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On disputera fort et ferme de part et d’autre, sans que personne se rende.
Mon cher Professeur,
P. STAPFER.
Je viens vous avertir que la comédie sera bientôt prête, et que dans un quart d’heure nous pouvons passer dans la salle.
deux et deux font quatre, d’un côté des Alpes, des Pyrénées
et du Rhin, bien entendu ; car, de l’autre côté, elle ne doute pas davantage du dogme et
du jugement contraires : mais qu’importe aux Français que les étrangers soient absurdes,
et qu’importe aux Allemands, aux Espagnols, que les Français le soient ? Comme exemple, je
citerai deux axiomes de la critique française, que bien certainement aucun esprit assez
mal fait, en France, n’a jamais eu, n’aura jamais l’idée de mettre en doute. Premier
axiome : le poète comique doit disparaître derrière ses personnages. Deuxième axiome : il
doit peindre la réalité. Nous avons foi, nous Français, dans l’un et dans l’autre de ces
principes, et armés de ce double instrument de critique, nous ouvrons le premier théâtre
comique venu, le théâtre d’Alfred de Musset, je suppose, et nous raisonnons ainsi : un
poète comique peut paraître derrière ses personnages de deux manières :
soit en faisant une allusion complaisante à lui-même, à sa vie, à son caractère, à ses
goûts, soit en déployant avec coquetterie les grâces de son imagination et de son Nuits ou dans Rolla ; qu’est-ce
qu’une comédie qui s’ouvre par le chant d’un chœur : « Doucement bercé sur sa mule
fringante, Messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris
Donc, Alfred de Musset est un grand poète
lyrique ; il n’est pas un bon auteur comique. Nous refermons son théâtre, fort contents de
notre syllogisme. J’ai dit que les Grecs, les Romains, les classiques français du
dix-septième et du dix-huitième siècle, la plupart de ceux qui écrivent ou qui causent,
ont toujours dogmatisé en littérature et jugé d’après des dogmes. Si nous voulons donner
un nom à cette première et nombreuse famille de critiques grands théoriciens et bons
logiciens, nous l’appellerons tout naturellement On ne badine pas avec l’amour, acte I,
scène l’école dogmatique.
Une petite famille de douteurs (ceux qui trouvent que le doute est un mol oreiller pour
une sentiment, pas autre chose, analogue, non point au sentiment large
d’un homme libre de préjugés qui trouve belles toutes les belles fleurs et belles toutes
les belles femmes, chacune dans son genre de beauté, mais au sentiment étroit d’un petit
propriétaire qui n’a d’yeux que pour les fleurs de ses plates-bandes Le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira, de
Shakespeare, sont deux chefs-d’œuvre, et deux chefs-d’œuvre essentiellement différents du
Tartuffe et du Misanthrope.
Au siècle où nous sommes parvenus, continuent nos sceptiques, il n’est plus permis de
faire des théories littéraires. Vingt-cinq siècles d’histoire littéraire se chargent de
les réfuter toutes. En voulez-vous quelque exemple ? Si vous dites, pour citer une théorie
qui jouit aujourd’hui d’une faveur incroyable, non seulement parmi les pauvres sols Kamtschatka ou des îles Orcades cette Poétique
qu’attendait Voltaire, il y a à parier que nous nous entendrons avec son auteur sur les
points suivants et sur quelques autres : les épigrammes doivent être courtes — la musique
religieuse doit être grave — le dénouement d’une tragédie ne doit pas faire rire — celui
d’une comédie ne doit pas faire trembler. Tout cela est sûr, et il est sûr aussi que les
miniatures doivent être de petite dimension.
C’est ainsi que les adversaires de l’école dogmatique justifient ou croient justifier
leur aversion pour les dogmes littéraires. Quant à leur propre doctrine à eux, la voici :
Laissons-nous aller, disent-ils avec Molière, laissons-nous aller de bonne foi aux choses
qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous
empêcher d’avoir du plaisir. Saisissons dans leur fleur ces premiers sentiments délicats
et fugitifs qui naissent en nous spontanément avant toute réflexion : la critique
littéraire n’est que l’analyse des sentiments littéraires. Fions-nous à toutes les école critique proprement dite.
L’école critique n’a pas le dernier mot. Une école bien connue reprend et termine son
œuvre qu’elle déclare inachevée. — Vous êtes, dit-elle à sa devancière, fort habile à
détruire. Grâce à vous, l’école dogmatique est morte et bien morte. N’en parlons plus.
Mais vous ne vous entendez pas à fonder. Votre conclusion est insignifiante, vague,
puérile, pis que cela, contradictoire. Comment ! vous montrez aux faiseurs de théories
qu’au fond de tous leurs dogmes il y a un sentiment, pas autre chose, un sentiment étroit,
exclusif, passionné, et puis vous donnez à la critique ce sentimentécole historique.
Mettre en présence ces trois écoles, mettre aux prises des représentants de chacune
d’elles, n’armer
Nos trois écoles sont les grandes divisions de la critique littéraire. Mais ces divisions
comportent d’autres subdivisions dans le détail desquelles je n’ai pas le dessein
d’entrer. Pour citer seulement ici deux noms bien originaux, M. Taine, sorti de l’école
historique, prétend réduire toutes les facultés d’un artiste à une seule faculté
maîtresse, toutes les facultés maîtresses de tous les artistes d’un même peuple à une
grande faculté générale qui sera, par exemple, le génie oratoire pour Rome, enfin les
divers génies des peuples issus d’une souche commune à l’unité de la race, et ainsi,
d’abstraction en abstraction, il raréfie la critique littéraire.
Alexandre Vinet croit ressaisir dans les idées de la morale et même de la religion les
principes absolu ? que l’école dogmatique
Non seulement la critique littéraire comporte d’autres divisions que celles que j’ai
indiquées, mais on ne trouverait point de critique assez rigoureux, disons plutôt assez
pauvre, assez incomplet, assez mutilé, pour appartenir exclusivement à l’une ou à l’autre
de nos trois grandes écoles. Dans quelle catégorie les incorrigibles amateurs de
classifications voudront-ils ranger des critiques comme M. Saint-Marc Girardin,
M. Villemain, M. Guizot ? On m’a demandé où je mettais M. Sainte-Beuve ; j’ai répondu que
je n’en savais vraiment rien, et qu’il me suffisait de savoir que par son indépendance
vis-à-vis de tout système, par la finesse de son goût et de sa psychologie,
M. Sainte-Beuve était tout simplement le premier critique de notre temps. En Allemagne, un
homme tel que Hegel unit et concilie avec une profondeur dogmatique incomparable, la plus
grande largeur historique et la sensibilité d’un goût aussi délicat, aussi vif a priori de sa raison
intrépide, méprisant les faits, sacrifiant, à la façon allemande, aux superbes nécessités
d’un système, de misérables accidents sans logique et sans signification, et
Il faut l’avouer : nos trois écoles sont un peu artificielles. Ce sont moins des écoles
que trois différents esprits de la critique, et, pour ainsi dire, trois
moments par lesquels doit passer successivement la pensée de tout
homme qui, dans ce siècle où chaque chose est mise en question, examine la question de la
critique littéraire : 1º le moment dogmatique (l’esprit humain affirme
d’abord) ; 2º le moment critique (c’est vraiment la crise de
l’intelligence ; nous ne croyons plus : resterons-nous sceptiques ?) ; 3º le moment historique (nous retrouvons une croyance, des principes, une méthode :
mais cette nouvelle doctrine n’est pas encore une synthèse ; elle n’est évidemment qu’un
dernier fragment de la vérité totale, de cette inconnue que nous cherchons). Ce livre est
l’histoire d’un esprit qui a passé par ces trois moments.
Mais il a la prétention d’être quelque chose de plus divertissant qu’une confession. Il
est temps de faire paraître les acteurs de ma petite comédie. Je vais,
suivant la règle de l’école dogmatique
école dogmatique. Nous allons la voir à
l’œuvre, faisant des théories, et, d’après ces théories, jugeant un poète. Ce poète, c’est
Molière. Nous l’avons choisi, comme nous aurions pu choisir Racine, Corneille, Shakespeare
ou la Fontaine, et nous n’avons pas besoin de donner une autre raison de notre choix. Nous
avons cherché nos dogmatiques en Allemagne, parce que la critique allemande est curieuse,
et qu’il sera sans doute plus intéressant pour des Français d’entendre une nouvelle
cloche, que d’entendre encore celle dont ils connaissent le son, et nous avons choisi non
pas Lessing, Floegel ou Bouterweck, qui ont bien parlé de Molière, mais William Schlegel,
Jean-Paul Richter et Hegel, qui en ont mal parlé, parce qu’il nous a semblé beaucoup plus
amusant et surtout plus instructif de voir comment on peut démontrer dogmatiquement que
Molière est un poète médiocre et un comique médiocre, que d’entendre encore une fois
prouver dogmatiquement la vérité contraire. Mais, pour consoler ceux de nos lecteurs à qui
cette démonstration ferait trop de peine, nous
Nous allons donc exposer les jugements de MM. William Schlegel, Jean-Paul Richter et
Hegel sur Molière, et leurs théories de la comédie. Mais nous ne le ferons pas avec la
sécheresse malveillante d’un critique sans générosité, analysant ce qui est clair et plus
ou moins sensé, citant ce qui est obscur ou bizarre, puis, s’imaginant avoir tout fait,
parce que ses analyses sont exactes et ses citations authentiques. Nous serons hégélien
avec Hegel, humoriste avec Jean-Paulhumoriste dans le sens que Hegel lui donne. V. le
chap.
Madame de Staël estime que
. Stendhal
déclare, l’analyse des principes sur lesquels se
fondent la tragédie et la comédie est traitée dans le Cours de littérature dramatique
de W. Schlegel avec une grande profondeur philosophiquedégoûté de tous les
critiques français. D’autres personnes trouvent, au contraire, que la critique de
M. de Schlegel ne s’éloigne pas beaucoup, quant à la profondeur
philosophique, de la manière de penser d’un certain libelliste qui fît paraître à
Paris en 1665, un écrit anonyme avec ce titre : Observations sur une comédie
de Molière intitulée le Festin de Pierre.
Tant que nous serons disciple de
William Schlegel, nous ferons notre possible pour que nos lecteurs soient de l’avis de
Stendhal et de madame de Staël.Il est vrai, dit
cet auteur inconnu, qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de
Molière, et je serais bien fâché de lui ravir l’estime qu’il s’est acquise ; il faut
tomber d’accord que, s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce,
et, quoiqu’il n’ait ni les rencontres de Gautier-Garguille, ni les impromptus de
Turlupin, ni la bravoure du Capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de
Gros-Guillaume, ni la science du Docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de
divertir en son genre. Il parle passablement français ; il traduit assez bien
l’italien et ne copie pas mal les auteurs : car il ne se pique pas d’avoir le don de
l’invention, ni le génie de la poésie.
Malgré la démence du style de Jean Paul dans sa Poétique, ce livre
offre un sens et, çà et là, des pensées sous les images.
Mais ni Jean-Paul, ni William Schlegel, ni aucun théoricien littéraire à notre
connaissance, n’approche de Hegel pour la profondeur et la magnificence des idées. L’Esthétique
magnifique est décidément le mot qui rend le mieux notre
impression), celle de la comédie est prodigieusement spirituelle, et
tous ceux qui les lisent meurent d’envie de les trouver justes.
La parole est maintenant à William Schlegel, c’est-à-dire, à son disciple.
Le comique est le contraire du tragique. — I. Théorie de la comédie. — Pascal, Swift
et Voltaire. — Regnard et le Sage. — Piron et Legrand. — Caractère général du
tragique. — II. Aristophane et la poésie. — III. La comédie nouvelle et la prose.
— Plaute et Térence. — IV. Molière. — Ses farces. — Ses comédies de caractère. — L’Avare de Plaute et L’Avare de Molière. — Le Tartuffe. — Le Misanthrope. — V. Éloge de William
Schlegel. — Le Roi de Cocagne. — Conclusion.
MesdamesDe
l’Allemagne, chap. et
Messieurs,
Je lis dans le Banquet de Platon : « Lorsque Aristodème
s’éveilla vers l’aurore au chant du coq, il vit
Le Cours de littérature dramatique, et il part de là pour établir que la
comédie est le contraire de la tragédie.Banquet se termine par ce piquant paradoxe de Socrate. Quel peut en être le
sens ? Le philosophe grec a-t-il aperçu entre la comédie et la tragédie je ne sais
quelle profonde et secrète identité ? Assurément non, et si c’était là sa pensée, je la
laisserais à comprendre aux critiques français, qui s’extasient mal à propos à tous les
endroits tragiques de leurs poètes comiques, et apprécient peu la pure comédie. Il a
simplement voulu dire que la connaissance des contraires est une, ou, pour employer les
termes mêmes dont il se sert ailleurs et les comparaisons qui lui sont familières, qu’on
ne peut connaître les choses « un vrai poète tragique est en même temps poète comique »
, et, si
cette proposition reste contestable, puisque après tout la connaissance et l’art, savoir et pouvoir, sont deux choses très différentes,
elle indique du moins à la critique un procédé infaillible.
La comédie est le contraire de la tragédie. C’est là une vérité évidente, et je ne la démontrerai point. Ne nous amusons pas à dissiper des nuages dans un ciel serein ; c’est du temps perdu, ou plutôt fort mal employé. Car, pour dissiper des nuages où il n’y en a pas, il faut bien qu’on les y rassemble d’abord, et c’est ainsi que la manie de démontrer ce qui est clair a souvent couvert la science d’une obscurité gratuite. L’évidence des axiomes se manifeste elle-même au bon sens clairvoyant. Si on ne la voit pas ou si on la nie, aucun raisonnement ne saurait ouvrir les yeux aux aveugles, ni fermer la bouche aux sophistes.
Mais quelques poètes, et même le plus grand nombre, Roi de
CocagneLe Roi de Cocagne.
a priori de la science, c’est-à-dire de
réduire la critique littéraire à n’être plus qu’une branche de l’histoire, ou, ce qui
est moins encore, qu’une arène ouverte à l’interminable lutte de tous ces goûts
individuels dont la sagesse populaire a dit qu’il ne faut point disputer. Le sérieux
est l’essence de la tragédie : donc l’essence de la comédie, c’est la gaietéer du Cours de littérature dramatique, traduit
de l’allemand par la plume anonyme de madame Necker de Saussure.
— La plaisanterie amère et la moquerie caustique peuvent s’unir au
sérieux, et l’on voit que leur langage a fourni quelquefois des armes à
l’indignation et à la haine, ainsi que le prouve l’exemple des iambes chez les
Grecs et des satires chez les Romains.Cours de
littérature dramatique, sixième leçon.
La gaieté comique n’a rien de commun avec le rire amer et moqueur, ou l’ironie.
Lorsque Pascal écrivait aux jésuites : « Vous avez bien mis ceux qui suivent
vos opinions probables en assurance du côté des confesseurs, mais vous ne les avez
point mis en assurance du côté des juges, de sorte qu’ils se trouvent exposés au
fouet et à la potence en suivant vos probabilités »
; lorsqu’il ajoutait :
« Obligez les juges d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à
peine d’être exclus des sacrements, afin qu’il n’arrive pas, au grand mépris et
scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie,
soient Fouettés ou pendus dans la pratique
; quand Pascal flagellait ainsi les
jésuites, il s’armait d’une sanglante ironie, mais certes il n’y mettait pas de
gaieté ; il n’y a donc point là de comique. Et quand Swift faisant sa Provinciale.proposition modeste pour empêcher que les enfants des
pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à
leurs pays, et pour les rendre utiles au public, développe les avantages qu’il
y aurait à manger les petits Irlandais, l’ironie qu’il étale est si peu comique
qu’elle est plus tragique que la tragédie, et son rire est si peu gai qu’il est
beaucoup plus amer que les pleurs. Mais ces exemples terribles sont trop bien choisis.
Qui prouve trop, risque de lie rien prouver, et il n’était pas nécessaire défaire
intervenir Swift et Pascal pour montrer que l’ironie est dépourvue de gaieté comique.
L’ironie la plus légère, la plus fine, fût-ce celle de Voltaire, est toujours grave au
fond, quelque enjouée qu’en soit la forme. Elle trahit une disposition sinon tragique,
du moins sérieuse, qui est contraire à l’essence de la comédie. Que la colère et le
mépris lui inspirent une satire, ou la malice une épigramme ; si elle ne tue pas, elle
blesse toujours. La gaieté comique, au contraire, est inoffensive et douce ; le jeu
varié d’une intrigue, les incidents imprévus, les contrastes bizarres, voilà les
matières où elle s’exerce
— Douzième leçon. Ce qui doit dominer
dans la comédie, c’est l’intrigue.
Il est une autre espèce de gaieté triste et fausse qui n’est pas l’ironie, et qui,
non plus que l’ironie, ne Le Légataire de Regnard, un pauvre vieillard, accablé
d’infirmités, touche à sa fin ; des scélérats le tourmentent pour son héritage, et
fabriquent en son nom un faux testament pendant qu’ils le croient à l’agonie. On rit
pourtant, parce qu’il est impossible de ne pas rire en voyant Crispin s’envelopper
dans la robe de chambre du moribond et contrefaire sa voix cassée. Mais quel triste
sujet de gaieté, grand Dieu ! Un malheureux qui se débat contre la mort entre les
mains avides de ses héritiers
Enfin, et c’est ici le point capital, il ne faut pas confondre le comique avec le
ridicule. Le ridicule n’est qu’un motif de la gaieté comique, le motif le plus ancien
et le plus nouveau, la source la plus riche, j’y consens ; mais il est si peu la
gaieté elle-même, qu’il ne réussit pas toujours à la provoquer, et que celle-ci peut
très bien prendre ailleurs ses inspirations. Nous avons dans La
Métromanie de Piron l’exemple d’un ridicule qui n’est point comique. Je ne
prétends pas que cette pièce manque absolument de gaieté. Il y en a dans deux ou trois
situations fort plaisantes, mais le comique n’égaie que les parties accessoires de
l’œuvre ; le ridicule, qui en est l’objet principal, la manie de faire des vers, n’a
produit qu’une peinture froide et incomparablement moins gaie que le resteLe Roi de Cocagne de Legrand
nous offre l’exemple opposé. Ici point de ridicule, mais seulement du comique. Car la
folie du roi, tant qu’il a au doigt l’anneau magique, n’a rien qui ressemble à ces
travers du caractère ou de l’esprit que
Nous avons distingué la gaieté comique de tout ce qui a la même apparence. Il ne nous reste plus, pour trouver sa définition exacte, qu’à appliquer le grand principe posé par Socrate lui-même à l’ouverture de notre leçon. Nous allons lui opposer son contraire, et nous demander en quoi consiste le tragique ou le sérieux.
Nous sommes sérieux toutes les fois que les facultés de notre âme sont dirigées vers
quelque buter.
La tragédie, en nous offrant le spectacle agrandi de nos devoirs, de nos passions, de notre destinée, nous invite à rentrer en nous-mêmes et à réfléchir profondément sur la vie ; c’est là sa mission : mais que la comédie s’en garde bien ! Elle doit, au contraire, nous faire sortir de nous-mêmes, nous enlever à toute préoccupation sérieuse, et nous inviter à l’oubli.
Le sérieux, qui est le fond de la tragédie, donne aussi à la forme du drame tragique
un caractère spécial. Cette forme est simple, une, grande, sévère. Le poète marche
rapidement et nous entraîne à sa suite vers un but qu’il ne perd pas de vue, et qu’il
nous fait entrevoir de moment en moment. Il écarte les accessoires étrangers à
l’action, et tous ces incidents minutieux, importuns, qui entravent dans la vie réelle
le cours des grands événements, afin de concentrer toute l’attention des spectateurs
sur le dénouement où il précipite le drame. Semper festinat ad
eventum
. Le poète comique doit
éviter par-dessus illa se jactet in aula
Qu’est-elle donc en dernière analyse ? Je la définirais volontiers une sorte d’oubli
de la vie, un état de bien-être et de vitalité plus haute où nous nous sentons enlever
non seulement à toute idée triste, mais à toute idée sérieuse ; alors nous ne prenons
rien qu’en jouant ; tout passe sans laisser de trace et glisse légèrement sur la
surface de notre âme
Aristophane est le premier de tous les poètes comiques
— Sixième leçon. La première comédie était le genre original et véritablement poétique,
dont l’autre ne présente qu’une modification secondaire, plus voisine de la
prose et de la réalité.
Ce qui caractérise vraiment la première comédie des Grecs, ce n’est pas
l’introduction de personnages réels sur la scène. Ce n’est pas non plus l’esprit tout
politique d’un théâtre où les plus graves intérêts de la République étaient
audacieusement discutés, comme du
Quoi donc ! la nouvelle comédie est-elle sans gaieté et sans invention ? Je ne dis
pas cela. Il y a de la gaieté dans les caractères de Plaute, de Térence et des
comiques français ; il y a de l’invention dans les situations qu’ils ont imaginées, et
surtout dans les intrigues du théâtre espagnol. Mais voici la différence. Dans la
comédie nouvelle, au milieu même de la gaieté, la forme de la composition est
sérieuse ; tout y est régulièrement ordonné et dirigé avec effort vers un but Ibid.
Tel mot pour avoir réjoui le lecteur A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.
L’imagination, de son côté, est toujours soumise, dans la nouvelle comédie, aux lois
de la vraisemblance théâtrale. Loin d’être une créatrice souveraine, c’est une sorte
de démiurge qui sert une divinité plus puissante, et qui subit dans tous ses actes la
tutelle et le contrôle de la raison. Or, le caractère propre de la raison, c’est de
vouloir se rendre compte de tout. Elle n’admet rien d’impossible, ni même
d’invraisemblable. Non seulement elle est toute déconcertée par les inventions hardies
des grands poêles, les chœurs de nuées, les républiques d’oiseaux, les magiciens, les
sylphes, etc. ; mais elle se dépite contre ses courtisans les plus soumis, dès que
l’explication du moindre détail lui échappe, et elle est bien contrariée de ne pas
savoir pourquoi, dans la comédie de L’École des femmes, L’École des femmes, acte IV,
scène
L’imagination et la gaieté d’Aristophane sont libres de toute contrainte de la
raison. Cela ne veut pas dire que ses fantaisies soient inintelligibles et absurdes.
La poésie, comme toute chose de l’esprit, s’adresse à l’esprit, et doit lui offrir,
sous sa forme et dans sa langue divines, des idées humaines et des sentiments humains.
Disons mieux, elle s’adresse à l’homme tout entier et complet, c’est-à-dire pas plus
aux hallucinés qu’aux esprits purs. Si l’âme ne se fait belle, elle n’aperçoit point
la beauté, a dit Plotin ; j’ajoute : Si l’âme ne se fait poétique, elle n’aperçoit
point la poésie. Les géomètres sont de très mauvais critiques, et les fous ne valent
pas mieux. L’imagination a ses lois propres. Une œuvre d’imagination a sa raison et sa
logique intérieure qui ne lui est pas imposée du dehors, mais qui se développe en elle
naturellement par une nécessité d’harmonie. C’est un petit monde en soi, où tout est
régi par une constitution particulière, bien loin d’être abandonné à l’anarchie. Quand
donc je dis qu’Aristophane a affranchi son théâtre de toute contrainte de la raison,
je n’entends parler que de cette raison étrangère à l’art, qui prétend substituer les
pesantes allures de la prose au vol de l’imagination, et introduire les
Une comédie d’Aristophane n’est pas une dissertation morale dialoguée, ni une étude
de psychologie, ni le roman dramatique d’une intrigue nouée et dénouée avec un art
savant. C’est une fantaisie poétique qui passe devant notre imagination et disparaît,
nous laissant le souvenir d’une brillante vision. Sans jamais tendre notre esprit par
aucun effort d’attention soutenue, sans nous attacher même par aucun intérêt sérieux,
son théâtre nous retient par les seuls attraits d’une poésie et d’une gaieté toujours
épanouies. Je sais bien que ces comédies, si légères et si aériennes, ont un
contrepoids assez lourd qui tend à les ramener vers la terre et vers le sérieux ; je
veux parler des personnages publics et des passions poétiques. Mais l’art merveilleux
d’Aristophane est précisément d’avoir créé le comique de rien, ou plutôt de la plus
rebelle des matières, et d’avoir transfiguré la prose en poésie d’un coup de sa
baguette magique. Il a opéré cette métamorphose en symbolisant ses personnages, qui
sont dans son théâtre moins des individus que des types généraux
— Sixième leçon.Les personnages historiques ne sont jamais chez lui qu’un
symbole ; ils désignent une espèce.
Schlegel oppose aux Les images idéales et les
caricatures grotesques ne prétendent dans la poésie à aucune autre vérité qu’à
celle de l’expression. Elles veulent donner une idée et non représenter un
individu.portraits de la
comédie nouvelle les caricatures de l’ancienne. — Septième
leçon.
Tandis qu’une tragédie de Sophocle ou d’Eschyle rappelle, par sa structure grande et
simple, la monarchie des temps héroïques, le théâtre d’Aristophane offre dans sa
constitution intérieure, une fidèle image de cette démocratie excessive contre
laquelle le poète dirigeait ses coups
— Sixième leçon.La
tragédie des Grecs était, pour ainsi dire, soumise à la constitution
monarchique ; mais telle qu’on la voyait dans les temps héroïques, sans mélange
de despotisme. L’ancienne poésie, au contraire, était de la poésie
démocratique ; on s’y résignait à l’anarchie, plutôt que d’enchaîner
l’imagination du poète, relativement aux desseins et à la conduite qu’il prête à
ses personnages, comme à l’égard des pensées isolées, des allusions du moment et
des saillies imprévues.
— Sixième
leçon.Les comédies d’Aristophane
offrent aussi dans leur genre un système régulier ; mais, afin que l’inspiration
comique ne se refroidisse pas, il faut que ce but soit tourné en plaisanterie,
et que l’impression qu’il pourrait produire, soit affaiblie par des distractions
de toute espèce, ou dissipée par de la gaieté.Les Nuées et flagelle Euripide dans Les Grenouilles. Mais il
ne prend jamais son but au sérieux à la manière des auteurs de la comédie nouvelle,
parce que la gaieté, qui, à vrai dire, est son seul but, ne le souffrirait pas, parce
que toute unité d’impression lui est fatale, et que toute digression, toute allusion,
toute interruption la favorise. Il n’y avait qu’une partie en apparence sérieuse dans
les comédies d’Aristophane ; c’était la parabase et les chœurs, et cela même (chose
étrange à dire !) était au profit de la gaieté. En effet, la parabase, ce morceau
étranger à la pièce, avait beau être sérieux en lui-même, il montrait que le poète ne
prenait pas au sérieux la forme dramatique
— Sixième
leçon.Cette puissance illimitée de la gaieté se manifestait par l’impossibilité de
prendre rien au sérieux, pas même la forme dramatique.
L’ancienne comédie ne survécut pas à Aristophane. Après une courte transition qu’on appelle la comédie moyenne, Ménandre, dont les ouvrages sont perdus, créa la nouvelle comédie, et la porta d’abord à son plus haut point de perfection.
Il serait assurément fort injuste de juger Plaute, Térence, Molière, en un mot
l’école de Ménandre, en prenant pour mesure et pour terme de comparaison les République, où il expose la théorie du
gouvernement idéal ; l’autre, intitulé les Lois, où il détaille la
constitution d’un gouvernement moins parfait, approprié à la faiblesse des hommes. Si
une ville de l’antiquité avait adopté la constitution développée dans le second
ouvrage de Platon, les citoyens de cette ville auraient été comparés entre eux et
jugés d’après la conformité de leur conduite avec l’idéal inférieur des Lois. Mais si une petite cité voisine avait choisi pour elle les institutions
parfaites de la République, et que sa conduite fut restée conforme à
cet idéal supérieur, quels n’auraient pas été à son aspect les sentiments de ces
philosophes étrangers qui voyageaient par toute la terre pour trouver un modèle de
législation ? N’eussent-ils pas admiré la ville où la République
aurait été réalisée, plus que celle où l’on s’en serait tenu aux Lois ? N’auraient-ils pas mis le meilleur citoyen de la première au-dessus du
meilleur citoyen de la seconde, et n’auraient-ils pas ambitionné pour leurs
— Septième leçon. Nous
n’en sommes encore qu’à chercher un genre comique national, sans l’avoir
véritablement trouvé.
La suppression du chœur, la défense formelle faite aux poètes par le gouvernement
d’introduire des personnages réels sur la scène, l’installation même de la Muse au
foyer domestique, tout cela n’est que l’accompagnement extérieur de l’altération
profonde que subit la comédie en passant de l’ancienne forme à la nouvelle. L’esprit
d’Aristophane inspirait Shakespeare, inspirait Legrand, lorsqu’ils composaient leurs
délicates fantaisies. Il est complètement absent de ces lourdes satires politiques où
l’on a parfois prétendu rendre au peuple le théâtre d’Athènes. La forme de la comédie
ancienne est morte, et bien morte ; mais son essence est indestructible comme la
poésie même, et elle peut revivre
La nouvelle comédie n’est pas, comme l’ancienne, purement comique et poétique ; c’est un mélange de gaieté et de sérieux, de poésie et de prose.
La gaieté a changé de place. Elle n’est plus dans l’âme du poète, elle est dans les
caractères et dans les situations qu’il représente
. — Septième
leçon.Le poète n’est plus dominé par une verve joyeuse, mais il cherche la
gaieté dans les objets mêmes qu’il présente
— Douzième leçon.La gaieté sans but, véritable inspiration du génie comique.
— Sixième
leçon.La comédie est d’autant
plus divertissante que l’arbitraire y règne davantage.
. — Septième leçon. Pour que la gaieté des spectateurs se soutienne
pendant tout le cours d’une comédie, il faut que l’auteur évite soigneusement ce
qui pourrait donner de l’importance morale à ses personnages, ou inspirer un
intérêt véritable pour leur situation ; car l’un ou l’autre ramènerait
infailliblement le sérieux
— Septième leçon. Les nouveaux auteurs comiques,
privés du libre exercice de la plaisanterie, cherchèrent une compensation à
cette perte, en empruntant de la tragédie un élément sérieux ; ils
l’introduisirent dans la forme de la composition, dans le nœud de
l’intrigue.
— Septième leçon.La
tragédie descendit de la hauteur idéale, lorsqu’elle manifesta une tendance vers
l’instruction pratique, c’est-à-dire, vers le but d’enseigner aux hommes à bien
arranger leur vie bourgeoise et domestique. Aristophane a souvent plaisanté
Euripide sur cette direction vers l’utile. Ce dernier poète était en effet
l’avant-coureur de la nouvelle comédie.
— Septième leçon. Les pièces finissent en général
par le mariage, comme si le sérieux faisait son entrée dans ta vie avec cet
événement.
« On a quelquefois demandé, dit Horace, si la comédie était ou n’était pas un
poème, parce que respiration et la force ne s’y rencontrent, ni dans les mots, ni
dans les choses, et qu’à la mesure près c’est une pure conversation toute semblable
aux entretiens ordinaires… Ce n’est pas assez de composer des vers en termes
élégants, mais ordinaires ; si, ces vers une fois rompus, tout père peut gronder du
même ton qu’un père de comédie
La vérité est que toutes les œuvres de
la comédie nouvelle sont poétiques et prosaïques à la fois : poétiques par la forme,
prosaïques par le fond Satires, I, 4.
Traduction de M. Patin.
— Septième
leçon.Le principe poétique
domine dans la forme de la comédie nouvelle ; l’élément prosaïque est dans le
fond, dans le sujet, dans cette ressemblance qu’on désire qu’elle ait, avec le
monde tel qu’il est, avec un événement véritable.Le Bourgeois gentilhomme
— Deuxième leçon. Pour
qu’un ouvrage soit poétique, il faut premièrement qu’il forme un tout complet,
bien terminé, et qui ne laisse rien à désirer hors de ses propres
limites.Bourgeois gentilhomme un poème, c’est son indépendance de tout but
pratique, indépendance relative sans doute (car quelle pièce de la nouvelle comédie a
jamais pu renoncer absolument à corriger les mœurs ?), mais plus réelle dans cette
farce vraiment assez gaie que dans aucun des grands drames sérieux du même auteur. En
même temps Le Bourgeois gentilhomme est prosaïque ; prosaïque au
même titre que les Caractères de la Bruyère, ou que Le
Siècle de Louis XIV de Voltaire. C’est une étude de psychologie et d’histoire ;
ce n’est pas l’œuvre sans modèle d’une imagination libre et toute-puissante
. — Septième leçon. La fiction de l’auteur comique ne peut plus être
l’œuvre sans modèle de son imagination : il faut qu’elle soit vraisemblable,
c’est-à-dire qu’elle paraisse réelle
— Septième
leçon. Aussitôt qu’on abandonne les régions
élevées de la pure poésie, et qu’on descend sur la terre, dès qu’on même aux
fictions idéals de l’imagination l’imitation prosaïque de la vie réelle, ce
n’est plus le génie et le sentiment des arts qui décident seuls du succès ; mais
les circonstances plus ou moins heureuses.« Ô vie humaine,
et toi Ménandre ! qui de vous deux a imité l’autre ? »
Cette bizarre
apostrophe d’un critiqueBourgeois gentilhomme. Les deux derniers actes en sont plus
poétiques que les premiers. Pourquoi ? parce que les scènes invraisemblables, le
comique arbitraire, les cérémonies burlesques, les Turcs, la danse des dervis, dara, dara bastonnara, toutes ces charmantes folies enfin, qui sont
Le Bourgeois gentilhomme, à cause de la part assez large
de poésie que contient cette pièce, bien qu’elle soit écrite en prose. Mais si,
réserve faite de deux ou trois vrais poèmes, nous jetons les yeux sur les œuvres les
plus vantées, versifiées ou non, de la nouvelle comédie, quel prosaïsme partout !
Prosaïques par l’imitation de la vie réelle, elles le sont aussi par le but pratique,
positif et moral qu’elles se proposent, et quand je lis les préfaces satisfaites de
ces comédies utiles qui ne sont que des tableaux de la vie domestique où s’inscrivent
çà et là de solides préceptes, pareils à celui qu’Harpagon voulait faire graver sur sa
cheminée en lettres d’or, je crois entendre Euripide s’écriant dans les Grenouilles d’Aristophane :
Grâce à moi, grâce à la logique De mes drames judicieux, Et surtout à l’esprit pratique De mes héros sentencieux, Le bourgeois plus moral, plus sage, Apprend à mener sa maison ; Car il rencontre à chaque page Des maximes pour sa raison Et des conseils pour son ménage Vers 990 à 1005. !
Telle est la bigarrure poétique et prosaïque, gaie et
Au genre purement poétique appartient le comique arbitraire
— Septième leçon. Le comique arbitraire, ou celui des rôles de fantaisie,
produit souvent un grand effet, quoique les critiques affectent de la
rabaisser.
— Septième leçon.Le bouffon privilégié, tantôt fin et spirituel, tantôt épais et
balourd, a hérité quelque chose de l’inspiration joyeuse, de l’abandon plein de
franchise, et de la liberté de tout dire, qu’avaient à un si haut degré les
premiers poètes comiques.Amphitryon de Plaute et
l’heureuse imitation qu’en a faite Molière, Le Songe d’une nuit d’été, La
Tempête et la plupart des comédies de Shakespeare, rentrent dans le genre
poétique.
Au genre prosaïque appartient la comédie vulgaire, celle qui est fondée sur la
connaissance particulière des mœurs d’une société et sur la science générale de
l’homme. Le répertoire presque tout entier du théâtre moderne est prosaïque. Ce genre,
le plus commun de tous, doit-il être complètement méprisé ? Non. La prose peut encore
être comique ; il n’y a que le sérieux qui
. — Septième leçon.Si le sérieux gagne du terrain
dans le but général de la composition, comme dans l’intérêt et les sentiments
qu’elle inspire, la comédie passera au genre du drame instructif ou touchant, et
il n’y a de là qu’un pas à faire pour arriver à la tragédie
bourgeoiseLes Captifs de Plaute et l’Heautontimorumenos de
Térence, sinon des drames tout pleins de pathétique ?
Si le poète, évitant le plus possible tout mélange de sérieux, se borne à présenter
le côté risible des caractères et des situations, son œuvre n’est pas encore poétique,
sans doute, mais elle est conforme au type le plus pur de la comédie nouvelle
— Septième leçon.Si le poète se borne à présente le côté risible
des caractères et des situations, en évitant le plus qu’il peut tout mélange de
sérieux, ce sera une pure comédie.Aulularia de Plaute, par exemple, et L’École des femmes de Molière.
Que si enfin, animé par une veine heureuse de folie, le poète comique se joue de ses
propres inventions, les exagérant à dessein et transformant ses portraits en
caricatures, alors il s’élève jusqu’à la farce, et les critiques en
chœur s’écrient qu’il dégrade et avilit son talent, qu’il écrit pour la foule, et
que
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe On ne reconnaît plus l’auteur du Misanthrope.
Ma foi, tant mieux, si on ne le reconnaît pasFourberies de Scapin qu’avec admiration, et ne parlait avec
admiration que des Fourberies de Scapin. Rien de plus conséquent avec ses doctrines.
Mais pourquoi dans son Cours de littérature dramatique a-t-il cru
devoir professer pour cette farce non moins de mépris que pour Le
Misanthrope ? Ce n’était vraiment pas la peine de porter si haut, à propos
d’Aristophane, l’absence de plan dans la comédie (t. Ier,
p. 299), l’absence d’intérêt (73, 304), l’absence de vraisemblance (303, 350, 364)
et l’absence d’unité (303, 307, 351), pour venir ensuite dire, comme un critique
ordinaire, que « le plan des
, que Fourberies de Scapin est
extrêmement négligé »« les tours de Scapin ne sont pas assez
intéressants pour occuper dans cette comédie la place essentielle »
,
qu’« il est tout à fait invraisemblable que Zerbinette qui, en sa qualité
de bohémienne, doit bien savoir cacher une friponnerie, s’en aille courir dans la
rue et raconter au premier venu, c’est-à-dire à Géronte lui-même, comment Scapin a
attrapé Géronte »
; enfin, que « la farce du sac n’est qu’un
hors-d’œuvre déplacé »
(t. II, p. 258). Cette contradiction entre mille
vient, à n’en pas douter, d’un parti pris contre Molière. La partialité est le côté
peu sérieux et peu intéressant de la critique de Schlegel. Nous ne le faisons pas
ressortir ; nous tâchons, au contraire, de l’effacer le plus possible, en donnant
aux idées du disciple plus de logique et d’unité qu’il n’y en a dans celles du
maître.
La critique vulgaire divise autrement la comédie.
— Septième leçon. Les
critiques français ont mis à la mode d’accorder à ce qu’ils appellent une pièce
de caractère, une grande supériorité sur la comédie
d’intrigue.Le Désespoir de Jocrisse
— Douzième leçon. Une pièce telle que Le Désespoir de
Jocrisse peut passer pour un ouvrage classique qui a gagné la palme
de l’immortalité.
