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une âme grande dans un petit
destin. Il avait mis d’ailleurs dans tout son jour et en pleine
lumière le côté tendre, affectueux, l’amitié des bons esprits et des bons cœurs.
M. Gilbert n’a pas voulu s’en tenir à ce succès et à cette appréciation
littéraire une fois couronnée et publiquement applaudie. Son goût pour
Vauvenargues était devenu, en effet, une véritable amitié et du dévouement à
sa mémoire. Il s’est donc mis à la recherche de tout ce qui pouvait
compléter les Œuvres et ajouter à l’idée de l’homme. Il en
est résulté l’édition que nous annonçons en ce moment, et qui est un
véritable enrichissement de la littérature française. Voilà un classique de
plus, définitivement établi.
J’insisterai peu sur les mérites de détail de l’édition, le choix des meilleurs textes, des meilleures leçons (car, chez Vauvenargues, les mêmes pensées souvent sont reproduites plus d’une fois et dans des termes presque identiques) ; j’en viendrai d’abord à ce qui fait l’intérêt réel de la publication de M. Gilbert, à ce qui est un accroissement de notions sur Vauvenargues, à sa correspondance inédite.
Elle se compose principalement de deux sources : la correspondance avec Mirabeau, le père du grand tribun, et la correspondance avec Saint-Vincens.
Cette dernière, provenant de la Bibliothèque du Louvre, où très peu de
personnes avaient eu l’idée de la consulter jusqu’ici, est la moins
importante, ou pour parler plus exactement, la moins agréable, et si on
l’avait donnée seule et sans l’autre, on courait
Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu as vu les approches de la mort ; il est pourtant bien triste de mourir dans la fleur de la jeunesse ! mais la religion, comme tu dis, fournit de grandes ressources ; il est heureux, dans ces moments, d’en être
bien convaincu. La vie ne paraît qu’un instant auprès de l’éternité, et la félicité humaine, un songe ; et, s’il faut parler franchement, ce n’est pas seulement contre la mort qu’on peut tirer des forces de la foi ; elle nous est d’un grand secours dans toutes les misères humaines ; il n’y a point de disgrâces qu’elle n’adoucisse, point de larmes qu’elle n’essuie, point de pertes qu’elle ne répare ; elle console du mépris, de la pauvreté, de l’infortune, du défaut de santé, qui est la plus rude affliction que puissent éprouver les hommes, et il n’en est aucun de si humilié, de si abandonné, qui, dans son désespoir et son abattement, ne trouve en elle de l’appui, des espérances, du courage : mais cette même foi, qui est la consolation de misérables, est le supplice des heureux; c’est elle qui empoisonne leurs plaisirs, qui trouble leur félicité présente, qui leur donne des regrets sur le passé, et des craintes sur l’avenir ; c’est elle, enfin, qui tyrannise leurs passions, et qui veut leur interdire les deux sources d’où la nature fait couler nos biens et nos maux, l’amour-propre et la volupté, c’est-à-dire tous les plaisirs des sens, et toutes les joies du cœur…
Vauvenargues avait vingt-quatre ans quand il écrivait ces lignes. Il s’y montre dans son impartialité. Il n’est pas ennemi, il n’est pas hostile, il balance les avantages, mais au fond il n’hésite pas et se prononce pour une philosophie naturelle. Dans ces lettres à Saint-Vincens où il s’abandonne tout à fait au courant de la pensée et au mouvement de la plume, il divague quelquefois et tombe même dans quelque confusion. Il s’en aperçoit et en convient. C’est une garantie de plus pour la parfaite sincérité. Il continue et prolonge cette conversation par lettres avec Saint-Vincens, sur les sentiments de différente sorte et les troubles qui agitent une âme à la vue des derniers moments :
On ne saurait tracer d’image plus sensible que celle que tu fais d’un homme agonisant, qui a vécu dans les plaisirs, persuadé de leur innocence par la liberté, la durée, ou la douceur de leur usage, et qui est rappelé tout d’un coup aux préjugés de son éducation, et ramené à la foi, par le sentiment de sa fin, par la terreur de l’avenir, par le danger de ne pas croire, par les pleurs qui coulent
sur lui. et enfin par les impressions de tous ceux qui l’environnent. Comme c’est le cœur qui doute dans la plupart des gens du monde, quand le cœur est converti, tout est fait ; il les entraîne ; l’esprit suit les mouvements, par coutume et par raison. Je n’ai jamais été contre; mais il y a des incrédules dont l’erreur est plus profonde : c’est leur esprit trop curieux qui a gâté leurs sentiments…
Je n’ai jamais été contre est, je crois, le
mot le plus vrai pour Vauvenargues. C’est un neutre indulgent et parfois
sympathique ; et quant à ces traités particuliers sur le libre
arbitre et sur d’autres sujets où il a paru imiter le style et
suivre les sentiments de Pascal, il nous en donne la clef un peu plus loin
dans cette lettre même (10 octobre 1739) ; car, après un assez long
développement et qui vise à l’éloquence, sur les combats du remords et de la
foi au lit d’un mourant, il ajoute :
J’aurais pu dire tout cela dans quatre lignes, et peut-être plus clairement ; mais j’aime quelquefois à joindre de grands mots, et à me perdre dans une période ; cela me paraît plaisant. Je ne lis jamais de poète, ni d’ouvrage d’éloquence, qui ne laisse quelques traces dans mon cerveau ; elles se rouvrent dans les occasions, et je les couds à ma pensée sans le savoir ni le soupçonner ; mais lorsqu’elles ont passé sur le papier, que ma tête est dégagée, et que tout est sous mes yeux, je ris de l’effet singulier que fait cette bigarrure, et malheur à qui ça tombe ! Adieu, mon cher Saint-Vincens.
Vauvenargues s’exerce évidemment au style, à l’amplification ; il n’avait pas fait ses classes, il répare cela en les faisant dans ses lettres à ses amis. Il risque la tirade, il la pousse et la place où il le peut. — Ô Nil, que l’on a bien fait pour ta plus grande gloire d’ignorer longtemps tes sources ! Il ne faudrait pas voir de trop près les premiers tâtonnements des hommes distingués.
L’explication que M. Suard donnait de quelques-uns joindre de grands mots, à se perdre dans une période ; il ne lisait jamais de poète
ni d’orateur qui ne laissât quelques traces dans son cerveau, et ces traces
se reproduisaient dans ce qu’il écrivait ensuite. Assurément on aurait mieux
aimé voir dans ces élans et ces prières, dans ces méditations sur la foi,
les traces directes et les témoignages d’une lutte intérieure et d’un de ces
beaux orages mélancoliques et mystiques tels qu’on en a dans la jeunesse,
une seconde forme du drame intérieur de Pascal. Cela n’est plus possible
aujourd’hui. Vauvenargues a eu ses orages et ses enthousiasmes, mais il ne
paraît pas qu’il les ait eus en ce sens ; il y faut renoncer, et ne voir
définitivement dans les morceaux tant discutés, et jusqu’ici restés
énigmatiques, que les essais d’un écolier généreux, sincère en tant
qu’apprenti, mais non les convictions vives de l’homme. Il ne les écrivait
pas précisément pour s’amuser, il les écrivait pour se former.
La plus grande partie de la correspondance de Vauvenargues avec Saint-Vincens
roule sur des faute
d’argent, c’est douleur sans pareille (et toutefois, dit Rabelais,
il avoit soixante et trois manières d’en trouver toujours
à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune étoit par façon de
larcin furtivement fait) » ; — autant pour cette bande intrigante et peu
scrupuleuse, la question d’argent est à la fois importante et légère, objet
avoué de poursuite et de raillerie, un jeu et une occupation continuelle, et
à toute heure sur le tapis, autant c’est un point sensible et douloureux
pour ces natures pudiques et fières, timides et hautes, qui n’aiment ni à
s’engager envers autrui ni à manquer à personne, qui ont souci de la dignité
et de l’indépendance autant que les autres de l’intérêt. Vauvenargues était
de ces âmes royales au sens de Platon de ces âmes ingénues n’a pu sauver sa vertu de cette tache. »
L’amitié si tendre, si familière, que nous voyons établie entre Vauvenargues et Saint-Vincens nous permet de nous figurer en la personne de ce dernier un de ces amis dont La Fontaine avait vu des exemples autre part encore qu’au Monomotapa :
Qu’un ami véritable est une douce chose ! Il cherche vos besoins au fond de votre cœur : Il vous épargne la pudeur De les lui découvrir vous-même.
De près, Saint-Vincens avait dû, en plus d’un cas, lire dans
les yeux de son ami ses besoins et ses désirs, et aller au-devant de ses
paroles. Pourtant, une fois éloigné de la Provence et absent, Vauvenargues
ne peut être deviné, et il est obligé de s’ouvrir lui-même. On souffre de
voir cet homme distingué et qui promettait presque un grand homme, si à la
gêne et si peu favorisé de la fortune qu’il ne peut faire un voyage en
Angleterre, où l’appelleraient ses études
Je te supplie, du moins, de croire qu’en t’offrant, comme j’ai fait, de m’acquitter avec toi, je n’ai jamais été fâché un seul moment de te devoir. Dieu m’a donné, pour mon supplice, une vanité sans bornes et une hauteur ridicule par rapport à ma fortune ; mais je ne suis pas assez sot pour la placer aussi mal. J’ai toujours regardé comme un bien d’avoir des marques indubitables de ton amitié ; bien loin qu’elles m’aient été à charge pendant ces froideurs apparentes, elles m’en ont consolé, et je m’estimais heureux de trouver cette ressource contre mes tristes soupçons. Je te jure, mon cher Saint-Vincens, que je dis vrai ; ne me fais point l’injustice de douter de ce sentiment ; ce serait trop me punir, et tu dois tout oublier ; je te le demande à genoux, et t’embrasse de tout mon cœur.
Le désir extrême qu’avait Vauvenargues de venir à Paris, et
pour cela son besoin de trouver 2000 livres à tout prix, nous le montrent
dans une singulière veine d’inquiétude et dans une espèce de fièvre qui lui
fait écrire à Saint-Vincens des choses assez étranges comme lorsqu’on en est
aux expédients, Les Confessions de Vauvenargues :
Ce qu’il y a de plus avisé pour l’emprunt qui me regarde, écrit Vauvenargues à Saint-Vincens, c’est de battre à plusieurs portes, de savoir qui a de l’argent, et de sonder tout le monde ; pauvres, riches, domestiques, vieux prêtres, gens de métier, tout est bon, tout peut produire ; et, si l’on ne trouvait pas dans une seule bourse tout l’argent dont j’ai besoin, on pourrait le prendre en plusieurs, et cela reviendrait au même. J’ai eu quelque pensée sur M. d’Oraison ; il a un fils qu’il voulait mettre au Régiment du roi ; je le défie de l’y faire entrer, à qui que ce soit qu’il s’adresse ; mais il est riche, il a des amis ; cela ne le touchera guère ; il trouvera bien à le placer : cependant, s’il persistait à le vouloir avec nous, je le prendrais bien sur moi, et je lui tiendrais parole ; mais comment lui dire cela, comment même l’en persuader ? Il est encore venu dans mon esprit qu’il a des filles, et que je pourrais m’engager à en épouser une, dans deux ans, avec une dot raisonnable, s’il voulait me prêter l’argent dont j’ai besoin, et que je ne le rendisse point au bout du terme que je prends. Mais comme il est impossible à un fils de famille de prendre des engagements de cette force, c’est une proposition à se faire berner et très digne de risée. Il faudra voir cependant s’il n’y a point de milieu ; et, et l’on ne peut rien tirer de tout cela, nous nous tournerons ailleurs. Adieu, mon cher Saint-Vincens.
Ainsi il est d’avis de tenter M. d’Oraison de deux manières :
ou du côté de son fils, s’il persiste à le vouloir faire entrer dans le
Régiment du roi : Vauvenargues, toute difficile qu’est la chose, s’en
chargerait et en ferait son affaire ; — ou du côté d’une de ses filles : il
s’engagerait bien à en épouser une dans deux ans, s’il n’était en mesure
alors de le rembourser ; il payerait de sa personne, moyennant toutefois des debteurs et emprunteurs. M. Gilbert, faisant à
merveille son devoir d’avocat et d’ami de Vauvenargues, observe d’ailleurs
avec justesse qu’on ne doit pas prendre trop au sérieux une idée en l’air,
et dont Vauvenargues avait été le premier à faire bon marché et à rire. — La
seule conclusion que je veuille tirer, c’est que nous avons désormais en
Vauvenargues un sujet plus compliqué qu’on ne l’imaginait, un sujet plus
mélangé et plus humain, et moins pareil (au moral) à une belle statue
d’éphèbe. Cela ne saurait déplaire à ceux qui s’ennuyaient déjà de
l’entendre toujours louer comme Aristide. Aristide lui-même, si on lit sa
vie dans Plutarque, n’est pas si simple et si pur qu’on se le figure de
loin. Cela revient à dire que les hommes sont des hommes, et que les
meilleurs sont les moins imparfaits : chez ceux-ci les hautes parties se
maintiennent supérieures et subsistent ; mais les accidents de tous les
jours les déconcertent plus d’une fois et les font ondoyer, comme dirait
Montaigne.
La correspondance avec Saint-Vincens finit pourtant sur des impressions plus
satisfaisantes et plus
Je vous enverrai mon ouvrage dès que je trouverai une occasion. Je ne doute pas que beaucoup de gens ne me condamnent de l’avoir donné au public ; on ne pardonne guère dans le monde cette espèce de présomption, mais j’espère de supporter avec patience le tort qu’elle pourra me faire, si on me devine. C’est à des hommes plus heureux que moi qu’il appartient de craindre le ridicule ; pour moi, je suis accoutumé, depuis longtemps, à des maux beaucoup plus sensibles.
Vauvenargues ne saurait mieux marquer par quelle extrémité de fortune et, pour ainsi dire, par quelle contrainte du sort il est arrivé comme malgré lui à livrer au public les productions de sa plume, à se faire homme de lettres ; et quand Saint-Vincens, qui n’a pas lu encore l’ouvrage et qui en a entendu dire du bien, lui en renvoie par avance de flatteuses louanges, voyez de quel air il les accueille ; il en est presque humilié :
Je suis bien touché de la part que vous voulez prendre aux suffrages que mon livre a obtenus ; mais vous estimez trop ce petit succès. Il s’en faut de beaucoup, mon cher ami, que la gloire soit attachée à si peu de chose ; vous vous moquez de moi quand vous me parlez là-dessus, comme vous faites. Un homme qui a un peu d’ambition, serait bien vain, s’il croyait avoir mérité de telles louanges pour avoir fait un petit livre ; ce qui me touche, mon cher Saint-Vincens, c’est qu’elles viennent de votre amitié. C’est cette amitié qui m’honore, et qui me fait aimer moi-même la vertu,
afin de vous plaire toujours, et devons faire estimer, si je puis, les sentiments que je vous ai voués jusqu’au tombeau.
On sent dans cette lettre qu’il aurait pu, ce jour-là même,
tracer le caractère de Sénèque ou l’orateur chagrin, l’orateur
de la vertu, qui commence en ces termes :
Celui qui n’est connu que par les lettres, n’est pas infatué de sa réputation, s’il est vraiment ambitieux ; bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s’ils osent la suivre :
Ô mes amis, leur dit-il, pendant que des hommes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un instinct particulier, ou par la faveur des occasions, voulez-vous vous réduire à les écrire ?…
Vauvenargues, sous ce masque de Sénèque, ne regarde la littérature que comme un pis-aller : contemporain de Voltaire et déjà son ami, il estime pourtant qu’elle ne compte point assez parmi les hommes pour être le but enviable des efforts sérieux de toute une vie.
Aujourd’hui que l’homme de lettres est tant célébré par la raison peut-être qu’il se célèbre lui-même, qu’on ne s’étonne pas trop de cette répugnance de Vauvenargues pour le métier d’homme de lettres, et de ce qu’il n’y arrive que si fort à contrecœur et à son corps défendant. Pour certaines natures sensibles et fières, la condition d’homme de lettres a cela de triste qu’elle est la seule chance d’être exposé à de certaines railleries publiques, à de certaines insultes contre lesquelles tout citoyen, autrement, est garanti et se sait inviolable. L’homme de lettres généreux est exposé à la calomnie du lâche. Qu’on ne vienne point parler de gloire ; l’attrait propre à la carrière littéraire en demeure flétri.
Vauvenargues le sentait et dut passer outre. Homme d’action et homme d’épée,
même quand il était déjà
J’ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincens : toute la Provence est armée, et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu ; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifient point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, incessamment, s’il reste encore de l’emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé, en me rendant en Provence. Si je m’étais trouvé à Aix, lorsque le parlement a fait son régiment, j’aurais peut-être eu la témérité de le demander. Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d’obtenir cet honneur ; mais vous, mon cher Saint-Vincens, Monclar, le marquis de Vence, m’auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m’aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent. Je ne vous dis pas à quel point j’aurais été flatté d’être compté parmi ceux qui serviront la province dans ces circonstances ; je crois que vous ne doutez pas de mes sentiments. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde : offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, si vous le jugez convenable, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre.
M. Gilbert a remarqué toutes ces choses dans sa complète et
curieuse édition ; je ne fais que les répéter après lui et les étaler.
Toutefois s’il s’était borné à publier cette correspondance avec
Saint-Vincens, il n’eût peut-être pas en définitive rendu service à son
auteur favori, que dis-je ? à un auteur chéri de nous tous. Cette
correspondance, malgré inédit souvent bien plus qu’il ne contient, prise
isolément, elle mènerait à faire trop insister sur un accident malheureux
qui n’était pas un vice, et à faire exagérer un Vauvenargues
endetté et sans ressemblance. Le Vauvenargues ferme et digne, tel
qu’il se présentait à ses autres amis, même au milieu de ses plus affreuses
gênes et de ses souffrances de tout genre, le Vauvenargues héros et stoïcien
comme l’appelle Voltaire, celui que nous avaient légué la tradition et
l’amitié enthousiaste, ne paraît point ici. On ne le devinerait pas non plus
tel qu’il était dans sa familiarité avec d’autres mâles esprits de son âge,
ouvert, étendu, persuasif, mentor indulgent et intelligent, raisonneur
aimable, « cherchant moins à dire des choses nouvelles qu’à concilier celles
qui ont été dites ». Il fallait pour nous le produire, dès vingt-deux ans,
sous ces aspects non moins vrais et plus généralement respectables, sa
correspondance avec le marquis de Mirabeau, fort belle des deux parts, et
tout à fait digne de leurs noms. J’en parlerai prochainement.
Des qualités ordinairement séparées, et toujours recherchées, se joignent en vous, lui dit-il ; jugez des sentiments qu’elles y attirent. À la beauté près, je ne saurais rien dire de plus d’une maîtresse qui m’aurait fait perdre le bon sens. J’y trouve une autre différence : c’est que là je mentirais, et qu’ici je dis vrai. Mais vous me flattez, cela suffit pour m’arrêter sur vos louanges ; et puis, je ne fais point une épître dédicatoire.
Ces louanges données à son correspondant et son égal
reviendront trop souvent, et sous trop de formes, pour qu’on y voie un
propos d’emphase ou de cérémonie. À la seconde lettre, il l’appelle mon maître. Il est évident que Vauvenargues inspirait à
tous ceux qui le voyaient d’un peu près un grand respect de sa personne, une
admiration de ses talents (préalablement à toute application), et encore
plus de son caractère. Quoique à l’âge où l’on se livre aisément,
Vauvenargues ne disait pas tout sur lui-même ; il se réservait. « Je n’ai
jamais osé ouvrir mon cœur à personne tant que j’ai vécu ; vous êtes le
premier à qui j’aie avoué mon ambition, et qui m’ayez pardonné ma mauvaise
fortune. » C’est dans un dialogue des morts qu’il fait dire cela à Brutus
par un jeune homme qui lui-même s’est tué, et ce jeune homme, à bien des
égards, c’est lui. Il n’en dit pas tant à Mirabeau, surtout dans les
commencements : il renferme plus de choses qu’il n’en laisse voir. Il
paraissait au dehors bien plus calme qu’il ne l’était. Mirabeau est dès
l’abord plus ouvert, disant tout, contant ses idées comme ses amours, cœur
chaud brûlot, comme il dit, un vrai volcan : il jette feu et
flammes, parfois de beaux jets, souvent de la fumée, des scories, de la
cendre et des cailloux.
