l’enfer, — et secouait un dard formidable. Ce qui semblait sa tête — portait
l’apparence d’une couronne royale. — Satan approchait maintenant, et de son siége, —
le monstre, avançant sur lui, vint aussi vite — avec d’horribles enjambées. L’enfer
trembla comme il marchait. — L’ennemi, intrépide, admira ce que ceci pouvait être, —
admira, ne craignit pas
Le souffle héroïque du vieux combattant des guerres civiles anime la bataille
infernale, et si l’on demandait
De là le sublime de ses paysages. Si l’on ne craignait le paradoxe, on dirait qu’ils sont une école de vertu. Spenser est une glace unie qui nous remplit d’images calmes. Shakspeare est un miroir brûlant qui nous blesse coup sur coup de visions multipliées et aveuglantes. L’un nous distrait, l’autre nous trouble. Milton nous élève. La force des objets qu’il décrit passe en nous ; nous devenons grands par sympathie pour leur grandeur. Tel est l’effet de sa peinture de la Création. Le commandement efficace et serein du Messie laisse sa trace dans le cœur qui l’écoute, et l’on se sent plus de vigueur et plus de santé morale à l’aspect de cette grande œuvre de la sagesse et de la volonté.
Ils étaient debout, sur le sol céleste, et du rivage — ils contemplaient le vaste incommensurable abîme, — tumultueux comme la mer, noir, dévasté, sauvage, — du haut jusqu’au fond retourné par des vents furieux — et par des vagues soulevées comme des montagnes, pour assaillir — la hauteur du ciel, et avec le centre confondre les pôles. — « Silence, vous, vagues troublées, et toi, abîme ; paix ! — dit la parole créatrice ; que votre discorde cesse. »
— « Que la lumière soit ! » dit Dieu, et soudain la lumière — éthérée,
— La terre était formée, mais dans les entrailles des eaux — encore enclose, embryon
inachevé, — elle n’apparaissait pas. Sur toutes les faces de la terre, — le large
Océan coulait, non oisif, mais d’une chaude — humeur fécondante, il adoucissait tout
son globe, — et la grande mère fermentait pour concevoir, — rassasiée d’une moiteur
vivante, quand Dieu dit : — « Rassemblez-vous, maintenant, eaux qui êtes sous le ciel,
— en une seule place, et que la terre sèche apparaisse ! » — Au même moment, les
montagnes énormes apparaissent — surgissantes, et soulèvent leurs larges dos nus —
jusqu’aux nuages ; leurs cimes montent dans le ciel. — Aussi haut que se levaient les
collines gonflées, aussi bas — s’enfonce un fond creux, large et profond, — ample lit
des eaux. Elles y roulent — avec une précipitation joyeuse, hâtives — comme des
gouttes qui courent, s’agglomérant sur la poussière
Ce sont là les paysages primitifs, mers et montagnes immenses et nues, comme Raphaël
en trace
Quittons, ces spectacles surhumains ou fantastiques. Un simple coucher de soleil les égale. Milton le peuple d’allégories solennelles et de figurés royales, et le sublime naît du poëte comme tout à l’heure il naissait du sujet.
Le soleil tombait, revêtant d’or et de pourpre reflétés — les nuages qui font le
cortége de son trône occidental. — Alors se leva le soir tranquille, et le crépuscule
gris — habilla toutes les choses de sa grave livrée. — Le silence le suivit, car,
oiseaux et bêtes, — les uns sur leurs lits de gazon, les autres dans leurs nids, —
s’étaient retirés, tous, excepté le rossignol qui veille. — Tout le long de la nuit,
il chanta sa mélodie amoureuse. — Le silence était charmé. Bientôt le firmament
brilla — de vivants saphirs. Hespérus, qui conduisait — l’armée étoilée, s’avançait le
plus éclatant, jusqu’à ce que la lune — se leva dans sa majesté entre les nuages, puis
enfin, — reine visible, dévoila sa clarté sans rivale, — et sur l’obscurité jeta son
manteau d’argent
Les changements de la lumière sont devenus ici une home, nous apercevons une nouvelle littérature et
un autre temps.
Étrange grand homme et spectacle étrange ! Il est né avec l’instinct des choses
nobles, et cet instinct fortifié en lui par la méditation solitaire, par
l’accumulation du savoir, par la rigidité de la logique, s’est
Placé par le hasard entre deux âges, il participe à leurs deux natures, comme un
fleuve qui, coulant entre deux terres différentes, se teint de leurs deux couleurs.
Poëte et protestant, il reçut de l’âge qui finissait le libre souffle poétique, et de
l’âge qui commençait la sévère religion politique. Il employa l’un au service de
l’autre, et déploya l’inspiration ancienne en des sujets nouveaux. Dans son œuvre, on
reconnaît deux Angleterres : l’une passionnée pour le beau, livrée aux émotions de la
sensibilité effrénée et aux fantasmagories de l’imagination pure, sans autre règle que
les sentiments naturels, sans autre religion
1. LES VIVEURS.
I. Les excès du puritanisme. — Comment ils amènent les excès du sensualisme.
II. Peinture de ces mœurs par un étranger. — Les Mémoires de Grammont. — Différence de la débauche en France et en Angleterre.
III. L’Hudibras de Butler. — Platitude de son comique et âpreté de
sa rancune.
IV. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la cour. — Rochester, sa vie, ses poëmes, son style, sa morale.
V. Quelle est la philosophie qui convient à ces mœurs. — Hobbes, son esprit et son style. — Ses retranchements et ses découvertes. — Sa méthode mathématique. — En quoi il se rapproche de Descartes. — Sa morale, son esthétique, sa politique, sa logique, sa psychologie, sa métaphysique. — Esprit et objet de sa philosophie.
VI. Le théâtre. — Changement dans le goût et dans le public. — L’auditoire avant la Restauration, et l’auditoire après la Restauration.
VII. Dryden. Disparates de ses comédies. — Maladresse de ses indécences. — Comment
il traduit l’Amphitryon de Molière.
VIII. Wycherley. — Sa vie. — Son caractère. — Sa tristesse, son âpreté et son
impudeur. — L’Amour au bois, l’Épouse campagnarde, le Maître de
danse. — Peintures licencieuses et détails repoussants. — Son énergie et son
réalisme. — Rôles d’Olivia et de Manly dans son Plain dealer. —
Paroles de Milton.
2. LES MONDAINS.
I. Apparition de la vie mondaine en Europe. — Ses conditions et ses causes. — Comment elle s’établit en Angleterre. — Les modes, les amusements, les conversations, les façons et les talents de salon.
II. Avénement de l’esprit classique en Europe. — Ses origines. — Ses caractères. — Différence de la conversation sous Élisabeth et sous Charles II.
III. Sir William Temple. — Sa vie, son caractère, son esprit, son style.
IV. Les écrivains à la mode. — Leur langage correct, leurs façons galantes. — Sir Charles Sedley, le comte de Dorset, Edmund Waller. — Ses sentiments et son style. — En quoi il est poli. — En quoi il n’est pas assez poli. — Culture du style. — Manque de poésie. — Caractère de la poésie et du style classiques et monarchiques.
V. Sir John Denham. — Son poëme de Cooper’s Hill. — Ampleur
oratoire de ses vers. — Gravité anglaise de ses préoccupations morales. — Comment
les gens du monde et les écrivains se modèlent alors sur la France.
VI. Les comiques. — Comparaison de ce théâtre et de celui de Molière. — L’ordre des idées dans Molière. — Les idées générales dans Molière. — Comment chez Molière l’odieux est dissimulé, quoique la vérité soit peinte. — Comment chez Molière l’honnête homme reste homme du monde. — Comment l’honnête homme de Molière est un modèle français.
VII. L’action. — Entre-croisement des intrigues. — Frivolité des intentions. — Âpreté des caractères. — Grossièreté des mœurs. — En quoi consiste le talent de Wycherley, Congrève, Vanbrugh et Farquhar. — Quels personnages ils peuvent composer.
VIII. Les personnages naturels. — Le mari, sir John Brute, le squire Sullen. — Le père, sir Tunbelly. — La jeune fille, miss Hoyden. — Le jeune garçon, le squire Humphry. — Idée de la nature d’après ce théâtre.
IX. Les personnages artificiels. — Les femmes du monde. — Miss Prue. Lady Wishfort. Lady Pliant. Mistress Millamant. — Les hommes du monde. Mirabell. — Idée de la société d’après ce théâtre. — Pourquoi cette culture et cette littérature n’ont pas produit d’œuvres durables. — En quoi elles sont opposées au caractère anglais. — Transformation du goût et des mœurs.
X. La prolongation de la comédie. — Sheridan. — Sa vie. — Son talent. — L’École de médisance. — Comment la comédie dégénère et s’éteint. —
Causes de la décadence du théâtre en Europe et en Angleterre.
Lorsqu’on feuillette tour à tour l’œuvre des peintres de la cour sous Charles Ier, puis sous Charles II, et qu’on quitte les nobles portraits de
Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et profonde : on sortait d’un
palais, on tombe dans un mauvais lieu.
Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en devenant hommes de
cour, de ces grandes dames si simples qui semblent à la fois princesses et jeunes
filles, de ce monde généreux et héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la
flamme de la Renaissance, où reluit déjà la politesse de l’âge moderne, on rencontre
des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l’air ignoble ou dur, incapables de
pudeur ou de pitié
Tout cela était venu par contraste : le puritanisme avait amené l’orgie, et les
fanatiques avaient décrié la vertu. Pendant de longues années, la sombre imagination
anglaise, saisie de terreurs religieuses, avait désolé la vie humaine. La
conscience, à l’idée de la mort et de l’obscure éternité, s’était troublée ; des
anxiétés sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d’épines, et le
cœur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par prendre en dégoût tous
ses plaisirs et en horreur tous ses instincts. Ainsi empoisonné dans sa source, le
divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. L’homme, déclaré
pervers et damné, se croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul
effort et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins que la
main d’en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la pierre scellée de ce
tombeau. Il avait mené la vie d’un condamné, bourrelée et angoisseuse, opprimée par
un désespoir morne, et hantée de spectres. Tel s’était cru souvent sur le point de
mourir : tel autre, à l’idée d’une croix, était traversé d’hallucinations
douloureusesCromwell’s speeches and
letters, t. I, p. 48.
Pour comble, le fanatisme s’était changé en institution : le sectaire avait noté
tous les degrés de la transfiguration intérieure, et réduit en théorie
l’envahissement du rêve : il travaillait avec méthode à chasser la raison pour
introniser l’extase. Fox en faisait l’histoire, Bunyan en donnait les règles, le
Parlement en offrait l’exemple, toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des
ouvriers, des soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s’animaient par
les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une nouvelle vie
s’était déployée, qui avait flétri et proscrit l’ancienne. Tous les goûts temporels
étaient supprimés, toutes les joies sensuelles étaient interdites ; l’homme
spirituel restait seul debout sur les ruines du reste, et le cœur, exclu de toutes
ses issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de son
funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les yeux au ciel, les
traits tirés, jaune et hagard, les cheveux ras, vêtu de brun ou de noir, sans
ornements, ne s’habillant que pour se couvrir. Si quelqu’un avait les joues pleines,
il passait pour tiède In 1652 the kirk-session of Glasgow « brot
boyes and servants before them, for breaking the Sabbath and other faults.
They had clandestine censors, and gave money to some for this end. » (Buckle,
Even yearly in the
18th century the « most popular divines » in Scotland affirmed that Satan
« frequently appears clothed in a corporeal substance. » ( « No husband shall kiss his wife, and no mother
shall kiss her child on the Sabbath-day. » ( The quhilk day the Sessioune caused mak this act, that ther sould
be no pypers at brydels, etc. ( 1719. The
presbytery of Edinburgh indignantly declares : « Yea, some have arrived at
that height of impiety as not to be ashamed of washing in water and swimming
in rivers upon the holy Sabbath. » ( « I think
David had never so sweet a time as then, when he was pursued as a partridge by
his son Absalom. » (Gray’s Voir tout le chapitre où Buckle a décrit, d’après
les textes, l’état de l’Écosse au dix-septième siècle.Pictorial history, t. III, p. 489.History of Civilisation, I, 346.)Ibid., 367.)Ibid.,
385.)Ibid., 389.)Ibid.)Great and Precious
Promises.)
Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et engorgé, l’esprit public se précipita de tout son poids naturel et de toute sa masse acquise dans le lit qu’on lui avait fermé. L’élan emporta les digues. Le violent retour aux sens noya la morale. La vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée avec l’honnêteté, laissa l’homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature disparurent ; il n’en resta que l’animal sans frein ni guide, lancé par ses convoitises à travers la justice et la pudeur.
Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère.
C’est que leurs façons françaises font illusion. La débauche du Français n’est qu’à
demi choquante ; si l’animal en lui se déchaîne, c’est sans trop d’excès. Son fonds
n’est pas, comme chez l’autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace
brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde
sous son voisinfinish à Londres, les gentlemen s’amusaient à soûler de
belles filles parées en robe de bal ; puis quand elles tombaient inertes, à leur
faire avaler du poivre, de la moutarde et du vinaigre. (Flora Tristan, 1840, Promenades dans Londres, chap. VIII. — Témoin oculaire.)
Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la
brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’État disait que
chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et
d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande
crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de
nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans
après le retour du roi, Butler publie son Hudibras : avec quels
applaudissements ! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement
s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec
quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative ! Çà et
là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout
le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant.
Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un
chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des
gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon
d’Avellanedal’Énéide
travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque
entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire
ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi
prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute
une moitié du poëme. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées,
de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût ; le style puritain est
transformé en un baragouin absurde, et la rancune enfiellée, manquant son but par
son excès même, défigure le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel
écrivain fait le joli, qu’il veut nous égayer, qu’il prétend être agréable ? La
belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu
dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il
figurait le déclin des gouvernements, et sa bêche
Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers
le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand
chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et les plus honnêtes de la
cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des
œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les
paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le
chancelier « Mr. Evelyn tells me of several of the menial servants of the
Court lacking bread, that have not received a farthing wages since the king’s
coming in. » (1667. Pepys.) Mr. Povy says that to this day the king do
follow the women as much as he ever did. — That the Duke of York hath come out
of his wife’s bed and gone to others laid in bed for him ; that the family (of
the duke) is in horrible debt, by spending above 60000 liv. per annum, when he
hath not 40000 liv. It is certain that, as it now is, the seamen of
England, in my conscience, would, if they could, go over and serve the King of
France or Holland, rather than us. (24 juin 1667. la femme à la Tour, où
elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne
vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte
au Parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son
consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. » Quelle vertu romaine !
Et de peur de n’être pas cru, il insiste : « Quiconque connaîtra le chancelier
croira qu’il a dit cela de tout son cœur. » Il n’est pas encore content, il répète
son avis, il s’adresse au roi avec toutes sortes de raisons concluantes pour obtenir
qu’on tranche la tête à sa fille. « J’aimerais mieux me soumettre à son déshonneur
et le supporter en toute humilité que le voir réparé par son mariage, pensée que
j’exècre si fort que je serais bien plus content de la voir morte avec toute
l’infamie qui est due à sa présomption ! » Voilà comment, en cas difficile, un homme
garde ses traitements et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes du
duc d’York, fit mieux encore ; il jura solennellement « qu’il avait couché » avec la
jeune fille, et se dit prêt à l’épouser « pour l’amour du duc, quoique sachant le
commerce du duc avec elle. » Puis un peu après il avoua qu’il avait menti, mais en
tout bien, tout honneur, afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce
beau dévouement fut payé ; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut créé
comte de Falmouth. Dès l’abord, la bassesse des corps publics avait égalé celle des
particuliers. La Chambre des communes, tout à l’heure reine, encore pleine de
presbytériens, de rebelles et de vainqueurs, vota « que ni elle ni le peuple
d’Angleterre ne pouvaient être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste
peine, s’ils ne s’appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés par Sa
Majesté dans la déclaration de Breda. » Puis tous ces héros allèrent en corps se
jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur monarque. Dans cet affaissement
universel, il semblait que personne n’avait plus de cœur. Le roi se fait le
mercenaire de Louis XIV, et vend son pays pour une pension de 200000 livres. Des
ministres, des membres du Parlement, des ambassadeurs reçoivent l’argent de la
France. La contagion gagna jusqu’aux patriotes, jusqu’aux plus purs, jusqu’aux
martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles ; Algernon Sidney accepta
500 guinées. Ils n’ont plus assez de goût pour garder un peu d’esprit, ils n’ont
plus assez d’esprit pour garder un peu d’honneurIbid.)
Si vous regardez l’homme ainsi découronné, vous y retrouverez d’abord les instincts
sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la Chambre des communes, sir John
Coventry, avait laissé échapper une parole qu’on prit pour un blâme des galanteries
royales. Le duc de Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l’ordre du
roi, par d’honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu’à l’os. Un
scélérat, Blood, avait tenté d’assassiner le duc d’Osmond et poignardé le gardien de
la Tour pour voler les diamants de la couronne. Charles II, jugeant que cet homme
était intéressant et distingué dans son genre, lui fit grâce, lui donna un domaine
en Irlande, l’admit dans sa familiarité face à face avec le duc d’Osmond, si bien
que Blood devint une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si
beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de la comtesse de
Shrewsbury, tue le comte en duel ; la comtesse, déguisée en page, tenait le cheval
de Buckingham, qu’elle embrassa tout sanglant ; puis ce couple de meurtriers et
d’adultères revint publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne
s’étonne plus d’entendre le comte de Kœnigsmark traiter « de peccadille » un
assassinat qu’il avait commis avec guet-apens. Je traduis un duel d’après Pepys,
pour faire comprendre ces mœurs de soudards et de coupe-jarrets. « Sir Henri
Bellasses et Tom Porter, les deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et
sir Henri Bellasses parlait un peu plus haut que d’ordinaire, lui donnant quelque
avis. Quelqu’un de la compagnie qui était là dit : — Comment ! est-ce qu’ils se
querellent qu’ils parlent si haut ? — Sir Henri Bellasses, entendant cela, dit : —
Non, et je veux que vous sachiez que je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez
cela pour une de mes règles. — Comment, dit Tom Porter, frapper ? Je voudrais bien
voir l’homme d’Angleterre qui oserait me donner un coup. — Là-dessus sir Henri
Bellasses lui donna un soufflet sur l’oreille, et ils allèrent pour se battre… Tom
Porter apprit que la voiture de sir Henri Bellasses arrivait ; alors il sortit du
café où il attendait les nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses
de sortir. — Bien, dit sir Henri Bellasses, mais vous ne m’attaquerez
pas pendant que je descendrai, n’est-ce pas ? — Non, dit Tom Porter. Il
descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et sir Henri
Bellasses si fort, qu’il mourut dix jours après. » Ce n’étaient pas ces bouledogues
qui pouvaient avoir pitié de leurs ennemis. La Restauration s’ouvrit par une
boucherie. Les lords conduisirent le procès des républicains avec une impudence de
cruauté et une franchise de rancune extraordinaires. Un shériff se colleta sur
l’échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui arrachant un papier
qu’il essayait de lire. Pendant le procès du major général Harrison, le bourreau fut
placé à côté de lui, en habit sinistre, une corde à la main ; on voulait lui donner
tout au long l’avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré ;
il vit ses entrailles jetées dans le feu ; puis il fut coupé en quartiers, et son
cœur encore palpitant fut arraché et montré au peuple. Les cavaliers par plaisir
venaient là. Tel renchérissait ; le colonel Turner, voyant qu’on coupait en
quartiers le légiste John Coke, dit aux gens du shériff d’amener plus près Hugh
Peters, autre condamné ; l’exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges,
demanda au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de
Cromwell, d’Ireton, de Bradshaw furent déterrés le soir, et les têtes plantées sur
des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le
bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient
tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat
n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que
le cœur.
Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Il faut lire la vie du comte de
RochesterÉtude détaillée sur
Rochester, par M. Forgues. (Revue des Deux-Mondes, août et
septembre 1857.)
Tout en haut, le roi donne l’exemple. « Ce vieux bouc », comme l’appellent les
courtisans, se croit gai et élégant ; quelle gaieté et quelle élégance ! L’air
français ne va pas aux gens d’outre-Manche. Catholiques, ils tombent dans la
superstition étroite ; épicuriens, dans la grosse débauche ; courtisans, dans la
servilité basse ; sceptiques, dans l’athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter
que nos ameublements et nos costumes. L’extérieur de régularité et de décence que le
bon goût public maintient à Versailles est rejeté d’ici comme incommode. Charles et
son frère, en robe d’apparat, se mettent à courir comme au carnaval. Le jour où la
flotte hollandaise brûla les navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la
duchesse de Monmouth et s’amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant qu’on
exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et Buckingham
l’injuriaient de reparties insolentes ou d’épigrammes dévergondées, il s’emportait
et les laissait faire. Il se prenait de gros mots avec sa maîtresse publiquement ;
elle l’appelait imbécile, et il l’appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin,
« si bien que les sentinelles elles-mêmes en parlaientballeurs (ballers). Elle s’est formée de quelques
jeunes fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse
d’Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s’y livrait à tous les
débordements imaginables ; on y dansait à l’état de pure nature. » L’inconcevable,
c’est que cette kermesse n’est point gaie : ils sont misanthropes et deviennent
moroses ; ils citent le lugubre Hobbes et l’ont pour maître. En effet, c’est la
philosophie de Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier
trait.
Celui-ci est un de ces esprits puissants et limités qu’on nomme positifs, si
fréquents en Angleterre, de la famille de Swift et de Bentham, efficaces et brutaux
comme une machine d’acier. De là chez lui une méthode et un style d’une sécheresse
et d’une vigueur extraordinaires, les plus capables de construire et de détruire ;
de là une philosophie qui, par l’audace de ses dogmes, a mis dans une lumière
immortelle une des faces indestructibles de l’esprit humain. Dans chaque objet, dans
chaque événement, il y a quelque fait primitif et constant qui en est comme le noyau
solide, autour duquel viennent se grouper les riches développements qui l’achèvent.
L’esprit positif s’abat du premier coup sur ce noyau, écrase l’éclatante végétation
qui le recouvre, la disperse, l’anéantit, puis, concentrant sur lui tout l’effort de
sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et l’érige en un lieu visible
d’où il brillera désormais à tous et pour toujours comme un cristal. Tous les
ornements, toutes les émotions sont exclus du style de Hobbes ; ce n’est qu’un amas
de raisons et de faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la
déduction comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou recherché.
Il ne prend que les plus familiers de l’usage commun et durable ; depuis deux cents
ans, il n’y en a pas douze chez lui qui aient vieilli ; il perce jusqu’au centre du
sens radical, écarte l’écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide
qui est la matière permanente de toute pensée et l’objet propre du sens commun.
Partout, pour affermir, il retranche ; il atteint la solidité par les suppressions.
De tous les liens qui unissent les idées, il n’en garde qu’un, le plus stable ; son
style n’est qu’un raisonnement continu et de l’espèce la plus tenace, tout composé
d’additions et de soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples
qui, s’ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des autres, forment
sous des noms divers des totaux ou des différences dont on suit toujours la
génération et dont on démêle toujours les éléments. Il a pratiqué d’avance la
méthode de Condillac, remontant dès l’abord au fait primordial, tout palpable et
sensible, pour suivre de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont
il est la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre, peut à
chaque moment justifier l’exactitude de son opération et vérifier la valeur de ses
produits. Un pareil instrument logique fauche à travers les préjugés avec une
roideur et une hardiesse d’automate. Hobbes déblaye la science des mots et des
théories scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles et
intelligibles, il rejette l’autorité des citations
Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées,
ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu
d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et
intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie
humaine à la volupté animale ; par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature
humaine à la partie animale. Les courtisans étaient athées et brutaux en pratique :
il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et
de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient
effacé de leurs cœurs tous les sentiments fins et nobles : il effaçait du cœur tous
les sentiments nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel
de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes Nemo dat nisi respiciens ad bonum sibi. Amicitiæ bonæ,
nempe utiles. Nam amicitiæ cùm ad multa alia, tum ad præsidium
conferunt. Sapientia utile. Nam præsidium in se habet nonnullum.
Appetibile est per se, id est jucundum. Item pulchrum, quia acquisitio
difficilis. Non enim qui sapiens est, ut dixere stoici, dives est, sed
contra qui dives est sapiens est dicendus. Ignoscere veniam petenti
pulchrum. Nam indicium fiduciæ sui. Imitatio jucundum, revocat enim
præterita. Præterita autem si bona fuerint, jucunda sunt repræsentata, quia
bona. Si mala, quia præterita. Jucunda igitur musica, pictura,
poesis. Omnis societas vel
commodi causa vel gloriæ, hoc est, sui, non sociorum amore
contrahitur. Statuendum originem magnarum et diuturnarum societatum non
a mutua benevolentia, sed a mutuo metu exstitisse. Voluntas lædendi
omnibus inest in statu naturæ. Status hominum naturalis antequam in
societatem coiretur, bellum. Neque hoc simpliciter, sed bellum omnium in
omnes. Bellum sua natura sempiternum. Corpus et substantia idem significant, et proinde vox composita substantia
incorporea est insignificans æque ac si quis diceret corpus
incorporeum. Quidquid imaginamur finitum est. Nulla ergo est idea neque
conceptus qui oriri potest a voce hac, infinitum. Recidit ratiocinatio
omnis ad duas operationes animi, additionem et substractionem. Genus et
universale nominum non rerum nomina sunt. Veritas in dicto non in re
consistit. Sensio igitur in sentiente nihil aliud esse potest præter
motum partium aliquarum intus in sentiente existentium, quæ partes motæ
organorum quibus sentimus partes sunt.Iliade. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. « Si la sagesse est
utile, c’est qu’elle est de quelque secours ; si elle est désirable en soi, c’est
qu’elle est agréable. » Ainsi nulle dignité dans la science : c’est un passe-temps
ou une aide, bonne au même titre qu’un domestique ou un pantin. L’argent, étant plus
utile, vaut mieux. C’est pourquoi « celui qui est sage n’est pas riche, comme disent
les stoïciens, mais celui qui est riche est sage
Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que
le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt.
Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de
Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été
Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher ! Quelles âmes jeunes et charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, devant ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont l’essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poëte vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats, par-dessus tout l’extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu’ils venaient chercher. Ils montaient d’eux-mêmes au plus haut du monde idéal ; ils voulaient contempler les extrêmes générosités, l’amour absolu ; ils ne s’étonnaient point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie transfigure ; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier coup ses excès et ses caprices ; ils n’avaient pas besoin d’être préparés ; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où l’imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces, développe tout d’un coup l’homme, et dans l’homme ce qu’il y a de plus exalté et de plus exquis.
Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la
française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des
lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d’agréments extérieurs ;
mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans
l’amour que le plaisir, et dans l’homme que les sens : un Rochester au lieu d’un
Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la
fantaisie ? La comédie romanesque est hors de sa portée ; il ne peut saisir que le
monde réel, et dans ce monde l’enveloppe palpable et grossière. Donnez-lui une
peinture exacte de la vie ordinaire, des événements plats et probables, l’imitation
littérale de ce qu’il fait, et de ce qu’il est ; mettez la scène à Londres, dans
l’année courante ; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens
avec les marchandes d’oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation
française. Qu’il se reconnaisse, qu’il retrouve les gens et les façons qu’il vient
de quitter à sa taverne ou dans l’antichambre ; que le théâtre et la rue soient de
plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie ; il s’y traînera
également dans la vulgarité et dans l’ordure ; il n’aura besoin pour y assister ni
d’imagination, ni d’esprit ; il lui suffira d’avoir des yeux et des souvenirs. Cette
exacte imitation lui fournira l’amusement en même temps que l’intelligence. Les
vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront
par réminiscence. L’auteur d’ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le
réveille ; il s’agit ordinairement d’un père ou d’un mari qu’on trompe. Les beaux
gentilshommes prennent comme l’écrivain le parti du galant, s’intéressent à ses
progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu’on
débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le
chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des
soupers, l’impudence des scènes aventurées jusqu’aux démonstrations physiques, les
chansons risquées, les gueulées
Dryden, qui un des premiers « We
love to get our mistresses, and purr over them, as cats do over mice, and then
let them get a little way, and all the pleasure is to pat them back
again. » Wildblood dit à sa maîtresse : « I am none of those unreasonable
lovers that propose to themselves the loving to eternity. A month is commonly my
stint. » — Et Jacintha répond : « Or would not a fortnight serve our turn ? »
( Souvent, à la barbarie de ses
plaisanteries, on dirait qu’il traduit Hobbes. Et tout à côté on rencontre des allusions politiques. Cela
peint temps. Par exemple, Torrismond dit pour s’excuser d’épouser la
reine : Lorsque Jupiter sort, alléguant qu’il est jour, Alcmène lui
dit : Comparez la matrone romaine de Plaute et l’honnête
dame française de Molière à cette personne expansive.Wild Galant
est de 1662.Paradis de Milton, la Tempête et le Troilus de Shakspeare. Un autre jour, dans l’Amour au
Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le
Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a
tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poëtes
nationaux, tantôt des figures recherchées et de l’esprit pointillé comme Calderon et
Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversements de trônes et les
peintures de mœurs. Mais dans ce compromis maladroit l’âme poétique de l’ancienne
comédie a disparu : il n’en reste que le vêtement et la dorure. L’homme nouveau se
montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand
seigneur, d’autant plus choquant que Dryden en cela contrarie son talent, qu’il est
au fond sérieux et poëte, qu’il suit la mode et non sa pensée, qu’il fait le
libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jourMock Astrologer.)Moine espagnol, la reine, assez honnête femme,
dit à Torrismond qu’elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l’épouser, lui
Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre : « Maintenant, dit
la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse nuit, est à vous et à moiAmphitryon, par exemple, il la trouve trop modeste ; il en ôte les
adoucissements, il en alourdit le scandale. « Le roi et le prêtre, dit Jupiter, sont
en quelque manière contraints par convenance d’être des hypocrites bien masqués
J’en passe plusieurs : Crowne, l’auteur de Sir Courtly Nice ;
Shadwell, l’imitateur de Ben Jonson ; mistress Afra Behn, qui se fit appeler Astrée,
espion et courtisane, payée par le gouvernement et par le public. Etheredge est le
premier qui, dans son Homme à la mode, donne l’exemple de la
comédie imitative et peigne uniquement les mœurs d’alentour ; du reste franc viveur
et contant librement ses habitudes. « Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne
songer à rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous » : c’étaient là
ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, « il fait de graves révérences,
converse avec les sots, écrit des lettres insipidesgentleman. Ce mérite
et le succès d’une pièce ignoble, l’Amour au bois, attirèrent sur
lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi et de tout le monde.
Cette femme, qui ramassait des danseurs de corde, le ramassa un jour au beau milieu
du Ring. Elle mit la tête à la portière et lui cria publiquement : « Monsieur, vous
êtes un maraud, un drôle, un fils de… » Touché de ce compliment, il accepta ses
bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit, épousa une
femme de mauvaises mœurs, se ruina, resta sept ans en prison pour dettes, passa le
reste de sa vie dans les embarras d’argent, regrettant sa jeunesse, perdant la
mémoire, écrivaillant de mauvais vers qu’il faisait corriger par Pope avec toutes
sortes de tiraillements d’amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant son
corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le libertinage, jouant
le misérable rôle de viveur édenté et de polisson en cheveux blancs. Onze jours
avant sa mort, il avait épousé une jeune fille qui se trouva une coquine. Il finit
comme il avait commencé, par la maladresse et l’inconduite, n’ayant réussi ni à être
heureux ni à être honnête, n’ayant employé un esprit viril et un talent vrai que
pour son mal et le mal d’autrui.
C’est qu’il n’était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais, c’est-à-dire
énergique et sombre, répugnait à l’insouciance aisée et aimable qui permet de
prendre la vie comme une partie de plaisir. Son style est travaillé et pénible. Son
ton est virulent et acerbe. Il fausse souvent la comédie pour arriver à la satire
haineuse. L’effort et l’animosité se marquent dans tout ce qu’il dit et fait dire.
C’est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l’autre, mais actif et
irrité, qui ne voit que du vice dans l’homme, et se sent homme jusqu’au fond. Le
seul travers qu’il repousse, c’est l’hypocrisie ; le seul devoir qu’il prescrive,
c’est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par
avouer le sien. « Quoique je ne sache pas mentir comme les poëtes, dit-il, je suis
aussi vain qu’eux » ; puis, parlant de sa reconnaissance : « Voilà, madame, la
gratitude des poëtes, qui, en bon anglais, n’est qu’orgueil et ambition
Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est une œuvre de
psychologie, voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque
égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœurMadame Bovary, par G. Flaubert.l’Amour au bois, à travers les
complications des rendez-vous nocturnes et des viols acceptés ou commencés, on voit
un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme
du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à sa porte ;
l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut
vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène
alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas
financer. « Payez donc à dîner ! » Il donne un groat pour un
gâteau et de l’alel’Épouse campagnarde ? On a beau
glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de France, répand le bruit
qu’il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu’entre les mains de
Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu’elle contient.
Les femmes causent de son état, et devant lui ; elles se font détromper par lui, et
s’en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent,
chantent, et quelles chansons ! C’est le débordement de l’orgie qui triomphe, se
décerne elle-même la couronne et s’étale en maximes. « Notre vertu, dit l’une
d’elles, est comme la conscience de l’homme d’État, la parole du quaker, le serment
du joueur, l’honneur du grand seigneur : rien qu’une grimace pour duper ceux qui se
fient à nous. » À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une
nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit
par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple,
et l’actrice qui vient dire l’épilogue achève l’ignominie de la pièce en avertissant
les faux galants qu’ils aient à se bien tenir, et que s’ils peuvent duper les
hommes, « ce n’est pas aux femmes qu’on en peut donner à garder
Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des signes de ce
temps, c’est qu’au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n’est
omise, et que le conteur semble tenir autant à nous dégoûter qu’à nous dépraver « That spark who has his fruitless designs
upon the bedridden widow down to the sucking heiress in her pissing
clout. » Mistress Flippant : « Though I had married the fool, I thought
to have reserved the witt, as well as other ladies. » Dapperwit : « I
will contest with no rival ; not with my old rival your coachman. » She
has a complexion like an Holland cheese, and no more teeth left than such as
give a haut goust to her breath. Pish ! give her but leave to put on… the long patch under the
left eye ; awaken the roses on her cheeks with some Spanish wool, and warrant
her breath with some lemon-peel. (Acte III, scène
l’Épouse campagnarde.r Horner, my husband
would have me send you a base, rude, unmannerly letter : but I won ’t ; and would
have forbid you loving me, but I won ’t ; and would have me say to you, I hate
you, poor Mr Horner, but I won ’t tell a lie for him. For I’m
sure if you and I were in the country at cards together, I could not help treading
on your toe under the table, or rubbing knees with you, and staring in your face,
till you saw me, and then looking down and blushing for an hour together, etc. » —
« Why, he put the tip of his tongue between my lips. »Plain dealer.
Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et y donne un
tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les phrases d’auteur tout
oratoires et pesamment composées d’après les Français, on aperçoit le vrai talent
anglais, le sentiment poignant de la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et
hardi regard qui saisit dans une situation les gestes, l’expression physique, le
détail sensible, qui fouille jusqu’au fond des crudités et des bassesses, qui
atteint, non pas l’homme en général et la passion telle qu’elle doit être, mais
l’individu particulier et la passion telle qu’elle est. Il est réaliste, non pas de
parti pris, comme nos modernes, mais par nature. Il plaque violemment son plâtre sur
la figure grimaçante et bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le
masque implacable où s’est collée au passage l’empreinte vivante de leur laideur. Il
charge ses pièces d’incidents, il multiplie l’action, il pousse la comédie jusqu’aux
situations dramatiques ; il bouscule ses personnages à travers les coups de main et
les violences, il va jusqu’à les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia,
qu’il copie d’après Célimène, la fougue des passions qu’il manie. Elle peint ses
amis comme Célimène La scène est empruntée au Cette dernière phrase est d’un satirique morose
plutôt que d’un observateur exact.Misanthrope et à la Critique de l’École des Femmes ;
jugez de la transformation.
Il est un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale, tout composé
d’énergie et d’indélicatesse, Manly, le Comparez au
rôle d’Alceste des tirades comme celle-ci : Such as
you, like common whores and pickpockets, are only dangerous to those you
embrace. Comparez au rôle de Philinte des tirades comme
celle-ci : But, faith, could you think I was a
friend to those I hugged, kissed, flattered, bowed to ? When their backs were
turned, did not I tell you they were rogues, villains, rascals, whom I
despised and hated ? Peace, you Bartholomew-fair buffoons !… Why, you impudent,
effeminate wretches, … you are in all things so like women, that you may think
it in me a kind of cowardice to beat you. Begone, I say… No chattering,
baboons, instantly begone, or…plain dealer, si
visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l’auteur en surnom le nom
de son héros. Manly est peint d’après Alceste, et l’énormité des différences mesure
la différence des deux mondes et des deux paysPlain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme,
et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public ; il n’avait donné que le
modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qui restait de l’homme
dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse
française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa
nudité.
À côté d’eux, un grand poëte aveugle et tombé, l’âme remplie des misères présentes,
peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus
impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour
lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre
devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs
violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, dans
les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus hautes tours,
avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se
répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin
Au dix-septième siècle s’ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prime et façonne les autres. C’est en France surtout et en Angleterre qu’elle paraît et qu’elle règne, pour les mêmes causes et dans le même temps.
Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet état, qui est la
suprématie du roi jointe à la régularité de la police, s’établissait à la même
époque des deux côtés du détroit. La police régulière met la paix entre les hommes,
les tire de l’isolement et de l’indépendance féodale et campagnarde, multiplie et
facilite les communications, la confiance, les réunions, les commodités et les
plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des conversations, source
des grâces, théâtre des jouissances et des splendeurs. Ainsi attirés l’un vers
l’autre et vers le trône par la sécurité, la curiosité, l’amusement et l’intérêt,
les grands seigneurs s’assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et
gens de cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la haute
salle, armés et sombres, occupés de l’idée qu’ils pourront bien au sortir du palais
se tailler en pièces, et que, s’ils se frappent dans le palais, le bourreau est là
pour leur couper la main et boucher leurs veines avec un fer rouge ; sachant de plus
que le roi leur fera peut-être demain trancher la tête, partant prompts à
s’agenouiller pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant
tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui font
sentinelle derrière le pont-levis de leur châteauà la
négligence ; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume rouge, ses
yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite. » On rentre à White-Hall, « les
dames vont, viennent, causant, jouant avec leurs chapeaux et leurs plumes, les
échangeant, chacune essayant tour à tour ceux des autres et riant. » En si belle
compagnie la galanterie ne manque pas. « Les gants parfumés, les miroirs de poche,
les étuis garnis, les pâtes d’abricot, les essences, et autres menues denrées
d’amour arrivent de Paris chaque semaine. » Londres fournit « des présents plus
solides, comme vous diriez boucles d’oreilles, diamants, brillants et belles guinées
de Dieu ; les belles s’en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin
Encore faut-il qu’ils sachent causer, et ils commencent à l’apprendre. Une
révolution s’est faite dans l’esprit comme dans les mœurs. En même temps que les
situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La
Renaissance finit, l’âge classique s’ouvre, et l’artiste fait place à l’écrivain.
L’homme revient de son premier voyage autour des choses ; l’enthousiasme, le trouble
de l’imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les
facultés qu’éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées.
Leur aiguillon s’est émoussé parce que leur œuvre s’est faite. Les bizarreries, les
profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du
génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de
la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère ; l’esprit se discipline :
il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité
calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une
religion, un art, une philosophie à reformer ou à réformer. Il n’est plus propre à
l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou
la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il
classe ; il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il
sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique
et confus de dogmes et de formes où l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries
et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les
range en longues chaînes de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau
jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur
série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. Il institue dans tout
le champ de la pensée une suite de compartiments et un réseau de routes qui,
empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout
objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide ; les
circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle ; le goût change par sa
propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient
la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses
besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés,
toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver
tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y
observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions
nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis ; sinon, on ne peut
escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y
naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite ; car le raffinement est
le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes les choses plus jolies et
plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L’art
et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue,
de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières,
d’aligner les antithèses, d’employer les développements, de pratiquer la rhétorique.
Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher,
mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les
entretiens ressemblent à des assauts ; vous croiriez voir des artistes qui
s’escriment de mots et de gestes dans une salle d’armes. Ils bouffonnent, ils
chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de
poissardes et de poëtes, en bizarreries recherchées ; ils ont le goût des choses
saugrenues, éclatantes ; tel danse en parlant ; volontiers ils marcheraient sur
leurs mains ; il n’y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de
folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés ; ils dissertent ou disputent ; le
raisonnement est le fond de leur style ; ils sont si bien écrivains qu’ils le sont
trop, et qu’on voit à travers eux l’auteur occupé à combiner des phrases. Ils
arrangent des portraits, ils redoublent les comparaisons ingénieuses, ils balancent
les périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un
petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences ;
elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le SpectatorBeaux
Stratagem (Farquhar), act. II, sc.
Parmi les meilleurs et les plus agréables modèles de cette urbanité naissante,
paraît sir William Temple, un diplomate et un homme de monde, avisé, prudent et
poli, doué de tact dans la conversation et dans les affaires, expert dans la
connaissance des temps et dans l’art de ne pas se compromettre, adroit à s’avancer
et à s’écarter, qui sut attirer sur soi la faveur et les espérances de l’Angleterre,
obtenir les éloges des lettrés, des savants, des politiques et du peuple, gagner une
réputation européenne, obtenir toutes les couronnes réservées à la science, au
patriotisme, à la vertu et au génie, sans avoir beaucoup de science, de patriotisme,
de génie ou de vertu. Une pareille vie est le chef-d’œuvre d’un pareil monde ; des
dehors très-beaux et un fond moins beau : en voilà l’abrégé. Ses façons d’écrivain
sont conformes à ses maximes de politique. Principes et style, tout se tient en
lui ; c’est le véritable diplomate, tel qu’on le rencontre dans les salons, ayant
sondé l’Europe et touché partout le fond des choses, revenu de tout,
particulièrement de l’enthousiasme, admirable dans un fauteuil ou dans une
réception, bon conteur, plaisant au besoin, mais avec discrétion, accompli dans
l’art de représenter et de jouir. Celui-ci, dans sa retraite à Sheen, puis à
Moor-Park, s’amuse à écrire ; et il écrit comme parle un homme de son état,
c’est-à-dire fort bien, avec dignité et avec aisance, surtout lorsqu’il parle des
pays qu’il a visités, des événements qu’il a vus, des divertissements nobles qui
occupent ses heuresAn Account of the
United Provinces, Memoirs of Gardening.
Par malheur, ce talent conduit parfois aux balourdises ; quand on parle bien de
tout, on se croit le droit de parler de tout. On s’érige en philosophe, en critique,
même en érudit ; et on l’est en effet, au moins pour les dames. On écrit, comme sir
William, des Essais sur le gouvernement, sur la Vertu
héroïqueDon Quichotte au premier rang
parmi les grandes œuvres de l’invention moderne ; de même encore lorsqu’il touche un
sujet de sa compétence, par exemple les causes de la puissance et de la décadence
des Turcs, il raisonne à merveille. Mais pour le reste il est écolier ; même, chez
lui, le pédant perce, le pire des pédants, celui qui, ne sachant pas, veut paraître
savoir, qui cite l’histoire de tous les pays, allègue Jupiter, Saturne, Osiris,
Fo-hi, Confucius, Manco-Capac, Mahomet, et disserte sur toutes ces civilisations si
mal débrouillées, si inconnues, comme s’il les avait étudiées solidement, dans les
sources, lui-même, et non pas sur des extraits de son secrétaire ou dans les livres
de seconde main. Un jour l’entreprise tourna mal ; ayant voulu prendre part à une
querelle littéraire, et réclamer la supériorité pour les anciens contre les
modernes, il se crut helléniste, antiquaire, raconta les voyages de Pythagore et
l’éducation d’Orphée, fit remarquer que les anciens sages de la Grèce « étaient
communément d’excellents poëtes et de grands médecins ; si versés dans la
philosophie naturelle, qu’ils prédisaient non-seulement les éclipses dans le ciel,
mais les tremblements de terre et les tempêtes, les grandes sécheresses et les
grandes pestes, l’abondance ou la rareté de telles sortes de fruits ou de
grainsEssai sur William Temple.Amours de Gaul. » Pour tout combler, il déclara authentiques et
admirables les fables d’Ésope, cette pesante rédaction byzantine, et les lettres de
Phalaris, cette méchante fabrication sophistique ; deux ouvrages, selon lui, « qui,
étant les plus anciens dans leur genre, sont aussi les meilleurs dans leur genre. »
Enfin, pour s’enferrer lui-même sans remède, il remarqua gravement que « sans doute
quelques savants, du moins de ceux qui passent pour tels sous le nom de critiques,
n’avaient point estimé ces lettres authentiques ; mais qu’il fallait être un bien
médiocre peintre pour ne point y reconnaître une peinture originale. Une telle
diversité de passions dans une telle variété d’actions et de circonstances de la vie
et du gouvernement, une telle liberté de pensée, une telle hardiesse d’expression,
une telle libéralité envers ses amis, un tel dédain de ses ennemis, une telle
considération pour les hommes savants, une telle estime pour les gens de bien, une
telle connaissance de la vie, un tel mépris de la mort, en même temps qu’une telle
âpreté de naturel et une telle cruauté dans la vengeance, n’ont pu être jamais
manifestés que par celui qui les a possédés ; et j’estime Lucien auquel on les
attribue aussi incapable de les écrire que de faire ce que Phalaris a oséOf ancient and modern
learning, 469.)
Ce sont là les mœurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers l’orgie, percent
et prennent l’ascendant. Insensiblement le courant se nettoie et marque sa voie,
comme il arrive à un fleuve qui, entrant violemment dans un nouveau lit, clapote
d’abord dans une tempête de bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses
qui par degrés vont s’épurer. Ces débauchés tâchent d’être gens du monde et parfois
y réussissent. Wycherley écrit bien, très-clairement, sans la moindre trace
d’euphuïsme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy, en périodes
balancées : « Elle est belle sans affectation, folâtre sans grossièreté, amoureuse
sans impertinence. » Au besoin il est ingénieux, ses Mistresses are like
books ; if you pore upon them too much, they doze you, and make you unfit for
company ; but if used discretly, you are the fitter for conversation by
them. A mistress should be like a little country retreat near the town ;
not to dwell in constantly, but only so a night, and away, to taste the town
the better when a man returns.gentlemen
échangent des comparaisons heureuses. « Les maîtresses, dit l’un, sont comme les
livres : si vous vous y appliquez trop, ils vous alourdissent, et vous rendent
impropre au monde ; mais si vous en usez avec discrétion, vous n’en êtes que plus
propre à la conversation. — Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une
petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer constamment,
mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite dehors, afin de mieux goûter
la ville au retour
Il n’y a point du tout d’amour dans ces gentillesses ; on les accepte comme on les
offre, avec un sourire ; elles font partie du langage obligé, des petits soins que
les cavaliers rendent aux dames : j’imagine qu’on les envoyait le matin avec le
bouquet ou la boîte de cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit
chien mort, sur le rhume d’une jeune fille ; ce méchant rhume l’empêche de chanter :
maudit hiver ! Et là-dessus il prend l’hiver à partie, l’apostrophe longuement. Vous
reconnaissez les amusements littéraires de la vie mondaine. On y prend tout
légèrement, gaiement, l’amour d’abord, et aussi le danger. La veille d’une bataille
navale, Dorset, en mer, au roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson
célèbre. Rien n’y est sérieux, ni le sentiment ni l’esprit ; ce sont des couplets
qu’on fredonne en passant ; il en part un éclair de gaieté ; un instant après, on
n’y pense plus. « Surtout, leur dit Dorset, pas d’inconstance ! Nous en avons assez
ici en mer. » Et ailleurs : « Si les Hollandais savaient notre état, ils
arriveraient bien vite, quelle résistance leur feraient des gens qui ont laissé
leurs cœurs au logis ? » Puis viennent des plaisanteries trop anglaises : « Ne nous
croyez pas infidèles si nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes
prendront une voie plus courte ; la marée vous les apportera deux fois par jour
Entre ces poëtes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et écrivit ainsi
jusqu’à quatre-vingt-deux ans : homme d’esprit et à la mode, bien élevé, familier
dès l’abord avec les grands, ayant du tact et de la prévoyance, prompt aux
reparties, difficile à décontenancer, du reste personnel, de sensibilité médiocre,
ayant changé plusieurs fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses
volte-faces ; bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C’est lui qui,
ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que l’autre,
répondait pour s’excuser : « Les poëtes, sire, réussissent mieux dans la fiction que
dans la vérité. » Dans cette sorte de vie, les trois quarts des vers sont de
circonstance : ils font la menue monnaie de la conversation ou de la flatterie ; ils
ressemblent aux petits événements et aux petits sentiments d’où ils sont nés. Telle
pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine : il faut bien faire
sa cour ; d’ailleurs « Sa Majesté a commandé les vers. » Une dame lui fait cadeau
d’une plume d’argent, vite un remercîment rimé ; une autre peut dormir à volonté,
vite un couplet enjoué ; un faux bruit se répand qu’elle vient de se faire peindre,
vite des stances sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la
comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord Northumberland sur la
mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a été pressée dans la foule, une
réponse, couplet pour couplet, à des vers de sir John Suckling. Il prend au vol les
frivolités, les nouvelles, les bienséances, et sa poésie n’est qu’une conversation
écrite, j’entends la conversation qu’on fait au bal, quand on parle pour parler, en
relevant une boucle de perruque ou en tortillant un gant glacé. La galanterie, comme
il convient, en a la plus grande part, et on se doute bien que l’amour n’y est pas
trop sincère. Au fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle
dot), à tout le moins par convenance ; ce qu’il y a de plus visible dans ses poëmes
tendres, c’est qu’il souhaite écrire coulamment et bien rimer. Il est affecté, il
exagère, il fait de l’esprit, il est auteur. Il s’adresse à la suivante, « sa
compagne de servage », n’osant s’adresser à Sacharissa elle-même. « Ainsi, dans les
nations qui adorent le soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n’ose
point élever ses regards éblouis au-delà du nuage doré qui, sous la lumière du dieu
triomphant, orne le ciel oriental, et, honoré de ses rayons, dépasse en splendeur
tout le reste
Ce qu’il y a de bien réel en tout cela, c’est la sensualité, non pas ardente, mais
leste et gaie ; il y a telle pièce sur une chute qu’un abbé de
cour sous Louis XV eût pu écrire : « Ne rougissez pas, belle, ne prenez pas l’air
sévère ; que pouvait faire l’amant, hélas ! sinon fléchir quand tout son ciel sur
lui s’appuyait ? Son tort unique, s’il en eut un, fut de vous laisser vous relever
trop tôtbeefsteak, même appétissant ; je n’aimerais pas davantage à me voir, comme
Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui porte à la tête
Ce n’est pas qu’ils ne puissent toucher les sujets graves ; mais ils les touchent à
leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque le plus à l’homme de cour,
c’est l’émotion vraie de l’idée inventée et personnelle. Ce qui intéresse le plus
l’homme de cour, c’est la justesse de la décoration et la perfection de l’apparence
extérieure. Ils s’attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En effet,
c’est la forme qu’ils prennent pour sujet dans presque toutes leurs poésies
sérieuses ; ils sont critiques, ils posent des préceptes, ils font des arts poétiques. Denham, puis Roscommon, dans un poëme complet, enseignent
l’art de bien traduire les vers. Le duc de Buckingham versifie un Essai
sur la poésie et un Essai sur la satire. Dryden est au
premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden encore, ils se font traducteurs,
amplificateurs. Roscommon traduit l’Art poétique d’Horace, Waller
le premier acte de Pompée, Denham des fragments d’Homère, de
Virgile, un poëme italien sur la justice et la tempérance.
Rochester compose un poëme sur l’homme dans le goût de Boileau,
une épître sur le rien ; Waller, l’amoureux, fabrique un poëme
didactique sur la crainte de Dieu, un autre en six chants sur l’amour divin. Ce sont des exercices de style. Ces gens prennent une
thèse de théologie, un lieu commun de philosophie, un précepte de poésie, et le
développent en prose mesurée, munie de rimes ; ils n’inventent rien, ne sentent pas
grand’chose, et ne s’occupent qu’à faire de bons raisonnements avec des métaphores
classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des vers consistent
en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés par un verbe, à la façon des
vers latins de collége. L’épithète est bonne : il a fallu feuilleter le Gradus pour la trouver, ou, comme le veut Boileau, emporter le vers inachevé
dans sa tête, et rêver une heure en plein champ, jusqu’à ce que, au coin d’un bois,
on ait trouvé le mot qui avait fui. — Je bâille, mais j’applaudis. C’est à ce prix
qu’une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire pour porter,
publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec leur diction ornée,
officielle, et leur pensées d’emprunt, ils sont comme des chambellans brodés,
compassés, qui assistent à un mariage royal ou à un baptême auguste, l’esprit vide,
l’air grave, admirables de dignité et de manières, ayant la correction et les idées
d’un mannequin.
Un d’eux (Dryden toujours à part) s’est élevé jusqu’au talent, sir John Denham,
secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires publiques, qui,
après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes graves et, laissant derrière lui
des chansons satiriques et des polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus
mûr le haut style oratoire. Son meilleur poëme, Cooper’s Hill, est
la description d’une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques
que cette vue réveille et aux réflexions morales que cet aspect peut suggérer. Tous
ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites de l’esprit classique, et
déploient ses forces sans révéler ses faiblesses ; le poëte peut montrer tout son
talent, sans rien forcer dans son talent. Le beau langage rencontre alors toute sa
beauté, parce qu’il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement régulier de
ces phrases abondantes, où les idées opposées ou redoublées atteignent pour la
première fois leur assiette définitive et leur clarté complète, où la symétrie ne
fait que préciser le raisonnement, où le développement ne fait qu’achever la pensée,
où l’antithèse et la répétition n’apportent pas leurs badinages et leurs afféteries,
où la musique des vers, ajoutant l’ampleur du son à la plénitude du sens, conduit le
cortége des idées, sans effort et sans désordre, sur un rhythme approprié à leur bel
ordre et à leur mouvement. L’agrément s’y joint à la solidité ; l’auteur de Cooper’s Hill sait plaire autant qu’imposer. Son poëme est comme un
parc monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir des yeux
et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en détours aisés à travers une
multitude d’idées variées. Il rencontre ici une montagne, là-bas un souvenir des
nymphes, souvenir classique qui ressemble à un portique de statues, plus loin le
large cours d’un fleuve, et à côté les débris d’une abbaye : chaque page du poëme
est comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu après, la
pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge ignorant et vers les excès de
la révolution récente ; puis vient l’idée d’une chasse royale ; on voit le cerf
inquiet arrêté au milieu du feuillage. « Il se rappelle sa force, puis sa vitesse ;
ses pieds ailés, puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l’autre pour
l’affronter
Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleurements de la
roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la
recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est
français ou tâche de l’être ; ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former
en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller,
Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poëte du temps, se
maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut
envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions
puritaines ; Vanbrugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours
étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté
d’intérêts et de principes religieux et monarchiques. Charles II recevait de
Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs
suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses
mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les
écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et se trouvent entre les
mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossuet, on traduit Corneille, on
imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galants tâchent
d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de
phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une
marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la
main brave. » Ces fats francisésSir
Fopling Flutter, Wycherley dans Monsieur de Paris.Sir Fopling Flutter.)
Quatre écrivains principaux établissent cette comédie ; Wycherley, Congrève,
Vanbrugh, Farquhargentleman. » En effet, dit Pope,
« il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre
pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la
duchesse de Marlborough. » J’ai dit que Wycherley, sous Charles II, était un des
courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi
Vanbrugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils
prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à
leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre mondain et classique,
composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les
jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un
salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés
peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures,
imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes
causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière
qu’il faut le comparer.
« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu
de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je
le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du
dix-septième siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie.
« Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a
que l’art français du dix-septième siècle qui pouvait y réussir ; car il consiste à
conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est,
comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme
Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première
scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La
seconde continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième complète
le tout ; un courant s’est formé qui nous porte, nous emporte et ne nous lâche plus.
Nul arrêt, nul écart ; point de hors-d’œuvre qui viennent nous distraire. Pour
empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais,
la suivante, l’épouse, viennent, couplet par couplet, doubler en style différent la
réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste nous
maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et
fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend
visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets
répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un
côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant
trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches,
les domestiques se relayent, scène sur scène, pour mieux mettre en lumière la
prétention et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine
ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche
que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidents. Un événement comique
suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le
Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles
n’ont pas besoin d’événements, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une
chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie
et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus
vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité
du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque
pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie ; le ridicule
s’amoncelle, jusqu’à ce que, sous ces sollicitations appropriées et combinées, le
rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté
physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait
toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui,
comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système,
l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les arguments de leurs
traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une
conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur la nature humaine, et nous
pensons, parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un
auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national.
Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le
plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et
accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous
montrer l’homme ne nous a conduits par une voie plus droite et plus commode vers un
portrait mieux éclairé et plus parlant.
J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il
consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne. Sitôt
que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice,
l’injustice et partout l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la
morale. Regardez au fond du Tartufe ; un sale cuistre, un paillard
rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut
chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père,
y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et
par l’audace brutale de son tempérament de cocher : quoi de plus repoussant ? et
comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyèrele Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère,
profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du
monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous
regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi
révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est Georges Dandin
qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole,
Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des
niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et de très-grandes ;
bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin,
Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde
dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié.
Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins.
Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaye
une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au
patient hâve qu’on porte sur un matelas vers la table d’opérations et qui étend la
jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la
vieille mère hydropiquele Médecin malgré lui.le Mariage forcé, même dans le Malade imaginaire. Le propre du Français et de l’homme du monde est
d’envelopper tout, même le sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en
avoir l’air : il reste aux plus violents moments maître de maison, hôte aimable ; il
vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à l’agonie
disait en souriant à un de ses amis : « Approchez donc, monsieur l’amateur des
belles morts, vous verrez la mienne ! » C’est dans ce style que nous causons quand
nous nous montrons la vie ; il n’y a pas d’autres nations où l’on sache philosopher
lestement et mourir avec bon goût.
C’est pour cela qu’il n’y en a pas d’autre où la comédie, en restant comique, offre
une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la
pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est
« l’honnête homme », comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste
Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d’élégance appartient au dix-septième siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave point, il nous développe ; ce n’étaient pas seulement les manières et l’intérieur qu’il polissait alors, mais encore les sentiments et les idées. La conversation provoquait la pensée ; elle n’était pas un bavardage, mais un examen ; avec l’échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y entrait, et aussi la philosophie ; la morale et l’observation du cœur en faisaient l’aliment quotidien. La science gardait sa séve et n’y perdait que ses épines. L’agrément recouvrait la raison sans l’étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu’en société : le jeu des physionomies nous excite ; nos idées si promptes naissent en éclairs au choc des idées d’autrui. L’allure inconstante des entretiens s’accommode de nos soubresauts ; le fréquent changement de sujets renouvelle notre invention ; la finesse des mots piquants réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s’y gâte pas plus que l’esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités d’ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales ; il est doux d’ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir ; il a besoin, pour être à l’aise, de ce courant de bienveillance et d’élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables ; il se fait un point d’honneur d’être serviable et délicat. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable. Il n’en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n’y naissent point dans l’élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires ; c’est pourquoi alors les idées manquaient. L’honnêteté n’y est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion personnelle ; c’est pourquoi alors l’honnêteté était absente. Le fonds brutal était resté, l’écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentiments étaient durs ; le langage était étudié, les idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d’âme étaient rares, les talents et l’esprit disert étaient fréquents. On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur ; ils n’avaient du monde que la convention et les convenances, l’étourderie et l’étourdissement.
Les comiques anglais peignent ces vices et les ont. Quelque chose s’en répand sur
leur talent et sur leur théâtre. L’art y manque, et la philosophie aussi. Les
écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le
plus droit. Ils composent mal ; et s’embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont
communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes
Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de
Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et
de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement.
Leurs personnages, par plaisanterie, échangent des duretés ; ils s’amusent à se
blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous
n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne
naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en
saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé
la nuit ? dit une dame à son amie. — À chercher tous les moyens de faire enrager
mon mari. — Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit
de rêveries si agréables Lady Fidget dit : Our virtue is like the statesman’s religion, the
Quaker’s word, the gamester’s oath, and the great man’s honour, but to cheat
those that trust us. (Wycherley, If
you consult the widows of the town, they’ll tell you, you should never take a
lease of a house you can hire for a quarter’s warning. (Vanbrugh, My heart cut a caper up to my mouth when
I heard my father was shot through the head. (Confederacy, II, i.)Love in a Wood.)Relapse, acte II, fin.)Ibid.)gentlemen se collettent
sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux
pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies
comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain
Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son
amantDouble
Dealer.)
Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui l’entoure et les personnages qu’il produit ; car c’est dans ce monde qu’il prend les matériaux dont il les fait. Les sentiments qu’il contemple en autrui et qu’il éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer que d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce monde ; ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes, sans que leur simplicité révèle autre chose que leur bassesse native ; les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes : ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentiments réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent les sons de voix ; ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, de bien loin, et malgré eux, mais enfin ils ont hérité de Shakspeare ; ils manient franchement, et sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes. D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris ; ils peuvent donner le modèle des conversations ingénieuses ; ils ont la légèreté de touche, le brillant, et aussi la facilité, la correction, sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs élégants.
Il y a d’abord le butor, le squire Sullen Ay, damn
morality ! — and damn the watch ! and let the constable be married !… Liberty
and property, and Old England, huzza !… So, now, Mr. Constable, shall
you and I go pick up a whore together ? — No ? — Then I’ll go by myself, and
you and your wife may be damned !… Whom do you call a drunken fellow,
you slut you ? I’m a man of quality ; the king has made me a knight… I’ll
devil you, you jade you ! I’ll demolish your ugly face !… I’ll warrant
you, it is some such squeamish minx as my wife, that is grown so dainty of
late, that she finds fault even with a dirty shirt.The Beaux Stratagem.Provoked Wife.kissing
him).Aside.) He stinks like
poison.Kisses and
tumbles her.)
Voilà le mari ; voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme campagnard, élégant
s’il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du château, qui à l’air d’un poulailler,
et où on le reçoit comme dans une ville de guerre. Un domestique paraît à la
fenêtre, l’arquebuse à la main ; à grand’peine, à la fin, il se laisse persuader
qu’il doit avertir son maître : « Vas-y, Ralph, mais écoute ; appelle la nourrice
pour qu’elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit ouverte Ah ! poor girl, she will be scared out of her wits on her wedding
night. Udswoon, I’ll give my wench a wedding-dinner, though I go to
grass with the King of Assyria for it. Not so soon. That is knocking my
girl, before you bid her stand. Besides, my wench’s wedding-gown is not come
home yet. My lord, will you cut his throat, or shall I ? Here,
give my dog-whip. Here, here, here, let me beat out his brains, and that
will decide it. Ha ! they bill like turtles. Udsookers, they set my old
blood afire. I shall cuckold somebody before morning.To a
servant.) Here, run in a-doors quickly. Get a Scotch-coal fire in the great
parlour ; set all the Turkey-work chairs in their places ; get the great brass
candlesticks out, and be sure stick the sockets full of laurel. Run ! And do you
hear ; run away to nurse ; bid her let Miss Hoyden loose again, and, if it is not
shifting day, let her put on a clean tucker, quick !
Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden ! Elle gronde toute seule
« d’être enfermée comme la bière dans le cellier : Heureusement qu’il me vient un
mari, ou, par ma foi ! j’épouserais le boulanger, oui, je l’épouserais Le caractère de la nourrice est
excellent. Fashion la remercie de l’éducation qu’elle a donnée à
Hoyden : « Alas, all I can boast of is, I gave her
pure good milk, and so your honour would have said, an you had seen how the
poor thing sucked it ! Eh ! God’s blessing on the sweet face on it, how it
used to hang at this poor teat, and suck and squeeze, and kick, and sprawl it
would, till the belly on’t was so full, it would drop off like a
leech ! » Cela est vrai, même après la nourrice de Juliette dans
Shakspeare.Squire Fashion. — Squire Fashion ! Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rienA Journey to
London, Vanbrugh). Il n’a qu’une idée, manger toujours.
Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la
société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’actions et de maximes.
L’Épouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par
hasard une d’elles se trouve presque à demi honnêteRuns and kisses
him.)Kisses her.)Kisses
again.)barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première
entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou,
au défaut, Robin le sommelier. Son père la menace des verges : « Au diable les
verges ! je veux un homme, j’aurai un homme
Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un
vrai carnaval, et les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations
extravagantes et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent,
avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec
quels gestes, quels tortillements des bras, du cou, quels regards levés au ciel,
quelles gentillesses et quelles singeries But art thou sure Sir Rowland
will not fail to come ? Or will he not fail when he does come ? Will he be
importunate, Foible, and push ? For if he should not be importunate — I shall
never break decorum. — I shall die with confusion, if I am forced to advance.
— Oh no, I can never advance. I shall swoon, if he should expect advances. No,
I hope Sir Rowland is better bred than to put a lady to the necessity of
breaking her forms. I won’t be too coy neither — I won’t give him despair. —
But a little disdain is not amiss — a little scorn is alluring.The Way of the World.Double Dealer.gentlemen parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché.
Peut-être n’est-ce pas un péché pour ceux qui pensent que ce n’en est pas un. En
vérité, si je pensais que ce n’est pas un péché… Pourtant mon honneur… Non, non,
levez-vous, venez, vous verrez combien je suis bonne. Je sais que l’amour est
puissant, et que personne ne peut s’empêcher d’être épris. Ce n’est pas votre faute…
Et vraiment je jure que ce n’est pas non plus la mienne. Comment pouvais-je
m’empêcher d’avoir des charmes ? Et comment pouviez-vous vous empêcher de devenir
mon captif ? Je jure que c’est une vraie pitié que ce soit une faute ; mais mon
honneur… Oui, mais votre honneur aussi… Et le péché ! Oui, et la nécessité !… Ô
Seigneur Dieu, voici quelqu’un qui vient. Je n’ose rester. Bien, vous devez
réfléchir à votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui, — lutter,
certainement ; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas. N’imaginez
pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce soit. Oh ! non, non… Mais
faites état qu’il vous faut quitter toutes les idées de mariage, car j’ai beau
savoir que vous n’aimiez Cynthia que comme un paravent de votre passion pour moi,
cela pourtant me rendrait jalouse. Oh ! bon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Jalouse,
non, non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer. Aussi
n’espérez pas ; mais ne désespérez pas non plus. Oh ! les voilà qui viennent, il
faut que je me sauve
Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces façons évaporées et
affectées se rassemblent en un portrait le plus brillant, le plus mondain de ce
théâtre, celui de mistress Millamant, « une belle dame », dit la liste des
personnages We are as wicked as men, but our vices lie another
way. They have more courage than we ; so they commit more bold impudent sins.
They quarrel, fight, swear, drink, blaspheme, and the like. Whereas we, being
cowards, only backbite, tell lies, cheat cards, and so forth. (Vanbrugh, Voyez aussi dans cette pièce le
caractère de Mademoiselle, femme de chambre française. Ils représentent le vice
français comme plus impudent encore que le vice anglais. Give me a man
that keeps his five senses keen and bright as his sword, that has them always
drawn out in their just order and strength, with his reason as commander at
the head of them, that detaches them by turns upon whatever party of pleasure
agreeably offers, and commands them to retreat upon the least appearance of
disadvantage or danger. I love a fine house, but let another keep it ;
and so just I love a fine woman. (Acte I, scene i.) Catéchisme de l’amour : The first thing that I
would do, should be to lie with her chambermaid, and hire three or four
wenches of the neighbourhood to report that I have got them with
child. I never quarrel with anything in my cups, but an oysterwench, or
a cookmaid ; and if they be not civil, I knock them down.The Way of the
World.Relapse, acte II, fin.)A Journey to London. Rarement la laideur et la corruption de la nature
brutale ou mondaine ont été étalées plus à vif. La petite Betty et son frère
sont à pendre.Love for Love.)Provoked Wife.)gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde
n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez
Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent surtout donner la main aux
dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et
des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour
faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent
excellemment, ils saluent mieux encore ; mais, en somme, ce sont des drôles. Ils
sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en
maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne
ses cinq sens aiguisés et brillants comme son épée, qui les garde toujours dégainés
dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme
général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et
pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime
une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme
j’aime une belle femmeThe Beaux Stratagem.)Mock Astrologer.)jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les
héritièresThe Way of the World, acte II, scene iv.)sacrifié à cette
occasion ; un pire n’aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez lasse de lui,
vous savez le remèdegentleman sait son monde, on ne saurait mieux que lui employer une ancienne
maîtresse. Voilà les personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les
personnages incultes : ayant transformé les mauvais instincts en vices réfléchis, la
concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la perversité en dépravation,
égoïstes de parti pris, sensuels avec calcul, immoraux de maximes, réduisant les
sentiments à l’intérêt, l’honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.
La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises qui, en
faussant le développement d’une société et d’une littérature, manifestent l’esprit
intérieur qu’elles altèrent et qui les contredit. Ni les forces n’ont manqué à cette
société, ni le talent n’a manqué à cette littérature ; les hommes du monde ont été
polis, et les écrivains ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une
conversation, la vie mondaine, le goût des lettres, l’exemple de la France, la paix,
le loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie, bref toutes
les circonstances heureuses qui peuvent élever l’esprit et civiliser les mœurs. On
eut la vigueur satirique de Wycherley, le brillant dialogue et la fine moquerie de
Congreve, le franc naturel et l’entrain de Vanbrugh, les inventions multipliées de
Farquhar, bref toutes les ressources qui peuvent nourrir l’esprit comique et ajouter
un vrai théâtre aux meilleures constructions de l’esprit humain. Rien n’aboutit, et
tout avorta. Ce monde n’a laissé qu’un souvenir de corruption : cette comédie est
demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette
littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières ou
frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par
contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les
habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la
constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La
même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son
ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste, ni
sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point
viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant
de vie animale pour qu’il puisse, sans danger, se lâcher du côté de la jouissance ;
il lui faut une barrière de raisonnements moraux qui réprime ses débordements. Il y
a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer
à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa
force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi. Il lui faut une constitution et une
religion qui le refrènent par des devoirs à observer et qui l’occupent par des
droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le
canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à
présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se
transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y
réveille : les mœurs françaises y sont raillées : les prologues célèbrent les
défaites de Louis XIV ; on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence,
l’élégance et la religion de sa cour Though marriage be a lottery
in which there are a wondrous many blanks, yet there is one inestimable lot,
in which the only heaven upon earth is written. To be capable of loving
one, doubtless, is better than to possess a thousand.
(Vanbrugh.)Beaux Stratagem), de Mademoiselle, et en général,
de tous les Français.Relapse (Vanbrugh) ; rôle de mistress
Sullen, conversion des deux viveurs, dans The Beaux Stratagem
(Farquhar).le Héros chrétien. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se
porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation remplacent le drame,
et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure,
commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.
Cependant, dans ce déclin continu de l’invention théâtrale et dans ce vaste
déplacement de la séve littéraire, quelques pousses percent encore de loin en loin
du côté de la comédie : c’est que les hommes ont toujours envie de se divertir, et
que le théâtre est toujours un lieu de divertissement. Une fois que l’arbre est
planté, il subsiste, maigrement sans doute, avec de longs intervalles de sécheresse
presque complète et d’avortements presque constants, destiné pourtant à des
renouvellements imparfaits, à des demi-floraisons passagères, parfois à des
productions inférieures qui bourgeonnent dans ses plus bas rameaux. Même lorsque les
grands sujets sont épuisés, il y a place encore çà et là pour des inventions
heureuses. Qu’un homme d’esprit, adroit, exercé, se rencontre, il saisira les
grotesques au passage ; il portera sur la scène quelque vice ou quelque travers de
son temps ; le public accourra, et ne demandera pas mieux que de se reconnaître et
de rire. Il y eut un de ces succès, lorsque Gay, dans son Opéra du
Gueux, mit en scène la coquinerie du grand monde, et vengea le public de
Walpole et de la cour. Il y eut un de ces succès, lorsque Goldsmith, inventant une
série de méprises, conduisit son héros et son auditoire à travers cinq actes de
quiproquosShe Stoops to Conquer.l’École de médisance, et voilà les sources du talent et du succès de
Sheridan.
Il était contemporain de Beaumarchais, et par son talent comme par sa vie il lui
ressemble. Les deux moments, les deux théâtres, les deux caractères se
correspondent. Comme Beaumarchais, c’est un aventurier heureux, habile, aimable et
généreux, qui arrive au succès par le scandale, qui tout d’un coup petille, éblouit,
monte d’un élan au plus haut de l’empyrée politique et littéraire, semble se fixer
parmi les constellations, et, pareil à une fusée éclatante, aboutit vite à
l’épuisement. Rien ne lui avait manqué ; il avait tout atteint, de prime-saut, sans
effort apparent, comme un prince qui n’a qu’à se montrer pour trouver sa place. Tout
ce qu’il y a de plus exquis dans le bonheur, de plus brillant dans l’art, de plus
élevé dans le monde, il l’avait pris et comme par droit de naissance. Le pauvre
jeune homme inconnu, traducteur malheureux d’un sophiste grec illisible, et qui, à
vingt ans, se promenait dans Bath avec un gilet rouge et un chapeau à cornes, sec
d’espérances et toujours averti du vide de ses poches, avait gagné le cœur de la
beauté et de la musicienne la plus admirée de son temps, l’avait enlevée à dix
adorateurs riches, élégants, titrés, s’était battu avec le plus mystifié des dix,
l’avait battu, avait emporté d’assaut la curiosité et l’attention publiques. De là,
s’attaquant à la gloire et à l’argent, il avait jeté coup sur coup à la scène les
pièces les plus diverses et les plus applaudies, comédies, farce, opéra, vers
sérieux ; il avait acheté, exploité un grand théâtre sans avoir un sou, improvisé
les succès et les bénéfices, et mené la vie élégante parmi les plaisirs les plus
vifs de la société et de la famille, au milieu de l’admiration et de l’étonnement
universels. De là, aspirant plus haut encore, il avait conquis la puissance, il
était entré à la Chambre des communes, il s’y était montré l’égal des premiers
orateurs, il avait combattu Pitt, accusé Warren Hastings, appuyé Fox, raillé Burke,
soutenu avec éclat, avec désintéressement et avec constance, le rôle le plus
difficile et le plus libéral ; il était devenu l’un des trois ou quatre hommes les
plus remarqués de l’Angleterre, l’égal des plus grands seigneurs, l’ami du prince
royal, même à la fin grand fonctionnaire, receveur général du duché de Cornwall,
trésorier de la flotte. En toute carrière il prenait la tête. « Quelque chose que
Sheridan ait faite ou voulu faire, dit lord Byron, cette chose-là a toujours été par
excellence la meilleure de son espèce. Il a écrit la meilleure comédie, l’École de médisance ; le meilleur opéra, la Duègne (bien
supérieur, selon moi, à ce pamphlet populacier, l’Opéra du
Gueux) ; la meilleure farce, le Critique (elle n’est que trop
bonne pour servir de petite pièce) ; la meilleure épître, le monologue
sur Garrick. Et, pour tout couronner, il a prononcé ce fameux discours sur
Warren Hastings, la meilleure harangue qu’on ait jamais composée ou entendue en ce
pays. » Toutes les règles ordinaires se renversaient pour lui. Il avait
quarante-quatre ans ; les dettes commençaient à pleuvoir sur lui ; il avait trop
soupé et trop bu ; ses joues étaient pourpres, son nez enflammé. Dans ce bel état il
rencontre chez le duc de Devonshire une jeune fille charmante, dont il s’éprend. Au
premier aspect, elle s’écrie : « Quelle horreur, un vrai monstre ! » Il cause avec
elle ; elle avoue qu’il est fort laid, mais qu’il a beaucoup d’esprit. Il cause une
seconde fois, une troisième fois, elle le trouve fort aimable. Il cause encore, elle
l’aime, et veut à toute force l’épouser. Le père, homme prudent, qui souhaite rompre
l’affaire, déclare que son futur gendre devra fournir un douaire de quinze mille
livres sterling ; les quinze mille livres sterling se trouvent comme par
enchantement déposées entre les mains d’un banquier ; le nouveau couple part pour la
campagne, et le père, rencontrant son fils, un grand fils bien découplé, fort mal
disposé en faveur de ce mariage, lui persuade que ce mariage est la chose la plus
raisonnable qu’un père puisse faire et l’événement le plus heureux dont un fils
puisse se réjouir. Quel que fût l’homme et quelle que fût l’affaire, il persuadait ;
nul ne lui résistait, tout le monde tombait sous le charme. Quoi de plus difficile,
étant laid, que de faire oublier à une jeune fille qu’on est laid ?
Il y a quelque chose de plus difficile, c’est de faire oublier à un créancier qu’on lui doit de l’argent. Il y a quelque chose de plus difficile encore, c’est de se faire prêter de l’argent par un créancier qui vient demander de l’argent. Un jour un de ses amis est arrêté pour dettes ; Sheridan fait venir M. Henderson le fournisseur rébarbatif, l’amadoue, l’intéresse, l’attendrit, l’exalte, l’enveloppe de considérations générales et de haute éloquence, si bien que M. Henderson offre sa bourse, veut absolument prêter deux cents livres sterling, insiste, et, à la fin, à sa grande joie, obtient la permission de les prêter. Nul n’était plus aimable, plus prompt à gagner la confiance ; rarement le naturel sympathique, affectueux et entraînant s’est déployé plus entier : il séduisait, cela est à la lettre. Au matin, les créanciers et les visiteurs remplissaient toutes les chambres de son appartement ; il arrivait souriant, d’un air aisé, avec tant d’ascendant et de grâce, que les gens oubliaient leurs besoins, leurs demandes, et semblaient n’être venus que pour le voir. Sa verve était irrésistible ; point d’esprit plus éblouissant ; il était inépuisable en bons mots, en inventions, en saillies, en idées neuves ; lord Byron, qui était bon juge, dit qu’il n’a jamais entendu ni imaginé de conversation plus extraordinaire. On passait la nuit à l’écouter ; nul ne l’égalait dans un souper ; même ivre, il gardait son esprit. Un jour il est ramassé par la garde, et on lui demande son nom ; il répond gravement : « Wilberforce. » Avec les étrangers, avec les inférieurs, nulle morgue, nulle roideur ; il avait par excellence ce naturel expansif qui se montre toujours tout entier, qui ne se réserve rien de lui-même, qui s’abandonne et se donne ; il pleurait en recevant de lord Byron une louange sincère, ou en contant ses misères de plébéien parvenu. Rien de plus charmant que ces effusions ; elles mettent d’abord les hommes sur un pied de paix, d’amitié ; ils quittent tout de suite leur attitude défensive et précautionnée ; ils voient qu’on se livre à eux, et, par contre-coup, ils se livrent ; l’épanchement a provoqué l’épanchement. Un instant après, on voyait jaillir chez Sheridan la verve impétueuse et étincelante ; l’esprit partait, petillait comme une fusillade ; il parlait seul, avec un éclat soutenu, une variété, un élan inépuisables, jusqu’à cinq heures du matin. Contre un tel besoin d’improviser, de jouir et de s’épancher, un homme est tenu de se mettre en garde ; la vie ne se mène point comme une fête ; elle est une lutte contre les autres et contre soi-même ; il faut y considérer l’avenir, se défier, s’approvisionner ; on n’y subsiste point sans des précautions de marchand et des calculs de bourgeois. Quand on soupe trop souvent, on finit par ne plus pouvoir dîner ; quand on a les poches percées, les écus s’écoulent ; rien de plus plat que cette vérité, mais elle est vraie. Les dettes s’accumulaient, l’estomac ne digérait plus. Il avait perdu sa place au Parlement, son théâtre avait brûlé ; les huissiers se succédaient, et les gens de loi avaient depuis longtemps pris possession de sa maison. À la fin, un recors arrêta le mourant dans son lit, voulut l’emmener dans ses couvertures, et ne lâcha prise que par crainte d’un procès : le médecin avait déclaré que le malade mourrait en route. Un journal fit honte aux grands seigneurs qui laissaient finir si misérablement un pareil homme ; ils accoururent et déposèrent leurs cartes à la porte. Au convoi, deux frères du roi, des ducs, des comtes, des évêques, les premiers personnages de l’Angleterre portèrent ou suivirent le corps. Singulier contraste, et qui montre en abrégé tout ce talent et toute cette vie : des lords à ses funérailles et des recors à son chevet.
Son théâtre y est conforme : tout y brille, mais le métal n’est pas tout à lui, ni
du meilleur aloi. Ce sont des comédies de société, les plus amusantes qu’on ait
jamais faites, mais ce ne sont guère que des comédies de société. Imaginez les
demi-charges qu’on improvise vers onze heures du soir dans un
salon où l’on est intime. Sa première pièce, les Rivaux, plus tard
sa Duègne et son Critique, en regorgent et ne
renferment guère que cela. Il y en a sur la voisine, mistress Malaprop, une sotte
prétentieuse qui emploie les grands mots à tort et à travers, se sait bon gré de si
bien placer les épitaphes devant les substantifs, et jure que sa
nièce est aussi méchante qu’une allégorie sur les bords du Nil. Il
y en a sur le voisin, M. Acres, un Fier-à-Bras improvisé, qui se laisse engager dans
un duel, et, amené sur le terrain, pense à l’effet des balles, se représente le
testament, l’enterrement, l’embaumement, et voudrait bien être au logis. Il y en a
sur un domestique pataud et poltron, sur un père colérique et braillard, sur une
jeune fille sentimentale et romanesque, sur un Irlandais duelliste et chatouilleux.
Tout cela défile et se heurte sans trop d’ordre à travers les surprises d’une
intrigue double, à force d’expédients et de rencontres, sans le gouvernement ample
et régulier d’une idée maîtresse. Mais on a beau sentir le placage, l’entrain
emporte tout ; on rit de bon cœur ; chaque scène détachée passe bouffonne et
rapide ; on oublie que le valet pataud a des répliques aussi ingénieuses que
Sheridan lui-même
Qu’y a-t-il dans cette célèbre École de médisance ? Et comment
a-t-il fait pour jeter sur cette comédie anglaise, qui allait s’éteignant chaque
jour davantage, l’illumination d’un dernier succès ? Il a pris deux personnages de
Fielding, Blifil et Tom Jones ; deux pièces de Molière, le
Misanthrope et le Tartufe ; et de ces deux substances
puissantes, condensées avec une dextérité admirable, il a fait un feu d’artifice le
plus brillant qu’on ait jamais vu. Chez Molière, il n’y a qu’une médisante,
Célimène ; les autres personnes ne sont là que pour lui fournir la réplique ; c’est
bien assez d’une pareille moqueuse ; encore raille-t-elle avec une sorte de mesure,
sans se presser, en vraie reine de salon qui a le temps de causer, qui se sait
écoutée, qui s’écoute ; elle est femme du monde, elle garde le ton de la belle
conversation ; même pour effacer l’âcreté, voici venir au milieu des médisances la
raison calme, le discours sensé de l’aimable Éliante. Molière met en scène les
méchancetés du monde et ne les grossit pas ; ici elles sont plutôt grossies que
peintes : « Merci de ma vie ! dit sir Peter, une réputation tuée à chaque parole ! »
En effet, ils sont féroces, et c’est une vraie curée ; même ils se salissent pour
mieux outrager. Mistress Candour dit que « lord Buffalo a découvert milady dans une
maison de renommée médiocre. » Elle ajoute qu’une veuve de « la rue voisine a guéri
de son hydropisie et vient de retrouver ses formes d’une façon tout à fait
surprenanteà la chinoise…table d’hôte at Spa, where no two guests are of a
nation…Going).Going.)
Pareillement, voyez le changement qu’entre ses mains a subi l’hypocrite. Sans doute, tout le grandiose du rôle a disparu : Joseph Surface ne porte plus, comme Tartufe, tout le poids de la comédie ; il n’a plus, comme son grand-père, un tempérament de cocher, une audace d’homme d’action, des façons de bedeau, une encolure de moine. Il est simplement égoïste et prudent ; s’il s’est engagé dans une intrigue, c’est un peu malgré lui ; il n’y tient qu’à demi, en jeune homme correct, bien habillé, passablement renté, assez timide et méticuleux de son naturel, de façons discrètes, et dépourvu de passions violentes ; tout est chez lui douceâtre et poli ; il est de son temps ; il ne fait pas étalage de religion, mais de morale ; c’est un gentleman à sentences, à beaux sentiments, disciple de Johnson ou de Rousseau, faiseur de phrases. Sur ce pauvre homme assez plat, il n’y a pas de quoi bâtir un drame ; et les grandes situations que Sheridan prend à Molière perdent la moitié de leur force en s’appuyant sur un si mesquin support. Mais comme la rapidité, l’abondance, le naturel des événements couvrent cette insuffisance ! comme l’adresse suffit à tout ! comme elle semble capable de suppléer à tout, même au génie ! comme le spectateur rit de voir Joseph pris dans son sanctuaire ainsi qu’un renard dans son terrier ; obligé de dissimuler la femme, puis de cacher le mari ; forcé de courir de l’un à l’autre, occupé à renfoncer l’une derrière son paravent et l’autre dans son cabinet ; réduit à se jeter dans ses propres piéges, à justifier ceux qu’il voudrait perdre, le mari aux yeux de la femme, le neveu aux yeux de l’oncle ; à perdre la seule personne qu’il tienne à justifier, j’entends le précieux et immaculé Joseph Surface ; à se trouver enfin ridicule, odieux, bafoué, confondu, en dépit de ses habiletés et justement par ses habiletés, coup sur coup, sans trêve ni remède ; à s’en aller, le pauvre renard, la queue basse, le pelage gâté, parmi les huées et les cris ! Et comme en même temps, tout à côté, les prises de bec de sir Peter et de sa femme, le souper, les chansons, la vente des portraits chez le prodigue viennent mettre une comédie dans la comédie, et renouveler l’intérêt en renouvelant l’attention ! On cesse de songer à l’atténuation des caractères, comme on a cessé de songer à l’altération de la vérité ; on se laisse emporter par la vivacité de l’action, comme on s’est laissé éblouir par le scintillement du dialogue ; on est charmé ; on bat des mains ; on se dit qu’au-dessous de la grande invention la verve et l’esprit sont les plus agréables dons du monde ; on les savoure à leur heure ; on trouve qu’ils ont aussi leur place dans le festin littéraire, et que, s’ils ne valent pas les mets substantiels, les vins francs et généreux du premier service, ils fournissent le dessert.
Ce dessert achevé, il faut sortir le table. Après Sheridan, nous en sortons tout de
suite. Dorénavant la comédie languit, s’éteint ; il n’en reste plus que la farce,
les Domestiques du grand ton, de Townley, les grotesques de
George Colman, un précepteur, une vieille fille, des paysans avec leur accent
local ; la caricature survit à la peinture, et le Punch fait rire
encore lorsque l’âge des Reynolds et des Gainsborough est passé. Aujourd’hui, il n’y
a pas en Europe de scène plus vide, et la bonne compagnie l’abandonne au peuple.
C’est que la forme de société et d’esprit qui l’avait suscitée a disparu. Ce qui
avait dressé le théâtre anglais de la Renaissance, c’était la vivacité et la
surabondance de la conception prime-sautière, qui, incapable de s’étaler en
raisonnements alignés ou de se formuler par des idées philosophiques, ne trouvait
son expression naturelle qu’en des actions mimées et en des personnages parlants. Ce
qui avait alimenté la comédie anglaise du dix-septième siècle, c’étaient les besoins
de la société polie, qui, habituée aux représentations de la cour et aux parades du
monde, allait chercher sur la scène la peinture de ses entretiens et de ses salons.
Avec la chute de la cour et avec l’arrêt de l’invention mimique, le vrai drame et la
vraie comédie disparaissent ; ils passent de la scène dans les livres. C’est
qu’aujourd’hui on ne vit plus en public à la façon des ducs brodés de Louis XIV et
de Charles II, mais en famille ou devant une table de travail ; le roman remplace le
théâtre en même temps que la vie bourgeoise succède à la vie de cour.
I. Débuts de Dryden. — Fin de l’âge poétique. — Cause des décadences et des renaissances littéraires.
II. Sa famille. — Son éducation. — Ses études. — Ses lectures. — Ses habitudes. — Sa situation. — Son caractère. — Son public. — Ses amitiés. — Ses querelles. — Concordance de sa vie et de son talent.
III. Les théâtres rouverts et transformés. — Le nouveau public et le goût nouveau. —
Théories dramatiques de Dryden. — Son jugement sur l’ancien théâtre anglais. — Son
jugement sur le nouveau théâtre français. — Son œuvre composite. — Disparates de son
théâtre. — L’Amour tyrannique. — Grossièretés de ses personnages.
— L’Empereur de l’Inde, Aurengzèbe, Almanzor.
IV. Style de ce théâtre. — Le vers rimé. — La diction fleurie. — Les tirades pédantesques. — Désaccord du style classique et des événements romantiques. — Comment Dryden reprend et gâte les inventions de Shakspeare et de Milton. — Pourquoi ce drame n’a pas abouti.
V. Mérites de ce drame. — Personnages d’Antoine et de don Sébastien. — Otway. — Sa
vie. — Ses œuvres. — L’Orpheline, Venise sauvée.
VI. Dryden écrivain. — Espèce, portée, limites de son esprit. — Sa maladresse dans la flatterie et les gravelures. — Sa pesanteur dans la dissertation et la discussion. — Sa vigueur et son honnêteté foncière.
VII. Comment la littérature en Angleterre a son emploi dans la politique et la
religion. — Poëmes politiques de Dryden : Absalon et Achitophel, la
Médaille. — Poëmes religieux de Dryden : Religio Laici, la Biche
et la Panthère. — Âpreté et virulence de ces poëmes. — Mac
Flecnoe.
VIII. Apparition de l’art d’écrire. — Différence entre la forme d’esprit de l’âge artistique et la forme d’esprit de l’âge classique. — Procédés de Dryden. — La diction soutenue et oratoire.
IX. Manque d’idées générales en cet âge et dans cet esprit. — Ses traductions. —
Ses remaniements. — Ses imitations. — Ses contes et ses épîtres. — Ses défauts. —
Ses mérites. — Sérieux de son caractère, élans de son inspiration, accès d’éloquence
poétique. — Ode pour la fête de sainte Cécile.
X. Fin de Dryden. — Ses misères. — Sa pauvreté. — En quoi son œuvre est incomplète. — Sa mort.
La comédie nous a emmenés bien loin ; il faut revenir, considérer les autres genres. Au centre du grand courant se meut un esprit supérieur. Dans l’histoire de ce talent, on verra l’histoire de l’esprit anglais classique, sa structure, ses lacunes et ses puissances, sa formation et son développement.
Il s’agit d’un jeune homme, lord Hastings, mort à dix-neuf ans de la petite vérole.
Son corps était un orbe, et son âme sublime — se mouvait autour des pôles de la vertu
et du savoir… — Viens, docte Ptolémée, et essaye — de mesurer la hauteur de ce héros…
— Les pustules gonflées d’orgueil qui bourgeonnaient à travers sa chair, — comme des
boutons de roses, s’enfonçaient dans sa peau de lis. — Chaque petite rougeur avait
une larme en elle — pour pleurer la faute que commettait sa naissance ; — ou bien
étaient-ce des diamants envoyés pour orner sa peau, — sa peau, le coffret d’une âme
intérieure plus riche encore ? — Il n’y eut pas besoin de comète pour prédire ce
changement, — puisque son cadavre pouvait passer pour une constellation
C’est par ces belles choses que débuta Dryden, le plus grand poëte de l’âge classique en Angleterre.
De telles énormités indiquent la fin d’un âge littéraire. L’excès de la sottise en
poésie, comme l’excès de l’injustice en politique, amène et prédit les révolutions. La
Renaissance, effrénée et inventive, avait livré les esprits aux fougues et aux
caprices de l’imagination, aux bizarreries, aux curiosités, aux dévergondages de la
verve qui ne se soucie que de se satisfaire, qui éclate en singularités, qui a besoin
de nouveautés, et qui aime l’audace et l’extravagance, comme la raison aime la
justesse et la vérité. Le génie éteint, resta la folie ; l’inspiration ôtée, on n’eut
plus que l’absurdité. Jadis le désordre et l’élan intérieur produisaient et excusaient
les concetti et les écarts ; désormais on les fit à froid, par
calcul et sans excuse. Ils exprimaient jadis l’état de l’esprit, désormais ils le
démentirent. Ainsi s’accomplissent les révolutions littéraires. La forme, qui n’est
plus inventée ni spontanée, mais imitée et transmise, survit à l’esprit passé qui l’a
faite, et contredit l’esprit présent qui la défait. Cette lutte préalable et cette
transformation progressive composent la vie de Dryden, et expliquent son impuissance
et ses chutes, son talent et son succès.
Ses commencements font un contraste frappant avec ceux des poëtes de la Renaissance, acteurs, vagabonds, soldats, qui dès l’abord roulaient dans tous les contrastes et toutes les misères de la vie active. Il naquit vers 1631, d’une bonne famille : son grand-père et son oncle étaient barons ; sir Gilbert Pickering, son parent, fut chevalier, député, membre sous Cromwell du conseil des vingt et un, l’un des grands officiers de la nouvelle cour. Dryden fut élevé dans une excellente école, chez le docteur Busby, alors célèbre ; il passa ensuite quatre ans à Cambridge. Ayant hérité, par la mort de son père, d’un petit domaine, il n’usa de sa liberté et de sa fortune que pour persister dans sa vie studieuse, et s’enferma à l’université trois ans encore. Vous voyez ici les habitudes régulières d’une famille honorable et aisée, la discipline d’une éducation suivie et solide, le goût des études classiques et complètes. De telles circonstances annonçaient et préparaient non un artiste, mais un écrivain.
Je trouve les mêmes inclinations et les mêmes signes dans le reste de sa vie privée
ou publique. Il passe régulièrement sa matinée à écrire ou à lire, puis dîne en
famille. Ses lectures sont d’un homme instruit et d’un esprit critique, qui songe peu
à se divertir où à s’enflammer, mais qui apprend et qui juge : Virgile, Ovide, Horace,
Juvénal, Perse, voilà ses auteurs favoris ; il en traduit plusieurs, il a leurs noms
sans cesse sous la plume ; il discute leurs opinions et leur mérite, il se nourrit de
cette raison que les habitudes oratoires ont imprimée dans toutes les œuvres de
l’esprit romain. Il est familier avec les nouvelles lettres françaises, héritières des
latines, avec Corneille et Racine, avec Boileau, Rapin et Bossu ; il raisonne avec
eux, souvent d’après eux, écrit avec réflexion, et ne manque guère d’arranger quelque
bonne théorie pour justifier chacune de ses nouvelles pièces. Sauf quelques
inexactitudes, il connaît fort bien la littérature de sa nation, marque aux auteurs
leur rang, classe les genres, remonte jusqu’au vieux Chaucer, qu’il traduit et
rajeunit. Ainsi muni, il va s’asseoir l’après-midi au café de Will, qui est le grand
rendez-vous littéraire ; les jeunes poëtes, les étudiants qui sortent de l’université,
les amateurs de style se pressent autour de sa chaise, qui est soigneusement placée
l’été près du balcon, l’hiver au coin de la cheminée, heureux d’un mot, d’une prise de
tabac respectueusement puisée dans sa docte tabatière. C’est qu’en effet il est le roi
du goût et l’arbitre des lettres ; il juge les nouveautés, la dernière tragédie de
Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières odes de Swift, un peu vaniteux,
louant ses propres écrits jusqu’à dire « qu’on n’a jamais composé et qu’on ne
composera jamais une plus belle ode » que sa pièce sur la fête
d’Alexandre, mais communicatif, aimant ce renouvellement d’idées que la
discussion ne manque jamais de produire, capable de souffrir la contradiction et de
donner raison à son adversaire. Ces mœurs montrent que la littérature est devenue une
œuvre d’étude, non d’inspiration, un emploi du goût, non de l’enthousiasme, une source
de distractions, non d’émotions.
Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes aboutissent au même effet. Il vécut
parmi les grands et les gens de cour, dans la société de mœurs artificielles et de
langage calculé. Il avait épousé la fille de Thomas, comte de Berkshire ; il fut
historiographe, puis poëte lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il
adressait chacune de ses œuvres à un seigneur dans une préface louangeuse écrite en
style de domestique, et qui témoignait d’un commerce intime avec les grands. Il
recevait une bourse d’or pour chaque dédicace, allait remercier, introduisait les uns
sous des noms déguisés dans son « Si
quelqu’un me demande ce qui a si fort poli notre conversation, je répondrai que
c’est la cour. » Dryden, Essai sur le Drame, écrivait des
introductions pour les œuvres des autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion,
discutait avec eux les œuvres et les opinions littéraires. L’établissement d’une cour
avait amené la conversation, la vanité, l’obligation de paraître lettré et d’avoir bon
goût, toutes les habitudes de salon qui sont les sources de la littérature classique,
et qui enseignent aux hommes l’art de bien parlerDéfense de l’Épilogue de la
Conquête de Grenade.Rehearsal, et prend une
peine infinie pour faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son
ennemi. Plus tard Rochester entre en guerre avec le poëte, soutient Settle contre lui,
et loue une bande de coquins pour lui donner des coups de bâton. Dryden eut, outre
cela, des querelles contre Shadwell et une foule d’autres, puis à la fin contre
Blackmore et Jeremy Collier. Pour comble, il entra dans le conflit des partis
politiques et des sectes religieuses, combattit pour les tories et les anglicans, puis
pour les catholiques, écrivit la Médaille, Absalon et Achitophel
contre les whigs, la Religio Laici contre les dissidents et les
papistes, puis la Biche et la Panthère pour le roi Jacques II, avec
la logique d’un homme de controverse et l’âpreté d’un homme de parti. Il y a bien loin
de cette vie militante et raisonneuse aux rêveries et au détachement d’un vrai poëte.
De telles circonstances enseignent l’art d’écrire clairement et solidement, le
discours méthodique et suivi, le style exact et fort, la plaisanterie et la
réfutation, l’éloquence et la satire ; car ces dons sont nécessaires pour se faire
écouter ou se faire croire, et l’esprit entre de force dans une voie, quand cette voie
est la seule qui le conduise à son but. Celui-ci y entrait de lui-même. Dès sa seconde
pièce
Et cependant dès l’abord, il se donna au drame ; il en fit vingt-sept, et signa un traité avec les acteurs du Théâtre du Roi pour leur en fournir trois par an. Le théâtre, interdit sous la république, venait de se rouvrir avec une magnificence et un succès extraordinaires. Les décorations enrichies et devenues mobiles, les rôles de femmes joués non plus par de jeunes garçons, mais par des femmes, l’éclairage splendide et nouveau des bougies, les machines, la popularité récente des acteurs qui devenaient les héros de la mode, l’importance scandaleuse des actrices, qui devenaient les maîtresses des grands seigneurs et du roi, l’exemple de la cour et l’imitation de la France attiraient les spectateurs en foule. La soif du plaisir, longtemps comprimée, débordait. On se dédommageait de la longue abstinence imposée par les puritains fanatiques ; les yeux et les oreilles, dégoûtés des visages moroses, de la prononciation nasale, des éjaculations officielles sur le péché et la damnation, se rassasiaient de la douceur des chants, du chatoiement des étoffes, de la séduction des danses voluptueuses. On voulait jouir, et jouir d’une façon nouvelle ; car un nouveau monde, celui des courtisans et des oisifs, s’était formé. L’abolition des tenures féodales, l’augmentation énorme du commerce et de la richesse, l’affluence des propriétaires, qui mettaient des fermiers à leur place et venaient à Londres pour goûter les plaisirs de la ville et chercher les faveurs du roi, avaient installé au sommet de la société, ici comme en France, la classe, l’autorité, les mœurs et les goûts des gens du monde, hommes de salons et de loisir, amateurs de plaisir, de conversation, d’esprit et de savoir-vivre, occupés de la pièce en vogue moins pour se divertir que pour la juger. Ainsi se bâtit le théâtre de Dryden ; le poëte, avide de gloire et pressé d’argent, y trouvait l’argent avec la gloire, et innovait à demi, à grand renfort de théories et de préfaces, s’écartant de l’ancien drame anglais, s’approchant de la nouvelle tragédie française, essayant un compromis entre l’éloquence classique et la vérité romantique, s’accommodant tant bien que mal au nouveau public qui le payait et l’acclamait.
« La langue, la conversation et l’esprit The language,
wit, and conversation of our age are improved and refined above the
last… Let us consider in what the refinement of a language principally
consists : That is either in rejecting such old words or phrases which are ill
sounding or improper, or in admitting new, which are more proper, more sounding,
and more significant… Let any man who understands English, read diligently
the Works of Shakspeare and Fletcher, and I dare undertake that he will find, in
every page, either some solecism of speech, or some notorious flaw in sense…
Many of their plots were made up of some ridiculous or incoherent story, which
in one play many times took up the business of an age. I suppose I need not name
… I could easily
demonstrate that our admired Fletcher neither understood correct plotting, nor
what they call the decorum of the stage… The reader will see In the age wherein
those poets lived there was less of gallantry than in ours… Besides the want of
learning and education, they wanted the happiness of converse… If any ask
me wherein it is that our conversation is so much refined, I must ascribe it to
the Court. Gentlemen will now be entertained with the follies of each
other, and though they allow Cob and Tib to speak properly, yet they are not
much pleased with their tankard or with their rags.Defence of
the Epilogue to the Conquest of Grenada. — Grounds of Criticism in
tragedy.Berger commet
deux fois la même brutalitéPericles, Prince of Tyre, nor the historical plays of
Shakspeare ; besides many of the rest, as the Winter’s Tale, Love’s
Labour Lost, Measure for Measure, which were either grounded on
impossibilities, or at least so meanly written that the comedy neither caused
your mirth nor the serious part our concernment.Philaster wounding his mistress, and afterwards his boy, to save
himself… His shepherd falls twice into the former indecency of wounding women.
(Defence of the Epilogue, etc.)All for Love.
Elle en diffère néanmoins, et Dryden In this nicety of manners does
the excellency of French poetry consist. Their heroes are the most civil people
breathing ; but their good breeding seldom extends to a word of sense. All their
wit is in their ceremony. They want the genius which animates our stage… Thus
their Cette critique montre, en abrégé,
tout le bon sens et toute la liberté d’esprit de Dryden, mais en même temps toute
la grossièreté de son éducation et de son temps. (Épître
XII.)Essay on
Dramatic Poesy.Menteur ; tous leurs
personnages se ressemblent, ce sont des êtres effacés, sans originalité distinctive.
Le Menteur, quoique bien traduit et bien joué, a paru plat aux
Anglais et fort au-dessous des caractères de Fletcher et de Ben Jonson. Pareillement
leurs intrigues sont trop maigres, trop réduites à une action unique et privées de
l’accompagnement des petites actions secondaires. D’ailleurs ils parlent au lieu
d’agir. « Cinna, Pompée ne sont point des tragédies, mais de longs
discours sur la raison d’État, et Polyeucte, en matière de religion,
est aussi solennel qu’un long point d’orgue dans un motet. Quand le cardinal Richelieu
réforma le théâtre français, on y introduisit ces harangues pour l’accommoder à la
gravité d’un prélat… Je ne nie pas que cela ne puisse convenir à l’humeur des
Français ; nous qui sommes plus moroses, nous venons au théâtre pour être divertis ;
eux qui sont d’un tempérament gai et léger y viennent pour se rendre plus sérieuxliar ? And you know how it was cry’d up in
France. But when it came upon the English stage, though well translated… the most
favourable to it would not put it in competition with many of Fletcher’s or Ben
Jonson’s… Their verses are to me the coldest I have ever read… their speeches being
so many declamations. When the French stage came to be reformed by cardinal
Richelieu, those long harangues were introduced, to comply with the dignity of a
churchman. Look upon the Cinna and the Pompey.
They are not so properly to be called plays as long discourses of reason of state ;
and Polyeucte, in matters of religion, is as solemn as the long
stops upon our organs. Since that time it is grown into a custom, and their actors
speak by the hour-glass, like our parsons… I deny not this may suit well enough with
the French ; for as we, who are a more sullen people, come to be diverted at our
plays ; so they, who are of an aery and gay temper, come hither to make themselves
more serious. (Essay on Dramatic Poesy.)Hippolytus is so scrupulous in point of decency that he
will rather expose himself to death than accuse his step-mother to his father ;
and my criticks, I am sure, will commend him for it. But we of grosser
apprehensions are apt to think that this excess of generosity is not practicable
but with fools and madmen… Take Hippolytus out of his poetic fit, and I suppose
he would think it a wiser part to set the saddle on the right horse, and chuse
rather to live with the reputation of a plain-spoken honest man than to die with
the infamy of an incestuous villain… The poet has chosen to give him the turn of
gallantry, sent him to travel from Athens to Paris, taught him to make love, and
transformed the Hippolytus of Euripides into Monsieur Hippolyte. (Préface de All for Love.)
Quoique excessive, cette critique est bonne, et c’est parce qu’elle est bonne que je me défie des œuvres qu’elle va produire. Il est dangereux pour un artiste d’être excellent théoricien ; l’esprit qui crée s’accommode mal avec l’esprit qui juge ; celui qui, tranquillement assis sur le bord, disserte et compare, n’est guère capable de se lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l’invention. Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des tempéraments ; les artistes originaux aiment uniquement et injustement une certaine idée et un certain monde ; le reste disparaît à leurs yeux ; enfermés dans une portion de l’art, ils nient ou raillent l’autre ; c’est parce qu’ils sont bornés qu’ils sont forts. On voit d’avance que Dryden, poussé d’un côté par son esprit anglais, sera tiré d’un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et se contiendra à moitié, qu’en fait de mérite il atteindra la médiocrité, c’est-à-dire la platitude, qu’en matière de défauts il tombera dans les disparates, c’est-à-dire dans les absurdités. Tout art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être réglé par un autre ; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit pas de contre-poids d’autrui ; il forme un tout inviolable : c’est un être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger. L’imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l’imagination de Shakspeare ; chacune est bien en soi et exclut sa rivale : c’est faire un bâtard, un malade et un monstre, que de les mêler. Le désordre, l’action violente et brusque, les crudités, l’horreur, la profondeur, la vérité, l’imitation exacte du réel et l’élan effréné des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent. L’ordre, la mesure, l’éloquence, la finesse aristocratique, la politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C’est détruire l’un que de l’atténuer, c’est détruire l’autre que de l’enflammer. Tout leur être et toute leur beauté consistent dans l’accord de leurs parties : renverser cet accord, c’est abolir leur être et leur beauté. Pour produire, il faut inventer une conception personnelle et conséquente ; il ne faut pas mêler deux conceptions étrangères et opposées : Dryden n’a pas fait ce qu’il fallait, et a fait ce qu’il ne fallait pas.
Il avait d’ailleurs le pire des publics, débauché et frivole, dépourvu d’un goût
personnel, égaré à travers les souvenirs confus de la littérature nationale et les
imitations déformées des littératures étrangères ne demandant au théâtre que la
volupté des sens ou l’amusement de la curiosité. Au fond, le drame, comme toute œuvre
d’art, ne fait que rendre sensible une idée profonde de l’homme et de la vie ; il y a
une philosophie cachée sous ses enroulements et sous ses violences, et le public doit
être capable de la comprendre comme le poëte de la trouver. Il faut que l’auditeur ait
réfléchi ou senti avec énergie ou délicatesse pour entendre des pensées énergiques ou
délicates, et jamais Hamlet ou Iphigénie ne
toucheront un viveur vulgaire ou un coureur d’argent. Le personnage qui pleure sur la
scène ne fait que renouveler nos propres larmes ; notre intérêt n’est que de la
sympathie, et le drame est comme une conscience extérieure qui nous avertit de ce que
nous sommes, de ce que nous aimons et de ce que nous avons senti. De quoi le drame
aurait-il averti des joueurs comme Saint-Albans, des ivrognes comme Rochester, des
prostituées comme lady Castlemaine, de vieux enfants comme Charles II ? Quels
spectateurs que des épicuriens grossiers incapables même de décence feinte, amateurs
de volupté brutale, barbares dans leurs jeux, orduriers dans leurs paroles, dépourvus
d’honneur, d’humanité, de politesse, et qui faisaient de la cour un mauvais lieu ! Des
décorations splendides, des changements à vue, le tapage des grands vers et des
sentiments forcés, l’apparence de quelques règles apportées de Paris, voilà la pâture
naturelle de leur vanité et de leur sottise, et voilà le théâtre de la Restauration
anglaise.
Je prends l’une de ces tragédies, fort célèbre alors, Ce Maximin a la spécialité des calembours : Porphyrius, à qui il
offre sa fille en mariage, répond que la distance est trop grande. Maximin
là-dessus répond :l’Amour tyrannique
ou la Royale Martyre. Beau titre et propre à faire fracas. La royale martyre
est sainte Catherine, princesse royale à ce qu’il paraît, amenée au tyran Maximin.
Elle confesse sa foi, et on lui lâche un philosophe païen, Apollonius, pour la
réfuter. « Prêtre, lui dit Maximin, pourquoi restes-tu muet ? Tu vis du ciel, tu dois
disputer
Dans cet embarras, il envoie un grand officier pour déclarer son amour à sainte
Catherine ; le grand officier cite et loue les dieux d’Épicure : à l’instant, la
sainte établit la doctrine des causes finales, qui renverse celles des atomes. Maximin
arrive lui-même et lui dit « que si elle continue à repousser sa flamme il la fera
périr dans d’autres flammesla Reine Vierge, dans le Mariage à la mode, dans Aurengzèbe, dans l’Empereur de l’Inde, et surtout dans la Conquête de
Grenade, tout est extravagant. On se taille en pièces, on prend des villes, on se
poignarde, et on déclame de tout son gosier. Ces drames ont justement la vérité, et le
naturel d’un libretto d’opéra. Les incantations y abondent ; un
esprit apparaît dans Montezuma et déclare que les dieux indiens s’en
vont. Les ballets s’y trouvent ; Vasquez et Pizarre, assis dans une jolie grotte,
regardent en conquérants les danses des Indiennes, qui folâtrent voluptueusement
autour d’eux. Les scènes de Lulli n’y manquent pas : Alméria, comme Armide, arrive
pour tuer Cortez endormi, et tout d’un coup se prend d’amour pour lui. Encore les libretti d’opéra n’ont-ils pas de disparates ; ils évitent tout ce qui
pourrait choquer l’imagination ou les yeux ; ils sont faits pour des gens de goût qui
fuient toute laideur et toute lourdeur. Ici croiriez-vous bien qu’on donne la torture
à Montézuma sur le théâtre, et que pour comble un prêtre pendant ce temps dispute avec
lui
Entrons plus avant. Dryden veut mettre dans son théâtre les beautés de la tragédie
française, et d’abord la noblesse des sentiments ; Est-ce assez de copier, comme il
fait, des phrases chevaleresques ? Il s’en faut de tout un monde, car il faut tout un
monde pour former des âmes nobles. La vertu chez nos tragiques est fondée sur la
raison, sur la religion, sur l’éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont
cette justesse d’esprit, cette netteté de logique, cette élévation de jugement qui
instituent dans l’homme des maximes arrêtées et l’empire de soi. On aperçoit dans leur
voisinage les doctrines de Bossuet et de Descartes ; la réflexion aide en eux la
conscience ; l’habitude du monde y joint le tact et la finesse. La fuite des actions
violentes et des horreurs physiques, la proportion et l’ordre de la fable, l’art de
déguiser ou d’éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection continue du style
le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à porter la scène dans une région
sublime, et nous croyons à des âmes plus hautes en les voyant dans un air plus pur.
Dans Dryden, peut-on y croire ? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque
instant par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant poignardé
Placidius, s’assied sur son corps, le poignarde deux fois encore, et dit aux gardes :
« Amenez-moi l’impératrice et Porphyrius morts ; je veux braver le ciel une tête dans
chaque main Remarquez que cette furie, six vers plus loin, copie une
réponse de Phèdre. Dryden a cru imiter Racine.Aurengzebe, acte IV, sc. i.)The Indian
Emperor.)Aurengzebe, acte II, sc. Mariage à la mode, acte III,
sc. Almanzor.)la Zambra dans Almanzor.
Le second point digne d’imitation dans la tragédie classique est le style. À la
vérité Dryden épure et éclaircit le sien en introduisant le raisonnement serré et les
mots exacts. Il y a chez lui des disputes oratoires comme dans Corneille, des
répliques lancées coup sur coup, symétriques, et comme un duel d’arguments. Il y a des
maximes vigoureusement ramassées dans l’enceinte d’un vers unique, des distinctions,
des développements, et tout l’art des bonnes plaidoiries. Il y a d’heureuses
antithèses, des épithètes d’ornement, de belles comparaisons travaillées, et tous les
artifices de l’esprit littéraire. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est qu’il
abandonne le vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange de
prose et de vers commun à tous les anciens poëtes, pour rimer toute sa tragédie à la
française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu’il nomme heroic
play. Mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste. Car
remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais
elle ressemble à un chant, et le transporte à l’instant dans un monde idéal ou
féerique. Pour un Français, elle n’est qu’une convention ou une convenance, et le
transporte à l’instant dans une antichambre ou un salon ; pour lui, c’est un costume
d’ornement et rien qu’un costume ; s’il gêne la prose il l’anoblit ; il impose le
respect, non l’enthousiasme et change le style roturier en style titré. D’ailleurs,
dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de
logique en est exclu ; rien de plus désagréable que la rouille scolastique à des gens
bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues ; la poésie
audacieuse, la vraie fantaisie, n’y ont point de place ; ses éclats et ses écarts
dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief
des expressions franches ne s’y trouvent pas ; les termes généraux, toujours un peu
effacés, conviennent bien mieux aux ménagements et aux finesses de la société choisie.
Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les
oreilles d’un Anglais, écarte à l’instant toute illusion théâtrale ; on sent que les
personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores ; il avoue lui-même que sa
tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poëmes chevaleresques comme ceux de
l’Arioste et de Spenser.
Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous
l’accent du drame dans cette comparaison d’épopée ? « Comme une belle tulipe opprimée
par l’orage, — frissonnante, se ferme, et plie ses bras de soie pour s’endormir, —
se courbe sous l’ouragan, toute pâle, et presque morte, — pendant que le vent sonore
chante autour de sa tête courbée, — ainsi disparaît votre beauté voilée Des dames si logiciennes ont des
grossièretés étranges : Lyndaxara son amant qui la supplie de le rendre
« heureux ».concetti de Cortez qui débarque !
« Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés, — si longtemps caché, si récemment
connu, — comme si notre vieux monde s’était écarté par pudeur, — pour venir ici
secrètement accoucher d’un nouvel universThe Indian
Emperor.)Almanzor.)Almanzor.)
Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve
l’abondance des événements, la variété des intrigues, l’imprévu des accidents et la
représentation physique des actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que
Shakspeare. Par malheur, tous les poëtes n’ont pas le droit de tuer. Quand on promène
les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations
secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé,
tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le
franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de
moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentiments nuancés, tous les caprices de la
fantaisie bondissante : la vérité des événements ne vous importera guère. Personne,
devant Cymbeline ou As you like it, n’est
politique ou historien ; on ne prend point au sérieux ces courses d’armées, ces
avénements de princes ; on assiste à une fantasmagorie. On n’exige pas que les choses
aillent selon les lois naturelles ; au contraire, on exige volontiers qu’elles aillent
contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau
monde soit tout imaginaire ; s’il ne l’était qu’à demi, personne n’y voudrait monter.
C’est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu’on détrône,
puis qu’on rétablit à l’improviste ; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe,
adopte une jeune fille à sa place ; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache
l’épée d’un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine
quel air les dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle ; la solide raison rabat
coup sur coup l’imagination sur le pavé. On ne sait s’il s’agit d’un portrait ou d’une
arabesque ; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie ; on voudrait monter au
ciel ou descendre en terre, et l’on saute au plus vite hors de l’échafaudage maladroit
où le poëte veut nous jucher.
D’autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une
croyance, il nous dispose encore et par avance, mais d’une autre façon. Naturellement
nous doutons en face d’une action atroce ; nous devinons que les fers rougis qui vont
brûler les yeux du petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font
le siége de Rome sont des figurants loués à trente sous par nuit. Contre cette
défiance, il faut employer le style le plus naturel, l’imitation circonstanciée et
crue des mœurs de corps de garde et de cabaret ; je ne croirai à la sédition de Jack
Cade qu’en entendant des paroles fangeuses de luxure bestiale et de stupidité
populacière ; il faut me montrer les quolibets, le gros rire, l’ivrognerie, les
habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un attroupement et une
élection. Pareillement, dans les meurtres, faites-moi sentir la flamme des passions
grondantes, l’accumulation de désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et roidi
la main ; quand les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs
du désir exaspéré, m’auront fait toucher tous les liens de la nécessité intérieure qui
a ployé l’homme et conduit le crime, je ne songerai plus à regarder si le couteau
saigne, parce que je sentirai en moi, toute frémissante, la passion qui l’a manié.
Est-ce que j’ai besoin de vérifier si Cléopatre est morte ? Le singulier rire dont
elle éclate quand on apporte le panier d’aspics, le brusque roidissement nerveux, le
flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros mots, le torrent d’idées dont
elle déborde, m’ont déjà fait mesurer tout l’abîme du suicide Cette gaminerie amère de courtisane et d’artiste
est sublime.Dost thou not see my baby at my breast,Ibid.)(Ibid.)Tout pour l’amour, ou le Monde bien
perdu. Quelle misère que de réduire de tels événements à une pastorale,
d’excuser Antoine, de louer par contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une
bergerie ! Et tel était le goût des contemporains : quand Dryden écrivit d’après
Shakspeare la Tempête et d’après Milton l’État
d’innocence, il corrompit encore une fois les idées de ses maîtres ; il changea
Ève et Miranda en courtisanesL’Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les
gentilshommes et les dames de la cour l’apprirent pour la jouer à White-Hall, devant
le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère ; quoique dégrossi, ce goût dura. En
vain les poëtes rejetèrent une partie de l’alliage français dont ils avaient chargé
leur métal natif ; en vain ils revinrent aux vieux vers sans rime qu’avaient maniés
Jonson et Shakspeare ; en vain Dryden, dans les rôles d’Antoine, de Ventidius,
d’Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de
l’énergie antiques : en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et
Southern atteignirent à des accents vrais ou touchants, en telle sorte qu’une fois,
dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître : le drame
était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer ; ou plutôt chacun d’eux mourait
par l’autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses
successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique ; la vérité dramatique
gâtait le style littéraire ; l’œuvre n’était ni assez vivante ni assez bien écrite ;
l’auteur n’était ni assez poëte ni assez orateur : il n’avait ni la fougue et
l’imagination de Shakspeare ni la politesse et l’art de Racine
Arrêtons-nous pourtant un instant encore, et cherchons si, parmi tant de rameaux avortés et tordus, la vieille souche théâtrale, livrée par hasard à elle-même, ne produira pas sur un point quelque jet vivant et sain. Quand un homme comme Dryden, si bien doué, si bien instruit et si bien exercé, travaille de toute sa force, il y a des chances pour que parfois il réussisse, et une fois, en partie du moins, Dryden a réussi. Ce serait le traiter trop rigoureusement que de le juger toujours en regard de Shakspeare ; même à côté de Shakspeare, et avec la même matière, on peut faire une belle œuvre ; seulement, le lecteur est tenu d’oublier pour un instant le grand inventeur, le créateur inépuisable d’âmes véhémentes et originales, de considérer l’imitateur tout seul et sans lui imposer une comparaison qui l’accablerait.
Il y a de la vigueur et de l’art dans cette tragédie de Dryden, Antoine
et Cléopatre. « Toutes mes autres pièces, disait-il, je les ai faites pour la
foule ; celle-ci, je l’ai faite pour moi-même. » Et, en effet, il l’avait composée
savamment d’après l’histoire et la logique. Ce qui est mieux encore, il l’avait écrite
virilement. « La charpente de la pièce, disait-il dans sa préface, est suffisamment
régulière, et les unités de temps, de lieu et d’action, plus exactement observées que
peut-être le théâtre anglais ne le requiert. Particulièrement, l’action est si bien
une qu’elle est la seule de son espèce sans épisode ni intrigue subsidiaire, chaque
scène conduisant à l’effet principal et chaque acte se terminant par un grand
changement de situation. » Il a fait davantage ; il a quitté l’attirail français, il
est rentré dans la tradition nationale : « Dans mon style, j’ai essayé, de parti pris,
d’imiter le divin Shakspeare, et pour le faire plus librement, je me suis débarrassé
de la rime. J’ose dire qu’en l’imitant je me suis surpassé moi-même dans cette pièce,
et qu’entre autres je préfère la scène entre Antoine et Ventidius, au premier acte, à
tout ce que j’ai écrit dans ce genre. » Il avait raison ; si sa Cléopatre est manquée,
si cette défaillance de la conception détourne l’intérêt et gâte l’ensemble, si la
rhétorique nouvelle et l’emphase ancienne viennent parfois suspendre l’émotion et
détruire la vraisemblance, en somme pourtant le drame se tient debout, et qui plus
est, il marche. Le poëte est expert ; il a bien calculé, il sait faire
une scène, montrer le duel intérieur par lequel deux passions se disputent le
cœur de l’homme. On sent chez lui les vicissitudes tragiques de la lutte, le progrès
d’un sentiment, la défaite des résistances, l’afflux lent du désir ou de la colère,
jusqu’au moment où la volonté redressée ou séduite se précipite soudainement d’un seul
côté. Il y a des mots naturels : le poëte écrit et pense trop sainement pour ne pas
les trouver quand il en a besoin. Il y a des caractères virils : lui-même est un
homme, et, sous ses complaisances de courtisan, sous ses affectations de poëte à la
mode, il a gardé le naturel énergique et âpre. Sauf une scène d’injures, son Octavie
est une matrone romaine, et quand, jusque dans Alexandrie, jusque chez Cléopatre, elle
vient chercher Antoine, elle le fait avec une simplicité et une noblesse qu’on ne
surpassera pas. « La sœur de César ! » lui dit Antoine en l’abordant. — « Ce mot-là
est dur. Si je n’avais été que la sœur de César, — je serais restée dans le camp de
César. — Mais votre Octavie, votre femme tant maltraitée, — quoique bannie de votre
lit et chassée de votre maison, — quoique sœur de César, est encore à vous. — Il est
vrai, j’ai une âme qui dédaigne votre froideur, — qui me pousse à ne point chercher
ce que vous devriez offrir. — Mais la vertu d’une épouse surmonte cet orgueil. — Je
viens pour vous réclamer comme mon bien, pour vous montrer — ma fidélité d’abord, pour
demander, pour implorer votre tendresse. — Votre main, mon seigneur ; elle est à moi,
et je la demande. » Et quand Antoine, humilié, se révolte contre la grâce qui lui
vient d’Octave et lui dit que sans doute elle a demandé pardon pour lui pauvrement et
bassement : « Pauvrement et bassement ! Je n’aurais pas pu faire une pareille demande,
— ni mon frère l’accorder… — Ma triste fortune, je le vois, me soumet toujours à vos
désobligeantes méprises. — Mais les conditions que je vous apporte sont telles — que
vous n’aurez pas à rougir de les accepter. J’aime votre honneur — parce qu’il est le
mien. On ne dira jamais — que le mari d’Octavie fut l’esclave d’un autre homme. —
Seigneur, vous êtes libre ; libre même de l’épouse que vous avez en aversion. — Car,
quoique mon frère veuille acheter pour moi votre tendresse, — et me fasse la
condition et le ciment de votre paix, — j’ai une âme comme la vôtre : je ne puis
recevoir — votre amour comme une aumône, ni implorer ce que je mérite. — Je dirai à
mon frère que nous sommes réconciliés. — Il retirera ses troupes, et vous vous
mettrez en marche — pour gouverner l’Orient. Vous me pourrez laisser à Athènes ; —
n’importe où ; je ne me plaindrai jamais. — Je ne garderai que le stérile nom
d’épouse — et vous serez quitte de tout autre ennui
À côté de lui, un autre aussi l’a senti, un jeune homme, un pauvre aventurier, qui
tour à tour étudiant, acteur, officier, toujours désordonné et toujours pauvre, vécut
follement et tristement dans les excès et la misère, à la façon des vieux tragiques,
avec leur inspiration, avec leurs fougues, et qui mourut à trente-quatre ans, selon
les uns d’une fièvre causée par la fatigue, selon les autres d’un jeûne prolongé au
bout duquel il avala trop vite un morceau de pain donné par charité. À travers
l’enveloppe pompeuse de la rhétorique nouvelle, Thomas Otway a retrouvé parfois les
passions de l’autre siècle. On sent que son temps lui nuit, qu’il émousse lui-même
l’âpreté et la vérité de son émotion, que le mot propre et hardi ne lui arrive plus,
que tout autour de lui le style oratoire, les phrases d’auteur, la déclamation
classique, les antithèses bien faites viennent bourdonner, étouffer son accent sous
leur ronflement tendu et monotone. Il ne lui a manqué que de naître cent ans plus tôt.
On retrouve dans son Il y a
de la jalousie dans ce dernier mot.Orpheline, dans sa Venise
sauvée, les noires imaginations de Webster, de Ford et de Shakspeare, leur
conception lugubre de la vie, leurs atrocités, leurs meurtres, leurs peintures des
passions irrésistibles qui s’entre-choquent aveuglément comme un troupeau de bêtes
sauvages, et bouleversent le champ de bataille de leurs hurlements et de leur tumulte,
pour ne laisser après elles que des dévastations et des tas de morts. Comme
Shakspeare, ce qu’il étale sur la scène ce sont les entraînements et les fureurs
humaines, un frère qui viole la femme de son frère, un mari qui se parjure pour sa
femme, Polydore, Chamont, Jaffier, des âmes violentes et faibles que l’occasion
transporte, que la tentation renverse, chez qui le transport ou le crime, comme un
venin versé dans une veine, monte par degrés, empoisonne tout l’homme, gagne par
contagion ceux qu’il touche, et les tord et les abat ensemble dans le délire des
convulsions. Comme Shakspeare, il a trouvé de ces mots poignants, et vivantsKisses her.)Orphan, p.
69.Gives the purse.) — Now bough waugh waugh, bough,
waugh.
Ce ne sont là que des éclairs ; pour le reste, Otway est de son temps, terne et de
couleur forcée, enfoncé comme les autres dans la lourde atmosphère voilée et grisâtre,
demi-française et demi-anglaise, où les lustres éclatants importés de France
s’éteignaient offusqués par le brouillard insulaire. Il est de son temps ; il écrit
comme les autres des comédies fangeuses, Out on him, beast ; he’s always
talking filthy to a body. If he sits but at the table with one, he’ll be making
nasty figures in the napkins. He has such a breath, one kiss of him were
enough to cure the fits of the mother ; ’tis worse than assa fœtida. — Clean
linen, he says, is unwholesome ; he is continually eating of garlic and chewing
tobacco. Impossible de voir ensemble plus de coquinerie morale et
de correction littéraire.le Soldat de fortune, l’Athée,
l’Amitié à la mode. Il peint des cavaliers brutalement vicieux, coquins par
principes, aussi durs et aussi corrompus que ceux de Wycherley : un Beaugard, qui
étale et pratique les maximes de Hobbes ; le père, vieux drôle pourri, qui fait sonner
sa morale, et que son fils renvoie froidement au chenil avec un sac d’écus ; un sir
Jolly Jumble, espèce de Falstaff ignoble, entremetteur de profession, que les
prostituées appellent « petit papa », qui ne peut dîner à côté d’une femme sans « lui
dire des ordures, et tracer avec son doigt des figures obscènes sur la table » ; un
sir Davy Dunce, animal, dégoûtant, « dont l’haleine est pire que de l’assa fœtida, qui
déclare le linge propre malsain, mange continuellement de l’ail, et chique du
tabacOrphan, fin du Ier
acte.)
Laissons donc ce théâtre dans l’oubli qu’il a mérité et cherchons ailleurs, dans les écrits de cabinet, un emploi plus heureux d’un talent plus complet.
C’est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison classique
C’est un esprit singulièrement solide et judicieux excellent argumentateur, habitué à
digérer ses idées, tout nourri de bonnes preuves longuement méditées, ferme dans la
discussion, posant des principes, établissant des divisions, apportant des autorités,
tirant des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire ses
pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint naturellement la
prose définitive ; ses idées se déroulent avec ampleur et clarté ; son style est de
bon aloi, exact et simple, pur des affectations et des ciselures dont Pope plus tard
chargera le sien ; sa phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par
la seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient. On voit qu’il
pense, et par lui-même, qu’il lie ses pensées, qu’il les vérifie, que, par-dessus tout
cela, naturellement il voit juste, et qu’avec la méthode il a le bon sens. Il a les
goûts et les faiblesses qui conviennent à sa forme d’intelligence. Il élève au premier
rang « l’admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme excellent,
les pensées justes, le langage pur, dont la satire est perçante et dont les idées sont
serrées, qui, lorsqu’il emprunte aux anciens, les paye avec usure de son propre fonds,
en monnaie aussi bonne et de cours presque universel « Spenser wanted only to have read the rules of Bossu. » Ailleurs il cite
Longin, Boileau, Rapin : « The latter of whom is alone sufficient, were all
other criticks lost, to teach anew the rules of writing. » Arioste neither
designed justly, nor observed any unity of action or compass of time, or
moderation in the vastness of his draught. His style is luxurious without
majesty or decency, and his adventures without the compass of nature and
possibility.Dédicace au comte de
Dorcet.)
Cet esprit, on le devine, est lourd, et particulièrement dans la flatterie. L’art de
flatter est le premier dans un âge monarchique. Dryden n’y est guère habile, non plus
que ses contemporains. De l’autre côté du détroit, à la même époque, on loue autant,
mais sans trop s’avilir, parce qu’on apprête la louange ; tantôt on la déguise ou on
la relève par la grâce du style ; tantôt on a l’air de s’y conformer comme à une mode.