— Septième leçon.L’on reproche à la comédie
d’intrigue de s’écarter du cours naturel des événements. Le poète nous présente,
il est vrai, tout ce qu’il y a de plus extraordinaire ou même de plus
incroyable ; il se permet souvent, dès l’entrée, une grande invraisemblance,
telle que la parfaite conformité de deux figures ; mais il faut que tous les
incidents qui dérivent de cette première donnée, en paraissent la suite
nécessaire.Méprises de Shakespeare, la meilleure que l’on pût tirer des Ménechmes de Plaute
. — Quatorzième leçon.La comédie
des Méprises est la meilleure des pièces qu’on puisse faire
d’après les Ménechmes
Quant aux caractères, deux espèces de gaieté comique peuvent s’y développer : le comique d’observation qui n’égaye que le spectateur, le comique avoué qui rend gai et joyeux le personnage lui-même
Il y a des ridicules complètement ignorés de la personne qui en est atteinte. Tel est
celui des Femmes savantes dans Molière. Ces pédantes, parce qu’elles
savent « citer les auteurs et dire de grands mots »
, prétendent être,
« par leurs lois, les juges des ouvrages »
; elles font des
« règlements »
nouveaux et des « remuements »
dans la
littérature. Si elles étaient critiques de profession, elles élèveraient Trissotin au
rang d’Homère et rabaisseraient Homère bien au-dessousLes Femmes savantes, à titre d’exemple, je ne voudrais pas que personne, parmi
mes auditeurs, pût s’imaginer que j’approuve Molière en aucune façon d’avoir écrit
cette comédie. Ce spirituel farceur, en se moquant de la fausse science, n’a pas rendu
un assez humble hommage à la vraie. L’orgueil de l’ignorance et le mépris de toute
culture intellectuelle sont des ridicules incomparablement plus graves que celui
contre lequel il s’escrime, et quand je lis la honteuse tirade où Molière par la
bouche de Chrysale exprime ses propres opinions, je ne puis m’empêcher d’épouser la
querelle de Philaminte, et de me sentir moi-même atteint personnellement par l’injure
que cet impertinent auteur fait à la science
, etc. — Douzième leçon,
Les personnages sensés de la pièce, le maître de la maison et son frère, la
fille et son amant, et jusqu’à une servante qui ne sait pas le français, tous
cherchent à se faire honneur de ce qu’ils ne sont pas, de ce qu’ils n’ont pas et
de ce qu’ils ne savent pas, comme de tout ce qu’ils cherchent à ne pas être, à
ne pas avoir et à ne pas savoir. Selon toute apparence, ce sont ses propres
opinions que Molière a exprimées dans la doctrine étroite de Chrysale sur la
destination des femmes, dans celle de Clitandre sur le peu d’utilité du savoir,
et ailleurs encore dans des dissertations sur la mesure de connaissances qui
convient à un homme comme il faut. Il est certainement très blâmable d’avoir
fait bafouer Trissotin « Schlegel
sent probablement, selon la remarque qu’en a faite un de ses amis, que Molière
l’aurait tourné lui-même en ridicule, s’ils eussent vécu du même temps. »
Goethe (Entretiens avec Eckermann).
Mais il y a aussi de certaines faiblesses morales vues avec complaisance, caressées
avec affection par le pécheur qui s’y abandonne. La sensualité prend souvent cet air
de bonhomie. Quand le mauvais sujet chez qui elle a établi son empire, avoue gaiement
ses fautes au public, et cherche à s’attirer ses bonnes grâces (ce qui est possible,
puisqu’il ne fait de tort à personne et qu’il est un joyeux compagnon), il nous
présente ce que j’ai appelé le comique avoué Ibid.« Que voulez-vous, dit ce
bon vivant, c’est ma vocation, et ce n’est pas péché pour un homme que de
Le comique avoue étant deux fois plus gai
que le comique d’observation, puisqu’il égayé et spectateurs et personnages, est
doublement comique ; cela est clair. Et qu’on ne dise point qu’il est trop bas. Si
l’idéal de la tragédie consiste dans l’asservissement de l’être sensuel à l’être
moral, l’idéal de la comédie doit nécessairement nous montrer l’inverse ;
l’asservissement de l’être moral à l’être matériel Henri IV,
Ire partie, acte Ier,
scène
Telles sont les idées générales qui doivent soutenir et éclairer notre critique. Je
ne vous parlerai pas des comiques latins. Plaute et Térence n’ont d’autre importance à
mes yeux que de nous aider à deviner la forme de la comédie de Ménandre. Encore
faut-il pour pouvoir tirer ce parti de leurs œuvres, une confiance hardie dans les
conjectures et une rare sagacité. Car
Molière est un maître. Voilà mon entrée en campagne, et le premier acte d’hostilité
de ma critique. Si quelqu’un s’en étonne, je m’étonne de son étonnement. Eh quoi !
parce que la tradition a élevé Molière au rang des dieux, au rang d’Homère et de
Shakespeare, la science doit-elle, par une pire exagération, le faire
Molière est un maître… dans la farce
— Douzième leçon.C’est
dans le comique burlesque que Molière a le mieux réussi ; son talent, de même
que son inclination, était pour la farce.L’École des femmes, et, çà et là,
dans deux ou trois scènes du Tartuffe
— Douzième leçon.À quelques scènes près, le Tartuffe n’est pas une
comédie.Misanthrope
— Douzième leçon. À l’exception de quelques
scènes plus animées, Le Misanthrope n’est qu’une suite de
thèses soutenues dans toutes les formes.
Qu’y a-t-il, par exemple, de plus contraire à la gaieté, c’est-à-dire au comique, que
ses attaques contre les médecins
— Douzième leçon.L’on trouve
même dans ses pièces en prose, des indices de cette humeur satirique et
didactique qui est proprement étrangère à la comédie ; on peut la reconnaître
dans la manière dont il s’attaque continuellement aux médecins et aux
procureurs, dans ses dissertations sur le ton du grand monde, et en général
partout où l’on voit qu’il ne se contente pas d’amuser, mais qu’il veut
combattre ou défendre des opinions, en un mot que son intention est
d’instruire.« De tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que
nous venons à croire, parce qu’elles nous flattent et qu’il serait à souhaiter
qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de
soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de
la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il
vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de
dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier
Bon coup de massue pour la gaieté. Mais
voici quelque chose de plus vif. Le Malade imaginaire, acte III,
scène « Que voulez-vous faire, monsieur, de quatre
médecins ? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne ? — Est ce que les
médecins font mourir ? — Sans doute
La plaisanterie est
dure et fait frissonner. Cette humeur, tantôt didactique, tantôt satirique, est-ce là,
je le demande, l’esprit de la comédie ?L’Amour
médecin, acte II, scène
Oh ! que j’aime bien mieux les coups de bâton que les archers donnent à Polichinelle,
et les coups de plat de sabre que les Turcs distribuent en cadence à M. Jourdain, et
tant d’inoffensives folies, et cette scène charmante de La Princesse
d’Élide où Moron caresse un ours ! Voilà les endroits magistraux de Molière. Il
excelle, quand il veut, dans cette gaieté douce qui ne fait de mal à personne. Et
pourquoi ne pas en convenir ? Il sait faire aussi de bonnes caricatures ; ses
portraits ne sont pas toujours ressemblants ; il les charge parfois assez pour leur
donner une couleur poétique. J’aimerais en particulier le déguisement de M. de
Dans cette scène, et dans d’autres qu’une critique juste ne doit pas passer sous
silence, telles que la cérémonie du Malade imaginaire, les autres
intermèdes de cette farce et les ballets du Bourgeois gentilhomme,
Molière s’est élevé jusqu’au comique exagéré et arbitraire de la bouffonnerie. Le comique avoué lui-même ne lui a pas été inaccessible. Un sanglier
énorme fond sur Moron à la chasse : Moron se sauve. Puis il se vante avec bonne grâce
de sa poltronnerie :
J’ai jeté tout par terre et couru comme quatre . La Princesse d’Élide, acte I, scèneiii .
Enfin les farces de Molière ne sont pas aussi pauvres qu’on le prétend en
plaisanteries proprement dites. Il est vrai que, dans La Critique de
l’École des femmes, Molière s’est défendu comme d’un crime contre la comédie
d’avoir commis un bon mot. « Pour ce qui est des
En ce cas, Molière est
parfois comique sans le savoir et sans le enfants par
l’oreille, dit-il, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe, et
l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose
qui caractérise l’homme La Critique de l’École des
femmes, scène « car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et
étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle
; quand
Clitandre, pour savoir si Lucinde est malade, tâte le pouls à son père Le Mariage forcé, scène L’Amour médecin, acte IV,
scène
Les Français, en somme, admirent trop Molière et ne le comprennent pas assez. Bien
qu’ils aient beaucoup d’esprit, ils affectent de faire fi dans la comédie des bons
mots comme tels ; ils méprisent le comique arbitraire ; pour le comique
avoué, je ne crois pas qu’ils sachent même ce que c’est, et je ne me souviens
pas d’avoir jamais entendu dans leur conversation, ni lu dans leurs livres, l’éloge
des ballets et des intermèdes, ces interruptions si éminemment comiques dans la suite
naturelle des actes et des scènes, surtout lorsqu’elles n’ont aucun rapport avec le
sujet de la pièce. Et pourtant c’est par là que Molière mérite que je l’aie proclamé
maître dans la farce. Je n’ai plus que deux choses à faire remarquer en concluant ce
premier point : l’une, c’est que beaucoup de poètes
— Douzième leçon. Toutefois, bien d’autres en avaient fait autant avant lui,
et je ne vois pas ce qui, dans ce genre, devrait l’ériger en créateur unique et
entièrement original… Nous allons examiner brièvement si Molière a vraiment
réussi à perfectionner les pièces qu’il a imitées, en tout ou en partie, de
Plaute et de Térence… Plusieurs des sujets de Molière ont tout l’air d’être
empruntés d’ailleurs, et je suis convaincu qu’il serait possible d’en découvrir
la source si l’on parcourait les antiquités littéraires de la farce ; c’est ce
qu’atteste formellement le savant Tiraboschi : Molière, dit-il, a tellement tiré
parti des comiques italiens, que si on lui reprenait tout ce qu’il en a
emprunté, les volumes de ses Œuvres ne seraient pas en si grand nombre… Notre
Hans Sachs avait mis en œuvre avec assez de gaieté l’idée de la scène du Malade
Imaginaire, où l’on met l’amour de la femme à l’épreuve en supposant la mort du
mari… Dans les farces mêmes que Molière a véritablement inventées, il ne laisse
pas de s’approprier des formes comiques imaginées chez les étrangers,
etc.
Dans la comédie de caractère, Molière a été plus indépendant et moins heureux. Le
comique d’observation exige une rare finesse. Il consiste, comme nous l’avons vu tout
à l’heure, dans les ridicules ignorés ou caches, et j’ai dit que ces ridicules ne
doivent se trahir que par des traits presque imperceptibles. Règle naturelle,
évidente, qui a pour elle l’exemple et l’autorité de Molière lui-même. « Allez
vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire
L’Avare, acte Ier,
scène « d’un éblouissement »
. Cela est d’un comique franc et en même temps
très fin. Mais la franchise du comique de Molière est le plus souvent dure et
outrée.
à toutes les
représentations de Valère sur le mariage d’Élise. Elle est fort amusante ; mais ne se
termine-t-elle pas par un trait tout à fait exagéré, quand Valère, en présence de
l’avare, s’adresse ainsi à sa fille :Sans dot ! « Oui, l’argent est plus précieux que
toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l’honnête homme
de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de
prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé
là-dedans ; et
Sur quoi Harpagon
s’écrie : sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de
naissance, d’honneur, de sagesse et de probité ! »« Ah ! le brave garçon ! Voilà parler comme un oracle. Heureux qui
peut avoir un domestique de la sorte
Cela manque de naturel. Plaute
avait dit plus simplement : er, scène «
Faxint ; illud facito ut memineris
convenisse ut ne quid dotis mea ad te afferret filia. Je veux bien que ce
mariage s’accomplisse, mais n’oubliez pas que vous vous êtes engagé à prendre ma
fille sans dot Aulularia, II,
2.
Il y a plusieurs traits assez délicats dans la peinture du caractère de Chrysale ;
lorsqu’après avoir fait le brave contre sa femme en l’absence de celle-ci, il
s’écrie« Secondez-moi bien tous
lorsqu’il propose comme « accommodement » à
Henriette que son amoureux épouse Armande, afin qu’elle-même puisse épouser
Trissotin Les Femmes savantes, acte V,
scène « n’apprend point à bien faire un
potage »
, mais elle aurait dû vous apprendre à respecter le savoir, et à ne
point faire de petits jeux de mots contre le raisonnement, qui, bien loin de
« bannir la raison »
, lui fait apercevoir par la voie des
conséquences logiques tant de choses qu’on n’aurait jamais soupçonnées !
Il y a de la finesse dans la manière dont Oronte amène son sonnet, et dans la
franchise mêlée d’embarras de la critique d’Alceste. Mais il n’y en a pas du tout dans
ses discussions interminables avec l’ennuyeux Philinte
— Douzième
leçon.Ce qui s’éloigne entièrement de la finesse du comique d’observation, ce
sont les discussions sans fin d’Alceste et de Philinte sur la conduite à tenir
au milieu de la fausseté et de la corruption du monde.Les
Femmes savantes, il n’y en a pas davantage dans ce programme où elles affichent
trop naïvement leur ridicule :
Nous serons par nos lois les juges des ouvrages. Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis : Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis, Nous chercherons partout à trouver à redire, Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire Acte III, scène .ii .
Si Molière est souvent lourd dans la peinture des caractères, il est presque toujours
gauche dans la conduite des intrigues. Mais c’est un point qu’il est superflu de
développer. Les critiques français eux-mêmes m’abandonnent le dénouement du Dépit amoureux, celui de L’École des femmes, celui
du Tartuffe, celui de L’Avare, et tant de
reconnaissances maladroitement préparées, ou de ressorts étrangers à la pièce, qui
interviennent au dernier acte, comme un Deus ex machina. Seulement,
ils regardent ces fautes comme si légères, que, loin d’en faire à Molière l’objet d’un
reproche sérieux, ils l’excusent, ils le louent presque d’avoir négligé l’intrigue au
profit des caractères, à peu près comme si on approuvait un peintre de s’être
affranchi, dans ses tableaux, du soin de composer et de grouper toutes les figures
avec art, afin de pouvoir concentrer son étude sur la ressemblance de chacune d’elles
avec son modèle.
J’examinerai en détail trois pièces de Molière, l’une, parce qu’elle est imitée de
Plaute, et qu’elle me fournira l’occasion d’un rapprochement instructif ; les deux
autres, parce qu’elles passent communément pour le nec plus ultra de
la comédie. Ce sont L’Avare, le Tartuffe et Le Misanthrope.
— Douzième leçon.Nous aurons
toujours présent à l’esprit que la comédie latine n’offre qu’une image effacée
et peut-être défigurée de la comédie attique, afin de pouvoir juger si l’auteur
français aurait surpassé les Grecs eux-mêmes, supposé que leurs ouvrages fussent
parvenus jusqu’à nous.Aulularia sont mutilés, que le dénouement tout
entier manque, et dans ces conditions désavantageuses comparons L’Avare de Molière à La Marmite de Plaute. Le plan de
l’auteur ou plutôt de l’imitateur latin est extrêmement simple. Euclion a trouvé dans
sa cheminée une marmite pleine d’or. Dès ce moment l’inquiétude le rend fou. Il pousse
avec fureur sa servante dans la rue, parce qu’il veut visiter sa marmite avant de
sortir. Absent, il ne pense qu’à elle et se hâte de rentrer. Le riche Mégadore demande
sa fille en mariage. Euclion tremble qu’on n’ait eu vent de sa marmite. Il consent
néanmoins, à condition que Phédra n’apportera point de dot. Mégadore envoie chez son
voisin des cuisiniers pour préparer le repas de noces ; Euclion les chasse à coups de
bâton. Ne croyant plus sa marmite en sûreté dans sa cheminée, il va la porter dans le
temple de la Bonne Foi. Mais, en sortant du temple, il aperçoit un
esclave qui en sort aussi, et il entend chanter un corbeau à gauche. Aussitôt il
redemande son bien à l’esclave, qui n’a rien pris, rentre dans le temple, reprend sa
marmite et Sylvain. Mais l’esclave, grimpé sur un arbre, a tout observé. Le moment venu, il
se glisse en bas, déterre la marmite et se sauve. Rage et désespoir d’Euclion.
Cependant la jeune fiancée accouche. Elle avait été violée par un jeune homme dans les
veilles de Cérès. Euclion rencontre le coupable qui lui confesse sa faute. Il croit
entendre l’aveu du vol de la marmite. Ce qui produit une sérié de quiproquos du plus
excellent comique. Or, le voleur était l’esclave du jeune homme, et le jeune homme
était le neveu de Mégadore. Ici la pièce est interrompue. Mais les arguments nous en
apprennent la fin. L’oncle se retire devant le neveu, et le maître du voleur l’oblige
à restituer la marmite.
Croirait-on que Molière a dédaigné cette admirable simplicité ? Il n’a emprunté à
Plaute que quelques scènes et quelques traits. Le plan de son Avare
est tout différent, et c’est une machine fort compliquée. On y voit un amant déguisé
en valet, un fils prodigue épris de la prétendue de son père, un cocher qui est aussi
cuisinier, une femme d’intrigues, un homme qui prête sur gages, un homme qui a de
l’argent caché, un vieil avare amoureux et, pour couronner tout, une reconnaissance.
Il y a, ai-je dit, dans cette comédie, un usurier, un homme qui a de l’argent caché,
et un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s’appellent Harpagon ;
mais Harpagon n’est qu’une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces
— Douzième leçon.Molière a, pour ainsi dire,
entassé tous les genres d’avarice sur un seul personnage, et pourtant l’avare
qui enfouit un trésor et celui qui prête sur gages ne peuvent guères être le
même individu. bons louis
d’or et pistoles bien trébuchantes »
qu’il aurait ajoutées à son trésor. Le
répertoire comique serait bientôt épuisé, s’il n’y avait qu’un seul caractère pour
chaque passion. Harpagon n’est pastel ou tel avare ; c’est l’avarice sous toutes ses
formes, et Molière n’est pas exempt du défaut capital des tragiques français ; il met
sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.
Passons aux détails de la pièce. L’intrigue d’amour, banale, pesamment conduite,
occupe trop de place. Les scènes d’un vrai comique, telles que celle où Valère et
maître Jacques se donnent des coups de bâtoner, p. 373),
nous avons supposé qu’il faisait allusion ici à la scène L’Avare, parce qu’elles caractérisent
parfaitement sa manière. « Dans sa critique, dit Goethe, Schlegel n’examine
jamais les choses que par uncôté. Il ne se préoccupe dans toutes les pièces de
théâtre, que du squelette et de l’arrangement de la fable, sans s’inquiéterle
moins du monde de ce qu’un auteur peut nous offrir de grâce, de vie, de politesse
et d’élévation dans les sentiments. Dans la manière dont Schlegel traite le
théâtre français, je trouve la recette pour former un pitoyable critique, dénué de
toute faculté pour apprécier ce qui est excellent. »
(Entretiens de Goethe et d’Eckermann.)
Le Tartuffe est une belle satire en forme de drame ; mais à
quelques scènes près, ce n’est pas une comédie
— Douzième leçon.Le Tartuffe est une peinture très frappante de l’hypocrisie,
et qui donne le signalement le plus exact de ce vice ; c’est une excellente
satire sérieuse, mais à quelques scènes près, ce n’est pas une comédie.
Jamais contre un pécheur avoir d’acharnement, Mais attacher leur haine au péché seulement Acte I, scène .vi .
Quant à Tartuffe lui-même, le théâtre tout entier n’a point de personnage moins gai
que ce scélérat, qui fait passer le pauvre Orgon par « une alarme si
chaude »
, que le dénouement de cette prétendue comédie allait être tragique,
si Molière ne s’était avisé à temps que Louis XIV était « un prince ennemi de
la fraude »
. Après le discours inopiné du messager royal, on conçoit
l’allégresse de toute la famille, le soulagement du public et notre reconnaissance
pour le grand poète qui, par un coup de son art, vient de nous délivrer de la terreur
et de la pitié tragiques, et de sauver la comédie. Mais nous comptions sans le
beau-frère qui nous interdit toute joie profane, et nous ramène à des sentiments
sérieux par cette exhortation finale tout à fait pathétique :
Souhaitez que son cœur en ce jour Au sein de la vertu fasse un heureux retour ; Qu’il corrige sa vie en détestant son vice, Et puisse du grand prince adoucir la justice Acte V, scène .viii .
Le crime puni, cela est tragique ; mais le crime repentant, Tartuffe est une satire, entremêlée de sermons et terminée comme un drame
moral, à laquelle l’auteur a eu soin d’ajouter un personnage superflu, Dorine, pour
avoir au moins un rôle gai, et ne pas faire mentir entièrement le titre de comédie
qu’il a donné à son œuvre.
Dans toutes ses pièces à caractères, Molière a cru devoir mettre en regard de chaque
ridicule l’opinion raisonnable qui lui est opposée, de peur, sans doute, que le
spectateur ne s’amusât sans s’instruire, et qu’il n’eût la fleur sans le fruit M. de Schlegel savait le français.
Il a écrit en prose et même en vers dans la langue de Molière. Il a fait beaucoup
d’épigrammes. Voici celle qui est en tête de toutes ses
— Douzième
leçon.Présenter toujours à côté d’un travers de l’esprit
l’opinion raisonnable qui lui est opposée, c’est manifester d’une manière trop
méthodique l’intention d’instruire le spectateur.L’École des femmes, la meilleure et la
plus gaie des grandes comédies de noire auteurL’École des femmes. Il ne sort de sa bienveillance
qu’un instant pour dire : Cette invention n’était pas neuve ;
peu de temps avant Molière, Scarron avait emprunté d’une nouvelle espagnole le
fond d’un petit conte sur le même sujet.Les Femmes savantes, à Bélise, Philaminte, Armande et Trissotin sont
opposés et préférés Chrysale, Henriette, Ariste, Clitandre, et cette fille de cuisine
qui ne sait pas le françaisPoésies.
Le lecteur verra qu’elle est parfaitement correcte :Le Misanthrope, c’est Philinte qui prêche Alceste, et dans le Tartuffe, c’est Cléante qui prêche tout le monde : les dévots et les
libertins, les hypocrites et les dupes, Orgon qui chérit Tartuffe plus que frères,
enfants, mère, femme et lui-même, Tartuffe qui fait chasser Damis de la maison, et
Damis qui veut lui couper les deux oreilles. Grâce à ce système d’équilibre et de
pondération qui ne laisse aucune sottise se développer sans que le bon sens ne reçoive
un développement parallèle ; grâce à ces docteurs qui savent
Pour toute leur science, Du faux avec le vrai faire la différence Acte I, scène ,vi .
le poète, mêlant l’utile à l’agréable, nous empêche de prendre le mal pour le bien, le bien pour le mal, et de tomber dans l’erreur d’Orgon, auquel Cléante disait :
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments. Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre, Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre Acte V, scène .i .
Le Misanthrope. Pour faire doucement son éducation, Molière lui
proposait comme récompense une représentation du Médecin malgré
lui
— Douzième leçon. Cette
anecdote est fausse. Nous citons M. Taschereau, Le Misanthrope, comme on sait, fut
d’abord reçu froidement par le public.« Ce petit trait d’histoire
littéraire est original, mais controuvé. Le Registre de la Comédie fait foi que,
représenté vingt et une fois de suite, nombre de représentations auquel un ouvrage
atteignait difficilement alors,
.Le Misanthrope seul, sans petite
pièce qui l’accompagnât et malgré les chaleurs de l’été, procura au théâtre
dix-sept recettes productives et quatre autres de bien peu moins satisfaisantes.
Quant aux obligations qu’il avait, dit-on, contractées envers Le
Médecin malgré lui, elles sont faciles à reconnaître, puisque ce ne fut
qu’à la douzième représentation de cette farce qu’on la donna avec ce
chef-d’œuvre, et cela cinq fois seulement »L’Entr’acte ou Le Vert-Vert et s’égayer au moins de
ces bêtises. C’est qu’on n’est pas à la représentation du Misanthrope pour s’amuser :
Ah ! ne plaisantez pas ; il n’est pas temps de rire Acte IV, scène !iii .
nous dit Alceste d’un ton courroucé, et s’il nous arrive« grand flandrin
de vicomte »
, qui, « trois quarts d’heure durant, crache dans un
puits pour faire des ronds »
; le drame étonné et indigné s’écrie par
l’organe de son principal personnage :
Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être Si plaisant que je suis Acte II, scène .vii .
Parlons sérieusement. Y a-t-il quelque chose de moins comique que cette comédie ? Je
ne dis pas cela seulement parce que sur mille sept cent soixante-douze vers, je n’ai
pas trouvé, tout compte fait, plus de neuf ou dix mots pour rire. Je sais qu’un
caractère peint par lui-même peut aussi être comique ; mais encore faut-il que la
peinture soit involontaire et que le caractère soit ridicule. Rappelons-nous les
règles du comique d’observation : le ridicule qu’on n’avoue pas, mais que l’on cache
ou que l’on ignore, ne doit se trahir qu’à la dérobée, à l’insu et contre le gré du
personnage. Or Alceste, loin d’ignorer ou de cacher sa misanthropie, en fait une
profession si déclarée, que lui et son ami Philinte ne sont pas autre chose que deux
thèses morales habillées en hommes, argumentant sur la scène l’une contre l’autre,
comme autrefois le Juste et l’injuste dans Les Nuées d’Aristophane.
Le Misanthrope serait-il donc un exemple de comique
avoué ? Mais le
Si Le Misanthrope ne rentre ni dans le comique avoué, ni dans le
comique d’observation, ce n’est pas une comédie de caractère, et si cette pièce n’a
pas d’intrigue (de légers incidents sans liaison entre eux, la querelle littéraire
avec Oronte, le jugement du procès dont on parle sans cesse, la manière dont Célimène
est démasquée, ne suffisent pas à constituer une intrigue), Le
Misanthrope n’est point une comédie du tout. Il n’y a pas de pièce où l’action
soit plus pauvre et se traîne plus péniblement. Cependant, enseignement bien
remarquable ! elle captive comme une tragédie, et elle n’a pas même le mérite comique
de manquer d’intérêt
— Septième leçon.L’auteur comique doit
éviter soigneusement tout ce qui pourrait inspirer un intérêt véritable pour la
situation de ses personnages : car cela ramènerait infailliblement le
sérieux.Don Garcie de Navarre nous avait déjà
fait éprouver, dans cette scène furibonde où Alceste s’écrie, sur le point de frapper
Célimène :
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage. Percé du coup mortel dont vous m’assassinez, Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ; Je cède aux mouvements d’une juste colère, Et je ne réponds pas de ce que je puis faire Acte IV, scène !iii .
Il y a de fort belles sentences dans Le Misanthrope. Mais ce n’est
pas avec des sentences morales qu’il est possible d’égayer une comédie ; ce n’est pas
avec de longs plaidoyers sur la corruption du monde que l’on peut animer un drame et
le rendre vivant. À la fin de ces discussions, qui n’ont pas plus de raison pour finir
que pour commencer, les deux interlocuteurs, également entêtés dans leur idée, se
retrouvent exactement au point d’où ils étaient partis, et la pièce n’a pas avancé
d’un pas. Je sais bien que ces belles tirades sont là pour nous dérouler le caractère
d’Alceste. Dès son entrée sur les planches, il ne cesse de répéter sur tous les tons :
je suis un misanthrope, conformément au précepte de Boileau, qui, pour plus de clarté,
aime qu’un acteur « décline son nom »
, et dise :
Je suis Oreste ou bien Agamemnon.
Mais les hommes ne parlent pas tant de leur caractère, ils le montrent ; et puis,
comme la critique ne saurait penser à tout, elle n’a pas encore vu une chose qui saute
aux yeux, c’est que ce Philinte, chargé de faire la réplique à Alceste, est un
personnage fort commode sans doute, mais tout à fait impossible ; car, comment un
misanthrope aurait-il choisi pour son ami un
— Douzième leçon.Le but de
l’auteur a été de peindre à fond un caractère ; mais les hommes ne parles guères
de leur caractère, et ils ne le font connaître que par les relations qu’ils
soutiennent avec leurs semblables, et comment se fait-il qu’Alceste choisisse
pour son ami un personnage tel que ce Philinte, dont les opinions sont
diamétralement opposées aux siennes ?
Enfin la pièce est équivoque, et c’est là un bien grave défaut. Jusqu’où Alceste
a-t-il raison ? jusqu’où a-t-il tort ? C’est un point difficile à fixer. Rousseau a
déjà relevé cette ambiguïté morale du Misanthrope, qui fait que les
choses les plus dignes de respect y semblent tournées en ridicule. Sa critique est
fort juste, mais ses idées générales sur les rapports de la morale et de la comédie
sont entièrement fausses. Le secret du poète comique pour empêcher que nos sentiments
moraux ne soient blessés, ce n’est pas de tenter entre son art et la morale une
conciliation impossible, c’est de les séparer par convenance. Il doit, en sortant de
la sphère de la moralité, montrer avec franchise bien qu’avec modestie, que ce n’est
point à notre conscience qu’il s’adresse, mais à notre imagination et à notre esprit.
Notre conscience est un mentor discret qui veut bien n’être pas de la fête, mais qui
la surveille de loin ; le poète comique ne l’invite pas à prendre place à table ; mais
qu’il se garde de lui manquer de respect ! car s’il oubliait un instant qu’elle est
là, on entendrait sa voix importune s’élever dans la salle du festin. moi est ce qui doit en faire un personnage de comédie,
et, en effet, tous les rôles vraiment comiques représentent des égoïstes achevés. Dès
que l’auteur cesse de donner des motifs personnels aux actions et aux discours qu’il
produit sur la scène, il sort du ton de la comédie
Quels sont donc, en définitive, les personnages comiques de Molière ? Ce sont surtout ses fourbes, pourvu qu’ils ne soient pas des monstres de bassesse et d’hypocrisie comme Tartuffe, pourvu qu’ils se contentent de chercher leur propre avantage, sans nuire autrement à leur prochain que d’une manière vénielle. Ce sont les Nérine et les Sbrigani, quand ils ne se vantent pas trop des faux contrats qu’ils ont signés et des personnes qu’ils ont fait pendre. C’est Scapin, lorsqu’il se borne à donner à Géronte des coups de bâton. Quant à Alceste, ce héros est le contraire de l’égoïste : tirez vous-mêmes ma conclusion.
Roi de Cocagne. Opposons à L’Avare,
au Tartuffe et au Misanthrope une vraie comédie.
Le second des critiques allemands, je viens essayer d’ouvrir les yeux de la France et
de l’Europe sur le chef-d’œuvre le plus original de la littérature d’outre-Rhin. Celui
qui a attaché son nom le premier à cette tentative vraiment digne de l’intrépidité de
sa logique, est mon maître dans l’art de critiquer. Plein de confiance dans la raison
et de mépris pour les procédés empiriques, William-Auguste de Schlegel partait de
certaines définitions a priori, et, sans se laisser distraire par
les préjugés du sens commun, il allait tout droit devant lui, ne s’écartant pas d’un
iota des règles qu’il avait une fois établies. Je n’ai rien ajouté à ses principes.
Mon rôle modeste s’est borné à en développer quelques conséquences, à produire au
grand jour une faible partie du trésor de vérités qu’ils renferment, et je n’ai pas
négligé une occasion de répéter les propres paroles du Roi de Cocagne, et n’en a pas même donné l’analyse. Maintenant sa
critique sur les hauteurs des idées générales, il a cru qu’il suffisait d’annoncer au
monde la parenté de Legrand avec Aristophane, ou plutôt avec son prédécesseur Eupolis,
qui avait lui-même mis sur la scène la fable d’un pays de Cocagne. Mais s’il avait
montré cette parenté, s’il avait produit des preuves, apporté des exemples, il est
impossible que tout ce que la France contient d’admirateurs intelligents de l’ancienne
comédie, n’eussent pas salué dans Legrand, je ne dis pas le plus profond moraliste ni
peut-être même le plus parfait écrivain de la comédie française, mais, à coup sûr, son
plus grand poète.
La pièce est précédée d’un prologue. Legrand lui-même, sous le nom de Geniot, s’efforçant d’escalader le Parnasse, rencontre Thalie qui cherche
précisément un poète. Elle vient de rebuter Plaisantinet, parce
qu’il « aime la gaillardise »
, et qu’il ne sait pas faire Roi de
Cocagne. Thalie en est charmée, et l’auteur, impatient du dieu qui l’agite :
Allons, s’écrie-t-il,
Allons, Muse ! il est temps. Ne m’abandonnez pas ! Déjà vous m’inspirez du badin, du folâtre, Du bouffon Prologue, scène .vi .
Ce petit prologue est, sans doute, peu de chose. Mais il ne faut pas qu’un prologue
ait trop d’importance. C’est là un écueil que les plus grands maîtres n’ont pas
toujours su éviter. Shakespeare est tombé dans ce défaut. Dans La
Méchante femme mise à la raison le prologue est plus remarquable que la pièce
même
Philandre, chevalier errant, Zacorin, son valet, et Lucelle, infante de Trébizonde, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l’enchanteur Alquif. Bombance, ministre du roi, les accueille avec bonté au nom de son maître, et leur fait une description merveilleuse de l’empire :
Quand on veut s’habiller, on va dans les forêts, Où l’on trouve à choisir des vêtements tout prêts. Veut-on manger ? Les mets sont épars dans nos plaines, Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines ; Les fruits naissent confits dans toutes les saisons ; Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons ; Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie Nous tombent ici-bas du ciel comme la pluie Acte I .er, scèneii .
Si les critiques français ne se montraient pas indifférents ou même contraires à tous
les élans de la véritable imagination, ils ne dédaigneraient pas une petite pièce dont
l’exécution est aussi soignée que celle d’une comédie régulière, par cette seule
raison que le merveilleux y joue un grand rôle et y occupe la première place. L’esprit
fantastique est rare en France, et Legrand n’a dû qu’à son génie l’idée d’un genre
alors absolument neuf ; car il est probable qu’il ne connaissait pas le théâtre
comique des Grecs
Dès la seconde scène le théâtre change, et l’on voit s’élever le palais du roi ; les colonnes en sont de sucre d’orge et les ornements de fruits confits.
Les critiques français affectent de mépriser les changements de décoration. Au milieu
d’un peuple léger ils ont pris le poste d’honneur de la pédanterie ; pour qu’un
ouvrage leur inspire de l’estime, il faut qu’il porte l’empreinte d’une difficulté
péniblement vaincue ; ils confondent la légèreté aimable qui n’a rien de contraire à
la profondeur de l’art, avec cette légèreté superficielle qui est un défaut du
caractère et de l’esprit
Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici. Bombance, demeurez, et vous, Ripaille, aussi. Cet empire envié par le reste du monde, Ce pouvoir qui s’étend une lieue à la ronde, N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit. Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire ; Quel diable de plaisir ! Toujours manger et boire ! Dans la profusion le goût se ralentit ; Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit. …………………………………………………… Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon, De laisser pour un temps le trône à l’abandon. Le trône cependant est une belle place. Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ? Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen, Je veux être empereur ou simple citoyen Acte I .er, scèneiii .
Folie aimable et pleine de sens. La parodie des vers tragiques est un des meilleurs
motifs de la comédie
Si le trop de santé vous cause des dédains, Souffrez dans vos États deux ou trois médecins : Ils vous la détruiront, je me le persuadée Acte I .er, scèneiii .
L’influence de Molière est sensible ici. Mais elle est rare partout ailleurs, et à
part un ou deux autres traits mordants de la même espèce, une gaieté douce règne dans
ce petit poème, exempt de fiel et parfaitement inoffensifLe
Roi de Cocagne,
— Douzième leçon.farce excellente ! Folie aimable et pleine de sens,
où étincelle cet esprit fantastique si rare en France, et où règne une
plaisanterie vive et douce, qui, bien qu’elle aille quelque fois jusqu’à une
sorte de délire, ne cesse jamais d’être légère et inoffensive.
Cependant le roi tombe amoureux de Lucelle, et Philandre est mis en prison. Cet embarras du héros de la pièce n’est point pénible pour le spectateur, comme celui d’Orgon, victime des machinations de Tartuffe. Pourquoi cela ? parce que le poète a eu bien soin de ne nous intéresser à aucun des personnages de sa comédie, et que dans le monde purement idéal où ils sont placés, nous savons qu’ils ne manqueront jamais d’expédients pour se tirer d’affaire. En effet le sage Alquif possède une bague fée qui a la propriété de rendre fou l’imprudent qui la met à son doigt. Zacorin, devenu échanson, cherche un moyen de la substituer à l’anneau royal. Il présente au roi un bassin avant son repas.
Sire… Que voulez-vous ? Tous ces apprêts sont vains. Quoi ?… Je viens là-dedans de me laver les mains. Et ne voulez-vous pas les laver davantage ? Et par quelle raison les laver, dis ? J’enrage. (Haut.) Sire, dans nos climats, la coutume des rois Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois Acte II, scène .viii .
De guerre lasse, il imagine de répandre, comme par mégarde, un encrier sur la main du roi. Le Roi quitte son diamant, pour se laver ; et, quand il a fini, Zacorin lui présente à la place la bague enchantée. Mais l’infortuné prince ne l’a pas plus tôt mise à son doigt, la tête lui tourne, il ne sait plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Il chasse Lucelle de sa présence, en l’accablant d’injures ; il donne l’ordre d’élargir Philandre, et entre autres extravagances du meilleur comique, il s’écrie :
Gardes ! Seigneur ? Voyez là-dedans si j’y suis Acte II, scène xi .
Le Roi de Cocagne, messieurs, prouve d’une manière
éclatante qu’il serait possible d’introduire sur notre scène moderne, en évitant les
indécences et les allusions personnelles, le genre d’Aristophane
— Septième leçon.Le malheur comique doit être
tout au plus une humiliation méritée. C’est à ce dernier genre de malheur qu’il
faut rapporter ces moyens corporels d’éducation pour les adultes, que notre
siècle, ou très délicat, ou très compatissant, veut bannir du théâtre, quoique
Molière, Holberg et d’autres grands maîtres en aient fait un fréquent
usage.
Or, ces vapeurs dont je vous parle, venant à passer du côté gauche où est le foie, au
côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec
nasmus, par le moyen de la veine cave que nous appelons en hébreu
cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent
les ventricules de l’omoplate ; et, parce que lesdites vapeurs ont une certaine
malignité, qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du
diaphragme, il arrive que ces vapeurs… ossabandus, nequeis, nequer,
potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est
muette.
Donnons-nous la main, auteur et lecteurs, et dansons ensemble dans ce chapitre, aux
sons du violon de Prologue-Programme de son Titan :
(Traduction de
M. Philarète Chasles.) C’est ce passage qui nous a suggéré l’idée du mode de
division et de composition que nous avons suivi.Maintenant donnons-nous la main, auteur et lecteurs, et dansons
ensemble dans cet ouvrage ce grand bal de la vie ; moi à la tête d’un quadrille,
et vous en sautant en mesure derrière moi, accompagnés par le chant des Muses et
par la lyre d’Apollon, dansons de volume en volume, de cycle en cycle, de
digression en digression, d’une pensée à une autre…
Près de la mer Caspienne est une plaine, la plaine de Bakow. Les Guèbres et les
Hindous l’appellent le Paradis des roses. Dans la nuit claire-obscure, une flamme
bleue, sans blesser ce qu’elle touche, çà et là danse et parcourt en zig-zag tous les
points de l’horizon fantastique ; les fleurs en feu s’éteignent, se rallument ; des
esprits chuchotent dans le vent, et les montagnes se dressent, vagues formes
vacillantes, dans le clair de lune indécis : c’est l’image de la poésie
romantique
, etc.
Poétique, § 25. (Traduction de MM. Dumont et Büchner.)Shakespeare est, comme tout le
romantisme, l’image des plaines de Bakow : la nuit est tiède
La poésie, surtout la poésie comiquehumour
§ 32.Il croit être un hippocentaure
au milieu d’onscentaures, et, comme un prédicateur du matin et du soir, dans
cette maison de fous du globe terrestre, il fait, avec une sorte de fureur, du
haut de son cheval, son sermon de capucin contre la folie.
L’humoriste, plein d’indifférence à l’égard des sottises individuelles
§ 32.Le
Gulliver de Swift, moins humoriste pour la forme, mais plus humoriste
par la pensée que son Conte du Tonneau, se dresse sur la roche
tarpéienne d’où cette pensée précipite l’humanité.
§ 32.Le satirique ordinaire attache quelques bévues ou
quelques fautes de goût sur son pilori, pour leur jeter, au lieu d’œufs pourris,
quelques saillies pleines de sel… Mais le thyrse de l’humoriste n’est ni un
bâton de chef d’orchestre, ni un fouet, et ses coups tombent au
hasard.