Pour ne pas faire tort à ce caractère original et ne pas se prendre
exclusivement à quelques contradictions et quelques ridicules, il importe de
bien se rappeler ce que fut le marquis de Mirabeau dans l’ensemble de sa
carrière. Il appartient, dès le principe, à la réaction aristocratique et à
la fois patriotique contre le règne et le régime de Louis XIV. Il était bien
le fils de l’homme qui, revenant à la tête de sa compagnie le jour de
l’inauguration de la statue érigée à Louis XIV par le duc de La Feuillade
sur la place des Victoires, s’arrêta au Pont-Neuf devant la statue de
Henri IV, et dit en se retournant vers sa troupe : « Mes amis, saluons
celui-ci ; il en vaut bien un autre ! » — Dès la fin du régime devenu trop
asiatique de Louis XIV, un certain nombre de bons citoyens pensaient très
sérieusement aux moyens de rétablir dans l’État une règle, une constitution
reconnue trop absente, et dont les abus d’un long règne et les calamités
survenantes faisaient sentir l’utilité. Fénelon et Beauvilliers auprès du
duc de Bourgogne, Boulainvilliers, Vauban, Boisguilbert, Saint-Simon
lui-même, étaient au premier rang de ceux qui agitaient ces pensées de bien
public et qui méditaient des plans de réforme. Sous la régence et depuis,
l’abbé de Saint-Pierre, le marquis d’Argenson continuèrent à leur manière
cette lignée de réformateurs : le marquis de Mirabeau s’y rattache dès sa
jeunesse. Il se voue aux questions d’intérêt public : c’est un honneur pour
lui, même quand il y aurait mêlé bien des rudesses, des obscurités et L’Utilité des États provinciaux
(1750), soit dans maint chapitre de L’Ami des hommes
(1756), soit dans la Théorie de l’impôt (1760) qui le fit
mettre cinq jours au donjon de Vincennes, par un simulacre de châtiment et
une concession faite aux puissances financières du temps ! Le fond de ces
écrits est le plus souvent raisonnable ; c’est la forme seule qui est
étrange, sauvage, rocailleuse, et (sauf de rares et heureux endroits) des
plus rebutantes. Le marquis de Mirabeau a une théorie du mal
écrire et de l’incorrect qu’il pratique assidûment. Ne lui demandez
pas de se soigner, de se relire : « Mes affaires et mes amis, dit-il, ont
besoin de moi, et le peu de temps qu’on me laisse est mieux employé à
composer qu’à m’appesantir sur des révisions de style… Si je me contraignais
pour me rendre méthodique, je suis certain que je serais moins lu encore que
je ne le serai dans toute la pompe de la négligence et des écartsL’Ami des hommes (3e partie,
chap. 8), une certaine comparaison qu’il fait de lui et de Montesquieu ;
il ne s’y flatte pas.Théorie de
l’impôt, qui est censée une suite à l’entretiens ou discours tenus
et prêchés à Louis XIV par Fénelon, cet éloquent prélat parle le plus
rébarbatif des langages ; il dira que « l’honneur, ce gage précieux dont le
monarque est le principal et presque le seul promoteur, a comme toute autre
chose, acabit ou son aloi nécessaire ». Il
en dira bien d’autres. Mais, si l’on regarde au fond, ce Fénelon-Mirabeau
tranche en plein abus et fait de grands abattis de broussailles ; il
assainit le pays et ouvre de larges et salubres perspectives. En général, et
à ne les considérer que d’après les points qui leur sont communs, ces
doctrines de Mirabeau et des autres réformateurs aristocratiques ou
monarchiques d’alors tendaient à opérer la réforme par en haut, pour éviter
une révolution par en bas, à refaire, à relever après Louis XIV ce qu’il
avait en grande partie détruit et nivelé sans parvenir à le simplifier
définitivement : elles tendaient à remettre quelque peu les choses sur le
pied et comme à partir de Louis XIII et de Henri IV, et à
introduire dans l’État une constitution moyenne en accord à la fois avec les
besoins nouveaux et avec les mœurs et les restes d’institutions de
l’ancienne France. Car notez que Louis XIV avait opéré une centralisation
qui n’était complète que de son vivant et grâce à son prestige personnel ;
mais, sous des souverains apathiques ou faibles, on retombait après lui dans
la confusion d’un régime mal défini, à demi centralisé, trop ou trop peu :
il fallait aller plus loin et poursuivre, ou revenir en deçà. Revenir en
deçà sur quelques points, c’était le rêve de l’agronome et aristocratique
Mirabeau. Faire après Louis XIV quelque chose de ce que Henri IV aurait aimé
à voir s’accomplir s’il avait vécu, affranchir la noblesse des servitudes de
cour et des usurpations de la roture, la rendre plus sédentaire et attachée
à son ménage des champs, rendre le peuple content de son sort et assuré de
son bien-être, supprimer les sangsues publiques et l’appareil intermédiaire
de finances entre le roi et son peuple, asseoir
Quoi qu’il en soit de ces aperçus toujours sujets à conjectures et qui demanderaient bien des développements, tel était, dans le plus beau de son rôle et dans l’ensemble de sa physionomie, l’homme qui, à vingt-deux ans, se mit à causer de toutes choses par lettres avec Vauvenargues ; et ici nous n’avons plus qu’à les laisser parler l’un et l’autre. Ce sont deux jeunes militaires, ne l’oublions pas ; ils parlent de tout, même de femmes. Mirabeau en est très préoccupé, il en fait bravade, et c’est encore là un des traits de sa nature. Dès sa première lettre à Vauvenargues, il en insère une qu’il vient de recevoir d’une ancienne maîtresse avec laquelle il a rompu et qui, en apprenant la mort de son père, le marquis Jean-Antoine, lui a écrit cette charmante et spirituelle épître de condoléance :
Je n’ose vous appeler, monsieur, de ces noms tendres qui nous servaient autrefois ; ils ne sont plus faits pour moi ; j’ai fait pour les perdre tout ce que je voudrais faire à présent pour les ravoir.
J’aurais tort de ne pas connaître votre caractère et qu’il n’y a plus de retour avec vous. Vous me l’avez dit assez souvent ; je n’y ai pas pensé quand il le fallait ; j’ai laissé prendre à mes étourderies la couleur des crimes, n’en parlons plus. Vous n’étiez plus pour moi qu’un songe agréable, lorsque le bruit du malheur qui vous est arrivé m’a attendrie ; les larmes auxquelles je n’ai voulu faire nulle attention, quand vous m’avez voulu persuader que je les causais, m’ont frappée, sans savoir même si vous en avez versé, dans une occasion dont on se console quelquefois plus aisément que de la perte d’une maîtresse. Que vous dirai-je ? j’ai cru qu’un compliment de ma part, sur un sujet pour lequel tout le monde vous en fait, ne pourrait vous choquer. Je l’ai fait, et le voilà. Adieu, Monsieur. Oserai-je vous demander un peu d’amitié ?
Mirabeau croit faire merveilles que d’écrire au bas de cette lettre, pour que Vauvenargues la montre aux amis, la réponse qu’il y a faite et qui consiste en ces seuls mots :
Mademoiselle,
J’ai l’honneur d’être avec un très profond respect,
mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Si la réponse était non pas de Mirabeau, mais de tout autre, on dirait qu’elle était bien du genre alors à la mode, genre Maurepas, genre Cléon, genre méchant, auquel Gresset bientôt attachera l’étiquette ; mais avec le marquis de Mirabeau, l’humeur du personnage suffit pour expliquer le trait, sans invoquer le bon air.
Cette réponse montrée par Vauvenargues au duc de Durfort et à d’autres officiers, à un dîner d’auberge à Besançon, paraît bonne et dans le caractère de celui qui l’écrit : « Mais nous plaignîmes, ajoute Vauvenargues, une pauvre fille, qui a de l’esprit et qui vous aime. »
Sur ce chapitre essentiel et délicat, la différence
Mirabeau, à l’origine, admire plus Vauvenargues qu’il ne le connaît, et il se le figure plus philosophe ou moins ambitieux qu’il ne l’est en réalité : il lui fait part de ses sentiments tumultueux en ces années où il hésite encore entre plusieurs carrières, et il paraît envier de loin sa tranquillité d’âme, les jours où il ne la stimule pas :
L’ambition, lui dit-il, me dévore, mais d’une façon singulière : ce n’est pas les honneurs que j’ambitionne, ni l’argent, ou les
bienfaits, mais un nom, et enfin d’être quelqu’un ; pour cela, il faut être dans un poste. Cette espèce d’ambition m’a fait retourner de bien des côtés, et au point que, si dans la conjoncture présente, j’avais voulu un régiment dans un service étranger, je savais où le trouver. Mes amis et ma famille s’y sont opposés : on m’a représenté que j’avais trop de bien dans ce pays-ci pour prendre un pareil parti ; j’ai cédé : il a donc fallu tâcher de se mettre ici à même d’aller son chemin ; je l’ai fait, et dans peu vous verrez si je vous trompe ; je ne saurais vous en dire davantage à présent. Quant à la flexibilité, elle n’est nulle part moins que chez moi… Adieu, mon cher Vauvenargues. Que l’on est heureux lorsqu’on est aussi philosophe que vous l’êtes !
Ce projet mystérieux qu’il annonce et qui se déclare bientôt, c’est son mariage avec une des demoiselles de Nesle, l’une (je ne sais laquelle) de ce groupe riant de sœurs qui furent toutes à la dévotion de Louis XV. Ce mariage manqua. On ne se figure guère le vif et cassant Mirabeau encadré dans ce coin voluptueux de Versailles, si près du boudoir et de l’alcôve royale. Vauvenargues l’avait félicité de son mariage tant qu’il le crut fait ; il le félicita plus franchement lorsqu’il le vit rompu :
J’aime, lui disait-il, votre amour pour la liberté : elle est mon idole, et j’ai peine à concevoir que l’on soit heureux sans elle. Nous sommes jeunes, mon cher Mirabeau ; et, quoique la vie soit courte, elle peut sembler bien longue, dans de certains engagements ; aussi, je crois qu’on n’en doit prendre que par raison, et le plus tard qu’on peut. Vous serez peut-être à la portée, dans dix ans d’ici, de faire un meilleur mariage. Celui dont il est question avait des faces riantes ; j’entrais dans vos espérances, je m’en faisais un sujet de joie ; mais je les perds sans regret, et j’en conçois de plus grandes.
Vauvenargues et Mirabeau se donnent des conseils. Mirabeau
toujours préoccupé de l’idée que Vauvenargues n’est pas ambitieux, qu’il est
philosophe par tempérament et par choix (il le juge trop sur la mine, et par
le dehors), qu’il est porté à l’inaction
Vous me faites trop d’honneur en cherchant à me soutenir par le nom de philosophe dont vous couvrez mes singularités ; c’est un nom que je n’ai pas pris ; on me l’a jeté à la tête, je ne le mérite point ; je l’ai reçu sans en prendre les charges ; le poids en est trop fort pour moi. Ce sont mes inclinations qui m’ont rendu
philosopheou qui m’en ont acquis le titre : si ce titre les gênait, il leur deviendrait odieux ; je ne m’en suis jamais caché, toute ma philosophie a sa source dans mon cœur…
Mirabeau insiste et le secoue : il prétend lui montrer qu’avec ses talents, il serait impardonnable de se laisser aller à l’accablement, à la nonchalance. Vauvenargues fait bonne défense et, sans d’abord se découvrir, il accepte en partie le rôle qu’on lui fait, il l’explique et s’en excuse :
Je ne veux pas vous faire entendre que je me suffise à moi-même, et que toujours le présent remplisse le vide de mon cœur ; j’éprouve aussi, souvent et vivement, cette inquiétude qui est la source des passions. J’aimerais la santé, la force, un enjouement naturel, les richesses, l’indépendance, et une société douce ; mais comme tous ces biens sont loin de moi, et que les autres me touchent fort peu, tous mes désirs se concentrent, et forment une humeur sombre que j’essaye d’adoucir par toute sorte de moyens. Voilà où se bornent mes soucis…
Mirabeau toujours expansif, abondant dans son propre sens, et
d’ailleurs aussi cordial en ceci que clairvoyant, pousse sa thèse et, imbu
des idées du jour, il prononce le grand mot, celui des lettres dont l’avènement et le règne étaient prochains dans
Je sais, dit-il à Vauvenargues, que votre peu de disposition
[NdA] et de santé ne vous permet pas de courir ce que quelqu’un comme vous doit appeler fortune ; mais quelle carrière d’agréments ne vous ouvrent pas vos talents dans ce qu’on appelle laDispositionest pris là comme le substantif dedispos, le contraire de l’indisposition.République des lettres! Si vous pouviez connaître combien de plaisirs différents nous procure une réputation établie dans ce genre ! Ce n’est plus le temps où un homme de qualité rougit des talents que lui peut disputer un homme de rien… Peut-être ne fais-je qu’affermir ici chez vous une résolution prise ; il m’en est même transpiré quelque chose ; mais j’en demande l’aveu à votre amitié. N’allez point me dire qu’il est des choses que l’on ne peut confier au papier : il n’en est point que l’on ne puisse commettre au papier qui va à son ami.
Mirabeau faisait alors des vers, des tragédies ou des
comédies ; il cultivait, comme il dit, Melpomène ; il
commençait à s’occuper d’économie politique et rurale ; il avait des
maîtresses, des passions de rechange, toutes les sortes d’ambition ; enfin
il était (ce qu’il sera souvent) dans un état volcanique. Mais ce qui est
bien de sa part et ce qui dénote le galant homme, c’est de convier si
vivement son ami à ce qu’il croit un des éléments du bonheur, et de vouloir
absolument lui faire partager les jouissances qu’il anticipe pour
lui-même.
Serré de près dans ses retranchements, Vauvenargues répond et ne peut dissimuler quelques-unes des idées que nous lui savons sur et contre la littérature :
Je n’ignore pas les avantages que donnent les bons commerces ; je les ai toujours fort souhaités, et je ne m’en cache point ;
mais j’accorde moins que vous aux gens de lettres : je ne juge que sur leurs ouvrages, car j’avoue que je n’en connais point ; mais je vous dirai franchement, qu’ôtez quelques grands génies et quelques hommes originaux dont je respecte les noms, le reste ne m’impose pas. Je commence à m’apercevoir que la plupart ne savent que ce que les autres ont pensé ; qu’ils ne sentent point, qu’ils n’ont point d’âme ; qu’ils ne jugent qu’en reflétant le goût du siècle, ou les autorités, car ils ne percent point la profondeur des choses ; ils n’ont point de principes à eux, ou s’ils en ont, c’est encore pis ; ils opposent à des préjugés commodes des connaissances fausses, des connaissances ennuyeuses ou des connaissances inutiles, et un esprit éteint par le travail ; et, sur cela, je me figure que ce n’est pas leur génie qui les a tournés vers les sciences, mais leur incapacité pour les affaires, les dégoûts qu’ils ont eus dans le monde, la jalousie, l’ambition, l’éducation, le hasard. Il faut cependant, pour vivre avec tous ces gens-là, un grand fonds de connaissances qui ne satisfont ni le cœur ni l’esprit, et qui prennent tout le temps de la jeunesse. Il est vrai qu’on se fait une réputation et qu’elle impose au grand nombre, mais c’est l’acheter chèrement, et il est encore plus pénible de la soutenir ; et, quand il n’y aurait d’autre désagrément que de lire tous les mauvais livres qui s’impriment, afin d’en pouvoir raisonner, et d’entendre tous les jours de sottes discussions, ce serait encore trop pour moi… Il me serait fort agréable d’avoir de la réputation, si elle venait me chercher ; mais il est trop fatigant de courir après elle, et trop peu flatteur de l’atteindre, lorsqu’elle coûte tant de soins. Si j’avais plus de santé, et si j’aimais assez la gloire pour lui donner ma paresse, je la voudrais plus générale et plus avantageuse que celle qu’on attache aux sciences.
Un Mirabeau n’y va pas de main morte ; les demi-aveux, les faux-fuyants de Vauvenargues, ses airs de paresse, ne satisfont pas le marquis ; il continue son obsession obligeante ; il y emploie le reproche, il y emploie la louange ; il se sert de toutes les clefs pour ouvrir ce cœur qu’un respect humain enchaîne, et il le tire tant qu’il peut du côté de ses propres penchants :
Quand vous auriez plus de santé et de goût pour la gloire, vous ne sauriez faire naître la guerre, et ne seriez pas capable des bassesses qu’il faut pour s’avancer à la Cour. Je sens par moi-même, qui, ayant plus d’imagination que de jugement, embrasse toute
sorte d’objets, que les plus dignes de moi sont dans un avenir presque impossible. Dois-je, pour cela, négliger des talents qui peuvent me donner de l’agrément ? non ; je travaille pour m’occuper ; cela m’amuse, et je me forme une grande facilité dans toute sorte de genres d’écrire. Mais, encore un mot de vous : vous enfouissez, si vous ne travaillez, les plus grands talents du monde ! Je ne sème point ici de louanges, c’est la vérité qui parle ; des gens du meilleur goût, ayant vu vos premières lettres, m’obligent à leur envoyer toutes celles que je reçois de vous, et je les ai entendus s’écrier, quand je leur ai dit que vous n’aviez pas vingt-cinq ans : Ah ! Dieu ! quels hommes produit cette Provence! Adieu, mon cher Vauvenargues.
Il lui laisse le trait dans le cœur. — Et encore dans une lettre de ce même temps (14 juin 1739) :
S’il est permis de se citer, j’ai, je crois, plus de feu, d’imagination, de santé que vous ; mais vous avez plus d’esprit et de suite ; cependant, si vous ne m’en imposez, il s’en faut de beaucoup que vous tiriez le même parti du temps. Si vous employiez tout le loisir que votre humeur vous laisse, jugez de ce que vous pourriez faire ! J’en sais plus que vous sur votre propre compte, si vous ne vous connaissez pas
une grande étendue de génie.
Le coup a porté : Vauvenargues a beau dire, il est homme de lettres plus qu’il ne croit ; il est sensible plus qu’il ne le voudrait à cette idée de génie, à cette image d’une gloire sous sa main, et qu’il ne tient qu’à lui de cueillir : « Vous ne sentez pas vos louanges, écrit-il à Mirabeau, vous ne savez pas la force qu’elles ont, vous me perdez ! Épargnez-moi, je vous le demande à genoux. »
Le commentaire n’est pas de moi ; M. Gilbert fait très bien remarquer que
l’arrière-pensée de Vauvenargues se trahit visiblement dans ce cri de sa
modestie aux abois ; il est tenté, et il a peur de céder à la tentation. Si
j’osais, je dirais qu’il sent tout bas que la froide sagesse en lui se
dégèle. Peu s’en faut qu’il ne capitule. Il se remet cependant presque
aussitôt,
Je ne passe point ma vie sur les livres, comme vous avez la bonté de le croire pour justifier ma retraite. Je suis bien loin d’être raisonnable ; depuis deux ans je n’ai pas lu un quart d’heure tous les jours, j’entends un jour portant l’autre. Cet aveu-là est bien naturel, mais ne vous met-il pas en colère ? car vous avez horreur de mon oisiveté. Elle n’a pas toujours été aussi grande, mon cher Mirabeau ; il y a eu des temps où j’ai lu ; mais ces temps-là sont un point dans ma vie.
J’ai toujours été obsédé de mes pensées et de mes passions; ce n’est pas là unedissipation, comme vous croyez, mais une distraction continuelle et une occupation très vive, quoique presque toujours inquiète et inutile. Je serai d’un meilleur commerce quand je serai vieux ; je veux, du moins, avoir cette espérance. La raison et vos conseils pourront alors beaucoup sur moi ; il est vrai qu’il sera bien tard ! Mais que puis-je y faire, mon cher Mirabeau ? Mes goûts, mon caractère, ma conduite, mes volontés, mes passions, tout était décidé avant moi ; mon cœur, mon esprit et mon tempérament ont été faits ensemble, sans que j’y aie rien pu, et, dans leur assortiment, on aurait pu voir ma pauvre santé, mes faiblesses, mes erreurs, avant qu’elles fussent formées, si l’on avait eu de bons yeux.
Ces lettres de Vauvenargues sont datées d’Arras, de Besançon, de Reims, de Verdun, de tous les lieux de garnison où le promène son métier. À travers ces perpétuels et insipides changements de résidence, il vivait d’ailleurs très retiré et sans prendre part à la vie commune de ses camarades ; en dehors des heures de service, il se renfermait chez lui, et ne voyait familièrement que quelques jeunes officiers, comme de Seytres, qui étaient plus sages que les autres et qu’il aimait assez à morigéner agréablement. Comme Socrate, il aimait les jeunes et les beaux pour les diriger à la vertu.
Si Vauvenargues dit qu’il lit peu, c’est bien souvent aussi que ses yeux
malades lui refusent le service, et qu’il ne trouvait point en tout lieu de
lecteur à sa
Toutefois, sur cette protestation de son peu d’étude et de lecture, Mirabeau n’est pas dupe et n’est crédule qu’à demi : « Vous ne lisez point, me dites-vous, et vous me citez tous les mots remarquables de nos maîtres ; cela me rappelle Montaigne qui soutient partout qu’il craint d’oublier son nom tant il a peu de mémoire, et nous cite dans son livre toutes les sentences des anciens. » — S’il convie son ami à s’ouvrir à lui, il lui donne largement l’exemple et ne se fait pas faute de se déclarer. Il a un frère, le dernier de tous, le chevalier de Mirabeau, qui sert dans le régiment de Vauvenargues, et à qui l’on a fait un passe-droit ; il serait d’avis que ce jeune frère, qui par humeur n’est déjà que trop de la même race, cassât net là-dessus et se retirât « avec la hauteur convenable à son nom et à sa naissance ». Il faut entendre de quel ton, et voir avec quelle noblesse de geste il le dit :
J’en ai écrit à ma mère comme je le pensais ; elle m’a répondu que j’étais trop ardent, et je lui ai dit qu’elle était trop sage. La façon de penser des autres ne m’a jamais conduit : si je m’en suis mal trouvé du côté de la fortune, j’ai toujours pensé qu’un homme de qualité était au-dessus d’elle ; et, du moins, cela m’a-t-il toujours attiré de ces attentions de société qui ne dépendent que de nous. Ducs manants d’un côté, robins décrassés de l’autre, tout empiète sur l’homme de qualité : faites comme tout le monde avec ces gens-là, vous les avez toujours sur les épaules ; sachez vous annoncer et vous redresser, vous les voyez arriver plus bas que terre. En un mot, la façon de penser générale m’a toujours paru l’écueil de la vertu : dès que l’on a eu assez de désagréments pour se plaindre, l’on doit en avoir assez pour éclater de la façon la plus vive, voilà mon sentiment ; l’on dit que j’ai tort ; cela peut être, mais je l’aurai longtemps…
Adieu, mon cher Vauvenargues. Vous voyez l’âme de votre ami toute nue ; je ne doute pas qu’au travers de ses défauts, vous
n’y trouviez quelque chose de digne d’intéresser une aussi belle âme que la vôtre. Adieu, aimez-moi ; vous êtes quelques-uns dont l’amitié fera toute la douceur de ma vie, car les femmes, qui font maintenant toute l’occupation de ma folle jeunesse, n’y tiendront pas, j’espère, du moins en tant que sexe, le moindre petit coin à un certain âge. Adieu, je vous aime comme vous le méritez, est-ce assez dire ?