Ainsi tempérée, les gens la digèrent. Ici, loin de la fine cuisine aristocratique,
elle pèse toute crue et massive sur l’estomac. J’ai conté comment le ministre
Clarendon, apprenant que sa fille venait d’épouser en secret le duc d’York, suppliait
le roi de la faire décapiter au plus vite ; comment la chambre des communes, composée
en majorité de presbytériens, se déclarait elle-même et le peuple anglais rebelles,
dignes du dernier supplice, et allait encore se jeter aux pieds du roi, d’un air
contrit, pour le supplier de pardonner à la chambre et à la nation. Dryden n’est pas
plus délicat que les hommes d’État et les législateurs. Ordinairement ses dédicaces
donnent la nausée. Il dit à la duchesse de Monmouth que « nulle partie de l’Europe ne
peut offrir quelqu’un qui égale son noble époux pour la mâle beauté et l’excellence de
l’extérieur. » — « Vous n’avez qu’à vous montrer tous deux ensemble pour recevoir les
bénédictions et les prières de l’humanité. Nous sommes prêts à conclure que vous êtes
un couple d’anges envoyés ici-bas pour rendre la vertu aimable ou pour offrir des
modèles aux poëtes, quand ils voudront instruire et charmer leur siècle en peignant la
bonté sous la forme la plus parfaite et la plus séduisante qui soit dans la
nature To receive the blessings and
prayers of mankind, you need only be seen together. We are ready to conclude
that you are a pair of angels sent below to make virtue amiable in your persons,
or to sit for poets when they would pleasantly instruct the age, by drawing
goodness in the most perfect and alluring shape of nature… No part of Europe can
afford a parallel to your noble Lord in masculine beauty and in goodliness of
shape. (Dédicace de You have all
the advantages of mind and body, and an illustrious birth, conspiring to render
you an extraordinary person. The la Conquête de Mexico.)Achilles and the Rinaldo are present in you, even above their originals ; you only want a
Homer or a Tasso to make you equal to them. Youth, beauty, and courage (all
which you possess in the highest of their perfection) are the most desirable
gifts of Heaven. (Dédicace de la Royale Martyre, au duc de
Monmouth.)
Un second talent, peut-être le premier en temps de carnaval, est l’art de dire des
polissonneries, et la Restauration fut un carnaval à peu près aussi délicat qu’un bal
de débardeurs. Il y a d’étranges chansons et des prologues plus que hasardés dans les
pièces de Dryden. Son Mariage à la mode s’ouvre par ces vers que
chante une dame mariée : « Pourquoi un sot vœu de mariage, fait il y a longtemps, nous
lierait-il maintenant que notre passion est éteinteEssai sur le Drame se
croient encore sur les bancs de l’école, citent doctoralement Paterculus, et en latin
encore, combattent la définition de l’adversaire et remarquent qu’elle est faite a genere et fine, au lieu d’être établie selon la bonne règle, d’après
le genre et l’espècea genere et fine,
and so not altogether perfect, was yet well received by the rest.Mock Astrologer.)sur l’origine et les progrès de la satire fourmille
d’inutilités, de longueurs, de recherches et de comparaisons de commentateur. Il ne
sait pas effacer en lui l’érudit, le logicien, le rhétoricien, pour ne montrer que
« l’honnête homme. »
Mais l’homme de cœur apparaît souvent ; à travers plusieurs chutes et beaucoup de
glissades, on découvre un esprit qui se tient debout, plié plutôt par convenance que
par nature, ayant de l’élan et du souffle, occupé de pensées graves, et livrant sa
conduite à ses convictions. Il se convertit loyalement et après réflexion à la
religion catholique, y persévéra après la chute de Jacques II, perdit sa place
d’historiographe et de poëte lauréat, et, quoique pauvre, chargé de famille et
infirme, refusa de dédier son Virgile au roi Guillaume. « La
dissimulation, écrit-il à ses fils, quoique permise en quelques cas, n’est pas mon
talent. Cependant, pour l’amour de vous, je lutterai contre la franchise de ma nature.
Au reste je ne me flatte d’aucune espérance, mais je fais mon devoir et je souffre
pour l’amour de Dieu. Vous savez que les profits de mon livre auraient pu être plus
grands, mais ni ma conscience ni mon honneur ne me permettaient de les prendre. Je ne
me repentirai jamais de ma constance, puisque je suis profondément persuadé de la
justice de la cause pour laquelle je souffrer
Collier, because in many things he has taxed me justly ; and I have pleaded guilty
to all thoughts or expressions of mine, which can be truly argued of obscenity,
profaneness, or immorality ; and retract them. — If he be my enemy, let him triumph.
If he be my friend, and I have given him no personal occasion to be otherwise, he
will be glad of my repentance. » — Il y a de l’esprit dans ce qui suit : « He is too
much given to horseplay in his raillery, and comes to battle, like a Dictator from
the plough ; I will not say : the zeal of God’s house has eaten him up ; but I am
sure it has devoured some part of his good manners and civility. (Préface des Fables.)
« Un homme, dit La Bruyère, né Français et chrétien, se trouve contraint dans la
satire ; les grands sujets lui sont défendus ; il les entame quelquefois et se
détourne ensuite sur de petites choses qu’il relève par la beauté de son génie et de
son style. » Il n’en était point ainsi en Angleterre. Les grands sujets étaient livrés
aux discussions violentes ; la politique et la religion, comme deux arènes, appelaient
à l’audace et à la bataille tous les talents et toutes les passions. Le roi, d’abord
populaire, avait relevé l’opposition par ses vices et par ses fautes, et pliait sous
le mécontentement du public comme sous l’intrigue des partis. On savait qu’il avait
vendu les intérêts de l’Angleterre à la France ; on croyait qu’il voulait livrer aux
papistes les consciences des protestants. Les mensonges d’Oates, l’assassinat du
magistrat Godfrey, son cadavre promené solennellement dans les rues de Londres,
avaient enflammé l’imagination et les préjugés du peuple ; les juges intimidés ou
aveugles envoyaient à l’échafaud les catholiques innocents, et la foule accueillait
par des insultes et des malédictions leurs protestations d’innocence. On avait exclu
le frère du roi de ses emplois, on voulait l’exclure de ses droits au trône. Les
chaires, les théâtres, la presse, les Le comte de Shaftesbury.hustings retentissaient de
discussions et d’injures. Les noms de whigs et de tories venaient de naître, et les
plus hauts débats de philosophie politique s’agitaient, nourris par le sentiment
d’intérêts présents et pratiques, aigris par la rancune de passions anciennes et
blessées. Dryden s’y lança, et son poëme d’Absalon et Achitophel fut
un pamphlet. « Je manie mieux le style âpre que le style douxer.
… Zimri
Ainsi, pervers de volonté, impuissant d’action, — il suivait les factions, qui ne le
suivaient pas
Shimei
Contre ces malédictions, leur chef, Shaftesbury, se roidissait ; accusé de haute
trahison, il était absous par le grand jury, malgré tous les efforts de la cour, aux
applaudissements d’une foule immense, et ses partisans faisaient frapper une médaille
à son image, montrant audacieusement sur le revers le soleil royal obscurci par un
nuage. Dryden répliqua par son poëme de la Médaille, et la diatribe
effrénée rabattit la provocation ouverte :
Oh ! si le poinçon qui a copié toutes ses grâces, — et labouré de tels sillons pour
cette face d’eunuque, — avait pu tracer sa volonté toujours changeante ! — Ce
travail infini eût lassé l’art du graveur : — beau héros de bataille d’abord, et,
comme un pygmée que le vent emporte, — lancé dans la guerre par une inquiétude
prématurée ; — général sans barbe, rebelle avant d’être homme, — tant sa haine
contre son prince commença jeune ! — Puis, vermine frétillante dans l’oreille de
l’usurpateur, — trafiquant de son esprit vénal contre des tas d’or, — il se jeta
dans le moule des saints cafards, — gémit, soupira, pria, tant que la cafardise fut
un lucre, — la plus bruyante cornemuse du glapissant cortégeThe
Medal.)
La même amertume envenimait la controverse religieuse. Les disputes de dogme, un
instant rejetées dans l’ombre par les mœurs débauchées et sceptiques, avaient éclaté
de nouveau, enflammées par le catholicisme bigot du prince et par les craintes
justifiées de la nation. Le poëte, qui, dans la Religion d’un
laïque, était encore anglican tiède et demi-douteur, entraîné peu à peu par ses
inclinations absolutistes, s’était converti à la religion catholique, et, dans son
poëme de la Biche et la Panthère, il combattit pour sa nouvelle foi.
« La nation, dit-il en commençant, est dans une trop grande fermentation pour que je
puisse attendre guerre loyale ou même simplement quartier des lecteurs du parti
contraireamour de Dieu. Ce sont des opprimés,
à peine soulagés depuis un instant d’une persécution séculaire, attachés à leur foi
par leurs souffrances, respirant à demi parmi les menaces visibles et les haines
grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poëte soit dialecticien comme
un docteur d’école ; il a besoin de toute la rigueur de la logique ; il s’y accroche
en nouveau converti, tout imbu des preuves qui l’ont arraché à la foi nationale et qui
le soutiennent contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt
le défaut des arguments, divisant les réponses, ramenant l’adversaire à la question,
épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais d’autant plus loué et aimé de son
temps. Il y a dans tous ces esprits anglais un fonds de sérieux et de véhémence ; la
haine s’y soulève, toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d’une mer du
Nord. Au milieu de ses combats publics, Dryden s’abattit sur un ennemi privé,
Shadwell, et l’accabla d’un immortel méprisMac-Fleknoë.le Lutrin de Boileau, mais pompeuse et crue,
poussée en avant par un souffle brutal et poétique, comme on voit un grand navire
entrer dans les bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes et froissant l’eau.
C’est dans ces trois poëmes que le grand art d’écrire, signe et source de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel esprit naissait et renouvelait l’art avec le reste ; désormais et pour un siècle, les idées s’engendrent et s’ordonnent par une loi différente de celle qui jusqu’alors les a formées. Sous Spencer et Shakspeare, les mots vivants comme des cris ou comme une musique faisaient voir l’inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de vision possédait l’artiste ; les paysages et les événements se déroulaient dans son esprit comme dans la nature ; il concentrait dans un éclair tous les détails et toutes les forces qui composent un être, et cette image agissait et se développait en lui comme l’objet hors de lui ; il imitait ses personnages, il entendait leurs paroles ; il trouvait plus aisé de les répéter toutes palpitantes que de raconter ou d’expliquer leurs sentiments ; il ne jugeait pas, il voyait ; il était involontairement acteur et mime ; le drame était son œuvre naturelle, parce que les personnages y parlent et que l’auteur n’y parle pas. Voici que cette conception complexe et imitative se décolore et se décompose ; l’homme n’aperçoit plus les choses d’un jet, mais par détails ; il tourne autour d’elles pas à pas, portant sa lampe tour à tour sur toutes leurs parties. La flamme qui d’une seule illumination les révélait s’est éteinte ; il remarque des qualités, il note des points de vue, il classe des groupes d’actions, il juge et il raisonne. Les mots, tout à l’heure animés et comme gonflés de séve, se flétrissent et se sèchent ; ils deviennent abstraits ; ils cessent de susciter en lui des figures et des paysages ; ils ne remuent que des restes de passions affaiblies ; ils jettent à peine quelques lueurs défaillantes sur la toile uniforme de sa conception ternie ; ils deviennent exacts, presque scientifiques, voisins des chiffres, et, comme les chiffres, ils se disposent en séries, alliés par leurs analogies, les premiers plus simples conduisant aux seconds plus composés, tous du même ordre, en telle sorte que l’esprit qui entre dans une voie la trouve unie et ne soit jamais contraint de la quitter. Dès lors une nouvelle carrière s’ouvre : l’homme a le monde entier à repenser ; le changement de sa pensée a changé tous les points de vue, et tous les objets vont prendre une nouvelle forme dans son esprit transformé. Il s’agit d’expliquer et de prouver ; c’est là tout le style classique, c’est tout le style de Dryden.
Il développe, il précise, il conclut ; il annonce sa pensée, puis la résume, pour que
le lecteur la reçoive préparée, et, l’ayant reçue, la retienne. Il la fixe en termes
exacts justifiés par le dictionnaire, en constructions simples justifiées par la
grammaire, pour que le lecteur ait à chaque pas une méthode de vérification et une
source de clarté. Il oppose les idées aux idées, et les phrases aux phrases, pour que
le lecteur, guidé par le contraste, ne puisse dévier de la route tracée. Vous devinez
quelle peut être la beauté dans une pareille œuvre. Cette poésie n’est qu’une prose
plus forte. Les idées plus serrées, les oppositions plus marquées, les images plus
hardies, ne font qu’ajouter de l’autorité au raisonnement. La mesure et la rime
transforment les jugements en sentences. L’esprit, tendu par le rhythme, s’étudie
davantage, et arrive à la noblesse par la réflexion. Les jugements s’enchâssent en des
images abréviatives ou en des lignes symétriques qui leur donnent la solidité et la
popularité d’un dogme. Les vérités générales atteignent la forme définitive qui les
transmet à l’avenir et les propage dans le genre humain. Tel est le mérite de ces
poëmes : ils plaisent par leurs bonnes expressionsAbsalon et Achitophel.)
À la vérité, il n’y a guère ici d’autre mérite littéraire. Si Dryden est un politique
expérimenté, un controversiste instruit, bien muni d’arguments, sachant tous les
tournants de la discussion, versé dans l’histoire des hommes et des partis, cette
habileté de pamphlétaire, toute pratique et anglaise, le retient dans la basse région
des combats journaliers et personnels, bien loin de la haute philosophie et de la
liberté spéculative, qui impriment au style classique des contemporains français la
durée et la grandeur. Au fond, dans ce siècle en Angleterre, toutes les discussions
restent étroites. Excepté le terrible Hobbes, ils manquent tous de la grande
invention. Dryden, comme les autres, reste confiné dans des raisonnements et des
insultes de secte et de faction. Les idées alors sont aussi petites que les haines
sont fortes ; nulle doctrine générale n’ouvre au-dessus du tumulte de la bataille des
perspectives poétiques : des textes, des traditions, une triste escorte de
raisonnements rigides, voilà les armes ; les préjugés et les passions se valent dans
les deux partis. C’est pourquoi la matière manque à l’art d’écrire. Dryden n’a point
de philosophie personnelle qu’il puisse développer ; il ne fait que versifier des
thèmes qui lui sont donnés par autrui. Dans cette stérilité, l’art se réduit bientôt à
revêtir des pensées étrangères, et l’écrivain se fait antiquaire ou traducteur. En
effet, la plus grande partie des vers de Dryden sont des imitations, des remaniements
ou des copies. Il a traduit Perse, Virgile, une partie d’Horace, de Théocrite, de
Juvénal, de Lucrèce et d’Homère, et mis en anglais moderne plusieurs contes de Boccace
et de Chaucer. Ces traductions alors semblaient d’aussi grandes œuvres que des
compositions originales. Quand il aborda l’Énéide, « la nation, dit
Johnson, parut se croire intéressée d’honneur à l’issue. ». Addison lui fournit les
arguments de chaque livre et un essai sur les Géorgiques ; d’autres
lui donnèrent des éditions, des notes ; des grands seigneurs rivalisèrent pour lui
offrir l’hospitalité ; les souscripteurs abondèrent. On disait que le Virgile anglais
allait donner le Virgile latin à l’Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré
comme sa première gloire ; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette originelle de
la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques étaient aussi loués que les
inventeurs.
Cette stérilité d’invention altère le goût ou l’alourdit. Car le goût est un système
instinctif, et nous mène par des maximes intérieures que nous ignorons ; l’esprit,
guidé par lui, sent des liaisons, fuit des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou
rejette, d’après des conceptions générales qui le maîtrisent et qu’il ne voit pas ;
elles ôtées, on voit disparaître le tact qu’elles produisent, et l’écrivain commet des
maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle est l’imperfection des
récits remaniés par Dryden d’après Chaucer ou Boccace. Dryden ne sent pas que des
contés de fées ou de chevaliers ne conviennent qu’à une poésie enfantine, que des
sujets naïfs demandent un style naïf, que les conversations de Renard et de
Chanteclair, les aventures de Palémon et d’Arcite, les métamorphoses, les tournois,
les apparitions, réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux
Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies oppriment ici ces
aimables fantômes ; les phrases classiques les accablent dans leurs plis trop serrés :
on ne les voit plus ; pour les retrouver, on se retourne vers leur premier père ; on
quitte la lumière trop crue d’un âge savant et viril ; on ne les suit bien que dans
leur premier style, dans l’aurore de la pensée crédule, sous la vapeur qui joue autour
de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous les sourires du matin.
D’ailleurs, quand Dryden entre en scène, il écrase les délicatesses de son maître,
insérant des tirades ou des raisonnements, effaçant les tendresses abandonnées et
sincères. Quelle distance entre son récit de la mort d’Arcite et celui de Chaucer !
Quelles misères que ses beaux mots d’auteur, sa galanterie, ses phrases symétriques,
ses froids regrets, si on les compare aux cris douloureux, aux effusions vraies, à
l’amour profond qui éclate chez l’autre ! Mais, le pire défaut, c’est que, presque
partout, il est copiste et conserve les fautes en traducteur littéral, les yeux collés
sur son ouvrage, impuissant à l’embrasser pour le refondre, plus voisin du
versificateur que du poëte. Quand La Fontaine a mis Ésope ou Boccace en vers, il leur
a soufflé un nouvel esprit ; il ne leur a pris qu’une matière ; l’âme nouvelle, qui
fait le prix de son œuvre, est à lui, n’est qu’à lui, et cette âme convient à son
œuvre. Au lieu des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers
lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui goûtent le fruit
défendu parce qu’il est fruit et parce qu’il est défendu. Le tragique s’en va, les
souvenirs du moyen âge sont à mille lieues ; il ne reste que la gaieté malicieuse,
gauloise et bourgeoise, d’un frondeur et d’un gourmet. Ici les disparates abondent, et
Dryden en est si peu choqué qu’il les importe ailleurs, dans ses poëmes théologiques,
par exemple, représentant l’Église catholique par une biche et les hérésies par
diverses bêtes, qui disputent entre elles aussi longuement et aussi savamment que des
gradués d’Oxford Voilà
les cailloux théologiques sur lesquels on trébuche dix fois par livre. Telles sont les grossièretés dans
lesquelles la polémique s’engage vingt fois par livre.épîtres ; ordinairement elles ne consistent
qu’en flatteries, presque toujours crues, souvent mythologiques, parsemées de
sentences un peu banales. « J’ai étudié Horace, dit-ilReligio Laici.
Mais d’autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d’un coup, au milieu des
bâillements qu’excitaient ces épîtres, les yeux s’arrêtent. L’accent vrai, les idées
neuves ont paru ; Dryden, écrivant à son cousin, gentilhomme de campagnesquire rural qui est l’arbitre de
ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la ville, qui se maintient en
santé par la chasse et l’exercice. Il cause avec lui des affaires publiques. Il montre
le bon député « servant à la fois le roi et le peuple, conservant à l’un sa
prérogative, à l’autre son privilége », placé comme une digue entre les deux fleuves,
cédant davantage au roi en temps de guerre et davantage au peuple en temps de paix,
« empêchant l’un et l’autre de déborder et de tarir
Comme les rayons empruntés de la lune et des étoiles — luisent vainement pour le
voyageur seul, las et égaré, — ainsi la pâle raison luit vainement pour l’âme. Et
comme là-haut, — ces feux roulants ne découvrent que la voûte céleste — sans nous
éclairer ici-bas ; tel le rayon vacillant de la raison — nous fut prêté, non pour
assurer notre route incertaine, — mais pour nous guider là-haut vers un jour
meilleur. — Et comme ces cierges de la nuit disparaissent — quand l’éclatant seigneur
du jour gravit notre hémisphère, — ainsi pâlit la raison quand la religion se
montre ; — ainsi la raison meurt et s’évanouit dans la lumière surnaturelle
… Ô Dieu miséricordieux, comme tu as bien préparé — pour nos jugements faillibles un
guide infaillible ! — Ton trône est une obscurité dans l’abîme de lumière, — un
flamboiement de gloire qui interdit le regard. — Oh ! enseigne-moi à croire en toi,
tout caché que tu demeures, — à ne rien chercher au-delà de ce que toi-même as
révélé, — à prendre celle-là seule pour ma souveraine — que tu as promis de ne jamais
abandonner ! — Ma jeunesse imprudente a volé parmi les vains désirs ; — mon âge
viril, longtemps égaré par des feux vagabonds, — a suivi des lueurs fausses, et quand
leur éclair a disparu, — mon orgueil a fait jaillir de lui-même d’aussi trompeuses
étincelles. — Tel j’étais, tel par nature je suis encore. — À toi la gloire, à moi
la honte. — Que toute ma tâche maintenant soit de bien vivre ! Mes doutes sont
finis
Telle est la poésie de ces âmes sérieuses. Après avoir erré dans les débauches et les
pompes de la Restauration, Dryden entrait dans les graves émotions de la vie
intérieure ; quoique catholique, il sentait en protestant les misères de l’homme et la
présence de la grâce ; il était capable d’enthousiasme. De temps en temps un vers
virile et poignant décèle, au milieu de ses raisonnements, la puissance de la
conception et le souffle du désir. Quand le tragique se rencontre, il s’y assoit comme
dans son domaine ; au besoin, il fouille dans l’horrible. Il a décrit la chasse
infernale et le supplice de la jeune fille déchirée par les chiens avec la sauvage
énergie de Milton Ces vers
charmants sur la duchesse d’York rappellent ceux de La Fontaine sur la princesse
de Conti.Theodore et Honoria.Chant du
Cirque.
Ce fut là une de ses dernières œuvres ; toute brillante et poétique, elle était née
parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait écrit était détrôné et
chassé ; la religion qu’il avait embrassée était méprisée et opprimée ; catholique et
royaliste, il était confiné dans un parti vaincu, que la nation considérait avec
ressentiment et avec défiance comme l’adversaire naturel de la liberté et de la
raison. Il avait perdu les deux places qui le faisaient vivre ; il subsistait
misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à l’étranger, traité en
mercenaire par un libraire grossier, forcé de lui demander de l’argent pour payer une
montre qu’on ne voulait pas lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le
protéger contre ses injures, vilipendé par son boutiquier quand la page promise
n’était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de pamphlets ; le
puritain Collier flagellait brutalement ses comédies ; on le damnait sans pitié et en
conscience. Il était malade depuis longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire,
réduit à exagérer la flatterie pour obtenir des grands l’argent indispensable que les
éditeurs ne lui donnaient pasPost-scriptum de la traduction de Virgile.
I. La révolution morale au dix-huitième siècle. — Elle accompagne la révolution politique.
II. Brutalité du peuple. — Le gin. — Les émeutes. — Corruption des grands. — Les
mœurs politiques. — Trahisons sous Guillaume et Anne. — Vénalité sous Walpole et
Bute. — Les mœurs privées. — Les viveurs. — Les athées. — Lettres de
lord Chesterfield. — Sa politesse et sa morale. — L’Opéra du
Gueux, par Gay. — Ses élégances et sa satire.
III. Principes de la civilisation en France et en Angleterre. — La conversation en France. Comment elle aboutit à une révolution. — Le sens moral en Angleterre. Comment il aboutit à une réforme.
IV. La religion. — Les apparences visibles. — Le sentiment profond. — Comment la religion est populaire. — Comment elle est vivante. — Les ariens. — Les méthodistes.
V. La chaire. — Médiocrité et efficacité de la prédication. — Tillotson. — Sa lourdeur et sa solidité. — Barrow. — Son abondance et sa minutie. — South. — Son acrete et son énergie. — Comparaison des prédicateurs en France et en Angleterre.
VI. La théologie. — Comparaison de l’apologétique en France et en Angleterre. — Sherlock, Stillingfleet, Clarke. — La théologie n’est pas spéculative, mais morale. — Les plus grands esprits se rangent du côté du christianisme. — Impuissance de la philosophie spéculative. — Berkeley, Newton, Locke, Hume, Reid. — Développement de la philosophie morale. — Smith, Price, Hutcheson.
VII. La constitution. — Le sentiment du droit. — Traité du
gouvernement, par Locke. — La théorie du droit personnel est acceptée. —
Comment le tempérament, l’orgueil et l’intérêt la soutiennent. — La théorie du droit
personnel est appliquée. — Comment les élections, les journaux, les tribunaux la
mettent en pratique.
VIII. La tribune. — Énergie et rudesse de cette éloquence. — Lord Chatam. — Junius. — Fox. — Sheridan. — Pitt. — Burke.
IX. Issue du travail du siècle. — Transformation économique et morale. — Comparaison des portraits de Reynold et de ceux de Lely. — Doctrines et tendances contraires en France et en Angleterre. — Les révolutionnaires et les conservateurs. — Jugement de Burke et du peuple anglais sur la Révolution française.
Avec l’établissement de 1688, un nouvel esprit apparaît en Angleterre. Lentement, par degrés, la révolution morale accompagne la révolution sociale : l’homme change en même temps que l’État, dans le même sens et par les mêmes causes ; le caractère s’accommode à la situation, et l’on voit peu à peu dominer dans les mœurs et dans les lettres l’esprit sérieux, réfléchi, moral, capable de discipline et d’indépendance, qui seul peut soutenir et achever une constitution.
Ce ne fut pas sans peine, et au premier regard il semble qu’à cette révolution, dont
elle est si fière, l’Angleterre n’ait rien gagné. L’aspect des choses sous Guillaume,
Anne et les deux premiers Georges, est repoussant ; on est tenté de juger comme
Swift : on se dit que s’il a peint le Yahou, c’est qu’il l’a vu ; nu ou traîné en
carrosse, le Yahou n’est pas plus beau. On ne voit que corruption en haut, et
brutalités en bas ; une troupe d’intrigants mène une populace de brutes. La bête
humaine, enflammée par les passions politiques, éclate en cris, en violences, brûle
l’amiral Byng en effigie, exige sa mort, veut détruire sa maison et son parc, oscille
tour à tour sous la main de chaque parti, et de son élan aveugle semble prête à
démolir la société civile. Quand le docteur Sacheverell est mis en jugement, les
garçons bouchers, les boueurs, les balayeurs de cheminée, les marchands de pommes, les
filles de joie et toute la canaille, s’imaginant que l’Église est en danger,
l’accompagnent avec des hurlements de colère et d’enthousiasme, et le soir se mettent
à brûler et à piller les temples des dissidents. Quand lord Bute, en dépit de
l’opinion populaire, est mis à la place de Pitt, il est assailli de pierres et obligé
d’entourer sa voiture d’une forte garde de boxeurs. À chaque accident politique, on
entend un grondement d’émeute, on voit des bousculades, des coups de poing, des têtes
cassées. C’est pis lorsque l’intérêt personnel du peuple est en jeu. Le gin avait été
inventé en 1684, et un demi-siècle aprèsà bas les
papistes ! la populace soulevée démolit les prisons, lâcha les criminels,
maltraita les pairs, et fut trois jours maîtresse de la ville, brûlant, pillant et se
gorgeant. Les tonneaux de gin défoncés faisaient des ruisseaux dans les rues. Enfants
et femmes à genoux y buvaient jusqu’à mourir. Les uns devenaient furieux, les autres
s’affaissaient stupides, et l’incendie des maisons croulantes finissait par les brûler
ou les engloutir. Onze ans plus tard, à Birmingham, ils saccagèrent et détruisirent
les maisons des libéraux et des dissidents, et le lendemain on les trouva, par tas,
ivres morts le long des chemins et dans les haies. L’instinct s’émeut dangereusement
dans cette race trop forte et trop nourrie. Le taureau populaire se lançait comme une
masse sur le premier chiffon rouge qu’il croyait voir.
La haute société valait un peu moins que la basse. S’il n’y eut point de révolution
plus bienfaisante que celle de 1688, il n’y en eut point qui fût lancée ou soutenue
par de plus sales ressorts. La trahison est partout, non pas simple, mais double et
triple. Sous Guillaume et sous Anne, amiraux, ministres, gentilshommes du conseil,
favoris de l’antichambre, tous correspondent et conspirent avec les Stuarts qu’ils ont
déjà vendus, sauf à les vendre encore, par une complication de marchés qui vont se
détruisant l’un l’autre et par une complication de parjures qui vont se dépassant l’un
l’autre jusqu’à ce que personne ne sache plus à qui il appartient ni qui il est. Le
plus grand capitaine du temps, le duc de Marlborough, est un des plus bas coquins de
l’histoire, entretenu par ses maîtresses, économe administrateur de la paye qu’il
reçoit d’elles, occupé à voler ses soldats, trafiquant des secrets d’État, traître
envers Jacques, envers Guillaume, envers l’Angleterre, capable de risquer sa vie pour
épargner une paire de bottes mouillées, et de faire tomber dans une embuscade
française une expédition de soldats anglais. Après lui vient Bolingbroke, sceptique et
cynique, tour à tour ministre de la reine et du prétendant, aussi déloyal envers l’un
qu’envers l’autre, marchand de consciences, de mariages et de promesses, ayant
gaspillé du génie dans les débauches et les tripotages pour arriver à la disgrâce, à
l’impuissance et au méprispay-office) en marché, débattit son
prix avec des centaines de membres, déboursa en une matinée 25000 livres sterling. On
ne pouvait avoir des votes qu’argent comptant, et encore aux moments importants ces
mercenaires menaçaient de passer à l’ennemi, se mettaient en grève, et demandaient
davantage. Et croyez que les chefs se faisaient leur part. Ils se vendent ou se payent
en titres, en dignités, en sinécures ; pour obtenir la vacance d’une place, on donne
au titulaire une pension de deux, trois, cinq, et jusqu’à sept mille livres sterling.
Pitt, le plus intègre de ces hommes politiques, le chef de ceux qui s’appelaient
patriotes, donne et retire sa parole, attaque ou défend Walpole, propose la guerre ou
la paix, le tout pour devenir ou rester ministre. Fox, son rival, est une sorte de
pourri éhonté. Le duc de Newcastle, « dont le nom était perfidie », espèce de
caricature vivante, le plus maladroit, le plus ignorant, le plus moqué, le plus
méprisé des nobles, reste ministre trente ans et dix ans premier ministre à cause de
sa parenté, de sa fortune, des élections dont il dispose et des places qu’il peut
donner. La chute des Stuarts a mis le gouvernement aux mains de quelques grandes
familles qui, au moyen de bourgs pourris, de députés achetés et de discours sonores,
oppriment le roi, manient les passions populaires, intriguent, mentent, se chamaillent
et tâchent de s’escroquer le pouvoir.
Les mœurs privées sont aussi belles que les mœurs publiques. D’ordinaire le roi
régnant déteste son fils ; ce fils fait des dettes, demande au parlement d’augmenter
sa pension, et se ligue avec les ennemis de son père. George I « Les Anglais ont ordinairement vingt ans
avant d’avoir parlé à quelque personne au-dessus de leur maître d’école et de
leurs compagnons de collége ; s’il arrive qu’ils aient du savoir, tout se
termine au grec et au latin, mais pas un seul mot de l’histoire ou des langues
modernes. Ainsi préparés ils se mettent à voyager ; mais comme ils manquent de
dextérité, qu’ils sont extrêmement honteux et timides et qu’ils n’ont point
l’usage des langues étrangères, ils vivent entre eux et mangent ensemble dans
les auberges. » ( « Je
souhaiterais que vous les priassiez de vous donner des lettres de recommandation
pour les jeunes gens du bel air et pour les coquettes sur le bon ton, afin que
vous pussiez être dans l’honnête débauche de Munich. » (er
tient sa femme en prison pendant trente-deux ans, et s’enivre le soir chez deux
laiderons, ses maîtresses. George II, qui aime sa femme, prend des maîtresses pour
avoir l’air galant, se réjouit de la mort de son fils, escroque le testament de son
père. Son fils aînéMémoires
de Walpole, t. I, p. 76.Jenny de Voltaire.Lettres de lord Chesterfield.)Ibidem.)
Ainsi jugea Gay dans son My
daughter to me should be, like a court lady to a minister of state, a key to a
whole gang. A woman knows how to be mercenary though she has never been in
a court or at an assembly. Why, foolish jade, thou wilt be as ill-used and
as much neglected as if thou hadst married a Lord ! … I did not marry him
as ’tis the fashion coolly and deliberately for honour or money. But I love
him. Love him, worse and worse ! I thought the girl had been better
bred. As to conscience and musty morals, I have as
few drawbacks upon my profits or pleasures, as any man of quality in England ;
in those I am not at least vulgar… To ruin a girl of severe education, is no
small addition to the pleasure of our fine gentlemen. Of all the animals
of prey, man is the only sociable one. Dans ces Églogues les dames
expliquent en bon style que leurs amies ont pour amants des laquais : Ailleurs la servante dit à la
dame :Opéra du Gueux, et la société polie
applaudit avec fureur au portrait qu’il traçait d’elle. Soixante-trois nuits de suite,
la pièce fut jouée parmi un tonnerre de rires ; les dames firent écrire les chansons
sur leurs éventails, et l’actrice principale, dit-on, épousa un duc. Quelle satire !
Les voleurs infestaient Londres, tellement qu’en 1728 la reine elle-même manqua d’être
dévalisée ; ils s’étaient formés en bandes, ayant des officiers, un trésor, un chef,
et se multipliaient, quoique toutes les six semaines on les envoyât par « charretées »
à la potence. Voilà la société que Gay mit en scène ; à son avis, elle valait la
grande ; on avait peine à l’en distinguer : manières, esprit, conduite, morale, dans
l’une et l’autre, tout est semblable. « En fait de vices à la mode, on ne peut dire si
les gentilshommes du grand chemin imitent les gentilshommes à la mode, ou si les
gentilshommes à la mode imitent les gentilshommes du grand chemin
Ce n’étaient là que des dehors, et les bons observateurs, Voltaire par exemple, ne s’y sont point trompés. Entre la vase du fond et l’écume de la surface roulait le grand fleuve national, qui, s’épurant par son mouvement propre, laissait déjà voir par intervalles sa couleur vraie, pour étaler bientôt la régularité puissante de sa course et la limpidité salubre de son eau. Il avançait dans son lit natal ; chaque peuple a le sien et coule sur sa pente. C’est cette pente qui donne à chaque civilisation son degré et sa forme, et c’est elle qu’il faut tâcher de décrire et de mesurer.
Pour cela, nous n’avons qu’à suivre les voyageurs des deux pays qui à ce moment
franchissent la Manche. Jamais l’Angleterre n’a regardé et imité davantage la France,
ni la France l’Angleterre. Pour voir les courants distincts où glissait chacune des
deux nations, il n’y avait qu’à ouvrir les yeux. À Paris, disait lord Chesterfield à
son fils, recherchez la conversation polie ; « elle tourne sur quelque sujet de goût,
quelques points d’histoire, de critique et même de philosophie, qui conviennent mieux
à des êtres raisonnables que les dissertations anglaises sur le temps et sur le
whist Encore en 1826, Sidney Smith arrivant à Calais
écrit (tome II, 274) : What pleases me is the taste
and ingenuity displayed in the shops and the good manners and politeness of the
people. Such is the state of manners, that you appear almost to have quitted a
land of barbarians. — I have not seen a cobbler who is not better bred than an
English gentleman.Essay on polite
conversation.Esprit des Lois de Montesquieu est aussi « l’esprit sur les lois. »
Les périodes de Rousseau, qui enfanteront une révolution, ont été, dix-huit heures
durant, tournées, polies, balancées dans sa tête. La philosophie de Voltaire petille
en millions d’étincelles. Toute idée doit devenir un bon mot ; on ne pense plus qu’en
saillies ; il faut que toute vérité, la plus épineuse ou la plus sainte, devienne un
joli jouet de salon, lancé, puis relancé comme un volant doré par les mains mignonnes
des dames, sans faire tache sur les sabots de dentelle d’où pendent languissamment
leurs bras fluets, sur les guirlandes que déroulent dans les panneaux les Amours
roses. Tout doit reluire, scintiller ou sourire. On atténue les passions, on affadit
l’amour, on multiplie les bienséances, on outre le savoir-vivre. L’homme raffiné
devient « sensible. » De sa douillette de taffetas, il tire incessamment le mouchoir
brodé dont il essuiera le commencement d’une larme ; il pose la main sur son cœur, il
s’attendrit, il est devenu si délicat et si correct que les Anglais le prennent tour à
tour pour une femmelette ou pour un maître de danseEvelina, par miss Burney ; voyez le personnage du pauvre et gentil Français,
M. Dubois, qu’on fait tomber dans le ruisseau. — Ces jeunes filles si correctes vont
voir jouer Love for Love de Congreve ; les parents ne craignent
pas de leur donner miss Prue en spectacle. — Voyez aussi par contraste le personnage
du capitaine anglais, si rustre ; il est l’hôte de Mme Duval, et la jette deux fois
dans la boue ; il dit à sa fille : « Molly, je vous conseille, si vous faites
quelque cas de mes bonnes grâces, de ne plus avoir un goût à vous, en ma présence. »
— Le changement est surprenant, depuis soixante ans.Contrat social. On
se fabrique une certaine idée de l’homme, de ses penchants, de ses facultés, de ses
devoirs, idée mutilée, mais d’autant plus nette qu’elle est plus réduite.
D’aristocratique elle devient populaire ; au lieu d’être un amusement, elle est une
foi ; des mains délicates et sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et
grossières. D’un lustre de salon ils font un flambeau et une torche. Voilà le courant
sur lequel a vogué l’esprit français pendant deux siècles, caressé par les
raffinements d’une politesse exquise, amusé par un essaim d’idées brillantes, enchanté
par les promesses des théories dorées, jusqu’au moment où, croyant toucher les palais
de nuages qu’illuminait la distance, tout d’un coup il perdit terre et roula dans la
tempête de la Révolution.
Tout autre est la voie par laquelle a cheminé la civilisation anglaise. Ce n’est pas
l’esprit de société qui l’a faite, c’est le sens moral, et la raison en est que
l’homme là-bas est autre que chez nous. Nos Français qui en ce moment découvrent
l’Angleterre en sont frappés. « En France, dit Montesquieu, je fais amitié avec tout
le monde ; en Angleterre, je n’en fais à personne. Il faut faire ici comme les
Anglais, vivre pour soi, ne se soucier de personne, n’aimer personne et ne compter sur
personne. Ce sont des génies singuliers, partant solitaires et tristes. Ils sont
recueillis, vivent beaucoup en eux-mêmes et pensent tout seuls. La plupart, avec de
l’esprit, sont tourmentés par leur esprit même. Dans le dédain ou le dégoût de toutes
choses, ils sont malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas. » Et Voltaire, comme
Montesquieu, revient incessamment sur l’énergie sombre de ce caractère. Il dit qu’à
Londres il y a des journées de vent d’est où l’on se pend ; il conte en frissonnant
qu’une jeune fille s’est coupé la gorge, et que l’amant, sans rien dire, a racheté le
couteau. Il est surpris de voir « tant de Timons, de misanthropes atrabilaires. » De
quel côté trouveront-ils leur voie ? Il y en a une qui s’ouvre tous les jours plus
large. L’Anglais, naturellement sérieux, méditatif et triste, n’est point porté à
regarder la vie comme un jeu ou comme un plaisir ; il a les yeux habituellement
tournés non vers le dehors et la nature riante, mais vers le dedans et vers les
événements de l’âme ; il s’examine lui-même, il descend incessamment dans son
intérieur, il se confine dans le monde moral et finit par ne plus voir d’autre beauté
que celle qui peut y luire ; il pose la justice en reine unique et absolue de la vie
humaine, et conçoit le projet d’ordonner toutes ses actions d’après un code rigide. Et
les forces ne lui manquent pas dans cette entreprise ; car l’orgueil en lui vient
aider la conscience. Ayant choisi sa route lui-même et lui seul, il aurait honte de
s’en écarter ; il repousse les tentations comme des ennemis ; il sent qu’il combat et
triompheTom Brown’s School-days.
Au protestantisme d’abord, et c’est par cette structure d’esprit que l’Anglais est
religieux. Traversez ici l’écorce rugueuse et déplaisante. Voltaire en rit, il s’amuse
des criailleries des prédicants et du rigorisme des fidèles. « Point d’opéra, point de
comédie, point de concert à Londres le dimanche ; les cartes même y sont si
expressément défendues, qu’il n’y a que les personnes de qualité et ce qu’on appelle
les honnêtes gens qui jouent ce jour-là. » Il s’égaye aux dépens des Anglicans, « si
attentifs à recevoir les dîmes », des presbytériens, « qui ont l’air fâché et prêchent
du nez », des quakers, « qui vont dans leurs églises attendre l’inspiration de Dieu le
chapeau sur la tête. » Mais n’y a-t-il rien à remarquer que ces dehors ? Et
croyez-vous connaître une religion, parce que vous connaissez des particularités de
formulaire et de surplis ? Il y a une foi commune sous toutes ces différences de
sectes ; quelle que soit la forme du protestantisme, son objet et son effet sont la
culture du sens moral ; c’est par là qu’il est ici populaire ; principes et dogmes,
tout l’approprie aux instincts de la nation. Le sentiment d’où tout part chez le
réformé est l’inquiétude de la conscience ; il se représente la justice parfaite, et
sent que sa justice, telle quelle, ne subsistera point devant celle-là. Il pense au
jugement final et se dit qu’il y sera condamné. Il se trouble et se prosterne ; il
implore de Dieu le pardon de ses fautes et le renouvellement de son cœur. Il voit que,
ni par ses désirs, ni par ses actions, ni par aucune cérémonie, ni par aucune
institution, ni par lui-même, ni par aucune créature, il ne peut ni mériter l’un ni
obtenir l’autre. Il a recours au Christ, le médiateur unique ; il le supplie, il le
sent présent, il se trouve par sa grâce justifié, élu, guéri, transformé, prédestiné.
Ainsi entendue, la religion est une révolution morale ; ainsi simplifiée, la religion
n’est qu’une révolution morale. Devant cette grande émotion, métaphysique et
théologie, cérémonies et discipline, tout s’efface ou se subordonne, et le
christianisme n’est plus que la purification du cœur. Regardez maintenant ces gens
vêtus de brun qui nasillent le dimanche autour d’une boîte de bois noir, pendant qu’un
homme en rabat, « avec l’air d’un Caton », marmotte un psaume. N’y a-t-il rien dans
leur cœur que des « billevesées » théologiques ou des phrases machinales ? Il y a un
grand sentiment, la vénération. Ce temple nu des dissidents, cet office et cette
église simple des anglicans, les laissent tout entiers à l’impression de ce qu’ils
lisent et de ce qu’ils entendent. Car ils entendent et ils lisent ; la prière faite en
langue vulgaire, les psaumes traduits en langue vulgaire, peuvent entrer à travers
leurs sens jusqu’à leur âme. Ils y entrent, soyez-en sûr, et c’est pour cela qu’ils
ont l’air si recueilli. Car la race est, par nature, capable d’émotions profondes,
disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le grandiose et le
tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la propre parole du Dieu éternel, leur
en fournit. Je sais bien que pour Voltaire elle n’est qu’emphatique, décousue et
ridicule ; les sentiments dont elle est pleine sont hors de proportion avec les
sentiments français. Ici, les auditeurs sont au niveau de son énergie et de sa
rudesse. Les cris d’angoisse ou d’admiration de l’Hébreu solitaire, les transports,
les éclats imprévus de passion sublime, la soif de la justice, le grondement des
tonnerres et des justices de Dieu, viennent, à travers trente siècles, remuer ces âmes
bibliques. Leurs autres livres y aident. Ce Prayer book, qui se
transmet par héritage avec la vieille Bible de famille, fait entendre à tous, au plus
lourd paysan, à l’ouvrier des mines, l’accent solennel de la prière vraie. La poésie
naissante et la religion renaissante au seizième siècle y ont imprimé leur gravité
magnifique, et l’on y sent palpiter, comme dans Milton lui-même, la double inspiration
qui alors souleva l’homme hors de lui-même et le porta jusqu’au ciel. Les genoux
plient quand on l’écoute. Cette confession de foi, ces collects
prononcés pendant la maladie, devant le lit des mourants, en cas de malheur public et
de deuil privé, ces hautes sentences d’une éloquence passionnée et soutenue, emportent
l’homme dans je ne sais quel monde inconnu et auguste. Que les beaux gentilshommes
bâillent, se moquent, et réussissent à ne pas comprendre : je suis sûr que, parmi les
autres, beaucoup sont troublés. L’idée de la mort obscure et de l’océan infini où va
descendre la pauvre âme fragile, la pensée de cette justice invisible, partout
présente, partout prévoyante, sur laquelle s’appuie l’apparence changeante des choses
visibles, les illuminent d’éclairs inattendus. Le monde corporel et ses lois ne leur
semblent qu’un fantôme et une figure ; ils ne voient plus rien de réel que la justice,
elle est le tout de l’homme comme de la nature. Voilà le sentiment profond qui, le
dimanche, ferme les théâtres, interdit les plaisirs, remplit les églises ; c’est lui
qui perce la cuirasse de l’esprit positif et de la lourdeur corporelle. Ce marchand
qui toute la semaine a compté des ballots ou aligné des chiffres, ce squire éleveur de bestiaux, qui ne sait que brailler, boire et sauter à cheval
par-dessus des barrières, ces yeomen, ces cottagers, qui, pour se divertir, s’ensanglantent de coups de poing ou passent
la tête dans un collier de cheval afin de faire assaut de grimaces, toutes ces âmes
incultes, plongées dans la vie physique, reçoivent ainsi de leur religion la vie
morale. Ils l’aiment ; on le voit aux clameurs d’émeute qui montent comme un tonnerre
sitôt qu’un imprudent touche ou semble toucher à l’église. On le voit à la vente des
livres de piété protestants, le Pilgrim’s progress, le Whole duty of man, seuls capables de se frayer leur voie jusqu’à l’appui de
fenêtre du yeoman et du squire, où dorment, parmi
les engins de pêche, quatre volumes, toute la bibliothèque. Vous ne remuerez les
hommes de cette race que par des réflexions morales et des émotions religieuses.
L’esprit puritain attiédi couve encore sous terre et se jette du seul côté où se
rencontrent l’aliment, l’air, la flamme et l’action.
On s’en aperçoit quand on regarde les sectes. En France, jansénistes et jésuites
semblent des pantins de l’autre siècle occupés à se battre pour le divertissement de
celui-ci. Ici les quakers, les indépendants, les baptistes, subsistent, sérieux,
honorés, reconnus par l’État, illustrés par des écrivains habiles, par des savants
profonds, par des hommes vertueux, par des fondateurs de nations
Nulle histoire n’éclaire plus à fond le caractère anglais. En face de Hume, de
Voltaire, ils fondent une secte monacale et convulsionnaire, et triomphent chez eux
par le rigorisme et l’exagération qui les perdraient chez nous. Wesley est un lettré,
un érudit d’Oxford, et il croit au diable ; il lui attribue des maladies, des
cauchemars, des tempêtes, des tremblements de terre. Sa famille a entendu des bruits
surnaturels ; son père a été poussé trois fois par un revenant ; lui-même voit la main
de Dieu dans les plus vulgaires événements de la vie ; un jour, à Birmingham, ayant
été surpris par la grêle, il découvre qu’il reçoit cet avertissement parce qu’à table
il n’a point exhorté les gens qui dînaient avec lui ; quand il s’agit de prendre un
parti, il tire au sort, pour se décider, parmi les textes de la Bible. À Oxford, il
jeûne et se fatigue jusqu’à cracher le sang et manquer de mourir ; sur le vaisseau,
quand il part pour l’Amérique, il ne mange plus que du pain et dort par terre ; il
mène la vie d’un apôtre, donnant tout ce qu’il gagne, voyageant et prêchant toute
l’année, et chaque année, jusqu’à quatre-vingt-huit ans « A string of opinions is no more Christian faith than a string
of beads is Christian holiness… It is not assent to any opinion, or any number
of opinions. » — « The justifying faith is not only the personal revelation, the
internal evidence, of christianity, but likewise a sure and firm confidence,
that Christ died for Law,
l’auteur du célèbre livre spleen, rêve et réfléchit tristement, s’occupe à se dénigrer et à
dénigrer les occupations humaines. Mark Bond se croit damné parce qu’étant petit
garçon il a prononcé un blasphème ; il lit et prie sans cesse et sans effet, et enfin,
désespéré, s’enrôle avec l’espérance d’être tué. John Haime a des visions, hurle et
croit sentir le diable. Un autre, boulanger, a des scrupules parce que son maître
continue à cuire le dimanche, se dessèche d’inquiétude, et bientôt n’est plus qu’un
squelette. Voilà les âmes timorées et passionnées qui fournissent matière à la
religion et à l’enthousiasme. Elles sont nombreuses en ce pays, et c’est sur elles que
la doctrine a prise. Wesley déclare « qu’un chapelet d’opinions numérotées n’est pas
plus la foi chrétienne qu’un chapelet de grains enfilés n’est la sainteté chrétienne.
La foi n’est point l’assentiment donné à une opinion, ni à un nombre quelconque
d’opinions » ; c’est la sensation de la présence divine, c’est la communication de
l’âme avec le monde invisible, c’est le renouvellement complet et imprévu du cœur.
« La foi justifiante comprend pour celui qui l’a, non-seulement la révélation
personnelle et l’évidence du christianisme, mais encore une ferme et solide assurance
que le Christ est mort pour son péché, qu’il l’a
aimé, qu’il a donné sa vie pour luihis sin, loved him, and
gave his life for him. (Life by Southey, tome I,
176.)A Serious Call, disait de même à
Wesley : « Religion is the most plain simple thing in the world ; It is only : we
love him, because he first loved us. »shoutings répètent le délire et les conversions de l’inspiration
primitive. Le même instinct se révèle encore par les mêmes signes ; la doctrine de la
grâce subsiste toujours vivante, et la race, comme au seizième siècle, met sa poésie
dans l’exaltation du sens moral.
Une sorte de fumée théologique couvre et cache ce foyer ardent qui brûle en silence.
Un étranger qui en ce moment visiterait le pays ne verrait dans cette religion qu’une
vapeur suffocante de raisonnements, de controverses et de sermons. Tous ces docteurs
et prédicateurs célèbres, Barrow, Tillotson, South, Stillingfleet, Sherlock, Burnet,
Baxter, Barclay, prêchent, dit Addison, comme des automates, du même ton, sans remuer
les bras. Pour un Français, pour Voltaire, qui les lit, car il lit tout, quelle
étrange lecture ! Voici d’abord Tillotson, le plus autorisé de tous, sorte de Père de
l’Église, tellement admiré que Dryden déclare avoir appris de lui l’art de bien
écrire, et que ses sermons, seule propriété qu’il laisse à sa veuve, sont achetés par
un libraire deux mille cinq cents livres sterling. En effet, l’ouvrage est de poids ;
il y en a trois volumes in-folio, chacun de sept cents pages. Pour les ouvrir, il faut
être critique de profession ou vouloir absolument faire son salut. Enfin nous les
ouvrons. Having thus explained the words, I come now to consider
the proposition contained in them, which is this : That religion in the
best knowledge and wisdom. This I shall endeavour to make good these three
ways. 1º By a direct proof of it. 2º By shewing on the contrary the folly and ignorance of irreligion
and wickedness. 3º By vindicating religion from those common
imputations which seem to charge it with ignorance or imprudence. I begin with the
direct proof of it…Qu’il y a de la sagesse à être religieuxQuarante-deuxième sermon ; contre la Médisance. — « Premièrement,
j’examinerai la nature de ce vice et ce en quoi il consiste ; secondement, je
considérerai jusqu’où s’étend la défense qui nous est faite de nous y livrer ;
troisièmement, je montrerai le mal de cette habitude tant dans ses causes que dans ses
effets ; quatrièmement, j’ajouterai quelques considérations supplémentaires pour en
détourner les hommes ; cinquièmement, je donnerai quelques règles et directions qui
serviront à l’éviter et à le guérirFirstly : I shall consider the nature of this vice and wherein
it consists.Secondly : I shall consider the due extent
of this prohibition.Thirdly : I shall show the evil of
this practice both in the causes and effects of it.Fourthly : I shall add some farther considerations to dissuade men of
it.Fifthly : I shall give some rules and directions for
the prevention and cure of it.Third
Place : To consider the evil of this practice, both in the causes and
consequences of it.Firstly We will consider the causes
of it ; and it commonly springs from one or more of these evil roots.First : One of the deepest and most common causes of evil
speaking is ill nature and cruelty of disposition.
C’est en cela que Tillotson est admirable. Sans doute il est « pédant », comme disait
Voltaire ; il a toute la mauvaise grâce contractée à l’université » : il n’a point été
« poli par le commerce des femmes », il ne ressemble pas à ces prédicateurs français,
académiciens, beaux diseurs, qui par un air de cour, par un Avent bien prêché, par les
finesses d’un style épuré, gagnent le premier évêché vacant et la faveur de la bonne
compagnie. Mais il écrit en parfait honnête homme, on voit qu’il ne cherche point du
tout la gloire d’orateur ; il veut persuader solidement, rien de plus. On jouit de
cette clarté, de ce naturel, de cette justesse, de cette loyauté entière. « La
sincérité, dit-il quelque part, a tous les avantages de l’apparence et beaucoup
d’autres encore. Si l’étalage d’une chose est bon en quelque façon, il est sûr que la
sincérité est meilleure. En effet, pourquoi un homme dissimule-t-il ou semble-t-il
être ce qu’il n’est pas, sinon parce qu’il est bon d’avoir la qualité qu’il veut
prendre ? Car contrefaire et dissimuler, c’est mettre sur soi l’apparence de quelque
mérite. Or le meilleur moyen du monde pour un homme de paraître quelque chose, c’est
d’être réellement ce qu’il veut paraître, outre que bien des fois il est aussi
incommode de soutenir le semblant d’une bonne qualité que de l’avoir. Et si un homme
ne l’a pas, il y a dix à parier contre un qu’on découvrira qu’il en est dépourvu, et
alors tout son travail et toutes les peines qu’il a prises pour la feindre sont
perdus. Il est difficile de jouer un rôle et de faire le comédien longtemps, car
lorsque la vérité n’est pas au fond, le naturel s’efforcera toujours de revenir,
percera et se trahira un jour ou l’autre. C’est pourquoi, si un homme juge à propos de
sembler bon, qu’il le soit effectivement, et alors sa bonté apparaîtra de façon à ce
que personne n’en doute, de sorte que, tout compte fait, la sincérité est la vraie
sagesse Truth and reality have all the
advantages of appearance, and many more. If the show of anything be good for
anything, I am sure sincerity is better : for why does any man dissemble, or
seem to be that which he is not, but because he thinks it good to have such a
quality as he pretends to ? for to counterfeit and dissemble, is to put on the
appearance of some real excellency. Now, the best way in the world for a man to
seem to be anything, is really to be what he would seem to be. Besides that it
is many times as troublesome to make good the pretence of a good quality, as to
have it ; and if a man have it not, it is ten to one but he is discovered to
want it, and then all his pains and labour to seem to have it are lost. There is
something unnatural in painting, which a skilful eye will easily discern from
native beauty and complexion. It is hard to personate and act a part
long ; for where truth is not at the bottom, nature will always be endeavouring
to return, and will peep out and betray herself one time or other. Therefore, if
any man think it convenient to seem good, let him be so indeed, and then his
goodness will appear to every body’s satisfaction ; so that, upon all accounts,
sincerity is true wisdom.
Dans cette grande manufacture de morale, où chaque métier tourne aussi régulièrement
que son voisin avec un bruit monotone, on en distingue deux qui résonnent plus haut et
mieux que les autres, Barrow et South : non pas que la lourdeur leur manque ; Barrow
avait toute l’apparence d’un cuistre de collége, et s’habillait si mal qu’un jour,
prêchant à Londres devant un auditoire qui ne le connaissait pas, il vit la
congrégation presque entière quitter l’église à l’instant. Il expliquait le mot
εὐχαριστεῖν en chaire avec tous les agréments d’un dictionnaire, commentant,
traduisant, divisant et subdivisant comme le plus hérissé des scoliastes 8 These words although
(as the very syntax doth immediately discover) they bear a relation to, and have
a fit coherence with those that precede, may yet (especially considering St.
Paul’s style and manner of expression in the preceptive and exhortative parts of
his Epistles) without any violence or prejudice on either hand, be severed from
the context, and considered distinctly by themselves… First then concerning the
duty itself, e Sermon : Giving thanks always
for all things unto God.to give thanks, or rather to be
thankful for Εὐχαριστεῖν doth not only signifie gratias
agere, reddere, dicere, to give, render, or declare thanks, but also gratias habere, grate affectum esse, to be thankfully disposed,
to entertain a grateful affection, sense, or memory… I say, concerning this duty
itself (abstractedly considered) as it involves a respect to benefits or good
things received, so, in its employment about them, it imports, requires, or
supposes these following particulars.
Écoutez ses discours sur l’amour de Dieu et du prochain. On n’a jamais vu en Angleterre une plus copieuse et une plus
véhémente analyse, une si pénétrante et si infatigable décomposition d’une idée en
toutes ses parties, une logique plus puissante, qui enserre plus rigoureusement dans
un réseau unique tous les fils d’un même sujet :
Quoiqu’il ne puisse arriver à Dieu ni bien ni avantage qui augmente sa félicité
naturelle et inaltérable, ni mal ou dommage qui la diminue (car il ne peut être
réellement plus ou moins riche, ou glorieux, ou heureux qu’il ne l’est, et nos désirs
ou nos craintes, nos plaisirs ou nos peines, nos projets ou nos efforts n’y peuvent
rien et n’y contribuent en rien), cependant il a déclaré qu’il y a certains objets et
intérêts que par pure bonté et condescendance il affectionne et poursuit comme les
siens propres, et comme si effectivement il recevait un avantage de leur bon succès ou
souffrait un tort de leur mauvaise issue ; qu’il désire sérieusement certaines choses
et s’en réjouit grandement, qu’il désapprouve certaines autres choses et en est
grièvement offensé, par exemple qu’il porte une affection paternelle à ses créatures
et souhaite sérieusement leur bien-être, et se plaît à les voir jouir des biens qu’il
leur a préparés ; que pareillement il est fâché du contraire, qu’il a pitié de leur
misère, qu’il s’en afflige, que par conséquent il est très-satisfait lorsque la piété,
la paix, l’ordre, la justice, qui sont les principaux moyens de notre bien-être, sont
florissants ; qu’il est fâché lorsque l’impiété, l’injustice, la dissension, le
désordre, qui sont pour nous des sources certaines de malheur, règnent et dominent ;
qu’il est content lorsque nous lui rendons l’obéissance, l’honneur et le respect qui
lui sont dus ; qu’il est hautement offensé lorsque notre conduite à son égard est
injurieuse et irrévérencieuse par les péchés que nous commettons et par la violation
que nous faisons de ses plus justes et plus saints commandements, de sorte que nous ne
manquons point de matière suffisante pour témoigner à la fois par nos sentiments et
nos actions notre bon vouloir envers lui, et nous nous trouvons capables non-seulement
de lui souhaiter du bien, mais encore en quelque façon de lui en faire en concourant
avec lui à l’accomplissement des choses qu’il approuve et dont il se réjouit
Cet enchevêtrement vous lasse ; mais quelle force et quel élan dans cette pensée si
méditée et si complète ! La vérité ainsi appuyée sur toutes ses assises ne saurait
plus être ébranlée. Et remarquez que la rhétorique est absente. Il n’y a point d’art
ici ; tout l’artifice de l’orateur consiste dans la volonté de bien expliquer et de
bien prouver ce qu’il veut dire. Même il est négligé, naïf ; et justement cette
naïveté l’élève jusqu’au style antique. Vous trouveriez chez lui telle image qui
semble appartenir aux plus beaux temps de la simplicité et de la majesté latines.
« Nous pouvons observer, dit-il, que c’est ordinairement dans le milieu des cités, aux
endroits les mieux garantis, les plus beaux et les plus marquants, qu’on choisit une
place pour les statues et les monuments dédiés à la mémoire des hommes de bien qui ont
noblement mérité de leur patrie ; pareillement nous devrions dans le cœur et le centre
de notre âme, dans le meilleur et le plus riche de ses logis, dans les endroits les
plus exposés à la vue ordinaire et les mieux défendus contre les invasions des pensées
mondaines, élever des effigies vivantes et des commémorations durables de la bonté de
Dieu
La force du zèle et le manque de goût : tels sont les traits communs à toute cette
éloquence. Quittons ce mathématicien, homme de cabinet, homme antique, qui prouve trop
et s’acharne, et voyons parmi les gens du monde celui qu’on appelait « le plus
spirituel » des ecclésiastiques, Robert South, homme aussi différent de Barrow par son
caractère et sa vie que par ses œuvres et son esprit ; tout armé en guerre, royaliste
passionné, partisan du droit divin et de l’obéissance passive, controversiste
acrimonieux, diffamateur des dissidents, adversaire de l’Acte de tolérance, et qui ne
refusa jamais à ses inimitiés la licence d’une injure ou d’un mot cru. À côté de lui,
le P. Bridaine, qui nous sembla si rude, était poli. Ses sermons ont l’air d’une
conversation, d’une conversation du temps, et vous savez de quel style on causait à ce
moment en Angleterre. Il n’y a point d’image populaire et passionnée dont il ait peur.
Il expose les petits faits vulgaires avec leurs détails bas et frappants. Il ose
toujours, il ne se gêne jamais ; il est peuple. Il a le style de l’anecdote, saillant,
brusque, avec les changements de ton, les gestes énergiques et bouffons, avec toutes
les originalités, les violences et les témérités. Il ricane en chaire, il invective,
il se fait mime et comédien. Il peint les gens comme s’il les avait sous les yeux. Le
public les reconnaîtra dans la rue ; il n’y a plus qu’à écrire des noms sous ses
portraits. Lisez ce morceau sur les tartufes. « Supposez un homme infiniment ambitieux
et également rancunier et malicieux, quelqu’un qui empoisonne les oreilles des grands
par des chuchotements venimeux et s’élève par la chute de gens qui valent mieux que
lui. Pourtant, s’il s’avance avec une mine de vendredi et une face de carême, avec un
« doux Jésus ! » et une complainte gémissante sur les vices du siècle, oh ! alors,
c’est un saint sur la terre, un Ambroise, un Augustin, non pour la science des livres,
qui est une chose toute terrestre, une drogue (car, hélas ! ils sont au-dessus d’elle,
ou du moins elle est au-dessus d’eux), mais pour le zèle et les jeûnes, et les yeux
dévotement levés au ciel, et la sainte rage contre les péchés d’autrui. Et heureuses
ces personnes religieuses, ces dames qui peuvent avoir pour confesseurs de tels
hommes, si pleins d’abnégation, si prospères, si capables ! Et trois fois heureuses
les familles où ils daignent prendre leur collation du vendredi, pour prouver au monde
quelle abstinence chrétienne, quelle vigueur antique, quel zèle pour les
mortifications il y a dans l’abandon d’un dîner qui leur rend l’estomac plus dispos
pour le souper Again,
there are some who have a certain ill-natured stiffness (forsooth) in their
tongue, so as not to be able to applaud and keep pace with this or that
self-admiring, vain-glorious Thraso, while he is pluming and praising himself,
and telling fulsome stories in his own commendation for three or four hours by
the clock, and at the same time reviling and throwing dirt upon all mankind
besides. There is also a sort of odd ill-natured men, whom neither hopes
nor fears, frowns nor favours, can prevail upon to have any of the cast,
beggarly, forlorn nieces or kinswomen of any lord or grandee, spiritual or
temporal, trumped upon them. To which we may add another sort of obstinate
ill-natured persons, who are not to be brought by any one’s guilt or greatness
to speak or write, or to swear or lie, as they are bidden, or to give up their
own consciences in a compliment to those who have none themselves. And
lastly, there are some so extremely ill-natured, as to think it very lawful and
allowable for them to be sensible, when they are injured and oppressed, when
they are slandered in their own good names, and wronged in their just
interests ; and, withal, to dare to own what they find and feel, without being
such beasts of burden as to bear tamely whatsoever is cast upon them ; or such
spaniels as to lick the foot which kicks them, or to thank the goodly great one
for doing them all these back-favours.Plain-Dealer. « Certainement il y
a des gens qui ont une mauvaise roideur naturelle de langue, en sorte qu’ils ne
peuvent point se mettre au pas et applaudir ce vaniteux ou ce hâbleur qui fait la
roue, se loue lui-même et conte d’insipides histoires à son propre éloge pendant trois
ou quatre heures d’horloge, pendant qu’en même temps il vilipende le reste du genre
humain et lui jette de la boue. — Il y a aussi certains hommes singuliers et d’un
mauvais caractère qu’on ne peut engager, par crainte ni espérance, par froncement de
sourcils ni sourires, à se laisser mettre sur les bras quelque parente de rebut,
quelque nièce délaissée, mendiante, d’un lord ou d’un grand spirituel ou temporel. —
Enfin il y a des gens d’un si mauvais caractère, qu’ils jugent très-légitime et
très-permis d’être sensibles quand on leur fait tort et qu’on les opprime, quand on
diffame leur bonne renommée et quand on nuit à leurs justes intérêts, et qui par
surcroît osent déclarer ce qu’ils pensent et sentent, et ne sont point des bêtes de
somme pour porter humblement ce qu’on leur jette sur le dos, ni des épagneuls pour
lécher le pied qui les frappe et pour remercier le bon seigneur qui leur confère
toutes ces faveurs d’arrière-trainforum romain ou de l’agora athénienne. Ils ne sont point
classiques. C’est qu’ils sont pratiques. Il fallait cette grosse pioche de travail,
rudement maniée et tout encrassée de rouille pédantesque, pour creuser dans cette
civilisation grossière. L’élégant jardinage français n’y eût rien fait. Si Barrow est
redondant, Tillotson pesant, South trivial, le reste illisible, ils sont tous
convaincants ; leurs discours ne sont point des modèles d’éloquence, mais des
instruments d’édification. Leur gloire n’est point dans leurs livres, mais dans leurs
œuvres. Ils ont fait des mœurs et non des écrits.
Ce n’est pas tout de former les mœurs, il faut défendre les croyances ; avec le vice
il faut combattre le doute, et la théologie accompagne le sermon. Elle pullule à ce
moment en Angleterre. Anglicans, presbytériens, indépendants, quakers, baptistes,
antitrinitariens, se réfutent « avec autant de cordialité qu’un janséniste damne un
jésuite », et ne se lassent pas de fabriquer des armes de combat. Qu’y a-t-il à
prendre ou à garder dans tout cet arsenal ? En France, du moins, la théologie est
belle ; les plus fines fleurs de l’esprit et du génie s’y sont épanouies sur les
ronces de la scolastique ; si le sujet rebute, la parure attire. Pascal et Bossuet,
Fénelon et La Bruyère, Voltaire, Diderot et Montesquieu, amis et ennemis, tous y ont
prodigué toutes leurs perles et tout leur or. Sur la trame usée des doctrines arides,
le dix-septième siècle a brodé une majestueuse étole de pourpre et de soie, et le
dix-huitième siècle qui la chiffonne et la déchire, la disperse en milliers de fils
d’or qui chatoient comme une robe de bal. Ici tout est lourd, sec et triste ; les
grands hommes eux-mêmes, Addison et Locke, lorsqu’ils se mêlent de défendre le
christianisme, deviennent plats et ennuyeux. Depuis Chillingworth jusqu’à Paley, les
apologies, réfutations, expositions, discussions, pullulent et font bâiller ; ils
raisonnent bien, et c’est tout. Le théologien entre en campagne contre les papistes au
dix-septième siècle, contre les déistes au dix-huitième I thought it necessary to look into the Socinian pamphlets,
which have swarmed so much among us within a few
years. (Stillingfleet, In vindication of the doctrine of Trinity.
1697.)
Tous ces spéculatifs ne sont tels qu’en apparence. Ce sont des apologistes et non pas
des chercheurs. Ils se préoccupent non de la vérité, mais de la morale « The scripture is a book of morality and not
of philosophy. Every thing there relates to practice… It is evident from a
cursory view of the Old and New Testament that they are miscellaneous books,
some parts of which are history, others writ in a poetical style, and others
prophetical, but the design of them all is professedly to recommend the practice
of true religion and virtue. » (John Clarke, chapelain du roi,
1721.)Réflexions sur la Révolution française.Défense du Christianisme, Locke la Conformité du Christianisme et de la Raison, Ray la Sagesse de Dieu manifestée dans les œuvres de la création. Par-dessus ce
concert de voix graves perce une voix stridente : Swift, de sa terrible ironie,
complimente les coquins élégants qui ont eu la salutaire idée d’abolir le
christianisme. Quand ils seraient dix fois plus nombreux, ils n’en viendraient pas à
bout ; car ils n’ont pas de doctrine qu’ils puissent mettre à sa place. La haute
spéculation, qui seule peut en tenir lieu, s’est montrée ou déclarée impuissante. De
toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent. Si Berkeley en
rencontre une, la suppression de la matière, c’est isolément, sans portée publique,
par un coup d’État théologique, en homme pieux qui veut ruiner par la base
l’immoralité et le matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de
l’espace, il n’est que mathématicien. Locke, presque aussi pauvrePaupertina philosophia (Leibnitz).
À regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère de cette inclination publique ; à regarder de près la constitution, on l’aperçoit d’abord. Elle semble un amas de priviléges, c’est-à-dire d’injustices consacrées ; la vérité est qu’elle est un corps de contrats, c’est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien, petit ou grand, qu’il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit garanti par ma charte, quel qu’il soit, suranné, indirect, inutile, privé, public, personne n’y touchera, ni roi, ni lords, ni communes ; il s’agit d’un écu, je le défendrai comme un million : c’est ma personne qu’on entame. Je quitterai mes affaires, je perdrai mon temps, je jetterai mon argent, j’entreprendrai des ligues, je payerai des amendes, j’irai en prison, je mourrai à la peine : il n’importe ; je n’aurai pas fait de lâcheté, je n’aurai pas plié sous l’injustice, je n’aurai pas cédé une seule parcelle de mon droit.
C’est par ce sentiment qu’on conquiert et qu’on garde la liberté politique. C’est ce
sentiment qui, après avoir renversé Charles I Those who are united in one body and have a common established
law and judicature to appeal to, with authority to punish offenders, are in
civil society one with another. Every one quits his executive power of
nature, and resigns it to the public. As for the ruler, (it is said) he
ought to be absolute, because he has power to do more hurt and wrong ; it is
right when he does it. — This is to think that men are so foolish, that they
take care to avoid what mischiefs may be done them by polecats or foxes ; but
are content, may think it safety, to be devoured by lions. The only way
whereby any one divests himself of his natural liberty, and puts on the bonds of
civil society is by agreeing with other men to join and unite into a community,
for their comfortable, safe and peaceable living one amongst another, in secure
enjoyment of their properties and a greater security against any that are not of
it. Nothing can make a man subject or member of a commonwealth but his
actually entering into it by positive engagement and express promise and
compact. The great and chief end of men uniting into commonwealths and
putting themselves under government is the preservation of their property.
(Locke, er et Jacques II, se
précise en principes dans la déclaration de 1688, et se développe chez Locke en
démonstrationsPolitique
fondée sur l’Écriture. Les sciences morales se dégagent en ce moment de la
théologie.of Civil Government.)managers.habeas
corpus, et tout le corps des lois votées en parlement. Ces droits sont là,
inscrits sur des parchemins, consacrés dans des archives, signés, scellés,
authentiques ; celui du fermier et celui du prince sont couchés sur la même page, de
la même encre, par le même scribe ; tous deux traitent de pair sur ce vélin ; la main
gantée y touche la main calleuse. Ils ont beau être inégaux, ils ne le sont que par
accord réciproque ; le paysan est aussi maître dans sa chaumière, avec son pain de
seigle et ses neuf shillings par semaine
Voilà des hommes debout et prêts à se défendre. Suivez ce sentiment du droit dans le
détail de la vie politique ; la force du tempérament brutal et des passions
concentrées ou sauvages vient lui fournir des armes. Si vous assistez à une élection,
la première chose que vous aperceviez, ce sont des tables pleines Their eating, indeed, amazes me ; had I five hundred
heads, and were each head furnished with brains, yet would they all be
insufficient to compute the number of cows, pigs, geese, and turkies, which upon
this occasion die for the good of their country !… On the contrary, they
seem to lose their temper as they lose their appetites ; every morsel they
swallow, and every glass they pour down, serves to increase their animosity. —
Many an honest man, before as harmless as a tame rabbit, when loaded with a
single election dinner, has become more dangerous than a charged
culverin. The mob meet upon the debate ; fight themselves sober ; and then
draw off to get drunk again, and charge for another encounter. (Goldsmith.)
Voyez aussi Hogarth.
On ne les musellera pas, car elles s’enorgueillissent de ne pas être muselées.
L’orgueil ici s’ajoute à l’instinct pour défendre le droit. Chacun sent que « sa
maison est son château », et que la loi veille à sa porte. Chacun se dit qu’il est à
l’abri de l’insolence privée, que l’arbitraire public n’arrivera pas jusqu’à lui,
qu’il « a son corps », qu’il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures
par des blessures, qu’il sera jugé par un jury indépendant et d’après une loi commune
à tous. « Quand un homme en Angleterre, dit Montesquieu, aurait autant d’ennemis qu’il
a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien. Les lois n’y étant pas faites
pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les
hommes dans cette nation sont plutôt des confédérés que des concitoyens. » Cela va si
loin, « qu’il n’y a guère de jour où quelqu’un ne perde le respect au roi
d’Angleterre… Dernièrement milady Bell Molineux, maîtresse fille, envoya arracher les
arbres d’une petite pièce de terre que la reine avait achetée pour Kensington, et lui
fit procès sans avoir jamais voulu, sous quelque prétexte, s’accommoder avec elle, et
fit attendre le secrétaire de la reine trois heures… » Quand ils viennent en France,
ils sont tout étonnés de voir le régime du bon plaisir, la Bastille, les lettres de
cachet, un gentilhomme qui n’ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de
l’intendant ; un écuyer de la maison du roi qui, pour une coupure de rasoir, tue
impunément un pauvre barbierPeregrine
Pickle, ch. 40.pressé pour la flotte, se préfère à lui et le regarde avec compassion en
recevant son écu. L’énormité de l’orgueil éclate à chaque pas et à chaque page. Un
Anglais, dit Chesterfield, se croit en état de battre trois Français. Ils diraient
volontiers qu’ils sont, dans le troupeau des hommes, comme des taureaux dans un
troupeau de bœufs. Vous les entendez s’enorgueillir de leurs coups de poing, de leur
viande, de leur ale, de tout ce qui peut entretenir la force et la fougue de la
volonté virile. « Le roastbeef et la bière
Des hommes ainsi faits peuvent se passionner pour les affaires publiques, car ce sont
leurs affaires ; en France, ce ne sont que les affaires du roi et de Mme de
Pompadoursquire de campagne
déblatère, après boire, contre la maison de Hanovre, et porte la santé du roi au-delà
de l’eau ; le whig de la ville, le 13 janvier, porte celle de l’homme au masqueer.pounds. Chaque matin, les
journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires, juger les caractères,
invectiver par leur nom les lords, les orateurs, les ministres, le roi lui-même. Qui
veut parler, parle. Dans ce tumulte d’écrits et de ligues, l’opinion grossit, s’enfle
comme une vague, et, tombant sur le Parlement et la cour, noie les intrigues et
entraîne les dissentiments. Au fond, en dépit des bourgs pourris, c’est elle qui
gouverne. Le roi a beau être obstiné, les grands ont beau faire des ligues ; sitôt
qu’elle gronde, tout plie ou craque. Les deux Pitt ne montent si haut que parce qu’ils
sont portés par elle, et l’indépendance de l’individu aboutit à la souveraineté de la
nation.
Dans un pareil état, « toutes les passions étant libresagora grecque et
le forum romain. Depuis longtemps, il semblait que la liberté de
discussion, la pratique des affaires, l’importance des intérêts engagés et la grandeur
des récompenses offertes dussent provoquer sa croissance ; mais elle avortait,
encroûtée dans la pédanterie théologique, ou restreinte dans les préoccupations
locales, et le secret des séances parlementaires lui ôtait la moitié de sa force en
lui ôtant la plénitude du jour. Voici qu’enfin la lumière se fait ; une publicité
d’abord incomplète, puis entière, donne au Parlement la nation pour auditoire. Le
discours s’élève et s’élargit en même temps que le public se dégrossit et se
multiplie. L’art classique, devenu parfait, fournit la méthode et les développements.
La culture moderne fait entrer dans le raisonnement technique la liberté des
entretiens et l’ampleur des idées générales. Au lieu d’argumenter, ils conversent ; de
procureurs ils deviennent orateurs. Avec Addison, avec Steele et Swift, le goût et le
génie font irruption dans la polémique. Voltaire ne sait « si les harangues méditées
qu’on prononçait autrefois dans Athènes et dans Rome l’emportent sur les discours non
préparés du chevalier Windham, de lord Carteret » et de leurs rivaux. Enfin le
discours achève de percer la sécheresse des questions spéciales et la froideur de
l’action compassée
Je n’ai point à raconter leurs vies, ni à développer leurs caractères ; il faudrait
entrer dans le détail politique. Trois d’entre eux, lord Chatam, Fox et Pitt, ont été
ministres
Un souffle extraordinaire, une sorte de frémissement de volonté tendue, court à travers toutes ces harangues. Ce sont des hommes qui parlent, et ils parlent comme s’ils combattaient. Ni ménagements, ni politesse, ni retenue. Ils sont déchaînés, ils se livrent, ils se lancent, et s’ils se contiennent, ce n’est que pour frapper plus impitoyablement et plus fort. Lorsque Pitt remplit pour la première fois la chambre des communes de sa voix vibrante, il avait déjà son indomptable audace. En vain Walpole essaya « de le museler », puis de l’accabler ; son sarcasme lui fut renvoyé avec une prodigalité d’outrages, et le tout-puissant ministre plia, souffleté sous la vérité de la poignante insulte que le jeune homme lui infligeait. Une hauteur d’orgueil qui ne fut surpassée que par celle de son fils, une arrogance qui réduisait ses collègues à l’état de subalternes, un patriotisme romain qui réclamait pour l’Angleterre la tyrannie universelle, une ambition qui prodiguait l’argent et les hommes, communiquait à la nation sa rapacité et sa fougue, et n’apercevait de repos que dans les perspectives lointaines de la gloire éblouissante et de la puissance illimitée, une imagination qui transportait dans le Parlement la véhémence de la déclamation théâtrale, les éclats de l’inspiration saccadée, la témérité des images poétiques, voilà les sources de son éloquence :
Hier encore l’Angleterre eût pu se tenir debout contre le monde ; aujourd’hui,
« personne si pauvre qui lui rende hommage !… » Milords, vous ne pouvez pas conquérir
l’Amérique. Nous serons forcés à la fin de nous rétracter ; rétractons-nous pendant
que nous le pouvons encore, avant que nous y soyons forcés. Je dis que nous devons
nécessairement abroger ces violents actes oppressifs ; ils doivent être rappelés, vous
les rappellerez, je m’y engage d’honneur ; vous finirez par les rappeler, j’y joue ma
réputation ; je consentirai à être pris pour un idiot, si à la fin ils ne sont pas
rappelés !… Vous avez beau enfler toute dépense et tout effort, accumuler et empiler
tous les secours que vous pourrez acheter ou emprunter, trafiquer ou brocanter avec
chaque petit misérable prince allemand qui vend et expédie ses sujets aux boucheries
des princes étrangers : vos efforts sont pour toujours vains et impuissants,
doublement impuissants par l’aide mercenaire qui vous sert d’appui, car elle irrite
jusqu’à un ressentiment incurable l’âme de vos ennemis. Quoi ! lancer sur eux les fils
mercenaires de la rapine et du pillage ! les dévouer, eux et leurs possessions, à la
rapacité d’une cruauté soudoyée ! Si j’étais Américain comme je suis Anglais, tant
qu’un bataillon étranger aurait le pied sur mon pays, je ne poserais pas mes armes !
Jamais, jamais, jamais ! Mais, milords, quel est l’homme qui, pour combler ces hontes
et ces méfaits de notre armée, a osé autoriser et associer à nos armes le tomahawk et
le couteau à scalper du sauvage ! Appeler dans une alliance civilisée le sauvage
féroce et inhumain des forêts, — lancer contre nos établissements, parmi nos
parentés, nos anciennes amitiés, le cannibale impitoyable qui a soif du sang des
hommes, des femmes et des enfants, — désoler leur pays, vider leurs demeures,
extirper leur race et leur nom par ces horribles chiens d’enfer de la guerre sauvage !
milords, ces énormités crient et appellent tout haut réparation et punition ! Si on ne
les efface à fond et tout entières, il y aura une tache sur notre réputation
nationale. C’est une violation de la constitution : je crois que cela est contre la
loi But yesterday, and We shall be forced ultimately to retract ; let us retract
while we can, not when we must. I say we must necessarily undo these violent
oppressive acts : they must be repealed — you will repeal them ; I pledge myself
for it, that you will in the end repeal them ; I stake my reputation on it : — I
will consent to be taken for an idiot, if they are not finally
repealed. You may swell every expence, and every effort, still more
extravagantly pile and accumulate every assistance you can buy or borrow ;
traffic and barter with every little pitiful German prince, that sells and sends
his subjects to the shambles of a foreign prince ; your efforts are for ever
vain and impotent — doubly so from this mercenary aid on which you rely ; for it
irritates, to an incurable resentment, the minds of your enemies ; — to overrun
them with the mercenary sons of rapine and plunder ; devoting them and their
possessions to the rapacity of hireling cruelty ! If I were an American, as I am
an Englishman, while a foreign troop was landed in my country, I never would lay
down my arms — never — never — never ! But, my Lords, who is the man, that
in addition to these disgraces and mischiefs of our army, has dared to authorize
and associate to our arms the tomahawk and scalping-knife of the savage ? To
call into civilized alliance the wild and inhuman savage of the woods ; to
delegate to the merciless Indian the defence of disputed rights, and to wage the
horrors of barbarous war against our brethren ? My Lords, these enormities cry
aloud for redress and punishment ; unless thoroughly done away, it will be a
stain on the national character — it is a violation of the Constitution — I
believe it is against law.England might have stood against the world ; now « none so poor to do
her reverence. »
Il y a quelque chose de Milton et de Shakspeare dans cette pompe tragique, dans cette solennité passionnée, dans l’éclat sombre et violent de ce style surchargé et trop fort. C’est de cette pourpre superbe et sanglante que se parent les passions anglaises ; c’est sous les plis de ce drapeau qu’elles se rangent en bataille, d’autant plus puissantes qu’au milieu d’elles il y en a une toute sainte, le sentiment du droit, qui les rallie, les emploie et les ennoblit.
Je me réjouis que l’Amérique ait résisté ; trois millions d’hommes assez morts à tous
les sentiments de liberté pour souffrir volontairement qu’on les fasse esclaves
auraient été des instruments convenables pour rendre le reste esclave aussi… L’esprit
qui maintenant résiste à vos taxes en Amérique est le même qui autrefois s’est opposé
en Angleterre aux dons gratuits, à la taxe des vaisseaux ; c’est le même esprit qui a
dressé l’Angleterre sur ses pieds, et par le bill des droits a revendiqué la
constitution anglaise ; c’est le même esprit qui a établi ce grand, ce fondamental et
essentiel principe de vos libertés, que nul sujet de l’Angleterre ne peut être taxé
que de son propre consentement. Ce glorieux esprit whig anime en Amérique trois
millions d’hommes qui préfèrent la pauvreté avec la liberté à des chaînes dorées et à
la richesse ignoble, et qui mourront pour la défense de leurs droits en hommes et en
hommes libres… Comme Anglais par naissance et par principes, je reconnais aux
Américains un droit suprême et inaliénable sur leur propriété, un droit par lequel ils
sont justifiés à la défendre jusqu’à la dernière extrémité I rejoice that America has resisted ; three millions of people
so dead to all the feelings of liberty, as voluntarily to let themselves be made
slaves, would have been fit instruments to make slaves of all the
rest. Let the sacredness of their property remain inviolate ; let it be
taxable only by their own consent given in their provincial assemblies ; else it
will cease to be property. This glorious spirit of whiggism animate three
millions in America, who prefer liberty with poverty to gilded chains and sordid
affluence, and who will die in defense of their rights as men, as freemen… The
spirit which now resists your taxation in America is the same which formerly
opposed loans, benevolences, and ship money in England ; the same spirit that
called England on its legs, and by the bill of rights vindicated the English
constitution ; the same spirit which established the great, fundamental
essential maxim of your liberties : that no subject of England shall be taxed
but by his own consent. As an Englishman by birth and principle, I
recognise to the American their supreme inalienable right in their property, a
right which they are justified in the defense of, to the last
extremity.
Si Pitt sent son droit, il sent aussi celui des autres ; c’est avec cette idée qu’il a remué et manié l’Angleterre. Il en appelait aux Anglais contre eux-mêmes ; et, en dépit d’eux-mêmes, ils reconnaissaient leur plus cher instinct dans cette maxime, que chaque volonté humaine est inviolable dans sa province limitée et légale, et qu’elle doit se dresser tout entière contre la plus petite usurpation.
Des passions effrénées et le plus viril sentiment du droit, voilà l’abrégé de toute
cette éloquence. Au lieu d’un orateur, homme public, prenez un écrivain, simple
particulier ; voyez ces lettres de Junius You have every claim to compassion that can arise from misery
and distress. The condition you are reduced to would disarm a private enemy of
his resentment, and leave no consolation to the most vindictive spirit, but that
such an object, as you are, would disgrace the dignity of revenge. For my
own part I do not pretend to understand those prudent forms of decorum, those
gentle rules of discretion, which some men endeavour to unite with the conduct
of the greatest and most hazardous affairs ; I should scorn to provide for a
future retreat, or to keep terms with a man, who preserves no measures with the
public. Neither the abject submission of deserting his post in the hour of
danger, nor even the sacred shield of cowardice should protect him. I would
pursue him through life, and try the best exertion of my ability to preserve the
perishable infamy of his name and make it immortal.
Sire, écrit Junius au roi, c’est le malheur de votre vie et la cause originelle de
tous les reproches et de toutes les calamités qui ont accompagné votre gouvernement,
que vous n’avez jamais connu le langage de la vérité, tant que vous ne l’avez point
entendu dans les plaintes de votre peuple. Il n’est point trop tard cependant pour
corriger l’erreur de votre éducation. Nous sommes encore disposés à tenir un compte
indulgent des pernicieuses leçons que vous avez reçues dans votre jeunesse et à fonder
les plus hautes espérances sur la bienveillance naturelle de vos inclinations. Nous
sommes loin de vous croire capable d’un dessein délibéré et d’un attentat direct
contre les droits originels sur lesquels toutes les libertés civiles et politiques de
vos sujets sont assises. Si nous avions pu nourrir un soupçon si déshonorant pour
votre renommée, nous aurions depuis longtemps adopté un style de remontrances fort
éloigné de l’humilité de la plainte. Le peuple d’Angleterre est fidèle à la maison de
Hanovre, non parce qu’il préfère vainement une famille à une autre, mais parce qu’il
est convaincu que l’établissement de cette famille était nécessaire au maintien de ses
libertés civiles et religieuses. Le prince qui imite la conduite des Stuarts doit être
averti par leur exemple, et pendant qu’il se glorifie de la solidité de son titre, il
fera bien de se souvenir que, si sa couronne a été acquise par une révolution, elle
peut être perdue par une autre Sir — It is
the misfortune of your life, and originally the cause of every reproach and
distress which has attended your government, that you should never have been
acquainted with the language of truth till you heard it in the complaints of
your people. It is not, however, too late to correct the error of your
education. We are still inclined to make an indulgent allowance for the
pernicious lessons you received in your youth, and to form the most sanguine
hopes from the natural benevolence of your disposition. We are far from thinking
you capable of a direct deliberate purpose to invade those original rights of
your subjects on which all their civil and political liberties depend. Had it
been possible for us to entertain a suspicion so dishonourable to your
character, we should long since have adopted a style of remonstrance very
distant from the humility of complaint. The people of England are loyal to
the house of Hanover, not from a vain preference of one family to another, but
from a conviction that the establishment of that family was necessary to the
support of their civil and religious liberties. This, sir, is a principle of
allegiance equally solid and rational ; fit for Englishmen to adopt, and well
worthy of your majesty’s encouragement. We cannot long be deluded by nominal
distinctions. The name of Stuart of itself is only contemptible : armed with the
sovereign authority, their principles are formidable. The prince who imitates
their conduct should be warned by their example ; and while he plumes himself
upon the security of his title to the crown, should remember that, as it was
acquired by one revolution, it may be lost by another.
Cherchons des génies moins âpres, et tâchons de rencontrer un accent plus doux. Il y a un homme, Charles Fox, qui s’est trouvé heureux dès le berceau, qui a tout appris sans études, que son père a élevé dans la prodigalité et l’insouciance, que, dès vingt et un ans, la voix publique a désigné comme le prince de l’éloquence et le chef d’un grand parti, libéral, humain, sociable, fidèle aux généreuses espérances, à qui ses ennemis eux-mêmes pardonnaient ses fautes, que ses amis adoraient, que le travail n’avait point lassé, que les rivalités n’avaient point aigri, que le pouvoir n’avait point gâté, amateur de la conversation, des lettres, du plaisir, et qui a laissé l’empreinte de son riche génie dans l’abondance persuasive, dans le beau naturel, dans la clarté et la facilité continue de ses discours. Le voici qui prend la parole, pensez aux ménagements qu’il doit garder ; c’est un homme d’État, un premier ministre, qui parle en plein Parlement, qui parle des amis du roi, des lords de la chambre à coucher, des plus illustres familles du royaume, qui a devant lui leurs alliés et leurs proches, qui sent que chacune de ses paroles s’enfoncera comme une flèche ardente dans le cœur et dans l’honneur des cinq cents hommes assis pour l’écouter. Il n’importe, on l’a trahi ; il veut punir les traîtres, et voici à quel pilori il attache « les janissaires d’antichambre » qui, par ordre du prince, viennent de déserter au milieu du combat :
Le domaine entier du langage ne fournit pas de termes assez forts et assez poignants
pour marquer le mépris que je ressens pour leur conduite. C’est un aveu effronté
d’immoralité politique, comme si cette espèce de trahison était moindre qu’aucune
autre. Ce n’est pas seulement une dégradation d’un rang qui ne devrait être occupé que
par la loyauté la plus pure et la plus exemplaire ; c’est un acte qui les fait déchoir
de leurs droits à la renommée de gentilshommes, et les réduit au niveau des plus bas
et des plus vils de leur espèce, qui insulte à la noble et ancienne indépendance
caractéristique de la pairie anglaise, et qui est calculé pour déshonorer et avilir la
législature anglaise aux yeux de toute l’Europe et devant la plus lointaine postérité.
Par quelle magie la noblesse peut-elle ainsi changer le vice en vertu, je ne le sais
pas, et je ne souhaite pas le savoir ; mais en tout autre sujet que la politique, et
parmi toutes autres personnes que des lords de la chambre à coucher, un tel exemple de
la plus grossière perfidie serait flétri, comme il le mérite, par l’infamie et
l’exécration
Puis se retournant vers les communes :
Un Parlement ainsi lié et contrôlé, sans cœur et sans liberté, au lieu de limiter la
prérogative de la couronne, l’étend, l’établit et la consolide au-delà de tout
précédent, de toute condition et de toute limite. Mais quand la chambre des communes
anglaises serait si ignominieusement morte à la conscience du poids dont elle doit
peser dans la constitution, quand elle aurait si entièrement oublié ses anciennes
luttes et ses anciens triomphes dans la grande cause de la liberté et de l’humanité,
quand elle serait si indifférente à l’objet et à l’intérêt premier de son institution
originelle, j’ai la confiance que le courage caractéristique de cette nation serait
encore au niveau de cette épreuve ; j’ai la confiance que le peuple anglais serait
aussi jaloux des influences secrètes qu’il est supérieur aux violences ouvertes ; j’ai
la confiance qu’il n’est pas plus disposé à défendre son intérêt contre la déprédation
et l’insulte étrangère qu’à rencontrer face à face et jeter par terre cette
conspiration nocturne contre la constitution
Voilà les explosions d’un naturel par excellence doux et aimable ; jugez des autres.
Une sorte d’exagération passionnée règne dans les débats que soulèvent le procès de
Warren Hastings et la Révolution française, dans la rhétorique acrimonieuse et dans la
déclamation outrée de Sheridan, dans le sarcasme impitoyable et dans la pompe
sentencieuse du second Pitt. Ils aiment la vulgarité brutale des couleurs voyantes ;
ils recherchent les grands mots accumulés, les oppositions symétriquement prolongées,
les périodes énormes et retentissantes. Ils ne craignent point de rebuter, et ils ont
besoin de faire effet. La force, c’est là leur trait, et celui du plus grand d’entre
eux, le premier esprit de ce temps, Edmund Burke. « Prenez Burke à partie, disait
Johnson, sur tel sujet qu’il vous plaira ; il est toujours prêt à vous tenir tête. »
Il n’était point entré au Parlement, comme Fox et les deux Pitt, dès l’aurore de la
jeunesse, mais à trente-cinq ans, ayant eu le temps de s’instruire à fond de toutes
choses, savant dans le droit, l’histoire, la philosophie, les lettres, maître d’une
érudition si universelle qu’on l’a comparé à lord Bacon. Mais ce qui le distinguait
entre tous les autres, c’était une large intelligence compréhensive qui, exercée par
des études et des compositions philosophiquesRecherches sur l’origine de nos idées du beau et du sublime.
Ne le lisez que par grandes masses ; ce n’est qu’ainsi qu’il est grand : autrement
l’outré, le commun, le bizarre vous arrêteront et vous choqueront ; mais si vous vous
livrez à lui, vous serez emporté et entraîné. La masse énorme des documents roule
impétueusement dans un courant d’éloquence. Quelquefois le discours parlé ou écrit n’a
pas trop d’un volume pour déployer le cortége de ses preuves multipliées et de ses
courageuses colères. C’est l’exposé de toute une administration, c’est l’histoire
entière de l’Inde anglaise, c’est la théorie complète des révolutions et de l’état
politique qui arrive comme un vaste fleuve débordant pour choquer, de son effort
incessant et de sa masse accumulée, quelque crime qu’on veut absoudre ou quelque
injustice qu’on veut consacrer. Sans doute il y a de l’écume sur ses remous, il y a de
la bourbe dans son lit ; des milliers d’étranges créatures se jouent tempêtueusement à
la surface ; il ne choisit pas, il prodigue ; il précipite par myriades ses
imaginations pullulantes, emphase et crudités, déclamations et apostrophes,
plaisanteries et exécrations, tout l’entassement grotesque ou horrible des régions
reculées et des cités populeuses que sa science et sa fantaisie infatigables ont
traversées. Il dira, en parlant de ces prêts usuraires à quarante-huit pour cent et à
intérêts composés par lesquels les Anglais ont dévasté l’Inde, que « cette dette forme
l’ignoble sanie putride dans laquelle s’est engendrée toute cette couvée rampante
d’ascarides, avec les replis infinis insatiablement noués nœuds sur nœuds de ces
ténias invincibles qui dévorent la nourriture et rongent les entrailles de l’Inde
Ouvrez Reynolds pour revoir d’un coup d’œil toutes ces figures, et mettez en regard
les fins portraits français de ce temps, ces ministres allègres, ces archevêques
galants et gracieux, ce maréchal de Saxe qui, dans le monument de Strasbourg, descend
vers son tombeau avec le goût et l’aisance d’un courtisan sur l’escalier de
Versailles. Icihome et de la famille, la décence du costume, l’air
pensif, la tenue correcte des héroïnes de miss Burney. Ils ont réussi. Bakewell
transforme et réforme leur bétail, Arthur Young, leur agriculture, Howard leurs
prisons, Arkwright et Watt leur industrie, Adam Smith leur économie politique, Bentham
leur droit pénal, Locke, Hutcheson, Ferguson, Joseph Butler, Reid, Stewart, Price leur
psychologie et leur morale. Ils ont épuré leurs mœurs privées, ils purifient leurs
mœurs publiques. Ils ont assis leur gouvernement, ils se sont confirmés dans leur
religion. Johnson peut dire avec vérité « qu’aucune nation dans le monde ne cultive
mieux son sol et son esprit. » Il n’y en a pas de si riche, de si libre, de si bien
nourrie, où les efforts publics et privés soient dirigés avec tant d’assiduité,
d’énergie et d’habileté vers l’amélioration de la chose privée et publique. Un seul
point leur manque, la haute spéculation ; c’est justement ce point qui, dans le manque
du reste, fait à ce moment la gloire de la France, et leurs caricatures montrent avec
un bon sens burlesque, face à face et dans une opposition étrange, d’un côté le
Français dans une chaumière lézardée, grelottant, les dents longues, maigre, ayant
pour tout repas des escargots et une poignée de racines, du reste enchanté de son
sort, consolé par une cocarde républicaine et des proclamations humanitaires ; de
l’autre l’Anglais rouge et bouffi de graisse, attablé dans une chambre confortable
devant le plus succulent des roastbeefs, avec un pot de bière
écumante, occupé à gronder contre la détresse publique et ces traîtres de ministres
qui vont tout ruiner.
Ils arrivent ainsi au seuil de la Révolution française, conservateurs et chrétiens, en face des Français libres penseurs et révolutionnaires. Sans le savoir, les deux peuples roulent depuis deux siècles vers ce choc terrible ; sans le savoir, ils n’ont travaillé que pour l’aggraver. Tout leur effort, toutes leurs idées, tous leurs grands hommes ont accéléré l’élan qui les précipite vers ce conflit inévitable. Cent cinquante ans de politesse et d’idées générales ont persuadé aux Français d’avoir confiance en la bonté humaine et en la raison pure. Cent cinquante ans de réflexions morales et de luttes politiques ont rattaché l’Anglais à la religion positive et à la constitution établie. Chacun a son dogme contraire et son enthousiasme contraire. Aucun des deux ne comprend l’autre, et chacun des deux déteste l’autre. Ce que l’un appelle rénovation, l’autre l’appelle destruction ; ce que l’un révère comme l’établissement du droit, l’autre le maudit comme le renversement de tous les droits. Ce qui semble à l’un l’anéantissement de la superstition paraît à l’autre l’abolition de la morale. Jamais le contraste des deux esprits et des deux civilisations ne s’est marqué en caractères plus visibles, et c’est encore Burke, qui, avec la supériorité d’un penseur et l’hostilité d’un Anglais, s’est chargé de nous les montrer.
Il s’indigne à l’idée de cette « farce tragi-comique » qu’on appelle à Paris la
régénération du genre humain. Il nie que la contagion d’une pareille folie puisse
jamais empoisonner l’Angleterre. Il raille les badauds, qui, éveillés par les
bourdonnements des sociétés démocratiques, se croient sur le bord d’une révolution.
« Parce qu’une demi-douzaine de sauterelles sous une fougère font retentir la prairie
de leur importun bruissement, pendant que des milliers de grands troupeaux, reposant
sous l’ombre des chênes britanniques, ruminent leur pâture et se tiennent silencieux,
n’allez pas vous imaginer que ceux qui font du bruit soient les seuls habitants de la
prairie, qu’ils doivent être en grand nombre, ou qu’après tout ils soient autre chose
qu’une petite troupe maigre, desséchée, sautillante, quoique bruyante et incommode,
d’insectes éphémères Burke, Because half a dozen
grasshoppers under a fern make the field ring with their importunate chink,
while thousands of great cattle reposed beneath the shadow of the British oak,
chew the cud and are silent, pray, do not imagine that those who make the noise
are the only inhabitants of the field ; that of course they are many in number ;
or that after all they are other that the little shrivelled, meagre, hopping,
though loud and troublesome insects of the hour. Burke, We have not been drawn and trussed
in order that we may be filled, like stuffed birds in a museum, with chaff and
rags and paltry blurred shreds of papers about the rights of
men. Who born within the last forty years has read a word of Collins,
and Toland, and Tindal… and that whole race who called themselves
free-thinkers ? We are protestants not from indifference but from
zeal. Atheism is against not only our reason but our instincts. We
are resolved to keep an established church, an established monarchy, an
established aristocracy, and an established democracy, each in the degree it
exists, and in no greater.Reflexions on the
French Revolution, 1790.Life of
William Pitt.Appeal from the new to the
old whigs.
À la place du droit et de Dieu, qui reconnaissez-vous pour maître ? Le peuple
souverain, c’est-à-dire l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes. Nous
nions que le plus grand nombre ait le droit de défaire une constitution. « La
constitution d’un pays une fois établie par un contrat tacite ou exprimé, il n’y a pas
de pouvoir existant qui puisse l’altérer sans violer le contrat, à moins que ce ne
soit du consentement de toutes les parties A government of
five hundred country attornies and obscure curates is not good for twenty four
millions of men, though it were chosen by eight and forty millions. As to
the share of power, authority, direction, which each individual ought to have in
the management of the state, that I must deny to be amongst the direct original
rights of man in civil society. A perfect
democracy is the most shameless thing in the world… and the most
fearless. By this unprincipled facility of changing the state as often,
and as much and in as many ways as there are floating fancies and fashions, the
whole continuity and chain of the commonwealth would be broken. No one
generation could link with the other. Men would become little better than the
flies of a summer. If monarchy should ever obtain an entire ascendancy in France,
it will probably be… the most completely arbitrary power that has ever appeared
on earth. France will be governed by the agitators in corporations, by
societies in the towns formed of directors of assignats… attornies,
money-jobbers, speculators and adventurers, composing an ignoble oligarchy
founded on the destruction of the crown, the church, the nobility, and the
people.peuple ; mais, si vous séparez l’espèce vulgaire des hommes de leurs
chefs naturels pour les ranger en bataille contre leurs chefs naturels, je ne
reconnais plus le corps vénérable que vous appelez le peuple dans ce troupeau débandé
de déserteurs et de vagabonds
Voilà ce que Burke écrivait dès 1790 à l’aurore de la Révolution française The effect of liberty to individuals is that
they may do what they please… We ought to see what it will please them to do,
before we risk congratulations which may be soon turned into complaints… Strange
chaos of levity and ferocity, monstrous tragi-comic scene… After I have read the
list of the persons and descriptions elected into the Tiers-État, nothing which
they afterwards did could appear astonishing. Of any practical experience in the
state, not one man was to be found. The best were only men of theory. The
majority was composed of practitioners in the law… active chicaners… obscure
provincial advocates, stewards of petty local juridictions, country attornies,
notaries, etc. Ce qui choque et inquiète Burke au plus haut degré,
c’est qu’on n’y voyait pas de représentants du Encore une phrase, car véritablement cette clairvoyance
politique touche au génie. Men are qualified for civil
liberty in exact proportion to their disposition to put moral chains upon their
own appetites… Society cannot exist unless a controlling power upon will and
appetite be placed somewhere, and the less of it there is within, the more there
must be without. It is ordained in the eternal constitution of things that men
of intemperate minds cannot be free. Their passions forge their
fetters.natural landed
interest.Discours de Pitt, 1795.) He desired the house to look at the state of
religion in France and asked them if they would willingly treat with a nation of
atheists. (Ibid.)Letter to a noble lord. — Letters on a
regicide peace.
I. Addison et Swift dans leur siècle. — En quoi ils se ressemblent et en quoi ils diffèrent.
II. L’homme. — Son éducation et sa culture. — Ses vers latins. — Son voyage en
France et en Italie. — Son Épître à lord Halifax. — Ses Remarques sur l’Italie. — Son Dialogue sur les
médailles. — Son poëme sur la Campagne de Blenheim. — Sa
douceur et sa bonté. — Ses succès et son bonheur.
III. Son sérieux et sa raison. — Ses études solides et son observation exacte. — Sa connaissance des hommes et sa pratique des affaires. — Noblesse de son caractère et de sa conduite. — Élévation de sa morale et de sa religion. — Comment sa vie et son caractère ont contribué à l’agrément et à l’utilité de ses écrits.
IV. Le moraliste. — Ses essais sont tous moraux. — Contre la vie grossière, sensuelle ou mondaine. — Cette morale est pratique, et partant banale et décousue. — Comment elle s’appuie sur le raisonnement et le calcul. — Comment elle a pour but la satisfaction en ce monde, et le bonheur dans l’autre. — Mesquinerie spéculative de sa conception religieuse. — Excellence pratique de sa conception religieuse.
V. L’écrivain. — Conciliation de la morale et de l’élégance. — Quel style convient
aux gens du monde. — Mérites de ce style. — Inconvénients de ce style. — Addison
critique. — Son jugement sur Le Paradis perdu. — Accord de son art
et de sa critique. — Limites de la critique et de l’art classiques. — Ce qui manque
à l’éloquence d’Addison, de l’Anglais et du moraliste.
VI. La plaisanterie grave. — L’humour. — L’imagination sérieuse et féconde. — Sir Roger de Coverley. — Le sentiment religieux et poétique. — Vision de Mirza. — Comment le fonds germanique subsiste sous la
culture latine.
Dans cette vaste transformation des esprits qui occupe tout le dix-huitième siècle et donne à l’Angleterre son assiette politique et morale, deux hommes paraissent, supérieurs dans la politique et la morale, tous deux écrivains accomplis, les plus accomplis qu’on ait vus en Angleterre ; tous deux organes accrédités d’un parti, maîtres dans l’art de persuader ou de convaincre ; tous deux bornés dans la philosophie et dans l’art, incapables de considérer les sentiments d’une façon désintéressée, toujours appliqués à voir dans les choses des motifs d’approbation ou de blâme ; du reste différents jusqu’au contraste, l’un heureux, bienveillant, aimé, l’autre haï, haineux et le plus infortuné des hommes ; l’un partisan de la liberté et des plus nobles espérances de l’homme, l’autre avocat du parti rétrograde et détracteur acharné de la nature humaine ; l’un mesuré, délicat, ayant fourni le modèle des plus solides qualités anglaises, perfectionnées par la culture continentale ; l’autre effréné et terrible, ayant donné l’exemple des plus âpres instincts anglais, déployés sans limite ni règle, par tous les ravages et à travers tous les désespoirs. Pour pénétrer dans l’intérieur de cette civilisation et de ce peuple, il n’y a pas de meilleur moyen que de s’arrêter avec insistance sur Swift et sur Addison.
« Après une soirée passée avec Addison, dit Steele, j’ai souvent réfléchi que j’avais
eu le plaisir de causer avec un proche parent de Térence ou de Catulle, qui avait tout
leur esprit et tout leur naturel, et par-dessus eux une invention et un agrémentHumour.
Dès dix-sept ans, on le rencontre à l’Université d’Oxford, studieux et calme, amateur
de promenades solitaires sous les rangées d’ormes et parmi les belles prairies qui
bordent la rive de la Cherwell. Dans le fagot épineux de l’éducation scolaire, il
choisit la seule fleur, bien fanée sans doute, la versification latine, mais qui,
comparée à l’érudition, à la théologie, à la logique du temps, est encore une fleur.
Il célèbre en strophes ou en hexamètres la paix de Ryswick ou le système du docteur
Burnet ; il compose de petits poëmes ingénieux sur les marionnettes, sur la guerre des
pygmées et des grues ; il apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais
avec tant de succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et
parviennent jusqu’à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes romains ; il les
sait par cœur, même les plus affectés, même Claudien et Prudence ; tout à l’heure en
Italie les citations vont pleuvoir de sa plume ; de haut en bas, dans tous les coins
et sur toutes les faces, sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu’il en a
l’amour, qu’il les scande avec volupté, qu’une belle césure le ravit, que toutes les
délicatesses le touchent, que nulle nuance d’art ou d’émotion ne lui échappe, que son
tact littéraire s’est raffiné et préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée
et des expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit esprit, je
l’avoue ; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des centons ; Addison eût
mieux fait d’élargir sa connaissance, d’étudier les prosateurs romains, les lettres
grecques, l’antiquité chrétienne, l’Italie moderne, qu’il ne sait guère. Mais cette
culture bornée, en le laissant moins fort, l’a rendu plus délicat. Il a formé son art
en n’étudiant que les monuments de l’urbanité latine ; il a pris le goût des élégances
et de finesses, des réussites et des artifices de style ; il est devenu attentif sur
soi, correct, capable de savoir et de perfectionner sa propre langue. Dans les
réminiscences calculées, dans les allusions heureuses, dans l’esprit discret de ses
petits poëmes, je trouve d’avance plusieurs traits du Spectator.
Au sortir de l’Université, il voyagea longuement dans les deux pays les plus polis du
monde, la France et l’Italie. Il vit à Paris, chez son ambassadeur, cette régulière et
brillante société qui donna le ton à l’Europe ; il visita Boileau, Malebranche,
contempla avec une curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et
maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des gentilshommes
beaux parleurs et beaux danseurs. Il s’égaya de nos façons complimenteuses, et
remarqua que chez nous un tailleur et un cordonnier en s’abordant se félicitaient de
l’honneur qu’ils avaient de se saluer. En Italie, il admira les œuvres d’art et les
loua dans une épitre They were all three very well versed in the politer parts of
learning, and had travelled into the most refined nations of Europe… Their
design was to pass away the heat of the summer among the fresh breezes that rise
from the river, and the agreeable mixture of shades and fountains, in which the
whole country naturally abounds.Remarques sur l’Italie.la Campagne
Sa politesse a reçu de son caractère un tour et un charme singulier. Elle n’était pas
extérieure, simplement voulue et officielle ; elle venait du fond même. Il était doux
et bon, d’une sensibilité fine, timide même jusqu’à rester muet et paraître lourd en
nombreuse compagnie ou devant des étrangers, ne retrouvant sa verve que devant des
amis intimes, et disant même qu’on ne peut bien causer, sinon à deux. Il ne pouvait
souffrir la discussion âpre ; quand l’adversaire était intraitable, il faisait
semblant de l’approuver, et, pour toute punition, l’enfonçait discrètement dans sa
sottise. Il s’écartait volontiers des contestations politiques ; invité à les aborder
dans son Spectator, il s’enfermait dans les matières inoffensives et
générales qui peuvent intéresser tout le monde sans choquer personne. Il eût souffert
de faire souffrir autrui. Quoique whig très-décidé et très-fidèle, il resta modéré
dans la polémique, et dans un temps où les vainqueurs tâchaient légalement
d’assassiner ou de ruiner les vaincus, il se borna à montrer les fautes de
raisonnement que faisaient les tories ou à railler courtoisement leurs préjugés. À
Dublin, il alla le premier serrer la main de Swift, son grand adversaire tombé.
Insulté aigrement par Dennis et par Pope, il refusa d’employer contre eux son crédit
ou son esprit, et jusqu’au bout loua Pope. Rien de plus touchant, quand on a lu sa
vie, que son Essai sur la bonté ; on voit que sans s’en douter il
parle de lui-même. « Les plus grands esprits, dit-il, que j’ai rencontrés étaient des
hommes éminents par leur humanité. Il n’y a point de société ni de conversation qui
puisse subsister dans le monde sans bonté ou quelque autre chose qui en ait
l’apparence et en tienne la place ; pour cette raison, les hommes ont été forcés
d’inventer une sorte de bienveillance qui est ce que nous désignons par le mot
d’urbanité. » Il vient ici d’expliquer involontairement sa grâce et son succès.
Quelques lignes plus loin il ajoute : « La bonté naît avec nous ; mais la santé, la
prospérité et les bons traitements que nous recevons du monde contribuent beaucoup à
l’entretenirfellow à
Oxford ; il y passe dix ans parmi des amusements graves et des études qui lui
plaisent. Dès vingt-deux ans, Dryden, le prince de la littérature, le loue
magnifiquement. Au sortir d’Oxford, les ministres lui font une pension de trois cents
guinées pour achever son éducation et le préparer au service du public. Au retour de
ses voyages, son poëme sur Blenheim le place au premier rang des whigs. Il devient
député, secrétaire en chef dans le gouvernement d’Irlande, sous-secrétaire d’État,
ministre. Les haines des partis l’épargnent ; dans la défaite universelle des whigs,
il est réélu au Parlement ; dans la guerre furieuse des whigs et des tories, whigs et
tories s’assemblent pour applaudir sa tragédie de Caton ; les plus
cruels pamphlétaires le respectent ; son honnêteté, son talent, semblent élevés d’un
commun accord au-dessus des contestations. Il vit dans l’abondance, l’activité et les
honneurs, sagement et utilement, parmi les admirations assidues et les affections
soutenues d’amis savants et distingués qui ne peuvent se rassasier de sa conversation,
parmi les applaudissements de tous les hommes vertueux et de tous les esprits cultivés
de l’Angleterre. Si deux fois la chute de son parti semble abattre ou retarder sa
fortune, il se tient debout sans beaucoup d’effort, par réflexion et sang-froid,
préparé aux événements, acceptant la médiocrité, assis dans une tranquillité naturelle
et acquise, s’accommodant aux hommes sans leur céder, respectueux envers les grands
sans s’abaisser, exempt de révolte secrète et de souffrance intérieure. Ce sont là les
sources de son talent ; y en a-t-il de plus pures et de plus belles ? y a-t-il quelque
chose de plus engageant que la politesse et l’élégance du monde, sans la verve factice
et les mensonges complimenteurs du monde ? Et chercherez-vous un entretien plus
aimable que celui d’un homme heureux et bon, dont le savoir, le goût, l’esprit ne
s’emploient que pour vous donner du plaisir ?
Ce plaisir vous sera utile. Votre interlocuteur est aussi grave que poli ; il veut et
peut vous instruire autant que vous amuser ; son éducation a été aussi solide
qu’élégante ; il avoue même dans son Spectator qu’il aime mieux le
ton sérieux que le ton plaisant. Il est naturellement réfléchi, silencieux, attentif.
Il a étudié avec une conscience d’érudit et d’observateur les lettres, les hommes et
les choses. Quand il a voyagé en Italie, ç’a été à la manière anglaise, notant les
différences des mœurs, les particularités du sol, les bons et mauvais effets des
divers gouvernements, s’approvisionnant de mémoires précis, de documents
circonstanciés sur les impôts, les bâtiments, les minéraux, l’atmosphère, les ports,
l’administration, et je ne sais combien d’autres sujets
Au bout d’un peu de temps on se sentait meilleur car on reconnaissait en lui dès
l’abord une âme singulièrement élevée, très-pure, préoccupée de l’honnête jusqu’à en
faire son souci constant et son plus cher plaisir. Il aimait naturellement les belles
choses, la bonté et la justice, la science et la liberté. Dès sa première jeunesse, il
s’était joint au parti libéral, et jusqu’au bout il y demeura, espérant bien de la
raison et de la vertu humaines, marquant les misères où tombent les peuples qui avec
leur indépendance abandonnent leur dignité Épitre à
Halifax.Remarks on Italy, Ed. Hurd, tome I, 406.)Rosamonde s’achève par le conseil de préférer l’amour honnête aux joies
défendues ; son Spectator, son Tatler, son Guardian sont les sermons d’un prédicateur laïque. Bien plus, il a
pratiqué ses maximes. Lorsqu’il fut dans les emplois, son intégrité resta entière ; il
servit les gens, souvent sans les connaître, toujours gratuitement, refusant les
présents même déguisés. Lorsqu’il fut hors des emplois, sa loyauté resta entière ; il
persévéra dans ses opinions et dans ses amitiés, sans aigreur ni bassesse, louant
hardiment ses protecteurs tombésDéfense du
christianisme.
« La grande et l’unique fin de ces considérations, dit Addison dans un numéro du Spectator, est de bannir le vice et l’ignorance du territoire de la
Grande-BretagneSpectator
doubla son prix et resta debout. C’est qu’il offrait aux Anglais la peinture de la
raison anglaise ; le talent et la doctrine se trouvaient conformes aux besoins du
siècle et du pays.
Essayons de décrire cette raison qui peu à peu s’est dégagée du puritanisme et de sa
rigidité, de la Restauration et de son carnaval. En même temps que la religion et
l’État, l’esprit atteint son équilibre. Il conçoit la règle et discipline sa
conduite ; il s’écarte de la vie excessive et s’établit dans la vie sensée ; il fuit
la vie corporelle et prescrit la vie morale. Addison rejette avec dédain la grosse
joie physique, le plaisir brutal du bruit et du mouvement I would leave it to the consideration of those who are the
patrons of this monstrous trial of skill, whether or no they are not guilty, in
some measure, of an affront to their species, in treating after this manner the
Human Face Divine. ( Is it possible that human
nature can rejoice in its disgrace, and take pleasure in seeing its own figure
turned to ridicule, and distorted into forms that raise horror and aversion ?
There is something disingenuous and immoral in the being able to bear such a
sight. ( When men of rank and figure pass away their
lives in these criminal pursuits and practices, they ought to consider that they
render themselves more vile and despicable than any innocent man can be,
whatever low station his fortune or birth have placed him in. ( A
salamander is a kind of heroine in chastity, that treads upon fire, and lives in
the midst of flames, without being hurt. A salamander knows no distinction of
sex in those she converses with, grows familiar with a stranger at first sight,
and is not so narrow-spirited as to observe whether the person she talks to be
in breeches or in petticoats. She admits a male visitant to her bed-side, plays
with him a whole afternoon at picquette, walks with him two or three hours by
moon-light. ( To prevent these saucy familiar glances, I would entreat my
gentle readers to sew on their tuckers again, to retrieve the modesty of their
characters, and not to imitate the nakedness but the innocence of their mother
Eve. In short, modesty gives the maid greater beauty than even the bloom
of youth ; it bestows on the wife the dignity of the matron and reinstates the
widow in her virginity. (Spectator, nº
173.)Tatler, nº 108.)Guardian, nº 123.)Spectator, nº 198.)Guardian, nº 100, et Spectator, nos 204 et
224.)Spectator, nº
45.)Spectator, 317 et 323.
Rien qu’une affaire. S’il se tient au-dessus de la vie sensuelle, il reste au-dessous
de la vie philosophique. Sa morale, tout anglaise, se traîne toujours terre à terre,
parmi les lieux communs, sans découvrir des principes, sans serrer des déductions. Les
hautes et fines parties de l’esprit lui manquent. Il donne aux gens des conseils
applicables, quelque consigne bien claire, justifiée par les événements d’hier, utile
pour la journée de demain. Il remarque que les pères ne doivent point être inflexibles
et que souvent ils se repentent lorsqu’ils ont poussé leurs enfants au désespoir. Il
découvre que les mauvais livres sont pernicieux, parce que leur durée porte leur venin
jusqu’aux générations futures. Il console une femme qui a perdu son fiancé en lui
représentant les infortunes de tant d’autres personnes qui souffrent en ce moment de
plus grands maux. Son Spectator n’est qu’un manuel de l’honnête
homme et ressemble souvent au Parfait notaire. C’est qu’il est tout
pratique, occupé non à nous distraire, mais à nous corriger. Le consciencieux
protestant, nourri de dissertations et de morale, demande un moniteur effectif, un
guide ; il veut que sa lecture profite à sa conduite et que son journal lui suggère
une résolution. À ce titre Addison prend des motifs partout. Il songe à la vie future,
mais il n’oublie pas la vie présente ; il appuie la vertu sur l’intérêt bien entendu.
Il ne pousse à bout aucun principe ; il les accepte tous, tels qu’on les trouve dans
le domaine public, d’après leur bonté visible, ne tirant que leurs premières
conséquences, évitant la puissante pression logique qui gâte tout, parce qu’elle
exprime trop. Regardez-le établir une maxime, par exemple nous recommander la
constance ; ses motifs sont de toute sorte et pêle-mêle : d’abord l’inconstance nous
expose aux mépris ; ensuite elle nous met dans une inquiétude perpétuelle ; en outre,
elle nous empêche le plus souvent d’atteindre notre but ; d’ailleurs elle est le grand
trait de la condition humaine et mortelle : enfin elle est ce qu’il y a de plus
contraire à la nature immuable de Dieu qui doit être notre modèle. Le tout est
illustré à la fin par une citation de Dryden et des vers d’Horace. Ce mélange et ce
décousu peignent bien l’esprit ordinaire qui reste au niveau de son auditoire, et
l’esprit pratique qui sait maîtriser son auditoire. Addison persuade le public, parce
qu’il puise aux sources publiques de croyance. Il est puissant parce qu’il est
vulgaire, et utile parce qu’il est étroit.
Figurez-vous maintenant cet esprit moyen par excellence, tout occupé à découvrir de
bons motifs d’action. Quel personnage réfléchi, toujours égal et digne ! Comme il est
muni de résolutions et de maximes ! Tout ce qui est verve, instinct, inspiration,
caprice, est en lui aboli ou discipliné. Il n’y a point de cas qui le surprenne ou
l’emporte. Il est toujours préparé et à l’abri. Il l’est si bien qu’il semble un
automate. Le raisonnement l’a figé et envahi. Voyez, par exemple, de quel style il
nous met en garde contre l’hypocrisie involontaire, annonçant, expliquant, distinguant
les moyens en ordinaires et en extraordinaires, se traînant en exordes, en
préparations, en exposés de méthodes, en commémorations de la sainte ÉcritureSpectator, 397.Ibid.,
571.
Rien de sublime ni de chimérique dans le but qu’il nous propose ; tout y est
pratique, c’est-à-dire bourgeois et sensé ; il s’agit « d’être à l’aise ici-bas, et
heureux plus tard I have rather chosen this title
than another, because it is what I most glory in, and most effectually calls to
my mind the happiness of that government under which I live. As a British
freeholder, I should not scruple taking place of a French Marquis ; and when I
see one of my countrymen amusing himself in his little cabbage-garden, I
naturally look upon him as a greater person than the owner of the richest
vineyard in Champagne… There is an unspeakable pleasure in calling anything
one’s own. A Freehold, though it be but in ice and snow, will make the owner
pleased in the possession and stout in the defence of it… I consider myself as
one who give my consent to every law which passes… A freeholder is but one
remove from a legislator, and for that reason ought to stand up in the defence
of those laws which are in some degree of his own making. (Freeholder, nº
1.) Nothing
is more gratifying to the mind of man than power or dominion ; and this I think
myself amply possessed of, as I am the father of a family. I am perpetually
taken up in giving out orders, in prescribing duties, in hearing parties, in
administering justice, and in distributing rewards and punishments… I look upon
my family as a patriarchal sovereignty in which I am myself both king and
priest… When I see my little troop before me, I rejoice in the additions I have
made to my species, to my country, to my religion, in having produced such a
number of reasonable creatures, citizens, and christians. I am pleased to see
myself thus perpetuated ; and as there is no production comparable to that of a
human creature, I am more proud of having been the occasion of ten such glorious
productions, than if I had built a hundred pyramids at my own expense, or
published as many volumes of the finest wit and learning. (Spectator, nº
500.)To be easy, mot intraduisible, tout anglais, qui signifie l’état
confortable de l’âme, état moyen de satisfaction calme, d’action approuvée et de
conscience sereine. Addison le compose de travail et de fonctions viriles
soigneusement et régulièrement accomplies. Il faut voir avec quelle complaisance il
peint dans sir Roger et dans le Freeholder les sérieux contentements du citoyen et du
propriétaire : « J’ai choisi ce titre de franc-tenancier, dit-il, parce qu’il est
celui dont je me glorifie le plus, et qui rappelle le plus efficacement en mon esprit
le bonheur du gouvernement sous lequel je vis. Comme franc-tenancier anglais, je
n’hésiterais pas à prendre le pas sur un marquis français, et quand je vois un de mes
compatriotes s’amuser dans son petit jardin à choux, je le regarde instinctivement
comme un plus grand personnage que le propriétaire du plus riche vignoble en
Champagne… Il y a un plaisir indicible à appeler une chose sa propriété. Une terre
franche, quand elle ne se composerait que de neige et de glace, rend son maître
heureux de sa possession et résolu pour sa défense… Je me considère comme un de ceux
qui donnent leur consentement à toutes les lois qui passent. Un franc-tenancier, par
la vertu de l’élection, n’est éloigné que d’un degré du législateur, et par cette
raison doit se lever pour la défense des lois qui sont jusqu’à un certain point son
ouvrageos 26 et 575.)
En pareil sujet, ces habitudes choquent. Il ne faut pas vouloir trop définir et
prouver Dieu ; la religion est plutôt une affaire de sentiment que de science ; on la
compromet quand on exige d’elle des démonstrations trop rigoureuses et des dogmes trop
précis. C’est le cœur qui voit le ciel ; si vous voulez m’y faire croire, comme vous
me faites croire aux antipodes par des récits et des vraisemblances géographiques, j’y
croirai mal ou je n’y croirai point. Addison n’a guère que des arguments de collége ou
d’édification assez semblables à ceux de l’abbé Pluche, qui laissent les objections
entrer par toutes leurs fentes, et qu’il ne faut prendre que comme des exercices de
dialectique ou comme des sources d’émotion. Joignez-y des motifs d’intérêt et des
calculs de prudence qui peuvent faire des recrues, mais non des convertis : voilà ses
preuves. On trouve un fonds de grossièreté dans cette façon de traiter les choses
divines, et on aime encore moins l’exactitude avec laquelle il explique Dieu, le
réduisant à n’être qu’un homme agrandi. Cette netteté et cette étroitesse vont jusqu’à
décrire le ciel. « Il est un endroit où la Divinité se dévoile par une gloire
supérieure et visible. C’est là que, selon l’Écriture, les hiérarchies célestes et les
légions innombrables des anges entourent perpétuellement le trône de Dieu de leurs
alleluias et de leurs hymnes de gloire… Avec quel art doit être élevé le trône de
Dieu ! Combien grande doit être la majesté d’un lieu où tout l’art de la création a
été employé et que Dieu a choisi pour se manifester de la façon la plus magnifique !
Quelle doit être cette architecture élevée par la puissance infinie, sous la direction
de la sagesse infinie Though the Deity be
thus essentially present through all the immensity of space, there is one part
of it in which he discovers himself in a most transcendent and visible glory… It
is here where the glorified body of our Saviour resides, and where all the
celestial hierarchies and the innumerable hosts of angels are represented as
perpetually surrounding the seat of God with hallelujahs and hymns of praise…
With how much skill must the throne of God be erected !… How great must be the
majesty of that place, where the whole art of creation has been employed, and
where God has chosen to show himself in the most magnificent manner ! What must
be the architecture of infinite power under the direction of infinite
wisdom ! ( There is doubtless a
faculty in spirits by which they apprehend one another, as our senses do
material objects, and there is no doubt but our souls, when they are
disembodied, or placed in glorified bodies, will, by this faculty, in whatever
part of space they reside, be always sensible of the Divine
Presence. ( Such an
habitual homage to the Supreme Being would in a particular manner banish from
among us that prevailing impiety of using his name on the most trivial
occasions… What can we think of those who make use of so tremendous a name in
the ordinary expressions of their anger, mirth, and most impertinent passions ?
Of those who admit it into the most familiar questions and assertions, ludicrous
phrases and works of humour ? Not to mention those who violate it by solemn
perjuries ? It would be an affront to reason, to endeavour to set forth the
horror and profaneness of such a practice. (Spectator, nos 580 et
531.)Spectator, 237, 571, 600.Spectator, nos 571,
237 et 600.)Spectator, nº 535.)
Ce n’est pas une petite affaire que de mettre la morale à la mode. Addison l’y mit, et elle y resta. Auparavant les gens honnêtes n’étaient point polis, et les gens polis n’étaient point honnêtes ; la piété était fanatique et l’urbanité débauchée ; dans les mœurs, comme dans les lettres, on ne rencontrait que des puritains ou des libertins. Pour la première fois, Addison réconcilia le vertu avec l’élégance, enseigna le devoir en style accompli, et mit l’agrément au service de la raison.
« On rapporte de Socrate, dit-il, qu’il fit descendre la philosophie du ciel pour la
loger parmi les hommes. Mon ambition sera qu’on dise de moi que j’ai fait sortir la
philosophie des cabinets et des bibliothèques, des écoles et des colléges, pour
l’installer dans les clubs et dans les assemblées, aux tables à thé et aux cafés.
Ainsi je recommande fort particulièrement mes méditations à toutes les familles bien
réglées, qui chaque matin réservent une heure au déjeuner de thé, pain et beurre, les
engageant, pour leur bien, à se faire servir ponctuellement cette feuille, comme un
appendice des cuillers et du plateau It
was said of Socrates that he brought philosophy down from Heaven, to inhabit
among men ; and I shall be ambitious to have it said of me that I have brought
philosophy out of closets and libraries, schools and colleges, to dwell in clubs
and assemblies, at tea-tables and in coffee-houses. I would therefore in a very
particular manner recommend those my speculations to all well regulated families
that set apart an hour in every morning for tea, and bread and butter ; and
would earnestly advise them for their good to order this paper to be punctually
served up, and to be looked upon as a part of the tea
equipage. (Spectator, nº 10.)
Que d’art il faut pour plaire ! D’abord l’art de se faire entendre, du premier coup,
toujours, jusqu’au fond, sans peine pour le lecteur, sans réflexion, sans attention !
Figurez-vous des hommes du monde qui lisent une page entre deux bouchées de
gâteau He is not obliged to attend her in the slow advances
which she makes from one season to another, or to observe her conduct in the
successive production of plants or flowers. He may draw into his description all
the beauties of the spring and autumn, and make the whole year contribute
something to render it more agreeable. His rose-trees, woodbines, and jessamines
may flower together and his beds be covered at the same time with lilies,
violets, and amaranths. His soil is not restrained to any particular set of
plants, but is proper either for oaks or myrtles, and adapts itself to the
produces of every climate. Oranges may grow wild in it ; myrtles may be met with
in every hedge ; and if he thinks it proper to have a grove of spices, he can
quickly command sun enough to raise it. If all this will not furnish out any
agreeable scene, he can make several new species of flowers, with richer scents
and higher colours, than any that grow in the gardens of nature. His concerts of
birds may be as full and harmonious, and his woods as thick and gloomy as he
pleases. He is at no more expense in a long vista than a short one, and can as
easily throw his cascades from a precipice of half a mile high as from one of
twenty yards. He has his choice of the winds and can turn the course of his
rivers in all the variety of meanders that are most delightful to the reader’s
imagination. (Spectator, nº 148.)Spectator, 423, 265.
Tant d’avantages ne vont point sans inconvénients. Les bienséances du monde, qui
atténuent les expressions, émoussent le style ; à force de régler ce qui est
primesautier et de tempérer ce qui est véhément, elles amènent le langage effacé et
uniforme. Il ne faut point toujours vouloir plaire, surtout plaire à l’oreille.
M. de Chateaubriand se glorifiait de n’avoir pas admis une seule élision dans le chant
de Cymodocée ; tant pis pour Cymodocée. Pareillement, les commentateurs qui notent
dans Addison le balancement des périodes lui font tort Voyez la
jolie et minutieuse analyse de Hurd, la décomposition de la période, la proportion
des longues et des brèves, l’étude des finales. — Un musicien ne ferait pas
mieux. ( Constantia who
knew that nothing but the report of her marriage could have driven him to such
extremities, was not to be comforted ; she now accused herself for having so
tamely given an ear to the proposal of a husband, and looked upon the new lover
as the murderer of Theodosius. In short she resolved to suffer the utmost
effects of her father’s displeasure rather than to comply with a marriage which
appeared to her so full of guilt and horror. (Spectator, nº 411.)Spectator, nº 164.)vu.