§ 32.Le comique romantique est le roi de la
subjectivité.
§ 32.L’humoriste est plein de sentiment.Banquet de
Platon,
, et que qu’il appartient au même homme de traiter la comédie et la
tragédiele vrai poète comique est en
même temps poète tragique
Le comique n’est donc pas le contraire du tragique, comme on l’a dit. Le fleuve de la
tragédie, dans Shakespeare, ne roule pas seulement çà et là quelques paillettes d’or
comique, mais tous ses flots sont phosphorescents. Le feu pathétique d’Hamlet, comme
le feu de joie de Falstaff, jaillit sans interruption en étincelles humoristiques
§ 26.Shakespeare, au milieu même de son feu pathétique,
fait jaillir ses fleurs humoristiques.
Comme un aigle ne laisse dans son voisinage subsister d’autres oiseaux que les
aigles, une bonne définition paraît : toutes les autres ne sont déjà plus
§ 26.À quoi bon une longue polémique contre les
définitions d’autrui ? on n’a qu’à présenter la sienne, et, si elle est bonne,
toutes les autres vont mourir d’elles-mêmes et par elle, de même que l’aigle ne
laisse subsister dans son voisinage d’autres oiseaux que les
aigles.
Le comique est le contraire du sublime. — Dansons ici, auteur et lecteurs, dansons,
le balancier en main, sur la chaîne de fleurs d’un syllogisme bien tendu
. le comique est la jouissance ou plutôt
l’imagination et la poésie de l’entendement tout à fait affranchi, qui s’exerce
sur trois chaînes syllogistiques et fleuries, et qui s’y balance çà et là en
dansant
§ 35.Le comique individualise
jusqu’aux plus petites choses, et même jusqu’aux parties de ce qu’il a
subdivisé.
, a dit le divin Sterne, et ailleurs : Un chapitre long d’une
coudéecela
ne vaut pas un liard rognéLà jouait :
au flux, à la prime, à la vole à la pille, à la triumphe, à la Picardie, au cent, à l’espinay, à trente-et-ung, à pair et sequence, au lansquenet, …………………… etc., etc., etc.§ 35. Gargantua, l. Ier, c.xxii .
Il en nomme deux cent seize. Mais Fischart, l’un des petits-fils de Rabelais, plus
comique une fois que son grand-père, a cité jusqu’à cinq cent quatre-vingt-six jeux.
Je lésai comptés tous, et cela m’a bien ennuyé
§ 35.Fischart cite jusqu’à 586 jeux d’enfants et de société, que
j’ai comptés en me pressant et en m’ennuyant beaucoup.
Le sublime, tombant à genouxPantagruel, dit le comique, transporta au pays conquesté 9 876 543 210 hommes,
sans les femmes et petits-enfants
Pantagruel, l. III, c. er
, § 35.Le comique nous
attache étroitement à ce qui est déterminé par les sens ; il ne tombe pas à
genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du
jarret
Le comique taille sa plume et raconte : Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un
atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retourPensées, article IX (édition de
M. Havet).
— Le sublime chante que l’homme est le roi de
la création ; mais le comique le montre tremblant de peur entre les bras d’un grand
singe qui le flatte doucement avec sa patteMicromégas tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et
d’une rognure de l’ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande
trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son
oreille. La circonférence de l’entonnoir enveloppait le vaisseau et tout
l’équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de
l’ongle : de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit
parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. Puis il leur demanda
s’ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l’anéantissement,
et ce qu’ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des
baleinesMicromégas,
c. Voyage de Gulliver à Brobdingnag, c. olla-putrida
§ 35. L’humour est un Socrate en démence.
§ 39. Il faut dans la comédie que celui qui se joue lui-même paraisse manquer
de jugement… le poète doit exprimer son idéal en l’alliant à des grimaces de
singe et à un langage de perroquet… Il doit savoir écrire sa propre écriture à
rebours.
, § 33. Jean-Paul a mis en pratique sa théorie. Le prologue de
son L’humour ressemble à l’oiseau
Mérops, qui monte vers le ciel en tenant sa queue tournée vers lui ; c’est un
jongleur qui boit et aspire le nectar en dansant sur la tête, etc., etc.,
etc.Titan vient à la queue de la Première période du
Jubilé, c’est-à-dire du premier livre. De même la préface du Voyage sentimental de Sterne n’arrive qu’après le
chapitre
Les plus grands comiques ont été pasteurs ou curés.
§ 29. Le père de Jean-Paul était pasteur.Le sérieux se fait reconnaître comme condition du plaisant, même dans les
individus. L’état ecclésiastique a fourni les plus grands comiques.
§ 29.Les Espagnols ont produit plus de comédies que les Français
et les Italiens ensemble. Il y a souvent deux arlequins dans une seule de leurs
pièces.
Le persiflage, gamin de Paris
§ 29.La nation du
persiflage par excellence (la France) est en même temps celle
qui, pour l’humour et le comique poétique, est la moins comparable à la sérieuse
Angleterre.
§ 29.Le domaine de la satire touche de très près au domaine de Cornus ;
l’épigramme en marque la frontière.
§ 88.Le persiflage est un compromis entre la satire et
l’humour.
De toutes les nations lettrées la France est la moins comique et la moins
poétique
Voyez le § 24, 29 et 88.La France est le pays qui de tout
temps a eu le moins de superstition et de poésie. Elle exclut l’humour et le
remplace par le persiflage.er faisait Grenouilles, pour le punir de sa morale affadissante
§ 93. Donnez donc une unité
organique à un volume d’épigrammes ! La poésie française n’est qu’une épigramme
prolongée. Pour un Français le sens commun, la vraie logique, c’est un bon
mot.
— Monsieur Richter, vous avez chaud. Reposez-vous, et dites-moi ce que vous pensez de Molière.
— Je pense, Monsieur, qu’il ne faut point tomber dans l’excès de William Schlegel. Ce
critique n’a jamais su que blâmer trop ou louer tropL’Impromptu de Versailles est une belle choseL’Impromptu de Versailles, Jean-Paul nomme aussi le Tartuffe, qu’il appelle prosaïque et immoral, § 36.L’Impromptu de Versailles. Ce qui manque à son comique,
voyez-vous, Monsieur, c’est l’humour. Car, pour s’élever jusqu’à cet humour dont je
vous parle, le comique… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie, le comique
venant à passer de la région objective où l’ombre et la lumière se découpent nettement
sous les rayons du soleil plastique, dans la région subjective… écoutez bien ceci, je
vous conjure ; dans la région subjective où tout vacille et danse aux romantiques
clartés de la lune ; le comique, dis-je, doit, pour s’élever jusqu’à l’humour,
produire au lieu du sublime ou de la manifestation de l’infini… soyez attentif, s’il
vous plaît, une manifestation du fini dans l’infini, c’est-à-dire une infinité de
contraste, en un mot une négation de l’infini
Création du monde. — I. William Schlegel. — Méthode pour définir la comédie. — II. En
quoi le drame antique diffère essentiellement du drame moderne. — Histoire de
l’Absolu. — Théorie de la tragédie. — III. L’Antigone de Sophocle.
— Les Euménides d’Eschyle. — Sommet de la perfection tragique.
— IV. Euripide. — Altération de la tragédie. — Pourquoi Rome n’eut point de théâtre.
— V. Influence du christianisme sur l’art dramatique. — Parenté de la tragédie moderne
avec la comédie. — VI. Théorie de la comédie. — VII. Les Chinois. — Aristophane.
— Altération de la comédie. — La satire romaine. — VIII. Grandes divisions de la
comédie moderne. — IX. Falstaff. — Le comique humoristique et Jean-Paul. — X. Molière.
— XI. Don Quichotte comparé à Gœtz de Berlichingen, à Charles Moor et aux héros de
romans. — Sancho Panza. — Sommet de la perfection comique.
Avant la création du monde, Dieu, principe éternel des choses, s’ignorait lui-même au
sein de la matière cosmique disséminée dans l’espace. Il se chercha dans la condensation
et l’organisation des corps célestes, Divin est le fond de la nature humaine
(Hegel, Dans le monde de la nature, l’Idée (Begriff) passe par divers
modes d’existence avant d’être l’Idée véritable (Idee)… Le
système solaire est pour l’Idée une manière encore imparfaite de manifester son
unité… La plante ne peut avoir le sentiment de sa subjectivité, parce qu’elle
pousse sans cesse au dehors un nouvel individu sans pouvoir revenir sur elle-même…
Dans l’animal, le principe spirituel n’apparaît pas encore comme Âme véritable ;
car il ne se sait pas… La propriété d’être pour soi est ce qui constitue la
véritable subjectivité.Cours d’Esthétique,
Ire partie, passim. Traduction de
M. Ch. Bénard.)
Le tragique est le conflit du Divin aux prises avec lui-même dans l’Humanité.
Le comique est le contraire du tragique.
Le comique est le contraire du tragique. — M. de Schlegel avait compris cette vérité.
Mais, dépourvu d’esprit philosophique, il n’était pas capable de pénétrer la vraie
nature de la comédie non plus que de la tragédie, et dans les puérils excès de sa
réaction contre la critique française il se prit d’une admiration affectée pour les
productions les plus médiocres, à tel point
Introduction,
p. 59.Les Schlegel se sont laissé
entraîner trop loin dans la voie de la réaction. Ils se sont pris d’admiration
pour des œuvres médiocres, et ont osé afficher avec une hardiesse effrontée leur
enthousiasme pour les productions faibles ou de mauvais goût d’un genre vicieux
qu’ils ont donné comme le point culminant de l’art.
Le comique est le contraire du tragique. Pour connaître le comique, j’approfondirai
donc l’essence du tragique. Mais, comme l’essence d’un art ne se révèle pleinement que
dans l’ensemble de son développement historique
. Introduction, p. 19.D’après son essence même, l’idée du beau doit se développer dans une série de
déterminations successives dont l’ensemble la manifeste dans sa généralité et sa
totalité
Un petit nombre de sentiments constituent le fond divin de la
nature humaine. L’amour de la patrie, l’amour paternel ou maternel, l’amour proprement
dit, la piété filiale, la tendresse des frères et des sœurs, la tendresse conjugale,
l’ambition, la fidélité, l’honneur ;
. T. I,
p. 203.Les grands motifs de l’art
dramatique sont les principes éternels de la religion et de la morale, la
Famille, la Patrie, l’État, l’Église, la gloire, l’amitié, etc., et
particulièrement dans l’art romantique, l’honneur et l’amour
Mais voici entre la tragédie grecque et la tragédie moderne une différence profonde.
Dans la première les sentiments avaient un caractère de généralité simple, pur,
élevé ; ils sont devenus dans la seconde plus riches, plus profonds, plus intimes.
L’amour et l’honneur, les plus personnelles des passions, à peine touchées par l’art
antique, font dans notre monde chrétien l’intérêt fondamental de la plupart des
tragédies. Leurs personnages se replient sur eux-mêmes, se drapent dans leur propre
individualité, et ont tous je ne sais quel accent lyrique
T. II, p. 387.Le genre lyrique est pour l’art romantique le type
fondamental. L’accent lyrique résonne partout, même dans l’épopée et le
drame.
L’Esprit universel, après s’être adoré en Asie dans la nature et dans les formes
colossales de la matière inanimée, puis en Égypte, dans le règne animal, eut pour la
première fois conscience de son humanité en Grèce ; non encore comme individu, mais
comme société politique. Les idées et les sentiments, qui sont le fondement de la vie
sociale, furent personnifiés dans les Dieux. Jupiter symbolisa l’ordre public et
l’autorité de l’État ; Cérès, l’agriculture, c’est-à-dire la propriété laborieuse du
sol, avec ses conséquences et ses garanties, les lois civiles, le mariage, la paix et
tous les principes de la civilisation ; Junon figura le lien conjugal ; Vénus et son
fils, les passions de l’amour physique ; Minerve, la valeur militaire et la sagesse
des tribunaux, et elle apparut en même temps comme la divine et vivante image du génie
de la ville d’Athènes. Rome n’eut point, à proprement parler, d’autres Dieux que Rome
même. Le patriotisme était la seule vertu et la seule passion d’un bon citoyen romain.
Mais avec le christianisme, l’esprit pénétra jusqu’au fond de sa nature spirituelle.
L’âme de chaque homme devint le sanctuaire intime de la Divinité. L’individu comme
tel, passim.
P. 380.Dans la croyance
chrétienne, comme la mort ne fait disparaître qu’une existence négative, elle a
le sens d’une double négation ; elle est une affirmation.
Voilà pourquoi l’élément subjectif domine dans toute notre poésie, et jusque sur notre scène. Voilà pourquoi notre lyre rend un plus beau son que celle des anciens. Mais qui de nous ou des Grecs a réalisé le plus parfaitement l’idéal de la tragédie ?
Le tragique, c’est la guerre des Dieux dans l’Humanité, c’est la discorde de ce petit
nombre de sentiments pathétiques que j’ai tous nommés, et qui constituent le fond
divin de la nature humaine. — Les Dieux sont unis dans l’Olympe, où Hébé leur verse,
avec l’ambroisie et l’éternelle jeunesse, l’éternelle sérénité. Le cœur de l’homme
peut être aussi le lieu de leur bonne harmonie. Dans une large poitrine humaine tous
les sentiments pathétiques peuvent battre à l’unisson, et le cercle entier de l’Olympe
siéger pacifiquement
T. II, p. 224.Le cœur de l’homme est
grand et vaste. Dans la conscience d’un homme véritable, il y a place pour
plusieurs Dieux ; il renferme dans son sein toutes les puissances qui forment le
cercle des Divinités.purifiées, comme
le veut Aristote. Sur la scène solennellement
T. V,
p. 153.Ce qui dans le dénouement tragique est
détruit, c’est seulement la particularité exclusive… Au-dessus de la simple
terreur et de la sympathie tragiques plane le sentiment de l’harmonie que la
tragédie maintient en laissant entrevoir la justice éternelle qui, dans sa
domination absolue, brise la justice relative des fins et des passions
exclusives, parce qu’elle ne peut souffrir que le conflit et le désaccord des
puissances morales, harmoniques dans leur essence, se continue victorieusement
et conserve une existence réelle et vraie.
Or, l’exemple le plus magnifique par lequel cette théorie puisse être rendue
sensible, le chef-d’œuvre le plus parfait de l’art tragique, c’est l’Antigone de Sophocle
. T. V,
p. 189.Parmi les
chefs-d’œuvre de l’art dramatique ancien et moderne (et ils ne sont pas si
nombreux qu’on ne puisse et doive les connaître tous), l’Antigone me paraît te plus parfait et le plus excellent Antigone, vers 777.HadèsAntigone, vers 780.
Des morts qui nous sont chers le culte est respectable ; Mais de nos rois le sceptre est digne aussi d’honneurs. Qui les brave, se perd : ta nature intraitable Te fit rebelle aux lois, et c’est pourquoi tu meurs . Antigone, vers 872 à 875.
Antigone est enterrée vive.
Sans amis, sans époux, sans larmes, je m’en vais Là-bas, dans la contrée Où mes yeux du soleil ne verront plus jamais La lumière sacrée. De l’hymen, du bonheur l’espoir était venu À ma jeunesse amère : Je péris fiancée, et sans avoir connu La douceur d’être mère. Vierge encore, j’entre, au seuil d’un avenir plus beau, Dans la nuit glaciale. La mort est mon époux, et ce sombre tombeau Ma chambre nuptiale. Pour avoir été juste, une barbare loi Ordonne que je meure, Dieux saints ! et tous les fronts rougissent devant moi, Et personne ne pleure ! Antigone, vers 806 à 816, 876 à 880.
Hadès ? C’est le Destin, dans lequel on doit voir non une
fatalité aveugle, mais la nécessité morale qui termine le combat des Dieux
T. V,
p. 186.La nécessité qui apparaît dans le dénouement n’est
pas un aveugle destin, un fatum sans raison ni intelligence.
C’est au contraire la haute raison des événements, quoiqu’elle ne se manifeste
pas encore comme Providence ayant conscience d’elle.
L’issue de ce combat n’est pas toujours sanglante. Elle peut être pacifique, comme
dans le troisième drame de l’Orestie d’Eschyle, Les
Euménides, qui appartient néanmoins à la tragédie sous sa forme la plus
austère. Clytemnestre, en assassinant Agamemnon par un juste retour, lui avait fait
expier le sacrifice d’Iphigénie immolée justement aussi
T. V, p. 182.Agamemnon sacrifice, comme roi et comme chef de l’armée, sa fille à
l’intérêt des Grecs et du succès de l’expédition contre Troie.
L’Antigone, avec son dénouement ensanglanté, Les
Euménides, avec leur pacification finale, nous montrent la tragédie dans toute
sa pureté. Le tragique, ce n’est pas le sort des personnages, le châtiment effroyable
du crime ou le malheur attendrissant de l’innocence ; c’est la contradiction
accidentelle des différentes phases de la Vérité morale, formant pour l’imagination
poétique le cercle des Dieux
T. V, p. 177.L’imagination se
représente objectivement les lois divines et les puissances de l’âme comme
formant le cercle des divinités supérieures.Discours sur les arts du dessin). « Winckelmann,
dit-il, compare la beauté à l’eau qui, puisée à sa source, est regardée comme
d’autant plus salutaire qu’elle a moins de goût. Il est vrai que la plus haute
beauté est sans caractère ; mais elle l’est dans le même sens que nous disons de
l’univers qu’il n’a aucune mesure déterminée, ni longueur, ni largeur, ni
profondeur, parce qu’il renferme toutes les dimensions dans une égale infinité.
C’est dans ce sens et non dans un autre que nous pouvons dire que l’art
hellénique, dans ses plus hautes créations, s’est élevé à l’absence de
caractère. »
Pendant qu’ils se précipitent l’un contre l’autre de tout l’élan de leur vertu
exclusive, le chœur représente la majestueuse et paisible harmonie de l’Idée divine,
dont chacun d’eux ne personnifie qu’un côté. Le chœur, c’est la scène spirituelle
Le comique est le contraire du tragique. Avec Euripide, cette contradiction s’efface ; dans la tragédie moderne, elle n’existe plus. Mais cette forme altérée de l’idéal tragique est encore admirable. C’est comme une galerie de la plus riche architecture, qui conduit le philosophe du temple de Melpomène au temple de Thalie.
Euripide est la première, mais non la plus belle colonne de ces propylées. S’il fit
descendre la tragédie des hauteurs de l’impersonnalité divine dans des régions plus
humaines et plus personnelles, il ne creusa pas profondément la personnalité de
l’homme. Le conflit des idées morales cessa d’être la substance de l’intérêt tragique,
et le chœur rendu par là utile ne fut plus qu’un sentencieux hors-d’œuvre. La
contradiction, auparavant extérieure, qui divisait les Dieux, devint intérieure, et
les héros perdirent leur belle solidité plastique.
T. V,
p. 206.La faiblesse de l’indécision, les irrésolutions
qui missent de la réflexion, l’analyse des motifs d’après lesquels la volonté
doit se diriger, apparaissent chez les anciens déjà dans Euripide. Euripide
abandonne la grandeur et la simplicité plastiques qui distinguent les caractères
antiques, pour passer au pathétique sentimental.
Rome n’eut point de théâtre. La vertu romaine, virtus romana, était
contraire au développement de l’art dramatique, autant que la vertu grecque l’αρετή
des héros y avait été favorable. Les héros possédaient en eux-mêmes le principe divin
de leurs entreprises générales. Leurs actions, partant de leur personnalité comme
centre, enveloppaient toute la société dans un cercle d’activité généreuse.
Bienfaiteurs des hommes, auxquels ils enseignaient l’agriculture, te mariage et la
politique, constructeurs des villes, fondateurs des États, l’ordre social venait
d’eux ; c’était leur création et comme une émanation de leur personne
T. ILe droit et l’ordre, la loi et la moralité émanent
des héros, et sont là comme une œuvre individuelle qui leur appartient, et ne
peut se détacher de leur personne.er,
p. 162.
. T. I, p. 162.Être exclusivement Romain dans le sens abstrait du
terme, ne représenter dans sa personne et par son énergie propre, que l’État
romain, c’est là ce qui fait le sérieux et la dignité de la vertu
romaine
L’individu connut son prix, lorsque l’Esprit absolu se saisit lui-même et se révéla
dans un homme, qui enseigna à ses frères ou plutôt leur montra comment ils pouvaient
aussi s’unir avec Dieu
T. II, p. 397.Le moment où l’Esprit
universel, dans son développement qui constitue l’histoire absolue, entre en
harmonie avec, lui-même, est marqué par l’apparition de Dieu sur la terre. Cette
harmonie se réalise par l’union de la nature divine et de l’individualité
humaine. Un homme parmi les hommes est Dieu, et Dieu est un homme réel. Il
résulte de là que chaque homme comme homme a me valeur
infinie.
Ainsi, dans la tragédie d’Hamlet, les ambassadeurs d’Angleterre et
le prince de Norwége Fortinbras ne permettent pas au spectateur d’oublier que les
destinées du Danemark sont en jeu. Ainsi, dans Roméo et Juliette,
l’ambition rivale des Montaigu et des Capulet est le fond substantiel sur lequel se
dessine la passion des deux amants
. T. V, p. 99.Dans
Roméo et Juliette, la division des familles est la base générale de
l’action. De même dans Hamlet, on voit par l’apparition de
Fortinbras que le destin du royaume danois n’a pas été perdu de
vue« coupe-bourse
de l’empire et des lois »
pour lequel il a le plus profond mépris, et que la
couronne
T. V,
p. 202.La collision réside dans le
caractère personnel d’Hamlet, dont la noble âme n’est pas organisée pour me
action énergique et qui, plein de dégoût pour le monde et la vie, chancelant
dans ses résolutions et ses préparatifs d’exécution, périt par ses propres
lenteurs et par la complication extérieure des circonstances.« infini comme la
mer »
, mais semblable aussi à une fleur fugitive éclose dans la vallée de ce
monde, épanouie le matin, et brisée à midi par l’orage.
L’intérêt romanesque, qu’inspirent la passion et la personne des amoureux, a remplacé
l’intérêt plus élevé et surtout plus solide qui s’attachait dans le théâtre antique
aux droits des époux ou des parents
T. II, p. 435.Que le
crime de Clytemnestre ne soit pas puni, qu’Antigone meure pour avoir accompli un
devoir fraternel, c’est là une injustice, un mal en soi. Mais ces souffrances de
l’amour, ces espérances brisées, ce martyre qu’éprouve un amant, cette félicité
infinie qu’il se crée dans son imagination, ne sont nullement en soi un intérêt
général ; c’est quelque chose qui le regarde personnellement.
T. II, p. 443.Toute offense faite à l’honneur est
regardée comme quelque chose d’infini en soi, et demande une réparation du même
genre.
Ces sentiments sont en petit nombre ; leur conflit n’est jamais qu’un duel ; les
événements extérieurs ne peuvent pas empêcher la lutte de courir à son dénouement
nécessaire, le retour du Divin à l’unité absolue de son essence : de là la simplicité
du drame grec. Mais la tragédie moderne est encombrée de personnages, et les incidents
s’y multiplient au gré de l’imagination du poète, parce qu’ici toute chose est bonne,
propos hors du sujet, situations extraordinaires, interruptions de l’action
dramatique, embarras compliqués de l’intrigue, toute chose est bonne qui peut servir à
ce premier dessein du poète moderne : faire vivre des êtres individuels et réels,
peindre des caractères
T. V, p. 170.Le
développement de la personnalité permet de représenter le côté particulier de
l’existence, dans la multiplicité de ses incidents, à la fois quant aux détails
particuliers de la vie intime et aux circonstances extérieures au milieu
desquelles l’action se déroule. Par là paraissent, en opposition avec les
conflits simples, tels que nous les offre le théâtre antique, la multiplicité
des personnages et la richesse des caractères, les incidents extraordinaires et
compliqués, le labyrinthe des intrigues, l’imprévu des
événements.
Car c’est un sanctuaire. L’Art n’est pas plus un hochet amusant qu’un instrument
utile
T. I,
p. 51.L’art est appelé à manifester la
vérité sous la forme de la représentation sensible, et à ce titre il a son but
en lui-même dans cette représentation et cette manifestation.
, t. IL’art dégage la vérité des formes illusoires et mensongères de ce monde
imparfait et grossier pour la revêtir d’une forme plus élevée et plus pure,
créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences
purement illusoires, les formes de l’art renferment plus de réalité et de vérité
que les existences phénoménales du monde réel, te monde de l’art est plus vrai
que celui de la nature et de l’histoireer, p. 8. Aristote a dit aussi dans l’endroit le plus profond de sa Poétique :
La poésie est quelque chose à la fois de plus philosophique et de plus sérieux que
l’histoire, puisque la poésie s’occupe davantage de l’universel, et que l’histoire
s’occupe davantage du particulier (ch. a priori qu’elle la représente à sa
manière, que certainement elle ne la contredit pas, et que si des poètes comiques
l’ont contredite, ce sont de mauvais comiques et de mauvais poètes.
Aussi, bien que la comédie soit le contraire de la tragédie, il n’est pas possible
que le Divin, dont l’éclatante victoire couronne le drame tragique, soit vaincu sur la
scène comique au dénouement Comme la théorie de la comédie, dans
l’ Dans la tragédie,
le principe éternel et substantiel des choses apparaît victorieux dans son
harmonie intime, puisqu’en détruisant dans les individualités qui se combattent,
leur côté faux et exclusif, elle représente dans leur accord profond, les idées
vraies que poursuivaient les personnages. Dans la comédie, au contraire, c’est
la personnalité ou la subjectivité qui, dans sa sécurité infinie, conserve la
haute main. Car il n’y a que ces deux moments principaux de l’action qui
puissent, dans la division de la poésie dramatique, s’opposer l’un à l’autre
comme genres différents. Dans la tragédie, les personnages
consomment leur ruine par l’exclusif de leur volonté et de leur caractère
d’ailleurs solide, ou bien ils doivent se résigner à admettre ce à quoi ils
s’opposent. Dans la comédie, qui nous fait rire des personnages qui échouent
dans leurs propres efforts et par leurs efforts mêmes, apparaît cependant le
triomphe de la personnalité, appuyée fortement sur elle-même. …
Toute action n’est pas déjà comique parce qu’elle est vaine et fausse. Sous ce
rapport, le risible est souvent confondu avec le vrai comique. Tout contraste
entre le fond et la forme, le but et les moyens peut être risible. C’est une
contradiction par laquelle l’action se détruit elle-même et le but s’anéantit en
se réalisant. Mais, pour le comique, nous devons exiger une condition plus
profonde. Les vices de l’homme, par exemple, n’ont rien de comique. La satire,
qui retrace avec d’énergiques couleurs le tableau du monde réel dans son
opposition avec la vertu, nous en donne une preuve manifeste. La sottise,
l’extravagance, l’ineptie le prise en soi, ne peuvent pas davantage être
comiques, quoiqu’elles fassent quelquefois rire. … Le rire n’est
alors qu’une manifestation de la sagesse satisfaite, un signe qui annonce que
nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et nous en rendons compte.
De même, il existe un rire de moquerie, de dédain, etc. Ce qui caractérise le
comique, au contraire, c’est la satisfaction infinie, la sécurité qu’on éprouve
de se sentir élevé au-dessus de sa propre contradiction et de n’être pas dans
une situation cruelle et malheureuse. C’est la félicité et la satisfaction de la
personne qui, sûre d’elle-même, peut supporter de voir échouer ses projets et
leur réalisation… Dans le dénouement, ce qui se détruit, ce ne
peut être ni l’élément Substantiel en soi, ni l’élément personnel subjectif En
effet, comme art véritable, la comédie doit aussi se soumettre à l’obligation de
ne pas représenter ce qui est en soi le vrai, la raison absolue, comme ce qui
est faux et se détruit de soi-même, mais au contraire comme ce qui ne laisse en
réalité, à la sottise, à la déraison, aux faux rapports et aux contradictions,
ni la victoire ni une durée indéfinie… Toutefois, la personnalité en soi ne doit
pas davantage périr dans la comédie. Si, en effet, l’apparence, une fausse image
de ce qui est substantiel et vrai, ou ce qui est mauvais et petit en soi est le
côté saillant, cependant la personnalité forte et solide qui dans son
indépendance, s’élève au-dessus de toutes les choses finies, assurée et heureuse
en elle-même, reste le principe du haut comique. La subjectivité comique alors
s’érige en maîtresse sur ce qui apparaît dans la réalité. La présence réelle du
principe substantiel a disparu. Mais, si ce qui est en soi faux se détruit par
soi-même, à cause de ce semblant même d’existence, la vraie personnalité
triomphe encore de cette destruction ; elle reste inviolée en soi et
satisfaite. T. V, p. 156 et suiv. La comédie
a pour base et pour commencement ce par quoi la tragédie peut finir,
c’est-à-dire la sérénité de l’âme absolument conciliée avec elle-même qui, lors
même qu’elle détruit sa volonté par les propres moyens qu’elle emploie et se
porte préjudice à elle-même, ne perd pas sa bonne humeur pour avoir manifesté le
contraire de son but. … On doit bien distinguer si les
personnages sont comiques pour eux-mêmes ou seulement pour les spectateurs. Le
premier cas seul doit être regardé comme le vrai comique. À ce point de vue, un
personnage n’est comique qu’autant qu’il ne prend pas lui-même au sérieux le
sérieux de son but et de sa volonté. Ce sérieux dès lors se détruit lui-même. En
effet, le personnage ne peut embrasser aucun intérêt général important, capable
de le jeter dans une collision grave ; et, lorsqu’il embrasse un pareil intérêt,
il laisse seulement voir dans son caractère que, quant à la chose en elle-même,
il y tient peu, et qu’il a déjà réduit à rien ce qu’il paraît vouloir réaliser
dans son œuvre. … Le comique, par conséquent, se rencontre plutôt
dans les conditions inférieures de la société, parmi les hommes simples, qui
sont me fois pour toutes ce qu’ils sont, et qui, incapables d’ailleurs de toute
passion profonde, ne mettent cependant pas le moindre doute dans ce qu’ils sont
ou ce qu’ils font. Mais, pareillement aussi, il se manifeste dans les natures
élevées, par cela même qu’elles ne sont pas liées sérieusement aux choses
vulgaires où elles sont engagées qu’elles s’élèvent au-dessus, et qu’en face des
mécomptes et des désagréments de la vie elles restent fermes et sûres
d’elles-mêmes. … C’est la sérénité souriante des dieux de
l’Olympe, leur égalité d’âme inaltérable, parodiées dans des hommes que rien ne
déconcerte et qui sont toujours satisfaits de tout. T. V, p. 192
et suiv.Esthétique de Hegel, n’est pas très étendue, nous allons la
transcrire ici mot à mot. Les lecteurs auxquels le texte de Hegel suffira pourront
se dispenser de lire notre développement :
Ainsi, tandis qu’un État organisé selon son type naturel et vrai, ayant son chef politique et sa hiérarchie sociale, n’est pas un terrain propre à faction comique, un État démocratique au contraire, avec ses bourgeois envieux, vaniteux, badauds, fanfarons et brouillons, voilà le sol mobile qui convient par excellence à son libre déploiement ; parce que ce peuple inconséquent et absurde, sans cesse embouchant la trompette et rempli de défiance à l’égard de tous ses hommes supérieurs, se montre si radicalement incapable de se gouverner lui-même, que dans sa sottise il se détruit de ses mains. Et, tandis que la comédie ne se glisse point au foyer d’une famille conforme à sa véritable idée, dont le chef sait maintenir sur les siens son autorité naturelle, elle entre sans façon dans une famille désorganisée, où les maîtres sont devenus les serviteurs et les serviteurs les maîtres, où le père a perdu par sa faute le respect de ses enfants. Une pareille maison ouvre pour ainsi dire toutes ses portes et toutes ses fenêtres au comique, qui, de gaieté de cœur, peut venir y prendre ses ébats et en bonne conscience la ruiner, parce qu’elle est déjà une ruine.
Mais ici je touche au point le plus délicat du problème moral de la comédie, et à l’essence même de cet art.
Ce petit peuple, bouffi d’ineptie et de mauvaises
L’on doit bien se garder de confondre le comique avec le risible. Les vices de l’homme ne sont pas comiques, et ils ne sont
guère risibles non plus. L’absurdité en elle-même peut être risible, mais elle n’est
point comique. Et d’ailleurs de quoi ne rit-on pas ? Les
Il ne réside pas dans l’objet piteux et déconfit d’un rire étranger ; il réside dans
l’identité du sujet et de l’objet du rire. Il ne s’ignore pas lui-même dans sa naïveté
aveugle et bornée ; il a clairement conscience de tout ce qu’il est. Le comique, c’est
à la fois l’extravagance de la volonté sans but et sans règle, qui échoue parce
qu’elle vogue à la dérive à travers l’absurde, et la sécurité de l’homme fort, qui, se
sentant bardé de fer et cuirassé contre sa propre fortune, brave les contretemps et
rit quand son vaisseau sonne contre un écueil. C’est la sottise fragile qui se met
elle-même en pièces, en bataillant contre la Vérité qu’elle ne peut entamer ; mais
c’est aussi la sérénité olympienne de l’âme, indifférente au succès de ses entreprises
folles,
Produite par l’équilibre des passions conciliées dans l’âme heureuse et tranquille, ne puis-je pas appeler cette félicité intérieure de l’homme le sourire des Dieux, c’est-à-dire des sentiments pathétiques, remontés du théâtre sanglant de la tragédie humaine au séjour idéal de leur concorde harmonieuse ? Les Dieux en paix dans l’Olympe, les sentiments pathétiques en repos dans le cœur de l’homme, se délassent en contemplant la parodie de leur grand conflit sur la scène qu’ils ont quittée. Ils voient des passions mesquines, des intérêts égoïstes, des droits faux, des idées contradictoires en elles-mêmes, des volontés qui ne peuvent aboutir, engager une escarmouche burlesque. Ils voient cette mascarade irréligieuse se terminer par la déroute générale du mensonge et de la perversité, et leur majesté inviolable rit de la bataille et de son issue.
L’idée totale du comique se compose donc, en somme, de trois éléments :
1º L’absurdité de la personne humaine, en lutte contre le Divin ;
2º La félicité souriante des Dieux, qui savent combien vaine est la lutte ;
absurdité et de la félicité dans l’âme du personnage comique.
Qu’arriverait-il, en effet, si les deux premiers éléments, au lieu d’être confondus,
restaient distincts et séparés, si les acteurs de la comédie n’étaient purement et
simplement que des sots, et si les Dieux se contentaient de sourire soit dans la
conscience des spectateurs, soit dans un chœur comique ? En dépit de la présence du
chœur, la comédie manquerait de deux choses essentielles à l’art : de poésie et de moralité.
Elle manquerait de poésie. La comédie choisit ses personnages parmi les petites gens, les petits caractères et les petits esprits, parce que les natures de cet ordre étant moins capables de passions profondes sont plus propres à figurer sur une scène d’où le pathétique doit être entièrement exclu. Mais si ces petites âmes prennent au sérieux leurs petites passions, si elles s’enferment, sans rien apercevoir au-delà, dans les étroites limites de leur propre sottise, au point de poursuivre l’impossible, l’absurde et le faux avec une âpre volonté de réussir, puis d’être consternées et tout abattues par leur échec final, cette lourde et stupide impuissance de l’homme à s’élever au-dessus de sa propre contradiction offre le spectacle le plus pénible, et retient la comédie à terre bien loin de l’idéal.
Elle manquerait de moralité. La conscience n’est pas plus satisfaite que
l’intelligence, à l’aspect d’un
Il faut donc que le héros de cette lutte impossible combatte avec insouciance,
succombe avec bonne grâce, et, au même instant, se relève le sourire sur les lèvres,
montrant par là qu’il n’a lutté que pour rire. Il faut que le personnage de la comédie
soit risible pour lui-même ; car s’il n’est risible que pour les spectateurs, il n’est
point comique, et le drame imparfait se traîne dans un prosaïsme
immoral. Il doit connaître tout le néant de ses folies, prévoir d’avance leur fin et
l’accepter gaiement. De peur d’être entraîné dans la ruine de sa propre activité, il
n’a garde de s’intéresser à ce qu’il fait ; son âme affranchie ne s’y absorbe point :
il reste indépendant, voulant rester debout.
Ainsi, le dénouement du drame comique me montre le triomphe réel de la personne humaine dans sa destruction apparente, et le dénouement du drame tragique m’avait montré le triomphe réel aussi du Divin dans sa destruction également apparente. Je retrouve donc entre la comédie et la tragédie, son contraire, cette belle opposition symétrique qui avait d’abord semblé m’échapper et qui est comme la splendeur de la vérité de l’une et de l’autre théorie.
Si la tragédie des Indiens est sans pathétique, sans véritable intérêt humain, parce
qu’elle roule presque tout entière sur la violation de quelque usage puéril consacré
par leur théocratie, la comédie des Chinois est encore plus insignifiante. Car la
liberté de l’individu et la conscience de cette liberté sont tout à fait
indispensables à cet art
T. V, p. 166.Nous pouvons négliger
ces commencements de l’art dramatique que nous rencontrons en Orient. Le mode
tout entier de cette civilisation n’a pas permis un véritable développement de
la poésie dramatique. Pour que la véritable action tragique soit possible, il
est nécessaire que déjà le principe de la liberté et de l’indépendance
individuelle se soit éveillé. Il faut que l’homme sache prendre par lui-même une
libre détermination, qu’il assume la responsabilité de ses actes et de leurs
conséquences. Cette conscience de la libre personnalité et de ses droits doit
s’être manifestée à un plus haut degré encore pour que la comédie puisse
apparaître.
La démocratie à Athènes sur les ruines de l’ordre politique et social des temps
héroïques, la mythologie parodiant la nature des Dieux, le scepticisme sur la place
publique, dans les familles et au théâtre, les idées morales en dissolution et la
tragédie en décadence,
. T. V, p. 161.Ce n’est pas sur ce qu’il y a de vraiment moral dans la vie du peuple
athénien, sur là traie philosophie, la vraie foi aux Dieux, l’art solide,
qu’Aristophane se montre comique, mais sur les excès de la démocratie, qui ont
fait disparaître l’ancienne croyance et les anciennes mœurs, sur la sophistique,
le genre larmoyant et les lamentations de lu tragédie, sur le verbiage léger,
l’amour de la dispute, etc., cette réalité en contraster avec ce que devraient
être l’État, la religion et l’art
T. V, p. 194.L’anthropomorphisme des Dieux grecs, dans les fables où ils se
rapprochent trop des passions humaines, offre un contraste avec la grandeur des
idées religieuses. Et dès lors, ce côté personnel de la passion, qui contredit
leur nature divine, se laisse représenter comme une fausse
exagération.
Ce qui fait la singulière valeur comique et poétique du théâtre d’Aristophane, c’est
qu’il laisse, avec un goût parfait, ce monde de l’immoralité, du mensonge et de la
sottise se détruire de lui-même, sans lui opposer ostensiblement la sagesse et les
vertus du monde idéal. Ce second terme du rapport ne doit jamais être que
sous-entendu. Dès qu’il paraît la poésie comique s’évanouit, et sur la scène d’où elle
s’est envolée s’installe
.
T. II, p. 363.Retranché dam sa sagesse intolérante, fort et
confiant dam la vérité de ses principes et dam son amour pour la vertu, l’on se
met en opposition violente avec la corruption du temps. Or, le nœud de ce drame
présente un caractère prosaïque. Un esprit élevé, une âme pénétrée du sentiment
de la vertu, à la vue d’un monde qui, loin de réaliser son idéal, ne lui offre
que le spectacle du vice et de la folie, s’élève contre lui avec indignation, le
raille avec finesse et l’accable des traits de sa mordante ironie. La forme de
l’art qui entreprend de représenter cette lutte est la satire
T. V, p. 190.Comme Aristophane met en scène la
contradiction absolue de la véritable nature des Dieux, des vrais principes de
la vie politique et morale avec les idées, les passions et les ridicules
d’hommes incapables de réaliser ces principes, dans ce triomphe même de la
puissant qui déjoue leurs calculs, réside un des plus grands symptômes de la
ruine de la Grèce. Et, ainsi, ces tableaux où respire encore le bien-être, une
sérénité naïve, sont en réalité les derniers grands résultats que produit la
poésie du peuple grec.