Dans la jeunesse, quand le brillant y était encore, et avant que ces humeurs impétueuses et ces fougues eussent acquis au caractère toutes ses aspérités, il pouvait y avoir sinon du charme, du moins bien de l’intérêt dans le commerce d’un tel homme : un air de grandeur revêtait les défauts. En vieillissant, il se crut devenu un bonhomme et rien que cela, il le disait, et se trompait. Ses duretés se fixèrent et, se produisant en déshabillé, ne parurent plus que choquantes. Il vint un temps où Mirabeau n’eût plus été admis à dire à Vauvenargues : « Aimez vos amis avec leurs défauts ; je vous passe trop de sagesse, passez-moi le contraire. »
Ce n’est pas toujours le rôle de Vauvenargues de recevoir des conseils ; il
aime et excelle à en donner. Il voit son ami s’oublier à Bordeaux depuis un
an, attaché par quelques liaisons qu’il appelle chaque fois des passions
éternelles. Il lui en fait honte. À lui qui vise à conquérir un nom dans les
lettres et à entrer peut-être à l’Académie, il essaye de lui faire peur des
gasconismes que peut contracter son style (hélas !
Mirabeau n’y regarde pas de si près) :
Que faites-vous à Bordeaux ? Il y a un an que vous y êtes : n’en avez-vous pas encore épuisé tous les agréments ? avez-vous oublié qu’il est un pays où vous trouveriez les mêmes plaisirs avec plus de variété, sans quitter le soin de votre fortune, ni celui de cultiver votre esprit, et sans séparer, comme vous faites, les objets de vos passions ? Quand vous ne prendriez que les mauvais tours
de phrase et l’accent du Bordelais, et ne perdriez pas de cent autres côtés, vous seriez toujours blâmable du long séjour que vous y faites. Vous dites qu’il y a beaucoup de gens d’esprit, des gens de lettres, etc. : je le crois, mais pensez-vous qu’à Paris il n’y en ait pas davantage, et que cette grande ville ne rassemble pas des hommes excellents dans tous les genres, ce qu’on ne trouve dans aucune province ?… — Mais il y a des femmes trop aimables à Bordeaux ! il est difficile de s’en détacher ! — Est-ce qu’il n’y en a pas ailleurs, qui, avec autant de beauté, ont plus de délicatesse, plus de monde, plus de tour, plus de raffinement dans l’esprit, et dont le commerce vous serait aussi avantageux qu’agréable ? Qu’est devenue votre ambition ? elle est donc tout à fait éteinte ? Ne songez-vous jamais que vous pourriez aimer ailleurs, être heureux, jouir de même, et faire servir vos plaisirs à votre fortune.
Ce n’est pas là, dira-t-on, le discours d’un moraliste trop rigide : c’est que le véritable Vauvenargues n’est pas du tout rigide en effet ; il aspire à concilier, à humaniser, à tempérer, à se servir des passions elles-mêmes avec ensemble et à-propos ; il est le contraire du philosophe scythe qui coupe de l’arbre les branches les plus belles ; il est un ennemi presque personnel de Caton le censeur ; s’il a été stoïcien dans un temps, il en est bien revenu. Il nous le dira tout à l’heure ; ne devançons rien.
Il faut rendre justice à Mirabeau ; sa réponse au petit sermon amical de
Vauvenargues est charmante. Il lui rend, comme on dit, la monnaie de sa
pièce, et le réfute gaiement par une série et comme un feu roulant de
questions ad hominem :
Je reçois, mon cher Vauvenargues, votre lettre du 22 du mois passé (
septembre 1739) ; permettez à mon amitié de vous dire ce que je vous crois nécessaire : Que faites-vous à Verdun ? est-ce à votre âge que l’on doit se borner à commander un bataillon d’infanterie ? un homme de condition est-il bien placé de passer les plus belles années de sa vie à Verdun ? à aller de son auberge à sa chambre ? Si l’ambition vous occupe, car enfin il faut avoir un objet, Paris et la Cour ne doivent-ils pas être votre séjour ? Si lesplaisirs vous dominent, suivez-les ; mais songez que le temps se passe. Si c’est enfin la douceur d’une vie retirée qui vous flatte, mettez-vous donc à même d’en jouir, sans être perpétuellement aux ordres d’autrui ! décidez-vous ; vous avez trop d’esprit pour tuer le temps. Pour moi, plus fondé dans mes principes, quoique aussi détraqué dans mes actions, je suis mes plaisirs, je les cours, je me livre à leur léthargie et en sors par le mouvement. Je suis maintenant à la suite de ma dame, que je vais accompagner, avec le duc de Durfort, jusqu’à la frontière ; de là nous irons faire une tournée, quaerens quem devoret, et nous nous rendrons à Paris…. Je sens que bientôt une passion me fixera. Tout est Louvre avec ce que l’on aime.
La correspondance est des plus actives et des plus engagées à ce moment ; Vauvenargues ne reste pas court, comme bien l’on pense. Sous l’impression de cette attaque, il jette sur le papier quantité de bonnes raisons qui lui sont familières, de ces réflexions dont il est rempli sur l’ambition et sur les plaisirs ; il les approprie à leur situation à tous deux. Mais pendant ce temps-là, Mirabeau court le monde, rompt avec sa dame, arrive à Paris et s’y établit. C’est de là qu’il refait appel à Vauvenargues (23 décembre 1739). Deux mois se sont écoulés. Dans la lettre qui suit, Vauvenargues annonce donc qu’il en supprime une, devenue inutile et inopportune :
Aujourd’hui que vous avez brisé vos liens, je vous épargnerai cette lecture, quoique j’aie bien sur le cœur le reproche que vous me faites de m’ensevelir à Verdun, comme si cela justifiait Bordeaux et
comme si nos fortunes étaient égales en tout, ou que je fusse responsable de la mienne, parce que j’ai assez d’orgueil pour ne m’en plaindre jamais. Passons là-dessus, je veux bien ne pas rappeler nos querelles ; mais soyez bien persuadé qu’il me serait plus facile de justifier ma conduite, qu’à vous de colorer la vôtre.
Malgré la réticence qui termine, Vauvenargues en dit là plus
qu’il n’en avait jamais dit. Nous qui savons, à ce moment, ses gênes, ses
misères, tout ce qu’il
déteste, dit-il, par excellence, et où il est
pour une affaire qui doit lui procurer de l’avancement ou amener sa
démission du service, une lettre toute de conseils et d’excitations, et sur
le même thème toujours ; « Vous êtes le premier raisonneur de France, mais
le plus mauvais acteur » (acteur pour homme d’action) ; et en même temps il
se représente, lui, comme un sage, un homme à principes fixes, et aussi un
désabusé de l’ambition :
Pour moi, dans les idées qui s’offrent à mon imagination, plusieurs se présentent avec empire, mais nulle avec agrément, que celle d’une solitude aimable et commode, quatre ou cinq personnes
assorties de goût et de sentiment, de l’étude, de la musique, de la lecture, beau climat, agriculture, quelque commerce de lettres, voilà mon gîte ! Mais peut-être qu’avant d’y arriver, le diable emportera la voiture !…
— Oh ! pour le coup, Vauvenargues n’y tient pas ! lui qui croit sentir mieux que Mirabeau ce que c’est que l’ambition et la grande, ce que c’est qu’être acteur tout de bon dans ce monde ; qui ne ferait pas fi de cette scène de la Cour s’il y était ; qui ne verrait dans ce Versailles même qu’un vaste champ ouvert à ses talents de toute sorte, y compris l’insinuation et le manège (l’honnête manège, comme il l’entend et dont il se pique avec un reste d’ingénuité), il éclate et tire le rideau de devant son cœur, par une admirable lettre, qui sera suivie de plusieurs autres pareilles ; de sorte que Mirabeau, arrivé en cela à ses fins, a raison de s’écrier : « Ne vous lassez pas de m’en écrire… Je vous aurai par morceaux, mon cher Vauvenargues, et quelque jour je vous montrerai tout entier à vous-même. »
Ces lettres, en effet, qui sont mieux que des pages d’écrivain, manifestent
l’âme même de l’homme, l’âme virile dans sa richesse première et à l’heure
de son entrée en maturité. Il nous reste à les voir avec le détail qu’elles
méritent, paraissant aujourd’hui pour la première fois. — Heureux âge de
vingt-cinq ans qui permet et sollicite de tels épanchements entre égaux, qui
ouvre un infini de perspective dans toutes les carrières, les montre plus
simples et plus droites qu’elles ne sauraient jamais l’être à les parcourir
en réalité ; qui, des oppositions même et des contrariétés du sort, sait
tirer des combinaisons nouvelles, et se fraye en idée, par-delà l’obstacle,
de plus belles routes inconnues ! Vauvenargues, causant avec
Mirabeau, par exemple, voit plus clair sur Versailles que Vauvenargues, et
quand il lui écrit de là qu’il faut agir, mais que ce ne peut être du côté
de la fortune, ce qui veut dire, dans sa bouche, du côté de la grande
ambition ; que les avenues en sont fermées,
Un homme de qualité ne doit pas s’enterrer ; il se doit à l’État. Je sais qu’il n’en est guère question à présent, selon le bas ministre (
Fleury) qui le gouverne, et que ce sont les mal tôliers qui en sont les colonnes ; mais vous avez une patrie misérable, une province vexée par les esclaves subalternes, que l’on érige en souverains pour le malheur des peuples ; des amis que vous pouvez servir ; des compatriotes à qui vos talents exercés pourraient être utiles ; une famille dont vous devez ou soigner les affaires, ou soutenir le nom ; vous-même, à qui vous devez un plan fixe de bonheur et d’agrément ; que d’objets divers et opposés ! Ne croyez pas, mon cher ami, que ce soit encore ici une diversion comme l’autre fois ; non, mais je serais bien aise de vous obliger à un plan fixe, et surtout pour la conduite et pour l’action de votre esprit. Mais d’ailleurs, c’est mon histoire que je fais…
Il trace en effet, dans ce peu de mots, l’idéal de sa vie, un idéal qu’il n’a rempli qu’imparfaitement, mais qu’il était honorable, à vingt-cinq ans, de concevoir et de se mettre résolument à poursuivre. Quoi qu’il en soit, c’est cette lettre qui fait sortir Vauvenargues de la mesure qu’il a gardée jusqu’alors, et qui enfin l’oblige à se découvrir à son tour. Sa lettre en réponse est longue, abondante, difficile à couper : Vauvenargues n’est pas de ceux qui étranglent leur pensée, ou qui la gravent et la frappent en quelques mots splendides ; il aime à l’étendre, à raisonner ; il est proprement dans son élément quand il disserte ; il a une belle langue intérieure, mais un peu molle parfois, à demi oratoire, périodique, et qui se complaît dans ses développements. Je donnerai de cette lettre, qui est à lire tout entière, ce qui m’en paraît de plus saillant :
À Verdun, le 16 janvier 1740. Il y a plus d’un an, mon cher Mirabeau, que vous attaquez ma retraite et l’inaction où je vis ; je me défends par des retours et des généralités ; je me jette tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; je pousse la première idée que je trouve devant moi. Je vous laissai dans ma dernière lettre plus de jour et de lumière ; je tirai un peu le rideau ; mais, puisque cette ouverture ne vous satisfait pas encore, que votre amitié va plus loin, qu’elle me poursuit toujours, et qu’il m’est permis de voir dans un soin aussi constant le fond de votre cœur pour moi, j’aurais tort de vous rien cacher.
Je vous avouerai d’abord, fort naturellement, que si j’étais né à la Cour, ou plus près que je n’en suis, je ne m’y serais point déplu ou ennuyé autant que vous. Je ne vois point ce pays-là des mêmes yeux ; j’y crois démêler des agréments qui peuvent toucher l’esprit ; je n’y vois point ce qui vous choque : j’y vois, au contraire, le centre du goût, du monde, de la politesse, le cœur, la tête de l’État, où tout aboutit et fermente, d’où le bien et le mal se répandent partout ; j’y vois le séjour des passions, où tout respire, où tout est animé, où tout est dans le mouvement, et, au bout de tout cela, le spectacle le plus orné, le plus varié, le plus vif que l’on trouve sur la terre. Les personnages, il est vrai, n’y sont pas trop gens de bien, le vice y est dominant, tant pis pour ceux qui ont des vices ! Mais, lorsqu’on est assez heureux pour avoir de la vertu (
toujours), c’est, à mon sens, une ambition très noble que celle d’élever cette même vertu au sein de la corruption, de la faire réussir, de la mettre au-dessus de tout, d’exercer et de protéger des passions sans reproche, de leur soumettre les obstacles, et de se livrer aux penchants d’un cœur droit et magnanime, au lieu de les combattre ou de les cacher dans la retraite, sans les satisfaire ni les vaincre.vertudans le sens antique et non dans l’acception de la morale étroiteJe ne sais rien même de si faible et de si vain que de fuir devant les vices, ou de les haïr sans mesure ; car on ne les hait jamais que parce qu’on les craint, par représailles ; ou par vengeance, parce qu’on en est mal traité; mais un peu de grandeur d’âme, quelque connaissance du cœur, une humeur douce et tacite, empêchent qu’on en soit surpris ou blessé si vivement. Ainsi, mon cher Mirabeau, je maintiens ce que j’ai dit ; si j’étais né à la Cour, je ne vois pas que j’eusse été contraint de m’y déplaire, ou il y aurait eu de ma faute ; mais la Providence m’a placé si loin de cette Cour, qu’il serait ridicule de me demander pourquoi je n’y suis pas.À l’égard de Paris, vous savez comme je pense ; si je pouvais m’y tenir, je n’aurais point d’autre patrie…
Je ne vous cacherai point que je n’ai ni la santé, ni le génie, ni le goût qu’il faut avoir pour écrire ; que le public n’a point besoin de savoir ce que je pense, et que, si je le disais, ce serait ou sans effet, ou sans aucun avantage. Cela vous satisfait-il ? Je n’irai pas à présent vous faire une énumération de toutes mes infirmités, il y aurait trop de ridicule ; ni vous parler de mes inclinations, j’en ai de trop reprochables ; ni des défauts de mon esprit, car à quoi servirait cela ? Mais je puis bien vous dire encore, en général, qu’il n’y a ni proportion, ni convenance, entre mes forces et mes désirs, entre ma raison et mon cœur, entre mon cœur et mon état, sans qu’il y ait plus de ma faute que de celle d’un malade qui ne peut rien savourer de tout ce qu’on lui présente, et qui n’a pas en lui la force de changer la disposition de ses organes et de ses sens, ou de trouver des objets qui leur puissent convenir. Mais,
quoique je ne sois point heureux, j’aime mes inclinations, et je n’y saurais renoncer; je me fais un point d’honneur de protéger leur faiblesse ; je ne consulte que mon cœur ; je ne veux point qu’il soit esclave des maximes des philosophes, ni de ma situation ; je ne fais pas d’inutiles efforts pour le régler sur ma fortune, je veux former ma fortune sur lui. Cela, sans doute, ne comble pas mes vœux ; tout ce qui pourrait me plaire est à mille lieues de moi ; mais je ne veux point me contraindre, j’aimerais mieux rendre ma vie ! je la garde, à ces conditions ; etje souffre moins des chagrins qui me viennent par mes passions, que je ne ferais par le soin de les contrarier sans cesse. Il n’est nullement en moi d’avoir à ma portée les objets que vous donnez à mon cœur ; je ne manque pas cependantde principes de conduite, et je les suis exactement ; mais, comme ils ne sont pas les mêmes que les vôtres, vous croyez que je n’en ai point, et vous vous trompez en cela, comme lorsque vous croyez que mon âme est inactive, quoiqu’elle soit sensible et présente, qu’elle ne supporte la solitude que par là, et qu’elle aime à se tourner sur ce qui peut la former et lui être utile, quand ma santé le permet.
Mirabeau avait fort usé dans ses précédentes lettres de l’exemple et de l’autorité de M. de Saint-Georges, cet homme d’esprit et ce philosophe dont j’ai parlé, qui demeurait rue Bergère, et qui l’avait engagé à quitter le service pour se créer une existence agréable, occupée, indépendante. Vauvenargues, qui a vu un moment à Paris M. de Saint-Georges, et qui en fait cas, récuse toutefois l’exemple et l’application que Mirabeau en voudrait faire à eux deux. Ce passage où il les caractérise tous les trois est d’une belle touche et d’une peinture morale excellente :
L’exemple de M. de Saint-Georges, dit-il, n’est fait ni pour vous, ni pour moi ; c’est un homme trop accompli ; il est gai, modéré, facile, sans orgueil et sans humeur ; il a une santé robuste ; il aime les sciences et la paix ; il est formé pour la vertu ; sa famille et ses affaires lui font un intérêt et une occupation ; son esprit déborde son cœur, le fixe et le rassasie ; il a le goût de la raison et de la simplicité, tout cela se trouve en lui, sans qu’il lui en coûte ; ce sont des dons de la nature ;
il est formé pour les biens qu’elle a mis autour de sa vie; les autres le toucheraient moins ; il a le bonheur, si rare, de jouir de tout ce qu’il aime, parce qu’il n’aime rien que ce dont il jouit. Mais vous êtes ardent, bilieux, plus agité, plus superbe, plus inégal que la mer, et souverainement avide de plaisirs, de science et d’honneurs ; moi, je suis faible, inquiet, farouche, sans goût pour les biens communs, opiniâtre, singulier, et tout ce qu’il vous plaira. Vous voyez donc que M. de Saint-Georges ne peut pas nous servir de règle ; il a son bonheur en lui et dans sa constitution, comme nous avons en nous la source de nos déplaisirs. Vous n’êtes donc pas fait pour vivre comme lui ; le repos vous est dangereux ; il vous faut tenir loin de vous ; votre cœur ne peut vous verser que le fiel dont il est pétri…
Dans ce qui suit, et à dessein de détourner son
Mais, cette gloire que vous aimiez (pourrait-on vous dire), dont le goût était né avec vous, l’a-t-on dépouillée de ses charmes ? aurait-elle trompé vos vœux ? n’est-elle qu’une chimère ? voulez-vous démentir le chagrin naturel de ceux dont elle s’éloigne, qui témoigne si bien pour sa réalité ? L’estime et le mépris ne sont-ils que des noms ?…
L’on sait assez que la gloire ne rend pas un homme plus grand ; personne ne nie cela ; mais, du moins, elle l’assure de sa grandeur, elle voile sa misère, elle rassasie son âme, enfin elle le rend heureux.Elle n’est pas également sensible à tous les hommes ; il faut qu’elle trouve certaines dispositions dans leur cœur : la musique et la poésie ne flattent pas tous les goûts, ni la gloire ; mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit réelle… Je crains que le goût de la littérature n’arrête trop vos pensées.
Et il lui cite l’exemple de Voltaire ; ne croyez pas que ce
soit comme une preuve éclatante et rare de la gloire littéraire ; il le lui
cite pour lui montrer le néant de cette gloire contestée et troublée des
grands écrivains : « Je songe quelquefois à Voltaire, dont le goût est si
vif, si brillant, si étendu, et que je vois méprisé tous les jours par des
hommes qui ne sont pas dignes de lire, je ne dis pas sa Henriade, mais les préfaces de ses tragédies. » Racine, Molière,
« qui sont pourtant des hommes excellents », n’ont pas été plus heureux
pendant leur vie ; ils n’ont pas joui plus paisiblement de la renommée due à
leurs œuvres : « Et croyez-vous que la plupart des gens de lettres
Ici nous retrouvons quelques-unes des idées particulières et, si l’on veut,
des préventions de Vauvenargues, un reste de gentilhomme, ou plutôt un
commencement de grand homme ambitieux, qui aimerait mieux franchement être
Richelieu que Raphaël, avoir des poètes pour le célébrer que d’être lui-même
un poète ; qui aimerait mieux être Achille qu’Homère : « Quant aux livres
d’agrément, ose-t-il dire, ils ne devraient point sortir d’une plume un peu
orgueilleuse, quelque génie qu’ils demandent ou qu’ils prouvent. » Il ne
permet tout au plus la poésie à un homme de condition et de ce qu’il appelle
vertu, que « parce que ce génie suppose nécessairement une imagination très
vive, ou, en d’autres termes, une extrême fécondité, qui met l’âme et la vie
dans l’expression, et qui donne à nos paroles cette éloquence
naturelle qui est peut-être le seul talent utile à tous les états, à
toutes les affaires, et presque à tous les plaisirs ; le seul
talent qui soit senti de tous les hommes en général, quoique avec différents
degrés ; le talent, par conséquent, qu’on doit le plus cultiver, pour,
plaire et pour réussir. » Ainsi la poésie, il ne l’avoue et ne la pardonne
qu’à titre de cousine germaine de l’éloquence, et qu’autant qu’elle le
ramène encore à une de ces grandes arènes qui lui plaisent, à l’antique
Agora ou au Forum, ou à un congrès de Munster, en un mot à une action
directe sur les hommes.