Au fond, le classique ne sait pas Had I followed monsieur Bossu’s method in my
first paper on Milton, I should have dated the action of Paradise lost from the
beginning of Raphael’s speech in this book, etc. (voir. Toujours mesuré et
raisonnable, il s’occupe avant tout de proportionner et d’ordonner. Il a ses règles en
poche et les tire à tout propos. Il ne remonte pas à la source du beau du premier
coup, comme les vrais artistes, par la violence et la lucidité de l’inspiration
naturelle ; il s’arrête dans les régions moyennes, parmi les préceptes, sous la
conduite du goût et du sens commun. C’est pour cela que la critique, chez Addison, est
si solide et si médiocre. Ceux qui cherchent des idées feront bien de ne point lire
son Essai sur l’imagination, si vanté, si bien écrit, mais d’une
philosophie si écourtée, si ordinaire, toute rabaissée par l’intervention des causes
finales. Son célèbre commentaire du Paradis perdu ne vaut guère
mieux que les dissertations de Batteux et du P. Bossu. Il y a tel endroit où il
compare, presque sur la même ligne, Homère, Virgile et Ovide. C’est que le bel
ajustement d’un poëme en est pour lui le premier mérite. Les purs classiques goûtent
mieux l’arrangement et le bon ordre que la vérité naïve et la forte invention. Ils ont
toujours en main leur manuel de poésie : si vous êtes conforme au patron établi, vous
avez du génie ; sinon, non. Addison, pour louer Milton, établit que, selon la règle du
poëme épique, l’action du Paradis est une, complète et grande ; que
les caractères y sont variés et d’un intérêt universel, que les sentiments y sont
naturels, appropriés et élevés ; que le style y est clair, diversifié et sublime :
maintenant, vous pouvez admirer Milton ; il a un certificat d’Aristote. Écoutez par
exemple ces froides minuties de la dissertation classique : « Si j’avais suivi la
méthode de M. Bossu dans mon premier article sur Milton, j’aurais daté l’action du Paradis perdu du discours de Raphaël au cinquième livreSpectator, nº 327.)Spectator, 39, 40, 58.
Encore faut-il songer que nous sommes ici en Angleterre, et que bien des choses n’y
sont point agréables à un Français. C’est en France que l’âge classique a rencontré sa
perfection ; de sorte que, comparés à lui, ceux des autres pays manquent un peu de
fini. Addison, si élégant chez lui, ne l’est point tout à fait pour nous. Auprès de
Tillotson, c’est le plus charmant homme du monde. Auprès de Montesquieu, il n’est qu’à
demi poli. Sa conversation n’est pas assez vive ; les promptes allures, les faciles
changements de ton, le sourire aisé, vite effacé et vite repris, ne s’y rencontrent
guère. Il se traîne en phrases longues et trop uniformes ; sa période est trop
carrée ; on pourrait l’alléger de tout un bagage de mots inutiles. Il annonce ce qu’il
va dire, il marque les divisions et les subdivisions, il cite du latin, même du grec ;
il étale et allonge indéfiniment l’enduit utile et pâteux de sa morale. Il ne craint
pas d’être ennuyeux. C’est que devant des Anglais cela n’est pas à craindre. Des gens
qui aiment les sermons démonstratifs longs de trois heures ne sont point difficiles en
fait d’amusement. Souvenez-vous que là-bas les femmes vont par plaisir aux I looked with as much pleasure upon this little party-coloured
assembly as upon a bed of tulips and did not know at first whether it might not
be an embassy of Indian queens ; but upon my going about in the pit, and taking
them in front, I was immediately undeceived and saw so much beauty in every
face, that I found them all to be English. Such eyes and lips, cheeks and
foreheads could not be the growth of any other country. The complexion of their
faces hindered me from observing any farther the colour of their hoods, though I
could easily perceive by that unspeakable satisfaction which appeared in their
looks, that their own thoughts were wholly taken up in those pretty ornaments
they wore upon their heads. ( They should first reflect on the great sufferings and
persecutions to which they expose themselves by the obstinacy of their
behaviour. They lose their elections in every club where they are set up for
toasts. They are obliged by their principle to stick a patch on the most
unbecoming side of their foreheads. They forego the advantage of the birthday
suits… They receive no benefit from the army, and are never the better for all
the young fellows that wear hats and feathers. They are forced to live in the
country and feed their chickens at the same time that they might show themselves
at court and appear in brocade, if they behaved themselves well. In short what
must go to the heart of every fine woman, they throw themselves quite out of the
fashion… A man is startled when he sees a pretty bosom heaving with such
party-rage, as is disagreeable even in that sex, which is of a more coarse and
rugged make. — And yet such is our misfortune, that we sometimes see a pair of
stays ready to burst with sedition, and hear the most masculine passions exprest
in the sweetest voices… Where a great number of flowers grow, the ground at
distance seems entirely covered with them, and we must walk into it before we
can distinguish the several weeds that spring up in such a beautiful mass of
colours. (meetings et se divertissent à écouter pendant une demi-journée des
discours sur l’ivrognerie ou sur l’échelle mobile ; ces patientes personnes n’exigent
point que la conversation soit toujours alerte et piquante. Par suite, elles peuvent
souffrir une politesse moins fine et des compliments moins déguisés. Quand Addison les
salue, ce qui lui arrive souvent, c’est d’un air grave, et sa révérence est toujours
accompagnée d’un avertissement ; voyez ce mot sur les toilettes trop éclatantes : « Je
contemplai ce petit groupe bigarré avec autant de plaisir qu’une planche de tulipes,
et je me demandai d’abord si ce n’était pas une ambassade de reines indiennes ; mais,
les ayant regardées de face, je me détrompai à l’instant et je vis tant de beauté dans
chaque visage que je les reconnus pour anglais ; nul autre pays n’eût pu produire de
telles joues, de telles lèvres et de tels yeuxSpectator, nº
265.)Freeholder, nos 4
et 26.)
Si le premier soin du Français en société est d’être aimable, celui de l’Anglais est
de rester digne ; leur tempérament les porte à l’immobilité, comme le nôtre nous porte
aux gestes ; et leur plaisanterie est aussi grave que la nôtre est gaie. Le rire chez
eux est tout en dedans ; ils évitent de se livrer ; ils s’amusent silencieusement.
Consentez à comprendre ce genre d’esprit, il finira par vous plaire. Quand le flegme
est joint à la douceur, comme dans Addison, il est aussi agréable que piquant. On est
charmé de rencontrer un homme enjoué et pourtant maître de lui-même. On est tout
étonné de voir ensemble deux qualités aussi contraires. Chacune d’elles rehausse et
tempère l’autre. On n’est point rebuté par l’âcreté venimeuse, comme dans Swift, ou
par la bouffonnerie continue, comme dans Voltaire. On jouit avec une complaisance
entière de la rare alliance qui assemble pour la première fois la tenue sérieuse et la
bonne humeur. Lisez cette petite satire contre le mauvais goût du théâtre et du
public There is nothing that of late
years has afforded matter of greater amusement to the town than signior
Nicolini’s combat with a lion in the Haymarket, which has been very often
exhibited to the general satisfaction of most of the nobility and gentry in the
kingdom of Great Britain… The first lion was a candle-snuffer, who being a
fellow of testy, choleric temper, overdid his part, and would not suffer himself
to be killed so easily as he ought to have done… The second lion was a taylor by
trade who belonged to the play-house, and had the character of a mild and
peaceable man in his profession. If the former was too furious, this was too
sheepish for his part ; in so much that after a short modest walk upon the
stage, he would fall at the first touch of Hydaspes, without grappling with him
and giving him an opportunity of showing his variety of Italian tricks. It is
said indeed that he once gave him a rip in his flesh-coloured doublet. But this
was only to make work for himself, in his private character of a tailor… The
acting lion at present is, as, I am informed, a country gentleman who does it
for his diversion, but desires his name may be concealed. He says very
handsomely in his own excuse that he does not act for gain ; that he indulges an
innocent pleasure in it ; and that it is better to pass away an evening in this
manner than in gaming and drinking… This gentleman’s temper is made out of such
a happy mixture of the mild and the choleric, that he outdoes both his
predecessors, and has drawn together greater audiences than have been known in
the memory of man… In the mean time, I have related this combat of the lion to
show what are at present the reigning entertainments of the politer part of
Great Britain. (Spectator, nº 13.)
Il y a beaucoup d’originalité dans cette gaieté grave. En général, la singularité est
dans le goût du pays ; ils aiment à être frappés fortement par des contrastes. Notre
littérature leur semble effacée ; en revanche, nous les trouvons souvent peu délicats.
Tel numéro du The pineal gland,
which many of our modern philosophers suppose to be the seat of the soul, smelt
very strong of essence and orange-flower, and was encompassed with a kind of
horny substance, cut into a thousand little faces or mirrors, which were
imperceptible to the naked eye ; in so much that the soul, if there had been any
here, must have been always taken up in contemplating her own beauties. We
observed a large antrum or cavity in the sinciput that was filled with ribbonds,
lace and embroidery… We did not find any thing very remarkable in the eye,
saving only that the ( William Simple, smitten at the
Opera, by the glance of an eye that was aimed at one that stood by
him. Sir Christopher Crazy Bart., hurt by the brush of a whalebone
petticoat. Ned Courtly, presenting Flavia with her glove (which she had
dropped on purpose), she received it and took away his life with a
curtesy. John Gosselin, having received a slight hurt from a pair of blue
eyes, as he was making his escape was dispatched by a smile. ( Aridæus a beautiful youth of Epirus, in love with Praxinoe, the wife of
Thespis, escaped without damage saving only that two of his foreteeth were
struck out, and his nose a little flatted. Hipparchus, being passionately
fond of his own wife, who was enamoured of Bathyllus, leaped and died of his
fall ; upon which his wife married her gallant. (Spectator qui paraissait joli aux dames de Londres eût
choqué à Paris. Par exemple, Addison raconte en manière de rêve la dissection du
cerveau d’un élégantmusculi amatorii, or as we may translate
it into English, the ogling muscles, were very much worn, and decayed with use ;
whereas on the contrary the elevator or the muscle which turns the eye towards
heaven, did not appear to have been used at all.Spectator, nº 375.)musculi amatorii, ou, comme on peut traduire, les muscles qui
lorgnent, étaient fort diminués et altérés par l’usage, tandis que l’élévateur,
c’est-à-dire le muscle qui tourne l’œil vers le ciel, ne paraissait pas avoir du tout
servi. » Ces détails anatomiques, qui nous dégoûteraient, amusent un esprit positif ;
la crudité n’est pour lui que de l’exactitude ; habitué aux images précises, il ne
trouve point de mauvaise odeur dans le style médical. Addison n’a pas nos répugnances.
Pour railler un vice, il se fait mathématicien, économiste, pédant, apothicaire. Les
termes spéciaux l’amusent. Il institue une cour pour juger les crinolines, et condamne
les jupons avec des formules de procédure. Il enseigne le maniement de l’éventail
comme une charge en douze temps. Il dresse la liste des gens morts ou malades d’amour,
et des causes ridicules qui les ont mis dans ce triste état. « William Simple, frappé
à l’Opéra par un regard adressé à un autre. — Sir Christopher Crazy, baronnet, blessé
par le frôlement d’un jupon de baleine. — M. Courtly présentant à Flavia son gant
(qu’elle avait laissé tomber exprès), Flavia reçut le gant, et tua l’homme d’une
révérenceSpectator, nº 377.)Spectator, nº 233.)humour. Elle
renferme un bon sens incisif, l’habitude de se contenir, des façons d’homme
d’affaires, mais par-dessus tout un fonds d’invention énergique. La race est moins
fine, mais plus forte, et les agréments qui contentent son esprit et son goût
ressemblent aux liqueurs qui conviennent à son palais et à son estomac.
Cette puissante séve germanique crève, même chez Addison, son enveloppe classique et
latine. Il a beau goûter l’art, il aime encore la nature. Son éducation, qui l’a
encombré de préceptes, n’a point détruit en lui la virginité du sentiment vrai. Dans
son voyage de France, il a préféré la sauvagerie de Fontainebleau à la correction de
Versailles. Il s’affranchit des raffinements mondains pour louer la simplicité des
vieilles ballades nationales. Il fait comprendre au public les images sublimes, les
gigantesques passions, la profonde religion du Paradis perdu. Il est
curieux de le voir, le compas à la main, bridé par Bossu, empêtré de raisonnements
infinis et de phrases académiques, atteindre tout à coup, par la force de l’émotion
naturelle, les hautes régions inexplorées où Milton est soulevé par l’inspiration de
la foi et du génie. Ce n’est pas lui qui dira avec Voltaire que l’allégorie du Péché
et de la Mort est bonne pour faire vomir les entrailles. Il y a en lui un fond
d’imagination grandiose qui le rend insensible aux petites délicatesses de la
civilisation mondaine. Il habite volontiers parmi les grandeurs et les étonnements de
l’autre monde. Il est pénétré par la présence de l’invisible ; il a besoin de dépasser
les intérêts et les espérances de la vie mesquine où nous ramponsSpectator.au-delà.
Une telle faculté occupe tout l’homme, et si l’on redescend dans l’examen des
agréments littéraires, on l’aperçoit ici-bas comme en haut. Rien de plus varié, de
plus riche, chez Addison, que les tours et la mise en scène. La plus sèche morale se
transforme sous sa main en peintures et en récits. Ce sont des lettres de toutes
sortes de personnages, ecclésiastiques, gens du peuple, hommes du monde, qui chacun
gardent leur style et déguisent le conseil sous l’apparence d’un petit roman. C’est un
ambassadeur de Bantam qui raille, à la façon de Montesquieu, les mensonges de la
politesse européenne. Ce sont des contes grecs ou orientaux, des voyages imaginaires,
la vision d’un voyant écossais, les Mémoires d’un rebelle, l’histoire des fourmis, les
métamorphoses d’un singe, le journal d’un oisif, une promenade à Westminster, la
généalogie de l’ The middle figure which immediately attracted
the eyes of the whole company and was much bigger than the rest, was formed like
a matron, dressed in the habit of an elderly woman of quality in Queen
Elizabeth’s days. The most remarkable parts of her dress were the beaver with
the steeple crown, the scarf that was darker than sable, and the lawn apron that
was whiter than hermine. Her gown was of the richest black velvet, and, just
upon her heart, studded with large diamonds of an inestimable value disposed in
the form of a cross. She bore an inexpressible cheerfulness and dignity in her
aspect ; and though she seemed in years, appeared with so much spirit and
vivacity, as gave her at the same time an air of old age and immortality. I
found my heart touched with so much love and reverence at the sight of her, that
the tears ran down my face as I looked upon her ; and still the more I looked
upon her, the more my heart was melted with the sentiments of filial tenderness
and duty. I discovered every moment something so charming in her figure that I
could scarce take my eyes off it. — On its right hand there sat the figure of a
woman so covered with ornaments, that her face, her body, and her hands were
almost entirely hid under them. The little you could see of her face was
painted ; and what I thought very odd, had something in it like artificial
wrinkles. But I was the less surprised at it, when I saw upon her forehead an
old fashioned tower of gray hairs. Her hair-dress rose very high by three
several stories or degrees. Her garments had a thousand colours in them and were
embroidered with crosses in gold, silver, and silk ; she had nothing on, so much
as a glove or a slipper, which was not marked with this figure. Nay, so
superstitiously fond did she appear of it, that she sat cross-legged… The next
to her was a figure which somewhat puzzled me. It was that of a man looking with
horror in his eyes upon a silver bason filled with water. Observing something in
his countenance that looked like lunacy, I fancied at first that he was to
express that kind of distraction which the physicians call the hydrophobia. But
considering what the intention of the show was, I immediately recollected myself
and concluded it to be Anabaptism. (humour, les statuts des clubs ridicules ; bref une
abondance intarissable de fictions agréables ou solides. Les plus nombreuses sont des
allégories. On sent qu’il se plaît dans ce monde magnifique et fantastique ; c’est une
sorte d’opéra qu’il se donne ; ses yeux ont besoin de contempler des couleurs. En
voici une sur les religions, bien protestante, mais aussi éclatante qu’ingénieuse :
l’agrément là-bas ne consiste point, comme chez nous, dans la vivacité et la variété
des tons, mais dans la splendeur et la justesse de l’invention. « La figure du milieu,
qui attira d’abord les yeux de tout le monde, et qui était beaucoup plus grande que
les autres, était une matrone habillée comme une dame noble et âgée du temps de la
reine Élisabeth. On remarquait surtout dans son habillement le chapeau avec une
couronne en clocherTatler, nº
257.)
La véritable imagination aboutit naturellement à l’invention des caractères. Car si
vous vous figurez vivement une situation ou une action, vous verrez du même élan tout
le réseau de ses attaches ; les passions et les facultés, tous les gestes et tous les
sons de voix, tous les détails d’habillement, d’habitation, de société, qui en
découlent, se lieront dans votre esprit, attireront leurs précédents et leurs suites ;
et cette multitude d’idées, organisée lentement, se concentrera à la fin en un
sentiment unique d’où jaillira, comme d’une source profonde, la peinture et l’histoire
d’un personnage complet. Il y en a plusieurs dans Addison : l’observateur taciturne,
William Honeycomb, le campagnard tory, sir Roger de Coverley, qui ne sont pas des
thèses satiriques, comme celles de La Bruyère, mais de véritables individus semblables
et parfois égaux aux personnages des grands romans contemporains. En effet, sans s’en
douter, il invente le roman en même temps et de la même façon que ses voisins les plus
illustres. Ses personnages sont pris sur le vif, dans les mœurs et les conditions du
temps, longuement et minutieusement décrits dans toutes les parties de leur éducation
et de leur entourage, avec la précision de l’observation positive, extraordinairement
réels et anglais. Un chef-d’œuvre en même temps qu’un document d’histoire est sir
Roger de Coverley, le gentilhomme de campagne, loyal serviteur de la Constitution et
de l’Église, justice of the peace, patron de l’ecclésiastique, et
dont le domaine montre en abrégé la structure du pays anglais. Ce domaine est un petit
État, paternellement gouverné, mais gouverné. Sir Roger gourmande ses tenanciers, les
passe en revue à l’église, sait leurs affaires, leur donne des avis, des secours, des
ordres ; il est respecté, obéi, aimé, parce qu’il vit avec eux, parce que la
simplicité de ses goûts et de son éducation le met presque à leur niveau, parce qu’à
titre de magistrat, d’ancien propriétaire, d’homme riche, de bienfaiteur et de voisin,
il exerce une autorité morale et légale, utile et consacrée. Addison en même temps
montre en lui le solide et singulier caractère anglais, bâti de cœur de chêne avec
toutes les rugosités de l’écorce primitive, qui ne sait ni s’adoucir ni s’aplanir ; un
grand fond de bonté qui s’étend jusqu’aux bêtes, l’amour de la campagne et des
occupations corporelles, le goût du commandement et de la discipline, le sentiment de
la subordination et du respect, beaucoup de bon sens et peu de finesse, l’habitude
d’étaler et d’installer en public ses particularités et ses bizarreries, sans souci du
ridicule, sans pensée de bravade, uniquement parce qu’on ne reconnaît d’arbitre sur
soi que soi-même. Puis cent traits qui peignent le temps : le manque de lecture, un
reste de croyance aux sorcières, des façons de paysan et de chasseur, des ignorances
d’esprit naïf ou arriéré. Sir Roger donne aux enfants qui répondent bien au catéchisme
une Bible pour eux et un quartier de lard pour leur mère. Quand un verset lui plaît,
il le chante une demi-minute encore après que la congrégation l’a fini. Il tue huit
cochons gras à Noël, et envoie du boudin avec un paquet de cartes à chaque famille
pauvre de la paroisse. Quand il va au théâtre, il munit ses gens de gourdins pour se
garder des bandits qui, à son avis, doivent infecter Londres. Addison revient vingt
fois sur son vieux chevalier, découvrant toujours quelque nouvel aspect de son
caractère, observateur désintéressé de la nature humaine, curieusement assidu et
perspicace, véritablement créateur, n’ayant plus qu’un pas à faire pour se lancer,
comme Richardson et Fielding, dans la grande œuvre des lettres modernes, qui est le
roman de mœurs.
Au-dessus est la poésie. Elle a coulé, dans sa prose, mille fois plus sincère et plus
belle que dans ses vers. De riches fantaisies orientales viennent s’y dérouler sans
petillement d’étincelles comme dans Voltaire, mais sous une sereine et abondante
lumière qui fait ondoyer les plis réguliers de leur pourpre et de leur or. La musique
des larges phrases cadencées et tranquilles promène doucement l’esprit parmi les
magnificences et les enchantements romanesques, et le profond sentiment de la nature
toujours jeune rappelle la quiétude fortunée de Spenser On the fifth day of the moon,
which according to the custom of my forefathers I always keep holy, after having
washed myself, and offered up my morning devotions, I ascended the high hills of
Bagdad, in order to pass the rest of the day in meditation and prayer. As I was
here airing myself on the tops of the mountains, I fell into a profound
contemplation on the vanity of human life ; and passing from one thought to
another : Surely, said I, man is but a shadow and life a dream. Whilst I was
thus musing, I cast my eyes towards the summit of a rock that was not far from
me, where I discovered one in the habit of a shepherd, with a little musical
instrument in his hand. As I looked upon him, he applied it to his lips, and
began to play upon it. The sound of it was exceeding sweet, and wrought into a
variety of tunes that were inexpressibly melodious, and altogether different
from any thing I had ever heard. They put me in mind of those heavenly airs that
are played to the departed souls of good men upon their first arrival in
paradise, to wear out the impressions of the last agonies, and qualify them for
the pleasures of that happy place. My heart melted away in secret
raptures… He then led me to the highest pinnacle of the rock, and placing
me on the top of it : Cast thy eyes eastward, said he, and tell me what thou
seest. — I see, said I, a huge valley, and a prodigious tide of water rolling
through it. — The valley that thou seest, said he, is the vale of misery, and
the tide of water that thou seest is part of the great tide of eternity. — What
is the reason, said I, that the tide I see rises out of a thick mist at one end,
and again loses itself in a thick mist at the other ? — What thou seest, said
he, is that portion of eternity which is called Time, measured out by the sun,
and reaching from the beginning of the world to its consummation. Examine now,
said he, this sea that is thus bounded with darkness at both ends, and tell me
what thou discoverest in it. — I see a bridge, said I, standing in the midst of
the tide. — The bridge thou seest, said he, is human life, consider it
attentively. — Upon a more leisurely survey of it, I found that it consisted of
threescore and ten entire arches, with several broken arches which added to
those that were entire, made up the number about an hundred. As I was counting
the arches, the genius told me that this bridge consisted at first of a thousand
arches ; but that a great flood swept away the rest, and left the bridge in the
ruinous condition I now beheld it. But tell me further, said he, what thou
discoverest on it. — I see multitudes of people passing over it, said I, and a
black cloud hanging on each end of it. — As I looked more attentively, I saw
several of the passengers dropping through the bridge, into the great tide that
flowed underneath it ; and upon further examination, perceived there were
innumerable trap-doors that lay concealed in the bridge, which the passengers no
sooner trod upon, but they fell through them into the tide and immediately
disappeared. These hidden pitfalls were set very thick at the entrance of the
bridge, so that throngs of people no sooner broke through the cloud, but many of
them fell into them. They grew thinner towards the middle, but multiplied and
lay closer together towards the end of the arches that were entire. There
were indeed some persons, but their number was very small, that continued a kind
of hobbling march on the broken arches, but fell through one after another,
being quite tired and spent with so long a walk. I passed some time in the
contemplation of this wonderful structure, and the great variety of objects
which it presented. My heart was filled with a deep melancholy to see several
dropping unexpectedly in the midst of mirth and jollity, and catching at every
thing that stood by them to save themselves. Some were looking up towards the
heavens in a thoughtful posture, and in the midst of a speculation stumbled and
fell out of sight. Multitudes were very busy in the pursuit of bubbles that
glittered in their eyes and danced before them ; but often when they thought
themselves within the reach of them, their footing failed and down they sunk. In
this confusion of objects, I observed some with scimetars in their hands, and
others with urinals, who ran to and fro upon the bridge, thrusting several
persons on trap-doors which did not seem to lie in their way, and which they
might have escaped, had they not been thus forced upon them. I here
fetched a deep sigh. Alas, said I, man was made in vain ! How is he given away
to misery and mortality ! tortured in life, and swallowed up in death ! — The
genius being moved with compassion towards me, bid me quit so uncomfortable a
prospect : look no more, said he, on man in the first stage of his existence, in
his setting out for eternity ; but cast thine eye on that thick mist into which
the tide bears the several generations of mortals that fall into it. — I
directed my sight as I was ordered, and (whether or no the good genius
strengthened it with any supernatural force, or dissipated part of the mist that
was before too thick for the eye to penetrate) I saw the valley opening at the
further end, and spreading forth into an immense ocean that had a huge rock of
adamant running through the midst of it, and dividing it into two equal parts.
The clouds still rested on one half of it, insomuch that I could discover
nothing in it : But the other appeared to me a vast ocean planted with
innumerable islands, that were covered with fruits and flowers, and interwoven
with a thousand little shining seas that ran among them. I could see persons
dressed in glorious habits with garlands upon their heads, passing among the
trees, lying down by the sides of fountains, or resting on beds of flowers ; and
could hear a confused harmony of singing birds, falling waters, human voices,
and musical instruments. Gladness grew in me upon the discovery of so delightful
a scene. I wished for the wings of an eagle, that I might fly away to those
happy seats ; but the genius told me there was no passage to them, except
through the gates of death that I saw opening every moment upon the bridge. The
islands, said he, that lie so fresh and green before thee, and with which the
whole face of the ocean appears spotted as far as thou canst see, are more in
number than the sands on the sea shore ; there are myriads of islands behind
those which thou here discoverest, reaching farther than thine eye, or even
thine imagination can extend itself. These are the mansions of good men after
death, who according to the degree and kinds of virtue in which they excelled,
are distributed among these several islands, which abound with pleasures of
different kinds and degrees, suitable to the relishes and perfections of those
who are settled in them ; every island is a paradise accommodated to its
respective inhabitants. Are not these, O Mirza, habitations worth contending
for ? Does life appear miserable, that gives the opportunities of earning such a
reward ? Is death to be feared, that will convey thee to so happy an existence ?
Think not man was made in vain, who has such an eternity reserved for him. — I
gazed with inexpressible pleasure on these happy islands. At length, said I,
show me now, I beseech thee, the secrets that lie hid under those dark clouds
which cover the ocean on the other side of the rock of adamant. The genius
making me no answer, I turned about to address myself to him a second time, but
I found that he had left me ; I then turned again to the vision which I had been
so long contemplating ; but instead of the rolling tide, the arched bridge, and
the happy islands, I saw nothing but the long hollow valley of Bagdad, with
oxen, sheep, and camels grazing upon the sides of it.Histoire d’Abdallah, Histoire d’Hilpa.
Dans cette morale ornée, dans cette belle raison si correcte et si éloquente, dans cette imagination ingénieuse et noble, je trouve en abrégé tous les traits d’Addison. Ce sont les nuances anglaises qui distinguent leur âge classique du nôtre, une raison plus étroite et plus pratique, une urbanité plus poétique et moins éloquente, un fonds d’esprit plus inventif et plus riche, moins sociable et moins délicat.
I. Les débuts de Swift. — Son caractère. — Son orgueil. — Sa sensibilité. — Sa vie chez sir W. Temple. — Chez lord Berkeley. — Son rôle politique. — Son importance. — Son insuccès. — Sa vie privée. — Ses amours. — Son désespoir et sa folie.
II. Son esprit. — Sa puissance et ses limites. — L’esprit prosaïque et positiviste. — Comment il est situé entre la vulgarité et le génie. — Pourquoi il est destructif.
III. Le pamphlétaire. — Comment en ce moment la littérature entre dans la politique.
— Différence des partis en France et en Angleterre. — Différence des pamphlets en
France et en Angleterre. — Conditions du pamphlet littéraire. — Conditions du
pamphlet efficace. — Ces pamphlets sont spéciaux et pratiques. — L’Examiner. — Les Lettres du Drapier. — Le Portrait de lord
Wharton. — Argument contre l’abolition du
christianisme. — L’invective politique. — La diffamation personnelle. — Le
bon sens incisif. — L’ironie grave.
IV. Le poëte. — Comparaison de Swift et de Voltaire. — Sérieux et dureté de ses
badinages. — Bickerstaff. — Rudesse de sa galanterie. — Cadénus et Vanessa. — Sa poésie prosaïque et réaliste. — La grande question débattue. — Énergie et tristesse de ses petits
poëmes. — Vers sur sa propre mort. — À quels excès il aboutit.
V. Le conteur et le philosophe. — Le Conte du Tonneau. — Son
jugement sur la religion, la science, la philosophie et la raison. — Comment il
diffame l’intelligence humaine. — Les Voyages de Gulliver. — Son
jugement sur la société, le gouvernement, les conditions et les professions. —
Comment il diffame la nature humaine. — Derniers pamphlets. — Construction de son
caractère et de son génie.
En 1685, dans la grande salle de l’université de Dublin, les professeurs occupés à
conférer les grades de bachelier eurent un singulier spectacle : un pauvre écolier,
bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, misérablement entretenu
par la charité d’un oncle, déjà refusé pour son ignorance en logique, se présentait une
seconde fois sans avoir daigné lire la logique. En vain son tutor lui
apportait les in-folio les plus respectables : Smeglesius, Keckermannus, Burgersdicius.
Il en feuilletait trois pages, et les refermait au plus vite. Quand vint
l’argumentation, le proctor fut obligé de lui mettre ses arguments en
forme. On lui demandait comment il pourrait bien raisonner sans les règles ; il répondit
qu’il raisonnait fort bien sans les règles. Cet excès de sottise fit scandale ; on le
reçut pourtant, mais à grand’peine, speciali gratia, dit le registre,
et les professeurs
Ce furent là sa première humiliation et sa première révolte. Toute sa vie fut
semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines. À quel excès elles
montèrent, son portrait et son histoire peuvent seuls l’indiquer. Il eut l’orgueil
outré et terrible, et fit plier sous son arrogance la superbe des tout-puissants
ministres et des premiers seigneurs. Simple journaliste, ayant pour tout bien un petit
bénéfice d’Irlande, il traita avec eux d’égal à égal. M. Harley, le premier ministre,
lui ayant envoyé un billet de banque pour ses premiers articles, il se trouva offensé
d’être pris pour un homme payé, renvoya l’argent, exigea des excuses ; il les eut, et
écrivit sur son journal : « J’ai rendu mes bonnes grâces à M. Harley I will not see him (M. Harley) till he makes
amends… I was deaf to all entreaties, and have desired Lewis to go to him, and
let him know that I expected further satisfaction. If we let these great
ministers pretend too much, there will be no governing them… One thing I
warned him of, never to appear cold to me, for I would not be treated like a
school-boy ; that I expected every great minister who honoured me with his
acquaintance, if he heard or saw anything to my disadvantage, would let me know
in plain words, and not put me in pain to guess by the change or coldness of his
countenance or behaviour ; for it was what I would hardly bear from a crowned
head ; and I thought no subject’s favour was worth it ; and that I designed to
let my lord Keeper and M. Harley know the same thing, that they might use me
accordingly. Mr secretary told me
the duke of Buckingham had been talking much to him about me, and desired my
acquaintance. I answered it could not be, for he had not made sufficient
advances. Then the duke of Shrewsbury said he thought the duke was not used to
make advances. I said I could not help that. For I always expected advances in
proportion to men’s quality, and more from a duke than from any other
man. I saw lord Halifax at court, and we joined and talked, and the
duchess of Shrewsbury came up and reproached me for not dining with her. I said
that was not so soon done, for I expected more advances from ladies, especially
duchesses. She promised to comply… Lady Oglethorp brought me and the duchess of
Hamilton together to day in the drawing-room, and I have given her some
encouragement, but not much. (Journal, 19 mai et 7
octobre.)Examiner, « je fus hautement irrité, dit Swift, qu’il se fût
plaint de moi avant de m’avoir parlé. Je ne lui dirai plus une parole avant qu’il ne
m’ait demandé pardon
La sensibilité ici exaspérait les plaies de l’orgueil. Sous ce flegme du visage et du
style bouillonnaient des passions furieuses. Il y avait en lui une tempête incessante
de colères et de désirs. « Une personne de haut rang en Irlande (qui daignait
s’abaisser jusqu’à regarder dans mon esprit) avait coutume de dire que cet esprit
était comme un démon conjuré, qui ravagerait tout si je ne lui donnais de
l’emploi
Cette fougue l’emportait à travers toutes les témérités et toutes les violences. Ses
Lettres du Drapier avaient soulevé l’Irlande contre le
gouvernement, et le gouvernement venait d’afficher une proclamation promettant
récompense à qui dénoncerait le drapier. Swift entre brusquement
dans la grande salle de réception, écarte les groupes, arrive devant le
lord-lieutenant, le visage enflammé, et d’une voix tonnante : « Très-bien,
milord-lieutenant ; c’est un glorieux exploit que votre proclamation d’hier contre un
pauvre boutiquier dont tout le crime est d’avoir voulu sauver ce payscuré fou. Un
soir ce curé aperçoit un gentilhomme nouveau débarqué, va droit à lui, et, sans
saluer, lui demande : « Dites-moi, monsieur, vous rappelez-vous un jour de beau temps
dans ce monde ? » L’autre, étonné, répond, après quelques instants, qu’il se rappelle
beaucoup de pareils jours. « C’est plus que je ne puis dire : je ne me rappelle aucun
temps qui n’ait été trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec ; mais, avec
tout cela, le seigneur Dieu s’arrange pour qu’à la fin de l’an tout soit très-bien. »
Sur ce sarcasme, il tourne les
Il a subi la pauvreté et le mépris dès l’âge où l’esprit s’ouvre, à l’âge où le cœur
est fier Il dit à la muse :le Conte
du Tonneau.Mistress
Harris’s petition.les Dissensions d’Athènes et de Rome, reçut de lord Halifax et
des chefs du parti vingt belles promesses, et fut planté là. Vingt ans d’insultes sans
vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances
nourries, puis écrasées, des rêves violents et magnifiques subitement flétris par la
contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de
cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante,
l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la renégat, de traître et d’athée. Il les
écrasa tous, mit le pied sur leur parti, s’abreuva du poignant plaisir de la victoire.
Si jamais âme fut rassasiée de la joie de déchirer, d’outrager et de détruire, ce fut
celle-là. Le débordement du mépris, l’ironie implacable, la logique accablante, le
cruel sourire du combattant qui marque d’avance l’endroit mortel où il va frapper son
ennemi, marche sur lui et le supplicie à loisir, avec acharnement et complaisance, ce
sont les sentiments qui l’ont pénétré et qui ont éclaté hors de lui, avec tant
d’âpreté qu’il se barra lui-même sa carrièrele
Conte du Tonneau auprès du clergé, et par la Prophétie de
Windsor auprès de la reine.er l’y exila ; l’avénement de
George II, sur lequel il comptait, l’y confina. Il s’y débattit d’abord contre la
haine populaire, puis contre le ministère vainqueur, puis contre l’humanité tout
entière, par des pamphlets sanglants, par des satires désespérées ; il y savoura
encore une fois le plaisir de combattre et de blesserLettres du Drapier, Gulliver, Rhapsodie sur la poésie, Proposition modeste,
divers pamphlets sur l’Irlande.
Il les retrouvait dans la vie privée, plus violents et plus intimes. Il avait élevé
et aimé purement une jeune fille charmante, instruite, honnête, Esther Johnson, qui
dès l’enfance l’avait chéri et vénéré uniquement. Elle habitait avec lui, il avait
fait d’elle sa confidente. De Londres, pendant ses combats politiques, il lui envoyait
le journal complet de ses moindres actions ; il écrivait pour elle deux fois par jour,
avec une familiarité, un abandon extrêmes, avec tous les badinages, toutes les
vivacités, tous les noms mignons et caressants de l’épanchement le plus tendre.
Cependant une autre jeune fille belle et riche, miss Vanhomrigh, s’attachait à lui,
lui déclarait son amour, recevait plusieurs marques du sien, le suivait en Irlande,
tantôt jalouse, tantôt soumise, mais si passionnée, si malheureuse, que ses lettres
auraient brisé le cœur le plus dur. « Si vous continuez à me traiter comme vous le
faites, je n’aurai pas à vous gêner le plus malheureux homme de la terre ; mais sur
la cause de son malheur, vous ne devez jamais faire une question. » Esther Johnson
mourut ; quelles
Il a fallu ces passions et ces misères pour inspirer les Voyages de
Gulliver et le Conte du Tonneau.
Il a fallu encore une forme d’esprit étrange et puissante, aussi anglaise que son orgueil et ses passions. Il a le style d’un chirurgien et d’un juge, froid, grave, solide, sans ornement, ni vivacité, ni passion, tout viril et pratique. Il ne veut ni plaire, ni divertir, ni entraîner, ni toucher ; il ne lui arrive jamais d’hésiter, de redoubler, de s’enflammer ou de faire effort. Il prononce sa pensée d’un ton uni, en termes exacts, précis, souvent crus, avec des comparaisons familières, abaissant tout à la portée de la main, même les choses les plus hautes, surtout les choses les plus hautes, avec un flegme brutal et toujours hautain. Il sait la vie comme un banquier sait ses comptes, et une fois son addition faite, il dédaigne ou assomme les bavards qui en disputent autour de lui.
Avec le total il sait les parties. Non-seulement il saisit familièrement et
vigoureusement chaque objet, mais encore il le décompose et possède l’inventaire de
ses détails. Il a l’imagination aussi minutieuse qu’énergique. Il peut vous donner sur
chaque événement et sur chaque objet un procès-verbal de circonstances sèches, si bien
lié et si vraisemblable qu’il vous fera illusion. Les voyages de son Gulliver
sembleront un journal de bord. Les prédictions de M. du
Baudrier paraîtra une traduction authentique. Il donnera au roman extravagant
l’air d’une histoire certifiée. Par cette science détaillée et solide, il importe dans
la littérature l’esprit positif des hommes de pratique et d’affaires. Il n’y en a pas
de plus fort, ni de plus borné, ni de plus malheureux ; car il n’y en pas de plus
destructeur. Nulle grandeur fausse ou vraie ne se soutient devant lui ; les choses
sondées et maniées perdent à l’instant leur prestige et leur valeur. En les
décomposant, il montre leur laideur réelle et leur ôte leur beauté fictive. En les
mettant au niveau des objets vulgaires, il leur supprime leur beauté réelle et leur
imprime une laideur fictive. Il présente tous leurs traits grossiers, et ne présente
que leurs traits grossiers. Regardez comme lui les détails physiques de la science, de
la religion, de l’État, et réduisez comme lui la science, la religion et l’État à la
bassesse des événements journaliers ; comme lui, vous verrez, ici, un Bedlam de
rêveurs ratatinés, de cerveaux étroits et chimériques, occupés à se contredire, à
ramasser dans des bouquins moisis des phrases vides, à inventer des conjectures qu’ils
crient comme des vérités ; là, une bande d’enthousiastes marmottant des phrases qu’ils
n’entendent pas, adorant des figures de style en guise de mystères, attachant la
sainteté ou l’impiété à des manches d’habit ou à des postures, dépensant en
persécutions et en génuflexions le surcroît de folie moutonnière et féroce dont le
hasard
C’est qu’il n’y a que deux façons de s’accommoder au monde : la médiocrité d’esprit
et la supériorité d’intelligence ; l’une à l’usage du public et des sots, l’autre à
l’usage des artistes et des philosophes ; l’une qui consiste à ne rien voir, l’autre
qui consiste à voir tout. Vous respecterez les choses respectées, si vous n’en
regardez que la surface, si vous les prenez telles qu’elles se donnent, si vous vous
Pensées sur la
religion.)
C’est à ce moment et entre ses mains que le journal atteignit en Angleterre son
caractère propre et sa plus grande force. La littérature entrait dans la politique.
Pour comprendre ce que devint l’une, il
En France, une théorie paraît, éloquente, bien liée et généreuse ; les jeunes gens
s’en éprennent, portent un chapeau et chantent des chansons en son honneur ; le soir,
en digérant, les bourgeois la lisent et s’y complaisent ; plusieurs, ayant la tête
chaude, l’acceptent et se prouvent à eux-mêmes leur force d’esprit en se moquant des
rétrogrades. D’autre part, les gens établis, prudents et craintifs, se défient ; comme
ils se trouvent bien, ils trouvent que tout est bien, et demandent que les choses
restent comme elles sont. Voilà nos deux partis, fort anciens, comme chacun sait, fort
peu graves, comme chacun voit. Nous avons besoin de causer, de nous enthousiasmer, de
raisonner sur des opinions spéculatives, tout cela fort légèrement, environ une heure
par jour, ne livrant à ce goût que la superficie de nous-mêmes, si bien nivelés, qu’au
fond nous pensons tous de même, et qu’à voir justement les choses on ne trouvera dans
notre pays que deux partis, celui des hommes de vingt ans et celui des hommes de
quarante ans. Au contraire, les partis anglais furent toujours des corps compacts et
vivants, liés par des intérêts d’argent, de rang et de conscience, ne prenant les
théories que pour drapeau ou pour appoint, sortes d’États secondaires qui, comme jadis
les deux ordres de Rome, essayaient légalement d’accaparer l’État. Pareillement, la
constitution anglaise ne fut jamais qu’une transaction entre des puissances
C’est pourquoi leurs pamphlets, et notamment ceux de Swift, ne nous paraissent qu’à
demi littéraires. Pour qu’un raisonnement soit littéraire, il faut qu’il ne s’adresse
point à tel intérêt ou à telle faction, mais à l’esprit pur, qu’il soit fondé sur des
vérités universelles, qu’il s’appuie sur la justice absolue, qu’il puisse toucher
toutes les raisons humaines ; autrement, étant local, il n’est qu’utile : il n’y a de
beau que ce qui est général. Il faut encore qu’il se développe régulièrement par des
analyses et avec des divisions exactes, que sa distribution donne une image de la pure
raison, que l’ordre des idées y soit inviolable, que tout esprit puisse y puiser
aisément une conviction entière, que la méthode, comme les principes, soit raisonnable
en tous les lieux et dans tous les temps. Il faut enfin que la passion de bien prouver
se joigne à l’art de bien prouver, que l’orateur annonce sa preuve, qu’il la rappelle,
qu’il la présente sous toutes ses faces, qu’il veuille pénétrer dans les esprits,
qu’il les poursuive avec insistance dans toutes leurs fuites, mais en même temps qu’il
traite ses auditeurs en hommes dignes de comprendre et d’appliquer les vérités
générales, et que son discours ait la vivacité, la noblesse, la politesse et l’ardeur
Ce bon goût et cette philosophie manquent à l’esprit positif ; il veut atteindre non
la beauté éternelle, mais le succès actuel. Swift ne s’adresse pas à l’homme en
général, mais à certains hommes. Il ne parle pas à des raisonneurs, mais à un parti ;
il ne s’agit pas pour lui d’enseigner une vérité, mais de faire une impression ; il
n’a pas pour but d’éclairer cette partie isolée de l’homme qu’on appelle l’esprit,
mais de remuer cette masse de sentiments et de préjugés qui est l’homme réel. Pendant
qu’il écrit, son public est sous ses yeux : gros squires bouffis par
le porto et le bœuf, accoutumés à la fin du repas à brailler loyalement pour l’Église
et le roi ; gentilshommes fermiers aigris contre le luxe de Londres et l’importance
nouvelle des commerçants ; ecclésiastiques nourris de sermons pédants et de haine
ancienne contre les dissidents et les papistes. Ces gens-là n’auront pas assez
d’esprit pour suivre une belle déduction ou pour entendre un principe abstrait. Il
faut calculer les faits qu’ils savent, les idées qu’ils ont reçues, les intérêts qui
les pressent, ne rappeler que ces faits, ne partir que de ces idées, n’inquiéter que
ces intérêts. Ainsi parle Swift, sans développement, sans coups de logique, sans
effets de style, mais avec une force et un succès extraordinaires, par des sentences
dont les contemporains Examiner, qui changea en un an l’opinion de trois royaumes, et
surtout du Drapier, qui fit reculer un gouvernement.
La petite monnaie manquait en Irlande, et les ministres anglais avaient donné à
William Wood une patente pour frapper cent huit mille livres sterling de cuivre. Une
commission, dont Newton était membre, vérifia les pièces fabriquées, les trouva
bonnes, et plusieurs juges compétents pensent aujourd’hui que la mesure était loyale
autant qu’utile au pays. Swift ameuta contre elle le peuple en lui parlant son
langage, et triompha du bon sens et de l’Étatque les
exigences du commerce n’en demandent davantage, quoique sa patente lui donne
pouvoir pour en fabriquer une bien plus grande quantité ; — à quoi, si je devais
répondre, je le ferais comme ceci. Que M. Wood et sa bande de fondeurs et de
chaudronniers battent monnaie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans le royaume une
vieille bouilloire de reste, qu’ils en battent avec du vieux cuir, de la terre à pipe
ou de la boue de la rue, et appellent leur drogue du nom qu’il leur plaira, guinée ou
liard, nous n’avons pas à nous inquiéter de savoir comment lui et sa troupe de
complices jugent à propos de s’employer ; mais j’espère et j’ai confiance que tous,
jusqu’au dernier homme, nous sommes bien déterminés à ne point avoir affaire avec lui
ni avec sa marchandisethe
exigencies of the trade require it, although his patent empowers him to coin
a far greater quantity… To which if I were to answer, it should be thus : let Mr
Wood and his crew of founders and tinkers coin on, till there is not an old kettle
left in the kingdom ; let them coin old leather, tobacco-pipe clay, or the dirt in
the street, and call their trumpery by what name they please, from a guinea to a
farthing ; we are not under any concern to know how he and his tribe of accomplices
think fit to employ themselves ; but I hope and trust that we are all, to a man,
fully determined to have nothing to do with him or his ware.
Voyez maintenant comment un amas d’exemples sensibles rend probable une assertion
gratuite. « Votre journal dit qu’on a vérifié la monnaie. Comme cela est impudent et
insupportable ! Wood a soin de fabriquer une douzaine ou deux de sous en bon métal,
les envoie à la Tour, et on les approuve, et ces sous doivent répondre de tous ceux
qu’il a déjà fabriqués ou fabriquera à l’avenir ! Sans doute il est vrai qu’un gentleman envoie souvent à ma boutique prendre un échantillon
d’étoffe : je le coupe loyalement dans la pièce, et si l’échantillon lui va, il vient,
ou bien envoie et compare le morceau avec la pièce entière, et probablement nous
faisons marché ; mais si je voulais acheter cent moutons, et que l’éleveur, après
m’avoir amené un seul mouton, gras et de bonne toison, en manière d’échantillon, me
voulût faire payer le même prix pour les cent autres, sans me permettre de les voir
avant de payer, ou sans r Wood’s essay.
Toute la beauté de ces pamphlets est dans l’accent. Ils n’ont ni la fougue généreuse
de Pascal, ni la gaieté étourdissante de Beaumarchais, ni la finesse ciselée de
Courier, mais un air de supériorité accablante et une âcreté de rancune terrible. La
passion et l’orgueil énorme, comme tout à l’heure l’esprit positif, ont assené tous
les coups. Il faut lire son Upon this rock the
author is perpetually splitting, as often as he ventures out beyond the narrow
bounds of his literature. He has a confused remembrance of words since he left
the university, but has lost half their meaning, and puts them together with no
regard except to their cadence ; as I remember a fellow nailed up maps in a
gentleman’s closet, some sidelong, others upside down, the better to adjust them
to the pannels. Voyez aussi dans l’Esprit public des Whigs contre Steele.
Page à page, Steele est déchiré avec un calme et un dédain que personne n’a égalés.
gentleman, quelques-unes en travers, d’autres la tête en bas, pour mieux les
ajuster aux panneauxExaminer le
pamphlet sur Malborough, désigné sous le nom de Crassus, et la
comparaison de la générosité romaine et de la ladrerie anglaise.
Quand il juge, il est pire que quand il prouve ; témoin son court
portrait de lord Wharton. Avec les formules de politesse officielle, il le
transperce ; il n’y
J’ai eu l’occasion, dit-il, de converser beaucoup avec sa Seigneurie, et je suis
parfaitement convaincu qu’il est indifférent aux applaudissements autant qu’insensible
aux reproches. Il est dépourvu du sens de la gloire et de la honte, comme quelques
hommes sont dépourvus du sens de l’odorat ; c’est pourquoi une bonne réputation est
pour lui aussi peu de chose qu’un parfum précieux serait pour eux. Quand un homme,
dans l’intérêt du public, se met à décrire le naturel d’un serpent, d’un loup, d’un
crocodile ou d’un renard, on doit entendre qu’il le fait sans aucune espèce d’amour ou
de haine personnelle envers ces animaux eux-mêmes. Pareillement Son Excellence est un
de ceux que je n’aime ni ne hais personnellement. Je le vois à la cour, chez lui et
quelquefois chez moi, car j’ai l’honneur de recevoir ses visites ; et quand cet écrit
sera public, il est probable qu’il me dira, comme il l’a déjà fait dans une
circonstance semblable, « qu’il vient d’être diablement éreinté », puis, avec la
transition la plus aisée du monde, me parlera du temps ou de l’heure qu’il est.
J’entreprends donc ce travail de meilleur cœur, étant sûr de ne point le mettre en
colère et de ne blesser en aucune façon sa réputation : comble de bonheur et de
sécurité qui appartient à Son Excellence, et que nul philosophe avant lui n’a pu
atteindre. — Thomas, comte de Wharton, lord-lieutenant d’Irlande, par la force
étonnante de sa constitution, a depuis quelques années dépassé l’âge critique, sans
que la vieillesse ait laissé de traces visibles sur son corps ou sur son esprit,
quoiqu’il se soit prostitué toute la vie aux vices qui ordinairement usent l’un et
l’autre. Qu’il se promène, ou siffle, ou jure, ou dise des ordures, ou crie des
injures, il s’acquitte de tous ces emplois mieux qu’un étudiant de troisième année.
Avec la même grâce et le même style, il tempêtera contre son cocher en pleine rue,
dans le royaume dont il est gouverneur, et tout cela sans conséquence, parce que la
chose est dans son naturel et que tout le monde s’y attend. Lorsqu’il réussit, c’est
moins
C’est pourquoi son style ordinaire est l’ironie grave. Elle est l’arme de l’orgueil,
de la méditation et de la force. L’homme qui l’emploie se contient au plus fort de la
tempête intérieure ; il est trop fier pour offrir sa passion en spectacle ; il ne
prend point le public pour confident ; il entend être seul dans son âme ; il aurait
honte de se livrer ; il veut et sait garder l’absolue possession de soi. Ainsi
concentré, il comprend mieux et il souffre davantage ; l’emportement ne vient point
soulager sa colère ou dissiper son attention ; il sent toutes les pointes et pénètre
le fond de l’opinion qu’il déteste ; il multiplie sa douleur et sa connaissance, et ne
s’épargne ni blessure, ni réflexion. C’est dans cette attitude qu’il faut voir Swift,
impassible en apparence, mais les muscles contractés, le cœur brûlant de haine, écrire
avec un sourire terrible des pamphlets comme celui-ciArgument contre l’abolition du christianisme. Il s’agit de décrier les
whigs, amis des libres penseurs.
Il n’est peut-être ni très-sûr, ni très-prudent de raisonner
On objecte que, de compte fait, il y a dans ce royaume plus de dix mille prêtres,
dont les revenus, joints à ceux de milords les évêques, suffiraient pour entretenir au
moins deux cents jeunes gentilshommes, gens d’esprit et de plaisir, libres penseurs,
ennemis de la prêtraille, des principes étroits, de la pédanterie et des préjugés, et
qui pourraient faire l’ornement de la ville et de la cour
Ayant maintenant considéré les plus fortes objections contre le christianisme et les
principaux avantages qu’on espère obtenir en l’abolissant, je vais, avec non moins de
déférence et de soumission pour de plus sages jugements, mentionner quelques
inconvénients qui pourraient naître de la destruction de l’Évangile, et que les
inventeurs n’ont peut-être pas suffisamment examinés. D’abord je sens très-vivement
combien les personnes d’esprit et de plaisir doivent être choquées et murmurer à la
vue de tant de prêtres crottés qui se rencontrent sur leur chemin et offensent leurs
yeux ; mais en même temps ces sages réformateurs ne considèrent pas quel avantage et
quelle félicité c’est pour de grands esprits d’avoir toujours sous la main des objets
de mépris et de dégoût pour exercer et accroître leurs talents, et pour empêcher leur
mauvaise humeur de retomber sur eux-mêmes ou sur leurs pareils, — particulièrement
quand tout cela peut être fait sans le moindre danger imaginable pour leurs personnes.
Et pour pousser un autre argument de nature semblable : si le christianisme était
aboli, comment les libres penseurs, les puissants raisonneurs, les hommes de profonde
science, sauraient-ils trouver un autre sujet si bien disposé à tous égards pour
qu’ils puissent déployer leur talent ? De quelles merveilleuses productions d’esprit
serions-nous privés, si nous perdions celles des hommes dont le génie, par une
pratique continuelle, s’est entièrement tourné en railleries et en invectives contre
la religion, et qui seraient incapables de briller ou de se distinguer sur tout autre
sujet ! Nous nous plaignons journellement du grand déclin de l’esprit parmi nous, et
nous voudrions supprimer la plus grande, peut-être la seule source qui lui reste
Swift n’est qu’un combattant, je le veux ; mais quand on revoit d’un coup d’œil ce
bon sens et cet orgueil, cet empire sur les passions des autres et cet empire de soi,
cette force de haine et cet emploi de la haine, on juge qu’il n’y eut guère de
combattants semblables. Il est pamphlétaire comme Annibal fut condottiere.
Le soir de la bataille, ordinairement on se délasse : on badine, on raille, on cause, en prose, en vers ; mais ce soir continue la journée, et l’esprit qui a laissé sa trace dans les affaires laisse sa trace dans les amusements.
Quoi de plus gai que les soirées de Voltaire ? Il se moque ; mais est-ce que dans sa
moquerie vous apercevez quelque intention meurtrière ? Il s’emporte ; mais est-ce que
dans ses colères vous apercevez un naturel haineux et méchant ? Tout est aimable en
lui. En un instant, par besoin d’action, il frappe, caresse, change cent fois de ton,
de visage, avec de brusques mouvements, d’impétueuses saillies, quelquefois enfant,
toujours homme du monde, de goût et de conversation. Il veut me faire fête ; il me
mène en un instant à travers mille idées, sans effort, pour s’égayer, pour m’égayer
moi-même. Le charmant maître de maison qui veut plaire, qui sait plaire, qui n’a
horreur que de l’ennui, qui ne se défie point de moi, qui ne se contraint pas, qui est
toujours lui-même, qui pétille d’idées, de naturel et d’enjouement ! Si j’étais avec
lui, et qu’il se moquât de moi, je ne me fâcherais pas ; je prendrais le ton, je
rirais de moi-même, je sentirais qu’il n’a d’autre envie que de passer une heure
agréable, qu’il ne m’en veut pas, qu’il me traite en égal et en convive, qu’il éclate
en plaisanteries
Plaise à Dieu que jamais Swift ne badine sur mon compte ! L’esprit positif est trop
solide et trop sec pour être aimable et gai. Quand il rencontre le ridicule, il ne
s’amuse pas à l’effleurer, il l’étudie ; il y pénètre gravement, il le possède à fond,
il en sait toutes les subdivisions et toutes les preuves. Cette connaissance
approfondie ne peut produire qu’une plaisanterie accablante. Celle de Swift, au fond,
n’est qu’une réfutation par l’absurde, toute scientifique. Par exemple, l’Art de mentir en politique est un traité didactique dont le plan pourrait
servir de modèle. « Dans le premier chapitre de cet excellent traité, l’auteur examine
philosophiquement la nature de l’âme humaine et les qualités qui la rendent capable de
mensonge. Il suppose que l’âme ressemble à un spéculum ou miroir plano-cylindrique, le
côté plat représentant les choses comme elles sont, et le côté cylindrique, selon les
règles de la catoptrique, devant représenter les choses vraies comme fausses et les
choses fausses comme vraies. Dans le second chapitre, il traite de la nature du
mensonge politique ; dans le troisième, de la légitimité du mensonge politique. Le
quatrième est presque tout employé à résoudre cette question : si le droit de
fabriquer des mensonges politiques appartient uniquement au gouvernement ? » Ailleurs
rien de plus fort, de plus digne d’une académie des inscriptions La Boucle de cheveux enlevée.Art de couler bas en poésie
Ses passions, comme son esprit, sont trop fortes. Pour égratigner, il déchire ; son
badinage est funèbre ; par plaisanterie, il traîne le lecteur sur tous les dégoûts de
la maladie et de la mort. Un ancien cordonnier, nommé Partridge, s’étant fait
astrologue, Swift, d’un flegme imperturbable, prend un nom d’astrologue, compose des
considérations sur les devoirs du métier, et, pour donner confiance au lecteur, se met
lui-même à prédire. « Ma première prédiction n’est qu’une bagatelle ; cependant je la
mentionne pour prouver combien ces vains prétendants à l’astrologie sont ignorants
dans leurs propres affaires. Elle concerne Partridge, le faiseur d’almanachs. J’ai
consulté d’après mes règles l’étoile de sa nativité, et je trouve qu’il mourra
infailliblement le 29 mars prochain, à onze heures du soir environ, d’une fièvre
chaude ; c’est pourquoi je l’avertis d’y songer et de mettre ordre à ses affairesth
March next, about eleven at night of a raging fever ; therefore I advise him to
consider of it, and settle his affairs in time.purement spéculative,
c’est là, dans mon humble opinion, un style très-inconvenant pour une personne de
l’éducation de M. Partridge. J’en appelle à M. Partridge lui-même : est-il probable
que j’aie été assez extravagant pour commencer mes prédictions par la seule fausseté
qu’on y ait jamais prétendu trouver », sur un événement domestique si prochain, où la
découverte de l’imposture devait être si facile ? M. Partridge se trompe, ou trompe le
public, ou veut frauder ses héritiersLetter to a very young
lady.
Est-ce un pareil esprit qu’apaisera la poésie ? Ici comme ailleurs il est plus
infortuné que personne. Il est exclu des grands ravissements de l’imagination comme
des vives échappées de la conversation. Il ne peut rencontrer ni le sublime ni
l’agréable ; il n’a ni les entraînements de l’artiste, ni les divertissements de
l’homme du monde. Deux sons semblables au bout de deux lignes égales ont toujours
consolé les plus cuisantes peines ; la vieille Muse, après trois mille ans, est une
jeune et divine nourrice, et son chant berce les nations maladives qu’elle visite
encore, comme les jeunes races florissantes où elle a paru. La musique involontaire
dont la pensée s’enveloppe cache la laideur et dévoile la beauté. L’homme fiévreux,
après le labeur du soir et les angoisses de la nuit, aperçoit au matin la blancheur
rayonnante du ciel qui s’ouvre ; il se déprend de lui-même, et de toutes parts la joie
de la nature entre avec l’oubli dans son cœur. Que si ses misères le poursuivent, le
souffle poétique, qui ne peut les effacer, les transforme : Cadénus et Vanessa, est une pauvre
allégorie râpée. Pour louer Vanessa, il suppose que les nymphes et les bergers
plaident devant Vénus, les uns contre les hommes, les autres contre les femmes, et que
Vénus, voulant terminer ces débats, forme dans Vanessa un modèle de perfection.
Qu’est-ce qu’une telle conception peut fournir, sinon de plates
Mais, dans les sujets prosaïques, quelle vérité et quelle force ! Comme cette mâle
nudité rabaisse l’élégance cherchée et la poésie artificielle d’Addison et de Pope !
Jamais d’épithètes ; il laisse sa pensée telle Grande Question débattue ! Il s’agit de peindre
l’entrée d’un capitaine dans un château, ses airs, son insolence, sa sottise, et
l’admiration que lui méritent son insolence et sa sottise ! La dame le sert le
premier, les servantes mettent le nez à la fente de la porte pour voir son habit
brodé.
Les curés sont près de crever d’envie. — « Chère madame, bien sûr, c’est un homme de
beau langage ; — écoutez seulement comme sa langue mord bien le clergé. » — « Ma
foi ! madame, dit-il, si vous donnez de tels dîners, — vous ne manquerez jamais de
curés, si longtemps que vous viviez. — Je n’ai jamais vu de curé qui n’eût un bon
flair. — Mais le diable serait partout mieux venu qu’eux. — Dieu me damne ! ils nous
disent de nous corriger et de nous repentir ; — mais morbleu ! à leur figure, on voit
bien qu’ils ne font pas carême. — Sire vicaire, avec vos airs graves, j’ai bien peur
— que vous ne couliez un regard fripon sur la femme de chambre de madame. — Je
souhaite qu’elle vous prête sa jolie main blanche — pour raccommoder votre soutane et
repasser votre Eaux-Vides, vos Amers, vos Platurksbo to a goose ;Noveds, and Bluturks, and Omurs, and
stuff,
Ceci a été vu, et telle est la beauté des vers de Swift : ils sont
personnels ; ce ne sont pas thèmes développés, mais des impressions ressenties et des
observations amassées. Qu’on lise le Journal d’une dame moderne,
l’Ameublement de l’esprit d’une dame, et tant d’autres pièces : ce
sont des dialogues transcrits ou Histoire d’un mariage représente un doyen de cinquante-deux ans
qui épouse une jeune coquette à la mode ; n’apercevez-vous pas dans ce seul titre
toutes les craintes du célibataire de Saint-Patrick ? Quel journal plus intime et plus
âcre que ses vers sur sa propre mort ?
« Comment va le doyen ? — Il vit tout juste. — Voilà qu’on lit les prières des
mourants. — Il respire à peine. — Le doyen est mort. » — Avant que le glas n’ait
commencé, — la nouvelle a parcouru toute la ville. — « Ah ! nous devons tous être
prêts pour la mort. — Qu’est-ce qu’il a laissé ? Qui est son héritier ? — Je n’en
sais pas plus que ce qu’on en dit. — Il a tout légué au public. — Au public ? Voilà
un caprice. — Qu’est-ce que le public avait fait pour lui ? — Pure envie, avarice,
orgueil. — Il a donné tout ; mais il est mort auparavant. — Est-ce que dans toute la
nation le doyen n’avait pas — quelque ami méritant, quelque parent pauvre ? — Si
disposé à faire du bien aux étrangers ! — oubliant ceux qui sont sa chair et son
sang !… » — Les dames mes amies, dont le tendre cœur — a mieux appris à jouer un rôle,
— reçoivent la nouvelle avec une grimace d’affligées : — « Le doyen est mort (pardon,
quel est l’atout ?). — Alors que Dieu ait pitié de son âme ! — (Mesdames, je risque
la vole.) — On dit qu’il y aura six doyens pour tenir le poêle. — (Je voudrais bien
savoir à quel roi faire invite.) — Madame, votre mari assistera-t-il — aux funérailles
d’un si bon ami ? — Non madame, c’est une vue trop triste, — et puis il est engagé
demain soir. — Milady Club trouverait mauvais — s’il manquait à son quadrille. — Il
aimait le doyen (j’ouvre les cœurs), — mais les meilleurs amis, comme on dit, doivent
se séparer. — Son heure était venue, il avait fini sa carrière, — j’espère qu’il est
dans un monde meilleur… » — Le pauvre Pope sera triste un mois, et Gay — une semaine,
et Arbuthnot un jour
Heureux s’il ne faisait que dresser ce compte ! Les chiffres sont laids, mais ils ne
blessent que l’esprit ; d’autres choses, les graisses des quinquets, les puanteurs des
coulisses, et tout ce qu’on ne peut nommer restent à décrire. Je ne sais comment faire
pour indiquer jusqu’où Swift s’emporte ; il le faut pourtant, car ces extrémités sont
le suprême effort de son désespoir et de son génie : il faut les avoir touchées pour
le mesurer et le connaître. Il traîne la poésie non pas seulement dans la fange, mais
dans l’ordure ; il s’y roule en fou furieux, et il y trône, et il en éclabousse tous
les passants. Comparées aux siennes, toutes les crudités sont décentes et agréables.
Dans l’Arétin et Brantôme, dans La Fontaine et Voltaire, il y a la pensée d’un
plaisir. Chez les uns la sensualité effrénée, chez les autres la gaieté malicieuse
sont des excuses ; on éprouve du scandale, mais non du dégoût ; on n’aime point à voir
dans un homme une fureur de taureau ou une polissonnerie de singe, mais le taureau est
si ardent et si fort, le singe si spirituel et si The ladies dressing-room.Strephon and Chloe.A
Love-poem from a Physician.The Progress of Beauty.The
Problem. Lire surtout Examination of certain
abuses.
Ce fut chez sir William Temple qu’il écrivit le Conte du Tonneau,
au milieu de toutes sortes de lectures, comme un abrégé de la vérité et de la science.
C’est pourquoi ce conte est la satire de toute science et de toute vérité.
De la religion d’abord. Il semble y défendre l’Église d’Angleterre ; mais quelle
Église et quel symbole ne sont pas enveloppés dans son attaque ? Pour égayer son
sujet, il le profane et réduit les questions de dogmes à une question d’habits. Un
père avait trois fils, Pierre, Martin et Jean ; il leur légua en mourant à chacun un
habitof Money, milady Great-Titles, la comtesse of Pride, et, pour gagner
leurs faveurs, se mirent à vivre en galants, fumant, jurant, faisant des vers et des
dettes, ayant des chevaux, des duels, des filles et des recors. Une secte s’était
établie, posant en principe que le monde était une garde-robe d’habits ; « car
qu’est-ce qu’on appelle terre, sinon un pourpoint bariolé de vert, et qu’est-ce que la
mer, sinon un gilet couleur d’eau ? Le hêtre a sur la tête une très-galante perruque,
et il n’y a pas de plus joli justaucorps blanc que celui du bouleau. » De même pour
les qualités de l’âme : « la religion n’est-elle pas un manteau, et la conscience une
culotte, qui, quoique employée à couvrir la saleté et l’impudicité, se met bas
très-aisément pour le service de l’une et de l’autre ?… C’est l’habit qui fait
l’homme, et lui donne la beauté, l’esprit, le maintien, l’éducation, l’importance. Si
certains morceaux d’hermine et de fourrure sont placés en un certain endroit, nous les
appelons un juge ; de même une réunion convenable de linon et de satin noir se nomme
un évêqueshoulder-knots), et le
testament de leur père leur défendait expressément d’ajouter, de changer, ou d’ôter
rien à leurs habits. « Après beaucoup de réflexions, l’un des frères, qui se trouvait
plus lettré que les deux autres, dit qu’il avait trouvé un expédient. Il est vrai,
dit-il, qu’il n’y a rien ici dans ce testament qui fasse mention, totidem
verbis, des nœuds d’épaule ; mais j’ose conjecturer que nous les y trouverons
inclus, totidem syllabis. Cette distinction fut à l’instant
approuvée de tous. » Mais par malheur la syllabe initiale ne se trouvait dans aucun
endroit du testament. « Dans ce mécompte, le frère qui avait trouvé la première
échappatoire reprit courage et dit : Mes frères, il y a encore de l’espoir, car
quoique nous ne puissions les trouver totidem verbis ni totidem syllabis, j’ose promettre que nous les découvrirons tertio modo, ou totidem litteris. Cette invention fut
hautement approuvée. Là-dessus ils se mirent à scruter le manuscrit et trièrent le
premier mot : shoulder ; mais la même planète, ennemie de leur
repos, fit ce miracle qu’un K fut jure paterno, et nos trois
gentilshommes s’étalèrent avec des nœuds d’épaule aussi grands et aussi pimpants que
personnetotidem verbis, making mention of Shoulder-Knot ;
but I dare conjecture we may find them inclusive, or totidem
syllabis. — This distinction was immediately approved by all ; and so they
fell again to examine ; but their evil star had so directed the matter that the
first syllable was not to be found in the whole writings. Upon which disappointment,
he, who found the former evasion, took heart and said : Brothers, there is yet
hopes, for though we cannot find them totidem verbis, nor totidem syllabis, I dare engage we shall make them out tertio modo, or totidem litteris. This discovery was also
highly commended ; upon which they fell once more to the scrutiny, and picked out
SHOULDER ; when the same planet, enemy to their repose, had wonderfully contrived
that a K was not to be found. Here was a weighty difficulty ; but the distinguishing
brother, now his hand was in, proved by a very good argument that K was a modern
illegitimate letter ; unknown to the learned ages, nor any where to be found in
ancient manuscripts… Upon which all difficulty vanished ; shoulder-knots were made
clearly out to be jure paterno, and our three gentlemen swaggered
with as large and flaunting ones as the best.Item, j’enjoins et ordonne à mesdits trois
fils de ne porter aucune espèce de frange d’argent autour de leurs
susdits habits. — Cependant, après une pause, le frère, si souvent mentionné pour son
érudition et très-versé dans la critique, déclara avoir trouvé, dans un certain auteur
qu’il ne nommerait pas, que le mot frange écrit dans ce testament
signifie aussi manche à balai, et devait indubitablement avoir ce sens dans le
paragraphe. Un des frères ne goûta pas cela à cause de cette épithète d’argent, qui, dans son humble opinion, ne pouvait pas, du moins en langage
ordinaire, être raisonnablement appliquée à un manche à balai ; mais on lui répliqua
que cette épithète devait être prise dans le sens mythologique et allégorique.
Néanmoins il fit encore cette objection : pourquoi leur père leur aurait-il défendu de
porter un manche à balai sur leurs habits, avertissement qui ne semblait pas naturel
ni convenable ? sur quoi il fut arrêté court, comme parlant irrévérencieusement d’un
mystère, lequel certainement était très-utile et plein de sens, mais ne devait pas
être trop curieusement sondé ni fringe does also signify a broomstick and doubtless ought to have the same interpretation in this
paragraph. This another of the brothers disliked, because of that epithet silver which could not, he humbly conceived, in propriety of speech,
be reasonably applied to a broom-stick ; but it was replied upon him that this
epithet was understood in a mythological and allegorical sense. However, he objected
again why their father should forbid them to wear a broom-stick on their coats, a
caution that seemed unnatural and impertinent ; upon which, he was taken up short,
as one that spoke irreverently of a mystery, which doubtless was very useful and
significant, but ought not to be over-curiously pried into, or nicely reasoned
upon.
Car d’abord il est généralement reconnu que la science enfle les hommes, et de plus
ils prouvaient leur opinion par le syllogisme suivant : les mots ne sont que du vent,
et la science n’est que des mots ; Allusions aux assemblées des puritains,
à leur prononciation nasale, etc. First, it is
generally affirmed or confessed that learning puffeth men up ; and secondly they
proved it by the following syllogism : words are but wind ; and learning is
nothing but words ; ergo learning is nothing but wind. — … This, when blown up
to its perfection, ought not to be covetously hoarded up, stifled, or hid under
a bushel, but freely communicated to mankind. Upon these reasons and others of
equal weight, the wise æolists affirm the gift of ergo la science n’est que du
vent. Or ce vent ne devait point être gardé sous le boisseau, mais librement
communiqué à l’espèce humaine. Par ces raisons et d’autres de poids égal, les éolistes
affirmaient que le don de roter est l’acte le plus noble de la créature raisonnable.
C’est pourquoi on voyait souvent plusieurs centaines de leurs prêtres attachés les uns
aux autres en façon de chaîne circulaire, chacun tenant un soufflet qu’il appliquait à
la culotte de son voisin, expédient par lequel ils se gonflaient les uns les autres
jusqu’à prendre la forme et la grosseur d’un tonneau, et pour cette raison ils
appelaient ordinairement leurs corps d’une façon très-exacte « les vaisseaux du
Seigneur. » Et afin de rendre la chose plus complète, comme le souffle de la vie de
l’homme est dans ses narines, ils faisaient passer les rots les plus choisis, les plus
édifiants et les plus vivifiants par cet orifice, pour leur en donner la teinture, à
mesure qu’ils passaientbelching to
be the noblest act of a rational… creature… At certain seasons of the year you
might behold the priests among them in vast number… linked together in a
circular chain, with every man a pair of bellows applied to his neighbour’s
breech, by which they blew each other to the shape and size of a tun ; and for
that reason with great propriety of speech did usually call their bodies their
vessels… and to render these yet more compleat, because the breath of man’s life
is in his nostrils, therefore the choicest, most edifying, and most enlivening
belches were very wisely conveyed through that vehicle, to give them a tincture
as they passed.
La religion noyée, il se tourne contre la science : car les digressions dont il coupe
son conte pour contrefaire et railler les savants modernes sont attachées à son conte
par le lien le plus étroit. Le livre s’ouvre par des introductions, préfaces,
dédicaces et autres appendices ordinairement employés pour grossir les livres,
caricatures violentes accumulées contre la vanité et le bavardage des auteurs. Il se
dit de leur compagnie, et annonce leurs découvertes. Admirables découvertes ! Le
premier de leurs commentaires sera sur « Tom PouceWhittington
et son chat, nommé plus loin.Whittington et son chat est une œuvre de ce mystérieux Rabbi Jehuda
Hannasi, contenant une défense de la Gémara de la Misna Hiérosolymitaine, et les
raisons qui doivent la faire préférer à celle de Babylone, contrairement à l’opinion
reçue. » Lui-même avertit qu’il va publier « une histoire générale des oreilles, un
panégyrique du nombre trois, une humble défense des procédés de la canaille dans tous
les siècles, un essai critique sur l’art de brailler cagotement, considéré aux points
de vue philosophique, physique et musical », et il engage les lecteurs à lui arracher
par les sollicitations ces inestimables traités qui vont changer la face du monde ;
puis, se tournant contre les savants et les critiques éplucheurs de textes, il leur
prouve à leur façon que les anciens ont parlé d’eux. Peut-on voir une plus cruelle
parodie des interprétations forcées ? Les anciens, dit-il, ont désigné les critiques,
à la vérité en termes figurés et avec toute sorte de précautions craintives ; « mais
ces symboles sont si transparents, qu’il est difficile de concevoir comment un lecteur
de goût, doué de la perspicacité moderne, a pu les méconnaître. Ainsi Pausanias dit
qu’il y eut une race d’hommes qui se plaisait à grignoter les superfluités et les
excroissances des livres ; ce que les savants ayant enfin observé, ils prirent
d’eux-mêmes le soin de retrancher de leurs œuvres les branches âne en avait brouté quelqu’une, elle profitait mieux et
portait de plus beaux fruitsass had browsed upon one of them, it thrived the better and bore
fairer fruits.in terminis ; il a eu l’audace de taxer
les vrais critiques d’ignorance et de malice, et de le dire ouvertement, car on ne
peut trouver d’autre sens à sa phrase : que dans la partie occidentale de la Libye, il
y a des ânes avec des cornesin terminis ;
he has been so bold as to tax the true criticks of ignorance and malice, telling us
openly (for I think nothing can be plainer), that in the western part of Libya there
were asses with horns.gentlemen de Bedlam, et une commission
chargée de les trier trouverait dans cette académie beaucoup de talents enfouis
capables de remplir les plus grands postes dans l’armée, dans l’État et dans l’Église.
« Y a-t-il un étudiant qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume,
morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs ? Que les
sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et
l’envoient en Flandre avec les autres. — En voici un second qui prend gravement les
dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche
solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes
et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit
heures, et rêve du feu. À quelle valeur ne monteraient pas toutes beaux, fiddlers, poets, and politicians, that the world
might recover by such a reformation… Even I myself, the author of these momentous
truths, am a person whose imaginations are hard-mouthed, and exceedingly disposed to
run away with his reason, which I have observed from long experience to be a very
light rider, and easily shaken off ; upon which account my friends will never trust
me alone, without a solemn promise to vent my speculations in this or the like
manner, for the universal benefit of mankind.
S’il est triste de montrer la folie humaine, il est plus triste de montrer la
perversité humaine : le cœur Conte du Tonneau que dans Gulliver.
Tout son talent et toutes ses passions se sont amassés dans ce livre ; l’esprit
positif y a imprimé sa forme et sa force. Rien d’agréable dans la fiction ni dans le
style ; c’est le journal d’un homme ordinaire, chirurgien, puis capitaine, qui décrit
avec sang-froid et bon sens les événements et les objets qu’il vient de voir ; nul
sentiment du beau, nul apparence d’admiration et de passion, nul accent. Banks et Cook
racontent de même. Swift ne cherche que le vraisemblable et il l’atteint. Son art
consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets
qu’elle amène. C’est l’esprit logique et technique d’un constructeur qui, imaginant le
raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement
et en écrit la liste. Tout son plaisir est de voir ces suites nettement et par un
raisonnement solide. Il marque les dimensions et le reste en bon ingénieur et
statisticien, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine,
l’écurie, la politique : là-dessus, sauf de Foe, il n’a pas d’égal. La machine à
aimant qui soutient l’île volante, le transport et l’inventaire de Gulliver à
Lilliput, son arrivée et sa nourriture chez les chevaux font illusion ; nul esprit n’a
mieux connu les lois ordinaires de la nature et de la vie humaine ; nul esprit ne
s’est si strictement
Mais quelle véhémence sous cette sécheresse ! Que nos intérêts et nos passions semblent ridicules, rabaissés à la petitesse de Lilliput, ou comparés à l’énormité de Brodingnag ? Qu’est-ce que la beauté, puisque le plus beau corps regardé avec des yeux perçants paraît horrible ? Qu’est-ce que notre puissance, puisqu’un insecte, roi d’une fourmilière, peut se faire appeler comme nos princes « majesté sublime, délices et terreur de l’univers ? » Que valent nos hommages, puisqu’un pygmée, « plus haut que les autres de l’épaisseur de notre ongle », les frappe par cela seul d’une crainte respectueuse ? Les trois quarts de nos sentiments sont des sottises, et l’imbécillité de nos organes est la seule cause de notre vénération ou de notre amour.
La société rebute encore plus que l’homme. À Laputa, à Lilliput, chez les chevaux,
chez les géants, Swift s’acharne contre elle, et n’est jamais las de la bafouer et de
l’avilir. À ses yeux, « l’ignorance, la paresse et le vice sont les mérites et les
marques distinctives du législateur. Pour expliquer, interpréter et appliquer les
lois, on choisit ceux dont le talent et l’intérêt consistent à les pervertir, à les
brouiller et à les éluder. » Un noble est un misérable pourri de corps et d’âme, ayant
ramassé en lui toutes les maladies et tous les vices que lui ont transmis dix
générations de débauchés et de drôles. Un homme de loi est un menteur à gages, habitué
par vingt ans de chicanes mais cet excellent prince eut la touchante bonté de remettre le fouet au
pauvre page, à condition qu’il promettrait de ne plus jamais recommencer sans un
ordre spécial
Toutes ces fictions de géants, de pygmées, d’îles volantes, sont des moyens de
dépouiller la nature humaine des voiles dont l’habitude et l’imagination la couvrent,
pour l’étaler dans sa vérité et dans sa laideur. Il reste une enveloppe à lever, la
plus trompeuse, la plus intime. Il faut ôter cette apparence de raison dont nous nous
affublons. Il faut supprimer ces sciences, ces arts, ces combinaisons de sociétés, ces
inventions d’industries dont l’éclat éblouit. yahou sous l’homme. Quel spectacle !
Je vis plusieurs animaux dans un champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur
des arbres. Leur corps était singulier et difforme, leurs têtes et leurs poitrines
étaient couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autres fois plat ; ils avaient
des barbes comme les chèvres et une longue bande de poil tout le long de leurs dos et
sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes ; mais le reste du corps était nu
Selon Swift, tels sont nos frères. Il trouve en eux tous nos instincts. Ils se
haïssent les uns les autres,
Cinq ans après ce traité de l’homme, il écrivait en faveur de la malheureuse Irlande
un pamphlet qui est comme le suprême effort de son désespoir et de son génie« Proposition modeste pour empêcher que les
enfants des pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à leur
pays, et pour les rendre utiles au public. »
1729. — Swift devint fou
quelques années après.
C’est un triste spectacle pour ceux qui se promènent dans cette grande ville, ou
voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes
couvertes de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en easy
method of making these children
sound, easy members of the Commonwealth, would deserve so well of the public, as to
have his statue set up for a preserver of the nation… I shall now, therefore, humbly
propose my own thoughts ; which I hope will not be liable to the least
objection.
Quand on connaît Swift, de pareils débuts font peur.
Il m’a été assuré par un Américain de ma connaissance à Londres, homme très-capable, qu’un jeune enfant bien portant, bien nourri, est à l’âge d’un an une nourriture tout à fait délicieuse, substantielle et saine, rôti ou bouilli, à l’étuvée ou au four, et je ne doute pas qu’il ne puisse servir également en fricassée ou en ragoût.
Je prie donc humblement le public de considérer que des cent vingt mille enfants on
en pourrait réserver vingt mille pour la reproduction de l’espèce, desquels un quart
serait des mâles, et que les cent mille autres pourraient, à l’âge d’un an, être
offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, la mère
étant toujours avertie
J’ai compté qu’en moyenne un enfant pesant douze livres à sa naissance peut en un an, s’il est passablement nourri, atteindre vingt-huit livres.
J’ai calculé que les frais de nourriture pour un enfant de mendiant (et dans cette
liste je mets tous les cottagers, journaliers, et les quatre
cinquièmes des fermiers) sont d’environ 2 shillings par an, guenilles comprises, et je
crois que nul gentleman ne se plaindra de donner 10 shillings pour
le corps d’un bon enfant gras qui lui fournira au moins quatre plats d’excellente
viande nutritive.
Ceux qui sont plus économes (et j’avoue que les temps le demandent) pourront écorcher
l’enfant, et la peau convenablement préparée fera des gants admirables pour les dames
et des bottes d’été pour les gentlemen élégants.
Quant à notre cité de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs dans les endroits les plus convenables ; pour les bouchers, nous pouvons être certains qu’il n’en manquera pas ; cependant je recommanderai plutôt d’acheter les enfants vivants, et d’en dresser la viande toute chaude au sortir du couteau, comme nous faisons pour les cochons à rôtir.
Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles aussi bien que de
la plus haute importance. — Premièrement, cela diminuera beaucoup le nombre de
papistes, dont nous sommes tous les ans surchargés, puisqu’ils sont les principaux
producteurs de la nation. — Secondement, comme l’entretien de cent mille enfants de
deux ans et au-dessus ne peut être évalué à moins de 10 shillings par tête chaque
année, la richesse de la nation s’accroîtrait par là de 50,000 guinées par an, outre
le profit d’un nouveau plat introduit sur les tables de tous les gentlemen de fortune qui ont quelque délicatesse
Quelques personnes d’esprit abattu s’inquiètent en outre de ce grand nombre de
pauvres gens qui sont vieux, malades ou estropiés, et l’on m’a demandé d’employer mes
réflexions pour trouver un moyen de débarrasser la nation d’un fardeau aussi pénible ;
mais là-dessus je n’ai pas le moindre souci, parce qu’on sait fort bien que tous les
jours ils meurent et pourrissent de froid, de faim, de saleté et de vermine, aussi
vite qu’on peut raisonnablement y compter. Et quant aux jeunes journaliers, leur état
donne des espérances pareilles : ils ne peuvent trouver d’ouvrage, et par conséquent
languissent par défaut de nourriture, tellement que si en quelques occasions on les
loue par hasard comme manœuvres, ils n’ont pas la force d’achever leur travail. De
cette façon, le pays et eux-mêmes se trouvent heureusement délivrés de tous les maux à
venir I have been assured by a very
knowing American of my acquaintance in London, that a young healthy child, well
nursed, is, at a year old, a most delicious, nourishing, and wholesome food,
whether stewed, roasted, baked, or boiled ; and I make no doubt that it will
equally serve in a fricassee or a ragout. I do therefore humbly offer it
to public consideration that of the hundred and twenty thousand children already
computed, twenty thousand may be reserved for breed, whereof one-fourth part to
be males… that the remaining hundred thousand may, at a year old, be offered in
sale to the persons of quality and fortune through the kingdom ; always advising
the mother to let them suck plentifully in the last month, so as to render them
plump and fat for good tables. A child will make two dishes at an entertainment
for friends, and when the family dines alone, the fore or hind quarter will make
a reasonable dish, and seasoned with a little pepper or salt, will be very good
boiled on the fourth day, especially in winter. I have reckoned, upon a
medium, that a child just born will weigh twelve pounds, and in a solar year, if
tolerably nursed, will increase to twenty-eight pounds. I have already
computed the charge of nursing a beggar’s child (in which list I reckon all
cottagers, labourers, and four-fifths of the farmers), to be about two shillings
per annum, rags included ; and I believe no gentleman would repine to give ten
shillings for the carcass of a good fat child, which, as I have said, will make
four dishes of excellent nutritive meat. Those who are more thrifty (as I
must confess the times require), may flay the carcass : the skin of which,
artificially dressed, will make admirable gloves for ladies, and summer boots
for fine gentlemen. — As to our city of Dublin, shambles may be appointed for
this purpose, in the most convenient parts of it ; and butchers we may be
assured will not be wanting ; although I rather recommend buying the children
alive, then dressing them hot from the knife, as we do roasted pigs… I
think the advantages by the proposals which I have made are obvious and many, as
well as of the highest importance. For first, as I have already observed, it
would greatly lessen the number of papists, with whom we are yearly overrun,
being the principal breeders of the nation, as well as our most dangerous
enemies… Thirdly, whereas the maintenance of a hundred thousand children, from
two years old and upwards, cannot be computed at less than ten shillings a piece
per annum, the nation’s stock will be thereby increased fifty thousand pounds
per annum, beside the profit of a new dish introduced to the tables of all
gentlemen of fortune in the kingdom, who have any refinement in taste. And all
the money will circulate among ourselves, the goods being entirely of our own
growth and manufacture… Sixthly, this would be a great inducement to marriage,
which all wise nations have either encouraged by rewards or enforced by laws and
penalties. It would increase the care and tenderness of mothers toward their
children, when they were sure of a settlement for life to the poor babes,
provided in some sort by the public, to their annual profit or expense… Many
other advantages might be enumerated, for instance, the addition of some
thousand carcasses in our exportation of barrelled beef ; the propagation of
swine’s flesh, and improvement in the art of making good bacon… But this, and
many others, I omit, being studious of brevity. Some persons of desponding
spirit are in great concern about that vast number of poor people who are aged,
diseased, or maimed ; and I have been desired to employ my thoughts, what course
may be taken to ease the nation of so grievous an encumbrance. But I am not in
the least pain upon that matter, because it is very well known, that they are
every day dying and rotting by cold and famine and filth and vermin, as fast as
can be reasonably expected. And as to the young labourers, they are now in
almost as hopeful a condition ; they cannot get work, and consequently pine away
for want of nourishment to a degree, that, if at any time they are accidentally
hired to common labour, they have not strength to perform it. And thus the
country and themselves are happily delivered from the evils to
come.
Je déclare dans la sincérité de mon cœur que je n’ai pas le moindre intérêt personnel
à l’accomplissement de cette œuvre
On a parlé beaucoup des grands hommes malheureux, de Pascal par exemple. Je trouve
que ses cris
Tel est ce grand et malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus
malheureux de l’histoire, Anglais dans toutes ses parties, et que l’excès de ses
qualités anglaises a inspiré et dévoré, ayant cette profondeur de désirs qui est le
fond de la race, cette énormité d’orgueil que l’habitude de la liberté, du
commandement et du succès a imprimée dans la nation, cette solidité d’esprit positif
que la pratique des affaires a établie dans le pays ; relégué hors du pouvoir et de
l’action par ses passions déchaînées et sa superbe intraitable ; exclu de la poésie et
de la philosophie par la clairvoyance et l’étroitesse de son bon sens ; privé des
consolations qu’offre la vie contemplative et de l’occupation que fournit la vie
pratique ; trop supérieur pour embrasser de cœur une secte religieuse ou un parti
politique, trop limité pour se reposer dans les hautes doctrines qui concilient toutes
les croyances ou dans les larges sympathies qui enveloppent tous les partis ; condamné
par sa nature et ses alentours à combattre sans aimer une cause, à écrire sans
s’éprendre de l’art, à penser sans atteindre un dogme, condottiere
contre les partis, misanthrope contre l’homme, sceptique contre la beauté et la
vérité. Mais ces mêmes alentours et cette même nature, qui le chassaient hors du
bonheur, de l’amour, du pouvoir et de la science, l’ont élevé, dans cet âge
d’imitation française et de modération classique, à une hauteur extraordinaire, où,
par l’originalité et la
I. Caractères propres du roman anglais. — En quoi il diffère des autres.
II. De Foe. — Sa vie. — Son énergie, son dévouement, son rôle politique. — Son
esprit. — Différence des réalistes anciens et des réalistes modernes. — Ses œuvres.
— Ses procédés. — Son but. — Robinson Crusoé. — En quoi ce
caractère est anglais. — Sa fougue intérieure. — Sa volonté obstinée. — Sa patience
au travail. — Son bon sens méthodique. — Ses agitations religieuses. — Sa piété
finale.
III. Circonstances qui font naître le roman du dix-huitième siècle. — Tous ces romans sont des fictions morales et des études de caractères. — Liaison du roman et de l’essai. — Deux idées principales en morale. — Comment elles suscitent deux classes de romans.
IV. Richardson. — Sa condition et son caractère. — Liaison de sa perspicacité et de
son rigorisme. — Son talent, sa minutie, ses combinaisons. — Paméla. — Son tempérament. — Ses principes. — L’épouse anglaise. — Clarisse Harlowe. — La famille Harlowe. — Le caractère despotique et
insociable en Angleterre. — Lovelace. — Le caractère orgueilleux et militant en
Angleterre. — Clarisse. — Son énergie, son sang-froid, sa logique. — Sa pédanterie,
ses scrupules. — Sir Charles Grandisson. — Inconvénients des héros
automates et édifiants. — Richardson sermonnaire. — Ses longueurs, sa pruderie, son
emphase.
V. Fielding. — Son tempérament, son caractère et sa vie. — Joseph
Andrews. — Sa conception de la nature. — Tom Jones. —
Caractère du squire. — Les héros de Fielding. — Amélia. —
Lacunes de sa conception.
Roderick Random. — Peregrine Pickle. — Comparaison de Smollett et de Lesage. — Sa conception
de la vie. — Dureté de ses héros. — Crudité de ses peintures. — Relief de ses
caractères. — Humphrey Clinker.
VII. Sterne. — Étude excessive des particularités humaines. — Caractère de Sterne. — Son excentricité. — Sa sensibilité. — Ses gravelures. — Pourquoi il peint les maladies et les dégénérescences de la nature humaine.
VIII. Goldsmith. — Épuration du roman. — Peinture de la vie bourgeoise, du bonheur
honnête et de la vertu protestante. — Le ministre de Wakefield. —
L’ecclésiastique anglais.
IX. Samuel Johnson. — Son autorité. — Sa personne. — Ses façons. — Sa vie. — Ses doctrines. — Son jugement sur Voltaire et Rousseau. — Son style. — Ses œuvres. — Hogarth. — Sa peinture morale et réaliste. — Contraste du tempérament anglais et de la morale anglaise. — Comment la morale a discipliné le tempérament.
Au milieu de ces écrits achevés et parfaits, un nouveau genre paraît, approprié aux
penchants et aux circonstances publiques, le roman anti-romanesque, œuvre et lecture
d’esprits positifs, observateurs et moralistes, destiné non à exalter ou amuser
l’imagination comme les romans d’Espagne et du moyen âge, non à reproduire ou embellir
la conversation comme les romans de France et du dix-septième siècle, mais à peindre la
vie réelle, à décrire des caractères, à suggérer des plans de conduite et à juger des
motifs d’action. Ce fut une apparition étrange et comme la voix d’un peuple enseveli
sous terre, lorsque, parmi la corruption splendide du beau monde, se leva cette sévère
pensée bourgeoise, et que les polissonneries d’Afra Behn, qui divertissaient encore les
Robinson de Daniel de Foe.
Celui-ci dissident, pamphlétaire, journaliste, romancier, tour à tour marchand de
bas, fabricant de tuiles, comptable dans les douanes, fut un de ces infatigables
travailleurs et de ces obstinés combattants, qui, maltraités, calomniés, emprisonnés,
à force de probité, de bon sens et d’énergie, parvinrent à ranger l’Angleterre de leur
parti. À vingt-trois ans, ayant pris les armes pour Monmouth, c’est grand hasard s’il
n’est point pendu ou déporté. Sept ans plus tard, il est ruiné et obligé de se cacher.
En 1702, pour un pamphlet entendu à contre-pied, on le condamne à l’amende, on le met
au pilori, on lui coupe les oreilles, on l’emprisonne pendant deux ans à Newgate, et
c’est la charité du trésorier Godolphin qui empêche sa femme et ses six enfants de
mourir de faim. Relâché et employé en Écosse pour l’union des deux royaumes, il manque
d’être lapidé. Un autre pamphlet, mal compris encore, le mène en prison, le force à
payer une caution de huit cents livres, et c’est juste à temps qu’il reçoit le pardon
de la reine. On le contrefait, on le vole et on le diffame. Il est obligé de réclamer
contre les pillards faussaires qui impriment et altèrent ses œuvres à leur profit ;
contre l’abandon des whigs, qui ne le trouvent pas assez docile ; Robinson Crusoé, puis tour
à tour Moll Flanders, Captain Singleton, Duncan Campbell, Colonel Jack,
the History of the Great Plague in London, et d’autres encore. Cette veine
épuisée, il pioche à côté et en exploite une autre, le Parfait négociant
anglais, Un Voyage à travers la Grande-Bretagne. La mort approche, et la
pauvreté reste. En vain il a écrit en prose, en vers, sur tous les sujets, politiques
et religieux, d’occasion et de principes, satires et romans, histoires et poëmes,
voyages et pamphlets, traités de négoce et renseignements de statistique, en tout deux
cent dix ouvrages, non d’amplification, mais de raisonnements, de documents et de
faits, serrés et entassés les uns par-dessus les autres avec une telle prodigalité que
la mémoire, la méditation et l’application d’un homme semblent trop petites pour un
tel labeur ; il meurt sans un sou, laissant des dettes. De quelque côté qu’on regarde
sa vie, on n’y voit qu’efforts prolongés et persécutions subies. La jouissance en
semble absente ; l’idée du beau n’y a point d’accès. Quand il arrive à la fiction,
c’est en presbytérien et en plébéien, avec des sujets bas et des intentions morales,
pour étaler les aventures et réformer la conduite des voleurs et des filles, des
ouvriers et des matelots. Tout son plaisir fut de penser
Il avait le genre d’esprit qui convient à un si dur service, solide, exact,
absolument dépourvu de finesse, d’enthousiasme et d’agrémentJure Divino, a poem in twelve
books, in defence of every man’s birthright by nature. »moïdores (monnaie
portugaise), les intérêts, les payements en espèces, en nature, le prix de revient, le
prix de vente, la part du roi, des couvents, des associés et des facteurs, le total
liquide, la statistique, la géographie et l’hydrographie de l’île, tellement que le
lecteur est tenté de prendre un atlas et de dessiner lui-même une petite carte de
l’endroit, pour entrer dans tous les détails de l’histoire et voir les objets aussi
nettement et pleinement que l’auteur. Il semble que celui-ci ait fait tous les travaux
de son Robinson, tant il les décrit exactement, avec les nombres, les quantités, les
dimensions, comme un charpentier, un potier ou un matelot émérite. On n’avait jamais
vu un tel sentiment du réel, et on ne l’a point revu. Nos réalistes aujourd’hui,
peintres, anatomistes, hommes de métier et de parti pris, sont à cent lieues de ce
naturel ; l’art et le calcul percent dans leurs descriptions trop minutieuses. Mémoires d’un Cavalier pour
une histoire authentique. Aussi bien il y aspirait. « L’éditeur », disent les vieilles
éditions de Robinson, « croit que ce livre est une vraie histoire de
faits. Du reste, on n’y voit aucune apparence de fiction
Qu’on lise par exemple, la Relation véritable de l’apparition d’une
mistress Veal, le jour d’après sa mort, à une mistress Bargrave, à Cantorbery, le 8
septembre 1705, apparition qui recommande la lecture du Livre des Consolations
contre la crainte de la mort, par DrelincourtCas de M. Waldemar, par Edgar Poe. L’Américain est un artiste
malade, et de Foe un bourgeois sensé.Robinson pour avertir les impies, comme Swift écrivait la vie du
dernier pendu pour faire peur aux voleurs. « Cette histoire, dit la préface, est
racontée pour instruire les autres par un exemple, et aussi pour justifier et honorer
la sagesse de la Providence. » Dans ce monde positif et religieux, parmi ces bourgeois
politiques et puritains, la pratique est de telle importance qu’elle réduit l’art à
n’être que son instrument.
squatters. Les malheurs de ses deux frères, les
larmes de ses proches, les conseils de ses amis, les remontrances de sa raison, les
remords de sa conscience ont beau le retenir : « il y a une inclination fatale dans sa
nature » ; sa tête a travaillé, il faut qu’il aille à la mer. En vain, à la première
tempête, le repentir le prend : il noie dans le vin ces « accès » de conscience. En
vain un naufrage et le voisinage de la mort l’avertissent, il s’endurcit et s’obstine.
En vain la captivité chez les Maures et la possession d’une plantation fructueuse lui
conseillent le repos : l’instinct indomptable se réveille ; « il est né pour être son
propre destructeur », et il se rembarque. Le vaisseau périt, il est jeté seul dans une
île déserte ; c’est alors que l’énergie native trouve son canal et son emploi ; il
faut que, comme ses descendants les pionniers d’Australie et d’Amérique, il refasse et
reconquière une à une les inventions et les acquisitions de l’industrie humaine : une
à une, il les reconquiert et les refait. Rien n’enraye son effort ; ni la possession
ni la lassitude. « J’avais maintenant, dit-il, après avoir fait et chargé onze radeaux
en treize jours, le plus gros magasin d’objets de toute sorte qui eût jamais été
amassé, je crois, pour un seul homme ; mais je je devais en tirer tout ce que je pourrais. Et véritablement je
crois que si le temps calme eût continué, j’aurais emporté tout le navire pièce à
pièceclaims de Melbourne et dans les log-houses du
Lac Salé. La raison de leur succès est la même là-bas qu’ici : ils font tout avec
calcul et méthode ; ils raisonnent leur acharnement ; squatter, comme Robinson, se réjouit des
objets non-seulement parce qu’ils lui sont utiles, mais parce qu’ils sont son œuvre.
Il se sent homme en retrouvant partout autour de lui la marque de son labeur et de sa
pensée ; il est satisfait « de voir
Voilà les contentements du home. Un hôte y entre qui fortifie ces
inclinations de la nature par l’ascendant du devoir. La religion apparaît, comme elle
doit apparaître, par des émotions et des visions ; car ce n’est point une âme calme
que celle-ci ; l’imagination s’y déchaîne au moindre heurt et l’emporte jusqu’au seuil
de la folie. Le jour où il voit les traces des sauvages, il est « comme frappé de la
foudre ; il fuit comme un lièvre effarouché à son gîte » ; ses idées tourbillonnent,
il n’en est plus maître ; il a beau s’être barricadé et caché, il se croit découvert ;
il veut lâcher ses chèvres, abattre ses enclos, retourner son blé. Il entre dans toute
sorte de rêveries ; il se demande si ce n’est pas le diable qui a laissé cette
empreinte de pied, et il en raisonne. « Je considérai que le diable aurait pu trouver
quantité d’autres moyens de m’effrayersquatter n’a besoin que
de sa Bible ; il emporte avec elle sa foi, sa théologie et son culte ; tous les soirs
il y trouve quelque application à sa condition présente ; il n’est plus seul ; Dieu
lui parle, et fournit à sa volonté la matière d’un second travail pour soutenir et
compléter le premier. Car il entreprend maintenant contre son cœur le combat qu’il à
soutenu contre la nature ; il veut conquérir, transformer, améliorer, pacifier l’un
comme il a fait de l’autre. Robinson jeûne, il observe le sabbat ; trois fois par jour
il lit l’Écriture. À force de travail intérieur, il obtient « de son esprit
non-seulement la résignation à la volonté de Dieu, mais encore la gratitude
sincère
C’est par hasard que de Foe, comme Cervantes, a rencontré ici un roman de
caractères ; d’ordinaire, comme Cervantes, il ne fait que des romans d’aventures ; il
connaît mieux la vie que l’âme, et le cours général du monde que les particularités de
l’individu. Le branle est donné pourtant, et maintenant les autres suivent. Les mœurs
chevaleresques se sont effacées, emportant avec elles le théâtre poétique et
pittoresque. Les mœurs monarchiques s’effacent, emportant avec elles le théâtre
spirituel et licencieux. Les mœurs bourgeoises s’établissent, amenant avec elles les
lectures
On n’a qu’à regarder alentour ; le même penchant commence de tous côtés la même
œuvre. Le roman pousse de toutes parts, et sous toutes les formes montre le même
esprit. C’est à ce momentTatler, le Spectator, le Guardian, et tous ces essais agréables et sérieux qui, comme le roman,
vont chercher le lecteur à domicile pour l’approvisionner de documents et le munir de
conseils, qui, comme le roman, décrivent les mœurs, peignent les caractères et tâchent
de corriger le public, qui enfin, comme le roman, tournent d’eux-mêmes à la fiction et
au portrait. Addison, en amateur délicat des curiosités morales, suit complaisamment
les bizarreries aimables de son cher sir Roger de Coverley, sourit, et d’une main
discrète conduit l’excellent chevalier dans tous les faux pas qui peuvent mettre en
lumière ses préjugés campagnards et sa générosité native, pendant qu’à côté de lui le
malheureux Swift, dégradant l’homme jusqu’aux instincts de la bête de proie et de la
bête de somme, supplicie la nature humaine en la forçant à se reconnaître dans
l’exécrable portrait du Yahou. Ils ont beau différer, tous deux travaillent à la même
œuvre. Ils n’emploient l’imagination que pour étudier les caractères et suggérer des
plans de conduite. Ils rabattent la philosophie dans l’observation et l’application.
Ils ne songent qu’à réformer ou à flageller le vice. Ils ne sont que moralistes et
psychologues. Ils se confinent tous deux dans la considération du vice et de la vertu,
l’un avec une bienveillance sereine, l’autre avec une indignation farouche. Le même
point de vue produit les portraits gracieux d’Addison et les épopées diffamatoires de
Swift. Leurs successeurs font de même, et toutes les diversités des tempéraments et
des talents n’empêchent pas leurs œuvres
Deux idées principales peuvent régir la morale et l’ont régie en Angleterre. Tantôt c’est la conscience qu’on accepte pour souveraine, et tantôt c’est l’instinct qu’on prend pour guide. Tantôt l’on a recours à la grâce, et tantôt l’on se fie à la nature. Tantôt on assujettit tout à la règle, tantôt on abandonne tout à la liberté. Les deux opinions ont tour à tour régné en Angleterre, et la structure de l’homme à la fois trop vigoureuse et trop raide y a justifié tour à tour leur ruine et leur succès. Les uns, alarmés par la fougue d’un tempérament trop nourri et par l’énergie des passions insociables, ont regardé la nature comme une bête dangereuse, et posé la conscience avec tous ses auxiliaires, la religion, la loi, l’éducation, les convenances, comme autant de sentinelles armées pour réprimer ses moindres saillies. Les autres, rebutés par la dureté d’une contrainte incessante et par la minutie d’une discipline morose, ont renversé gardiens et barrières, et lâché la nature captive pour la faire jouir du plein air et du soleil, loin desquels elle étouffait. Les uns et les autres, par leurs excès, ont mérité leur défaite et relevé leurs adversaires. De Shakspeare aux puritains, de Milton à Wycherley, de Congreve à de Foe, de Sheridan à Burke, de Wilberforce à lord Byron, le dérèglement a provoqué la contrainte, et la tyrannie la révolte ; c’est encore ce grand débat de la règle et de la nature qui se développe dans les écrits de Fielding et de Richardson.
« Paméla ou la vertu récompensée, suite de lettres familières,
écrites par une belle jeune personne à ses parents, et publiées afin de cultiver les
principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux
sexes, ouvrage qui a un fondement vrai, et qui, en même temps qu’il entretient
agréablement l’esprit par une variété d’incidents curieux et touchants, est
entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d’écrits composés pour le simple
amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l’instruire. » On ne s’y méprendra
pas, ce titre est clair
Ce premier roman est une fleur, une de ces fleurs qui n’éclosent que dans une
imagination vierge, à l’aurore de l’invention primesautière, dont le charme et la
fraîcheur surpassent tout ce que la maturité de l’art et du génie peut cultiver ou
arranger plus tard. Paméla est une enfant de quinze ans élevée par une vieille lady,
demi-servante et demi-favorite, et qui, après la mort de sa maîtresse, se trouve
exposée aux séductions et aux persécutions croissantes du jeune To be sure I did think
nothing but curt’sy and cry, and was all in confusion at his goodness. I
was so confounded at these words, you might have beat me down with a feather…
So, like a fool, I was ready to cry, and went away curt’sying, and blushing, I
am sure up to the ears.gentleman s’est
rabaissé jusqu’à prendre des libertés avec sa pauvre servanteil et lui, au lieu de son honneur ; « mais c’est sa faute si je le fais, car pourquoi a-t-il
perdu toute sa dignité avec moi ? » Nul outrage ne vient à bout de sa soumission ; il
lui a si fort serré le bras que ce bras est « tout noir et tout bleu » ; il a essayé
pis : il s’est conduit comme un justice of the peace, à l’abri de toute
intervention, sorte de Dieu pour elle, avec tout l’ascendant et l’autorité d’un prince
féodal. Bien plus, il a la brutalité du temps ; il la rudoie, lui parle comme à une
négresse, et se croit encore bien bon. Il la séquestre seule, pendant plusieurs mois,
avec une mégère, sa complaisante, qui la bat et la menace. Il l’attaque par la
crainte, l’ennui, la surprise, l’argent, la douceur. Enfin, ce qui est plus terrible,
son cœur est contre elle : elle l’aime tout bas ; bien plus, ses vertus lui nuisent ;
elle n’ose mentir quand elle en aurait tant besoin
Elle en est comme vivifiée ; aux plus périlleux moments comme aux plus doux, ce grand
sentiment lui revient, tant il s’est enlacé à tous les autres, tant il a multiplié ses
attaches et enfoncé ses racines dans les derniers replis de son cœur ! Le jeune
seigneur songe à I had
the boldness to kiss his hand… I made bold to kiss his dear hand. My heart
is so wholly yours that I am afraid of nothing but that I might be forwarder
than you wish. This poor foolish girl must be after twelve o’clock this
day as much his wife as if he were to marry a duchess.Amélia.
Ceci est un combat, en voici un plus grand. La vertu, comme toute force, se mesure
aux résistances, et il n’y a qu’à la soumettre à des épreuves plus violentes pour lui
donner un relief plus haut. Cherchons dans les passions du pays des ennemis qui
puissent l’assaillir, l’exercer et la roidir. Le mal comme le bien dans le caractère
anglais, c’est la volonté trop fortePaméla les rôles de M. B. et de lady Davers.witty,
the prudent, nay the dutiful and pious (so she
sneeringly pronounced the word) Clarisse Harlowe should be so strangely fond of a
profligate man, that her parents were forced to lock her up, in order to hinder her
from running into his arms. « Let me ask you, my dear, said she, how you now keep
your account of the disposition of your time ? How many hours in the twenty-four do
you devote to your needle ? How many to your prayers ? How many to letter-writing ?
And how many to love ? I doubt, I doubt, my little dear, the latter article is like
Aaron’s rod, and swallows up the rest… You must therefore bend or break, that was
all, child…two very soon to Mr Solmes, I
can tell you that… Well, well (insultingly wiping my averted face with her
handkerchief)… Then you think you may be brought to speak the two words.This,
Clary, is a pretty pattern enough. But this is quite charming ! —
And this, were I you, should be my wedding night-gown. — But,
Clary, won’t you have a velvet suit ? It would cut a great figure in a country
church, you know. Crimson velvet, I suppose. Such a fine complexion as yours, how it
would be set off by this ! — And do you sigh, love ? Black velvet, so fair as you
are, with those charming eyes, gleaming, through a wintry cloud, like an April sun.
Does not Lovelace tell you they are charming eyes ?
Au dernier moment, quand elle croit leur échapper, voici qu’une nouvelle chasse
commence, plus dangereuse que l’autre. Lovelace a toutes les mauvaises passions des
Harlowe, et, par surcroît, du génie pour les aiguiser et les empirer. Quel caractère !
Combien anglais ! combien différent du don Juan de Mozart ou de Molière ! Avant tout,
la superbe intraitable, le désir de plier autrui, l’esprit militant, le besoin de
triomphe ; les sens ne viennent qu’ensuite. Il épargne une jeune fille innocente,
parce qu’il la sait facile à vaincre, et que la grand’mère le supplie de ne point la
tenter. Sa devise est « d’abattre les superbes. » « J’aime l’opposition », dit-il
ailleursMémoires du maréchal de Richelieu.
Contre de tels assauts, quelles ressources a Clarisse ? Une volonté égale Elle se fait pour elle-même la statistique et la classification des mérites et
des défauts de Lovelace, avec divisions et numéros. Voyez cette logique anglaise
positiviste et pratique : That such a husband might unsettle
me in all my own principles and hasard my future hopes. That
he has a very immoral character to women. That knowing
this, it is a high degree of impurity to think of joining in wedlock with such a
man. Elle tient ses écritures et garde des example to young persons of my sex ! Let me be but a warning and I
will now be contented.Mémorandums, des sommaires, ou analyses de ses propres
lettres.e lettre.
Le pauvre Richardson, sans s’en douter, a pris la peine de mettre la chose dans tout
son jour, et il a composé sir Charles Grandisson, « le modèle des And now, loveliest and dearest of women, allow me to expect the honour of a
line, to let me know how much of the tedious month from last Thursday you will
be so good to abate… My utmost gratitude will ever be engaged by the
condescension, whenever you shall distinguish the day of the year, distinguished
as it will be to the end of my life that shall give me the greatest blessing of
it and confirm me. For ever yours Charles
Grandisson.gentlemen chrétiens. » Je ne sais pas si ce modèle a converti beaucoup de
monde. Rien d’insipide comme un héros édifiant. Celui-ci est correct comme un
automate ;
Et vous non plus, mon cher Richardson, quoique grand homme, vous n’avez pas tout
l’esprit qu’il faut Paméla le catalogue des vertus dont elle donne l’exemple ; le lecteur bâille,
oublie son plaisir, cesse de croire, et se demande si la céleste héroïne n’était pas
un mannequin ecclésiastique arrangé pour lui débiter une leçon. Vous racontez à la fin
de Clarisse la punition de tous les méchants, grands ou petits, sans
en épargner un seul ; le lecteur rit, dit que les choses se passent autrement dans le
monde, et vous invite à insérer ici, comme Arnolphe, la peinture « des chaudières où
les âmes mal vivantes vont bouillir en enfer. » Nous ne sommes point si sots que vous
le pensez. Nous n’avons pas envie qu’on fasse la grosse voix pour nous faire peur ;
nous n’avons pas besoin qu’on inscrive la leçon à part et en majuscules pour la
démêler. Nous aimons l’art, et vous n’en avez guère ; nous souhaitons qu’on nous
plaise, et vous n’y songez pas. Vous transcrivez toutes les lettres, vous minutez
toutes les conversations, vous dites tout, vous n’élaguez rien, vos
C’est pour elle que Fielding réclame, et certes, à voir ses actions et sa personne,
on l’eût cru fabriqué exprès pour cela : un grand vigoureux gaillard, haut presque de
six pieds, sanguin, avec un excès de bonne humeur et de verve animale, loyal,
généreux, affectueux et brave, mais imprudent, dépensier, buveur, viveur, ruiné de
père en fils, ayant roulé par la vie justice,
détruit des bandes de voleurs, et gagne dans la plus insipide besogne du monde « le
plus sale argent de la terre. » Les dégoûts ne l’atteignent pas, la lassitude non
plus ; il est trop solidement bâti pour avoir des nerfs de femme. Tout déborde en lui,
la force, l’activité, l’invention, et aussi la tendresse. Il a pour ses enfants une
idolâtrie de mère, il adore sa femme, il devient presque fou quand il la perd, il ne
trouve d’autre consolation que de pleurer avec la servante, et finit par épouser cette
bonne et brave fille pour donner une mère à ses enfants : dernier trait qui achève de
peindre ce vaillant cœur plébéien
Un pareil homme devait prendre Richardson en déplaisance. Celui qui aime la nature
tout expansive et abondante chasse loin de lui, comme des ennemis, la solennité, la
tristesse et la pruderie des puritains. Pour commencer, il tourne Richardson en
caricature. Son premier héros, Joseph, est le frère de Paméla et résiste aux
propositions de sa maîtresse, comme Paméla à celles de son maître. La tentation
touchante dans une jeune fille devient comique dans un jeune homme, et le tragique
tourne au grotesque. Fielding gentlemen, qui ont
chacun trois paletots, les trouvent trop neufs pour les salir sur le corps du pauvre
diable. Ceci n’est qu’un début, jugez du reste. Joseph et son ami le bon curé,
M. Adam, donnent et reçoivent une infinité de horions ; les coups de bâton trottent ;
on leur jette à la tête des poêlons pleins de sang de porc ; les chiens mettent leurs
habits en pièces ; ils perdent leur cheval. Joseph est si beau qu’il est assailli par
la servante, obligé de la prendre à bras-le-corps et de la déposer à la porte ; ils
n’ont jamais le sou ; on veut les mener en prison. Ils avancent pourtant d’une façon
gaillarde, comme leurs confrères des autres romans, le capitaine Booth et Tom Jones.
Ces orages de coups de poing, ces clabauderies d’hôtellerie, ce retentissement de
bassinoires cassées et d’écuelles lancées à la tête, ce pêle-mêle roastbeef y descend comme dans sa place naturelle. Ne dites pas que ces bons
bras fonctionnent trop sur la peau du prochain ; la peau du prochain est solide, et en
tout cas se raccommode vite. Décidément la vie est bonne, et avec Fielding nous ferons
en riant le voyage, la tête cassée et le ventre plein.
Ne ferons-nous que rire ? Il y a bien des choses à voir en route ; le sentiment de la
nature est un talent comme la conception de la règle, et Fielding, le dos tourné à
Richardson, s’ouvre un domaine aussi large que celui de son rival. Ce qu’on appelle
nature, c’est cette couvée de passions secrètes, souvent malfaisantes, ordinairement
vulgaires, toujours aveugles, qui frémissent et frétillent en nous, mal recouvertes
par le manteau de décence et de raison sous lequel nous tâchons de les déguiser ; nous
croyons les mener, elles nous mènent ; nous nous attribuons nos actions, elles les
font. Il y en a tant, elles sont si fortes, si entrelacées les unes dans les autres,
si promptes à s’éveiller, à s’élancer et à s’entraîner, que leur mouvement échappe à
tous nos raisonnements et à toutes nos prises. Voilà le domaine de Fielding ; son art
et son plaisir, comme celui de Molière, consistent à lever un coin du manteau ; ses
personnages paradent d’un air raisonnable, et tout squire de campagne, bonhomme au demeurant,
mais ivrogne, toujours à cheval, inépuisable en jurons, prompt aux gros mots, aux
coups de poing, sorte de charretier alourdi, endurci et enfiévré par la brutalité de
la race, par la sauvagerie de la campagne, par les exercices violents, par l’abus de
la grosse mangeaille et des boissons fortes, tout imbu d’orgueil et de préjugés
anglais et rustiques, n’ayant jamais été discipliné par la contrainte du monde,
puisqu’il vit aux champs, ni par celle de l’éducation, puisqu’il sait à peine lire, ni
par celle de la réflexion, puisqu’il ne peut pas mettre deux idées ensemble, ni par
celle de l’autorité, puisqu’il est riche et justice, et livré, comme
une girouette qui siffle et grince, à tous les coups de vent de toutes les passions.
Sitôt qu’on le contredit, il devient rouge, il écume, il veut rosser les gens :
« Défais ton habitdetermined
upon this
match, and ha him you shall, damn me, if shat unt. Damn me, if shat unt, though dost
hang thyself the next morning.justice aussi bien que vous-même. » Rien ne tient en lui ni ne dure ;
il est tout de prime-saut ; il ne
Ce n’est pas qu’il l’aime à la façon des grands artistes indifférents, Shakspeare et
Goethe ; au contraire, il est moraliste par excellence, et c’est un des grands signes
du siècle que les intentions réformatrices se rencontrent aussi décidées chez lui
qu’ailleurs. Il donne à ses fictions un but pratique, et les recommande en disant que
le ton sérieux et tragique aigrit, tandis que le style comique « dispose les gens à la
bienveillance et à la bonne humeurJoseph
Andrews.Jonathan Wild.
À cela nous répondrons : Vous faites bien de défendre la nature ; mais que ce soit à
la condition de n’en rien supprimer. Un point manque dans vos gens si bien membrés, la
finesse ; les rêveries délicates, l’élévation enthousiaste et la délicatesse
frémissante sont aussi bien dans la nature que la grosse vigueur,
En tous cas, il est puissant et redoutable, et si en ce moment vous rassemblez en
votre esprit les traits dispersés des figures que les romanciers viennent de faire
passer devant vos yeux, vous vous sentirez transporté dans un monde à demi barbare et
dans une race dont l’énergie doit effaroucher ou révolter toute votre douceur. À
présent ouvrez un copiste plus littéral de la vie : sans doute ils le sont tous, et
déclarent, Fielding entre autres, que, s’ils imaginent un trait, c’est qu’ils l’ont
vu ; mais Smollett a cet avantage, qu’étant médiocre il décalque les figures
platement, prosaïquement, sans les transformer par l’illumination du génie ; la
jovialité de Fielding et le rigorisme de Richardson ne sont plus là pour égayer ou
ennoblir les tableaux. Regardez chez lui les mœurs face à face ; écoutez les aveux de
cet imitateur de Lesage, qui reproche à Lesage d’être gai et de badiner avec les
mésaventures de son héros ; voyez l’âpreté de cette rancune, qui veut « soulever
l’indignation du lecteur contre le caractère sordide et vicieux du monde et montrer le
mérite modeste aux prises avec l’égoïsme, l’envie, la malice et la lâche indifférence
de l’humanitégentlemen bien élevés, comme Peregrine, sanglent les gens à coup de
fouet. Ayant trompé un mari qui refuse de lui demander satisfaction, Peregrine le fait
prendre par ses gens et tremper dans un canal. Dénoncé par un vicaire qu’il a rossé,
il le fait rouer de coups par un aubergiste, qui de plus lui arrache avec les dents un
morceau de l’oreille. Je citerais de mémoire vingt autres attentats commencés ou
achevés. Les injures atroces, les mâchoires cassées, les coups de bâton assénés sur
les gens abattus par terre, la hargneuse dureté des conversations, la grossière
brutalité des plaisanteries, donnent l’idée d’une meute de bouledogues acharnés à se
battre, et qui, lorsqu’ils entrent en gaieté, s’amusent encore à s’enlever des
morceaux de chair. Un Français a peine à supporter l’histoire de Roderick Random ou
plutôt celle de Smollett quand il est sur le vaisseau de guerre. Il est pressé, c’est-à-dire empoigné de force, jeté par terre, à coups
de bâton et de couteau, lié comme un ballot et roulé sanglant à bord devant les
matelots, qui rient de ses blessures et disent, en voyant ses cheveux collés comme des
ficelles, qu’il a les cordes rouges sur la tête au lieu de les avoir sur le dos. Il
prie ses voisins de tirer son mouchoir de sa poche pour arrêter le sang qui coule de
sa tête ; les voisins tirent le mouchoir et le vendent d’un grand sang-froid à la
pourvoyeuse moyennant un quart de gin. Le capitaine Oakum déclare qu’il ne veut plus
de malades à bord, les fait monter sur le pont à coups de fouet, crachant le sang,
défaillant de faiblesse ; plusieurs deviennent fous, beaucoup meurent, et de soixante
et un il n’en reste que douze. Pour pénétrer dans ce noir hôpital suffocant qui
pullule de vermine, il faut ramper sous les hamacs pressés et les écarter par la force
des épaules avant d’arriver jusqu’aux patients. Lisez encore le récit de miss William,
une jeune fille riche et de bonne naissance réduite au métier de courtisane,
rançonnée, affamée, malade, grelottante, errant dans les rues pendant de longues nuits
d’hiver, parmi « les misérables créatures nues, en haillons crasseux, entassées comme
des pourceaux dans le coin d’une allée sombre », qui appellent les matelots ivres pour
obtenir « de quoi apaiser avec du gin la rage de la faim et le froid, et qui
descendent dans l’insensibilité bestiale jusqu’à ce qu’à la fin elles aillent mourir
et pourrir sur un fumier. » Celle-ci est jetée à Bridewell avec le rebut
Mais en même temps, pour civiliser cette barbarie et maîtriser cette violence, une
faculté paraît, commune à tous, auteurs et public : la sérieuse réflexion attachée à
observer les caractères. C’est vers le dedans de l’homme que leurs yeux se tournent.
Ils notent exactement les particularités de l’individu et les marquent d’une empreinte
si précise que leur personnage devient un type que l’on n’oublie plus. Ils sont
psychologues. Every man in his humour, ce titre d’une comédie du
vieux Ben Jonson indique combien ce goût, chez eux, est ancien et national. Smollett,
sur cette donnée, écrit un roman entier, Humphrey Clinker. Point
d’action ; le livre est un recueil de lettres écrites pendant un voyage en Écosse et
en Angleterre. Chacun des voyageurs, suivant son tour d’esprit, juge différemment des
mêmes objets. Un vieux gentilhomme généreux, grognon, qui s’occupe à se croire malade,
une vieille fille revêche en quête d’un mari, une femme de chambre naïve et vaniteuse
qui estropie vaillamment l’orthographe, une file d’originaux qui tour à tour apportent
leurs bizarreries sur la scène, voilà les personnages ; le plaisir du lecteur consiste
à reconnaître leur humeur dans leur style, à prévoir leurs sottises, à sentir le fil
qui tire chacun de leurs gestes, à vérifier la concordance de leurs idées et de leurs
actions. Poussez à l’excès cette étude des particularités humaines, vous verrez naître
le talent de Sterne. Figurez-vous un homme qui se Tristram Shandy sont employés à les compter ;
car le moindre et le plus plat des accidents, un éternuement, une barbe mal faite,
traîne derrière soi un réseau inextricable de causes entre-croisées les unes dans les
autres, qui, en haut, en bas, à droite, à gauche, par des prolongements et des
ramifications invisibles, s’enfoncent au plus profond des caractères et dans les plus
lointains des événements. Au lieu d’extraire, comme le reste des romanciers, la grosse
racine principale, Sterne, avec des ménagements et des réussites merveilleuses,
s’applique à retirer l’écheveau embrouillé des filaments
Voilà certes un talent étrange, composé d’aveuglement et de clairvoyance, et qui
ressemble à ces maladies de la rétine dans lesquelles le nerf surexcité devient à la
fois obtus et perspicace, incapable d’apercevoir ce que les yeux les plus ordinaires
atteignent, capable d’apercevoir ce que les yeux les plus perçants ne saisissent pas.
En effet, Sterne est un malade humoriste et excentrique, ecclésiastique et libertin,
joueur de violon et philosophe, « qui geint sur un âne mort et délaisse sa mère
vivante », égoïste de fait, sensible en paroles, et qui en toutes choses prend le
contre-pied de lui-même et d’autrui. Son livre est comme un grand magasin de
bric-à-brac où les curiosités de tout siècle, de toute espèce et de tout pays gisent
entassées pêle-mêle : textes d’excommunication, consultations médicales, passages
d’auteurs inconnus ou imaginaires, bribes d’érudition scolastique, enfilades
d’histoires saugrenues, dissertations, apostrophes au lecteur. Sa plume le mène : ni
suite, ni plan ; tout au contraire, quand il rencontre l’ordre, il le défait exprès ;
d’un coup de pied, il fait rouler spleen et de pluie, où, à force d’agacement nerveux, on est
dégoûté de la raison. En effet ses personnages dada, le goût des fortifications dans l’oncle Tobie, la manie des tirades
oratoires et des systèmes philosophiques dans M. Shandy. Ce dada, à son gré, est comme
une verrue, d’abord si petite qu’on l’aperçoit à peine, et seulement lorsqu’elle est
sous un bon jour ; mais la voilà qui peu à peu grossit, se couvre de poils, rougit et
bourgeonne tout alentour ; son propriétaire, qui en jouit et l’admire, la nourrit,
jusqu’à ce qu’enfin elle se change en loupe énorme, et que le visage entier
disparaisse sous l’excroissance parasite qui l’envahit. Personne n’a égalé Sterne dans
l’histoire de ces hypertrophies humaines ; il pose le germe, l’alimente par degrés ;
il fait ramper alentour les filaments propagateurs, il montre les petites veines et
les artérioles microscopiques qui s’abouchent dans son intérieur, il compte les
palpitations du sang qui les traverse, il explique leurs changements de couleur et
leurs augmentations de volume. L’observation psychologique atteint ici l’un de ses
développements extrêmes. Il faut un art bien avancé pour décrire, par-delà la
régularité et la santé, l’exception ou la dégénérescence, et le roman anglais se
complète ici en ajoutant à la peinture des formes la peinture des déformations.
Le moment approche où les mœurs épurées vont, en l’épurant, lui imprimer son
caractère final. Des deux grandes tendances qui se sont manifestées par lui, la
brutalité native et la réflexion intense, l’une a fini par vaincre l’autre : la
littérature, devenue sévère, chasse de la fiction les grossièretés de Smollett et les
indécences de Sterne, et le roman tout moral, avant d’arriver dans les mains presque
prudes de miss Burney, passe dans les honnêtes mains de Goldsmith. Son Nothing could exceed the neatness
of my little enclosures, the elms and hedge-rows appearing with inexpressible
beauty… Our little habitation was situated at the foot of a sloping hill,
sheltered with a beautiful underwood behind, and a prattling river before ; on
one side a meadow, on the other a green… (It) consisted but of one story and was
covered with thatch, which gave it an air of great snugness… The walls on
the inside were nicely white-washed. Though the same room served us for parlour
and kitchen, that only made it the warmer. Besides as it was kept with the
utmost neatness, the dishes, plates and coppers being well scoured and all
disposed in bright rows on the shelves, the eye was agreeably relieved, and did
not want richer furniture.Ministre de Wakefield est « une idylle en prose », un peu gâtée par des
phrases trop bien écrites, mais au fond bourgeoise comme un tableau flamand. Regardez
dans Terburg ou Miéris une femme qui fait son marché, un bourgmestre qui vide son long
verre de bière ; les figures sont vulgaires, les naïvetés comiques, la marmite est à
la place d’honneur ; pourtant ces bonnes gens sont si paisibles, si contents de leur
petit bonheur régulier, qu’on leur porte envie. L’impression que laisse le livre de
Goldsmith est à peu près celle-là. L’excellent docteur Primrose est un ecclésiastique
de campagne dont toutes les aventures pendant longtemps consistent « à passer du lit
bleu au lit brun. » Il a des cousins au quarantième degré qui viennent manger son
dîner et lui emprunter ses bottes. Sa femme, qui a toute l’éducation du temps, est
parfaite cuisinière, sait
Voilà le bonheur moral. Le malheur ici ne l’est pas squire du voisinage séduit et enlève sa fille aînée ; le
feu prend à sa maison, il a le bras brûlé jusqu’à l’épaule en sauvant ses deux petits
enfants. Il est mis en prison, pour dettes, parmi des brutes et des coquins qui jurent
et blasphèment, dans un mauvais air, sur la paille, sentant que son mal augmente,
prévoyant que sa famille sera bientôt sans pain, apprenant que sa fille meurt ; « son
cœur se soutient pourtant », il reste prêtre et chef de famille, prescrit à chacun des
siens son emploi, encourage, console, pourvoit, ordonne, prêche les prisonniers,
supporte leurs railleries grossières, les réforme, établit dans la prison le travail
utile et la règle volontaire. Ce n’est pas la dureté ni le tempérament morose qui
l’affermissent ; il n’y a pas d’âme plus paternelle, plus sociable, plus humaine, plus
ouverte aux émotions douces et aux tendresses intimes. Ce n’est point l’orgueil ni la
haine concentrée qui le roidissent. « Je n’ai point de ressentiment à présent,
dit-il ; quoiqu’il m’ait pris ce que je tenais plus cher que toutes les richesses,
quoiqu’il ait déchiré mon cœur (car je suis malade, très-malade, presque jusqu’à
défaillir), pourtant cela ne m’inspirera jamais un désir de vengeance… Si ma
soumission peut lui faire plaisir, qu’il sache que, si je lui ai fait quelque
Au centre de ce groupe se tient debout un personnage étrange ; le plus accrédité de
son temps ; sorte de dictateur littéraire : Richardson est son ami et lui fournit des
essais pour son journal ; Goldsmith, avec une vanité naïve, l’admire en souffrant
d’être toujours primé par lui ; miss Burney imite son style, et le révère comme un
père. L’historien Gibbon, le peintre
On voyait entrer un homme énorme, à carrure de taureau, grand à proportion, l’air
sombre et rude, l’œil clignotant, la figure profondément cicatrisée par des scrofules,
avec un habit brun et une chemise sale, mélancolique de naissance et maniaque par
surcroît. Au milieu d’une compagnie, on l’entendait tout d’un coup marmotter un vers
latin ou une prière. D’autres fois, dans l’embrasure d’une fenêtre, il remuait la
tête, agitait son corps d’avant en arrière, avançait, puis retirait convulsivement la
jambe. Son compagnon racontait qu’il avait voulu absolument arriver du pied droit, et
que, n’ayant pas réussi, il avait recommencé avec une attention profonde, comptant un
à un tous ses pas. On se mettait à table. Tout d’un coup il s’oubliait, se baissait,
et enlevait dans sa main le soulier d’une dame. À peine servi, il se précipitait
Alors tout bas, avec précaution, on questionnait Garrick ou Boswell sur l’histoire et
les habitudes de cet ogre grotesque. Il avait vécu en cynique et en excentrique, ayant
passé sa jeunesse à lire au hasard Il avait eu le malheur de mettre auparavant dans son dictionnaire
la définition suivante du mot “An allowance made to any one without an equivalent. In England it is
generally understood to mean pay given to a state hireling for treason to his
country.” Le lecteur voit d’ici les sarcasmes des
adversaires.pence de viande et un penny de pain, ayant écrit un roman en
huit nuits pour payer l’enterrement de sa mère. À présent, pensionné par le roipension :Fleet-Street, le quartier affairé de Londres, dans une cour étroite et
obscure, et l’on entend en passant
Là-dessus nous demandons si c’est l’audace libérale de ses opinions qui séduit. Ses
amis répondent qu’il n’y a pas de partisan plus intraitable de la règle. On l’appelle
l’Hercule du torysme. Dès l’enfance, il a détesté les whigs, et jamais il n’a parlé
d’eux que comme de malfaiteurs publics. Il les insulte jusque dans son dictionnaire.