Telle est la comédie nouvelle, inaugurée par le Grec Ménandre. Mais ce n’est pas dans
le pays de l’harmonie qu’il faut chercher le moment principal de cette prosaïque
dissolution de la beauté, de ce dualisme intérieur de l’art, qu’on appelle proprement
la satire. C’est à Rome, la ville sans sérénité, la ville de la loi
roide et des codes de morale stoïque. Tous ses poètes, non pas les satiriques de
profession seulement, se sont complu, de même que ses historiens, à retracer
l’opposition du monde présent avec l’antique ou idéale vertu. Le dégoût que conçoit un
grand cœur au spectacle de la corruption et de la servitude, tel est le sentiment qui
leur a inspiré
T. II, p. 366.La satire, prosaïque en
elle-même, ne peut devenir poétique que lorsqu’elle nous met devant les yeux
l’image de la dégradation des mœurs, d’une société corrompue et dépravée qui se
détruit par sa propre folie. C’est ainsi qu’Horace nous trace un portrait vivant
des mœurs de son temps, et de toutes les sottises qu’il avait sous les yeux.
Chez d’autres, la satire n’est qu’un parallèle entre le vice et la
vertu.
La satire, en repliant l’individu sur lui-même, eu le séparant violemment des mœurs
et des idées de son temps, fut la mort de ce bel art classique, dont la beauté
parfaite avait eu pour principe, en Grèce, l’incarnation d’un petit nombre d’idées
hautement générales, que le poète n’avait pas tirées de son propre fonds,
T. V, p. 194.Les intérêts dans lesquels se meut la comédie n’ont pas besoin d’être
tirés des domaines opposés à la morale, à la religion, à l’art. Au contraire,
l’ancienne comédie grecque se maintient précisément dam ce cercle vrai et
substantiel.
Au monde, à l’art classique succédèrent le monde et l’art romantiques, le jour où la
cité antique disparut, et où l’Esprit universel ayant pris enfin conscience de
lui-même, non plus comme société politique seulement, mais comme individu, la personne
humaine revêtit pour la première fois une dignité au moins égale à celle que l’État
avait jamais revêtue aux yeux d’un Romain ou d’un Grec. L’art dramatique accomplit
alors la révolution que les tendances satiriquessubjectif. L’analyse du cœur humain, la
peinture des caractères remplacèrent sur la scène l’antique guerre des Dieux.
Mais il ne faut pas exagérer ce prix de la personne
1º Les personnages comiques se développent simplement en soi et pour soi. Ce ne sont,
pour ainsi dire, que de brillants artistes d’eux-mêmes
2º Ils se développent dans leur rapport avec une idée morale, avec quelque grand et
général intérêt de la Société, de la Famille ou de la Religion, contre lequel ils ont
la ridicule audace de batailler. Mais, dans ce deuxième cas comme dans le premier,
soit que leur liberté déréglée ne s’attaque à aucune vérité de l’ordre moral, soit
qu’elle ose faire la guerre aux choses divines, ils doivent, pour se montrer comiques, rire de leur propre extravagance. Car le simple spectacle de
la risibles pour autrui.
3º À ces deux grandes formes de la comédie, il faut ajouter leur synthèse, qui nous donne une troisième et dernière division.
Cherchant des exemples de ces deux espèces de comique, je trouve dans Shakespeare, et particulièrement dans le personnage de Falstaff, le plus beau modèle du premier.
Le théâtre de Molière représente assez bien le second.
Enfin don Quichotte, ce héros si riche de son propre fonds, et si follement révolté contre l’ordre social de son époque, nous montre dans sa curieuse personne la synthèse de l’un et de l’autre.
Shakespeare est trop grand pour que l’on puisse définir son génie par un trait. Mais,
s’il est un trait de son génie qui soit plus remarquable que les autres, n’est-ce pas
la libéralité avec laquelle il prodigue à ses moindres personnages mille dons
naturels, dont la profusion éclatante les rend très supérieurs au rôle spécial qu’ils
ont à remplir ? Dans les autres théâtres,
. T. II,
p. 486.Dans les tragédies françaises,
souvent tes personnages les plus élevés et les meilleurs, vus de près et à ta
lumière, ne sont, à la lettre, que de mauvais imbéciles, qui ont tout au plus
assez d’esprit pour se justifier par des sophismes
T. V, p. 205.Sur ces limites extérieures, loin de laisser ses figures, dépourvues du
prestige poétique, s’absorber dans l’étroitesse de leurs idées, Shakespeare leur
donne d’autant plus de verve et d’imagination.« cet effronté poltron, cette énorme tonne de vin d’Espagne, ce doyen
du vice, cette iniquité en cheveux gris »
, Falstaff est un sage ; il
raisonne ; il débite des maximes ; il donne de bons conseils ; il fait au prince de
Galles, comme s’il était le chapelain du roi son père, un excellent sermon sur le
danger des mauvaises compagnies ; il déclare que le monde est corrompu, qu’il n’y a
plus sur la terre ni tempérance, ni chasteté, et en attendant l’heure du rendez-vous
avec mistriss Ford ou mistriss Page, il verse trois bouteilles de vin d’Espagne dans
son ventre majestueux. Avec quelle aimable et charmante ironie ne parle-t-il pas de sa
bonne mine, de sa vertu, de sa grâce, de son courage, enfin de « l’aimable Jack
Falstaff, le bon Jack, l’honnête Jack, le vaillant Jack Falstaff, le plus vieux et
le plus gros des trois seuls honnêtes gens, qui en Angleterre aient échappé à la
potence ! »
En nous faisant pénétrer jusqu’au fond de la personne de ses héros comiques ou
tragiques, Shakespeare
T. V, p. 124.La tragédie n’offre pas la même latitude pour le
développement de la personnalité du poète que la comédie, dans laquelle
l’accidentel et l’arbitraire de l’individualité jouent naturellement un rôle
essentiel. Ainsi Aristophane, dans les Parabases, se met en
rapport de différentes façons avec le public athénien. Là, il ne cache pas ses
vues politiques, les événements et les situations du jour. Il donne de sages
conseils à ses concitoyens, rembarre ses adversaires et ses rivaux dans l’art ;
quelquefois même il livre publiquement su propre personne et les particularités
de sa vie.
Parabases, entre directement en conversation avec les
Athéniens. Une bonhomie fine, un abandon mesuré, dans les rapports du poète comique
avec son public, ne sont pas choses mauvaises. Mais les auteurs n’ont que trop de
facilité à glisser sur cette pente, et, de même que la tragédie moderne a pour écueil
le lyrisme, la comédie romantique court le risque de se précipiter
au fond de cet abîme de mauvais goût qu’on appelle l’humour.
L’humour est l’invasion de la personne de l’auteur dans son œuvre, à la place de son
objet, — escamoté. Au lieu d’être simplement l’organe fidèle de l’idée qu’il a conçue,
l’humoriste, dans l’ivresse du pouvoir arbitraire et des droits superbes de l’esprit,
s’érige en dominateur de l’idéal, change à son gré l’ordre normal des choses, foule
aux pieds la nature, la règle et la coutume, efface, éclipse, annule sa propre
L’Allemagne a l’honneur de posséder le plus fameux des humoristes ; mais les nations
voisines ont le bon goût de ne pas trop nous envier Jean-Paul. Cet être tombé de la
lune, comme Goethe le désignait, cet étrange et mystique esprit ne voit rien avec
l’organe dont tous les habitants de notre globe se servent pour voir. Partout il met
en scène non son objet, mais les grâces un peu lourdes de sa propre personne,
cherchant à étonner le lecteur par des rapprochements inouïs de choses et d’idées,
sans lien naturel ni rapport déchiffrable. Rompre sans cesse le développement
rationnel d’un roman tragi-comique, commencer arbitrairement, continuer et finir de
même, jeter au hasard, pêle-mêle, sans suite, une foule d’images, de
Le genre humoristique n’est point goûté en France. Les Français ont le culte de
l’idéal
. T. I, p. 221.Les anciens savaient exprimer ce que
la passion a de plus profond, sans tomber pour cela dans de froides réflexions
et dans un vain bavardage. Les Français aussi sont pathétiques sous ce rapport,
et leur éloquence des passions n’est pas toujours un simple fatras de paroles,
comme nous le croyons souvent, nous Allemands, avec notre habitude de
concentration profonde, qui nous fait presque regarder comme une injure faite à
nos sentiments de les exprimer par des formes variées… L’homme dans lequel se
manifeste le sentiment pathétique doit en être rempli et pénétré, mais en même
temps être capable de le développer et de l’exprimer convenablement… On a apposé
Voltaire à Shakespeare. L’un, a-t-on dit, est ce que l’autre paraît. Voltaire
dit : Je pleure, et Shakespeare pleure ; mais le rôle de l’art est précisément
de dire et de paraître, et non pas d’être en réalité. Si Shakespeare se
contentait de pleurer, pendant que Voltaire paraît pleurer, Shakespeare serait
un mauvais poète
. T. V,
p. 204.Nées de l’imitation des anciens,
les figures tragiques des Français ne peuvent guère être regardées que comme de
simples personnifications des passions déterminées de l’amour, de l’honneur, de
la gloire de l’ambition, de la tyrannie ; etc. Ces personnages expriment, pour
la plupart, les motifs qui les font agir et leurs sentiments avec un grand
appareil déclamatoire, et déploient tout l’art de la rhétorique. Aussi ce genre
de discours se rapproche-t-il plus des défauts que l’on blâme dans les pièces de
Sénèque, qu’il ne rappelle les chefs-d’œuvre des Grecs
Mais la comédie est autre chose qu’une psychologie en action. Elle est 1º : la lutte
impuissante et vaine de l’individu contre le Divin. Ce premier point, Molière l’a bien
rempli Nous avons cherché, en ce qui concerne Molière, à tirer
le plus de conséquences logiques que nous avons pu des prémisses générales posées
par Hegel. Car voici à quoi se réduit sa critique sur ce point
important : T. V, p. 216, 217 et 159.Pour ce qui est de la comédie moderne,
elle offre une différence que j’ai déjà indiquée en parlant de l’ancienne
comédie attique. Ou les sottises et les travers des personnages ne sont
plaisants que pour les autres, ou ils le sont en même temps pour les
personnages eux-mêmes ; en un mot, les figures comiques le sont seulement pour
les spectateurs, ou aussi à leurs propres yeux, Aristophane, le vrai comique,
avait fait de ce dernier caractère seulement la base de ses représentations.
Cependant, plus tard, déjà dans la comédie grecque, mais surtout chez Plaute
et Térence, se développe la tendance opposée. Dans la comédie moderne,
celle-ci domine si généralement, qu’une foule de productions comiques tombent
ainsi dans la simple plaisanterie prosaïque, et même prennent un ton âcre et
repoussant. Molière, en particulier, dans celles de ses fines comédies, qui ne
sont nullement du genre purement plaisant, est dans ce cas. Le prosaïque, ici,
consiste en ce que les personnages prennent leur but au sérieux avec une sorte
d’âpreté. Ils le poursuivent avec toute l’ardeur de ce sérieux. Aussi,
lorsqu’à la fin ils sont déçus ou déconfits par leur faute, ils ne peuvent
rire comme les autres, libres et satisfaits. Ils sont simplement les objets
d’un rire étranger, ou la plupart du temps maltraités. Ainsi, par exemple,
le Tartuffe de Molière, ce faux dévot, véritable scélérat
qu’il s’agit de démasquer, n’est nullement plaisant. L’illusion d’Orgon trompé
va jusqu’à produire une situation si pénible, que pour la lever il faut un
deus ex machina. L’homme de justice, à la fin, est obligé de
dire :De même, des caractères
parfaitement soutenus, comme L’Avare de Molière, par
exemple, mais dont la naïveté absolument sérieuse, dans sa passion bornée, ne
permet pas à l’âme de s’affranchir de ces limites, n’ont rien, à proprement
parler, de comique. L’avarice, aussi bien quant à ce qui est son but que sous
le rapport des petits moyens qu’elle emploie, apparaît naturellement comme
nulle de soi ; car elle prend l’abstraction morte de la richesse, l’argent
comme tel, pour la fin suprême où elle s’arrête. Elle cherche à atteindre
cette froide jouissance par la privation de toute autre satisfaction réelle ;
tandis que, dans cette impuissance de son but comme de ses moyens, de la ruse,
du mensonge, etc., elle ne peut arriver à ses fins. Mais, maintenant, si le
personnage s’absorbe tout entier dans ce but, en soi faux, et cela
sérieusement, comme constituant le fond même de son existence, au point que si
celui-ci se dérobe sous lui, il s’y attache d’autant plus et se trouve
d’autant plus malheureux, une pareille représentation manque de ce qui est
l’essence du comique. Il en est de même partout où il n’y a, d’un côté, qu’une
situation pénible, et de l’autre, que la simple moquerie et une joie maligne.
Par compensation, la supériorité dans ce genre se révèle surtout par la
finesse et l’habileté à dessiner les caractères, ou à développer une intrigue
bien imaginée.
Misanthrope échoue dans sa farouche indépendance
et sa révolte ouverte contre la Société, non seulement parce que sa brusque franchise
et son mépris des devoirs sociaux lui suscitent des embarras, mais surtout parce qu’il
ne peut réussir à s’affranchir tout à fait des bonnes manières d’un homme du monde ;
il les retient en dépit de ses maximes, et la scène où il « pires que des loups, des vautours ou des
singes malfaisants »
. Tartuffe se brise contre la Religion
dont il a pris le masque, contre la sainteté du Foyer conjugal, et contre la justice
du Roi. Monsieur Jourdain retombe dans le rang de la Société, d’où
sa bourgeoisie ambitieuse a tenté de sortir. La Science se venge contre Arnolphe du système absurde d’éducation morale, par lequel il a voulu
proscrire de sa famille jusqu’à l’alphabet ; Agnès, contre le dessein de son tuteur, a
appris à écrire, et elle se sert de l’écriture pour le tromper. Le Bon Sens et l’Art
véritable sont également satisfaits de la mésaventure des Précieuses
ridicules, et du désenchantement plus amer des Femmes
savantes. C’est ainsi qu’Aristophane avait détruit ce qui est faux en Morale,
en Religion, en Politique, en Philosophie, en Littérature, au plus grand honneur de
l’indestructible Vérité. Molière maintient, comme lui, son théâtre sur ce terrain
élevé et solide, qui est celui de l’art classique.
L’Art, la Morale, l’Ordre social, la Religion, la Raison devaient rester dans leur
ciel, et il ne fallait point les en faire descendre sous la forme prosaïque de
Dorante, de Cléante, de Philinte, d’Ariste, de Clitandre, d’Henriette ou du bonhomme
Chrysale, pour opposer leur caractère divin à l’impiété, au vice, à la vanité folle,
au mauvais goût littéraire. L’inutile apparition de ce second terme, qui doit toujours
être sous-entendu, détruit, nous l’avons vu, la comédie, et la transforme en satire. À
quoi bon mettre constamment en regard de la sottise la sagesse, et à côté du vice la
vertu ? Les Dieux sont tranquilles ! Ils savent combien vaine est la lutte que la
folie humaine ose engager contre eux. Ils en rient dans l’Olympe. Pourquoi donc la
rendre plus sérieuse qu’elle n’est, en les faisant intervenir, comme si leur présence
était nécessaire ? L’intervention des idées morales sur la scène efface, avec toute la
gaieté du drame comique, toute sa poésie, et je me souviens d’avoir entendu
M. de Schlegel dire, avec une familiarité de langage dont le sel n’excuse point
l’irrévérence, que grâce à cette parfaite symétrie du mal et du bien, du faux et du
vrai, de l’absurde et du raisonnable dans les comédies de Molière, chacune d’elles
présentait à son œil édifié cet aspect régulier
3º La comédie est enfin : la synthèse de la sottise individuelle et du sourire indifférent des Dieux dans l’âme du personnage comique. C’est le point capital. Il faut convenir qu’ici Molière semble avoir pris à tâche de contredire l’idéal autant qu’il est possible.
Son Misanthrope est si sérieux qu’il se redresse avec une gravité offensée contre les
insolents qui osent le trouver plaisant. — Son Tartuffe, il est vrai, ne se prend pas
lui-même au sérieux, puisqu’il est Tartuffe. Mais justement Molière a perdu là une
belle occasion d’être comique. Il pouvait, en donnant à son drôle une imagination
riche et une intelligence supérieure, l’affranchir de ses passions basses par le
baptême de l’esprit, et élever sa personne à une hauteur infinie au-dessus du rôle
injuste et faux joué par sa scélératesse. C’est ainsi que du plus noir de ses
monstres, de Richard III, Shakespeare avait fait un personnage comique
T. II, p. 498. Shakespeare sait élever ses caractères par un
humour profond, au-dessus du but grossier, borné et faux qu’ils
poursuivent. Richard III appartient à ce genre.
« Je suis perdu ! je suis
assassiné ! je suis mort ! je suis enterré ! »
il n’est point comique.
Harpagon enferme son âme trop exclusivement dans sa cassette. Il a l’esprit étroit et
borné. Quand il perd son or, incapable de se consoler philosophiquement de sa ruine,
il se roule à terre avec des gémissements et des sanglots. Cependant les spectateurs
se pâment de rire, et le contraste de leur joie maligne avec les lamentations de la
scène, a quelque chose de repoussant. — Arnolphe est encore plus risible dans sa
fameuse contestation avec Agnès, au dernier acte de L’École des
femmes ; mais il est aussi peu comique, et en outre, la pièce se termine pour
lui tragiquement.
Malgré ses fautes contre le comique et contre la poésie, le théâtre de Molière est
généralement moral. Mais ce poète avait donné le dangereux exemple de plaisanteries
dirigées contre le caractère sacré de l’autorité paternelle et du lien conjugal, sans
l’innocente et débonnaire gaieté du vrai comique. Après lui, le mariage fut profané
sur la scène, ce qu’il y a de plus
Je ne sais si jamais poète a trouvé un plus beau sujet de drame ou d’épopée comique
que Miguel de Cervantes. Schiller dans ses Brigands, Goethe dans son
Gœtz de Berlichingen, les romanciers dans leurs romans, ont repris
le thème développé dans Don Quichotte, et rien n’est plus propre à
jeter du jour sur la vraie nature du comique, que la comparaison de leurs œuvres avec
celle de l’auteur espagnol.
Notre société moderne, il faut l’avouer, est directement contraire à l’idéal
poétique
T. I, p. 161.Pour se faire une idée nette de la
forme particulière de l’ordre social, qui est accessible aux représentations de
l’art, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur celle qui lui est opposée. Nous la
trouvons dans une société parvenue à se constituer comme État. En effet, dans un
État qui mérite ce nom, tout est sous l’empire des lois et des coutumes, tes
droits par lesquels la liberté est fixée et régularisée d’une manière générale
et abstraite sont indépendants de la volonté individuelle, et du hasard des
circonstances particulières. Tout cela constitue une force et une puissance
publique qui domine les individus, et les ramène à l’ordre, quand leur caprice
entreprend de s’opposer à la loi et de la violer. Dans une pareille organisation
politique, nous ne trouvons pas l’indépendance individuelle que l’art exige pour
ses personnages.« Pour se procurer
l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes n’avait d’autre peine à
prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des
robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et
mûrs ; les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique
abondance des eaux limpides et délicieuses ; dans les fentes des rochers et dans le
creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant,
sans nul intérêt, à la main du premier venu, la riche
» Il n’y avait pas de
domestiques à gages. Les princes conduisaient la charrue. Les princesses possédaient à
fond l’art de traire les vaches, et allaient faire boire les troupeaux paternels à la
fontaine voisine. Il n’y avait ni marchands, ni artisans spéciaux nourrissant la
paresse publique par leur activité mercenaire. Les héros domptaient eux-mêmes le
cheval qu’ils voulaient monter, fabriquaient leurs armes, leur bouclier et leurs
instruments de labour, coupaient l’arbre qui devait servir de sceptre royal dans leur
famille de génération en génération, façonnaient de leurs mains leur couche nuptiale,
tuaient le bœuf du festin et le faisaient rôtir. Il n’y avait pas non plus de
tailleurs. Les fils d’Adam marchaient nus, ou Don Quichotte, Ire partie, c. « sans autre vêtement qu’une
ceinture de lierre et de bardane pour couvrir ce que la pudeur veut et voulut
toujours tenir couvert
, et quand ce
costume modeste ne fut plus assez chaud, ils s’enveloppèrent de tuniques larges et
flottantes dont les plis harmonieux suivaient tous les mouvements et toutes les poses
de leurs corps souples et bien formés Don Quichotte, Ire partie, c. L’habillement ancien et habillement moderne ont pour destination commune de
couvrir le corps ; mais le vêtement que représente l’art antique est une surface
sans forme déterminée. Il tombe simple et libre, s’harmonisant avec les poses,
le maintien et les mouvements. Grâce à cette faculté de pouvoir prendre toutes
les formes sans en avoir aucune, il devient éminemment propre à être
l’expression mobile de l’esprit qui se manifeste et agit par le corps. C’est en
cela que consiste l’idéal dans le vêtement. Dans notre habillement moderne, au
contraire, l’étoffe tout entière est façonnée une fois pour toutes, mesurée,
taillée et modelée sur les formes du corps, de sorte qu’elle n’offre plus rien
qui flotte et tombe librement. Les plis sont déterminés par les coutures. Tout
est l’œuvre artificielle et technique du tailleur.
Cours d’esthétique. T. I, p. 141.. « La liberté enfantait des colosses et des choses
extraordinaires
Les Brigands,
acte Ier, scène
Mais, dans notre siècle de fer, l’uniformité est partout, dans la coupe des habits,
dans les usages du monde et dans la forme des gouvernements. La démocratie a accompli
l’œuvre figurée prophétiquement par le lit de Procuste. Ni les peuples, ni les rois ne
sont libres. « Chacun doit soumettre sa volonté à l’étreinte de la loi, et la
loi n’a jamais fait un grand homme ; la loi réduit à la lenteur de la limace ce qui
aurait eu le vol de l’aigle
Le juge,
enchaîné à un texte, ne peut juger selon sa propre inspiration. Le général d’armée,
impatient de couvrir sa personne de gloire, ne peut mener ses soldats au feu sans
l’ordre de son gouvernement. Le prince ne peut rien décider sans l’avis d’une
assemblée de bavards Les Brigands,
acte Ier, scène Les monarques de nos jours
ne forment plus, comme les héros des âges mythologiques, la tête vivante d’une
société qu’ils dirigent, mais un centre plus ou moins abstrait, environné
d’institutions façonnées et fixées par des lois et par une constitution. La
guerre et la paix sont déterminées par des relations politiques, qui échappent à
leur direction et à leur pouvoir personnel. De même un général d’armée, dans nos
temps modernes, est bien revêtu d’une grande puissance ; mais les moyens
d’exécution ne sont pas créés par lui ; ils ne sont pas même soumis à lui comme
individu ; ils n’obéissent pas à sa personnalité propre ; ils sont là pour un
tout autre objet que celui de servir d’instruments à cette individualité
militaire. Cours d’esthétique. T. I,
p. 170.« les âmes, comme les
corps, manquent d’air, emprisonnées dans l’étroit corset de la routine et de la
mode
, et le spectacle de tant
d’honnêtes bourgeois tous pareils est si fade, que Les Brigands, acte Ier, scène « le peuple aime les
mélodrames, les procès criminels et les révolutions, pour se délasser au moins par
la vue de quelque chose de positif
.Discours sur les arts du dessin.
Comment être poète dans ces conditions ? Comment retrouver l’idéal perdu de la nature libre et du grand homme ?
Ce n’est pas par une fantaisie aristocratique que Shakespeare met habituellement des
princes sur la scène, c’est par une nécessité de l’art, c’est afin d’avoir des figures
indépendantes ; et pour cela il ne suffit pas de prendre des princes, il faut encore
les tirer du fond des âges fabuleux de la vieille Europe. Et quand ses personnages ne
sont pas des princes, quand ils appartiennent à des époques historiques, Shakespeare
les place alors dans ces temps de guerre civile où, les liens de l’ordre social étant
brisés et les lois sans force, la grandeur individuelle avait un libre jeuCours d’esthétique. T. I, p. 169.
Goethe, avec ce grand sens qu’il a porté dans tonies les créations de son ferme
génie, a choisi pour l’essai poétique de sa jeunesse la lutte du moyen âge expirant
contre les premiers efforts d’organisation de la société moderne. Le temps où vivent
Gœtz et Franz de Sickingen est cet âge héroïque du monde chrétien qui s’appelle la
féodalité. Gœtz et Sickingen sont des héros comme Hercule ou Thésée. Ils ont la
prétention de tout régler chez eux, autour d’eux, par leur volonté personnelle, leur
courage, et la supériorité, d’une raison droite, loyale et magnanime. Mais la
puissance naissante du nouvel ordre de choses précipite Gœtz dans l’injustice, et rend
sa perte inévitable. En effet, une indépendance comme celle qu’il veut maintenir,
n’est bien à sa place qu’en pleine chevalerie. À partir du moment où les lois, dans
leur forme prosaïque, se sont constituées et commencent à prévaloir, l’aventureuse
liberté des personnages chevaleresques se trouve jetée en dehors des mœurs, et si elle
ne renonce pas à sa mission céleste de faire régner la justice, de venger les
opprimés, de défendre les orphelins, les filles et les veuves, elle tombe dans le
ridicule, et finit en prison ou à l’hôpital
Les Brigands, acte Ier, scène « hommes tels que lui »
, c’est-à-dire de huit brigands, le voilà
parti pour réaliser son rêve. Son esprit a soif d’action, et sa poitrine de liberté.
Oh ! que ne peut-il faire résonner dans la nature entière la trompette de la révolte ?
En attendant, il promet une récompense royale à celui de ses gens qui allumera le plus
grand incendie et commettra le plus cruel assassinat. Le bel idéal, vraiment ! Combien
cette vengeance d’un individu n’est-elle pas petite et bornée ? Que peut-elle faire ?
Avec ses grands airs de justice, elle renferme en elle-même plus d’injustice que toute
celle qu’elle veut renverser, elle ne peut aboutir qu’au crime. Une jeunesse
irréfléchie pouvait seul être séduite par un grand homme qui est un brigand, et
Schiller a péché contre la morale et contre l’art, en voulant faire un drame fort
tragique de cette comédie
Ils ne pèchent pas moins contre la poésie, ces romans qui prétendent intéresser
pathétiquement un cœur d’homme à de jeunes niais, dont le rêve est de ressusciter la
chevalerie dans notre société moderne
T. II, p. 499.Le roman
est la chevalerie de nouveau prise au sérieux et rentrée dans la vie réelle… Les
jeunes gens sont ces nouveaux chevaliers qui doivent se faire jour en combattant
à travers ce monde matériel et positif… Ils se proposent de changer et
d’améliorer la société… Finalement ils se marient et détiennent d’inoffensifs
bourgeois.
Tout cela n’est guère poétique. Ne restez pas dans cette prosaïque contradiction du
réel avec l’idéal ; sortez-en, comme Shakespeare, par la légende, ou Don
Quichotte, Ire partie, c.
T. II, p.
497.Don Quichotte est, malgré sa folie,
parfaitement sur de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste
précisément dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette
naïve sécurité en ce qui regarde le but et le succès de son entreprise, il ne
serait pas un personnage véritablement romantique. Cette imperturbable assurance
dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait
heureuse par les plus beaux traits de caractère.« Est-ce, par hasard, une vaine
occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l’on consacre à courir le
monde, non point pour en chercher les douceurs, mais bien les épines ? Si j’étais
tenu pour imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques, généreux, de
haute naissance, ah ! j’en ressentirais un irréparable affront ; mais que des
pédants me tiennent pour insensé, je m’en ris. Mes intentions sont toujours dirigées
à bonne fin, c’est-à-dire à faire du bien à fous, à ne faire du mal à personne. Si
celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s’efforce de mettre tout cela en
pratique, mérite qu’on l’appelle nigaud ; je m’en rapporte à Vos Grandeurs,
excellents Duc et Duchesse
Aux yeux de la
logique vulgaire cette inconséquence paraît absurde. La logique vulgaire demande
comment il est possible que l’on prenne la chevalerie errante pour la plus utile et la
plus nécessaire des institutions, que l’on prenne des moulins pour des géants, un
troupeau de moutons pour une armée en marche, et qu’en même temps on ait du sens
commun, et même du savoir et de la philosophie. Mais Don Quichotte, IIe partie, c. Esthétique. T. I,
p. 50.
…… Jusqu’ici, assis aux pieds du divin Hegel, mon maître, j’ai écouté docilement ses leçons, reproduisant sa pensée avec fidélité, sans me permettre d’intervenir moi-même dans cette modeste exposition, autrement que par la plus timide paraphrase. Mais ici je m’arrête plein de trouble, parce que je ne sais pas jusqu’à quel point la contradiction, qui est la loi du monde, doit être aussi la loi des écrits du philosophe qui la constate. Hegel admire don Quichotte pour la foi naïve et sérieuse qu’il garde en lui-même et en sa mission jusqu’à la fin. Quant à moi, son disciple, je n’ose, je ne puis en faire autant. Harpagon n’est point comique, parce qu’il est sérieusement avare ; Arnolphe n’est point comique, parce qu’il est sérieusement jaloux ; Alceste n’est point comique, parce qu’il est sérieusement misanthrope ; don Quichotte n’est donc point comique, puisqu’il est sérieusement chevalier errant.
1º Puisque l’auteur comique ne doit pas complètement disparaître derrière ses personnages, je puis admirer l’humour modéré du romancier espagnol, ses prologues, ses parenthèses, l’ingénieuse idée qu’il a eue de faire critiquer son roman par les personnages mêmes qui y remplissent un rôle, et la façon spirituelle dont il plaisante au sujet de l’âne de Sancho, perdu dans la montagne et monté par son maître, avant que Sancho l’eût trouvé.
2º Puisque le personnage comique doit avoir conscience de sa propre sottise, je puis
admirer ce bon Sancho presque d’un bout à l’autre de ses faits et gestes, mais
principalement lorsqu’il dit : « Si j’avais deux onces de bon sens, il y a
longtemps que j’aurais planté là mon seigneur
Don
Quichotte, IIe partie,
c.
3º Puisqu’enfin le personnage comique doit être plein d’esprit dans sa sottise, je
puis admirer don Quichotte lui-même, malgré sa malencontreuse naïveté. Et d’ailleurs,
il n’est pas toujours naïf. Dans la Sierra-Morena, il est fou, sait qu’il est fou, et
veut l’être, lorsqu’il fait pénitence à l’imitation du Beau Ténébreux. « Je
veux, Sancho, et c’est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout
nu sans autre habit
Don
Quichotte, Ire partie,
c.
Pendant que les Allemands nous prouvent que Molière n’est pas un bon poète
comique, nous n’avons pas cessé d’entendre les Français chanter sa gloire :
Gloire à Molière, le plus grand des poètes comiques !
La première règle de la comédie, c’est de peindre l’homme de tous les temps.
Représentation de la nature humaineLeçons d’esthétique.Molière, sa vie et ses ouvrages.Ménandre.Notice sur
Molière.
La deuxième règle de la comédie, c’est de peindre les originaux d’une société.
Représentation des mœurs sociales dans le cercle de la vie privéeHistoire de la littérature
française.
S’il existait quelque part un être isolé, qui ne connût Éloge de Molière.
La troisième règle de l’auteur comique, c’est de ne pas se peindre lui-même. Son génie
est impersonnelmoi ne doit jamais paraître.
Voilà la dernière règle : quel poète a su s’effacer derrière ses personnages avec autant
d’art et de modestie que l’auteur du Tartuffe, d’Harpagon et des Femmes savantes, plus prompt aux métamorphoses
que le Protée de la fable antique
Aristophane est un grand poète. Il a une imagination, une verve bouffonne, une
puissance créatrice incomparables ; mais il n’a point de caractères, et si son coloris
est plein d’éclat, son burin est sans pénétrationDu vrai, du beau et du bien.
Ménandre a fondé en Grèce un genre de comédie plus régulier et plus complet que celui
d’Aristophane. Il a étudié la nature humaine d’après une méthode plus arrêtée et plus
philosophique
Shakespeare, plus grand dans la tragédie que dans la comédie, parce que la première
comporte mieux les fantaisies de l’imagination, et que la seconde doit ressembler Essai littéraire sur
Shakespeare.
La vraie comédie doit arriver au plaisant par le sérieux, et faire jaillir le ridicule
des profondeurs de la nature humaine
Shakespeare et son temps.
Tirant le comique du fond des caractères, et mettant sur la scène la morale en action,
un poète français
Gloire à lui ! gloire à Molière, le premier des poêles comiques !
L’école dogmatique a parlé. Voici maintenant l’école critique et l’école historique.
Nous n’avons trouvé ni en France, ni en Allemagne, ni ailleurs, de personnages réels pour
représenter parfaitement ces deux écolesIntroduction, p. 14 et 16.Chevalier Dorante et Monsieur Lysidas.
Dans La Critique de l’École des femmes, Dorante est un homme du monde,
et Lysidas un poète pédant. Au nom du sentiment libre et spontané du comique et du beau,
Dorante combat et réfute la méthode dogmatique suivie en critique par Lysidas.
Nous avons supposé que ces deux champions du sentiment et du dogme n’étaient pas morts avec leurs contemporains du temps de Molière, et qu’ils avaient traversé tout le dix-huitième siècle pour venir jusqu’à nous.
Mais ils ont tellement vieilli l’un et l’autre depuis le er juin 1665La Critique de l’École des femmes.
Dorante a lu Kant ; d’homme du monde aimable et galant qu’il était autrefois, il est devenu un peu scolastique.
Lysidas a encore bien plus changé. Du temps de Molière, il jurait par Aristote. Au dix-huitième siècle, il a brûlé l’antique idole, pour édifier de ses propres mains des Poétiques et des Esthétiques successives, auxquelles il a fini par ne plus pouvoir croire. Mais il n’est pas resté sceptique, comme le Chevalier. Il professe aujourd’hui et applique dans la critique littéraire les doctrines de l’école historique.
N. B. Dans l’Étude qu’on va lire, Dorante, soit par
indolence naturelle, soit (nous inclinons à le croire) par artifice et par un peu de
mauvaise foi, ignore ou fait semblant d’ignorer cette dernière évolution de Monsieur
Lysidas.
Tout le monde a un Molière dans sa bibliothèque. Nous nous permettons de renvoyer notre
lecteur purement et simplement à La Critique de l’École des femmes, s’il
a oublié qui sont trois personnages dont Dorante doit nous entretenir : Uranie, le Marquis et Galopin.
Vous avez raison, Madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.
Depuis le jour où j’ai rencontré M. Lysidas dans le salon d’Uranie, sa critique a
suivi les progrès de la philosophie moderne, et les derniers combats qu’il a livrés à
Molière, en Allemagne, sont de grands et sérieux efforts de dialectique, au prix
desquels son escarmouche contre L’École des femmes n’était qu’une
parade.
Au dix-septième siècle, M. Lysidas soutenait que la bonté d’une comédie consiste dans
sa conformité à Boileau s’étonne que l’on ose combattre les règles de son Art poétique, après
qu’il a déclaré que c’était une traduction de celui d’Horace. (preuve n’avait pas
d’autre sens dans la langue qu’il parlait au dix-septième siècleIII e Préface de ses Œuvres.) Racine avait trop de finesse
pour aller bien loin dans cette voie. Mais, s’il était au fond indifférent, nous
ne disons pas incrédule, il sauvait toutes les formes de l’orthodoxie, et
lorsqu’une de ses tragédies avait réussi, il expliquait très bien son succès par
les règles :
« Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie.(
« Je conjure mes critiques d’avoir assez bonne opinion d’eux-mêmes pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche, et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles. »(
« Ils se sont imaginés avoir pleinement satisfait à toutes les objections, quand ils ont soutenu qu’il importait peu que le(Cidfût selon les règles d’Aristote, et qu’Aristote en avait fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pas pour le nôtre et pour des Français. Cette erreur n’est pas moins injurieuse à Aristote qu’à moi. Certes, je serais le premier qui condamnerais leCid, s’il péchait contre les grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe. »
« L’amour de la nouveauté était l’humeur des Grecs dès le temps d’Eschyle, et, si je ne me trompe, c’était aussi celle des Romains,
Nec minimum meruere decus, vestigia græca Ausi deserere. Ainsi, j’ai du moins des exemples d’avoir entrepris une chose qui n’en a point. »
( Préface de Don Sanche.)
L’École des
femmes ne péchait contre aucune des règles traditionnelles ; que, Dieu merci,
je les avais lues autant qu’un autre, et que je ferais voir aisément que peut-être
n’avions-nous point de pièce au théâtre plus régulière que
celle-làLa Critique de l’École des femmes,
scène La Critique de l’École des femmes,
scène
Aujourd’hui, M. Lysidas a, comme moi, le plus profond respect pour l’antiquité,
surtout pour son plus grand philosophe, l’auteur de cette vénérable Poétique. Mais il ne croit plus qu’Aristote fût inspire du ciel Poétique un divin traité (Préface du Cid) et il en dit tant qu’on est tenté de prendre cette
expression à la lettre.
Je félicite M. Lysidas d’un autre progrès fort important. Au dix-septième siècle, il
parlait de règles ; aujourd’hui, il parle d’idéal.
Il a très bien vu que les règles se ramènent à cette dernière notion. En effet, ou
bien elles n’ont aucune convenance avec l’idéal, et alors elles sont arbitraires ; ou bien elles n’ont pas de lien nécessaire avec lui, et alors
elles sont superficielles ;
M. Lysidas ne prétend donc plus que la bonté d’une comédie consiste dans sa
conformité aux règles posées par les anciens. Il ne prouve plus, par Aristote et par
Horace, que L’École des femmes pèche contre ces règles éternelles.
Il soutient à présent qu’une comédie est bonne, lorsqu’elle est conforme à l’idéal de
la comédie. En conséquence, il détermine l’idéal de la comédie, et montre que Molière
n’est pas comique, il détermine l’idée de la poésie, et fait voir que Molière n’est
pas poète. Mais je crois que sa critique est plus ambitieuse et non moins vaine que
par le passé, et qu’il fait toujours comme un homme qui voudrait vérifier si une sauce
est bonne sur les préceptes du Cuisinier français, au lieu d’en
faire l’essai sur son palais et sur sa langue
Kant, On peut bien m’énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets,
et me rappeler que chacun d’eux m’est d’ailleurs agréable, en m’assurant de pins
avec vérité qu’il est très sain, je reste sourd à toutes ces raisons, je fais
l’essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c’est d’après cela (et
non d’après des principes universels) que je porte mon jugement.Critique du jugement esthétique. Traduction de M. Barni.
§
Bien que mes vieilles objections me semblent n’avoir rien perdu de leur force, j’aurais honte de les reproduire telles quelles, quand je sonde la profondeur de la science nouvelle de M. Lysidas. Il mérite bien qu’on lui fasse l’honneur de le critiquer dans sa langue, et ce qui me rend un peu moins incapable de le faire, c’est qu’au dix-huitième siècle a paru un grand philosophe allemand, auteur d’un ouvrage célèbre, qui n’est que la traduction en langue savante des principes de critique chers à Molière et à moi.
Mais, avant d’exposer ces principes, je dois dire à M. Lysidas pourquoi je considère
sa méthode comme chimérique. Il s’est placé sur un terrain si nouveau, et, je le
reconnais, si supérieur à celui qu’il défendait dans le salon d’Uranie, que ma tâche
sera très différente et beaucoup plus délicate. Si notre bon Marquis l’avait entendu
parler non plus de protase, d’épitase et de péripétie, mais de subjectif et d’objectif, c’est pour le coup qu’il aurait été ravi en extase, et qu’il se
serait écrié en me regardant en face : « Parbleu, Chevalier ! je te défie de
répondre. »
On peut déterminer l’idée de la comédie de deux a posteriori, c’est-à-dire d’après les œuvres des comiques, ou a
priori, c’est-à-dire d’après les considérations de la raison. M. Lysidas
définit la comédie a priori.