Vauvenargues se trompe sur un point, et il borne trop son regard à
l’influence présente : de grandes pensées, de belles vérités écrites et
fixées avec éclat, ne sont-elles pas aussi des actions, moins promptes il
Mais, en solitaire qu’il est, il suit jusqu’au bout son idée et ne la quitte point. Il tient surtout dans sa lettre (car nous en sommes toujours à cette même lettre décisive, où il se découvre) à bien montrer à Mirabeau qu’on peut désirer de sortir d’une condition médiocre et d’arriver à une grande situation, par de grands motifs et sans du tout abjurer la hauteur des sentiments :
Il y a des hommes, je le sais, qui ne souhaitent les grandeurs que pour vivre et pour vieillir dans le luxe et dans le désordre, pour avoir trente couverts, des valets, des équipages, ou pour jouer gros jeu, pour s’élever au-dessus du mérite et affliger la vertu, et qui n’arrivent à ce point que par mille indignités, faute de vues et de talents :
mais, de souhaiter, malgré soi, un peu de domination parce qu’on se sent né pour elle ; de vouloir plier les esprits et les cœurs à son génie ; d’aspirer aux honneurs pour répandre le bien, pour s’attacher le mérite, le talent, les vertus, pour se les approprier, pour remplir toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour détourner son esprit du sentiment de nos maux, enfin, pour exercer son génie et son talent dans toutes ces choses ; il me semble qu’à cela il peut y avoir quelque grandeur.L’ambition est dans le cœur et dans la moelle des os de tous les gens de la Cour ; mais tous n’ont pas les mêmes idées, ni les mêmes sentiments, il s’en faut de beaucoup. Il n’y a qu’un nom pour les passions que les mêmes objets font naître mais les objets ont tant de faces, et peuvent être envisagés dans des jours si différents, que les sentiments qu’ils inspirent ne se ressemblent en rien…Par notre idée nous ennoblissons nos passions, ou nous les avilissons ; elles s’élèvent ou descendent, selon les cœurs.
Tel est l’homme en Vauvenargues, ou ce qu’il était ou ce qu’il
voulait être. Ce qui est bien certain, c’est que l’élévation lui met un
signe au front et fait le cachet de sa nature. Il ne se peut de plus beau
plaidoyer en faveur de l’ambition, considérée comme le déploiement des plus
hautes facultés de
Mirabeau, d’un ton pressé et saccadé, répond des choses qui nous semblent assez sensées sur bien des points ; — sur Versailles : « Vous rougiriez, si vous connaissiez Versailles, du portrait que vous en faites ; tout ce qui est obligé d’y rester en pleure… Quelle idée d’aller chercher le séjour du vice et de la dégradation totale de tous sentiments, pour y paraître vertueux avec plus d’éclat ! » — Sur Voltaire : « Vous avez vu mépriser Voltaire, dites-vous, par des gens qui ne le valent pas… Ceux qui méprisent Voltaire se rangeraient s’il passait, je l’ai vu souvent arriver ; ils n’auraient jamais connu M. Arouet. » Il répond aussi, plus délicatement qu’à lui n’appartient, sur la poésie que Vauvenargues n’aime guère et dont il méconnaît les ressources propres et le secret mécanisme, utile par sa contrainte même à la pensée, et provoquant par la rime à l’image. Quant à se faire des sectateurs de la fortune dans la même route et côte à côte avec tant de bas poursuivants, sous prétexte qu’on a l’âme noble, Mirabeau déclare qu’il n’y consentira jamais. Je ne juge pas du fond ; mais on serait fâché que Vauvenargues n’eût pas fait sa belle déclamation sincère, sa noble profession de grandeur idéale.
Tancé par Mirabeau, condamné avec éloges par M. de Saint-Georges,
Vauvenargues s’exécute d’assez bonne grâce : « Il (M. de Saint-Georges) dit que je parle par théorie, d’autres
appelleraient cela rêver creux, et ce l’est peut-être en effet. Il est assez
naturel qu’un homme qui passe sa vie à Verdun ou à
Il n’est pas facile de changer son cœur, mais il est encore plus difficile de détourner le cours rapide et puissant des choses humaines ; c’est donc principalement sur nous que nous devons travailler, et la véritable grandeur se trouve dans ce travail. La pompe et les prospérités d’une fortune éclatante n’ont jamais élevé personne aux yeux de la vertu et de la vérité ; l’âme est grande par ses pensées et par ses propres sentiments, le reste lui est étranger ; cela seul est en son pouvoir. Mais lorsqu’il lui est refusé d’étendre au dehors son action, elle l’exerce en elle-même, d’une manière inconnue aux esprits faibles et légers, que l’action du corps seul occupe. Semblables à des somnambules qui parlent et qui marchent en dormant, ces derniers ne connaissent point
cette suite impétueuse et féconde de pensées, qui forment un si vif sentiment dans le cœur des hommes profonds.
Il dit cela d’un accent pénétré, et c’est sa propre histoire.
Sachons seulement qu’il ne se replie si fortement sur lui-même que parce
qu’il ne lui a pas été donné de se déployer : « Il était dans
sa destinée, a très bien dit M. Gilbert, d’ouvrir
toujours les ailes, et de ne pouvoir prendre l’essor. »
La première question que Vauvenargues a traitée dans sa correspondance avec
Mirabeau a été celle de l’ambition ; la seconde question qui s’entame (car
ce sont véritablement des questions, et la forme de dissertation même n’y
manque pas) sera celle de la rigidité. J’ai dit que le
plus jeune frère de Mirabeau petit », lui écrivait le
fougueux aîné devenu père de famille. Le jeune chevalier, pour le dire en
passant, fit bientôt fausse route et perdit son avenir ; il s’amouracha
d’une charmante et brillante folle, Mlle Navarre, fille
d’un receveur des tailles à Soissons, aimée du maréchal de Saxe, et qui nous
est connue par les Mémoires de Marmontel et par ceux de
Grosley. Il l’épousa, vécut avec elle dans une petite maison au Marais (une
chaumière et son cœur !), la perdit, quitta la France, et s’en alla chercher
fortune en Allemagne à la petite cour de Baireuth, où il se remaria et
devint chambellan et conseiller privé. C’est lui qu’on rencontre incidemment
nommé dans les lettres du grand Frédéric, et chargé en 1757 par la margrave,
sa sœur, d’une négociation secrète auprès de la marquise de Pompadour et de
l’abbé de Bernis pour obtenir et acheter la paixCauseries, page 347.
C’est pour n’avoir pas eu présents alors les détails que je donne ici,
que je me suis demandé si ce nom de Mirabeau que je rencontrais était
bien exact. Il faut effacer la parenthèse.Masis (évidemment d’après Mirabeau), est le contraire de
sa science à lui, de sa tactique dans le maniement des esprits, qui va à les
gagner par où ils y prêtent, et à en tirer le parti le meilleur :
Où Masis a vu de mauvaises qualités, jamais il ne veut en reconnaître d’estimables ; ce mélange de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse, si naturel aux hommes, ne l’arrête pas ; il ne sait rien concilier, et l’humanité, cette belle vertu, qui pardonne tout parce qu’elle voit tout en grand, n’est pas la sienne…
Je veux une humeur plus commode et plus traitable, un homme humain, qui ne prétendant point à être meilleur que les autres hommes, s’étonne et s’afflige de les trouver plus fous encore ou plus faibles que lui ; qui connaît leur malice, mais qui la souffre ; qui sait encore aimer un ami ingrat ou une maîtresse infidèle; à qui, enfin, il en coûte moins de supporter les vices que de craindre ou de haïr ses semblables, et de troubler le repos du monde par d’injustes et inutiles sévérités.
Voilà les deux systèmes en présence, et le petit chevalier exactement placé entre la méthode de Vauvenargues et celle de son frère, qui n’est pas du tout une méthode, mais un pur abandon à l’humeur et à la nature première. Vauvenargues, avant d’échouer, s’épuise à prêcher le chevalier et à vouloir convaincre le frère aîné auquel, par ricochet, s’adressent non moins justement ses conseils. Mirabeau craint que Vauvenargues ne combatte en son frère la force et la fermeté ; Vauvenargues s’attache à distinguer ces qualités de la sécheresse et de la rudesse, de la roideur de l’esprit :
Il me semble que la dureté et la sévérité ne sauraient convenir aux hommes, en quelque état qu’ils se trouvent. C’est un orgueil misérable que de se croire sans vices, et c’est un défaut odieux que d’être vicieux et sévère en même temps; nul esprit n’est si corrompu, que je ne le préfère, avec beaucoup de joie, au mérite dur et rigide. Un homme amolli me touche, s’il a l’esprit délicat ; la jeunesse et la beauté réjouissent mes sens, malgré l’étourderie et la vanité qui les suivent ; je supporte la sottise, en faveur du naturel et de la simplicité, etc.Mais l’homme dur et rigide, l’homme tout d’une pièce, plein de maximes sévères, enivré de sa vertu, esclave des vieilles idées qu’il n’a point approfondies, ennemi de la liberté, je le fuis et je le déteste…Un homme haut et ardent, inflexible dans le malheur, facile dans le commerce, extrême dans ses passions, humain par-dessus toutes choses, avec une liberté sans bornes dans l’esprit et dans le cœur, me plaît par-dessus tout ; j’y joins, par réflexion, un esprit souple et flexible, et la force de se vaincre quand cela est nécessaire : car il ne dépend pas de nous d’être paisible et modéré, de n’être pas violent, de n’être pas extrême, mais il faut tâcher d’être bon, d’adoucir son caractère, de calmer ses passions, de posséder son âme, d’écarter les haines injustes, d’attendrir son humeur autant que cela est en nous, et, quand on ne le peut pas, de sauver du moins son esprit du désordre de son cœur, d’affranchir ses jugements de la tyrannie des passions, d’être libre dans ses idées, lors même qu’on est esclave dans sa conduite. Caton le censeur, s’il vivait, serait magister de village, ou recteur de quelque collège ; du moins serait-ce là sa place : Caton d’Utique, au contraire, serait un homme singulier, courageux, philosophe, simple, aimable parmi ses amis, et jouissant avec eux de la force de son âme et des vues de son esprit, mais César serait un ministre, un ambassadeur, un monarque, un capitaine illustre, un homme de plaisir, un orateur, un courtisan possédant mille vertus et une âme vraiment noble, dans une extrême ambition. Les deux premiers n’ont que l’esprit de leur siècle, et les mœurs de leur patrie ; mais le génie de César est si flexible à toutes les mœurs, à tous les hommes, à tous les temps, qu’il l’emporte.
Il n’a jamais mieux déployé que dans ces lettres cette
indulgence supérieure, cette ouverture, cet art de la persuasion dont il se
pique, « l’art de plaire et de dominer dans un entretien sérieux » ; on
croit l’entendre. Ce ne sont point des traits, des saillies qui frappent :
il n’a ni la découpure ni le relief d’un à l’emporte-pièce, lui trouve en quelques
endroits le style lâche ; le mot n’est pas poli ; nous le traduirons mieux
en disant : c’est une suite, un enchaînement de raisons déduites avec
largeur et un peu de complaisance, dans une langue riche, un peu traînante
en effet, mais d’une belle plénitude morale, d’une élévation continue, et
qui rencontre quelquefois des mouvements d’éloquence.
Il y arrive, à l’éloquence, dans sa lettre du 22 mars 1740, non sans avoir
passé par quelques lenteurs ; car il résume assez longuement les espèces de
conférences morales qu’il tient avec le chevalier : ces conversations pour
former un parfait honnête homme sont un peu sermon pour nous, comme elles
l’étaient probablement pour son impatient élève ; puis tout à coup, à propos
des lectures qu’il lui voudrait voir faire, entre autres celle des Vies de Plutarque, il s’enflamme et se laisse
emporter :
C’est une lecture touchante, j’en étais fou à son âge ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce, et même de celle de Rome. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, la force de la nature brille au sein de la corruption ; là, paraît la vertu sans bornes, les plaisirs sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, les vices sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie, lorsque je lisais ces
Vies; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres. Vous souvenez-vous que, César voulant faire passer une loi trop à l’avantage du peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour l’empêcher de parler ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis des lettres de Brutus à Cicéron, dansle temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : ces lettres sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse ( la terrasse du château de Vauvenargues), en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie, qu’on dit que je conserve encore, car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais
stoïcien à lier; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton, qui fut si fidèle à sa secte. Je fus deux ans comme cela, et puis, je dis à mon tour, comme Brutus :Ô Vertu ! tu n’es qu’un fantôme !…
C’est là du Rousseau antérieur, comme durent en avoir bien des
esprits isolés, enthousiastes à huis clos, avant que Rousseau fût venu faire
explosion et leur dire leur dernier mot à tous. Voilà proprement la crise de
Vauvenargues, cette belle folie de jeunesse qu’il est bon d’avoir ressentie
dans l’intelligence, comme dans le cœur. Malheur, a-t-on dit, à qui n’a pas
été amoureux une fois ! Malheur aussi à qui, dans l’ordre de la pensée, n’a
pas été une fois ou stoïcien à lier, ou platonicien
ébloui, ou péripatéticien forcené, ou toute autre chose, mais enfin quelque
chose d’élevé, d’ardent et de difficile ! Il n’a pas connu les cimes
enflammées de l’espritpériode stoïcienne si prolongée, ne laisse point de
place chez Vauvenargues à une période chrétienne qu’on
aurait pu naturellement lui supposer avant la publication de ces
correspondances. Il me semble qu’en rapprochant tout ce qu’on trouve de
passages religieux dans ses écrits, de pour et de contre, on n’arrivera
qu’à composer une velléité, une inquiétude chrétienne (elle a dû exister
à certains moments), non une crise proprement dite,
« Ce ne sont que des accidents de foi, m’écrit
M. Gilbert qui a étudié de si près ce point délicat et obscur, mais il
ajoute que ces accidents sont le signe d’une inquiétude qui exclut
l’idée de l’indifférence ou de la neutralité. » Et il
continue de repousser absolument l’explication de M. Suard. Je reste un
peu indécis, et penchant plutôt, je l’avoue, du côté de
Suard.
Dans les lettres qui suivent, la discussion continue et traîne un peu sur ce
thème de l’éducation sociale du chevalier, Vauvenargues s’y dessinant de
plus en plus comme un maître de grâce sérieuse et persuasive, et Mirabeau se
redressant bientôt en homme de race et en patricien opiniâtre qui ne veut
rien retrancher des défauts et qui entend respecter jusqu’aux tics de la famille. Ils sortent l’un et l’autre de ce conflit
amical sans s’être convaincus, l’un décidé à se montrer plus absolu et plus
bourru que jamais, l’autre n’aspirant qu’à être étendu et conciliant :
Vous croyez qu’il dépend de nous de nous former un caractère, et vous ne donnez qu’une route et qu’un objet à tous les esprits ; moi, je voudrais que chacun se mesurât à ses forces, que l’on consultât son génie, qu’on s’étudiât à l’étendre, à l’orner, à l’embellir, bien loin de le contraindre ou de l’abandonner. Je suis fortement persuadé que ce qu’il y a de meilleur n’est pas fait pour tous les hommes, et qu’au-dessous de ce degré l’on en peut trouver d’estimables, d’aimables, de raisonnables.
Vauvenargues va même jusqu’à vouloir, quand on rencontre dans
le monde de ces demi-sots et de ces ignorants dont il est rempli, qu’on ne
rompe pas en visière, et qu’on tâche d’écrémer ces esprits
légers, le Régent) a introduit ce monstrueux
oubli des bienséances qui sera, je crois, l’époque de la décadence de cet
État ; car l’on ne revient jamais aux mœurs, quand une fois on les a
perdues. Vauvenargues caressait un peu trop la chimère d’un ambitieux à
souhait, et même d’un vicieux aimable, à grands talents et à grand
caractère ; il ne s’en tenait pas en ce genre à César, au Régent, ni à
Alcibiade, il se faisait même un Clodius ou un Catilina de fantaisie. C’est
un léger travers de son oisiveté. L’expérience l’eût vite guéri de cet excès
d’optimismeClodius ou du séditieux, M. Gilbert pense que je suis resté
beaucoup trop en deçà et que Vauvenargues eût été homme à aller presque
jusqu’à Saint-Just. Mais je ferai remarquer que les cœurs honnêtes et
les esprits droits comme l’était Vauvenargues rabattent bien vite de
certaines phrases en présence des faits. Certes je ne méprise point
Saint-Just, ni son talent remarquable, ni cette puissance de fanatisme
qui suppose un caractère énergiquement trempé; mais on s’est trop
accoutumé de nos jours, sur la foi d’historiens qui énervent et
romantisent l’histoire, à traiter ces hommes de terreur et de haine,
comme des semblables, comme des humains, à les faire rentrer dans le
cercle des comparaisons ordinaires, presque familières, et je repousse
pour Vauvenargues tout rapprochement avec le jeune et beau
monstre.
Enfin, un avantage précieux des deux correspondances inédites, publiées par M. Gilbert, c’est d’éclairer d’un jour intérieur et certain un assez grand nombre de pages qui, jusqu’à présent, étaient restées inaperçues ou assez insignifiantes dans les œuvres de Vauvenargues, et de leur restituer le caractère biographique et personnel qu’elles ont, et qui désormais les rendra vivantes. M. Gilbert a indiqué d’une main fine et précise tous ces endroits.
« Dans le métier de la guerre comme dans le lettres, chacun a son genre »
Napoléon
Le Moniteur (20 avril 1857), des mémoires et Souvenirs du général Pelleport, je cherchais un nom, un type qui
résumât avec gloire, aux yeux de tous, cette race d’hommes simples, purs,
intrépides, obéissants et intelligents, les premiers du second ordre, les
premiers lieutenants du général en chef, ses principaux exécutants et ses bras
droits un jour d’action, et qui, tout entiers à l’honneur et au devoir, ne sont
appliqués qu’à verser utilement leur sang et à bien servir. En essayant du nom
de Drouot, je ne me trompais pas ; toutefois la physionomie de Drouot a un
caractère un peu plus personnel que ce que je cherchais, sa nature se complique
de singularités assez marquées, et d’ailleurs il appartenait à une arme savante,
spéciale. En lisant dernièrement dans le eHistoire de M. Thiers
(page 168) la scène militaire dans laquelle Napoléon, à Witebsk, reçut le
général Friant comme colonel commandant des grenadiers à pied de la Garde, et
l’allocution qu’il lui adressa, je reconnus à l’instant le type que je
poursuivais ; je me dis que c’était bien là le lieutenant de seconde ligne, mais
hors ligne, en la personne de qui Napoléon entendait honorer et récompenser tous
les autres.
Depuis lors, le fils du général Friant, dans une pensée de piété domestique, a
publié une Vie militaire fort exacte de son glorieux père,
auprès duquel il a servi lui-même durant des années, et il nous est maintenant
permis de nous faire une idée précise du genre de mérite et d’héroïsme de ce
modèle des divisionnaires.
Louis Friant, né sous le chaume à Villers-Morlancourt en Picardie, le
18 septembre 1758, se sentant du goût pour les armes, s’engagea dans les gardes
françaises à vingt-deux ans, le 9 février 1781. D’une taille élevée, élégante,
d’un bon et agréable caractère, studieux, il y devint promptement tout ce qu’on
pouvait y devenir quand on n’était pas noble, ce qu’étaient les Hoche, les
Lefebvre, ses camarades, c’est-à-dire grenadier, caporal, sous-officier
instructeur : là était la borne qu’on ne franchissait plus. Dégoûté d’une
carrière sans avenir, il acheta son congé le 7 février 1787, et ne reparut qu’au
grand signal de 89. Il reprit aussitôt du service comme sous-officier dans les
troupes de Paris dites du Centre, et la section de l’Arsenal le choisit pour son
adjudant-major. La guerre seule pouvait donner plein essor à cette jeunesse :
elle éclata. C’est alors que, son expérience du métier le rendant utile, et les
circonstances Mémoires sur les campagnes des armées du Rhin, par le maréchal
Gouvion-Saint-Cyr, de bien étonnants détails sur les nominations de généraux, et
même de généraux en chef, qui se faisaient alors ; il y a surtout la nomination
d’un certain général Carlin ou Carlenc, mis à la tête de l’armée du Rhin sur le
refus de tous les autres : c’est une véritable scène de comédie. Mais dans les
épreuves multipliées, dans les vicissitudes de chaque jour, les incapables
étaient vite balayés, tandis que les hommes de talent, une fois promus et dans
des postes élevés, prenaient de l’ascendant, acquéraient l’habileté que donne la
guerre ; ils sauvèrent le pays en s’illustrant. Friant, dès les premières
campagnes où il se trouva avec son bataillon devant l’ennemi, fit preuve à la
fois d’ardeur et de discipline (chose rare alors) : à Fleuras, entouré par un
corps nombreux de cavalerie autrichienne, il fit former le carré à son
bataillon, et se fraya passage sans être entamé. Ce trait de sang-froid et
d’audace fit bruit dans l’armée de Sambre-et-Meuse. Championnet demanda au
général en chef Jourdan le nom de cet officier précieux et désira l’avoir avec
lui pour commander son avant-garde ; et quand peu de temps après Friant passa
général, il lui apprit sa nomination en ces termes tout empreints de la
camaraderie républicaine :
Le représentant du peuple Gillet vient de rendre justice à ton mérite ; il t’a nommé général de brigade. Tu en recevras ta commission demain ou aujourd’hui. J’ai le regret de te quitter ; mais
nous servirons dans la même armée, et mon plaisir sera de dire : Friant a fait toujours son devoir étant sous mes ordres. Le général de division,
Championnet.
P. S. : Tu seras sous les ordres du général Kléber, et tu seras charmé de connaître ce brave républicain. J’ai reçu ton rapport. Tâche de connaître la force de la Chartreuse
[NdA] La Chartreuse, sur les hauteurs de Liège, où l’on combattait alors. .
Même avec ce titre de général de brigade, Friant, à l’armée du Rhin, commandait le plus souvent des divisions ; il n’eut le grade supérieur qu’en Égypte. Auparavant, dans la campagne d’Italie, il avait combattu dans la division de Bernadotte sous les yeux du général Bonaparte et avait pris une belle part à toute la seconde moitié de cette immortelle campagne (1797). — Les lettres qui lui sont adressées par le général Bernadotte à cette date et depuis, sont écrites encore du style républicain et sur le pied d’égalité. Ce général qui devait devenir roi fut de ceux qui conservèrent le plus longtemps le tutoiement et l’effusion.