Il exalte Jacques II et Charles II comme deux des meilleurs rois qui aient jamais
régné. Il justifie les taxes arbitraires que le gouvernement prétend lever sur les
Américains. Il déclare que « l’esprit whig est la négation de tout principe », que
« le premier whig a été le diable », que « la couronne n’a pas assez de pouvoir », que
« le genre humain ne peut être heureux que dans un état d’inégalité et de
subordination. » Pour nous, Français du temps, admirateurs du Contrat
social, nous sentons bien vite que nous ne sommes plus en France. Et que
sentirons-nous,
Sur ce mot, nous nous faisons apporter ses livres, et au bout d’une heure nous
remarquons que, quel que soit l’ouvrage, tragédie ou dictionnaire, biographie ou
essai, il garde toujours le même ton. « Docteur, lui disait Goldsmith, si vous faisiez
une fable sur les petits poissons, vous les feriez parler comme des baleines. » En
effet, sa phrase est toujours la période solennelle et majestueuse, où chaque
substantif marche en cérémonie, accompagné de son épithète, où les grands mots pompeux
ronflent comme un orgue, où chaque proposition s’étale équilibrée par une proposition
d’égale longueur, où la pensée se développe avec la régularité compassée et la
splendeur officielle d’une procession. La prose classique atteint la perfection chez
lui comme la poésie classique chez Pope. L’art ne peut être plus consommé ni la nature
plus violentée. Personne n’a enserré les idées dans des compartiments plus rigides ;
personne n’a donné un relief plus fort à la dissertation et à la preuve ; personne n’a
imposé plus despotiquement au récit et au dialogue les formes de l’argumentation et de
la tirade ; personne n’a mutilé plus universellement la liberté ondoyante de la
conversation et de la vie par des antithèses et des mots d’auteur. C’est l’achèvement
et l’excès, le triomphe et la tyrannie du style Voici une phrase célèbre qui donnera quelque idée de ce style,
assez semblable à celui de Thomas : We were now
treading that illustrious island which was once the luminary of the Caledonian
regions, whence savage clans and roving barbarians derived the benefits of
knowledge and the blessings of religion. To abstract the mind from all local
emotion would be impossible if it were endeavoured, and would be foolish if it
were possible. Far from me and my friends be such rigid philosophy as may
conduct us indifferent and unmoved over any ground which has been dignified by
wisdom, bravery, or virtue. The man is little to be envied whose patriotism
would not gain force on the plains of Marathon, or whose piety would not grow
warmer among the ruins of Iona.
Reste à savoir quelles idées l’ont rendu populaire. C’est ici que l’étonnement d’un
Français redouble. Nous avons beau feuilleter son dictionnaire, ses huit volumes
d’essais, ses dix volumes de vies, ses innombrables articles, ses entretiens si
précieusement recueillis ; nous bâillons. Ses vérités sont trop vraies ; nous savions
d’avance ses préceptes par cœur. Nous apprenons de lui que la vie est courte et que
nous devons mettre à profit le peu de moments qui nous sont accordésRambler, 108, 109, 110, 111.Essais sont des sermons. Nous découvrons que des gens réfléchis n’ont pas
besoin d’idées aventurées et piquantes, mais de vérités palpables et profitables. Ils
demandent qu’on leur fournisse une provision utile de documents authentiques sur
l’homme et sa vie, et ne demandent rien de plus. Peu importe que l’idée soit
vulgaire ; la viande et le pain aussi sont vulgaires, et n’en sont pas moins bons. Ils
veulent être renseignés sur les espèces et les degrés du bonheur et du malheur, sur
les variétés et les suites des conditions et des caractères, sur les avantages et les
inconvénients de la ville et de la campagne, de la science et de l’ignorance, de la
richesse et de la médiocrité, parce qu’ils sont moralistes et utilitaires, parce
qu’ils cherchent dans un livre des lumières qui les détournent de la sottise et des
motifs qui les confirment dans l’honnêteté, parce qu’ils cultivent en eux le sense, c’est-à-dire la raison pratique. Un peu de fiction, quelques
portraits, le moindre agrément suffira pour l’orner ; cette substantielle nourriture
n’a besoin que d’un assaisonnement très-simple ; ce n’est point la nouveauté du mets
ni la cuisine friande, mais la solidité et la salubrité qu’on y recherche. À ce titre,
les Essais sont un aliment national. C’est parce qu’ils sont pour
nous insipides et lourds que le goût d’un Anglais s’en accommode ; nous comprenons à
présent pourquoi ils
Je voudrais rassembler tous ces traits, voir des figures ; il n’y a que les couleurs et les formes qui achèvent une idée ; pour savoir, il faut voir. Allons au musée des estampes : Hogarth, le peintre national, l’ami de Fielding, le contemporain de Johnson, l’exact imitateur des mœurs, nous montrera le dehors comme il nous ont montré le dedans.
Nous entrons dans cette grande bibliothèque des arts. La noble chose que la peinture ! Elle embellit tout, même le vice. Aux quatre murs, sous les vitres transparentes et reluisantes, les torses se soulèvent, les chairs palpitent, la tiède rosée du sang court sous la peau veinée, les visages parlants se détachent dans la lumière ; il semble que le laid, le vulgaire et l’odieux aient disparu du monde. Je ne juge plus les caractères, je laisse là les règles morales. Je ne suis plus tenté d’approuver ni de haïr. Un homme ici n’est qu’une tache de couleur, tout au plus un emmanchement de muscles ; je ne sais plus s’il est assassin.
La vie, le déploiement heureux, entier, surabondant,
En vain l’art a-t-il dégénéré ; même chez des Français, chez des faiseurs d’épigrammes, chez des abbés poudrés du dix-huitième siècle, il reste lui-même. La beauté est partie, mais la grâce demeure. Ces jolis minois fripons, ces fins corsages de guêpe, ces bras mignons plongés dans un nid de dentelles, ces nonchalantes promenades parmi des bosquets et des jets d’eau qui gazouillent, ces rêveries galantes dans un haut appartement festonné de guirlandes, tout ce monde délicat et coquet est encore charmant. L’artiste, alors comme autrefois, cueille dans les choses la fleur, et ne s’inquiète pas du reste.
Mais Hogarth, qu’est-ce qu’il a voulu ? qui a jamais vu un pareil peintre ? Est-ce un peintre ? Les autres donnent envie de voir ce qu’ils représentent ; il donne envie de ne pas voir ce qu’il veut représenter.
Y a-t-il rien de plus agréable à peindre qu’une
C’est que ces yeux étaient anglais, et que les sens ici sont barbares. Laissons à la
porte nos répugnances, et regardons les choses comme font les gens de ce pays, non par
le dehors, mais par le dedans. Tout le courant de la pensée publique se porte ici vers
l’observation de l’âme, et la peinture entraînée roule avec les lettres dans le même
canal. Oubliez donc les contours, ils ne sont que des lignes ; le corps n’est ici que
pour traduire l’espritAnalysis of Beauty.)policeman mangeur de bœuf qui
s’est chargé d’instruire et de corriger des boxeurs ivrognes. D’un tel homme à de tels
hommes, les ménagements seraient de trop. Au bas de chaque cage où il enferme un vice,
il en inscrit le nom, il y ajoute la condamnation prononcée par l’Écriture ; il
l’étale dans sa laideur, il l’enfonce dans son ordure, il le traîne à son supplice, en
sorte qu’il n’y a pas de conscience si faussée qui ne le reconnaisse, ni de conscience
si endurcie qui ne le prenne en horreur.
Regardez bien, voici des leçons qui portent : celle-ci est contre le gin. Sur un
escalier, en pleine rue, gît une femme ivrogne, à demi nue, les seins pendants, les
jambes scrofuleuses ; elle sourit idiotement, et son enfant, qu’elle laisse tomber sur
le pavé, se brise le crâne. Au-dessous un pâle squelette, les yeux clos, s’affaisse
tenant en main son verre. À l’entour l’orgie et le délire précipitent l’un contre
l’autre des spectres déguenillés. Un misérable qui s’est pendu vacille dans une
mansarde. Des fossoyeurs mettent au cercueil un cadavre de femme nue. Un affamé ronge
côte à côte avec un chien un os qui n’a plus de viande. À côté de lui, des petites
filles trinquent, et une jeune femme fait avaler du gin à son enfant à la mamelle. Un
fou
Encore un tableau et une leçon, cette fois contre la cruauté. Le jeune homme barbare, devenu assassin, a été pendu, et on le dissèque. Il est là sur une table, et le président, tranquillement, indique de sa baguette les endroits où il faut travailler. Sur ce geste, les opérateurs taillent et tirent. L’un est aux pieds ; le second homme expert, vieux boucher sardonique, empoigne un couteau d’une main qui fera bien son office, et fourre l’autre dans les entrailles qu’on dévide plus bas pour les mettre dans un seau. Le dernier carabin extirpe l’œil, et la bouche contractée a l’air de hurler sous sa main. Cependant un chien attrape le cœur qui traîne à terre ; des fémurs et des crânes bouillent en manière d’accompagnement dans une chaudière, et les docteurs tout alentour échangent de sang-froid des plaisanteries chirurgicales sur le sujet qui, morceau par morceau, va s’en aller sous leur scalpel.
Vous direz que des leçons de ce goût sont bonnes pour des barbares et que vous n’aimez qu’à demi ces prédicateurs officiels ou laïques, de Foe, Hogarth, Smollett, Richardson, Johnson et les autres ; je réponds que les moralistes sont utiles, et que ceux-ci ont changé une barbarie en civilisation.
I. Domination et domaine de l’esprit classique. — Ses caractères, ses œuvres, sa portée et ses limites. — Comment il a son centre dans Pope.
II. Pope. — Son éducation. — Sa précocité. — Ses débuts. — Les
Pastorales. — L’Essai sur la critique. — Sa personne. —
Son genre de vie. — Son caractère. — Pauvreté de ses passions et de ses idées. —
Grandeur de sa vanité et de son talent. — Sa fortune indépendante et son travail
assidu.
III. L’Épître d’Héloïse à Abeilard. — Ce que deviennent les
passions dans la poésie artificielle. — La boucle de cheveux
enlevée. — Le monde et le langage du monde en France et en Angleterre. — En
quoi le badinage de Pope est pénible et déplaisant. — La
Sottisiade. — Saletés et banalités. — En quoi l’imagination anglaise et
l’esprit de salon sont inconciliables.
IV. Son talent descriptif. — Son talent oratoire. — Ses poëmes didactiques. —
Pourquoi ces poëmes sont l’œuvre finale de l’esprit classique. — L’Essai sur l’homme. — Son déisme et son optimisme. — Valeur de ces
conceptions. — Comment elles sont liées au style régnant. — Comment elles se
déforment sous les mains de Pope. — Procédés et perfection de son style. —
Excellence de ses portraits. — Pourquoi ils sont supérieurs. — Sa traduction de
l’Iliade. — En quoi le goût a changé depuis un siècle.
V. Disproportion de l’esprit anglais et des bienséances classiques. — Prior. — Gay. — La pastorale antique est impossible dans les climats du Nord. — Le sentiment de la campagne est naturel en Angleterre. — Thompson.
VI. Discrédit de la vie de salon. — Apparition de l’homme sensible. — Pourquoi
Lorsqu’on embrasse d’un coup d’œil la vaste région littéraire qui s’étend en Angleterre
depuis la restauration des Stuarts jusqu’à la révolution française, on s’aperçoit que
toutes les productions, indépendamment du caractère anglais, y portent l’empreinte
classique, et que cette empreinte, particulière à ce territoire, ne se rencontre ni dans
celui qui précède ni dans celui qui suit. Cette forme régnante de pensée s’impose à tous
les écrivains, depuis Waller jusqu’à Johnson, depuis Hobbes et Temple jusqu’à Robertson
et Hume ; il y a un art auquel ils aspirent tous ; le travail de cent cinquante années,
pratique et théorie, inventions et imitations, exemples et critique, s’emploie à
l’atteindre. Ils ne comprennent qu’une seule espèce de beauté ; ils n’établissent de
préceptes que ceux qui peuvent la produire ; ils récrivent, traduisent et défigurent sur
son patron les grandes œuvres des autres siècles ; ils l’importent dans tous les genres
littéraires, et y réussissent ou y échouent selon qu’elle s’y adapte ou qu’elle ne peut
s’y accommoder. La domination de ce style est si absolue, qu’elle s’impose aux plus
grands, et les condamne à l’impuissance quand ils veulent l’appliquer hors de son
domaine.
Il n’y a point de genre où il se montre plus manifestement que dans la poésie et il n’y
a point de moment où il apparaisse plus nettement que sous la reine Anne. Les poëtes
viennent d’atteindre l’art qu’ils avaient entrevu. Depuis soixante ans, ils s’en
approchaient ; à présent ils le tiennent, ils le manient, déjà ils l’usent et
l’exagèrent. Le style se trouve du même coup achevé et artificiel. Ouvrez le premier
venu, Parnell ou Philips, Addison ou Prior, Gay ou Tickell, vous trouvez un certain tour
d’esprit, de versification, de langage. Passez au second, ce même
En 1688, chez un marchand de toile rue des Lombards à Londres, naquit une petite
créature délicate et maladive, factice par nature, toute fabriquée d’avance pour la
vie de cabinet, n’ayant de goût que pour les livres, et qui, dès son bas âge, mit tout
son plaisir dans la contemplation des imprimés. Il en copiait les lettres, et ainsi
apprit à écrire. Il passa son enfance avec eux en tête-à-tête, et se trouva
versificateur dès qu’il sut parler. À douze ans, il avait composé une tragédie d’après
l’Iliade, et une ode sur la solitude. De treize à quinze, il fit
un grand poëme épique de quatre mille vers, appelé Alcandre. Pendant
huit ans, enfermé dans une petite maison de la forêt de Windsor, il lut « tous les
meilleurs critiques, presque tous les poëtes anglais, latins, français qui ont un nom,
Homère, les poëtes grecs, et quelques-uns des grands dans l’original, le Tasse et
l’Arioste dans correct ; et
il l’engageait à faire de la correction son étude et son but. » Il suivait ce conseil,
s’exerçait la main par des traductions d’Ovide et de Stace, et par des remaniements du
vieux Chaucer. Il s’appropriait toutes les excellences et toutes les élégances
poétiques, il les emmagasinait dans sa mémoire ; il disposait dans sa tête le
dictionnaire complet de toutes les épithètes heureuses, de tous les tours ingénieux,
de tous les rhythmes sonores par lesquels on peut relever, préciser, éclairer une
idée. Il était comme ces petits musiciens, enfants prodiges, qui, élevés au piano,
atteignent tout d’un coup un doigté merveilleux, roulent les gammes, perlent les
trilles, font voltiger les octaves avec une agilité et une justesse qui chassent de la
scène les Pastorales
témoignaient d’une sûreté de main que personne n’avait eue, pas même Dryden. À voir
ces mots si choisis, ces arrangements exquis de syllabes mélodieuses, cette science
des coupes et des rejets, ce style si coulant, si pur, ces gracieuses images que la
diction rendait encore plus gracieuses, et toute cette guirlande artificielle et
nuancée de fleurs qui se disaient champêtres, on pensait aux premières églogues de
Virgile. M. Walsh déclarait que « ce n’était point flatterie de dire qu’à cet âge
Virgile n’avait rien fait d’aussi bon. » Quand plus tard elles parurent en volumeEssay on Criticism, sorte d’art poétique ; c’est
le
Ce musicien consommé, qui débute par un traité d’harmonie, que va-t-il faire de son
mécanisme incomparable et de sa science de professeur ? Encore est-il bon de sentir et
de penser avant d’écrire ; il faut une source pleine d’idées vives et de passions
franches pour faire un vrai poëte, et à le voir de près on trouve qu’en lui, jusqu’à
la personne, tout est étriqué ou artificiel ; c’est un nabot, haut de quatre pieds,
tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui arrivé à l’âge mûr ne semble plus capable
de vivre. Il ne peut se lever ; c’est une femme qui l’habille ; on lui enfile trois
paires de bas les unes par-dessus les autres, tant ses jambes sont grêles ; puis on
lui lace la taille dans un corset de toile roide, afin qu’il puisse se tenir droit, et
par-dessus on lui fait endosser un gilet de flanelle ; vient ensuite une sorte de
pourpoint de fourrure, car il grelotte vite, et enfin une chemise de grosse toile
très-chaude avec de belles manches. Par-dessus tout cela on lui met un costume noir,
une perruque à nœud
Le reste de sa vie n’est pas beaucoup plus noble. Il déteint, déiste à peu
près, qui ne sait pas bien ce qu’est le déisme ; là-dessus il emprunte à lord
Bolingbroke des idées dont il ne voit pas la portée, mais qui lui semblent bonnes à
mettre en vers. « J’espère, écrit-il à Atterbury, que toutes les Églises sont de Dieu,
en tant qu’elles sont bien comprises, et que tous les gouvernements sont de Dieu, en
tant qu’ils sont bien conduits. Pour ce qui est du mal qui s’y rencontre ou s’y peut
rencontrer, je laisse à Dieu seul le soin de les corriger ou de les réformer. Dans ma
politique, ma grande préoccupation est de conserver la paix de ma vie sous quelque
gouvernement que je vive ; dans ma religion, de conserver la paix de ma conscience,
quelle que soit l’Église dont je fasse partie
On n’est que mieux préparé par là pour en faire d’irréprochables. Pope s’y emploie
tout entier ; il est de loisir ; son père lui a laissé une assez belle fortune, il a
gagné une grosse somme à traduire l’Iliade et l’Odyssée ; il a huit cents livres sterling de rente. Jamais il n’a été aux
gages d’un libraire ; il regarde au-dessous de lui les auteurs mendiants rouler dans
la bohème, et, tranquillement assis dans sa jolie maison de Twickenham, sous sa grotte
ou dans le beau jardin qu’il a planté lui-même, il peut polir et limer ses écrits
aussi longtemps qu’il lui convient. Il n’y manque pas. Quand il a composé un ouvrage,
il le garde au moins deux ans en portefeuille. De temps en temps il le relit et le
corrige ; il prend conseil de ses amis, puis de ses ennemis ; point d’édition qu’il
n’améliore ; il rature infatigablement. Son premier jet est si bien refondu et
transformé, qu’on ne le reconnaît plus dans la copie définitive. Celles de ses pièces
qui semblent le moins remaniées sont deux satires, et Dodsley dit que dans le
manuscrit il n’y avait presque point de vers qui ne fût écrit deux fois. « Je le fis
transcrire proprement sur une autre feuille, et quand il me renvoya celle-là pour
l’impression, presque chaque vers avait été récrit encore une seconde fois. » —
« Jamais, dit Johnson, il ne détachait son attention de la poésie. Si la conversation
offrait un trait dont on pût faire profit, il le confiait au papier ; si une pensée ou
même une expression plus heureuse que
C’est un grand danger pour un poëte que de savoir trop bien son métier ; sa poésie
montre alors l’homme de métier et non le poëte. En vérité, je voudrais admirer les
œuvres d’imagination de Pope ; je ne saurais. J’ai beau lire les témoignages des
contemporains et même ceux des modernes, me répéter qu’en son temps il fut le prince
des poëtes, que son Épître d’Héloïse à Abeilard fut accueillie par
un cri d’enthousiasme, qu’on n’imaginait point alors une plus belle expression de la
passion vraie, qu’aujourd’hui encore on l’apprend par cœur comme le récit de
Théramène, que Johnson, ce grand juge littéraire, l’a rangée parmi « les plus
heureuses productions de l’esprit humain », que lord Byron lui-même l’a préférée à
l’ode célèbre de Sapho. Je la relis et je m’ennuie ; cela est inconvenant ; mais, en
dépit de moi-même je bâille, et j’ouvre les lettres originales d’Héloïse pour chercher
la cause de mon ennui.
Sans doute la pauvre Héloïse est une barbare, bien pis, une barbare lettrée ; elle
fait des citations savantes, des raisonnements ; elle essaye d’imiter Cicéron,
d’arranger des périodes ; il le faut bien, elle écrit dans une langue morte, avec un
style appris ; vous en feriez peut-être autant si vous étiez obligé d’écrire en latin
à votre maîtresse. Mais comme le sentiment vrai perce à travers la forme scolastique !
Mais ceci n’est rien auprès de l’art qu’elle déploie dans chaque phrase prise en détail. Elle met des agréments à toutes les lignes. Imaginez un chanteur italien qui ferait un trille sur chaque mot. Les jolis sons ! comme ils sont perlés ou filés agilement, rondement, et toujours exquis ! Impossible de les reproduire ici, avec une langue étrangère. C’est tantôt une image heureuse qui résume une phrase entière ; tantôt une série de vers où vont s’alignant les oppositions symétriques ; ce sont deux mots ordinaires qu’un étrange accouplement met en relief ; c’est un rhythme imitatif qui complète l’impression de l’esprit par l’émotion des sens ; ce sont les comparaisons les plus élégantes, les épithètes les plus pittoresques ; c’est le style le plus serré et le plus orné. Sauf la vérité, rien n’y manque. C’est pis qu’une cantatrice, c’est un auteur ; on regarde au dos pour savoir si elle n’a pas écrit : « Bon à tirer, porter vite à l’imprimerie. »
Pope a donné quelque part la recette avec laquelle on peut faire un poëme épique :
prendre une tempête, un songe, cinq ou six batailles, trois sacrifices, des jeux
funèbres, une douzaine de dieux en deux compartiments, remuer le tout jusqu’à ce qu’on
voie mousser l’écume du grand style. Vous venez de voir les recettes avec lesquelles
on peut composer une épître amoureuse. Cette sorte de poésie ressemble à la cuisine ;
il ne faut ni cœur ni génie pour la
Il semble que ce genre de talent soit fait pour les vers de société. Il est factice,
et les mœurs de la société sont factices. Dire des galanteries, badiner avec les
dames, parler élégamment de leur chocolat ou de leur éventail, railler les sots, juger
la dernière tragédie, manier la fadeur ou l’épigramme, c’est là, ce semble, l’emploi
naturel d’un esprit comme celui-ci, peu passionné, très-vaniteux, passé maître en fait
de style, et qui soigne ses vers comme un petit-maître soigne son habit. Pope à écrit
la Boucle de cheveux enlevée et la Sottisiade ;
ses contemporains s’extasièrent sur la grâce de son badinage comme sur la justesse de
sa moquerie, et jugèrent qu’il avait surpassé le Lutrin et les Satires de Boileau.
Cela peut bien être ; en tout cas, l’éloge serait médiocre. Il y a ordinairement deux
sortes de vers dans Boileau, disait un homme d’esprit
Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ce badinage,
À présent nous sommes préparés, et nous pouvons entrer dans son second poëme, la Dunciade ; il faut beaucoup d’empire sur soi pour ne pas jeter par
terre ce chef-d’œuvre comme insipide et même dégoûtant. Rarement on a dépensé plus de
talent pour produire plus d’ennui. Pope veut se venger de ses ennemis littéraires, et
chante la Sottise, auguste déesse de
Il y a pourtant un poëte dans Pope, et, pour le découvrir, il n’y a qu’à le lire par
petits morceaux ; si l’ensemble est d’ordinaire ennuyeux ou choquant, le détail est
admirable. Il en est ainsi à la fin de tous les Gradus. Il a le trait si juste, que du premier coup vous croiriez voir les
choses ; il a l’expression si abondante, que votre imagination, fût-elle obtuse,
finira par les voir. Il marque tout dans le vol du faisan, le frou-frou de son essor,
« ses teintes lustrées, changeantes, — sa crête de pourpre, ses yeux cerclés
d’écarlate, — le vert si vif que déploie son plumage luisant, — ses ailes peintes,
sa poitrine où l’or flamboieBoucle de cheveux une partie d’hombre ; on la suit,
on l’entend, on reconnaît les costumes, « les quatre rois, majestés révérées, avec
leurs favoris blancs et leurs barbes fourchues, les quatre belles dames dont les mains
portent une fleur, emblème expressif de leur aimable puissance, les quatre valets en
robes retroussées, troupe fidèle, une toque sur la tête, une hallebarde à la main,
puis les quatre armées bigarrées, brillant cortége, rangées en bataille sur la plaine
de velours vert
Avec le talent descriptif, il a le talent oratoire. Cet art, qui est le propre de
l’âge classique, est celui d’exprimer les idées générales moyennes. Pendant cent
cinquante ans, les hommes dans les deux pays pensants, la France et l’Angleterre, y
ont employé toute leur étude. Ils ont saisi ces vérités universelles et limitées qui,
étant situées entre les hautes abstractions philosophiques et les petits détails
sensibles, sont la matière de l’éloquence et de la rhétorique, et forment ce que nous
appelons aujourd’hui les lieux communs. Ils les ont rangées en compartiments ; ils les
ont développées avec méthode ; ils les ont rendues sensibles par des groupements et
des symétries ; ils les ont ordonnées en processions régulières qui, dignement,
magistralement, s’avancent avec discipline et en corps. L’ascendant de cette raison
oratoire est devenu si grand, qu’il s’est imposé à la poésie elle-même. Buffon finit
par dire, pour louer des vers, qu’ils sont beaux comme de la belle prose. En effet, la
poésie devient à ce moment une prose plus étudiée que l’on soumet à la rime. Elle
n’est qu’une sorte de conversation supérieure et de discours plus choisi. Elle se
trouve impuissante quand il faut peindre ou mettre en scène une action, quand il
s’agit de voir et de faire voir des passions vivantes, de grandes émotions vraies, des
hommes de chair et de sang ; elle n’aboutit qu’à des épopées de collége comme la Henriade, à des odes et des tragédies glacées comme celles de
Voltaire et Essai sur la critique
ressemble aux Épîtres et à l’Art poétique de
Boileau, excellents ouvrages qui ne sont plus lus que dans les classes. C’est une
collection de bons préceptes bien sages dont le seul défaut est d’être trop vrais.
Dire que le bon goût est rare, qu’il faut réfléchir et s’instruire avant de décider,
que les règles de l’art sont tirées de la nature, que l’orgueil, l’ignorance, le
préjugé, la partialité, l’envie Essai sur l’Homme, qui est une sorte de Vicaire
savoyard, moins original que l’autre. Il y montre que Dieu a fait tout pour le
mieux, que l’homme est borné et ne doit pas juger Dieu, que nos passions et nos
imperfections servent au bien général et aux desseins de la Providence, que le bonheur
est dans la vertu et dans la soumission aux volontés divines. Vous reconnaissez là une
espèce de déisme et d’optimisme, comme il y en avait beaucoup alors, empruntés, comme
ceux de Rousseau, à la théodicée de Leibnitz, mais tempérés, effacés et arrangés à
l’usage des honnêtes gens. La conception n’est pas bien haute : ce Dieu écourté, qui
fait son apparition au commencement du dix-huitième siècle, n’est qu’un résidu ; la
religion éteinte, il est resté au fond du creuset, et les raisonneurs du temps,
n’ayant point d’invention métaphysique, l’ont gardé dans leur système pour boucher un
trou. En cet état et à cet endroit il ressemble au vers classique. Il représente bien,
on le comprend sans difficulté, il est dépourvu les Caractères. Il y a là une théorie de la passion dominante qui vaut
la peine d’être lue ; en somme, il a été assez loin, plus loin que Boileau par
exemple, dans la connaissance de l’homme. La psychologie est indigène en Angleterre,
on l’y rencontre partout, même dans les esprits les moins créateurs. Elle suscite le
roman, elle dépossède la philosophie, elle produit l’essai, elle entre dans les
gazettes, elle remplit la littérature courante, comme ces plantes nationales qui
pullulent sur tous les terrains.
Mais si les idées sont médiocres, l’art de les exprimer est véritablement
merveilleux ; merveilleux est le mot. « J’ai employé les vers, dit-il, plutôt que la
prose, parce que je trouvais que je pouvais exprimer les idées plus brièvement en vers
qu’en prose. »
Know then thyself, presume not God to scan. The proper study of mankind is man. Plac’d on this isthmus of a middle state, A being darkly wise, and rudely great : With too much knowledge for the sceptic side, With too much weakness for the stoic’s pride, He hangs between ; in doubt to act or rest ; In doubt to deem himself a God or beast, In doubt his mind or body to prefer ; Born but to die, and reas’ning but to err ; Alike in ignorance, his reason such, Whether he thinks too little or too much : Chaos of thought and passion, all confus’d, Still by himself abused or disabus’d ; Created half to rise, and half to fall ; Great lord of all things, yet a prey to all. Sole judge of truth, in endless error hurl’d, The glory, jest, and riddle of the world.
Le premier vers résume tout le livre précédent, et le second résume tout le livre
présent ; c’est une sorte d’escalier qui conduit d’un temple à un temple,
régulièrement
Après tout, y a-t-il autre chose ici qu’une décoration ? Voici ces vers si beaux traduits en prose ; j’ai beau traduire exactement, de toutes ces beautés il ne reste presque rien :
Connais-toi donc toi-même, et ne te hasarde pas jusqu’à scruter Dieu. — La véritable étude de l’humanité, c’est l’homme. — Placé dans cet isthme de sa condition moyenne, — sage avec des obscurités, grand avec des imperfections, — avec trop de connaissances pour tomber dans le doute du sceptique, — avec trop de faiblesse pour monter jusqu’à l’orgueil du stoïcien, — il est suspendu entre les deux ; ne sachant s’il doit agir ou se tenir tranquille, — s’il doit s’estimer un Dieu ou une bête, — s’il doit préférer son esprit ou son corps, — ne naissant que pour mourir, ne raisonnant que pour s’égarer, — sa raison ainsi faite qu’il demeure également dans l’ignorance, — soit qu’il pense trop, soit qu’il pense trop peu, — chaos de pensée et de passion, tout pêle-mêle, — toujours par lui-même abusé ou désabusé, — créé à moitié pour s’élever,
à moitié pour tomber, — souverain seigneur et proie de toutes choses, — seul juge de la vérité, précipité dans l’erreur infinie, — la gloire, le jouet et l’énigme du monde.
Le lecteur n’est guère ému, ni moi non plus ; il pense involontairement ici au livre de Pascal, et mesure l’étonnante différence qu’il y a entre un versificateur et un homme. Bon résumé, bon morceau, bien travaillé, bien écrit, voilà ce qu’on dit, et rien de plus ; évidemment la beauté des vers venait de la difficulté vaincue, des sons choisis, des rhythmes symétriques ; c’était tout, et ce n’était guère. Un grand écrivain est un homme qui, ayant des passions, sait le dictionnaire et la grammaire ; celui-ci sait à fond le dictionnaire et la grammaire, mais s’en tient là.
Vous direz que ce mérite est mince, et que je ne donne pas envie de lire les vers de
Pope. Cela est vrai, du moins je ne conseille pas d’en lire beaucoup. J’ajouterais
bien, en manière d’excuse, qu’il y a un genre où il réussit, que son talent descriptif
et son talent oratoire rencontrent dans les portraits la matière qui leur convient,
qu’en cela il approche souvent de La Bruyère ; que plusieurs de ses portraits, ceux
d’Addison, de Sporus, de lord Wharton, de la duchesse de Marlborough, sont des
médailles dignes d’entrer dans le cabinet de tous les curieux et de rester dans les
archives du genre humain ; que, lorsqu’il sculpte une de ces figures, les images
abréviatives, les alliances de mots inattendues, les contrastes soutenus, multipliés,
la concision perpétuelle et extraordinaire, le choc incessant et croissant de tous les
Iliade : c’était l’Iliade écrite
dans le style de la Henriade ; à cause de ce travestissement, le
public l’admira. Il ne l’eût point admirée dans la simple robe grecque ; il ne
consentait à la voir qu’avec de la poudre et des rubans. C’était le costume du temps,
il fallait bien l’endosser. « La demande des élégances, dit le brave
Ce n’est pas tout d’avoir un bel habit, solidement cousu et à la mode ; il faut
encore pouvoir entrer commodément dans son habit. Lorsqu’on passe en revue toute la
file des poëtes anglais du dix-huitième siècle, on s’aperçoit qu’ils n’entrent pas
commodément dans l’habit classique. Ce justaucorps doré, si bien fait pour un
Français, ne convient qu’à peu près à leur taille ; de temps en temps un mouvement
trop fort, incongru, le découd aux manches, et ailleurs. Voici, par exemple, Mathew
Prior ; au premier regard il semble qu’il ait toutes les qualités requises pour le
bien porter : il a été ambassadeur en France, il écrit de jolis impromptus français ;
il tourne aisément de petits poëmes badins sur un dîner, sur une dame ; il est galant,
homme de société, aimable conteur, épicurien, thought.Alma, livre
II.)Candide et les Oreilles du comte de
Chesterfield sont des écrits plus brillants,
Ce désaccord va croître, et des yeux attentifs découvrent vite sous l’enveloppe
régulière une espèce d’imagination énergique et précise qui la rompra. En ce temps-là
vivait Gay, sorte de La Fontaine, aussi voisin de La Fontaine qu’un Anglais peut
l’être, c’est-à-dire assez peu, à tout le moins bon et aimable vivant, très-sincère,
très-naïf, « singulièrement irréfléchi, né pour être dupé », et jeune homme jusqu’au
bout. Swift disait de lui qu’il n’aurait jamais dû avoir plus de vingt-deux ans.
« Simplicité d’enfant, écrivait Pope, esprit d’homme. » Il vivait, comme La Fontaine,
aux dépens des grands, voyageait autant qu’il pouvait à leurs frais, perdait son
argent dans les spéculations de la mer du Sud, souhaitait une place à la cour,
écrivait des fables pleines d’humanité pour former le cœur du duc de CumberlandBoucher.l’Opéra du Gueux, la plus féroce et la plus fangeuse des caricatures. En cette
cour on égorge les gens pour les égratigner ; les innocents manient le couteau comme
les autres. Il était rieur pourtant, mais à sa manière, ou plutôt à la manière de son
pays. Voyant « certains jeunes gens d’une délicatesse insipide », Ambroise Philips par
exemple, qui écrivait des pastorales élégantes et tendres, dans le goût de notre
Fontenelle, il s’amusa à les contrefaire et à les contredire, et, dans la
Semaine du Berger, fit entrer les mœurs réelles dans le mètre et dans la forme
de la poésie d’apparat. « Courtois lecteur, dit-il dans sa préface, tu trouveras mes
bergères occupées, non pas à souffler dans des chalumeaux, mais à lier les gerbes, à
traire les vaches, ou à ramener les porcs à leur auge ; mon berger ne dort point sous
des myrtes, mais sous une haie ; il ne veille pas diligemment à préserver son troupeau
des loups, car il n’y en a pointla Magicienne, le Combat
des Bergers, toutes sortes d’églogues antiques sont
travesties à la moderne. Écoutez ce chant du premier berger : « Les poireaux sont
chers au Gallois, le beurre au Hollandais, — la pomme de terre est le mets du berger
irlandais. — L’Écossais broie l’avoine pour son festin, — les raves douces sont la
nourriture de ma maîtresse. — Tant qu’elle aimera les raves, je mépriserai le beurre.
— Ni les poireaux, ni le gruau d’avoine, ni les pommes de terre ne toucheront mon
cœur
Ils feront bien, comme les chevaliers, de retourner dans leur manoir, à la campagne,
dans la boue de leurs fossés et dans les fumiers de leurs basses-cours. Moins l’homme
est propre à la vie sociale, plus il est propre à la vie solitaire. Il goûte d’autant
mieux la campagne, qu’il goûte moins le monde. Les gens de ce pays ont toujours été
plus féodaux et campagnards que nous. Sous Louis XIV et Louis XV, le pire malheur pour
un gentilhomme était d’aller moisir dans ses terres ; hors des sourires du roi et des
beaux entretiens de Versailles, il n’y avait qu’à bailler et à mourir. Ici, en dépit
de la civilisation artificielle et des révérences mondaines, le goût de la chasse et
des exercices physiques, les intérêts politiques et les nécessités des élections
ramènent les nobles dans leur domaine. À ce moment, l’instinct se réveille. Un homme
passionné, triste, naturellement replié sur lui-même, fait la conversation avec les
objets ; un grand ciel grisâtre où dorment des vapeurs d’automne, un jet soudain de
soleil qui vient illuminer une prairie humide l’abattent ou le raniment ; les choses
inanimées lui semblent vivantes ; et la clarté faible, qui le matin vient rougir le
bord du ciel, le remue autant que le sourire d’une jeune fille à son premier bal.
Ainsi naît la vraie poésie descriptive. Elle perce dans Dryden, Saisons de Thompson. Celui-ci, fils d’un ecclésiastique et
très-pauvre, vécut, comme la plupart des écrivains du temps, de gratifications et de
souscriptions littéraires, de sinécures et de pensions politiques, ne se maria point
faute d’argent, fit des tragédies parce que les tragédies étaient lucratives, et finit
par s’établir dans une maison champêtre, restant au lit jusqu’à midi, indolent,
contemplatif, mais bon homme et honnête homme, affectueux et aimé des autres. Il
voyait et aimait la campagne jusque dans ses plus minces détails, non par grimace,
comme Saint-Lambert, son imitateur ; il en faisait sa joie, son divertissement, son
occupation habituelle, jardinier de cœur, ravi de voir venir le printemps, heureux de
pouvoir enclore un champ de plus dans son jardin. Il peint toutes les petites choses,
il n’en a pas honte, elles l’intéressent ; il prend plaisir à « l’odeur de la
laiterie » ; vous l’entendez parler des chenilles, et « de la feuille qui se
recroqueville empoisonnée par leur morsure », des oiseaux qui, sentant venir la pluie,
« lissent d’huile leur plumage pour que l’eau luisante puisse glisser sur leur
corps. » Il sent si bien les objets qu’il les fait voir : on reconnaît le paysage
anglais, vert et humide, à demi noyé de vapeurs mouvantes, taché çà et là de nuages
violacés qui fondent en ondées sur l’horizon qu’ils ternissent, mais où la lumière se
distille finement tamisée dans la brume, et dont le ciel lavé reluit par instants avec
une incomparable pureté. Spring, 142-195.)
Tout cela s’encadre assez mal dans la dorure classique. Ses imitations visibles de
Virgile, ses épisodes insérés en façon de placage, ses invocations au Printemps, à la
Muse, à la Philosophie, tous les souvenirs et les conventions de collége font
disparate. Mais le contraste se marque bien davantage sur un autre point. La vie
mondaine, tout artificielle, telle que Louis XIV l’avait mise à la mode, commençait à
excéder les gens en Europe. On la trouvait sèche et vide ; on se lassait d’être
toujours en représentation, de subir l’étiquette. On sentait que la galanterie n’est
point l’amour, ni les madrigaux la poésie, ni l’amusement le bonheur. On comprenait
que l’homme n’est point une poupée élégante, qu’un petit-maître n’est pas le
chef-d’œuvre de la nature, et qu’il y a un monde en dehors des salons. Un plébéien
génevois, protestant et solitaire, que sa religion, son éducation, sa pauvreté et son
génie avaient mené plus vite et plus avant que les autres, vint dire tout haut le
secret du public, et l’on jugea qu’il avait découvert ou retrouvé la campagne, la
conscience, la religion, les droits de l’homme et les sentiments naturels. Alors parut
un nouveau personnage, idole et modèle de son temps, l’homme
sensible qui, par son caractère sérieux et par son goût
pour la nature, faisait contraste avec l’homme de cour. Sans doute ce personnage se
sent des lieux qu’il a fréquentés. Il est raffiné et fade, s’attendrit à l’aspect des
jeunes agneaux qui broutent l’herbe naissante, bénit les petits oiseaux qui célèbrent
leur bonheur par leurs concerts. Il est emphatique et phraseur, compose des tirades
sur le sentiment, invective contre le siècle, apostrophe la Vertu, la Raison, la
Vérité et les divinités abstraites qu’on grave en taille-douce sur les frontispices.
En dépit de lui-même, il reste homme de salon et d’académie ; après avoir dit des
douceurs aux dames, il en dit à la nature et déclame en périodes limées à propos de
Dieu. Mais, en somme, c’est par lui que commence la révolte contre les habitudes
classiques ; et, à ce titre, il est plus précoce en Angleterre, pays germanique, qu’en
France, pays latin. Trente ans avant Rousseau, Thompson avait exprimé tous les
sentiments de Rousseau, presque dans le même style. Comme lui, il peignait la campagne
avec sympathie et avec enthousiasme. Comme lui, il opposait l’âge d’or de la
simplicité primitive aux misères et à la corruption moderne. Comme lui, il exaltait
l’amour profond, la tendresse conjugale, « l’union des âmes, la parfaite estime animée
par le désir » ; l’affection paternelle et toutes les joies domestiques. Comme lui, il
combattait la frivolité contemporaine et mettait en regard les anciennes républiques,
« dont les désirs héroïques planaient si fort au-dessus de la petite sphère égoïste de
notre vie sceptique. » Comme lui, les Fêtes de la Révolution, par
David.
Les autres suivent. On pourrait appeler la littérature environnante la bibliothèque
de l’homme sensible. Il y a d’abord Richardson, l’imprimeur puritain, avec son
chevalier Grandisson, personnage à principes, modèle accompli du gentilhomme chrétien,
professeur de décorum et de morale, et qui par-dessus le marché a de l’âme. Il y a
aussi Sterne, le polisson raffiné et maladif, qui, au milieu de ses bouffonneries et
de ses bizarreries, s’arrête pour pleurer sur un âne qu’il rencontre ou sur un
prisonnier qu’il imagine. Il y a surtout Mackensie, « l’homme de sentiment », dont le
héros timide, délicat, s’attendrit cinq ou six fois par jour, devient poitrinaire par
sensibilité, n’ose déclarer son amour qu’en mourant, et meurt de sa déclaration.
Naturellement, l’éloge amène la satire, et on voit paraître dans le camp opposé
Fielding, ce vaillant gaillard, et Sheridan, ce brillant
Ce n’est point là pourtant que va le gros courant de la poésie ; il va vers la
réflexion sentimentale ; les poëmes les plus nombreux et les plus en vogue sont des
dissertations émues. En effet, la tirade est le propre de l’homme sensible. À propos
d’un nuage, il rêve à la vie humaine et fait une phrase. C’est pourquoi on voit
fourmiller en ce moment, parmi les poëtes, les philosophes attendris et les
académiciens pleurards : Gray, le solitaire morose de Cambridge et le noble penseur
Akenside, tous deux imitateurs savants de la haute poésie grecque ; Beattie, le
métaphysicien moraliste, qui eut des nerfs de jeune femme et des manies de vieille
fille ; l’aimable et affectueux Goldsmith, qui fit le Ministre de
Wakefield, la plus charmante des pastorales protestantes ; le pauvre Collins,
jeune enthousiaste qui se dégoûta de la vie, ne voulut plus lire que la Bible, devint
fou, fut enfermé, et, dans ses intervalles de liberté, errait dans la cathédrale de
Chichester, accompagnant la musique de ses sanglots et de ses gémissements ; Glover,
Watts, Shenstone, Nuits, ecclésiastique et courtisan, qui ayant en vain
essayé d’être député, puis évêque, se maria, perdit sa femme et les enfants de sa
femme, et profita de son malheur pour écrire en vers des méditations « sur la vie, la
mort, l’immortalité, le temps, l’amitié, le triomphe du chrétien, la vertu, l’aspect
du ciel étoile », et beaucoup d’autres choses semblables. Sans doute il y a de grands
éclairs d’imagination dans ces poëmes ; la gravité et l’élévation n’y manquent pas, on
voit même qu’il les cherche ; mais on découvre encore plus vite qu’il exploite son
chagrin et qu’il se drape. Il exagère et déclame, il cherche les effets de style, il
mêle les deux garde-robes, la grecque et la chrétienne. Figurez-vous Génie du christianisme et les Martyrs. Atala et
Chactas sortent de la même fabrique que Malvina et Fingal. Si M. de Lamartine lisait
les odes de Gray et les réflexions d’Akenside, il y retrouverait la douceur
mélancolique, l’art exquis, les beaux raisonnements et la moitié des idées de sa
propre poésie. Et néanmoins, si voisins d’une rénovation littéraire, ils ne
l’atteignent pas encore. En vain le fond est changé, la forme subsiste. Ils ne se
débarrassent pas de la draperie classique ; ils écrivent trop bien, ils n’osent pas
être naturels. Il y a toujours chez eux un magasin
I. Changements dans la société. — Avènement de la démocratie. — La Révolution
française. — Le désir de parvenir. — Changements dans l’esprit humain. — Nouvelle
idée des causes. — La philosophie allemande. — Le désir de l’au-delà.
II. Robert Burns. — Son pays. — Sa famille. — Sa jeunesse. — Ses misères. — Ses
aspirations et ses efforts. — Ses invectives contre la société et l’Église. — The Jolly Beggars. — Ses attaques contre le cant officiel. — Son
idée de la vie naturelle. — Son idée de la vie morale. — Son talent. — Comment il
est spontané. — Son style. — Comment il est novateur. — Son succès. — Ses
affectations. — Ses lettres étudiées et ses vers académiques. — Sa vie de fermier. —
Son emploi de douanier. — Ses dégoûts. — Ses excès. — Sa mort.
III. Domination des conservateurs en Angleterre. — La Révolution ne se fait d’abord
que dans le style. — Cowper. — Sa délicatesse maladive. — Ses désespoirs. — Sa
folie. — Sa retraite. — The Task. — Idée moderne de la poésie. —
Idée moderne du style.
IV. L’école romantique. — Ses prétentions. — Ses tâtonnements. — Les deux idées de
la littérature moderne. — L’histoire entre dans la littérature. — Lamb, Coleridge,
Southey, Moore. — Défauts de ce genre. — Pourquoi il réussit moins en Angleterre
qu’ailleurs. — Sir
V. La philosophie entre dans la littérature. — Inconvénients du genre. —
Wordsworth. — Son caractère. — Sa condition. — Sa vie. — Peinture de la vie
morale dans la vie vulgaire. — Introduction du style terne et des compartiments
psychologiques. — Défauts du genre. — Noblesse des sonnets. — L’Excursion. — Beauté austère de cette poésie protestante. — Shelley. — Ses
imprudences. — Ses théories. — Sa fantaisie. — Son panthéisme. — Ses personnages
idéaux. — Ses paysages vivants. — Tendance générale de la littérature nouvelle. —
Introduction graduelle des idées continentales.
Aux approches du dix-neuvième siècle commence en Europe la grande révolution moderne. Le public pensant et l’esprit humain changent, et sous ces deux chocs une littérature nouvelle jaillit.
L’âge précédent a fait son œuvre. La prose parfaite et le style classique ont mis à la
portée des esprits les plus arriérés et les plus lourds les opinions de la littérature
et les découvertes de la science. Les monarchies tempérées et les administrations
régulières ont laissé la classe moyenne se développer sous la pompeuse noblesse de cour,
comme on voit les plantes utiles pousser sous les arbres de parade et d’ornement. Elles
multiplient, elles grandissent, elles montent au niveau de leurs rivales, elles les
enveloppent dans leur végétation florissante et les confondent dans leur massif. Un
monde nouveau, bourgeois, plébéien, occupe désormais la place, attire les yeux, impose
History of Europe ; — Porter, Progress of the
Nation.
C’est en France, pays de l’égalité précoce et des révolutions complètes, qu’il faut
observer ce nouveau personnage, le plébéien occupé à parvenir : Augereau, fils d’une
fruitière ; Marceau, fils d’un procureur ; Murat, fils d’un aubergiste ; Ney, fils d’un
tonnelier ; Hoche, ancien sergent, qui le soir dans sa tente lit le Traité
des Sensations de Condillac, et surtout ce jeune homme maigre, aux cheveux plats,
aux joues creuses, desséché d’ambition, le cœur rempli d’imaginations romanesques et de
grandes idées ébauchées, qui, lieutenant sept années durant, a lu deux fois à Valence
Il a d’autres soucis, et de plus grands. En même temps que l’état de la société
humaine, la forme de l’esprit humain a changé. Elle a changé par un développement
naturel et irrésistible, comme une fleur qui devient fruit, comme un fruit qui devient
graine. L’esprit recommence l’évolution qu’il a déjà faite à Alexandrie, non pas, comme
alors, au milieu d’un air délétère, dans la dégradation universelle des hommes asservis,
dans la décadence croissante d’une société qui se dissout, parmi les angoisses du
désespoir et les fumées du rêve ; mais au sein d’un air qui s’épure, parmi les progrès
visibles d’une société qui s’améliore et l’ennoblissement général des hommes relevés et
affranchis, au milieu des plus fières espérances, dans la saine clarté des sciences
expérimentales. L’âge oratoire qui finit, comme il finissait à Athènes et à Rome, a
groupé toutes les idées dans un beau casier commode dont les compartiments conduisent à
l’instant plus capable d’abstraire. Ils font
en grand le même pas que les mathématiciens lorsqu’ils ont passé de l’arithmétique à
l’algèbre, et du calcul ordinaire au calcul de l’infini. Ils sentent qu’au-delà des
vérités limitées de l’âge oratoire, il y a des explications plus profondes ; ils vont
au-delà de Descartes et de Locke, comme les alexandrins au-delà de Platon et
d’Aristote ; ils comprennent qu’un grand ouvrier architecte ou des atomes ronds et
carrés ne sont point des causes, que des fluides, des molécules et des monades ne sont
point des forces, qu’une âme spirituelle ou une sécrétion physiologique ne rend point
compte de la pensée. Ils cherchent le sentiment religieux par-delà les dogmes, la beauté
poétique par-delà les règles, la vérité critique par-delà les mythes. Ils veulent saisir
les puissances naturelles et morales en elles-mêmes, indépendamment des supports fictifs
auxquels leurs devanciers les attachaient. Tous ces supports, âmes et atomes, toutes ces
fictions, fluides et monades, toutes ces conventions, règles du beau et symboles
religieux, toutes les classifications rigides des choses naturelles, humaines et
divines, s’effacent et s’évanouissent. Désormais elles ne sont plus que des figures ; on
ne les garde qu’à titre d’aide-mémoire et d’auxiliaires de l’esprit ; elles ne sont
bonnes au-delà qu’il souhaite ; il le pressent à travers les formules des
sciences, à travers les textes et les confessions des Églises, à travers les
divertissements du monde et les éblouissements de l’amour. Il y a une vérité sublime
derrière l’expérience grossière et les catéchismes transmis ; il y a un bonheur
grandiose par-delà les agréments de la société et les contentements de la famille.
Sceptiques, résignés ou mystiques, ils l’ont tous entrevu ou imaginé, depuis Gœthe
jusqu’à Beethoven, depuis Schiller jusqu’à Heine ; ils y sont Faust, scène
première.
Ainsi s’élève l’homme moderne, agité de deux sentiments, l’un démocratique, l’autre philosophique. Des bas-fonds de sa pauvreté et de son ignorance, il s’élève avec effort, soulevant le poids de la société établie et des dogmes admis, enclin à les réformer ou disposé à les détruire, et tout à la fois généreux et révolté. Ce sont ces deux courants qui de France et d’Allemagne arrivent en ce moment sur l’Angleterre. Les digues y sont fortes, ils ont peine à s’y frayer leur voie, ils entrent plus tardivement qu’ailleurs, mais néanmoins ils entrent. Ils se font un lit nouveau entre les barrières anciennes et les élargissent sans les rompre, par une transformation pacifique et lente qui continue encore aujourd’hui.
C’est chez un paysan d’Écosse, Robert Burns, qu’éclate pour la première fois l’esprit
nouveau ; en effet, l’homme et les circonstances sont convenables ; on n’a guère vu
ensemble plus de misère et de talent. Il naquit en janvier 1759 parmi les frimas d’un
hiver écossais, dans une chaumière de glaise bâtie des mains de son père, pauvre
fermier du comté d’Ayr : triste condition, triste pays, triste chaumière. Le pignon
s’effondra quelques jours après sa naissance, et sa mère, au milieu de l’orage, fut
obligée de chercher un abri avec lui chez un voisin. Il est dur de naître en cette
contrée ; le ciel est si froid qu’au mois de juillet, à Glasgow, par un beau soleil,
je n’avais pas trop de mon manteau. La terre est mauvaise ; ce sont des collines nues
où souvent la récolte manque. Le père de Burns, déjà âgé, n’ayant guère que ses bras
pour toute ressource, ayant loué sa ferme trop cher, chargé de sept enfants, vivait
d’épargne, ou plutôt de jeûne, solitairement, pour éviter les tentations de dépense.
« Pendant plusieurs années, la viande de boucher fut dans la maison une chose
inconnue. » Robert allait pieds nus et tête nue : à treize ans, il battait en grange ;
à quinze ans, « il était le principal laboureur de la ferme. » La famille faisait tous
les ouvrages ; point de domestique ni de servante. On ne mangeait guère et on
travaillait trop.
Figurez-vous dans cette condition un homme de génie, un vrai poëte capable des
émotions les plus délicates et des aspirations les plus hautes, qui veut monter,
monter au sommet, qui s’en croit capable et digne Poor Il avait le droit de penser ainsi ; quand il se mettait à
parler le soir dans une auberge, il causait de telle façon que les domestiques
allaient réveiller leurs camarades.Biographie de Burns, par Chambers, en
quatre volumes.vade mecum. Je tenais mes yeux collés
dessus en menant ma charrette, chanson après chanson, vers après vers, notant
soigneusement le vrai, le tendre, le sublime, pour les distinguer de l’affectation, et
de l’enflureinconnu as I then was, I had pretty nearly as high an idea of
myself and of my works as I have at this moment, when the public has decided in
their favour.
Il en a contre la société tout entière, contre l’État et contre l’Église. Il a
l’accent âpre, souvent même les phrases de Rousseau, et voudrait « être un vigoureux
sauvage », sortir de la vie civilisée, de la dépendance et des humiliations qu’elle
impose au misérable. « Il est dur de voir un monsieur que sa capacité aurait élevé
tout juste à la dignité de tailleur à huit pence par jour, et dont le cœur ne vaut pas
trois liards, recevoir les attentions et les égards qu’on refuse à l’homme de génie
pauvrehighlands, réunie le 23 mai dernier, à Covent-Garden,
pour concerter des moyens et mesures à l’effet de rendre vain le projet de cinq cents
highlanders qui scandaleusement avaient tâché d’échapper à leurs
seigneurs et maîtres dont ils étaient la propriété légitime, en émigrant dans les
déserts du Canada, afin d’y chercher cette chose imaginaire, — la liberté ! »
Rarement l’insulte fut plus prolongée et plus poignante, et la menace n’était pas
loin. Il avertit les députés écossais en révolutionnaire. Retirez vos impôts sur le
whiskey ou prenez garde ! La pauvre vieille mère Écosse veut ravoir sa cruche et sa
bouilloire. « Et par Dieu, si vous la menez trop loin, elle retroussera son jupon de
tartan ; elle descendra dans les rues poignard et pistolet à la ceinture, et fera
entrer sa lame jusqu’au manche dans le premier qu’elle rencontreraÇa ira.
Il n’est guère plus doux pour l’Église. À ce moment, l’étroit habit puritain
commençait à craquer ; déjà la société lettrée d’Édimbourg l’avait francisé, élargi,
approprié aux agréments du monde, garni d’ornements peu brillants à la vérité, mais
bien choisis. Plus bas, le dogme se détendait, approchait par degrés des relâchements
d’Arminius et de Socin. John Goldie, un négociant, avait tout récemment discutéhighlands, tranchent les membres jusqu’à
la moelle. Il parle de l’enfer où habitent les diables, un large puits sans fond, sans
bornes, tout rempli de soufre enflammé où la flamme furieuse, la chaleur dévorante
fondraient la plus dure pierre à aiguiser ; les ouailles, demi-assoupies, sursautent
avec effroi, croyant entendre l’abîme mugir, et découvrent que c’est quelque voisin
qui ronflegentlemen en cravates blanches et des révérends en rabats neufs.
Burns écrit ici son chef-d’œuvre, les GueuxThe Jolly Beggars.
Au diable ceux que la loi protége ! — La liberté est un glorieux festin. — Les cœurs ont été bâties pour les poltrons, — les églises pour plaire au prêtre.
Qu’est-ce qu’un titre ? qu’est-ce qu’un trésor ? — qu’est-ce que le souci d’une réputation ? — Si nous menons une vie de plaisir, — peu importe où et comment !
Avec nos tours et nos bourdes prêtes, — nous rôdons çà et là tout le jour, — et la nuit dans la grange ou l’étable — nous embrassons nos luronnes sur le foin.
La vie n’est qu’une casaque d’arlequin, — nous ne regardons pas comment elle va. — Allez cafarder sur le décorum, — vous qui avez des réputations à perdre.
À la santé des bissacs, des sacoches et des besaces ! — À la amen !
Au diable ceux que la loi protége ! — La liberté est un glorieux festin. — Les
cœurs ont été bâties pour les poltrons, — les églises pour plaire au prêtre
Quelqu’un a-t-il mieux parlé le langage des révoltés et des niveleurs ? Il y a autre
chose ici pourtant que l’instinct de la destruction et l’appel aux sens ; il y a la
haine du cant et le retour à la nature. « Moralité, dit-il quelque
part, mortel poison, toi aussi tu as tué les gens par dix mille ! Grâce à toi,
celui-là espère vainement qui a pris pour appui et pour guide la vérité, la justice et
la pitié
Amoureux, il le fut toujours
Non qu’il soit un simple épicurien ; au contraire, il est religieux à l’occasion.
Quand, après la mort de son père, il faisait à haute voix la prière du soir, il tirait
des larmes aux assistants, et son poëme le Samedi soir au Cottage,
est la plus sentie des idylles vertueuses. Je crois même qu’il était religieux
foncièrement. Il conseillait aux jeunes gens, « s’ils tenaient à la paix de leur âme,
d’entretenir un commerce chaleureux et
Cette originalité et cet instinct divinateur, il les a dans le style comme dans les
idées. Le propre de l’âge où nous vivons et qu’il ouvre, c’est d’effacer les
distinctions rigides de classe, de catéchisme et de style ; académiques, morales ou
sociales, les conventions tombent, et nous réclamons l’empire dans la société pour le
mérite personnel, dans la morale pour la Tam O’Shanter, Address to
the Devil, The Jolly Beggars, A man is a man, Green grow the rushes,
etc.
Il a fait davantage, il a percé, comme nous disons aujourd’hui. Son premier volume
publié, il devint tout d’un coup célèbre. Arrivé à Édimbourg, il fut fêté, caressé,
admis sur le pied d’égalité dans les premiers salons, parmi les grands et les lettrés,
aimé d’une femme qui était presque une dame. Pendant une saison, on se le disputa, et
il se tint debout, dignement, parmi ces gens si riches et si nobles. On le respecta et
même on l’aima. Une souscription lui valut une seconde édition et cinq cents livres
sterling. Lui aussi enfin, comme les grands plébéiens de France, comme Rousseau le
premier de tous, il avait conquis sa place. Par malheur, il y portait, comme eux, les
vices de son état et de son génie. Ce n’est pas impunément qu’on parvient, ni surtout
qu’on veut parvenir ; nous aussi, nous avons nos vices, et la vanité
Son succès dura un hiver, après quoi la grande plaie incurable du plébéien se fit
sentir, je veux dire qu’il lui fallut gagner sa vie. Avec l’argent qu’il avait tiré de
son livre, il loua une petite ferme. Ce fut un mauvais marché, et d’ailleurs on sent
bien qu’il n’avait pas le caractère de grippe-sou nécessaire à l’emploi. « Je pourrais
bien vous écrire, dit-il dans une de ses lettres, sur la culture, la bâtisse et les
marchés ; mais ma pauvre tête bouleversée est si démontée, si éreintée, si torturée,
si endiablée par l’exécrable et maudite obligation d’arriver à ce qu’une guinée fasse
le service de trois, que je déteste, que j’abhorre le seul mot d’affaires, et que je
m’évanouis d’y pensermoi-même… There are just two creatures I would envy : a horse in his
wild state traversing the forests of Asia, or an oyster on some of the desert shores
of Europe. The one has not a wish without enjoyment, the other has neither wish nor
fear.font boulet ; l’homme
lancé en avant rompt tout, se brise lui-même, recommence le lendemain en sens
contraire, et finit par ne plus trouver en lui et hors de lui que des débris. Burns
n’avait jamais été sage, et le fut moins que jamais après son
Triste vie, et qui est le plus souvent celle des précurseurs ; il n’est pas sain de
marcher trop vite ; Burns était si fort en avant, que l’on mit quarante ans à le
rejoindre. À ce moment, en Angleterre, les conservateurs et les croyants primaient les
sceptiques et les révolutionnaires. La constitution était libérale, et semblait la
garantie des droits ; l’Église était populaire, et semblait le soutien de la morale.
La capacité pratique et l’incapacité spéculative détournaient les esprits des
innovations proposées, et les rattachaient Pitt’s
Speeches.Life of William Pitt, by
Macaulay.habeas corpus était suspendu à plusieurs
reprises ; les écrivains qui avançaient des doctrines contraires à la monarchie et à
l’aristocratie étaient proscrits et punis sans merci. Il était dangereux à un
républicain de faire sa profession de foi politique au restaurant, devant son beefsteak et sa bouteille, et l’on voyait en Écosse, pour des offenses
qui à Westminster eussent été qualifiées de délits simplesMisdemeanours.Felons. Ces termes légaux n’ont pas d’équivalent en
français.
Ce n’est point dans ce monde armé en guerre contre les nouvelles théories que les
nouvelles théories pouvaient naître. La révolution y entre cependant ; elle y entre
déguisée, et par une voie détournée, en sorte qu’on ne la reconnaît pas. Ce ne sont
point les idées sociales qui se transforment, comme en France, ni
En quoi consiste cette réforme du style ? Avant de la définir, j’aime mieux la
montrer, et pour cela il faut que l’on voie le caractère et la vie de celui qui le
premier l’a pratiquée sans système, William Cowper ; car son talent n’est que l’image
de son caractère, et ses poëmes ne sont que l’écho de sa vie. C’était un enfant
délicat, craintif, d’une sensibilité frémissante, passionnément tendre, et qui, ayant
perdu sa mère à six ans, fut soumis presque aussitôt au fagging et
aux brutalités d’une école publique. Elles sont étranges en Angleterre : un garçon
d’environ quinze ans le prit comme victime, et le pauvre petit, incessamment
maltraité, conçut « une telle crainte de son bourreau, qu’il n’osait lever les yeux
sur lui plus haut que les genoux, et le connaissait mieux par ses boucles de souliers
que par aucune autre partie de son habillement. » Dès neuf ans, la mélancolie le prit,
non pas la rêverie douce que nous appelons de ce nom, mais le profond abattement, le
désespoir morne et continu, qui n’a point l’espérance de jamais le recouvrer. » Et ailleurs : « On
peut représenter le cœur d’un chrétien comme dans l’affliction et pourtant dans la
joie, percé d’épines et pourtant couronné de roses. J’ai l’épine sans la rose. Ma rose
est une rose d’hiver ; les fleurs sont flétries, mais l’épine demeure
Un pareil homme n’écrit point pour le plaisir de faire du bruit. Il faisait des vers
comme il peignait ou rabotait, pour s’occuper, pour se déprendre de lui-même. Son âme
était trop pleine, il n’avait pas besoin d’aller bien loin chercher des sujets.
Représentez-vous cette figure pensive, qui, silencieusement, au bord de l’Ouse, erre
et regarde. Il regarde et rêve : une fraîche paysanne avec son panier au bras, une
charrue lointaine qui avance lentement derrière l’attelage en sueur, une source
luisante qui polit les cailloux bleuâtres, en voilà assez pour le remplir de
sensations et de pensées. Il revient, s’assoit dans son petit pavillon grand comme une
chaise à porteurs, dont la fenêtre donne sur le verger du voisin, et la porte sur un
jardin plein d’œillets, de roses et de chèvrefeuilles. C’est dans ce nid qu’il
travaille. Le soir, auprès de son amie dont les aiguilles courent pour lui sur la
laine, il lit ou écoute les bruits demi-assoupis du dehors. C’est de cette vie que
naissent ses vers. Elle lui suffit et suffit à les faire naître. Il ne lui en faut pas
une plus violente ; moins unie et moins effacée, elle le bouleverserait ; les
impressions qui sont petites pour nous sont grandes pour lui, et dans une chambre,
dans un jardin, il trouve un monde. À ses yeux, les moindres objets sont poétiques.
C’est le soir, en hiver ; le messager de la poste arrive, « héraut d’un nouvelles de l’Inde, lui fera voir
l’Inde elle-même, vieille reine empanachée, « avec son turban emplumé, brodé de
perlesl’impôt
des boissons, mettra devant ses yeux « les dix milles tonnes incessamment
suintantes, et qui, touchées par le doigt de l’État comme par le doigt de Midas,
saignent de l’or pour la prodigalité des ministres. » À proprement parler, la nature
est comme un musée de tableaux magnifiques et variés, qui pour nous, gens ordinaires,
sont toujours recouverts de leur serge. Tout au plus, çà et là, une déchirure nous
laisse soupçonner les beautés cachées derrière les monotones enveloppes ; mais ces
enveloppes, le poëte les lève toutes et voit un tableau là où nous ne découvrions
qu’un surtout. Voilà la vérité neuve que les poëmes de Cowper ont mise en lumière.
Nous savons par lui que nous ne sommes plus forcés d’aller chercher en Grèce, à Rome,
dans les palais, chez les
Est-ce bien le potager qui est poétique ? Aujourd’hui peut-être, mais demain, si j’ai
l’imagination sèche, je n’y verrai rien que des carottes et autres fournitures de
cuisine. C’est ma sensation qui est poétique, c’est elle que je dois respecter, comme
la fleur la plus précieuse de la beauté. De là un nouveau style. Il ne s’agit plus,
suivant l’ancienne mode oratoire, d’enfermer un sujet dans un plan régulier, de le
diviser en portions symétriques, de ranger les idées en files, comme les pions sur un
damier. Cowper prend le premier sujet venu, celui que lady Austen lui a donné au
hasard, un sofa, et il en parle pendant deux pages ; puis il va où son courant
d’esprit le conduit, décrivant une soirée d’hiver, quantité d’intérieurs et de
paysages, mêlant çà et là toutes sortes de réflexions morales, des récits, des
dissertations, des jugements, des confidences, à la façon d’un homme qui pense tout
haut devant le plus intime et le plus aimé de ses amis. Voilà son grand poëme, the Task. « Comparés à ce livre, dit Southey, les meilleurs poëmes
didactiques sont comme des jardins compassés auprès en train de se
faire et de se défaire, non pas toutes faites, immobiles et fixes, comme
l’ancien style les représentait. En cela consiste la grande révolution du style
moderne. L’esprit, dépassant les règles connues de la rhétorique et de l’éloquence,
pénètre dans la psychologie profonde, et n’emploie plus les mots que pour chiffrer les
émotions.
Alors parutRevue d’Édimbourg, octobre 1802.Wat Tyler, apportait la glorification de la
Jacquerie passée à l’appui de la Révolution présente. Un autre, Coleridge, pauvre
diable et ancien dragon, la tête farcie de lectures incohérentes et de songes
humanitaires, avait songé à fonder en Amérique une république communiste purgée de
rois et de prêtres ; puis devenu unitaire, s’était imbu à Goettingue de théories
hérétiques et mystiques sur le Verbe et l’absolu. Wordsworth lui-même, le troisième et
le plus tempéré, avait débuté par des vers enthousiastes contre les rois, « ces fils
du limon, qui de leur sceptre voulaient arrêter la marée révolutionnaire, et que le
flot montant de la liberté allait balayer et engloutir. » Mais ces colères et ces
aspirations ne tenaient guère ; et tous trois, au bout de quelques années, ramenés
dans le giron de l’État et de l’Église, se trouvaient, l’un journaliste de M. Pitt,
l’autre pensionnaire du gouvernement, le troisième poëte lauréat, convertis zélés,
anglicans décidés et conservateurs intolérants. En matière de goût, au contraire, ils
avaient marché en avant sans reculer. Ils avaient rompu violemment avec la tradition,
et sautaient par-dessus toute la culture classique pour aller prendre leurs modèles
dans la Renaissance et le moyen âge. L’un d’eux, Charles Lamb, comme Sainte-Beuve,
avait découvert et restauré le seizième siècle. Les dramatistes les plus incultes,
Marlowe par exemple, leur paraissaient admirables, et ils allaient chercher dans les
recueils de Percy et de Warton, dans les vieilles ballades nationales et dans les
anciennes
Dans cette confusion laborieuse, deux grandes idées se dégagent : la première qui produit la poésie historique, la seconde qui produit la poésie philosophique, l’une surtout visible dans Southey et Walter Scott, l’autre surtout visible dans Wordsworth et Shelley, toutes deux européennes et manifestées avec un éclat égal en France dans Hugo, Lamartine et Musset, avec un éclat plus grand en Allemagne dans Gœthe, Schiller, Ruckert et Heine ; l’une et l’autre si profondes que nul de leurs représentants, sauf Gœthe, n’en a deviné la portée ; et que c’est à peine si aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, nous pouvons en définir la nature pour en présager les effets.
La première consiste à dire ou plutôt à pressentir que notre idéal n’est pas
l’idéal : c’en est un, mais il y en a d’autres. Le barbare, l’homme féodal, le
cavalier de la Renaissance, le musulman, l’Indien, chaque âge et chaque race a conçu
sa beauté, qui est une beauté. Jouissons-en, et pour cela mettons-nous à la place de
ceux qui l’ont inventée ; mettons-nous-y tout à fait ; ce ne sera point assez de
représenter, comme les romanciers et les dramatistes précédents, des mœurs modernes et
nationales sous des noms étrangers et antiques ; peignons les sentiments des autres
siècles et des autres races avec leurs traits propres, si différents que ces traits
soient des nôtres et si déplaisants qu’ils soient pour notre goût. Montrons notre
personnage tel qu’il fut, grotesque ou Tasse, son Iphigénie, son Divan, son
second Faust, devenu concitoyen de toutes les nations et
contemporain de tous les âges, semblait vivre à volonté dans tous les points de la
durée et de l’espace, et donnait une idée de l’esprit universel. Cependant cette
littérature, en approchant de sa perfection, approchait de son terme et ne se
développait que pour finir. On en vint à comprendre que les résurrections tentées sont
toujours imparfaites, que toute imitation est un pastiche, que l’accent
Dans cette multitude de voyageurs et d’historiens déguisés en poëtes, comment
choisir ? Ils pullulent comme les volées d’insectes éclos un jour d’été dans la
végétation surabondante ; ils bourdonnent et luisent, et l’esprit se trouve perdu
parmi leurs bruissements et leurs chatoiements. Lesquels citerai-je ? Thomas Moore, le
plus gai et le plus français de tous, moqueur spirituelthe Fudge Family, etc.The
Epicurean.Lalla Rookh.Christabel et dans son Vieux Marinier, retrouva le
surnaturel et le fantastique ; Campbell, qui, ayant commencé par un poëme didactique
sur les plaisirs de
l’Espérance, entra dans la nouvelle école tout en
gardant son style noble et demi-classique, et composa des poëmes américains et celtes,
médiocrement celtes et américains ; au premier rang Southey, habile homme qui, après
quelques faux pas de jeunesse, devint le défenseur attitré de l’aristocratie et du cant, lecteur infatigable, écrivain inépuisable, chargé d’érudition,
doué d’imagination, célèbre comme Victor Hugo par la nouveauté de ses innovations, par
le ton guerrier de ses préfaces, par les magnificences de sa curiosité pittoresque,
ayant promené sur l’univers et l’histoire ses cavalcades poétiques, et enveloppé dans
le réseau infini de ses vers Jeanne d’Arc, Wat Tyler, Roderick le Goth, Madoc,
Thalaba, Kehama, les traditions celtiques et mexicaines, les légendes des Arabes et
des Indiens, tour à tour catholique, musulman, brahmane, mais seulement en poésie, en
somme protestant prudent et patenté. Ne prenez ceux-ci que comme exemples ; il y en a
une trentaine d’autres par derrière, et je crois que de tous les beaux paysages
visibles ou imaginables, de tous les grands événements réels ou légendaires, sur tous
les points du temps, aux quatre coins du monde, il n’en est pas un qui leur ait
échappé. Cette fantasmagorie est bien brillante : par malheur elle sent la fabrique.
Si vous voulez en avoir l’image, figurez-vous que vous êtes à l’Opéra. Les décors sont
splendides, on les voit descendre du ciel, c’est-à-dire du plafond, trois fois par
acte : hautes cathédrales gothiques, dont les rosaces flamboient au soleil couchant,
pendant que les processions se déploient Lalla Rookh, Thalaba, Roderik, Kehama, et le reste de ces
poëmes. Ce sont de grandes machines décoratives appropriées à la mode. La marque
propre du génie est la découverte de quelque large région inexplorée dans la nature
humaine, et cette marque leur manque ; ils témoignent seulement de beaucoup d’habileté
et de savoir. En somme, j’aime mieux voir l’Orient dans les Orientaux d’Orient que
dans les Orientaux d’Angleterre, chez Vyasa ou Firdousi que chez SoutheyThe history of the caliph Vathek, roman
fantastique et puissant, par W. Beckford, publié d’abord en français, 1784.
Par-delà toutes les causes générales qui ont entravé cette littérature, il y en a une
nationale : ils n’ont pas l’esprit assez flexible, et ils ont l’esprit trop moral.
Leur imitation n’est que littérale. Ils ne connaissent les temps passés et les pays
lointains qu’en antiquaires et en voyageurs. Quand ils mentionnent un usage, ils
mettent leurs autorités en note ; ils ne se présentent au public que munis
d’attestations ; ils établissent par certificats valables qu’ils n’ont pas commis une
faute de topographie ni de costume. Moore, comme Southey, nomme ses garants : sir John
Malcolm, sir William Ouseley, M. Carue et autres personnages qui reviennent Martyrs.Revue d’Édimbourg.
Un d’entre eux, romancier, critique, historien et poëte, favori de son siècle, lu
dans l’Europe entière, fut comparé et presque égalé à Shakspeare, eut plus de
popularité que Voltaire, fit pleurer les modistes et les duchesses, et gagna six
millions. « Je jurerais, je crois, lui écrivait son éditeur en achevant un de ses
livresLife of sir W.
Scott.liseur. Dès sa première enfance, il avait été
élevé parmi les récits qu’il mit en scène plus tard, celui de la bataille de Culloden,
celui des cruautés exercées contre les highlanders, celui des
guerres et des souffrances des covenantaires. À trois ans, il criait si haut la
ballade de Hardyknute qu’il empêchait le ministre du village, homme doué d’une
très-belle voix, d’être entendu et même de s’entendre. Sitôt qu’on lui avait récité
une ballade du Border, il la savait par cœur. Dans le reste, il
était indolent, étudiait à bâtons rompus, apprenait mal les choses sèches et
positives ; mais de ce côté le courant de son instinct était précoce, précipité et
invincible. Le jour où, pour la première fois, « sous un platane », il ouvrit les
volumes où Percy avait rassemblé les fragments de l’ancienne poésie, il oublia de
dîner « malgré son appétit de treize ans », et dorénavant « il inonda » de ces vieux
vers non-seulement ses camarades d’école, mais encore tous ceux qui voulaient
l’entendre. Devenu clerc chez son père, il fourrait dans son pupitre toutes les œuvres
d’imagination qu’il pouvait trouver, non pas les romans d’intérieur, « il lui fallait
l’art de miss Burney ou la sensibilité de Mackensie pour l’intéresser à une histoire
domestique » mais les « récits Romantic.borderers, il en sonna toute la route. La ferraille rouillée et le parchemin
sale l’attiraient, remplissaient sa tête de souvenirs et de poésie. En vérité, il
avait l’âme féodale. « Pendant toute sa vie, dit son gendre, son orgueil principal fut
d’être reconnu membre d’une famille historiquehighlanders, de hallebardes, d’armures, d’andouillers disposés en
trophéesyeomen et les gentlemen peuvent chevaucher côte à côte, — danses gaillardes et
gaies où le lord n’aura pas honte de donner la main à la fille du meuniersir Walter Scott, premier baronnet
d’Abbotsford.
La Dame du lac, Marmion, le Lord des îles, la Jolie Fille de Perth, les
Puritains d’Écosse, Ivanhoe, Quentin Durward, qui ne sait par cœur tous ces
noms ? C’est chez Walter Scott que nous avons appris l’histoire. Et cependant est-ce
de l’histoire ? Toutes ses peintures d’un passé lointain sont fausses. Les costumes,
les paysages, les dehors sont seuls exacts ; actions, discours, sentiments, tout le
reste est civilisé, embelli, arrangé à la moderne. On pouvait s’en douter en regardant
le caractère et la vie de l’auteur ; car que veut-il et que demandent ces hôtes
empressés à gentlemen, comme Évandale, Morton, Ivanhoe, parfaitement élevés, tendres et
graves, même un peu mélancoliques (c’est la dernière mode) et dignes de les conduire à
l’autel. Y a-t-il un homme plus propre que l’auteur à composer un pareil spectacle ?
Il est bon protestant, bon mari, bon père, gentleman bourgeois ? Walter
Scott s’arrête sur le seuil de l’âme et dans le vestibule de l’histoire, ne choisit ;
dans la Renaissance et le moyen âge, que le convenable et l’agréable, efface le
langage naïf, la sensualité débridée, la férocité bestiale. Après tout, ses
personnages, en quelque siècle qu’il les transporte, sont ses voisins, fermiers
finauds, lairds vaniteux, gentlemen gantés, demoiselles à marier,
tous plus ou moins
Celle qu’il joua dura moins. Pour soutenir son hospitalité princière et ses
magnificences féodales, il était devenu l’associé de ses éditeurs ; châtelain en
public et négociant en secret, il leur avait engagé sa signature, sans surveiller
l’usage qu’ils en faisaient. Une banqueroute survint ; à cinquante-cinq ans, il se
trouva ruiné et débiteur de cent dix-sept mille livres sterling. Avec un courage et
une probité admirables, il refusa toute grâce, n’accepta que du temps, se mit à
l’œuvre le jour même, écrivit infatigablement, paya en quatre ans soixante-dix mille
livres, épuisa son cerveau jusqu’à devenir paralytique et mourut à la peine. Ni dans
sa conduite ni dans sa littérature ses goûts féodaux ne lui avaient réussi, et ses
splendeurs seigneuriales s’étaient trouvées aussi fragiles que ses imaginations
gothiques. Il s’était appuyé sur l’imitation, et l’on ne subsiste que par la vérité.
C’est ailleurs qu’était sa gloire, et il y avait une partie solide dans son esprit
comme dans ses écrits. Par-dessous l’amateur du moyen âge, on découvre d’abord
l’Écossais avisé, observateur attentif, dont la sagacité s’est aiguisée Ivanhoe, page 1. « Such being our chief scene, the date of our story refers to a period towards
the end of the reign of Richard I, when his return from his long captivity had
become an event rather wished than hoped for by his despairing subjects, who were
in the mean time subjected to every species of subordinate oppression. » —
Impossible d’écrire plus lourdement.
Il lui ressemble encore par la pureté et la continuité de ses intentions morales.
« Sir Walter, lui disait M. Laidlaw, auquel il dictait Ivanhoe, je
ne puis m’empêcher de vous dire que vous faites un bien immense par ces récits si
attrayants et si nobles, car les jeunes gens et les jeunes personnes ne voudront plus
jeter les yeux sur les drogues littéraires qu’on leur fournissait dans les cabinets de
lectureCirculating libraries. (Je traduis par
un équivalent.)
À côté de ce développement, il y en avait un autre, et en même temps que l’histoire,
la philosophie entrait dans la littérature pour l’agrandir et l’altérer. On l’y
trouvait partout, à l’entrée comme au centre. À l’entrée, elle avait implanté
l’esthétique : chaque poëte devenu théoricien définissait le beau avant de le
produire, posait des principes dans sa préface et n’inventait que d’après un système
préconçu. Mais l’ascendant de la métaphysique était bien plus visible encore au centre
de l’œuvre qu’à l’entrée ; car non-seulement elle prescrivait à la poésie sa forme,
mais encore elle lui fournissait son fonds. Qu’est-ce que l’homme et que vient-il
faire en ce monde ? Quelles sont ces grandeurs lointaines auxquelles il aspire ? Y
a-t-il un port qu’il puisse atteindre, et une main cachée qui le conduise vers ce
port ? Ce sont là les questions que les poëtes, transformés en penseurs, agitaient de
concert, et Gœthe, ici comme ailleurs, père ou promoteur de toutes les hautes idées
modernes, à la fois sceptique, panthéiste et mystique, écrivait dans son Faust l’épopée du siècle et l’histoire de l’esprit humain. Ai-je
besoin de dire que chez Schiller, Heine, Beethoven, Hugo, Lamartine et Musset, le
poëte, à travers sa personne particulière, fait toujours parler l’homme universel ?
Les personnages qu’ils ont créés, depuis Faust jusqu’à Ruy Blas, ne leur ont servi qu’à manifester quelque grande idée métaphysique
et sociale, et vingt fois cette idée trop grande, crevant son enveloppe étroite, a
débordé hors de toute vraisemblance humaine ou de toute forme poétique pour s’étaler
elle-même sous les yeux des spectateurs. Telle fut la domination de l’esprit
philosophique, qu’après avoir violenté ou roidi la littérature, il imposa à la musique
des idées humanitaires, infligea à la peinture des intentions symboliques, pénétra
dans la langue courante, et gâta le style par un débordement d’abstractions et de
formules dont tous nos efforts ne parviennent plus aujourd’hui à nous débarrasser.
Comme un enfant trop fort qui se dégage de sa mère en la blessant, il a tordu les
nobles formes qui avaient essayé de le contenir, et traîné la littérature à travers
une agonie d’angoisses et d’efforts.
Ce n’est point ici qu’il avait sa patrie, et de l’Allemagne à l’Angleterre le trajet
se trouva bien long. Pendant longtemps, il parut dangereux ou ridicule. « Tout ce
qu’on savait de l’AllemagneEdinburgh Review,
juin 1810.
Le premier, nouveau Cowper, avec moins de talent et plus d’idées que l’autre, fut par
excellence un homme intérieur, c’est-à-dire préoccupé des intérêts de l’âme. « Que
suis-je venu faire en ce monde, et les yeux tournés vers le dedans, non pour noter et classer leurs
idées, en physiologistes, mais en moralistes, pour approuver ou blâmer leurs
sentiments. Ainsi comprise, la vie devient une affaire grave, d’issue incertaine, sur
laquelle il faut réfléchir incessamment et avec scrupule. Ainsi compris, le monde
change d’aspect : ce n’est plus une machine de rouages engrenés, comme le dit le
savant, ni une magnifique plante florissante, comme le sent l’artiste : c’est l’œuvre
d’un être moral étalée en spectacle devant des êtres moraux.
Représentez-vous un pareil homme en face de la vie et du monde ; il les regarde et il
y prend part, en apparence comme un autre ; mais au fond qu’il est différent ! Sa
grande pensée le poursuit, et quand il contemple un arbre, c’est pour méditer sur la
destinée humaine. Il trouve ou prête un sens aux moindres objets : un soldat qui
marche au son du tambour le fait réfléchir sur l’abnégation héroïque, soutien des
sociétés ; une traînée de nuages qui dort lourdement au bord d’un ciel terne lui
communique cette mélancolie grisailles significatives ; de parti pris il supprime tout ce qui plaît aux
sens, afin de ne parler qu’au cœur.
De ce caractère naquit une théorie, sa théorie de l’art, toute spiritualiste, qui,
après avoir révolté les habitudes classiques, finit par rallier les sympathies
protestantes, et lui gagna autant de partisans qu’elle lui avait suscité
d’ennemisLyrical
Ballads.
Tout cela est fort bien, mais à la condition que le lecteur soit comme lui,
c’est-à-dire philosophe moraliste par excellence et homme sensible avec excès. Quand
j’aurai vidé ma tête de toutes les pensées mondaines, et que j’aurai regardé les
nuages dix années durant pour m’affiner l’âme, j’aimerai cette poésie. En attendant,
le réseau de fils imperceptibles par Peter Bell, —
the White doe, — the Kitten and the Falling
leaves, etc.le Parfait
pêcheur de Walton ; sonnet. — Le dimanche de Pâques, j’étais dans une vallée
du Westmoreland ; autre sonnet. — Avant-hier, par mes questions trop pressantes, j’ai
poussé mon petit garçon à mentir ; poëme. — Je vais me promener sur le continent et
en Écosse ; poésies sur tous les incidents, monuments, documents du voyage. » Vous
jugez donc vos émotions bien précieuses, que vous les mettez toutes sous verre ? Il
n’y a que trois ou quatre événements en chacun de nous qui vaillent la peine d’être
contés ; nos puissantes sensations méritent d’être montrées, parce qu’elles résument
tout notre être, mais non les petits effets des petits ébranlements qui nous
traversent et les oscillations imperceptibles de notre état quotidien. Autrement je
finirai par expliquer en vers qu’hier mon chien s’est cassé la patte, et que ce matin
ma femme a mis ses bas à l’envers. Le propre de l’artiste est de couler les grandes
idées dans des moules aussi grands qu’elles ; ceux de Wordsworth sont en mauvaise
glaise vulgaire, ébréchés, incapables de garder le noble métal qu’ils doivent
contenir.
Mais le métal est véritablement noble, et, outre plusieurs sonnets très-beaux, il y a
telle de ses œuvres, entre autres la plus vaste, Une Excursion, où
l’on oublie la pauvreté de la mise en scène pour admirer la chasteté et l’élévation de
la pensée. À la vérité, l’auteur ne s’est guère mis en frais d’imagination : il se
promène et cause avec un pieux colporteur au-delà, vers lequel
involontairement nous nous acheminons. J’oublie nos façons françaises insouciantes,
notre habitude de laisser couler la vie. Il y a un sérieux imposant, une austère
beauté dans cette réflexion si sincère ; le respect vient, on s’arrête et on est
touché. Ce livre est comme un temple protestant, auguste, quoique monotone et nu. Ce
qu’il expose, ce sont les grands intérêts de l’âme, « c’est la vérité, la grandeur, la
beauté, l’espérance, l’amour, — la crainte mélancolique subjuguée par la foi, — ce
sont les consolations bénies aux jours d’angoisse, — c’est la force de la volonté et
la puissance de l’intelligence, — ce sont les joies répandues sur la large communauté
des êtres, — c’est l’esprit individuel qui maintient sa retraite inviolée, — sans y
recevoir d’autres maîtres que la conscience, — et la loi suprême de cette
intelligence qui gouverne tout
Lorsqu’une forme d’esprit arrive à la lumière, elle y arrive de toutes parts ; il n’y
a point de parti où elle n’apparaisse, ni d’instincts qu’elle ne renouvelle. Elle
entre en même temps dans les deux camps contraires, et semble défaire d’une main ce
qu’elle a fait de l’autre main. Si c’est comme autrefois le style oratoire, on le
trouve à la fois au service de la misanthropie cynique et au service de l’humanité
décente, chez Swift et chez Addison. Si c’est comme aujourd’hui l’esprit
philosophique, il produit à la fois des prédications conservatrices et des utopies
socialistes, Wordsworth et ShelleyCaleb Williams.Fag.Queen Mab et notes. À Oxford il avait publié une brochure « sur la
nécessité de l’athéisme. »cant parlait en maître. Il fut chassé de l’université ; son père refusa de le
voir ; le chancelier, par un décret, lui ôta la tutelle de ses deux enfants à titre
d’indigne ; à la fin, il fut obligé de quitter l’Angleterre. J’ai oublié de dire qu’à
dix-huit ans il avait épousé une jeune fille du peuple, qu’ils s’étaient séparés,
qu’elle s’était tuée, qu’il avait miné sa santé à force d’exaltations et
d’angoissesla Reine Mab, dans Alastor, dans
la Révolte de l’Islam, dans Prométhée, il n’a
produit que des fantômes sans substance. Une seule fois, dans Béatrix
Cenci, il a ranimé une figure vivante digne de Webster et du vieux Ford, mais
en quelque sorte malgré lui, et parce que les sentiments y étaient tellement inouïs et
tendus qu’ils s’accommodaient à ses conceptions surhumaines. Partout ailleurs son
monde est au-delà du nôtre. Les lois de la vie y sont suspendues ou transformées. On y
vogue
Pour les âmes ainsi faites, la grande consolation, c’est la nature. Elles sont trop
finement sensibles pour trouver une distraction dans le spectacle et la peinture de
passions humainesNational Review,
octobre 1856.the Witch of Atlas, the Cloud, the
Skylark, la fin de l’Islam, Alastor et tout Prométhée.
La perce-neige, puis la violette, — sortaient du sol, humides de pluie tiède, — et leur haleine se mêlait aux fraîches senteurs — du gazon, comme la voix à l’instrument.
Puis les gentianes bigarrées et les hautes tulipes, — et les narcisses, les plus belles d’entre toutes les fleurs, — qui contemplent leurs yeux dans les enfoncements du fleuve, — jusqu’à ce qu’ils meurent de leur propre beauté trop aimée.
Puis la naïade de la vallée, le muguet : — la jeunesse le fait si beau, et la passion si pâle, — que l’éclat de ses clochettes tremblantes se laisse entrevoir — à travers leurs pavillons de verdure tendre.
Puis l’hyacinthe empourprée, blanche ou bleue, — qui de ses clochettes frêles jetait un carillon — de notes si délicates, si douces et si intenses, — qu’on le sentait au-dedans des sens comme un parfum.
Et la rose, comme une nymphe qui s’apprête pour le bain, — découvrant la profondeur de son sein éblouissant, — jusqu’à ce que, voile après voile, devant l’air palpitant, — l’âme de sa beauté et de son amour se fût montré nue.
Puis le grand lis dressé qui levait en l’air, — comme une Ménade, sa coupe éclairée par la lune, — jusqu’à ce que l’étoile ardente, qui est son œil, — regardât l’azur tendre du ciel à travers la rosée transparente.
Sur le courant dont la poitrine mouvante, — scintillait entre des berceaux de
branches fleuries, — des clartés d’émeraude
De larges nymphéas y traînaient tremblants, — et à côté d’eux les nénufars étoiles luisaient, — et tout à l’entour la molle rivière scintillait et dansait — avec des sons doux et un doux rayonnement.
Et les sentiers sinueux de gazon et de mousse — qui menaient dans le jardin en long et en travers, — quelques-uns ouverts à la fois au soleil et à la brise, — d’autres perdus parmi des berceaux d’arbres en fleur.
Étaient tous parés de pâquerettes et de jacinthes délicates — aussi belles que les
fabuleuses asphodèles, — et de fleurettes qui, se baissant vers le jour qui baissait,
— retombaient en pavillons blancs, empourprés et bleus, — pour abriter le
ver-luisant contre la rosée du soir
Tout vit ici, tout respire et désire. Ce poëme, qui est l’histoire d’une plante, est
aussi l’histoire d’une âme, l’âme de Shelley, la sensitive. Est-ce qu’il n’est
Ils ont fait leur œuvre cependant. Sous leurs efforts multipliés et par leur concert
involontaire, l’idée du beau change, et par contagion les autres idées vont changer.
Les conservateurs y contribuent comme les révolutionnaires, et l’esprit nouveau
transpire des poëmes qui bénissent l’État et l’Église, comme des poëmes qui maudissent
l’Église et l’État. On apprend par Wordsworth et par Byron, par le protestantisme
approfondithe Excursion, page 328.cant protége, il y a matière à réforme ou à révolte ; qu’on peut trouver des
valeurs morales autres que celles que la loi timbre et que l’opinion reçoit ; qu’en
dehors des confessions officielles, il y a des vérités ; qu’en dehors des conditions
respectées, il y a des grandeurs ; qu’en dehors
I. L’homme. — Sa famille. — Son caractère passionné. — Ses amours précoces. — Sa
vie excessive. — Son caractère militant. — Sa révolte contre l’opinion. — English Bards and Scottish Reviewers. — Ses bravades et ses
imprudences. — Son mariage. — Déchaînement de l’opinion contre lui. — Son départ. —
Sa vie politique en Italie. — Ses tristesses et ses violences.
II. Le poëte. — Ses raisons pour écrire. — Sa façon d’écrire. — Comment sa poésie
est personnelle. — Son goût classique. — En quoi ce goût l’a servi. — Childe Harold. — Le héros. — Les paysages. — Le style.
III. Ses petits poëmes. — Ses procédés oratoires. — Ses effets mélodramatiques. —
Vérité des paysages. — Sincérité des sentiments. — Peintures des émotions tristes
et extrêmes. — Idée régnante de la mort et du désespoir. — Mazeppa, le
Prisonnier de Chillon, le Siége de Corinthe, le Corsaire, Lara. — Analogie de
cette conception avec celles de l’Edda et de Shakspeare. — Les
Ténèbres.
IV. Manfred. — Comparaison du Manfred de Byron, et du Faust de
Gœthe. — Conception de la légende et de la vie dans Gœthe. — Caractère symbolique et
philosophique de son épopée. — En quoi Byron lui est inférieur. — En quoi Byron lui
est supérieur. — Conception du caractère et de l’action dans Byron. — Caractère
dramatique de son poëme. — Opposition entre le poëte de l’univers et le poëte de la
personne.
V. Scandale en Angleterre. — La contrainte et l’hypocrisie des mœurs. — Comment et
selon quelle loi varient les conceptions morales. — La vie et la morale méridionales.
— Beppo. — Don Juan. — Transformation du talent
et du style de Byron. — Peinture de la beauté et du bonheur sensible. — Haydée. — Comment il combat Dona Julia. — Le Naufrage. — La prise
d’Ismaël. — Naturel et variété de son style. — Excès et fatigue de sa verve.
— Son théâtre. — Son départ pour la Grèce et sa mort.
VI. Position de Byron dans son siècle. — La maladie du siècle. — Les diverses conceptions du bonheur et de la vie. — La réponse des lettres. — La réponse des sciences. — Équilibre futur de la raison. — Conception moderne de la nature.
J’ai réservé le plus grand et le plus anglais de ces artistes ; il est si grand et si anglais qu’à lui seul il nous apprendra sur son pays et sur son temps plus de vérités que tous les autres ensemble. On a maudit ses idées pendant sa vie ; on a tâché de dénigrer son génie après sa mort. Encore aujourd’hui, les critiques anglais, à son endroit, sont injustes. Il a combattu toute sa vie contre le monde dont il est issu, et pendant sa vie comme après sa mort, il a porté la peine des ressentiments qu’il a provoqués et des répugnances qu’il a fait naître. Un critique étranger peut être plus équitable, et louer librement la main puissante dont il n’a pas senti les coups.
Si jamais il y eut une âme violente et follement sensible, mais incapable de se déprendre d’elle-même, toujours bouleversée, mais dans une enceinte fermée, prédestinée par sa fougue native à la poésie, mais limitée par ses barrières naturelles à une seule espèce de poésie, c’est celle-là.
with me
passions (for I was always violent). I never hear the word Clare (Lord Clare)
without the beating of the heart, even now.brimait son
cher Peel, et, le trouvant récalcitrant, lui donnait une bastonnade sur la partie
charnue du bras, qu’il avait tordu afin de le rendre plus sensible. Byron, trop petit
et ne pouvant combattre le bourreau, s’approcha de lui rouge de fureur, les larmes aux
yeux, et d’une voix tremblante demanda combien il voulait donner de coups. « Qu’est-ce
que cela te fait, petit drôle ? — C’est que, s’il vous plaît, dit Byron en tendant
son bras, j’en voudrais recevoir la moitié
Dans ce magnifique élan de facultés débridées et débandées qui bondissent à
l’aventure et semblent le lancer sans choix aux quatre coins de l’horizon, il y en a
une qui prend les rênes, et le précipite contre la muraille où il s’est brisé.
« Pauvre Byron ! disait Walter Scott I like Junius, he was a good hater… I
don’t understand yielding sensitiveness. What I feel is an immense rage for 48
hours. My noble friend is something like my old peacock, who chooses to
bivouac apart from his lady, and sits below my bed-room window, to keep me awake
with his screeching lamentation. Only I own he is not equal in melody to lord
Byron.Life of
Sir W. Scott, II, 238.berserkers scandinaves lorsque, dans une barque ouverte, sous un ciel fendu
par la foudre, ils se livraient à la tempête dont ils avaient respiré la fureur. Cet
instinct-là est dans le sang : on naît ainsi, comme on naît lion ou bouledoguedominus, il ne put répondre le
mot ordinaire adsumcant et la règle, dire que la haute société anglaise, toute débauchée et
hypocrite, fabrique des phrases et fait tuer des hommes pour garder ses sinécures et
ses bourgs pourris. Comme si ce n’était pas assez des haines politiques, il se charge
encore des inimitiés littéraires, attaque le corps entier des critiquesEnglish Bards and Scottish Reviewers.cant, par bravade, en fanfaron de
vices. Il se peint dans ses héros, mais en noir, de telle façon que personne ne peut
manquer de le reconnaître et de le croire beaucoup pire qu’il n’est. Walter Scott
écrit de prime saut après avoir lu Childe Harold : « Poëme de Childe Harold is, I think, a very clever poem,
but gives no good symptom of the writer’s heart or morals. Vice ought to be a
little more modest, and it must require impudence almost equal to the noble
lord’s other powers, to claim sympathy gravely for the ennui arising from his
being tired of his wassailers and his paramours. There is a monstrous deal of
conceit in it too, for it is informing the inferior part of the world, that
their little old-fashioned scruples of limitation are not worthy of his
regard…Macbeth que je traduis par un équivalent.
Une dernière imprudence déchaîna l’attaque. Tant qu’il était garçon, on avait pu
excuser ses excès par cette fougue du tempérament trop fort qui souvent révolte les
jeunes gens de ce pays contre le bon goût et la règle ; mais le mariage les range, et
c’est le mariage qui acheva de déranger celui-ci. Il se trouva que sa femme était une
vertu, « sorte de modèle » cité pour tel, « créature de la règle », correcte et sèche,
incapable de faillir et de pardonner. « Cela est bien drôle, disait son domestique
Fletcher, je n’ai jamais I always wake in actual
despair, and despondency, in all respects, even of that which pleased me over
night. In England, five years ago, I had the same kind
of hypochondria, but accompanied with so violent a thirst, that I have drunk as
many as fifteen bottles of soda-water in one night, after going to bed, and been
still thirsty… striking off the necks of the bottles from mere thirsty
impatience. What I feel most growing upon me are laziness, and a disrelish
more powerful than indifference. If I rouse, it is into fury. I presume that I
shall end (if not earlier by accident) like Swift « dying at the
top. » Lega came in with a letter about a bill unpaid at Venice which I
thought paid months ago. I flew into a paroxysm of rage, which almost made me
faint. I have always had « une âme » which not only
tormented itself, but every body else in contact with it, and an « esprit violent », which has almost left me without any « esprit » at all.
Il a donc été poëte, mais à sa façon, façon étrange, semblable à celle dont il a
vécu. Il y avait en lui des tempêtes intérieures, des avalanches d’idées qui ne
trouvaient d’issue que par l’écriture. « Me fuir moi-même, ç’a été là toujours mon
vrai, mon unique, mon seul motif pour barbouiller du papier et pour publier. —
Publier est la continuation du même effet par le mouvement que cela donne à l’esprit,
qui, sans cela retomberait sur soi-même I
have written from the fulness of my mind, from passion, from impulse, from many
motives, but not « for their sweet voices. » To withdraw myself from
myself has ever been my sole, my entire, my sincere motive in scribbling at all
— and publishing also the continuance of the same object, by the action it
affords to the mind, which else recoils upon itself.le Corsaire en dix jours, la Fiancée d’Abydos en
quatre jours. — Pendant l’impression, il ajoutait, corrigeait, mais sans refondre.
« Je vous ai déjà dit que je ne puis jamais refondre. Je suis comme le tigre : si je
manque mon premier bond, je rentre en grondant dans ma jungle ; si je le fais juste,
il est écrasant
Dans quel style allait-il écrire ? Avec ces sentiments concentrés et tragiques, il
avait l’esprit classique. Par le plus singulier mélange, les livres qu’il préférait
étaient ou les plus violents ou les plus réguliers, la Bible d’abord : « J’en suis
grand lecteur et grand admirateur, je l’avais lue et relue avant d’avoir huit ans ; je
veux dire l’Ancien-Testament, car le Nouveau, pour moi, était une tâche, mais l’Ancien
un plaisirHours of idleness, English Bards and Scottish
Reviewers, il a essayé de la suivre. Plus tard et presque dans toutes ses
œuvres, on en trouvera l’effet. Il recommande et pratique la règle des unités dans les
tragédies. Il aime la forme oratoire, la phrase symétrique, le style condensé. Il
plaide volontiers ses passions. Sheridan l’engageait à se tourner vers l’éloquence, et
la vigueur, la logique perçante, la verve Corsaire 13000 exemplaires en un jour.
Ainsi perça Childe Harold. Du premier coup, chacun fut troublé.
C’était plus qu’un auteur qui parlait, c’était un homme. En dépit de ses désaveux, on
sentait bien que l’auteur ne faisait qu’un avec le personnage ; il se calomniait, mais
il s’imitait. On le reconnaissait dans ce jeune noble voluptueux et dégoûté, prêt à
pleurer au milieu de ses orgies, qui « seul errait perdu en de mornes rêveries, et,
gorgé de plaisirs, aspirait presque à la douleur
Oui, il faut que je pense moins violemment ; j’ai pensé — trop longtemps et lugubrement, jusqu’à ce que mon cerveau, — bouillonnant et épuisé par son propre tourbillon, — soit devenu un gouffre tournant de rêves et de flamme. — Voilà comment, n’ayant point appris tout jeune à dompter mon cœur, — les sources de ma vie ont été empoisonnées. Il est trop tard ! — Pourtant je suis changé, quoique toujours le même en force — pour endurer ce que le temps ne peut amoindrir, — et pour me nourrir de fruits amers, sans accuser la destinée…
Comme le Chaldéen, il tenait ses yeux fixés sur les étoiles, — jusqu’à ce qu’il les eût peuplées d’êtres aussi brillants — que leurs propres rayons, et que la terre, et ses discordes fangeuses, — et les fragilités humaines fussent oubliées toutes. — S’il avait pu maintenir son âme dans cet essor, — il eût été heureux ; mais notre argile étouffe — son étincelle divine, enviant à l’homme la lumière — vers laquelle il monte, comme pour briser sa chaîne — enchaîné loin du ciel qui là-haut nous ouvre ses plages.
Cependant, dans les demeures de l’homme, il était devenu une créature — anxieuse et
harassée, sombre et déplaisante, — languissant comme un faucon sauvage dont l’aile
est coupée, — pour qui l’air sans bornes serait la seule patrie. — Alors son accès
lui revenait, et pour le dompter, — aussi ardemment que l’oiseau emprisonné heurte —
sa poitrine et son bec contre le treillage de fer — jusqu’à ce que le sang teigne son
plumage ; — ainsi la chaleur de son âme captive allait dévorant le sang de son
cœurhave thought
J’étais à Venise, sur le pont des Soupirs, — un palais et une prison de chaque côté. — Je voyais, du sein de la vague, ses monuments se lever — comme à l’attouchement d’une baguette magique. — Dix siècles étendent leurs ailes brumeuses — autour de moi, et une auréole mourante rayonne — jusque sur ces temps lointains où mainte contrée sujette — tenait ses yeux fixés sur les bâtisses de marbre du lion ailé, — quand Venise, assise dans sa pompe, posait son trône sur ses cent îles.
Elle semble une Cybèle des mers sortie de l’Océan, — s’élevant avec sa tiare de
tours orgueilleuses, — dans le vague lointain, d’un mouvement majestueux, —
souveraine des eaux et de leurs puissances. — Elle l’était jadis ; ses filles
avaient leur douaire — dans les dépouilles des nations, et l’inépuisable Orient —
versait dans son giron les pierreries en pluies éblouissantes. — Elle trônait dans sa
pourpre, et à ses fêtes — les monarques invités croyaient leur dignité accrue
Par le ciel ! c’est une splendide vue — pour celui qui n’a point là d’ami ni de frère
— de voir leurs écharpes rivales, aux broderies bigarrées, — de voir leurs armes
variées qui étincellent dans l’air ! — Les vaillants dogues de la guerre se lancent
hors de leur repaire, — et grincent de leurs crocs, et hurlent haut après la proie. —
Tous se joignent à la chasse, mais peu auront part au triomphe ; — le tombeau
prendra pour soi le plus précieux du butin, — et le Massacre assouvi peut à peine, à
force de joie, compter leurs files
Voilà comme ils fouissent leur sillon dans leur misère inerte, — pourrissant de père
en fils et d’âge en âge, — fiers de leur nature foulée. Voilà comme ils meurent, —
léguant leur rage héréditaire — à une race nouvelle d’esclaves-nés, qui
recommenceront la guerre — pour garder leurs chaînes, et, plutôt que d’être libres, —
saigneront en gladiateurs, et toujours iront s’assaillant — dans cette même arène où
ils voient — leurs compagnons tombés avant eux, comme les feuilles du même arbre
Jamais style a-t-il mieux exprimé l’âme ? On la voit ici qui travaille et s’épanche.
Longuement et orageusement
Ce n’était pas assez pour lui de la description et du monologue ; il avait besoin,
pour exprimer son personnage idéal, d’événements et d’actions. Il n’y a que les
événements qui mettent à l’épreuve la force et le ressort de l’âme ; il n’y a que les
actions qui manifestent et mesurent cette force et ce ressort. Parmi les événements,
il a cherché les plus puissants, parmi les actions, les plus fortes, et l’on a vu
paraître coup sur coup la Fiancée d’Abydos, le Giaour, le Corsaire, Lara,
Parisina, le Siége de Corinthe, Mazeppa et le Prisonnier de
Chillon.
Je le sais, ces éclatants poëmes se sont ternis en quarante ans. Dans ce collier de
pierreries orientales, on a découvert les verroteries, et Byron, qui ne les aimait
qu’à demi, avait mieux jugé que ses juges. Encore avait-il mal jugé ; les morceaux
qu’il préférait sont les plus faux. Son Par exemple : As weeping
Beauty’s cheek at Sorrow’s tale. Voici des vers
dignes de Pope, très-beaux et très-faux :Corsaire est taché
d’élégances classiques ; la chanson des pirates qu’il met
Et cependant la vérité surnage. Non, cet homme n’est point un arrangeur d’effets ou
un faiseur de phrases. Il a vécu parmi les spectacles qu’il décrit ; il a éprouvé les
émotions qu’il raconte. Il est allé dans la tente d’Ali-Pacha, il a goûté l’âpre
saveur des aventures maritimes et des mœurs sauvages. Il a senti vingt fois le
voisinage de la mort : en Morée, dans les angoisses de la solitude et de la fièvre ; à
Suli, dans un naufrage ; à Malte, en Angleterre et en Italie, dans des menaces de
duel, dans des projets d’insurrection, dans des commencements de coups de main, en
mer, Life of lord Byron, III,
438 ; 1820.Life of lord Byron, 113.yacht fut
jeté à la côte ; la mer était horrible et les écueils en vue ; les passagers baisaient
leur rosaire ou s’évanouissaient d’horreur, et les deux capitaines, consultés,
déclarèrent le naufrage infaillible. « Bien, dit lord Byron, nous sommes tous nés pour
mourir. Je m’en irai avec regret, mais certainement sans crainte. » Et il ôta ses
habits, engageant les autres à en faire autant, non qu’on pût se sauver parmi de
telles vagues : « mais, disait-il, comme les enfants qui se laissent aller d’eux-mêmes
au sommeil une fois qu’ils se sont fatigués à force de crier, nous mourrons plus
tranquillement quand nous nous serons épuisés à nagerdéduisent,
c’est-à-dire qu’ayant deviné, sur deux ou trois traits, le fond de l’homme qui est en
eux et des hommes qui sont autour d’eux, ils en tirent, par un raisonnement subit dont
ils n’ont point conscience, l’écheveau nuancé des actions et des sentiments. Ils ont
beau être artistes, ils sont observateurs. Ils ont beau inventer, ils décrivent. Leur
gloire ne consiste point dans l’étalage
Quel séjour ! Et c’est sur cette désolation qu’il s’appesantit. Il la médite.
Regardez passer les frères de Childe Harold, les personnages qui la peuplent. Celui-ci
est dans un cachot, enchaîné avec les deux frères qui lui restent. Trois autres et
leur père ont péri en combattant ou ont été brûlés pour leur foi. Un à un, sous les
yeux de l’aîné, les deux derniers languissent et défaillent : agonie silencieuse et
lente dans l’obscurité humide où perce à travers une crevasse un rayon de lumière
malade. Le premier meurt, et les survivants demandent qu’on l’enterre du moins à
l’endroit où vient cette pauvre clarté. Les geôliers rient et lui font la fosse à la
place où il est mort, « dans la terre plate et sans gazon », laissant pendre au-dessus
« sa chaîne vide. » Jour par jour alors, le plus jeune se flétrit « comme une fleur
sur sa tige », sans se plaindre, au contraire encourageant son frère qui se tait,
désespéré et morne
Edda et sa fleur dans Shakspeare, née jadis d’un ciel inclément, au bord d’une
mer tempétueuse, œuvre d’une race trop volontaire, trop forte et trop sombre, et qui,
après avoir prodigué les images de la désolation et de l’héroïsme, finit par étendre
comme un voile noir sur toute la nature vivante le rêve de l’universelle destruction.
Ce rêve est ici comme dans l’Edda, presque aussi grandiose. « J’eus
un songe qui n’était pas tout entier un songe. — Le clair soleil était éteint, et les
étoiles — erraient dans les ténèbres de l’éternel espace, — sans rayons, ne voyant
plus leur route, et la terre froide — se balançait aveugle et noircissante dans l’air
sans lune. — Le matin venait, s’en allait et venait encore, mais n’apportait point de
jour… — Les hommes mirent le feu aux forêts pour s’éclairer ; mais heure par heure —
elles tombaient et se consumaient ; les troncs pétillants — s’éteignaient avec un
craquement, puis tout était noir. — Ils vivaient près de ces feux nocturnes, et les
trônes, — les palais des rois couronnés, les cabanes, les habitations de tous les
êtres qui vivent sous un toit — flambèrent en guise de torches. Les cités furent
incendiées, — et les hommes se tenaient assemblés autour de leurs maisons brûlantes —
pour se regarder encore une fois la face les uns des autres. Leurs fronts sous cette
lumière désespérée avaient un aspect infernal, lorsque par saccades — les éclairs
arrivaient sur eux. Quelques-uns gisaient à terre, — et cachaient
Entre ces poëmes effrénés et funéraires, qui tous incessamment reviennent et
s’obstinent sur le même sujet, il y en a un plus imposant et plus haut, Manfred, frère jumeau du plus grand poëme du siècle, le Faust de Gœthe. « Lord Byron m’a pris mon Faust, disait
Gœthe, et l’a fait sien. Il en a employé les ressorts moteurs à sa façon, pour son but
propre, de sorte qu’aucun d’eux ne reste le même, et c’est pour cette raison surtout
que je ne saurais trop admirer son génie. » En effet, l’œuvre était originale. « Je
n’ai jamais lu le Faust de Gœthe, écrivait Byron, car je ne sais pas
l’allemand ; mais Matthew Faust, qui m’ont fait écrire Manfred. » — « L’œuvre
est si entièrement renouvelée, ajoutait Gœthe, que ce serait une tâche intéressante
pour un critique de montrer non-seulement les altérations, mais leurs degrés. »
Parlons-en donc tout à notre aise : il s’agit ici de l’idée dominante du siècle,
exprimée de manière à manifester le contraste de deux maîtres et de deux nations.
Ce qui fait la gloire de Gœthe, c’est qu’au dix-neuvième siècle il a pu faire un
poëme épique, j’entends un poëme où agissent et parlent de véritables dieux. Cela
semblait impossible au dix-neuvième siècle, puisque les Martyrs.Magna peccatrix, S. Lucæ
VII, 36. — Mulier Samaritana, S. Johannis IV. — Maria Ægyptiaca (Acta Sanctorum), etc.Candide et
gouaille cyniquement les puissances, est-il autre chose parfois que « l’esprit qui
nie ? » Ces anges « qui se réjouissent de la riche beauté vivante, que la trame
incessante de l’être vient envelopper dans les suaves liens de l’amour, qui fixent en
pensées stables la vapeur onduleuse des apparitions changeantes », sont-ils autre
chose, pour un instant du moins, que l’intelligence idéale qui, par la sympathie,
arrive à tout aimer, et par les idées, à tout comprendre ? Que dirons-nous de ce Dieu,
d’abord biblique et personnel, qui peu à peu se déforme, s’évanouit, et reculant dans
les profondeurs, derrière les magnificences de la nature vivante et les splendeurs de
la rêverie mystique, se confond avec l’inaccessible absolu ? Ainsi se développe le
poëme entier, action et personnages, hommes
Comprendre la légende et aussi comprendre la vie, voilà l’objet de cette œuvre et de
toute l’œuvre de Gœthe. Chaque chose, brute ou pensante, vile ou sublime, fantastique
ou tangible, est un groupe de puissances dont notre esprit, par
l’étude et la sympathie, peut reproduire en lui-même les éléments et l’arrangement.
Reproduisons-la et donnons-lui dans notre pensée un nouvel être. Est-ce qu’une commère
comme Marthe, bavarde et sotte, est-ce qu’un ivrogne comme Frosch, braillard et sale,
et le reste des magots hollandais sont indignes d’entrer dans un tableau ? Même cette
guenon et ces singes qui font bouillir la marmite de la sorcière, avec leurs cris
rauques et leur imagination détraquée, valent la peine que l’art les ranime. Partout
où est la vie, même bestiale ou maniaque, est la beauté. Plus on regarde la nature,
plus on la trouve divine, divine jusque dans ses rochers et ses plantes. Considérez
ces forêts, elles semblent inertes ; mais les feuilles respirent, et la séve y monte
insensiblement, à travers les troncs massifs et les branches, jusque dans les minces
rameaux étendus comme des doigts ouverts au bout des tiges ; elle emplit des canaux
gorgés, elle suinte en formes vivantes, elle comble les frêles chatons de poussières
fécondantes, elle répand à profusion dans l’air qui fermente les vapeurs et les
senteurs ; cet air lumineux, ce dôme de verdure, cette longue colonnade de troncs, ce
sol silencieux travaillent et se transforment ;
À côté de cette conception si haute, qu’est-ce que le surnaturel de Manfred ? Sans
doute Byron est ému par les grandes choses de la nature : il sort des Alpes, il a vu
ces glaciers qui sont « comme un ouragan gelé », ces cataractes formidables qui
ondulent au-dessus des précipices « comme la queue du cheval pâle de l’Apocalypse » ;
mais il n’en a rien rapporté,
Mais aussi comme toutes ces puissances rassemblées en un seul être le font grand !
Dans quelle médiocrité et quelle platitude recule auprès de lui le Faust de Goëthe !
Sitôt qu’on cesse de voir en ce Faust l’humanité, qu’est-ce qu’il devient ? Est-ce là
un héros ? Triste héros, qui Thou didst not tempt me,
and thou couldst not tempt me.univers, Byron a été le poëte de la personne, et si
le génie allemand dans l’un a trouvé son interprète, le génie anglais dans l’autre a
trouvé le sien.
On devine bien que les Anglais se récriaient, et reniaient le monstre. Southey, poëte
lauréat, disait de lui, en beau style biblique, qu’il tenait de Moloch revues décentes « contre ces hommes (entendez cet
homme) au cœur gâté, à l’imagination dépravée, qui, se forgeant un système d’opinions
accommodées à leur triste conduite, se sont révoltés contre les plus saintes
ordonnances de la société humaine, et qui, haïssant cette religion révélée dont avec
tous leurs efforts et toutes leurs bravades ils ne peuvent entièrement déraciner en
eux la croyance, travaillent à rendre les autres aussi misérables qu’eux-mêmes en les
infectant d’un poison moral qui les rongera jusqu’au cœur. » Emphase de mandement et
pédanterie de cuistre : dans ce pays, la presse fait l’office de gendarme, et jamais
elle ne l’y a fait plus violemment qu’alors. L’opinion aidait la presse. Plusieurs
fois en Italie lord Byron vit des gentlemen sortir d’un salon avec
leurs femmes lorsqu’on l’annonçait. À titre de grand seigneur et d’homme célèbre, le
scandale qu’il donnait criait plus haut que tout autre : il était a
public sinner ; un jour un ecclésiastique obscur lui envoya une prière qu’il
avait trouvée dans les papiers de sa femme, charmante et pieuse personne, morte
récemment, et qui en secret avait demandé à Dieu la conversion du grand pécheur.
L’Angleterre conservatrice et protestante ; après un quart de siècle de guerres
morales et deux siècles d’éducation morale, avait poussé à bout sa sévérité et son
rigorisme, et gentleman en cravate blanche, officiel, inflexible, implacable, voilà les
mœurs qu’on trouvait alors au-delà de la Manche, cent fois plus tyranniques
qu’aujourd’hui ; c’est à ce moment, selon Stendhal, qu’un pair, seul au coin de son
feu, n’osait croiser ses jambes, par crainte d’être improper.
L’Angleterre se tenait roide, désagréablement lacée dans son corset de bienséances. De
là deux misères : on souffre, et l’on est tenté, quand on est sûr du secret, de jeter
bas la vilaine machine étouffante. D’un côté la contrainte, de l’autre l’hypocrisie,
voilà les deux vices de la civilisation anglaise, et c’est à eux que Byron, avec sa
clairvoyance de poëte et ses instincts de combattant, s’est attaqué.
Dès l’abord, il les avait vus ; les vrais artistes sont perspicaces ; c’est en cela
qu’ils nous surpassent ; nous jugeons d’après des ouï-dire et des phrases toutes
faites, en badauds ; ils jugent d’après les faits et les choses, en originaux : à
vingt-deux ans il avait vu l’ennui né de la contrainte désoler toute la Don Juan.high life. « Là se tient debout la noble hôtesse, qui restera sur ses jambes —
même à la trois-millième révérence. — Les ducs royaux, les dames gentlemen après dîner, les
jours de chasse, et la soirée qui suit, et les femmes qui ont l’air d’avoir chassé, ou
plutôt d’avoir été chassées… Je me rappelle un dîner à la ville chez lord C…, composé
de gens peu nombreux, mais choisis entre les plus amusants. Le dessert était à peine
sur la table, que sur douze personnes j’en comptai cinq endormies. » Pour les mœurs,
du moins dans la haute classe, il ajoutait : « Passé la soirée dans ma loge à Covent
Garden… Partout autour de moi les plus distinguées des jeunes et des vieilles coquines
de qualité… C’est comme si la salle eût été partagée entre les courtisanes publiques
et les autres ; mais les intrigantes dépassaient de beaucoup en nombre les
mercenaires… Là, quelle différence y a-t-il entre Pauline et sa maman, et lady… et sa
fille, si ce n’est que les deux dernières peuvent aller chez le roi et partout
ailleurs, et que les deux premières sont réduites à l’Opéra et aux maisons de filles ?
Quel plaisir j’ai à observer la vie telle
Qui mettent leurs vertus en mettant leurs gants blancsThe Vision of
Judgment contre Southey, George IV, et la parade officielle.cant est le péché criant dans ce siècle menteur et double Don Juan
Tout y était nouveau, forme et fond ; c’est qu’il était entré dans un nouveau monde ;
l’Anglais, homme du Nord transplanté parmi les mœurs du Midi et dans la vie italienne,
s’était imbibé d’une nouvelle séve qui lui faisait porter de nouveaux fruits. On lui
avait fait lireMémoires sur lord
Byron.amoroso… L’amour (le sentiment de
l’amour) non-seulement excuse la chose, mais en fait une vertu
positiveLife of lord Byron, III,
113.Morgante
Maggiore de Pulci pour montrer « ce qui était permis aux ecclésiastiques en
matière de religion dans un pays catholique et dans un âge bigot », et pour imposer
silence « aux arlequins d’Angleterre qui l’accusaient d’attaquer la liturgie. » Il
jouissait de cette liberté et de cette aise, et comptait bien ne jamais retomber sous
l’inquisition pédantesque qui dans son pays l’avait condamné et damné sans rémission.
Il écrivait son Beppo en improvisateur, avec un laisser-aller
charmant, avec une belle humeur ondoyante, fantasque, et y opposait l’insouciance et
le bonheur de l’Italie aux préoccupations et à la laideur de l’Angleterre. « J’aime à
voir le soleil se coucher, sûr qu’il se lèvera demain, — non pas débile et clignotant
dans le brouillard, — comme l’œil mort d’un ivrogne qui geint, — mais avec tout le
ciel pour lui seul, sans que le jour soit forcé d’emprunter — sa lumière à ces
lampions d’un sou qui se mettent à trembloter — quand Londres l’enfumée fait
bouilloter son chaudron troubleVie de Giacomo Rossini, et Stanley,
Vie de Thomas Arnold. Le contraste est complet. Voyez aussi dans
Corinne cette opposition très-bien saisie.
Là-dessus il se met en quête d’un héros, et n’en trouve pas, ce qui, dans ce siècle
peuplé de héros, est « bien étrange. » Faute de mieux il prend « notre vieil ami don
Juan », choix scandaleux : quels cris vont pousser les moralistes d’Angleterre ! Mais
le comble de l’horreur, c’est que ce don Juan n’est point méchant, égoïste, odieux,
comme ses confrères. Il ne séduit pas, ce n’est pas un corrupteur ; l’occasion venue,
il se laisse aller ; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela
s’émeut ; à seize ans, on
clergymen et les reviewers en cravate blanche ? Car enfin, il n’y a point moyen de s’en
défendre, il faut bien lire, malgré qu’on en ait. Deux ou trois fois de suite on voit
ici le bonheur et quand je dis le bonheur, c’est bien le bonheur
profond et entier, non pas la simple volupté, non pas la gaieté grivoise ; nous sommes
à cent lieues ici des jolies polissonneries de Dorat et des appétits débridés de
Rochester. La beauté est venue, la beauté méridionale, éclatante et harmonieuse,
épanchée sur toutes choses, sur le ciel lumineux, sur les paysages calmes, sur la
nudité des corps, sur la naïveté des cœurs. Y a-t-il une chose qu’elle ne divinise ?
Tous les sentiments s’exaltent sous sa main. Ce qui était grossier devient noble ;
même dans cette aventure nocturne du sérail qui semble digne de Faublas, la poésie
embellit la licence. Les jeunes filles reposent dans le large appartement silencieux,
comme de précieuses fleurs apportées de tous les climats dans une serre. « L’une a
posé sa joue empourprée sur son bras blanc, — et ses bouclés noires font sur ses
tempes une grappe sombre. — Elle rêve ainsi dans sa langueur molle et tiède. —
L’autre, avec ses tresses cendrées qui se dénouent, laisse pencher doucement sa belle
tête, — comme alderman ?
Refuserez-vous de reconnaître le divin, parce qu’il apparaît dans l’art et la
jouissance, et non pas seulement dans la conscience et l’action ? Il y a un monde à
côté du vôtre, comme il y a une civilisation à côté de la vôtre ; vos règles sont
étroites et votre pédanterie tyrannique ; la plante humaine peut se développer
autrement que dans vos compartiments et sous vos neiges, et les fruits qu’alors elle
portera n’en seront pas moins précieux. Vous le voyez bien, puisque vous y goûtez
quand on vous les offre. Qui a lu les amours d’Haydée, et a eu d’autre pensée que de
l’envier et de la plaindre ? C’est une enfant sauvage qui a recueilli Juan, un autre
enfant jeté évanoui par le flot sur la grève. Elle l’a préservé, elle l’a soigné comme
une mère, et maintenant elle l’aime : qui est-ce qui peut la blâmer de l’aimer ? Qui
est-ce qui peut, en présence de la magnifique nature qui leur sourit et les accueille,
imaginer pour eux autre chose que la sensation toute-puissante qui les unit ?
« C’était une côte déserte et battue de vagues brisées, — avec des falaises,
au-dessus et une large plage de sable, — gardée par des bancs et des rocs comme par
une armée. — Toujours y grondait la voix rauque des vagues hautaines, — sauf pendant
les longs jours dormants de l’été, — qui faisaient briller comme un lac l’Océan
allongé dans sa couche. — Tout était silence, sauf le cri de la mouette, et le saut
du dauphin et le bruissement d’une petite vague — qui, heurtée par
Par-delà le cant britannique, il y a l’hypocrisie universelle ;
par-delà la pédanterie anglaise, Byron fait la guerre à la coquinerie humaine. C’est
ici le sens vrai du poëme, et c’est à cela qu’aboutissent ce caractère et ce génie.
Chez lui, les grands rêves lugubres de l’imagination juvénile se sont évanouis ;
l’expérience est venue ; il connaît l’homme à présent, et qu’est-ce que l’homme une
fois connu ? Est-ce en lui que le sublime abonde ? Croyez-vous que les grands
sentiments, ceux de Childe Harold par exemple, soient la trame ordinaire de sa
vieDon Juan que dans Childe Harold. C’est pour cela
que les femmes n’aiment pas Don Juan. »all things. For I wish to knowWhat, after all, are all things —
but a show ?his Argus
bites him by — the breeches. —
Ceci est d’un sceptique, même d’un cynique. Sceptique et cynique, c’est à cela qu’il
aboutit. Sceptique par misanthropie, cynique par bravade, c’est toujours l’humeur
triste et militante qui le déchaîne ; la volupté méridionale ne l’a point conquis ; il
n’est épicurien que par contradiction et par instants. « Donnez-nous Chant VII, 6, 7.Don Juan aussi est
une débauche ; il s’y amuse outrageusement aux dépens de toutes les choses respectées,
comme un taureau dans une boutique de glaces. Il y est toujours violent, et maintes
fois il est féroce ; la noire imagination amène entre ses récits d’amour les horreurs
lentement savourées, le désespoir et la famine des naufragés, et le desséchement de
ces squelettes enragés qui se mangent les uns les autres. Il y rit horriblement, comme
Swift ; bien mieux, il y bouffonne comme Voltaire. « On voulut manger le second comme
plus gras ; — mais il avait beaucoup de répugnance pour cette sorte de fin. —
Pourtant ce qui le sauva, ce fut un petit présent qui lui avait été fait à Cadix —
par une souscription générale des damesVision of
Judgment.Don Juan, comme dans celui de Swift. Quand un homme bouffonne au
milieu de ses larmes, c’est qu’il a l’imagination empoisonnée. Cette sorte de rire est
un spasme, et vous voyez venir chez l’un l’endurcissement ou la folie, chez l’autre
l’excitation ou le dégoût. Byron s’épuisait, du moins le poëte s’épuisait en lui. Les
derniers chants du Don Juan traînaient ; la gaieté devenait forcée,
les escapades se tournaient en divagations ; le lecteur sentait approcher l’ennui. Un
nouveau genre qu’il avait essayé avait fléchi sous sa main ; il n’avait atteint dans
le drame qu’à la déclamation puissante, ses personnages ne vivaient pas ; quand il
quitta la poésie, la poésie le quittait ; il alla chercher l’action en Grèce et n’y
trouva que la mort.
Ainsi vécut et finit ce malheureux grand homme ; la maladie du siècle n’a pas eu de
plus illustre proie. Autour de lui, comme une hécatombe, gisent les autres, blessés
aussi par la grandeur de leurs facultés et l’intempérance de leurs désirs, les uns
éteints dans la stupeur ou l’ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail,
ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus dans l’impuissance ou
couchés dans la maladie, tous secoués par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus
forts portant leur plaie saignante jusqu’à la vieillesse, les plus heureux ayant
souffert autant que les autres, et gardant leurs cicatrices, quoique guéris. Le
concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle, et nous nous sommes tenus
autour d’eux, écoutant notre cœur qui répétait leurs cris tout bas. Nous étions
tristes comme eux, et enclins comme eux à la révolte. La démocratie instituée excitait
nos ambitions sans les satisfaire ; la philosophie proclamée allumait nos curiosités
sans les contenter. Dans cette large carrière ouverte, le plébéien souffrait de sa
médiocrité et le sceptique de son doute ; le plébéien, comme le sceptique, atteint
d’une mélancolie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses
sympathies et sa conduite aux poëtes, qui disaient le bonheur impossible, la vérité
inaccessible, la société mal faite, et l’homme avorté
Quel conseil nous ont-ils donné pour y remédier ? Ils ont été grands, ont-ils été
sages ? « Fais pleuvoir en toi les sensations véhémentes et profondes ; tant pis si
ensuite ta machine craque ! » — « Cultive ton jardin, resserre-toi dans un petit
cercle, rentre dans le troupeau, deviens bête de somme. » — « Redeviens croyant,
prends de l’eau bénite, abandonne ton esprit aux dogmes et ta conduite aux manuels. »
— « Fais ton chemin, aspire au pouvoir, aux honneurs, à la richesse. » Ce sont là les
diverses réponses des artistes et des bourgeois, des chrétiens et des mondains.
Sont-ce des réponses ? Et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se
détourner et d’oublier ? Il y en a une autre plus profonde que Goëthe a faite le
premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute
l’expérience du siècle, et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine :
« Tâche de te comprendre et de comprendre les choses. » Réponse étrange, qui ne semble
guère neuve, et dont on ne connaîtra la portée que plus tard. Longtemps encore les
hommes sentiront leurs sympathies frémir au bruit des sanglots de leurs grands poëtes.
Longtemps ils s’indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la
carrière de l’espace sans limites pour les briser à deux pas de
I. Le passé. — L’invasion saxonne. — Comment elle a établi la race et fondé le caractère. — La conquête normande. — Comment elle a infléchi le caractère et établi la constitution. — La Renaissance. — Comment elle a manifesté l’esprit national. — La Réforme. — Comment elle a fixé le modèle idéal. — La Restauration. — Comment elle a importé la culture classique et dévié l’esprit national. — La Révolution. — Comment elle a développé la culture classique et redressé l’esprit national. — L’âge moderne. — Comment les idées européennes élargissent le moule national.
II. Le présent. — Concordances de l’observation et de l’histoire. — Le ciel. — Le sol. — Les produits. — L’homme. — Le commerce. — L’industrie. — L’agriculture. — La société. — La famille. — Les arts. — La philosophie. — La religion. — Quelles forces ont produit la civilisation présente et élaborent la civilisation future.
Arrivés au terme de cette longue revue, nous pouvons maintenant embrasser d’un
regard l’ensemble de la civilisation anglaise ; tout s’y tient : quelques puissances
et quelques circonstances primitives ont
L’empire de ce monde est à la force. Ils sont conquis pour toujours et à demeure,
conquis par des Normands, c’est-à-dire par des Français plus habiles, plus vite
cultivés et organisés qu’eux ; là est le grand événement qui va achever leur
caractère, décider de leur histoire et imprimer dans leur caractère et dans leur
histoire, l’esprit politique et pratique qui les sépare des autres peuples germains.
Opprimés, enserrés dans le réseau rigide de l’organisation normande, ils ont beau
avoir été conquis, ils n’ont pas été détruits ; ils sont sur leur sol, chacun avec
ses amis et dans sa commune ; ils font corps, ils sont encore vingt fois plus
nombreux que leurs vainqueurs. Leur situation et leurs nécessités feront leurs
habitudes et leurs aptitudes. Ils vont endurer, réclamer, lutter, résister ensemble
et avec accord, faire effort aujourd’hui, demain,
Mais parmi tant d’ébauches et d’épreuves, un caractère s’est formé et le reste en
dérivera. L’âge barbare a établi sur le sol une race de Germains, flegmatique et
sérieuse, capable d’émotions spiritualistes et de discipline morale. L’âge féodal a
imposé à cette race les habitudes de résistance et d’association, les préoccupations
politiques et utilitaires. Figurez-vous un Allemand de Hambourg ou de Brême, serré
History of civilisation, t. II.History of civilisation,
t. I, 590, 592.Habeas corpus sous
Charles II, par le redressement universel de l’esprit libéral et protestant sous
Jacques II, par l’établissement constitutionnel, l’acte de tolérance, et
l’affranchissement de la presse sous Guillaume III. Dès ce moment l’Angleterre a
trouvé son assiette ; ses deux forces intérieures et héréditaires, l’instinct moral
et religieux, l’aptitude pratique et politique ont fait leur œuvre et désormais vont
bâtir sans empêchement ni démolition sur les fondements qu’elles ont posés.