Il importe ici de ne pas lui prêter une absurdité qu’il n’a jamais sérieusement professée, bien qu’il ait eu le tort de s’en donner parfois l’apparence, et, comme on dit, le genre.
Pour introduire un élément a priori dans la définition de la
comédie, il n’est pas nécessaire de faire absolument abstraction des œuvres des
coniques. Il serait impossible au logicien le plus hardi de faire à ce point table
rase de toute sa littérature. Il ne le pourrait pas, lors même qu’il commencerait par
reconstruire le monde sur un plan entièrement neuf. Lorsqu’un métaphysicien a défini
avec intrépidité ce que nul ne connaît, il devient beaucoup plus prudent en prenant
pied sur le sol de la réalité, ou, s’il continue à tracer dans les nuages ses lignes
idéales, l’architecte jette à la dérobée maint coup d’œil sur la terre, et veille à ce
que le plan qu’il lève là-haut ne soit pas trop fantastique. Quoi de plus inconcevable
qu’une définition a priori de la comédie, si cette définition devait
être absolument pure de toute donnée empirique ? Comment une idée qu’Aristophane,
Ménandre, Shakespeare, Cervantes, Molière ont mis plus de vingt siècles à construire
partie par partie, sortirait-elle tout d’un bloc du cerveau de M. Lysidas, comme
Minerve
Une définition a priori de la comédie a donc un sens inintelligible
et absurde, et deux sens plus aisés à comprendre, que je vais tâcher d’expliquer.
Voici le meilleur. Un os, un fragment d’os suffit, dit-on, à la science et au génie
pour reconstruire l’animal entier. Si, devant un fragment de la comédie universelle,
éternelle, le théâtre d’Aristophane, par exemple, ou l’ensemble du théâtre comique
depuis son origine sur notre globe jusqu’à nos jours, nous avons et l’idée de ce
fragment et celle de quelque chose de plus, que ce fragment ne
contient pas, ce quelque chose de plus est une notion a priori. Dans
cette hypothèse, quel avantage n’aurions-nous pas sur Aristote ? Le pauvre Stagyrite
ne possédait qu’un os, la comédie grecque ; au lieu que nous, par notre vaste
connaissance de la comédie chinoise, grecque, latine, espagnole, anglaise, française,
allemande, italienne, etc., nous sommes en mesure de composer bien plus facilement
l’idée totale de la comédie. Toute la question est de savoir si nos notions idéales
dépassent en fait ou peuvent dépasser les données de la réalité.
Voici le moins bon. Il y a des maladies qui nous font perdre partiellement la
mémoire. Nous nous souvenons nettement de certaines choses, point du tout de quelques
autres, confusément de la plupart. Cette dernière condition est justement celle de
certaines définitions a priori. Une profonde méditation
philosophique a priori
quelques-unes de celles dont l’image est devenue confuse.
Prenons un exemple, et supposons que trois naturalistes, bons logiciens, aient perdu
à la suite d’une maladie le souvenir net et complet de la nature. Ils profiteront
sur-le-champ de cette heureuse circonstance pour écrire a priori
l’histoire naturelle, et communiquer ainsi à certaines parties de cette science un
caractère nouveau de certitude rationnelle, que l’empirisme est incapable de lui
donner. Arrivés à la définition du singe, ils se rappelleront confusément que le singe
est un animal comique, dont l’aspect donne envie de rire ; mais tous
les caractères de la bête seront entièrement sortis de leur mémoire : bonne occasion
pour la logique. Voici à peu près comme ils pourront raisonner. L’un d’eux dira : Le
singe est le contraire de l’homme ; en effet, l’homme est l’être le plus sérieux de la création. Rien ne donne plus de gravité à la figure humaine
qu’une grande barbe ; donc le singe est absolument dépourvu de poils. Mais, comme
l’homme est un animal à deux pieds sans plumes, il est nécessaire de nous représenter
comme emplumé le singe, qui est son contraire : cette bête est donc un oiseau. a priori assez bonne de l’idée du
singe. Il est vrai que le deuxième logicien pourra se lever et dire : Votre principe
est faux. Le singe n’est pas le contraire de l’homme ; car l’homme n’est pas toujours
sérieux ; il lui arrive de faire des grimaces, et, soit dit sans vous offenser, de
dire des choses ridicules. Le singe est le contraire de l’éléphant. Est-il, en effet,
un animal plus grave ? Son aspect est sublime ; il éveille en nous
l’idée de l’infiniment grand : donc le singe doit éveiller en nous l’idée de
l’infiniment petit. C’est un insecte. Mais je conseillerais au troisième logicien de
ne pas tenir la question pour vidée, et puisque le chant du rossignol nous invite à la
mélancoliea priori de la comédie. Je vais montrer avec quelle
logique ils sont partis, l’un de l’idée du sérieux, un autre de l’idée du sublime,
pour déterminer, en vertu du principe de contradiction, l’idée du comique.
a priori. En effet, il s’arrête
dans la voie de l’absurde. Mais pourquoi s’arrête-t-il ? la logique le pousse ; il a
bon vent, bon courage… Il s’arrête net, parce qu’une connaissance a
posteriori lui barre le chemin. Il sait que dans le théâtre d’Aristophane les
personnages ne marchent pas habituellement à quatre pattes. Or, c’est d’après le
théâtre d’Aristophane qu’il a défini le comique, et d’a priori point
d’affaire. Il a manqué non de bonne foi, mais de finesse et de clairvoyance. N’ayons
pas l’injustice de croire qu’il ait voulu nous en imposer. Il a été dupe lui-même de
sa propre logique avec une naïveté touchante et vraiment allemande. Il ne devait pas
dire : Je préfère Aristophane à tous les poètes comiques, parce que la comédie à tel
ou tel caractère que je trouve seulement dans son théâtre. Il devait dire : Je déclare
que la comédie à tel ou tel caractère, parce que je préféré Aristophane à tous les
poètes comiques.
Jean-Paul raisonne différemment. La comédie, dit-il, n’est pas le contraire de la
tragédie. Le théâtre de Shakespeare en est la preuve. Elle est le contraire de
l’épopée, et le comique est l’ennemi juré du sublime. Or, le sublime est l’infiniment
grand ; donc le comique est l’infiniment petit. Ce qui signifie deux choses : cela ne
vaut pas grand-chose, n’est point comique ; cela ne vaut pas un
liard, l’est davantage ;
, l’est tout à fait. cela ne vaut pas un liard
rogné
: voilà le
style comique. — Fort bien. Mais, Monsieur Josse, croyez-vous qu’il soit absolument
nécessaire de dire : La particularisation à l’infini étant le principe du comique, les
plus grands comiques sont Rabelais, Swift, Sterne et moi, Jean-Paul Richter ? Pourquoi
ne dites-vous pas : Les plus grands comiques étant moi Jean-Paul-Frédéric Richter,
Sterne, Swift et Rabelais, la particularisation à l’infini est le principe du
comique ? Votre définition de la comédie ne pourra qu’y gagner, puisque étant Quoy voyant, dit
Panurge, je euz de peur pour plus de cinq solz… Pantagruel avait
capacité de mémoire à la mesure de douze bottes d’olivesa posteriori au lieu d’être a priori, elle deviendra
moins générale, plus individuelle et, partant, plus comique
a priori du tragique, qui, pour être
un peu moins grandiose, ne me paraît pas plus contestable, ni moins vraie : Le
tragique, Du
vrai, du beau et du bien. — Dixième leçon.a posteriori du
théâtre tragique, qui, en faisant à chacune d’elles sa part, ruinera leurs prétentions
à l’universalité. Hegel aura Eschyle et Sophocle ; j’aurai Corneille et Racine
Pourquoi un quatrième disciple de M. Lysidas ne déduirait-il pas ainsi a
priori l’idée de la comédie : La comédie est le contraire de l’ode. En effet, Jean-Paul a démontré qu’elle n’est pas le contraire de la
tragédie ; et, quant à la considérer avec lui comme le contraire de l’épopée, cela
m’est impossible, puisque Thersite est une caricature, l’épisode du Cyclope une scène
comique, et la mésaventure de Mars et de Vénus un objet capable d’exciter le rire
inextinguible non seulement des dieux, mais des hommes. Il faut donc, de toute
nécessité, que la comédie soit le contraire de l’ode. Car autrement, elle ne serait le
contraire de rien : ce qui apporterait une perturbation Chœur des
Français dans la Ire partie.
Monsieur Lysidas n’a pas encore formé de disciple qui ait vraiment défini la comédie
a priori. Mais peut-il en former ? peut-il y avoir une définition,
une notion de la comédie, contenant quelque chose de plus que ce que donne l’analyse
des œuvres, contenant une idée qui ne soit pas dans la réalité, contenant un élément
a priori ?
Si la connaissance vaste et la science profonde du théâtre comique nous suggère une
idée telle du comique parfait, qu’elle puisse nous servir de criterium unique et absolu pour juger et pour classer toutes les œuvres, cette
idée, quelles que soient les conditions empiriques de sa formation, renferme une part
d’a priori, j’entends le principe même de nos jugements et de
notre classification. Mais je dis qu’une telle idée
La France compte par milliers des disciples de M. Lysidas, qui, pour la magnificence et l’antiquité de la doctrine sans doute, sont très intimement persuadés d’une chose étrange et vraiment fantastique. Au spectacle ou à la lecture d’un chef-d’œuvre, prétendent-ils, l’image de quelque chose de plus parfait surgit dans notre esprit ; nous comparons la réalité à ce modèle divin, et nous avons trouvé le principe de la critique littéraire. L’analyse dissipé cette illusion.
Prenons le Tartuffe. Au spectacle comme à la lecture, cette pièce,
il faut le reconnaître, nous paraît imparfaite. Le dénouement en est artificiel.
Plusieurs critiques, sans être allemands, trouvent même qu’il est un peu sérieux, et
que le personnage qui le rend nécessaire est bien odieux pour être comique. Qu’est-ce
donc dans leur idée que le Tartuffe parfait ? Un Tartuffe qui ne nous ferait point
passer par une alarme si chaude. Rien de plus. Leur intuition de
l’idéal se réduit à cette correction toute négative. Que s’ils imaginent, sous une
forme positive, un dénouement plus naturel, et un personnage aussi méprisable, mais
plus gai, leur imagination n’est qu’un souvenir : ce dénouement, c’est celui de
quelque autre chef-d’œuvre, et ce
Le Misanthrope aussi nous paraît imparfait, non à la
représentation, mais à l’étude. Il a deux ou trois vers, quelques-uns disent quatre,
mal écrits. Cela devait être ! s’écrient tous les critiques ; la perfection n’est pas
de ce monde ! Il est vrai ; elle habite le inonde intelligible. Mais qu’est-ce que le
Misanthrope idéal dans l’esprit des contemplateurs en extase ? Tout
simplement le Misanthrope réel, moins le cent-douzième vers de la
cinquième scène de l’acte troisième, et le soixante-treizième vers de la septième.
Seuls, quelques raffinés« Peut-être pourrait-on souhaiter quelquefois, écrit
madame de Staël, même dans les meilleures pièces de Molière, que la satire
raisonnée tînt moins de place, et que l’imagination y eût plus de
part. »
a priori ? Aristophane sait bien que non, et son ombre
se moque des théoriciens allemands.
Elle se moque d’eux, les tance et les remercie. « Vous me faites, leur dit-elle tout
bas, bien de l’honneur. L’idéal que vous avez extrait de mes œuvres, est
Pendant que l’ombre d’Aristophane murmure ces choses à l’oreille des théoriciens
d’outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur : Aristophane, ce rieur,
n’est pas assez moraliste pour être comique ; l’imagination, dans son théâtre, prévaut
trop sur la satire des mœurs et sûr la raison. On n’est poète et poète comique, que
lorsque la Muse se fait psychologue, et porte son flambeau jusqu’au fond du cœur
humainChœur des Français dans la
première partie.a priori, de peur que l’ombre de
Molière ne vienne aussi troubler leur conscience.
Les pièces de Molière nous font penser à celles d’Aristophane,
Je conclus que nos idées a priori de la perfection
sont purement négatives, et que nos idées positives de la
perfection sont purement empiriques.
Toutefois j’ajoute qu’il ne s’agit que de nos idées à nous, pauvres critiques. Car il
est raisonnable de supposer dans le génie des grands poètes originaux, des images
idéales de leurs comédies, et des idées obscures, mais positives et a
priori du comique parfait, comparables à ces idées créatrices que la
métaphysique platonicienne faisait résider dans l’intelligence divine. Quant aux idées
claires des poêles critiques et des critiques poètes, elles peuvent aussi être a priori et
Lors même que la critique pourrait avoir une idée a priori et
positive du comique parfait, elle n’aurait pas encore trouvé sa pierre philosophale,
j’entends un principe unique et absolu. Car une comédie pourrait être parfaite selon
la définition, sans être belle, ou belle sans être parfaite. M. Lysidas se souvient-il
d’une remarque bien fine et bien juste que faisait Uranie, le jour où L’École des femmes était si habilement attaquée, et si vivement défendue dans
sa maison ? « J’ai remarqué une chose, disait cette femme spirituelle, c’est
que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres, font
des comédies que personne ne trouve belles
La
Critique de l’École des femmes, scène
S’il fallait accepter les oracles de William Schlegel et sa définition du comique,
force nous serait bien de convenir que Le Roi de Cocagne est plus
parfait que Le Misanthrope. Mais Le Roi de Cocagne
n’en resterait pas moins une platitude, Le Misanthrope une
merveille, et William Schlegel un profane, pour n’a « Quand un moderne comme Schlegel relève un défaut
dans un si grand ancien, il ne doit lui être permis de le faire qu’à
genoux. »
(Entretiens avec Eckermann.)Roi de
Cocagne, ni la folie, ni la bêtise, ni le mélange exquis de tous les éléments
du comique. Mais, s’il lui manque
, nous ne saurions nous empêcher d’aimer davantage, d’admirer
davantage une pièce moins comique, moins folle et moins bête, mais plus belle.ce charme secret dont l’œil est
enchanté
La perfection d’une chose, c’est son harmonie intérieure, l’accord
des moyens qui concourent à sa fin, l’union des qualités qui conviennent à son idée.
Mais la beauté est essentiellement un charme secret, un je ne sais quoiLa finalité objective
interne ou la perfection se rapproche du prédicat de la beauté ; mais entre le
concept du beau et celui du parfait, il y a plus qu’une différence logique ; il
y a une différence spécifique ; le motif du jugement que nous portons sur le
beau ne peut être un concept, ni par conséquent le concept d’une fin
déterminée.Critique du Jugement,
§
Ne disons pas que nous comparons les chefs-d’œuvre de Molière à une certaine idée du
beau qui existe dans Misanthrope. Que s’ils sont assez sûrs de leur définition pour
pouvoir se livrer au plaisir d’admirer, sans craindre d’être contredits par leur
formule, il est démontré que le sentiment du beau n’est pas le résultat d’une
opération logiquePour décider si une chose est
belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au
moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au
sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l’imagination. Notre jugement
n’est donc pas logique, mais esthétique, c’est-à-dire que le principe qui le
détermine est purement subjectif.Critique du
Jugement, §
Il n’y a point de définition a priori de la comédie, il ne peut y
avoir d’idée a priori du comique parfait.
Mais, il y a sans doute, il doit y avoir des définitions a
posteriori de l’a comédie, et des idées a posteriori du
comique ; parlons mieux, une définition, une idée.
En effet, un certain nombre d’œuvres à la fois semblables et diverses sont comprises
sous la dénomination comédies. Il faut donc
que, sous la diversité des formes particulières, toutes ces œuvres aient une essence
commune, et, pour dégager ce caractère général qui doit constituer le fond de chacune d’elles, l’analyse et l’abstraction sont suffisantes.
Ici pourtant un scrupule m’inquiète et m’arrête. Je ne suis pas sûr que le langage
humain ne se trompe pas, et que toutes les œuvres qui portent le nom de comédies,
soient vraiment des comédies. Un philosophe m’affirme que le Tartuffe est une satire, Le Misanthrope une tragédie, et
Molière tout ce que je voudrai, excepté un poète comique. On s’écrie : Mais cela est
absurde ! Je n’en sais rien. Qui me garantit que j’ai raison de croire avec le sens
commun que ce philosophe n’est qu’un fat ? William Schlegel a beaucoup de savoir,
beaucoup d’esprit, et le sens commun est faillible. Pour décider la question entre ces
deux autorités, il faudrait que j’eusse, comme l’une et comme l’autre, une notion a priori du comique et de la comédie. Mais cette notion est
impossible. Voilà un étrange embarras ! Je me croyais hors de l’impasse, et d’abord je
me trouve en plein cercle vicieux.
Tout à l’heure, quand nous avons reconnu l’impossibilité de déterminer a
priori l’idée du comique, nous nous sommes consolés par la considération du peu
d’avantage que la critique littéraire en retirerait. Eh bien, je crois que cette
pensée peut nous consoler encore, et que, s’il ne nous est pas possible de poser avec
assurance les bases d’une définition a posteriori de la comédie,
nous pouvons, avec assurance, nous dire que la critique aurait trouvé fort peu utile
l’édifice que nous désespérons d’élever. Car, voici : cette essence commune, ce
caractère général qui constitue le fond de toute œuvre comique, ne vaut pas le quart
de la peine que se donnent, pour l’extraire, les abstracteurs de quintessence ; ce
qu’il y a de plus insignifiant dans chaque comédie, c’est
précisément l’unité du genre ; la diversité
particulière des espèces et des formes est seule intéressante.
Je ne suis point assez sceptique pour ne pas croire, et croire très fermement, que
des rivages de l’Attique à ceux de la Nouvelle-Hollande, depuis l’antiquité la plus
reculée jusqu’à la consommation des siècles, on a ri partout et l’on rira toujours
devoir un prédicateur faire une grimace en disant : Amen ! un
lourdaud perdre l’équilibre ; un étranger faire des quiproquos ; un enfant parler
politique ; un roi et son ministre jouer à saute-mouton ; une vieille dame lutter
contre le vent qui soulève ses jupes ; un nain se baisser en passant sous un
portique ; un petit bossu faire des plongeons en parcourant un cercle de femmes ; un
homme grave laisser tomber ses lunettes dans sa soupe. Je crois aussi que du
commencement à la fin du monde, des bords de l’Atlantique et du Grand Océan à ceux de
toutes les mers intérieures, une comédie a été et sera une pièce dramatique,
représentant des actions ridicules, des à
posteriori du comique et de la comédie ; la voilà toute, et je trouverais
étrangement hardi quelqu’un qui en croirait plus long sur cet article. Cependant les
téméraires ne manquent pas, et leur audace m’étonne. L’un dit : la comédie se borne à
représenter les mœurs des hommes dans une condition privéeLettre à l’Académie.
l’Allemagne.Art Poétique.Poétique, § 26. Esthétique, t. V, p. 192.Le comique n’est jamais entré qu’avec peine dans tes
définitions des philosophes.Poétique, § 26.comique s’y trouve — à leur insu et en dépit d’eux-mêmes.
Oh ! sans doute, si l’on voulait s’en donner la peine, on pourrait relever dans les
comédies d’Aristophane, de Plaute et de Térence, de Shakespeare et de Caldéron, de
Molière, d’Holberg et de Louis Tieck, un assez grand nombre de traits, d’expressions,
de gestes, comiques pour toutes les époques et pour toutes les nations. Mais croit-on
que, si l’on prenait cette peine, on rendît un grand service à la critique ? Ce qui
nous intéresse après tout, ce n’est pas de savoir que Phidippide ronflant dans cinq
couvertures, et rêvant courses et chevaux, pendant que Strepsiade, son père, compte en
gémissant ses dépenses Les Nuées,
scène re Maison
à deux portes, journée II, scène Cours de
littérature dramatique. — Douzième leçon.
, et que Platon a pu dire : un bouffon indigne de présenter ses farces à la
foire
. Ce qui est
intéressant, c’est de montrer que les personnages de Caldéron sont des idées
abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de
la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio.
Ce qui nous intéresse enfin, c’est de nous répéter, fût-ce pour la millième fois, que
Molière seul a surpris le comique au sein de la nature, qu’il n’a pas cherché à dire
de bons mots, à faire paraître son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur
humain et à être vrai, qu’en un mot son comique est un comique moral. Les caractères
spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose
intéressante, vivante, réelle dans les études de la critiqueles Grâces
choisissant un tombeau trouvèrent l’âme d’Aristophaneere partie.
M. Lysidas le sent, il le sait, il en est si convaincu, qu’il détermine l’idée du comique avec une excessive horreur de la banalité. Cette idée, il la cherche tout entière dans Aristophane, dont il creuse la comédie à une profondeur métaphysique qui effraye. Malheureusement, ce qu’il trouve au fond de cet abîme, ce n’est point l’idée du comique ; il fera bien de creuser encore, et ailleurs ; mais il ne la trouvera pas plus que les enfants du laboureur ne trouvèrent for qu’ils croyaient enfoui, et qui était partout.
Il en est de même de l’idée de la poésie : fausse, si elle est originale et précise ; banale et vague, si elle est vraie.
Il n’est pas possible de la définir a posteriori. Car on nie que
toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres mêmes de
versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition,
pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être ou
non éliminés d’emblée, comme quelques-uns le veulent, il
Il n’est pas possible de la définir a priori. Car on n’a, pour y
parvenir, que la grande méthode des contraires, qui n’est qu’une mauvaise plaisanterie
de la logique. On oppose la poésie à la prose, à la science, à la religion, à
l’industrie, à la musique, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture, que
sais-je ? ou à l’art des jardins. Que sort-il de cette opposition ? Ce qu’on veut,
suivant le terme de contradiction que l’on choisit.
Plusieurs Allemands disent qu’il n’y a point de poésie quand la réalité est peinte
telle qu’elle est, quand la raison gouverne et tempère l’imagination, quand des
médecins, des avocats ou des professeurs de mathématiques ne font pas au poète
l’honneur de ne l’entendre point. Certes, s’ils se bornaient à railler ces esprits
positifs et raisonneurs, qui, avec le calme sourire du bon sens triomphant, demandent
à la poésie une fin pratique en dehors d’elle-même ou l’exposition logique d’une idée
claire, renvoyant aux Petites-Maisons les Aristophane et les Shakespeare ; s’ils se
bornaient comme Goethe à dire à ces sages : Vous oubliez que l’imagination a ses lois
propres auxquelles la raison ne peut pas et ne doit pas toucher, que la fantaisie a la
puissance et le droit d’enfanter des créations destinées à rester, pour la raison, des
problèmes éternels, et qu’une production poétique est d’autant plus haute, veto sur l’alliance de
l’imagination et de la raison, sur la subordination libre de la première à la
seconde ? Pourquoi restreindre, comme beaucoup le font, le domaine de l’imagination à
celui de la fantaisie ? Pourquoi mépriser Molière, parce qu’il est le poète, non de
quelques pédants, mais de l’humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait
mieux qu’eux ? Par quelle raison démonstrative et convaincante décident-ils enfin que
la poésie a telles et telles conditions positives, négatives, et de quelle autorité
lui disent-ils : Jusqu’ici, mais pas plus loin ?
Qu’ils renoncent à la définir, ou, s’ils ne peuvent consommer ce sacrifice si cher à
leur amour effréné des théories, qu’ils s’en tiennent aux bonnes vieilles définitions
de Platon et d’Aristote ; qu’ils nomment la poésie une création,
d’après l’étymologie du mot, ou une imitation belle, d’après un
caractère incontestable de toute œuvre d’art
M. Lysidas sait maintenant pourquoi je regarde comme chimérique sa méthode, qui
consiste à déterminer l’idée de la comédie pour montrer que Molière n’est point
comique, à déterminer celle de la poésie pour faire voir qu’il n’est pas poète. Ce que
je lui reproche, ce n’est pas de préférer à Molière Aristophane ou tout autre poète
comique ; c’est d’avoir la prétention de fonder sa préférence sur la plus petite
raison de l’ordre logique. Il est libre de ne point trouver une sauce excellente ;
mais à ceux qui la trouvent bonne, c’est perdre son temps et sa peine que de démontrer
qu’elle est mauvaise, et qu’une autre est meilleure au goût, d’après l’idée de la
sauce en général. Quant à nous, qui aimons Molière,
.laissons-nous
aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne
cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du
plaisir
Voilà ma vieille thèse. Mais la science nouvelle de M. Lysidas me fait une nécessité de mettre mes idées anciennes en langage nouveau, non parce qu’il écrit plus mal ou parle moins, simplement qu’autrefois, mais parce qu’il pense avec beaucoup plus de profondeur.
Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.
Que l’on se figure mon joli ami le Marquis, M. Lysidas, d’érudit qu’il était devenu
métaphysicien, et la spirituelle Uranie, assistant en 1862 à une représentation de L’École des femmes, juste deux siècles après la première.
Le Marquis ne s’applique plus uniquement à soutenir la dignité d’un personnage du bel
air ; il n’a plus de rubans et de canons à étaler aux yeux du public ; il ne hausse
plus les épaules chaque fois que le parterre rit ; il se donne la peine d’écouter. Il
écoute L’École des Femmes, « Madame, vous êtes à Paris, et tout le monde vous voit de trois
lieues de la ville, car chacun vous voit de bon œil
; si, au
moins, il voyait Alain tremper ses doigts dans le potage de Georgette, et celle-ci lui
envoyer la soupe et la soupière au nez, ces bonnes plaisanteries lui épanouiraient la
rate ; mais La Critique de l’École des
femmes, scène reL’École des femmes n’en offre pas de pareilles. Il rit,
à la vérité, et bruyamment, lorsqu’Arnolphe attend à la porte de sa propre maison,
s’impatiente, tempête et reçoit un coup par la maladresse d’un lourdaud, qu’il a pris
à son service à cause de sa simplicité ; il rit, non parce que ce coup est comique, et
qu’Arnolphe ne l’a pas volé, mais parce que c’est un coup ; du même gros rire il
éclaterait, s’il voyait l’acteur chargé du rôle grave et insignifiant d’Oronte, faire
un faux pas en traversant la scène. Il rit encore des roulements d’yeux et des
contorsions du pauvre homme, lorsqu’il jette à Agnès, dans un transport d’amour et de
rage, cette question d’un comique si sublime :
Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?
Du reste, il trouve la pièce aussi fade qu’une tarie à la crème, et le voilà qui fredonne un air d’opéra-bouffe, en regardant le plafond de la salle.
L’École des
femmes ? Voilà la fin du spectacle. On sort. Eh ! que faites-vous donc ?
N’allez pas lui demander à brûle-pourpoint son avis sur la pièce. Il vous répondrait
qu’il faut lui laisser le temps de la réflexion ; que sa sensibilité a pu être
surprise ; que son jugement reprendra sa ferme assiette et son équilibre, lorsque ses
premières impressions trompeuses seront effacées. Demain il examinera, bien à froid,
si le personnage principal, Arnolphe, est comique subjectivement,
c’est-à-dire pour lui-même, ou s’il l’est seulement pour le spectateur. Il découvrira
que cette loi essentielle du genre est violée ; qu’Arnolphe n’est comique qu’objectivement et pour autrui, qu’il se prend lui-même trop au sérieux,
Uranie s’abandonne, au contraire, et se fie à tous les sentiments que L’École des femmes excite en elle. Aucun préjugé ne la roidit contre le
plaisir d’être touchée, amusée ou ravie. Elle se laisse prendre aux choses avec
candeur et bonne foi. Elle rit, elle admire. Elle ouvre librement, largement, sans
réserve, son esprit aux impressions du comique, son âme à celles de la beauté… La
toile tombe ; elle s’est parfaitement divertie, sans se demander une seule fois si
elle avait raison, et si l’Esthétique de M. Lysidas lui permettait de jouir. Des gens
d’esprit se réunissent dans sa loge. La conversation s’engage. Uranie commence par
quelques exclamations profondément senties, il est vrai, mais un peu générales
peut-être et médiocrement instructives, sur la perfection du style de Molière, la
vérité toujours si délicate ou si forte des caractères qu’il peint, la verve
dramatique de tous ses personnages. Mais elle ne s’en tient pas là.
L’École des
femmes les récits sont des actions, suivant la constitution du sujet. Au fond,
dit-elle, ce ne sont pas les événements qui importent ici ; c’est l’impression que les
événements racontés produisent sur Arnolphe. Ce que Molière a voulu peindre, c’est,
vous le savez comme moi, le ridicule du vieux jaloux, ses angoisses, ses éclairs
d’espérance, et ses tourments d’esprit pour parer les accidents qui le menacent.
Croyez-vous que nous eussions aussi bien vu cela, si le poète avait fait arriver sous
nos yeux ce qu’il fait raconter ? Dans le récit où Agnès explique à son tuteur comment
elle a fait la connaissance d’Horace, n’y a-t-il pas autant d’action, plus même que
nous n’en pourrions voir, si la chose se passait sur le théâtre ? J’avoue que dans L’École des femmes tout est récit ; mais avouez que tout paraît
action, ou plutôt avouez que tout est action, bien que tout semble être en récit
Quelqu’un relève dans la pièce plusieurs mots où toute la salle a ri, quoiqu’il n’y
ait rien de moins spirituel, ou pour mieux dire, rien de plus bas. Uranie répond qu’à
la vérité ces mots ne sont pas du tout plaisants en eux-mêmes, mais qu’ils le
deviennent par réflexion à Arnolphe, et que l’auteur ne les a pas donnés, L’École des femmes une admiration sans mesure, et
systématique. À ceux qui ont besoin de trouver des taches au soleil, elle accorde sans
peine que la reconnaissance finale est maladroitement expliquée, que les longs
discours de Chrysalde sont inutiles, ennuyeux, et non seulement cela, mais qu’ils
offensent trop le sens moral pour ne pas choquer le goût.
Elle n’a ni parti pris, ni engouement, ni prévention, ni étroitesse de système, ni étroitesse d’ignorance. Elle n’a pas lu M. Lysidas ; elle ne sait pas ce que c’est que la comédie. Mais elle a lu des comédies ; elle a comparé ; elle a réfléchi. Elle s’est ainsi formé un sens esthétique (mais ce mot n’est pas de sa langue), un instinct du bon et du mauvais, du beau et du laid, du vrai et du faux, un véritable tact littéraire.
Uranie, c’est la critique Uranie, lisez donc, si cela vous plaît davantage, la critique qui a pour principe le goût.
Par quel don de la nature, ou par quel fruit de l’éducation, Uranie sent-elle Molière
si vivement ? Par quelle logique inaperçue est-elle partie de cette émotion vive pour
arriver à des critiques si justes et si élégantes ? Quel lien subtil peut-on saisir
entre l’impressionL’École des femmes, et les remarques pleines de sens et d’esprit qui
sortent de sa bouche, sur la valeur dramatique des récits d’Horace et d’Agnès, sur le
caractère propre de l’art et du génie de Molière, et sur la haute portée de ce qu’on
appelle ses plaisanteries ? Comment est-il possible, monsieur Lysidas, qu’elle passe
ainsi du subjectif à l’objectif, et d’un sentiment
naturellement obscur et confus, à des idées nettes, intéressantes, instructives ? Car,
remarquez-le bien, elle ne se borne pas à dire : Cette comédie est fort belle ; je la
trouve fort belle ; n’est-elle pas en effet la plus belle du monde ? Elle découvre en
un clin d’œil une foule d’aperçus, dont la piquante variété ne semble point impliquée
dans la sensation simple du comique ou du beau, et l’on ne conçoit pas par quelle
mystérieuse analyse elle a su tirer tant de choses, du fait d’être émue et
d’admirer.
Pourquoi ce bon Marquis ne goûte-t-il pas L’École des femmes, et
pourquoi M. Lysidas, avec infiniment plus d’esprit, ne la goûte-t-il pas
davantage ?
Pourquoi la logique de M. Lysidas est-elle sans prise sur la finesse d’Uranie, et la finesse d’Uranie sans influence sur la logique de M. Lysidas ? Les voyez-vous tous deux qui discutent ? Pourquoi donc sont-ils l’un et l’autre si entiers dans leur opinion, si ardents du désir de la communiquer, et si incapables chacun d’être convaincu ou de convaincre ?
Elle se souvient du temps où elle n’avait pas de goût pour Molière, où les farces
vulgaires qui plaisent toujours si fort au Marquis, la charmaient mille fois plus que
L’École des femmes. Elle a voyagé en pays étranger, et elle se
rappelle encore son premier scandale et sa longue indignation, aux cris d’admiration
que poussaient les sauvages pour leur Dante, leur Caldéron eu leur Shakespeare. Non
contente de mépriser ces poêles, elle exigeait, dans l’intolérance de sa passion, que
ce mépris fût universel, et semblait le regarder vraiment comme aussi nécessaire
qu’une des lois qui régissent le monde. Aujourd’hui elle admire, elle aime les objets
de ses colères d’autrefois, et, avec la même prétention absolue, elle entend que
l’humanité entière partage son culte pour euxUn jugement de goût exige de chacun la même satisfaction sans se fonder sur un
concept.Critique du Jugement,
§
Mais son instinct du beau et du laid a gardé dans tout le reste sa vivacité et ses
franchises. Surtout elle ne se défie point de l’enthousiasme. Elle est femme, et rien
d’humain ne lui est étranger. Elle ne s’efforce pas de devenir un je ne sais quoi
d’abstrait pensant et raisonnant, en qui l’esprit aurait consumé le cœur, et qui
impassible et féroce devant les merveilles du génie de l’homme, au lieu de sentir
comme une personne vivante, fonctionnerait comme une machine dialectique. Car elle
sait que le raisonnement peut faillir, mais que l’admiration est le moins trompeur des
mouvements de notre nature, parce qu’il est généreux et désintéressé par excellence.
Elle fonde donc sa foi à la beauté des œuvres, à l’art des ouvriers, sur un témoignage
intérieur, sur l’amour. Elle croit au génie de Molière, parce que ses comédies la
touchent ; elle croit à la beauté de L’École des femmes, parce
qu’elle la sent, et ce sentiment remplit son âme d’une certitude intime qui défie tous
les doutes. Il est vrai ; sa certitude n’est point logique ; M. Lysidas lui démontre
clairement qu’elle se trompe. Mais les preuves les plus lumineuses sont perdues pour
elle, comme celles de ce sophiste qui niait le mouvement.
Uranie a donc un sentiment profond des choses de l’art.
Le Misanthrope
lui paraissait moins beau que Les Fourberies de Scapin, et que, dans
cette farce préférée, Géronte roué de coups à travers un sac lui semblait plus comique
que Géronte maudissant le Turc et sa galère ? Pourquoi, devenue femme, a-t-elle
éprouvé pour Shakespeare tant d’horreur avant de l’aimer ?
Serait-ce qu’elle a aperçu l’idée du comique, l’idée du tragique, confusément d’abord, puis avec une netteté de plus en plus parfaite, jusqu’au point où l’idéal entièrement éclairci a brillé sans nuages dans le ciel de sa pensée ? Serait-ce qu’elle comparait autrefois Molière et Shakespeare à cet idéal encore obscur pour elle, et les premières erreurs de son goût ont-elles été l’effet de cette aperception confuse ? Serait-ce qu’elle compare aujourd’hui leurs œuvres à cet idéal devenu clair à ses yeux, et la netteté de cette intuition est-elle cause que ses sentiments actuels sont justes ?
Non. Lorsqu’elle n’aimait rien tant, dans Molière, que les coups de bâton donnés si
gaiement par Scapin, ce n’était pas qu’elle entrevît alors l’idée du comique comme
dans un brouillard ; car, voyez : quand plus tard William Schlegel est venu
débrouiller cette idée Le
Misanthrope, elle a trouvé Schlegel ridicule, Scapin toujours amusant, mais
Alceste admirable. Ce n’est point par l’effet d’un éclaircissement progressif de
l’idéal tragique, qu’Uranie a passé du mépris de Shakespeare au culte de son génie
divin. Car, ce qui l’aveuglait sur ce grand poète, c’était, au contraire, l’idée
beaucoup trop nette de la tragédie telle quelle la voyait exposée par les théoriciens
français, et elle n’a commencé à saluer en lui l’égal de Corneille et de Racine, que
du jour où son intelligence s’est affranchie de toutes ces fausses notions.
Comme elle se moque à présent des théories et des définitions littéraires ! Quel
bonheur d’avoir l’esprit au large, et de sentir le beau sans la permission de la
logique ! Elle apprécie trop ce plaisir-là pour remettre jamais sous le joug la
liberté de son goût. En lisant un drame comique ou tragique, elle ne consulte pas ce
qu’il devait être et l’idée d’après laquelle les philosophes le jugeront, mais ce
qu’il est et l’impression qu’elle en reçoit. À cette impression libre et personnelle
l’Esthétique n’ajoute, n’ôte, ni ne change rien. L’idéal ne visite point de ses rayons
les sentiments intimes de l’indépendante Uranie, et soit qu’il la convainque, dans les
livres de M. Lysidas, d’erreur ou de vérité, elle n’en croit, ni plus ni moins, ce
qu’elle a
Si les sentiments littéraires d’Uranie sont indépendants de toute espèce de logique,
s’ils ne procèdent pas d’une comparaison de son esprit entre les œuvres comiques et
l’idée de la comédie, entre les belles œuvres et l’idée de la beauté, mais de l’effet
immédiat de ces œuvres sur sa sensibilitéCritique du
Jugement, § er
Mais il ne s’ensuit pas que son goût soit libre absolument, libre vis-à-vis de toute espèce d’idées. Loin de là. Il est dépendant, au contraire, et de la manière la plus complète, dépendant non de telle ou de telle notion particulière, mais de l’intelligence même d’Uranie, de son intelligence tout entière, avec sa richesse de connaissances et sa largeur de vues, mais aussi avec ses préjugés, son ignorance, sa faiblesse, son humanité enfin et ses sottises.
Le fait de cette dépendance est la solution de tout le L’École des femmes, à supposer que M. Lysidas, bon logicien mais homme
d’esprit, ne fasse pas plutôt profession extérieure et philosophique de ne la point
aimer. Il explique enfin comment les sentiments d’Uranie, ainsi que ceux de M. Lysidas
et du Marquis, peuvent se traduire en idées ; car, puisque c’est dans l’intelligence
que ces sentiments ont leur source, il n’y a, dans le fait de leur expression
intelligible, de leur traduction en idées, qu’un retour à leur origine.
Lorsque Uranie était enfant, comment aurait-elle apprécié Le
Misanthrope ? Grâce à Dieu, elle n’y pouvait rien comprendre. Elle n’avait
encore ni observé ni éprouvé les sentiments raffinés qui composent le tissu de ce
drame émouvant. Elle était simple et bonne, comme cette pauvre Laforêt
Que devait faire Uranie ? Fallait-il quelle fît table rase de toutes les idées que
l’éducation lui avait acquises, afin de purifier, d’affranchir son goût, de le rendre
à l’état de nature, et de pouvoir le mettre désormais en rapport direct avec les
œuvres du génie, sans l’intermédiaire de ces idées ? Pas le moins du monde. Cette
prétendue pureté naturelle du goût n’est qu’une supposition chimérique. Le goût est
nécessairement mêlé, subordonné aux idées, et le seuil acte d’autonomie qu’il puisse
faire, c’est d’accepter franchement la société et la suprématie de l’intelligence.
— Uranie a aimé Shakespeare, elle a goûté Le Misanthrope, non en
devenant plus sauvage, mais en perfectionnant sa culture ; et, dès lors, loin d’être
jalouse pour son goût d’une indépendance qui n’existe pas et qui n’est qu’une
servitude sans conscience, elle l’a maintenu fermement sous la discipline de la
science et de la raison.