Désigné par le général Bonaparte, à qui il était déjà voué d’admiration et de
cœur, pour faire partie de l’expédition d’Égypte, et placé dans la division du
général Desaix, Friant se distingua aux premières batailles de Chébreïsse et des
Pyramides, et accompagna ensuite Desaix dans la Haute Égypte. À la bataille de
Sediman, où Mourad Bey à la tête de ses mameluks se brisait contre les carrés
français, mais où un feu de quatre pièces tiré des hauteurs emportait bien des
hommes, qui une fois tombés et laissés sur le champ de bataille étaient
massacrés, le général Desaix, affligé de voir ces braves périr d’une mort
Friant était d’une activité et d’une diligence infatigable ; les gens du pays
l’appelaient le sultan de feu. Il eut en grande partie la
charge de poursuivre, d’exterminer Mourad Bey, l’Abdel-Kader de ce temps-là.
« La rapidité et la précision de votre marche, lui écrivait le général
Bonaparte, vous ont mérité la gloire de détruire Mourad Bey. » Mais Mourad Bey
détruit renaissait sans cesse. « Je désire fort, lui récrivait le général
Bonaparte, que vous ajoutiez aux services que vous n’avez cessé de nous rendre,
celui bien majeur de tuer ou de faire mourir de fatigue Mourad Bey. Qu’il meure
d’une manière ou de l’autre, et je vous en tiendrai également compte. » Souvent
malade et indisposé, Friant marchait toujours, et ses opérations ne s’en
ressentaient pas. Quelques lettres du général Desaix à Friant, dans cette guerre
de la Haute Égypte, en établissent bien le caractère et donnent le ton des
généraux entre eux.
Après le départ du général Bonaparte, Friant, sous son vieil ami Kléber,
contribua à la victoire d’Héliopolis
Vous avez sans doute appris les malheurs de l’armée d’Orient et la perte de la colonie, et vous aurez appris également combien les divisions qui ont régné entre plusieurs de nous y ont contribué. Je ne cherche à jeter de la défaveur sur personne, mais un jour chacun de ceux qui ont eu part aux événements devra rendre compte au gouvernement de sa conduite ; la mienne sera facile à connaître : le général Menou fut nommé par vous notre général en chef
[NdA] Je ne m’explique pas bien cette phrase. Le général Bonaparte, en quittant l’Égypte, avait nommé Kléber général en chef. Après l’assassinat de Kléber, Menou fut choisi pour le remplacer, non par Bonaparte absent, mais par les généraux d’Égypte réunis en conseil, et à titre d’ancienneté de grade. ; il avait votre estime, il eut votre confiance ; devais-je lui refuser la mienne ?…
Et il entrait dans quelques brèves explications sur le débarquement de l’armée anglaise, qu’il n’avait pu empêcher.
Bonaparte lui répondit :
J’ai connu, citoyen général, les efforts que vous avez faits pour
empêcher le débarquement des Anglais. Je sais que depuis, et dans toutes les occasions, vous avez soutenu la réputation que vous aviez acquise. Lorsque vous vous serez reposé dans le sein de votre famille le temps que vous jugerez convenable, venez à Paris ; je vous y verrai avec le plus grand plaisir. Je vous salue.
Dans la relation de la Campagne d’Égypte, publiée
en 1847, et où le général Friant est plus d’une fois mentionné avec honneur,
Napoléon a traité, en finissant, des événements militaires qui amenèrent
l’évacuation de la conquête. Il fait à chacun des généraux la part de critique,
et l’une de ses observations (la quatrième) porte sur le mouvement du général
Friant sur la plage d’Aboukir : il indique quelques dispositions qu’on aurait dû
prendre. J’aurais désiré que cette page ne fût point omise dans la Vie militaire du général Friant ; cette vie est assez riche pour
supporter quelques critiques, surtout quand elles sont de Napoléon.
Après avoir rempli quelque temps les fonctions d’inspecteur général de
l’infanterie, Friant fut appelé au commandement d’une division qui se réunit au
camp d’Ambleteuse et devint plus tard la 2e division du 3e corps d’armée, commandé par le maréchal Davout. C’est
cette division, surnommée l’immortelle, qu’il conduisit si
vaillamment depuis le camp de Boulogne jusqu’en 1812, jusqu’au moment où il fut
blessé à la bataille de la Moskowa, et quand il venait d’être chargé, comme
colonel général, du commandement des régiments à pied de la vieille Garde.
Davout et les divisions Morand, Friant, Gudin, qui formaient le noyau de ce 3e corps invincible, sont comme un seul nom indissolublement
enchaîné dans la mémoire quand on a lu une fois dans un récit rapide les
opérations de ces guerres ; c’est comme un
Il avait les qualités essentielles pour cette fonction puissante. J’aime mieux essayer de les faire sentir que de repasser sèchement toutes les grandes batailles où il fut un des vigoureux artisans, Austerlitz, Auerstaedt, Eylau, Eckmuhl, Wagram, Smolensk, la Moskowa : — une intrépidité de premier ordre, cela va sans dire ; — l’affection de ses troupes qui lui permettait de tirer d’elles de merveilleux surcroîts de fatigue et des combats acharnés au sortir des marches les plus rudes : — « Cet homme me fera toujours des siennes », disait l’empereur, en apprenant une de ces marches sans exemple à la veille d’Austerlitz ; — l’habileté des manœuvres et le coup d’œil sur le terrain, le tact qui lui faisait sentir l’instant décisif, ce talent pratique qui est du tacticien et du capitaine, et qui montre l’homme né pour son art (cela se voit surtout dans sa conduite à Auerstaedt, à Eckmuhl) ; — oser prendre, au besoin, la responsabilité de ses mouvements dans les circonstances critiques, sans se tenir à la stricte exécution des ordres ; et, quand il se bornait à les exécuter, une activité sans trêve. C’était chose reçue dans l’état-major du général Davout « que dès qu’un ordre de mouvement offensif parvenait au général Friant, il était aussitôt, sinon exécuté, du moins en voie d’exécution, sans observation ni réticence si la chose était praticable ; et que, dans le cas contraire, il en démontrait, sur-le-champ, le danger ou l’impossibilité, et que ses appréciations prévalaient toujours sur la combinaison projetée. »
Rien n’égalait sa vigilance. Dans ses campements il
Ceux qui ont servi sous le général Friant, questionnés sur ses mérites et qualités, nous ont donné de lui une idée que le colonel Michel, un d’entre eux, a résumée heureusement dans ce vivant portrait :
Le général Friant, par son bon naturel, son excellent cœur, ses sentiments généreux, l’humanité qui le dominait, aimait ses soldats, les soignait comme ses propres enfants, vivant de leur vie, se mêlant avec eux, tout en conservant sa dignité ; il en était chéri et estimé au point que pas un d’eux n’eût balancé à sacrifier sa vie pour sauver celui qu’ils appelaient : Notre bon, notre brave père. — (Tombant mortellement blessé près de lui à la Moskowa, un voltigeur lui disait : « Mon général, voilà quatorze ans que je suis sous vos ordres ; votre main, et je meurs content. — Il avait un talent particulier pour s’attirer l’affection, même des troupes étrangères qui servaient sous lui.)
Il était d’une grande taille, portant la tête haute, surtout devant l’ennemi ; d’une tenue irréprochable ; doué d’un esprit fin et juste, d’un courage et d’une bravoure incontestables et incontestés ; il aurait figuré dans le nombre de ces nobles et vaillants chevaliers cités dans l’histoire et dans les poèmes épiques, qui ne comptaient leurs ennemis que quand ils avaient mordu la poussière.
La belle journée de récompense et d’honneur pour le général Friant
fut à Witebsk, dans cette pause utile qu’y fit l’empereur en août 1812, et qui,
par malheur, ne fut pas un temps d’arrêt assez long. Le poste de colonel
commandant des grenadiers à pied de la Garde était vacant par la mort du général
Dorsenne, et c’était une dignité. L’empereur eut l’idée d’en récompenser un des
trois anciens divisionnaires du maréchal Davout, et il désigna Friant. La
réception
Mon cher Friant, vous ne prendrez ce commandement qu’à la fin de la campagne ; ces soldats-ci vont tout seuls, et il faut que vous restiez avec votre division, où vous aurez encore de grands services à me rendre. Vous êtes l’un de ces hommes que je voudrais pouvoir placer partout où je ne puis pas être moi-même.
Avec des hommes comme Friant, tout honneur, toute simplicité, sans
politique, sans raillerie frondeuse, héroïquement utiles et n’ambitionnant pas
autre chose, Napoléon n’était resté que le premier des soldats. Il avait des
mots charmants. Le précédent colonel commandant des grenadiers de la Garde était
le général Dorsenne, et c’était Friant lui-même qui l’avait indiqué au choix de
l’empereur. « Il me faut un colonel pour ma Garde, lui avait dit un jour
Napoléon ; qui prendrai-je ? » Friant indiqua Dorsenne et rappela quel beau
colonel ou chef de brigade il était en Égypte. « C’est vrai, dit l’empereur,
mais il y a
Friant, grièvement blessé à la bataille de la Moskowa, se trouvait encore retenu à Paris à l’ouverture de la campagne de 1813. Au moment du départ de Napoléon pour l’armée, il vint lui faire visite aux Tuileries, appuyé sur ses béquilles. L’empereur le reçut dans son cabinet et le fit asseoir. Bientôt après arrive le roi de Rome ; Friant veut se lever, mais l’empereur lui posant la main sur l’épaule : « Restez, général Friant ; de vieux soldats comme nous ne se dérangent pas pour un enfant ; ce n’est pas à vous à donner cet exemple, on me le gâtera assez tôt. » L’impératrice entre alors ; même mouvement du général et de l’empereur qui, cette fois, dit au blessé : « Dans votre position, on ne se lève même pas pour les dames. » Puis se tournant vers l’impératrice, il ajouta d’un ton de considération : « Madame, c’est le général Friant. »
En quelque occasion où Friant, parlant de ses fatigues et de la crainte qu’il
avait de ne pouvoir suffire à de nouvelles campagnes, rappelait que plusieurs de
ses anciens camarades étaient depuis longtemps au repos et pourvus de
sénatoreries, l’empereur lui dit : « Friant, de braves gens comme nous doivent
rester tant qu’il y a quelque chose à faire. » Je laisse à juger si de tels
mots, qui n’ont l’air de rien, séduisaient et confirmaient le cœur
e, en avant ! » disait-il à la journée d’Austerlitz,
en menant au feu le 15e léger dont les deux tiers étaient
détachés ailleurs et qui était réduit à 500 hommes, et le petit 15e se piquant d’honneur fit des prodiges. — Maintenir en belle humeur
une troupe de braves au moment où on les force de rester en ligne immobiles sous
les boulets, leur rendre de cet entrain qu’on perd aisément à demeurer au feu
l’arme au bras, n’est point un talent à mépriser. Un jour, c’était le cas, et
les boulets qui pleuvaient sur les rangs faisaient à la fin baisser la tête aux
plus aguerris. « Qu’est-ce que c’est ? s’écria Friant : pour six b… de
malheureux sous que vous touchez par jour, on dirait que vous avez peur de
mourir. Regardez-moi ! j’ai 150 mille livres de rente, et je n’ai pas peur.
Allons, relevez la tête ; que je voie vos moustaches ! » Si d’autres ont dit
quelque chose de pareil, il l’a dit aussi. Mais c’est assez de citer une de ces
saillies-là. De tels propos hors de situation supportent peu le papier, et quand
on a d’ailleurs affaire à un chef qui a pour principe d’aborder le plus tôt
possible les difficultés à la baïonnette, cela simplifie la littérature.
Friant prit le commandement de l’infanterie de la vieille Garde dans la seconde
moitié de la campagne de 1813, et il ne quitta plus la partie jusqu’à la fin. Il
redonnait des jambes aux grognards. Il les guidait dans
ces coups de collier de plus en plus fréquents, auxquels
Friant fit toute la campagne de France : mais, malade et au lit depuis huit jours, il ne put assister aux adieux de Fontainebleau, où était sa place : c’eût été la touchante contrepartie de Witebsk ; il y fut suppléé par le général Petit, comme on le sait d’après ce tableau devenu populaire.
En 1815, à Waterloo, blessé à la tête de la Garde dans cet effort suprême où elle
s’avançait sur les lignes anglaises à la Haie Sainte, Friant ne vit point les
dernières et lugubres heures où le drapeau recula. Mis à la retraite le 31 août
suivant à l’âge de cinquante-sept ans, exclu de tout service et de toute faveur
sous la Restauration, il mourut, fidèle à ses dieux, le 24 juin 1829, à
Gaillonnet, non loin de sa province natale, et voulut être enterré dans l’humble
cimetière de Seraincourt. — Il ne se peut de vie militaire plus belle, plus
pleine, plus simple, plus une, plus exactement enchâssée dans
l’époque héroïque où son profil toujours se détachera.
Les uns donnaient à l’âme humaine, à ses aspirations les plus hautes, à ses
regrets, à ses vagues désirs, à ses tristesses et à ses ennuis d’ici-bas, à ces
autres ennuis plus beaux qui se traduisent en soif de l’infini, des expressions
harmonieuses et suaves qui semblaient la transporter dans un meilleur monde, et
qui, pareilles à la musique même, ouvraient les
Comme le fer d’un preux dans la plaine oublié !
Ils évoquaient les génies et les sylphes, les fantômes et les gnomes ; ils refaisaient présent le Moyen Âge, — notre Moyen Âge mythologique et fabuleux. Ils cherchaient jusque dans l’Orient des couleurs et des prétextes à leurs splendides pinceaux. Ils chantaient la gloire même et les triomphes de cette récente et gigantesque époque la plus guerrière qui ait été. Et en chantant, ils rendaient au vers la trempe de l’acier, et à la strophe le poli, le plein et la jointure habile de l’armure.
D’autres, à la suite de ce Grec retrouvé qui se nomme André Chénier, eussent voulu recréer et former, à leur usage, dans un coin de notre société industrieuse, une petite colonie de l’ancienne Grèce ; ils aimaient les fêtes, la molle orgie couronnée de roses, les festins avec chants, les pleurs de Camille, et la réconciliation facile ; chaque matin une élégie, chaque soir une poursuite et une tendresse. Mais au milieu de ces oublis trop naturels à la jeunesse de tous les temps, ils avaient une pensée, un culte, l’amour de l’art, la curiosité passionnée d’une expression vive, d’un tour neuf, d’une image choisie, d’une rime brillante ; ils voulaient à chacun de leurs cadres un clou d’or : enfants si vous le voulez, mais enfants des muses, et qui ne sacrifièrent jamais à la grâce vulgaire.
Romantisme en notre poésie. Ce mot a été souvent mal appliqué ; il a
été surtout employé dans des sens assez différents. Dans l’acception la plus
générale et qui n’est pas inexacte, la qualification de romantique s’étend à tous ceux qui, parmi nous, ont essayé, soit par
la doctrine, soit dans la pratique, de renouveler l’art et de l’affranchir de
certaines règles convenues. Mme de Staël et son école, tous
ces esprits distingués qui concoururent à introduire en France de justes notions
des théâtres étrangers ; qui, les premiers, nous expliquèrent ou nous
traduisirent Shakespeare, Goethe, Schiller, ce sont relativement des
romantiques ; en ce sens M. de Barante, M. de Sainte-Aulaire même, M. de Rémusat
en seraient, et je ne crois pas que ces fins esprits eussent jamais désavoué le
titre entendu de la sorte.
C’est par une sorte d’abus, mais qui avait sa raison, que l’on a compris encore sous le nom de romantiques les poètes, comme André Chénier, qui sont amateurs de la beauté grecque et qui, par là même, sembleraient plutôt classiques ; mais les soi-disant classiques modernes étant alors, la plupart, fort peu instruits des vraies sources et se tenant à des imitations de seconde ou de troisième main, ç’a été se séparer d’eux d’une manière tranchée que de revenir aux sources mêmes, au sentiment des premiers maîtres, et d’y retremper son style ou son goût. C’est ainsi que M. Ingres se sépare de l’école de David. Ainsi André Chénier se sépare de Delille, Paul-Louis Courier de Dussault ou de M. Jay.
M. de Chateaubriand, qui aimait peu ses enfants les romantiques plus jeunes,
était lui-même (malgré René, une veine toute neuve de rêve et d’émotion poétique.
C’était un romantique encore, et de la droite lignée de Walter Scott, un romantique d’innovation et peut-être de témérité (nonobstant la précision et la correction scrupuleuse de sa ligne), qu’Augustin Thierry avec ses résurrections saxonnes et mérovingiennes. Il n’en aurait peut-être pas voulu convenir ; mais le classique Daunou le tenait pour tel et le savait bien.
C’était un romantique aussi que ce Fauriel qui considérait volontiers tous les siècles de Louis XIV comme non avenus, et qui, bien loin de tous les Versailles, s’en allait chercher, dans les sentiers les plus agrestes et les plus abandonnés, des fleurs de poésie toute simple, toute populaire, mais d’une vierge et forte senteur. La poésie parée, civilisée, celle des époques brillantes, ne lui paraissait, comme à Mérimée, qu’une poésie de secondes ou de troisièmes noces : il la laissait à de moins curieux et à de moins jaloux que lui.
Cependant l’expression de romantique, surtout à mesure que s’est prononcé le
triomphe des idées et des œuvres modernes, et que ce qui avait paru romantique
la veille (c’est-à-dire un peu extraordinaire) ne le paraissait déjà plus, s’est
particulièrement concentrée sur une notable portion de la légion poétique la
plus riche en couleur, la plus pittoresque, la plus militante aussi, et qui,
après avoir conquis bien des points qu’on ne lui dispute plus, a continué d’en
réclamer d’autres qui ont été contestés ; je veux
En laissant de côté toute la tentative dramatique immense, mais laborieuse et inachevée, en s’en tenant à la rénovation lyrique, il est difficile de ne pas convenir que celle-ci a fini par avoir gain de cause et par réussir. Il paraît généralement accordé aujourd’hui que l’école moderne a étendu ou renouvelé la poésie dans les divers modes et genres de l’inspiration libre et personnelle ; et, quelque belle part qu’on fasse en cela au génie instinctif de M. de Lamartine, il en reste une très grande aux maîtres plus réfléchis, qui ont donné l’exemple multiplié des formes, des rythmes, des images, de la couleur et du relief, et qui ont su transmettre à d’autres quelque chose de cette science.
Et comment oublier, à ce propos, celui qui, dans le groupe dont il s’agit, s’est
détaché à son tour en maître et qui est aujourd’hui ce que j’appelle un chef de
branche, Théophile Gautier, arrivé à la perfection de son faire, excellant à
montrer tout ce dont il parle, tant sa plume est fidèle et ressemble à un pinceau ? « On m’appelle souvent un fantaisiste, me disait-il un jour, et pourtant, toute ma vie, je n’ai
fait que m’appliquer à bien voir, à bien regarder la nature, à la dessiner, à la
rendre, à la peindre, si je pouvais, telle que je l’ai vue. »
Qu’il y ait eu des excès dans le rendu des choses réelles, je
le sais et je l’ai dit quelquefois. Tandis que, dans un autre ordre parallèle,
de nobles poètes,
C’est ce sentiment qui vit dans leurs cœurs, et que moi-même (si je puis me nommer) j’ai embrassé à mon heure et nourri dans le mien, que je voudrais maintenir, expliquer et confesser encore une fois devant ceux qui ne paraissent point l’admettre et le comprendre.
Un de nos amis et confrères à l’Académie, un de nos bons et très bons écrivains en prose, M. de Sacy, venant prendre séance à la place de M. Jay, a dit dans son discours de réception (juin 1855) une parole qui m’est toujours restée sur le cœur, et que je lui demande la permission de relever, parce qu’elle n’est pas exacte, parce qu’elle n’est pas juste :
Les classiques, disait-il, n’ont pas eu de champion plus décidé
que M. Jay, dans cette fameuse dispute si oubliée aujourd’hui, après avoir fait tant de bruit il y a vingt ans. Non que M. Jay s’échauffât contre les romantiques, et que son repos en souffrît : ces haines vigoureuses n’entraient pas dans son caractère, il souriait et ne s’indignait pas. Peut-être n’a-t-il rien publié de plus spirituel et de plus agréable dans ce genre qu’un opuscule intitulé la Conversion d’un romantique. Je ne vois à reprendre dans cet ouvrage qu’une seule chose : le romantique y est converti par le classique. Pure vanterie ! Personne n’a converti les romantiques ; en gens d’esprit et de talent, ils se sont convertis tout seuls. Du moins M. Jay donna-t-il dans cette dispute un exemple parfait d’urbanité littéraire. Quel avantage d’avoir toujours la paisible possession de soi-même !
Je ne veux pas m’attacher à ce qui est relatif à M. Jay, homme de
sens et fort estimable, mais qui n’avait certes fait preuve, dans l’écrit dont
il s’agit, ni d’intelligence de la question, ni d’esprit, ni d’agrément, et qui
n’y avait surtout pas mis le plus petit grain d’urbanité ; ce sont là des éloges
sur lesquels on doit être coulant et qui sont presque imposés dans un discours
de réception. Ils sont juste le contre-pied de la vérité ; mais on est disposé à
tout entendre ce jour-là. Ce qui seulement m’a choqué en entendant ces paroles,
c’est que je trouvais que notre nouveau et digne confrère faisait bien lestement
les honneurs, je ne dis pas de M. de Lamartine (il est convenu qu’on l’excepte à
volonté et qu’on le met en dehors et au-dessus du romantisme), mais de
M. de Vigny, de M. Hugo, de M. de Musset. Et quant à moi, qui étais plus
intéressé peut-être qu’un autre dans le livre de M. Jay, intitulé Conversion de Jacques Delorme, je trouvai aussi qu’on m’avait peu
consulté en me louant aussi absolument d’une conversion qui n’était pas si
entière qu’on la supposait.