Ainsi naquit la littérature du dix-huitième siècle, toute conservatrice, utile,
morale et bornée. Deux puissances la dirigent, l’une européenne, l’autre anglaise ;
d’un côté ce talent d’analyse oratoire et ces habitudes de dignité littéraire qui
sont propres à l’âge classique, de l’autre ce goût pour l’application et cette
énergie de l’observation précise qui sont propres à l’esprit national. De là cette
excellence et cette originalité de la satire politique, du discours parlementaire,
de l’essai solide, du roman moral, et de tous les genres qui exigent un bon sens
attentif, un bon style correct, et le talent de conseiller, de convaincre ou de
blesser autrui. De là cette faiblesse ou cette impuissance de la pensée spéculative,
de la vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la
grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n’atteignent
point l’élégance complète, ni la philosophie supérieure ; ils alourdissent les
délicatesses françaises qu’ils imitent, et s’effrayent des hardiesses françaises
qu’ils suggèrent ; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares ; ils n’inventent
que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur
respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se
cultivent et se réforment ; leur richesse et leur bien-être s’accroissent
énormément ; la littérature et respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment
tous les ressorts de l’action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette
austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée
et de l’imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième
siècle s’épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à
la lumière ; la philosophie et l’histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil
établissement ; le plus grand poëte du
Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se prêtaient l’observation et l’histoire ; il me sembla que le présent achevait le passé et que le passé expliquait le présent.
Dès l’abord la mer inquiète et étonne ; ce n’est pas en vain qu’un peuple est
insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes ; leurs peintres, si mal
doués, en sentent, malgré tout, l’aspect alarmant ou lugubre ; jusqu’au dix-huitième
siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la
tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l’empreinte ineffaçable de ce
grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d’été, la brume
moite étend sur l’horizon son voile gris de perle ; la mer a la couleur d’une
ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la
vapeur. Mais qu’on regarde autour de soi, et l’on verra bientôt les marques du
danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont
disparu, la terre s’est détrempée
Il y a pourtant ici des beautés charmantes et touchantes, celles du pays humide.
Lorsque, par un jour demi-serein, on sort dans la campagne et qu’on arrive sur une
hauteur, les yeux éprouvent une sensation unique et un plaisir qu’ils ne
connaissaient pas. À perte de vue, aux quatre coins de l’horizon, dans les prairies,
sur les collines, s’étend la verdure éternelle, plantes fourragères et potagères,
luzerne, houblon, admirables prairies toutes regorgeantes d’herbes hautes et
serrées ; çà et là un bouquet de grands arbres ; meetings, faire des associations, attaquer rudement les gens en
place, dire que la Constitution est violée, prédire la ruine de l’État ; cela n’a
pas d’inconvénient ; il a les nerfs calmes ; il raisonnera sans s’égorger, il ne
fera pas de révolutions, et peut-être fera-t-il une réforme. Considérez les passants
dans la rue ; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce
tempérament : les cheveux blonds, et, chez les enfants, la entraîné :
En effet, il n’y a pas de plus grand spectacle que son œuvre ; dans aucun siècle et
chez aucune nation de la terre, on n’a, je crois, ainsi manié et utilisé la matière.
Entrez à Londres par le fleuve, et vous verrez une accumulation de travail et
d’œuvres qui n’a pas d’égale sur la planète. Paris, en comparaison, n’est qu’une
élégante ville de plaisir ; la Seine, avec ses quais, un joli jouet commode. Ici
tout est énorme ; j’avais vu Marseille, Bordeaux, Amsterdam, je n’avais pas l’idée
d’un pareil amas. De Greenwich à Londres, les deux rives sont un quai continu :
toujours des marchandises qu’on empile, des sacs qu’on hisse, des navires qu’on
amarre ; toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la bière, les agrès, le
goudron, les matières chimiques. Les entrepôts, les chantiers, les bassins de calfat
et de construction se multiplient et se serrent. Il y a sur la gauche la carcasse en
fer d’une
À présent, prenez un chemin de fer et allez à Glasgow, à Birmingham, à Liverpool, à
Manchester, voir l’industrie. À mesure que tous avancez dans le pays
Il reste pourtant encore une de ses portions à explorer, la culture ; du wagon, on
en voit assez déjà pour la comprendre. Une prairie avec une haie, puis une autre
prairie avec une autre haie, et ainsi de suite ; parfois d’immenses carrés de
raves ; tout cela aligné, nettoyé, lisse ; point de forêts, çà et là seulement un
bouquet d’arbres : la campagne est un large potager, une fabrique d’herbe et de
viande ; rien n’est laissé à la nature et au hasard ; tout est calculé, aménagé,
tourné vers le produit et le profit. Si vous regardez les paysans, vous ne trouvez
pas non plus de vrais paysans ; rien de semblable à nos campagnards, sortes de
fellahs, parents de la terre, défiants et incultes, séparés des citadins par un
abîme. L’homme de la campagne ici ressemble à un ouvrier ; et en effet, un champ est
une manufacture avec un fermier pour contre-maître. Propriétaires et fermiers, ils
prodiguent les capitaux à la façon des grands entrepreneurs ; ils ont drainé,
assolé ; ils ont fait un bétail, le plus riche en rendement qu’il y ait au monde ;
ils ont importé les machines à vapeur dans la culture et Économie rurale en Angleterre,
passim.home, et de l’ordre qu’ils y ont mis. Chez nous le paysan, le dimanche, sort
de sa cabane pour aller voir sa terre ; ce qu’il souhaite, c’est
la possession ; ce que ceux-ci aiment, c’est le confortable. Point de pays où l’on
soit plus exigeant à cet endroit. « Notre vice, me disait un d’eux, c’est la passion
exagérée de toutes les choses bonnes et commodes ; nous avons trop de besoins, nous
dépensons trop ; nos paysans, sitôt qu’ils ont un peu d’argent, au lieu d’acquérir
un bout de terre, achètent le meilleur sherry, les meilleurs habits
Comment se gouverne la fourmilière ? À mesure que le wagon avance, vous apercevez,
parmi les fermes et les cultures, le long mur d’un parc, la façade d’un château,
plus souvent quelque vaste maison ornée, sorte d’hôtel campagnard, de médiocre
architecture, avec des prétentions gothiques ou italiennes, mais entouré de belles
pelouses, de grands arbres soigneusement conservés ; là vivent les bourgeois
riches ; je me trompe, le mot est faux, c’est gentlemen qu’il faut
dire ; bourgeois est un mot français et désigne ces enrichis
oisifs qui s’occupent à se reposer et ne prennent point part à la vie publique ;
ici, c’est tout le contraire ; les cent ou cent vingt mille familles qui dépensent
par an mille livres sterling et davantage gouvernent effectivement le pays. Et ce
n’est point là un gouvernement importé, implanté artificiellement justices, overseers, présidents de toutes sortes
de Sociétés, et gratuitement. Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une
chapelle, une maison d’école ; plusieurs lectures ; leurs sœurs ou leurs filles tiennent des
écoles de dimanche ; en somme, ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux
pauvres la justice, l’administration, la civilisation. J’en ai vu un, riche de
trente millions, qui le dimanche, dans son école, enseignait à chanter aux petites
filles ; lord Palmerston offre son parc pour les archery
meetings ; le duc de Marlborough ouvre le sien journellement au public « en
priant (le mot y est) les visiteurs de ne pas gâter les gazons. » Un ferme et fier
sentiment du devoir, un véritable esprit public, une grande idée de ce qu’un
gentleman se doit à lui-même, leur donne la supériorité morale qui autorise le
commandement ; probablement, depuis les anciennes cités grecques, on n’a point vu
d’éducation ni de condition où la noblesse native de l’homme ait reçu un
développement plus sain et plus complet. Bref, ils sont magistrats et patrons de
naissance, chefs des grandes entreprises où il faut hasarder des capitaux,
promoteurs de toutes les largesses, de toutes les améliorations, de toutes les
réformes, et, avec les honneurs du commandement ils en prennent les charges. Car
remarquez qu’à l’inverse des autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, et
marchent à la tête, non à la queue, dans la civilisation publique. Ce ne sont point
des délicats
C’est parce que ce réseau aristocratique est fort que l’action de l’homme peut être
libre ; car le gouvernement local et naturel étant enraciné partout, comme un
lierre, par cent petites attaches toujours renaissantes, les mouvements brusques, si
violents qu’ils soient, ne sont pas capables de l’arracher tout meetings,
des processions, des ligues, ils ne démoliront pas l’État ; ils n’ont point affaire
à un compartiment de fonctionnaires plaqué extérieurement sur le pays, et qui, comme
tout placage, peut être remplacé par un autre ; toujours les trente ou quarante
gentlemen d’un district, riches, influents, accrédités, utiles comme ils sont, se
trouveront les conducteurs du district. « Comme on voit le diable dans les papiers
périodiques, disait Montesquieu, on croit que le peuple va se révolter demain. »
Point du tout, c’est leur façon de parler ; seulement ils parlent haut, et d’un ton
rude. Le lendemain du jour où j’arrivai à Londres, je vis marcher des
hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses
lettres : « Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les
droits du peuple. » Il est vrai que l’affiche ajoutait : « Compatriotes, une
pétition ! » Les choses se bornent là ; on raisonne en termes francs, et le
raisonnement, s’il est bon, se propage. Une autre fois, à Hyde-Park, des orateurs en
plein vent déclamaient contre les Lords, qui sont des coquins (rogues). L’auditoire applaudissait ou sifflait, à volonté. « En
somme, me disait un Anglais, c’est de cette façon-là que nous faisons nos affaires.
Chez nous, quand un homme a une idée, il l’écrit ; une douzaine de personnes la
jugent bonne ; et là-dessus tous mettent en commun de l’argent pour la publier ;
cela fait une petite association, qui grandit, imprime des traités à bon marché,
fait des lectures, meeting, considérez ces
gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la
même dissertation, ornée de chiffres, sur l’éducation, sur le coton, sur les
salaires. Ils n’ont pas l’air de s’ennuyer ; ils savent heurter argument contre
argument, patienter, réclamer gravement, recommencer leur réclamation ; ce sont les
mêmes gens qui attendent le train au bord de la voie ferrée, sans se faire écraser,
et qui jouent au cricket deux heures durant sans élever la voix ni se disputer une
minute. Deux cochers qui s’accrochent se dégagent sans tempêter ni s’injurier. Ainsi
dure leur association politique ; ils peuvent
Voilà notre Anglais approvisionné et administré ; à présent qu’il a pourvu au
bien-être privé et à la sécurité publique, que va-t-il faire, et comment se
gouvernera-t-il dans ce domaine plus haut, plus noble, où l’homme monte pour
contempler la beauté et la vérité ? En tout cas, ce ne sont pas les arts qui l’y
conduisent. Cet énorme Londres est monumental, mais comme le château d’un enrichi ;
tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives,
chargées de péristyles, de demi-colonnes, d’ornements grecs, sont le plus souvent
lugubres ; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l’encre. Le
dimanche, par un temps brumeux, on se croirait dans un cimetière décent ; les
adresses lisibles, parfaites, en cuivre, ressemblent à des inscriptions funéraires.
Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de
verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes, excellentes
pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée
laborieuse. Mais un sentiment plus
Il en est autrement dans la science ; mais c’est que dans la science il y a deux
parts. On peut la traiter comme une affaire, ramasser et vérifier des observations,
combiner des expériences, aligner des chiffres, peser des vraisemblances, découvrir
des faits, des lois partielles, posséder des laboratoires, des bibliothèques, des
sociétés chargées d’emmagasiner et d’accroître les connaissances positives ; en tout
cela ils excellent ; ils ont même des Lyell, des Darwin, des Owen capables
d’embrasser, de renouveler une science ; dans la construction du vaste édifice, les
maçons industrieux, les maîtres de second ordre ne manquent pas ; ce sont les grands
architectes, les penseurs, les vrais spéculatifs qui leur manquent ; la Madame Bovary, est un
personnage très-rare en Angleterre.The wide, wide World,
by Elizabeth Wetherell. Voir les romans de miss Yonge et surtout ceux de miss
Evans.Imitation poursuit dans ses rêves tendres ; quelque chose de viril y
respire ; on voit que l’Ancien Testament, que les sévères psaumes hébraïques y ont
laissé leur empreinte. Ce n’est plus un ami de cœur à qui l’on confie ses menus
désirs, ses petites peines, une sorte de directeur affectueux et tout humain ; ce
n’est plus un roi dont on essaye de gagner les parents ou les courtisans, et de qui
on espère des grâces ou des places : on ne voit en lui que le gardien du devoir, et
on ne lui parle pas d’autre chose. Ce qu’on lui demande, c’est la force d’être
vertueux, la rénovation
Au fond du présent comme au fond du passé, reparaît toujours une cause intérieure
et persistante, le caractère de la race ; l’hérédité et le climat
l’ont entretenu ; une perturbation violente, la conquête normande, l’a infléchi ; à
la fin, après des oscillations
1.
L’ÉCRIVAIN.
I. Liaison des diverses parties de chaque talent. — Importance de la façon d’imaginer.
II. Lucidité et intensité de l’imagination chez Dickens. — Audace et véhémence de sa fantaisie. — Comment chez lui les objets inanimés se personnifient et se passionnent. — En quoi sa conception est voisine de la vision. — En quoi elle est voisine de la monomanie. — Comment il peint les hallucinés et les fous.
III. À quels objets il applique son enthousiasme. — Ses trivialités et sa minutie. —
En quoi il ressemble aux peintres de son pays. — En quoi il diffère de George Sand.
— Miss Ruth et Geneviève. — Un
Voyage en diligence.
IV. Véhémence des émotions que ce genre d’imagination doit produire. — Son
pathétique. — L’ouvrier Stephen : — Son comique. — Pourquoi il
arrive à la bouffonnerie et à la caricature. — Emportement et exagération nerveuse de
sa gaieté.
2.
LE PUBLIC.
I. Le roman anglais est obligé d’être moral. — En quoi cette contrainte modifie l’idée de l’amour. — Comparaison de l’amour chez George Sand et chez Dickens. — Peintures de la jeune fille et de l’épouse.
II. En quoi cette contrainte modifie l’idée de la passion. — Comparaison des passions dans Balzac et dans Dickens.
III. Inconvénients de ce parti pris. — Comment les masques comiques ou odieux se substituent aux personnages naturels. — Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. — Pourquoi chez Dickens l’ensemble manque à l’action.
3.
LES PERSONNAGES.
I. Deux classes de personnages. — Les caractères naturels et instinctifs. — Les caractères artificiels et positifs. — Préférence de Dickens pour les premiers. — Aversion de Dickens pour les seconds.
II. L’hypocrite. — M. Pecksniff. — En quoi il est Anglais. — Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. — L’homme positif. — M. Gradgrind. — L’orgueilleux. — M. Dombey. — En quoi ces personnages sont Anglais.
III. Les enfants. — Ils manquent dans la littérature française. — Le petit Joas et David Copperfield. — Les gens du
peuple.
IV. L’homme idéal selon Dickens. — En quoi cette conception correspond à un besoin public. — Opposition en Angleterre de la culture et de la nature. — Redressement de la sensibilité et de l’instinct opprimés par la convention et par la règle. — Succès de Dickens.
Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lendemain de l’enterrement
d’un homme célèbre, ses amis et ses ennemis se mettent à l’œuvre ; ses camarades de
collége racontent dans les journaux ses espiègleries d’enfance ; un autre se rappelle
exactement et mot pour mot les conversations qu’il eut avec lui il y a vingt-cinq ans.
L’homme d’affaires de la succession dresse la liste des brevets, nominations, dates et
chiffres, et révèle aux lecteurs positifs l’espèce de ses placements et l’histoire de sa
fortune ; les arrière-neveux et les petits-cousins publient la description de ses actes
de tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S’il n’y a pas de génie
littéraire dans la famille, on choisit un gradué d’Oxford, homme consciencieux, homme
docte, qui traite le défunt comme un auteur grec, entasse une infinité de documents, les
surcharge d’une infinité de commentaires, couronne le tout d’une infinité de
dissertations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une cravate blanche et un
sourire serein, offrir à la famille assemblée trois in-quarto de huit cents pages, dont
le style léger endormirait un Allemand de Berlin. On l’embrasse les larmes aux yeux ; on
le fait asseoir ; il est le plus bel ornement de la fête, et l’on envoie son œuvre à la
Revue d’Édimbourg. Celle-ci frémit à la vue de ce présent énorme, et
détache un jeune rédacteur intrépide qui compose avec la table des matières une vie
telle quelle. Autre avantage des biographies posthumes : le défunt n’est plus là pour
démentir le biographe ni le docteur.
Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies qu’on fait de lui. Ce qui
est pis, c’est qu’il prétend être son propre biographe. Son traducteur lui demandait un
jour quelques documents : il répondit qu’il les gardait pour lui. Sans doute David Copperfield, son meilleur roman, a bien l’air d’une confidence ;
mais à quel point cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la
vérité ? Tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’on répète, c’est que Dickens est né en
1812, qu’il est fils d’un sténographe, qu’il fut d’abord sténographe lui-même, qu’il a
été pauvre et malheureux dans sa jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont
acquis une grande fortune et une réputation immense. Le lecteur est libre de conjecturer
le reste ; Dickens le lui apprendra un jour, quand il écrira ses mémoires. Jusque-là il
ferme sa porte, et laisse à sa porte les gens trop curieux qui s’obstinent à y frapper.
C’est son droit. On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du
public ; on n’est pas condamné aux confidences ; on continue à s’appartenir ; on peut
réserver de soi ce qu’on juge à propos d’en réserver. Si on livre ses œuvres aux
lecteurs, on ne leur livre pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné.
Quarante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme ; d’ailleurs ils
montrent de lui tout ce qu’il importe d’en savoir. Ce n’est point par les accidents de
sa vie qu’il appartient à l’histoire ; c’est par son talent, et son talent est dans ses
livres. Le génie d’un homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes
ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il communique le
mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce jusqu’à l’aiguille où il
aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend point de l’histoire extérieure de
l’homme, et la vaut bien.
La première question qu’on doive faire sur un artiste est celle-ci : Comment voit-il les objets ? Avec quelle netteté, avec quel élan, avec quelle force ? La réponse définit d’avance toute son œuvre ; car à chaque ligne il imagine ; il garde jusqu’au bout l’allure qu’il avait d’abord. La réponse définit d’avance tout son talent ; car dans un romancier l’imagination est la faculté maîtresse ; l’art de composer, le bon goût, le sens du vrai en dépendent ; un degré ajouté à sa véhémence bouleverse le style qui l’exprime, change les caractères qu’elle produit, brise les plans où elle s’enferme. Considérez celle de Dickens, vous y apercevrez la cause de ses défauts et de ses mérites, de sa puissance et de ses excès.
Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je crois, ne s’est
figuré avec un détail plus exact et une plus grande énergie toutes les parties et
toutes les couleurs d’un tableau. Lisez cette description d’un orage ; les images
semblent prises au daguerréotype, à la lumière éblouissante des éclairs : « L’œil,
aussi rapide qu’eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude d’objets
qu’en cinquante fois, autant de temps il n’eût point vus au grand jour : des cloches
dans leurs clochers avec la corde et la roue qui les faisaient mouvoir ; des nids
délabrés d’oiseaux dans les recoins et dans les corniches ; des figures pleines
d’effroi sous la bâche des voitures qui passaient, emportées par leur attelage
effarouché, avec un fracas que couvrait le tonnerre ; des herses et des charrues
abandonnées dans les champs ; des lieues et puis encore des lieues de pays coupé de
haies, avec la bordure lointaine d’arbres aussi visible que l’épouvantail perché
dans le champ de fèves à trois pas d’eux ; une minute de clarté limpide, ardente,
tremblotante, qui montrait tout ; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis
du bleu, puis un éclat si intense, qu’on ne voyait plus que de la lumière : puis la
plus épaisse et la plus profonde obscurité The eye, partaking of the quickness of the flashing light, saw in its
every gleam a multitude of objects which it could not see at steady noon in
fifty times that period. Bells in steeples, with the rope and wheel that moved
them ; ragged nests of birds in cornices and nooks ; faces full of
consternation in the tilted waggons that came tearing past, their frightened
teams ringing out a warning which the thunder drowned ; harrows and ploughs
left out in fields ; miles upon miles of hedge-divided country, with the
distant fringe of trees as obvious as the scarecrow in the beanfield close at
hand ; in a trembling, vivid, flickering instant, everything was clear and
plain ; then came a flush of red into the yellow light ; a change to blue ; a
brightness so intense that there was nothing else but light ; and then the
deepest and profoundest darkness. (Martin Chuzzlewit,
t. II, p. 245. Ed. Tauschnitz.)
Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans effort les objets inanimés. Elle soulève dans l’esprit où elle s’exerce des émotions extraordinaires, et l’auteur verse sur les objets qu’il se figure quelque chose de la passion surabondante dont il est comblé. Les pierres pour lui prennent une voix, les murs blancs s’allongent comme de grands fantômes, les puits noirs bâillent hideusement et mystérieusement dans les ténèbres ; des légions d’êtres étranges tourbillonnent en frissonnant dans la campagne fantastique ; la nature vide se peuple, la matière inerte s’agite. Mais les images restent nettes ; dans cette folie, il n’y a ni vague ni désordre ; les objets imaginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et des détails aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la vérité.
Il y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et puissante, qui
rappelle certaines pages de It was small tyranny for a respectable wind to go wreaking its vengeance
on such poor creatures as the fallen leaves ; but this wind happening to come
up with a great heap of them just after venting its humour on the insulted
Dragon, did so disperse and scatter them that they fled away, pell-mell, some
here, some there, rolling over each other, whirling round and round upon their
thin edges, taking frantic flights into the air, and playing all manner of
extraordinary gambols in the extremity of their distress. Nor was this enough
for its malicious fury : for not content with driving them abroad, it charged
small parties of them and hunted them into the wheel-wright’s saw-pit, and
below the planks and timbers in the yard, and, scattering the sawdust in the
air, it looked for them underneath, and when it did meet with any, whew ! how
it drove them on and followed at their heels ! The scared leaves only
flew the faster for all this ; and a giddy chase it was ; for they got into
unfrequented places, where there was no outlet, and where their pursuer kept
them eddying round and round at his pleasure ; and they crept under the eaves
of houses, and clung tightly to the sides of hay-ricks, like bats ; and tore
in at open chamber windows, and cowered close to hedges ; and, in short, went
anywhere for safety. ( For the night-wind has a dismal trick of wandering round and
round a building of that sort, and moaning as it goes ; and of trying, with
its unseen hand, the windows and the doors ; and seeking out some crevices by
which to enter. And when it has got in ; as one not finding what he seeks,
whatever that may be ; it wails and howls to issue forth again : and not
content with stalking through the aisles, and gliding round and round the
pillars, and tempting the deep organ, soars up to the roof, and strives to
rend the rafters ; then flings itself despairingly upon the stones below, and
passes, muttering, into the vaults. Anon, it comes up stealthily, and creeps
along the walls ; seeming to read, in whispers, the Inscriptions sacred to the
Dead. At some of these, it breaks out shrilly, as with laughter ; and at
others, moans and cries as if it were lamenting. It has a ghostly sound too,
lingering within the altar ; where it seems to chaunt, in its wild way, of
Wrong and Murder done, and false Gods worshipped ; in defiance of the Tables
of the Law, which look so fair and smooth, but are so flawed and broken. Ugh !
Heaven preserve us, sitting snugly round the fire ! It has an awful voice,
that wind at Midnight, singing in a church ! But high up in the
steeple ! There the foul blast roars and whistles ! High up in the steeple,
where it is free to come and go through many an airy arch and loophole, and to
twist and twine itself about the giddy stair, and twirl the groaning
weathercock, and make the very tower shake and shiver ! High up in the
steeple, where the belfry is ; and iron rails are ragged with rust ; and
sheets of lead and copper, shrivelled by the changing weather, crackle and
heave beneath the unaccustomed tread ; and birds stuff shabby nests into
corners of old oaken joists and beams ; and dust grows old and grey ; and
speckled spiders, indolent and fat with long security, swing idly to and fro
in the vibration of the bells, and never loose their hold upon their
thread-spun castles in the air, or climb up sailor-like in quick alarm, or
drop upon the ground and ply a score of nimble legs to save a life ! High up
in the steeple of an old church, far above the light and murmur of the town
and far below the flying clouds that shadow it, is the wild and dreary place
at night : and high up in the steeple of an old church, dwelt the Chimes I
tell of. (Notre-Dame de Paris. La source de
cette description, comme de toutes celles de Dickens, est l’imagination pure. Il ne
décrit point, comme Walter Scott, pour offrir une carte de géographie au lecteur et
pour faire la topographie de son drame. Il ne décrit point comme lord Byron, par
amour de la magnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux
grandioses. Il ne songe ni à obtenir l’exactitude, ni à choisir la beauté. Frappé
d’un spectacle quelconque, il s’exalte, et éclate en figures imprévues. Tantôt ce
sont les feuilles jaunies que le vent poursuit, qui s’enfuient et se culbutent,
frissonnantes, effarées, d’une course éperdue, se collant aux sillons, se noyant
dans les fossés, se perchant sur les arbresMartin Chuzzlewit, t. I, p.
10.)Chimes, p. 5.)
Il fait un roman sur elles, et ce n’est pas le premier. Dickens est un poëte ; il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le réel. Ici, ce sont les cloches, qui causent avec le pauvre vieux commissionnaire du coin et le consolent. Ailleurs, c’est le grillon du foyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confiants, le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu’il n’a plus. Ailleurs, c’est l’histoire d’un enfant malade et précoce qui se sent mourir, et qui, en s’endormant dans les bras de sa sœur, entend la chanson lointaine des vagues murmurantes qui l’ont bercé. Les objets, chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses personnages. Son imagination est si vive, qu’elle entraîne tout avec elle dans la voie qu’elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s’il est triste, il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu’aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions ; il s’emporte jusqu’aux plus étranges bizarreries. Voici une jeune fille, jolie et honnête, qui traverse la cour des Fontaines et le quartier des légistes pour aller retrouver son frère. Quoi de plus simple ? quoi de plus vulgaire même ? Dickens s’exalte là-dessus. Pour lui faire fête, il convoque les oiseaux, les arbres, les maisons, la fontaine, les bureaux, les dossiers de procédure, et bien d’autres choses encore. C’est une folie, et c’est presque un enchantement :
Y avait-il assez de vie dans la triste végétation de la cour des Fontaines pour que
les rameaux enfumés eussent senti venir la plus pure et la plus aimable petite femme
du monde ? C’est une question pour les jardiniers et pour les savants qui
connaissent les amours des plantes. Mais c’était une bonne chose pour cette cour
pavée d’encadrer une si délicate petite figure ; elle passait comme un sourire le
long des vieilles maisons noires et des dalles usées, les laissant plus sombres,
plus tristes, plus grimaçantes que jamais ; cela ne fait pas de doute ! La fontaine
du Temple aurait bien pu sauter de vingt pieds pour saluer cette source d’espérance
et de jeunesse qui glissait rayonnante dans les secs et poudreux canaux de la loi ;
les moineaux bavards, nourris dans les crevasses et dans les trous du Temple,
auraient pu se taire pour écouter des alouettes imaginaires au moment où passait
cette fraîche petite créature ; les branches sombres, qui ne se courbaient jamais
que dans leur chétive croissance, auraient pu s’incliner vers elle avec amour, comme
vers une sœur, et verser leur bénédiction sur sa gracieuse tête ; les vieilles
lettres d’amour enfermées dans les bureaux voisins, au fond d’une boîte de fer, et
oubliées parmi les monceaux de papiers de famille où elles s’étaient égarées,
auraient pu trembler et s’agiter au souvenir fugitif de leurs anciennes tendresses,
quand de son pas léger elle s’approchait d’elles. Mainte chose qui n’arriva point,
qui n’arrivera jamais, aurait pu arriver pour l’amour de RuthWhether there was life enough left in the slow vegetation
of Fountain Court for the smoky shrubs to have any consciousness of the
brightest and purest-hearted little woman in the world, is a question for
gardeners, and those who are learned in the loves of plants. But, that it was a
good thing for that same paved yard to have such a delicate little figure
flitting through it ; that it passed like a smile from the grimy old houses, and
the worn flag-stones, and left them duller, darker, sterner than before ; there
is no sort of doubt. The Temple fountain might have leaped up twenty feet to
greet the spring of hopeful maidenhood, that in her person stole on, sparkling,
through the dry and dusty channels of the Law ; the chirping sparrows, bred in
Temple chinks and crannies, might have held their peace to listen to imaginary
sky-larks, as so fresh a little creature passed ; the dingy boughs, unused to
droop, otherwise than in their puny growth, might have bent down in a kindred
gracefulness, to shed their benediction on her graceful head ; old love letters,
shut up in iron boxes in the neighbouring offices, and made of no account among
the heaps of family papers into which they had strayed, and of which, in their
degeneracy, they formed a part, might have stirred and fluttered with a moment’s
recollection of their ancient tenderness, as she went lightly by. Anything might
have happened that did not happen, and never will, for the love of Ruth.
(Martin Chuzzlewit, t. II, p. 289.)
Ceci est tourmenté, n’est-il pas vrai ? Votre goût français, toujours mesuré, se révolte contre ces crises d’affectation, contre ces mièvreries maladives. Et pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle produit d’elle-même, et sans choc violent, des sons qu’on n’entend point ailleurs.
On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n’importe laquelle, la plus
rébarbative ; celle d’un marchand d’instruments de marine. Dickens voit les
baromètres, les chronomètres, les compas, les télescopes, les boussoles, les
lunettes, les mappemondes, les porte-voix et le reste. Il en voit tant, il les voit
si nettement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les
autres dans son cerveau, qu’ils remplissent et qu’ils obstruent, il y a tant d’idées
géographiques et nautiques étalées sous les vitrines, pendues au plafond, attachées
au mur, elles débordent sur lui par tant de côtés et en telle abondance, qu’il en
perd le jugement. La boutique se transfigure : « Dans la contagion générale, il
semble qu’elle se change en je ne sais quelle machine maritime, confortable, faite
en manière de vaisseau, n’ayant plus besoin que d’une bonne mer pour être lancée et
se mettre tranquillement en chemin pour n’importe quelle île déserteDombey and son, t. I, p. 41.
La différence entre un fou et un homme de génie n’est pas fort grande. Napoléon,
qui s’y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté nous porte à la gloire ou
nous jette dans un cabanon. C’est l’imagination visionnaire qui forge les fantômes
du fou et qui crée les personnages de l’artiste, et les classifications qui servent
à l’un peuvent servir à l’autre. L’imagination de Dickens ressemble à celle des
monomanes. S’enfoncer dans une idée, s’y absorber, ne plus voir qu’elle, la répéter
sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi agrandie, jusque dans l’œil du
spectateur, l’en éblouir, l’en accabler, l’imprimer en lui si tenace et si
pénétrante, qu’il ne puisse plus l’arracher de son souvenir, ce sont là les grands
traits de cette imagination et de ce style. En cela, David
Copperfield est un chef-d’œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles
et plus présents dans la mémoire du lecteur que ceux qu’il décrit. La vieille
maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de
l’école, sont des tableaux d’intérieur dont rien n’égale le relief, l’énergie et la
précision. Dickens a la passion et la patience des peintres de sa nation : il compte
un à un les détails, il note les couleurs différentes des vieux troncs d’arbres ; il
voit le tonneau fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs
humides ; il distingue les singulières odeurs qui en sortent ; il marque la grosseur
des taches de mousse, il lit les noms d’écoliers inscrits sur la porte et
s’appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n’a rien de
froid ; si elle est si détaillée, c’est que la contemplation était intense ; elle
prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette passion sans s’en rendre
compte ; on la distingue tout d’un coup au bout de la page ; les témérités du style
la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l’impression.
Des métaphores excessives font passer devant l’esprit des rêves grotesques. On se
sent assiégé de visions extravagantes. M. Mell prend sa flûte, et y souffle, dit
Copperfield, « au point que je finissais par penser qu’il ferait entrer tout son
être dans le grand trou d’en haut pour le faire sortir par les clefs d’en bas. » Tom
Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il
avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son
imagination, à l’étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu’il fit un
assez pauvre déjeuner le lendemain de son expulsion. » On pense aux fantaisies
d’Hoffmann ; on est pris d’une idée fixe et l’on a mal à la tête. Ces excentricités
sont le style de la maladie plutôt que de la santé.
Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On voit qu’il éprouve celles de ses personnages, qu’il est obsédé de leurs idées, qu’il entre dans leur folie. En sa qualité d’Anglais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-être dira-t-on qu’il en fait un épouvantail, et qu’un artiste a tort de se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n’importe ; le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu’on peut lui pardonner d’être utile. Jonas, sorti en cachette de sa chambre, a tué en trahison son ennemi, et croit dorénavant respirer en paix ; mais le souvenir du meurtre, comme un poison, désorganise insensiblement son esprit. Il n’est plus maître de ses idées ; elles l’emportent avec la fougue d’un cheval effaré. Il pense incessamment et en frissonnant à la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu’il a défait, la porte à laquelle on peut frapper. À mesure qu’il veut se détacher de cette vision, il s’y enfonce ; c’est un gouffre ardent où il roule en se débattant avec des cris et des sueurs d’angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et au bout d’un instant il s’y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si fort, qu’il n’est pas bien sûr de n’être pas là-bas à Londres. « Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l’image de l’assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu’à la porte de sa chambre. Lui, homme d’affaires, calculateur, machine brutale des raisonnements positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu’une femme nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s’il avait peur de réveiller l’homme imaginaire qu’il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clef dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit : si l’homme assassiné allait se lever là, devant lui ! Il entre enfin, et s’enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite ; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d’un insecte, les battements de son cœur, tout lui crie : Assassin ! L’esprit fixé avec une frénésie d’attention sur la porte, il finit par croire qu’on l’ouvre, il l’entend grincer. Ses sensations sont perverties ; il n’ose s’en défier, il n’ose plus y croire, et dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu’un chaos de formes hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l’oppression incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre dans le bois ? — Il s’efforce d’en arracher sa pensée ; elle y reste imprimée et collée ; elle l’y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu’il va dans le bois, qu’il s’y glisse sans bruit à pas furtifs, en écartant les branches, qu’il approche, puis approche encore, et qu’il chasse « les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles séchées. » Et toujours il aboutit à l’idée de la découverte ; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu’on sort ou lorsqu’on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois ; il le montre mentalement à tous ceux qu’il aperçoit, comme pour leur dire : « Regardez ! connaissez-vous cela ? Me soupçonnez-vous ? » Le supplice de prendre le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passants, ne serait point plus lugubre que l’idée fixe à laquelle sa conscience l’a condamné. »
Jonas est sur le bord de la folie. D’autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très-plaisants au premier coup d’œil, mais si vrais, qu’au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d’idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d’épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie ; reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d’un mot, toujours le même, qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante ; voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards qui tâtonnent douloureusement d’idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité qu’ils ne peuvent franchir, c’est là une faculté qu’Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d’une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l’on veut, un éclat de rire discordant ; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l’on s’effraye en mesurant la lucidité, l’étrangeté, l’exaltation, la violence de l’imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu’au bout sans fléchir, et qui s’est trouvée dans son vrai monde en imitant et en produisant leur déraison.
À quoi peut s’appliquer cette force ? Les imaginations diffèrent, non-seulement par
leur nature, mais encore par leur objet ; après avoir mesuré leur énergie, il faut
circonscrire leur domaine ; dans le large monde, l’artiste se fait un monde ;
involontairement il choisit une classe d’objets qu’il préfère ; les autres le
laissent froid, et il ne les aperçoit pas. Dickens n’aperçoit pas les choses
grandes : ceci est le second trait de son imagination. L’enthousiasme le prend à
propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d’une boutique de
bric-à-brac, d’une enseigne, d’un crieur public. Il a la vigueur, il n’atteint pas à
la beauté. Son instrument rend des sons vibrants, il n’a point de sons harmonieux.
S’il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre ; il en mettra
toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les
contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d’être humain,
grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu’on n’oubliera plus ; mais il ne
verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes
ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les
couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncements où elle plonge, comme pour
se reposer et s’endormir. S’il peint un paysage, il apercevra les cenelles qui
parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui
s’exhale d’un ruisseau lointain, les mouvements d’un insecte dans l’herbe ; mais la
grande poésie qu’eût saisie l’auteur de Valentine et d’André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays,
dans l’observation minutieuse et passionnée des petites choses ; il n’aura point
l’amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et
le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts
immenses qui, parmi tant d’expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et
ouvrent au plus profond de l’âme une source de santé et de bonheur. C’est le bonheur
qui lui manque ; son inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses
objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en
communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôte le
bien-être et l’harmonie qu’en d’autres mains elles auraient pu garder. Miss Ruth est
une fort gentille ménagère ; elle met son tablier : quel trésor que ce tablier !
Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le
vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l’attache autour de sa taille, elle
lie les cordons, elle l’étale, elle le froisse pour qu’il tombe bien. Que ne
fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l’enchantement de Dickens pendant ces
opérations innocentes ! Il pousse de petits cris d’espièglerie joyeuse : « Oh ! bon
Dieu, quel méchant petit corsage ! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de
Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C’est bien pis lorsqu’elle fabrique le
pudding ; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations,
protase, péripéties, aussi complète qu’une tragédie grecque. Ces gentillesses de
cuisine et ces mièvreries d’imagination font penser (par contraste) aux tableaux
d’intérieur de George Sand. Vous rappelez-vous la chambre de la fleuriste
Geneviève ? Elle fabrique, comme Ruth, un objet utile, très-utile, puisque demain
elle vendra dix sous ; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales
s’enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d’une fée, dont la fraîche corolle
s’empourpre d’un vermillon aussi tendre que celui de ses joues, frêle chef-d’œuvre
éclos un soir d’émotion poétique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel
les yeux perçants et divins des étoiles, et qu’au fond de son cœur vierge murmure le
premier souffle de l’amour. Pour s’exalter, Dickens n’a pas besoin d’un pareil
spectacle : une diligence le jette dans le dithyrambe ; les roues, les
éclaboussures, les sifflements du fouet, le tintamarre des chevaux, des harnais et
de la machine, en voilà assez pour le mettre hors de lui. Il ressent par sympathie
le mouvement de la voiture ; elle l’emporte avec elle ; il entend le galop des
chevaux dans sa cervelle, et part en lançant cette ode, qui semble sortir de la
trompette du conducteur :
En avant sous l’obscurité qui s’épaissit ! Nous ne pensons pas aux noires ombres
des arbres ; nous franchissons du même galop clartés, ténèbres, comme si la lumière
de Londres à cinquante milles d’ici suffisait, et au-delà, pour illuminer la route !
En avant par-delà la prairie du village, où s’attardent les joueurs de paume, où
chaque petite marque laissée sur le frais gazon par les raquettes, les balles ou les
pieds des joueurs, répand son parfum dans la nuit ! En avant, avec quatre chevaux
frais, par-delà l’auberge du Cerf-sans-Cornes, où les buveurs
s’assemblent à la porte avec admiration, pendant que l’attelage quitté, les traits
pendants, s’en va à l’aventure du côté de la mare, poursuivi par la clameur d’une
douzaine de gosiers et par les petits enfants qui courent en volontaires pour le
ramener sur la route ! À présent, c’est le vieux pont de pierre qui résonne sous le
sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis nous voilà encore sur
la route ombragée, puis au-delà de la barrière ouverte, plus loin, bien loin
au-delà, dans la campagne. Hurrah !
Holà ho ! là-bas, derrière, arrête cette trompette un instant ; viens ici, conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la banquette. On a besoin de toi pour tâter ce panier. Nous ne ralentirons point pour cela le pas de nos bêtes ; n’ayez crainte. Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la glus grande gloire du festin. Ah ! il y a longtemps que cette bouteille de vieux vin n’a senti le contact du souffle tiède de la nuit, comptez-y. Et la liqueur est merveilleusement bonne pour humecter le gosier d’un donneur de cor. Essaye-la ; n’aie pas peur, Bill, de lever le coude. Maintenant reprends haleine et essaye mon cor, Bill. Voilà de la musique ! voilà un air ! « Là-bas, là-bas, bien loin derrière les collines. » Ma foi, oui ! hurrah ! la jument ombrageuse est toute gaie cette nuit. Hurrah ! hurrah !
Voyez là-haut, la lune ! Toute haute d’abord, avant que nous l’ayons aperçue. Sous sa lumière, la terre réfléchit les objets comme l’eau. Les haies, les arbres, les toits bas des chaumières, les clochers d’églises, les vieux troncs flétris, les jeunes pousses florissantes, sont devenus vaniteux tout d’un coup et ont envie de contempler leurs belles images jusqu’au matin. Là-bas, les peupliers bruissent, pour que leurs feuilles tremblotantes puissent se voir sur le sol ; le chêne, point ; il ne lui convient pas de trembler. Campé dans sa vieille solidité massive, il veille sur lui-même, sans remuer un rameau. La porte moussue, mal assise sur ses gonds grinçants, boiteuse et décrépite, se balance devant son mirage, comme une douairière fantastique, pendant que notre propre fantôme voyage avec nous. Hurrah ! hurrah ! à travers fossés et broussailles, sur la terre unie et sur le champ labouré, sur le flanc roide de la colline, sur le flanc plus roide encore de la muraille, comme si c’était un spectre chasseur !
Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd brouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un voile de gaze, qui, pour nos yeux d’admirateurs modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il est étendu, ainsi qu’ont toujours fait les voiles de vraie gaze, ainsi qu’ils feront toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh bien ! voilà que nous voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet d’arbres, la minute d’après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine lumière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne. Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !
La beauté de la nuit a été sentie à peine, quand déjà le jour arrive bondissant.
Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent presque en une rue
continue. Hurrah ! par là des jardins de maraîchers, des files de maisons, des
villas, des terrasses, des places, des équipages, des chariots, des charrettes, des
ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des ivrognes, des porteurs à jeun ;
par-delà toutes les formes de la brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui
force les gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours
et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans nombre, jusqu’à ce qu’on
atteigne une vieille cour d’hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et
tout étourdi, se trouve à Londres Yoho,
among the gathering shades ; making of no account the deep reflections of the
trees, but scampering on through light and darkness, all the same, as if the
light of London fifty miles away, were quite enough to travel by, and some to
spare. Yoho, beside the village-green, where cricket-players linger yet ; and
every little indentation made in the fresh grass by bat or wicket, ball or
player’s foot, sheds out its perfume on the night. Away with four fresh horses
from the Bald-faced Stag, where topers congregate about the door admiring ;
and the last team with traces hanging loose ; go roaming off towards the
pond ; until observed and shouted after by a dozen throats, while volunteering
boys pursue them. Now with a clattering of hoofs and striking out of fiery
sparks, across the old stone bridge, and down again into the shadowy road, and
through the open gate, and far away, away, into the world. Yoho ! Yoho,
behind there, stop that bugle for a moment ! Come creeping over the front,
along the coach-roof, guard, and make one at this basket ! Not that we slacken
in our pace the while, not we : we rather put the bits of blood upon their
mettle, for the greater glory of the snack. Ah ! it is long since this bottle
of old wine was brought into contact with the mellow breath of night, you may
depend, and rare good stuff it is to wet a bugler’s whistle with. Only try it.
Don’t be afraid of turning up your finger, Bill, another pull ! Now, take your
breath, and try the bugle, Bill. There’s music ! There’s a tone ! “Over the
hills and far away,” indeed. Yoho ! The skittish mare is all alive to-night.
Yoho ! Yoho ! See the bright moon ? High up before we know it : making
the earth reflect the objects on its breast like water. Hedges, trees, low
cottages, church steeples, blighted stumps and flourishing young slips, have
all grown vain upon the sudden, and mean to contemplate their own fair images
till morning. The poplars yonder rustle, that their quivering leaves may see
themselves upon the ground. Not so the oak ; trembling does not become Clouds too ! And a mist upon the Hollow ! Not a dull fog that
hides it, but a light airy gauze-like mist, which in our eyes of modest
admiration gives a new charm to the beauties it is spread before : as real
gauze has done ere now, and would again, so please you, though we were the
Pope. Yoho ! Why ! now we travel like the Moon herself. Hiding this minute in
a grove of trees ; next minute in a patch of vapour ; emerging now upon our
broad clear course ; withdrawing now, but always dashing on, our journey is a
counterpart of hers. Yoho ! A match against the Moon. Yoho ! Yoho ! The
beauty of the night is hardly felt, when Day comes leaping up. Yoho ! Two
stages, and the country-roads are almost changed to a continuous street. Yoho,
past market-gardens, rows of houses, villas, crescents, terraces, and
squares ; past waggons, coaches, carts ; past early workmen, late stragglers,
drunken men, and sober carriers of loads ; past brick and mortar in its every
shape, and in among the rattling pavements, where a jaunty seat upon a coach
is not so easy to preserve ! Yoho, down countless turnings, and through
countless mazy ways, until an old inn-yard is gained, and Tom Pinch, getting
down, quite stunned and giddy, is in London ! (him ; and he watches himself in his stout old, burly
steadfastness, without the motion of a twig. The moss-grown gate, ill-poised
upon its creaking hinges, crippled and decayed, swings to and fro before its
glass, like some fantastic dowager ; while our own ghostly likeness travels
on, Yoho ! Yoho ! through ditch and brake, upon the ploughed land and the
smooth, along the steep hill-side and steeper wall, as if it were a phantom
Hunter.Martin
Chuzzlewit, t. II, p. 155.)
Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès de lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et bizarres toutes les parties de l’imagination de Dickens. On aura son portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et un fouet de postillon dans l’autre, se mettrait à prophétiser.
Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d’imagination va produire. La manière de concevoir règle en l’homme la manière de sentir. Quand l’esprit, à peine attentif, suit les contours indistincts d’une image ébauchée, la joie et la douleur l’effleurent d’un attouchement insensible. Quand l’esprit, avec une attention profonde, pénètre les détails minutieux d’une image précise, la joie et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit ces détails ; c’est pourquoi il rencontre partout des sujets d’exaltation. Il ne quitte point le ton passionné ; il ne se repose jamais dans le style naturel et dans le récit simple ; il ne fait que railler ou pleurer ; il n’écrit que des satires et des élégies. Il a la sensibilité fiévreuse d’une femme qui part d’un éclat de rire ou qui fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est d’une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la gloire de Dickens. Le commun des hommes n’a que des émotions faibles. Nous travaillons machinalement et nous bâillons beaucoup ; les trois quarts des objets nous laissent froids ; nous nous endormons dans l’habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les scènes de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le fond de notre vie. Un homme vient qui, tout d’un coup, les rend intéressantes ; bien plus, il en fait des drames ; il les change en objets d’admiration, de tendresse et d’épouvante. Sans sortir du coin du feu ou de l’omnibus, nous voilà tremblants, les yeux pleins de larmes ou secoués par les accès d’un rire inextinguible. Nous nous trouvons transformés, notre vie est doublée ; notre âme végétait ; elle sent, elle souffre, elle aime. Le contraste, la succession rapide, le nombre des sentiments ajoutent encore à son trouble ; nous roulons pendant deux cents pages dans un torrent d’émotions nouvelles, contraires et croissantes, qui communique à l’esprit sa violence, qui l’entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive qu’enchanté et épuisé. C’est une ivresse, et sur une âme délicate l’effet serait trop fort ; mais il convient au public, et le public l’a justifié.
Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues : le rire et les larmes. Il y
en a d’autres ; mais on n’y arrive que par la haute éloquence ; elles sont le chemin
du sublime, et l’on a vu que pour Dickens il est fermé. Cependant il n’y a pas
d’écrivain qui sache mieux toucher et attendrir ; il fait pleurer, cela est à la
lettre ; avant de l’avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le cœur. Le
chagrin d’une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son père n’aime
point, l’amour désespéré et la mort lente d’un pauvre jeune homme à demi imbécile,
toutes ces peintures de douleurs secrètes laissent une impression ineffaçable. Les
larmes qu’il verse sont vraies, et la compassion est leur source unique. Balzac,
George Sand, Stendhal ont aussi raconté les misères humaines ; est-il possible
d’écrire sans les raconter ? Mais ils ne les cherchent pas, ils les rencontrent ;
ils ne songent point à nous les étaler ; ils allaient ailleurs, ils les ont
trouvées, sur leur route. Ils aiment l’art plutôt que les hommes. Ils ne se plaisent
qu’à voir jouer les ressorts des passions, à combiner de grands systèmes
d’événements, à construire de puissants caractères ; ils n’écrivent point par
sympathie pour les misérables, mais par amour du beau. Quand vous finissez “It
ha’ shined upon me,” he said reverently, “in my pain and trouble down below.
It ha’ shined into my mind. I ha’ lookn at’t an thowt o’ thee, Rachael, till
the muddle in my mind have cleared away, above a bit, I hope. If soom ha’ been
wantin’ in unnerstan’in me better, I, too, ha’ been wantin’ in unnerstan’in
them better. In my pain an trouble, lookin up yonder, — wi’ it shinin’
on me. — I ha’ seen more clear, and ha’ made it my dyin prayer that aw th’
world may on’y coom toogether more, an get a better unnerstan’in o’one
another, than when I were in’t my own weak seln. “Often as I coom to
myseln, and found it shinin on me down there in my trouble, I thowt it were
the star as guided to Our Saviour’s home. I awmust think it be the very
star !” They carried him very gently along the fields, and down the
lanes, and over the wide landscape ; Rachael always holding the hand in hers.
Very few whispers broke the mournful silence. It was soon a funeral
procession. The star had shown him where to find the God of the poor ; and
through humility, and sorrow, and forgiveness, he had gone to his Redeemer’s
rest. (Mauprat, votre émotion n’est pas la sympathie pure ; vous ressentez
encore une admiration profonde pour la grandeur et la générosité de l’amour. Quand
vous achevez le Père Goriot, vous avez le cœur brisé par les
tortures de cette agonie ; mais l’étonnante invention, l’accumulation des faits,
l’abondance des idées générales, la force de l’analyse, vous transportent dans le
monde de la science, et votre sympathie douloureuse se calme au spectacle de cette
physiologie du cœur. Dickens ne calme jamais la nôtre ; il choisit les sujets où
elle se déploie seule et plus qu’ailleurs, la longue oppression des enfants
tyrannisés et affamés par leur maître d’école, la vie de l’ouvrier Stephen, volé et
déshonoré par sa femme, chassé par ses camarades, accusé de vol, languissant six
jours au fond d’un puits où il est tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant
quand enfin on arrive à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son égarement, ses
cris, le tourbillon de désespoir dans lequel Dickens enveloppe ses personnages ont
préparé la douloureuse peinture de cette mort résignée. Le seau remonte un corps qui
n’a presque plus de forme, et l’on voit la figure pâle, épuisée, patiente, tournée
vers le ciel, tandis que la main droite, brisée et pendante, semble demander qu’une
autre main vienne la soutenir. Il sourit pourtant et dit faiblement : « Rachel ! »
Elle vient et se penche jusqu’à ce que ses yeux soient entre ceux du blessé et le
ciel, car il n’a pas la force de tourner les siens pour la regarder. Alors, en
paroles brisées, il lui raconte sa longue agonie. Depuis qu’il est né, il n’a
éprouvé que misère et injustice : c’est la règle ; les faibles souffrent et sont
faits pour souffrir. Ce puits où il est tombé a tué des centaines d’hommes, des
pères, des maris, des fils qui faisaient vivre des centaines de familles. Les
mineurs ont prié et supplié les hommes du parlement, par l’amour du Christ, de ne
point permettre que leur travail fût leur mort, et de les épargner à cause de leurs
femmes et de leurs enfants, qu’ils aiment autant que les gentlemen
aiment les leurs : tout cela pour rien. Quand le puits travaillait, il tuait sans
besoin ; abandonné, il tue encore. Stephen dit cela sans colère, doucement,
simplement, comme la vérité. Il a devant lui son calomniateur ; il ne s’indigne pas,
il n’accuse personne ; il charge seulement le père de démentir la calomnie tout à
l’heure, quand il sera mort. Son cœur est là-haut, dans le ciel où il a vu briller
une étoile. Dans son tourment, sur son lit de pierres, il l’a contemplée, et le
tendre et touchant regard de la divine étoile a calmé, par sa sérénité mystique,
l’angoisse de son esprit et de son corps. « J’ai vu plus clair, dit-il, et ma prière
de mourant a été que les hommes puissent seulement se rapprocher un peu plus les uns
des autres, que lorsque moi, pauvre homme, j’étais avec eux. — Ils le soulevèrent,
et il fut ravi de voir qu’ils allaient l’emporter du côté où l’étoile semblait les
conduire. Ils le portèrent très-doucement, à travers les champs et le long des
sentiers, dans la large campagne, Rachel tenant toujours sa main dans les siennes.
Ce fut bientôt une procession funèbre. L’étoile lui avait montré le chemin qui mène
au Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères, son oubli des injures, l’avaient
conduit au repos de son rédempteurHard Times, p. 345.)
Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus bouffon de tous
les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste ! C’est la seule qui puisse
s’accorder avec cette sensibilité passionnée. Il y a un rire qui est voisin des
larmes. La satire est sœur de l’élégie : si l’une plaide pour les opprimés, l’autre
combat contre les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices, Dickens se
venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit. Rien de plus accablant que
ces longs chapitres d’ironie soutenue où le sarcasme s’enfonce à chaque ligne plus
sanglant et plus perçant dans l’adversaire qu’il s’est choisi. Il y en a cinq ou six
contre les Américains, contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes
ivrognes, contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes auteurs, contre
leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence, leur brutalité, capable de ravir
un absolutiste, et de justifier ce libéral qui, revenant de New-York, embrassa les
larmes aux yeux le premier gendarme qu’il aperçut sur le port du Havre. Fondations
de sociétés industrielles, entretiens d’un député avec ses commettants, instructions
d’un député à son secrétaire, parade des grandes maisons de banque, inauguration
d’un édifice, toutes les cérémonies et tous les mensonges de la société anglaise
sont gravés avec la verve et l’amertume de Hogarth. Il y a des morceaux où le
comique est si violent, qu’il a l’air d’une vengeance, par exemple le récit de Jonas
Chuzzlewit. Le premier mot qu’épela cet excellent jeune homme fut « gain. » Le
second (quand il arriva aux dissyllabes) fut « argent. » Cette belle éducation avait
produit par hasard deux inconvénients ; l’un, c’est qu’habitué par son père à
tromper les autres, il avait pris insensiblement le goût d’attraper son père ;
l’autre, c’est qu’instruit à considérer tout comme une question d’argent, il avait
fini par regarder son père comme une sorte de propriété, qui serait très-bien placée
dans le coffre-fort appelé bière. « Voilà mon père qui ronfle, dit M. Jonas.
Pecksniff, ayez donc la bonté de marcher sur son pied. C’est celui qui est contre
vous qui a la goutte. » Il entre en scène par cette attention : vous jugez du reste.
Dickens est triste au fond comme Hogarth ; mais, comme Hogarth, il fait rire aux
éclats par la bouffonnerie de ses inventions et par la violence de ses caricatures.
Il pousse ses personnages dans l’absurde avec une intrépidité rare. Son Pecksniff
invente des phrases morales et des actions sentimentales si grotesques qu’il en est
extravagant. Jamais on n’a entendu de telles monstruosités oratoires. Sheridan a
déjà peint un hypocrite anglais, Joseph Surface ; mais celui-là diffère autant de
Pecksniff qu’un portrait du dix-huitième siècle diffère d’une vignette du “It can
give him,” said Mr. Mould, waving his watch-chain slowly round and round, so
that he described one circle after every item ; “it can give him four horses
to each vehicle ; it can give him velvet trappings ; it can give him drivers
in cloth cloaks and top-boots ; it can give him the plumage of the ostrich,
dyed black ; it can give him any number of walking attendants, drest in the
first style of funeral fashion, and carrying batons tipped with brass ; it can
give him a place in Westminster Abbey itself, if he choose to invest it in
such a purchase. Oh ! do not let us say that gold is dross, when it can buy
such things as these, Mrs. Gamp.” “Ay, Mrs. Gamp, you are right,”
rejoined the undertaker. “We should be an honoured calling. We do good by
stealth, and blush to have it mentioned in our little bills. How much
consolation may I — even I” — cried Mr. Mould, “have diffused among my
fellow-creatures by means of my four longtailed prancers, never harnessed
under ten pound ten !” (Punch. Dickens fait l’hypocrisie si difforme et si énorme, que son
hypocrite cesse de ressembler à un homme ; on dirait une de ces figures fantastiques
dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de l’imagination
excessive. Dickens emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l’objet
qu’il montre, il en crève les yeux du lecteur ; mais le lecteur s’amuse de cette
verve déréglée ; la fougue de l’exécution lui fait oublier que la scène est
improbable, et il rit de grand cœur en entendant l’entrepreneur des pompes funèbres,
M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien munie d’argent, peut
trouver dans son magasin. Quelle douleur n’adouciraient pas les voitures à quatre
chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de drap et en bottes à
revers, les plumes d’autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le
grand style, portant des bâtons garnis de cuivre ? Oh ! ne disons pas que l’or est
une boue, puisqu’il peut acheter des choses comme celles-là ? « Que de bénédictions,
s’écrie M. Mould, que de bénédictions j’ai versées sur l’humanité au moyen de mes
quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10
livres 10 shillings la courseMartin Chuzzlewit, p.
349.)
Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L’esprit anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le ton et les idées font alors contraste ; tout contraste donne des impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à les éprouver.
Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s’il essaye de s’amuser, s’il se joue, il n’en est pas plus heureux. Le fond du caractère anglais, c’est le manque de bonheur. L’ardente et tenace imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre, il enfonce, il creuse ; toutes ces actions violentes sont des efforts, et tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être léger comme un Français du dix-huitième siècle, ou sensuel comme un Italien du seizième ; il ne faut point s’inquiéter des choses ou en jouir. Dickens s’en inquiète et n’en jouit pas. Prenez un petit accident comique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent qui retrousse les habits d’un commissionnaire. Scaramouche fera une grimace de bonne humeur ; Lesage aura le sourire d’un homme amusé ; tous deux passeront et n’y songeront plus. Dickens y songe pendant une demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si complétement à sa place, il lui suppose une volonté si passionnée et si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une tempête et en une persécution si grandes, qu’on est pris de vertige, et que tout en riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion pour rire de bon cœur.
C’était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui
faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait claquer
les dents, que l’endroit où Toby Veck attendait en hiver, et Toby Veck le savait
bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, — principalement le vent
d’est, — comme s’il était parti des confins de la terre pour tomber sur Toby. Et
souvent on aurait dit qu’il arrivait sur lui plus tôt qu’il n’avait pensé, car
tournant d’un bond autour du coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur
lui-même en tourbillonnant, comme s’il criait : Ah ! le voilà ! À l’instant, son
tablier blanc était relevé par dessus sa tête, comme la blouse d’un enfant méchant,
et l’on voyait sa faible petite canne lutter et s’agiter inutilement dans sa main ;
ses jambes subissaient une agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant
face tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, était si bien souffleté et battu, et
rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c’était
presque positivement un miracle s’il n’était pas enlevé en chair et en os en haut de
l’air, comme l’est parfois une colonie de grenouilles, ou d’escargots, ou d’autres
créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes, dans
quelque coin reculé du monde où l’espèce des commissionnaires est inconnueChimes,
p. 7.)
Si l’on veut maintenant se figurer d’un regard cette imagination si lucide, si violente, si passionnément fixée sur l’objet qu’elle se choisit, si profondément touchée par les petites choses, si uniquement attachée aux détails et aux sentiments de la vie vulgaire, si féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d’hiver. La lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa clarté crue, s’enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief, avec un détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le charge de tons excessifs et faux ; elle le détache sur l’ombre pluvieuse et froide avec une auréole étrange. L’esprit est frappé d’étonnement : mais on porte la main à ses yeux pour les couvrir, et en admirant la force de cette lumière, on pense involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille beauté du jour.
Plantez ce talent dans une terre anglaise ; l’opinion littéraire du pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits. Car cette opinion publique est son opinion privée ; il ne la subit pas comme une contrainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime ; elle ne le gêne pas, elle le développe, et ne fait que lui répéter tout haut ce qu’il se dit tout bas.
Voici les conseils de ce goût public, d’autant plus puissants qu’ils s’accordaient avec son inclination naturelle, et le poussaient dans son propre sens :
« Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par les jeunes filles. Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne voulons pas que la littérature corrompe la vie pratique. Nous avons la religion de la famille, et nous ne voulons pas que la littérature peigne les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes protestants, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos pères contre la joie et les passions. Entre celles-ci, l’amour est la plus mauvaise. Gardez-vous à cet endroit de ressembler à la plus illustre de nos voisines. L’amour est le héros de tous les romans de Georges Sand. Marié ou non marié, peu importe ; elle le trouve beau, saint, sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si vous le croyez, ne le dites point. Cela est d’un mauvais exemple. L’amour ainsi présenté se subordonne le mariage. Il y aboutit, il le brise, il se passe de lui, selon les circonstances ; mais, quoi qu’il fasse, il le traite en inférieur ; il ne lui reconnaît de sainteté que celle qu’il lui donne, et le juge impie s’il s’en trouve exclu. Le roman ainsi conçu est une plaidoirie en faveur du cœur, de l’imagination, de l’enthousiasme et de la nature ; mais il est souvent une plaidoirie contre la société et contre la loi ; nous ne souffrons pas qu’on touche de près ou de loin à la société ni à la loi. Présenter un sentiment comme divin, incliner devant lui toutes les institutions, le promener à travers une suite d’actions généreuses, chanter avec une sorte d’inspiration héroïque les combats qu’il livre et les assauts qu’il soutient, l’enrichir de toutes les forces de l’éloquence, le couronner de toutes les fleurs de la poésie, c’est peindre la vie qu’il enfante comme plus belle et plus haute que les autres, c’est l’asseoir bien au-dessus de toutes les passions et de tous les devoirs, dans une région sublime, sur un trône, d’où il brille comme une lumière, comme une consolation, comme une espérance, et attire à lui tous les cœurs. Peut-être ce monde est-il celui des artistes ; il n’est point celui des hommes ordinaires. Peut-être est-il conforme à la nature ; nous faisons fléchir la nature devant l’intérêt de la société. Georges Sand peint des femmes passionnées ; peignez-nous d’honnêtes femmes. Georges Sand donne envie d’être amoureux ; donnez-nous envie de nous marier.
« Cela a des inconvénients, il est vrai ; l’art en souffre, si le public y gagne. Si
vos personnages donnent de meilleurs exemples, vos ouvrages seront de moindre prix. Il
n’importe. Vous vous résignerez en songeant que vous êtes moral. Vos amoureux seront
fades, car le seul intérêt qu’offre leur âge, c’est la violence de la passion, et vous
ne pouvez peindre la passion. Dans Nicolas Nickleby, vous montrerez
deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes
jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles ; dans Martin
Chuzzlewit, vous montrerez encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement
semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement
semblables aux deux premières ; dans Dombey and son, il n’y aura
qu’un honnête jeune homme et une honnête jeune fille. Du reste, nulle différence. Et
ainsi de suite. Le nombre de vos mariages est étonnant, et vous en faites assez pour
peupler l’Angleterre. Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’ils sont tous
désintéressés, et que le jeune homme et la jeune fille font fi de l’argent avec la
même sincérité qu’à l’Opéra-Comique. Vous insisterez infiniment sur le joli embarras
des fiancées, sur les larmes des mères, sur les pleurs de toute l’assistance, sur les
scènes réjouissantes et touchantes du dîner ; vous ferez une foule de tableaux de
famille, tous attendrissants, et presque aussi agréables que des peintures de
paravents. Le lecteur sera ému ; il pensera voir les amours innocents et les
gentillesses vertueuses d’un petit garçon et d’une petite fille de dix ans. Il aura
envie de leur dire : Bons petits amis, continuez à être bien sages. Mais le principal
intérêt sera pour les jeunes filles, qui apprendront de quelle manière empressée, et
pourtant convenable, un prétendu doit faire sa cour. Si vous hasardez une séduction,
comme dans Copperfield, vous ne raconterez pas le progrès, l’ardeur,
les enivrements de l’amour ; vous n’en peindrez que les misères, le désespoir et les
remords. Si dans Copperfield et dans le Grillon du
Foyer vous montrez un mariage troublé et une femme soupçonnée, vous vous
hâterez de rendre la paix au mariage et l’innocence à la femme, et vous ferez par sa
bouche un éloge du mariage si magnifique, qu’il pourrait servir de modèle à M. Émile
Augier. Si dans Hard Times l’épouse va jusqu’au bord de la faute,
elle s’arrêtera sur le bord de la faute. Si dans Dombey and son elle
fuit la maison conjugale, elle restera pure, elle ne commettra que l’apparence de la
faute, et elle traitera son amant de telle sorte qu’on souhaitera d’être le mari. Si
enfin dans Copperfield vous racontez les troubles et les folies de
l’amour, vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous semblerez
demander excuse au lecteur. Jamais vous n’oserez faire entendre le souffle ardent,
généreux, indiscipliné, de la passion toute-puissante ; vous ferez d’elle un jouet
d’enfants honnêtes ou un joli bijou de mariage. Mais le mariage vous donnera des
compensations. Votre génie d’observateur et votre goût pour les détails s’exerceront
sur les scènes de la vie domestique : vous excellerez à peindre un coin du feu, une
causerie de famille, des enfants sur les genoux de leur mère, un mari qui le soir
veille à la lampe près de sa femme endormie, le cœur rempli de joie et de courage,
parce qu’il sent qu’il travaille pour les siens. Vous trouverez de charmants ou
sérieux portraits de femmes : celui de Dora, qui reste petite fille dans le mariage,
dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les rires, égayent le ménage
comme un gazouillement d’oiseau ; celui d’Esther, dont la parfaite bonté et la divine
innocence ne peuvent être atteintes par les épreuves ni par les années ; celui
d’Agnès, si calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de respect, véritable
modèle de l’épouse, capable à elle seule de mériter au mariage le respect que nous
demandons pour lui. Et lorsqu’enfin il faudra montrer la beauté de ces devoirs, la
grandeur de cette amitié conjugale, la profondeur du sentiment qu’ont creusé dix
années de confiance, de soins et de dévouement réciproques, vous trouverez dans votre
sensibilité, si longtemps contenue, des discours aussi pathétiques que les plus fortes
paroles de l’amourDavid Copperfield, scène du
docteur et de sa femme.
« Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habiter l’autre côté du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez nous, quelques-uns admirent Balzac, mais personne ne voudrait le tolérer. Quelques-uns prétendront qu’il n’est pas immoral ; mais tout le monde reconnaîtra qu’il fait toujours et partout abstraction de la morale. Georges Sand n’a célébré qu’une passion ; Balzac les a célébrées toutes. Il les a considérées comme des forces, et, jugeant que la force est belle, il les a soutenues de leurs causes, entourées de leurs circonstances, développées dans leurs effets, poussées à l’extrême, et agrandies jusqu’à en faire des monstres sublimes, plus systématiques et plus vrais que la vérité. Nous n’admettons pas qu’un homme se réduise à n’être qu’un artiste. Nous ne voulons pas qu’il se sépare de sa conscience et perde de vue la pratique. Nous ne consentirons jamais à voir que tel est le trait dominant de notre Shakspeare : nous ne reconnaîtrons pas que, comme Balzac, il mène ses héros au crime et à la monomanie, et que, comme lui, il habite le pays de la pure logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés depuis le seizième siècle, et nous condamnons aujourd’hui ce que nous approuvions autrefois. Nous ne voulons pas que le lecteur s’intéresse à un avare, à un ambitieux, à un débauché. Et il s’intéresse à lui lorsque l’écrivain, sans louer ni blâmer, s’attache à expliquer le tempérament, l’éducation, la forme du crâne et les habitudes d’esprit qui ont creusé en lui cette inclinaison primitive, à faire toucher la nécessité de ses effets, à la conduire à travers toutes ses périodes, à montrer la puissance plus grande que l’âge et le contentement lui communiquent, à exposer la chute irrésistible qui précipite l’homme dans la folie ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique, admire l’œuvre qu’elle a faite, et oublie de s’indigner contre le personnage qu’elle a créé ; il dit : le bel avare ! et il ne songe plus aux maux que l’avarice produit. Il devient philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu’il est honnête homme. Souvenez-vous toujours que vous l’êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol corrompu.
« Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s’intéresser aux passions
pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs ressorts, pour décrire
tout leur cours. Ce sont des maladies ; si on se contente de les maudire, on ne les
connaîtra pas ; si l’on n’est physiologiste, si l’on ne se prend pas d’amour pour
elles, si l’on ne fait pas d’elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la
vue d’un beau trait d’avarice comme à la vue d’un symptôme précieux, on ne peut
dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous n’aurez point ce
mérite immoral ; d’ailleurs il ne convient point à votre genre d’esprit. Votre extrême
sensibilité et votre ironie toujours prête ont besoin de s’exercer ; vous n’avez pas
assez de calme pour pénétrer jusqu’au fond d’un caractère ; vous aimez mieux vous
attendrir sur lui ou le railler ; vous le prenez à partie, vous vous faites son
adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant ; vous ne le peignez pas ;
vous êtes trop passionné et vous n’êtes pas assez curieux. D’autre part, la ténacité
de votre imagination, la violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre
pensée dans le détail que vous voulez saisir, limitent votre connaissance, vous
arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d’une âme
et d’en sonder la profondeur. Vous avez l’imagination trop vive, et vous ne l’avez pas
assez vaste. Voici donc les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un
personnage dans une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui
imposerez depuis le commencement jusqu’au bout. Son visage aura toujours la même
expression, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils auront une
sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à chaque parole ; Marc Tapley
prononcera à chaque scène son mot : gaillardement ; mistress Gamp
parlera incessamment de Mme Harris ; le docteur Chillip ne fera pas une seule action
qui ne soit timide ; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de
phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de
la joie à la douleur. Chacun de vos personnages sera un vice, une vertu, un ridicule
incarné, et la passion que vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si
absorbante, qu’il ne ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction
habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff ; mais
l’hypocrisie qu’il affiche n’a pas détruit le reste de son être ; s’il prête à la
comédie par son vice, il appartient à l’humanité par sa nature. Il a, outre sa
grimace, un caractère et un tempérament ; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel ;
la vigueur de son sang le rend audacieux ; son audace le rend calme ; son audace, son
calme, sa promptitude de décision, son mépris des hommes font de lui un grand
politique. Quand il a occupé le public pendant cinq actes, il offre encore au
psychologue et au médecin plus d’une chose à étudier. Votre Pecksniff n’offrira rien
ni au médecin ni au psychologue. Il ne servira qu’à instruire et à amuser le public.
Il sera une satire vivante de l’hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le
goût de l’eau-de-vie, ce sera gratuitement ; dans le tempérament que vous lui prêtez,
rien ne l’exige : il est si enfoncé dans la tartuferie, dans la douceur, dans le beau
style, dans les phrases littéraires, dans la moralité tendre, que le reste de sa
nature a disparu : c’est un masque et ce n’est plus un homme. Mais ce masque est si
grotesque et si énergique, qu’il sera utile au public, et diminuera le nombre des
hypocrites. C’est notre but et c’est le vôtre, et le recueil de vos caractères aura
plutôt les effets d’un livre de satires que ceux d’une galerie de portraits.
« Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront effectivement détachées, et ne formeront point de véritable ensemble. Vous avez commencé par des essais, et vos grands romans ne sont que des essais cousus les uns au bout des autres. Le seul moyen de composer un tout naturel et solide, c’est de faire l’histoire d’une passion ou d’un caractère, de les prendre à leur naissance, de les voir grandir, s’altérer et se détruire, de comprendre la nécessité intérieure de leur développement. Vous ne suivez pas ce développement ; vous maintenez toujours votre personnage dans la même attitude ; il est avare ou hypocrite, ou bon jusqu’au bout, et toujours de la même façon ; il n’a donc pas d’histoire. Vous ne pouvez que changer les circonstances où il se trouve ; vous ne le changez pas lui-même ; il reste immobile, et, à tous les chocs qui le frappent, il rend le même son. La diversité des événements que vous inventez n’est donc qu’une fantasmagorie amusante ; ils n’ont pas de lien, ils ne forment pas un système, ils ne sont qu’un monceau. Vous n’écrirez que des vies, des aventures, des mémoires, des esquisses, des collections de scènes, et vous ne saurez pas composer une action. — Mais si le goût littéraire de votre nation, joint à la direction naturelle de votre génie, vous impose des intentions morales, vous interdit la grande peinture des caractères, vous défend la composition des ensembles, il offre à votre observation, à votre sensibilité et à votre satire, une suite de figures originales qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre, qui, dessinées par votre main, formeront une galerie unique, et qui, avec l’image de votre génie, offriront celle de votre pays et de votre temps. »
Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la place et pour
faire rire, vous trouverez que tous les caractères de Dickens sont compris dans deux
classes : les êtres sensibles et les êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que
forme la nature aux âmes que déforme la société. L’un de ses derniers romans, Hard Times, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l’instinct
au raisonnement, l’intuition du cœur à la science positive ; il attaque l’éducation
fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits ; il comble de malheurs
et de ridicules l’esprit positif et mercantile ; il combat l’orgueil, la dureté,
l’égoïsme du négociant et du noble ; il maudit les villes de manufactures, de fumée et
de boue, qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l’esprit dans
une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs, un enfant trouvé,
et accable sous leur bon sens, sous leur générosité, sous leur délicatesse, sous leur
courage et sous leur douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu
des riches et des puissants qui les méprisent. Il fait des satires contre la société
oppressive ; il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie élégiaque, comme
son génie satirique, rencontre à propos dans le monde anglais qui l’entoure la
carrière dont il a besoin pour se déployer.
Le premier fruit de la société anglaise est l’hypocrisie. Il y mûrit au double
souffle de la religion et de la morale ; on sait quels sont leur popularité et leur
empire au-delà du détroit. Dans un pays où il est scandaleux de rire le dimanche, où
le triste puritanisme a gardé quelque chose de son ancienne animosité contre le
bonheur, où les critiques qui étudient l’histoire ancienne insèrent des
dissertations sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que
l’apparence de la moralité soit utile. C’est une monnaie qu’il faut avoir ; ceux qui
n’ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l’opinion publique la déclare
précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut
pas se rencontrer en France. Ses phrases nous dégoûteraient. S’il y a chez nous une
affectation, ce n’est pas celle de vertu, c’est celle de vice ; pour réussir, on
aurait tort d’y parler de ses principes ; on aime mieux confesser ses faiblesses, et
s’il y a des charlatans, ce sont des fanfarons d’immoralité. Nous avons eu jadis nos
hypocrites ; mais c’est lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire,
Tartufe est impossible. On n’essaye plus d’affecter une piété qui ne trompe personne
et qui ne mène à rien. L’hypocrisie vient, s’en va et varie selon l’état des mœurs,
de la religion et des esprits ; aussi voyez comme l’hypocrisie de Pecksniff est
conforme aux dispositions de son pays ! La religion anglaise est peu dogmatique et
toute morale. Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il
s’épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il
est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles les noms de Mercy (compassion) et Charity. Il est tendre, il est bon,
il s’abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle,
lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un
père, les sentiments d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. Les vertus de
famille sont en honneur aujourd’hui ; il faut s’en affubler. Jadis Orgon disait,
instruit par Tartufe :
Et je verrais périr parents, enfants et femme, Que je m’en soucierais autant que de cela.
La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement ; il ne faut pas mépriser
ce monde en vue de l’autre ; il faut l’améliorer en vue de l’autre. Tartufe parlera
de sa haire et de sa discipline ; Pecksniff, de son confortable petit parloir, du
charme de l’intimité, des beautés de la nature. Il essayera de mettre la concorde
entre les hommes. Il aura l’air d’un membre de la Société de la
paix. Il développera les considérations les plus touchantes sur les bienfaits
et sur les beautés de l’harmonie. Il sera impossible de l’écouter sans avoir le cœur
attendri. Les hommes sont raffinés aujourd’hui, ils ont lu beaucoup de poésies
élégiaques ; leur sensibilité est plus vive ; on ne peut plus les tromper avec la
grossière impudence de Tartufe. C’est pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de
longanimité sublime, des sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvements
d’abandon, des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et
charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlements, dans leurs meetings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies
publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de
l’économie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff parlera comme un
prospectus. Il en aura l’obscurité, le galimatias et l’emphase. Il semblera planer
au-dessus du monde, dans la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura
l’air d’un apôtre élevé dans les bureaux du Times. Il débitera des
idées générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans les
beefsteaks qu’il vient d’avaler. Ce beefsteak a passé, le monde passera aussi ;
souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu’un jour nous aurons à rendre. En
pliant sa serviette, il s’élèvera à des contemplations grandioses : « L’économie de
la digestion, dira-t-il, à ce que m’ont appris certains anatomistes de mes amis, est
un des plus merveilleux ouvrages de la nature. Je ne sais pas ce qu’éprouvent les
autres, mais c’est une grande satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon
humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous ayons
connaissance. Il me semble véritablement, en de tels instants, que j’accomplis une
fonction publique. — Quand j’ai remonté cette montre intérieure, si je puis
employer une telle expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et
quand je sais qu’elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de
moi un des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau genre
d’hypocrisie. Les vices changent à chaque siècle en même temps que les vertus.
L’esprit pratique, comme l’esprit moral, est anglais ; à force de commercer, de
travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût et le talent des affaires ;
c’est pourquoi ils nous regardent comme des enfants et des fous. L’excès de cette
disposition est la destruction de l’imagination et de la sensibilité. On devient une
machine à spéculation en qui s’alignent des chiffres et des faits ; on nie la vie de
l’esprit et les joies du cœur ; on ne voit plus dans le monde que des pertes et des
bénéfices ; on devient dur, âpre, avide et avare ; on traite les hommes en rouages ;
un jour on se trouve tout entier négociant, banquier, statisticien ; on a cessé
d’être homme. Dickens a multiplié les portraits de l’homme positif : Ralph Nickleby,
Scrooge, Antony Chuzzlewit, Jonas, l’alderman Cute, M. Murdstone et sa sœur,
Bounderby, Tom Gradgrind ; il y en a dans tous ses romans. Les uns le sont par
éducation, les autres le sont par nature ; mais ils sont tous odieux, car ils
prennent tous à tâche de railler et de détruire la bonté, la sympathie, la
compassion, les affections désintéressées, les émotions religieuses, l’enthousiasme
de l’imagination, tout ce qu’il y a de beau dans l’homme. Ils oppriment des enfants,
ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les
meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement leurs devoirs
légaux et ne savent pas qu’ils font souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se
trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité n’est point dans notre caractère. Ils
sont produits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands hommes,
sa gloire, et qui ne s’est jamais établie chez nous. Plus d’une fois, il est vrai,
nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers ; Balzac
en est rempli. Mais il les explique par leur imbécillité, ou il en fait des monstres
curieux comme Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et
représentent un vice national. Lisez ce passage de Hard Times, et
voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n’est pas tout Anglais.
« À présent, ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces filles et à ces garçons que des faits ; on n’a besoin que de faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux ; déracinez en eux toute autre chose. Vous ne pouvez former l’esprit d’un animal raisonnable qu’avec des faits. Aucune autre chose ne pourra leur être utile. C’est le principe d’après lequel j’élève mes propres enfants, et c’est là le principe d’après lequel je veux que les enfants soient élevés. Attachez-vous aux faits, monsieur ! »
La scène était la voûte nue, unie, monotone d’une école, et le doigt carré de l’orateur donnait de l’autorité à ses observations, en soulignant chaque sentence par un trait sur la manche du maître d’école. Cette autorité était accrue par le front de l’orateur, sorte de mur carré, ayant les sourcils pour base, pendant que ses yeux trouvaient une cage commode dans deux caves noires qu’ombrageait le mur. Cette autorité était accrue par la bouche de l’orateur, qui était grande, mince et dure. Cette autorité était accrue par la voix de l’orateur, qui était inflexible, sèche et impérative. Cette autorité était accrue par les cheveux de l’orateur, qui se dressaient sur les côtés de sa tête chauve, sorte de plantation de pins ayant pour but de protéger contre le vent la surface luisante, toute couverte de protubérances, ainsi qu’une croûte de pâté aux prunes, comme si la tête eût été un magasin insuffisant pour la dure masse de faits accumulés dans son intérieur. L’attitude obstinée de l’orateur, son habit carré, ses jambes carrées, ses épaules carrées, jusqu’à sa cravate, qui le prenait à la gorge de son nœud roide, comme un fait entêté qu’elle était, tout ajoutait à cette autorité.
« Dans cette vie, il ne nous faut que des faits, monsieur ; rien que des faits ! »
L’orateur et le maître d’école et la troisième grande personne présente reculèrent
tous un peu et parcoururent des yeux le plan incliné des petits vases qui étaient là
rangés en ordre pour recevoir les grandes potées de faits qu’on allait verser en
eux, afin de les remplir jusqu’au bord “Now, what I want is, Facts. Teach these boys and girls nothing but Facts.
Facts alone are wanted in life. Plant nothing else, and root out everything
else. You can only form the minds of reasoning animals upon Facts : nothing
else will ever be of any service to them. This is the principle on which I
bring up these children. Stick to Facts, Sir !” The scene was a plain,
bare, monotonous vault of a school-room, and the speaker’s square forefinger
emphasised his observations by underscoring every sentence with a line on the
school-master’s sleeve. The emphasis was helped by the speaker’s square wall
of a forehead, which had his eyebrows for its base, while his eyes found
commodious cellarage in two dark caves, overshadowed by the wall. The emphasis
was helped by the speaker’s mouth, which was wide, thin, and hard set. The
emphasis was helped by the speaker’s voice, which was inflexible, dry, and
dictatorial. The emphasis was helped by the speaker’s hair, which bristled on
the skirts of his bald head, a plantation of firs to keep the wind from its
shining surface, all covered with knobs, like the crust of a plum-pie, as if
the head had scarcely warehouse room for the hard facts stored inside. The
speaker’s obstinate carriage, square coat, square legs, square shoulders, —
nay, his very neckcloth, trained to take him by the throat with an
unaccommodating grasp, like a stubborn fact, at it was, — all helped the
emphasis. “In this life, we want nothing but Facts, Sir ; nothing but
Facts !” The speaker, and the schoolmaster, and the third grown person
present, all backed a little, and swept with their eyes the inclined plane of
little vessels then and there arranged in order, ready to have imperial
gallons of facts poured into them until they were full to the
brim.
« — Thomas Gradgrind, monsieur ! Homme de réalités, homme de faits et de calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux font quatre, et rien de plus, et qui sous aucun prétexte et pour aucune raison n’accordera rien de plus ! Thomas Gradgrind, monsieur ! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et une paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa poche, monsieur, prêt à peser et à mesurer n’importe quel fragment de la nature humaine, et à vous dire exactement ce qu’on peut en tirer. C’est une pure question de chiffres, un simple cas d’arithmétique. Vous pourriez espérer de faire entrer quelque autre croyance dans la tête de Georges Gradgrind, ou d’Auguste Gradgrind, ou de John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives, non existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, — non, monsieur ! »
C’est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours lui-même mentalement,
soit au cercle de ses relations particulières, soit au public en général. C’est dans
ces termes évidemment, en substituant le mot « jeunes élèves » au mot « monsieur »,
que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits vases
rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de faits “Thomas Gradgrind. Sir ! A man of
realities. A man of facts and calculations. A man who proceeds upon the
principle that two and two are four, and nothing over, and who is not to be
talked into allowing for anything over. Thomas Gradgrind, Sir — peremptorily
Thomas — Thomas Gradgrind. With a rule and a pair of scales, and the
multiplication table always in his pocket, Sir, ready to weigh and measure any
parcel of human nature, and tell you exactly what it comes to. It is a mere
question of figures, a case of simple arithmetic. You might hope to get some
other nonsensical belief into the head of George Gradgrind, or Augustus
Gradgrind, or John Gradgrind, or Joseph Gradgrind (all suppositious,
non-existant persons), but into the head of Thomas Gradgrind — no,
Sir ? In such terms Mr. Gradgrind always mentally introduced himself,
whether to his private circle of acquaintance, or to the public in general. In
such terms, no doubt, substituting the words “boys and girls,” for “Sir,”
Thomas Gradgrind now presented Thomas Gradgrind to the little pitchers before
him, who were to be filled so full of facts. (Hard Times, p.
4.)
Un autre défaut que donne l’habitude de commander et de lutter est l’orgueil. Il abonde dans un pays d’aristocratie, et personne n’a raillé plus durement une aristocratie que Dickens ; tous ses portraits sont des sarcasmes : c’est celui de James Harthouse, dandy dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement raison ; c’est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le vin, dont l’esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de sa canne ; c’est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases parlementaires, détraquée, et à peine capable d’achever les périodes ridicules où il a soin de toujours tomber ; c’est celui de mistress Skewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu’à la mort, demandant pour son lit d’agonie des rideaux roses, et promenant sa fille dans tous les salons de l’Angleterre, pour la vendre à quelque mari vaniteux ; c’est celui de sir John Chester, scélérat de bonne compagnie, qui, de peur de se compromettre, refuse de sauver son fils naturel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise de l’esprit aristocratique est le portrait d’un négociant de Londres, M. Dombey.
Ce n’est pas là qu’en France nous irons chercher nos types ; c’est là qu’on les
trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans nos plus orgueilleux châteaux.
M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant que lui-même. S’il dédaigne sa
fille et s’il souhaite un fils, c’est pour perpétuer l’ancien nom de sa banque. Il a
ses ancêtres en commerce, il veut avoir ses descendants. Ce sont des traditions
qu’il soutient, et c’est une puissance qu’il continue. À cette hauteur d’opulence et
avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un
prince, il en a les sentiments. Vous voyez là un caractère qui ne pouvait se
produire que dans un pays dont le commerce embrasse le monde, où les négociants sont
des potentats, où une compagnie de marchands a exploité des continents, soutenu des
guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions d’hommes.
L’orgueil d’un tel homme n’est pas petit, il est terrible ; il est si tranquille et
si haut, que, pour en trouver un semblable, il faudrait relire les Mémoires de Saint-Simon. M. Dombey a toujours commandé, et il n’entre pas
dans sa pensée qu’il puisse céder à quelqu’un ou à quelque chose. Il reçoit la
flatterie comme un tribut auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à une
distance immense, les hommes comme des êtres faits pour l’implorer et lui obéir. Sa
seconde femme, la fière Édith Skewton, lui résiste et le méprise ; l’orgueil du
négociant se heurte contre l’orgueil de la fille noble, et les éclats contenus de
cette inimitié croissante révèlent une intensité de passion que des âmes ainsi nées
et ainsi nourries pouvaient seules contenir. Édith, pour se venger, s’enfuit le jour
anniversaire de son mariage, et se donne les apparences de l’adultère C’est alors
que l’inflexible orgueil se dresse dans toute sa roideur. Il a chassé sa fille,
qu’il croit complice de sa femme ; il défend qu’on s’occupe de l’une ni de l’autre ;
il impose silence à sa sœur et à ses amis ; il reçoit ses hôtes du même ton et avec
la même froideur. Désespéré dans le cœur, dévoré par l’insulte, par la conscience de
sa défaite, par l’idée de la risée publique, il reste aussi ferme, aussi hautain,
aussi calme qu’il fut jamais. Il pousse plus audacieusement ses affaires et se
ruine ; il va se tuer. Jusqu’ici tout était bien : la colonne de bronze était restée
entière et invaincue ; mais les exigences de la morale publique pervertissent l’idée
du livre. Sa fille arrive juste à point. Elle le supplie ; il s’attendrit ; elle
l’emmène ; il devient le meilleur des pères, et gâte un beau roman.
Retournons la liste : par opposition à ces caractères factices et mauvais que produisent les institutions nationales, vous trouvez des êtres bons tels que les fait la nature, et au premier rang les enfants.
Nous n’en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Racine n’a pu naître que dans une pièce composée pour Saint-Cyr ; encore le pauvre enfant parle-t-il en fils de prince, avec des phrases nobles et apprises comme s’il récitait son catéchisme. Aujourd’hui, on ne voit chez nous de ces portraits que dans les livres d’étrennes, lesquels sont écrits pour offrir des modèles aux enfants sages. Dickens a peint les siens avec une complaisance particulière ; il n’a point songé à édifier le public, et il l’a charmé. Tous les siens ont une sensibilité extrême ; ils aiment beaucoup et ils ont besoin d’être aimés. Il faut, pour comprendre cette complaisance du peintre et ce choix de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une carnation si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente, et des yeux bleus si purs, qu’ils ressemblent à de belles fleurs. Rien d’étonnant si un romancier les aime, s’il prête à leur âme la sensibilité et l’innocence qui reluisent dans leurs regards, s’il juge que ces frêles et charmantes roses doivent se briser sous les mains grossières qui tenteront de les assouplir. Il faut encore songer aux intérieurs où ils croissent. Lorsqu’à cinq heures le négociant et l’employé quittent leur bureau et leurs affaires, ils retournent au plus vite dans le joli cottage où toute la journée leurs enfants ont joué sur la pelouse. Ce coin du feu où ils vont passer la soirée est un sanctuaire, et les tendresses de famille sont la seule poésie dont ils aient besoin. Un enfant privé de ces affections et de ce bien-être semblera privé de l’air qu’on respire, et le romancier n’aura pas trop d’un volume pour expliquer son malheur. Dickens l’a raconté en dix volumes, et il a fini par écrire l’histoire de David Copperfield. David est aimé par sa mère et par une brave servante, Peggotty ; il joue avec elle dans le jardin ; il la regarde coudre, il lui lit l’histoire naturelle des crocodiles ; il a peur des poules et des oies qui se promènent dans la cour d’un air formidable : il est parfaitement heureux. Sa mère se remarie, et tout change. Le beau-père, M. Murdstone, et sa sœur Jeanne sont des êtres âpres, méthodiques et glacés. Le pauvre petit David est à chaque moment blessé par des paroles dures. Il n’ose parler ni remuer ; il a peur d’embrasser sa mère ; il sent peser sur lui, comme un manteau de plomb, le regard froid des deux nouveaux hôtes. Il se replie sur lui-même, étudie en machine les leçons qu’on lui impose ; il ne peut les apprendre, tant il a crainte de ne pas les savoir. Il est fouetté, enfermé au pain et à l’eau dans une chambre écartée. Il s’effraye de la nuit, il a peur de lui-même. Il se demande si, en effet, il n’est pas mauvais ou méchant, et il pleure. Cette terreur incessante, sans espoir et sans issue, le spectacle de cette sensibilité qu’on froisse et de cette intelligence qu’on abrutit, les longues anxiétés, les veilles, la solitude du pauvre enfant emprisonné, son désir passionné d’embrasser sa mère ou de pleurer sur le cœur de sa bonne, tout cela fait mal à voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que des chagrins d’homme. C’est l’histoire d’une plante fragile qui fleurissait dans un air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d’un coup, transportée dans la neige, laisse tomber ses feuilles et se flétrit.
Les gens du peuple sont comme des enfants, dépendants, peu cultivés, voisins de la nature et sujets à l’oppression. C’est dire que Dickens les relève. Cela n’est point nouveau en France : les romans de M. Eugène Sue nous en ont donné plus d’un exemple, et cette thèse remonte à Rousseau ; mais entre les mains de l’écrivain anglais elle a pris une force singulière. Ses héros ont des délicatesses et des dévouements admirables. Ils n’ont de populaire que leur prononciation ; le reste en eux n’est que noblesse et générosité. Vous voyez un bateleur abandonner sa fille, son unique joie, de peur de lui nuire en quelque chose. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme indigne de l’homme qui l’aime et qu’elle aime ; cet homme meurt ; elle continue, par pure abnégation, à soigner la créature dégradée. Un pauvre charretier qui croit sa femme infidèle la déclare tout haut innocente, et pour toute vengeance ne songe qu’à la combler de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi vivement qu’eux le bonheur d’aimer et d’être aimé, les joies pures de la vie de famille. Personne n’a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et infirmes qu’ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître que pour mourir. Personne n’a un sens moral plus droit et plus inflexible. J’avoue même que les héros de Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en route, un bâton à la main, et parcourt la France, l’Allemagne et l’Italie, pour la retrouver et la ramener à son devoir. Mais, par-dessus tout, ils ont un sentiment anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans l’idée d’un autre monde ; les hommes y pensent. Dans ce pays, où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.
Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la voici : Soyez bons et aimez ; il n’y a de vraie joie que dans les émotions du cœur ; la sensibilité est tout l’homme. Laissez aux savants la science, l’orgueil aux nobles, le luxe aux riches ; ayez compassion des humbles misères ; l’être le plus petit et le plus méprisé peut valoir seul autant que des milliers d’êtres puissants et superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges. Croyez que l’humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu’il y a de plus beau dans l’homme ; croyez que l’intimité, les épanchements, la tendresse, les larmes, sont ce qu’il y a de plus doux dans le monde. Ce n’est rien que de vivre ; c’est peu que d’être puissant, savant, illustre ; ce n’est pas assez d’être utile. Celui-là seul a vécu et est un homme, qui a pleuré au souvenir d’un bienfait qu’il a rendu ou qu’il a reçu.
Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts, ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature soient le caprice d’un artiste ou le hasard d’un moment. Lorsqu’on remonte loin dans l’histoire du génie anglais, on trouve que son fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression naturelle fut l’exaltation lyrique. L’une et l’autre furent apportées de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête. Après un intervalle, vous les retrouvez au seizième siècle, quand eut passé la littérature française importée de Normandie ; elles sont l’âme même de la nation. Mais l’éducation de cette âme fut contraire à son génie ; son histoire a contredit sa nature, et son inclination primitive s’est heurtée contre tous les grands événements qu’elle a faits ou qu’elle a subis. Le hasard d’une invasion victorieuse et d’une aristocratie imposée, en fondant l’exercice de la liberté politique, a imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et d’orgueil. Le hasard d’une position insulaire, la nécessité du commerce, la possession abondante des matériaux premiers de l’industrie ont développé les facultés pratiques et l’esprit positif. L’acquisition de ces habitudes, de ces facultés et de cet esprit, jointe au hasard d’une ancienne hostilité contre Rome et de ressentiments anciens contre une Église oppressive, a fait naître une religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la soumission par l’indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion, comme trois puissantes machines, ont formé, par-dessus l’homme ancien, un homme nouveau. La dignité roide, l’empire sur soi, le besoin de commander, la dureté dans le commandement, la morale stricte sans ménagement ni pitié, le goût des chiffres et du raisonnement sec, l’aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les idées qui ne sont pas utiles, l’ignorance du monde invisible, le mépris des faiblesses et des tendresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant des faits et l’ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes. Mais la poésie et la vie de famille prouvent qu’ils n’y réussissent qu’à demi. L’antique sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s’agite encore. Le poëte subsiste sous le puritain, sous le commerçant, sous l’homme d’État. L’homme social n’a pas détruit l’homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude rigide, couvrent souvent un être bon et tendre. C’est le masque anglais d’une tête allemande, et lorsqu’un écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie, vient toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l’éducation et sous les institutions nationales, il remue l’homme dans son fond le plus intime, et devient le maître de tous les cœurs.
I. Abondance et excellence du roman de mœurs en Angleterre. — Supériorité de Dickens et de Thackeray. — Comparaison de Dickens et de Thackeray.
II. Le satirique. — Ses intentions morales. — Ses dissertations morales.
III. Comparaison de la moquerie en France et en Angleterre. — Différence des deux tempéraments, des deux goûts et des deux esprits.
IV. Supériorité de Thackeray dans la satire amère et grave. — L’ironie sérieuse. —
Les snobs littéraires ; Miss Blanche Amory. — La caricature
sérieuse. — Mistress Hoggarty.
V. Solidité et précision de cette conception satirique. — Ressemblance de Thackeray
et de Swift. — Les devoirs d’un ambassadeur.
VI. Misanthropie de Thackeray. — Niaiserie de ses héroïnes. — Niaiserie de l’amour. — Vice intime des générosités et des exaltations humaines.
VII. Ses tendances égalitaires. — Défaut des caractères et de la société en Angleterre. — Ses aversions et ses préférences. — Le snob et l’aristocrate. — Portraits du roi, du grand seigneur de cour, du gentilhomme de campagne, du bourgeois gentilhomme. — Avantages de cet établissement aristocratique. — Excès de cette satire.
VIII. L’artiste. — Idée de l’art pur. — En quoi la satire nuit à l’art. — En quoi
elle diminue l’intérêt. — En quoi elle fausse les personnages. — Comparaison de
Thackeray et de Balzac. — Valérie Marneffe, et Rebecca
Sharp.
IX. Rencontre de l’art pur. Portrait de Henri Esmond. — Talent
historique de Thackeray. — Conception de l’homme idéal.
X. La littérature est une définition de l’homme. Quelle est cette définition dans Thackeray. — En quoi elle diffère de la véritable.
Le roman de mœurs pullule en Angleterre, et il y a de cela plusieurs causes : d’abord il y est né, et toute plante pousse bien dans sa patrie. En second lieu, c’est un débouché : on n’y a pas la musique comme en Allemagne et la conversation comme en France ; et les gens qui ont besoin de penser et de sentir y trouvent un moyen de sentir et de penser. D’autre part, les femmes s’en mêlent fort ; dans la nullité de galanterie et dans la froideur de la religion, il ouvre une carrière à l’imagination et aux rêves. Enfin, par ses détails minutieux et ses conseils pratiques, il offre une matière à l’esprit précis et moraliste. Aussi le critique se trouve comme noyé dans cette abondance ; il doit choisir pour saisir l’ensemble, et se réduire à quelques-uns pour les embrasser tous.
Dans cette foule, deux hommes ont paru, d’un talent supérieur, original et contraire, populaires au même titre, serviteurs de la même cause, moralistes dans la comédie et dans le drame, défenseurs des sentiments naturels contre les institutions sociales, et qui, par la précision de leurs peintures, par la profondeur de leurs observations, par la suite et l’âpreté de leurs attaques, ont ranimé, avec d’autres vues et un autre style, l’ancien esprit militant de Swift et de Fielding.
L’un, plus ardent, plus expansif, tout livré à la verve, peintre passionné de tableaux crus et éblouissants, prosateur lyrique, tout-puissant sur le rire et sur les larmes, a été lancé dans l’invention fantasque, dans la sensibilité douloureuse, dans la bouffonnerie violente, et, par les témérités de son style, par l’excès de ses émotions, par la familiarité grotesque de ses caricatures, il a donné en spectacle toutes les forces et toutes les faiblesses d’un artiste, toutes les audaces, tous les succès et toutes les bizarreries de l’imagination.
L’autre, plus contenu, plus instruit et plus fort, amateur de dissertations morales, conseiller du public, sorte de prédicateur laïque, moins occupé à défendre les pauvres, plus occupé à censurer l’homme, a mis au service de la satire un bon sens soutenu, une grande connaissance du cœur, une habileté consommée, un raisonnement puissant, un trésor de haine méditée, et il a persécuté le vice avec toutes les armes de la réflexion. Par ce contraste, l’un complète l’autre, et l’on se fait une idée exacte du goût anglais en ajoutant le portrait de William Thackeray au portrait de Charles Dickens.
Rien d’étonnant si en Angleterre un romancier fait des satires. Un homme triste et réfléchi y est poussé par son naturel ; il y est encore poussé par les mœurs environnantes. On ne lui permet pas de contempler les passions comme des puissances poétiques ; on lui ordonne de les apprécier comme des qualités morales. Ses peintures deviennent des sentences ; il est conseiller plutôt qu’observateur, et justicier plutôt qu’artiste. Vous voyez par quel mécanisme Thackeray a changé en satire le roman.
J’ouvre au hasard ses trois grands ouvrages : Pendennis, la Foire aux
vanités, les Newcomes. Chaque scène met en relief une vérité morale ; l’auteur
veut qu’à chaque page nous portions un jugement sur le vice et sur la vertu ; d’avance
il a blâmé ou approuvé, et les dialogues ou les portraits ne sont pour lui que des
moyens par lesquels il ajoute notre approbation à son approbation, notre blâme à son
blâme. Ce sont des leçons qu’il nous donne, et, sous les sentiments qu’il décrit,
comme sous les événements qu’il raconte, nous démêlons toujours des préceptes de
conduite et des intentions de réformateur.
À la première page de Pendennis, vous voyez le portrait d’un vieux
major, homme du monde, égoïste et vaniteux, confortablement assis à son club, auprès
du feu et de la fenêtre, envié par le chirurgien Glowry que personne n’invite,
cherchant dans les comptes rendus des fêtes aristocratiques son nom glorieusement
placé entre ceux d’illustres convives. Une lettre de famille arrive. Naturellement il
l’écarte, et la lit avec négligence après toutes les autres. Il pousse un cri
d’horreur : son neveu veut épouser une actrice. Il fait arrêter des places à la
diligence (aux frais de la famille), et court sauver le petit sot. S’il y avait une
mésalliance, que deviendraient ses invitations ? Conclusion évidente : ne soyons ni
égoïstes, ni vaniteux, ni gourmands comme le major.
Chapitre deux : Pendennis, père du jeune homme, était de son temps apothicaire, mais d’une bonne famille, et désolé d’être descendu jusqu’à ce métier. L’argent lui vient ; il se donne pour médecin, épouse la parente d’un noble, essaye de s’insinuer dans les grandes familles. Il se vante toute sa vie d’avoir été invité par lord Ribstone. Il achète un domaine, tâche d’enterrer l’apothicaire, et s’étale dans sa gloire nouvelle de propriétaire terrien. Chacun de ces détails est un sarcasme dissimulé ou visible qui dit au lecteur : « Mon bon ami, restez Gros-Jean comme vous l’êtes, et, pour l’amour de votre fils et de vous-même, gardez-vous de trancher du grand seigneur ! »
Le vieux Pendennis meurt. Son fils, noble héritier du domaine, « grand-duc de Pendennis, sultan de Fairoaks », commence à régner sur sa mère, sur sa cousine et sur les domestiques. Il envoie des poésies lamentables aux journaux du comté, commence un poëme épique, une tragédie où meurent seize personnes, une histoire foudroyante des jésuites, et défend en loyal tory l’Église et le roi. Il soupire après l’idéal, appelle une inconnue, et tombe amoureux de l’actrice en question, femme de trente-deux ans, perroquet de théâtre, ignorante et bête à plaisir. Jeunes gens, mes chers amis, vous êtes tous affectés, prétentieux, dupes de vous-mêmes et des autres. Attendez pour juger le monde que vous ayez vu le monde, et ne vous croyez pas maîtres quand vous êtes écoliers.
L’instruction continue et dure autant que la vie d’Arthur. Comme Lesage dans Gil-Blas, comme Balzac dans le Père Goriot, l’auteur
de Pendennis peint un jeune homme ayant quelque talent, doué de
sentiments bons, même généreux, qui veut parvenir et qui s’accommode aux maximes du
monde ; mais Lesage n’a voulu que nous divertir, et Balzac n’a voulu que nous
passionner : Thackeray, d’un bout à l’autre, travaille à nous corriger.
Cette intention devient plus visible encore, si l’on examine en détail l’un de ses
dialogues et l’une de ses peintures. Vous n’y apercevrez point la verve indifférente
attachée à copier la nature, mais la réflexion attentive occupée à transformer en
satire les objets, les paroles et les événements. Tous les mots du personnage sont
choisis et pesés pour être odieux ou ridicules. Il s’accuse lui-même, il prend soin
d’étaler son vice, et sous sa voix on entend la voix de l’écrivain qui le juge, qui le
démasque et qui le punit. Miss Crawley, vieille femme riche, tombe maladeVanity Fair.
L’apothicaire Clump arrive ; il tremble pour sa chère cliente ; elle lui vaut deux
cents guinées par an ; il est bien décidé à sauver, contre mistress Bute, cette vie
précieuse. Mistress Bute lui coupe la parole : « Je me suis sacrifiée, mon cher
monsieur. Son neveu l’a tuée, et je viens la sauver. C’est lui qui l’a jetée sur ce
lit de douleur, et c’est moi qui l’y veille. Je ne suis point égoïste, moi ; je ne
refuse jamais de m’immoler pour les autres, moi ; je donnerais ma vie pour mon devoir,
je la donnerais pour sauver une parente de mon mari. » L’apothicaire désintéressé
revient héroïquement à la charge. Sur-le-champ elle repart de plus belle ; l’éloquence
coule de ses lèvres comme d’une cruche trop pleine. Mistress Bute crie du haut de sa
tête : « Jamais, tant que la nature me soutiendra, je ne déserterai la place où mon
devoir m’enchaîne. Mère de famille, femme d’un ecclésiastique anglais, j’ose affirmer
que mes principes sont purs, et jusqu’au dernier soupir j’y serai fidèle. Quand mon
petit James avait la petite vérole, ai-je permis à une mercenaire de le soigner ?
Non. » Le patient Clump se répand en compliments doucereux, et poussant sa pointe à
travers les interruptions, les protestations, les offres de sacrifice, les
déclamations contre le neveu, finit par toucher terre. Il insinue délicatement qu’il
faudrait mener la malade au grand air. « La vue de son horrible neveu rencontré dans
le parc, où l’on dit que le misérable se promène avec la complice endurcie de ses
crimes, dit alors mistress Bute (laissant échapper le chat de l’égoïsme hors du sac de
la dissimulation), lui causerait une telle secousse, que nous aurions à la rapporter
dans son lit. Elle ne doit pas sortir, monsieur Clump ; elle ne sortira pas, aussi
longtemps que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma
santé, qu’importe ? je la sacrifie de bon cœur, monsieur ; je l’immole sur l’autel de
mon devoir. » Il est clair que l’auteur en veut à sa mistress Bute et aux capteurs
d’héritages. Il lui prête des gestes ridicules, des phrases pompeuses, une hypocrisie
transparente, grossière et bruyante. Le lecteur éprouve de la haine et du dégoût pour
elle à mesure qu’elle parle. Il voudrait la démasquer ; il est content de la voir
pressée, acculée, prise par les manœuvres polies de son adversaire, et se réjouit avec
l’auteur, qui lui arrache et lui souligne la confession honteuse de sa grimace et de
son avidité.
Arrivée à cet endroit, la réflexion satirique quitte la forme littéraire. Pour mieux se déployer, elle s’étale seule. Thackeray vient en son propre nom attaquer le vice. Nul auteur n’est plus fécond en dissertations ; il entre à chaque instant dans son récit pour nous tancer ou nous instruire ; il ajoute la morale de théorie à la morale en action. On pourrait extraire de ses romans un ou deux volumes d’essais à la façon de la Bruyère ou d’Addison. Il y en a sur l’amour, sur la vanité, sur l’hypocrisie, sur la bassesse, sur toutes les vertus, sur tous les vices, et en tournant quelques pages, on en trouvera un sur les comédies d’héritages et sur les parents trop empressés.
Quelle dignité donne à une vieille dame un compte ouvert chez son banquier ! Avec
quelle caressante indulgence nous regardons ses imperfections si elle est notre
parente ! et puisse chaque lecteur avoir une vingtaine de telles parentes ! Qui de
nous ne la juge une bonne et excellente vieille ? Comme le nouvel associé de Hobs et
Dobs sourit en la reconduisant à sa voiture blasonnée, garnie du gros cocher
asthmatique ! Comme nous savons, lorsqu’elle vient nous rendre visite, découvrir
l’occasion d’apprendre à nos amis sa position dans le monde ! Nous leur disons (et
avec une parfaite sincérité) : « Je voudrais avoir la signature de miss Mac-Whirter
pour un bon de cinq mille guinées. — Cela ne la gênerait pas, dit votre femme. —
Elle est ma tante », dites-vous d’un air aisé, insouciant, quand votre ami vous
demande si par hasard elle ne serait pas votre parente. Votre femme lui envoie à
chaque instant de petits témoignages d’affection ; vos petites filles font pour elle
un nombre infini de corbeilles, coussins et tabourets en tapisserie. Quel bon feu dans
sa chambre lorsqu’elle vient vous rendre visite ! Votre femme s’en passe quand elle
lace son corset. La maison, pendant tout le temps que dure cette visite, prend un air
propre, agréable, confortable, joyeux, un air de fête qu’elle n’a point en d’autres
saisons. Vous-même, mon cher monsieur, vous oubliez votre sieste ordinaire après
dîner, et vous vous trouvez tout d’un coup (quoique vous perdiez invariablement)
très-amoureux du whist. Quels bons dîners vous offrez ! Du gibier tous les jours, du
madère-malvoisie, et régulièrement du poisson de Londres. Les gens de cuisine
eux-mêmes prennent part à la prospérité générale. Je ne sais pas comment la chose
arrive ; mais pendant le séjour du gros cocher de miss Mac-Whirter, la bière est
devenue beaucoup plus forte, et dans la chambre des enfants (où sa bonne prend ses
repas) la consommation du thé et du sucre n’est plus surveillée du tout. Cela est-il
vrai ou non ? J’en appelle aux classes moyennes. Ah ! pouvoirs célestes ! que ne
m’envoyez-vous une vieille tante, — une tante fille, — une tante avec une voiture
blasonnée et un tour de cheveux couleur café clair ! Comme mes enfants broderaient
pour elle des sacs à ouvrage ! comme ma Julia et moi nous serions aux petits soins
pour elle ! Douce, douce vision ! Ô vain, trop vain rêveWhat a dignity it gives an old lady, that balance at the banker’s !
How tenderly we look at her faults if she is a relative (and may every reader have
a score of such)! What a kind good-natured old creature we find her ! How the
junior partner of Hobbs and Dobbs leads her smiling to the carriage with the
lozenge upon it, and the fat wheezy coachman ! How, when she comes to pay us a
visit, we generally find an opportunity to let our friends know her station in the
world ! We say (and with perfect truth) I wish I had miss Mac Whirter’s signature
to a cheque for five thousand pounds. She wouldn’t miss it, says your wife. She is
my aunt, say you, in an easy careless way, when your friend asks if miss Mac
Whirter is any relative ? Your wife is perpetually sending her little testimonies
of affection, your little girls work endless worsted baskets, cushions, and
foot-stools for her. What a good fire there is in her room when she comes to pay
you a visit, although your wife laces her stays without one ! The house during her
stay assumes a festive, neat, warm, jovial, snug appearance not visible at other
seasons. You yourself, dear sir, forget to go to sleep after dinner, and find
yourself all of a sudden (though you invariably lose) very fond of a rubber. What
good dinners you have — game every day, Malmsey-Madeira, and no end of fish from
London. Even the servants in the kitchen share in the general prosperity ; and,
somehow, during the stay of miss Mac Whirter’s fat coachman, the beer is grown
much stronger, and the consumption of tea and sugar in the nursery (where her maid
takes her meals) is not regarded in the least. Is it so, or is it no so ? I appeal
to the middle classes. Ah, gracious powers ! I wish you would send me an old aunt
— a maiden aunt — an aunt with a lozenge on her carriage, and a front of light
coffee-coloured hair — how my children should work work-bags for her, and my Julia
and I would make her comfortable ! Sweet — sweet vision ! Foolish dream !
(Vanity Fair, t. II, p. 121.)
Il n’y a pas à se méprendre. Le lecteur le plus décidé à ne pas être averti est averti. Quand nous aurons une tante à grosse succession, nous estimerons à leur juste valeur nos attentions et notre tendresse. L’auteur a pris la place de notre conscience, et le roman, transformé par la réflexion, devient une école de mœurs.
On fouette très-fort dans cette école ; c’est le goût anglais. Des goûts et des verges, il ne faut pas disputer ; mais sans disputer on peut comprendre, et le plus sûr moyen de comprendre le goût anglais est de l’opposer au goût français.
Je vois chez nous, dans un salon de gens d’esprit ou dans un atelier d’artistes, vingt personnes vives : elles ont besoin de s’amuser, c’est là leur fond. Vous pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais c’est à la condition de les divertir. Si vous vous mettez en colère, elles seront choquées ; si vous faites la leçon, elles bâilleront. Riez, c’est ici la règle, non pas cruellement et par inimitié visible, mais par belle humeur et par agilité d’esprit. Cet esprit si leste veut agir ; pour lui, la découverte d’une bonne sottise est la rencontre d’une bonne fortune. Comme une flamme légère, il glisse et gambade par subites échappées sur la surface effleurée des objets. Contentez-le en l’imitant, et, pour plaire à des gens gais, soyez gai. — Soyez poli, c’est le second commandement, tout semblable à l’autre. Vous parlez à des gens sociables, délicats, vaniteux, qu’il faut ménager et flatter. Vous les blesseriez en essayant d’emporter leur conviction de force, à coups pressés d’arguments solides, par un étalage d’éloquence et d’indignation. Faites-leur assez d’honneur pour supposer qu’ils vous entendent à demi-mot, qu’un sourire indiqué vaut pour eux un syllogisme établi, qu’une fine allusion entrevue au vol les touche mieux que la lourde invasion d’une grosse satire géométrique. — Songez enfin (ceci entre nous) qu’en politique comme en religion, depuis mille ans, ils sont très-gouvernés, trop gouvernés ; que lorsqu’on est gêné, on a envie de ne plus l’être, qu’un habit trop étroit craque aux coudes et ailleurs. Volontiers ils sont frondeurs ; volontiers ils entendent insinuer les choses défendues, et souvent, par abus de logique, par entraînement, par vivacité, par mauvaise humeur, ils frappent à travers le gouvernement la société, à travers la religion, la morale. Ce sont des écoliers tenus trop longtemps sous la férule ; ils cassent les vitres en ouvrant les portes. Je n’ose pas vous exhorter à leur plaire ; je remarque seulement que pour leur plaire un grain d’humeur séditieuse ne nuit pas.
Je franchis sept lieues de mer, et me voici dans une grande salle sévère, garnie de
bancs multipliés, ornée de becs de gaz, balayée, régulière, club de controverses du
temple de sermons. Il y a là cinq cents longues figures, tristes, roidesthe Book of Snobs.)
Nul écrivain ne fut mieux doué que Thackeray pour ce genre de satire ; c’est que
nulle faculté n’est plus propre à ce genre de satire que la réflexion. La réflexion
est l’attention concentrée, et l’attention concentrée centuple la force et la durée
des émotions. Celui qui s’est enfoncé dans la contemplation du vice ressent de la
haine pour le vice, et l’intensité de sa haine a pour mesure l’intensité de sa
contemplation. Au premier instant, la colère est un vin généreux qui enivre et qui
exalte ; conservée et enfermée, elle devient une liqueur qui brûle tout ce qu’elle
touche, et corrode jusqu’au vase qui la contient. De tous les satiriques, Thackeray,
après Swift, est le plus triste. Ses compatriotes eux-mêmesRevue d’Édimbourg.Vanity
Fair. — Rôle du colonel Newcome dans les
Newcomes.
Cette colère exaspérée par la réflexion est encore armée par la réflexion. On voit qu’il n’est pas emporté par une indignation ou par une pitié passagère. Il s’est maîtrisé avant de parler. Il a pesé plusieurs fois la coquinerie qu’il va décrire. Il en possède les motifs, l’espèce, les suites, comme un naturaliste ses classifications. Il est sûr de son jugement, et l’a mûri. Il punit en homme convaincu, qui tient sur sa table une liasse de preuves, qui n’avance rien sans un document ou un raisonnement, qui a prévu toutes les objections et réfuté toutes les excuses, qui ne pardonnera jamais, qui a raison d’être inflexible, qui a conscience de sa justice, et qui appuie sa sentence et sa vengeance sur toutes les forces de la méditation et de l’équité. L’effet de cette haine justifiée et contenue est accablant. Lorsqu’on achève de lire les romans de Balzac, on éprouve le plaisir d’un naturaliste promené dans un musée à travers une belle collection de spécimens et de monstres. Lorsqu’on achève de lire Thackeray, on éprouve le saisissement d’un étranger amené devant le matelas de l’amphithéâtre le jour où l’on pose les moxas et où l’on fait les amputations.
En pareil cas, l’arme la plus naturelle est l’ironie sérieuse, car elle témoigne
d’une haine réfléchie : celui qui l’emploie supprime son premier mouvement ; il
feint de parler contre lui-même, et se maîtrise jusqu’à prendre le parti de son
adversaire. D’autre part, cette attitude pénible et voulue est le signe d’un mépris
excessif ; la protection apparente qu’on prête à son ennemi est la pire des
insultes. Il semble qu’on lui dise : « J’ai honte de vous attaquer ; vous êtes si
faible, que même avec un appui vous tombez ; vos raisons sont votre opprobre, et vos
excuses sont votre condamnation. » Aussi, plus l’ironie est grave, plus elle est
forte ; plus on met de soin à défendre son ennemi, plus on l’avilit ; plus on paraît
l’aider, plus on l’écrase. C’est pourquoi le sarcasme sérieux de Swift est
terrible ; on croit qu’il salue, et il tue ; son approbation est une flagellation.
Entre ses élèves, Thackeray est le premier. Plusieurs chapitres dans le
Livre des SnobsSnob, mot d’argot
intraduisible, désignant un homme « qui admire bassement des choses
basses. »snobs littéraires, sont
dignes de Gulliver. L’auteur vient de passer en revue tous les snobs d’Angleterre : que va-t-il dire de ses frères, les snobs littéraires ? Osera-t-il en parler ? Certainement. Mon cher et
excellent lecteur, ne savez-vous pas que Brutus fit couper la tête à ses propres
fils ? En vérité, vous auriez bien mauvaise opinion de la littérature moderne et des
modernes littérateurs, si vous doutiez qu’un seul d’entre nous hésitât à enfoncer un
couteau dans le corps de son confrère en cas de besoin public.
Mais le fait est que dans la profession de littérateur il n’y a point de My dear and excellent querist,
whom does the schoolmaster flog so resolutely as his own son ? Didn’t Brutus
chop his offspring’s head off ? You have a very bad opinion indeed of the
present state of literature and of literary men, if you fancy that any one of
us would hesitate to stick a knife into his neighbour penman, if the latter’s
death could do the state any service. But the fact is, that in the
literary profession There are no Snobs. Look round at the whole body of
British men of letters, and I defy you to point out among them a single
instance of vulgarity, or envy, or assumption. Men and women, as far as
I have known them, they are all modest in their demeanour, elegant in their
manners, spotless in their lives, and honourable in their conduct to the world
and to each other. You That sense of equality and fraternity amongst Authors has
always struck me as one of the most amiable characteristics of the class. It
is because we know and respect each other, that the world respects us so much,
that we hold such a good position in society, and demean ourselves so
irreproachably when there. Literary persons are held in such esteem by
the nation, that about two of them have been absolutely invited to Court
during the present reign : and it is probable that towards the end of the
season, one or two will be asked to dinner by sir Robert Peel. They are
such favourites with the public, that they are continually obliged to have
their pictures taken and published ; and one or two could be pointed out, of
whom the nation insists upon having a fresh portrait every year. Nothing can
be more gratifying than this proof of the affectionate regard which the people
has for its instructors. Literature is held in such honour in England,
that there is a sum of near twelve hundred pounds per annum set apart to
pension deserving persons following that profession. And a great compliment
this is, too, to the professors, and a proof of their generally prosperous and
flourishing condition. They are generally so rich and thrifty, that scarcely
any money is wanted to help them. (snobs. Regardez de tous côtés dans toute l’assemblée des écrivains
anglais, et je vous défie d’y montrer un seul exemple de vulgarité, ou d’envie, ou
de présomption. — Hommes et femmes, tous, autant que j’en connais, sont modestes
dans leur maintien, élégants dans leurs manières, irréprochables dans leur vie, et
honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à l’égard du monde. — Il n’est
pas impossible peut-être que (par hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal
de son frère ; mais pourquoi ? Par malice ? Point du tout. Par envie ? En aucune
façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public. Supposez par exemple
que, tout bonnement, j’indique un défaut dans la personne de mon ami M. Punch, et
que je dise que M. P. est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le
nez et le menton d’Apollon et de l’Antinoüs ; ceci prouve-t-il que je veuille du mal
à M. Punch ? Pas le moins du monde. C’est le devoir du critique de montrer les
défauts aussi bien que les mérites, et invariablement il accomplit son devoir avec
la plus entière sincérité et la plus parfaite douceur. — Le sentiment de l’égalité
et de la fraternité entre les auteurs m’a toujours frappé comme une des plus
aimables qualités distinctives de cette classe. C’est parce que nous nous apprécions
et nous nous respectons les uns les autres que le monde nous respecte si fort, que
nous tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y comportons d’une
manière si irréprochable. La littérature est si fort en honneur en Angleterre, qu’il
y a une somme d’environ douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les
personnes de cette profession. C’est un grand honneur pour eux, et aussi une preuve
que leur condition est généralement prospère et florissante. Ils sont ordinairement
si riches et si économes, qu’il n’y a presque point besoin d’argent pour les
aidermay, occasionally, it is true, hear
one literary man abusing his brother ; but why ? Not in the least out of
malice ; not at all from envy ; merely from a sense of truth and public duty.
Suppose, for instance, I good-naturedly point out a blemish in my friend Mr. Punch’s person, and say Mr. P. has a
hump-back, and his nose and chin are more crooked than those features in the
Apollo or Antinous, which we are accustomed to consider as our standards of
beauty ; does this argue malice on my part towards Mr.
Punch ? Not in the least. It is the critic’s duty to point out defects as
well as merits, and he invariably does his duty with the utmost gentleness and
candour.The Snobs of England, p.
201.)
On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage, on a besoin de se
rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous le culte de
l’argent et l’adoration du rang, le talent pauvre et roturier est traité comme le
méritent sa roture et sa pauvretéBottes fatales. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le
sarcasme. Il s’échapperait à droite ou à gauche par des émotions différentes, il
changerait de visage et ne soutiendrait pas une attitude si fixe, indice d’une
animosité si décidée, si calculée et si amère. Il y a des caractères que Thackeray
développe pendant trois volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle
jamais sans insulte ; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les introduit
sans les combler de tendresses : la chère Rebecca ! la tendre Blanche ! La tendre
Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des
parents qui ne la comprennent pas. Elle souffre tant, qu’elle les ridiculise tout
haut devant tout le monde ; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son
beau-père, qu’elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur stupidité. En
bonne conscience, peut-elle faire autrement ? Ne serait-ce point de sa part un
manque de sincérité que d’affecter une gaieté qu’elle n’a pas, ou un respect qu’elle
ne peut ressentir ? On comprend que la pauvre enfant ait besoin de sympathie ; en
quittant les poupées, ce cœur aimant s’est épris d’abord de Trenmor, de Sténio, du
prince Djalma et autres héros des romanciers français. Hélas ! le monde imaginaire
ne suffit pas aux âmes blessées, et le désir de l’idéal, pour s’assouvir, se
rabaisse enfin jusqu’aux êtres de la terre. À onze ans, Mlle Blanche eut une
inclination pour un petit Savoyard, joueur d’orgue à Paris, qu’elle crut un jeune
prince enlevé ; à douze ans, un vieux et hideux maître de dessin agita son cœur
vierge ; à l’institution de Mme de Caramel, elle eut une correspondance avec deux
jeunes écoliers du collége Charlemagne. Chère âme délaissée, ses pieds délicats se
sont déjà froissés aux sentiers de la vie ; chaque jour ses illusions s’effeuillent,
et c’est en vain qu’elle les consigne en vers, dans un petit livre relié de velours
bleu avec un fermoir d’or, intitulé : Mes Larmes. Dans cet
isolement, que faire ? Elle s’enthousiasme pour les jeunes filles qu’elle rencontre,
elle ressent à leur vue une attraction magnétique, elle devient leur sœur, sauf à
les mettre de côté demain, comme une vieille robe : nous ne commandons pas à nos
sentiments, et rien n’est plus beau que le naturel. Du reste, comme l’aimable enfant
a beaucoup de goût, l’imagination vive, une inclination poétique pour le changement,
elle tient sa femme de chambre Pincott à l’ouvrage nuit et jour. En personne
délicate, vraie dilettante et amateur du beau, elle la gronde pour
ses yeux battus et son visage pâle. Là-dessus, pour l’encourager, elle lui dit avec
ses ménagements et sa franchise ordinaires : « Pincott, je vous renverrai, car vous
êtes beaucoup trop faible, et vos yeux vous manquent, et vous êtes toujours à gémir,
à pleurnicher, à demander le médecin ; mais je sais que vos parents ont besoin de
vos gages, et je vous garde pour l’amour d’eux ! — Pincott, votre air misérable et
vos façons serviles me donnent vraiment la migraine. Je crois que je vous ferai
mettre du rouge. — Pincott, vos parents meurent de faim ; mais si vous me tiraillez
ainsi les cheveux, je vous prierai de leur écrire et de leur dire que je n’ai plus
besoin de vos services. » Cette pécore de Pincott n’apprécie pas son bonheur.
Peut-on être triste quand on sert un être aussi supérieur que miss Blanche ? Quelle
joie de lui fournir des sujets de style ! car, il faut bien l’avouer, miss Blanche
n’a pas dédaigné d’écrire une charmante pièce de vers sur la petite servante
arrachée au foyer paternel, « triste exilée sur la terre étrangère. » Hélas ! le
plus petit événement suffit pour blesser ce cœur trop sensible. À la moindre
émotion, ses larmes coulent, ses sentiments frémissent, comme un papillon délicat
qu’on écrase dès qu’on le touche. La voilà qui passe, aérienne, les yeux au ciel, un
faible sourire arrêté sur ses lèvres roses, touchante sylphide, si consolante pour
tous ceux qui l’entourent que chacun la souhaite au fond d’un puits.
Un degré ajouté à l’ironie sérieuse produit la caricature sérieuse. Ici, comme tout
à l’heure, l’auteur plaide les raisons du prochain ; la seule différence est qu’il
les plaide avec trop de chaleur : c’est une insulte sur une insulte. À ce titre,
elle abonde dans Thackeray. Quelques-uns de ses grotesques sont énormes, par exemple
M. Alcide de Mirobolan, cuisinier français, artiste en sauces, qui déclare sa flamme
à miss Blanche au moyen de tartes symboliques, et se croit un gentleman ; Mme la majoresse O’Dowd, sorte de grenadier en bonnet, la plus
pompeuse et la plus bavarde des Irlandaises, occupée à régenter le régiment et à
marier bon gré mal gré les célibataires ; miss Briggs, vieille dame de compagnie,
née pour recevoir des affronts, faire des phrases et verser des larmes ; le Docteur,
qui prouve à ses élèves mauvais latinistes que l’habitude des barbarismes conduit à
l’échafaud. Ces difformités calculées n’excitent qu’un rire triste. On aperçoit
toujours derrière la grimace du personnage l’air sardonique du peintre, et l’on
conclut à la bassesse et à la stupidité du genre humain. D’autres figures, moins
grossies, ne sont point cependant plus naturelles. On voit que l’auteur les jette
exprès dans des sottises palpables et dans des contradictions marquées. Telle est
miss Crawley, vieille fille immorale et libre penseuse, qui loue les mariages
disproportionnés, et tombe en convulsions quand à la page suivante son neveu en fait
un ; qui appelle Rebecca Sharp son égale, et au même instant lui dit d’apporter les
pincettes ; qui, apprenant le départ de sa favorite, s’écrie avec désespoir :
« Bonté du ciel ! qui est-ce qui maintenant va me faire mon chocolat ? » Ce sont là
des scènes de comédie, et non des peintures de mœurs. Il y en a vingt pareilles.
Vous voyez une excellente tante, mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy,
s’imposer dans la maison de son neveu Titmarsh, le jeter dans de grosses dépenses,
persécuter sa femme, chasser ses amis, désoler son mariage. Le pauvre diable ruiné
est mis en prison. Elle le dénonce aux créanciers avec une indignation vraie et le
foudroie de la meilleure foi du monde. Le misérable a été le bourreau de sa tante.
Elle a été attirée par lui hors de chez elle, tyrannisée par lui, volée par lui,
outragée par sa femme. Elle a vu le beurre prodigué comme l’eau, le charbon
dilapidé, les chandelles brûlées par les deux bouts. « Et maintenant vous avez
l’audace, emprisonné comme vous l’êtes et justement pour vos crimes, de me prier de
payer vos dettes ! Non, monsieur, c’est assez que votre mère tombe à la charge de sa
paroisse, et que votre femme aille balayer les rues. Pour moi, je suis à l’abri de
vos perfidies. Le mobilier de la maison est à moi, et, puisqu’il entre dans vos
intentions que madame votre femme couche sur le pavé, je vous préviens que je le
ferai enlever demain. M. Smithers vous dira que j’étais décidée à vous laisser toute
ma fortune. Ce matin, en sa présence, j’ai solennellement déchiré mon testament, et,
par cette lettre, je renonce à toute relation avec vous et avec votre famille de
mendiants. J’ai recueilli une vipère dans mon sein, elle m’a piquée. » — Cette femme
juste et compatissante rencontre son égal, un homme pieux, John Brough, esquire,
membre du parlement, directeur de la compagnie indépendante d’assurances contre
l’incendie et sur la vie du Diddlesex oriental. Ce chrétien vertueux a humé de loin
la réjouissante odeur de ses terres, maisons, capitaux et autres valeurs mobilières
et immobilières. Il court sus à la belle fortune de mistress Hoggarthy, affligé de
voir qu’elle rapporte à peine quatre pour cent à mistress Hoggarthy, décidé à
doubler le revenu de mistress Hoggarthy. Il la rencontre à l’hôtel le visage enflé.
(Toute la nuit, elle avait été mangée aux puces.) « Bonté du ciel, s’écrie John
Brough esquire, une dame de votre rang souffrir une pareille chose ! L’excellente
parente de mon cher ami Titmarsh ! Jamais on ne dira que mistress Hoggarthy, du
château de Hoggarthy, pourra être soumise à une si horrible humiliation, tant que
John Brough aura une maison à lui offrir, une maison humble, heureuse, chrétienne,
madame, quoique peut-être inférieure à la splendeur de celles auxquelles vous avez
été accoutumée dans votre illustre carrière ! Isabelle, mon amour ! Belinda ! Parlez
à mistress Hoggarthy. Dites-lui que la maison de John Brough est à elle depuis la
mansarde jusqu’à la cave. Je le répète, madame, depuis la cave jusqu’à la mansarde :
je désire, je supplie, j’ordonne que les malles de mistress Hoggarthy, du château de
Hoggarthy, soient en ce moment même portées dans ma voiture. » Ce style fait rire,
si l’on veut, mais d’un rire triste. On vient d’apprendre que l’homme est hypocrite,
injuste, tyrannique, aveugle. Affligé, on se retourne vers l’auteur, et l’on ne voit
sur ses lèvres que des sarcasmes, sur son front que du chagrin.