À présent, lorsqu’elle ne sent pas la beauté d’un poème vanté de tout un peuple ou
seulement de quelques personnes éclairées, elle garde un silence modeste. Elle doute,
elle se demande si elle a suffisamment Si quelqu’un ne trouve pas beau un poème que mille suffrages vantent,
il pourra commencer à douter s’il a suffisamment cultivé son goût pour la
connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’une certaine
espèce. Critique du Jugement,
§
Ainsi, les sentiments littéraires d’Uranie ne dépendent point des théories
littéraires, ni des prétendues notions innées du beau, du comique, du parfait, et
c’est précisément le défaut de cette dépendance logique, qui rend nécessaire pour son
goût la souveraineté douce et libérale de l’intelligencePar cela même que le jugement de goût ne peut être déterminé par des
concepts et des préceptes, le goût est précisément de toutes les facultés et de
tous les talents celui qui a le plus besoin d’apprendre par des exemples ce qui,
dans le progrès de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s’il ne veut
pas redevenir bientôt inculte et retomber dans grossièreté de ses premiers
essais.Critique du Jugement,
§
Il est un petit nombre d’œuvres qui, dans l’histoire classiquesOn vante avec raison
les ouvrages des anciens comme des modèles ; les auteurs en sont appelés
classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples
sont des lois pour peuple.Critique du Jugement,
§
— Les idées d’Uranie sont justes ! Et pourquoi ? Vous le dites, il faut le prouver.
Vous en êtes sûr : où est la raison de votre certitude, et la garantie de leur
justesse ? Je nie qu’elles soient justes, moi théoricien, moi dialecticien ; démontrez
que j’ai tort et qu’elle a raison. Eh quoi ! nulle logique ! nulle méthode ! Elle
parle de la comédie, et elle ne commence pas par la définir ! Je voudrais que Socrate
l’entendit. Avec deux ou trois question sans malice, il l’aurait bientôt mise en
contradiction avec elle-même, et il lui ferait avouer tout haut qu’elle ne sait pas le
premier mot de ce qu’elle Alceste
d’avoir sacrifié l’intrigue à l’étude profonde des caractères : elle excuse Caldéron
d’avoir sacrifié les caractères au jeu divertissant de l’intrigue. Et pour deux
pièces, Le Misanthrope et Les Plaideurs, son
admiration est si banale, qu’à cette simple question : Laquelle préférez-vous ? elle
hésite, et déclare que toutes les deux sont également belles, comiques, admirables,
chacune dans son genre. Chacune dans son genre ! ô unité de l’essence ! ô Platon !
qu’êtes-vous devenus ! Y a-t-il plusieurs manières différentes, opposées, d’être
comique, et une pièce de théâtre est-elle une comédie avant d’avoir reçu le baptême
des mains d’un philosophe, seulement parce qu’un public ignorant tout, parce qu’un
poète ignorant l’Esthétique, ont eu la fantaisie de l’appeler de ce nom ?
M. Lysidas a bien raison, Uranie est une détestable logicienne.
1º Elle ne définit rien. Elle prend les comédies comme telles sur la foi du langage,
cet interprète faillible du faillible sens commun, et ce procédé fort peu
philosophique la fait tomber dans des propositions contradictoires, telles que
celle-ci : Aristophane et Molière sont deux grands poêles comiques. Et quand on
2º Elle n’a point de système. Elle sent vaguement que les choses les plus disparates,
les plus contraires même peuvent être comprises dans le vaste sein de la beauté, comme
de la vérité, et c’est pourquoi les contradictions, ce stigmate de l’erreur, un
l’importunent pas à l’excès ; on ne la voit point faire effort pour s’en débarrasser à
tout prix, comme doit faire toute personne sérieuse, qui a quelque souci de sa propre
dignité intellectuelle. Car, un jour de rêverie philosophique, Uranie ne s’est-elle
pas avisée que l’harmonie supérieure qui concilie toutes choses est trop cachée, pour
que l’esprit humain ne coure pas la chance presque infaillible, en la cherchant à tout prix, de la trouver au prix de la vérité même ?
3º Elle ne prouve rien. M. Lysidas, lui, démontre que Molière n’est ni comique ni
poète, comme on démontre le carré de l’hypoténuse. Uranie n’est pas de cette force. Il
lui est absolument impossible de prouver que Molière soit un poète comique. Il est
vrai qu’elle
Sentir, sentir vivement, profondément, voilà sa force.
Mais, voici sa faiblesse. Il y a par le monde des gens d’esprit et de savoir qui ne sentent pas comme elle, et qui lui disent gravement du fond de leur bibliothèque : Instruisez-nous, Madame ; nous n’aimons pas Molière ; mais, si vous nous expliquez pourquoi vous l’aimez, et si vos raisons nous semblent bonnes, vous nous convertirez sans doute ; nous vous écoutons ; parlez. Ah ! si ces personnes si sages et si froides n’avaient pas tant de savoir, tant d’esprit ; si, au lieu de l’orgueilleuse sommation des philosophes, Uranie recevait l’humble visite d’un pauvre maître d’école de village, avide de comprendre et de goûter le beau, elle ne serait pas embarrassée. Elle ouvrirait Molière, elle lirait, et sans autre commentaire du texte que l’émotion de sa voix, elle en ferait sentir la beauté à cette âme simple. Mais aux philosophes, à ce qu’il paraît, il faut un commentaire ; ils ont le droit de l’exiger, et Uranie ne doit pas se contenter de les renvoyer à la splendeur éclatante du texte. Or, c’est là que son impuissance profonde se trahit.
Le Misanthrope, ne le découvrent point dans
les analyses de la critique. Ceux qui ne voient pas l’astre du jour au firmament, ne
l’aperçoivent point à travers le prisme qui le décompose en sept couleurs. Uranie leur
dira-t-elle : Vous êtes des aveugles qui me priez de vous montrer le soleil ;
allez-vous faire ouvrir les yeux, et vous n’aurez pas besoin que je vous le montre ?
Non ; elle aura la charité d’entreprendre elle-même sur ces aveugles l’opération de la
cataracte. Mais c’est une étrange entreprise que celle d’ouvrir les yeux à des malades
qui croient voir mieux que leur médecin.
Quelle que soit l’impuissance des arguments d’Uranie, elle doit disputer avec ces
sages, parce que son goût pour Molière, sans avoir de fondement logique, est pourtant
fondé en raison. Si elle avait invité à sa table quelques-uns de ses ennemis les
philosophes, et qu’entre les convives la discussion tombât, comme il arrive souvent,
même entre des convives philosophes, sur les qualités agréables d’un vin, Uranie
arrêterait la controverse, en disant : Messieurs, vous paraissez oublier ce que vous
avez écrit dans vos livres, qu’en matière de goût physique, il ne faut point disputer.
Et si, la conversation passant des vins d’Europe aux fleuves Tartuffe, de L’Avare et du Misanthrope est
un grand comique, un grand poète, et si William Schlegel ou Jean-Paul le conteste,
est-ce l’Esthétique de Hegel que Galopin ira chercher pour décider
la question ? Il n’y a point d’idée du comique. Il n’y a point d’idée du beau. Il n’y
a point d’idée de la poésie. Mais il y a des intelligences qui comprennent diversement
la poésie, le comique, le beau : la dispute est donc nécessaire, et la dispute est
interminable.
Uranie cependant ne perd pas courage. Loin de s’enfermer dans l’impuissante fierté
d’un trop facile silence, elle accepte gaiement la nécessité d’une discussion sans
terme possible. Elle sait qu’elle ne convaincra pas directement des logiciens. Mais
elle sait aussi que plus ses idées seront nombreuses, variées, justes et frappantes,
plus elle aura d’action à la longue sur l’intelligence des hommes savants qui
l’écoutent et la contredisent. Or, c’est là tout ce qu’elle peut espérer. C’est un
défaut d’intelligence, il faut bien le reconnaître, qui tient caché aux regards de
Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel lui-même l’ordre particulier de beauté exprimé
Uranie n’est donc pas un géomètre qui répète la démonstration d’un théorème, remonte aux principes, redescend aux conséquences, jusqu’à ce qu’il ait forcé la conviction. Je la comparerais plutôt à un orateur sacré, plein de grâce et de modestie, qui compte sa propre parole pour rien, et croit avoir fait par ses commentaires tout ce qu’il peut faire, s’il persuade à ses auditeurs de sonder d’un cœur et d’un esprit purs le texte de la Parole divine.
D’où vient celle grâce morale répandue sur les traits et sur toute la personne
d’Uranie ? On dit que la société habituelle des choses de l’art n’est pas bienfaisante
C’est que le commerce des belles choses n’est indifférent ou funeste moralement qu’aux critiques dont le goût est faussé par l’esprit de système. Pour ceux qui suivent la nature, cette intimité a la plus salutaire influence morale. Suivre la nature, en matière de goût, c’est obéir au mouvement instinctif par lequel elle nous attire vers ce qui est beau, et nous éloigne de ce qui est laid.
Mais cette obéissance ne doit pas être aveugle. Elle doit être intelligente, et intelligente au point de subordonner toujours, en cas de conflit, les impulsions de la nature aux préceptes positifs de la raison. Or, parmi ces préceptes, il y en a deux qui sont élémentaires : le premier est de ne point considérer comme beau, dans l’ordre poétique, ce qui n’excite pas l’admiration à quelque degré ; le second est de ne point regarder comme laid ce qui excite l’admiration des hommes en général, ou d’une portion éclairée du genre humain.
Fidèle à ces deux principes, Uranie n’est pas la dupe des attraits que peuvent avoir
pour ses sens certaines
Entre ces deux limites tracées par la raison, Uranie suit la nature, et lorsqu’elle
admire, elle sait qu’elle peut se laisser aller avec confiance à son émotion ; car
c’est le signe de la présence du beau. Or, l’admiration
La beauté n’est point saisissable pour l’entendement, point définissable ; mais l’âme
peut aspirer à la posséder, et chercher la beauté, vivre avec les choses belles, c’est
établir sa demeure dans une sphère qui est au-dessus des sens et même de
l’intelligence ; c’est communiquer avec ce Dieu inconnu qui échappe à la pensée, et
que le sentiment moral peut seul atteindreC’est l’intelligible que le goût a en vue. Dans cette faculté le jugement se
voit lié à quelque chose qui se révèle dans le sujet même et en dehors du sujet,
et qui n’est ni nature ni liberté, mais qui est lié au principe de cette
dernière, c’est-à-dire avec le suprasensible, dans lequel la faculté théorique
se confond avec la faculté pratique, d’une manière inconnue, mais semblable pour
tous.Critique du Jugement,
§
§ La propédeutique de tous les beaux-arts ne semble pas
consister dans des préceptes, mais dans la culture des facultés de l’esprit par
ces connaissances préparatoires qu’on appelle humaniora. Mais
la véritable propédeutique pour fonder le goût est le développement des idées
morales et la culture du sentiment moral.« Rentre en toi-même, a dit un philosophe
Soyez de bonne foi, monsieur Lysidas. Vous êtes plus savant qu’Uranie, et ce n’est
point un mal. Mais, prenez garde ; il y a des esprits que l’érudition surcharge, que
la métaphysique embrouille, et qui voient mal les choses à force de lumière. Ne
cherchez pas de raisonnements pour vous empêcher d’avoir du plaisir, et quand vous
lisez une comédie, regardez seulement si les choses vous touchent. Êtes-vous ému
d’admiration, elle est belle. Riez-vous, elle est comique… Que la Prudence me soit en
aide ! Je crois que j’ai défini la comédie, et nécessairement j’ai dit une sottise.
C’est bien assez d’avoir osé, après Kant, dogmatiser un peu sur la beauté. Non ! le
rire n’est point le signe du comique. Racine et
Shakespeare.Tartuffe, le public ne rit pas plus de deux ou trois fois. Mais il n’a pas
montré son esprit, en concluant de là que Molière n’est guère comique. Contentons-nous
de dire, au risque de paraître extrêmement naïfs, que le comique est ce qui nous émeut
comiquement, et livrons-nous, avec toute notre naïveté, à cette émotion maîtrisée par
la sagesse des sages, en laissant à de plus fins que nous la satisfaction de croire
qu’ils ont trouvé en quoi elle consiste. Car « la trame de nos sensations est
si compliquée, qu’à grand-peine l’analyse la plus subtile en peut-elle saisir un fil
bien séparé et le suivre à travers tous ceux qui le croisent. Et lors même qu’elle a
réussi, elle n’en tire aucun avantage. Il n’existe, pas dans la nature de sensations
absolument simples. Chacune d’elles naît accompagnée de mille autres, dont la
moindre l’altère entièrement ; les exceptions s’accumulent sur les exceptions, et
réduisent la prétendue loi fondamentale à n’être plus que l’expérience de quelques
cas particuliers
.Le
Laocoon
Croyez-vous, M. Lysidas, que la France entière s’abuse et que l’Europe s’abuse avec
elle, en appelant Molière un poète comique et un grand poète comique ? Vous avez sur
l’Europe un avantage, vous goûtez Aristophane ;
une espèce de routine
La critique littéraire n’est ni un art, ni une science ; c’est une routine, mais une routine d’un ordre supérieur, pour laquelle l’intelligence
est indispensable, la science nécessaire, et le sens moral plus qu’utile.
Au banquet offert à tous par les grands poètes, les philosophes pour qui la critique
est une science apportaient jadis Aristote, et regardaient dans la Poétique si ce qu’on leur servait était bon. Aujourd’hui, chacun d’eux a fait
son Esthétique, et c’est là qu’il juge de la qualité du festin. Uranie goûte de bonne
foi ce qui lui est présenté. C’est le plus aimable et le plus éloquent
Quel dénouement pourrait-on trouver à ceci ? Car je ne sais point par où l’on pourrait finir la dispute.
Il y avait une fois trois cuisiniers (le Chevalier Dorante aime les comparaisons de
l’ordre gastronomique, je commence par lui en servir une) ; il y avait une fois trois
cuisiniers : Pancrace, Marphurius et Épistémon. Ils étaient assis l’un à côté de
l’autre, dans un banquet, et causaient cuisine. Pancrace disait : Ce jambon ne vaut
rien. A-t-il dessalé vingt-quatre heures ? L’a-t-on noué dans un linge ? L’a-t-on
placé dans une marmite avec douze oignons et six clous de girofle ? L’a-t-on mouillé
d’une bonne bouteille de vin blanc ?La Cuisinière de
la ville et de la campagne, p. 215.
— Oui, Pancrace ; j’ose le trouver bon sans le congé de messieurs les experts. Tu sais que je suis un peu sceptique sur notre art. Je ne cherche point de raisonnements pour m’empêcher d’avoir du plaisir. Je crois qu’on peut faire de bons jambons par d’autres procédés que les nôtres. — Ah ! eh bien, explique-moi un peu en quoi celui-ci est bon ? — Mon ami, je ne saurais. Ce sont de ces choses que nous devons sentir par nous-mêmes. — Comment ! la parole n’a-t-elle pas été donnée à l’homme pour expliquer ses sentiments ? Explique-moi tes sentiments par la parole ; c’est le plus intelligible de tous les signes. — Tu as raison, je dois pouvoir te rendre compte de ce que je sens. Il ne suffit pas que je dise : Ce jambon est fort bon ; je le trouve fort bon ; n’est-il pas en effet le meilleur du monde ? Il faut que j’essaye de le décrire ce que ma langue et mon palais éprouvent.
Là-dessus, Marphurius entama une explication qui ne convainquit point Pancrace, et
qui ne persuada pas
Voyant cela, Épistémon fit cette proposition : Mes chers amis, que ceux qui aiment le jambon en mangent sans nous faire part des sensations qu’ils éprouvent, et que ceux qui ne l’aiment pas voient les autres en manger sans colère. Moi, cependant, je vous ferai un récit qui vous intéressera tous. J’ai visité la ferme où naquit et vécut l’animal qui porta ce jambon. Je vous en parlerai ; elle est curieuse.
Alors Épistémon commença son histoire au milieu d’un calme général et d’une curiosité attentive.
Épistémon, c’est la critique, la critique telle que je l’entends aujourd’hui.
Marphurius, c’est le Chevalier.
Et Pancrace ? c’était moi ; c’est le vieux Lysidas. Mais Lysidas a dépouillé le vieil homme, et vous n’avez, mon cher Chevalier, triomphé que de sa dépouille.
Aristote… est Aristote, et nous avons tous été, en dépit de Minerve et de lui, ses
prophètes. Je ne sais si l’histoire de l’esprit humain offre un spectacle plus curieux
que celui de notre longue et universelle aberration au sujet de la Poétique, comme de tous les autres ouvrages Poétique sur les poêles qui l’avaient précédé,
pour autant d’arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce
document d’histoire a conservé jusqu’au dix-huitième siècle, et encore au-delà,
l’autorité d’un code dans la république des lettres.
Aristote détrôné, j’ai moi-mêmedogmatisme en
critique littéraire, dans ses trois évolutions successives : l’autorité
des anciens, le règne de la raison pure et la doctrine de
l’école historique.
J’ai dit que ce sceptique Chevalier s’était contenté de détruire et n’avait rien fondé ; c’est ma conviction. Mais, comme il s’imagine avoir fondé la critique littéraire sur quelque chose en la fondant sur le goût, avant d’exposer mes nouveaux principes, j’ai à suivre l’exemple qu’il m’a donné lui-même : moi aussi, je dois lui dire pourquoi je considère sa méthode comme chimérique.
Et d’abord, je voudrais bien savoir quelles sont les idées dont l’éloquente expression tient les philosophes modernes suspendus aux lèvres
d’Uranie, dans ce grand banquet littéraire où Molière et tous les poètes convient
l’humanité. Le Chevalier nous a juré qu’elles étaient intéressantes : je l’en crois sur sa parole. Mais, si elles sont si
intéressantes, que ne prenait-il note de ces idées pour notre plaisir et notre
instruction ? Serait-ce qu’elles ont besoin du charme de l’éloquence, et que,
dépouillées de leur expression oratoire, elles perdent leur intérêt ? J’en ai
peur.
La discussion renouvelée de Molière, de Voltaire et de Lessing sur la valeur
dramatique des récits dans L’École des femmes, est le
seul morceau de l’Étude du Chevalier, où j’aie vu « la
spirituelle Uranie » révéler par un exemple effectif la merveilleuse vertu de ce goût
qui suffit à la critique. Ce petit morceau est agréable et fin ; mais nous apprend-il
quelque chose sur Molière ? Nous fait-il pénétrer le moins du monde dans la nature
particulière de son génie comique ? Une causerie aussi superficiellement
instructive pourrait-elle demeurer longtemps intéressante ?
Une critique toute composée de jolis morceaux de cette espèce serait-elle assez belle
enfin, pour effacer dans notre imagination le souvenir de ces théories philosophiques
qui n’ont pu trouver grâce devant le Chevalier, mais dont la hardiesse parfois
profonde reste si pleine de séduction ?
Si j’en excepte le petit morceau en question, le Chevalier a beaucoup loué son Uranie, et n’a rien montré de son savoir-faire. Il a répété que ses idées étaient justes, nombreuses, variées, fines, élégantes, piquantes, intéressantes, instructives. Mais, s’il a été prodigue d’épithètes, il est resté économe d’exemples. Il a protesté que la critique fondée sur le goût n’était pas simplement une variation habile sur ce thème identique : Ces comédies sont fort belles ; je les trouve fort belles ; ne sont-elles pas en effet les plus belles du monde ? mais il n’a point prouvé qu’elle fût autre chose en réalité.
En ayant soin de ne pas nous dire quelles sont les
Si nous
voulons savoir ce que vaut ce goût qu’il vante sans nous le faire connaître, nous
n’avons qu’à le voir à l’œuvre dans les livres qu’il aime, dans toute cette critique
littéraire au petit pied qui ne se targue pas de philosophie, n’apporte ni méthode
originale, ni théories nouvelles, et n’a d’autre ambition que d’être le développement
bien écrit du sentiment de tous les Omne ignotum pro magnifico habetur.honnêtes gens sur les auteurs
illustres.
Cette critique se compose d’idées particulières et d’idées générales. Les idées
particulières, nous en avons un spécimen fort avantageux dans l’unique exemple du
savoir-faire d’Uranie, que je rappelais tout à l’heure. Elles ne sont pas toujours
aussi distinguées. Habituellement elles portent sur la beauté d’un vers, d’un morceau,
sur les proportions régulières d’un acte, sur l’inopportunité du récit de Théramène,
sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme adorable du style
d’Amphitryon. Mais elles auraient beau être toutes spirituelles, ce qui nous importe,
ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les idées générales. Voyons. Aristophane est
un poète doué d’imagination ; il a de la verve et même de l’atticisme ; mais (il y a
toujours un mais) il est plein de bouffonneries indécentes et de
personnalités. Plaute a de la verve (les écrivains
J’ai reproché tout à l’heure au Chevalier un tout petit péché d’omission. C’est une faute plus grave dont maintenant je l’accuse. C’est d’avoir embelli sa statue au point de la rendre méconnaissable.
N’a-t-il pas eu le front d’attribuer au principe de sa critique, au goût, un esprit
de sympathique largeur et d’intelligence universelle ? Le paradoxe est fort, et l’on
ne saurait avec plus d’audace donner un démenti aux faits. Que la critique doive être
large, intelligente et sympathique, c’est, depuis plus d’un demi-siècle, ma conviction
profonde ; mais que l’école célébrée par le Chevalier ait jamais eu ces qualités,
c’est ce que l’histoire ne permet pas de prétendre, et qu’elle puisse les acquérir en
demeurant fidèle à son principe, c’est ce que je nie absolument. Qui ne sait que le
goût, par l’étroitesse native de ses vues et par son impuissance à rien comprendre
sans une lente, lente éducation est
Je m’abstiendrai de la déclamation d’usage sur la contradiction des goûts nationaux.
Elle est devenue trop banale. Parmi les prédicateurs de ce lieu commun, les seuls qui
puissent être encore originaux, ce sont les philosophes orthodoxes décidés d’avance à
opérer au milieu de leurs phrases compromettantes le sauvetage impossible de
l’absolu ; ceux-là resteront toujours divertissants par le spectacle héroï-comique de
leurs efforts désespérés pour échapper à la terrible loi du relatif, que cette
contradiction des goûts nationaux proclame avec une évidence accablante. Le Chevalier
m’a gratifié fort légèrement de deux disciples
En l’année 17.., le goût français, semblable au rat de la fable, sortant pour la
première fois de son trou, eut la fantaisie de voyager, de voir la nature, les villes,
les mœurs des hommes, le monde enfin. Il n’était pas à cette époque ce jeune
enthousiaste que nous connaissons, aux passions vives ou au moins à l’imagination
forte, exaltant la folie dans les œuvres de l’art, soit par un mouvement instinctif de
sympathie, soit seulement
Il traversa d’abord la Normandie. En deux ou trois endroits, il eut la curiosité de descendre quelques minutes de sa chaise, où enfermé il étudiait Boileau, pour se donner le divertissement devoir de près des vaches, des paysans, la mer et un lever de soleil sur la campagne. Il notait le soir ses impressions de la journée. Voici un extrait authentique de la première partie de ce curieux journal, de celle qu’il écrivit en France.
« … Lu aujourd’hui le troisième chant de l’
Art poétique, la troisième et la neuvième desRéflexions critiques sur Longin, et visité les terres de l’abbaye du Val Richer. La grossièreté de la nature à la campagne, le langage des paysans à peine plus civilisé que celui de leurs bêtes, me font aimer et apprécier de plus enplus la belle nature, telle qu’elle est à la cour et dans les tragédies de Racine. « … Les fermes, les bois, les champs, les ruisseaux m’ont remis en mémoire plusieurs vers de la Fontaine ; mais ce ne sont pas les meilleurs. Je n’ai garde de confondre le beau naturel, que ce poète rencontre quelquefois, avec le familier, le bas, le négligé, le trivial, défauts dans lesquels il tombe trop souvent.
Des enfants de Japhet toujours une moitié Fournira des armes à l’autre : « Voilà le beau naturel ; voilà les traits qui plaisent aux esprits délicats. Mais quoi de plus bas que sa
pie margot caquet bon bec, si ce n’est leslongs piedsde sonhéron au long bec emmanché d’un long cou? Ces traits sont faits pour le peuple. Il semble que La Fontaine ait trop vécu dans la société des animaux qu’il a peints. Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que d’un petit nombre d’honnêtes gens ; il est inconnu aux familles « Un logis plein de chiens et de chats,Voltaire,vivant entre eux comme cousins, et se brouillant pour un pot de potage, semble bien indigne d’un homme de goût. Lapie margot caquet bon becest encore pire.Vous chantiez ? j’en suis fort aise : Eh bien ! dansez maintenant.Comment une fourmi peut-elle dire ce proverbe du peuple à une cigale ?Un jour sur ses longs pieds allait, je ne sais où, le héron au long bec emmanché d’un long cou. Il faut avouer que Phèdre écrit avec une pureté qui n’a rien de cette bassesse. »Écrivains du siècle de Louis XIV. Dictionnaire philosophique; articlesÉléganceetFable. Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française.bourgeoises, et toute la populace en est exclue . Si la Fontaine avait vécu davantage dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des pies margots et des hérons au long cou Dictionnaire philosophique; articleGoût.. « Si Boileau avait vécu alors (à l’époque où la satirevivit le jour) dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des chats, des rats et des souris. »Ibid.« … Les paysans en Normandie nomment indifféremment un mouton et un cochon, une chèvre et une vache. Je ne suis pas surpris que ces gens grossiers ne s’aperçoivent point de la différence qu’il y a entre ces termes pour l’élégance et la noblesse ; mais les personnes bien élevées et habituées à parler le langage de la belle nature, la sentent très bien et l’observent. Dans les endroits les plus sublimes la langue française peut nommer, sans s’avilir, une chèvre, un mouton, une brebis ; mais elle ne saurait, sans se diffamer, nommer un veau, une truie, un cochon. Le mot de
génisseest fort beau,vachene se peut souffrir ;cochonest de la dernière bassesse.Pasteuretbergersont du plus bel usage ;gardeur de pourceauxougardeur de bœufsseraient horriblesBoileau, . Quant aux instruments de l’agriculture, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur desNeuvième réflexion critique sur Longin.Géorgiques, qui les nomme sans détourVoltaire, ?Discours de réception à l’Académie française.
« … En regardant ce matin dans la plaine un de ces animaux à longues oreilles qui sont plus petits que le cheval, et qui, par leur union avec l’espèce chevaline, donnent naissance à la mule, je me disais que notre Boileau avait peut-être poussé un peu loin la défense de l’antiquité contre M. Perrault, lorsqu’il a voulu justifier Homère d’avoir comparé Ulysse dans la mêlée à un âne ravageant un champ de blé. Il prétend que le mot âneétait très noble en grecBoileau, . Mais rien ne le prouve, et j’accuserais plutôt non Homère, mais le temps où ce poète a vécu, d’avoir été grossier et barbare. Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure. Racine fut le premier qui eut du goûtNeuvième réflexion critique sur Longin.Voltaire, Avec quel art n’a-t-il pas ennobli le motDix-huitième lettre sur les Anglais. Correspondance avec La Harpe.chien! Deux ou trois poètes en France traduiraient bien Homère ; mais on ne les lira pas, s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout « L’élégance et l’harmonie ont ennobli les chiens. »La Harpe,Cours de littérature, seconde partie, chapitreiii , section 9.Voltaire, . Boileau me semble donc avoir poussé trop loin la défense de l’antiquité dans sesDictionnaire philosophique; articleScoliaste.Réflexions critiques. Mais l’Art poétiquefait mes délices, et la belle nature exprimée avec tant de fidélité, de force et de grâce, me distrait un peu et me console de celle d’ici… »
Ainsi voyageait notre homme de goût. Poursuivant
Il prit des notes à Londres comme dans la campagne normande. Voici de son journal de voyage un second et dernier extrait.
« … Quel babouin
que Shakespeare ! J’ai vu mettre de la bière et de l’eau-de-vie sur la table dans la tragédie d’Hamlet, et j’ai vu les acteurs en boire ! J’ai vu des fossoyeurs creuser une fosse et jouer avec « Rymer dit qu’il n’y a point de singe en Afrique, point de babouin qui n’ait plus de goût que Shakespeare… Rymer a eu bien raison de dire que Shakespeare n’était qu’un vilain singe. »Voltaire,Lettre à l’Académie française. Correspondance avec La Harpe.des têtes de morts en chantant des airs à boire ! J’ai vu la plus vile canaille paraître sur le théâtre avec des princes, et j’ai entendu les princes parler comme la canaille ! J’ai entendu Hamlet dire : Ma mère en épouse un autre au bout d’un mois, un autre qui n’approche pas plus de lui qu’un satyre d’Apollon. À peine le mois écoulé ! avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père. Fragilité, ton nom est femme! Le fond du discours d’Hamlet est dans la nature, cela suffit aux AnglaisVoltaire, . Jugez, cours de l’Europe ! Académiciens de tous les pays ! Hommes bien élevés, hommes de goût dans tous les étatsDu théâtre anglais.! J’ai entendu un soldat demander. Lettre à l’Académie française.Avez-vous eu une garde tranquille? et un autre répondre :Pas une souris qui ait bougé.Dans un corps de garde c’est ainsi qu’on parle, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation qui s’expriment noblement, et devant qui il faut s’exprimer de même. J’ai admiré l’heureuse liberté avec laquelle tous les acteurs passent en un moment, d’un vaisseau en pleine mer à cinq cent mille sur le continent. En vain le sage Despréaux, législateur du bon goût dans l’Europe entière, a dit dans son Lettre à l’Académie française.Art poétique, chant troisième :Qu’en un lieu, qu’en un jour un seul fait accompli Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli . Ibid.etDu théâtre anglais.
« Il y a là un grand problème à résoudre. Comment a-t-on pu élever son âme jusqu’à voir avec transport ces farces monstrueuses, écrites par un histrion barbare dans un style d’Allobroge ? D’abord, le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers, et partout il aime passionnément les spectacles. Donnez-lui des combats de coqs, des enterrements, des duels, des gibets, des sortilèges, des revenants, des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène ; cela lui plaît mieux que l’éloquence la plus noble et la plus sage, et plus d’un grand seigneur a le goût fait comme celui du peuple Voltaire, . Et puis, il y a une chose extraordinaire : ce Shakespeare, si sauvage, si bas, si effréné et si absurde, avait des étincelles de génieDu théâtre anglais.. J’ai découvert des perles dans son énorme fumier Dictionnaire philosophique; articleArt dramatique.Lettre de Voltaire à La Harpe, citée dans le . Mais c’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernesJournal des débatsdu 23 avril 1865.Voltaire fait cette remarque, à propos de Dante. . Qu’on se figure Louis XIV dans sa galerie de Versailles, entouré de sa cour brillante : un Gilles couvert de lambeaux perce la foule des héros, des grands hommes et des beautés qui composent cette cour ; il leur propose de quitter Corneille et Racine pour un saltimbanque qui aLettres chinoises, indiennes et tartares.des saillies heureuses et qui fait des contorsions Voltaire, !Lettre à l’Académie française.« … Hier, c’était dimanche. J’ai lu Milton. Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel combattent Moloch, Belzébuth, Niroch. On se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature. On se bat dans le ciel à coups de canon. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte. Au cinquième chant, après qu’Adam et Ève ont récité le psaume
cxlviii , l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. Puis ils font quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidisse (no fear lest dinner cool). Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, d’un poème épique sur Adam et Ève ? La cour délicate et polie de Charles II eut en horreur l’homme et son poème. Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux grâces, Milton a sacrifié au diable. » Dictionnaire philosophique; articleÉpopée.
Ici, je prends congé de notre homme de goût. Car je suppose que le Chevalier n’a pas
envie de l’accompagner plus loin, en Espagne, par exemple, où il découvre quelques
traits de génie dans le théâtre de Caldéron, Dictionnaire
philosophique ; article Épopée.La Dévotion à la messe, et établit une comparaison entre
« cette pièce barbare »
et celles d’Eschyle « dans lesquelles
la religion était jouée »
, parce qu’« on voyait dans
. Nous ne le suivrons pas non plus en Italie,
pour l’entendre parler du Prométhée la Force et la Vaillance servir de garçons bourreaux à Vulcain, et
dans Les Euménides une vieille pythonisse sur la scène avec des
FuriesIbid. ; article Art
dramatique.« salmigondis de Dante qu’on a pris pour un
poème »
, de « cet énorme ouvrage où se trouve une trentaine de vers
qui ne dépareraient par l’Arioste
. Enfin nous ne
parcourrons pas le reste de son journal pour compléter la collection de ses jugements
sur l’antiquité classique, sur l’Lettres chinoises,
indiennes et tartares. Dictionnaire philosophique. Ailleurs Voltaire réduit
à vingt le nombre des bons vers de Dante.Alceste d’Euripide, « dont
plusieurs scènes ne seraient pas souffertes à la foire
; sur l’Dictionnaire philosophique ; article Anciens et
Modernes.Hippolyte du même
auteur, « qu’on ne doit pas admirer pour trente ou quarante vers qui se sont
trouvés dignes d’être imités par Racine
; sur Sophocle, qui Préface
d’Œdipe.« par l’harmonie de
son style a surpris l’admiration des Athéniens, parce qu’avec tout leur esprit et
toute leur politesse, ils ne pouvaient avoir une aussi juste idée de la perfection
de
; sur Aristophane,Dictionnaire philosophique ; article Anciens et
Modernes. « ce poète comique qui
n’est ni comique, ni poète
; sur Eschyle, qui est Ibid. ; article Athéisme.« un
barbare
et
Ibid.« une manière de fou
.Remarques
sur le théâtre grec.
Au siècle de Louis XIV, Fénelon est l’abeille composant son miel des parfums de
l’antiquité. Fénelon a pourtant écrit : « Je ne puis goûter le chœur dans les
tragédies grecques ; il interrompt la vraie action
N’est-ce pas à peu près comme si
l’on disait : Je ne puis goûter la crème dans une charlotte russe ; elle gâte le
biscuit ! ou : Je ne puis goûter l’orchestre dans un opéra ; il nuit au chantLettre à l’Académie.re partie,
chap. « Il me
serait facile de nommer beaucoup d’anciens, comme Aristophane, Plaute, Sénèque le
tragique, Lucain et Ovide même, dont on se passe volontiers
Parmi les poètes français,
il admire froidement Corneille, Molière, Racine même, sans les goûter. Fénelon, à la
vérité, n’était pas, comme Voltaire, un homme de cour, ni comme Saint-Lambert ou
l’abbé Delille, un amateur de fleurs artificielles. Il aimait la campagne, il aimait
la nature. Je suis convaincu qu’il regardait avec plaisir faire les foins. Un âne
traversant Lettre à l’Académie.très
noble en grec. Il préférait les coquelicots et les bluets sauvages aux tulipes
et aux dahlias des parterres« Si les fleurs qu’on foule aux
pieds dans une prairie sont aussi belles que celles des plus somptueux jardins, je
les en aime mieux. »
Lettre sur l’éloquence.; il écoute « le murmure d’un ruisseau »
,
regarde passer « un laboureur inquiet pour ses moissons, un berger conduisant
son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant »
. Le soleil
couché, il se promène à petits pas, sans regarder l’or et la pourpre du ciel
éblouissant, cherchant « une lumière douce pour soulager ses faibles
yeux »
.
Le dix-septième et le dix-huitième siècle sont remplis de la querelle des anciens et des modernes, qui ne fut, je le
soupçonne, si acharnée et si longue que parce que c’était une lutte de frères ennemis.
Le goût des anciens et le goût des modernes était
le même au fond. Les uns et les autres, avec une égale ardeur, refaisaient à l’image
de l’esprit français les objets de leur culte ou de leur hospitalité passionnée.
Madame Dacier corrigeait Homère par piété, et Voltaire écrivait Œdipe pour confondre Athènes et son poète, par l’éclatante supériorité
de l’atticisme de Paris« J’ai cru, je crois et je croirai
que Paris est très supérieur à Athènes en fait de tragédies et de comédies.
Molière et même Regnard me paraissent l’emporter sur Aristophane, autant que
Démosthène Remporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les
tragédies grecques me paraissent des ouvrages d’écoliers, en comparaison des
sublimes scènes de Corneille et des
parfaites tragédies de
Racine. »Lettre à Horace Walpole.
En résumé, ces hautes intelligences qui, seules dépositaires et seules législatrices
du bon goût, faisaient la loi à toute l’Europe, n’entendaient rien, ni à la
littérature grecque « Je ne comparerai Shakespeare, dit-il, ni à l’Apollon du
Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais bien
au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais
entre les jambes duquel nous passerions tous, sans que notre front touchât à ses
parties honteuses. »
Paradoxe du comédien.
Les Français du dix-neuvième siècle se vantent de leur grand goût.
Ils n’ont pas tout à fait tort. Sans parler des littératures anciennes et étrangères
qui sont devenues moins absurdes à leurs yeux, ils ont fait des progrès dans
l’intelligence de Igor propre littérature. Sur Molière, par exemple, le dix-septième
et le dix-huitième siècle étaient de l’avis de Boileau. Sans pousser le blâme aussi
loin que Fénelon, la Bruyère ou Vauvenargues, on trouvait généralement que les farces
de Scapin, du Médecin malgré lui, de Pourceaugnac« Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire
Pourceaugnac que Le Misanthrope, on se
trompe. »De la poésie dramatique.Misanthrope. Pour l’excuser, on disait : Molière
travaillait aussi pour le peuple qui n’était pas encore décrassé ; le bourgeois aimait
ses grosses farces et les payait ; elles lui étaient nécessaires pour soutenir sa
troupe. On ne comprenait rien au Festin de Pierre ; il ne plaisait
point « aux honnêtes gens, mais au peuple, qui aime cette espèce de
merveilleux
. Les Français
d’aujourd’hui reconnaissent, à leur honneur, que les farces de Molière rehaussent sa
gloire bien Festin de Pierre, et ce n’est pas seulement la fameuse scène du pauvre
qui leur imprime une sorte de respect pour le génie de son auteur ; cette statue qui
marche et qui parle, ces flammes de l’enfer qui engloutissent un débauché, plaisent à
leur imagination romantique. Mais, hélas ! elle se grise facilement, cette imagination
romantique, et alors elle voit trouble, et tombe dans des jugements exactement
inverses, mais exactement aussi faux, injustes, étroits et bornés qu’aucun de ceux que
porta jamais la froide raison du dix-huitième siècle. Parce qu’elle est ivre, elle
croit que tous les poètes le sont, l’ont été et doivent l’être. S’il en est un qui ait
une famille, des mœurs, de la propreté et du bon sens, elle sourit de pitié. Il faut
que l’artiste soit incorrect, immoral et fou. Jadis, le goût était classique et ne
comprenait ni les brusques fiertés, ni la vérité nue de la nature libre ; aujourd’hui,
le goût est romantique et ne comprend ni la proportion, ni la simplicité, ni la
décence : ô petitesses de cette faculté si vantée !