De ce qu’on s’arrête, à un certain moment, dans les conséquences que de plus
avancés ou de plus
Mais les principes littéraires sont chose légère, dira-t-on, et ils n’ont pas le
sérieux que comportent seules les matières d’intérêt politique et social. Ici je
vous arrête ! ici est l’erreur et la méconnaissance du fait moral que je tiens à
revendiquer. Il y a eu, durant cette période de 1819-1830, dans beaucoup de
jeunes âmes (et M. de Sacy ne l’a-t-il pas lui-même observé de bien près dans le
généreux auteur des Glaneslle Louise Bertin.flamme de
l’art. Ceux qui en ont été touchés une fois, peuvent la sentir à regret
s’affaiblir et pâlir, diminuer avec les années en même temps que la vigueur qui
leur permet d’en saisir et d’en fixer les reflets dans leurs œuvres, mais ils ne
la perdent jamais. « Il y a, disait Anacréon, un petit signe au cœur, auquel se
reconnaissent les amants. » Il y a de même un signe et un coin auquel restent
marqués et comme gravés les esprits qui, dans leur jeunesse,
ont cru avec enthousiasme et ferveur à une certaine chose tant
soit peu digne d’être
Et pour ce qui est de l’inspiration, et du programme poétique lyrique de ces
années primitives, à nous en tenir à celui-là, il y avait bien lieu en effet de
s’éprendre et de s’enflammer. Rendre à la poésie française de la vérité, du
naturel, de la familiarité même, et en même temps lui redonner de la consistance
de style et de l’éclat ; lui rapprendre à dire bien des choses qu’elle avait
oubliées depuis plus d’un siècle, lui en apprendre d’autres qu’on ne lui avait
pas dites encore ; lui faire exprimer les troubles de l’âme et les nuances des
moindres pensées ; lui faire réfléchir
Il faut vraiment qu’en notre pays de France nous aimions bien les guerres civiles : nous avons toujours à la bouche Racine et Corneille pour les opposer à nos contemporains et les écraser sous ces noms. Mais étendons notre vue et songeons un peu à ce qu’a été la poésie lyrique moderne, en Angleterre, de Kirke White à Keats et à Tennyson en passant par Byron et les lakistes, — en Allemagne, de Burger à Uhlandet à Ruckert en passant par Goethe, — et demandons-nous quelle figure nous ferions, nous et notre littérature, dans cette comparaison avec tant de richesses étrangères modernes, si nous n’avions pas eu notre poésie, cette même école poétique tant raillée. Vous vous en moquez à votre aise en famille, et pour la commodité de votre discours, le jour où vous entrez à l’Académie ; mais devant l’Europe, supposez-la absente, quelle lacune !
J’irais à Rome à pied pour un sonnet de lui,
c’est-à-dire pour qu’il me fût accordé de trouver en moi un de
ces beaux sonnets à la Pétrarque, de ces sonnets après la mort de
Laure, diamants d’une si belle eau, à la fois sensibles et purs, qu’on
redit avec un enchantement perpétuel et avec une larme. Mais pourquoi appelé-je
cela une folie ? Je le dirais encore, et, si l’on pouvait faire à pareille
condition un tel vœu de pèlerinage, ce sont les jambes qui me manqueraient
aujourd’hui plus encore que la volonté et le désir.
Je ne suis donc et ne serai jamais qu’un demi-converti, et c’est pour cela qu’en
recevant et en relisant le volume de poésies dans lequel M. Théodore de Banville
a réuni tous ses précédents recueils (moins un), je me suis dit avec plaisir :
Voilà un poète, un des premiers élèves des maîtres, un de ceux qui, venus tard
et des derniers par l’âge, ont eu l’enthousiasme des commencements, qui ont
gardé le scrupule de la forme, qui savent, pour l’avoir appris à forte école, le
métier des vers, qui les font de main
d’ouvrier, c’est-à-dire de bonne main, qui y
donnent de la trempe, du ressort, qui savent composer, ciseler, peindre. Je ne
prétends garantir ni adopter toutes les applications qu’il a faites de son
talent ; mais il est un procédé, un art général, non seulement une main-d’œuvre,
mais un feu sincère qui se fait reconnaître dans tout l’ensemble et qui
m’inspire de l’estime. Ce poète, à travers tous les caprices de son imagination
et de sa muse, ne s’est jamais relâché sur de certains points ; il a gardé, au
milieu de ses autres licences, la précision du bien faire, et, comme il dit, l’amour du vert laurier.
Il procède de Hugo et d’André Chénier. Comme ce dernier il a sa Camille ; il la chante et a des tons de Properce dans l’ardeur de ses peintures. Il affectionne l’art grec, la sculpture, et nous en rend dans ses rythmes des copies et parfois presque des moulages. C’est d’une grande habileté, avec quelque excès. Je passe sur ce qui me paraît ou trop cherché, ou trop mélangé, pour ne m’arrêter qu’à ce qui est bien. En poésie on peut lancer et perdre bien des flèches : il suffit pour l’honneur de l’artiste que quelques-unes donnent en plein dans le but et fassent résonner tout l’arbre prophétique, le chêne de Dodone, en s’y enfonçant. M. de Banville a eu quelques-uns de ces coups heureux où se reconnaît un archer vainqueur. J’ai parlé d’art grec : est-il rien qui le rappelle et le représente plus heureusement que ce conseil donné à un sculpteur de se choisir des sujets calmes et gracieusement sévères, comme des hors-d’œuvre à son ciseau, dans les intervalles de la verve et de l’ivresse :
Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l’extase, Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase : Cherche longtemps sa forme, et n’y retrace pas D’amours mystérieux ni de divins combats. Pas d’Alcide vainqueur du monstre de Némée, Ni de Cypris naissant sur la mer embaumée ; Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions, Ni de riant Bacchus attelant les lions Avec un frein tressé de pampres et de vignes ; Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes ; De naïades aux fronts couronnés de roseaux, Ou de blanche Phœbé surprise au sein des eaux. Qu’autour du vase pur, trop beau pour la bacchante, La verveine se mêle à des feuilles d’acanthe ; Et plus bas, lentement, que des vierges d’Argos S’avancent d’un pas sûr en deux chœurs inégaux, Les bras pendants le long de leurs tuniques droites, Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites
Le bas-relief est parfait ; on croit voir un beau vase antique. —
Je ne trouve à redire qu’à ce mot d’extase un peu excessif, et
que la rime a imposé au lieu d’enthousiasme.
Je pourrais indiquer encore plus d’une de ces pièces, achevées dans leur
brièveté, les quelques vers adressés à Charles Baudelaire, des odelettes (comme les intitule l’auteur) qui sont de vrais bijoux
d’exécution, à Théophile Gautier, aux frères de Goncourt, etc. Les stances
adressées À la jeunesse de l’avenir :
Vous en qui je salue une nouvelle aurore…
sont d’un beau souffle, avec quelques longueurs et des traits un
peu forcés dans le détail ; mais la tendresse y éclate noblement en fierté, et
l’élégie embouche le clairon de la victoire. M. de Banville, dans cette pièce et
ailleurs, n’hésite pas à nommer et à saluer, au rang de ses maîtres divins, un
poète qui ronsardisais », écrivait l’aimable Gérard de
Nerval au début d’une de ses préfaces. M. de Banville n’a jamais cessé de ronsardiser, et il s’en vante. Cette admiration fidèle pour
les bonnes et hautes parties du chef de chœur de la Pléiade lui a porté bonheur.
Je ne sais rien d’aussi touchant dans son recueil, de mieux senti, que les
stances de souvenir qu’il a adressées à une fontaine de son pays du Bourbonnais,
la Font-Georges : elles me rappellent des stances de Ronsard à la Fontaine
Bellerie et surtout celles qui ont pour titre : De l’élection de
mon sépulcre. C’est le même rythme dont on a dit : « Ce petit vers
masculin de quatre syllabes, qui tombe à la fin de chaque stance, produit à la
longue une impression mélancolique ; c’est comme un son de cloche funèbre. »
Chez M. de Banville, l’impression de cette mélancolie ne va pas jusqu’au
funèbre, et elle s’arrête à la douceur regrettée des pures et premières amours ;
elle n’est, en quelque sorte, que le son de la cloche du village natal, et elle
va rejoindre dans ma pensée l’écho de la romance de M. de Chateaubriand. Voici
cette jolie pièce tout entière :
Ô champs pleins de silence. Où mon heureuse enfance Avait des jours encor Tout filés d’or ! Ô ma vieille Font-Georges, Vers qui les rouges-gorges Et le doux rossignol Prenaient leur vol ! Maison blanche, où la vigne Tordait en longue ligne Son feuillage qui boit Les pleurs du toit ! Ô source claire et froide, Qu’ombrageait le tronc roide D’un noyer vigoureux À moitié creux ! Sources ! fraîches fontaines Qui, douces à mes peines, Frémissiez autrefois Rien qu’à ma voix ! Bassin où les laveuses Tendaient, silencieuses, Sur un rameau tremblant Le linge blanc ! Ô sorbier centenaire, Dont trois coups de tonnerre N’avaient pas abattu Le front chenu ! Tonnelles et coudrettes, Verdoyantes retraites De peupliers mouvants À tous les vents ! Ô vignes purpurines, Dont le long des collines, Les ceps accumulés Ployaient gonflés ; Où, l’automne venue, La Vendange mi nue À l’entour du pressoir Dansait le soir ! Ô buisson d’églantines, Jetant dans les ravines, Comme un chêne le gland. Leur fruit sanglant ! Murmurante oseraie, Où le ramier s’effraie ; Saule au feuillage bleu ; Lointains en feu ! Rameaux lourds de cerises ! Moissonneuses, surprises À mi-jambe dans l’eau Du clair ruisseau ! Antres, chemins, fontaines, Âcres parfums et plaines, Ombrages et rochers, Souvent cherchés ! Ruisseaux ! forêts ! silence ! Ô mes amours d’enfance ! Mon âme, sans témoins. Vous aime moins Que ce jardin morose Sans verdure et sans rose Et ces sombres massifs D’antiques ifs, Et ce chemin de sable Où j’eus l’heur ineffable. Pour la première fois, D’ouïr sa voix ; Où rêveuse, l’amie Doucement obéie, S’appuyant à mon bras, Parlait tout bas ; Pensive et recueillie, Et d’une fleur cueillie Brisant le cœur discret, D’un doigt distrait, À l’heure où, sous leurs voiles, Les tremblantes étoiles Brodent le ciel changeant De fleurs d’argent.
abattu, chenu), et
je lui sais gré d’avoir préféré l’expression plus naturelle à une autre qui eût
été amenée de plus loin et de force.
Et c’est ainsi qu’au déclin d’une école et quand dès longtemps on a pu la croire finissante, quand de ce côté la prairie des muses semble tout entière fauchée et moissonnée, des talents inégaux, mais distingués et vaillants, trouvent encore moyen d’en tirer des regains heureux et de produire quelques pièces presque parfaites qui iraient s’ajouter à tant d’autres dans la corbeille, si un jour on s’avisait de la dresser, — dans la couronne, si l’on s’avisait de la tresser —, d’une anthologie française de ce siècle.
La Beaumelle, qui eut le malheur d’être un de ces ennemis que Voltaire passa
vingt-cinq ans de sa vie à stigmatiser, était né en 1726 dans le Languedoc,
d’une famille protestante honorable. Après avoir fait ses études au collège
d’Alais, il quitta la France à dix-neuf ans et se rendit à Genève pour y étudier
sans Pensées, dont une, légère de ton, alla blesser Voltaire. Il s’en
aperçut à son passage à Berlin, en 1751 ; il y commit quelques étourderies qui
donnèrent prise contre lui à ce redoutable adversaire. Frédéric fit dire à
La Beaumelle qu’il n’avait pas besoin de ses services, et celui-ci dut quitter
Berlin. Formey, qui l’avait vu dans ce court séjour, en parle en assez bons
termes : « Sa physionomie, dit-il, était revenante ; il s’exprimait bien, et
l’on ne peut pas dire qu’il ait eu le dessous dans ses écrits polémiques contre
Voltaire. Il opposait à de perpétuelles injures des railleries tranchantes qui
redoublaient les fureurs de son antagoniste. » C’est aussi le sentiment de
La Harpe. La Beaumelle d’ailleurs eut le premier tort public. Le Siècle de Louis XIV paraissait ; il n’en sut pas reconnaître la
supériorité déguisée sous l’agrément, et, pour se venger du procédé de Voltaire,
il en eut un impardonnable à son égard, et que lui-même s’est reproché depuis.
Il vendit à un libraire de Francfort, pour une contrefaçon du Siècle de Louis XIV, des notes qui n’y relevaient pas seulement des
erreurs, mais qui s’attaquaient à l’homme même.
Je me manquai au point, disait-il plus tard dans ses lettres à Voltaire, de parler de vous avec cette hauteur qui n’est pas même permise à la supériorité. Il est vrai que ce tort était en partie justifié
par votre exemple… Peut-être aussi le chagrin m’arracha quelques remarques injustes, et le Voltaire qui m’avait nui auprès du roi de Prusse, me gâta le Voltaire que je lisais. Je me dégoûtai bientôt de ce travail, non que je ne trouvasse partout des fautes ; mais je ne me trouvais pas la même humeur. Je ne passai donc point le premier volume.
Et La Harpe écrivait de La Beaumelle, vers 1774 : « Je l’ai
entendu, il y a deux ans, avouer lui-même que son procédé était inexcusable, et
qu’il avait eu les premiers torts avec M. de Voltaire. » — Voltaire outré
répondit (1753) par son Supplément au Siècle de Louis XIV, ou
réfutation des notes critiques qu’avait données La Beaumelle ; il lui
prêta même et lui imputa, par une de ces confusions volontaires dont il ne se
faisait pas faute, des notes qui n’étaient pas de lui, mais d’un continuateur,
et la guerre à mort fut engagée.
La Beaumelle répliqua par un petit volume de lettres, qui sont, de l’aveu du même
La Harpe, le meilleur ouvrage polémique qu’on ait jamais publié contre
Voltaire : « Elles sont pleines d’esprit et de sel. Il n’a pas la grossière
maladresse de Fréron, qui va toujours niant le talent et le génie de quiconque
le méprise. La Beaumelle convient de tous les avantages de M. de Voltaire, et il
attaque très malignement les faiblesses et les travers dont il n’y a point de
grand homme qui ne soit susceptible, mais qui, présentés par une main ennemie,
forment un tableau de ridicule. » Il ne lui conteste point que ses ouvrages ne
soient d’un très bel esprit, il s’attache à y relever les traits de petit
esprit. « Naître avec de l’esprit, dit-il quelque part, c’est naître avec de
beaux yeux. Mais si ces beaux yeux avaient le regard du epetit-maître. Il se
rattache de loin, et par le moins bon côté, au genre des Lettres
persanes. C’est un Montesquieu de petit journalMes pensées
ou [le] qu’en dira-t-on ?) ; il
y en a un ou deux qu’on croirait du président de Montesquieu, et beaucoup
plus qu’on soupçonnerait d’être de son laquais. »
En ce qui est du Siècle de Louis XIV, il s’est tout à fait
mépris sur le mérite de ce bel et facile ouvrage, et il nous fait sourire quand,
prenant un ton de maître et de régent avec Voltaire, il lui dit :
Pour remplir votre objet, il fallait offrir à votre lecteur le spectacle de l’univers depuis 1640 jusqu’en 1720, et non lui présenter l’
épitomedu règne de Louis XIV. Il fallait, à l’exemple de Bossuet, fondre la statue d’un seul jet, et non poser sur une base irrégulière et fragile une petite figure à pièces de rapport. Il fallait, à l’exemple de Montesquieu, considérer les révolutions qui sont arrivées dans les mœurs, dans la politique, dans la religion et dans les arts, en établir la réalité, en chercher les causes, en marquer les moments, en un mot, peindre les hommes comme vous l’aviez promis, et non peindre quelques hommes, comme vous l’avez fait. Il fallait faire passer tous les peuples du monde sous les yeux de votre lecteur… Il fallait, si vous le pouviez, imiter Tacite qui n’annonce pas fastueusement le tableau des nations, mais qui, sous le titre modeste d’Annales, peint l’univers…
Cela veut dire qu’il ne fallait pas être Voltaire ; mais Voltaire,
qui était lui et pas un autre, a peint à sa manière ce grand siècle dont un
souffle avait passé
Je n’ai pas à écrire la vie de La Beaumelle. Ses malheurs pourraient intéresser à lui, ou du moins seraient de nature à désarmer la sévérité. Il fut mis deux fois à la Bastille pour des causes légères, et ensuite exilé dans le midi de la France, avec défense de rien publier ; il éluda cet ordre, le plus pénible peut-être pour un homme de son humeur, en mettant quelques-uns de ses écrits d’alors sous le nom de ses amis. Ayant obtenu de revenir à Paris en 1770, et employé à la Bibliothèque du roi, il allait peut-être réparer ses premiers échecs et se refaire une réputation plus solide et de meilleur aloi, quand il mourut, à l’âge de quarante-sept ans (1773).
La Beaumelle avait acheté de Racine fils, en 1750, un recueil manuscrit de
lettres de Mme de Maintenon ; il les publia en 1752. Cette
publication le mit en rapport avec la famille de Noailles et avec les dames de
Saint-Cyr qui lui ouvrirent leurs précieuses archives, à condition qu’il n’en
dirait rien, et il devint l’éditeur en titre ou à peu près, et non désavoué,
quoique non autorisé, de l’ensemble des lettres de Mme de
Maintenon. Qu’on lui ait demandé des suppressions, des modifications même en
quelques endroits du texte, cela est possible et très probable ; mais il en fit
qui sont sans excuse, et qui n’ont d’explication que dans son faux goût
littéraire et son peu de scrupule pour l’entière vérité. M. Théophile Lavallée
nous a édifiés récemment sur le genre d’opération que La Beaumelle fit subir aux
pages qu’il publiaitLettres sur l’éducation des
filles par Mme de Maintenon (1854), et la
préface (page Lettres historiques et
édifiantes de la même (1856).
Vie de Maupertuis,
une autre victime immortelle de Voltaire. La Vie proprement
dite est agréablement traitée, et l’on y prend de Maupertuis une idée fort
distincte. On le voit le premier Français newtonien qui ait importé au sein de
l’Académie des sciences le vrai système du monde, et qui l’ait mis à la mode
également dans la société. Maupertuis, jeune, ancien capitaine de cavalerie,
converti à la géométrie et aux sciences, eut alors son moment d’éclat et de
faveur, surtout lorsqu’au retour de son voyage dans le Nord, où il était allé
vérifier par ses mesures la forme assignée à cette région de la terre par
Newton, il eut incidemment tant de choses à raconter sur les Lapons et les
Lapones. Il était le lion du jour ; chaque femme élégante
voulait avoir son géomètre, et Maupertuis était celui de plusieurs. Helvétius
racontait que c’était à Maupertuis qu’il devait de s’être fait littérateur ;
car, traversant une après-midi le jardin des Tuileries, il vit le brillant
académicien tellement entouré et caressé des plus jolies femmes, qu’il en
conclut qu’il fallait aussi devenir célèbre pour être adoré du beau sexe. Mais
cette fureur de la vogue n’eut qu’un temps, et Maupertuis, un peu gâté, ne
s’accommoda pas de déchoir. On entrevoit que, sous ses envies de plaire, il
devait être un peu morose, assez accessible à l’envieVénus physique, qu’il a voulu
faire riante, il a mêlé une pointe d’érotisme à l’observation des choses
naturelles, et il a accommodé du Réaumur à l’usage de Lycoris. Avec ces défauts
que j’indique à peine et avec ces limites en divers sens, Maupertuis, de son
vivant et quand il était là pour payer de sa personne, n’était pas moins un
homme très distingué, très propre à plus d’un emploi, et lorsque Frédéric eut
conçu le projet de régénérer son Académie de Berlin, il fut l’un des premiers à
qui il s’adressa, le seul même qu’il réussit complètement à s’acquérir.
Maupertuis, président perpétuel de l’Académie de Berlin, a rendu de vrais
services qui ont été appréciés par des juges Dans son Histoire philosophique de l’Académie de Prusse
(1851).Vie du président académicien, et dont il nous faut dire
quelque chose.
Dans l’édition aujourd’hui terminée des Œuvres de Frédéric, qui
s’est publiée à Berlin sous les auspices du gouvernement et par les soins de
M. Preuss, la correspondance du roi et de Maupertuis fait défaut ; on n’y trouve
que sept lettres, la plupart insignifiantes : « Il est assez singulier,
cependant, disait M. Preuss, que le roi n’ait pas eu avec Maupertuis de
correspondance véritablement amicale, familière ou littéraire. » Les 176 lettres
recueillies par La Beaumelle semblaient donc venir à point pour remplir cette
lacune, et je l’ai crue assez bien comblée jusqu’au moment où l’obligeance de
M. Feuillet de Conches m’a fait voir de mes yeux les originaux des lettres, des
mêmes lettres non pas transcrites, mais sophistiquées par La Beaumelle, et de
celles qu’il n’a pas eu le temps d’arranger.