Cherchons bien ; peut-être en des sujets moins graves trouverons-nous quelque occasion de franc rire. Considérons, non plus une coquinerie, mais une mésaventure : une coquinerie révolte, une mésaventure peut amuser. Il n’en est rien ; jusque dans un amusement, la satire ici conserve sa force, parce que la réflexion conserve ici son intensité. Il y a dans la drôlerie anglaise un sérieux, un effort, une application étonnante, et leurs folies comiques sont composées avec autant de science que leurs sermons. La puissante attention décompose son objet en toutes ses parties, et le reproduit avec une minutie, un relief qui font illusion. Swift décrit la contrée des chevaux parlants, la politique de Lilliput, les inventeurs de l’Île-Volante, avec des détails aussi précis et aussi concordants qu’un voyageur expérimenté, explorateur exact des mœurs et du pays. Ainsi soutenus, le monstre impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie réelle, et le fantôme de l’imagination prend la consistance des objets que nous touchons. Thackeray porte dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d’illusion. Regardez une de ses thèses morales : il veut prouver que dans le monde il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en une anecdote orientale. Comptez les détails de mœurs, de géographie, de chronologie, de cuisine, la désignation mathématique de chaque objet, de chaque personne et de chaque geste, la lucidité d’imagination, la profusion de vérités locales ; vous comprendrez pourquoi sa moquerie vous frappe d’une impression si originale et si poignante, et vous y retrouverez le même degré d’étude et la même énergie d’attention que dans les ironies et dans les exagérations précédentes : son enjouement est aussi réfléchi et aussi fort que sa haine ; il a changé d’attitude, il n’a point changé de faculté.
J’ai une aversion naturelle pour l’égotisme, et je déteste
infiniment l’habitude de se louer soi-même ; mais je ne puis m’empêcher de raconter
ici une anecdote qui éclaire le point en question, et où j’ai agi, je crois, avec
une remarquable présence d’esprit.
Étant à Constantinople, il y a quelques années, pour une mission délicate (les
Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il devint nécessaire d’envoyer un
négociateur supplémentaire), Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier galéongi de la Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais
d’été à Bukjédéré. J’étais à la gauche du galéongi, et l’agent russe, le comte
Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui mourrait d’un trop fort parfum
de rose. Il avait essayé trois fois de me faire assassiner dans le cours de la
négociation ; mais naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des
saluts de la façon la plus cordiale et la plus charmante.
Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas ! un lacet lui a serré le cou) un fidèle sectateur en politique de la vieille école turque. Nous dinâmes avec nos doigts, et nous eûmes des quartiers de pain pour vaisselle. La seule innovation qu’il admit était l’usage de liqueurs européennes, et il s’y livrait avec un grand goût. Il mangeait énormément. Parmi les plats, il y en eut un très-vaste qu’on plaça devant lui, un agneau apprêté dans sa laine, bourré d’ail, d’assa-fœtida, de piment et autres assaisonnements, le plus abominable mélange que jamais mortel ait flairé ou goûté. Le galéongi en mangea énormément ; suivant la coutume orientale, il insistait pour servir ses amis à droite et à gauche, et, quand il arrivait un morceau particulièrement épicé, il l’enfonçait de ses propres mains jusque dans le gosier de ses convives.
Je n’oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand Son Excellence, ayant
roulé en boule un gros paquet de cette mixture, et s’écriant tuk,
tuk (c’est très-bon), administra l’horrible pilule à Diddlof. Les yeux du
Russe roulèrent effroyablement au moment où il la reçut. Il l’avala avec une grimace
qui annonçait une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une bouteille
qu’il croyait du Sauterne, mais qui se trouva être de l’eau-de-vie française, il en
but près d’une pinte avant de reconnaître son erreur. Ce coup l’acheva. Il fut
emporté presque mort de la salle à manger, et déposé au frais dans un pavillon d’été
sur le Bosphore.
Quand mon tour vint, j’avalai le condiment avec un sourire, je dis I
am naturally averse to egotism, and hate self-laudation consumedly ; but I
can’t help relating here a circumstance illustrative of the point in question,
in which I must think I acted with considerable prudence. Being at
Constantinople a few years since — (on a delicate mission) — the Russians were
playing a double game, between ourselves, and it became necessary on our part
to employ an The Galeongee is — or was, alas ! for a bow-string has done for
him — a staunch supporter of the old school of Turkish politics. We dined with
our fingers, and had flaps of bread for plates ; the only innovation he
admitted was the use of European liquors, in which he indulged with great
gusto. He was an enormous eater. Amongst the dishes a very large one was
placed before him of a lamb dressed in its wool, stuffed with prunes, garlic,
assa-fœtida, capsicums, and other condiments, the most abominable mixture that
ever mortal smelt or tasted. The Galeongee ate of this hugely ; and pursuing
the Eastern fashion, insisted on helping his friends right and left, and when
he came to a particularly spicy morsel, would push it with his own hands into
his guests’ very mouths. I never shall forget the look of poor Diddloff,
when his Excellency, rolling up a large quantity of this into a ball and
exclaiming, “ When it came to my turn, I took down the condiment with a
smile, said “ (Bismillah, et je léchai mes lèvres avec un air de contentement aimable ;
puis, quand on servit le plat voisin, j’en fis moi-même une boule avec tant de
dextérité et je la fourrai dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que
son cœur fut gagné. La Russie fut mise d’emblée hors de cause, et le traité de Kabobanople fut signé. Quant à Diddlof, tout était fini pour lui ;
il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir Roderick Murchison le vit, sous le nº
3967, travaillant aux mines de l’Ouralextra negociator. — Leckerbiss Pasha of
Roumelia, then Chief Galeongee of the Porte, gave a diplomatic banquet at his
summer palace at Bujukdere. I was on the left of the Galeongee ; and the
Russian agent Count de Diddloff on his dexter side. Diddloff is a dandy who
would die of a rose in aromatic pain : he had tried to have me assassinated
three times in the course of the negotiation : but of course we were friends
in public, and saluted each other in the most cordial and charming
manner.Buk Buk“ (it is very good), administered the
horrible bolus to Diddloff. The Russian’s eyes rolled dreadfully as he
received it : he swallowed it with a grimace that I thought must precede a
convulsion, and seizing a bottle next him, which he thought was Sauterne, but
which turned out to be french brandy, he drank off nearly a pint before he
knew his error. It finished him ; he was carried away from the dining room
almost dead, and laid out to cool in a summer house on the
Bosphorus.Bismillah,” licked my lips with easy
gratification, and when the next dish was served, made up a ball myself so
dexterously, and popped it down the old Galeongee’s mouth with so much grace,
that his heart was won. Russia was put out of Court at once, and
the treaty of Kabobanople was signed. As for
Diddloff, all was over with him, he was recalled to
Saint-Petersburg, and sir Roderic Murchison saw him, under the nº 3967,
working in the Ural mines.The Snobs of England, p.
146.)
L’anecdote évidemment est authentique, et, quand De Foë racontait l’apparition de mistress Veal, il n’imitait pas mieux le style d’un procès-verbal.
Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se divertir des
passions humaines, il faut les considérer en curieux, comme des marionnettes
changeantes, ou en savant, comme des rouages réglés, ou en artiste, comme des
ressorts puissants. Si vous ne les observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos
illusions perdues vous enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en
l’homme que faiblesse et que laideur. C’est pourquoi Thackeray déprécie notre nature
tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en philosophie. Presque
toujours, lorsqu’il décrit de beaux sentiments, il les dérive d’une vilaine source.
La tendresse, la bonté, l’amour sont dans ses personnages un effet des nerfs, de
l’instinct, ou d’une maladie morale. Amélia Sedley, sa favorite et l’un de ses
chefs-d’œuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable de réflexion et
de décision, aveugle, adoratrice exaltée d’un mari égoïste et grossier, toujours
sacrifiée par sa volonté et par sa faute, dont l’amour se compose de sottise et de
faiblesse, souvent injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de
respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise, comme Amélia,
d’un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage, exaspérée au moindre
soupçon, implacable contre son mari, épanchée violemment en paroles cruelles, montre
que son amour vient non de la vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le
modèle des mères, est une prude provinciale un peu niaise, d’éducation étroite,
jalouse aussi, et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et de la
passion. Elle s’évanouit en apprenant que son fils a une maîtresse : c’est une
action « odieuse, abominable, horrible » ; elle voudrait que « son enfant fût mort
avant d’avoir commis ce crime. » Toutes les fois qu’on lui parle de la petite Fanny,
« son visage prend une expression cruelle et inexorable. » Rencontrant Fanny au
chevet du jeune homme malade, elle la chasse comme une prostituée et comme une
servante. L’amour maternel, chez elle comme chez toutes les autres, est un
aveuglement incurable ; son fils est son dieu ; à force d’adoration, elle trouve le
moyen de le rendre insupportable et malheureux. Quant à l’amour des hommes pour les
femmes, si on le juge d’après les peintures de l’auteur, on ne peut éprouver pour
lui que de la compassion, et voir en lui que du ridicule. À un certain âgePendennis, t. III, p. 111.
Pourtant, à moins d’être Swift, il faut bien aimer quelque chose ; on ne peut pas
toujours blesser et détruire, et le cœur, lassé de mépris et de haine, a besoin de
se reposer dans l’éloge et l’attendrissement. D’un autre côté, blâmer un défaut,
c’est louer la qualité contraire, et l’on ne peut immoler une victime sans bâtir un
autel ; ce sont les circonstances qui désignent l’une, ce sont les circonstances qui
élèvent l’autre, et le moraliste qui combat le vice dominant de son pays et de son
siècle prêche la vertu contraire au vice de son siècle et de son pays. Dans une
société aristocratique et marchande, ce vice est l’égoïsme et l’orgueil ; Thackeray
exaltera donc la douceur et la tendresse. Que l’amour et la bonté soient aveugles,
instinctifs, déraisonnables, ridicules, peu lui importe ; tels qu’ils sont, il les
adore, et il n’y a pas de plus singulier contraste que celui de ses héros et de son
admiration. Il fait des sottes et s’agenouille devant elles ; l’artiste en lui
contredit le commentateur ; le premier est ironique, le second est louangeur ; le
premier met en scène les niaiseries de l’amour, le second en fait le panégyrique ;
le haut de la page est une satire en action, le bas de la page est un dithyrambe en
tirades. Les compliments qu’il prodigue à Amélia Sedley, à Hélène Pendennis, à
Laura, sont infinis ; jamais auteur n’a fait plus visiblement et plus obstinément la
cour à ses femmes : il leur immole les hommes, non pas une fois, mais cent.
« Très-vraisemblablement les pélicans aiment à saigner sous le bec égoïste de leurs
petits. Il est certain que c’est le goût des femmes. Il doit y avoir dans la douleur
du sacrifice une sorte de plaisir que les hommes ne comprennent pas… Ne méprisons
pas ces instincts parce que nous ne pouvons les sentir. Les femmes ont été faites
pour notre bien-être et notre agrément, messieurs, comme toute la troupe des animaux
inférieurs. Que ce soit un mari fainéant, un fils dissipateur, un bien-aimé
garnement de frère, comme leurs cœurs sont prêts à répandre sur lui leurs trésors de
tendresse ! Et comme nous sommes prêts, de notre part, à leur fournir abondamment
cette sorte de jouissance ! À peine y a-t-il un de mes lecteurs qui n’ait administré
du plaisir sous cette forme à ses femmes, et ne les ait régalées du contentement de
lui pardonner ! » Lorsqu’il entre dans la chambre d’une bonne mère ou d’une jeune
fille honnête, il baisse les yeux comme à la porte d’un sanctuaire. En présence de
Laura résignée, pieuse, il s’arrête. « Comme elle faisait son devoir en silence, et
que, pour obtenir la force de l’accomplir, elle priait toujours seule et loin de
tous les regards, nous aussi nous devons nous taire sur des vertus qui s’offensent
du grand jour, pareilles à des roses qui ne sauraient fleurir dans une salle de
bal. » Comme Dickens, il a le culte de la famille, des sentiments tendres et
simples, des contentements tranquilles et purs qu’on goûte au coin du foyer
domestique, entre un enfant et une femme. Lorsque ce misanthrope si réfléchi et si
âpre rencontre un épanchement filial ou une douleur maternelle, il est blessé à
l’endroit sensible, et, comme Dickens, il fait pleurerthe Great Hoggarthy Diamond, p. 121, la mort du
petit enfant. — Dans le livre des Snobs, voyez la dernière
ligne : « Fun is good, truth is still better, and love best of all. »
On a des ennemis parce qu’on a des amis, et des aversions parce qu’on a des préférences. Si l’on préfère la bonté dévouée et les affections tendres, on prend en aversion l’arrogance et la dureté ; la cause de l’amour est aussi la cause de la haine, et le sarcasme, comme la sympathie, est la critique d’une forme sociale et d’un vice public. C’est pourquoi les romans de Thackeray sont une guerre contre l’aristocratie. Comme Rousseau, il a loué les mœurs simples et affectueuses ; comme Rousseau, il hait la distinction des rangs.
Il a écrit là-dessus un livre entier, sorte de pamphlet moral et demi-politique,
le Livre des Snobs. Nous n’avons pas le mot, parce que nous
n’avons pas la chose. Le snob est un enfant des sociétés
aristocratiques ; perché sur son barreau dans la grande échelle, il respecte l’homme
du barreau supérieur et méprise l’homme du barreau inférieur, sans s’informer de ce
qu’ils valent, uniquement en raison de leur place ; du fond du cœur, il trouve
naturel de baiser les bottes du premier et de donner des coups de pied au second.
Thackeray énumère tout au long les suites de cette habitude. Écoutez la
conclusion :
Je ne puis supporter cela plus longtemps. — Cette diabolique invention des mœurs
nobiliaires, qui tue la bonté naturelle et l’amitié honnête ! Juste fierté, n’est-ce
pas ? rang et préséance ? Bon Dieu ! — La table des rangs et des distinctions est
un mensonge, et devrait être jetée au feu. Organiser les rangs et les préséances !
cela était bon pour les maîtres de cérémonies des anciens âges. Vienne maintenant
quelque grand maréchal pour organiser l’ I can bear it no longer — this diabolical invention of
gentility which kills natural kindliness and honest friendship. Proper pride,
indeed ! Rank and precedence, forsooth ! The table of ranks and degrees is a
lie, and should be flung into the fire. Organise rank and precedence ! that
was well for the masters of ceremonies of former ages. Come forward, some
great marshal, and organise EQUALITY in society. (The snobs of England,
p. 322.)égalité
Puis il ajoute avec bon sens, une âpreté et une familiarité tout anglaises :
Si jamais nos cousins les Smigmags m’invitaient en même temps que lord
Longues-Oreilles, je saisirais une occasion après dîner, et je lui dirais avec la
plus grande bonhomie du monde : « Monsieur, la fortune vous a fait cadeau de
plusieurs milliers de guinées de revenu. L’ineffable sagesse de nos ancêtres vous a
placé au-dessus de moi comme chef et législateur héréditaire. Notre admirable
constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie des nations voisines) m’oblige à vous
recevoir comme mon sénateur, mon supérieur et mon tuteur. Votre fils aîné,
Fitz-Hi-Han, est sûr d’un siége au parlement. Vos plus jeunes fils, les de Bray,
daigneront consentir à être capitaines de vaisseau et lieutenants-colonels, à nous
représenter dans les cours étrangères, à accepter de bons bénéfices, quand il s’en
présentera de convenables. Ces avantages, notre admirable constitution (l’orgueil
des Anglais et l’envie, etc.) déclare qu’ils vous sont dus, sans tenir compte de
votre imbécillité, de vos vices, de votre égoïsme, ou de votre incapacité et de
votre parfaite extravagance. Si imbécile que vous soyez (et nous avons le droit de
supposer que milord est un âne aussi justement que de prendre pour accordé qu’il est
un patriote éclairé), si imbécile que vous soyez (je me répète), personne ne vous
accusera d’une folie assez monstrueuse pour croire que vous soyez indifférent à
votre bonne fortune, ou que vous ayez la moindre envie d’y renoncer. Non, et tout
patriotes que nous sommes, Smith et moi, si nous étions ducs, je ne doute pas que
nous ne fussions les partisans de notre caste ; mais Smith et moi nous ne sommes pas
encore comtes. Nous ne croyons pas utile à l’armée de Smith que le jeune de Bray
soit colonel à vingt-cinq ans, — aux relations diplomatiques de Smith que lord
Longues-Oreilles soit ambassadeur à Constantinople, — à notre politique, que
Longues-Oreilles y fourre son pied héréditaire. — Nous ne pouvons nous empêcher de
voir, Longues-Oreilles, que nous valons autant que vous. Nous savons même
l’orthographe mieux que vous ; nous sommes capables de raisonner aussi juste ; nous
ne voulons point vous avoir pour maître, ni cirer plus longtemps vos souliers If ever our cousins the Smigsmags asked me
to meet lord Longears, I would like to take an opportunity after dinner and
say, in the most good-natured way in the world : — Sir, Fortune makes you a
present of a number of thousand pounds every year. The ineffable wisdom of our
ancestors has placed you as a chief and hereditary legislator over me. Our
admirable Constitution (the pride of Britons and envy of surrounding nations)
obliges me to receive you as my senator, superior, and guardian. Your eldest
son, Fitz-Heehaw, is sure of a place in Parliament ; your younger sons, the de
Brays, will kindly condescend to be post-captains and lieutenant-colonels, and
to represent us in foreign courts, or to take a good living when it falls
convenient. These prizes our admirable Constitution (the pride and envy of,
etc.) pronounces to be your due ; without count of your dulness, your vices,
your selfishness, of your entire incapacity and folly. Dull as you may be (and
we have as good a right to assume that my lord is an ass, as the other
proposition, that he is an enlightened patriot) ; — dull, I say, as you may
be, no one will accuse you of such monstrous folly, as to suppose that you are
indifferent to the good luck which you possess, or have any inclination to
part with it. No — and patriots as we are, under happier circumstances, Smith
and I, I have no doubt, were we dukes ourselves, would stand by our
order. We would submit good-naturedly to sit in a high place. We would
acquiesce in that admirable Constitution (pride and envy of, etc.) which made
us chiefs and the world our inferiors ; we would not cavil particularly at
that notion of hereditary superiority which brought so many simple people
cringing to our knees. May be, we would rally round the Corn-Laws : we would
make a stand against the Reform bill ; we would die rather than repeal the
acts against Catholics and Dissenters ; we would, by our noble system of
class-legislation, bring Ireland to its present admirable condition. But
Smith and I are not earls as yet. We don’t believe that it is for the interest
of Smith’s army that young de Bray should be a colonel at five-and-twenty, —
of Smith’s diplomatic relations that lord Longears should go ambassador to
Constantinople, — of our politics, that Longears should put his hereditary
foot into them. This bowing and cringing Smith believes to be the act of
snobs ; and he will do all in his might and main to be a snob and to submit to
snobs no longer. To Longears he says, “We can’t help seeing, Longears, that we
are as good as you. We can spell even better ; we can think quite as rightly ;
we will not have you for our master, or black your shoes any more.” (The Snobs of England, p. 322.)
Cette opinion du politique ne fait que résumer les remarques du moraliste. S’il hait l’aristocratie, c’est moins parce qu’elle opprime l’homme que parce qu’elle corrompt l’homme ; en déformant la vie sociale, elle déforme la vie privée ; en instituant des injustices, elle institue des vices ; après avoir accaparé l’État, elle empoisonne l’âme, et Thackeray retrouve sa trace dans la perversité et dans la sottise de toutes les classes et de tous les sentiments.
Le roi ouvre cette galerie de portraits vengeurs. C’est Georges IV, « le premier
gentilhomme du monde. » Ce grand monarque, si justement regretté, sut tailler des
patrons d’habits, mener une voiture aussi bien qu’un cocher de Brighton et jouer du
violon. Dans la vigueur de la jeunesse et dans le premier feu de l’invention, il
inventa le punch au marasquin, une boucle de soulier et un pavillon chinois, le plus
hideux bâtiment du monde. « Nous l’avons vu au théâtre de Drury-Lane, nous l’avons
vu, l’unique ! le roi ! oui, le roi. Il y était. Les estafiers se
tenaient devant la loge auguste. Le marquis de Steyne (lord du cabinet à poudre) et
plusieurs autres grands officiers de l’État étaient debout derrière le fauteuil où
il était assis…, où il était assis, sa face rouge toute fleurie, sa riche chevelure
frisée, son noble ventre tendu en avant. Comme on criait ! comme on applaudissait !
comme on agitait les mouchoirs ! Les dames pleuraient, les mères embrassaient leurs
enfants. Quelques-unes s’évanouirent. Oui, nous l’avons vu. La fortune ne peut plus
maintenant nous priver de cette joie. D’autres ont vu Napoléon. Que ce soit notre
juste orgueil devant notre postérité d’avoir contemplé Georges le Bon, Georges le
Magnifique, Georges le Grand. »
Cher prince ! la vertu émanée de son trône héroïque se répandait dans le cœur de
tous ses courtisans. Qui jamais offrit un plus bel exemple que le marquis de
Steyne ? Ce seigneur, roi chez lui, a voulu prouver qu’il l’était. Il force sa femme
à s’asseoir à table à côté de filles perdues, ses maîtresses. En vrai prince, il a
pour ennemi principal son fils aîné, héritier présomptif du marquisat, qu’il laisse
jeûner et qu’il engage à faire des dettes. En ce moment il courtise une charmante
personne, mistress Rebecca Crawley, qu’il aime pour son hypocrisie, son sang-froid
et son insensibilité sans égale. Le marquis, à force d’avilir et de tyranniser ceux
qui l’entourent, a fini par haïr et mépriser l’homme ; il n’a plus de goût que pour
les scélérats parfaits. Celle-ci le réveille ; un jour même elle le transporte
d’enthousiasme. Elle jouait Clytemnestre dans une charade, et son mari, Agamemnon ;
elle court au lit les yeux enflammés, l’épée prête, d’un tel air que chacun frémit.
« Brava ! brava ! crie le vieux Steyne d’une voix stridente. Par
Dieu, elle le ferait ! » On voit qu’il a le sentiment du devoir conjugal. Sa
conversation est d’une franchise touchante. « Je ne peux pas renvoyer ma pauvre
chère Briggs, lui dit Rebecca. — Vous lui devez ses gages ? — Bien plus ; je l’ai
ruinée. — Ruinée ? Alors pourquoi ne la chassez-vous pas ? » Du reste, gentleman accompli et d’une douceur engageante, il traite ses femmes en
pacha, et ses paroles valent des coups de verge. Je recommande au lecteur la scène
domestique où il donne l’ordre d’inviter mistress Rebecca Crawley. Lady Gaunt, sa
belle-fille, dit qu’elle n’assistera pas au dîner, et restera chez elle.
« Très-bien ! vous y trouverez les recors ; cela me dispensera de prêter à vos
parents et de voir vos airs tragiques. Qui êtes-vous pour donner des ordres ici ?
Vous n’avez pas d’argent ; vous n’avez pas de cervelle. Vous étiez ici pour avoir
des enfants, et vous n’en avez pas. Gaunt est las de vous. Votre belle-sœur est la
seule de la famille qui ne vous souhaite point morte, parce que Gaunt se remarierait
si vous l’étiez. Vous, prude ! De grâce, madame, vous raconterai-je quelques petites
anecdotes sur milady Bareacres, votre maman ? » Le reste est du même style. Ses
belles-filles, poussées à bout, disent qu’elles voudraient être mortes. Cette
déclaration le met en joie, et il conclut par ce principe : « Ce temple de la vertu
m’appartient, et, si j’y invite tout Newgate ou tout Bedlam, par Dieu ! ils y seront
bien reçus. » L’habitude du despotisme fait les despotes, et le meilleur moyen de
mettre des tyrans dans les familles, c’est de garder des nobles dans l’État.
Reposons-nous à contempler le gentilhomme de campagne. L’innocence des champs, les
respects héréditaires, les traditions de famille, la pratique de l’agriculture,
l’exercice des magistratures locales, ont dû produire là des hommes probes, sensés,
pleins de bonté et d’honnêteté, protecteurs de leur comté et serviteurs de leur
pays. Sir Pitt Crawley leur offre un modèle ; il a 100000 francs de rente, deux
siéges au parlement. Il est vrai que les deux siéges lui sont donnés par des bourgs
pourris, et qu’il vend le second moyennant 1500 louis par an. Il est excellent
économe, et tond de si près ses fermiers, qu’il ne trouve pour locataires que des
faillis. Entrepreneur de diligences, fournisseur du gouvernement, concessionnaire de
mines, il paye si mal ses agents et épargne si fort sur la dépense, que ses mines
s’inondent, ses chevaux crèvent, ses fournitures lui sont renvoyées. Homme
populaire, il préfère toujours la société d’un maquignon à la compagnie d’un gentleman. Il jure, boit, plaisante avec les filles d’auberge, vide
un verre de vin à la table d’un fermier qu’il exproprie le lendemain, rit avec un
braconnier qu’il envoie deux jours après convict en Australie. Il
a l’accent d’un provincial, l’esprit d’un laquais, les façons d’un rustre. À table,
servi par trois laquais et par un sommelier dans de l’argent massif, il demande
compte des plats et des bêtes qui les ont fournis. « Qui était ce mouton, Horrock,
et quand l’avez-vous tué ? — Un des écossais à tête noire, sir Pitt. Nous l’avons
tué jeudi. — Qui en a pris ? — Steel de Mudbury a pris le dos et les deux cuisses,
sir Pitt ; mais il dit que le dernier était trop jeune et diablement laineux, sir
Pitt. — Et les épaules ? » Le dialogue continue sur le même ton : après le mouton
d’Écosse, le cochon noir de Kent ; ces bêtes semblent la famille de sir Pitt, tant
il s’y intéresse. Pour ses filles, il les laisse vagabonder dans la loge du
jardinier, où elles prendront l’éducation qui se trouvera. Pour sa femme, il la bat
de temps à autre. Pour ses gens, il leur redemande les liards de sa monnaie. « Un
liard par jour fait sept schellings par an ; sept schellings par an sont l’intérêt
de sept guinées. Ayez soin de vos liards, vieille Tinker, et les guinées vous
viendront d’elles-mêmes. — Il n’a jamais donné un liard dans sa vie, dit la vieille
en grommelant. — Jamais, et je n’en donnerai jamais un ; c’est contre mon
principe. » Il est impudent, brutal, grossier, ladre, retors, extravagant. Du reste,
courtisé par les ministres, grand shérif, honoré, puissant, il roule en carrosse
doré et se trouve un des piliers de l’État.
Ceux-là sont riches ; probablement l’argent les a corrompus. Cherchons un noble
pauvre, exempt de tentations ; sa grande âme, livrée à elle-même, laissera voir
toute sa beauté native : sir Francis Clavering est dans ce cas. Il a joué, bu et
soupé jusqu’à se mettre sur la paille. Il a escroqué de l’argent dans son régiment,
« montré sa plume blanche
Il faut s’arrêter ; un volume n’épuiserait pas la liste des perfections que
Thackeray découvre dans l’aristocratie anglaise. C’est le marquis de Farintosh,
vingt-cinquième du nom, illustre imbécile, bien portant et content de soi, que
toutes les femmes lorgnent et que tous les hommes saluent ; c’est lady Kew, vieille
femme du monde, tyrannique et corrompue, qui fait la guerre à sa fille et la chasse
aux mariages ; c’est sir Barnes Newcome, un des êtres les plus poltrons, les plus
méchants, les plus menteurs, les mieux bafoués et les plus battus qui aient souri
dans un salon et harangué dans un parlement. Je n’en vois qu’un seul estimable,
personnage effacé, lord Kew, qui, après beaucoup de sottises et de débauches, est
touché par sa vieille mère puritaine et se repent. Mais ces portraits sont doux
auprès des dissertations ; le commentateur est plus amer encore que l’artiste ; il
blesse mieux en parlant qu’en faisant parler. Il faut lire ses poignantes diatribes
contre les mariages de convenance et le sacrifice des filles, contre l’inégalité des
héritages et l’envie des cadets, contre l’éducation des nobles et leurs traditions
d’insolence, contre l’achat des grades à l’armée, contre l’isolement des classes,
contre tous les attentats à la nature et à la famille inventés par la société et par
la loi. Par derrière cette philosophie s’étend une seconde galerie de portraits
aussi insultants que les premiers : car l’inégalité, ayant corrompu les grands
qu’elle exalte, corrompt les petits qu’elle ravale, et le spectacle de l’envie ou de
la bassesse dans les petits est aussi laid que le spectacle de l’insolence ou du
despotisme dans les grands. Selon Thackeray, la société anglaise est un composé de
flatteries et d’intrigues, chacun s’efforçant de se guinder d’un échelon et de
repousser ceux qui montent. Être reçu à la cour, voir son nom dans les journaux sur
une liste d’illustres convives, offrir chez soi une tasse de thé à quelque illustre
pair hébété et bouffi, telle est la borne suprême de l’ambition et de la félicité
humaine. Pour un maître, il y a toujours cent valets. Le major Pendennis, homme
résolu, de sang-froid et habile, a contracté cette lèpre. Son bonheur aujourd’hui
est de saluer un lord. Il ne se trouve bien que dans un salon ou dans un parc
d’aristocratie. Il a besoin d’être traité avec cette bienveillance humiliante dont
les grands assomment leurs inférieurs. Il embourse très-bien les manques d’égards,
et dîne gracieusement à une table illustre où on l’invite en trois ans deux fois
pour boucher un trou. Il quitte un homme de génie ou une femme d’esprit pour causer
avec une pécore titrée ou un lord ivrogne. Il aime mieux être toléré chez un marquis
que respecté chez un bourgeois. Ayant érigé ces belles inclinations en principes, il
les inculque à son neveu qu’il aime, et, pour le pousser dans le monde, lui offre en
mariage une fortune escroquée et la fille d’un convict. —
D’autres se glissent dans les salons augustes, non plus par mœurs de parasites,
mais à beaux deniers comptants. Autrefois en France les seigneurs, avec des écus
bourgeois, fumaient leurs terres ; aujourd’hui en Angleterre les bourgeois, avec un
mariage noble, anoblissent leur argent. Moyennant cent mille guinées donnés au père,
Pump le marchand épouse lady Blanche Cou-Roide, laquelle reste lady, quoique sa
femme. Naturellement il est méprisé par elle, comme bourgeois, et de plus détesté,
comme l’ayant faite à demi bourgeoise. Il n’ose voir ses amis chez lui, ce sont gens
trop bas pour sa femme. Il n’ose visiter les amis de sa femme chez eux, ce sont gens
trop hauts pour lui. Il est le sommelier de sa femme, la risée de son beau-père, le
domestique de son fils, et se console en espérant que ses petits-fils, devenus
barons Pump, rougiront de lui et ne voudront jamais prononcer son nom. — Une
troisième façon d’entrer dans la noblesse est de se ruiner et de ne voir personne.
Ce moyen ingénieux est employé à la campagne par Mme la majoresse Punto. Elle a pour
ses filles une gouvernante incomparable, qui croit que Dante s’appelait Alighieri
parce qu’il était d’Alger, mais qui a fait l’éducation de deux marquis et d’une
comtesse. « Cette solitude est triste, lui dit quelqu’un, vous pourriez recevoir
l’homme de loi. — Une famille comme la nôtre, cher monsieur, est-ce possible ? —
Le docteur ? — Lui peut-être ; mais sa femme et ses enfants, fi donc ! — Les gens
de cette grande maison là-bas ? — Là-bas ? Le château calicot ? un drapier retiré !
Des gens comme nous sont obligés de se respecter eux-mêmes. — Le ministre ? —
Horreur ! Il prêche en surplis, mon cher monsieur, c’est un puséiste. » Cette
famille sensée bâille toute seule six mois durant, et le reste de l’année jouit de
la gloutonnerie des hobereaux qu’elle régale et des rebuffades des grands lords
qu’elle visite. Le fils, officier de hussards, a besoin de luxe pour vivre de pair
avec les seigneurs ses camarades, et son tailleur prend au père trois cents guinées
par an sur neuf cents qui font tout le revenu de toute la famille. Je ne finirais
pas si je comptais toutes les vilenies et toutes les misères que Thackeray attribue
à l’esprit aristocratique : la division des familles, la hauteur de la sœur anoblie,
la jalousie de la sœur roturière, l’abaissement des caractères dressés dès l’école à
vénérer les petits lords, la dégradation des filles qui veulent accrocher des maris
nobles, la rage des vanités refoulées, la lâcheté des complaisances offertes, le
triomphe de la sottise, le mépris du talent, l’injustice consacrée, le cœur
dénaturé, les mœurs perverties. Devant ce tableau frappant de vérité et de génie, on
a besoin de se rappeler que cette inégalité blessante est la cause d’une liberté
salutaire, que l’iniquité sociale produit la prospérité politique, qu’une classe de
grands héréditaires est une classe d’hommes d’État héréditaires, qu’en un siècle et
demi l’Angleterre a eu cent cinquante ans de bon gouvernement, qu’en un siècle et
demi la France a eu cent vingt ans de mauvais gouvernement, que tout se paye et
qu’on peut payer cher des chefs capables, une politique suivie, des élections
libres, et la surveillance du gouvernement par la nation. On a besoin aussi de se
rappeler que ce talent, fondé sur la réflexion intense et concentré dans les
préoccupations morales, a dû transformer la peinture des mœurs en satire
systématique et militante, exaspérer la satire jusqu’à l’animosité calculée et
implacable, noircir la nature humaine, et s’acharner, avec une haine choisie,
redoublée et naturelle, contre le vice principal de son pays et de son temps.
En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talents, comme les bonheurs, s’excluent. Quelque constitution qu’il choisisse, un peuple est toujours à demi malheureux ; quelque génie qu’il ait, un écrivain est toujours à demi impuissant. Nous ne pouvons garder à la fois qu’une attitude. Transformer le roman, c’est le déformer : celui qui, comme Thackeray, donne au roman la satire pour objet cesse de lui donner l’art pour règle, et toutes les forces du satirique sont des faiblesses du romancier.
Qu’est-ce qu’un romancier ? À mon avis, c’est un psychologue, un psychologue qui naturellement et involontairement met la psychologie en action ; ce n’est rien d’autre, ni de plus. Il aime à se représenter des sentiments, à sentir leurs attaches, leurs précédents, leurs suites, et il se donne ce plaisir. À ses yeux, ce sont des forces ayant des directions et des grandeurs différentes. De leur justice ou de leur injustice, il s’inquiète peu. Il les assemble en caractères, conçoit la qualité dominante, aperçoit les traces qu’elle laisse sur les autres, note les influences contraires ou concordantes du tempérament, de l’éducation, du métier, et travaille à manifester le monde invisible des inclinations et des dispositions intérieures par le monde visible des paroles et des actions extérieures. À cela se réduit son œuvre. Quels que soient ces penchants, peu lui importe. Un vrai peintre regarde avec plaisir un bras bien attaché et des muscles vigoureux, quand même ils seraient employés à assommer un homme. Un vrai romancier jouit par contemplation de la grandeur d’un sentiment nuisible ou du mécanisme ordonné d’un caractère pernicieux. Pour talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie exactement la nature ; occupé à ressentir les émotions de ses personnages, il ne songe qu’à en marquer la vigueur, l’espèce et les contre-coups. Il nous les représente telles qu’elles sont, tout entières, sans les blâmer, sans les punir, sans les mutiler ; il les transporte en nous intactes et seules, et nous laisse le droit d’en juger comme il nous convient. Tout son effort est de les rendre visibles, de dégager les types obscurcis et altérés par les accidents et les imperfections de la vie réelle, de mettre en relief les larges passions humaines, d’être ébranlé par la grandeur des êtres qu’il ranime, de nous soulever hors de nous-mêmes par la force de ses créations. Nous reconnaissons l’art dans cette puissance créatrice, indifférente et universelle comme la nature, plus libre et plus puissante que la nature, reprenant l’œuvre ébauchée ou défigurée de sa rivale pour corriger ses fautes et effectuer ses conceptions.
Tout est changé par l’arrivée de la satire, et d’abord le rôle de l’auteur. Quand
dans le roman pur il parle en son nom propre, c’est pour faire comprendre un
sentiment ou marquer la cause d’une faculté ; dans le roman satirique, c’est pour
nous donner un conseil moral. On a vu combien de leçons Thackeray nous fait subir.
Qu’elles soient bonnes, personne n’en dispute : à tout le moins elles prennent la
place des explications utiles. Le tiers du volume, employé en avertissements, est
perdu pour l’art. Sommés de réfléchir sur nos fautes, nous connaissons moins bien le
personnage. L’auteur laisse de parti pris cent nuances fines qu’il aurait pu
découvrir et nous montrer. Le personnage, moins complet, est moins vivant ;
l’intérêt, moins concentré, est moins vif. Détournés de lui, au lieu d’être ramenés
sur lui, nos yeux s’égarent et l’oublient ; au lieu d’être absorbés, nous sommes
distraits. Bien plus et bien pis, nous finissons par éprouver un peu d’ennui. Nous
jugeons ces sermons vrais, mais rebattus. Il nous semble entendre des instructions
de collége ou des manuels de séminaire. On trouve des choses pareilles dans les
livres dorés, à couvertures historiées, qu’on donne pour étrennes aux enfants.
Êtes-vous bien réjoui d’apprendre que les mariages de convenance ont leurs
inconvénients, qu’en l’absence de son ami on dit volontiers du mal de son ami, qu’un
fils par ses désordres afflige souvent sa mère, que l’égoïsme est un vilain défaut ?
Tout cela est vrai ; mais tout cela est trop vrai. Nous venons écouter un homme pour
entendre de lui des choses nouvelles. Ces vieilles moralités, quoique utiles et bien
dites, sentent le pédant payé, si commun en Angleterre, l’ecclésiastique en cravate
blanche planté comme un piquet au centre de sa table, et débitant pour trois cents
louis d’admonestations quotidiennes aux jeunes gentlemen que les
parents ont mis en serre chaude dans sa maison.
Cette présence assidue d’une intention morale nuit au roman comme au romancier. Il faut bien l’avouer : tel volume de Thackeray a le cruel malheur de répéter les romans de miss Edgeworth ou les contes du chanoine Schmidt. Le voici qui nous montre Pendennis orgueilleux, dépensier, écervelé, paresseux, refusé aux examens avec honte, pendant que ses camarades, moins spirituels, mais studieux, sont reçus avec honneur. Cette opposition édifiante nous laisse froids ; nous n’avons pas envie de retourner à l’école ; nous fermons le livre, et nous le conseillons comme pilule à notre petit cousin. D’autres puérilités moins choquantes finissent par lasser autant. On n’aime pas le contraste prolongé du bon colonel Newcome et de ses mauvais parents. Ce colonel donne de l’argent et des gâteaux à tous les enfants, de l’argent et des cachemires à toutes les cousines, de l’argent et de bonnes paroles à tous les domestiques, et ces gens ne lui répondent que par de la froideur et des grossièretés. Il est clair, dès la première page, que l’auteur veut nous persuader d’être affables, et nous regimbons contre cette invitation trop claire ; nous n’aimons pas à être tancés dans un roman ; nous sommes de mauvaise humeur contre cette invasion de pédagogie. Nous voulions aller au théâtre ; nous avons été trompés par l’affiche, et nous grondons tout bas d’être au sermon.
Consolons-nous : les personnages souffrent autant que nous-mêmes ; l’auteur les
gâte en nous prêchant ; ils sont sacrifiés, comme nous, à la satire. Ce ne sont
point des êtres qu’il anime, ce sont des marionnettes qu’il fait jouerVanity
Fair.)
Pour se représenter exactement cette altération de la vérité et de l’art, il faut
comparer pied à pied deux caractères. Il y a un personnage que l’on reconnaît
unanimement comme le chef-d’œuvre de Thackeray, Rebecca Sharp, intrigante et
courtisane, mais femme supérieure et de bonnes façons. Comparons-le à un personnage
semblable de Balzac dans les Parents pauvres, Valérie Marneffe. La
différence des deux œuvres marquera la différence des deux littératures. Autant les
Anglais l’emportent comme moralistes et satiriques, autant les Français l’emportent
comme artistes et romanciers.
Balzac aime sa Valérie ; c’est pourquoi il l’explique et la grandit. Il ne
travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. Il lui donne une éducation de
courtisane, un mari « dépravé comme un bagne », l’habitude du luxe, l’insouciance,
la prodigalité, des nerfs de femme, des dégoûts de jolie femme, une verve d’artiste.
Ainsi née et élevée, sa corruption est naturelle. Elle a besoin d’élégance comme on
a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, comme on boit de l’eau au
premier fleuve. Elle n’est pas pire que son métier ; elle en a toutes les excuses
innées, acquises, de tempérament, de tradition, de circonstance, de nécessité ; elle
en a toutes les forces, l’abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de
trivialité et d’élégance ; l’audace improvisée, les inventions comiques, la
magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à un cheval
dangereux et superbe qu’on admire en le redoutant. Balzac se plaît à la peindre sans
autre but que de la peindre. Il l’habille, il lui pose des mouches, il déploie ses
robes, il frémit devant ses mouvements de danseuse. Il détaille ses gestes avec
autant de plaisir et de vérité que s’il eût été femme de chambre. Sa curiosité
d’artiste trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de mœurs. Au
bout d’une scène violente, il s’arrête sur un moment vide, et la montre, paresseuse,
étendue sur des divans, comme une chatte qui bâille et se détire au soleil. En
physiologiste, il sait que les nerfs de la bête de proie s’amollissent et qu’elle ne
cesse de bondir que pour dormir. Mais quels bonds ! Elle éblouit, elle fascine, elle
tient tête coup sur coup à trois accusations prouvées ; elle réfute l’évidence ;
tour à tour elle s’humilie, elle se glorifie, elle raille, elle adore, elle
démontre, changeant vingt fois de tons, d’idées, d’expédients, dans le même quart
d’heure. Un vieux boutiquier, cuirassé contre les émotions par le métier et par
l’avarice, tressaille sous sa parole : « Elle me met les pieds sur le cœur, elle
m’écrase, elle m’abasourdit ; ah ! quelle femme ! quand elle me regarde froidement,
elle me remue autant qu’une colique… Comme elle descendait l’escalier
en l’éclairant de ses regards ! » Partout la fougue, la force, l’atrocité,
couvrent la laideur et la corruption. Attaquée dans sa fortune par une femme
honnête, elle improvise une comédie incomparable, jouée avec l’éloquence et
l’exaltation d’un grand poëte, et rompue tout d’un coup par l’éclat de rire et la
trivialité crue d’une actrice fille de portier. Le style et les actions s’élèvent
jusqu’à la grandeur de l’épopée. « Au mot Hulot et deux cent mille francs, Valérie
eut un regard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses deux
longues paupières. » Un peu plus loin, surprise en flagrant délit par un de ses
amants, Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant ; redressée dans la
même seconde, ses larmes sèchent. « Elle vint à lui, et le regarda si fièrement que
ses yeux étincelèrent comme des armes. » Le danger la relève et l’inspire, et ses
nerfs tendus envoient à flots le génie et le courage dans son cerveau. Pour achever
de peindre cette nature impétueuse, supérieure et mobile, Balzac, au dernier
instant, la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit
triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt personnes, et la
brise au moment suprême d’une chute aussi horrible que son succès.
Devant cette passion et cette logique, qu’est-ce que Rebecca Sharp ? Une intrigante raisonnable, d’un tempérament froid, pleine de bon sens, ancienne sous-maîtresse, ayant des habitudes de parcimonie, véritable homme d’affaires, toujours décente, toujours active, dénuée du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de l’entrain diabolique qui peuvent donner de l’éclat à son caractère et de la grâce à son métier. Ce n’est pas une courtisane, c’est un avocat en jupon et sans cœur. Rien de plus propre à inspirer l’aversion. L’auteur ne manque pas une occasion de lui témoigner la sienne ; pendant trois volumes, il la poursuit de sarcasmes et de mésaventures ; il ne lui prête que des paroles fausses, des actions perfides, des sentiments révoltants. Dès son entrée en scène, à dix-sept ans, accueillie avec la bonté la plus rare par une honnête famille, elle ment depuis le matin jusqu’au soir, et, par des provocations grossières, essaye d’y pêcher un mari. Pour mieux l’accabler, Thackeray fait ressortir lui-même toutes ces bassesses, tous ces mensonges et toutes ces indécences. Rebecca a serré tendrement la main du gros Joseph. « C’était une avance, et, à ce titre, quelques dames d’une éducation et d’un ton parfait condamneront l’action comme immodeste ; mais vous voyez, notre pauvre chère Rebecca était obligée de faire tout par elle-même. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, si élégante qu’elle soit, elle est bien forcée de balayer sa propre chambre. Si une chère jeune fille n’a pas de chère maman pour arranger l’affaire avec les jeunes gens, il faut bien qu’elle l’arrange elle-même. » — Gouvernante chez sir Pitt, elle gagne l’amitié de ses élèves en lisant avec elles Crébillon jeune et Voltaire. « La femme du recteur, écrit-elle, m’a fait une vingtaine de compliments sur les progrès de mes élèves, pensant sans doute toucher mon cœur ; pauvre et simple campagnarde ! comme si je me souciais pour un fétu de mes élèves ! » Cette phrase est une imprudence peu naturelle dans une personne si réfléchie, et que l’auteur ajoute au rôle pour rendre le rôle odieux. Un peu plus loin, Rebecca est grossièrement flatteuse et vile avec la vieille miss Crawley, et ses tirades pompeuses, visiblement fausses, au lieu d’exciter l’admiration, soulèvent le dégoût. Elle est égoïste et menteuse avec son mari, et, le sachant sur le champ de bataille, ne s’occupe qu’à se faire une petite bourse. Thackeray insiste à dessein sur le contraste : le lourd officier a compté en partant tous ses effets, calculant la somme qu’ils pourront produire à sa femme ; il endosse pour être tué économiquement son habit le plus vieux et le plus râpé. « Il y eut sur ses lèvres quelque chose de pareil à une prière pour celle qu’il quittait. Il la souleva de terre, la garda une minute serrée contre son cœur qui battait fort. Son visage était pourpre et ses yeux mouillés, quand il la déposa à terre. Pour Rebecca, comme nous l’avons dit, elle avait pris la sage résolution de ne point céder à une sentimentalité inutile. « Je suis affreuse à voir », dit-elle en s’examinant dans la glace. « Quelle figure vous donne cette toilette rose ! » Là-dessus elle se débarrassa de sa toilette rose, posa son bouquet de bal dans un verre d’eau, se mit au lit et dormit très-confortablement. » Par ces exemples, jugez du reste ; Thackeray n’est occupé qu’à dégrader Rebecca Sharp. Il la convainc de dureté envers son fils, de vol contre ses fournisseurs, d’imposture contre tout le monde. Pour l’achever, il fait d’elle une dupe ; quoi qu’elle fasse, elle n’arrive à rien. Compromise par les avances qu’elle a prodiguées à l’imbécile Joseph, elle attend de minute en minute une demande en mariage. Une lettre arrive, annonçant que Joseph est parti pour l’Écosse, et qu’il offre ses compliments à miss Rebecca. — Trois mois plus tard, elle a épousé secrètement le capitaine Rawdon, lourdaud pauvre. Sir Pitt, père de Rawdon, se jette à ses pieds, muni de cent mille livres de rentes, et s’offre pour mari. Consternée, elle pleure de désespoir. « Mariée, mariée, mariée déjà ! » c’est là son cri, et il y a de quoi percer les âmes sensibles. — Plus tard elle essaye de gagner sa belle-sœur en se donnant pour bonne mère. « Pourquoi m’embrassez-vous ici, maman ? lui dit son fils ; vous ne m’embrassez jamais à la maison. » Là-dessus, discrédit complet ; cette fois encore elle est perdue. — Lord Steyne, son amant, la présente dans le monde, la comble de bijoux, de banknotes, et fait nommer son mari gouverneur de quelque île orientale. Le mari rentre maladroitement, soufflette lord Steyne, restitue les diamants et la chasse. — Vagabonde sur le continent, elle essaye cinq ou six fois de devenir riche et de paraître honnête. Toujours, au moment de parvenir, le hasard la rejette à terre. Thackeray se joue d’elle, comme un enfant d’un hanneton, la laissant grimper péniblement au haut de l’échelle pour la tirer par le pied et la faire honteusement choir. Il finit par la traîner dans les tavernes et dans les coulisses, et de loin la montre du doigt, joueuse, ivrogne, sans plus vouloir la toucher. À la dernière page, il l’installe bourgeoisement dans une médiocre fortune escroquée par des manœuvres obscures, et la laisse, décriée, inutilement hypocrite, reléguée dans le demi-monde. Sous cette pluie d’ironies et de mécomptes, l’héroïne s’est rapetissée, l’illusion s’est affaiblie, l’intérêt a diminué, l’art s’est amoindri, la poésie a disparu, et le personnage, plus utile, est devenu moins vrai et moins beau.
Supposez qu’un heureux hasard écarte ces causes de faiblesse et ouvre ces sources de talent. Entre tous ces romans altérés paraîtra un roman véritable, élevé, touchant, simple, original, l’histoire de Henry Esmond. Thackeray n’en a pas fait de moins populaire ni de plus beau.
Ce livre comprend les mémoires fictifs du colonel Esmond, contemporain de la reine Anne, qui, après une vie agitée en Europe, se retira avec sa femme en Virginie, et y fut planteur. Esmond parle, et l’obligation d’approprier le ton au personnage supprime le style satirique, l’ironie répétée, le sarcasme sanglant, les scènes apprêtées pour railler la sottise, les événements combinés pour écraser le vice. Dès lors on rentre dans le monde réel, on se laisse aller à l’illusion, on jouit d’un spectacle varié, aisément déroulé, sans prétention morale. Vous n’êtes plus persécuté de conseils personnels ; vous restez à votre place, tranquille, en sûreté, sans que le doigt d’un acteur, levé vers votre figure, vous avertisse, au moment intéressant, que la pièce se joue à votre intention et pour opérer votre salut. En même temps, et sans y penser, vous vous trouvez à votre aise. Au sortir de la satire acharnée, la pure narration vous charme ; vous vous reposez de haïr. Vous êtes comme un chirurgien d’armée qui, après une journée de combats et d’opérations, s’assiérait sur un tertre et contemplerait le mouvement du camp, le défilé des équipages et les horizons lointains adoucis par les teintes brunes du soir.
D’autre part, les longues réflexions, qui semblaient banales et déplacées sous la plume de l’écrivain, deviennent naturelles et attachantes dans la bouche du personnage. Esmond est un vieillard qui écrit pour ses enfants et leur commente son expérience. Il a le droit de juger la vie ; ses maximes appartiennent à son âge ; devenues des traits de mœurs, elles perdent leur air doctoral ; on les écoute avec complaisance, et l’on aperçoit, en tournant la page, le sourire calme et triste qui les a dictées.
Avec les réflexions, on souffre les détails. Ailleurs les minutieuses descriptions paraissent souvent puériles ; nous blâmions l’auteur de s’arrêter, avec un scrupule de peintre anglais, sur des aventures d’école, des scènes de diligence, des accidents d’auberge ; nous jugions que cette attention intense, faute de pouvoir se prendre aux grands sujets de l’art, se rabaissait enchaînée à des observations de microscope et à des détails de photographie. Ici tout change. Un auteur de mémoires a le droit de raconter ses impressions d’enfance. Ses souvenirs lointains, débris mutilés d’une vie oubliée, ont un charme extrême ; on redevient enfant avec lui. Une leçon de latin, un passage de soldats, un voyage en croupe, deviennent des événements importants que la distance embellit ; on jouit de son plaisir si paisible et si intime, et l’on éprouve comme lui une douceur très-grande à voir renaître avec tant d’aisance, et dans une lumière si pleine, les fantômes familiers du passé. Le détail minutieux ajoute à l’intérêt en ajoutant au naturel. Les récits de campagnes, les jugements épars sur les livres et les événements du temps, cent petites scènes, mille petits faits visiblement inutiles, font par cela même illusion. On oublie l’auteur, on entend le vieux colonel, on se trouve transporté cent ans en arrière, et l’on a le contentement extrême et si rare de croire à ce qu’on lit.
En même temps que le sujet supprime les défauts ou les tourne en qualités, il offre aux qualités la plus belle matière. Cette puissante réflexion a décomposé et reproduit les mœurs du temps avec une fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift, Steele, Addison, Saint-John, Malborough, aussi profondément que l’historien le plus attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur conversation, comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne sait pas faire, il imite leur style, tellement qu’on s’y trompe, et que plusieurs de leurs phrases authentiques intercalées dans son texte ne s’en distinguent pas. Cette parfaite imitation ne se borne pas à quelques scènes choisies ; elle embrasse tout le volume. Le colonel Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j’allais dire le tour de génie, est aussi grand que l’effort et le succès de Courier retrouvant le style de l’antique Grèce. Celui d’Esmond a la mesure, la justesse, la simplicité, la solidité des classiques. Nos témérités modernes, nos images prodiguées, nos figures heurtées, notre usage de gesticuler, notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises habitudes littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d’intelligence effacé et une espèce d’idées perdue, pour rapprocher si fort la copie de l’original. L’imagination de Dickens elle-même eût manqué cette œuvre. Il a fallu, pour la tenter et l’accomplir, toute la sagacité, tout le calme et toute la force de la science et de la méditation.
Mais le chef-d’œuvre du livre est le caractère d’Esmond. Thackeray lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. Ce sont là toutes les plus belles qualités de son magasin psychologique ; chacune d’elles, par son opposition, ajoute au prix de l’autre. Nous voyons un héros, mais original et nouveau, Anglais par sa volonté froide, moderne par la délicatesse et la sensibilité de son cœur.
Henry Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d’un lord Castlewood et recueilli par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est pénétré de l’émotion modérée et noble qu’on gardera jusqu’au bout du volume. Lady Castlewood, arrivant pour la première fois au château, vient à lui dans la grande bibliothèque ; instruite par la femme de charge, elle rougit, s’éloigne ; un instant après, touchée de remords, elle revient. « Avec un regard de tendresse infinie, elle lui prit la main, lui posant son autre belle main sur la tête, et lui disant quelques mots si affectueux et d’une voix si douce, que l’enfant, qui jamais n’avait vu auparavant de créature si belle, sentit comme l’attouchement d’un être supérieur ou d’un ange qui le faisait fléchir jusqu’à terre, et baisa la belle main protectrice en s’agenouillant sur un genou. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, Esmond se rappellera les regards et la voix de la dame, les bagues de ses belles mains, jusqu’au parfum de sa robe, le rayonnement de ses yeux éclairés par la bonté et la surprise, un sourire épanoui sur ses lèvres, et le soleil faisant autour de ses cheveux une auréole d’or… Il semblait, dans la pensée de l’enfant, qu’il y eût dans chaque geste et dans chaque regard de cette belle créature une douceur angélique, une lumière de bonté. Au repos, en mouvement, elle était également gracieuse. L’accent de sa voix, si communes que fussent ses paroles, lui donnait un plaisir qui montait presque jusqu’à l’angoisse. On ne peut pas appeler amour ce qu’un enfant de douze ans, presque un domestique, ressentait pour une dame de si haut rang, sa maîtresse ; c’était de l’adoration. » Ce sentiment si noble et si pur se déploie par une suite d’actions dévouées, racontées avec une simplicité extrême ; dans les moindres paroles, dans un tour de phrase, dans un entretien indifférent, on aperçoit un grand cœur, passionné de gratitude, ne se lassant jamais d’inventer des bienfaits ou des services, consolateur, ami, conseiller, défenseur de l’honneur de la famille et de la fortune des enfants. Deux fois Esmond s’est interposé entre lord Castlewood et le duelliste lord Mohun ; il n’a point tenu à lui que l’épée du meurtrier ne trouvât sa poitrine. Quand lord Castlewood mourant lui révèle qu’il n’est point bâtard, que le titre et la fortune lui appartiennent, il brûle sans rien dire la confession qui pourrait le tirer de la pauvreté et de l’humiliation où il a langui si longtemps. Outragé par sa maîtresse, malade d’une blessure qu’il a reçue aux côtés de son maître, accusé d’ingratitude et de lâcheté, sa justification dans sa main, il persiste à se taire. « Quand le combat fut fini dans son âme, un rayon de pure joie la remplit, et, avec des larmes de reconnaissance, il remercia Dieu du parti qu’il lui avait donné la force d’embrasser. » Plus tard, amoureux d’une autre femme, certain de ne pouvoir l’épouser si sa naissance reste tachée aux yeux du monde, acquitté envers sa bienfaitrice dont il a sauvé le fils, supplié par elle de reprendre le nom qui lui appartient, il sourit doucement et lui répond de sa voix grave :
« La chose a été réglée, il y a douze ans, auprès du lit de mon cher lord. Les
enfants n’en doivent rien savoir. Franck et ses héritiers porteront notre nom. Il
est à lui légitimement ; je n’ai pas même la preuve du mariage de mon père et de ma
mère
Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il aurait consenti à donner sa vie ou à faire à tout instant tout sacrifice, la tendre créature se jeta à genoux devant lui et baisa ses deux mains dans un transport d’amour passionné et de gratitude tel que son cœur fondit et qu’il se sentit très-fier et très-reconnaissant que Dieu lui eût donné le pouvoir de montrer son amour pour elle et de le prouver par quelque petit sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et du bonheur sur ceux qu’on aime est la plus grande bénédiction accordée à un homme. Et quelle richesse ou quel nom, quel contentement de vanité ou d’ambition eût pu se comparer au plaisir qu’éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner quelque affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis ?
« Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui avez comblé le
pauvre orphelin délaissé d’un si grand trésor de tendresse, c’est à moi de
m’agenouiller, non à vous ; c’est à moi d’être reconnaissant de ce que je puis vous
rendre heureuse. Béni soit Dieu de ce que je puis vous servir “It was settled twelve years since, by my dear lord’s
bedside, says Colonel Esmond. “The children must know nothing of this. Frank
and his heirs after him must bear our name. ’Tis his rightfully ; I have not
even a proof of that marriage of my father and mother, though my poor lord, on
his death-bed, told me that Father Holt had brought such a proof to
Castlewood. I would not seek it when I was abroad. I went and looked at my
poor mother’s grave in her convent. What matter to her now ? No court of law
on earth, upon my mere word, would deprive my Lord Viscount and set me up. I
am the head of the house, dear lady ; but Frank is Viscount of Castlewood
still. And rather than disturb him, I would turn monk, or disappear in
America.” As he spoke so to his dearest mistress, for whom he would have
been willing to give up his life, or to make any sacrifice any day, the fond
creature flung herself down on her knees before him, and kissed both his hands
in an outbreak of passionate love and gratitude, such as could not but melt
his heart, and make him feel very proud and thankful that God had given him
the power to show his love for her, and to prove it by some little sacrifice
on his own part. To be able to bestow benefits or happiness on those one loves
is sure the greatest blessing conferred upon a man, and what wealth or name,
or gratification of ambition or vanity could compare with the pleasure Esmond
now had of being able to confer some kindness upon his best and dearest
friends ? “Dearest saint,” says he — “purest soul, that has had so much
to suffer, that has blessed the poor lonely orphan with such a treasure of
love. ’Tis for me to kneel, not for you : ’tis for me to be thankful that I
can make you happy. Hath my life any other aim ? Blessed be God that I can
serve you !” (Henry Esmond, t. II, p.
119.)
Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le contraste des actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert un parti, vit au milieu des dangers et des affaires, jugeant de haut les révolutions et la politique, homme expérimenté, instruit, lettré, prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de prudence et de courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant, frère de la reine Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant l’instant où la reine mourante et gagnée va le déclarer héritier du trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour à la fille de lord Castlewood, Béatrix, aimée d’Esmond, et s’échappe de nuit pour la rejoindre. Esmond, qui l’attend, voit la couronne perdue et sa maison déshonorée. Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d’un élan superbe et terrible. Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux par quatre nuits de pensées et de veilles, il garde sa raison lucide, son ton contenu, et explique au prince en style d’étiquette, avec la froideur respectueuse d’un rapporteur officiel, la sottise que le prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire la scène pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de supériorité et de passion.
Le prince murmura le mot de guet-apens. « Le guet-apens, sire, n’est pas de nous. Ce n’est pas nous qui vous avons invité ici. Nous sommes venus pour venger, non pour achever le déshonneur de notre famille.
— Déshonneur ! dit le prince en devenant pourpre ; morbleu ! il n’y a point eu de déshonneur, seulement un peu de gaieté innocente…
— Qui devait avoir une fin sérieuse.
— Je jure, milords, cria le prince impérieusement, sur l’honneur d’un gentilhomme…
— Que nous sommes arrivés à temps. Il n’y a point eu de mal encore, Franck », dit
le colonel Esmond en se tournant vers le jeune Castlewood. Regardez ; voici un
papier où Sa Majesté a daigné commencer quelques vers en l’honneur ou au déshonneur
de Béatrix. Voici madame et flamme, cruelle et
rebelle, amour et jour, avec l’écriture et
l’orthographe royale. Si l’auguste amant eût été heureux, il n’eût point passé son
temps à soupirer.
— Monsieur, dit le prince enflammé de fureur, suis-je venu ici pour recevoir des insultes ?
— Pour en faire, sauf le bon plaisir de Votre Majesté, dit le colonel en s’inclinant très-bas, et les gentilshommes de notre famille sont venus pour vous remercier.
— Malédiction ! dit le jeune homme les larmes aux yeux de rage impuissante et de mortification. Que voulez-vous de moi, messieurs ?
— Si Votre Majesté veut bien entrer dans l’appartement voisin, dit Esmond du même ton grave, j’ai quelques papiers que je voudrais lui soumettre, et avec sa permission je vais l’y conduire. » Puis, prenant le flambeau, et reculant devant le prince avec grande cérémonie, M. Esmond passa dans la petite chambre du chapelain. « Franck, veuillez avancer un siége pour Sa Majesté, dit le colonel ; et, ouvrant le secret au-dessus de la cheminée, il en tira les papiers qui y étaient demeurés si longtemps.
« Plaise à Votre Majesté, dit-il, voici la patente de marquis envoyée de
Saint-Germain par votre royal père au vicomte Castlewood mon père. Voici le
certificat du mariage de mon père avec ma mère, de ma naissance et de mon baptême.
J’ai été baptisé dans la religion dont votre père canonisé a donné pendant toute sa
vie un si éclatant exemple. Voilà mes titres, cher Franck, et voici ce que j’en
fais. Au feu baptême et mariage, et le marquisat, et l’auguste seing dont votre
prédécesseur a daigné honorer notre famille. » Et comme Esmond parlait, il jeta les
papiers dans le brasier ; puis, continuant : « Vous voudrez bien, sire, vous
rappeler que notre famille s’est ruinée par sa fidélité pour la vôtre, que mon
grand-père a dépensé son domaine et donné son sang et le sang de son fils pour votre
service, que le grand-père de mon cher lord (car vous étés lord maintenant, Franck,
par droit et par titre aussi) est mort pour la même cause, que ma pauvre parente, la
seconde femme de mon père, après avoir sacrifié son honneur à votre race perverse et
parjure, a envoyé toute sa fortune au roi et obtenu en retour ce précieux titre que
voilà en cendres et cet inestimable bout de ruban bleu. Je le mets à vos pieds et je
marche dessus ; je tire cette épée, et je la brise, et je vous renie. Et si vous
aviez achevé l’outrage que vous méditiez contre nous, par le ciel, je l’aurais
passée dans votre cœur, et je ne vous aurais pas plus pardonné que votre père n’a
pardonné à Monmouth “What mean you, my
Lord ?” says the Prince, and muttered something about a “The snare, Sir,” said he,
“was not of our laying ; it is not we that invited you. We came to avenge, and
not to compass, the dishonour of our family.” “Dishonour ! Morbleu !
there has been no dishonour,” says the Prince, turning scarlet, “only a little
harmless playing.” “That was meant to end seriously.” “I swear,”
the Prince broke out impetuously, “upon the honour of a gentleman, my Lords, —
” “That we arrived in time. No wrong hath been done, Frank,” says
Colonel Esmond, turning round to young Castlewood, who stood at the door as
the talk was going on. “See ! here is a paper whereon his Majesty hath deigned
to commence some verses in honour, or dishonour, of Beatrix. Here is ’Madame’
and ’Flamme,’ ’Cruelle’ and ’Rebelle,’ and ’Amour’ and ’Jour,’ in the Royal
writing and spelling. Had the Gracious lover been happy, he had not passed his
time in sighing. “In fact, and actually as he was speaking, Esmond cast his
eyes down towards the table, and saw a paper on which my young Prince had been
scrawling a Madrigal, that was to finish his charmer on the
morrow. “Sir,” says the Prince, burning with rage (he had assumed his
Royal coat unassisted by this time), “did I come here to receive
insults ?” “To confer them, may it please your Majesty,” says the
Colonel, with a very low bow, “and the gentlemen of our family are come to
thank you.” “ “If your Majesty will please to enter the next
apartment,” says Esmond, preserving his grave tone, “I have some papers there
which I would gladly submit to you, and by your permission I will lead the
way ;” and taking the taper up, and backing before the Prince with very great
ceremony, Mr. Esmond passed into the little Chaplain’s room, through which we
had just entered into the house : — “Please to set a chair for his Majesty,
Frank,” says the Colonel to his companion, who wondered almost as much at this
scene, and was as much puzzled by it, as the other actor in it. Then going to
the crypt over the mantel-piece, the Colonel opened it, and drew thence the
papers which so long had lain there. “Here, may it please your Majesty,”
says he, “is the Patent of Marquis sent over by your Royal Father at St.
Germain’s to Viscount Castlewood, my father : here is the witnessed
certificate of my father’s marriage to my mother, and of my birth and
christening ; I was christened of that religion of which your sainted sire
gave all through life so shining an example. These are my titles, dear Frank,
and this what I do with them : here go Baptism and Marriage, and here the
Marquisate and the August Sign-Manual, with which your predecessor was pleased
to honour our race.” And as Esmond spoke he set the papers burning in the
brazier. “You will please, Sir, to remember,” he continued, “that our family
hath ruined itself by fidelity to yours : that my grandfather spent his
estate, and gave his blood and his son to die for your service ; that my dear
lord’s grandfather (for lord you are now, Frank, by right and title too), died
for the same cause ; that my poor kinswoman, my father’s second wife, after
giving away her honour to your wicked perjured race, sent all her wealth to
the king : and got in return that precious title that lies in ashes, and this
inestimable yard of blue ribband. I lay this at your feet and stamp upon it :
I draw this sword, and break it and deny you ; and had you completed the wrong
you designed us, by Heaven, I would have driven it through your heart, and no
more pardoned you than your father pardoned Monmouth.” (guet-apens, which Esmond caught up.Malédiction !” says the young man, tears
starting into his eyes, with helpless rage and mortification. “What will you
with me, gentlemen ?”Henry
Esmond, t. II, p. 303.)
Deux pages après, il parle ainsi de son mariage avec lady Castlewood : « Ce bonheur
ne peut être écrit avec des paroles. Il est de sa nature sacré et secret. On ne peut
en parler, si pleine que soit la reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul cœur,
à la chère créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des femmes
qui ait été accordée à un homme. Et quand je pense à l’immense félicité qui m’était
réservée, à la profondeur et à l’intensité de cet amour qui m’a été prodigué pendant
tant d’années, j’avoue que je ressens un transport d’étonnement et de gratitude pour
une telle faveur. Oui, je suis reconnaissant d’avoir reçu un cœur capable de
connaître et d’apprécier la beauté et la gloire immense du don que Dieu m’a fait.
Sûrement l’amour vincit omnia ; il est à cent mille lieues
au-dessus de toute ambition, plus précieux que la richesse, plus noble que la
gloire. Celui qui l’ignore ignore la vie ; celui qui n’en a pas joui n’a pas senti
la plus haute faculté de l’âme. En écrivant le nom de ma femme, j’écris l’achèvement
de toute espérance et le comble de tout bonheur. Avoir possédé un tel amour est la
bénédiction unique. Auprès d’elle toute joie terrestre est nulle : Penser à elle,
c’est louer DieuThat happiness, which hath
subsequently crowned it, cannot be written in words ; ’tis of its nature sacred
and secret, and not to be spoken of, though the heart be ever so full of
thankfulness, save to Heaven and the One Ear alone — to one fond being, the
truest and tenderest and purest wife ever man was blessed with. As I think of
the immense happiness which was in store for me, and of the depth and intensity
of that love, which, for so many years, hath blessed me, I own to a transport of
wonder and gratitude for such a boon — nay, am thankful to have been endowed
with a heart capable of feeling and knowing the immense beauty and value of the
gift which God hath bestowed upon me. Sure, love
(vincit
omnia ; is immeasurably above all ambition, more precious than wealth, more
noble than name. He knows not life who knows not that : he hath not felt the
highest faculty of the soul who hath not enjoyed it. In the name of my wife I
write the completion of hope, and the summit of happiness. To have such a love
is the one blessing, in comparison of which all earthly joy is of no value ; and
to think of her, is to praise God.Henry Esmond,
t. II, p. 310.)
Un caractère capable de tels contrastes est une grande œuvre ; on se souvient que Thackeray n’en a point fait d’autre ; on regrette que les intentions morales aient détourné du but ces belles facultés littéraires, et l’on déplore que la satire ait enlevé à l’art un pareil talent.
Qui est-il, et que vaut cette littérature dont il est un des princes ? Au fond, comme toute littérature, elle est une définition de l’homme, et pour la juger, il faut la comparer à l’homme. Nous le pouvons en ce moment ; nous venons d’étudier un esprit, Thackeray lui-même ; nous avons considéré ses facultés, leurs liaisons, leurs suites, leur degré ; nous avons sous les yeux un exemplaire de la nature humaine. Nous avons le droit de juger de la copie par l’exemplaire et de contrôler la définition que ses romans rédigent par la définition que son caractère fournit.
Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique de son talent. On a vu que les mêmes facultés produisent chez lui le beau et le laid, la force et la faiblesse, le succès et la défaite ; que la réflexion morale, après l’avoir muni de toutes les puissances satiriques, le rabaisse dans l’art ; qu’après avoir répandu sur ses romans contemporains une teinte de vulgarité et de fausseté, elle relève son roman historique jusqu’au niveau des plus belles œuvres ; que la même constitution d’esprit lui enseigne le style sarcastique et violent avec le style tempéré et simple, l’acharnement et l’âpreté de la haine avec les effusions et les délicatesses de l’amour. Le mal et le bien, le beau et le laid, le rebutant et l’agréable, ne sont donc en lui que des effets lointains, d’importance médiocre, nés par la rencontre de circonstances changeantes, qualités dérivées et fortuites, non essentielles et primitives, formes diverses que des rives diverses peignent dans le même courant. Il en est ainsi pour les autres hommes. Sans doute, les qualités morales sont de premier ordre ; elles sont le moteur de la civilisation, et font la noblesse de l’individu ; la société ne subsiste que par elles, et l’homme n’est grand que par elles. Mais si elles sont le plus beau fruit de la plante humaine, elles n’en sont pas la racine ; elles nous donnent notre valeur, mais elles ne constituent pas notre fonds. Ni les vices, ni les vertus de l’homme ne sont sa nature ; ce n’est point le connaître que le louer ou le blâmer ; ni l’approbation, ni la désapprobation ne le définissent ; les noms de bons et de mauvais ne nous disent rien de ce qu’il est. Mettez Cartouche dans une cour italienne du quinzième siècle : il sera un grand homme d’État. Transportez ce noble, ladre et d’esprit étroit, dans une boutique ; ce sera un marchand exemplaire. Cet homme public, d’une probité inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de famille si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de milieu, elle devient un vice ; changez un vice de milieu, il devient une vertu. Regardez la même qualité par deux endroits ; d’un côté elle est un défaut, de l’autre elle est un mérite. L’essence de l’homme se trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes morales : elles ne désignent que l’effet utile ou nuisible de notre constitution intérieure ; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles sont des lanternes de sûreté ou d’annonce appliquées sur notre nom pour engager le passant à s’écarter ou à s’approcher de nous ; elles ne sont point la carte explicative de notre être. Notre véritable essence consiste dans les causes de nos qualités bonnes ou mauvaises, et ces causes se trouvent dans le tempérament, dans l’espèce et le degré d’imagination, dans la quantité et la vélocité de l’attention, dans la grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une force, comme la pesanteur ou la vapeur d’eau, capable par rencontre d’effets pernicieux ou profitables, et qu’on doit définir autrement que par la quantité des poids qu’il soulève ou par la valeur des dégâts qu’il cause. C’est donc méconnaître l’homme que de le réduire, comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un assemblage de vertus ou de vices ; c’est n’apercevoir de lui que la surface extérieure et sociale ; c’est négliger le fond intime et naturel. Vous trouverez le même défaut dans leur critique toujours morale, jamais psychologique, occupée à mesurer exactement le degré d’honnêteté des hommes, ignorant le mécanisme de nos sentiments et de nos facultés ; vous trouverez le même défaut dans leur religion, qui n’est qu’une émotion ou une discipline, dans leur philosophie, vide de métaphysique, et si vous remontez à la source, selon la règle qui fait dériver les vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez toutes ces faiblesses dériver de leur énergie native, de leur éducation pratique et de cette sorte d’instinct poétique religieux et sévère qui les a faits jadis protestants et puritains.
I. Rôle et position de Macaulay en Angleterre.
II. Ses Essais. — Agrément et utilité du genre. — Ses opinions. —
Sa philosophie. En quoi elle est anglaise et pratique. — Son Essai sur
Bacon. Quel est, selon lui, le véritable objet des sciences. — Comparaison de
Bacon et des anciens.
III. Sa critique. — Ses préoccupations morales. — Comparaison de la critique en
France et en Angleterre. — Pourquoi il est religieux. — Liaison de la religion et du
libéralisme en Angleterre. — Libéralisme de Macaulay. — Essai sur
l’Église et l’État.
IV. Sa passion pour la liberté politique. — Comment il est l’orateur et l’historien
du parti whig. — Essais sur la Révolution et les Stuarts.
V. Son talent. — Son goût pour la démonstration. — Son goût pour les
développements. Caractère oratoire de son esprit. — En quoi il diffère des orateurs
classiques. — Son estime pour les faits particuliers, les expériences sensibles, et
les souvenirs personnels. — Importance des spécimens décisifs en tout ordre de
connaissance. — Essais sur Warren Hastings et sur Clive.
VI. Caractères anglais de son talent. — Sa rudesse. — Sa plaisanterie. — Sa poésie.
VII. Son œuvre. — Harmonie de son talent, de son opinion et de son œuvre. —
Universalité, unité, intérêt de son histoire. — Peinture des Highlands. — Jacques II en Irlande. — L’Acte
de Tolérance. — Le massacre de Glencoe. — Traces
d’amplification et de rhétorique.
VIII. Comparaison de Macaulay et des historiens français. — En quoi il est classique. — En quoi il est anglais. — Position intermédiaire de son esprit entre l’esprit latin et l’esprit germanique.
Je n’entreprendrai point ici d’écrire la vie de lord Macaulay ; c’est dans vingt ans
seulement qu’on pourra la raconter, lorsque ses amis auront recueilli leurs souvenirs.
Pour ce qui est public aujourd’hui, il me semble inutile de le rappeler ; chacun sait
qu’il eut pour père un philanthrope abolitionniste, qu’il fit les plus brillantes et les
plus complètes études classiques, qu’à vingt-cinq ans son essai sur Milton le rendit
célèbre, qu’à trente ans il entra au Parlement, et y marqua entre les premiers orateurs,
qu’il alla dans l’Inde réformer la loi, et qu’au retour il fut nommé à de grandes
places, qu’un jour, ses opinions libérales en matière de religion lui ôtèrent les voix
de ses électeurs, qu’il fut réélu aux applaudissements universels, qu’il demeura le
publiciste le plus célèbre et l’écrivain le plus accompli du parti whig, et qu’à ce
titre, à la fin de sa vie, la reconnaissance de son parti et l’admiration publique le
firent lord et pair d’Angleterre. — Ce sera une belle vie à raconter, honorée et
heureuse, dévouée à de nobles idées et occupée par des entreprises viriles, littéraire
par excellence, mais assez remplie d’action et assez mêlée aux affaires pour fournir la
substance et la solidité à l’éloquence et au style, pour former l’observateur à côté de
l’artiste, et le penseur à côté de l’écrivain. Je ne veux décrire aujourd’hui que ce
penseur et cet écrivain ; je laisse la vie, je prends ses livres et d’abord ses Essais.
Ceci est un recueil d’articles ; j’aime, je l’avoue, ces sortes de livres. D’abord on peut jeter le volume au bout de vingt pages, commencer par la fin, ou au milieu ; vous n’y êtes pas serviteur, mais maître ; vous pouvez le traiter comme journal ; en effet, c’est le journal d’un esprit. — En second lieu, il est varié ; d’une page à l’autre vous passez de la Renaissance au dix-neuvième siècle, de l’Inde à l’Angleterre ; cette diversité surprend et plaît. — Enfin, involontairement, l’auteur y est indiscret ; il se découvre à nous, sans rien réserver de lui-même ; c’est une conversation intime, et il n’y en a point qui vaille celle du plus grand historien de l’Angleterre. On est content d’observer les origines de ce généreux et puissant esprit, de découvrir quelles facultés ont nourri son talent, quelles recherches ont formé sa science, quelles opinions il s’est faites sur la philosophie, sur la religion, sur l’État, sur les lettres, ce qu’il était et ce qu’il est devenu, ce qu’il veut et ce qu’il croit.
Assis sur un fauteuil, les pieds au feu, on voit peu à peu, en tournant les feuillets, une physionomie animée et pensante se dessiner comme sur la toile obscure ; ce visage prend de l’expression et du relief ; ses divers traits s’expliquent et s’éclairent les uns les autres ; bientôt l’auteur revit pour nous et devant nous ; nous sentons les causes et la génération de toutes ses pensées, nous prévoyons ce qu’il va dire ; ses façons d’être et de parler nous sont aussi familières que celles d’un homme que nous voyons tous les jours ; ses opinions corrigent et ébranlent les nôtres ; il entre pour sa part dans notre pensée et dans notre vie ; il est à deux cents lieues de nous, et son livre imprime en nous son image, comme la lumière réfléchie va peindre au bout de l’horizon l’objet d’où elle est partie. Tel est le charme de ces livres qui remuent tous les sujets, qui donnent l’opinion de l’auteur sur toutes choses, qui nous promènent dans toutes les parties de sa pensée, et, pour ainsi dire, nous font faire le tour de son esprit.
Macaulay traite la philosophie à la façon des Anglais, en homme pratique. Il est
disciple de Bacon, et le met au-dessus de tous les philosophes ; il juge que la
véritable science date de lui, que les spéculations des anciens penseurs ne sont que
des jeux d’esprit, que pendant deux mille ans l’esprit humain a fait fausse route,
que depuis Bacon seulement il a découvert le but vers lequel il doit tendre et la
méthode par laquelle il peut y parvenir. Ce but est l’utile.
L’objet de la science n’est pas la théorie, mais l’application. L’objet des
mathématiques n’est pas la satisfaction d’une curiosité oisive, mais l’invention de
machines propres à alléger le travail de l’homme, à augmenter sa puissance à dompter
la nature, à rendre la vie plus sûre, plus commode et plus heureuse. L’objet de
l’astronomie n’est pas de fournir matière à d’immenses calculs et à des cosmogonies
poétiques, mais de servir à la géographie, et de guider la navigation. L’objet de
l’anatomie et des sciences zoologiques n’est pas de suggérer d’éloquents systèmes
sur la nature de l’organisation, ou d’exposer aux yeux l’ordre des animaux par une
classification ingénieuse, mais de conduire la main du chirurgien et les prévisions
du médecin. L’objet de toute recherche et de toute étude est de diminuer la douleur,
d’augmenter le bien-être, d’améliorer la condition de l’homme ; les lois théoriques
ne valent que par leurs usages pratiques ; les travaux du laboratoire et du cabinet
ne reçoivent leur sanction et leur prix que par l’emploi qu’en font les ateliers et
les usines ; l’arbre de la science ne doit s’estimer que par ses fruits. Si l’on
veut juger d’une philosophie, il faut regarder ses effets ; ses œuvres ne sont point
ses livres mais ses actes. Celle des anciens a produit de beaux écrits, des phrases
sublimes, des disputes infinies, des rêveries creuses, des systèmes renversés par
des systèmes, et a laissé le monde aussi ignorant, aussi malheureux et aussi méchant
qu’elle l’a trouvé. Celle de Bacon a produit des observations, des expériences, des
découvertes, des machines, des arts et des industries entières. « Elle a allongé la
vie, elle a diminué la douleur, elle a éteint des maladies ; elle a accru la
fertilité du sol ; elle a enlevé la foudre au ciel ; elle a éclairé la nuit de toute
la splendeur du jour ; elle a étendu la portée de la vue humaine ; elle a accéléré
le mouvement, anéanti les distances ; elle a rendu l’homme capable de pénétrer dans
les profondeurs de l’océan, de s’élever dans l’air, de traverser la terre sur des
chars qui roulent sans chevaux, et l’océan sur des navires qui filent dix nœuds à
l’heure contre le vent. » L’une s’est consumée à déchiffrer des énigmes
indéchiffrables, à fabriquer les portraits d’un sage imaginaire, à se guinder
d’hypothèses en hypothèses, à rouler d’absurdités en absurdités ; elle a méprisé ce
qui était praticable ; elle a promis ce qui était impraticable, et, parce qu’elle a
méconnu les limites de l’esprit humain, elle en a ignoré la puissance. L’autre,
mesurant notre force et notre faiblesse, nous a détournés des routes qui nous
étaient fermées, pour nous lancer dans les routes qui nous étaient ouvertes ; elle a
connu les faits et leurs lois, parce qu’elle s’est résignée à ne point connaître
leur essence ni leurs principes ; elle a rendu l’homme plus heureux, parce qu’elle
n’a point prétendu le rendre parfait ; elle a découvert de grandes vérités et
produit de grands effets, parce qu’elle a eu le courage et le bon sens d’étudier de
petits objets et de se traîner longtemps sur des expériences vulgaires ; elle est
devenue glorieuse et puissante, parce qu’elle a daigné se faire humble et utile. La
science autrefois ne formait que des prétentions vaniteuses, et des conceptions
chimériques, lorsqu’elle se tenait à l’écart, loin de la vie pratique, et se disait
souveraine de l’homme. La science aujourd’hui possède des vérités acquises,
l’espérance de découvertes plus hautes, une autorité sans cesse croissante, parce
qu’elle est entrée dans la vie active, et qu’elle s’est déclarée servante de
l’homme. Qu’elle se renferme dans ses fonctions nouvelles ; qu’elle n’essaye pas de
pénétrer dans le domaine de l’invisible ; qu’elle renonce à ce qu’il faut ignorer ;
elle n’a point son but en elle-même, elle n’est qu’un moyen ; l’homme n’est point
fait pour elle, elle est faite pour l’homme ; elle ressemble à ces thermomètres et à
ces piles qu’elle construit pour ses expériences ; toute sa gloire, tout son mérite,
tout son office est d’être un instrument.
« Un disciple d’Épictète et un disciple de Bacon, compagnons de route, arrivent
ensemble dans un village où la petite vérole vient d’éclater. Ils trouvent les
maisons fermées, les communications suspendues, les malades abandonnés, les mères
saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien assure à la population
désolée qu’il n’y a rien de mauvais dans la petite vérole, et que pour un homme sage
la maladie, la difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le
baconien tire sa lancette et commence à vacciner. — Ils trouvent une troupe de
mineurs dans un grand effroi. Une explosion de vapeurs délétères a tué plusieurs de
ceux qui étaient à l’ouvrage, et les survivants n’osent entrer dans la caverne. Le
stoïcien leur assure qu’un tel accident n’est rien qu’un simple ἀποπροηγμένον. Le
baconien, qui n’a pas de si beaux mots à sa disposition, se contente de fabriquer
une lampe de sûreté. — Ils rencontrent sur le rivage un marchand naufragé qui se
tord les mains. Son navire vient de sombrer avec une cargaison d’un prix énorme, et
il se trouve réduit en un moment de l’opulence à la mendicité. Le stoïcien l’exhorte
à ne point chercher le bonheur en des objets qui sont hors de lui-même, et lui
récite tout le chapitre d’Épictète : We have sometimes thought that an amusing fiction might be
written, in which a disciple of Epictetus and a disciple of Bacon should be
introduced as fellow travellers. They come to a village where the small-pox
has just begun to rage, and find houses shut up, intercourse suspended, the
sick abandoned, mothers weeping in terror over their children. The Stoic
assures the dismayed population that there is nothing bad in the small-pox,
and that to a wise man disease, deformity, death, the loss of friends are not
evils. The Baconian takes out a lancet and begins to vaccinate. They find a
body of miners in great dismay. An explosion of noisome vapours has just
killed many of these who were at work ; and the survivors are afraid to
venture into the cavern. The Stoic assures them that such an accident is
nothing but a mere ἀποπροηγμένον. The Baconian, who has no such fine word at
his command, contents himself with devising a safety-lamp. They find a
shipwrecked merchant wringing his hands on the shore. His vessel with an
inestimable cargo has just gone down, and he is reduced in a moment from
opulence to beggary. The Stoic exhorts him not to seek happiness in things
which lie without himself, and repeats the whole chapter of Epictetus Πρὸς
τοὺς τὴν απορίαν δεδοιχότας. The Baconian constructs a diving-bell, goes down
in it, and returns with the most precious effects from the wreck. It would by
easy to multiply illustrations of the difference between the philosophy of
words and the philosophy of works. (à ceux qui craignent la
pauvreté. Le baconien construit une cloche à plongeur, y entre, descend et
revient avec les objets les plus précieux de la cargaison. Telle est la différence
entre la philosophie des mots et la philosophie des effetsCritical and
Historical Essays, t. III, p. 118. Éd. Tauschnitz.)
Je n’ai point à discuter ces opinions ; c’est au lecteur de les blâmer ou de les louer, s’il le trouve à propos ; je ne veux point juger des doctrines, mais peindre un homme ; et certainement rien de plus frappant que ce mépris absolu de la spéculation et cet amour absolu de la pratique. Une telle disposition d’esprit est tout à fait conforme au génie de la nation ; en Angleterre, un baromètre s’appelle encore un instrument philosophique ; aussi la philosophie y est-elle chose inconnue. On y voit des moralistes, des psychologues, mais point de métaphysiciens ; si l’on en rencontre un, par exemple, M. Hamilton, il est sceptique en métaphysique ; il n’a lu les philosophes allemands que pour les réfuter ; il regarde la philosophie spéculative comme une extravagance de cerveaux creux, et il est obligé de demander grâce à ses lecteurs pour l’étrangeté de la matière, lorsqu’il essaye de tâcher de leur faire entendre quelque chose des conceptions de Hegel. Les Anglais, hommes positifs et pratiques, excellents pour la politique, l’administration, la guerre et l’action, ne sont pas plus propres que les anciens Romains aux abstractions de la dialectique subtile et des systèmes grandioses ; et Cicéron jadis s’excusait aussi, lorsqu’il tentait d’exposer à son auditoire de sénateurs et d’hommes publics les profondes et audacieuses déductions des stoïciens.
La seule partie de la philosophie qui plaise aux hommes de ce caractère est la
morale, parce qu’ainsi qu’eux elle est toute pratique, et ne s’occupe que des
actions. On n’étudiait point autre chose à Rome, et chacun sait quelle part elle a
dans la philosophie anglaise : Hutcheson, Price, Ferguson, Wollaston, Adam Smith,
Bentham, Reid, et tant d’autres, ont rempli le siècle dernier de dissertations et de
discussions sur la règle qui fixe nos devoirs, et sur la faculté qui les découvre ;
et les Essais de Macaulay sont un nouvel exemple de cette
inclination nationale et dominante ; ses biographies sont moins des portraits que
des jugements. Quel est au juste le degré d’honnêteté et de malhonnêteté du
personnage, voilà pour lui la question importante ; il y rapporte toutes les
autres ; il ne s’attache partout qu’à justifier, excuser, accuser ou condamner.
Qu’il parle de lord Clive, de Warren Hastings, de sir William Temple, d’Addison, de
Milton, ou de tout autre, il s’applique avant tout à mesurer exactement le nombre et
la grandeur de leurs défauts ou de leurs vertus ; il s’interrompt au milieu d’une
narration pour examiner si l’action qu’il raconte est juste ou injuste ; il la
considère en légiste et en moraliste, d’après la loi positive et d’après la loi
naturelle ; il tient compte au prévenu de l’état de l’opinion publique, des exemples
qui l’entouraient, des principes qu’il professait, de l’éducation qu’il avait
reçue ; il appuie son opinion sur des analogies qu’il tire de la vie ordinaire, de
l’histoire de tous les peuples, de la législation de tous les pays ; il apporte tant
de preuves, des faits si certains, des raisonnements si concluants, que le meilleur
avocat pourrait trouver en lui un modèle, et quand enfin il prononce la sentence, on
croit entendre le résumé d’un président de cour d’assises. S’il analyse une
littérature, par exemple celle de la Restauration, il institue devant le lecteur une
sorte de jury pour la juger. Il la fait comparaître, et lit l’acte d’accusation ; il
présente ensuite le plaidoyer des défenseurs, qui essayent d’excuser ses légèretés
et ses indécences ; enfin, il prend la parole à son tour, et prouve que les
raisonnements exposés ne s’appliquent pas au cas en question, que les écrivains
inculpés ont travaillé avec effet et préméditation à corrompre les mœurs, que
non-seulement ils ont employé des mots inconvenants, mais qu’ils ont à dessein et de
propos délibéré représenté des choses inconvenantes ; qu’ils ont pris soin partout
d’effacer l’odieux du vice, de rendre la vertu ridicule, de ranger l’adultère parmi
les belles façons et les exploits obligés d’un homme de goût, que cette intention
est d’autant plus manifeste qu’elle était dans l’esprit du temps, et qu’ils
flattaient un travers de leur siècle. Si j’osais employer, comme Macaulay, des
comparaisons religieuses, je dirais que sa critique ressemble au jugement dernier,
où la diversité des talents, des caractères, des rangs, des emplois, disparaîtra
devant la considération de la vertu et du vice, et où il n’y aura plus d’artistes,
mais un juge entre des justes et des pécheurs.
La critique en France a des allures plus libres ; elle est moins asservie à la morale, et ressemble plus à l’art. Quand nous essayons de raconter la vie ou de figurer le caractère d’un homme, nous le considérons assez volontiers comme un simple objet de peinture ou de science : nous ne songeons qu’à exposer les divers sentiments de son cœur, la liaison de ses idées et la nécessité de ses actions ; nous ne le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux et le faire comprendre à la raison. Nous sommes des curieux et rien de plus. Que Pierre ou Paul soit un coquin, peu nous importe, c’était l’affaire des contemporains ; ils souffraient de ses vices, et ne devaient penser qu’à le mépriser et à le condamner. Aujourd’hui nous sommes hors de ses prises, et la haine a disparu avec le danger. À cette distance et dans la perspective historique, je ne vois plus en lui qu’une machine spirituelle, munie de ressorts donnés, lancée par une impulsion première, heurtée par diverses circonstances : je calcule le jeu de ses moteurs, je ressens avec elle les coups des obstacles, je vois d’avance la courbe que son mouvement va décrire ; je n’éprouve pour elle ni aversion ni dégoût ; j’ai laissé ces sentiments à la porte de l’histoire, et je goûte le plaisir très-profond et très-pur de voir agir une âme selon une loi définie, dans un milieu fixé, avec toute la variété des passions humaines, avec la suite et l’enchaînement que la construction intérieure de l’homme impose au développement extérieur de ses passions.
Dans un pays où l’on s’occupe tant de morale et si peu de philosophie, il y a
beaucoup de religion. Faute d’une théologie naturelle, on s’en tient à la théologie
positive, et l’on demande à la Bible la métaphysique que ne donne pas la raison Charles himself and
his creature Laud, while they abjured the innocent badges of Popery, retained
all his worst vices, a complete subjection of reason to authority, a weak
preference of form to substance, a childish passion for mummeries, an
idolatrous veneration for the priestly character, and above all a merciless
intolerance. (T. I, p. 31. Éd. Tauschnitz.) It is difficult to relate
without a pitying smile, that, in the sacrifice of the mass, Loyola saw
transubstantiation take place, and that, as he stood praying on the steps of
St. Dominic, he saw the Trinity in Unity and wept aloud with joy and wonder.
(T. IV, p. 116.)
Mais ces opinions anglaises sont tempérées dans Macaulay par l’amour ardent de la
justice. Il est libéral dans le plus large et le plus beau sens du mot. Il demande
que tous les citoyens soient égaux devant la loi, que les hommes de toutes les
sectes soient déclarés capables de toutes les fonctions publiques, que les
catholiques et les juifs puissent, comme les luthériens, les anglicans et les
calvinistes, s’asseoir au parlement. Il réfute M. Gladstone et les partisans des
religions d’État avec une ardeur d’éloquence, une abondance de preuves, une force de
raisonnement incomparables ; il démontre jusqu’à l’évidence que l’État n’est qu’une
association laïque, que son but est tout temporel, que son seul objet est de
protéger la vie, la liberté et la propriété des citoyens ; qu’en lui confiant la
défense des intérêts spirituels, on renverse l’ordre des choses, et que lui
attribuer une croyance religieuse, c’est ressembler à un homme qui, non content de
marcher avec ses pieds, confierait encore à ses pieds le soin d’entendre et de voir.
On a bien des fois traité cette question en France ; on la traite encore
aujourd’hui ; mais personne n’y a porté plus de bon sens, des raisons plus
pratiques, des arguments plus palpables. Macaulay tire la discussion de la région
métaphysique ; il la ramène sur terre ; il la rend accessible à tous les esprits ;
il prend ses preuves et ses exemples dans les faits les plus connus de la vie
ordinaire ; il s’adresse au marchand, au bourgeois, à l’artiste, au savant, à tout
le monde ; il attache la vérité qu’il démontre aux vérités familières et intimes que
personne ne peut s’empêcher d’admettre, et qu’on croit avec toute la force de
l’expérience et de l’habitude ; il emporte et maîtrise la croyance par des raisons
si solides que ses adversaires lui sauront bon gré de les avoir convaincus ; et si
par hasard quelques personnes, chez nous, avaient besoin d’une leçon de tolérance,
c’est dans cet Essai qu’elles devraient la chercher.
Cet amour de la justice devient une passion quand il s’agit de la liberté
politique ; c’est là le point sensible, et quand on la touche, on touche l’écrivain
au cœur. Macaulay l’aime par intérêt, parce qu’elle est la seule garantie des biens,
du bonheur et de la vie des particuliers ; il l’aime par orgueil, parce qu’elle est
l’honneur de l’homme ; il l’aime par patriotisme, parce qu’elle est un héritage
légué par les générations précédentes, parce que, depuis deux cents ans, une
succession d’hommes honnêtes et de grands hommes l’ont défendue contre toutes les
attaques et sauvée de tous les dangers, parce qu’elle fait la force et la gloire de
l’Angleterre, parce qu’en enseignant aux citoyens à vouloir et à juger par
eux-mêmes, elle accroît leur dignité et leur intelligence, parce qu’en assurant la
paix intérieure et le progrès continu, elle garantit le pays des révolutions
sanglantes et de la décadence tranquille. Tous ces biens sont perpétuellement
présents à ses yeux ; et quiconque attaque la liberté qui les fonde devient à
l’instant son ennemi. Il ne peut voir paisiblement l’oppression de l’homme ; tout
attentat à la volonté humaine le blesse comme un outrage personnel. À chaque pas,
les mots amers lui échappent, et les plates adulations des courtisans qu’il
rencontre amènent sur ses lèvres des sarcasmes d’autant plus violents qu’ils sont
plus mérités. Pitt, dit-il, fit au collége des vers latins sur la mort de George
Ier. « Dans cette pièce, les Muses sont priées de venir
pleurer sur l’urne de César ; car César, dit le poëte, aimait les Muses, César qui
n’était pas capable de lire un vers de Pope, et qui n’aimait rien que le punch et
les femmes grasses. » — Ailleurs, dans la biographie de miss Burney, il raconte
comment la pauvre jeune fille, devenue célèbre par ses deux premiers romans, reçut
en récompense, et par grande faveur, une place de femme de chambre chez la reine
Charlotte ; comment, épuisée de veilles, malade, presque mourante, elle demanda en
grâce la permission de s’en aller ; comment « la douce reine » s’indigna de cette
impertinence, ne pouvant comprendre qu’on refusât de mourir à son service et pour
son service, ou qu’une femme de lettres préférât la santé, la vie et la gloire, à
l’honneur de plier les robes de Sa Majesté. Mais c’est lorsque M. Macaulay arrive à
l’histoire de la révolution qu’il tire justice et vengeance de ceux qui ont violé
les droits du public, qui ont haï ou trahi la cause nationale, qui ont attenté à la
liberté. Il ne parle pas en historien, mais en contemporain ; il semble que sa vie
et son honneur sont en jeu, qu’il plaide pour lui-même, qu’il est membre du Long
Parlement, qu’il entend à la porte les mousquets et les épées des gardes envoyés
pour arrêter Pym et Hampden. M. Guizot a raconté la même histoire ; mais vous
reconnaissez dans son livre le jugement calme et l’émotion impartiale d’un
philosophe. Il ne condamne point les actions de Strafford ou de Charles ; il les
explique ; il montre dans Strafford le naturel impérieux, le génie dominateur qui se
sent né pour commander et briser les résistances, qu’un penchant invincible révolte
contre la loi ou le droit qui l’enchaîne, qui opprime par une sorte de nécessité
intérieure, et qui est fait pour gouverner comme une épée pour frapper. Il montre
dans Charles le respect inné de la royauté, la croyance au droit divin, la
conviction enracinée que toute remontrance ou réclamation est une insulte à sa
couronne, un attentat à sa propriété, une sédition impie et criminelle : dès lors,
vous ne voyez plus dans la lutte du roi et du parlement que la lutte de deux
doctrines ; vous cessez de prendre intérêt à une ou à l’autre pour prendre intérêt à
toutes les deux ; vous êtes les spectateurs d’un drame ; vous n’êtes plus les juges
d’un procès. C’est un procès que Macaulay instruit devant nous ; il y prend parti ;
son récit est un réquisitoire, le plus entraînant, le plus âpre, le mieux raisonné
qu’on ait écrit. Il approuve la condamnation de Strafford ; il honore et admire
Cromwell ; il exalte le caractère des puritains ; il loue Hampden jusqu’à l’égaler à
Washington ; il n’a pas de paroles assez méprisantes et assez insultantes pour
Laud ; et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que chacun de ses jugements est
justifié par autant de citations, d’autorités, de précédents historiques, de
raisonnements, de preuves concluantes, qu’en pourrait amasser la vaste érudition de
Hallam ou la calme dialectique de Mackintosh. Qu’on juge de cette passion emportée
et de cette logique accablante par un seul passage :
Pendant plus de dix ans, le peuple avait vu les droits qui lui appartenaient à
double titre, par héritage immémorial et par achat récent, brisés par le roi perfide
qui les avait reconnus. À la fin, les circonstances forçaient Charles de convoquer
un nouveau parlement ; une chance nouvelle s’offrait à nos pères : devaient-ils la
rejeter comme ils avaient rejeté la première ? devaient-ils encore une fois se
laisser duper par un le roi le veut ? devaient-ils encore une fois
avancer leur argent sur des promesses violées, et puis violées encore ? devaient-ils
aller déposer une seconde pétition des droits au pied du trône, prodiguer une
seconde fois des subsides en échange d’une seconde cérémonie vaine, ensuite prendre
leur congé, jusqu’à ce que, après dix autres années de fraude et d’oppression, leur
prince demandât un nouveau subside et le payât d’un nouveau parjure ? Ils étaient
forcés de choisir entre deux partis : se fier à un tyran ou l’abattre. Nous pensons
qu’ils choisirent sagement et noblement.
Les avocats de Charles, comme les avocats d’autres malfaiteurs, contre lesquels on produit des preuves accablantes, évitent ordinairement toute discussion sur les faits, et se contentent d’en appeler aux témoignages portés sur son caractère. Il avait tant de vertus privées ! Est-ce que Jacques II n’avait pas de vertus privées ? Et quelles sont, après tout, ces vertus attribuées à Charles ? un zèle religieux qui n’était pas plus sincère que celui de son fils, et qui était tout aussi étroit et tout aussi puéril, et un petit nombre de ces qualités ordinaires de ménage et de bienséance, que la moitié des pierres tumulaires réclament chez nous pour les morts qu’elles recouvrent ! Bon père ! Bon mari ! Grande apologie sans doute pour quinze ans de persécution, de tyrannie et de mensonge !
Nous lui imputons d’avoir violé son vœu de couronnement, et on nous répond qu’il a gardé son vœu de mariage ! Nous l’accusons d’avoir livré son peuple aux sévérités impitoyables des prélats les plus fanatiques et les plus durs, et son excuse est qu’il prit son petit garçon sur ses genoux pour l’embrasser ! Nous lui reprochons d’avoir violé les articles de la Pétition des droits, après avoir, moyennant bonnes et solides compensations, promis de les respecter, et on nous apprend qu’il avait coutume d’aller écouter des prières dès six heures du matin ! C’est à des considérations de ce genre, et aussi à son habit par Van Dick, à sa belle figure, à sa barbe en pointe, qu’il doit, nous le croyons fermement, la popularité dont il jouit auprès de notre génération.
Quant à nous, nous ne comprenons pas cette phrase banale : homme de bien, mais
mauvais roi. Nous concevrions aussi aisément qu’on dît : homme de bien, et père
dénaturé ; homme de bien, et ami déloyal. Nous ne pouvons, en appréciant le
caractère d’un individu, faire abstraction, dans l’examen de sa conduite, de
l’office le plus important de l’homme ; et si, dans cet office, nous le trouvons
égoïste, cruel et trompeur, nous prendrons la liberté de l’appeler méchant homme ;
en dépit de toute sa tempérance à table et de toute sa régularité à la chapelle For more than ten years the people had seen
the rights which were theirs by a double claim, by immemorial inheritance and
by recent purchase, infringed by the perfidious king who had recognised them.
At length circumstances compelled Charles to summon another parliament :
another chance was given to our fathers, were they to throw it away as they
had thrown away the former ? Were they again to be cozened by The advocates of Charles, like the advocates of other
malefactors against whom overwhelming evidence is produced, generally decline
all controversy about the facts, and content themselves with calling testimony
to character. He had so many private virtues ! And had James the Second no
private virtues ? Was Oliver Cromwell, his bitterest enemies themselves being
judges, destitute of private virtues ? And what, after all, are the virtues
ascribed to Charles ? A religious zeal, not more sincere than that of his son,
and fully as weak and narrow-minded, and a few of the ordinary household
decencies which half the tombstones in England claim for those who lie beneath
them. A good father ! A good husband ! Ample apologies indeed for fifteen
years of persecution, tyranny, and falsehood ! We charge him with having
broken his coronation oath ; and we are told that he kept his marriage vow !
We accuse him of having given up his people to the merciless inflictions of
the most hot-headed and hard-hearted of prelates ; and the defence is, that he
took his little son on his knee and kissed him ! We censure him for having
violated the articles of the Petition of Right, after having, for good and
valuable consideration, promised to observe them ; and we are informed that he
was accustomed to hear prayers at six o’clock, in the morning ! It is to such
considerations as these, together with his Vandyke-dress, his handsome face,
and his peaked beard, that he owes, we verily believe, most of his popularity
with the present generation. For ourselves, we own that we do not
understand the common phrase, a good man, but a bad king. We can as easily
conceive a good man and an unnatural father, or a good man and a treacherous
friend. We cannot, in estimating the character of an individual, leave out of
our consideration his conduct in the most important of all human relations ;
and if in that relation we find him to have been selfish, cruel, and
deceitful, we shall take the liberty to call him a bad man, in spite of all
his temperance at table, and all his regularity at chapel. (le
Roi le veut ? Were they again to advance their money on pledges which
had been forfeited over and over again ? Were they to lay a second Petition of
Right at the foot of the throne, to grant another lavish aid in exchange for
another unmeaning ceremony, and then to take their departure, till, after ten
years more of fraud and oppression, their prince should again require a
supply, and again repay it with a perjury ? They were compelled to choose
whether they would trust a tyrant or conquer him. We think that they chose
wisely and nobly.Critical and Historical Essays, t. I, p. 36.)
Voilà pour le père ; voici pour le fils. Le lecteur sentira, à la fureur de l’invective, quel excès de rancune le gouvernement des Stuarts a laissé dans le cœur d’un patriote, d’un whig, d’un protestant et d’un Anglais :
Alors vinrent ces jours dont on ne se souviendra jamais sans rougir, jours de
servitude sans fidélité, de sensualité sans amour, de talents imperceptibles et de
vices gigantesques, le paradis des cœurs froids et des esprits étroits, l’âge d’or
des lâches, des bigots et des esclaves. Le roi rampa devant son rival pour obtenir
les moyens de fouler aux pieds son peuple, descendit jusqu’à être un vice-roi de
France, et empocha, avec une infamie complaisante, ses insultes dégradantes et son
or plus dégradant encore. Les caresses des prostituées et les plaisanteries des
bouffons réglèrent la politique de l’État ; le gouvernement eut juste assez
d’habileté pour tromper, et juste assez de religion pour persécuter ; les principes
de la liberté furent la dérision de tout arlequin de cour et l’anathème de tout
valet d’église. Dans tous les hauts lieux, on rendit culte et hommage à Charles et à
Jacques, à Bélial et à Moloch ; et l’Angleterre apaisa ces obscènes et cruelles
idoles avec le sang des meilleurs et des plus braves de ses enfants. Le crime
succéda au crime, la honte à la honte, jusqu’à ce que la race maudite de Dieu et des
hommes fût une seconde fois chassée pour errer sur la face de la terre, pour servir
de proverbe aux peuples et pour être montrée au doigt par les nations Then came those days, never to be recalled
without a blush, the days of servitude without loyalty and sensuality without
love, of dwarfish talents and gigantic vices, the paradise of cold hearts and
narrow minds, the golden age of the coward, the bigot, and the slave. The king
cringed to his rival that he might trample on his people, sank into a viceroy
of France, and pocketed, with complacent infamy, her degrading insults, and
her more degrading gold. The caresses of harlots, and the jests of buffoons,
regulated the policy of the State. The government had just ability enough to
deceive, and just religion enough to persecute. The principles of liberty were
the scoff of every grinning courtier, and the Anathema Maranatha of every
fawning dean. In every high place, worship was paid to Charles and James,
Belial and Moloch ; and England propitiated those obscene and cruel idols with
the blood of her best and bravest children. Crime succeeded to crime, and
disgrace to disgrace, till the race, accursed of God and man, was a second
time driven forth, to wander on the face of the earth, and to be a byword and
a shaking of the head to the nations. (Critical and
Historical Essays, t. I, p. 46.)
Je n’ai pu traduire toutes les métaphores bibliques de ce morceau, qui a gardé quelque chose de l’accent de Milton et des prophètes puritains ; il suffit cependant pour montrer vers quelle issue se portent les diverses tendances de ce grand esprit, quelle est sa pente, comment l’esprit pratique, la science et le talent historique, la présence incessante des idées morales et religieuses, l’amour de la patrie et de la justice, concourent à faire de lui l’historien de la liberté.
Son talent y a aidé ; car ses opinions sont de la même famille que son talent.
Ce qui frappe en lui d’abord, c’est l’extrême solidité de son esprit. Il prouve tout ce qu’il dit, avec une force et une autorité étonnantes. On est presque sûr de ne jamais s’égarer en le suivant. S’il emprunte un témoignage, il commence par mesurer la véracité et l’intelligence des auteurs qu’il cite, et par corriger les erreurs qu’ils peuvent avoir commises par négligence ou partialité. S’il prononce un jugement, il s’appuie sur les faits les plus certains, sur les principes les plus clairs, sur les déductions les plus simples et les mieux suivies. S’il développe un raisonnement, il ne se perd jamais dans une digression ; il a toujours son but devant les yeux ; il y marche par le chemin le plus sûr et le plus droit. S’il s’élève à des considérations générales, il monte pas à pas tous les degrés de la généralisation, sans en omettre un seul ; il sonde à chaque instant le terrain ; il n’ajoute ni ne retranche rien aux faits ; il veut, au prix de toutes les précautions et de toutes les recherches, arriver à l’exacte vérité. Il sait un nombre infini de détails de toute espèce ; il possède un très-grand nombre d’idées philosophiques et de tout ordre ; mais son érudition est d’aussi bon aloi que sa philosophie, et l’une et l’autre forment une monnaie digne d’avoir cours auprès de tous les esprits pensants. On sent qu’il ne croit rien sans raison ; que, si on révoquait en doute l’un des faits qu’il avance ou l’une des vues qu’il propose, on verrait arriver à l’instant une multitude de documents authentiques et un bataillon serré d’arguments convaincants. Nous sommes trop habitués en France et en Allemagne à recevoir des hypothèses sous le nom de lois historiques, et des anecdotes douteuses sous le nom d’événements attestés. Nous voyons trop souvent des systèmes entiers se fonder du jour au lendemain, au caprice d’un écrivain, sortes de châteaux fantastiques dont l’ordonnance régulière simule l’apparence des édifices véritables, et qui s’évanouissent d’un souffle dès qu’on veut les toucher. Nous avons tous fait des théories, au coin du feu, dans une discussion, pour le besoin de la cause, lorsque, faute d’une raison, il nous fallait un argument postiche, semblables à ces généraux chinois qui, pour effrayer les ennemis, rangent parmi leurs troupes des monstres formidables de carton peint. Nous avons jugé les hommes à la volée, sur l’impression du moment, sur une action détachée, sur un document isolé, et nous les avons affublés de vices ou de vertus, de sottise ou de génie, sans contrôler par la logique ni par la critique les décisions aventureuses où notre précipitation nous avait emportés. Aussi éprouve-t-on un contentement profond et une sorte de paix intérieure, lorsqu’on quitte tant de doctrines écloses au jour le jour dans nos livres ou dans nos revues, pour suivre la marche assurée d’un guide si clairvoyant, si réfléchi, si instruit, si capable de nous bien conduire. On comprend pourquoi les Anglais accusent les Français d’être légers et les Allemands d’être chimériques. Macaulay porte dans les sciences morales cet esprit de circonspection, ce besoin de certitude et cet instinct du vrai qui composent l’esprit pratique, et qui, depuis Bacon, font dans les sciences le mérite et la puissance de sa nation. Si l’art et la beauté y perdent, la vérité et la certitude y gagnent ; et, par exemple, personne n’ose lui savoir mauvais gré d’avoir inséré la démonstration suivante dans la vie d’Addison :
Pope voulait refondre son poëme sur la Boucle de cheveux enlevée.
Addison essaya de l’en détourner, et Pope déclara dans la suite que ce conseil
insidieux lui avait fait deviner pour la première fois la déloyauté de celui qui
l’avait donné. Aujourd’hui il ne peut y avoir de doute que le plan de Pope ne fût
très-ingénieux et qu’il ne l’ait exécuté avec une habileté et un succès très-grands.
Mais s’ensuit-il nécessairement que l’avis d’Addison fût mauvais ? Et si l’avis
d’Addison était mauvais, s’ensuit-il nécessairement qu’il ait été donné avec de
mauvaises intentions ? Supposons qu’un ami vienne nous demander si nous lui
conseillons de risquer toute sa fortune dans une loterie où il n’a qu’une chance
contre dix, nous ferions de notre mieux pour l’empêcher de courir un pareil risque.
Quand il serait assez heureux pour gagner le lot de trente mille guinées, nous
n’admettrions pas que notre conseil fût pour cela mauvais, et nous croirions
certainement que ce serait à lui le comble de l’injustice de nous accuser d’avoir
agi par méchanceté. Nous pensons que l’avis d’Addison était un bon avis. Il était
appuyé sur un principe solide, fruit d’une longue et vaste expérience. La règle
générale est indubitablement que lorsqu’un ouvrage d’imagination a réussi, on ne
doit pas le refondre. Nous ne pouvons en ce moment nous rappeler un seul exemple où
cette règle ait été transgressée avec un heureux effet, excepté l’exemple de la Boucle de cheveux. Le Tasse refondit sa Jérusalem.
Akenside refondit ses Plaisirs de l’imagination et son Épître à Curion ; Pope lui-même, enhardi sans doute par le succès
avec lequel il avait étendu et remanié la Boucle de cheveux, fit
la même expérience sur la Dunciade. Tous ces essais échouèrent.
Qui pouvait prévoir que Pope, une fois dans sa vie, serait capable de faire ce qu’il
ne put faire lui-même une seconde fois, et ce que personne autre n’a jamais
fait ?
L’avis d’Addison était bon. Mais, quand même il eût été mauvais, pourquoi le
déclarerions-nous déloyal ? Walter Scott nous dit qu’un de ses meilleurs amis
prédisait une chute à son He asked
Addison’s advice. Addison said that the poem as it stood was a delicious
little thing, and entreated Pope not to run the risk of marring what was so
excellent in trying to mend it. Pope afterwards declared that this insidious
counsel first opened his eyes to the baseness of him who gave it. Now
there can be no doubt that Pope’s plan was most ingenious, and that he
afterwards executed it with great skill and success. But does it necessarily
follow that Addison’s advice was bad ? And if Addison’s advice was bad, does
it necessarily follow that it was given from bad motives ? If a friend were to
ask us whether we would advise him to risk his all in a lottery of which the
chances were ten to one against him, we should do our best to dissuade him
from running such a risk. Even if he were so lucky as to get the thirty
thousand pound prize, we should not admit that we had counselled him ill ; and
we should certainly think it the height of injustice in him to accuse us of
having been actuated by malice. We think Addison’s advice a good advice. It
rested on a sound principle, the result of long and wide experience. The
general rule undoubtedly is that, when a successful work of imagination has
been produced, it should not be recast. We cannot at this moment call to mind
a single instance in which this rule has been transgressed with happy effect,
except the instance of the Rape of the Lock. Tasso recast his Jerusalem,
Akenside recast his Pleasures of the Imagination, and his Epistle to Curio.
Pope himself, emboldened no doubt by the success with which he had expanded
and remodeled the Rape of the Lock, made the same experiment on the Dunciad.
All these attempts failed. Who was to foresee that Pope would, once in his
life, be able to do what he could not himself do twice, and what nobody else
has ever done ? Addison’s advice was good. But had it been bad, why
should we pronounce it dishonest ? Scott tells us that one of his best friends
predicted the failure of Waverley. Herder adjured Goethe not to take so
unpromising a subject as Faust. Hume tried to dissuade Robertson from writing
the History of Charles the Fifth. Nay, Pope himself was one of those who
prophesied that Cato would never succeed on the stage, and advised Addison to
print out without risking a representation. But Scott, Goethe, Robertson,
Addison, had the good sense and generosity to give their advisers credit for
the best intentions. Pope’s heart was not of the same kind with
theirs. (Waverley. Herder conjura Gœthe de ne pas
prendre un sujet si défavorable que Faust. Hume voulut dissuader
Robertson d’écrire l’Histoire de Charles-Quint. Bien plus, Pope
lui-même fut parmi ceux qui prédisaient que Caton ne réussirait
jamais sur la scène, et il engagea Addison à l’imprimer, sans risquer une
représentation. Mais Walter Scott, Gœthe, Robertson, Addison, eurent le bon sens et
la générosité de supposer à leurs conseillers des intentions pures. Pope n’avait
point un cœur comme euxCritical and Historical Essays, t. V,
p. 144.)
Que pense le lecteur de ce dilemme et de cette double série d’inductions ? La démonstration ne serait ni plus soignée, ni plus rigoureuse, s’il s’agissait de prouver une loi de physique.
Ce talent de démontrer est accru par le talent de développer. Macaulay porte la
lumière dans les esprits inattentifs, comme il porte la conviction dans les esprits
rebelles ; il fait voir aussi bien qu’il fait croire, et répand autant d’évidence
sur les questions obscures, que de certitude sur les points douteux. Il est
impossible de ne pas le comprendre ; il aborde son sujet par toutes les faces, il le
retourne de tous les côtés ; il semble qu’il s’occupe de tous les spectateurs, et
songe à se faire entendre de chacun en particulier ; il calcule la portée de chaque
esprit, et cherche, pour chacun d’eux, une forme d’exposition convenable ; il nous
prend tous par la main et nous conduit tour à tour au but qu’il s’est marqué. Il
part des données les plus simples, il descend à notre niveau, il se met de
plain-pied avec notre esprit ; il nous épargne la peine du plus léger effort ; puis
il nous emmène, et partout sur la route il nous aplanit le chemin ; nous montons peu
à peu sans nous apercevoir de la pente, et à la fin, nous nous trouvons sur la
hauteur, après avoir marché aussi commodément qu’en plaine. Lorsqu’un sujet est
obscur, il ne se contente pas d’une première explication, il en donne une seconde,
puis une troisième ; il jette à profusion la lumière, il l’apporte de tous côtés, il
va la chercher dans toutes les parties de l’histoire ; et ce qu’il y a de
merveilleux, c’est qu’il n’est jamais long. En le lisant, on se trouve dans son
naturel ; on sent qu’on est fait pour comprendre ; on se sait mauvais gré d’avoir
pris si longtemps le demi-jour pour le jour ; on se réjouit de voir sortir et
jaillir à flots cette clarté surabondante ; le style exact, les antithèses d’idées,
les constructions symétriques, les paragraphes opposés avec art, les résumés
énergiques, la suite régulière des pensées, les comparaisons fréquentes, la belle
ordonnance de l’ensemble, il n’est pas une idée ni une phrase de ses écrits où
n’éclatent le talent et le besoin d’expliquer, qui sont le propre de l’orateur. Il
était membre du parlement, et parlait si bien, dit-on, qu’on l’écoutait pour le seul
plaisir de l’entendre. L’habitude de la tribune est peut-être la cause de cette
lucidité incomparable. Pour convaincre une grande assemblée, il faut s’adresser à
tous ses membres ; pour garder l’attention d’hommes distraits et fatigués, il faut
leur éviter toute fatigue ; il faut qu’ils comprennent trop pour comprendre assez.
Parler en public, c’est vulgariser les idées ; c’est tirer la vérité des hauteurs où
elle habite avec quelques penseurs pour la faire descendre au milieu de la foule ;
c’est la mettre au niveau des esprits communs qui, sans cette intervention, ne
l’auraient jamais aperçue que de loin, et bien au-dessus d’eux. Aussi, lorsque les
grands orateurs consentent à écrire, ils sont les plus puissants des écrivains ; ils
rendent la philosophie populaire ; ils font monter tous les esprits d’un étage, et
semblent agrandir l’intelligence du genre humain. Entre les mains de Cicéron les
dogmes des stoïciens et la dialectique des académiciens perdent leurs épines. Les
subtils raisonnements des Grecs deviennent unis et aisés ; les difficiles problèmes
de la providence, de l’immortalité, du souverain bien, entrent dans le domaine
public. Les sénateurs, hommes d’affaires, les jurisconsultes, amateurs des formules
et de la procédure, les massives et étroites intelligences des publicains
comprennent les déductions de Chrysippe ; et le livre des Devoirs a rendu vulgaire
la morale de Panætius. Aujourd’hui M. Thiers, dans ses deux grandes histoires, a mis
à la portée du premier venu les questions les plus embrouillées de stratégie et de
finances ; s’il voulait faire un cours d’économie politique au commissionnaire du
coin, je suis sûr qu’il se ferait comprendre ; et des écoliers de seconde ont pu
lire l’Histoire de la civilisation par M. Guizot.
Lorsqu’avec la faculté de prouver et d’expliquer, on en ressent le désir, on arrive à la véhémence. Ces raisonnements serrés et multipliés qui se portent tous vers un seul but, ces coups répétés de logique qui viennent à chaque instant, et l’un sur l’autre, ébranler l’adversaire, communiquent au style la chaleur et la passion. Rarement éloquence fut plus entraînante que celle de Macaulay. Il a le souffle oratoire ; toutes ses phrases ont un accent ; on sent qu’il veut gouverner les esprits, qu’il s’irrite de la résistance, qu’il combat en dissertant. Toujours, dans ses livres, la discussion saisit et emporte le lecteur ; elle avance d’un mouvement égal, avec une force croissante, en ligne droite, comme ces grands fleuves d’Amérique, aussi impétueux qu’un torrent et aussi larges qu’une mer. Cette abondance de pensée et de style, cette multitude d’explications, d’idées et de faits, cet amas énorme de science historique va roulant, précipité en avant par la passion intérieure, entraînant les objections sur son passage, et ajoutant à l’élan de l’éloquence la force irrésistible de sa masse et de son poids. On peut dire que l’histoire de Jacques Il est un discours en deux volumes, prononcé d’une haleine, sans que la voix ait jamais faibli. On voit l’oppression et le mécontentement commencer, grandir, s’étendre, les partisans de Jacques l’abandonner un à un, l’idée de la révolution naître dans tous les cœurs, s’affermir, se fixer, les préparatifs se faire, l’événement s’approcher, devenir imminent, puis tout d’un coup fondre sur l’aveugle et injuste monarque, et balayer son trône et sa race avec la violence d’une tempête prévue et fatale. La véritable éloquence est celle qui achève ainsi le raisonnement par l’émotion, qui reproduit par l’unité de la passion l’unité des événements, qui répète le mouvement et l’enchaînement des faits par le mouvement et l’enchaînement des idées. Elle est la véritable imitation de la nature ; elle est plus complète que la pure analyse ; elle ranime les êtres ; son élan et sa véhémence font partie de la science et de la vérité. Quelle que soit la question qu’il traite, économie politique, morale, philosophie, littérature, histoire, Macaulay se passionne pour son sujet. Le courant qui emporte les choses excite en lui, dès qu’il l’aperçoit, un courant qui emporte sa pensée. Il n’expose pas son opinion ; il la plaide. Il a ce ton énergique, soutenu et vibrant, qui fait fléchir les oppositions et conquiert les croyances. Sa pensée est une force active ; elle s’impose à l’auditeur ; elle l’aborde avec tant d’ascendant, elle arrive avec un si grand cortége de preuves, avec une autorité si manifeste et si légitime, avec un élan si puissant, qu’on ne songe pas à lui résister, et elle maîtrise le cœur par sa véhémence en même temps que par son évidence elle maîtrise la raison.
Tous ces dons sont communs aux orateurs ; on les retrouve avec des proportions et
des degrés différents chez des hommes comme Cicéron et Tite-Live, comme Bourdaloue
et Bossuet, comme Fox et Burke. Ces beaux et solides esprits forment une famille
naturelle, et les uns comme les autres ont pour trait principal l’habitude et le
talent de passer des idées particulières aux idées générales, avec ordre et avec
suite, comme on monte un escalier en posant le pied tour à tour sur chaque degré.
L’inconvénient de cet art, c’est l’emploi du lieu commun. Les hommes qui le
pratiquent ne peignent pas les objets avec précision, ils tombent aisément dans la
rhétorique vague. Ils ont en main des développements tout faits, sorte d’échelles
portatives qui s’appliquent également bien sur les deux faces contraires de la même
question et de toute question. Ils demeurent volontiers dans une région moyenne
parmi des tirades et des arguments d’avocat, avec une connaissance telle quelle du
cœur humain, et un nombre raisonnable d’amplifications sur l’utile et le juste. En
France et à Rome, chez les races latines, surtout au dix-septième siècle, ils aiment
à se tenir au-dessus de la terre, parmi les mots nobles ou dans les considérations
générales, dans le style de salon et d’académie. Ils ne descendent pas jusqu’aux
petits faits, jusqu’aux détails probants, jusqu’aux exemples circonstanciés de la
vie vulgaire. Ils sont plus enclins à plaider qu’à démontrer. En cela Macaulay se
sépare d’eux. Son principe est qu’un fait particulier a plus de prise sur l’esprit
qu’une réflexion générale. Il sait que pour donner à des hommes une idée nette et
vive, il faut les reporter à leur expérience personnelle. Il remarque que pourthe
Campaign.spécimens décisifs. Toute la substance de la théorie,
toute la force de la preuve y est contenue. La vérité y est comme une noix dans sa
coque ; la pénible et ingénieuse discussion n’y ajoute rien ; elle ne fait
qu’extraire la noix. C’est pourquoi si l’on veut bien prouver, on doit avant tout
présenter ces spécimens, insister sur eux, les rendre visibles et tangibles au
lecteur autant qu’on le peut avec des mots. Cela est difficile, car les mots ne sont
pas les choses. La seule ressource de l’écrivain est d’employer des mots qui mettent
les choses devant les yeux. Pour cela, il faut faire appel à l’observation
personnelle du lecteur, partir de son expérience, comparer les objets inconnus qu’on
lui montre aux objets connus qu’il voit tous les jours, rapprocher les événements
anciens des événements contemporains. Macaulay a toujours devant les yeux des
imaginations anglaises, remplies par des images anglaises, je veux dire par le
souvenir détaillé et présent d’une rue de Londres, d’un cellier à spiritueux, d’une
allée de pauvres, d’une après-midi à à Hyde-Park, d’un paysage humide et vert, d’une
maison blanche et garnie de lierre à la campagne, d’un clergyman en cravate blanche,
d’un matelot en casquette de cuir. C’est à ces souvenirs qu’il s’adresse ; il les
rend encore plus précis par des peintures et des statistiques ; il marque les
couleurs et les qualités ; il est passionné pour l’exactitude ; ses descriptions
sont dignes à la fois d’un peintre et d’un géographe ; il écrit en homme qui voit
l’objet physique et sensible, et qui en même temps le classe et l’évalue. Vous le
verrez porter ses nombres jusque dans les valeurs morales ou littéraires, assignera
une action, à une vertu, à un livre, à un talent sa case et son rang dans l’échelle
avec une telle netteté et un tel relief qu’on se croirait volontiers dans un muséum
cadastré non pas de peaux empaillées, je vous prie de le croire, mais d’animaux
sentants, souffrants et vivants.
Considérez, par exemple, ces phrases par lesquelles il essaye de rendre sensibles à
un public anglais les événements de l’Inde : « Au temps de Warren Hastings, dit-il,
la grande affaire d’un serviteur de la Compagnie était d’extorquer aux indigènes
cent ou deux cent mille livres sterling aussi promptement que possible, afin de
pouvoir revenir en Angleterre avant que sa constitution eût souffert du climat, pour
épouser la fille d’un pair, acheter des bourgs pourris dans le Cornouailles, et
donner des bals à Saint-James square… Il y avait encore un nabab du Bengale, qui
jouait le même rôle vis-à-vis des dominateurs anglais de son pays, qu’Augustule
auprès d’Odoacre, ou les derniers Mérovingiens avec Charles Martel et Pépin le Bref.
Il vivait à Moorshedabad, entouré d’un appareil magnifique et princier. On
l’approchait avec des marques extérieures de respect, et son nom figurait dans les
actes officiels. Mais pour le gouvernement du pays, il y avait moins de part que le
plus jeune commis ou cadet au service de la Compagnie… » Pour Nuncomar, le ministre
indigène de la Compagnie, « il est difficile d’en donner une idée à ceux qui ne
connaissent la nature humaine que par les traits sous lesquels elle se montre dans
notre île. Ce que l’Italien est à l’Anglais, ce que l’Hindou est à l’Italien, ce que
le Bengalais est aux autres Hindous, Nuncomar l’était aux autres Bengalais.
L’organisation physique du Bengalais est si faible qu’elle est efféminée. Il vit
dans un bain perpétuel de vapeur. Ses occupations sont sédentaires, ses membres
délicats, ses mouvements languissants. Pendant plusieurs siècles, il a été foulé aux
pieds par des hommes de race plus hardie et plus entreprenante. Le courage, l’esprit
d’indépendance, la véracité sont des qualités auxquelles sa constitution et sa
situation sont également défavorables. Son esprit est singulièrement analogue à son
corps. Il est faible jusqu’à s’abandonner lorsqu’il faut une résistance virile ;
mais sa souplesse et son tact excitent chez les enfants des climats plus rudes une
admiration qui n’est pas exempte de dédain. Tous les artifices qui sont la défense
naturelle du faible sont plus familiers à cette race subtile qu’à l’Ionien du temps
de Juvénal, ou au juif du moyen âge. Ce que les cornes sont pour le buffle, ce que
la griffe est pour le tigre, ce que l’aiguillon est pour l’abeille, ce que la
beauté, selon la vieille chanson grecque, est pour la femme, la ruse et la perfidie
le sont pour le Bengalais. Grandes promesses, excuses mielleuses, tissus élaborés de
mensonges compliqués, chicanes, parjures, faux, telles sont les armes défensives et
offensives des gens du Bas-Gange. Tous ces millions d’hommes ne fournissent pas un
cipaye aux armées de la Compagnie. Mais comme usuriers, changeurs, procureurs
retors, aucune classe d’êtres ne peut supporter avec eux la comparaison
Il avait au plus haut degré la magnifique faculté par laquelle l’homme est capable
de vivre dans le passé et dans l’avenir, dans les choses éloignées, et dans les
choses imaginaires. L’Inde et ses habitants n’étaient point pour lui comme pour la
plupart des Anglais de simples noms, des abstractions, mais un pays réel et des
hommes réels. Le soleil brûlant, l’étrange végétation de cocotiers et de palmiers,
le champ de riz, le réservoir d’eau, les arbres énormes, plus vieux que l’empire
Mogol, sous lesquels s’assemblent les foules villageoises, le toit de chaume de la
hutte du paysan, les riches arabesques de la mosquée où l’iman prie la face tournée
vers la Mecque, les tambours et les bannières, les idoles parées, le pénitent
balancé dans l’air, la gracieuse jeune fille, avec sa cruche sur la tête, descendant
les marches de la rivière, les figures noires, les longues barbes, les bandes jaunes
des sectaires, les turbans et les robes flottantes, les lances et les masses
d’armes, les éléphants avec leurs pavillons de parade, le splendide palanquin du
prince, la litière fermée de la noble dame ; toutes ces choses étaient pour lui
comme les objets parmi lesquels sa vie s’était passée, comme les objets qui sont sur
la route entre Beaconsfield et Saint-James Street. L’Inde entière était présente
devant les yeux de son esprit, depuis les salles où les suppliants déposent l’or et
les parfums aux pieds des monarques, jusqu’au marais sauvage où le camp des
Bohémiens est dressé, depuis les bazars qui bourdonnent comme des ruches d’abeilles
avec la foule des vendeurs et des acheteurs, jusqu’à la jungle où le courrier
solitaire secoue son paquet d’anneaux de fer pour écarter les hyènes. Il avait une
idée précisément aussi vive de l’insurrection de Bénarès que de l’émeute de lord
George Gordon, et de l’exécution de Nuncomar que de l’exécution du docteur Dodd.
L’oppression au Bengale était la même chose pour lui que l’oppression dans les rues
de Londresr Dodd. Oppression in Bengal was to him the same thing as
oppression in the streets of London.
D’autres parties de ce talent sont plus particulièrement anglaises. Macaulay a la main rude ; quand il frappe, il assomme. Chez nous, disait Béranger,
Chez nous point Point de ces coups de poing Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.