C’est une faculté pourtant. J’ai un goût, le Chevalier a un goût, et quand nous nous
rencontrons dans un salon, nous causons toujours, nous discutons parfois, non comme
des pédants qui ont un système, mais Amphitryon,
exactement comme M. de La Harpe lorsqu’il était en chaire. Notre sentiment littéraire
s’émancipe tellement, nous songeons si peu à exercer le moindre contrôle sur nos
mouvements de sympathie et d’antipathie, que nous en venons quelquefois aux
confidences les plus compromettantes. Le Chevalier m’avoue tout bas que plusieurs
plaisanteries d’Aristophane lui paraissent à peine supérieures à celles dont on ne rit
plus à la foire, qu’il donnerait en bloc toutes les comédies de Lope de Véga, de
Caldéron, de Tirso de Molina et de Cervantes pour le seul Misanthrope. Enhardi par son exemple, je lui dis un soir (à quoi songeais-je
ce soir-là ?) que Racine est le plus grand des poètes qu’on ne lit pas, et je me mis à
blâmer en particulier le langage poli de ses héros et les rôles de confidents, avec
une énergie de conviction dont je ne me serais jamais cru capable, et qui me fait bien
rire quand j’y pense. J’osai dire aussi qu’il y a deux sortes de vers dans Boileau :
les moins bons, qui sont d’un bon élève de troisième, et les meilleurs, qui sont d’un
bon élève de rhétorique. Mais le Chevalier prit la défense de Boileau, et il se mit à
réciter avec admiration la belle épitaphe d’Arnaud, et la conversation spirituelle,
Mais quand nous sommes dans notre cabinet d’étude, quand nous faisons un livre, quand nous pensons et écrivons pour des lecteurs dont l’intelligence est prompte, la vie courte, et qui pour la plupart ne sont pas de ces oisifs dont je parlais précédemment, je crois que la simple politesse exige que nous changions de méthode. Parmi nos lecteurs, il n’y en a pas un qui ne sache que le récit de Théramène est inopportun, que les calembours de Shakespeare ne sont pas toujours bons, et qu’Amphitryon est admirablement versifié. Il n’y en pas un qui n’ait son opinion toute faite sur le mérite littéraire de Molière, de Racine, de Boileau, opinion formée en partie par leurs propres lectures, en partie par leurs discussions lorsqu’ils étaient au collège, et leurs réflexions lorsqu’ils en sont sortis, opinion que les Allemands n’ébranleront pas, que le Chevalier n’affermira pas, que je ne me soucie pas de discuter ni de connaître. Je crois donc qu’il faut avoir le tact de leur épargner et les choses incontestables, et celles où la contestation ne sert de rien.
ridicule
la peinture que fait Aristophane d’un roi de Perse, marchant avec une armée de
quarante mille hommes, pour aller sur une montagne d’or satisfaire aux infirmités de
la natureLettre à l’Académie française sur
l’éloquence.Essai littéraire sur
Shakespeare.idéale. Je vous conseille de laisser aux étourdis une
critique qui tend à condamner la forme et l’esprit de tout le théâtre de Racine, et
d’accepter longs mugissements du
monstre envoyé par Neptune, et l’épouvante du flot qui l’apporta. Je
ne sais si le raisonnement est bien bon, mais je sais que le temps vient où la
critique, s’imaginant avoir justifié par des raisons inverses toutes les prétendues
fautes de goût de Shakespeare, dédaignera de blâmer les plus mauvais jeux de mots
d’Hamlet, et oubliera de nous faire frémir d’horreur au spectacle de l’œil de
Glocester écrasé par le talon de Cornouailles
Hegel, L’aveuglement d’esprit de Glocester se change en un aveugle ment réel ou
physique, à la suite duquel seulement il ouvre les yeux sur la vraie différence
de l’amour de ses fils. Esthétique, V,
p. 209.
Il y a dans l’Étude du Chevalier une chose que je n’ai pas très
bien comprise. Uranie se défie sagement des premiers mouvements d’antipathie de son
goût dans les choses nouvelles pour elle de l’art et de la poésie ; elle ne croit pas
avoir raison contre tout le monde ; elle ne croit pas avoir raison contre une portion
éclairée du genre humain ; elle ne croit pas avoir raison même contre un seul bon juge
qui loue ce qu’elle condamne, et néanmoins elle conserve, elle prétend conserverie
sentiment du laid.
Je soupçonne le Chevalier de n’avoir point réfléchi à cette obscure et périlleuse
question du laid. Il est dangereux de prononcer ce mot ; il est fort
grave de croire
Le sentiment de la beauté lui-même, est-il bien nécessaire de le conserver ? Lorsque Uranie ne comprend pas d’abord la beauté d’une œuvre d’art vantée par les suffrages de tout un peuple, elle médite sur elle en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie. Le Chevalier voudrait-il me dire combien de temps Uranie a silencieusement médité sur la beauté de la Vénus hottentote, pour la comprendre et la sentir ? Ici il ne faut point rire ou se récrier, et dire qu’il nous importe peu, à nous humains et humains civilisés, que pour les crapauds les plus beaux objets du monde soient leurs crapaudes. Si les Hottentots sont des hommes, et s’ils trouvent leur Vénus plus belle que la Vénus de Médicis, Uranie est tenue de s’élever à la hauteur de ce point de vue à force d’intelligence et de sympathie ; mais quelle épouvantable faculté de sympathie ne faut-il point pour arriver jusque-là !
Pour moi, je crois qu’il faut être tolérant pour le goût des Hottentots ; mais je ne
crois pas qu’il soit nécessaire d’admirer leur Vénus. Le Chevalier fait grand cas de
la sensibilité dans la critique. Il me semble que Paradoxe du comédien.
Le Chevalier sait maintenant pourquoi je regarde sa méthode comme chimérique, insignifiante, étroite, incertaine, contradictoire, impossible. Bonne et seule bonne dans un salon, où elle n’est pas une méthode, mais un instinct, l’instinct littéraire, se donnant carrière librement, avec ses exagérations et ses impuissances, ses répugnances absurdes et ses vains enthousiasmes, elle n’a rien à faire dans la critique sérieuse. Il est vrai que, pour le Chevalier, la critique n’est pas une chose fort sérieuse. Il lui refuse le titre de science, et je ne m’en étonne pas, d’après la manière dont il l’entend.
Est-ce la méthode d’une science, qu’à mon tour je vais exposer ? Est-ce une maison
solide que je vais définitivement établir sur les ruines du vieux palais
La méthode d’une science est le fruit lent et naturel du travail des siècles. Elle ne sort pas tout d’un coup de la tête d’un homme de génie. Elle est appliquée confusément dans les œuvres avant d’être mise en lumière dans une exposition rationnelle ; en sorte que la pratique en est déjà maîtresse, quand la théorie, venant s’en emparer, lui donne la conscience claire et la vraie possession d’elle-même. L’esprit organisateur qui l’enseigne le premier, la constate plus qu’il ne la crée ; il ne la tire point de son propre fonds ; il la dégage des œuvres et de l’esprit de son époque. Or, la méthode que je vais exposer est, depuis longtemps déjà, suivie par ceux qui la méconnaissent et qui la violent, professée par ceux qui la contredisent en théorie et en fait.
Citerai-je Voltaire, exhortant les Français à s’élever au-dessus des usages, des
préjugés et des faiblesses de leur nation, à être de tous les temps et de tous les
payse Lettre sur les Anglais.e Lettre sur les Anglais.« Si vous voulez connaître la comédie
anglaise, il n’y a d’autre moyen pour cela que d’aller à Londres, d’y rester trois
ans, d’apprendre bien l’anglais et de voir la comédie tous les jours ; la bonne
comédie est la peinture parlante des ridicules d’une nation ; et, si vous ne
connaissez pas la nation à fond, vous ne pouvez guère juger de la peinture
?
En Allemagnee Lettre sur les Anglais.Discours sur Théophraste : « Que si
quelques-uns se refroidissent pour cet ouvrage moral par les choses qu’ils y
voient, qui sont du temps auquel il a été écrit, et qui ne sont point selon leurs
mœurs, que peuvent-ils faire de plus utile et de plus agréable pour eux que de se
défaire de cette prévention pour leurs coutumes et leurs manières, qui, sans autre
discussion, non seulement les leur fait trouver les meilleures de toutes, mais
leur fait presque décider que tout ce qui n’y est pas conforme est méprisable, et
qui les prive, dans la lecture des livres des anciens, du plaisir et de
l’instruction qu’ils en doivent attendre ? »
Cours de littérature dramatique : « Il n’y
a point dans les arts de véritable juge sans la flexibilité qui nous met en état de
dépouiller nos préjugés personnels et nos aveugles habitudes, pour nous placer au
centre d’un autre système d’idées, et nous identifier avec les hommes de tous les
pays et de tous les siècles, au point de nous faire voir et sentir comme eux. Il n’y
a point de monopole pour la poésie en faveur de certaines époques et de certaines
contrées. Ce sera toujours une vaine prétention que celle d’établir le despotisme en
fait de goût, et aucune
M. Richter a trouvé une fort belle métaphore
pour rendre la même idée. « Les auteurs nationaux, a-t-il dit, produisent des
fresques qu’il est impossible de transporter dans d’autres pays, si ce n’est avec le
mur lui-même
Hegel mérite une mention à part. Ce grand esprit félicitant le dix-neuvième siècle
d’avoir su comprendre toute la richesse de l’art et de l’esprit humain dans tous ses
développementsPoétique, § 89.Cours d’esthétique, tome IV,
p. 160.Étude : Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque
grand théâtre sont la seule chose intéressante dans les travaux de
la critique.
Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer.
Madame, sans m’enfler de gloire, Du détail de notre victoire Je puis parler très savamment. Figurez-vous donc que Télèbe, Madame, est de ce côté ; C’est une ville, en vérité, Aussi grande quasi que Thèbe. La rivière est comme là. Ici nos gens se campèrent ; Et l’espace que voilà, Nos ennemis l’occupèrent. Sur un haut, vers cet endroit, Était leur infanterie ; Et plus bas, du côté droit, Était la cavalerie. Après avoir aux dieux adressé les prières, Tous les ordres donnes, on donne le signal : Les ennemis, pensant nous tailler des croupières, Firent trois pelotons de leurs gens à cheval ; Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée, Et vous allez voir comme quoi. Voilà notre avant-garde à bien faire animée ; Là, les archers de Créon, noire roi ; Et voici le corps d’armée, Qui d’abord… Attendez, le corps d’armée a peur ; J’entends quelque bruit, ce me semble . Amphitryon, acte I, scènei .
Voilà comment, dans l’Amphitryon de Molière, Sosie raconte une
bataille. Voici comment, à Rome, il Pavait racontée dans l’Amphitryon de Plaute :
L’airain sonne : à la fois tout s’émeut ; le sol tremble. De chaque armée aux cieux la clameur monte ensemble, Et la voix des deux chefs invoque Jupiter. On s’aborde, on se tait. Le fer heurte le fer ; Dans la main du guerrier l’arme tue ou se brise ; Ferme au poste, et taisant sa douleur qu’il maîtrise, Le blessé ne fuit pas, il lutte ; et quand la mort, À son rang, par devant le frappe, il lutte encor. Des combattants pressés l’haleine âpre, enflammée, N’est, qu’un nuage épais de sang et de fumée Où la Mort s’enveloppe et pousse l’ennemi Pied à pied. Dans nos cœurs la victoire a frémi ; Elle est à nous ! Vaincu, l’ennemi se débande… Mon maître Amphitryon l’a vu fuir : il commande Les cavaliers, il vole, il frappe, et ses grands coups Achèvent de prouver que le droit est pour nous . Amphitryonis, actusI,scenai , vers 72 à 91.
Sur quoi, M. de La Harpe fait cette critique : « Plaute, qui ailleurs a tant
d’envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut
tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très suivi, très détaillé et
très sérieux de la victoire des Thébains, tel qu’il pourrait être dans une histoire
ou dans un poème. Molière a conservé le ton de la comédie et la mesure de la
scène
La critique du délicat professeur est fort
juste, et je serais bien fâché de lui chercher noise auprès des amateurs de fines
remarques littéraires. Mais, sans contredire La Harpe, sans troubler le plaisir de ses
lecteurs, si je puis Lycée, Ire partie,
livre Ier, chap. expliquer cette faute de goût si choquante du
comique latin, peut-être aurai-je ajouté à la critique de l’écrivain une idée, et au
plaisir de ceux qui le lisent quelque instruction.
Plaute avait l’âme romaine. Comme ces chevaux de noble race, qui, galopant le long
d’un sentier tranquille, s’ils perçoivent à quelque distance le bruit d’un combat,
s’arrêtent, frémissent, dressent la tête, et, les naseaux ouverts, l’œil ardent,
aspirent les sons belliqueux, son imagination riante devenait sérieuse devant un champ
de bataille. Elle s’échauffait aux cris des soldats et des chefs, au cliquetis des
épées, à la vue du
Par son ardeur à fuir l’ardeur des combattants Vers 44 de la .i scène.re
On peut blâmer cet énorme contresens littéraire de Plaute ; mais à
quoi bon, quand, pour le comprendre, on n’a qu’à jeter les yeux sur
les légions toujours en campagne, sur le temple de Janus toujours ou vert, sur ce roi
d’Asie prosterné, adorant, la face contre terre, la majesté du sénat et du peuple
romain, sur cette profession d’impuissance brutale pour les arts, affichée par Virgile
dans les vers les plus ironiques qu’ait jamais inspirés l’orgueil :
D’autres, sous leurs ciseaux, d’une main plus légère, Donnent une âme au marbre, amollissent la pierre : J’en conviens. Toi, Romain ! la guerre te fait roi. Rome sait, pour tout art, faire au monde la loi, Adoucir aux vaincus la hauteur de son verbe, Mais de qui lui résiste écraser la superbe ? Énéide, livre VI.
Deuxième exemple. — « Dans l’
Que M. de Schlegel ait raison,
ou que ce soit Voltaire, que cet anachronisme de langage et de mœurs, que l’un blâme
et que l’autre paraît louer, soit un défaut ou un mérite, qu’importe ? un tel
anachronisme était Iphigénie de
Racine, a dit Voltaire, tout est noble. Achille parle comme Dictionnaire philosophique ; article Art
dramatique.Iphigénie de Racine, a répondu
Schlegel, n’est qu’une tragédie grecque habillée à la moderne, où les mœurs ne sont
plus en harmonie avec les traditions mythologiques, où Achille, quelque bouillant
qu’on ait voulu le faire, par cela seul qu’on le peint amoureux et galant, ne peut
pas se supporterCours de littérature
dramatique. Onzième leçon.nécessaire« Le poète,
dit Hegel, doit avoir égard à la culture intellectuelle, aux mœurs et au langage
de son temps. À l’époque de la guerre de Troie, les formes de la pensée et toute
la manière de vivre étaient bien différentes de celles que nous retrouvons dans
l’Iliade. De même le peuple en général, et les chefs des anciennes familles
royales de la Grèce n’ont jamais pensé ni parlé comme les personnages d’Eschyle ;
ils ont encore moins approché de la beauté de ceux de Sophocle. Cet anachronisme
est
nécessaire dans l’art. »Esthétique, I, p. 300.mannequin à
l’antique ; mais Racine avait bien fait d’habiller l’homme à la
moderne ; et Talma, sous son costume antique, n’a pu faire battre des cœurs français
et modernes, que parce qu’il faisait parler des sentiments modernes et français. La
forme de l’Iphigénie devait-elle être, pour la
satisfaction des hellénisants comme mon ancien ami Vadius, plus grecque que Racine ne
l’a faite ? Je le veux bien ; mais, pour que la nation fût satisfaite, émue,
transportée, il fallait que le fond en fût national. La pièce, à
tout prendre, est-elle trop française ? Je ne sais ; la France ne s’en est jamais
plainte. Si elle avait été trop grecque, elle n’aurait pu être goûtée, de même que
l’Iphigénie de Goethe, que par un petit nombre d’initiés.
Troisième exemple. — Le frère de l’habile critique que le Chevalier
et moi nous aimons tant à citer, M. Frédéric de Schlegel a fait un drame intitulé Alarcos. Pourquoi jamais personne n’en a-t-il entendu parler ? Est-ce
parce que le héros de cette tragédie tue son excellente femme, par un point d’honneur
qui consiste à vouloir épouser une princesse du sang royal, dont il n’est pas
amoureux, afin de devenir le gendre du roi ? Cette raison semble bonne. Assurément des
Français la comprendront, et des Allemands aussi. Mais qu’on ne se hâte pas trop de
dire qu’aucune portion du genre humain ne saurait être intéressée par un Alarcos de Frédéric Schlegel n’est peut-être
qu’une fleur rare, exotique, arrachée par un touriste trop curieux à son sol naturel,
et transplantée dans un climat où elle ne saurait vivre. Qu’on la remette à sa
véritable place, qu’on lui rende son soleil, sa terre, qui sait ? peut-être
sera-t-elle belle là-bas. Un pays existe, non en Chine, mais en Europe, où le point
d’honneur a toute une casuistique d’une subtilité infinie, que le théâtre développe
sans jamais l’épuiser. Le cas particulier traité par M. de Schlegel y serait peut-être
compris, apprécié. Dans une pièce de CaldéronLe
Médecin de son honneur.Alarcos. Il a conçu des soupçons non point sur la fidélité de
dona Mencia, remarquez bien, mais sur l’intégrité de son propre honneur, parce que
dona Mencia est, à ce qui lui semble, aimée par l’infant don Henri. « Je n’ai
rien vu, dit-il, mais les hommes comme moi n’attendent pas de voir ; il suffit
qu’ils imaginent, qu’ils soupçonnent, qu’ils aient une crainte, une idée. »
Un jour, il rencontre, sans l’avoir cherchée, une preuve positive, le poignard du
prince dans la chambre de sa femme. Celle-ci est innocente. Rien ne lui serait plus
facile que de s’en convaincre, s’il le voulait. Mais que lui importe ? Son honneur est
atteint. Elle doit mourir. Seulement, comment Médecin de son honneur est très embarrassé. Il ne faut pas que la mort
violente de la victime, en révélant à tous l’affront qu’il a reçu, vienne le couvrir
d’un déshonneur nouveau. S’il poignardait sa femme, on verrait les blessures ; le
poison laisserait des traces. Don Gutierre mande secrètement un chirurgien, et lui
ordonne de saigner dona Mencia « jusqu’à ce que tout son sang
soit sorti, et qu’elle meure »
. Ce spectacle plaît aux Espagnols, ou leur a
plu à un certain moment de leur histoire.
Ainsi, une littérature, un poème, quelquefois même un morceau faisant tache, comme ce
passage d’une comédie de Plaute où Sosie embouche la trompette héroïque, sont
l’expression vive et fidèle d’une société ; une œuvre d’art plaît à un peuple, comme
l’Iphigénie de Racine, lorsqu’elle exprime des sentiments
nationaux, quelle que soit l’antiquité du vêtement dont elle s’affuble ; une œuvre
d’art plaît à un peuple, comme Le Médecin de son honneur de
Caldéron, lorsqu’elle exprime des passions nationales, quelque absurdes que ces
passions puissent paraître au jugement faible des étrangers ; mais une œuvre d’art qui
n’exprime pas un état social actuel et présent, ne plaît qu’à une élite de Iphigénie de Goethe, ou ne plaît qu’à l’auteur et
à sa famille, comme l’Alarcos de Frédéric Schlegel ; et il n’est
point certain que l’Iphigénie allemande eût fait plaisir aux Grecs,
ni l’Alarcos aux Espagnols, parce que l’artiste ne peut pas
s’isoler, s’abstraire de la race d’où il sort, du milieu où il vit, du moment où il
fait son poème, au point de devenir vraiment grec ou vraiment espagnol, quand il est
moderne et allemand. L’art est national ; il n’est point cosmopolite.
Que doit être la critique ? Personne n’ose dire : nationale aussi, française sous la
plume d’un Français, allemande sous celle d’un Allemand, et toute pleine de
patriotisme. Personne n’ose le dire ; mais, en vérité, tout le monde a l’air de
trouver juste, naturel et bon que la science ait ces étranges qualités ; et lorsqu’un
Allemand comme William Schlegel, juge Molière de la manière que l’on sait, nos
Français l’excusent, par cette raison qu’il est allemand : politesse qui fait honneur
à leur bon cœur, mais non pas à leur façon d’envisager la critique. La nationalité
n’est pas une raison valable pour justifier l’impertinence ; car alors, pourquoi
Goethe fait-il exception ? Pourquoi ce grand homme a-t-il parlé de Molière en termes
si magnifiques et si intelligents« Molière est tellement
grand qu’on est toujours frappé d’étonnement lorsqu’on le relit. C’est un homme
complet. Ses pièces touchent au tragique…
Voyez les Sincérité est bien le
terme dont il faut se servir en partant de lui. Rien en lui n’est hors de place ou
contre le naturel… J’apprécie et j’aime Molière dès ma jeunesse, et durant tout le
cours de ma vie j’ai appris à son école. Je ne néglige jamais de lire tous les ans
quelque pièce de lui, afin de m’entretenir sans cesse dans le commerce de ce qui
est excellent. Ce qui me charme en lui, ce n’est pas seulement cette perfection
des procédés de l’art, mais surtout cet aimable naturel, cette haute valeur morale
du poète… Ce que Schlegel dit de Molière m’a profondément affligé… Pour un être
comme Schlegel, une nature solide comme Molière est une vraie épine dans l’œil ;
il sent qu’il n’a pas une seule goutte de son sang, et il ne peut pas le souffrir,
etc., etc. »Entretiens de Goethe et
d’Eckermann.Guillaume Tell, Hamlet, Faust, Iphigénie
en Aulide ou Le Misanthrope. Mais on peut, on doit exiger du
critique qu’il soit moins ignorant que des collégiens, moins passionné que des femmes,
moins indifférent ou moins hostile aux productions de l’art étranger que le public
routinier d’un théâtre, plus intelligent même, plus impartial et plus cosmopolite que
les grands poètes nationaux qui charment ce petit public. L’artiste reste toujours
plus ou moins enfant, plus ou moins soumis à l’influence du milieu où s’est formé son
génie : le critique doit être homme, et s’affranchir par un acte avec les yeux de sa
tête, et il ne se contentera pas de lire les pâles descriptions que les bons
étrangers en ont faites, accompagnées de tirades indignées sur ce divertissement barbare.
Le naturaliste qui veut parler dignement des crocodiles, ne va pas se mêler au groupe
de bonnes d’enfants et de soldats badauds qui regardent au Jardin des Plantes un grand
lézard à moitié mort enveloppé dans une couverture de flanelle, et s’écrient : Ô
l’affreuse bête ! Il va en Égypte, au bord du Nil, se plonge dans le fleuve, se glisse
dans les roseaux, se couche sur le sable au soleil, immobile durant des heures
entières, et sent s’éveiller en lui les instincts du crocodile« Geoffroy Saint-Hilaire disait qu’en Égypte, couché sur le sable du Nil,
il sentait s’éveiller en lui les instincts du crocodile. »
Taine, Essais de critique et d’histoire.
affreuses bêtes ont leur raison d’être, leur droit d’être, et leur
ordre de beauté dans l’ample sein de la nature. Il est vrai qu’elles n’ont pas la
grâce de l’antilope, ni la noblesse du cygne ; mais le cygne n’a pas leur cuirasse, et
l’antilope n’a pas leurs dents. Si vous injuriez les crocodiles, prenez garde : je
vous accablerai de la ridicule démarche du cygne quand il sort de l’eau, et qu’il
ressemble à nos classiques français dès qu’ils s’écartent du style noble, et je vous
jetterai à la tête les jambes de fuseau de l’antilope, aussi minces, aussi ténues,
aussi grêles, aussi sèches que notre mesquine poésie de salon, qui n’est, a dit
Jean-Paul, qu’une épigramme prolongée. Le naturaliste étudie l’antilope, le cygne, le
crocodile, décrit tous les êtres vivants et n’en condamne aucun. Il place en Algérie
l’antilope, à côté du lion, de la panthère et du chameau ; le cygne sur les étangs de
nos parcs, à côté du canard et du poisson rouge ; le crocodile, à côté de l’ibis et de
l’hippopotame, dans le limon du Nil et sous un soleil féroce ; et il se réjouit, en
voyant tant de bêtes, « Le critique est le naturaliste
de l’âme. Il accepte ses formes diverses ; il n’en condamne aucune, et les décrit
toutes ; il juge que l’imagination passionnée est une force aussi légitime et
aussi belle que la faculté métaphysique ou que la puissance oratoire ; au lieu de
la déchirer avec mépris, il la dissèque avec précaution ; il la met dans le même
musée que les autres et au même rang que les autres ; il se réjouit, en la voyant,
de la diversité de la nature. »
Taine, Essais de critique et
d’histoire.
Il n’y a ni beautés, ni défauts dans l’ordre littéraire ; car, sans les défauts les
beautés ne seraient pas ; défauts et beautés, c’est la même faculté qui produit
tout« Le beau et le laid, qualités dérivées et fortuites,
non essentielles et primitives. »
Id., ibid.défauts l’on doit entendre ce qui manque, les défauts de l’harmonie, pour être invisibles, n’en
sont pas moins réels. Elle n’a « Le critique ne demande point à l’imagination
passionnée de se diminuer, de subir l’autorité de facultés contraires, de se faire
raisonnable et circonspecte. »
Taine, Essais de critique et
d’histoire.
Il reconnaît à tous les types, à toutes les idées, à toutes les natures le droit
d’exister, et content d’avoir atteint la source d’où coulent les beautés et les
défauts, il montre simplement, comment, telle source étant donnée, tels défauts,
telles beautés devaient naturellement suivre.« Pour
connaître l’homme, ce ne sont pas des remarques qu’il faut entasser, mais une
force qu’il faut démêler ; ce ne sont pas des flots épars qu’on doit recueillir,
mais une force qu’on doit atteindre. »
Id., ibid.,
préface.
Si le critique ne doit rien blâmer, il fera mieux de ne rien louer non plus. Car, en louant certaines choses, il aurait l’air de se réserver implicitement le droit d’en blâmer d’autres ; et en louant tout, il ne louerait rien. Les cris d’admiration, les oh ! et les ah ! littéraires, dans lesquels le Chevalier paraît faire consister la critique, me semblent puérils et indignes de cette science. Nous pouvons placer en tête ou à la fin de nos ouvrages un hymne à la Nature ; mais il suffira de célébrer sa puissance et sa sagesse une fois.
Comprenons, cela suffit. Mais, dans ce mot que de choses ! « Celui qui dans
l’histoire de la nature célèbre la puissance mystérieuse des fées, et les voit,
sylphes invisibles, colorer les feuilles de la rose et déposer dans son sein parfumé
la perle humide de la rosée ; celui qui dans le corps du ver luisant enferme un
esprit de lumière, qu’il promène ensuite dans les ondes dorées des plumes du paon ;
celui-là pourra briller comme poète,
Le critique
qui dans l’histoire littéraire célèbre l’indépendance de la Muse, et s’imagine qu’elle
chante où il lui plaît, quand il lui plaît, et de la manière qu’il lui plaît ; le
critique qui dans l’âme d’Aristophane enferme un ingénieux démon qu’il croit immortel,
et qu’il s’étonne de ne pas retrouver dans l’âme de Molière ; ce critique pourra
briller comme écrivain, mais jamais il ne sera philosophe. La rose emprunte sa sève,
sa grâce et son éclata la terre où sont ses racines ; le génie emprunte tout ce qu’il
est au temps et au lieu de sa floraison. L’ignorant s’irrite que l’oranger ne vienne
pas dans le nord : le naturaliste sourit, connaissant la nature du sol, du climat ;
William Schlegel s’indigne que Molière ait été Molière : le philosophe connaît la
France, le dix-septième siècle, et sourit.Philosophie de l’histoire de
l’Humanité, livre XIII, chap.
La plupart des critiques, la plupart même de ceux qui se croient philosophes, ne nous
offrent dans leurs livres que de vagues étonnements, de vaines protestations contre le
cours des choses, des amendements plus vains encore pour changer ce qui fut, et le
refaire à leur fantaisie. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un
empire dans un autre empire, et l’empire même de la nature comme le jeu des secrets
caprices du Destin. À les en croire, l’homme trouble l’harmonie de l’univers, plus
qu’il n’en fait Éthique, avant-propos de la troisième
partie. Herder, Philosophie de l’histoire de l’Humanité,
livre XIII, chap. Revue des deux mondes,
article du 15 février 1861.
Aux yeux du savant véritable, tout est bien, parce que tout est naturel. Il explique
toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, les règles
éternelles, universelles de la nature. Il se jette au cœur des réalités qu’il veut
connaître, sort de lui-même pour mieux éprouver la puissance de l’objet, ne juge rien
à un point de vue absolu, parce que les jugements absolus isolent ce qui n’est pas
isolé, fixent ce qui est ibid. Herder, Philosophie de l’histoire de l’Humanité, livre VIII,
chap.
Croit-on qu’il y ait dans l’histoire, et, pour borner le champ de notre réflexion,
dans l’histoire littéraire, un seul fait, un seul ouvrage assez capricieux, assez
étrange, pour ne pas rentrer dans l’harmonie universelle, pour rester en dehors de
cette série de causes secondes que l’imagination ne peut remonter, et que la raison
conçoit comme infinie ? S’il est aisé d’apercevoir dans une grande littérature
l’empreinte du siècle et de la race qui l’ont produite ; s’il est aisé d’entendre la
guerre civile s’entrechoquer dans les vers heurtés de Dante, et de contempler dans la
douce figure de Béatrix la personnification, de toutes les choses rêvées par cette
époque ardente, et mystique de poètes théologiens ; s’il est aisé de suivre dans le
théâtre de Voltaire les préoccupations philosophiques du dix-huitième siècle, et de
voir dans le Faust de Goethe l’expression du génie métaphysique et
profond de l’Allemagne ; croit-on qu’il soit beaucoup plus difficile de découvrir la
cause naturelle d’où procèdent les prodiges apparents, les études calmes d’un
Bernardin de Saint-Pierre
La difficulté n’existe que pour les critiques qui veulent trouver la formule d’une race, d’un siècle, d’une nation, d’un homme. Ces critiques
confondent deux choses fort différentes : la nature et le vocabulaire d’une langue.
Sans doute l’individu est un, bien qu’il soit composé de facultés diverses, rempli
d’idées contradictoires, combattu de passions opposées, et sollicité souvent en sens
contraire par sa naissance et par son éducation ; de même la société est une, bien que
ses membres soient en lutte d’intérêts, de passions et d’idées les uns contre les
autres ; de même aussi l’humanité est une, bien que les peuples qui la composent
soient si différents, que la guerre entre eux semble être l’état de nature. Mais cette
unité organique, vivante, qui admet dans son sein la diversité et la contradiction,
est infiniment trop riche pour pouvoir être rendue par un substantif, même doublé
d’une épithète. Elle existe ; mais c’est à peine si les développements les plus
délicats, les plus nuancés, parviennent à en exprimer l’inexprimable variété, bien
loin qu’un mot puisse y suffire.
La simplicité est une idole trompeuse derrière laquelle la vérité se dérobe. Si les
grands courants qui forment l’esprit d’un peuple ou d’un siècle, ne suffisent pas à
nous expliquer l’existence et la nature d’une œuvre, à l’histoire nous ajouterons la
biographie, et nous finirons bien par éprouver dans tous les cas réels
Nous verrons Goethe, dans son vaste cabinet de travail qui ressemble à un petit
musée, entouré de statués antiques, et, durant plusieurs jours, le crayon à la main,
l’œil attaché sur les plus parfaits modèles, dessinant des formes idéales avant
d’écrire son Iphigénie. Nous le verrons, directeur du théâtre de
Weimar, confondre, par une méprise singulière, sa noble intelligence avec celle du
public, prétendre que la littérature nationale a fait son temps et
doit céder la place à la littérature universelle, s’asseoir seul à
la table des Grecs, s’étonner d’être seul, s’imaginant que tout le monde devait avoir
comme lui le vol et le regard de l’aigle, « qui plane indifféremment au-dessus
de toutes les contrées, fond sur la terre et remonte, sans s’inquiéter si le lièvre
qu’il tient courait en Prusse ou en Saxe
. Nous l’entendrons blâmer, mais
blâmer en homme qui les comprend, les inévitables excès de la réaction romantique, les
diables, les sorciers, les vampires, et surtout ces pauvres petits poètes souffrants
et pâles, cette poésie de lazaret, sans cœur, sans forte nourriture
intellectuelle,Entretiens
de Goethe et d’Eckermann.
Ces amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas, Sans s’inonder de vers, de pleurs et d’agendas Alfred de Musset, .La Coupe et les lèvres, Dédicace.
Iphigénie a pu
naître ; mais Goethe avait beau être Goethe, nous comprendrons aussi qu’il était
allemand, qu’il était moderne, lorsque nous l’entendrons dire à Eckermann :
« Schiller me prouva que malgré moi j’étais romantique, et que mon
Iphigénie, par la prédominance du sentiment, n’était pas si
classique et si antique que je le croyais. »
De même l’Alarcos de Frédéric Schlegel ne sera plus inintelligible
pour nous, quand sa biographie nous aura rendu témoins des veilles qu’il consacrait à
l’étude passionnée de la littérature espagnole, et nous aura répété ces paroles
enthousiastes : « Je ne saurais trouver une plus parfaite image de la
délicatesse avec laquelle Caldéron représente le sentiment de l’honneur que la
tradition fabuleuse sur l’hermine, qui, dit-on, met tant de prix à la blancheur de
sa fourrure, que, plutôt que de la souiller, elle se livre elle-même à la mort quand
elle est poursuivie par des chasseurs
Le Médecin de son
honneur.
Je me sens pris ici d’un remords de conscience. Moi, qui fais profession de ne rien
blâmer et qui m’efforce de tout comprendre, pourquoi ai-je manque de charité envers
William Schlegel ? Pourquoi ai-je été dur, amer, presque emporté, et lui ai-je
reproché sèchement, non pas d’avoir été allemand sans doute, mais d’avoir été monsieur
Schlegel ? Bon Schlegel, « sans
esprit philosophique, et plein d’une hardiesse effrontée
. Tu n’avais
pas dans les veines, a dit Goethe, Cours d’esthétique, tome I, p. 59.« une seule goutte du sang de Molière
; la Entretiens de Goethe et
d’Eckermann.« petite personne »
n’était
« point capable de comprendre les grands hommes »
. La nature,
méchante mère, t’avait prodigué « tout ce qui constitue le mauvais
critique »
. Avant d’avoir dit sur Molière les sottises si excusables que
nous te pardonnons, tu avais « morigéné Euripide à la façon d’un maître
d’école »
, Euripide, qui dans ses tragédies n’a montré un laisser-aller plus
humain, que parce qu’il connaissait les Athéniens mieux que toi, et parce que ce ton
qu’il prenait était précisément celui qui convenait à son époque ; Euripide, que
Socrate nommait son ami, qu’Aristote appelait le plus tragique des poètes, que
Ménandre admirait, que Sophocle et la ville d’Athènes pleurèrent en vêtements de
deuil. Si tu as loué Eschyle et Sophocle, ce n’était pas que tu sentisses leur mérite
extraordinaire, mais parce qu’il est de tradition chez les philologues de les placer
très haut. Ton érudition était « effrayante » ; mais, dans la plus grande érudition il
n’y a encore ni politesse ni jugement. Comment n’aurais-tu pas haï Molière ? Tu savais
comme il se serait moqué de toi, si tu avais vécu de son temps. C’est « Eh bien ! comment vous plaît-il ? » — « Exactement autant
qu’autrefois »
, répondit Eckermann. Mais Goethe fut indulgent, comme
toujours, « Il est vrai, avoua-t-il, qu’à beaucoup d’égards, ce n’est
certainement pas là un homme ; mais à cause de son érudition variée et de ses grands
mérites, il faut lui pardonner quelque chose. Il n’y a qu’à ne pas chercher des
raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est
parfait. »
Le Chevalier s’est amusé à démontrer la vanité de la méthode suivie en critique
littéraire par ce pauvre Schlegel, ainsi que par Jean-Paul, « l’homme de la
lune
, et par Hegel. Ce n’était
pas bien difficile. Mais deux ou trois faits relatifs à la personne de ces philosophes
nous en apprennent plus long sur la formation de leurs théories littéraires, et par là
sur leur valeur, que toute la critique du Chevalier.
« bon
diable et le plus excellent cœur du monde
,
. Il fut en un mot le plus humoriste des
humoristes. En 1804, il écrivit sa qualem non candidiorem terra
tulit« à côté de
lui Sterne est un Cicéron pour la régularité de la pensée et du style
Poétique. On lit dans la
préface : « Ce livre est autant le résultat que la source de mes autres
travaux ; il est leur parent en ligne ascendante non moins qu’en ligne
descendante. »
Hegel est au collège de Stuttgart. Ses professeurs ne sont pas émerveillés de lui, et
se plaignent surtout de ce qu’il néglige totalement la philosophie. Allons Éthique de Spinoza ou la Métaphysique d’Aristote. Vous vous
trompez. C’est l’Antigone de Sophocle. Le jeune homme s’est épris de
l’antiquité grecque, et particulièrement de l’Antigone. Il a déjà
traduit ce chef-d’œuvre une fois, et mécontent de sa traduction, il l’a recommencée.
Voilà pourquoi il néglige la philosophie, et a de mauvaises noies. Vous voyez poindre,
n’est-ce pas, la théorie hegelienne de la tragédieVariétés, si
vous écoutez ses francs éclats de rire quand Odry et Vernet lui font admirer
M. Scribe, si vous lisez les bonnes lettres naïves qu’il écrivit alors à sa femme et à
ses enfants, vous n’aurez pas besoin, pour comprendre la théorie hegelienne de la
comédie, de remonter à la création du monde.
L’autre jour, j’avais l’esprit porté à la méditation philosophique. Je venais
d’achever un long travail, la lecture suivie des cinq volumes de l’Esthétique de Hegel, et la magnifique pensée de ce grand philosophe, dégagée,
autant qu’il m’était possible, des nécessités Esthétique de Hegel, tome III,
p. 113.Ibid., p. 130.Ibid., p. 178.
Je remis dans ma bibliothèque l’Esthétique de Hegel, et m’assis à
mon bureau. J’avais commencé une étude sur Molière ; j’essayai de la continuer ; mais
je ne pus. Mon esprit flottait dans le vague, des idées générales, et il m’était
impossible de le fixer sur un point particulier. Après plusieurs efforts inutiles, je
sortis pour prendre l’air un peu ; le hasard de ma promenade me conduisit en face de
l’Exposition. J’y entrai. Dans le jardin où sont les statues, je rencontrai le
Chevalier. Nous marchâmes ensemble quelque temps, causant des démolitions de Paris, de
la grève des Petites Voitures, de l’avantage et des inconvénients du macadam, quand,
tout à coup, apercevant une femme en marbre qui faisait positivement la grimace, je
m’arrêtai : Chevalier, dis-je, n’auriez-vous pas dans les journaux quelque ami capable
de faire à l’auteur de cette statue une critique utile ? Je suis sûr que si la
critique était faite avec goût et par un homme de goût, l’artiste en profiterait, car
il y a du bon dans son ouvrage. À la prochaine
— Ah ! ah ! me répondit en riant le Chevalier, je vous y prends, monsieur Lysidas !
C’est donc ainsi que vous appliquez les principes exposés sans doute à l’heure qu’il
est dans la suite de voire Réponse à mon Étude, et
déjà transparents dans voire Critique du goût ! Qu’on a bien raison
de dire qu’un homme vaut toujours mieux que ses théories ! Comment, diable ! vous
demandez à cet artiste de se corriger ? Permettez-moi, mon cher, de vous rappeler
votre maladie, comme Toinette au bonhomme Argan : vous êtes philosophe, vous avez un
système, et dans votre système cet artiste ne peut pas se corriger. Que voulez-vous ?
c’est sa nature, et il ne se peut refondre. Il est écrit qu’en 1865 nos sculpteurs
feront de la plastique sentimentale, nos peintres se voueront au culte de l’infiniment
petit, notre musique abusera du trombone, notre poésie continuera d’être une poésie
d’hôpital ou une versification de jongleurs chinois. Laissez les choses suivre leur
cours, ou plutôt censurez notre sculpture maniérée, notre peinture insignifiante,
notre musique tapageuse, notre poésie imbécile, et croyez avec moi à la liberté de
l’art et à la liberté de la critique.
Quand le Chevalier eut parlé, je ne pus m’empêcher de sourire, et comme il vit qu’il
ne m’avait pas déconcerté, et que je me préparais sans doute à lui faire une réponse
en forme, il s’assit sur une chaise au pied
Mon cher Chevalier, vous êtes naïf. Vous me rappelez un vieux professeur de
philosophie, qui, pour réfuter Spinoza, disait : Je veux mouvoir mon bras, je le meus.