Et dès la première lettre, nous allons juger à vue d’œil du procédé de
La Beaumelle, procédé qui lui est cher et qu’il a constamment appliqué. Si ce
procédé consistait seulement à corriger les fautes de français de Frédéric, les
impropriétés d’expression, on le concevrait, on l’excuserait presque ; on se
rappellerait que ce sont là des libertés que se sont permises presque tous les
éditeurs de son temps et même me de Sévigné) n’ont pas été exemptes de ces retouches
indiscrètes dont la prétention était d’effacer les négligences. Mais
La Beaumelle prétend faire bien autre chose : il ne corrige pas seulement les
phrases de Frédéric, il ne leur donne pas seulement (chaque fois que l’envie lui
en prend) un tour plus vif, une frisure, un coup de peigne ; il y intercale du
sien, il y mêle ses idées, il y fait entrer, sous le pavillon du roi, ses
propres commentaires. Voyons un peu.
Frédéric appelle à lui Maupertuis et lui écrit la lettre suivante, qu’on a de sa main :
La comparaison qu’on vient de faire de la première lettre authentique et de cette même lettre embellie, pourrait se reproduire à chacune des suivantes. La Beaumelle les a retouchées toutes, et le plus souvent transformées.
Dans une lettre du 27 octobre 1745, Frédéric loue Maupertuis, qui était à la
veille de son mariage, sur
Ce Locke n’est pourtant pas encore assez
sceptique pour moi. » — « Bah ! on peut bien lui prêter cela, a-t-il dû
se dire ; on ne prête qu’aux riches. Un peu plus de scepticisme ne fera pas mal,
surtout de ce côté-ci du Rhin. » Partout il lui prête des maximes, des bouts de
tirade et des sorties, des explications de sa conduite : « Ce qu’il y a de
singulier, lui fait-il dire (p. 272), c’est que mon penchant à l’indécision
n’influe ni sur ma conduite soit militaire, soit politique, ni sur mon
caractère. Je suis aussi hasardeux qu’un autre dans un projet de bataille… » Et
tout ce qui suit ; il n’y en a pas un mot chez Frédéric. « Mais nos Parisiens
aimeront cela », se dit La Beaumelle. Il calcule ses additions et en fait des
conseils à l’usage des autres rois : « Les souverains (p. 286) ne doivent pas
seulement des regards aux sciences, ils leur doivent du respect et de l’amour.
Quand un prince traiterait avec indolence toutes les affaires de son empire, il
devrait toujours traiter avec soin celles qui ont rapport à l’éducation
publique. Un peuple bien élevé est facile à gouverner. » Pure invention ; pas un
mot de cela chez Frédéric. — Un billet du roi, de quelques lignes, lui fournit
prétexte à deux pages de réflexions (p. 365-366) sur les autres rois qui perdent
leur temps de mille manières, tandis que Frédéric le perd à rimer : « Je leur
pardonne de donner à la chasse, à la bonne chère, au jeu, à la représentation,
plus d’heures que je n’en donne à mes amusements littéraires. Chacun a sa
passion dans ce monde… » Pure invention. — J’en pourrais citer trente de même
force. — D’autres fois, ce sont des anecdotes, des à-propos d’érudition.
Frédéric envoie une comédie de sa façon à Maupertuis, en l’accompagnant Ajax, et vite il
fait dire à Frédéric : « J’ai lu qu’Auguste (p. 397) avait fait quelques poèmes
dramatiques, entre autres un Ajax. Il les mit au feu, etc. »
Frédéric n’avait rien lu et n’a rien dit de ces choses. — D’autres fois, et
perpétuellement, ce sont de simples gentillesses et des ragoûts de style par où
La Beaumelle relève la matière. Frédéric invite Maupertuis à venir à Potsdam, où
il lui fait préparer un appartement : « J’espère, lui fait dire La Beaumelle
(p. 289), que dans huit jours tout sera fait et distribué de façon que je
pourrai recevoir convenablement mon ami dans ma
gentilhommière, et mettre mon philosophe à l’abri de
toute incommodité. » Il n’y a ni ma gentilhommière ni mon ami, ni mon philosophe dans la vraie
lettre, amicale mais non coquette, de Frédéric : « Mais cela fera bien », se dit
toujours La Beaumelle. — Maupertuis a une grande douleur, il vient de perdre son
père. Frédéric lui conseille les eaux du Léthé, ce bienfait du
temps. « Fi donc ! dit La Beaumelle, ces eaux du Léthé sont un peu fades » ; et
il ajoute en copiant (p. 312) : « Les eaux du Léthé, c’est-à-dire
de bonnes rasades de vin de Hongrie, doivent endormir des chagrins,
etc. » Ce vin de Hongrie, à cet endroit, est de son cru.
La Beaumelle a reproché quelque part à Voltaire une réponse que celui-ci aurait faite au père de lord Bolingbrocke :
Lorsque le lord Saint-Jean, père du vicomte de Bolingbrocke, vous dit au sujet d’un fait tronqué et embelli de l’
Histoire de Charles XII: « Convenez que les choses ne se passèrent pas ainsi » ; vous lui répondîtes : «Et vous, milord[NdA] Le père de lord Bolingbrocke n’était pas ,lordet on ne l’appelait pasmilord; mais il ne faut jamais demander à La Beaumelle une parfaite exactitude.convenez que cela est» Milord sourit, vous regarda beaucoup et ne répliqua rien.bien mieux comme je le rapporte.
Pour nous, si La Beaumelle nous faisait la même réponse au sujet de quelques-unes de ces lettres arrangées de Frédéric, nous ne souririons pas, et nous continuerions de nous récrier comme nous le faisons.
Il y a des fautes d’inadvertance, quelques bévues dans ces additions ; il y a des fautes de goût. Le style de Frédéric, avec ses incorrections et ses longueurs, est plus simple, plus digne et d’une langue plus saine.. Toutefois il y a aussi, par endroits, bien de l’esprit dans l’altération, et les plus avisés, s’ils n’étaient prévenus, pourraient s’y laisser prendre, et dire à quelques passages : « Voyez comme ce Frédéric pense noblement, royalement ! » et la pensée admirée serait non de Frédéric, mais de La Beaumelle. Ainsi, lorsque Maupertuis perdit son père et fit à cette occasion un voyage à Saint-Malo, le roi lui écrivit plusieurs lettres dont l’une a fourni à La Beaumelle le motif d’une de ses meilleures amplifications. Frédéric écrivait :
Vous
avez eu un bon père, c’est un bonheur que n’ont pas eu tous vos amis. »
Ce retour, à peine indiqué, de Frédéric sur son père si cruel pour lui, cette
allusion, s’il l’avait faite réellement, serait touchante ; mais, dans le vrai,
Frédéric était trop roi pour laisser voir à personne qu’il se plaignait de son
père, et surtout pour l’écrire. Il faut donc renoncer à cette pensée comme à
toutes les autres ; elle n’est qu’un enjolivement.
Nous avons la clef du procédé : La Beaumelle ne considère les lettres du roi que
comme un canevas sur lequel il brode ses variations. Il y a eu dans l’Antiquité
tout un ordre de grammairiens et de rhéteurs qui ont fabriqué des lettres de
rois et de grands hommes, et quelquefois c’était à s’y méprendre. On a assez
entendu parler des fameuses lettres de Phalaris que le chevalier Temple avait
crues en effet authentiques et de l’ancien tyran d’Agrigente. Il a couru (et je
crois qu’elles se sont conservées) de prétendues lettres de Thémistocle censées
écrites pendant son exil. Il n’est pas entièrement prouvé pour tout le monde que
les Lettres de Brutus et de Cicéron ne soient pas d’un habile auteur de pastiches. On a bien fait de nos jours du Napoléon à s’y
méprendre, au moins pendant quelques semaines. Eh bien ! La Beaumelle a un peu
de ce génie (un triste génie) de fabrication et de simulation. Il ne croit pas
mal faire en s’y livrant, il croit faire mieux que son auteur ; il le flatte, il
lui rend service : comment ne l’en remercierait-on pas ? La Beaumelle, en
arrangeant et sophistiquant au courant de la plume les textes qu’il édite, suit
sa vocation comme le menteur de Corneille, en ne disant pas un mot de
vérité.
Mais qu’un de ses biographes, l’estimable M. Michel Nicolas ne vienne pas nous
dire : « Ses ouvrages, même ceux de sa jeunesse, annoncent un observateur
judicieux, souvent un penseur profond, toujours un écrivain guidé
par le seul amour de la vérité. » Il est impossible, quand on arrange
la vérité d’autrui de la sorte et qu’elle se fausse, pour ainsi dire,
d’elle-même sous la plume, qu’on en ait grand souci dans aucun de ses propres
ouvrages.
Ce ne sont point là des supercheries innocentes, et l’on ne saurait y voir de
simples jeux de l’esprit. L’histoire est chose sacrée. Quoi ! vous me
transcrivez des lettres d’un homme historique, d’un grand roi, d’un héros, et
vous y mêlez de vos tours et de vos pensées, sans me le dire ! je crois étudier
Frédéric, je me livre à le critiquer ou à l’approuver, je m’appuie au besoin de
son autorité et de sa parole, et je suis dupe, je suis mystifié, je n’ai en main
que du La Beaumelle, de la fausse monnaie à effigie de roi ! et tout bas vous
riez à l’avance de mon mécompte, du piège où je vais tomber. Et ce piège, voyez
combien vous étiez imprudent et coupable de le tendre : vous y avez fait tomber
tout le premier un homme de votre sang et de votre nom, l’historiographe
estimable, qui, en publiant votre ouvrage posthume et ce que vous y aviez
préparé de pièces à l’appui, a cru vous rendre service, venger votre mémoire,
réhabiliter votre caractère ; et il n’aura aidé, bien involontairement et de la
meilleure foi du monde, qu’à confirmer en définitive l’opinion sévère qu’on
avait conçue de vous, et à prouver à tous que vous étiez incurable dans votre
procédé d’homme d’esprit foncièrement léger et sans scrupule. De même qu’on dit
un Varillas, pour exprimer d’un mot l’historien décrié à qui l’on ne peut
Je ne crains donc pas de répéter bien haut ce que je lis dans une note écrite par
M. Feuillet de Conches, après collation exacte : La correspondance réelle de Frédéric et de Maupertuis reste tout
entière à publier.
Cette correspondance, telle que je viens de la lire et de l’examiner à sa vraie
source, me paraît une des branches les plus précieuses de la correspondance du
roi de Prusse, et de celles qui le font le mieux connaître dans l’intimité de sa
nature. A l’instant de la grande querelle de 1753, on y voit Frédéric entre
Maupertuis et Voltaire, les jugeant tous deux, mais, dans sa juste balance,
n’hésitant pas et se prononçant du côté où il peut y avoir quelques travers et
même des ridicules, mais où il reconnaissait de la probité. Ses conseils à ce
pauvre Maupertuis, malade alors de la poitrine, plus malade encore de la Diatribe du docteur Akakia, sont pleins de bon sens pratique,
de sagesse ; il voudrait le tranquilliser, l’amener à mépriser les attaques
comme il les méprisait lui-même ; il le lui redit sur tous les tons :
(
8 mars 1753). Voltaire vous traite plus doucement que ne me traitent les gazetiers de Cologne et de Lubeck, et cependant je ne m’en embarrasse aucunement. Croyez-moi, mon cher Maupertuis, ne vous livrez pas à toute votre sensibilité ; les satires et les médisances sont comme l’ivraie qui croît dans tous les champs, il y en aura toujours dans le monde. Un satirique qui nous approche peut nous éclabousser, mais blesser, non. Adieu, portez-vous bien et guérissez-vous. Deux gouttes de sang que vous crachez sont plus dangereuses que tous les libelles que les méchants peuvent faire contre vous.
Et encore dans une lettre du 15 septembre, en lui
C’est le sort des personnes publiques de servir de plastron à la calomnie ; c’est contre elles que la malignité des hommes exerce ses traits. J’ai voulu arrêter un cheval fougueux qui blessait tout le monde dans sa course, je ne suis pas étonné d’avoir essuyé en chemin quelques éclaboussures. Consolons-nous ensemble, mon cher président, et souvenez-vous de ce mot de Marc Aurèle, qui devrait être gravé en lettres d’or sur la porte de tous les philosophes : «
C’est contre ceux qui t’offensent et contre les méchants que tu dois exercer ta clémence, et non pas contre les honnêtes gens qui ne t’outragent pas.» Adieu, mon cher ; quand Marc Aurèle a parlé, il me convient de me taire. Je fais mille vœux pour votre reconvalescence. »
Mais Frédéric en parlait à son aise : il avait pour lui sa gloire, ses actions, son monument de roi : Voltaire pouvait en salir un peu la base et en tacher quelques bas-reliefs, non l’ébranler. Maupertuis, au contraire, sentait bien en lui-même qu’il n’était pas un grand homme, qu’il n’avait point de monument qui subsisterait après lui, qui maintiendrait son renom auprès de la postérité, et il ne se consolait pas d’être si cruellement atteint dans cette considération viagère à laquelle il avait trop sacrifié les œuvres illustres et patientes, ce qui dure et ce qui se voit de loin dans l’avenir.
collectionneur d’imagescollectionneur qui m’est nécessaire
et qui exprime la manie ; collecteur ne dit pas
assez.Pharsale, a dit de Néron, que Rome ne l’avait pas payé trop cher, en
définitive, au prix même de toutes les guerres civiles antérieures, s’il n’y
avait pas d’autre moyen de l’obtenir : « Scetera ipsa… hac
mercede placent ». Il n’y a pas de traductions, trahisons et crimes
envers les anciens qu’on ne passe de grand cœur au bon abbé,
Cet homme paisible, aux goûts tout littéraires, né pour le cabinet et pour la
bibliothèque, ou pour une promenade modérée dans l’entretien de quelques
amis, était sorti d’un des plus vaillants hommes de son temps, du brave
Claude de Marolles, capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, célèbre
par le combat singulier à la lance et la joute mortelle qu’il engagea devant
les tranchées de Paris, le jour même de la mort de Henri III et le premier
jour du règne de Henri IV, contre Marivaut, un des plus braves gentilshommes
de l’armée du roi. Marolles était du côté de M. de Mayenne et de la Ligue.
Le défi avait eu lieu la veille ; la joute se fit dans la plus noble lice,
en vue des deux armées et même des dames de Paris. Les deux champions,
montés sur des coursiers de différentes couleurs, l’un en armure noire sur
un cheval blanc, l’autre sur un cheval noir avec l’écharpe blanche,
brisèrent l’un contre l’autre leurs lances du premier coup : Marolles,
atteint en plein dans la cuirasse, résista ; Marivaut, frappé à l’œil dans
la grille de la visière, tomba roide mort. Ce père de Marolles, le plus beau
gendarme qui se pût voir, s’étonnait, bien des années après, de mourir dans
son lit ; il en était presque humilié : « Comment, disait-il, ce n’est pas
les armes à la main qu’il faut quitter la lumière ! » Et quand ses médecins
jugeaient à propos de le saigner, il lui fallait donner sa pertuisane qu’il
avait au chevet de son lit, pour lui servir de bâton dans la faiblesse ; il
n’en voulait point d’autre
Le voilà donc à dix ans tonsuré et abbé, ayant en commande un monastère où il
y avait six religieux prêtres, plus un prieur. Marolles, qui joindra plus
tard (1627) à ce premier bénéfice l’abbaye de Villeloin, plus considérable,
et qui en prit occasion de recevoir l’ordre de prêtrise moins par vocation
que par convenance (les bulles y mettant cette condition), fut lié avec
quelques-uns de messieurs de Port-Royal, fort sévères sur ce genre d’abus et
de d’irrégularités ; mais, tout en se prévalant de leur amitié et en la leur
rendant par de bonnes paroles et des
Élevé par une mère indulgente et tendre, il apprenait tant bien que mal le
latin au logis sous un précepteur ; il aimait surtout à lire d’anciens
romans français et les autres livres qui se rencontraient alors dans une
bibliothèque de campagne assez bien garnie. Il savait par cœur les aventures
de L’Odyssée, et goûtait fort les Amadis. Parmi les pères chartreux du Liget qui étaient assez proches
voisins, il y avait un dom Marc Durant qui avait fait un poème français sur
Sainte Madeleine intitulé : La Magdaliade. Dans les
visites que faisait à la Chartreuse le jeune enfant accompagné de son
précepteur, il s’entretenait avec dom Durant, qui était ravi de le voir
prendre si bien à la poésie jusqu’à admirer son poème ; de ces visites
l’enfant rapportait toujours quelque image en taille-douce, dont il ornait
les murailles de sa chambre à coucher. C’est ainsi que ses goûts divers se
dessinaient déjà : littérature facile et belles images. Ç’a été l’enfant et
l’homme le plus amusé qu’il y ait eu, que l’abbé de Marolles.
Doué d’une mémoire heureuse pour toutes les choses extérieures, il a retracé
quelques tableaux d’enfance avec plus de vivacité, ce semble, qu’à lui
n’appartient. J’ai eu précédemmentDans un article sur « L’histoire du règne de Henri IV », par M. Poirson, inséré dans le Moniteur du 16 février 1857 (Causeries du
lundi, tome
Après la mort de Henri IV, le jeune Marolles va avec sa mère à Tours, dont il
fait une description agréable, qui doit être chère encore aujourd’hui aux
Tourangeaux. Peu après il va, également en famille, à Paris ; on n’est pas
moins de huit jours à faire la route. Son père l’envoie d’abord au collège
de Clermont, tenu par les jésuites ; mais comme l’Université, en ce temps-là
(1611), mit opposition à cet enseignement par les jésuites, on dut faire
passer presque aussitôt le nouvel écolier au Collège de La Marche ; il y
étudia assez mollement. Il prend soin d’énumérer tous les aimables
condisciples qu’il retrouva ensuite dans le monde ; il ne se loue d’aucun
maître en particulier. Ce qui manqua, en effet, à Marolles doué d’une grande
facilité et de dispositions vagues pour les lettres, ce fut précisément un
maître digne de ce nom, qui lui transmît quelque chose des fortes habitudes
et de la méthode du e
Au sortir du collège, il s’appliqua avec une certaine ardeur à l’étude, même
à celle de la théologie, mais surtout il rechercha la connaissance des beaux
esprits et grands hommes du temps, et dans la rue
Saint-Étienne-des-Grès, où il logeait alors, il forma, en société de
quelques amis honnêtes gens, une petite académie où chacun s’exerçait, se
produisait, et où probablement on se louait aussi ; la louange fut très
chère de bonne heure à Marolles, et il ne la marchandait pas aux autres, ne
leur demandant qu’un peu de retour. Colletet père, Marcassus, un de Molières
qui n’est pas le grand Molière, et bien d’autres, étaient de cette société
académique, qui naissait
Cependant le capitaine Marolles avait quitté sa compagnie des Cent-Suisses et
était passé au service de la maison de Nevers, en qualité de gouverneur du
jeune duc de Rethelois. L’abbé de Marolles se vit donc naturellement
introduit à l’hôtel de Nevers, et il y fut très favorablement accueilli de
l’aînée des filles, la princesse Marie de Gonzague, la future reine de
Pologne, « qui se pouvait dès lors appeler la gloire des princesses de son
âge par la beauté de sa personne et par les excellentes qualités de son
esprit ». La princesse Marie était loin pourtant d’avoir l’esprit de sa sœur
cadette Anne de Gonzague, mais elle en avait bien assez pour éblouir
Marolles ; elle avait surtout de la grâce, de l’indulgence, et un charme qui
opéra sensiblement sur cet excellent et galant homme plus encore peut-être
qu’il ne l’a dit et qu’il ne se l’est avoué à lui-même. Elle disposa
souverainement de lui durant des années. Il était de sa cour et de sa suite.
Il l’accompagnait dans ses voyages. Je ne sais s’il était capable de se
former un idéal à la Beatrix et j’en doute, mais s’il a eu un éclair de cet
idéal, c’est à la princesse Marie qu’il l’a dû. Il s’occupa de lui achever
son éducation et, pour cela, de mêler l’utile et l’agréable, dans les
soirées qu’il passait en tiers avec elle et avec sa gouvernante. C’est pour
elle qu’il commença de traduire quelques comédies de Plaute, quelques
tragédies de Sénèque, telles que la Médée, l’Hercule furieux. Dans un voyage de lle de Nevers, dit-il, à qui sa piété en
avait suggéré le désir ». Dans un autre voyage et séjour à Forges, bien des
années après, on le voit conversant de toutes sortes de sujets, et notamment
de l’astrologie judiciaire, dans la chambre de la princesse avec les doctes
visiteurs qu’il y rencontre : « C’est ainsi, ajoute-t-il après le résumé
d’un de ces entretiens où il a brillé, que nous agitions tous les jours
quelque belle question pour le divertissement de celle qui nous ordonnait de
parler, et qui se plaisait en cette sorte d’entretiens. » Pendant vingt ans
et plus (1623-1645) l’abbé de Marolles fut ainsi l’homme de lettres
familier, le latiniste ordinaire, une façon de bibliothécaire de la
princesse Marie ; sa curiosité y trouvait son compte. Il voyait le monde,
les ballets, cérémonies, entrées solennelles, à une très bonne place et
d’une fenêtre très commode. Il regardait aussi le dedans. Il s’offrit, un
jour, pour travailler à dresser un inventaire général de tous les titres de
la maison de Nevers, comptant par là faire sa cour à la princesse Marie, et
aussi découvrir toutes sortes de belles choses ignorées : « Je m’appliquai à
cet ouvrage quatre ou cinq mois durant avec tant d’assiduité que j’en vins à
bout, ayant sans mentir dicté les extraits et marqué de ma main plus de
dix-neuf mille titres rédigés en six gros volumes, avec les tables d’une
invention toute nouvelle : ce que j’aurais de la peine à croire d’un autre
si je n’en avais moi-même fait l’expérience et si je ne voyais encore entre
mes mains les marques d’un labeur si prodigieux, pour la seule
satisfaction de ma curiosité, quoiqu’il a bien pu servir à des
choses plus importantes. »
et puis j’étais bien aise d’avancer
toujours dans ma curiosité, pour y faire de nouvelles conquêtes
quand l’occasion s’en offrait. »
Depuis qu’il eut son logement en ce lieu d’honneur et d’étude, il semble qu’il ne lui manquait plus rien. Il a fait de ce que nous appellerions le salon de la princesse Marie une description qui respire la félicité suprême ; il était parvenu au comble de ses vœux :
Comme je logeais dans l’hôtel de Nevers, je ne me mettais pas en peine d’aller bien loin pour faire ma cour et pour voir le grand monde, si j’en eusse eu la curiosité, parce qu’il nous venait chercher de tous côtés ; et après la conversation qui se trouvait dans le cabinet de M
mela princesse Marie, il n’y avait plus rien à désirer en ce genre-là. Toutes choses y étaient si honnêtes et si agréables qu’il eût fallu être tout à fait de mauvaise humeur, pour ne s’yplaire pas. La belle raillerie s’y mêlait avec le doux et le sérieux ; et la médisance et toute autre sorte de licence en étaient bannis. Quelquefois le jeu y était admis, mais il avait ses limites ; et la lecture des bons livres y trouvait son temps, aussi bien que la piété solide, aux heures qui lui sont principalement dédiées.