Et le lecteur français s’étonnerait s’il entendait un grand historien traiter un illustre poëte de la façon que voici :
Dans tous les ouvrages où M. Southey a complétement abandonné la narration, et essayé de traiter des questions morales et politiques, sa chute a été complète et ignominieuse. En ces occasions, ses écrits n’ont été protégés contre l’extrême mépris et l’extrême dérision que par la beauté et la pureté du style. Nous trouvons, nous l’avouons, un si grand charme dans son anglais, que même lorsqu’il écrit des absurdités, nous le lisons généralement avec plaisir, excepté lorsqu’il essaye d’être plaisant. Un plus intolérable bouffon n’a jamais existé. Il s’efforce très-souvent d’être comique, et pourtant nous ne nous rappelons pas une seule occasion où il ait réussi à être autre chose que bizarrement et étourdiment insipide. Un homme sensé pourrait dire des sottises pareilles au coin de son feu ; mais qu’un être humain, après avoir fait de tels jeux de mots, les écrive, les recopie, les transmette à l’imprimeur, en corrige les épreuves et les lance dans le monde, c’en est assez pour nous faire rougir de notre espèce
. But in all those works in which Mr. Southey has completely abandoned narration, and has undertaken to argue moral and political questions, his failure has been complete and ignominious. On such occasions his writings are rescued from utter contempt and derision solely by the beauty and purity of the English. We find, we confess, so great a charm in Mr. Southey’s style that, even when he writes nonsense, we generally read it with pleasure, except indeed when he tries to be droll. A more insufferable jester never existed. He very often attempts to be humorous, and yet we do not remember a single occasion on which he has succeeded farther than to be quaintly and flippantly dull. In one of his works he tells us that Bishop Spratt was very properly so called, inasmuch as he was a very small poet. And in the book now before us he cannot quote Francis Bugg, the renegade Quaker, without a remark on his unsavoury name. A wise man might talk folly like this by his own fireside ; but that any human being, after having made such a joke, should write it down, and copy it out, and transmit it to the printer, and correct the proof-sheets, and send it forth into the world, is enough to make us ashamed of our species.
(
Critical and Historical Essays, t. I, p. 215.)
On devine bien qu’il n’est pas plus doux pour les morts que pour les vivants. Par exemple, s’il s’agit de l’archevêque Laud :
Le plus sévère châtiment que les deux chambres eussent pu lui infliger, était de le mettre en liberté et de l’envoyer à Oxford. Là il serait demeuré, torturé par son humeur diabolique, affamé de mettre au pilori et de mutiler les protestants, tourmentant les cavaliers, faute d’autres, par sa sottise et son aigreur, s’acquittant dans la cathédrale de ses génuflexions et de ses grimaces, continuant cet incomparable journal que nous ne regardons jamais sans que l’imbécillité de son intelligence nous fasse oublier les vices de son cœur, notant minutieusement ses rêves, comptant les gouttes de sang qui coulaient de son nez, surveillant de quel côté tombait le sel et écoutant les cris de la chouette. Le mépris et la pitié étaient la seule vengeance que le parlement aurait dû prendre d’un si ridicule vieux bigot
. The severest punishment which the two Houses could have inflicted on him would have been to set him at liberty and send him to Oxford. There he might have staid, tortured by his own diabolical temper, hungering for puritans to pillory and mangle, plaguing the cavaliers, for want of somebody else to plague, with his peevishness and absurdity, performing grimaces and antics in the cathedral, continuing that incomparable diary, which we never see without forgetting the vices of his heart in the imbecility of his intellect, minuting down his dreams, counting the drops of blood which fell from his nose, watching the direction of the salt, and listening for the note of the screech-owls. Contemptuous mercy was the only vengeance which it became the Parliament to take on such a ridiculous old bigot.
(
Critical and Historical Essays, t. I, p. 165.)
Quand il plaisante, il reste grave, ainsi que font presque tous les écrivains de
son pays. L’humour consiste à dire d’un ton solennel des choses
extrêmement comiques, et à garder le style noble et la phrase ample, au moment même
où l’on fait rire tous ses auditeurs. Tel est le commencement d’un article sur un
nouvel historien de Burleigh :
L’ouvrage du docteur Nares, dit-il, nous a rempli d’un étonnement semblable à celui qu’éprouva le capitaine Lemuel Gulliver, lorsqu’il aborda pour la première fois à Brobdingnag, et vit des tiges de blé aussi hautes que des chênes, des dés aussi grands que des seaux, et des roitelets aussi gros que des dindons. L’ouvrage et toutes ses parties sont composés sur une échelle gigantesque ; le titre est aussi long qu’une préface ordinaire, la préface remplirait un livre ordinaire, et le livre contient autant de matière qu’une bibliothèque. Nous ne pouvons mieux résumer les mérites de cette prodigieuse masse de papier qu’en disant qu’elle consiste en deux mille pages in-4º environ d’impression serrée, qu’elle occupe en volume quinze cents pouces cubes, et qu’elle pèse soixante livres bien comptées. Un tel livre, avant le déluge, eût été considéré comme une lecture aisée par Hilpa et Shalum ; mais malheureusement la vie de l’homme n’est aujourd’hui que de soixante-dix ans, et nous ne pouvons nous empêcher de dire au docteur Nares que ce n’est pas bien à lui de nous demander une grande portion d’une si courte existence
. The work of Dr. Nares has filled us with astonishment similar to that which Captain Lemuel Gulliver felt when first he landed in Brobdingnag, and saw corn as high as the oaks in the New Forest, thimbles as large as buckets, and wrens of the bulk of turkeys. The whole book, and every component part of it, is on a gigantic scale. The title is as long as an ordinary preface : the prefatory matter would furnish out an ordinary book ; and the book contains as much reading as an ordinary library. We cannot sum up the merits of the stupendous mass of paper which lies before us better than by saying that it consists of about two thousand closely printed quarto pages, that it occupies fifteen hundred inches cubic measure, and that it weighs sixty pounds avoirdupois. Such a book might, before the deluge, have been considered as light reading by Hilpa and Shalum. But unhappily the life of man is now three-score years and ten ; and we cannot but think it somewhat unfair in Dr. Nares to demand from us so large a portion of so short an existence.
(
Critical and Historical Essays, t. II, p. 81.)
Cette comparaison, empruntée à Swift, est une moquerie dans le goût de Swift. Les
mathématiques deviennent, entre les mains des Anglais, un excellent moyen de
raillerie, et l’on se rappelle comment le spirituel doyen, comparant par des
chiffres la générosité romaine et la générosité anglaise, accablait Marlborough sous
une addition. L’humour emploie contre les gens des faits positifs,
des arguments de commerçant, des contrastes bizarres tirés de la vie vulgaire. Cela
surprend et déroute tout d’un coup le lecteur ; on tombe brusquement sous quelque
détail familier et grotesque ; le choc est violent ; on éclate de rire sans beaucoup
de gaieté ; la détente part si soudainement et si durement qu’elle est comme un coup
d’assommoir. En voici un exemple : Macaulay réfute ceux qui ne veulent pas qu’on
imprime les auteurs classiques indécents :
Nous avons peine à croire, dit-il, que dans un monde aussi plein de tentations que
celui-ci, un homme, qui aurait été vertueux s’il n’avait pas lu Aristophane et
Juvénal, devienne vicieux parce qu’il les a lus. Celui qui, exposé à toutes les
influences d’un état de société semblable au nôtre, craint de s’exposer aux
influences de quelques vers grecs et latins, agit selon nous, comme le voleur qui
demandait aux shérifs de lui faire tenir un parapluie au-dessus de la tête, depuis
la porte de Newgate jusqu’à la potence, parce que la matinée était pluvieuse et
qu’il craignait de prendre froid … We
find it difficult to believe that, in a world so full of temptation as this,
any gentleman whose life would have been virtuous if he had not read
Aristophanes and Juvenal, will be made vicious by reading them. A man who,
exposed to all the influences of such a state of society as that in which we
live, is yet afraid of exposing himself to the influence of a few Greek or
Latin verses, acts, we think, much like the felon who begged the sheriffs to
let him have an umbrella held over his head from the door of Newgate to the
gallows, because it was a drizzling morning and he was apt to take
cold. (Critical and Historical Essays, t. V, p.
146.)
L’ironie, le sarcasme, les genres de plaisanterie les plus amers sont habituels aux
Anglais : ils déchirent lorsqu’ils égratignent. Si l’on veut s’en convaincre, on
peut comparer la médisance française telle que Molière l’a représentée dans le Misanthrope, et la médisance anglaise telle que Shéridan l’a
représentée en imitant Molière et le Misanthrope. Célimène pique,
mais ne blesse pas ; les amis de lady Sneerwell blessent et laissent dans toutes les
réputations qu’ils touchent des marques sanglantes ; la raillerie que je vais
traduire est une des plus douces de Macaulay.
Les ministres donnèrent, dit-il, le commandement à lord Galway, vétéran
expérimenté, qui était dans la guerre ce que les docteurs de Molière étaient en
médecine, qui trouvait beaucoup plus honorable d’échouer en suivant les règles que
de réussir par des innovations, et qui aurait été très-honteux de lui-même s’il
avait pris Montjouy par les moyens singuliers que Peterborough employa. Ce grand
commandant conduisit la campagne de 1707 de la manière la plus scientifique. Il
rencontra l’armée des Bourbons dans la plaine d’Almanza. Il rangea ses troupes
d’après les méthodes prescrites par les meilleurs écrivains, et en peu d’heures
perdit dix-huit mille hommes, cent vingt étendards, tout son bagage et toute son
artillerie
Ces rudesses sont d’autant plus fortes, que le ton ordinaire est plus noble et plus sérieux.
On n’a vu jusqu’ici que le raisonneur, le savant, l’orateur et l’homme d’esprit ;
il y a encore dans Macaulay un poëte ; et, quand on n’aurait pas lu ses Chants de l’ancienne Rome, il suffirait, pour le deviner, de lire
quelques-unes de ses phrases où l’imagination, longtemps contenue par la sévérité de
la démonstration, déborde tout d’un coup par des métaphores magnifiques, et se
répand en comparaisons splendides, dignes par leur ampleur d’être reçues dans une
épopée.
L’Arioste, dit-il, nous raconte l’histoire d’une fée, qui par une loi mystérieuse
de sa nature, était condamnée à paraître en certaines saisons sous la forme d’un
hideux et venimeux serpent. Ceux qui la maltraitaient pendant la période de son
déguisement étaient à jamais exclus des bienfaits qu’elle prodiguait aux hommes.
Mais pour ceux qui, en dépit de son aspect repoussant, avaient pitié d’elle et la
protégeaient, elle se révélait plus tard à leurs yeux sous la belle et céleste forme
qui lui était naturelle, accompagnait leurs pas, exauçait tous leurs désirs,
remplissait leur maison de richesses, les rendait heureux dans l’amour et victorieux
dans la guerre. Telle est cette déesse qu’on nomme la Liberté. Parfois elle prend la
forme d’un odieux reptile ; elle rampe, elle siffle, elle mord. Mais malheur à ceux
qui, saisis de dégoût, essayeront de l’écraser ! Et heureux les hommes, qui, ayant
osé la recevoir sous sa forme effrayante et dégradée, seront enfin récompensés par
elle au temps de sa beauté et de sa gloire
Ces généreuses paroles partent du cœur ; la source est pleine, elle a beau couler, elle ne tarit pas ; dès que l’écrivain parle de la cause qu’il aime, dès qu’il voit se lever devant lui la Liberté, l’Humanité et la Justice, la Poésie naît d’elle-même dans son âme, et vient poser sa couronne sur le front de ses nobles sœurs.
La Réforme, dit-il ailleurs, est un événement depuis longtemps accompli ; ce volcan
a épuisé sa rage ; les vastes ravages causés par son irruption sont oubliés. Les
bornes qu’il avait emportées ont été replacées ; les édifices ruinés ont été
réparés. La lave a couvert d’une croûte féconde les champs que jadis elle avait
dévastés, et après avoir changé un riche et beau jardin en un désert, elle a changé
de nouveau le désert en un jardin plus riche et plus beau. La seconde irruption
n’est pas encore terminée. Les marques de son ravage sont toujours autour de nous ;
les cendres sont encore chaudes sous nos pieds. Dans quelques directions, ce déluge
de feu continue encore à s’étendre. Cependant l’expérience nous autorise à croire
avec certitude que cette explosion, comme celle qui l’a précédée, fertilisera le sol
qu’elle a dévasté. Déjà, dans les parties qui ont souffert le plus cruellement,
d’opulentes cultures et de paisibles habitations commencent à s’élever au milieu de
la solitude. Plus nous lirons l’histoire des âges passés, plus nous observerons les
signes de notre époque, plus nous sentirons nos cœurs se remplir et se soulever
d’espérance à la pensée des futures destinées du genre humain
Je devrais peut-être, en achevant cette analyse, indiquer quelles imperfections
sont l’effet de ces grandes qualités ; comment l’aisance, la grâce, la verve
aimable, la variété, la simplicité, l’enjouement, manquent à cette mâle éloquence, à
cette solide raison, à cette ardente dialectique ; pourquoi l’art d’écrire et la
pureté classique ne se rencontrent point toujours dans cet homme de parti,
combattant de tribune ; bref, pourquoi un Anglais n’est ni un Français ni un
Athénien. J’aime mieux traduire encore un passage, dont la solennité et la
magnificence donneront quelque idée des sérieux et riches ornements qu’il jette sur
son récit, sorte de végétation puissante, fleurs de pourpre éclatante, pareilles à
celles qui s’épanouissent à chaque page du Paradis perdu et de Childe Harold. Warren Hasting arrivait de l’Inde et venait d’être
décrété d’accusation.
Le 13 février 1788, les séances de la cour commencèrent. On a vu des spectacles plus éblouissants pour l’œil, plus resplendissants de pierreries et de drap d’or, plus attrayants pour des hommes enfants ; mais peut-être il n’y en eut jamais de mieux calculé pour frapper un esprit réfléchi et une imagination cultivée. Tous les genres divers d’intérêt qui appartiennent au passé et au présent, aux objets voisins et aux objets éloignés, étaient rassemblés dans un même lieu, et dans une même heure. Tous les talents et toutes les facultés qui sont développés par la liberté et par la civilisation étaient en ce moment déployés avec tous les avantages qu’ils pouvaient emprunter à leur alliance et à leur contraste. Chaque pas du procès reportait à l’esprit, soit en arrière, à travers tant de siècles troublés, jusqu’aux jours où les fondements de notre constitution furent posés ; soit bien loin dans l’espace, par-dessus des mers et des déserts sans bornes, jusque parmi des nations bronzées, qui habitent sous des étoiles inconnues, qui adorent des dieux inconnus, et qui écrivent en caractères étranges de droite à gauche. La grande cour du parlement allait siéger, selon les formes transmises depuis les jours des Plantagenets, et juger un Anglais accusé d’avoir exercé la tyrannie sur le souverain de la sainte cité de Bénarès, et sur les dames de la maison princière d’Oude.
L’endroit était digne d’un tel jugement. C’était la grande salle de Guillaume le
Roux, la salle qui avait retenti d’acclamations à l’inauguration de trente rois, la
salle qui avait vu la juste condamnation de Bacon, et le juste acquittement de
Somers, la salle où l’éloquence de Strafford avait pour un moment confondu et touché
un parti victorieux enflammé d’un juste ressentiment, la salle où Charles avait fait
face à la haute cour de justice avec ce tranquille courage qui a racheté à demi sa
réputation. Ni la pompe militaire, ni la pompe civile ne manquaient à ce spectacle.
Les avenues étaient bordées d’une ligne de grenadiers ; des postes de cavalerie
maintenaient les rues libres. Les pairs, en robe d’or et d’hermine, étaient conduits
à leurs places par des hérauts sous l’ordre de Jarretière, le roi d’armes ; les
juges, dans leurs vêtements d’office, étaient là pour donner leur avis sur les
points de loi. Près de cent soixante-dix lords, les trois quarts de la chambre
haute, marchaient en ordre solennel de leur lieu ordinaire d’assemblée au tribunal ;
le plus jeune des barons conduisait le cortége, Georges Elliot, lord Heathfield,
récemment anobli pour sa mémorable défense de Gibraltar contre les flottes et les
armées de France et d’Espagne. La longue procession était fermée par le duc de
Norfolk, comte maréchal du royaume, par les grands dignitaires, par les frères et
fils du roi ; le prince de Galles venait le dernier, remarquable par la beauté de sa
personne et par sa noble attitude. Les vieux murs gris étaient tendus d’écarlate ;
les longues galeries étaient couvertes d’un auditoire tel qu’il s’en trouva rarement
de semblable pour exciter les craintes ou l’émulation des orateurs. Là étaient
rassemblés, de toutes les parties d’un empire vaste, libre, éclairé et prospère, la
grâce et l’amabilité féminines, l’esprit et la science, les représentants de toute
science et de tout art. Là étaient assis autour de la reine les jeunes princesses de
la maison de Brunswick avec leurs blonds cheveux ; là, les ambassadeurs de grands
rois et de grandes républiques contemplaient avec admiration un spectacle que nulle
autre contrée ne pouvait leur présenter. Là, Siddons, dans toute la fleur de sa
majestueuse beauté, regardait avec émotion une scène qui surpassait toutes les
imitations du théâtre. Là, l’historien de l’empire romain pensait aux jours où
Cicéron plaidait la cause de la Sicile contre Verrès, où, devant un sénat qui
retenait encore quelque apparence de liberté, Tacite tonnait contre l’oppresseur de
l’Afrique. Là, on voyait assis l’un à côté de l’autre, le plus grand peintre et le
plus grand érudit de l’époque. Ce spectacle avait fait quitter à Reynold le chevalet
qui nous a conservé les fronts pensifs de tant d’écrivains et d’hommes d’État, et
les doux sourires de tant de nobles dames. Il avait engagé Parr à suspendre les
travaux qu’il poursuivait dans la sombre et profonde mine d’où il avait tiré un si
vaste trésor d’érudition, trésor trop souvent enseveli dans la terre, trop souvent
étalé avec ostentation, sans jugement et sans goût, mais cependant précieux, massif
et splendide. Là, se montraient les charmes voluptueux de celle à qui l’héritier du
trône avait en secret engagé sa foi ; là aussi était cette beauté, mère d’une race
si belle, la sainte Cécile dont les traits délicats, illuminés par l’amour et la
musique, ont été dérobés par l’art à la destruction commune ; là étaient les membres
de cette brillante société qui citait, critiquait et échangeait des reparties sous
les riches tentures en plumes de paon qui ornaient la maison de mistress Montague ;
là enfin, ces dames dont les lèvres, plus persuasives que celles de Fox lui-même,
avaient emporté l’élection de Westminster en dépit de la cour et de la trésorerie,
brillaient autour de Georgiana, duchesse de Devonshire On the thirteenth of February 1788, the sittings of the Court
commenced. There have been spectacles more dazzling to the eye, more gorgeous
with jewellery and cloth of gold, more attractive to grown-up children, than
that which was then exhibited at Westminster ; but perhaps there never was a
spectacle so well calculated to strike a highly cultivated, a reflecting, an
imaginative mind. All the various kinds of interests which belong to the near
and to the distant, to the present and to the past were collected on one spot
and in one hour. All the talents and all the accomplishments which are
developed by liberty and civilisation were now displayed with every advantage
that could be derived both from cooperation and from contrast. Every step in
the proceedings carried the mind either backward, through many centuries, to
the days when the foundations of our constitution were laid ; or far away over
boundless seas and deserts, to dusky natives living under strange stars,
worshipping strange gods and writing strange characters from right to left.
The high Court of Parliament was to sit, according to forms handed down from
the days of the Plantagenets, on an Englishman accused of exercising tyranny
over the lord of the holy city of Benares and over the ladies of the princely
house of Oude. The place was worthy of such a trial. It was the great
Hall of William Rufus, the hall which had resounded with acclamations at the
inauguration of thirty kings, the hall which had witnessed the just sentence
of Bacon and the just absolution of Somers, the hall where the eloquence of
Strafford had for a moment awed and melted a victorious party inflamed with
just resentment, the hall where Charles had confronted the high court of
justice with the placid courage which has half redeemed his fame. Neither
military nor civil pomp was wanting. The avenues were lined with grenadiers.
The streets were kept clear by cavalry. The peers robed in gold and ermine
were marshalled by the heralds under Garter king-at-arms. The judges in their
vestments of state attended to give advice on points of law. Near a hundred
and seventy lords, three fourths of the Upper-house, as the Upper-house then
was, walked in solemn order from their usual place of assembly to the
tribunal. The junior baron present led the way, George Elliot, lord
Heathfield, recently ennobled for his memorable defence of Gibraltar against
the fleets and armies of France and Spain. The long procession was closed by
the duke of Norfolk earl marshal of the realm, by the great dignitaries, and
by the brothers and sons of the king. Last of all came the prince of Wales
conspicuous by his fine person and noble bearing. The grey old walls were hung
with scarlet. The long galleries were crowded by an audience such as has
rarely excited the fears or the emulation of an orator. There were gathered
together from all parts of a great, free, enlightened and prosperous empire,
grace and female loveliness, wit and learning, the representation of every
science and of every art. There were seated round the queen the fair-haired
young daughters of the house of Brunswick. There the ambassadors of great
kings and commonwealths gazed with admiration on a spectacle which no other
country in the world could present. There Siddons in the prime of her majestic
beauty looked with emotion on a scene surpassing all the imitations of the
stage. There the historian of the Roman empire thought of the days when Cicero
pleaded the cause of Sicily against Verres, and when, before a senate which
still retained some show of freedom, Tacitus thundered against the oppressor
of Africa. There were seen side by side the greatest painter and the greatest
scholar of the age. The spectacle had allured Reynolds from that easel, which
has preserved to us the thoughtful foreheads of so many writers and statesmen,
and the sweet smiles of so many noble matrons. It had induced Parr to suspend
his labours in that dark and profound mine from which he had extracted a vast
treasure of erudition, a treasure too often buried in the earth, too often
paraded with injudicious and inelegant ostentation, but still precious,
massive, and splendid. There appeared the voluptuous charms of her to whom the
heir of the throne had in secret plighted his faith. There too was she, the
beautiful mother of a beautiful race, the St Cecilia whose delicate features,
lighted up by love and music, art has rescued from the common decay. There
were the members of that brilliant society which quoted, criticised, and
exchanged reparties, under the rich peacock-hangings of Mrs Montague. And
there the ladies whose lips, more persuasive than those of Fox himself, had
carried the Westminster election against palace and treasury, shone round
Georgiana duchess of Devonshire.
Cette évocation de l’histoire, de la gloire et de la constitution nationale forme un tableau d’un genre unique. L’espèce de patriotisme et de poésie qu’elle révèle est le résumé du talent de Macaulay ; et le talent, comme le tableau, est tout anglais.
Ainsi préparé, il a abordé l’histoire d’Angleterre ; il y a choisi l’époque qui
convenait le mieux à ses opinions politiques, à son style, à sa passion, à sa science,
au goût de sa nation, à la sympathie de l’Europe. Il a raconté l’établissement de la
constitution anglaise, et concentré tout le reste de l’histoire autour de cet
événement unique, « le plus beau qu’il y ait au monde
Cette histoire est universelle et n’est point brisée. Elle comprend les événements de
tout genre et les mène de front. Les uns ont raconté l’histoire des races, d’autres
celle des classes, d’autres celle des gouvernements, d’autres celle des sentiments,
des idées et des mœurs ; Macaulay les raconte toutes : « J’accomplirais bien
imparfaitement la tâche que j’ai entreprise, si je ne parlais que des batailles et des
siéges, de l’élévation et de la chute des gouvernements, des intrigues du palais, des
débats du parlement. Mon but et mes efforts seront de faire l’histoire de la nation
aussi bien que l’histoire du gouvernement, de marquer le progrès des beaux-arts et des
arts utiles, de décrire la formation des sectes religieuses et les variations du goût
littéraire, de peindre les mœurs des générations successives, et de ne point négliger
même les révolutions qui ont changé les habits, les ameublements, les repas et les
amusements publics. Je porterai volontiers le reproche d’être descendu au-dessous de
la dignité de l’histoire, si je réussis à mettre sous les yeux des Anglais du
dix-neuvième siècle un tableau vrai de la vie de leurs ancêtresI should very imperfectly execute the task which I have
undertaken if I were merely to treat of battles and sieges, of the rise and fall
of administrations, of intrigues in the palace, and of debates in the parliament.
It will be my endeavour to relate the history of the people as well as the history
of the government, to trace the progress of useful and ornamental arts, to
describe the rise of religious sects and the changes of literary taste, to portray
the manners of successive generations, and not to pass by with neglect even the
revolutions which have taken place in dress, furniture, repasts, and public
amusements. I shall cheerfully bear the reproach of having descended below the
dignity of history, if I can succeed in placing before the English of the
nineteenth century a true picture of the life of their ancestors.
(History of England, t. I, p. 3. Éd. Tauchnitz.)
D’autres, comme Hume, ont essayé ou essayent de le faire. Ils mettent ici les affaires religieuses, un peu plus loin les événements politiques, ensuite des détails littéraires, à la fin des considérations générales sur les changements de la société et du gouvernement, croyant qu’une collection d’histoires est l’histoire, et que des membres attachés bout à bout sont un corps. Macaulay ne l’a point cru, et a bien fait. Quoique Anglais, il a l’esprit d’ensemble. Tant d’événements amassés font chez lui non un total, mais un tout. Explications, récits, dissertations, anecdotes, peintures, rapprochements, allusions aux événements modernes, tout se tient dans son livre. C’est que tout se tient dans son esprit. Il a le plus vif sentiment des causes ; et ce sont les causes qui lient les faits. Par elles les événements épars se rassemblent en un événement unique ; elles les unissent parce qu’elles les produisent, et l’historien qui les recherche toutes ne peut manquer d’apercevoir ou de sentir l’unité qui est leur effet. Lisez, par exemple, le voyage du roi Jacques en Irlande : point de peinture plus curieuse ; n’est-ce pourtant qu’une peinture curieuse ? Arrivé à Cork, il ne trouve point de chevaux pour le porter. Le pays est un désert. Plus d’industrie, plus de culture, plus de civilisation, depuis que les colons anglais et protestants ont été chassés, volés, tués. Il est reçu entre deux haies de brigands demi-nus, armés de couteaux et de bâtons ; sous les pas de son cheval, on étend en guise de tapis des manteaux de grosse toile comme en portent les bandits et les bergers. On lui offre des guirlandes de tiges de choux en manière de couronnes de lauriers. Dans un large district, il ne se trouve en tout que deux charrettes. Le palais du lord lieutenant est si mal bâti que la pluie noie les appartements. On part pour l’Ulster ; les officiers français croient « voyager dans les solitudes de l’Arabie. » Le comte d’Avaux écrit à sa cour que, pour trouver une botte de foin, il faut courir à cinq ou six milles. À Charlemont, à grand’peine, comme marque de grande faveur, on procura un sac de gruau à l’ambassade française. Les officiers supérieurs couchent dans des tanières qu’ils auraient trouvées trop sales pour leurs chiens. Les soldats irlandais sont des maraudeurs demi-sauvages qui ne savent que crier, égorger et se débander. Mal rassasiés de pommes de terre et de lait aigre, ils se jettent en affamés sur les grands troupeaux des protestants. Ils déchirent, à belles dents, la chair des bœufs et des moutons, et l’avalent demi-saignante et demi-pourrie. Faute de chaudières, ils la font cuire dans la peau. Le carême survenant, ils cessent d’engloutir les viandes, et ne cessent pas de tuer les bêtes. Un paysan abat une vache pour se faire une paire de souliers. Parfois, une bande égorge d’un coup cinquante ou soixante bêtes, enlève les peaux et abandonne les corps qui empoisonnent l’air. L’ambassadeur de France estime qu’en six semaines il y eut cinquante mille bêtes à cornes abattues qui pourrirent sur le sol. On évaluait le nombre des moutons et brebis tués à trois ou quatre cent mille. — Ne voit-on pas d’avance l’issue de la révolte ? Qu’attendre de ces serfs gloutons, stupides et sauvages ? Que pourra-t-on tirer d’un pays dévasté, et peuplé de dévastateurs ? À quelle discipline voudra-t-on soumettre ces maraudeurs et ces bouchers ? Quelle résistance feront-ils à la Boyne, quand ils verront les vieux régiments de Guillaume, les furieux escadrons des réfugiés français, les protestants acharnés et insultés de Londonderry et d’Enniskillen se lancer dans la rivière et courir l’épée haute contre leurs mousquets ? Ils s’enfuiront le roi en tête, et les minutieuses anecdotes, éparses dans le récit des réceptions, des voyages et des cérémonies, auront annoncé la victoire des protestants. L’histoire des mœurs se trouve ainsi rattachée à l’histoire des événements ; les uns causent les autres, et la description explique le récit.
Ce n’est pas assez de voir des causes ; il faut encore en voir beaucoup. Tout événement en a une multitude. Me suffit-il, pour comprendre l’action de Marlborough ou de Jacques, de me rappeler une disposition ou qualité qui l’explique ? Non, car, puisqu’elle a pour cause toute une situation et tout un caractère, il faut que j’aperçoive d’un seul coup et en abrégé tout le caractère et toute la situation qui l’ont produite. Le génie concentre. Il se mesure au nombre des souvenirs et des idées qu’il ramasse en un seul point. Ce que Macaulay en rassemble est énorme. Je ne sache point d’historien qui ait une mémoire plus sûre, mieux fournie, mieux réglée. Lorsqu’il raconte les actions d’un homme ou d’un parti, il revoit en une minute tous les événements de son histoire, et toutes les maximes de sa conduite ; il a tous les détails présents ; ils lui reviennent à chaque instant par multitudes. Il n’a rien oublié ; il les parcourt aussi aisément, aussi complétement, aussi sûrement que le jour où il les a énumérés et écrits. Personne n’a si bien enseigné et si bien su l’histoire. Il en est aussi pénétré que ses personnages. Le whig ou le tory ardent, expérimenté, rompu aux affaires, qui se levait et agitait la chambre, n’avait pas des arguments plus nombreux, mieux rangés, plus précis. Il ne savait pas mieux le fort et le faible de sa cause ; il n’était pas plus familier avec les intrigues, les rancunes, les variations des partis, les chances de la lutte, les intérêts des particuliers et du public. Les grands romanciers entrent dans l’âme de leurs personnages, prennent leurs sentiments, leurs idées, leur langage ; il semble que Balzac ait été commis-voyageur, portière, courtisane, vieille fille, poëte, et qu’il ait employé sa vie à être chacun de ces personnages : son être est multiple et son nom est légion. Avec un talent différent, Macaulay a la même puissance : avocat incomparable, il plaide un nombre infini de causes ; et il possède chacune de ces causes aussi pleinement que son client. Il a des réponses pour toutes les objections, des éclaircissements pour toutes les obscurités, des raisons pour tous les tribunaux. Il est prêt à chaque instant, et sur toutes les parties de sa cause. Il semble qu’il ait été whig, tory, puritain, membre du conseil privé, ambassadeur. Il n’est point poëte comme M. Michelet ; il n’est point philosophe comme M. Guizot ; mais il possède si bien toutes les puissances oratoires, il accumule et ordonne tant de faits, il les tient dans sa main si serrés, il les manie avec tant d’aisance et de vigueur, qu’il réussit à recomposer la trame entière et suivie de l’histoire, sans en omettre un fil et sans en séparer les fils. Le poëte ranime les êtres morts ; le philosophe formule les lois créatrices ; l’orateur connaît, expose et plaide des causes. Le poëte ressuscite des âmes, le philosophe ordonne un système, l’orateur reforme des chaînes de raisons ; mais tous trois vont au même but par des voies différentes, et l’orateur comme ses rivaux, et par d’autres moyens que ses rivaux, reproduit dans son œuvre l’unité et la complexité de la vie.
Un second caractère de cette histoire est la clarté. Elle est populaire ; personne n’explique mieux et n’explique autant que Macaulay. Il semble qu’il fasse une gageure contre son lecteur, et qu’il lui dise : « Soyez aussi distrait, aussi sot, aussi ignorant qu’il vous plaira. Vous aurez beau être distrait, vous m’écouterez ; vous aurez beau être sot, vous comprendrez ; vous aurez beau être ignorant, vous apprendrez. Je répéterai la même idée sous tant de formes, je la rendrai sensible par des exemples si familiers et si précis, je l’annoncerai si nettement au commencement, je la résumerai si soigneusement à la fin, je marquerai si bien les divisions, je suivrai si exactement l’ordre des idées, je témoignerai un si grand désir de vous éclairer et vous convaincre, que vous ne pourrez manquer d’être éclairé et convaincu. » Certainement, il pensait ainsi, quand il préparait ce morceau sur la loi qui, pour la première fois, accorda aux dissidents l’exercice de leur culte.
De toutes les lois qui furent jamais portées par un parlement, l’Acte de Tolérance
est peut-être celle qui met le mieux en lumière les vices particuliers et l’excellence
particulière de la législation anglaise. La science de la politique, à quelques
égards, ressemble fort à la science de la mécanique. Le mathématicien peut aisément
démontrer qu’une certaine force, appliquée au moyen d’un certain levier ou d’un
certain système de poulies, suffira pour élever un certain poids. Mais sa
démonstration part de cette supposition que la machine est telle que nulle charge ne
la fera fléchir ou rompre. Si le mécanicien, qui doit soulever une grande masse de
granit au moyen de poutres réelles et de cordes réelles, se fiait sans réserve à la
proposition qu’il trouve dans les traités de dynamique, et ne tenait pas compte de
l’imperfection de ses matériaux, tout son appareil de leviers, de roues et de cordes
s’écroulerait bientôt en débris, et avec toute sa science géométrique, on le jugerait
bien inférieur dans l’art de bâtir à ces barbares barbouillés d’ocre, qui, sans jamais
avoir entendu parler du parallélogramme des forces, trouvèrent le moyen d’empiler les
pierres de Stonehenge. Ce que le mécanicien est au mathématicien, l’homme d’État
pratique l’est à l’homme d’État spéculatif. À la vérité, il est très-important que les
législateurs et les administrateurs soient versés dans la philosophie du
gouvernement ; de même qu’il est très-important que l’architecte qui doit fixer un
obélisque sur son piédestal, ou suspendre un pont tabulaire sur une embouchure de
fleuve, soit versé dans la philosophie de l’équilibre et du mouvement. Mais, de même
que celui qui veut bâtir effectivement doit avoir dans l’esprit beaucoup de choses qui
n’ont jamais été remarquées par d’Alembert ni Euler, celui qui veut gouverner
effectivement doit être perpétuellement guidé par des considérations dont on ne
trouvera point la moindre trace dans les écrits d’Adam Smith et de Jérémie Bentham. Le
parfait législateur est un exact intermédiaire entre l’homme de pure théorie, qui ne
voit rien que des principes généraux, et l’homme de pure pratique, qui ne voit rien
que des circonstances particulières. Le monde, pendant ces quatre-vingts dernières
années, a été singulièrement fécond en législateurs en qui l’élément spéculatif
prédominait à l’exclusion de l’élément pratique. L’Europe et l’Amérique ont dû à leur
sagesse des douzaines de constitutions avortées, constitutions qui ont vécu juste
assez longtemps pour faire un tapage misérable, et ont péri dans les convulsions. Mais
dans la législature anglaise, l’élément pratique a toujours prédominé, et plus d’une
fois prédominé avec excès sur l’élément spéculatif. Ne point s’inquiéter de la
symétrie, et s’inquiéter beaucoup de l’utilité ; n’ôter jamais une anomalie,
uniquement parce qu’elle est une anomalie ; ne jamais innover, si ce n’est lorsque
quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du
malaise ; n’établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on
remédie : telles sont les règles qui, depuis l’âge de Jean jusqu’à l’âge de Victoria,
ont généralement guidé les délibérations de nos deux cent cinquante parlements Of all the Acts that have ever been passed by
Parliament, the Toleration Act is perhaps that which most strikingly illustrates
the peculiar vices and the peculiar excellence of English legislation. The
science of Politics bears in one respect a close analogy to the science of
Mechanics. The mathematician can easily demonstrate that a certain power,
applied by means of a certain lever or of a certain system of pulleys, will
suffice to raise a certain weight. But his demonstration proceeds on the
supposition that the machinery is such as no load will bend or break. If the
engineer, who has to lift a great mass of real granite by the instrumentality of
real timber and real hemp, should absolutely rely on the proposition which he
finds in treatises on Dynamics, and should make no allowance for the
imperfection of his materials, his whole apparatus of beams, wheels, and ropes
would soon come down in ruin, and, with all his geometrical skill, he would be
found a far inferior builder to those painted barbarians who, though they never
heard of the parallelogram of forces, managed to pile up Stonehenge. What the
engineer is to the mathematician, the active statesman is to the contemplative
statesman. It is indeed most important that legislators and administrators
should be versed in the philosophy of government, as it is most important that
the architect, who has to fix an obelisk on its piedestal, or to hang a tubular
bridge over an estuary, should be versed in the philosophy of equilibrium and
motion. But, as he who has actually to build must bear in mind many things never
noticed by D’Alembert and Euler, so must he who has actually to govern be
perpetually guided by considerations to which no allusion can be found in the
writings of Adam Smith or Jeremy Bentham. The perfect lawgiver is a just temper
between the mere man of theory, who can see nothing but general principles, and
the mere man of business, who can see nothing but particular circumstances. Of
lawgivers in whom the speculative element has prevailed to the exclusion of the
practical, the world has during the last eighty years been singularly fruitful.
To their wisdom Europe and America have owed scores of abortive constitutions,
scores of constitutions have lived just long enough to make a miserable noise,
and have then gone off in convulsions. But in the English legislature the
practical element has always predominated, and not seldom unduly predominated,
over the speculative. To think nothing of symmetry and much of convenience ;
never to remove an anomaly merely because it is an anomaly ; never to innovate
except when some grievance is felt ; never to innovate except so far as to get
rid of the grievance ; never to lay down any proposition of wider extent than
the particular case for which it is necessary to provide ; these are the rules
which have, from the age of John to the age of Victoria, generally guided the
deliberations of our two hundred and fifty Parliaments. (History of England, t. IV, p. 84.)
L’idée est-elle encore obscure, douteuse ? A-t-elle encore besoin de preuves, d’éclaircissement ? Souhaite-t-on quelque chose de plus ? Vous répondez non ; Macaulay répond oui. Après l’explication générale vient l’explication particulière ; après la théorie, l’application ; après la démonstration théorique, la démonstration pratique. Vous vouliez vous arrêter, il poursuit :
L’Acte de Tolérance approche très-près de l’idéal d’une grande loi anglaise. Pour un juriste versé dans la théorie de la législation, mais qui ne connaîtrait point à fond les dispositions des partis et des sectes entre lesquels l’Angleterre était divisée au temps de la Révolution, cet acte ne serait qu’un chaos d’absurdités et de contradictions. Il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après des principes généraux solides. Bien plus, il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après un principe solide ou non. Le principe solide est évidemment que la simple erreur théologique ne doit pas être punie par le magistrat civil. Ce principe non-seulement n’est pas reconnu par l’Acte de Tolérance, mais encore il est rejeté positivement. Pas une seule des lois cruelles portées contre les non-conformistes par les Tudors et les Stuarts n’est rapportée. La persécution continue à être la règle générale ; la tolérance est l’exception. Ce n’est point tout. La Liberté qui est donnée à la conscience est donnée de la façon la plus capricieuse. Un quaker, qui fait une déclaration de foi en termes généraux, obtient le plein bénéfice de l’acte, sans signer un seul des trente-neuf articles ; un ministre indépendant, qui est parfaitement disposé à faire la déclaration demandée au quaker, mais qui a des doutes sur six ou sept des articles, demeure sous le coup des lois pénales. Howe est exposé à des châtiments, s’il prêche avant d’avoir solennellement déclaré qu’il adhère à la doctrine anglicane touchant l’Eucharistie. Penn, qui rejette entièrement l’Eucharistie, obtient la parfaite liberté de prêcher sans faire aucune déclaration, quelle qu’elle soit, à ce sujet.
Voilà quelques-uns des défauts qui ne peuvent manquer de frapper toute personne qui
examinera l’Acte de Tolérance d’après ces lois de la raison qui sont les mêmes dans
tous les pays et dans tous les âges. Mais ces défauts paraîtront peut-être des
mérites, si nous prenons garde aux passions et aux préjugés de ceux pour qui l’Acte de
Tolérance fut composé. Cette loi, remplie de contradictions que peut découvrir le
premier écolier venu en philosophie politique, fit ce que n’eût pu faire une loi
composée par toute la science des plus grands maîtres de philosophie politique. Que
les articles résumés tout à l’heure soient gênants, puérils, incompatibles entre eux,
incompatibles avec la vraie théorie de la liberté religieuse, chacun doit le
reconnaître. Tout ce qu’on peut dire pour leur défense est qu’ils ont ôté une grande
masse de maux sans choquer une grande masse de préjugés ; que, d’un seul coup et pour
toujours, sans un seul vote de division dans l’une ou dans l’autre chambre, sans une
seule émeute dans les rues, sans presque un seul murmure même dans les classes qui
étaient le plus profondément imprégnées de bigoterie, ils ont mis fin à une
persécution qui s’était déchaînée pendant quatre générations, qui avait brisé un
nombre infini de cœurs, qui avait désolé un nombre infini de foyers, qui avait rempli
les prisons d’hommes dont le monde n’était pas digne, qui avait chassé des milliers de
ces laboureurs et de ces artisans honnêtes, actifs, religieux, qui sont la vraie force
des nations, et les avait forcés à chercher un refuge au-delà de l’Océan, parmi les
wigwams des Indiens rouges et les repaires des panthères. Une telle défense paraîtra
faible peut-être à des théoriciens étroits. Mais probablement les hommes d’État la
jugeront complète The Toleration Act
approaches very near to the idea of a great English law. To a jurist, versed in
the theory of legislation, but not intimately acquainted with the temper of the
sects and parties into which the nation was divided at the time of the
Revolution, that act would seem to be a mere chaos of absurdities and
contradictions. It will not bear to be tried by sound general principles. Nay,
it will not bear to be tried by any principle, sound or unsound. The sound
principle undoubtedly is, that mere theological error ought not to be punished
by the civil magistrate. This principle the Toleration Act not only does not
recognise, but positively disclaims. Not a single one of the cruel laws enacted
against nonconformists by the Tudors or the Stuarts is repealed. Persecution
continues to be the general rule. Toleration is the exception. Nor is this all.
The freedom which is given to conscience is given in the most capricious manner.
A Quaker, by making a declaration of faith in general terms, obtains the full
benefit of the act without signing one of the thirty nine articles. An
Independant minister, who is perfectly willing to make the declaration required
from the quaker, but who has doubts about six or seven of the articles, remains
still subject to the penal laws. Howe is liable to punishment if he preaches
before he has solemnly declared his assent to the anglican doctrine touching the
Eucharist. Penn, who altogether rejects the Eucharist, is at perfect liberty to
preach without making any declaration whatever on the subject. These are
some of the obvious faults which must strike every person who examines the
Toleration Act by that standard of just reason which is the same in all
countries and in all ages. But these very faults may perhaps appear to be
merits, when we take into consideration the passions and prejudices of those for
whom the Toleration Act was framed. This law, abounding with contradictions
which every smatterer in political philosophy can detect, did what a law framed
by the utmost skill of the greatest masters of political philosophy might have
failed to do. That the provisions which have been recapitulated are cumbrous,
puerile, inconsistent with each other, inconsistent with the true theory of
religious liberty, must be acknowledged. All that can be said in their defence
is this ; that they removed a vast mass of evil without shocking a vast mass of
prejudice ; that they put an end, at once and for ever, without one division in
either house of Parliament ; without one riot in the streets, with scarcely one
audible murmur even from the classes most deeply tainted with bigotry, to a
persecution which had raged during four generations, which had broken
innumerable hearts, which had made innumerable firesides desolate, which had
filled the prisons with men of whom the world was not worthy, which had driven
thousands of those honest, diligent and God-fearing yeomen and artisans who are
the true strength of a nation, to seek a refuge beyond the ocean among the
wigwams of red Indians and the lairs of panthers. Such a defence, however weak
it may appear to some shallow speculators, will probably be thought complete by
statesmen. (History of England, t. IV, p,
86.)
Pour moi, ce que je trouve complet ici, c’est l’art de développer. Ces antithèses
d’idées soutenues par des antithèses de mots, ces phrases symétriques, ces expressions
répétées à dessein pour attirer l’attention, cet épuisement de la preuve mettent sous
nos yeux le talent d’avocat et d’orateur que nous rencontrions tout à l’heure dans
l’art de plaider toutes les causes, de posséder un nombre infini de moyens, de les
posséder tous et toujours à chaque incident du procès. Ce qui achève de manifester ce
genre d’esprit, ce sont les fautes où son talent l’entraîne. À force de développer, il
allonge. Plus d’une fois ses explications sont des lieux communs. Il prouve ce que
tout le monde accorde. Il éclaircit ce qui est clair. Tel passage sur la nécessité des
réactions semble l’amplification d’un bon élève
Le dernier trait, le plus singulier, le moins anglais de cette histoire, c’est
qu’elle est intéressante. Macaulay a écrit, dans la Revue
d’Édimbourg, cinq volumes d’Essais ; et chacun sait que le premier mérite d’un
reviewer, ou d’un journaliste, est de se faire lire. Un gros
volume a le droit d’ennuyer ; il n’est pas gros pour rien ; sa taille réclame d’avance
l’attention de celui qui l’ouvre. La solide reliure, la table symétrique, la préface,
les chapitres substantiels alignés comme des soldats en bataille, tout vous ordonne de
prendre un fauteuil, d’endosser une robe de chambre, de mettre vos pieds au feu, et
d’étudier ; vous ne devez pas moins à l’homme grave qui se présente à vous armé de six
cents pages de texte et de trois ans de réflexion. Mais un journal qu’on parcourt dans
un café, une revue qu’on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à table,
ont besoin d’attirer les yeux, de vaincre la distraction, de conquérir leurs lecteurs.
Macaulay a pris ce besoin dans cet exercice, et il a conservé dans l’histoire les
habitudes qu’il avait gagnées dans les journaux. Il emploie tous les moyens de garder
l’attention, bons ou médiocres, dignes ou indignes d’un grand talent, entre autres,
l’allusion aux circonstances actuelles. Vous savez ce mot d’un directeur de revue à
qui Pierre Leroux proposait un article sur Dieu. « Dieu ! cela n’a pas d’actualité ! »
Macaulay en profite. S’il nomme un régiment, il indique en quelques lignes les actions
d’éclat qu’il a faites depuis son institution jusqu’à nos jours : voilà les officiers
de ce régiment campés en Crimée, à Malte ou à Calcutta, obligés de lire son histoire.
— Il raconte la réception de Schomberg par la Chambre : qui s’intéresse à Schomberg ?
À l’instant il ajoute que Wellington, cent ans plus tard, fut reçu en pareilles
circonstances avec un cérémonial copié du premier : quel Anglais ne s’intéresse pas à
Wellington ? — Il raconte le siége de Londonderry, il désigne la place que les
anciens bastions occupent dans la ville actuelle, le champ qui était couvert par le
camp irlandais, le puits où buvaient les assiégeants : quel habitant de Londonderry
pourra s’empêcher d’acheter son livre ? — Quelque ville qu’il aborde, il marque les
changements qu’elle a subis, les nouvelles rues ajoutées, les bâtiments réparés ou
construits, l’augmentation du commerce, l’introduction d’industries nouvelles : voilà
tous les aldermen et tous les négociants obligés de souscrire à son ouvrage. —
Ailleurs nous rencontrons une anecdote sur un acteur et une actrice : comme les
superlatifs intéressent, il commence par dire que William Mountford était « le plus
agréable comédien », qu’Anne Bracegirdle était « l’actrice la plus populaire » du
temps. S’il introduit un homme d’État, il l’annonce toujours par quelque grand mot :
c’était « le plus insinuant », ou bien « le plus équitable », ou bien « le plus
instruit », ou bien « le plus acharné et le plus débauché » de tous les politiques
d’alors. — Mais ses grandes qualités le servent aussi bien là-dessus que ces machines
littéraires un peu trop visibles, un peu trop nombreuses, un peu trop grossières. La
multitude étonnante des détails, le mélange de dissertations psychologiques et
morales, des descriptions, des récits, des jugements, des plaidoiries, des portraits,
par-dessus tout la bonne composition et le courant continu d’éloquence occupent et
retiennent l’attention jusqu’au bout. On éprouve de la peine à finir un volume de
Lingard et de Robertson ; on aurait de la peine à ne pas finir un volume de
Macaulay.
Voici une narration détachée qui montre fort bien et en abrégé les moyens d’intéresser qu’il emploie, et le grand intérêt qu’il excite. Il s’agit du massacre de Glencoe. Il commence par décrire l’endroit en voyageur qui l’a vu, et le signale aux bandes de touristes et d’amateurs, historiens et antiquaires, qui tous les ans partent de Londres.
Mac-Ian habitait à l’entrée d’un ravin situé près du rivage méridional de Lochleven.
Près de la maison étaient deux ou trois petits hameaux habités par sa tribu. La
population qu’il gouvernait n’excédait pas, dit-on, deux cents âmes. Dans le voisinage
de ce petit groupe de villages, il y avait quelques bois-taillis et quelques
pâturages ; mais, en remontant un peu le défilé, on ne voyait aucun signe d’habitation
et de culture. En langue gaélique, Glencoe signifie Vallée des Larmes ; en effet, elle
est le plus mélancolique et le plus désolé de tous les défilés écossais. C’est
vraiment la vallée de l’Ombre de la Mortthe Pilgrim’s progress, par Bunyan.
La description, quoique fort belle, est écrite en style démonstratif. L’antithèse de la fin l’explique ; l’auteur l’a faite pour montrer que les gens de Glencoe étaient les plus grands brigands du pays.
Le maître de Stairs, qui représentait Guillaume en Écosse, s’autorisant de ce que Mac-Ian n’avait pas prêté le serment de fidélité au jour marqué, voulut détruire le chef et son clan. Il n’était poussé ni par une haine héréditaire, ni par un intérêt privé ; il était homme de goût, poli et aimable. Il fit ce crime par humanité, persuadé qu’il n’y avait pas d’autre moyen de pacifier les hautes terres. Là-dessus, Macaulay insère une dissertation de quatre pages, fort bien faite, pleine d’intérêt et de science, dont la diversité nous repose, qui nous fait voyager à travers toutes sortes d’exemples historiques, et toutes sortes de leçons morales.
Nous voyons chaque jour des hommes faire pour leur parti, pour leur secte, pour leur
pays, pour leurs projets favoris de réforme politique et sociale, ce qu’ils ne
voudraient pas faire pour s’enrichir ou se venger eux-mêmes. Devant une tentation
directement offerte à notre cupidité privée ou à notre animosité privée, ce que nous
avons de vertu prend l’alarme. Mais la vertu elle-même contribue à la chute de celui
qui croit pouvoir, en violant quelque règle morale importante, rendre un grand service
à une Église, à un État, à l’humanité. Il fait taire les objections de sa conscience,
et endurcit son cœur contre les spectacles les plus émouvants, en se répétant à
lui-même que ses intentions sont pures, que son objet est noble, et qu’il fait un
petit mal pour un grand bien. Par degrés, il arrive à oublier entièrement l’infamie
des moyens en considérant l’excellence de la fin, et accomplit sans un seul remords de
conscience des actions qui feraient horreur à un boucanier. Il n’est pas à croire que
saint Dominique, pour le meilleur archevêché de la chrétienté, eût poussé des pillards
féroces à voler et à massacrer une population pacifique et industrieuse, qu’Éverard
Digby, pour un duché, eût fait sauter une grande assemblée en l’air, ou que
Robespierre eût tué, moyennant salaire, une seule des personnes dont il tua des
milliers par philanthropie. We daily see
men do for their party, for their sect, for their country, for their favourite
schemes of political and social reform, what they would not do to enrich or to
avenge themselves. At a temptation directly addressed to our private cupidity or
to our private animosity, whatever virtue we have takes the alarm. But virtue
itself may contribute to the fall of him who imagines that it is in his power,
by violating some general rule of morality, to confer an important benefit on a
church, on a commonwealth, on mankind. He silences the remonstrances of
conscience, and hardens his heart against the most touching spectacles of
misery, by repeating to himself that his intentions are pure, that his objects
are noble, that he is doing a little evil for the sake of a great good. By
degrees he comes altogether to forget the turpitude of the means in the
excellence of the end, and at length perpetrates without one internal twinge
acts which would shock a buccaneer. There is no reason to believe that Dominic
would, for the best archbishopric in Christendom, have incited ferocious
marauders to plunder and slaughter a peaceful and industrious population, that
Everard Digby would for a dukedom have blown a large assembly of people into the
air, or that Robespierre would have murdered for hire one of the thousands whom
he murdered from philanthropy. (Ibid., p.
12.)
Ne reconnaît-on pas ici l’Anglais élevé parmi les essais et les sermons psychologiques et moraux, qui involontairement, à chaque instant, en répand quelqu’un sur le papier ? Ce genre est inconnu dans nos chaires et dans nos revues ; c’est pourquoi il est inconnu dans nos histoires. Chez nos voisins, pour entrer dans l’histoire, il n’a qu’à descendre de la chaire et du journal.
Je ne traduis pas la suite de l’explication, les exemples de Jacques V, de Sixte-Quint et de tant d’autres, que Macaulay cite pour donner des précédents au maître de Stairs. Suit une discussion très-circonstanciée et très-solide prouvant que le roi Guillaume n’est pas responsable du massacre. Il est clair que l’objet de Macaulay, ici comme ailleurs, est moins de faire une peinture que de suggérer un jugement. Il veut que nous ayons une opinion sur la moralité de l’acte, que nous l’attribuions à ses véritables auteurs, que chacun d’eux ait exactement sa part, et point davantage. Un peu plus loin, quand il s’agira de punir le crime, et que Guillaume, ayant châtié sévèrement les exécuteurs, se contentera de révoquer le maître de Stairs, Macaulay compose une dissertation de plusieurs pages pour juger cette injustice et pour blâmer le roi. Ici, comme ailleurs, il est encore orateur et moraliste ; aucun moyen n’a plus de force pour intéresser un lecteur anglais. Heureusement pour nous, il redevient enfin narrateur ; les menus détails qu’il choisit alors fixent l’attention et mettent la scène sous les yeux.
La vue des habits rouges qui approchaient inquiéta un peu la population de la vallée.
John, le fils aîné du chef, accompagné par vingt hommes de son clan, vint à la
rencontre des étrangers, et leur demanda ce que signifiait cette visite. Le lieutenant
Lindsay répondit que les soldats venaient en amis et ne demandaient que des logements.
Ils furent accueillis amicalement et logées sous les toits de chaume de la petite
communauté. Glenlyon et plusieurs de ses hommes furent reçus dans la maison d’un
montagnard qui s’appellait Inverrigen, du nom du groupe de huttes sur lesquelles il
avait autorité. Lindsay eut son logis plus près de la demeure du vieux chef.
Auchintriater, un des principaux du clan, qui gouvernait le petit hameau d’Auchnaion,
y trouva des quartiers pour une troupe d’hommes commandée par le sergent Barbour. Les
provisions furent libéralement fournies. On mangea des bœufs qui probablement avaient
été engraissés dans des pâturages éloignés ; aucun payement ne fut demandé ; car, en
hospitalité comme en brigandage, les maraudeurs celtes étaient rivaux des Bédouins.
Pendant douze jours, les soldats vécurent familièrement avec les habitants de la
vallée. Le vieux Mac-Ian, qui avait été fort inquiet, ne sachant s’il était considéré
comme sujet ou comme rebelle, paraît avoir vu cette visite avec plaisir. Les officiers
passaient une grande partie de leur temps avec lui et avec sa famille. Les longues
soirées coulaient gaiement auprès du feu de tourbe, grâce à quelques paquets de
cartes, qui avaient trouvé leur chemin jusqu’à ce coin reculé du monde, et à quelques
flacons d’eau-de-vie française, qui probablement, étaient l’adieu de Jacques à ses
partisans des hautes terres. Glenlyon paraissait chaudement attaché à la nièce du
vieux chef et à son mari Alexandre. Chaque jour il venait dans leur maison pour boire
le coup du matin. Cependant il observait avec une attention scrupuleuse tous les
chemins par où les Macdonalds pourraient essayer de s’enfuir quand on donnerait le
signal du massacre, et il envoyait le résultat de ses observations à Hamilton
La nuit était rude. Très-tard dans la soirée, le vague soupçon de quelque mauvais
dessein traversa l’esprit du fils aîné du chef. Les soldats étaient évidemment dans un
état d’agitation ; et quelques-uns d’entre eux prononçaient des cris singuliers. On
entendit, à ce que l’on prétend, deux hommes chuchoter : « Je n’aime pas cette
besogne. » Un d’entre eux murmura : « Je serais content de combattre les Macdonalds.
Mais tuer des hommes dans leur lit ! — Il faut faire ce qu’on nous commande, répondit
une autre voix ; s’il y a là quelque chose de mal, c’est l’affaire de nos officiers. »
— John Macdonald fut si inquiet qu’un peu après minuit il alla au quartier de
Glenlyon. Glenlyon et ses hommes étaient tous debout, et semblaient mettre leurs armes
en état pour une action. John, très-alarmé, demanda pourquoi ces préparatifs. Glenlyon
se répandit en protestations amicales. « Des gens de Glengarry maraudent dans le pays,
nous nous préparons pour marcher contre eux. Vous êtes bien en sûreté. Croyez-vous que
si vous couriez quelque danger, je n’aurais pas donné un avis à votre frère Sandy et à
sa femme ? Les soupçons de John se calmèrent. Il revint chez lui, et se coucha The night was rough. Hamilton and his troops
made slow progress, and were long after their time. While they were contending
with the wind and snow, Glenlyon was supping and playing at cards with those
whom he meant to butcher before daybreak. He and lieutenant Lindsay had engaged
themselves to dine with the old Chief on the morrow. Late in the evening a
vague suspicion that some evil was intended crossed the mind of the Chief’s
eldest son. The soldiers were evidently in a restless state ; and some of them
uttered strange cries. Two men, it is said, were overheard whispering. “I do not
like this job :” one of them muttered, “I should be glad to fight the
Macdonalds. But to kill men in their beds !” — “We must do as we are bid,”
answered another voice. “If there is anything wrong, our officers must answer
for it.” John Macdonald was so uneasy that, soon after midnight, he went to
Glenlyon’s quarters. Glenlyon and his men were all up, and seemed to be getting
their arms ready for action. John, much alarmed, asked what these preparations
meant. Glenlyon was profuse of friendly assurances. “Some of Glengarry’s people
have been harrying the country. We are getting ready to march against them. You
are quite safe. Do you think that, if you were in any danger, I should not have
given a hint to your brother Sandy and his wife ?” John’s suspicions were
quieted. He returned to his house, and lay down to
rest.
Le lendemain, à cinq heures du matin, le vieux chef fut assassiné, ses hommes fusillés dans leur lit ou au coin de leur feu. Des femmes furent égorgées ; un enfant de douze ans, qui demandait la vie à genoux, tué ; ceux qui s’étaient enfuis demi-nus, les femmes, les enfants, périrent de froid et de faim dans la neige.
Ces détails précis, ces conversations de soldats, cette peinture des soirées passées au coin du foyer, donnent à l’histoire le mouvement et la vie du roman. Et pourtant l’historien reste orateur ; car il a choisi tous ces faits pour mettre en lumière la perfidie des assassins et l’horreur du massacre, et il s’en servira plus tard pour demander, avec toute la puissance de la passion et de la logique, la punition des criminels.
Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises porte partout la marque d’un talent vraiment anglais. Universelle, suivie, elle enveloppe tous les faits dans sa vaste trame sans la diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle éclaircit les faits obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l’attention et la garde. Elle a la vie, la clarté, l’unité, qualités qui semblaient toutes françaises. Il semble que l’auteur soit un vulgarisateur comme M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un artiste comme M. Thierry. La vérité est qu’il est orateur, et orateur à la façon de son pays ; mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et qu’il les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît suppléer par elles aux facultés qu’il n’a pas. Il n’est pas véritablement philosophe : la médiocrité de ses premiers chapitres sur l’ancienne histoire d’Angleterre le prouve assez ; mais sa force de raisonnement, ses habitudes de classification et d’ordre mettent l’unité dans son histoire. Il n’est pas véritablement artiste : quand il fait une peinture, il songe toujours à prouver quelque chose ; il insère des dissertations aux endroits les plus touchants ; il n’a ni grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une mémoire étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand talent d’avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une connaissance précise des faits précis et petits qui attachent l’attention, font illusion, diversifient, animent et échauffent un récit. Il n’est pas simplement vulgarisateur : il est trop ardent, trop acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses adversaires, pour avoir le limpide talent de l’homme qui explique et qui expose, sans avoir d’autre but que d’expliquer et d’exposer, qui répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la chaleur, mais il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de convaincre, si riche en développements, qu’il ne peut manquer d’être populaire. Par cette ampleur de science, par cette puissance de raisonnement et de passion, il a produit un des plus beaux livres du siècle, en manifestant le génie de sa nation. Cette solidité, cette énergie, cette profonde passion politique, ces préoccupations de morale, ces habitudes d’orateur, cette puissance limitée en philosophie, ce style un peu uniforme, sans flexibilité ni douceur, ce sérieux éternel, cette marche géométrique vers un but marqué, annoncent en lui l’esprit anglais. Mais s’il est anglais pour nous, il ne l’est pas pour sa nation. L’animation, l’intérêt, la clarté, l’unité de son récit les étonnent. Ils le trouvent brillant, rapide, hardi ; c’est, disent-ils, un esprit français. Sans doute, il l’est en plusieurs points ; s’il entend mal Racine, il admire Pascal et Bossuet ; ses amis disent qu’il faisait de Mme de Sévigné sa lecture journalière. Bien plus, par la structure de son esprit, par son éloquence et par sa rhétorique, il est latin ; en sorte que la charpente intérieure de son talent le range parmi les classiques ; c’est seulement par son vif sentiment du fait particulier, complexe et sensible, par son énergie et sa rudesse, par la richesse un peu lourde de son imagination, par l’intensité de son coloris, qu’il est de sa race. Comme Addison et Burke, il ressemble à une greffe étrangère alimentée et transformée par la séve du tronc national. En tout cas, ce jugement est la plus forte marque de la différence des deux peuples. Pour aller chez ses voisins, un Français doit faire deux voyages. Quand il a franchi la première distance, qui est grande, il aborde sur Macaulay. Qu’il se rembarque ; il lui faut entreprendre une seconde traversée aussi longue pour parvenir sur Carlyle, par exemple, sur un esprit foncièrement germanique, sur le vrai sol anglais.
1.
SON STYLE ET SON ESPRIT.
Position excentrique et importante de Carlyle en Angleterre.
I. Ses bizarreries, ses obscurités, ses violences. — Son imagination, ses enthousiasmes. — Ses crudités, ses bouffonneries.
II. L’humour. En quoi elle consiste. Comment elle est germanique. —
Peintures grotesques et tragiques. — Les dandies et les mendiants. — Catéchisme des
cochons. — Extrême tension de son esprit et de ses nerfs.
III. Quelles barrières qui le contiennent et le dirigent. — Le sentiment du réel et le sentiment du sublime.
IV. Sa passion pour le fait exact et prouvé. — Sa recherche des sentiments éteints.
— Véhémence de son émotion et de sa sympathie. — Intensité de sa croyance et de sa
vision. — Past and Present. Cromwell’s Letters and speeches. — Son
mysticisme historique. — Grandeur et tristesse de ses visions. — Comment il figure
le monde d’après son propre esprit.
V. Que tout objet est un groupe, et que tout l’emploi de la pensée humaine est la reproduction d’un groupe. — Deux façons principales de le reproduire, et deux sortes principales d’esprit. — Les classificateurs. — Les intuitifs. — Inconvénients du second procédé. — Comment il est obscur, hasardé, dénué de preuves. — Comment il pousse à l’affectation et à l’exagération. — Duretés et outrecuidance qu’il provoque. — Avantages de ce genre d’esprit. — Il est seul capable de reproduire l’objet. — Il est le plus favorable à l’invention originale. — Quel emploi Carlyle en a fait.
2.
SON RÔLE.
Introduction des idées allemandes en Europe et en Angleterre. — Études allemandes de Carlyle.
I. De l’apparition des formes d’esprit originales. — Comment elles agissent et finissent. — Le génie artistique de la Renaissance. — Le génie oratoire de l’âge classique. — Le génie philosophique de l’âge moderne. — Analogie probable des trois périodes.
II. En quoi consiste la forme d’esprit moderne et allemande. — Comment l’aptitude aux idées universelles a renouvelé la linguistique, la mythologie, l’esthétique, l’histoire, l’exégèse, la théologie et la métaphysique. — Comment le penchant métaphysique a transformé la poésie.
III. Idée capitale qui s’en dégage. — Conception des parties solidaires et complémentaires. — Nouvelle conception de la nature et de l’homme.
IV. Inconvénients de cette aptitude. — L’hypothèse gratuite et l’abstraction vague. — Discrédit momentané des spéculations allemandes.
V. Comment chaque nation peut les reforger. — Exemples anciens : L’Espagne au seizième et au dix-septième siècle. — Les puritains et les jansénistes au dix-septième siècle. — La France au dix-huitième siècle. — Par quels chemins ces idées peuvent entrer en France. — Le positivisme. — La critique.
VI. Par quels chemins ces idées peuvent entrer en Angleterre. — L’esprit exact et positif. — L’inspiration passionnée et poétique. — Quelle voie suit Carlyle.
3.
SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.
Sa méthode est morale, non scientifique. — En quoi il ressemble aux puritains. —
Sartor resartus.
I. Les choses sensibles ne sont que des apparences. — Caractère divin et mystérieux de l’être. — Sa métaphysique.
II. Comment on peut traduire les unes dans les autres les idées positivistes, poétiques, spiritualistes et mystiques. — Comment chez Carlyle la métaphysique allemande s’est changée en puritanisme anglais.
III. Caractère moral de ce mysticisme. — Conception du devoir. — Conception de Dieu.
IV. Conception du christianisme. — Le christianisme véritable et le christianisme officiel. — Les autres religions. — Limite et portée de la doctrine.
V. Sa critique. — Quelle valeur il attribue aux écrivains. — Quelle classe d’écrivains il exalte. — Quelle classe d’écrivains il déprécie. — Son esthétique. — Son jugement sur Voltaire.
VI. Avenir de la critique. — En quoi elle est contraire aux préjugés de siècle et de rôle. — Le goût n’a qu’une autorité relative.
4.
SA CONCEPTION DE L’HISTOIRE.
I. Suprême importance des grands hommes. — Qu’ils sont des révélateurs. — Nécessité de les vénérer.
II. Liaison de cette conception et de la conception allemande. — En quoi Carlyle est imitateur. — En quoi il est original. — Portée de sa conception.
III. Comment la véritable histoire est celle des sentiments héroïques. — Que les véritables historiens sont des artistes et des psychologues.
IV. Son histoire de Cromwell. — Pourquoi elle ne se compose que de textes reliés par un commentaire. — Sa nouveauté et sa valeur. — Comment il faut considérer Cromwell et les puritains. — Importance du puritanisme dans la civilisation moderne. — Carlyle l’admire sans restriction.
V. Son histoire de la Révolution française. — Sévérité de son jugement. — En quoi il est clairvoyant et en quoi il est injuste.
VI. Son jugement sur l’Angleterre moderne. — Contre le goût du bien-être et la tiédeur des convictions. — Sombres prévisions pour l’avenir de la démocratie contemporaine. — Contre l’autorité des votes. — Théorie du souverain.
VII. Critique de ces théories. — Dangers de l’enthousiasme. — Comparaison de Carlyle et de Macaulay.
Lorsqu’on demande aux Anglais, surtout à ceux qui n’ont pas quarante ans, quels sont chez eux les hommes qui pensent, ils nomment d’abord Carlyle ; mais en même temps ils vous conseillent de ne pas le lire, en vous avertissant que vous n’y entendrez rien du tout. Là-dessus, comme il est naturel, on se hâte de prendre les vingt volumes de Carlyle, critique, histoire, pamphlets, fantaisies, philosophie ; on les lit avec des émotions fort étranges, et en démentant chaque matin son jugement de la veille. On découvre enfin qu’on est devant un animal extraordinaire, débris d’une race perdue, sorte de mastodonte égaré dans un monde qui n’est point fait pour lui. On se réjouit de cette bonne fortune zoologique, et on le dissèque avec une curiosité minutieuse, en se disant qu’on n’en retrouvera peut-être pas un second.
On est dérouté d’abord. Tout est nouveau ici, les idées, le style, le ton, la coupe
des phrases et jusqu’au dictionnaire. Il prend tout à contre-pied, il violente tout,
les expressions et les choses. Chez lui les paradoxes sont posés en principe ; le
bon sens prend la forme de l’absurde : on est comme transporté dans un monde inconnu
dont les habitants marchent la tête en bas, les pieds en l’air, en habits
d’arlequins, de grands seigneurs et de maniaques, avec des contorsions, des
soubresauts et des cris ; on est étourdi douloureusement de ces sons excessifs et
discordants ; on a envie de se boucher les oreilles, on a mal à la tête, on est
obligé de déchiffrer une nouvelle langue. On regarde à la table des volumes qui
doivent être les plus clairs, l’Histoire de la Révolution
française, par exemple, et l’on y lit ces titres de chapitres : « Idéaux
réalisés — Viatique — Astræa redux — Pétitions en hiéroglyphes —
Outres — Mercure de Brézé — Broglie le dieu de la guerre. » On se demande quelles
liaisons il peut y avoir entre ces charades et les événements si nets que nous
connaissons tous. On s’aperçoit alors qu’il parle toujours en énigmes. « Hacheurs de
logiqueLogick-choppers.A world all rocking and plunging,
like that old Roman one, when the measure of its iniquities was full ; the
abysses, and subterranean and supernal deluges, plainly broken loose ; in the
wild dim lighted chaos all stars of heaven gone out. No star of heaven visible,
hardly now to any man ; the pestiferous fogs and foul exhalations grown
continual, have, except on the highest mountain tops, blotted out all stars ;
will-o’-wisps, of various course and colour, take the place of stars. Over the
wild-surging cahos, in the leaden air, are only sudden glares of revolutionary
lightning ; then mere darkness with philanthropistic phosphorescences, empty
meteoric lights ; here and there an ecclesiastical luminary still hovering,
hanging on to its old quaking fixtures, pretending still to be a moon or sun,
though visibly it is but a chinese lantern made of
(paper
mainly with candle-end foully dying in the heart of it.Life of Sterling, p. 55).
Figurez-vous un volume, vingt volumes composés de tableaux pareils, reliés par des
exclamations et des apostrophes ; l’histoire même, son Histoire de la
Révolution française, ressemble à un délire. Carlyle est un voyant puritain qui voit passer devant lui les échafauds, les orgies, les
massacres, les batailles, et qui, assiégé de fantômes furieux ou sanglants,
prophétise, encourage ou maudit. Si vous ne jetez pas le livre de colère et de
fatigue, vous perdez le jugement ; vos idées s’en vont, le cauchemar vous prend ; un
carnaval de figures contractées et féroces tourbillonne dans votre tête ; vous
entendez des hurlements d’insurrection, des acclamations de guerre ; vous êtes
malade : vous ressemblez à ces auditeurs des covenantaires que la prophétie
remplissait de dégoût ou d’enthousiasme, et qui cassaient la tête au prophète, s’ils
ne le prenaient pour général.
Ces violentes saillies vous paraîtront encore plus violentes si vous remarquez l’étendue du champ qu’elles parcourent. Du sublime à l’ignoble, du pathétique au grotesque, il n’y a qu’un pas pour Carlyle. Il touche du même coup les deux extrêmes. Ses adorations finissent par des sarcasmes. « L’univers est pour lui aussi bien un oracle et un temple qu’une cuisine et une écurie. » Il est à son aise dans le mysticisme comme dans la brutalité.
« Un silence de mort, dit-il en parlant d’un coucher de soleil au cap Nord In
the heart of the remotest mountains rises the little kirk ; the dead all
slumbering round it, under their white memorial-stones, “in hope of happy
resurrection.” Dull wert thou, o reader, if never in any hour (say of moaning
midnight, when such kirk hung spectral in the sky, and being was as if
swallowed up of darkness), it spoke to thee things unspeakable that went to
the soul’s soul. Strong was he that had a church, what we can call a church ;
he stood thereby, though “in the centre of immensities, in the conflux of
eternities,” yet manlike toward God and man ; the vague shoreless universe had
become for him a firm city and dwelling which he knew. ( The genius of England no
longer soars sunward, world defiant, like an eagle through the storms, “mewing
his mighty youth,” as John Milton saw her do ; the genius of England, much
liker a greedy ostrich intent on provender and a whole skin mainly, stands
with its (Sartor resartus.French Revolution, t. I, p. 13.History of the French Revolution, chap. II.)Adoration des bergers.Latter day
Pamphlets.French Revolution, t. I, p.
137.autre extrémité au soleil, sa tête d’autruche
enfoncée dans le premier buisson venu, sous de vieilles chapes ecclésiastiques, sous
des manteaux royaux, sous l’abri de toutes les défroques qui peuvent se trouver là ;
c’est dans cette position qu’elle attend l’issue. L’issue s’est fait attendre, mais
on voit maintenant qu’elle est inévitable. Il n’y a pas d’autruche tout occupée de
sa grossière pâture terrestre, et la tête enfoncée dans de vieilles défroques, qui
ne soit éveillée un jour d’une façon terrible, à posteriori, sinon
autrementother extremity sunward, with its ostrich-head
stuck into the readiest bush, of old church-tippets, king-cloaks, or what
other “sheltering fallacy” there may be, and so awaits the issue. The issue
has been slow ; but it is now seen to have been inevitable. No ostrich intent
on gross terrene provender, and sticking its head into fallacies, but will be
awakened one day in a terrible a posteriori manner, if not
otherwise.Cromwell’s Letters,
fin.)
C’est par cette bouffonnerie qu’il conclut son meilleur livre, sans quitter l’accent sérieux, douloureux, au milieu des anathèmes et des prophéties. Il a besoin de ces grandes secousses. Il ne sait pas se tenir en place, n’occuper à la fois qu’une province littéraire. Il bondit par saccades effrénées d’un bout à l’autre du champ des idées ; il confond tous les styles, il entremêle toutes les formes ; il accumule les allusions païennes, les réminiscences de la Bible, les abstractions allemandes, les termes techniques, la poésie, l’argot, les mathématiques, la physiologie, les vieux mots, les néologismes. Il n’est rien qu’il ne foule et ne ravage. Les constructions symétriques de l’art et de la pensée humaine, dispersées et bouleversées, s’amoncellent sous sa main en un gigantesque amas de débris informes, au haut duquel, comme un conquérant barbare, il gesticule et il combat.
Cette disposition d’esprit produit l’ Such a bemired auerochs or uras of the
German woods… : the poor wood-ox so bemired in the forests. (humour, mot intraduisible,
car la chose nous manque. L’humour est le genre de talent qui peut
amuser des Germains, des hommes du Nord ; il convient à leur esprit comme la bière
et l’eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d’une autre race, il est désagréable ;
nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer. Entre autres choses, ce talent
contient le goût des contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d’un
ecclésiastique qui officie, et développe en homme convaincu, les absurdités les plus
grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de bouffonneries. Heine
se moque de ses émotions au moment où il s’y livre. Ils aiment les travestissements,
mettent une robe solennelle aux idées comiques, une casaque d’arlequin aux idées
graves. — Un autre trait de l’humour est l’oubli du public.
L’auteur nous déclare qu’il ne se soucie pas de nous, qu’il n’a pas besoin d’être
compris ni approuvé, qu’il pense et s’amuse tout seul, et que si son goût et ses
idées nous déplaisent, nous n’avons qu’à décamper. Il veut être raffiné et original
tout à son aise ; il est chez lui dans son livre et portes closes ; il se met en
pantoufles, en robe de chambre, bien souvent les pieds en l’air, parfois sans
chemise. Carlyle a son style propre, et note son idée à sa façon ; c’est à nous de
la comprendre. Il fait allusion à un mot de Gœthe, de Shakspeare, à une anecdote qui
en ce moment le frappe ; tant pis pour nous si nous ne le savons pas. Il crie quand
l’envie lui en prend ; tant pis pour nous si nos oreilles ne s’y accommodent pas. Il
écrit selon les caprices de l’imagination, avec tous les soubresauts de
l’invention ; tant pis pour nous si notre esprit va d’un autre pas. Il note au vol
toutes les nuances, toutes les bizarreries de sa conception ; tant pis pour nous si
la nôtre n’y atteint pas. — Un dernier trait de l’humour est
l’irruption d’une jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses.
L’indécence saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée
sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un instant. Vous
voyez une grimace, un geste de polisson, puis tout rentre dans la solennité
habituelle. — Ajoutez enfin les éclats d’imagination imprévus. L’humoriste renferme
un poëte ; tout d’un coup, dans la brume monotone de la prose, au bout d’un
raisonnement, un paysage étincelle : beau ou laid, il n’importe ; il suffit qu’il
frappe. Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique, imaginatif,
amateur de contrastes violents, fondé sur la réflexion personnelle et triste, avec
des retours imprévus de l’instinct physique, si différent des races latines et
classiques, races d’orateurs ou d’artistes, où l’on n’écrit qu’en vue du public, où
l’on ne goûte que des idées suivies, où l’on n’est heureux que par le spectacle des
formes harmonieuses, où l’imagination est réglée, où la volupté semble naturelle.
Carlyle est profondément germain, plus voisin de la souche primitive qu’aucun de ses
contemporains, étrange et énorme dans ses fantaisies et dans ses plaisanteries ; il
s’appelle lui-même « un taureau sauvage embourbé dans les forêts de la GermanieLife of Stirling, p. 147.)Sartor resartus, qui est une philosophie du
costume, contient, à propos des tabliers et des culottes, une métaphysique, une
politique, une psychologie. L’homme, d’après lui, est un animal habillé. La société
a pour fondement le drap. « Car, comment sans habits pourrions-nous posséder la
faculté maîtresse, le siége de l’âme, la vraie glande pinéale du corps social, je
veux dire une bourse ? » D’ailleurs, aux yeux de la pure raison,
qu’est-ce que l’homme ? « Un esprit, une apparition divine, un moi mystérieux, qui,
sous ses guenilles de laine, porte un vêtement de chair tissu dans les métiers du
ciel, par lequel il est révélé à ses semblables, par lequel il voit et se fabrique
pour lui-même un univers avec des espaces azurés pleins d’étoiles et de longs
milliers de siècles
Veut-on avoir l’abrégé de sa politique et son opinion sur sa patrie ? Il prouve que
dans la transformation moderne des religions, deux sectes principales se sont
élevées, surtout en Angleterre, l’une, celle des porte-guenilles, l’autre, celle des
dandies. « La première est composée de personnes ayant fait vœu de pauvreté et
d’obéissance, et qu’on pourrait prendre pour des adorateurs d’Hertha, la Terre ; car
ils fouillent avec zèle et travaillent continuellement dans son sein, ou bien
renfermés dans des oratoires particuliers, ils méditent et manipulent les substances
qu’ils ont extraites de ses entrailles. D’autre part, comme les druides, ils vivent
dans des demeures sombres, souvent même ils cassent les vitres de leurs fenêtres et
les bourrent de pièces d’étoffes ou d’autres substances opaques, jusqu’à ce que
l’obscurité convenable soit rétablie. Ils sont tous rhizophages ou mangeurs de
racines. Quelques-uns sont ichthyophages et usent des harengs salés, s’abstenant de
toute autre nourriture animale, hormis des animaux morts de mort naturelle, ce qui
indique peut-être un sentiment brahminique étrangement perverti. Leur moyen
universel de subsistance est la racine nommée pomme de terre, qu’ils cuisent avec le
feu. Dans toutes les cérémonies religieuses, le fluide appelé whisky est, dit-on,
chose requise, et il s’y en fait une large consommation Something monastic there appears to be in their constitution ;
we find them bound by the two monastic vows of poverty and obedience : which
vows, especially the former, it is said, they observe with great strictness ;
nay, as I have understood it, they are pledged, and be it by any solemn
Nazarene ordination or not, irrevocably enough consecrated thereto, even Furthermore, they appear to imitate the Dandiacal sect in
their grand principle of wearing a peculiar costume. Their raiment
consists of innumerable skirts, lappets, and irregular wings, of all colours ;
through the labyrinthic intricacies of which their bodies are introduced by
some unknown process. It is fastened together by a multiplex combination of
buttons, thrums and skewers, to which frequently is added a girdle of leather,
of hempen or even of straw rope, round the loins. To straw rope, indeed, they
seem partial and often wear it by way of sandals. One might fancy them
worshippers of Hertha, or the Earth : for they dig and affectionately work
continually in her bosom ; or else, shut up in private oratories, meditate and
manipulate the substances derived from her ; seldom looking up towards the
heavenly luminaries, and then with comparative indifference. Like the druids,
on the other hand, they live in dark dwellings ; often even breaking their
glass-windows, where they find such, and stuffing them up with pieces of
raiment or other opaque substances, till the fit obscurity is
restored. In respect of diet, they have also their observances. All poor
slaves are rhizophagous (or root-eaters) ; a few are ichthyophagous, and use
salted herrings : other animal food they abstain from, except indeed, with
perhaps some strange inverted fragment of a brahminical feeling, such animals
as die a natural death. Their universal sustenance is the root named potato,
cooked by fire alone… In all their religious solemnities Potheen is said to be
an indispensable requisite and largely consumed. A
certain touch of manicheism, not indeed in the gnostic shape, is discernible
enough : also (for human error walks in a cycle, and reappears at intervals) a
not inconsiderable resemblance to that superstition of the Athos monks, who by
fasting from all nourishment, and looking intensely for a length of time into
their own navels, came to discern therein the true Apocalypse of Nature, and
Heaven unveiled. To my own surmise, it appears as if the Dandiacal sect were
but a new modification, adapted to the new time, of that primeval
superstition, They affect great purity
and separatism ; distinguish themselves by a particular costume (whereof some
notices were given in the earlier part of this volume) ; likewise, so far as
possible, by a particular speech (apparently some broken They have their temples, whereof the chief, as the Jewish Temple
did, stands in their metropolis ; and is named 1º Coats should have nothing of the triangle about
them ; at the same time, wrinkles behind should be carefully avoided. 2º
The collar is a very important point : it should be low behind, and slightly
rolled. 3º No licence of fashion can allow a man of delicate taste to
adopt the posterial luxuriance of a Hottentot. 4º There is safety in a
swallow-tail. 5º The good sense of a gentleman is nowhere more finely
developed than in his rings. 6º It is permitted to mankind, under
certain restrictions, to wear white waistcoats. 7º The trowsers must be
exceedingly tight across the hips. All which proposition I, for the
present, content myself with modestly but peremptorily and irrevocably
denying.before birth. That the third monastic vow, of chastity, is
rigidly enforced among them, I find no ground to
conjecture.self-worship.lingua
franca, or English-French) ; and on the whole, strive to maintain a
true Nazarene deportment, and keep themselves unspotted from the
world.Almack’s, a
word of uncertain etymology. They worship principally by night ; and have
their highpriests and highpriestesses, who, however, do not continue for life.
The rites, by some supposed to be of the Menadic sort, or perhaps with an
Eleusinian or Cabiric character, are held strictly secret. Nor are sacred
books wanting to the sect ; these they call fashionable
Novels : however, the Canon is not completed, and some are canonical
and others not…I might call them two boundless and
indeed unexampled electric machines (turned by the « machinery of society »)
with batteries of opposite quality, Drudgism the negative, Dandyism the
positive ; one attracts hourly toward it and appropriates all the positive
electricity of the nation (namely the money thereof) ; the other is equally busy
with the negative (that is to say the hunger), which is equally potent. Hitherto
you see only partial transient sparkles and sputters ; but wait a little, till
the entire nation is in an electric state ; till your whole vital electricity,
no longer healthfully neutral, is cut into two isolated portions of positive and
negative (of money and of hunger), and stands there bottled up in two
world-batteries. The stirring of a child’s finger brings the two together, and
then…
Latter day Pamphlets, jesuitism, p.
28.
« Supposons, dit-il, que des cochons (j’entends des cochons à quatre pieds), doués de sensibilité et d’une aptitude logique supérieure, ayant atteint quelque culture, puissent, après examen et réflexion, coucher sur le papier, pour notre usage, leur idée de l’univers, de leurs intérêts et de leurs devoirs ; ces idées pourraient intéresser un public plein de discernement comme le nôtre, et leurs propositions en gros seraient celles qui suivent :
« 1º L’univers, autant qu’une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en relavures qu’on peut atteindre et en relavures qu’on ne peut pas atteindre, ces dernières étant en quantité infiniment plus grande pour la majorité des cochons.
« 2º Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre les relavures. Le bien moral, la possibilité d’atteindre lesdites relavures.
« 3º La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement l’excellence des relavures et de l’orge moulue, ainsi que la félicité des cochons dont l’auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun !
« 4º Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.
« 5º Qui a fait le cochon ? Inconnu. Peut-être le boucher.
« 6º Définissez le devoir complet des cochons. — La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des relavures qu’on ne peut atteindre, et d’augmenter la quantité de celles qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul : La science des cochons, l’enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n’ont pas d’autre but. C’est le devoir complet des cochons
. » Supposing swine (I mean fourfooted swine), of sensibility and superior logical parts, had attained such culture ; and could, after survey and reflection, set down for us their notion of the Universe, and of their interests and duties there, might it not well interest a discerning public, perhaps in unexpected ways, and give a stimulus to the languishing book trade ? The votes of all creatures, it is understood at present, ought to be had, that you may “legislate” for them with better insight. “How can you govern a thing,” say many, “without first asking its vote ?” Unless, indeed, you already chance to know its vote, — and even something more, namely, what you are to think of its vote : what
itwants by its vote ; and, still more important, what Nature wants, — which latter, at the end of the account, is the only thing that will be got ! — Pig propositions, in a rough form, are somewhat as follows :1º The universe, so far as sane conjecture can go, is an immeasurable swine’s-trough, consisting of solid and liquid, and of other contrasts and kinds ; — especially consisting of attainable and unattainable, the latter in immensely greater quantities for most pigs.
2º Moral evil is unattainability of pig’s-wash ; moral good, attainability of ditto.
3º What is paradise, or the state of innocence ? Paradise, called also state of innocence, age of gold, and other names,
was(according to pigs of weak judgment) unlimited attainability of pig’s-wash ; perfect fulfilment of one’s wishes, so that the pig imagination could not outrun reality : a fable, an impossibility, as pigs of sense now see.4º “Define the whole duty of pigs.” It is the mission of universal pighood, and the duty of all pigs, in all times, to diminish the quantity of unattainable and increase that of attainable. All knowledge and device and effort ought to be directed thither and thither only ; pig science, pig enthusiasm and devotion have this one aim. It is the whole duty of pigs.
5º Pig poetry ought to consist of universal recognition of the excellence of pig’s-wash and ground barley, and the felicity of pigs whose trough is in order, and who have had enough : Hrumph !
6º The pig knows the weather ; he ought to look out what kind of weather it will be.
7º “Who made the pig ?” Unknown ; — perhaps the pork-butcher ?
8º “Have you law and justice in pigdom ?” Pigs of observation have discerned that there is, or was once supposed to be, a thing called justice. Undeniably at least there is a sentiment in pig-nature called indignation, revenge, etc., which, if one pig provoke another, comes out in a more or less destructive manner : hence laws are necessary, amazing quantities of laws. For quarrelling is attended with loss of blood, of life, at any rate with frightful effusion of the general stock of hog’s-wash, and ruin (temporary ruin) to large sections of the universal swine’s trough : wherefore let justice be observed, that so quarrelling be avoided.
9º “What is justice ?” Your own share of the general swine’s-trough, not any portion of my share.
10º “But what is my share ?” Ah ! there in fact lies the grand difficulty ; upon which pig science, meditating this long while, can settle absolutely nothing. My share — hrumph ! — my share is, on the whole, whatever I can contrive to get without being hanged or sent to the hulks.
Voilà la fange où il plonge la vie moderne, et par-dessous toutes les autres la vie
anglaise, noyant du même coup et dans la même bourbe l’esprit positif, le goût du
confortable, la science industrielle, l’Église, l’État, la philosophie et la loi. Ce
catéchisme cynique, jeté au milieu de déclamations furibondes, donne, je crois, la
note dominante de cet esprit étrange : c’est cette tension forcenée qui fait son
talent ; c’est elle qui produit et explique ses images et ses disparates, son rire
et ses fureurs. Il y a un mot anglais intraduisible qui peint cet état et montre
toute la constitution physique de la race : His blood is up. En
effet, le tempérament flegmatique et froid recouvre la surface ; mais quand le sang
soulevé a tourbillonné dans les veines, l’animal enfiévré ne s’assouvit que par des
ravages et ne se contente que par des excès.
Il semble qu’une âme si violente, si enthousiaste et si sauvage, si abandonnée aux folies de l’imagination, si dépourvue de goût, d’ordre et de mesure, ne soit capable que de divaguer et de s’user en hallucinations pleines de douleur et de danger. En effet, beaucoup de ceux qui ont eu ce tempérament, et qui sont véritablement ses ancêtres, les pirates norses, les poëtes du seizième siècle, les puritains du dix-septième, ont été des insensés, pernicieux aux autres et à eux-mêmes, occupés à ravager les choses et les idées, dévastateurs de la sécurité publique et de leur propre cœur. Deux barrières tout anglaises ont contenu et dirigé celui-ci : le sentiment du réel, qui est l’esprit positif, et le sentiment du sublime, qui fait l’esprit religieux ; l’un l’a appliqué aux choses réelles, l’autre lui a fourni l’interprétation des choses réelles ; au lieu d’être malade et visionnaire, il s’est trouvé philosophe et historien.
Il faut lire son histoire de Cromwell pour comprendre jusqu’à quel degré ce
sentiment du réel le pénètre, de quelles lumières ce sentiment du réel le munit ;
comme il rectifie les dates et les textes, comme il vérifie les traditions et les
généalogies ; comme il visite les lieux, examine les arbres, regarde les ruisseaux,
sait les cultures, les prix, toute l’économie domestique et rurale, toutes les
circonstances politiques et littéraires ; avec quelle minutie, quelle précision et
quelle véhémence il reconstruit devant ses yeux et devant nos yeux le tableau
extérieur des objets et des affaires, le tableau intérieur des idées et des
émotions ! Et ce n’est point simplement de sa part conscience, habitude ou prudence,
mais besoin et passion. Sur ce grand vide obscur du passé, ses yeux s’attachent aux
rares points lumineux, comme à un trésor. La noire marée de l’oubli a englouti le
reste ; les millions de pensées et d’actions de tant de millions d’êtres ont
disparu, et nulle puissance ne les fera de nouveau surgir à la lumière. Ces quelques
points subsistent seuls, comme les têtes des plus hauts rocs dans un continent
submergé. De quelle ardeur, avec quel profond sentiment des mondes détruits dont
elles sont le témoignage, l’historien va-t-il porter sur elles ses mains pressantes,
pour découvrir par leur nature et leur structure quelque révélation des grands
espaces noyés que nul œil ne reverra plus ! Un chiffre, un détail de dépense, une
misérable phrase de latin barbare est sans prix aux yeux de Carlyle. Je voudrais
faire lire le commentaire dont il entoure la chronique du moine JocelynPast and present.tredecim sterlingii). » « Il a été là, il y a été, lui,
véritablement. Voilà la grande particularité, l’incommensurable, — celle qui
distingue à un degré effectivement infini le plus pauvre fait historique de toute
espèce de fiction quelle qu’elle soit. La fiction, l’imagination, la poésie
imaginative, quand elles ne sont pas le véhicule de quelque vérité, c’est-à-dire
d’un fait de quelque genre, — que sont-elles ? — Regardez-y bien. — Cette
Angleterre de l’an 1200 n’était pas un vide chimérique, une terre de songes, peuplée
par de simples fantômes vaporeux, par les Fœdera de Rymer, par des doctrines sur la
constitution, mais une solide terre verte où poussaient le blé et diverses autres
choses. Le soleil luisait sur elle avec les vicissitudes des saisons et des fortunes
humaines. On y tissait les étoffes, on s’en habillait ; des fossés étaient creusés,
des sillons tracés, des maisons bâties ; jour par jour, hommes et animaux se
levaient pour aller au travail ; nuit par nuit, ils retournaient lassés chacun dans
son gîte. — Ces vieux murs menaçants ne sont pas une conjecture, un amusement de
dilettante, mais un fait sérieux ; c’est pour un but bien réel et sérieux qu’ils ont
été bâtis. — Oui, il y avait un autre monde quand ces noires ruines, blanches dans
leur nouveau mortier et dans leurs ciselures fraîches, étaient des murailles et pour
la première fois ont vu le soleil — il y a longtemps. — Cette architecture, dis-tu,
ces beffrois, ces charrues de terre féodale ? Oui. Mais ce n’est là qu’une petite
portion de la chose. — Mon ami, est-ce que cela ne te fait jamais réfléchir, cette
autre portion de la chose, je veux dire que ces hommes-là avaient une âme, — non par ouï-dire seulement, et par figure de style, — mais comme
une vérité qu’ils savaient et d’après laquelle ils agissaient“For king Lackland
(was there, verily
he ; there, we say, is the grand peculiarity, the immeasurable one ;
distinguishing to a really infinite degree the poorest historical fact from all
fiction whatsoever. Fiction, “imagination, imaginative poetry,” etc., etc.,
except as the vehicle for truth, or fact of some sort… what is it ?… Behold
therefore ; this England of the year 1200 was no chimerical vacuity or
dream-land peopled with mere vaporous fantasms, Rymer’s Fœdera, and Doctrines of
the constitution, but a green solid place, that grew corn and several other
things. The sun shone on it ; the vicissitude of seasons and human fortunes.
Cloth was woven and worn, ditches were dug, furrow fields ploughed and houses
built. Day by day all men and cattle rose to labour, and night by night returned
home weary to their several lairs… And yet these grim old walls are not a
dilettantism and dubiety ; they are an earnest fact. It was a most real and
serious purpose they were built for. Yes, another world it was, when these black
ruins, white in their new mortar and fresh chiselling, first saw the sun as
walls, long ago… Their architecture, belfries, land-carucates ? Yes, and that is
but a small item of the matter. Does it never give thee pause, this other
strange item of it, that men then had a soul, — not by hearsay
alone, and as a figure of speech, — but as a truth that they knew, and practically went upon ?Past and
Present, p. 65.)It is the property of
the hero, in every time, in every place, in every situation, that he comes back
to reality ; that he stands upon things, and not shews of things.
(On Heroes, p. 193.)
Il va au-delà, ou plutôt il est emporté au-delà. Les faits saisis par cette
imagination véhémente s’y fondent comme dans une flamme. Sous cette furie de la
conception, tout vacille. Les idées, changées en hallucinations, perdent leur
solidité ; les êtres semblent des rêves ; le monde apparaissant dans un cauchemar ne
semble plus qu’un cauchemar ; l’attestation des sens corporels perd son autorité
devant des visions intérieures aussi lucides qu’elle-même. L’homme ne trouve plus de
différence entre ses songes et ses perceptions. Le mysticisme entre comme une fumée
dans les parois surchauffées de l’intelligence qui craque. C’est ainsi qu’il a
pénétré autrefois dans les extases des ascètes indiens et dans les philosophies de
nos deux premiers siècles. Partout le même état de l’imagination a produit la même
doctrine. Les puritains, qui sont les vrais ancêtres de Carlyle, s’y trouvaient tout
portés. Shakspeare y arrivait par la prodigieuse tension de son rêve poétique, et
Carlyle répète sans cesse d’après lui « que nous sommes faits de la même étoffe que
nos songes. » Ce monde réel, ces événements si âprement poursuivis, circonscrits et
palpés, ne sont pour lui que des apparitions ; cet univers est divin. « Ton pain,
tes habits, tout y est miracle, la nature est surnaturelle. » — « Oui, il y a un
sens divin, ineffable, plein de splendeur, d’étonnement et de terreur, dans l’être
de chaque homme et de chaque chose ; je veux dire la présence de Dieu qui a fait
tout homme et toute chose Thy daily life
is girt with wonder, and based on wonder ; thy very blankets and breeches are
miracles… The unspeakable divine signifiance full of splendour and
wonder and terror lies in the being of every man and of every thing : the
presence of God who made every man and thing.Atheistic science babbles poorly of it, with scientific
nomenclatures, experiments and what not, as if it were a poor dead thing, to be
bottled up in Leyden jars, and sold over counters. But the natural sense of man,
in all times, if he will honestly apply his sense, proclaims it to be a living
thing — ah, an unspeakable, godlike thing, towards which the best attitude for
us, after never so much science, is awe, devout prostration and humility of
soul, worship if not in words, then in silence.
(On
Heroes, p. 3.)ailleurs et répondront éternellement de leur court passage. Il s’écrie et
frémit à l’idée de ce monde immobile, dont le nôtre n’est que la figure changeante.
Il y devine je ne sais quoi d’auguste et de terrible. Car il le façonne et façonne
le nôtre à l’image de son propre esprit ; il le définit par les émotions qu’il en
tire et le figure par les impressions qu’il en reçoit. Un chaos mouvant de visions
splendides, de perspectives infinies s’émeut et bouillonne en lui au moindre
événement qu’il touche ; les idées affluent, violentes, entrechoquées, précipitées
de tous les coins de l’horizon parmi les ténèbres et les éclairs ; sa pensée est une
tempête : et ce sont les magnificences, les obscurités et les terreurs d’une tempête
qu’il attribue à l’univers. Une telle conception est la source véritable du
sentiment religieux et moral. L’homme qui en est pénétré passe sa vie comme les
puritains, à vénérer et à craindre. Carlyle passe sa vie à exprimer et à imprimer la
vénération et la crainte, et tous ses livres sont des prédications.
Voilà certes un esprit étrange, et qui nous fait réfléchir. Rien de plus propre à manifester des vérités que ces êtres excentriques. Ce ne sera pas mal employer le temps que de chercher à celui-ci sa place, et d’expliquer par quelles raisons et dans quelle mesure il doit manquer ou atteindre la beauté et la vérité.
Sitôt que vous voulez penser, vous avez devant vous un objet entier et distinct,
c’est-à-dire un ensemble de détails liés entre eux et séparés de leurs alentours.
Quel que soit l’objet, arbre, animal, sentiment, événement, il en est toujours de
même ; il a toujours des parties, et ces parties forment toujours un tout : ce
groupe plus ou moins vaste en comprend d’autres et se trouve compris en d’autres, en
sorte que la plus petite portion de l’univers, comme l’univers entier, est un groupe. Ainsi tout l’emploi de la pensée humaine est de reproduire
des groupes. Selon qu’un esprit y est propre ou non, il est capable, ou incapable.
Selon qu’il peut reproduire des groupes grands ou petits, il est grand ou petit.
Selon qu’il peut produire des groupes complets ou seulement certaines de leurs
parties, il est complet ou partiel.
Qu’est-ce donc que reproduire un groupe ? C’est d’abord en séparer toutes les parties, puis les ranger en files selon leurs ressemblances, ensuite former ces files en familles, enfin réunir le tout sous quelque caractère général et dominateur ; bref, imiter les classifications hiérarchiques des sciences. Mais la tâche n’est point finie là ; cette hiérarchie n’est point un arrangement artificiel et extérieur, mais une nécessité naturelle et intérieure. Les choses ne sont point mortes, elles sont vivantes ; il y a une force qui produit et organise ce groupe, qui rattache les détails et l’ensemble, qui répète le type dans toutes ses parties. C’est cette force que l’esprit doit reproduire en lui-même avec tous ses effets ; il faut qu’il la sente par contre-coup et par sympathie, qu’elle engendre en lui le groupe entier, qu’elle se développe en lui comme elle s’est développée hors de lui, que la série des idées intérieures imite la série des choses extérieures, que l’émotion s’ajoute à la conception, que la vision achève l’analyse, que l’esprit devienne créateur comme la nature. Alors seulement nous pourrons dire que nous connaissons.
Tous les esprits entrent dans l’une ou l’autre de ces deux voies. Elles les divisent en deux grandes classes, et correspondent à des tempéraments opposés. Dans la première sont les simples savants, les vulgarisateurs, les orateurs, les écrivains, en général les siècles classiques et les races latines ; dans la seconde sont les poëtes, les prophètes, ordinairement les inventeurs, en général les siècles romantiques et les races germaniques. Les premiers vont pas à pas, d’une idée dans l’idée voisine ; ils sont méthodiques et précautionnés ; ils parlent pour tout le monde et prouvent tout ce qu’ils disent ; ils divisent le champ qu’ils veulent parcourir en compartiments préalables, pour épuiser tout leur sujet ; ils marchent sur des routes droites et unies, pour être sûrs de ne tomber jamais ; ils procèdent par transitions, par énumérations, par résumés ; ils avancent de conclusions générales en conclusions plus générales ; ils font l’exacte et complète classification du groupe. Quand ils dépassent la simple analyse, tout leur talent consiste à plaider éloquemment des thèses ; parmi les contemporains de Carlyle, Macaulay est le modèle le plus achevé de ce genre d’esprit. — Les autres, après avoir fouillé violemment et confusément dans les détails du groupe, s’élancent d’un saut brusque dans l’idée mère. Ils le voient alors tout entier ; ils sentent les puissances qui l’organisent ; ils le reproduisent par divination ; ils le peignent en raccourci par les mots les plus expressifs et les plus étranges ; ils ne sont pas capables de le décomposer en séries régulières, ils aperçoivent toujours en bloc. Ils ne pensent que par des concentrations brusques d’idées véhémentes. Ils ont la vision d’effets lointains ou d’actions vivantes ; ils sont révélateurs ou poëtes. M. Michelet chez nous est le meilleur exemple de cette forme d’intelligence, et Carlyle est un Michelet anglais.
Il le sait, et prétend fort bien que le génie est une intuition, une vue du dedans
(insight). « La méthode de Teufelsdrœckh, dit-il en parlant d’un
personnage dans lequel il se peint lui-même, n’est jamais celle de la vulgaire
logique des écoles, où toutes les vérités sont rangées en file, chacune tenant le
pan de l’habit de l’autre, mais celle de la raison pratique, procédant par de larges
intuitions qui embrassent des groupes et des royaumes entiers systématiques ; ce qui
fait régner une noble complexité, presque pareille à celle de la nature, dans sa
philosophie ; elle est une peinture spirituelle de la nature, un fouillis grandiose,
mais qui, comme la foi le dit tout bas, n’est pas dépourvu de plan
Tout cela est racheté et au-delà par des avantages rares. Il dit vrai : les esprits
comme le sien sont les plus féconds. Ils sont presque les seuls qui fassent les
découvertes. Les purs classificateurs n’inventent pas, ils sont trop secs. « Pour
connaître une chose, ce que nous pouvons appeler connaître, il
faut d’abord aimer la chose, sympathiser avec elleTo know a thing, what we can call knowing, a man must first
(love the thing, sympathize with it.On
Heroes, p. 167.)voyant intérieurement
tous ses effets. Et véritablement ce procédé, qui est l’imitation de la nature, est
le seul par lequel nous puissions pénétrer dans la nature ; Shakspeare l’avait pour
instinct et Gœthe pour méthode. Il n’y en a point de si puissant ni de si délicat,
de si accommodé à la complexité des choses et à la structure de notre esprit. Il n’y
en a point qui soit plus propre à renouveler nos idées, à nous retirer des formules,
à nous délivrer des préjugés dont l’éducation nous recouvre, à renverser les
barrières dont notre entourage nous enclôt. C’est par lui que Carlyle, étant sorti
des idées officielles anglaises, a pénétré dans la philosophie et dans la science de
l’Allemagne, pour repenser à sa façon les découvertes germaniques et donner une
théorie originale de l’homme et de l’univers.
C’est d’Allemagne que Carlyle a tiré ses plus grandes idées. Il y a étudié. Il en connaît parfaitement la littérature et la langue. Il met cette littérature au premier rang. Il a traduit Wilhelm Meister. Il a composé sur les écrivains allemands une longue série d’articles critiques. En ce moment, il écrit une histoire de Frédéric le Grand. Il a été le plus accrédité et le plus original des interprètes qui ont introduit l’esprit allemand en Angleterre. Ce n’est pas là une petite œuvre, car c’est à une œuvre semblable que tout le monde pensant travaille aujourd’hui.
De 1780 à 1830, l’Allemagne a produit toutes les idées de notre âge historique, et
pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle peut-être, notre grande affaire
sera de les repenser. Les pensées qui sont nées et qui ont bourgeonné dans un pays
ne manquent pas de se propager dans les pays voisins et de s’y greffer pour une
saison ; ce qui nous arrive est déjà arrivé vingt fois dans le monde ; la végétation
de l’esprit a toujours été la même, et nous pouvons, avec quelque assurance, prévoir
pour l’avenir ce que nous observons pour le passé. À de certains moments paraît une
forme d’esprit originale, qui produit une philosophie, une
littérature, un art, une science, et qui, ayant renouvelé la pensée de l’homme,
renouvelle lentement, infailliblement, toutes ses pensées. Tous les esprits qui
cherchent et trouvent sont dans le courant ; ils n’avancent que par lui ; s’ils s’y
opposent, ils sont arrêtés ; s’ils en dévient, ils sont ralentis ; s’ils y aident,
ils sont portés plus loin que les autres. Et le mouvement continue, tant qu’il reste
quelque chose à inventer. Quand l’art a donné toutes ses œuvres, la philosophie
toutes ses théories, la science toutes ses découvertes, il s’arrête ; une autre
forme d’esprit prend l’empire, ou l’homme cesse de penser. Ainsi parut à la
Renaissance le génie artistique et poétique qui, né en Italie et porté en Espagne,
s’y éteignit au bout d’un siècle et demi dans l’extinction universelle, et qui, avec
d’autres caractères, transplanté en France et en Angleterre, y finit au bout de cent
ans parmi les raffinements des maniéristes et les folies des sectaires, après avoir
fait la Réforme, assuré la libre pensée et fondé la science. Ainsi naquit avec
Dryden et Malherbe l’esprit oratoire et classique, qui, ayant produit la littérature
du dix-septième siècle et la philosophie du dix-huitième, se dessécha sous les
successeurs de Voltaire et de Pope, et mourut au bout de deux cents ans, après avoir
poli l’Europe et soulevé la révolution française. Ainsi s’éleva, à la fin du dernier
siècle, le génie philosophique allemand, qui, ayant engendré une métaphysique, une
théologie, une poésie, une littérature, une linguistique, une exégèse, une érudition
nouvelles, descend en ce moment dans les sciences et continue son évolution. Nul
esprit plus original, plus universel, plus fécond en conséquences de toute portée et
de toute sorte, plus capable de tout transformer et de tout refaire, ne s’est montré
depuis trois cents ans. Il est du même ordre que celui de la Renaissance et celui de
l’âge classique. Il se rattache, comme eux, toutes les grandes œuvres de
l’intelligence contemporaine. Il apparaît comme eux dans tous les pays civilisés. Il
se propage comme eux avec le même fonds et sous plusieurs formes. Il est comme eux
un des moments de l’histoire du monde. Il se rencontre dans la même civilisation et
dans les mêmes races. Nous pouvons donc, sans trop de témérité, conjecturer qu’il
aura une durée et une destinée semblables. Nous arrivons par là à fixer avec quelque
précision notre place dans le fleuve infini des événements et des choses. Nous
savons que nous sommes à peu près au milieu de l’un des courants partiels qui le
composent. Nous pouvons démêler la forme d’esprit qui le dirige et chercher d’avance
vers quelles idées il nous conduit.
En quoi consiste cette forme ? Dans la puissance de découvrir les idées générales.
Nulle nation et nul âge ne l’a possédée à un si haut degré que ces Allemands. C’est
là leur faculté dominante ; c’est par cette force qu’ils ont produit tout ce qu’ils
ont fait. Ce don est proprement le don de comprendre (begreifen). Par lui, on trouve des conceptions d’ensemble (begriffe) ; on réunit sous une idée maîtresse toutes les parties éparses
d’un sujet ; on aperçoit sous les divisions d’un groupe le lien commun qui les
unit ; on concilie les oppositions ; on ramène les contrastes apparents à une unité
profonde. C’est la faculté philosophique par excellence, et, en effet, c’est la
faculté philosophique qui, dans toutes leurs œuvres, a imprimé son sceau. Par elle,
ils ont vivifié des études sèches qui ne semblaient bonnes que pour occuper des
pédants d’académie ou de séminaire. Par elle, ils ont deviné la logique involontaire
et primitive qui a créé et organisé les langues, les grandes idées qui sont cachées
au fond de toute œuvre d’art, les sourdes émotions poétiques et les vagues
intuitions métaphysiques qui ont engendré les religions et les mythes. Par elle, ils
ont aperçu l’esprit des siècles, des civilisations et des races, et transformé en
système de lois l’histoire qui n’était qu’un monceau de faits. Par elle, ils ont
retrouvé ou renouvelé le sens des dogmes, relié Dieu au monde, l’homme à la nature,
l’esprit à la matière, aperçu l’enchaînement successif et la nécessité originelle
des formes dont l’ensemble est l’univers. Par elle, ils ont fait une linguistique,
une mythologie, une critique, une esthétique, une exégèse, une histoire, une
théologie et une métaphysique tellement neuves, qu’elles sont restées longtemps
inintelligibles et n’ont pu s’exprimer que par un langage à part. Et ce penchant
s’est trouvé tellement souverain, qu’il a soumis à son empire les arts et la poésie
elle-même. Lès poëtes se sont faits érudits, philosophes ; ils ont construit leurs
drames, leurs épopées et leurs odes d’après des théories préalables, et pour
manifester des idées générales. Ils ont rendu sensibles des thèses morales, des
périodes historiques ; ils ont fabriqué et appliqué des esthétiques ; ils n’ont
point eu de naïveté, ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi ; ils n’ont
point aimé leurs personnages pour eux-mêmes ; ils ont fini par les transformer en
symboles ; leurs idées philosophiques ont débordé à chaque instant hors du moule
poétique où ils voulaient les enfermer ; ils ont été tous des critiques
De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait naître, celle
des ensembles. En effet, toutes les idées élaborées depuis cinquante ans en
Allemagne se réduisent à une seule, celle du développement (entwickelung), qui consiste à représenter toutes les parties d’un
groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d’elles nécessite
le reste, et que toutes réunies, elles manifestent, par leur succession et leurs
contrastes, la qualité intérieure qui les assemble et les produit. Vingt systèmes,
cent rêveries, cent mille métaphores ont figuré ou défiguré diversement cette idée
fondamentale. Dépouillée de ses enveloppes, elle n’affirme que la dépendance
mutuelle qui joint les termes d’une série, et les rattache toutes à quelque
propriété abstraite située dans leur intérieur. Si on l’applique à la Nature, on
arrive à considérer le monde comme une échelle de formes et comme une suite d’états
ayant en eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être, enfermant dans leur
nature la nécessité de leur caducité et de leur limitation, composant par leur
ensemble un tout indivisible, qui, se suffisant à lui-même, épuisant tous les
possibles et reliant toutes choses depuis le temps et l’espace jusqu’à la vie et la
pensée, ressemble par son harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant
et immortel. Si on l’applique à l’homme, on arrive à considérer les sentiments et
les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme
les transformations d’un animal ou d’une plante ; ce qui conduit à concevoir les
religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les
émotions humaines comme les suites obligées d’un état d’esprit qui les emporte en
s’en allant, qui, s’il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire,
nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à volonté. Voilà les deux
doctrines qui circulent à travers les écrits des deux premiers penseurs du siècle,
Hegel et Gœthe. Ils s’en sont servis partout comme d’une méthode, Hegel pour saisir
la formule de toute chose, Gœthe pour se donner la vision de toute chose ; ils s’en
sont imbus si profondément, qu’ils en ont tiré leurs sentiments intérieurs et
habituels, leur morale et leur conduite. On peut les considérer comme les deux legs
philosophiques que l’Allemagne moderne a faits au genre humain.
Mais ces legs n’ont point été purs, et cette passion pour les vues d’ensemble a gâté ses propres œuvres par son excès. Il est rare que notre esprit puisse saisir les ensembles : nous sommes resserrés dans un coin trop étroit du temps et de l’espace ; nos sens n’aperçoivent que la surface des choses ; nos instruments n’ont qu’une petite portée ; nous n’expérimentons que depuis trois cents ans ; notre mémoire est courte, et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense, qu’ils font entrevoir sans l’éclairer. Pour relier les petits fragments que nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou employer des idées générales tellement vastes, qu’elles peuvent convenir à tous les faits ; il faut avoir recours à l’hypothèse ou à l’abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n’osait entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer jusqu’au lendemain matin. Le public européen s’étonnait de voir tant d’imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et des théories si vides, une pareille invasion d’êtres chimériques et un tel regorgement d’abstractions inutiles, un si étrange manque de discernement et un si grand luxe de déraison. C’est que les folies et le génie découlaient de la même source ; une même faculté, démesurée et toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si aujourd’hui on regarde l’atelier des idées humaines tout surchargé qu’il est et encombré de ses œuvres, on peut le comparer à quelque haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en coulées ardentes dans les rigoles où il s’est figé. Nul autre engin n’eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives ; il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette intense chaleur. Aujourd’hui les coulées inertes jonchent la terre ; leur poids rebute les mains qui les touchent ; si on veut les ployer à quelque usage, elles résistent ou cassent : telles que les voilà, elles ne peuvent servir ; et cependant telles que les voilà, elles sont la matière de tout outil et l’instrument de toute œuvre ; c’est à nous de les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur métal.
Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre foyer ; car toute
nation a son génie original dans lequel elle moule les idées qu’elle prend ailleurs.
Ainsi l’Espagne, au seizième et au dix-septième siècle, a renouvelé avec un autre
esprit la peinture et la poésie italiennes. Ainsi les puritains et les jansénistes
ont repensé dans des cadres neufs le protestantisme primitif. Ainsi les Français du
dix-huitième siècle ont élargi et publié les idées libérales que les Anglais avaient
appliquées ou proposées en religion et en politique. Il en est de même aujourd’hui.
Les Français ne peuvent atteindre du premier coup, comme les Allemands, les hautes
conceptions d’ensemble. Ils ne savent marcher que pas à pas, en partant des idées
sensibles, en s’élevant insensiblement aux idées abstraites, selon les méthodes
progressives et l’analyse graduelle de Condillac et de Descartes. Mais cette voie
plus lente conduit presque aussi loin que l’autre, et par surcroît elle évite bien
des faux pas. C’est par elle que nous parviendrons à corriger et à comprendre les
vues de Hegel et de Gœthe, et si l’on regarde autour de soi les idées qui percent,
on découvre que nous y arrivons déjà. Le positivisme, appuyé sur toute l’expérience
moderne, et allégé, depuis la mort de son fondateur, de ses fantaisies sociales et
religieuses, a repris une nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des
groupes naturels et l’enchaînement des sciences établies. D’autre part, l’histoire,
le roman et la critique, aiguisés par les raffinements de la culture parisienne, ont
fait toucher les lois des événements humains ; la nature s’est montrée comme un
ordre de faits, l’homme comme une continuation de la nature ; et l’on a vu un esprit
supérieur, le plus délicat, le plus élevé qui se soit montré de nos jours, reprenant
et modérant les divinations allemandes, exposer en style français tout ce que la
science des mythes, des religions et des langues, emmagasine au-delà du Rhin depuis
soixante ans
La percée est plus difficile en Angleterre ; car l’aptitude aux idées générales y
est moindre et la défiance contre les idées générales y est plus grande ; on y
rejette de prime abord tout ce qui de près ou de loin semble capable de nuire à la
morale pratique ou au dogme établi. L’esprit positif semble en devoir exclure toutes
les idées allemandes ; et cependant c’est l’esprit positif qui les introduit. Par
exemple, les théologiens
Mais il y a une autre voie toute germanique par laquelle les idées allemandes
peuvent devenir anglaises. C’est celle que Carlyle a prise ; c’est par elle que la
religion et la poésie dans les deux pays se correspondent ; c’est par elle que les
deux nations sont sœurs. Le sentiment des choses intérieures (insight) est dans la race, et ce sentiment est une sorte de divination
philosophique. Au besoin, le cœur tient lieu de cerveau. L’homme inspiré, passionné,
pénètre dans l’intérieur des choses ; il aperçoit les causes par la secousse qu’il
en ressent ; il embrasse les ensembles par la lucidité et la vélocité de son
imagination créatrice ; il découvre l’unité d’un groupe par l’unité de l’émotion
qu’il en reçoit. Car sitôt que vous créez, vous sentez en vous-même la force qui
agit dans les objets que vous pensez ; votre sympathie vous révèle leur sens et leur
lien ; l’intuition est une analyse achevée et vivante ; les poëtes et les prophètes,
Shakspeare et Dante, saint Paul et Luther, ont été sans le vouloir des théoriciens
systématiques, et leurs visions renferment des conceptions générales de l’homme et
de l’univers. Le mysticisme de Carlyle est une puissance du même genre. Il traduit
en style poétique et religieux la philosophie allemande. Il parle comme Fichte « de
l’idée divine du monde, de la réalité qui gît au fond de toute apparence. » Il parle
comme Gœthe « de l’esprit qui tisse éternellement la robe vivante de la Divinité. »
Il emprunte leurs métaphores, seulement il les prend au pied de la lettre. Il
considère comme un être mystérieux et sublime le Dieu qu’ils considèrent comme une
forme ou comme une loi. Il conçoit par l’exaltation, par la rêverie douloureuse, par
le sentiment confus de l’entrelacement des êtres, cette unité de la nature qu’ils
démêlent à force de raisonnements et d’abstractions. Voilà un dernier chemin,
escarpé sans doute et peu fréquenté, pour atteindre aux sommets où s’est élancée du
premier coup la pensée allemande. L’analyse méthodique jointe à la coordination des
sciences positives, la critique française raffinée par le goût littéraire et
l’observation mondaine, la critique anglaise appuyée sur le bon sens pratique et
l’intuition positive ; enfin, dans un recoin écarté, l’imagination sympathique et
poétique, ce sont là les quatre routes par lesquelles l’esprit humain chemine
aujourd’hui pour reconquérir les hauteurs sublimes où il s’était cru porté et qu’il
a perdues. Ces voies mènent toutes sur la même cime, mais à des points de vue
différents. Celle où Carlyle a marché, étant la plus lointaine, l’a conduit vers la
perspective la plus étrange. Je le laisserai parler lui-même ; il va dire au lecteur
ce qu’il a vu.
« Ceci n’est pas une métaphysique, ou quelque autre science abstraite, ayant son
origine dans la tête seule, mais une philosophie de la vie, ayant son origine aussi
dans le cœur, et parlant au cœurHowever it
may be with Metaphysics, and other abstract science originating in the head (
Verstand) alone, no Life-Philosophy (Lebensphilosophie), such as this of Clothes pretends to be, which
originates equally in the Character (Gemüth), and equally speaks
thereto, can attain its significance till the Character itself is known and
seen.
Le propre de Carlyle, comme de tout mystique, c’est de voir en toute chose un
double sens. Pour lui, les textes et les objets sont capables de deux
interprétations : l’une grossière, ouverte à tous, bonne pour la vie usuelle ;
l’autre sublime, ouverte à quelques-uns, propre à la vie supérieure. « Aux yeux de
la vulgaire logique, dit Carlyle, qu’est-ce que l’homme ? Un bipède omnivore qui
porte des culottes. Aux yeux de la pure raison, qu’est-il ? Une âme, un esprit, une
divine apparition. » — « Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de chair.
Profond est son ensevelissement sous ce vêtement étrange, parmi les sons, les
couleurs et les formes, qui sont ses langes et son linceul. Et pourtant ce vêtement
est tissé dans le ciel et digne de Dieu For Matter,
were it never so despicable, is Spirit, the manifestation of Spirit : were it
never so honourable, can it be more ? The thing visible, nay the thing
imagined, the thing in any way conceived as visible, what is it but a garment,
a clothing of the higher, celestial invisible “unimaginable, formless, dark
with excess of bright ?” All visible things are emblems ; what thou
seest is not there on its own account ; strictly taken, is not there at all :
Matter exists only spiritually, and to represent some Idea, and O Heaven, it is mysterious, it is awful to
consider that we not only carry each a future Ghost within him ; but are, in
very deed, Ghosts ! These Limbs, whence had we them ; this stormy Force ; this
life-blood with its burning Passion ? They are dust and shadow ; a
shadow-system gathered round our Me ; wherein, through some moments or years,
the Divine Essence is to be revealed in the flesh. And again, do we not
squeak and gibber (in our discordant, screech-owlish debatings and
recriminatings) ; and glide bodeful, and feeble, and fearful ; or uproar
(poltern), and revel in our mad dance of the Dead, — till the scent of the
morning-air summons us to our still home ; and dreamy night becomes awake and
day ?Sartor,
p. 75, 76, 83, 259.body it forth.nous sommes. « Sache bien que les ombres du temps
ont seules péri et sont seules périssables, que la substance réelle de tout ce qui
fut et de tout ce qui est existe en ce moment même et pour toujours. » Tels que nous
voilà, avec notre chair et nos sens, nous nous croyons solides ; mais tout cet
extérieur n’est qu’un fantôme. « Ces membresSartor, p. 313, 412.
Qu’y-a-t-il donc au-dessous de toutes ces vaines apparences ? Quel est cet être
immobile dont la nature n’est que la « robe changeante et vivante ? » Nul ne le
sait ; si le cœur le devine, l’esprit ne l’aperçoit pas. « La création s’étale
devant nous comme un glorieux arc-en-ciel ; mais le soleil qui le fait reste
derrière nous, hors de notre vue The man who cannot wonder, who does not habitually
wonder (and worship), were he president of innumerable Royal Societies, and
carried the whole Thou wilt have no Mystery and Mysticism ; wilt walk through thy
world by the sunshine of what thou callst Truth, or even by the Hand-lamp of
what I call Attorney-Logic : and “explain” all, “account” for all, or believe
nothing of it ? Nay, thou wilt attempt laughter. Who so recognises the
unfathomable, all-pervading domain of Mystery, which is everywhere, under,
over feet and among our hands ; to whom the Universe is an oracle and temple,
as well as a kitchen and cattle stall, he shall be a delirious Mystic ; to him
thou, with sniffing charity, wilt protusively proffer thy Hand-lamp, and
shriek, as one injured, when he kicks his foot through
it ? We speak of
the volume of Nature : and truly a volume it is, — whose author and writer is
God. To read it ! Dost thou, does man, so much as well know the Alphabet
thereof ? With its words, sentences, and grand descriptive pages, poetical and
philosophical, spread out through Solar systems, and thousands of years, we
shall not try thee. It is a volume written in celestial hieroglyphs, in the
true Sacred writing ; of which even Prophets are happy that they can read here
a line and there a line. As for your Institutes, and Academies of science,
they strive bravely ; and, from amid the thick-crowded, inextricably
intertwisted hieroglyphic writing, pick out, by dexterous combination, some
letters in the vulgar character, and therefrom put together this and the other
economic recipe, of high avail in practice. That Nature is more than some
boundless volume of such recipes, or huge, well-nigh inexhaustible domestic
cookery-book, of which the whole secret will in this manner one day evolve
itself. And what is that Science, which the scientific head alone, were
it screwed off, and (like the Doctor’s in the Arabian tale) set in a basin, to
keep it alive, could prosecute without shadow of a heart, — but one other of
the mechanical and menial handicrafts, for which the Scientific Head (having a
soul in it) is too noble an organ ? I mean that Thought without reverence is
barren, perhaps poisonous. Generation after generation takes to itself
the form of a Body ; and forth-issuing from Cimmerian night, on Heaven’s
mission APPEARS. What force and Fire is in each he expends : one grinding in
the mill of Industry ; one hunter-like climbing the giddy Alpine heights of
Science ; one madly dashed in pieces on the rocks of Strife, in war with his
fellow : — and then the Heaven-sent is recalled ; his earthly vesture falls
away, and soon even to Sense becomes a vanished Shadow. Thus, like some
wild-flaming, wild-thundering train of Heaven’s artillery, does this
mysterious Mankind thunder and flame, in long-drawn, quick-succeeding
grandeur, through the unknown Deep. Thus, like a God-created, fire-breathing
Spirit-host, we emerge from the Inane ; haste stormfully across the astonished
Earth, then plunge again into the Inane. But whence ? — O Heaven,
whither ? Sense knows not ; Faith knows not ; only that it is through mystery
to mystery, from God and to God.Past and Present, p. 76. — Sartor, p. 78, 304, 314.Mécanique céleste and Hegel’s
Philosophy, and the epitome of all laboratories and observatories with
their results, in his single head, — is but a pair of spectacles behind which
there is no eye. Let those who have eyes look through him, then he may be
useful.
Cette véhémente poésie religieuse, toute remplie des souvenirs de Milton et de
Shakspeare, n’est qu’une transcription anglaise des idées
allemandes. Il y a une règle fixe pour transposer, c’est-à-dire
pour convertir les unes dans les autres les idées d’un positiviste, d’un panthéiste,
d’un spiritualiste, d’un mystique, d’un poëte, d’une tête à images et d’une tête à
formules. On peut marquer tous les pas qui conduisent la simple conception
philosophique à l’état extrême et violent. Prenez le monde tel que le montrent les
sciences : c’est un groupe régulier, ou, si vous voulez, une série qui a sa loi ;
selon elles, ce n’est rien davantage. Comme de la loi on déduit la série, vous
pouvez dire qu’elle l’engendre, et considérer cette loi comme une force. Si vous
êtes artiste, vous saisirez d’ensemble la force, la série des effets et la belle
façon régulière dont la force produit la série ; à mon gré, cette représentation
sympathique est, de toutes, la plus exacte et la plus complète ; la connaissance est
bornée tant qu’elle ne s’avance pas jusque-là, et la connaissance est achevée quand
elle est arrivée là. Mais au-delà commencent les fantômes que l’esprit crée, et par
lesquels il se dupe lui-même. Si vous avez un peu d’imagination, vous ferez de cette
force un être distinct, situé hors des prises de l’expérience, spirituel, principe
et substance des choses sensibles. Voilà un être métaphysique. Ajoutez un degré à
votre imagination et à votre enthousiasme, vous direz que cet esprit, situé hors du
temps et de l’espace, se manifeste par le temps et par l’espace, qu’il subsiste en
toute chose, qu’il anime toute chose, que nous avons en lui le mouvement, l’être et
la vie. Poussez jusqu’au bout dans la vision et l’extase, vous déclarerez que ce
principe est seul réel, que le reste n’est qu’apparence ; dès lors vous voilà privé
de tous les moyens de le définir ; vous n’en pouvez rien affirmer, sinon qu’il est
la source des choses et qu’on ne peut rien affirmer de lui ; vous le considérez
comme un abîme grandiose et insondable ; vous cherchez, pour arriver à lui, une voie
autre que les idées claires ; vous préconisez le sentiment, l’exaltation. Si vous
avez le tempérament triste, vous le cherchez, comme les sectaires, douloureusement,
parmi les prosternements et les angoisses. Par cette échelle de transformations,
l’idée générale devient un être poétique, puis un être philosophique, puis un être
mystique, et la métaphysique allemande, concentrée et échauffée, se trouve changée
en puritanisme anglais.
Ce qui distingue ce mysticisme des autres, c’est qu’il est pratique. Le puritain
s’inquiète non-seulement de ce qu’il doit croire, mais encore de ce qu’il doit
faire ; il veut une réponse à ses doutes, mais surtout une règle à sa conduite ; il
est tourmenté par le sentiment de son ignorance, mais aussi par l’horreur de ses
vices ; il cherche Dieu, mais en même temps le devoir. À ses yeux, les deux n’en
font qu’un ; le sens moral est le promoteur et le guide de la philosophie. « Est-ce
qu’il n’y a pas de Dieu, ou tout au plus un Dieu en voyage, oisif, qui reste assis
depuis le premier sabbat à la porte de son univers et le regarde aller ? Est-ce que
le mot The hero is who
lives in the inward sphere of things, in the True, Divine, Eternal, which
exists always, unseen to most, under the Temporary, Trivial ; his being is in
that… His life is a piece of the everlasting heart of nature
itself. (devoir n’a pas de sens ? Faut-il dire que ce que nous
appelons devoir n’est point un messager divin et un guide, mais un fantôme terrestre
et trompeur fabriqué avec le désir et la crainte, avec les émanations de la potence
et le lit céleste du docteur Graham ? — Le bonheur d’une conscience satisfaite ?
Est-ce que Paul de Tarse, que l’admiration des hommes a déclaré saint, ne sentait
pas qu’il était le premier des pécheurs ? Est-ce que Néron de Rome, l’esprit joyeux,
ne passait pas le meilleur de son temps à jouer de la lyre ? Malheureux pileur de
mots et découpeur de motifs, qui, dans ton moulin logique, possèdes un mécanisme
pour le divin lui-même et voudrais m’extraire la vertu des écorces du plaisir ; je
te dis nonIs there no God, then ; but at
best an absentee God, sitting idle, ever since the first Sabbath, at the outside
of his Universe, and seeing it go ? Has the word Duty no meaning ? Is what we
call Duty no divine messenger and guide, but a false earthly fantasm, made up of
desire and fear, of emanations from the gallows and from Doctor Graham’s
celestial bed ? Happiness of an approving conscience ! Did not Paul of Tarsus,
whom admiring men have since named Saint, feel that
he was the
“chief of sinners ;” and Nero of Rome, jocund in spirit (wohlgemuth), spend much of his time in fiddling ? Foolish word-monger
and motive-grinder, who in thy logic-mill hast an earthly mechanism for the
Godlike itself, and wouldst fain grind me out virtue from the husks of pleasure,
— I tell thee, Nay !au-delà que les sens n’atteignent point, que la raison ne peut définir, que
l’imagination figure comme un roi et comme une personne, c’est la sainteté, c’est le
sublime. Le héros y habite : « Il y vitOn
Heroes, p. 244, 71.On Heroes, p. 245.)
Cette faculté d’apercevoir dans les choses le sens intérieur, et cette disposition
à rechercher dans les choses le sens moral, ont produit en lui toutes ses doctrines,
et d’abord son christianisme. Ce christianisme est fort libre ; Carlyle prend la
religion à l’allemande, d’une façon symbolique. C’est pourquoi on l’appelle
panthéiste : ce qui, en bon français moderne, signifie fou ou scélérat. En
Angleterre aussi, on l’exorcise. Son ami Sterling lui envoie de longues
dissertations pour le ramener au Dieu personnel. À chaque instant il blesse au vif
les théologiens qui font de la cause primitive un architecte ou un administrateur.
Il les choque encore bien mieux quand il entre dans le dogme ; il considère le
christianisme comme un mythe, dont l’essence est « l’adoration de la douleur. Son
temple, fondé il y a dix-huit siècles, gît en ruines maintenant, recouvert de
végétations parasites, habité par des créatures plaintives. Avance pourtant : dans
une crypte basse, qui a pour arche des fragments qui croulent, tu trouveras encore
l’autel et la lampe sacrée qui brûle éternellement For if Government is, so to speak, the outward SKIN of the
Body Politic, holding the whole together and protecting it ; and if all your
craft-guilds, and Associations for industry, of hand or of head, are the
fleshy clothes, the muscular and osseous tissues (lying Meanwhile, in our era of the world, those
church-clothes have gone sorrowfully out at elbows : nay, far worse, many of
them have become mere hollow shapes, or masks, under which no living Figure or
Spirit any longer dwells ; but only spiders and unclean beetles, in horrid
accumulation, drive their trade ; and the mask still glares on you with his
glass-eyes, in ghastly affectation of life, — some generation and half after
Religion has quite withdrawn from it, and in unnoticed nooks is weaving for
herself new vestures, wherewith to reappear, and bless us, or our sons and
grandsons. Canopus shining down over the desert, with its blue diamond brightness
(that wild blue spirit-like brightness far brighter than we ever witness here)
would pierce into the heart of the wild Ishmaelitish man, whom it was guiding
through that solitary waste there. To his wild heart, with all feelings in it,
with no The one end, essence and use of all religion past,
present, and to come, is this only : to keep the same moral conscience or
inner light of ours alive and shining… All Religion was here to remind us
better or worse of what we already know better or worse of the quite (Knowest thou that “
Worship of sorrow ?” The
Temple thereof, founded some eighteen centuries ago, now lies in ruins,
overgrown with jungle, the habitation of doleful creatures. Nevertheless,
venture forward : in a low crypt, arched out of falling fragments, thou findest
the altar still there, and its sacred lamp perennially
burning.Tailleur, l’Église est l’habit, le tissu spirituel et intérieur, qui
administre la vie et la chaude circulation à tout le reste ; sans lui, le cadavre,
et jusqu’à la poussière de la société, finiraient par s’évaporer et s’anéantir.