Il le mouvait en effet, et il croyait avoir démontré la liberté humaine. Nous sommes
libres, mais comme est libre un prisonnier qui n’a pas les fers aux bras qui n’a pas
les fers aux pieds, qui peut sortir de sa cellule, descendre l’escalier, se promener
dans un espace de huit cents mètres carrés, courir après les papillons, cultiver des
fleurs, planter ici un arbre, en déraciner là, inventer et exécuter enfin toutes
sortes de petits changements pleins d’esprit dans la cour de sa prison, pour embellir
son existence et la rendre variée. La prison où nous sommes libres, c’est l’esprit de
notre temps, le génie de notre nation, le talent personnel que chacun de nous tient de
sa nature et de son éducation. Nous ne pouvons point nous enfuir hors du siècle où
nous sommes, échapper au peuple qui nous entoure, sortir du genre spécial pour lequel
nous sommes faits« Il n’existe dans la nature aucune chose
particulière qui n’ait au-dessus d’elle une autre chose plus puissante et plus
forte. De sorte que, une chose particulière étant donnée, une autre plus puissante
est également donnée, laquelle peut détruire la première. »
Spinoza, Éthique, e« Que
chacun de nous s’efforce d’atteindre à la place qu’il peut occuper dans le cours
des choses ; c’est là ce qu’il doit être, et il n’en peut être
autrement. »
Herder, Philosophie de l’histoire de
l’Humanité, livre VIII, chap. Art
poétique de Boileau, dans la Grammaire de Noël et Chapsal,
dans les soi-disant Portraits de Gustave Planche ? Certes, si
j’avais à entreprendre l’éducation littéraire d’un enfant, je ne lui enseignerais pas
d’autre critique théorique et appliquée que celle-là ; mon enfant apprendrait ainsi à
faire de bons devoirs ; et si j’avais à écrire dans une revue sur le salon de 1865, je
laisserais mes idées générales dans ma bibliothèque entre Hegel et Spinoza, et je
ferais une guerre acharnée à tous les détails manqués des statues, des tableaux, des
dessins, comme aux fautes de français de mon élève. Je ferais plus. J’exciterais dans
le cœur de mon petit écrivain en herbe de beaux sentiments d’émulation, et je
proposerais sans cesse à nos artistes l’étude des grands modèles. En étudiant Phidias,
nos sculpteurs ne deviendront pas des Phidias« Tout retour
vers le temps passé est impossible ; nous suivons le cours du torrent ; mais le
torrent ne peut plus remonter vers sa source. »
Herder, Philosophie de l’histoire de l’Humanité, livre XV,
chap. prévu que le mouvement nécessaire imprimé aux
rouages de leur propre machine par leur faculté maîtresse, c’est de s’embarquer pour les Indes, d’aller
s’asseoir entre deux bons brahmanes, et de passer avec eux le reste de leurs jours
dans la contemplation du bout de leurs pieds. Ce qui est vrai, c’est que tout fait à
sa cause. Si examiner et comprendre ne suffit pas à la critique grammaticale, examiner
et comprendre suffit à la critique philosophique. Reprenons nos artistes, enseignons à
nos enfants l’orthographe ; mais dans le passé où nous ne pouvons rien changer,
expliquons tout : c’est la seule étude digue du philosophe. Il n’était pas Amphitryon. Si Quintilien avait vécu du temps de Plaute,
Sosie eût peut-être conservé le ton de son rôle ; mais en ce cas, la critique
philosophique n’aurait tout simplement qu’à changer son explication ; au lieu
d’expliquer le discours guerrier de Sosie par les grands faits généraux de l’histoire
romaine, elle expliquerait le discours plaisant de Sosie par la biographie de Plaute,
et par ses rapports avec Quintilien.
Le Chevalier ne me répondit rien, non pas qu’il n’eût rien à répondre ; mais par
nature il n’aime point la discussion. Il cherche à connaître l’opinion des autres,
fait semblant de les contredire, les écoute, se tait, et se range en apparence à leur
avis. Il garde volontiers le silence, et sa conversation est systématiquement assez
banale, parce qu’il évite avec soin le choc des idées, et ne laisse paraître sur
aucune grande question le fond de sa pensée. Toute sa réponse fut de m’inviter à dîner
chez lui, pour l’accompagner ensuite à la cinquante-huitième représentation de La Flûte enchantée. J’acceptai. Je n’avais encore entendu ce
chef-d’œuvre que quatre fois, et j’étais bien aise de l’entendre une cinquième, en
attendant les autres.
À dîner, il ne fut point question des problèmes qui nous avaient occupés, mais bien
de la température délicieuse,
Au théâtre, le Chevalier fut tel qu’il nous a dépeint Uranie. Il ne cherchait point de raisonnements pour s’empêcher d’avoir du plaisir. Il s’abandonnait, se livrait, se laissait prendre à cette musique du ciel avec candeur et bonne foi. Moi de mon côté, je ne croyais pas que mon système m’interdît l’admiration ; j’applaudissais ; je disais à demi-voix ; Que c’est beau ! que c’est beau ! et j’étais si ému que, dans mon ravissement… parbleu ! je crois qu’après la pièce j’embrassai le Chevalier.
Mais, le lendemain, je ne pus achever la lecture d’un article de revue qui parlait de
La Flûte sur le ton de l’enthousiasme, je lus jusqu’au bout avec
intérêt une biographie de Mozart, et je pensai, en continuant mon étude sur Molière,
que les admirateurs de ce grand poète se soucieraient bien peu de la lire, si c’était
un morceau de critique admirative.
Molière est bien heureux, Monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous.
Molière appartient à la France. Quelque humaines que soient ses
comédies, elles sont françaises, et les étrangers ne les comprendront pas comme il
faut, s’ils n’entrent pas bien dans l’intelligence de l’esprit français. Quant à moi,
si j’avais à écrire, à parler du bon Jean-Paul ou d’un quelconque de ses compatriotes,
si je me mettais seulement à lire ses pareils ou lui pour mon propre plaisir, je
commencerais par oublier quelques-uns des goûts de ma patrie, notre amour pour les
idées générales nettes, moyennes, accessibles, pour les lieux communs de morale
mondaine,
Ouvrez le Tartuffe, Le Misanthrope, L’École des femmes, ou même
quelqu’une de ces farces grotesques où la composition semble devoir être plus libre,
Le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, etc., et lisez-en
une page. Puis, pour saisir par le contraste le caractère propre de cet esprit et de
ce style, lisez une page de Shakespeare. Dans Shakespeare, la pensée marché par
bonds ; les saillies, les écarts se multiplient ; l’intelligence n’a pas eu le temps
de comprendre Histoire de la littérature anglaise,
livre III, chap. mélodies en style sérieux, en style
bouffon, jusqu’à ce que l’esprit pleinement satisfait les possède tout entières dans
leurs plus petits détails. Tantôt, c’est Marinette et Gros René qui s’aiment, se
querellent et se réconcilient à l’imitation de Lucile et Le Misanthrope ou Les Femmes
savantes, qu’aucune scène n’y saurait être ajoutée, retranchée, changée, et que
l’esprit se refuse absolument à concevoir que les choses eussent pu être autrement
qu’elles ne sont. Nul écart, nulle saillie hors de propos, nulle complication, nul
arrêt. Tout va droit au but, d’un pas égal, sans précipitation ni lenteur. Et puis,
une simplicité idéale. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute L’École des femmes ; une douzaine de conversations composent Le Misanthrope ; ces pièces sont faites de rien ; elles se trouvent au
large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, avec une tapisserie et quatre
fauteuilsibid.
D’où vient cela ? Pourquoi Shakespeare, au contraire, est-il prodigue d’événements,
d’inventions singulières, de richesses inutiles ? D’où vient ce luxe du poète anglais,
Le peuple français si léger, si superficiel, dit-on, est de tous les peuples peut-être le plus curieux de choses intelligibles et abstraites, pourvu qu’elles se présentent à lui sans pénible effort, parées d’une aimable simplicité. Il rit volontiers ; mais il veut que son rire soit provoqué par un jugement. Il s’égaie des sots de la comédie et de leurs sottises ; mais il aime dans un exemple particulier toucher une vérité universelle.
Cet esprit si élégant et si solide est personnifié dans « l’honnête homme » de
Molière, Clitandre, qui s’appelle aussi Philinte et Ariste. L’honnête homme, l’homme
distingué, comme on dit en France aujourd’hui, est un sage qui
veut plaire et qui plaît, comme l’oiseau chante, comme l’insecte Bien lui prend de n’être pas de
verre.
Les Femmes savantes, III, Histoire de la littérature
anglaise, livre III, chap. Histoire de la littérature anglaise,
livre III, chap. Ibid.honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable.
Cette petite remarque, que Molière était français, explique bien des choses dans son
théâtre, et sert à réduire à leur juste valeur, c’est-à-dire au néant, des censures
telles que celle-ci prononcée par William Schlegel : Molière moralise trop ; comme si
notre littérature classique tout entière n’était pas une littérature de moralistes !
comme si le goût de la petite monnaie philosophique n’était pas un des traits de
l’esprit français, prompt à vulgariser toutes les richesses de l’esprit humain dont il
est l’interprète ! Le même Schlegel dit encore : Molière est trop épigrammatique, « inoffensive et douce
,
s’exerçant sur des situations, des personnages purement poétiques et fantastiques. Il
oublie encore ici le génie de la France. Eh quoi ! Marie Stuart, élevée en France ? ne
put se retenir d’écrire à la reine Élisabeth une lettre où elle tournait en ridicule,
au risque de précipiter l’instant de sa mort, la comtesse de Shrewsbury et sa
triomphante rivale elle-même par la plus sanglante ironie ; et Molière, né à Paris,
Molière protégé, encouragé par le roi qui lui désignait ses victimes, aurait épargné
Trissotin pour ne pas déplaire au futur auteur du Cours de littérature
dramatique !
Si Molière est de sa nation, il est de son temps aussi. Après la France, le dix-septième siècle l’a fait ce qu’il a été.
L’importance énorme, presque unique, de Louis XIV au milieu de sa cour,
l’amoindrissement de la noblesse ; la passion des dames et du beau monde pour les
conversations spirituelles et solides, l’affectation succédant à l’esprit et la
pédanterie à la science ; le goût des questions et l’ardeur des querelles religieuses,
l’impiété couvant sourdement sous la foi emphatique d’un siècle qui affirmait plus
qu’il ne croyait, et l’hypocrisie lui prêtant déjà son manteau ; la licence
Dans un siècle où le souverain disait : L’État, c’est moi ; où, sans la crainte du
diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, ce roi qui pouvait
tout se serait fait adorerMémoires.demi-dieu« Il ne suffit pas de garder le respect
que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne ; il faut épargner ceux qui ont le
glorieux avantage de l’approcher, et ne pas jouer ceux qu’il honore d’une estime
particulière. »
De Villiers, Lettres sur les affaires du
théâtre.L’École des femmes, ni Tartuffe, ni Don Juan, et ses Le Misanthrope. Se figure-t-on la haine que ce rieur
accumulait sur sa tête ? Croit-on que sans l’autorisation, sans l’ordre exprès du roi
qui l’appuyait, il eût prononcé impunément une phrase comme celle-ci :
Il
pouvait trembler, — sans Louis XIV. Un jour, le duc de La Feuillade rencontrant
Molière dans les galeries de Versailles, courut à lui comme pour l’embrasser, et lui
prenant la tête entre ses mains, il lui frotta le visage contre les boutons de son
habit, tellement qu’il le mit tout en sang. C’était risquer beaucoup contre un homme
qui avait eu l’honneur de faire rire le roi au dépens des marquis et des ducs.
Louis XIV fut mécontent, fit asseoir Molière à sa table, et La Feuillade dut
s’éloigner momentanément de la cour.Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans
toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les
auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un
marquis ridicule qui divertisse la compagnieL’Impromptu de Versailles, scène Lettre sur les affaires du théâtre.
Ce fut contre une puissance moins redoutable que la noblesse, contre le mauvais goût
littéraire du temps, Précieuses
ridiculesMémoire
pour servir à l’histoire de la société polie.« Un gentilhomme ; raconte Tallemant des Réaux, dit hautement qu’il
n’irait point voir madame de Montausier
Il faut payer la
rançon des meilleures choses : sans l’hôtel de Rambouillet, le genre précieux n’eût
pas été si fort en honneur ; sans l’hôtel de Rambouillet, l’on n’eût pas vu s’élever
de toutes parts, et dans Paris, et d’un bout à l’autre de la France, cette foule de
sociétés hautes et basses qui gâtèrent par leur affectation et leurs exagérations,
l’honneur qu’elles eurent de faire pénétrer dans tous les rangs de la société
française le goût des choses de l’espritavoine. De par tous
les diables ! dit-il, on ne sait comment parler céans… En province, il y eut bien
des gentilshommes qui furent mal satisfaits de mademoiselle de Rambouillet. Une fois
elle dit tout haut à quelqu’un qui venait de la cour : Je vous assure qu’on a grand
besoin de quelques rafraîchissements ; car sans cela on mourrait bientôt iciLa
Société française au dix-septième siècle, d’après Le Grand Cyrus.Les Précieuses ridicules, la pièce
fut jouée avec un applaudissement général, dit Ménage, et il est probable que les gens
d’esprit de l’ancien hôtel Rambouillet applaudirent plus haut que tout le monde. Mais
un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire offensées par la comédie
nouvelle, en défendit la représentation ; cette interdiction dura plusieurs jours. À
la reprise, les applaudissements redoublèrent. Le roi et son ministre, alors aux
Pyrénées, en amie, de lui donner avis
de ceux qui parlaient de lui dans son salon, et la noble dame avait refusé, avec une
fierté polie, de remplir ce rôle d’espion.
Cette opposition des sociétés spirituelles et oisives contre le gouvernement revêtit
au siècle de Louis XIV un caractère moral et religieux. La cour écoutant les jésuites,
la ville fut et resta favorable au jansénisme, et ce parti sévère, grondeur et
persécuté, déjà lié avec les chefs de la Fronde, recruta parmi les bourgeois, les
magistrats, les notables de paroisse, de nombreux adeptes tout disposés à la censure
des joyeux dérèglements de VersaillesNotes
historiques sur la vie de Molière.
Ce fut la plus flatteuse des surprises. Le roi, qui donnait l’exemple du désordre,
trouva fort bon qu’on se moquât de la cabale austère qui l’importunait, et s’amusa
tout le premier de cette plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse,
chagrine, sans complaisance pour les faiblessesNotes historiques sur la vie de Molière.Tartuffe. Molière avait prévu la tempête.
Pour la parer autant que possible, il avait entrepris d’intéresser le parti janséniste
au succès de son œuvre. Tartuffe, ce professeur de dévotion outrée, qui s’accuse
D’avoir pris une puce en taisant sa prière Et de l’avoir tuée avec trop de colère,
On trouve avec le ciel des accommodements. Selon divers besoins, il est une science D’étendre les liens de notre conscience, Et de rectifier le mal de l’action Avec la pureté de notre intention.
Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites.
Quelques-uns purent croire que le Tartuffe continuait les Provinciales, et dès que la pièce fut défendue, le mystère s’en
mêlant, tout le monde voulut en goûterNotes
historiques.Tartuffe ne put être joué en public.
C’était donc une terrible machine de guerre que cette « lourde satire à peine
comique, entremêlée de sermons édifiants et gauchement terminée en
mélodrame »
, comme la définissent d’ingénieux esthéticiensveto formel à une nouvelle représentation ; l’archevêque de Paris fit
un mandement qui défendait « à toutes personnes de voir représenter, lire ou
entendre réciter la comédie de
; et le l’Imposteur, soit publiquement,
soit en particulier, sous peine Tartuffe ne put être mis en liberté qu’en février 1659, à la faveur de
l’apaisement des querelles religieuses, et de la réconciliation momentanée des
diverses opinions de l’Église de France. L’auteur avait cru devoir y faire
d’importants changements, qui tempéraient la violence et l’amertume de la satire.
Primitivement, Tartuffe était un ecclésiastique. Il parut convenable et nécessaire de
lui ôter sa soutane. Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans
caractère, sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction. Ces intrus, hypocrites intrigants, usurpaient le spirituel pour
s’emparer du temporel, autrement dit, du bien des dupesLouis XIV.Caractères.La
Société française au dix-septième siècle.Tartuffe et de Molière devant le
Don Juan, que Molière composa pendant que le Tartuffe restait frappé d’interdiction, en est la contrepartie. C’est l’athée
audacieux après le faux dévot sournois, le grand seigneur méchant homme après le gueux
et le cuistre abject. Mais ce drame étonnant est moins une peinture des mœurs
contemporaines, qu’une sorte de prophétie. Dans Don Juan comme dans
Tartuffe, mieux encore que dans Tartuffe,
Molière a découvert et montré, non ce que le présent étalait à tous les yeux, mais ce
qu’il recelait, pour ainsi dire, dans ses entrailles, le germe que développerait
l’avenir. Il a moins vu que deviné, ou plutôt, sans aucune faculté surnaturelle, la
simple profondeur de son observation a pénétré jusqu’à ce qui devait arriver plus
tard, à travers ce qui se passait alors. Il semble avoir pressenti, dans le Tartuffe, les dangers et les désastres qui allaient naître de
l’ambition hypocrite, dirigeant, exploitant la piété étroite et mal entendue. À une
trentaine d’années de l’époque où parut cette satire amère et terrible, on se trouve
dans le milieu précis pour lequel elle paraît faite à l’avance ; la France était
devenue la maison d’OrgonMolière, sa
vie et ses ouvrages.don Juan
prévoit encore plus loin. Il va au-delà du Père Le Tellier et du Père La Chaise ; il
annonce le Régent et
ibid.
En l’année 1667
« M. de Montespan, écrit mademoiselle de Montpensier dans ses Mémoires,
M. de Montespan, qui est un homme fort extravagant et peu content de sa femme, se
déchaînant extrêmement sur l’amitié que le Roi avait pour elle, allait par toutes
les maisons faire des contes ridicules. Un jour, il s’avisa de m’en parler. Je lui
lavai la tête. Je lui fis comprends qu’il manquait de conduite par ses harangues
dans lesquelles il mêlait le Roi avec des citations de la Sainte-Écriture et des
Pères. Il voulait faire entendre au Roi qu’au jugement de Dieu il lui serait
reproché de lui avoir ôté sa femme. Le lendemain, étant sur la terrasse avec la
Reine, j’appelai madame de Montespan
Au
commencement de l’année suivante, Molière représentait Mémoires de Mademoiselle, tome VI, p. 82.Amphitryon.
On se tromperait grossièrement sur la portée de cette comédie, si l’on croyait y voir
une cruelle raillerie à l’adresse du mari d’Alcmène. C’est un tableau froidement
ironique, où Jupiter n’est pas plus ménagé qu’Amphitryon, et qui même nous intéresse à
l’amant un peu moins encore qu’au mari. Si le Dieu essaye de persuader que
Un partage avec Jupiter N’a rien du tout qui déshonore,
Sosie, qui conclut la pièce, déclare que le seigneur « nous fait beaucoup d’honneur »
, mais qu’il a beau « dorer la
pilule »
, que
D’une et d’autre part pour un tel compliment Les phrases sont embarrassantes.
Madame de Montausier, duègne fort complaisante pour les amours du roi dans sa charge
de première dame d’honneur de la reine, avait bien changé depuis qu’elle n’était plus
l’indépendante Julie d’Angennes. Sévère à ses amants, comme on disait à l’hôtel de
Rambouillet, l’inflexible Julie avait contraint Montausier à soupirer pour elle durant
treize ans entiers ; elle sentait pour le mariage une insurmontable répugnance, et
quand elle céda, ce fut de guerre lasse, comme ArmandeSi ma
mère le veut, je résous mon esprit / À consentir pour vous à ce dont il
s’agit.
Les Femmes savantes, acte IV,
scène « pour ne point fâcher sa mère
. Montausier avait, comme elle, quelques
vertus réelles et solides, et, surtout, une grande apparence de vertu qui imposait aux
contemporains. « C’est une sincérité et une honnêteté de l’ancienne
chevalerie »
, écrivait madame de Sévigné On voyait
tous les jours, en ce temps-là, au palais de Cléomire,
Tallemant a fait de Montausier un portrait moins idéal. — Le Grand Cyrus, tome VII.« M. de Montausier,
dit-il, est un homme tout d’une pièce ; madame de Rambouillet dit qu’il est fou à
force d’être sage. Jamais il n’y en eut un qui eût plus besoin de sacrifier aux
Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s’il gronde quelqu’un, il lui
remet devant les yeux toutes ses iniquités passées… À moins qu’il ne soit persuadé
qu’il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret
En 1666, Molière créa le
personnage d’Alceste.
Le Misanthrope est une œuvre infiniment hardie ; car, si Alceste
gronde, c’est sur la cour, plus que sur Célimène, et qu’est-ce que la cour, sinon le
monde du roi arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix Louis XIV.Le Misanthrope fut représenté à Paris. La foule dorée de
Versailles était frondée aux applaudissements du public parisien, non pour ses travers
superficiels, comme dans Les Fâcheux, mais pour ses faux dehors, ses
trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un
honnête homme ne pouvait vivreMolière,
sa vie et ses ouvrages.
Molière a montré moins d’indépendance dans la grande comédie qu’un an avant sa mort
il fit sur un petit ridicule. Le dernier trait, l’acte suprême du pouvoir exercé par
lui sous l’autorité du roi, fut l’exécution d’une coterie qui, par l’austérité réelle
ou affectée de ses mœurs, était importune à la cour. Le ridicule qu’il mit en avant,
le prétexte de la comédie des Femmes savantes, ce fut, il est vrai,
la pédanterie de ces ménagères bourgeoises, comme on en voit à toutes les époques,
qui, au lieu d’avoir l’œil sur leurs gens, de former aux bonnes mœurs l’esprit de
leurs enfants, et de régler la dépense avec économie, vont chercher ce qui se passe
dans la lune, pendant qu’ici-bas, à la cuisine, le pot-au-feu brûle. Mais à l’époque
de Molière, ce ridicule existait beaucoup moins dans les maisons bourgeoises que dans
la haute aristocratie, où Mémoire pour servir à
l’histoire de la société polie. « gredins qui, pour être imprimés et reliés en veau, se croient
d’importantes personnes dans l’État »
. Un mépris si dur, si superbe, descend
du fond des appartements de VersaillesIbid.Les Femmes
savantes paraissent avec la guerre de HollandeHistoire de France.
Ce Descartes, que les femmes savantes admiraient et peine de mort contre les hérétiques qui
oseraient attaquer les doctrines d’Aristote. « La Cour, disait l’arrêt, fait
défense à toutes personnes d’obtenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens
auteurs approuvés,
La Faculté de médecine était la place forte de la
tradition. Douter que le sang fût immobile dans les veines, douter qu’une goutte d’or
potable fût le remède de tous les maux, c’était une pensée presque impie, un crime de
lèse-majesté devant les satrapes de l’empire d’Aristote. L’ignorance de l’anatomie
faisait de la science de guérir un art purement empirique et conjectural. Les
médecins, selon le témoignage contemporain d’un de leurs confrèresà peine de la vieHistoire de la vie et des ouvrages de
Molière.« grands charlatans, véritablement
courts de science, mais riches en fourberies chimiques et pharmaceutiques »
.
Guénaut, médecin de la reine, disait naïvement qu’on ne saurait attraper l’écu blanc
des malades, si on ne les trompait. On le « Ils alterquaient ensemble, dit Guy Patin, et ne s’accordaient
pas de l’espèce de maladie dont le malade mourait. Brayer dit que la rate est gâtée,
Guénaut dit que c’est le foie, Valot dit que c’est le poumon, et qu’il y a de l’eau
dans la poitrine, Des Fougerais dit que c’est un abcès du mésentère… Ne voilà pas
d’habiles gens ! »
Guénaut eut le dessus, et, à l’aide de sa panacée
universelle, l’antimoine, emporta le malade. Avec ce remède, il avait déjà tué sa
femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres, et un grand nombre de personnes en
dehors de sa proche parenté. Étant un jour engagé dans un embarras de voitures, un
charretier le reconnut très bien et cria : Laissez passer M. le docteux ! C’est lui
qui nous a fait la grâce de nous délivrer du cardinalLes Médecins au temps de Molière, de M. Maurice
Raynaud.
Voilà les attaques de Molière contre les médecins expliquées, et il
me semble que peu à peu la lumière se fait sur le véritable sens de son théâtre,
obscurci par les apologistes non moins que par les censeurs, par les exclamations de
la critique admirative, comme par les démonstrations de la critique pédantesque. Mais
la lumineuse que celle
de l’esprit français, ne suffit pas. À l’ethnologie et à l’histoire, il faut ajouter
la biographie ; alors seulement nous comprendrons tout Molière.
Il y a dans son caractère deux traits dont la connaissance achève de répandre sur la
nature spéciale de son génie comique tout le jour dont notre intelligence a besoin. Il
était naturellement observateur, et les maux physiques, surtout les
souffrances morales qu’il endura jusqu’à sa mort, l’avaient rendu profondément mélancolique.
Valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, sans cesse sur ce terrain de cour qui
était un champ de bataille, à l’affût de la vive occasion ailée, légère et sans
retour, fixant, pour ainsi dire, tout ce qu’il regardait, il attrapait le présent de
minute en minute, et devinait le lendemain
Louis XIV.La Zélinde.« Madame, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire. Depuis
que je suis descendu, Élomire
Ce contemplateur était triste. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il apercevait le tragique de la comédie humaine ; il avait en lui-même, dans son âme délicate et fière, dans son cœur sensible, dans son corps malade, une source vive de souffrances.
Jean Poquelin n’avait jamais pardonné à un fils qui « pouvait vivre honorablement
dans le monde », d’avoir quitté son nom et sa profession de tapissier pour se jeter
sur le théâtre, et quand Molière voulut plus tard, avec la fortune princière qu’il
avait acquise, donner quelque secours à son père dans le besoin, le vieillard rejeta
ses offres, et réduisit ce fils, qu’il appelait amèrement monsieur
Molière, à lui venir en aide sous le nom du physicien Rohault
son amiRecherches sur Molière et
sur sa famille.« Le tragique ici, c’est que le moi-même est mis en
doute. Révélation cruelle sur la vie de l’acteur, qui sans cesse se nie, se
moque de lui-même, pour se croire, se sentir dans son masque, son rôle
d’emprunt. Mais tous étaient acteurs, et tous étaient Sosie. Le royal acteur
seul était, et le reste un néant. »
Michelet. — Notons toutefois que ces
plaintes de Sosie sont traduites de Plaute ; ce qui diminue un peu l’évidence de
l’allusion. Le Roman de Molière. Pour les goûts d’artiste
de Molière, voir Eud. Soulié, Recherches sur Molière.
Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts ; Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême, Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds, La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même. On se propose à tort cent préceptes divers Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ; L’effort en est barbare aux yeux de l’univers, Et c’est brutalité plus que vertu suprême. On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ; Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle. Ses vertus de chacun le faisaient révérer ; Il avait le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle. Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.
« Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit
d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien
moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il fallait en user de la sorte avec vous,
et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa
douleur
Enfin Molière était
malade, et dans son fait à l’égard des médecins et de la médecine, il y avait quelque
chose de pareil à la révolte amère du malheureux contre le ciel, une bravade
douloureuse d’incrédulité :
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère, Vains et peu sages médecins ; Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins La douleur qui me désespère. Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaire Croit que vous connaissez l’admirable vertu, Pour les maux que je sens n’ont rien de salutaire ; Et tout votre caquet ne peut être reçu Que d’un malade imaginaire Second prologue du .Malade imaginaire.
On lit dans le registre de La Grange, à la date du vendredi, 17 février 1673 :
« Après la comédie, sur les dix heures du soir, M. Molière mourut dans sa
maison, rue Richelieu, ayant joué le rôle du
Malade imaginaire,
fort incommodé d’un rhume et d’une fluxion sur la poitrine, qui lui causait une
grande toux, de sorte que dans les grands efforts qu’il fit
— Expliquez donc votre pensée, car nous ne pouvons pas la deviner. Quand vous avez fait,
comme élève de William Schlegel, une Leçon sur la comédie ; quand vous
avez écrit, comme émule de Jean-Paul, des Pensées sur la poésie comique,
nous avons bien vu que vous vous moquiez du monde, assez maladroitement, il est vrai, avec
un mélange d’idées graves et sensées qui plusieurs fois nous a fait douter de vos
intentions ironiques. Quand vous avez écrit, comme philosophe hégélien, une Méditation sur le drame comique, vos Étude ; et voilà que Lysidas dans sa Réponse (quels personnages ! quelle fiction !) détruit tout ce que Dorante a dit !
Continuez, si cela vous amuse. Détruisez maintenant ce qu’a dit Lysidas, pourvu qu’ensuite
et enfin vous concluiez. Détruisez… car, nous l’espérons, vous n’allez pas vous en tenir à
la matérielle et grossière doctrine de cette brutale école historique. On en est las. Une
réaction commence, en faveur du culte des idées, contre le culte des faits. L’Académie
française a mis au concours cette question : « De la nécessité de concilier dans
l’histoire critique des lettres le sentiment perfectionné du goût et les principes de la
tradition avec les recherches érudites
; et, bien que les concurrents aient évidemment
peu de foi dans cette nécessité, puis que, d’année en année, le prix ne
se décerne point, nous ne pouvons-nous empêcher d’admirer avec joie la foi de l’Académie
elle-même dans cette nécessité non douteuse ; car, voyez ! elle en est si sûre que,
dérogeant une fois, par une exception heureuse, à sa largeur d’esprit et à sa réserve
habituelles, elle a indiqué d’avance et imposé sa solution avec la question. Le philosophe
le plus original de notre temps, le moins suspect d’une vénération exagérée pour les principes de la tradition, M. Vacherot, pense à peu près comme l’Académie.
Nous n’admettons pas que vous puissiez avoir l’âme assez basse, l’esprit assez court pour
en rester à la doctrine de l’école historique. Expliquez donc votre pensée, car nous ne
pouvons pas la deviner.
— Mon cher lecteur, j’ai fini ma tâche. Il y a aujourd’hui une question pendante, la
question de la critique littéraire. Un autre l’eût d’abord résolue ; pour moi, j’ai voulu
d’abord l’examiner, au risque de ne la point résoudre. En effet, maintenant
L’école historique, cela est évident, annule la critique littéraire. Considérant toutes
les œuvres « Plus un poète est parfait, dit-elle, plus il est national ;
plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa
race ; la hauteur de l’arbre indique la profondeur des racines
Quoi qu’il
en soit, l’école historique, je dis l’école historique idéale, à la considérer dans
l’unité et la pureté de sa doctrine, annule la critique littéraire au sens où le langage a
toujours entendu le mot de Essai sur les Fables de la Fontaine.critique, puisqu’elle ne juge pas, ne blâme ni ne loue. Mais, en revanche, de la critique ainsi annihilée
elle seule réussit à faire une science. Son principe est incontestable, c’est que tout
phénomène découvrir. Et quel bien précieux
qu’une idée juste et claire ! Nous savons que si Corneille est inégal, c’est qu’il est
souvent sublime ; nous savons que si l’imagination de Molière n’est pas riche en
fantaisies comme celle de Shakespeare, c’est qu’il peint la réalité comique plus
fidèlement. Mais, faute d’y penser, faute de comprendre assez l’importance de cette
remarque, notre critique tombe à chaque instant dans l’injustice ou dans la banalité. Il y
a de jolies choses dans Dickens, mais… Il y a de belles choses dans V. Hugo, mais…
Franchement, tous ces mais sont au moins ennuyeux. Prenons les hommes
tels qu’ils sont, en bloc, avec leurs qualités et leurs défauts, comme manifestations
d’une même
La question du goût est la plus délicate des trois questions
particulières qui composent la question générale de la critique littéraire. Le goût a ceci
d’original, qu’il est subordonné à l’intelligence, mais à l’intelligence à l’état vague,
non pas à telle ou à telle notion précise de l’intelligence. La brute, l’idiot n’ont point
de goût ; mais le théoricien qui s’est formé certaines idées et qui juge d’après ces
idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût. La véritable personne de
goût, c’est cet homme poli ou mieux encore cette femme aimable, qui se sert de son
intelligence sans savoir comment, de même qu’elle respire sans y penser. Le goût n’existe
donc ni dans une indépendance sauvage, ni dans une servitude logique ; il n’est ni
absolument libre, ni esclave ; il est soumis à l’intelligence, comme à un joug nécessaire,
si aisément porté qu’il n’en a point conscience. D’après cela, il est clair que les
progrès du goût sont directement en proportion de ceux de l’intelligence, et que, plus
l’intelligence s’agrandit, plus le goût se perfectionnement du goût ?
sans doute, que le goût s’élargit et qu’en même temps il s’épure. L’élargissement du goût est facile à comprendre ; à mesure que nos
préjugés tombent, beaucoup de nos répugnances doivent céder et disparaître. Mais son
épuration offre une idée moins simple, moins nette. On ne voit pas bien en quoi elle
consiste, jusqu’où elle doit aller, où elle commence à devenir étroitesse, dans quelles
limites elle peut se concilier avec la largeur. N’importe ; il faut admettre qu’en se
perfectionnant, le goût ne s’élargit pas seulement, mais aussi qu’il s’épure. Il est
impossible de préconiser, au nom du goût, une sorte de tolérance universelle et
d’admiration banale qui n’est que de l’indifférence, et qui, à la longue, émousse et tue
le sentiment même du beau. Voltaire n’a pas tout à fait tort de trouver que les vifs
dégoûts littéraires sont le prix des plus délicieuses jouissances littéraires, et que,
pour bien aimer certaines choses, il faut savoir haïr vigoureusement leurs contraires.
Quand Goethe déclare que « Klopstock n’avait aucun goût, aucune disposition
,
quand il trouve ridicule cette ode où le poète suppose une course entre
la Muse allemande et la Muse britannique, quand il ne peut supporter « l’image
qu’offrent ces deux jeunes filles courant à l’envie à toutes jambes et les pieds dans la
poussière »
: à ce moment-là Goethe est moins content, moins heureux, il jouit
moins du plaisir de vivre, du bonheur de sentir que madame de Staël, qui traduit avec
enthousiasme cette même ode, et déclare fort heureux tout ce que Goethe
trouve ridicule. Mais cet avantage que Goethe perd un moment, il le retrouve le moment
d’après, quand, par exemple, la lecture d’un chœur de Sophocle ou d’une ode de Pindare
fait couler à longs traits dans tous ses sens et dans son âme une émotion, une félicité,
que jamais ne goûta madame de Staël. Quand j’écoute avec ravissement une mélodie
italienne, et que vous, mon cher lecteur, vous haussez légèrement les épaules avec une
expression de quasi-mépris sur les lèvres, je vous plains, et en fait je suis plus
favorisé que vous, puisqu’à ce moment-là j’ai un sens qui vous manque. Mais peut-être que
Vous voyez, mon cher lecteur, que je ne résous rien, et que je ne me mêle pas de
concilier les délicatesses du sentiment littéraire avec la magnifique tolérance de
l’esprit historique. Et les théories ! voilà encore une question. Il ne s’agit pas de
savoir si les conseils pratiques, les préceptes dictés par Aristote, Horace, Boileau, sont
légitimes et valent quelque chose. Ils sont excellents pour la plupart, et l’on n’a point
coutume de demander à son maître d’écriture par quelle déduction rationnelle et en vertu
de quel principe a priori, il veut qu’on étende bien ses doigts, qu’on
ne mette pas son cahier de travers, qu’on ramène sa plume vers sa poitrine, et qu’on se
tienne droit comme un I. Ce qu’il s’agit de savoir, c’est si les Philosophies de l’Art,
les Traités œuvres du génie, mais que pas un seul n’a la
moindre valeur scientifique. Ce paradoxe demande quelque explication.
Sans définir les mots d’art et de science (ce dont il faut se garder, si
l’on veut s’entendre soi-même et se faire entendre), on peut dire qu’entre la science et
l’art il y a cette différence que, dans l’une les gens médiocres peuvent rendre d’utiles
services, au lieu que dans l’autre ils ne font rien qui vaille. Les sciences ont leur
méthode, leur grande roule royale où elles marchent sûrement, et s’il ne se rencontre que
de siècle en siècle des Newton et des Cuvier pour leur faire faire des pas de géant, les
plus petits garçons, s’ils reprennent les choses au point où ces grands hommes les ont
laissées, peuvent les faire avancer un peu tous les jours. Mais l’artiste crée tout, sa
méthode, sa matière et son œuvre, et l’auteur d’un système philosophique est comme
l’artiste. Or, pour créer, il faut avoir du génie. Deux ou trois esthéticiens sont de
grands artistes retournés ; mais la plupart, l’ignobile vulgus, sont d’infimes artistes retournés. Quand je lis la théorie de la
tragédie par Hegel, je suis frappé d’admiration, comme en lisant l’Antigone ; mais quand je lis la théorie de la tragédie par M. X…, je n’y fais pas
plus d’attention que je n’en fais aux petits vers du frère de M. X… J’admire les théories
magnifiques, et c’est tout. À quoi voulez-vous qu’elles me servent ? À quoi voulez-vous
qu’elles servent aux poètes, qui, pour la plupart, écrivent par inspiration, ou qui, s’ils
sont assez grands pour composer avec réflexion, sont assez grands aussi pour puiser leurs
réflexions en eux-mêmes ? Elles ne pourraient profiler qu’aux poêles médiocres, trop
froids pour être inspirés, trop sots pour réfléchir par eux-mêmes ; mais il est convenu
que ceux-là feraient mieux d’être maçons. Les grands esthéticiens sont donc, comme les
grands poètes, d’admirables créateurs inutiles. Ils créent des idées grandioses, comme les
poètes de grandioses images, et il est rare que la faculté créatrice d’images et la
faculté créatrice d’idées se trouvent réunies dans le même homme, rare surtout qu’elles
fonctionnent ensemble. Goethe, le « Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner
dans mon Faust ! Comme si je le savais ! Comme si je pouvais le dire moi-même ! J’ai
reçu dans mon âme des impressions, des images… Faust est un ouvrage de fou
Conversations de Goethe et
d’Eckermann
On fera toujours des théories insignifiantes, comme on fera des poèmes médiocres. Mais on ne sera point lu, et l’on déplorera l’indifférence du siècle en matière de philosophie.
On fera toujours de la critique avec ses goûts personnels ; c’est la plus ancienne manière et la plus commode à première vue, celle qui nécessite le moins d’études préalables. Mais on s’apercevra que, si la matière est banale, elle exige un talent d’autant plus rare pour la relever, et l’on enviera la plume d’un Sainte-Beuve ou d’un Vitet.
L’école historique ayant fait de la critique une science, tout le monde peut sans art et
sans génie, faire avec du travail un bon livre, intéressant
Seulement, je souhaiterai à cette terrible école un peu moins de férocité. Sa froide
insensibilité de juge d’instruction a quelque chose d’antihumain. Elle a si peur de n’être
pas tout intelligence, de conserver la moindre apparence d’âme, de partialité,
d’enthousiasme ; elle s’applique avec un dépouillement si entier, si farouche, à se faire
toute à tous, à être anglaise avec les Anglais, allemande avec les Allemands, française
avec les Français, qu’elle méconnaît une chose : c’est que les Anglais, les Allemands, les
Français sont des hommes, et que dans Molière, dans Shakespeare, dans tous les grands
poètes il y a, sous les différences de temps et de lieux, un pathétique capable de faire
battre toute poitrine humaine, sans distinction de nationalités. Don Juan, au milieu du
naufrage de toutes ses croyances, s’aperçoit qu’il conserve encore le sentiment de
l’humanité, et, au nom de ce sentiment, fait la seule bonne action de sa vie. Ce qui
sauvera l’art et la critique, c’est le respect des beaux sentiments et des humanité.
La comédie pourrait peut-être mieux finir ; mais
c’est ici un livre de bonne foi, et je suis forcé d’en demeurer làOn disputera fort et ferme de part et d’autre, sans
que personne se rende… La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d’en
demeurer là.La Critique de l’École des femmes, scène
dernière.