Cependant, en notre âge du monde, ces habits ecclésiastiques se sont misérablement
percés aux coudes. Bien pis, la plupart d’entre eux sont devenus de simples formes
creuses, des masques sous lesquels nulle figure vivante, nul esprit n’habite encore,
où il n’y a plus que des araignées et de sales scarabées, horrible amas, qui de
leurs pattes tracassent à leur métier. Et ce masque fixe encore sur vous ses yeux de
verre, avec un lugubre simulacre de vie. Depuis une génération ou deux, la religion
s’est retirée de lui, et, dans des coins que nul ne remarque, elle se tisse
silencieusement de nouveaux vêtements dans lesquels elle apparaîtra de nouveau pour
nous ranimer, nous, nos fils, ou nos petits-filsunder such SKIN), whereby Society stands and Works ; — then is
Religion the inmost pericardial and nervous tissue which ministers life and
warm circulation to the whole.On Heroes, 6,
191-92 ; 14, 217. — Past and Present.speech for any feeling, it might seem a little eye,
that Canopus, glancing out on him from the great deep Eternity, revealing the
inner splendour to him. (On Heroes, p.
14.)Past and Present, p. 305, 270.infinie entre un homme de bien et un homme méchant, pour nous
ordonner d’aimer l’un, infiniment, d’abhorrer et d’éviter l’autre infiniment, de
nous efforcer infiniment d’être l’un et de n’être point l’autreinfinite difference there is between a good man and a bad ; to
bid us love infinitely the one, abhor and avoid infinitely the other ; strive
infinitely to be the one and not to be the other. “All religion issues in due
practical Hero-worship.”Past and Present, p.
305.)All true work is Religion ; and whatsoever
Religion is not work may go and dwell among the Brahmins, Antinomians, spinning
Dervishes, or where it will ; with me it shall have no harbour.
(Past and Present, p. 270.)
Sa critique des œuvres littéraires a la même chaleur et la même violence, la même
portée et les mêmes limites, le même principe et les mêmes conclusions que sa
critique des œuvres religieuses. Il y a introduit les grandes idées de Hegel et de
Gœthe, et les a resserrées sous la discipline étroite du sentiment puritainHeroes, p. 129, 245. — Miscellanies, passim.Life of
Sterling.Miscellanies, p. 11,
121, 148.We find no
heroism of character in him, from first to last ; nay, there is not, that we
know of, one great thought in all his six and thirty quartos… He sees but a
little way into Nature ; the mighty All in its beauty and infinite mysterious
grandeur, humbling the small me into nothingness, has never even for moments
been revealed to him ; only this and that other atom of it, and the differences
and discrepancies of these two, has he looked into and noted down. His theory of
the world, his picture of man and man’s life is little ; for a poet and
philosopher even pitiful. “The Divine Idea that which lies at the bottom of
appearance” was never more invisible to any man. He reads history not with the
eyes of a devout seer or even of a critic, but through a pair of mere
anti-catholic spectacles. It is not a mighty drama enacted on the theater of
Infinitude, with suns for lamps and Eternity as back-ground… but a poor
wearisome debating-club dispute, spun through ten centuries, between the
Encyclopédie and the Sorbonne… God’s Universe
is a larger patrimony of Saint Peter, from where it were pleasant and well to
hunt the Pope… The still higher praise of having had a right or noble aim cannot
be conceded to him without many limitations, and may plausibly enough be
altogether denied… The force necessary for him was no wise a great and noble
one ; but a small, in some respects a mean one, to be nimbly and seasonably put
into use. The Ephesian temple which it had employed many wise heads and strong
arms, for a life-time, to build, could be un-built by one madman, in a single
hour.
Ce commerce de dénigrements était en vigueur il y a cinquante ans ; dans cinquante
ans, il est probable qu’il aura cessé tout à fait. Nous commençons à comprendre le
sérieux des puritains ; peut-être les Anglais finiront-ils par comprendre la gaieté
de Voltaire ; nous travaillons à goûter Shakspeare, ils essayeront sans doute de
goûter Racine. Gœthe, le maître de tous les esprits modernes, a bien su goûter tous
les deux
« L’histoire universelle The works of a man, bury them under what
guano-mountains and obscene owl-droppings you will, do not perish, cannot
perish. What of heroism, what of Eternal light was in man and his life, is
with very great exactness added to the Eternities, remains for ever a new
divine portion of the sum of things. (On Heroes, t. I, p.
71.Universal history, the history of what man has
accomplished in this world, is at bottom the history of the great men who have
worked here. They were the leaders of men, these great ones ; the modellers,
patterns, and in a wide sense creators, of whatsoever the general mass of men
contrived to do or to attain ; all things that we see standing accomplished in
the world are properly the outer material result, the practical realisation and
embodiment of thoughts that dwelt in the great men sent into the world ; the
soul of the whole world’s history, it may be justly considered, were the history
of these.
(On Heroes, p. 1.)Such a man is what we call an
(original man ; he comes to us at first hand. A messenger he,
sent from the infinite unknown with tidings to us… Direct from the inner fact of
things. — He lives and has to live in daily communion with that. Hearsays cannot
hide it from him ; he is blind, homeless, miserable following hearsays ; it
glares upon him… It is from the heart of the world that he comes. He is portion
of the primal reality of things.On Heroes, p.
71.)Cromwell’s Speeches and Letters,
t. II, p. 668.Cromwell’s
Letters, dernier chapitre.)Loyalty, mot
intraduisible, qui désigne le sentiment de subordination, quand il est
noble.
Il y a là une théorie allemande, mais transformée, précisée et épaissie à la
manière anglaise. Les Allemands disaient que toute nation, toute période, toute
civilisation a son idée, c’est-à-dire son trait principal, duquel
tous les autres dérivent ; en sorte que la philosophie, la religion, les arts et les
mœurs, toutes les parties de la pensée et de l’action peuvent être déduites de
quelque qualité originelle et fondamentale de laquelle tout part et à laquelle tout
aboutit. Là où Hegel mettait une idée, Carlyle met un sentiment héroïque. Cela est
plus palpable et plus moral. Pour achever de sortir du vague, il considère ce
sentiment dans un héros. Il a besoin de donner aux abstractions un corps et une
âme ; il est mal à son aise dans les conceptions pures, et veut toucher un être
réel.
Mais cet être, tel qu’il le conçoit, est un abrégé du reste. Car, selon lui, le
héros contient et représente la civilisation où il est compris ; il a découvert,
proclamé ou pratiqué une conception originale, et son siècle l’y a suivi. La
connaissance d’un sentiment héroïque donne ainsi la connaissance d’un âge tout
entier. Par là Carlyle est sorti des biographies. Il a retrouvé les grandes vues de
ses maîtres. Il a senti comme eux qu’une civilisation, si vaste et si dispersée
qu’elle soit à travers le temps et l’espace, forme un tout indivisible. Il a
rassemblé sous un héroïsme les fragments épars qu’Hegel réunissait par une loi. Il a
dérivé d’un sentiment commun les événements que les Allemands déduisaient d’une
définition commune. Il a compris les profondes et lointaines liaisons des choses,
celles qui rattachent un grand homme à son temps, celles qui nouent les œuvres de la
pensée accomplie aux bégayements de la pensée naissante, celles qui enchaînent les
savantes inventions des Constitutions modernes aux fureurs désordonnées de la
barbarie primitive Silent, with closed
lips, as I fancy them, unconscious that they were specially brave, defying the
wild Ocean with its monsters and all men and things — progenitors of our own
Blakes and Nelsons. — Hrolf or Rollo, duke of Normandy, the wild sea-king, has
a share in governing England at this hour. No wild saint Dominics and
Thebaid ermites, there had been no melodious Dante ; rough practical
endeavour, Scandinavian and other, from Odin to Walter Raleigh, from Ulfila to
Cranmer, enabled Shakspeare to speak. Nay the finished poet, I remark
sometimes, is a symptom that his epoch itself has reached perfection and is
finished ; that before long there will be a new epoch, new reformers needed.
(On Heroes, p. 184.)On
Heroes, p. 51 et 184.
De là une façon nouvelle d’écrire l’histoire. Puisque le sentiment héroïque est la cause du reste, c’est à lui que l’historien doit s’attacher. Puisqu’il est la source de la civilisation, le moteur des révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c’est en lui qu’il faut observer la civilisation, les révolutions et la vie humaine. Puisqu’il est le ressort de tout mouvement, c’est par lui que l’on comprendra tout mouvement. Libre aux métaphysiciens d’aligner des déductions et des formules, ou aux politiques d’exposer des situations et des constitutions. L’homme n’est point un être inerte façonné par une constitution ni un être mort exprimé par une formule ; il est une âme active et vivante, capable d’agir, de découvrir, de créer, de se dévouer et avant tout d’oser ; la véritable histoire est l’épopée de l’héroïsme. — Cette idée est, à mon avis, une vive lumière. Car les hommes n’ont pas fait de grandes choses sans de grandes émotions. Le premier et souverain moteur d’une révolution extraordinaire est un sentiment extraordinaire. À ce moment, on a vu paraître et s’enfler une passion exaltée et toute-puissante qui a rompu les digues anciennes et lancé le courant des choses dans un nouveau lit. Tout part de là, et c’est elle qu’il faut voir. Laissez de côté les formules métaphysiques et les considérations politiques, et regardez l’état intérieur de chaque esprit ; quittez le récit nu, oubliez les explications abstraites, et observez les âmes passionnées. Une révolution n’est que la naissance d’un grand sentiment. Quel est ce sentiment, comment il se lie aux autres, quel est son degré, sa source, son effet, comment il transforme l’imagination, l’entendement, les inclinations ordinaires, quelles passions l’alimentent, quelle proportion de folie et de raison il renferme, ce sont là les questions capitales. Pour me faire l’histoire du bouddhisme, il faut me montrer le désespoir calme des ascètes qui, amortis par la pensée du vide infini et par l’attente de l’anéantissement final, atteignaient, dans leur quiétude monotone, le sentiment de la fraternité universelle. Pour me faire l’histoire du christianisme, il faut me montrer l’âme d’un saint Jean où d’un saint Paul, le renouvellement subit de la conscience, la foi aux choses invisibles, la transformation de l’âme pénétrée par la présence d’un Dieu paternel, l’irruption de tendresse, de générosité, d’abnégation, de confiance et d’espérance qui vint dégager les malheureux ensevelis sous la tyrannie et la décadence romaine. Expliquer une révolution, c’est faire un morceau de psychologie ; l’analyse des critiques et la divination des artistes sont les seuls instruments qui puissent l’atteindre ; si nous voulions l’avoir précise et profonde, il faudrait la demander à ceux qui, par métier ou par génie, sont connaisseurs de l’âme, à Shakspeare, à Saint-Simon, à Balzac, à Stendhal. Voilà pourquoi on peut la demander quelquefois à Carlyle. Et il y a telle histoire qu’on peut lui demander mieux qu’à tout autre, celle de la Révolution qui eut pour source la conscience, qui mit Dieu dans les conseils d’État, qui imposa le devoir strict, qui provoqua l’héroïsme austère. Le meilleur historien du puritanisme est un puritain.
Cette histoire de Cromwell, son chef-d’œuvre, n’est qu’une réunion de lettres et de
discours commentés et joints par un récit continu. L’impression qu’elle laisse est
extraordinaire. Les graves histoires constitutionnelles languissent auprès de cette
compilation. Il a voulu faire comprendre une âme, l’âme de Cromwell, le plus grand
des puritains, leur chef, leur abrégé, leur héros et leur modèle. Son récit
ressemble à celui d’un témoin oculaire. Un covenantaire qui aurait réuni des
lettres, des morceaux de journal, et qui jour par jour y aurait ajouté des
réflexions, des interprétations, des notes et des anecdotes, n’aurait point écrit un
autre livre : Enfin nous voilà face à face avec Cromwell. Nous avons ses paroles,
nous pouvons entendre son accent ; nous saisissons autour de chaque action les
circonstances qui l’ont fait naître ; nous le voyons sous sa tente, au conseil, avec
le paysage, avec sa physionomie, avec son costume ; tout le détail y est, jusqu’aux
minuties. Et la sincérité est aussi grande que la sympathie ; le biographe avoue ses
ignorances, le manque de documents, l’incertitude ; il est parfaitement loyal,
quoique poëte et sectaire. Avec lui nous restreignons et nous poussons tout à la
fois nos conjectures, et nous sentons à chaque pas, à travers nos affirmations et
nos réserves, que nous posons solidement le pied sur la vérité. Je voudrais que
toute histoire fût, comme celle-ci, un choix de textes munis d’un commentaire ; je
donnerais pour une histoire pareille tous les raisonnements réguliers, toutes les
belles narrations décolorées de Robertson et de Hume. Je puis vérifier, en lisant
celle-ci, le jugement de l’auteur ; je ne pense plus d’après lui, mais par
moi-même : l’historien ne se place pas entre moi et les choses ; je vois un fait, et
non le récit d’un fait ; l’enveloppe oratoire et personnelle dont le récit recouvre
la vérité a disparu ; je puis toucher la vérité elle-même. Et ce Cromwell, avec ses
puritains, sort de cette épreuve réformé et renouvelé. Nous devinions bien déjà
qu’il n’était point un simple ambitieux, un hypocrite, mais nous le prenions pour un
fanatique disputeur et odieux. Nous considérions ces puritains comme des fous
tristes, cerveaux étroits et à scrupules. Sortons de nos idées françaises et
modernes, et entrons dans ces âmes ; nous y trouverons autre chose qu’une maladie
noire. Il y a là un grand sentiment. — Suis-je un homme juste ? Et si Dieu, qui est
la parfaite justice, me jugeait en ce moment, quelle sentence porterait-il sur moi ?
— Voilà l’idée originelle qui a fait les puritains, et par eux la révolution
d’Angleterre. « Le sentiment de la différence qu’il y a entre le bien et le mal
avait rempli pour eux tout le temps et tout l’espace, et s’était incarné et exprimé
pour eux par un ciel et un enfer. » Ils ont été frappés de l’idée du devoir ; ils se
sont examinés à cette lumière, sans pitié et sans relâche ; ils ont conçu le modèle
sublime de la vertu infaillible et accomplie ; ils s’en sont imbus ; ils ont
englouti dans cette pensée absorbante toutes les préoccupations mondaines et toutes
les inclinations sensibles ; ils ont pris en horreur jusqu’aux fautes imperceptibles
qu’un honnête homme se pardonne ; ils ont exigé d’eux-mêmes la perfection absolue et
continue, et ils se sont lancés dans la vie avec la fixe résolution de tout souffrir
et de tout faire plutôt que d’en dévier d’un pas. Vous vous moquez d’une révolution
faite à propos de surplis et de chasubles : il y avait le sentiment du divin sous
ces disputes d’habits. Ces pauvres gens, boutiquiers et fermiers, croyaient de tout
leur cœur à un Dieu sublime et terrible, et ce n’était pas une petite chose pour eux
que la façon de l’adorerOn Heroes, p.
323.Suppose now it
were some matter of vital concernment, some transcendant matter (as Divine
worship is) about which your whole soul struck dumb with its excess of feeling
knew not how to
(form itself into utterance at all, and
preferred formless silence to any utterance there possible. — What should we say
of a man coming forward to represent or utter it for you in the way of
upholsterer-mummery ? Such a man — let him depart swiftly, if he love himself !
— You have lost your only son, are mute, struck down, without even tears : an
importunate man importunately offers to celebrate funeral games for him in the
manner of the Greeks.On Heroes, p. 323.)You may take my
purse… but the self is mine and God my maker’s.
(On
Heroes, p. 330.)
C’est pour cela qu’il n’a vu que le mal dans la Révolution française. Il la juge
aussi injustement qu’il juge Voltaire, et pour les mêmes raisons. Il n’entend pas
mieux notre manière d’agir que notre manière de penser. Il y cherche le sentiment
puritain, et comme il ne l’y trouve pas, il nous condamne. L’idée du devoir,
l’esprit religieux, le gouvernement de soi-même, l’autorité de la conscience
austère, peuvent seuls, à son gré, réformer une société gâtée, et rien de tout cela
ne se rencontrait dans la société française For ourselves we answer that French Revolution means
here the open violent rebellion and victory of disimprisoned anarchy against
corrupt worn-out authority. So thousandfold complex a Society ready to
burst up from its infinite depths ; and these men its rulers and healers,
without life-rule for themselves — other life-rule than a Gospel according to
Jean Jacques ! To the wisest of them, what we must call the wisest, man is
properly an accident under the sky. Man is without duty round him, except it
be to make the Constitution. He is without Heaven above him, or Hell beneath
him, he has no God in the world. While hollow languor and vacuity is the
lot of the upper and want and stagnation of the lower, and universal misery is
very certain, what other thing is certain ? That a lie cannot be believed !
Philosophism knows only this : Her other relief is mainly that in spiritual
suprasensual matters, no belief is possible… What will remain ? The five
unsatiated senses will remain, the sixth insatiable sense (of vanity) ; the
whole Man is not
what we call a happy animal ; his appetite for sweet victual is too enormous…
(He cannot subsist) except by girding himself together for continual endeavour
and endurance. (French
Revolution, t. I, p. 295, 20 et 77.dæmoniac nature of man will remain.French Revolution, t. I,
passim.)
Ce puritanisme outré qui a révolté Carlyle contre la Révolution française le
révolte contre l’Angleterre moderne. « Nous avons oublié Dieu We have forgotten God ; — in the most modern dialect and very
truth of the matter, we have taken up the fact of this universe as it There is no longer any God
for us ! God’s laws are become a greatest-happiness principle, a parliamentary
expediency : the Heavens overarch us only as an astronomical time-keeper ; a
butt for Herschel-telescopes to shoot science at, to shoot sentimentalities
at : — in our and old Jonson’s dialect, man has lost the Past and Present. — Latter-day
Pamphlets. Chartism. It is his effort and desire to teach this
and the other thinking British man that said finale, the advent namely of
actual open Anarchy, cannot be distant now, when virtual disguised Anarchy,
long-continued, and waxing daily, has got to such a height ; and that the one
method of staving off the fatal consummation, and steering towards the
continents of the future, lies not in the direction of reforming Parliament,
but of what he calls reforming Downing-street ; a thing infinitely urgent to
be begun, and to be strenuously carried on. To find a Parliament more and more
the express image of the people, could, unless the people chanced to be wise
as well as miserable, give him no satisfaction. Not this at all ; but to find
some sort of A king or leader then, in all bodies of men,
there must be ; be their work what it may, there is one man here who by
character, faculty, position, is fittest of all to do it. He who is to
be my ruler, whose will is to be higher than my will, was chosen for me in
Heaven. Neither except in such obedience to the Heaven-chosen, is freedom so
much as conceivable.Past and Present, p. 185.plus grand bonheur
possible, en expédients parlementaires ; le ciel ne dresse sa coupole
au-dessus de nous que pour nous fournir une horloge astronomique, un but aux
télescopes d’Herschel, une matière à formules, un prétexte à sentimentalités. Voilà
véritablement la partie empestée, le centre de l’universelle gangrène sociale qui
menace toutes les choses modernes d’une mort épouvantable. Pour celui qui veut y
penser, c’est là le mancenillier avec sa souche, ses racines et son pivot, avec ses
branches déployées sur tout l’univers, avec ses exsudations maudites et
empoisonnées, sous lequel le monde gît et se tord dans l’atrophie et l’agonie. Vous
touchez le foyer central de nos maux, de notre horrible nosologie de maux, quand
vous posez votre main là. Il n’y a plus de religion, il n’y a plus de Dieu. L’homme
a perdu son âme et cherche en vain le sel antiputride qui empêchera son corps de
pourrir. C’est en vain qu’il emploie les meurtres de rois, des bills de réforme, les
révolutions françaises, les insurrections de Manchester. Il découvre que ce ne sont
point des remèdes. L’ignoble éléphantiasis est allégée pour une heure, et sa lèpre
reparaît aussi âpre et aussi désespérée l’heure d’aprèsis not. We have quietly closed our eyes to the eternal
substance of things, and opened them only to the shews and shams of things. We
quietly believe this universe to be intrinsically, a great unintelligible
Perhaps ; extrinsically, clear enough, it is a great, most extensive
cattlefold and workhouse, with most extensive kitchen-ranges, dining-tables, —
whereat he is wise who can find a place ! All the truth of this universe is
uncertain ; only the profit and loss of it, the pudding and praise of it are
and remain very visible to the practical man.soul out of him ; and now, after the due period, — begins to find the
want of it ! This is verily the plague-spot ; centre of the universal social
gangrene, threatening all modern things with frightful death. To him that will
consider it, here is the stem with his roots and taproots, with its world-wide
Upas-boughs and accursed poison-exsudations, under which the world lies
writhing in atrophy and agony. You touch the focal-centre of all our disease,
of our frightful nosology of diseases, when you lay your hand on this. There
is no religion ; there is no God ; man has lost his soul, and vainly seeks
antiseptic salt. Vainly : in killing kings, in passing Reform bills, in French
revolutions, Manchester insurrections, is found no remedy. The foul
elephantine leprosy, alleviated for an hour, reappears in new force and
desperateness next hour.King, made in the image of God, who could a
little achieve for the people, if not their spoken wishes, yet their dumb
wants, and what they would at last find to have been their instinctive will, — which is a far different matter usually in this
babbling world of ours.Latter-day Pamphlets, t. I, Parliament.Past and Present, p. 323. « L’Europe demande une
aristocratie réelle, un clergé réel, ou bien elle ne peut continuer à
exister. »
Sans doute aujourd’hui, dans tout le monde civilisé, la démocratie enfle ou déborde, et tous les moules dans lesquels elle se coule sont fragiles ou passagers. Mais c’est une offre étrange que de lui présenter pour issue le fanatisme et la tyrannie des puritains. La société et l’esprit que Carlyle propose en modèles à la nature humaine n’ont duré qu’une heure, et ne pouvaient pas durer plus longtemps. L’ascétisme de la république a produit la débauche de la restauration ; les Harrisson ont amené les Rochester, les Bunyan ont suscité les Hobbes, et les sectaires, en instituant le despotisme de l’enthousiasme, ont établi par contre-coup l’autorité de l’esprit positif et le culte du plaisir grossier. L’exaltation n’est pas stable, et l’on ne peut la réclamer de l’homme sans injustice ou sans danger. La générosité sympathique de la Révolution française a fini par le cynisme du Directoire et par les carnages de l’Empire. La piété chevaleresque et poétique de la grande monarchie espagnole a vidé l’Espagne d’hommes et de pensées. La primauté du génie, du goût et de l’intelligence a réduit l’Italie, au bout d’un siècle, à l’inertie voluptueuse et à la servitude politique. « Qui fait l’ange fait la bête », et le parfait héroïsme, comme tous les excès, aboutit à la stupeur. La nature humaine a ses explosions, mais par des intervalles : le mysticisme est bon, mais quand il est court. Ce sont les circonstances violentes qui produisent les états extrêmes ; il faut de grands maux pour susciter de grands hommes, et vous êtes obligé de chercher des naufrages quand vous souhaitez contempler des sauveurs. Si l’enthousiasme est beau, les suites et les origines en sont tristes ; il n’est qu’une crise, et la santé vaut mieux. À cet égard, Carlyle lui-même peut servir de preuve. Il y a peut-être moins de génie dans Macaulay que dans Carlyle ; mais, quand on s’est nourri pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient volontiers à l’éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide esprit que l’Europe vient de perdre, qui honorait l’Angleterre, et que personne ne remplacera.
I. La philosophie en Angleterre. — Organisation de la science positive. — Absence des idées générales.
II. Pourquoi la métaphysique manque. — Autorité de la religion.
III. Indices et éclats de la pensée libre. — L’exégèse nouvelle. — Stuart Mill. — Ses œuvres. — Son genre d’esprit. — À quelle famille de philosophes il appartient. — Valeur des spéculations supérieures dans la civilisation humaine.
1.
EXPOSITION.
I. Objet de la logique. — En quoi elle se distingue de la psychologie et de la métaphysique.
II. Ce que c’est qu’un jugement. — Ce que nous connaissons du monde extérieur et du monde intérieur. — Tout l’effort de la science est d’ajouter ou de lier un fait à un fait.
III. Théorie de la définition. — En quoi cette théorie est importante. — Réfutation de l’ancienne théorie. — Il n’y a pas de définitions des choses, mais des définitions des noms.
IV. Théorie de la preuve. — Théorie ordinaire. Réfutation. — Quelle est dans un raisonnement la partie probante.
V. Théorie des axiomes. — Théorie ordinaire. Réfutation. — Les axiomes ne sont que des expériences d’une certaine classe.
VI. Théorie de l’induction. — La cause d’un fait n’est que son antécédent invariable. — L’expérience seule prouve la stabilité des lois de la nature. — En quoi consiste une loi. — Par quelles méthodes on découvre les lois. — La méthode des concordances, la méthode des différences, la méthode des résidus, la méthode des variations concomitantes.
VII. Exemple et applications. — Théorie de la rosée.
VIII. La méthode de déduction. — Son domaine. — Ses procédés.
IX. Comparaison de la méthode d’induction et de la méthode de déduction. — Emploi ancien de la première. — Emploi moderne de la seconde. — Sciences qui réclament la première. — Sciences qui réclament la seconde. — Caractère positif de l’œuvre de Mill. — Lignée de ses prédécesseurs.
X. Limites de notre science. — Il n’est pas certain que tous les événements arrivent selon des lois. — Le hasard dans la nature.
2.
DISCUSSION.
I. Concordance de cette doctrine et de l’esprit anglais. — Liaison de l’esprit positif et de l’esprit religieux. — Quelle faculté ouvre le monde des causes.
II. Qu’il n’y a ni substances ni forces, mais seulement des faits et des lois. — Nature de l’abstraction. — Rôle de l’abstraction dans la science.
III. Théorie de la définition. — Elle est l’exposé des abstraits générateurs.
IV. Théorie de la preuve. — La partie probante du raisonnement est une loi abstraite.
V. Théorie des axiomes. — Les axiomes sont des relations d’abstraits. — Ils se ramènent à l’axiome d’identité.
VI. Théorie de l’induction. — Ses procédés sont des éliminations ou abstractions.
VII. Les deux grandes opérations de l’esprit, l’expérience et l’abstraction. — Les deux grandes apparences des choses, les faits sensibles et les lois abstraites. — Pourquoi nous devons passer des premiers aux secondes. — Sens et portée de l’axiome des causes.
VIII. Il est possible de connaître les éléments premiers. — Erreur de la métaphysique allemande. — Elle a négligé la part du hasard et les perturbations locales. — Ce qu’une fourmi philosophe pourrait savoir. — Idée et limites d’une métaphysique. — Position de la métaphysique chez les trois nations pensantes. — Une matinée à Oxford.
J’étais à Oxford l’an dernier, pendant les séances de la British
Association for the advancement of learning, et j’y avais trouvé, parmi les
rares étudiants qui restaient encore, un jeune Anglais, homme d’esprit, avec qui
j’avais mon franc-parler. Il me conduisait le soir au nouveau muséum, tout peuplé de
spécimens : on y professe de petits cours, on met en jeu des instruments nouveaux ;
les dames y assistent et s’intéressent aux expériences ; le dernier jour, pleines
d’enthousiasme, elles chantèrent God save the Queen. J’admirais ce
zèle, cette solidité d’esprit, cette organisation de la science, ces souscriptions
volontaires, cette aptitude à l’association et au travail, cette grande machine
poussée par tant de bras, et si bien construite pour accumuler, contrôler et classer
les faits. Et pourtant dans cette abondance il y avait un vide : quand je lisais les
comptes rendus, je croyais assister à un congrès de chefs d’usines ; tous ces savants
vérifiaient des détails et échangeaient des recettes. Il me semblait entendre des
contre-maîtres occupés à se communiquer leurs procédés pour le tannage du cuir ou la
teinture du coton : les idées générales étaient absentes. Je m’en plaignais à mon ami,
et le soir, sous sa lampe, dans ce grand silence qui enveloppe là-bas une ville
universitaire, nous en cherchions tous deux les raisons.
Un jour, je lui dis : — La philosophie vous manque, j’entends celle que les Allemands appellent métaphysique. Vous avez des savants, vous n’avez pas de penseurs. Votre Dieu vous gêne ; il est la cause suprême, et vous n’osez raisonner sur les causes par respect pour lui. Il est le personnage le plus important de l’Angleterre, je le sais, et je vois bien qu’il le mérite ; car il fait partie de la constitution, il est le gardien de la morale, il juge en dernier ressort dans toutes les questions, il remplace avec avantage les préfets et les gendarmes dont les peuples du continent sont encore encombrés. Néanmoins, ce haut rang a l’inconvénient de toutes les positions officielles ; il produit un jargon, des préjugés, une intolérance et des courtisans. Voici tout près de nous le pauvre M. Max Müller, qui, pour acclimater ici les études sanscrites, a été forcé de découvrir dans les Védas l’adoration d’un dieu moral, c’est-à-dire la religion de Paley et d’Addison. Il y a quinze jours, à Londres, je lisais une proclamation de la reine qui défend aux gens de jouer aux cartes, même chez eux, le dimanche. Il paraît que, si j’étais volé, je ne pourrais appeler mon voleur en justice sans prêter le serment théologique préalable ; sinon, on a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et l’injurier par-dessus le marché. Chaque année, quand nous lisons dans vos journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention obligée de la divine Providence ; cette mention arrive mécaniquement, comme l’apostrophe aux dieux immortels à la quatrième page d’un discours de rhétorique, et vous savez qu’un jour la période pieuse ayant été omise, on fit tout exprès une seconde communication au parlement pour l’insérer. Toutes ces tracasseries et toutes ces pédanteries indiquent à mon gré une monarchie céleste ; naturellement celle-ci ressemble à toutes les autres : je veux dire qu’elle s’appuie plus volontiers sur la tradition et sur l’habitude que sur l’examen et la raison. Jamais monarchie n’invita les gens à vérifier ses titres. Comme d’ailleurs la vôtre est utile, voulue et morale, elle ne vous révolte pas ; vous lui restez soumis sans difficulté, vous lui êtes attachés de cœur ; vous craindriez, en la touchant, d’ébranler la constitution et la morale. Vous la laissez au plus haut des cieux parmi les hommages publics ; vous vous repliez, vous vous réduisez aux questions de fait, aux dissections menues, aux opérations de laboratoire. Vous allez cueillir des plantes et ramasser des coquilles. La science se trouve décapitée ; mais tout est pour le mieux, car la vie pratique s’améliore, et le dogme reste intact.
— Vous êtes bien Français, me dit-il ; vous enjambez les faits, et vous voilà de
prime-saut installé dans une théorie. Sachez qu’il y a chez nous des penseurs, et pas
bien loin d’ici, à Christ-Church par exemple. L’un d’eux, professeur de grec, a parlé
si profondément de l’inspiration, de la création et des causes finales, qu’on l’a
disgracié. Regardez ce petit recueil tout nouveau, Essays and
Reviews ; vos libertés philosophiques du dernier siècle, les conclusions
récentes de la géologie et de la cosmogonie, les hardiesses de l’exégèse allemande y
sont en raccourci. Plusieurs choses y manquent, entre autres les polissonneries de
Voltaire, le jargon nébuleux d’outre-Rhin et la grossièreté prosaïque de M. Comte ; à
mon gré, la perte est petite. Attendez vingt ans, vous trouverez à Londres les idées
de Paris et de Berlin. — Mais ce seront les idées de Paris et de Berlin. Qu’avez-vous
d’original ? — Stuart Mill. — Qu’est-ce que Stuart Mill ? — Un politique. Son petit
écrit On liberty est aussi bon que le Contrat
social de votre Rousseau est mauvais. — C’est beaucoup dire. — Non, car Mill
conclut aussi fortement à l’indépendance de l’individu que Rousseau au despotisme de
l’État. — Soit, mais il n’y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu’est-ce encore
que votre Stuart Mill ? — Un économiste qui va au-delà de sa science, et qui
subordonne la production à l’homme au lieu de subordonner l’homme à la production. —
Soit, mais il n’y a pas là non plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore
autre chose dans votre Stuart Mill ? — Un logicien. — Bien ; mais de quelle école ?
— De la sienne. Je vous ai dit qu’il est original. — Est-il hégélien ? — Oh ! pas
du tout ; il aime trop les faits et les preuves. — Suit-il Port-Royal ? — Encore
moins ; il sait trop bien les sciences modernes. — Imite-t-il Condillac ? — Non
certes ; Condillac n’enseigne qu’à bien écrire. — Alors quels sont ses amis ? —
Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et Newton. — Est-ce un systématique,
un réformateur spéculatif ? — Il a trop d’esprit pour cela : il ne fait qu’ordonner
les meilleures théories et expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas
majestueusement en restaurateur de la science ; il ne déclare pas, comme vos
Allemands, que son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas à
pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude d’exemples.
Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le retrouver sous une foule
de cas différents, à réfuter, à distinguer, à argumenter. Il a la finesse, la
patience, la méthode et la sagacité d’un légiste. — Très-bien, voilà que vous me
donnez raison d’avance : légiste, parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume,
nous n’avons-là que de la philosophie anglaise ; mais il n’importe. A-t-il atteint une
grande conception d’ensemble ? — Oui. — A-t-il une idée personnelle et complète de
la nature et de l’esprit ? — Oui. — A-t-il rassemblé les opérations et les
découvertes de l’intelligence sous un principe unique qui leur donne à toutes un tour
nouveau ? — Oui ; seulement il faut démêler ce principe. — C’est votre affaire, et
j’espère bien que vous allez vous en charger. — Mais je vais tomber dans les
abstractions. — Il n’y a pas de mal. — Mais tout ce raisonnement serré sera comme
une haie d’épines. — Nous nous piquerons les doigts. — Mais les trois quarts des
gens jetteraient là ces spéculations comme oiseuses. — Tant pis pour eux. Pourquoi
vit une nation ou un siècle, sinon pour les former ? On n’est complétement homme que
par là. Si quelque habitant d’une autre planète descendait ici pour nous demander où
en est notre espèce, il faudrait lui montrer les cinq ou six grandes idées que nous
avons sur l’esprit et le monde. Cela seul lui donnerait la mesure de notre
intelligence. Exposez-moi votre théorie ; je m’en retournerai plus instruit qu’après
avoir vu les tas de briques que vous appelez Londres et Manchester.
— Alors, nous allons prendre les choses en logiciens, par le commencement. Stuart Mill a écrit une logique. Qu’est-ce que la logique ? C’est une science. Quel est son objet ? Ce sont les sciences : car supposez que vous ayez parcouru l’univers et que vous le connaissiez tout entier, astres, terre, soleil, chaleur, pesanteur, affinités, espèces minérales, révolutions géologiques, plantes, animaux, événements humains, et tout ce qu’expliquent ou embrassent les classifications et les théories ; il vous restera encore à connaître ces classifications et ces théories. Non-seulement il y a l’ordre des êtres, mais il y a encore l’ordre des pensées qui les représentent ; non-seulement il y a des plantes et des animaux, mais encore il y a une botanique et une zoologie ; non-seulement il y a des lignes, des surfaces, des volumes et des nombres, mais encore il y a une géométrie et une arithmétique. Les sciences sont donc des choses réelles comme les faits eux-mêmes : elles peuvent donc être, comme les faits, un sujet d’étude. On peut les analyser comme on analyse les faits, rechercher leurs éléments, leur composition, leur ordre, leurs rapports et leur fin. Il y a donc une science des sciences : c’est cette science qu’on appelle logique, et qui est l’objet du livre de Stuart Mill. On n’y décompose point les opérations de l’esprit en elles-mêmes, la mémoire, l’association des idées, la perception extérieure ; ceci est une affaire de psychologie. On n’y discute pas la valeur de ces opérations, la véracité de notre intelligence, la certitude absolue de nos connaissances élémentaires ; ceci est une affaire de métaphysique. On y suppose nos facultés en exercice, et l’on y admet leurs découvertes originelles. On prend l’instrument tel que la nature nous le fournit, et l’on se fie à son exactitude. On laisse à d’autres le soin de démontrer son mécanisme et la curiosité de contrôler ses résultats. On part de ses opérations primitives ; on recherche comment elles s’ajoutent les unes aux autres ; comment elles se combinent les unes avec les autres ; comment elles se transforment les unes les autres ; comment, à force d’additions, de combinaisons et de transformations, elles finissent par composer un système de vérités liées et croissantes. On fait la théorie de la science comme d’autres font la théorie de la végétation, de l’esprit, des nombres. Voilà l’idée de la logique, et il est clair qu’elle a, au même titre que les autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son importance visible, sa méthode propre et son avenir certain.
Ceci posé, remarquez que toutes ces sciences, objet de la logique, ne sont que des
amas de propositions, et que toute proposition ne fait que lier ou
séparer un sujet et un attribut, c’est-à-dire un nom et un autre nom, une qualité et
une substance, c’est-à-dire une chose et une autre chose. Cherchons donc ce que nous
entendons par une chose, ce que nous désignons par un nom ; en d’autres termes, ce
que nous connaissons dans les objets, ce que nous lions et séparons, ce qui est la
matière de toutes nos propositions et de toutes nos sciences. Il y a un point par
lequel se ressemblent toutes nos connaissances. Il y a un élément commun qui,
perpétuellement répété, compose toutes nos idées. Il y a un petit cristal primitif
qui, indéfiniment et diversement ajouté à lui-même, engendre la masse totale, et
qui, une fois connu, nous enseigne d’avance les lois et la composition des corps
complexes qu’il a formés.
Or, quand nous regardons attentivement l’idée que nous nous faisons d’une chose,
qu’y trouvons-nous ? Prenez d’abord les substances, c’est-à-dire les corps et les
esprits
Il en est de même pour l’esprit. Nous pouvons bien admettre qu’il y a en nous une
âme, un moi, un sujet ou « récipient » des sensations et de nos autres façons
d’être, distinct de ces sensations et de nos autres façons d’être ; mais nous n’en
connaissons rien. « Tout ce que nous apercevons en nous-mêmes, dit Mill
Et cela est encore bien plus visible pour les attributs que pour les substances.
Quand je dis que la neige est blanche, je veux dire par là que, lorsque la neige est
présente à ma vue, j’ai la sensation de blancheur. Quand je dis que le feu est
chaud, je veux dire par là que, lorsque le feu est à portée de mon corps, j’ai la
sensation de chaleur. « Quand nous disons d’un esprit qu’il est dévot ou
superstitieux, ou méditatif, ou gai, nous voulons dire simplement que les idées, les
émotions, les volontés désignées par ces mots reviennent fréquemment dans la série
de ses manières d’être Every attribute
of a mind consists either in being itself affected in a certain way, or
affecting other minds in a certain way. Considered in itself, we can predicate
nothing of it but the series of its own feelings. When we say of any mind,
that it is devout, or superstitious, or meditative, or cheerful, we mean that
the ideas, emotions, or volitions implied in those words, form a frequently
recurring part of the series of feelings, or states of consciousness, which
fill up the sentient existence of that mind. In addition, however, to
those attributes of a mind which are grounded on its own states of feeling,
attributes may also be ascribed to it, in the same manner as to a body,
grounded on the feelings which it excites in other minds. A mind does not,
indeed, like a body, excite sensations, but it may excite thoughts or
emotions. The most important example of attributes ascribed on this ground, is
the employment of terms expressive of approbation or blame. When, for example,
we say of any character, or (in other words) of any mind, that it is
admirable, we mean that the contemplation of it excites the sentiment of
admiration ; and indeed somewhat more, for the word implies that we not only
feel admiration, but approve that sentiment in ourselves. In some cases, under
the semblance of a single attribute, two are really predicated : one of them,
a state of the mind itself, the other, a state with which other minds are
affected by thinking of it. As when we say of any one that he is generous, the
word generosity expresses a certain state of mind, but being a term of praise,
it also expresses that this state of mind excites in us another mental state,
called approbation. The assertion made, therefore, is twofold, and of the
following purport : Certain feelings form habitually a part of this person’s
sentient existence ; and the idea of those feelings of his excites the
sentiment of approbation in ourselves or others.généreux désigne certains états
habituels d’esprit et certaines particularités habituelles de conduite, c’est-à-dire
des manières d’être intérieures et des faits extérieurs sensibles. Le mot honneur exprime un sentiment d’approbation et d’admiration suivi à
l’occasion par les actes extérieurs correspondants. Le mot digne
indique que nous approuvons l’action d’honorer. Toutes ces choses sont des
phénomènes ou états d’esprit suivis ou accompagnés de faits sensibles. » Ainsi nous
avons beau nous tourner de tous côtés, nous restons dans le même cercle. Que l’objet
soit un attribut ou une substance, qu’il soit complexe ou abstrait, composé ou
simple, son étoffe pour nous est la même : nous n’y mettons que nos manières d’être.
Notre esprit est dans la nature comme un thermomètre est dans une chaudière : nous
définissons les propriétés de la nature par les impressions de notre esprit, comme
nous désignons les états de la chaudière par les variations du thermomètre. Nous ne
savons de l’un et de l’autre que des états et des changements ; nous ne composons
l’un et l’autre que de données isolées et transitoires : une chose n’est pour nous
qu’un amas de phénomènes. Ce sont là les seuls éléments de notre science : partant,
tout l’effort de notre science sera d’ajouter des faits l’un à l’autre, ou de lier
un fait à un fait.
Cette petite phrase est l’abrégé de tout le système ; pénétrons-nous-en. Elle explique toutes les théories de Mill. C’est à ce point de vue qu’il a tout défini. C’est d’après ce point de vue qu’il a partout innové. Il n’a reconnu dans toutes les formes et à tous les degrés de la connaissance que la connaissance des faits et de leurs rapports.
Or, l’on sait que la logique a deux pierres angulaires, la théorie de la définition et la théorie de la preuve. Depuis
Aristote, les logiciens ont passé leur temps à les polir. On n’osait y toucher que
respectueusement. Elles étaient saintes. Tout au plus, de temps en temps, quelque
novateur osait les retourner avec précaution pour les mettre en un meilleur jour.
Mill les taille, les tranche, les renverse et les remplace toutes les deux, de la
même manière et du même effort.
Je sais bien qu’aujourd’hui on raille des gens qui raisonnent sur la définition ; ce sont les railleurs qui mériteraient la raillerie. Il n’y a pas de théorie plus féconde en conséquences universelles et capitales ; elle est la racine par laquelle tout l’arbre de la science humaine végète et se soutient. Car définir les choses, c’est marquer leur nature. Apporter une idée neuve de la définition, c’est apporter une idée neuve de la nature des choses ; c’est dire ce que sont les êtres, de quoi ils se composent, en quels éléments ils se réduisent. Voilà le mérite de ces spéculations si sèches ; le philosophe a l’air d’aligner des formules ; la vérité est qu’il y renferme l’univers.
Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une figure de
géométrie, un objet ou un groupe d’objets quelconques. Sans doute l’objet a ses
propriétés, mais il a aussi son essence. Il se manifeste au dehors par une multitude
indéfinie d’effets et de qualités, mais toutes ces manières d’être sont les suites
ou les œuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds caché, seul
primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni être conçu, et qui
constitue son être et sa notion
Au contraire, dit Mill, ces sortes de propositions n’apprennent rien ; elles
enseignent le sens d’un mot et sont purement verbales
Voilà un premier rempart détruit ; les adversaires se réfugient derrière le second,
la théorie de la preuve. En effet, celle-ci, depuis deux mille
ans, passe pour une vérité acquise, définitive, inattaquable. Plusieurs l’ont jugée
inutile, mais personne n’a osé la dire fausse. Chacun l’a considérée comme un
théorème établi. Regardons-la de près et avec toute notre attention. Qu’est-ce
qu’une preuve ? Selon les logiciens, c’est un syllogisme. Et qu’est-ce qu’un
syllogisme ? C’est un groupe de trois propositions comme celui-ci : « Tous les
hommes sont mortels ; le prince Albert est un homme ; donc le prince Albert est
mortel. » Voilà le modèle de la preuve, et toute preuve complète se ramène à
celle-là. Or, selon les logiciens, qu’y a-t-il dans cette preuve ? Une proposition
générale concernant tous les hommes qui aboutit à une proposition particulière
concernant un certain homme. De la première on passe à la seconde, parce que la
seconde est contenue dans la première. Du général on passe au particulier, parce que
le particulier est contenu dans le général. La seconde n’est qu’un cas de la
première ; sa vérité est enfermée par avance dans celle de la première, et c’est
pour cela qu’elle est une vérité. En effet, sitôt que la conclusion n’est plus
contenue dans les prémisses, le raisonnement est faux, et toutes les règles
compliquées du moyen âge ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que la
conclusion doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la marche de l’esprit
humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître dans les individus ce qu’il a
connu de la classe, à affirmer en détail ce qu’il a établi pour l’ensemble, à poser
une seconde fois et pièce à pièce ce qu’il a posé tout d’un coup une première
fois.
Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert à rien. Il n’est point un progrès, mais une répétition. Quand j’ai affirmé que tous les hommes sont mortels, j’ai affirmé par cela même que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c’est-à-dire de tous les individus, j’ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l’un d’eux. Je ne dis donc rien de nouveau, maintenant que j’en parle. Ma conclusion ne m’apprend rien ; elle n’ajoute rien à ma connaissance positive ; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j’avais déjà. Elle n’est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n’est point instructif. J’en sais autant en le commençant qu’après l’avoir fini. J’ai transformé des mots en d’autres mots ; j’ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu’en fait le raisonnement nous apprend des vérités neuves. J’apprends une vérité neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert étant encore en vie, je n’ai pu l’apprendre par l’observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par-delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans le raisonnement des découvertes de faits.
Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n’est point la
véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne l’est pas.
Ce n’est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus la mortalité du
prince Albert ; les prémisses sont ailleurs, et par derrière. La proposition
générale n’est qu’un mémento, une sorte de registre abréviatif, où j’ai consigné le
fruit de mes expériences. Vous pouvez considérer ce mémento comme un livre de notes
où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre mémoire ; mais ce n’est
point du livre que vous tirez votre science : vous la tirez des objets que vous avez
vus. Mon mémento n’a de valeur que par les expériences qu’il rappelle. Ma
proposition générale n’a de valeur que par les faits particuliers qu’elle résume.
« La mortalité de Jean, Thomas et compagnieAll inference is from particulars to
particulars : General propositions are merely registers of such inferences
already made, and short formulæ for making more. The major premiss of a
syllogism, consequently, is a formula of this description ; and the conclusion
is not an inference drawn
from the formula, but an inference
drawn according to the formula : the real logical antecedent,
or premisses, being the particular facts from which the general proposition was
collected by induction. Those facts, and the individual instances which supplied
them, may have been forgotten ; but a record remains, not indeed descriptive of
the facts themselves, but showing how those cases may be distinguished
respecting which the facts, when known, were considered to warrant a given
inference. According to the indications of this record we draw our conclusion,
which is, to all intents and purposes, a conclusion from the forgotten facts.
For this it is essential that we should read the record correctly : and the
rules of the syllogism are a set of precautions to ensure our doing
so.
Reste une sorte de forteresse philosophique où se réfugient les idéalistes. À l’origine de toutes les preuves il y a la source de toutes les preuves, j’entends les axiomes. Deux lignes droites ne peuvent enclore un espace, deux qualités égales à une troisième sont égales entre elles ; si l’on ajoute des quantités égales à des quantités égales, les sommes ainsi formées sont encore égales : voilà des propositions instructives, car elles expriment non des sens de mots, mais des rapports de choses ; et de plus, ce sont des propositions fécondes, car toute l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie sont des suites de leur vérité. D’autre part, cependant, elles ne sont point l’œuvre de l’expérience, car nous n’avons pas besoin de voir effectivement et avec nos yeux deux lignes droites pour savoir qu’elles ne peuvent enclore un espace ; il nous suffit de consulter la conception intérieure que nous en avons : le témoignage de nos sens à cet égard est inutile ; notre croyance naît tout entière, et avec toute sa force, de la simple comparaison de nos idées. De plus, l’expérience ne suit ces deux lignes que jusqu’à une distance bornée, dix, cent, mille pieds, et l’axiome est vrai pour mille, cent mille, un million de lieues, et à l’infini ; donc, à partir de l’endroit où l’expérience cesse, ce n’est plus elle qui établit l’axiome. Enfin l’axiome est nécessaire, c’est-à-dire que le contraire est inconcevable. Nous ne pouvons imaginer un espace enclos par deux lignes droites ; sitôt que nous imaginons l’espace comme enclos, les deux lignes cessent d’être droites ; sitôt que nous imaginons les deux lignes comme droites, l’espace cesse d’être enclos. Dans l’affirmation des axiomes, les idées constitutives s’attirent invinciblement. Dans la négation des axiomes, les idées constitutives se repoussent invinciblement. Or cela n’a pas lieu dans ces propositions d’expériences ; elles constatent un rapport accidentel, et non un rapport nécessaire ; elles posent que deux faits sont liés et non que les deux faits doivent être liés ; elles établissent que les corps sont pesants, et non que les corps doivent être pesants. Ainsi les axiomes ne sont pas et ne peuvent pas être les produits de l’expérience. Ils ne le sont pas, puisqu’on peut les former de tête et sans expérience. Ils ne peuvent pas l’être, puisqu’ils dépassent, par la nature et la portée de leurs vérités, les vérités de l’expérience. Ils ont une autre source et une source plus profonde. Ils vont plus loin et ils viennent d’ailleurs.
Point du tout, répond Mill. Ici, comme tout à l’heure, vous raisonnez en
scolastique ; vous oubliez les faits cachés derrière les conceptions. Car regardez
d’abord votre premier argument. Sans doute vous pouvez découvrir, sans employer vos
yeux et par une pure contemplation mentale, que deux lignes ne sauraient enclore un
espace ; mais cette contemplation n’est que l’expérience déplacée. Les lignes
imaginaires remplacent ici les lignes réelles ; vous reportez les figures en
vous-même, au lieu de les reporter sur le papier : votre imagination fait le même
office qu’un tableau ; vous vous fiez à l’une comme vous vous fiez à l’autre, et une
substitution vaut l’autre, car, en fait de figures et de lignes, l’imagination
reproduit exactement la sensation. Ce que vous avez vu les yeux ouverts, vous le
voyez exactement de même une minute après, les yeux fermés, et vous étudiez les
propriétés géométriques transplantées dans le champ de la vision intérieure aussi
sûrement que vous les étudieriez maintenues dans le champ de la vision extérieure.
Il y a donc une expérience de tête comme il y en a une des yeux, et c’est justement
d’après une expérience pareille que vous refusez aux deux lignes droites, même
prolongées à l’infini, le pouvoir d’enclore un espace. Vous n’avez pas besoin pour
cela de les suivre à l’infini, vous n’avez qu’à vous transporter par l’imagination à
endroit où elles convergent, et vous avez à cet endroit l’impression d’une ligne qui
se courbe, c’est-à-dire qui cesse d’être droite
Il suit de là que l’induction est la seule clef de la nature. Cette théorie est le chef-d’œuvre de Mill. Il n’y avait qu’un partisan aussi dévoué de l’expérience qui pût faire la théorie de l’induction.
Qu’est-ce que l’induction ? C’est l’opération « qui découvre et prouve des
propositions générales. C’est le procédé par lequel nous concluons que ce qui est
vrai de certains individus d’une classe est vrai de toute la classe, ou que ce qui
est vrai en certains temps, sera vrai en tout temps, les circonstances étant
pareillescause
du second.
Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais l’induction ne
part pas de cet axiome, elle y conduit ; nous ne la trouvons pas au commencement,
mais à la fin de nos recherchesWe must
first observe, that there is a principle implied in the very statement of what
Induction is ; an assumption with regard to the course of nature and the order
of universe : namely, that there are such things in nature as parallel cases ;
that what happens once, will, under a sufficient degree of similarity of
circumstances, happen again, and not only again, but as often as the same
circumstances recur. This, I say, is an assumption, involved in every case of
induction. And, if we consult the actual course of nature, we find that the
assumption is warranted. The universe, we find, is so constituted, that whatever
is true in any one case, is true at all cases of a certain description ; the
only difficulty is, to find
what description.
Considérons donc comment, sans autre secours que le sien, nous pouvons former des propositions générales, particulièrement les plus nombreuses et les plus importantes de toutes celles qui joignent deux événements successifs en disant que le premier est la cause du second.
Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesons-le. Il porte dans son sein toute une philosophie. De l’idée que vous y attachez, dépend toute votre idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c’est transformer la pensée humaine ; et vous allez voir, comment Mill, avec Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, à transformé cette notion.
Qu’est-ce qu’une cause ? Quand Mill dit que le contact du fer et de l’air humide
produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps, il ne parle pas du lien
mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent la cause à l’effet. Il ne
s’occupe pas de la force intime et de la vertu génératrice que certaines
philosophies insèrent entre le producteur et le produit. « La seule notion,
dit-il The only
notion of a cause, which the theory of induction requires, is such a notion as
can be gained from experience. The Law of Causation, the recognition of
which is the main pillar of inductive science, is but the familiar truth, that
invariability of succession is found by observation to obtain between every
fact in nature and some other fact which has preceded it ; independently of
all consideration respecting the ultimate mode of production of phenomena, and
of every other question regarding the nature of “Things in
themselves”.er, p. 338, 340, 341, 345,
351.antécédent invariable, effet le conséquent invariableIf there be any meaning which confessedly
belongs to the term necessity, it is
unconditionalness. That
which is necessary, that which must be, means that which will
be, whatever supposition we may make in regard to all other
things.forment des couples sans exception ni condition.
Or, pour établir ces liaisons expérimentales, Mill découvre quatre méthodes, et
quatre méthodes seulement : celle des concordancesméthode de
concordance : sa règle fondamentale est que « si deux ou plusieurs cas du
phénomène en question n’ont qu’une circonstance commune, cette circonstance en est
la cause ou l’effet. » (T. I, p. 396.)méthode de différence ; sa
règle fondamentale est que « si un cas où le phénomène en question se rencontre et
un cas où il ne se rencontre pas ont toutes leurs circonstances communes, sauf
une, le phénomène a cette circonstance pour cause ou pour effet. »méthode
des résidus. Sa règle est que « si l’on retranche d’un phénomène la partie
qui est l’effet de certains antécédents, le résidu du phénomène est l’effet des
antécédents qui restent. »méthode des variations concomitantes : sa règle fondamentale est que :
« si un phénomène varie d’une façon quelconque toutes les fois qu’un autre
phénomène varie d’une certaine façon, le premier est une cause ou un effet direct
ou indirect du second. »élimination ; et en effet l’induction n’est pas autre chose. Vous avez deux
groupes, l’un d’antécédents, l’autre de conséquents, chacun d’eux contenant plus ou
moins d’éléments : dix, par exemple. À quel antécédent chaque conséquent est-il
joint ? Le premier conséquent est-il joint au premier antécédent, ou bien au
troisième, ou bien au sixième ? Toute la difficulté et toute la découverte sont là.
Pour lever la difficulté et pour opérer la découverte, il faut éliminer,
c’est-à-dire exclure les antécédents qui ne sont point liés au conséquent que l’on
considère
Ce sont là des formules, un fait sera plus clair. En voici un : on y va voir les méthodes en exercice ; il y a un exemple qui les rassemble presque toutes. Il s’agit de la théorie de la rosée du docteur Well. Je cite les propres paroles de Mill ; elles sont si nettes, qu’il faut se donner le plaisir de les méditer.
« Il faut d’abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards,
et la définir en disant qu’« elle est l’apparition spontanée d’une moiteur sur des
corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d’humidité
visibleWe must separate dew from rain,
and the moisture of fogs, and limit the application of the term to what is
really meant, which is, the spontaneous appearance of moisture on substances
exposed in the open air when no rain or
visible wet is
falling.
« D’abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal
froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les
parois d’un verre d’eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l’intérieur des
vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l’air extérieur, qui coule sur
nos murs lorsqu’après un long froid arrive un dégel tiède et humide. — Comparant
tous ces cas, nous trouvons qu’ils contiennent tous le phénomène en question. Or,
tous ces cas s’accordent en un point, à savoir que l’objet qui se couvre de rosée
est plus froid que l’air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la
rosée nocturne ? Est-ce un fait que l’objet baigné de rosée est plus froid que
l’air ? Nous sommes tentés de répondre que non, car qui est-ce qui le rendrait plus
froid ? Mais l’expérience est aisée : nous n’avons qu’à mettre un thermomètre en
contact avec la substance couverte de rosée, et en suspendre un autre un peu
au-dessus, hors de la portée de son influence. L’expérience a été faite, la question
a été posée, et toujours la réponse s’est trouvée affirmative. Toutes les fois qu’un
objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l’air“Now, here we have analogous phenomena in the moisture which
bedews a cold metal or stone when we breathe upon it ; that which appears on a
glass of water fresh from the well in hot weather ; that which appears on the
inside of windows when sudden rain or hail chills the external air ; that which
runs down our walls when, after a long frost, a warm moist thaw comes on.”
Comparing these cases, we find that they all contain the phenomenon which was
proposed as the subject of investigation. Now “all these instances agree in one
point, the coldness of the object dewed in comparison with the air in contact
with it.” But there still remains the most important case of all, that of
nocturnal dew : does the same circumstance exist in this case ? “Is it a fact
that the object dewed
is colder than the air ? Certainly not,
one would at first be inclined to say ; for what is to make it so ? But… the
experiment is easy ; we have only to lay a thermometer in contact with the dewed
substance, and hang one at a little distance above it, out of reach of its
influence. The experiment has been therefore made ; the question has been asked,
and the answer has been invariably in the affirmative. Whenever an object
contracts dew, it is colder than the air.”
« Voilà une application complète de la méthode de concordance :
elle établit une liaison invariable entre l’apparition de la rosée sur une surface
et la froideur de cette surface comparée à l’air extérieur. Mais laquelle des deux
est cause, et laquelle effet ? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de
quelque chose d’autre ? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit
aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons
varier les circonstances, nous devons noter les cas où la rosée manque ; car une des
conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence,
c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se
rencontre pas
« Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu’elle se
dépose très-abondamment sur le verre. Voilà un cas où l’effet se produit, et un
autre où il ne se produit point… Mais, comme les différences qu’il y a entre le
verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore
être sûrs, c’est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui
distinguent le verre des métaux polis“Now,
first, no dew is produced on the surface of polished metals, but it
is very copiously on glass, both exposed with their faces upwards, and
in some cases the under side of a horizontal plate of glass is also dewed.” Here
is an instance in which the effect is produced, and another instance in which it
is not produced ; but we cannot yet pronounce, as the canon of the Method of
Difference requires, that the latter instance agrees with the former in all its
circumstances except in one ; for the differences between glass and polished
metals are manifold, and the only thing we can as yet be sure of, is, that the
cause of dew will be found among the circumstances by which the former substance
is distinguished from the latter.variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre
poli, le contraste montre évidemment que la substance a une grande
influence sur le phénomène. C’est pourquoi faisons varier autant que possible la
substance seule, en exposant à l’air les surfaces polies de différentes sortes. Cela
fait, on voit tout de suite paraître une échelle d’intensité. Les substances polies
qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s’imprègnent le plus de
rosée ; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s’en humectent le
moinsIn the cases of polished metal and
polished glass, the contrast shows evidently that the
substance has much to do with the phenomenon ; therefore let the
substance alone be diversified as much as possible, by
exposing polished surfaces of various kinds. This done, a scale of
intensity becomes obvious. Those polished substances are found to be most
strongly dewed which conduct heat worst, while those which conduct well, resist
dew most effectually.
« Mais si nous exposons à l’air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous
trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s’il
est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier verni. L’ The conclusion obtained is,
that, But if we expose rough surfaces instead of polished, we
sometimes find this law interfered with. Thus, roughened iron, especially if
painted over or blackened, becomes dewed sooner than varnished paper : the
kind of espèce de surface a donc beaucoup d’influence. C’est pourquoi
exposons la même substance en faisant varier le plus possible l’état de sa surface
(ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une
nouvelle échelle d’intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le
plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de
roséeceteris paribus, the deposition of dew is in some
proportion to the power which the body possesses of resisting the passage of
heat ; and that this, therefore (or something connected with this), must be at
least one of the causes which assist in producing the deposition of dew on the
surface.surface, therefore, has a great influence. Expose,
then, the same material in very diversified states as to
surface (that is, employ the Method of Difference to ascertain concomitance of
variations), “and another scale of intensity becomes at once apparent ; those
surfaces which part with their heat most
readily by radiation, are found to contact dew most
copiously.”
« À présent l’influence que nous venons de reconnaître à la The
conclusion obtained by this new application of the method is, that, “Again, the
influence ascertained to exist of substance et à la surface nous conduit à considérer celle
de la texture, et là nous rencontrons une troisième échelle
d’intensité, qui nous montre les substances d’une texture ferme et serrée, par
exemple les pierres et les métaux, comme défavorables à l’apparition de la rosée, et
au contraire les substances d’une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la
laine, le duvet, comme éminemment favorables à la production de la rosée. La texture
lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause
se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur,
car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les
meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l’air, ce
qu’elles font en maintenant leur surface intérieure très-chaude pendant que leur
surface extérieure est très-froideceteris paribus, the deposition of dew is also in some
proportion to the power of radiating heat ; and that the quality of doing this
abundantly (or some cause on which that quality depends) is another of the
causes which promote the deposition of dew on the substance.substance and surface leads us to consider that of texture : and
here, again, we are presented on trial with remarkable differences, and with a
third scale of intensity, pointing out substances of a close firm texture,
such as stones, metals, etc., as unfavourable, but those of a loose one, as
cloth, velvet, wool, eiderdown, cotton, etc., as eminently favourable to the
contraction of dew. The Method of Concomitant Variations is here, for the
third time, had recourse to ; and, as before, from necessity, since the
texture of no substance is absolutely firm or absolutely loose. Looseness of
texture, therefore, or something which is the cause of that quality, is
another circumstance which promotes the deposition of dew ; but this third
cause resolves, itself into the first, viz. the quality of resisting the
passage of heat : for substances of loose texture are precisely those which
are best adapted for clothing or for impeding the free passage of heat from
the skin into the air, so as to allow their outer surfaces to be very cold,
while they remain warm within.”
« Ainsi les cas très-variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s’accordent
en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement, qu’ils
conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement, — deux qualités qui ne
s’accordent qu’en un seul point, qui est qu’en vertu de l’une et de l’autre le corps
tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu’elle ne peut lui être
restituée par le dedans. Au contraire, les cas très-variés dans lesquels la rosée
manque ou est très-peu abondante s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons
l’observer, en ceci seulement, qu’ils n’ont pas cette propriété. Nous pouvons
maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et
de la rosée, est la cause de l’autre. Nous venons de trouver que la substance sur
laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que
l’air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la
rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c’est la rosée qui dépend de la
froideur ; en d’autres termes, la froideur est la cause de la rosée It thus appears that the instances in which
much dew is deposited, which are very various, agree in this, and, so far as
we are able to observe, in this only, that they either radiate heat rapidly or
conduct it slowly : qualities between which there is no other circumstance of
agreement, than that by virtue of either, the body tends to lose heat from the
surface more rapidly than it can be restored from within. The instances, on
the contrary, in which no dew, or but a small quantity of it, is formed, and
which are also extremely various, agree (so far as we can observe) in nothing,
except in This doubt we
are now able to resolve. We have found that, in every such instance, the
substance must be one which, by its own properties or laws, would, if exposed
in the night, become colder than the surrounding air. The coldness therefore,
being accounted for independently of the dew, while it is proved that there is
a connexion between the two, it must be the dew which depends on the
coldness ; or in other words, the coldness is the cause of the
dew.not having this same property.
« Maintenant cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières
différentes. Premièrement, par déduction, en partant des lois connues que suit la
vapeur aqueuse lorsqu’elle est diffuse dans l’air ou dans tout autre gaz. On sait
par l’expérience directe que la quantité d’eau qui peut rester suspendue dans l’air
à l’état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum
devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement
que, s’il y a déjà autant de vapeur suspendue dans l’air que peut en contenir sa
température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de
la vapeur à se condenser et à se changer en eau. Mais, de plus, nous savons
déductivement, d’après les lois de la chaleur, que le contact de l’air avec un corps
plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d’air
immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d’abandonner une
portion de son eau, laquelle, d’après les lois ordinaires de la gravitation ou
cohésion, s’attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée… Cette
preuve déductive a l’avantage de rendre compte des exceptions, c’est-à-dire des cas
où, ce corps étant plus froid que l’air, il ne se dépose pourtant point de rosée :
car elle montre qu’il en sera nécessairement ainsi, lorsque l’air sera si peu fourni
de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que même, étant un peu refroidi
par le contact d’un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension
toute la vapeur qui s’y trouvait d’abord suspendue. Ainsi, dans un été très-sec, il
n’y a pas de rosée, ni dans un hiver très-sec de gelées blanchesThe law of causation, already so amply established,
admits, however, of efficient additional corroboration in no less than three
ways. First, by deduction from the known laws of aqueous vapour when diffused
through air or any other gas ; and though we have not yet come to the Deductive
Method, we will not omit what is necessary to render the speculation complete.
It is known by direct experiment that only a limited quantity of water can
remain suspended in the state of vapour at each degree of temperature, and that
this maximum grows less and less as the temperature diminishes. From this it
follows, deductively, that if there is already as much vapour suspended as the
air will contain at its existing temperature, any lowering of that temperature
will cause a portion of the vapour to be condensed, and become water. But,
again, we know deductively, from the laws of heat, that the contact of the air
with a body colder than itself, will necessarily lower the temperature of the
stratum of air immediately applied to its surface ; and will therefore cause it
to part with a portion of its water, which accordingly will, by the ordinary
laws of gravitation or cohesion, attach itself to the surface of the body,
thereby constituting dew. This deductive proof, it will have been seen, has the
advantage of proving at once causation as well as coexistence ; and it has the
additional advantage that it also accounts for the
exceptions
to the occurrence of the phenomenon, the cases in which, although the body is
colder than the air, yet no dew is deposited ; by showing that this will
necessarily be the case when the air is so undersupplied with aqueous vapour,
comparatively to its temperature, that even when somewhat cooled by the contact
of the colder body, it can still continue to hold in suspension all the vapour
which was previously suspended in it : thus in a very dry summer there are no
dews, in a very dry winter no hoar frost.
« La seconde confirmation de la théorie se tire de l’expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n’importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle ; mais nous avons d’amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.
« Et finalement nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande
échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l’expérience pour nous de
la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c’est-à-dire en introduisant dans
l’état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement
définie, et en manifestant l’effet si rapidement, que le temps manquerait pour tout
autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que
la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le
ciel ouvert, et point du tout dans les nuits nuageuses ; mais que, si les nuages
s’écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une
ouverture, la rosée commence à se déposer, et va en augmentant. Ici il est
complétement prouvé que la présence ou l’absence d’une communication non interrompue
avec le ciel cause la présence ou l’absence de la rosée ; mais puisqu’un ciel clair
n’est que l’absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps qu’un simple
fluide élastique sépare d’un objet donné, ont cette propriété connue, qu’ils tendent
à élever ou à maintenir la température de la surface de l’objet en rayonnant vers
lui de la chaleur, nous voyons à l’instant que la retraite des nuages refroidira la
surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l’antécédent
par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre : expérience
naturelle conforme aux règles de la méthode de différence The second corroboration of the theory is by direct
experiment, according to the canon of the Method of Difference. We can, by
cooling the surface of any body, find in all cases some temperature (more or
less inferior to that of the surrounding air, according to its hygrometric
condition), at which dew will begin to be deposited. Here, too, therefore, the
causation is directly proved. We can, it is true, accomplish this only on a
small scale ; but we have ample reason to conclude that the same operation, if
conducted in Nature’s great laboratory, would equally produce the
effect. And, finally, even on that great scale we are able to verify the
result. The case is one of those rare cases ; as we have shown them to be, in
which nature works the experiment for us in the same manner in which we
ourselves perform it ; introducing into the previous state of things a single
and perfectly definite new circumstance, and manifesting the effect so
rapidly, that there is not time for any other material change in the
preexisting circumstances. It is observed that dew is never copiously
deposited in situations much screened from the open sky, and not at all in a
cloudy night, but if the clouds withdraw even for a few minutes,
and leave a clear opening, a deposition of dew presently begins, and
goes on increasing… Dew formed in clear intervals will often even evaporate
again, when the sky becomes thickly overcast. The proof, therefore, is
complete that the presence or absence of an uninterrupted communication with
the sky causes the deposition or non-deposition of dew. Now, since a clear sky
is nothing but the absence of clouds, and it is a known property of clouds, as
of all other bodies between which and any given object nothing intervenes but
an elastic fluid, that they tend to raise or keep up the superficial
temperature of the object by radiating heat to it, we see at once that the
disappearance of clouds will cause the surface to cool ; so that Nature, in
this case, produces a change in the antecedent by definite and known means,
and the consequent follows accordingly : a natural experiment which satisfies
the requisitions of the Method of Difference.
Ce ne sont pas là tous les procédés des sciences, mais ceux-ci mènent aux autres. Ils s’enchaînent tous, et personne, mieux que Mill, n’a montré leur enchaînement. En beaucoup de cas les procédés d’isolement sont impuissants, et ces cas sont ceux où l’effet, étant produit par un concours de causes, ne peut être divisé en ses éléments. Les méthodes d’isolement sont alors impraticables. Nous ne pouvons plus éliminer, et par conséquent nous ne pouvons plus induire. Et cette difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l’effet d’un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent en lui mêlés à un tel point qu’on ne peut les séparer sans le détruire, en sorte qu’il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux forces dont les directions font un angle, il se meut suivant la diagonale ; chaque partie, chaque moment, chaque position, chaque élément de son mouvement est l’effet combiné de deux forces sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu’on n’en peut isoler aucun et le rapporter à sa source. Pour apercevoir séparément chaque effet, il faudrait considérer des mouvements différents, c’est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par d’autres. Ni la méthode de concordance ou de différence, ni la méthode des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir contre un phénomène qui par nature exclut toute élimination et toute décomposition. Il faut donc tourner l’obstacle, et c’est ici qu’apparaît la dernière clef de la nature, la méthode de déduction. Nous quittons le phénomène, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d’autres plus simples, nous établissons leurs lois, et nous lions chacun d’eux à sa cause par les procédés de l’induction ordinaire ; puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous concluons d’après leurs lois connues quel devra être leur effet total. Nous vérifions ensuite si le mouvement donné est exactement semblable au mouvement prédit, et si cela est, nous l’attribuons aux causes d’où nous l’avons déduit. Ainsi, pour découvrir les causes des mouvements des planètes, nous recherchons par des inductions simples les lois de deux causes, l’une qui est la force d’impulsion primitive dirigée selon la tangente, l’autre qui est la force accélératrice attractive. De ces lois induites nous déduisons par le calcul le mouvement d’un corps qui serait soumis à leurs sollicitations combinées, et, vérifiant que les mouvements planétaires observés coïncident exactement avec les mouvements prévus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvements planétaires. « C’est à cette méthode, dit Mill, que l’esprit humain doit ses plus grands triomphes. Nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples. » Ses détours nous ont conduits plus loin que la voie directe ; elle a tiré son efficacité de son imperfection.
Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité, leur office,
leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé l’histoire, les divisions, les
espérances et les limites de la science humaine. La première apparaît au début, la
seconde à la fin. La première a dû prendre l’empire au temps de Bacon
J’ose dire que la théorie que vous venez d’entendre est parfaite. J’en ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconnaître que nulle part l’induction n’a été expliquée d’une façon si complète et si précise, avec une telle abondance de distinctions fines et justes, avec des applications si étendues et si exactes, avec une telle connaissance des pratiques effectives et des découvertes acquises, avec une plus entière exclusion des principes métaphysiques et des suppositions arbitraires, dans un esprit plus conforme aux procédés rigoureux de l’expérience moderne. Vous me demandiez tout à l’heure ce que les Anglais ont fait en philosophie ; je réponds : la théorie de l’induction. Mill est le dernier d’une grande lignée qui commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s’est continuée jusqu’à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre esprit national ; ils ont été positifs et pratiques ; ils ne se sont point envolés au-dessus des faits ; ils n’ont point tenté des routes extraordinaires ; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l’ont employé du seul côté où il puisse agir ; ils n’ont voulu que planter des barrières et des flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses. Ils n’ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande œuvre moderne, la découverte des lois applicables ; ils ont contribué, comme les savants spéciaux, à augmenter la puissance de l’homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.
Vous allez me dire que mon philosophe s’est coupé les ailes pour fortifier les
jambes. Certainement, et il a bien fait. L’expérience borne la carrière qu’elle nous
ouvre ; elle nous a donné notre but ; elle nous donne aussi nos limites. Nous
n’avons qu’à regarder les éléments qui la composent et les événements dont elle part
pour comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé réduisent sa
marche à quelques pas. Et d’abord
Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le sont qu’en
apparence et au regard de notre esprit ? Pouvons-nous dire qu’elles ont des causes
comme les faits dérivés dont elles sont les causes ? Pouvons-nous décider que tout
événement à tout point du temps et de l’espace arrive selon des lois, et que notre
petit monde, si bien réglé, est un abrégé du grand ? Pouvons-nous, par quelque
axiome, sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de
l’univers ? En aucune façon, et c’est ici que Mill pousse aux dernières
conséquences ; car la loi qui attribue une cause à tout événement n’a pour lui
d’autre fondement, d’autre valeur et d’autre portée que notre expérience. Elle ne
renferme point sa nécessité en elle-même ; elle tire toute son autorité du grand
nombre des cas où on l’a reconnue vraie ; elle ne fait que résumer une somme
d’observations ; elle lie deux données qui, considérées en elles-mêmes, n’ont point
de liaison intime ; elle joint l’antécédent et le conséquent pris en général, comme
la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris en particulier ;
elle constate un couple, comme font toutes les lois expérimentales, et participe à
leur incertitude comme à leurs restrictions. Écoutez ces fortes paroles : « Je suis
convaincu que si un homme, habitué à l’abstraction et à l’analyse, exerçait
loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son
imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple
dans un des firmaments dont l’astronomie sidérale compose à présent l’univers, les
événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien, ni dans
notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison
suffisante, ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle
part
— Un abîme de hasard et un abîme d’ignorance. La perspective est sombre : il n’importe, si elle est vraie. À tout le moins, cette théorie de la science est celle de la science anglaise. Rarement, je vous l’accorde, un penseur a mieux résumé par sa doctrine la pratique de son pays ; rarement un homme a mieux représenté par ses négations et ses découvertes les limites et la portée de sa race. Les procédés dont celui-ci compose la science sont ceux où vous excellez par-dessus tous les autres, et les procédés qu’il exclut de la science sont ceux qui vous manquent plus qu’à personne. Il a décrit l’esprit anglais en croyant décrire l’esprit humain. C’est là sa gloire, mais c’est aussi là sa faiblesse. Il y a dans votre idée de la connaissance une lacune qui, incessamment ajoutée à elle-même, finit par creuser ce gouffre de hasard du fond duquel, selon lui, les choses naissent, et ce gouffre d’ignorance au bord duquel, selon lui, notre science doit s’arrêter. Et voyez ce qui en advient. En retranchant de la science la connaissance des premières causes, c’est-à-dire des choses divines, vous réduisez l’homme à devenir sceptique, positif, utilitaire, s’il a l’esprit sec, ou bien mystique, exalté, méthodiste, s’il a l’imagination vive. Dans ce grand vide inconnu que vous placez au-delà de notre petit monde, les gens à tête chaude ou à conscience triste peuvent loger tous leurs rêves, et les hommes à jugement froid, désespérant d’y rien atteindre, n’ont plus qu’à se rabattre dans la recherche des recettes pratiques qui peuvent améliorer notre condition. Il me semble que le plus souvent ces deux dispositions se rencontrent dans une tête anglaise. L’esprit religieux et l’esprit positif y vivent côte à côte et séparés. Cela fait un mélange bizarre, et j’avoue que j’aime mieux la manière dont les Allemands ont concilié la science et la foi. — Mais leur philosophie n’est qu’une poésie mal écrite. — Peut-être. — Mais ce qu’ils appellent raison ou intuition des principes n’est que la puissance de bâtir des hypothèses. — Peut-être. — Mais les systèmes qu’ils ont arrangés n’ont pas tenu devant l’expérience. — Je vous abandonne leur œuvre. — Mais leur absolu, leur sujet, leur objet et le reste ne sont que de grands mots. — Je vous abandonne leur style. — Alors que gardez-vous ? — Leur idée de la cause. — Vous croyez, comme eux, qu’on découvre les causes par une révélation de la raison ? — Point du tout. — Vous croyez comme nous qu’on découvre les causes par la simple expérience ? — Pas davantage. — Vous pensez qu’il y a une faculté autre que l’expérience et la raison propre à découvrir les causes ? — Oui. — Vous croyez qu’il y a une opération moyenne, située entre l’illumination et l’observation, capable d’atteindre des principes comme on l’assure de la première, capable d’atteindre des vérités comme on l’éprouve pour la seconde ? — Oui. — Laquelle ? — L’abstraction. Reprenons votre idée primitive ; je tâcherai de dire en quoi je la trouve incomplète, et en quoi il me semble que vous mutilez l’esprit humain. Seulement il faudra que vous m’accordiez de l’espace ; ce sera tout un plaidoyer.
Votre point de départ est bon : en effet, l’homme ne connaît point les substances ;
il ne connaît ni l’esprit ni le corps : il n’aperçoit que ses états intérieurs tout
passagers et isolés ; il s’en sert pour affirmer et désigner des états extérieurs,
positions, mouvements, changements, et ne s’en sert pas pour autre chose. Il
n’atteint que des faits, soit au dedans, soit au dehors, tantôt caducs, quand son
impression ne se répète pas, tantôt permanents, quand son impression, maintes fois
répétée, lui fait supposer qu’elle sera répétée toutes les fois qu’il voudra
l’avoir. Il ne saisit que des couleurs, des sons, des résistances, des mouvements,
tantôt momentanés et variables, tantôt semblables à eux-mêmes et renouvelés. Il ne
suppose des qualités et propriétés que par un artifice de langage, et pour grouper
plus commodément des faits. Nous allons même plus loin que vous : nous pensons qu’il
n’y a ni esprits ni corps, mais simplement des groupes de mouvements présents ou
possibles, et des groupes de pensées présentes ou possibles. Nous croyons qu’il n’y
a point de substances, mais seulement des systèmes de faits. Nous regardons l’idée
de substance comme une illusion psychologique. Nous considérons la substance, la
force et tous les êtres métaphysiques des modernes comme un reste des entités
scolastiques. Nous pensons qu’il n’y a rien au monde que des faits et des lois,
c’est-à-dire des événements et leurs rapports, et nous reconnaissons comme vous que
toute connaissance consiste d’abord à lier ou à additionner des faits. Mais cela
terminé, une nouvelle opération commence, la plus féconde de toutes, et qui consiste
à décomposer ces données complexes en données simples. Une faculté magnifique
apparaît, source du langage, interprète de la nature, mère des religions et des
philosophies, seule distinction véritable, qui, selon son degré, sépare l’homme de
la brute, et les grands hommes des petits : je veux dire l’abstraction, qui est le pouvoir d’isoler les éléments des faits et de les
considérer à part. Mes yeux suivent le contour d’un carré, et l’abstraction en isole
les deux propriétés constitutives, l’égalité des côtés et des angles. Mes doigts
touchent la surface d’un cylindre, et l’abstraction en isole les deux éléments
générateurs, la notion de rectangle et la révolution de ce rectangle autour d’un de
ses côtés pris comme axe. Cent mille expériences me développent par une infinité de
détails la série des opérations physiologiques qui font la vie, et l’abstraction
isole la direction de cette série, qui est un circuit de déperdition constante et de
réparation continue. Douze cents pages m’ont exposé le jugement de Mill sur les
diverses parties de la science, et l’abstraction isole son idée fondamentale, à
savoir, que les seules propositions fructueuses sont celles qui joignent un fait à
un fait non contenu dans le premier. Partout ailleurs il en est de même. Toujours un
fait ou une série de faits peut être résolu en ses composants. C’est cette
décomposition que l’on réclame lorsqu’on demande quelle est la nature d’un objet. Ce
sont ces composants que l’on cherche lorsqu’on veut pénétrer dans l’intérieur d’un
être. Ce sont eux que l’on désigne sous les noms de forces, causes, lois, essences,
propriétés primitives. Ils ne sont pas un nouveau fait ajouté aux premiers ; ils en
sont une portion, un extrait : ils sont contenus en eux, ils ne sont autre chose que
les faits eux-mêmes. On ne passe pas, en les découvrant, d’une donnée à une donnée
différente, mais de la même à la même, du tout à la partie, du composé aux
composants. On ne fait que voir la même chose sous deux formes, d’abord entière,
puis divisée ; on ne fait que traduire la même idée d’un langage en un autre, du
langage sensible en langage abstrait, comme on traduit une courbe en une équation,
comme on exprime un cube par une fonction de son côté. Que cette traduction soit
difficile ou non, peu importe ; qu’il faille souvent l’accumulation ou la
comparaison d’un nombre énorme de faits pour y atteindre, et que maintes fois notre
esprit succombe avant d’y arriver, peu importe encore. Toujours est-il que dans
cette opération, qui est évidemment fructueuse, au lieu d’aller d’un fait à un autre
fait, on va du même au même ; au lieu d’ajouter une expérience à une expérience, on
met à part quelque portion de la première ; au lieu d’avancer, on s’arrête pour
creuser en place. Il y a donc des jugements qui sont instructifs, et qui cependant
ne sont pas des expériences ; il y a donc des propositions qui concernent l’essence,
et qui cependant ne sont pas verbales ; il y a donc une opération différente de
l’expérience, qui agit par retranchement au lieu d’agir par addition, qui, au lieu
d’acquérir, s’applique aux données acquises, et qui par-delà l’observation, ouvrant
aux sciences une carrière nouvelle, définit leur nature, détermine leur marche,
complète leurs ressources et marque leur but.
Voilà la grande omission du système : l’abstraction y est laissée sur l’arrière-plan, à peine mentionnée, recouverte par les autres opérations de l’esprit, traitée comme un appendice des expériences ; nous n’avons qu’à la rétablir dans la théorie générale pour reformer les théories particulières où elle a manqué.
D’abord la définition. Il n’y a pas, dit Mill, de définition des choses, et quand on me définit la sphère le solide engendré par la révolution d’un demi-cercle autour de son diamètre, on ne me définit qu’un nom. Sans doute on vous apprend par là le sens d’un nom, mais on vous apprend encore bien autre chose. On vous annonce que toutes les propriétés de toute sphère dérivent de cette formule génératrice. On réduit une donnée infiniment complexe à deux éléments. On transforme la donnée sensible en données abstraites ; on exprime l’essence de la sphère, c’est-à-dire la cause intérieure et primordiale de toutes ses propriétés. Voilà la nature de toute vraie définition ; elle ne se contente pas d’expliquer un nom, elle n’est pas un simple signalement ; elle n’indique pas simplement une propriété distinctive, elle ne se borne pas à coller sur l’objet une étiquette propre à le faire reconnaître entre tous. Il y a en dehors de la définition plusieurs façons de faire reconnaître l’objet ; il y a telle autre propriété qui n’appartient qu’à lui ; on pourrait désigner la sphère en disant que, de tous les corps, elle est celui qui, à surface égale, occupe le plus d’espace, et autrement encore. Seulement ces désignations ne sont pas des définitions ; elles exposent une propriété caractéristique et dérivée, non une propriété génératrice et première ; elles ne ramènent pas la chose à ses facteurs, elles ne la recréent pas sous nos yeux, elles ne montrent pas sa nature intime et ses éléments irréductibles. La définition est la proposition qui marque dans un objet la qualité d’où dérivent les autres, et qui ne dérive point d’une autre qualité. Ce n’est point là une proposition verbale, car elle vous enseigne la qualité d’une chose. Ce n’est point là l’affirmation d’une qualité ordinaire, car elle vous révèle la qualité qui est la source du reste. C’est une assertion d’une espèce extraordinaire, la plus féconde et la plus précieuse de toutes, qui résume toute une science, et en qui toute science aspire à se résumer. Il y a une définition dans chaque science ; il y en a une pour chaque objet. Nous ne la possédons pas partout, mais nous la cherchons partout. Nous sommes parvenus à définir le mouvement des planètes par la force tangentielle et l’attraction qui le composent ; nous définissons déjà en partie le corps chimique par la notion d’équivalent, et le corps vivant par la notion de type. Nous travaillons à transformer chaque groupe de phénomènes en quelques lois, forces ou notions abstraites. Nous nous efforçons d’atteindre en chaque objet les éléments générateurs, comme nous les atteignons dans la sphère, dans le cylindre, dans le cercle, dans le cône, et dans tous les composés mathématiques. Nous réduisons les corps naturels à deux ou trois sortes de mouvements, attraction, vibration, polarisation, comme nous réduisons les corps géométriques à deux ou trois sortes d’éléments, le point, le mouvement, la ligne, et nous jugeons notre science partielle ou complète, provisoire ou définitive, suivant que cette réduction est approximative ou absolue, imparfaite ou achevée.
Même changement dans la théorie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve pas que le
prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont mortels, car ce serait dire
deux fois la même chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les
hommes dont nous avons entendu parler, sont morts. — Je réponds que la vraie preuve
n’est ni dans la mortalité de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalité de
tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote
La même opération explique aussi les axiomes. Selon Mill, si nous savons que des grandeurs égales ajoutées à des grandeurs égales font des sommes égales, ou que deux droites ne peuvent enclore un espace, c’est par une expérience extérieure faite avec nos yeux, ou par une expérience intérieure faite avec notre imagination. Sans doute on peut savoir ainsi que deux droites ne sauraient enclore un espace, mais on peut le savoir encore d’une autre façon. On peut se représenter une droite par l’imagination, et l’on peut la concevoir aussi par la raison. On peut considérer son image ou sa définition. On peut l’étudier en elle-même ou dans les éléments générateurs. Je puis me représenter une droite toute faite, mais je puis aussi la résoudre en ses facteurs. Je puis assister à sa formation, et dégager les éléments abstraits qui l’engendrent, comme j’ai assisté à la formation du cylindre et dégagé le rectangle en révolution qui l’a engendré. Je puis dire non pas que la ligne droite est la plus courte d’un point à un autre, ce qui est une propriété dérivée, mais qu’elle est la ligne formée par le mouvement d’un point qui tend à se rapprocher d’un autre, et de cet autre seulement ; ce qui revient à dire que deux points suffisent à déterminer une droite, en d’autres termes que deux droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire ; d’où l’on voit que si deux droites enfermaient un espace, elles ne feraient qu’une droite et n’enfermeraient rien du tout. Voilà une seconde manière de connaître l’axiome, et il est clair qu’elle diffère beaucoup de la première. Dans la première, on le constate ; dans la seconde, on le déduit. Dans la première, on éprouve qu’il est vrai ; dans la seconde, on prouve qu’il est vrai. Dans la première, on l’admet ; dans la seconde, on l’explique. Dans la première, on remarquait seulement que le contraire de l’axiome est inconcevable ; dans la seconde, on découvre en plus que le contraire de l’axiome est contradictoire. Étant donnée la définition de la ligne droite, l’axiome que deux droites ne peuvent enclore un espace s’y trouve compris ; il en dérive comme une conséquence de son principe. En somme, il n’est qu’une proposition identique, ce qui veut dire que son sujet contient son attribut ; il ne joint pas deux termes séparés, irréductibles l’un à l’autre : il unit deux termes dont le second est une portion du premier. Il est une simple analyse. Et tous les axiomes sont ainsi. Il suffit de les décomposer pour apercevoir qu’ils vont non d’un objet à un objet différent, mais du même au même. Il suffit de résoudre les notions d’égalité, de cause, de substance, de temps et d’espace en leurs abstraits, pour démontrer les axiomes d’égalité, de substance, de cause, de temps et d’espace. Il n’y a qu’un axiome, celui d’identité. Les autres ne sont que ses applications ou ses suites. Cela admis, on voit à l’instant que la portée de notre esprit se trouve changée. Nous ne sommes plus simplement capables de connaissances relatives et bornées : nous sommes capables aussi de connaissances absolues et infinies ; nous possédons dans les axiomes des données qui non-seulement s’accompagnent l’une l’autre, mais encore dont l’une enferme l’autre. Si, comme dit Mill, elles ne faisaient que s’accompagner, nous serions forcés de conclure, comme Mill, que peut-être elles ne s’accompagnent pas toujours. Nous ne verrions point la nécessité intérieure de leur jonction, nous ne la poserions qu’en fait ; nous dirions que les deux données étant de leur nature isolées, il peut se rencontrer des circonstances qui les séparent ; nous n’affirmerions la vérité des axiomes qu’au regard de notre monde et de notre esprit. Si au contraire les deux données sont telles que la première enferme la seconde, nous établissons par cela même la nécessité de leur jonction : partout où sera la première, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d’elle-même et qu’elle ne peut pas se séparer de soi. Il n’y a point de place entre elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles ne font qu’une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue et universelle, et nous possédons des vérités qui ne souffrent ni doute, ni limites, ni conditions, ni restrictions. L’abstraction rend aux axiomes leur valeur en montrant leur origine, et nous restituons à la science la portée qu’on lui ôte en restituant à l’esprit la faculté qu’on lui ôtait.
Reste l’induction, qui semble le triomphe de la pure expérience. Et c’est justement l’induction qui est le triomphe de l’abstraction. Lorsque je découvre par induction que le froid cause la rosée, ou que le passage de l’état liquide à l’état solide produit la cristallisation, j’établis un rapport entre deux abstraits. Ni le froid, ni la rosée, ni le passage de l’état solide à l’état liquide, ni la cristallisation n’existent en soi. Ce sont des portions de phénomènes, des extraits de cas complexes, des éléments simples enfermés dans des ensembles plus composés. Je les en retire et je les isole ; j’isole la rosée prise en général de toutes les rosées locales, temporaires, particulières, que je puis observer ; j’isole le froid pris en général de tous les froids spéciaux, variés, distincts, qui peuvent se produire parmi toutes les différences de texture, toutes les diversités de substance, toutes les inégalités de température, toutes les complications de circonstances. Je joins un antécédent abstrait à un conséquent abstrait, et je les joins, comme le montre Mill lui-même, par des retranchements, des suppressions, des éliminations. J’expulse des deux groupes qui les contiennent toutes les circonstances adjacentes ; je démêle le couple dans l’entourage qui l’offusque ; je détache, par une série de comparaisons et d’expériences, tous les accidents parasites qui se sont collés à lui, et je finis ainsi par le mettre à nu. J’ai l’air de considérer vingt cas différents, et dans le fonds, je n’en considère qu’un seul ; j’ai l’air de procéder par addition, et en somme je n’opère que par soustraction. Tous les procédés de l’induction sont donc des moyens d’abstraire, et toutes les œuvres de l’induction sont donc des liaisons d’abstraits.
Nous voyons maintenant les deux grands moments de la science et les deux grandes
apparences de la nature. Il y a deux opérations, l’expérience et l’abstraction ; il
y a deux royaumes, celui des faits complexes et celui des éléments simples. Le
premier est l’effet, le second la cause. Le premier est contenu dans le second et
s’en déduit, comme une conséquence de son principe. Tous deux s’équivalent ; ils
sont une seule chose considérée sous deux aspects. Ce magnifique monde mouvant, ce
chaos tumultueux d’événements entrecroisés, cette vie incessante infiniment variée
et multiple, se réduisent à quelques éléments et à leurs rapports. Tout notre effort
consiste à passer de l’un à l’autre, du complexe au simple, des faits aux lois, des
expériences aux formules. Et la raison en est visible ; car ce fait que j’aperçois
par les sens ou la conscience n’est qu’une tranche arbitraire que mes sens ou ma
conscience découpent dans la trame infinie et continue de l’être. S’ils étaient
construits autrement, ils en intercepteraient une autre ; c’est le hasard de leur
structure qui a déterminé celle-là. Ils sont comme un compas ouvert, qui pourrait
l’être moins, et qui pourrait l’être davantage. Le cercle qu’ils décrivent n’est pas
naturel, mais artificiel. Il l’est si bien, qu’il l’est en deux manières, à
l’extérieur et à l’intérieur. Car, lorsque je constate un événement, je l’isole
artificiellement de son entourage naturel, et je le compose artificiellement
d’éléments qui ne sont point un assemblage naturel. Quand je vois une pierre qui
tombe, je sépare la chute des circonstances antérieures qui réellement lui sont
jointes, et je mets ensemble la chute, la forme, la structure, la couleur, le son et
vingt autres circonstances qui réellement ne sont point liées. Un fait est donc un
amas arbitraire, en même temps qu’une coupure arbitraire, c’est-à-dire un groupe
factice, qui sépare ce qui est uni, et unit ce qui est séparé
Pouvons-nous connaître ces éléments premiers ? Pour mon compte, je le pense, et la raison en est qu’étant des abstraits, ils ne sont pas situés en dehors des faits, mais compris en eux, en telle sorte qu’il n’y a qu’à les en retirer. Bien plus, étant les plus abstraits, c’est-à-dire les plus généraux de tous, il n’y a pas de faits qui ne les comprennent et dont on ne puisse les extraire. Si limitée que soit notre expérience, nous pouvons donc les atteindre, et c’est d’après cette remarque que les modernes métaphysiciens d’Allemagne ont tenté leurs grandes constructions. Ils ont compris qu’il y a des notions simples, c’est-à-dire des abstraits indécomposables, que leurs combinaisons engendrent le reste, et que les règles de leurs unions ou de leurs contrariétés mutuelles sont des lois premières de l’univers. Ils ont essayé de les atteindre et de retrouver par la pensée pure le monde tel que l’observation nous l’a montré. Ils ont échoué à demi, et leur gigantesque bâtisse, toute factice et fragile, pend en ruine, semblable à ces échafaudages provisoires qui ne servent qu’à marquer le plan d’un édifice futur. C’est qu’avec un sens profond de notre puissance, ils n’ont point eu la vue exacte de nos limites. Car nous sommes débordés de tous côtés par l’infinité du temps et de l’espace ; nous nous trouvons jetés dans ce monstrueux univers comme un coquillage au bord d’une grève, ou comme une fourmi au pied d’un talus. En ceci, Mill dit vrai ; le hasard se rencontre au terme de toutes nos connaissances comme au commencement de toutes nos données : nous avons beau faire, nous ne pouvons que remonter, et par conjecture encore, jusqu’à un état initial ; mais cet état dépend d’un précédent, qui dépend d’un autre, et ainsi de suite, en sorte que nous sommes obligés de l’accepter comme une pure donnée, et de renoncer à le déduire, quoique nous sachions qu’il doive être déduit. Il en est ainsi dans toutes les sciences, en géologie, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en psychologie, en histoire, et l’accident primitif étend ses effets dans toutes les parties de la sphère où il est compris. S’il avait été différent, nous n’aurions ni les mêmes planètes, ni les mêmes espèces chimiques, ni les mêmes végétaux, ni les mêmes animaux, ni les mêmes races d’hommes, ni peut-être aucune de ces sortes d’êtres. Si la fourmi était portée dans une autre contrée, elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l’air, ni peut-être aucune de ces formes de l’être. Il y a donc en tout fait et en tout objet une portion accidentelle et locale, portion énorme, qui, comme le reste, dépend des lois primitives, mais n’en dépend qu’à travers un circuit infini de contre-coups, en sorte qu’entre elle et les lois primitives, il y a une lacune infinie qu’une série infinie de déductions pourrait seule combler.
Voilà la portion inexplicable des phénomènes, et voilà ce que les métaphysiciens d’outre-Rhin ont tenté d’expliquer. Ils ont voulu déduire de leurs théorèmes élémentaires la forme du système planétaire, les diverses lois de la physique et de la chimie, les principaux types de la vie, la succession des civilisations et des pensées humaines. Ils ont torturé leurs formules universelles pour en tirer des cas tout particuliers ; ils ont pris des suites indirectes et lointaines pour des suites directes et prochaines ; ils ont omis ou supprimé le grand jeu qui s’interpose entre les premières lois et les dernières conséquences ; ils ont écarté de leurs fondements le hasard, comme une assise indigne de la science, et ce vide qu’ils laissaient, mal rempli par des matériaux postiches, a fait écrouler tout le bâtiment.
Est-ce à dire que dans les données que ce petit canton de l’univers nous fournit,
tout soit local ? En aucune façon. Si la fourmi était capable d’expérimenter, elle
pourrait atteindre l’idée d’une loi physique, d’une forme vivante, d’une sensation
représentative, d’une pensée abstraite ; car un pied de terre sur lequel se trouve
un cerveau qui pense renferme tout cela ; donc, si limité que soit le champ d’un
esprit, il contient des données générales, c’est-à-dire répandues sur des
territoires extérieurs fort vastes, où sa limitation l’empêche de pénétrer. Si la
fourmi était capable de raisonner, elle pourrait construire l’arithmétique,
l’algèbre, la géométrie, la mécanique ; car un mouvement d’un demi-pouce contient
dans son raccourci le temps, l’espace, le nombre et la force, tous les matériaux des
mathématiques : donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il renferme des
données universelles, c’est-à-dire répandues sur tout le territoire du temps et de
l’espace. Si la fourmi était philosophe, elle pourrait démêler les idées de l’être,
du néant, et tous les matériaux de la métaphysique ; car un phénomène quelconque,
intérieur ou extérieur, suffit pour les présenter : donc, si limité que soit le
champ d’un esprit, il contient des données absolues, c’est-à-dire telles qu’il n’y a
nul objet où elles puissent manquer. Et il faut bien qu’il en soit ainsi ; car à
mesure qu’une donnée est plus générale, il faut parcourir moins de faits pour la
rencontrer : si elle est universelle, on la rencontre partout ; si elle est absolue,
on ne peut pas ne pas la rencontrer. C’est pourquoi, malgré l’étroitesse de notre
expérience, la métaphysique, j’entends la recherche des premières causes, est
possible, à la condition que l’on reste à une grande hauteur, que l’on ne descende
point dans le détail, que l’on considère seulement les éléments les plus simples de
l’être et les tendances les plus générales de la nature. Si quelqu’un recueillait
les trois ou quatre grandes idées où aboutissent nos sciences, et les trois ou
quatre genres d’existence qui résument notre univers ; s’il comparait ces deux
étranges quantités qu’on nomme la durée et l’étendue, ces principales formes ou
détermination de la quantité qu’on appelle les lois physiques, les types chimiques
et les espèces vivantes, et cette merveilleuse puissance représentative qui est
l’esprit, et qui, sans tomber dans la quantité, reproduit les deux autres et
elle-même ; s’il découvrait, entre ces trois termes, la quantité pure, la quantité
déterminée et la quantité supprimée
À mon avis, ces deux grandes opérations, l’expérience telle que vous l’avez décrite et l’abstraction telle que j’ai essayé de la définir, font à elles deux toutes les ressources de l’esprit humain. L’une est la direction pratique, l’autre la direction spéculative. La première conduit à considérer la nature comme une rencontre de faits, la seconde comme un système de lois : employée seule, la première est anglaise ; employée seule, la seconde est allemande. S’il y a une place entre les deux nations, c’est la nôtre. Nous avons élargi les idées anglaises au dix-huitième siècle : nous pouvons, au dix-neuvième siècle, préciser les idées allemandes. Notre affaire est de tempérer, de corriger, de compléter les deux esprits l’un par l’autre, de les fondre en un seul, de les exprimer dans un style que tout le monde entende, et d’en faire ainsi l’esprit universel.
Nous sortîmes. Comme il arrive toujours en pareil cas, chacun des deux avait fait réfléchir l’autre, et aucun des deux n’avait persuadé l’autre ; mais ces réflexions furent courtes : devant une belle matinée d’août, tous les raisonnements tombent. Les vieux murs, les pierres rongées par la pluie souriaient au soleil levant. Une lumière jeune se posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades, sur le feuillage éclatant des lierres. Les roses grimpantes, les chèvrefeuilles montaient le long des meneaux, et leurs corolles tremblaient et luisaient au souffle léger de l’air. Les jets d’eau murmuraient dans les grandes cours silencieuses. La charmante ville sortait de la brume matinale aussi parée et aussi tranquille qu’un palais de fées, et sa robe de molle vapeur rose, semblable à une jupe ouvragée de la Renaissance, était bosselée par une broderie de clochers, de cloîtres et de palais, chacun encadré dans sa verdure et dans ses fleurs. Les architectures de tous les âges mêlaient leurs ogives et leurs trèfles, leurs statues et leurs colonnes ; le temps avait fondu leurs teintes ; le soleil les unissait dans sa lumière, et la vieille cité semblait un écrin où tous les siècles et tous les génies avaient pris soin tour à tour d’apporter et de ciseler leur joyau. Au dehors, la rivière coulait à pleins bords en larges nappes d’argent reluisantes. Les prairies regorgeaient de hautes herbes ; les faucheurs y entraient jusqu’au dessus du genou. Les boutons d’or, les reines-des-prés par myriades, les graminées penchées sous le poids de leur tête grisâtre, les plantes abreuvées par la rosée de la nuit, avaient pullulé dans la riche terre plantureuse. Il n’y a point de mot pour exprimer cette fraîcheur de teintes et cette abondance de séve. À mesure que la grande ligne d’ombre reculait, les fleurs apparaissaient au jour brillantes et vivantes. À les voir virginales et timides dans ce voile doré, on pensait aux joues empourprées, aux beaux yeux modestes d’une jeune fille qui pour la première fois met son collier de pierreries. Autour d’elles comme pour les garder, des arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leur files régulières ; et j’y trouvais une nouvelle trace de ce bon sens pratique qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages, qui, en améliorant tout, n’a rien renversé, qui a conservé ses arbres comme sa constitution, qui a élagué les vieilles branches sans abattre le tronc ; qui seul aujourd’hui, entre tous les peuples, jouit non-seulement du présent, mais du passé.
I. Son talent et son œuvre. — Ses débuts. — En quoi il s’opposait aux poëtes précédents. — En quoi il les continuait.
II. Première période. — Ses portraits de femmes. — Délicatesse et raffinement de
son sentiment et de son style. — Variété de ses émotions et de ses sujets. — Sa
curiosité littéraire et son dilettantisme poétique. — The Dying
Swan. — The Lotos-Eaters.
III. Deuxième période. — Sa popularité, son bonheur et sa vie. — Sensibilité et
virginité permanentes du tempérament poétique. — En quoi il est d’accord avec la
nature. — Locksley Hall. — Changement de sujet et de style. —
Explosion violente et accent personnel. — Maud.
IV. Retour de Tennyson à son premier style. — In Memoriam. —
Élégance, froideur et longueurs de ce poëme. — Il faut que le sujet et le talent
soient d’accord. — Quels sujets conviennent à l’artiste dilettante. — The Princess. — Comparaison de ce poëme et d’As you like
it. — Le monde fantastique et pittoresque. — Comment Tennyson retrouve les
songes et le style de la Renaissance.
V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de l’ancienne épopée. — Les Idylles du roi. — Pourquoi il a renouvelé l’épopée de la
Table-Ronde. — Pureté et élévation de ses modèles et de sa poésie. — Elaine. — La mort d’Arthur. — Manque de passion
personnelle et absorbante. — Flexibilité et désintéressement de son esprit. — Son
talent pour se métamorphoser, pour embellir, et pour épurer.
VI. Son public. — Le monde en Angleterre. — La campagne. — Le confort. — L’élégance. — L’éducation. — Les habitudes. — En quoi Tennyson convient à un pareil monde. — Le monde en France. — La vie parisienne. — Les plaisirs. — La représentation. — La conversation. — La hardiesse d’esprit. — En quoi Alfred de Musset convient à un pareil monde. — Comparaison des deux mondes et des deux poëtes.
Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent du mal. Il se tut ; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une revue, ni même dans un catalogue. Mais quand il parut de nouveau devant le public, ses livres avaient fait leur chemin tout seuls et sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand poëte de son pays et de son temps.
On se trouva surpris, et d’une surprise charmante. La puissante génération de poëtes qui venait de s’éteindre avait passé comme un orage. Ainsi que leurs devanciers du seizième siècle, ils avaient emporté et précipité tout jusqu’aux extrêmes. Les uns avaient ramassé les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l’Orient, la Grèce, l’Arabie, le moyen âge, et surchargé l’imagination humaine des couleurs et des fantaisies de tous les climats. Les autres s’étaient guindés dans la métaphysique et la morale, avaient rêvé infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie dans le sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et l’héroïsme, avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un cortége de figures contractées et terribles, désespérées par leurs remords, illuminées par leur grandeur. On voulait se reposer de tant d’efforts et de tant d’excès. Au sortir de l’école imaginative, sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais épurées, modérées, encadrées dans un style d’or. Il achevait un âge, il jouissait de ce qui avait agité les autres ; sa poésie ressemblait aux beaux soirs d’été ; les lignes du paysage y sont les mêmes que pendant le jour ; mais l’éclat de la coupole éblouissante s’est émoussé ; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au bord du ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies que tout à l’heure il brûlait de sa clarté.
Ce qui attira d’abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline, Éléonore,
Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de keepsake, sortis de la main d’un
amoureux et d’un artiste. Ce keepsake est doré sur tranches, brodé de fleurs et
d’ornements, paré, soyeux, rempli de délicates figures toujours fines et toujours
correctes, qu’on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec
réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes choisies pour reposer
et pour occuper les molles mains blanches d’une jeune mariée ou d’une jeune fille.
J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essayerai pas de traduire un
seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée
ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du
raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. Et ce n’est
pas trop d’un art si juste, si consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les
subites fiertés, les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la
beauté féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d’elles comme une galerie.
Voici l’enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des mains, et « de ses
yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et se sauve pendant que ses rires
éclatants creusent des fossettes dans les roses enfantines de ses joues. » Voici la
blonde pensive qui songe, ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et
vaporeuse « comme un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant
traverse de sa lumière », faiblement souriante, « pareille à une naïade qui au fond
d’une source regarde le déclin du jour. » Voici la changeante Madeline, soudain
rieuse, puis soudain boudeuse, puis encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine
entre les deux, étranges sourires, « délicieuses colères qui ressemblent à de petits
nuages frangés par le soleille Cygne mourant que le sujet était presque usé et
l’intérêt un peu faible, pour savourer des vers comme ceux-ci :
Quelques pics bleus dans le lointain s’élevaient, — et blanche sur la froide
blancheur du ciel — brillait leur couronne de neige. — Un saule se penchait en
pleurant sur la rivière, — et secouait le flot quand le vent soupirait. —
Au-dessus, dans le vent courait l’hirondelle, — qui se pourchassait elle-même dans
ses sauvages caprices ; — et plus loin, à travers le marais vert et tranquille, —
les canaux enchevêtrés dormaient, — tachés de pourpre, de vert, et de jaune
Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier ; on allait avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés des mers méridionales ; on revenait par un attrait insensible aux vers où il peint les compagnons d’Ulysse qui, assoupis sur la terre des Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la patrie et renonçaient à l’action.
Une terre d’eaux courantes : quelques-unes, comme une fumée qui descend, — laissent tomber lentement leur voile de fine gaze ; — d’autres, lancées à travers des ombres et des clartés vacillantes, — roulaient avec un bruit assoupissant leur nappe d’écume. — Ils voyaient la rivière luisante rouler vers l’Océan, — sortie du milieu des terres ; bien loin, trois cimes de montagnes, — trois tours silencieuses de neige antique — se dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin ombreux, — humecté de rosée, montait au-dessus des taillis entrelacés.
Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement — que les pétales des roses épanouies sur le gazon, — que les rosées de la nuit sur les eaux calmes — entre des parois de granit sombre dans un creux qui luit ; — une musique qui se pose plus mollement sur l’âme — que des paupières lassées sur des yeux lassés ; — une musique qui amène un doux sommeil du haut des cieux bienheureux. — Il y a ici de fraîches mousses profondes, — et à travers les mousses rampent les lierres, — et dans le courant pleurent les fleurs aux longues feuilles, — et sur les corniches rocheuses le pavot pend endormi.
Regardez ; au milieu du bois, sur la branche, — la feuille pliée sort du bouton, — sollicitée par la brise caressante ; — elle devient verte et large et ne prend point de souci, — toute baignée de soleil à midi, et, sous la lune, — nourrie de rosée nocturne ; puis elle jaunit, — tombe et descend en flottant à travers l’air. — Regardez ; adoucie par la lumière d’été, — la pomme juteuse devenue trop mûre — se détache par une nuit silencieuse d’automne. — Selon la longueur des jours qui lui sont accordés, — la fleur s’épanouit à sa place, — s’épanouit et se flétrit et tombe, et n’a point de travail, — solidement enracinée dans le sol fertile.
Qu’il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous caresse de son
souffle, — appuyés sur des couches d’amarante et de moly
Ce charmant rêveur n’était-il qu’un dilettante ? On aimait à se le figurer ainsi ; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. La gloire lui était venue aisément et vite : il en avait joui dès trente ans. La reine avait consacré la faveur publique en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l’avait déclaré plus véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu’on n’avait rien vu d’aussi parfait depuis Shakspeare. L’étudiant logeait ses livres dans sa chambre d’Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de philosophie scolastique. Les jeunes dames les trouvaient dans leur corbeille de mariage. On le disait riche, adoré des siens, admiré de ses amis, aimable, exempt d’affectation, naïf même. Il vivait à la campagne, principalement dans l’île de Wight, parmi des livres et des fleurs, à l’abri des tracasseries, des rivalités et des assujettissements du monde, et l’on imaginait volontiers sa vie comme un beau songe, aussi doux que ceux qu’il nous avait donnés.
On regarda de plus près cependant, et l’on vit qu’il y avait un foyer de passion
sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n’en manque jamais. Il sent
trop vivement pour être paisible. Quand on vibre au moindre attouchement, on palpite
et on frémit sous les grands chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne
et de l’amour, un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct
et calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances inconnues qui
subitement tient l’homme immobilethe
Pictures.
Sa joue était pâle et plus mince qu’il ne fallait pour son âge ; — et ses yeux, avec une attention muette, étaient suspendus à tous mes mouvements.
Et je lui dis : « Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la vérité. — Fie-t’en à moi, cousine. Tout le courant de mon être va vers toi. »
Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une lumière, — comme j’ai vu jaillir soudain une rougeur rose dans la nuit du nord.
Et elle se tourna, — son sein secoué par un soudain orage de soupirs. — Toute son âme brillait comme une aube dans la profondeur de ses yeux noirs.
Elle me dit : « J’ai caché mon sentiment, craignant qu’il ne me fît tort. » — Elle me dit : « M’aimes-tu, cousin ? » Et pleurant : « Il y a longtemps que je t’aime. »
L’Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains étincelantes. — Chaque moment, sous la secousse légère, s’écoula en sables d’or…
Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis frémir ; — et son souffle faisait affluer dans mes veines toute la plénitude du printemps.
Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands navires, — et nos âmes s’élançaient l’une dans l’autre à l’attouchement de nos lèvres.
Ô ma cousine au cœur faible ! ô mon Amy qui n’es plus mienne ! — Ô la triste, la triste bruyère ! Ô le stérile, le stérile rivage !
Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que tout ce que les chansons ont chanté, — poupée sous la menace d’un père, esclave d’une langue de mégère.
Est-ce bien de te souhaiter heureuse ? — Après m’avoir connu, — descendre jusqu’à un cœur plus étroit que le mien !
Et cela sera. Tu vas t’abaisser jusqu’à son niveau jour par jour. — Ce qu’il y a de délicat en toi deviendra grossier pour s’assimiler à son limon.
Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un rustre, — et la pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas que lui.
Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle, — pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, et qu’il aimera un peu plus que son cheval.
Qu’est-ce qu’il a ? Ses yeux sont appesantis et vitreux ; oublie que c’est de vin. — Va à lui ; c’est ton devoir ; embrasse-le ; prends sa main dans la tienne.
Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée ; — amuse-le de tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées.
Il te répondra à propos, et des choses aisées à comprendre… — Mieux vaudrait que
tu fusses morte devant moi, quand je t’aurais tuée de mes mains
Ceci est bien franc et bien fort. Maud parut, qui l’était
davantage. La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités,
tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré, se livrait,
semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal intime d’un jeune homme
triste, aigri par de grands malheurs de famille, par de longues méditations
solitaires, qui peu à peu se sent pris d’amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il
ne chante pas, il parle ; ce sont les mots risqués, négligés, de la conversation
ordinaire ; ce sont les détails de la vie domestique ; c’est la description d’une
toilette, d’un dîner politique, d’un sermon, d’une messe de village. La prose de
Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les mœurs réelles et présentes.
Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et fleurissait, comme en
effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de nos vulgarités. Le sourire d’une
jeune fille parée, un éclair de soleil sur une mer violente ou sur une touffe de
roses jette tout d’un coup dans les âmes passionnées ces illuminations subites.
Quels vers que ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, « écoutant la marée
et le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève désespérée
que la vague arrache et entraîne » ; tantôt contemplant au bout de l’horizon « la
mer, fleur d’azur liquide, et son silencieux croissant, anneau étoilé de saphirs,
anneau de mariage de la terre
« Et j’étais debout sur le pont d’un navire géant, et je mêlais mon souffle — à
celui d’un peuple loyal qui poussait un cri de bataille. — Désormais la pensée
noble sera plus libre sous le soleil, — et le cœur d’une nation battra d’un seul
désir. — Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, — et à
présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée, — sous la gueule
grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer — la fleur de la guerre,
rouge de sang avec un cœur de feu
Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n’a pas recommencé. Malgré
la fin qui était morale, on cria qu’il imitait Byron ; on s’emporta contre ces
déclarations amères ; on crut retrouver l’accent révolté de l’école satanique ; on
blâma ce style décousu, obscur, excessif ; on fut choqué des crudités et des
disparates ; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut
découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y
était mieux qu’ailleurs. Une âme fine peut s’emporter, atteindre parfois la fougue
des êtres les plus violents et les plus forts ; des souvenirs personnels, dit-on,
lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall ; avec une délicatesse de
femme, il avait eu des nerfs de femme. L’accès passé, il retomba « dans ses
langueurs dorées », dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit
la Princesse ; après Maud, il écrivit les Idylles
du Roi.
La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à
son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. Son long poëme In
memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid,
monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec
des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et
manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction
d’un laïque respectueux et bien appris. C’est ailleurs qu’il trouvera ses sujets.
Être heureux poétiquement, voilà l’objet d’un poëte dilettante. Pour cela il faut
bien des choses. Il faut d’abord que le lieu, les événements et les personnages
n’existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque
endroit ; à tout le moins, elles sont pesantes ; nous ne les manions pas à notre
gré, elles oppriment l’imagination ; au fond, il n’y a de vraiment doux et de
vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que
nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent
misérablement çà et là dans l’enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de
vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l’air, de bâtir des
palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un
lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de
leurs volutes d’or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable
et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou
pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité,
nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès
l’harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les
légendes de la chevalerie ; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble
et pur par excellence, où l’amour, la guerre, les aventures, la générosité, la
courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts
de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l’épopée qu’elles
aiment et le modèle qui leur convient.
La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de
Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la
Renaissance. Le propre de ce genre d’esprit est une surabondance et comme un
regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse,
comme chez ceux d’As you like it, un trop plein d’imagination et
d’émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans
tous les pays ; ils emportent le discours jusqu’aux témérités les plus abandonnées ;
ils enveloppent et chargent toute idée d’une image éclatante qui traîne et luit
autour d’elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est
trop riche ; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de
colère ou de désirs ; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils
sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l’adoration, à la
plaisanterie, enclins à mêler l’une à l’autre, précipités par une verve nerveuse à
travers les contrastes et jusqu’aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie
poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes. Pour contenter
la subtilité et la surabondance de leur invention, ils ont besoin de féeries et de
mascarades. En effet, la Princesse est une féerie et une
mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui est un monarque du Sud (ces
contrées ne sont pas sur la carte), a été fiancée toute enfant à un beau prince du
Nord. L’âge venu, on la réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes
raisonnements, s’est irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les
femmes, a fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la
colonie d’où sortira l’égalité future. Le prince part avec Cyril et Florian, deux
amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé en fille, entre dans
l’enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer sous peine de mort. Il y a une grâce
charmante et moqueuse dans cette peinture d’une Université de filles. Le poëte joue
avec la beauté ; nul badinage n’est plus romanesque ni plus tendre. On sourit
d’entendre les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. « Les voilà le long
des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le soleil tombe
sur leurs blanches poitrines » ; elles écoutent des tirades d’histoire et des
promesses de rénovation sociale, en robes de soie lilas, avec des ceintures d’or,
« splendides comme des papillons qui viennent d’éclore » ; parmi elles une enfant,
Mélissa, « une blonde rose, pareille à un narcisse d’avril, les lèvres
entr’ouvertes, — et toutes ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux, — comme
les agates du sable qui semblent ondoyer et flotter au matin, — dans les courants
de cristal de la mer transparenteWinter’s Tale ou dans la Nuit des Rois.
Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et s’arrêtent dans
une gorge auprès d’un taillis, « pendant que le soleil s’élargit aux approches de sa
mort, et qu’au-dessus des prairies se détachent les hauteurs roses. » Cyril,
échauffé par le vin, commence une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée,
veut partir ; son pied glisse, elle tombe dans la rivière ; le prince la sauve et
veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le trône où la
hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la sentence. À ce moment un
grand tumulte s’élève, et l’on aperçoit dans la cour un spectacle étrange. « De la
salle illuminée partaient de longs ruissellements de splendeur oblique — qui
tombaient sur une presse — d’épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau,
— sur un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de diamant, — sur
l’or des habits, sur des cheveux d’or. Çà et là, — elles ondoyaient ainsi que des
fleurs sous l’orage, les unes rouges, d’autres pâles, — toutes la bouche ouverte,
toutes les yeux vers la lumière, — quelques-unes criant qu’il y avait une armée
dans le pays, — d’autres qu’il y avait des hommes jusque dans les murs ; — et
d’autres qu’elles ne s’en souciaient point, jusqu’à ce que leur clameur monta, —
comme celle d’une nouvelle Babel… Au-dessus d’elles se dressaient debout — les
sereines Muses de marbre, la paix dans leurs grands yeux
Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le ferme, chantée
par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et retrouvée dans les Idylles du roi comme celle-ci dans la Princesse. C’est
la légende d’Arthur, de Merlin et des chevaliers de la Table-Ronde. Avec un art
admirable, Tennyson en a renouvelé les sentiments et le langage ; cette âme flexible
prend tous les tons pour se donner tous les plaisirs. Cette fois il s’est fait
épique, antique et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de
Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de remonter vers l’âge
et les mœurs primitives, d’écouter le paisible discours qui coule abondamment et
lentement comme un fleuve sur une pente unie. Le propre de l’ancienne épopée est la
clarté et le calme. Les idées viennent de naître ; l’homme est heureux et encore
enfant. Il n’a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d’enluminer sa pensée ; il
la montre toute nue. Il n’est point encore aiguillonné par des convoitises
multipliées ; il pense à loisir. Toute idée l’intéresse ; il la développe
curieusement ; il l’explique. Son discours ne bondit jamais ; il va pas à pas d’un
objet à l’autre, et tout objet lui semble beau ; il s’arrête, il regarde et se
complaît à regarder. Cette simplicité et cette paix sont étranges et charmantes ; on
se laisse aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite ; il semble que
volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la pensée
saine ; nous n’avons fait que l’altérer par les greffes et la culture ; nous y
revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le
repos.
Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la Table-Ronde, c’est la
pureté. Arthur, « le roi irréprochable », a assemblé « cette glorieuse compagnie, la
fleur des hommes, pour servir de modèle au vaste monde, et pour être le beau
commencement d’un âge. Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de
respecter leur roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme si
elle était leur roi ; de ne point dire de calomnie et de n’en point écouter ; de
passer leur douce vie dans la plus pure chasteté ; de n’aimer qu’une jeune fille, de
s’attacher à elle ; de lui offrir pour culte des années de nobles actions. » Il y a
une sorte de plaisir raffiné à manier un pareil monde ; car il n’y en a point où
puissent naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n’en montrerai
qu’une, Elaine, « le lis d’Astolat », qui, ayant vu Lancelot une seule fois, l’aime
à présent qu’il est parti, et pour toute sa vie. Elle garde dans la tourelle le
bouclier qu’il a laissé, et tous les jours elle y monte pour le contempler, comptant
les marques des coups de lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le
soigner et le guérit. Et cependant elle murmurait : « En vain ; en vain ; cela ne
peut pas être. Il ne m’aimera pas. Quoi donc, faut-il que je meure ? » — « Puis,
comme un pauvre petit oiseau innocent — qui n’a qu’un simple chant de quelques
notes, — répète son simple chant et le répète toujours, pendant toute une matinée
d’avril, jusqu’à ce que l’oreille — se lasse de l’entendre, ainsi l’innocente enfant
— allait la moitié de la nuit répétant : « Faut-il que je meure
Il semble qu’un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le grand, et
celui-ci a tout refait, jusqu’au grand style. C’est le soir de la dernière
bataille ; tout le jour le tumulte de la grande mêlée « a roulé le long des
montagnes près de la mer d’hiver » ; un à un les chevaliers d’Arthur sont tombés ;
il est tombé lui-même, le crâne fendu à travers le casque, et sire Bedivere, son
dernier chevalier, l’a porté tout près de là, « dans une chapelle brisée avec une
croix brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D’un côté était l’Océan,
de l’autre une grande eau ; et la lune était pleine
Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si multiple ? Il est né poëte, c’est-à-dire constructeur de palais aériens et de châteaux imaginaires. Mais la passion personnelle et les préoccupations absorbantes qui ordinairement maîtrisent la main de ses pareils lui ont manqué ; il n’a point trouvé en lui-même le plan d’un édifice nouveau ; il a bâti d’après tous les autres ; il a simplement choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus exquises. Il n’a pris que la fleur dans leurs beautés. C’est tout au plus si, par occasion, il s’est amusé çà et là à arranger quelque cottage vraiment anglais et moderne. Si, dans ce choix d’architectures retrouvées ou renouvelées, on cherche sa trace, on la devinera çà et là dans quelque frise plus finement sculptée, dans quelque rosace plus délicate et plus gracieuse ; mais on ne la trouvera marquée et sensible que dans la pureté et dans l’élévation de l’émotion morale qu’on emportera en sortant de son musée.
Le poëte favori d’une nation, ce semble, est celui qu’un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd’hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent : par suite, leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire ; on comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.
Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne ; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré ; Londres n’est qu’un rendez-vous d’affaires ; c’est à la campagne que les gens du monde vivent, s’amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie ! S’il s’est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l’a gardée. L’édifice nouveau a été raccordé avec l’ancien ; même seul et moderne, il ne manque point de style ; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si modeste, bon pour des gens qui n’ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent ; aujourd’hui les gens qui font l’opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et propriétaires ; c’est l’agrément qui les touche. Mais comme ils s’y entendent ! Il y a tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu’on passe au rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant où murmurent des volées d’abeilles ; des guirlandes de fleurs exotiques rampent et tournoient sur l’herbe fine ; des chèvrefeuilles grimpent le long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres de l’Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l’élégance ou la singularité de leurs formes étrangères ; le copper beech étend sur la délicate verdure des prairies l’ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette verdure est délicieuse ! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de fleurs champêtres lustrées par le soleil ! Que de soin, quelle propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux ! S’il y a une pente, on a ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées par des touffes de roses ; des canards d’espèce choisie nagent dans les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l’herbe de grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s’ils sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l’œil d’un amateur et d’un maître. Nous revenons à la maison, et avant d’entrer je regarde la perspective ; décidément ils ont le sentiment de la campagne ; comme on sera bien, à cette grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d’or qu’il étale à travers la futaie ! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres ! Nous entrons. Que tout y est soigné et commode ! On y a prévu, devancé les moindres besoins ; il n’y a rien que de correct et de perfectionné ; on soupçonne tous les objets d’avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d’industrie ; et le service vaut les objets ; la propreté n’est pas plus méticuleuse en Hollande ; proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous ; ce n’est pas trop pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place, et le bien-être qu’elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis que le sucre d’une raffinerie modèle lorsqu’il arrive dans son goulot.
Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont
toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite ; il
n’a point eu à se révolter contre l’Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la
Constitution, qui est noblement libérale ; la foi et la loi qu’on lui a offertes sont
bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les
diversités des esprits sincères. Il s’y est attaché, il les aime, il a reçu d’elles le
système entier de ses idées pratiques et spéculatives ; il ne flotte point, il ne
doute plus, il sait ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. Il n’est point
entraîné par des théories, engourdi par l’inertie, arrêté par les contradictions.
Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s’éparpille ; il y a ici un beau
canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son
activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des
fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit
sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les
meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il
introduit des perfectionnements ; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses
liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses
inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. Il est
puissant et il est respecté. Il a les plaisirs de l’amour-propre et les contentements
de la conscience. Il sait qu’il a l’autorité et qu’il en use loyalement pour le bien
d’autrui. Et ce bon état d’esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son
esprit est cultivé et occupé ; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a
voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par
ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même
temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à
pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près
et par lui-même tous les détails de l’élevage et de la culture, il vit en plein air,
il résiste à l’envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit
l’homme moderne aux agitations du cerveau, à l’affaiblissement des muscles et à
l’excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être,
réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste
renferment dans une sorte d’enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.
Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde ? Sans être pédant, il est moral ; on peut le lire le soir en famille ; il n’est point révolté contre la société ni la vie ; il parle de Dieu et de l’âme, noblement, tendrement, sans parti pris ecclésiastique ; on n’a pas besoin de le maudire comme lord Byron ; il n’a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux ; il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre ; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l’amateur d’archéologie s’est complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur, l’amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si purs ! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates ! Il a si bien peint l’expression changeante de ces yeux fiers ou candides ! Elles l’aiment, car elles sentent qu’il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu’au niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l’écoutant ; certainement quand, tout à l’heure, on lisait la légende d’Elaine ou d’Enide, on a vu des têtes blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d’une émotion furtive. Et que cette émotion est fine ! Il n’a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et tendres ; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l’histoire ce qu’il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l’artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection de l’élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie ressemble à quelqu’une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l’ancienne noblesse, chefs modernes d’une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de leur luxe comme de leur morale ; elle est une confirmation éloquente de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.
Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce n’est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide de la nation et l’arbitre du beau. Il y a deux peuples en France : la province et Paris, l’un qui dîne, dort, bâille, écoute ; l’autre qui pense, ose, veille et parle ; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les caprices et l’audace de son conducteur. C’est ce conducteur qu’il faut voir. Nous entrons ! Quel spectacle étrange ! C’est le soir, les rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui se presse, se coudoie, s’entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les vitres des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux ? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent ; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu’ils aient bien besoin d’excitation ; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu’ils mangent ; l’odeur du gaz et les émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d’une journée parisienne, « l’air humain plein de râles immondes », voilà ce qu’ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l’ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant ; sans cela ils ne l’échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d’ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. « Il représente bien », on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C’est une affiche, rien de plus ; on y est agréablement une demi-heure et puis c’est tout. Vous n’en ferez jamais qu’un lieu de passage ; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage ; il y a en elles quelque chose de malsain et d’irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l’éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération ; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant ; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides ; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d’anecdotes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d’idées variées. Ils s’ennuient vite et ne peuvent souffrir l’ennui. Ils s’amusent de toutes leurs forces et trouvent qu’ils ne s’amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L’accumulation des sensations et de la fatigue tend à l’excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s’écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d’ardeur.
Mais qu’ils sont fins, et que leur esprit est libre ! Comme ce frottement incessant les a aiguisés ! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre ! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes, qui jusqu’ici semblaient étrangers à leur race ! Cette grande ville est cosmopolite ; toutes les idées peuvent y naître ; nulle barrière n’y arrête les esprits ; le champ immense de la pensée s’ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide ; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation ; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries ; on ne les regarde qu’à la façon d’un spectacle. En somme, le monde n’apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut, dans ce conflit des opinions, qu’il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s’amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s’appuieront les croyances du genre humain.
Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait ; c’est dans ce Paris qu’il faut
le lire. Le lire ? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que
tous les jours nous l’entendons parler. Une causerie d’artistes qui plaisantent dans
un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une
rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans
les bois de Fontainebleau, il n’y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant
une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins
n’a jamais menti. Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait.
Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l’a point
admiré, on l’a aimé ; c’était plus qu’un poëte, c’était un homme. Chacun retrouvait en
lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes ; il s’abandonnait, il
se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la
sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation
vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude
écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins ! » Avec quelle fougue
a-t-il lancé et entre-choqué l’amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les
impétueuses passions qui montent avec les ondées d’un sang vierge du plus profond d’un
jeune cœur ! Quelqu’un les a-t-il plus ressenties ? Il en a été trop plein, il s’y est
livré, il s’en est enivré. Il s’est lâché à travers la vie comme un cheval de race
cabré dans la campagne, que l’odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste
ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le
briser. Il a trop demandé aux choses ; il a voulu d’un trait, âprement et avidement,
savourer toute la vie ; il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée ; il l’a
arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue ; et il est resté les
mains salies, aussi altéré que devant
Eh bien ! tel que le voilà, nous l’aimons toujours : nous n’en pouvons écouter un autre ; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des passants. Les fenêtres sont fermées ; une lumière çà et là perce à travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d’une croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi ! c’est de cet ignoble lieu qu’est sorti le plus passionné des poèmes ! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d’hôtel garni qui ont fait ruisseler cette divine éloquence ! ce sont elles qui en cet instant ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de l’histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais ! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l’île de Wight, s’amuse à refaire des épopées perdues. Qu’il est heureux parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses ! N’importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l’infini comme on voit la mer du haut d’un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu’il y a de sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir l’a fait vivre et dont le manque l’a fait mourir. Il n’a pas été un simple dilettante ; il ne s’est pas contenté de goûter et de jouir ; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine ; il a dit au monde ce que c’est que l’homme, l’amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé ; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l’idée qu’il avait conçue, et l’a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et plus beau que d’aller caresser et contempler les idées des autres. Il n’y a au monde qu’une œuvre digne d’un homme, l’enfantement d’une vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de bohèmes ; mais j’aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.