C’était le beau temps de Marolles : il n’était pas décrié comme
il le fut plus tard quand il se mit à publier coup sur coup ses incessantes
traductions. Il n’avait donné que son Lucain, une suite de l’histoire
romaine de Coeffeteau, tirée d’Aurelius Victor et autres, quelques versions
de l’office de la Semaine sainte, des heures canoniales, des épîtres et
Évangiles. Ce n’était qu’un abbé de qualité, amateur de science et de
lecture, habile aux généalogies, et sur le meilleur pied à l’hôtel de
Nevers. Dans ce cercle indulgent et aussi peu éclairé que possible, il était
même une manière d’oracle. Il avait des commencements d’abbé philosophe. On
a souvent cité de lui un mot qui ressemble presque à une saillie. Dans un
voyage avec la princesse, en passant à Amiens, comme on présentait parmi les
reliques le chef de saint Jean-Baptiste à baiser, il s’en approcha après
elle et, sur son invitation, fit de même, tout en disant à demi-voix de
cette tête du saint : « C’est la cinq ou sixième que j’ai l’honneur de
baiser. » Il raconte avec complaisance en ses mémoires ce propos dont il est
tout fier. Un autre jour, comme on débitait la prodigieuse nouvelle qu’un
impie ayant tiré un coup de pistolet sur une enseigne de la Vierge au pont
Notre-Dame, l’image s’était mise aussitôt à saigner, la princesse Marie,
« dont le naturel doux avait toujours été facile à croire aux miracles »,
pria Marolles d’aller sur les lieux s’informer de la vérité du fait, dont
quantité de personnes étaient venues lui parler,
On aurait tort de se faire de la philosophie de Marolles une trop haute idée. Il parle une fois très sensément contre l’astrologie judiciaire ; il paraît avoir une conception assez juste et assez saine du système du monde ; il démontre par des considérations physiques et naturelles la chimère qu’il y a à prétendre tirer des horoscopes sur la fortune des hommes ; et l’instant d’après, parlant d’un voyage en mer que fait devant Dieppe la princesse Marie et d’un vent violent qui, se levant tout d’un coup, aurait pu la mettre en danger : « Cela me fit souvenir, dit-il, d’un songe que j’avais eu la nuit précédente pour un certain débordement d’eaux que je m’étais imaginé, comme il arrive assez souvent. » Il ne croyait pas à l’astrologie, et il a l’air de croire aux songes. Avec Marolles, il ne faut rien presser ; il a les facultés visuelles, extérieures, superficielles, très développées ; mais à part les catalogues et les généalogies, rien ne s’enchaîne dans sa tête. C’est le contraire du penseur.
Depuis l’année 1627, c’est-à-dire depuis l’âge de vingt-sept ans, Marolles
avait joint à sa première petite abbaye de Baugerais l’abbaye bien plus
importante de Villeloin, dont le titre se rattache habituellement Mémoires imprimés. Un mémoire écrit de sa main, et qui se trouve
aux Manuscrits de la Bibliothèque impériale
rangeur et classificateur
que Marolles. Quant à la correction des mœurs de ses religieux, il
n’estimait pas apparemment que son titre d’abbé commandataire lui conférât
autorité suffisante pour cela, et, au lieu d’entrer en lutte avec ses
moines, il avait mieux aimé patienter ; c’est à l’archevêque diocésain sous
la juridiction duquel était placée l’abbaye, qu’il demanda enfin d’autoriser
un rétablissement de règle devenu bien nécessaire. Les désordres qu’il
signale et dénonce dans son mémoire, et dont les moins répréhensibles
étaient des parties de chasse ou de paume qu’on allait faire « à des quatre
ou cinq lieues de là », n’ont rien de nouveau, et l’histoire de l’abbaye de
Villeloin était celle de bien des monastères dégénérés à la fin du
ee
Marolles, à quelques moments, eut des velléités d’ambition plus haute, et il
fut question pour lui de quitter son abbaye, peu de temps après l’avoir
obtenue, et de « traiter » (c’est le terme qu’il emploie) soit pour
l’archevêché d’Aix, soit pour l’évêché de Luçon. Tout en envisageant ces
dignités ecclésiastiques d’une manière beaucoup trop mondaine, il eut
pourtant le bon sens de reconnaître ses limites et de sentir qu’il n’avait
rien de la capacité ni de la vocation épiscopale :
Le mariage royal de la princesse Marie apporta un changement notable dans le
genre de vie et dans les idées de Marolles. Cet événement, on peut le dire,
fait époque dans son existence et la partage en deux moitiés : jusque-là, il
avait été du monde, de la Cour, des belles sociétés, s’y accordant bien des
distractions permises, et non sans une pointe légère d’ambition : à partir
de là (1645), il fit une demi-retraite et s’adonna tout à l’étude, à ses
traductions des auteurs, à sa collection d’images, deux passions rivales
qu’il mena de front jusqu’au bout ; il vécut beaucoup dans son cabinet, soit
à son abbaye de
À l’arrivée des ambassadeurs polonais envoyés pour demander la princesse en mariage, et dès leur première visite confidentielle à l’hôtel de Nevers, ce fut Marolles qui les alla recevoir au bas du degré et leur fit en latin un compliment, auquel ils répondirent dans la même langue. À la seconde visite qui eut lieu en grande cérémonie, il fit encore l’introducteur et servit d’interprète.
Au moment de ces noces et de ce couronnement de la reine de Pologne, il n’eut
rien pour lui ; elle n’employa pas son crédit à lui procurer quelque charge
ou emploi considérable (et il lui en fait un
Quelques années après, lors du second mariage de la reine avec le nouveau roi
frère de son premier mari, elle se ressouvint de son cher abbé de Marolles
pour lui mander qu’elle se voulait faire peindre dans quelque tableau
allégorique ou historique avec ses deux illustres époux. Marolles là-dessus,
se mettant en frais d’invention et de mythologie, imagina une Junon entre
deux Jupiters, dont l’un céleste sous la figure du roi
Wladislas le mari défunt, l’autre terrestre sous la figure
de Jean-Casimir l’époux régnant. Je fais grâce du détail et des devises. En
fait de devises, il en proposa une, toutefois, fort galante et ingénieuse
pour mettre au revers d’une médaille qu’on faisait frapper à Paris pour
cette reine. C’était un vers tout entier, emprunté de l’élégie d’Hylas de Properce, avec un seul changement imperceptible
du masculin au féminin, et qui, dans son application, montrait deux frères,
deux enfants du Septentrion, épris du même charmant objet, comme jadis ces
fils de Borée Zétès et Calaïs :
Hanc duo sectati fratres, Aquilonia proles.
Je ne veux ni offenser ni embellir la mémoire de Marolles, ni
lui prêter un culte chevaleresque qu’il n’a pas. Aimer d’un haut amour
platonique comme Dante et Michel-Ange n’appartient qu’à une âme je ne sais
quoi pour elle : c’est ce qui m’a paru ressortir de ses mémoires,
et c’est tout ce que j’ai voulu dire.
Quoi qu’il en soit, âgé de quarante-cinq ans, il se retire et mène dorénavant
une vie privée sans plus de partage. Il va travailler et noircir du papier
comme un auteur qui n’aurait eu que ce métier pour vivre : il y aura de la
manie dans son fait. C’est chez lui besoin d’occuper ses heures, besoin
d’occuper les autres de soi, désir de servir le public, gloriole, vanité
puérile ou sénile, comme on le voudra, qui ne fera que croître avec les
années, qu’on a fort raillée en son temps, mais qui lui a fait faire du
moins certaines choses utiles. Il n’a pas été ridicule en tout ; il a été
connaisseur en de certaines parties rares qui sont de plus en plus prisées.
Tel qui se croyait alors bien supérieur à lui se trouve aujourd’hui de
beaucoup son inférieur, au compte de la postérité. Marolles enfin, cet homme
qui a fait tant de collections, a mérité qu’on en fit de lui à son tour. En
sa qualité de Tourangeau, il a suscité ses fidèles dans quelques-uns de ses
compatriotes. J’ai sous les yeux tout un prodigieux amas de ses écrits, et
quelques-uns en volumes magnifiques, le tout recueilli avec un zèle
d’amateur à la fois malicieux et pieux, par les soins de M. Taschereau, et
sans ce secours unique, sans l’ensemble de notes manuscrites qui y sont
jointes, je n’aurais pas eu le moyen, je l’avoue, de me faire une juste idée
de Marolles, de l’œuvre de Marolles, si
Bibliothèque française, semble mettre ce
fait d’utilité hors de doute, lorsque dans une page laudative, et que
Marolles n’eût pas écrite autrement si on la lui eût demandée, il
disait :
Entre tous les auteurs qui se sont occupés à traduire dans ce siècle-ci, on n’en saurait nommer un qui ait travaillé à plus d’ouvrages et avec une assiduité plus grande qu’a fait M. de Marolles, abbé de Villeloin. Il a témoigné sa piété et la force de son génie dans la traduction du Nouveau Testament, dans celle du bréviaire romain et de quelques autres pièces saintes, dont il a fait sa principale occupation. Comme il est capable de tout ce qu’il veut entreprendre, il est extrêmement louable d’avoir employé quelques heures de son loisir à la traduction des anciens poètes latins, qui contiennent tant de belles et rares choses où les curieux et les savants trouvent leur satisfaction. Il ne faut point prendre garde si tous ces anciens auteurs sont appelés profanes, et si quelques-uns ont quelques termes libres et impurs : le soleil jette ses rayons sur la boue, de même que sur les choses précieuses, sans être endommagé ; cet astre apporte du changement aux substances qu’il éclaire, et le sage en fait de même de tout ce qui est soumis à ses ordres. M. de Marolles a traduit les poètes romains en notre langue française, avec une naïve expression, rendant pensée pour pensée autant qu’il l’a pu faire pour ce qui est de ceux qui ont gardé étroitement les lois de la pudeur ; et pour les autres il a touché si adroitement aux endroits périlleux qu’on peut dire qu’il les a purifiés. Il a traduit les œuvres de Virgile, de Lucain, de Lucrèce, d’Horace, de Juvénal, de Perse, de Catulle, de Tibulle, de Properce, de Martial, de Plaute, de Térence, de Sénèque le tragique, de Stace, avec les
Fastesd’Ovide, et plusieurs autres livres du même poète. La plupart de ces livres n’ayant jamais été traduits auparavant, on est fort obligé à un auteur qui a pris la peine de les mettre en notre langue. Cela est très nécessaire pour la satisfaction de ceux qui ne savent pas la langue latine, et cela donne même du soulagement à ceux qui la savent, netrouvant pas toujours les explications si prêtes. Au reste, tout cela est imprimé avec un soin très exact et très utile, le latin étant d’un côté et le français de l’autre, avec des chiffres et des tables qui en font connaître le rapport, et il y a de doctes remarques qui sont à la fin, de la composition du traducteur. Cependant tout ce travail s’est fait avec une telle diligence, qu’un ouvrage n’a pas été sitôt achevé qu’un autre a été commencé. On peut tenir pour une merveille qu’un seul auteur ait produit tant de choses.
Ainsi parlait un ami et un camarade dans son style de réclame et de prospectus, comme nous dirions aujourd’hui.
Même en rabattant beaucoup de ces pompeux éloges, on a peine à se figurer
d’abord qu’ils portent tout à fait à faux ; lorsqu’on jette un coup d’œil
rapide sur les traductions en prose de Marolles, comme elles ne paraissent
pas plus mauvaises absolument que d’autres de la même date, on se dit
qu’elles ont pu être utiles en effet aux gens du monde, aux dames, et que
Marolles a continué en cela de remplir sa fonction de latiniste de société.
Tel à peu près, sous le Directoire et lors de la renaissance des études au
sortir de la Révolution, l’abbé Coupé, dans ses Soirées
littéraires, a donné quantité de traductions plus ou moins exactes,
mais courantes et faciles, des meilleurs morceaux de l’Antiquité. Eh bien !
après y avoir un peu regardé, je crois qu’on se tromperait en raisonnant
ainsi, et que le malencontreux traducteur Marolles n’a pas eu cette
satisfaction de se sentir utile un seul jour, par la raison toute simple
qu’il n’a jamais été lu, et que ses livres n’ont pu obtenir aucun crédit,
aucun débit. C’était peut-être une injustice pour quelques-unes de ces
versions qui pouvaient donner une certaine idée de l’auteur latin, en
attendant mieux ; et, comme il le disait naïvement en une de ses préfaces :
« Si je n’ai pas rendu en cela un grand service au public, je crois qui découlent comme des fleuves d’or de la bouche de Μ. l’archevêque de
Corinthe » (Retz), et faisait des avances louangeuses à tous les
grands auteurs du temps, ce Virgile n’eut pas meilleure chance. Il nous
explique cela bien doucement quelques années après, à l’occasion de
manuscrits considérables qu’il se voit obligé même pour ma traduction de
Virgile, qui est la plus juste, la plus belle et la plus élégante de
toutes celles que j’ai faites, lesquelles néanmoinsnéanmoins n’est pas logique et
ne le serait que s’il s’appliquait à la traduction de Virgile, mais il
ne faut pas demander à Marolles l’exacte liaison des idées. Il brouille
à tout instant les écheveaux.
Personne plus que lui ne donne de curieux détails sur son propre discrédit et
sur sa baisse de plus en plus profonde. On voit par sa préface d’Ammien
Marcellin (1672) qu’on lui avait d’abord demandé cette traduction ; puis une
fois faite et achevée dès 1664, on n’en avait plus voulu. Après qu’elle eut
dormi des années dans le tiroir, un libraire inespéré se décida enfin, par
grâce et par raccroc, à la lui prendre. En tête de son Histoire
des rois de France (1678), il déclare avoir hésité quelque temps et
délibéré s’il mettrait une préface, « dans la crainte que j’ai eue, dit-il,
d’avoir été cause en partie de ce qu’on les a blâmées par écrit et de vive
voix, sans en excepter aucune ». Il suffisait que Marolles fît une chose
pour qu’elle cessât bientôt d’être considérée. Le duc de Montausier, qui eut
toujours des bontés pour lui, avait obtenu pour sa traduction d’Athénée le
privilège nécessaire, mais ce privilège accordé et la traduction faite, pas
un libraire ne s’en voulut charger :
Enfin, s’écrie Marolles qui se décide à l’imprimer à ses frais (
1680), enfin, pour ne pas frustrer la grâce du privilègeobtenu par le généreux seigneur à qui cet ouvrage est dédié, j’ai osé entreprendre de faire cette édition pour vingt-cinq exemplairesseulement, laissant toutefois à l’imprimeur la liberté d’en prendre tel nombre qu’il voudra de copies pour lui, afin au moins que peu de personnes connaissent après moi que ce travail n’était peut-être pas si méchant qu’il dût demeurer éternellement enseveli dans les ténèbres de l’oubli.
Telles sont ses douleurs et humiliations, dont il ne ressent
pas autant d’irritation qu’on le croirait : c’est un enfant qui se plaint,
encore plus qu’un auteur piqué. Il nous raconte quelque temps après (dans sa
préface des Histoires des anciens comtes d’Anjou, 1681),
qu’un ami à qui il avait fait cadeau d’un de ces rares exemplaires de son
Athénée ne put se résoudre à lui en faire compliment à cause des vers qu’il
y avait entremêlés, et que ce même ami à qui il donna à lire quelques jours
après sa version en vers du prophète Daniel s’excusa de lui en dire un seul
mot, prétextant que sa vue était très affaiblie. Pour
échapper à une lecture de Marolles, on en était réduit à simuler des
infirmités. C’était une calamité nouvelle que chacun de ses cadeaux.
L’avocat protestant Jean Rou, à qui Marolles envoya sa traduction en vers de
l’Apocalypse (1677), ne savait comment se tirer de ce mauvais pas ; l’étant
allé voir quelques jours après, il se borna à un compliment succinct, et
engagea aussitôt la conversation sur d’autres matières. Mais ce n’était pas
le compte de Marolles qui, le voyant levé et prêt à partir, le ramena au
fait et lui dit d’un air tout chagrin qu’il était surpris de son silence et
qu’il aurait voulu connaître son sentiment sur ce dernier ouvrage. Rou se
confondit alors en respects et en humilités, se déclarant un trop petit
Pauvre vieillard mortifié ! il ne garde pas même rancune, et ses doléances
pitoyables n’ont rien d’amer. Il n’en est pas moins heureux et amusé le
reste du temps. S’il regrette que le public « ou ceux qui le gouvernent sous
une autorité suprême », les grands critiques d’alors, ne traitent pas plus
favorablement ce qu’il n’a cessé de leur offrir, il se dit qu’il y a des
destinées contre lesquelles on ne se défend pas : « Tant il est aisé de
voir, conclut-il avec un accent de componction, que, par une certaine
fatalité inviolable, les uns sont choisis et les autres sont délaissés ! ce
qui est même un secret de la Providence, dans laquelle nul de nous ne
saurait pénétrer. » Et il en appelle, tout en s’humiliant, à cette justice
tardive et à cette immortalité qui s’assied sur la tombe : Cineri gloria sera venit. C’est à croire que le bonhomme nous
prévoyait de si loin, nous et ses autres réhabilitateurs, s’il en vient. On
serait tenté de lui dire comme à un pauvre : « Je voudrais faire plus pour
vous. » Mais, en conscience, on ne le peut.
Je n’ai pas assez indiqué que, dans le cours de son déclin, il lui était
survenu une grave complication, Les Roses : le poète se promène un matin de
printemps dans un jardin, et il y voit les roses briller humides de rosée,
les unes s’entrouvrir, les autres se déployer et s’épanouir, d’autres enfin
pâlir et s’effeuiller déjà au moment où il parle :
Ecce et defluxit rutili coma punica floris Dum loquor, et tellus tecta rubore micat.
Ce que Marolles traduit en ces termes :
Au moment que j’en parle, on voit que sa perruque ( la perruque de la rose)Tombe en s’élargissant, qu’elle devient caduque.
Cela s’imprimait en 1675 sous le règne de l’ [NdA] Dans le Il en est le vivant commentaire,
avec cette seule différence qu’il n’est pas un fou furieux qui Art
poétique de Boileau. Quand on en est là, on n’a plus qu’un pas à
faire pour être logé aux Petites-Maisons. Marolles, appliquant à toute
espèce de sujets le nouveau talent qu’il s’était découvert, lâcha donc les
rimes par milliers, et de plus il en savait exactement le chiffre : il
calculait que, d’une part, l’ensemble de ses traductions en vers des poètes
profanes (sans c’est-à-dire apparemment, sans y être forcé)
en peut mettre autant en ligne de compte, je serais bien trompé »,
ajoutait-il ; et il nous assure qu’il s’y est agréablement diverti. Mais
cela ne divertissait pas les autres, et l’on conçoit maintenant qu’à la tête
d’une telle multitude de vers, Marolles ait mis en fuite son monde.
L’honnête personnage se doutait bien que depuis qu’il s’était fait poète, il
s’était passé quelque chose de nouveau, et il sentait que le vide avait
redoublé autour de lui. Il trouve des expressions significatives pour rendre
l’espèce de répulsion et de frayeur qu’il avait produite : « Un silence
profond de ceux qui étaient auparavant mes amis dans les lettres, et qui
m’ont abandonné depuis, comme si je les avais offensés de leur avoir donné
de mes livres, m’a fait assez apercevoir du sentiment public sur ce
sujetDiscours pour
servir de préface sur les œuvres d’Ovide, etc., etc.,
in-4°, imprimé à la suite de la traduction des Tristes et des Politiques, 1678 (1679).
— Marolles vérifie, à la lettre, ce qu’Horace a dit, à la fin de son
Art poétique, et que des critiques, gens de
goût, ont trouvé un peu, exagéré :Ut mala
quem scabies, aut morbus regius urget,Aut fanaticus error et iracunda
Diana,Vesanum tetigisse timent
fugiuntque poetamQui
sapiunt…poursuit de ses vers les passants dans la rue,
mais un fou débile, atteint d’une des variétés du delirium senile, opiniâtre de politesse, qui désole et
afflige les gens de ses envois et cadeaux à
domicile.
Marolles eut pour adversaire en son temps, et pour juge inexorable un homme auquel il fait allusion fréquemment comme étant alors l’arbitre des réputations et le dispensateur suprême des louanges, Chapelain, si déchu et si rabaissé aujourd’hui. Chapelain était fort savant, d’une science solide, et il se montra judicieux, bien qu’avec pesanteur, tant qu’il n’eut affaire qu’à des auteurs et à des ouvrages qui se rapportaient aux habitudes de toute sa vie et qui dépendaient de l’école littéraire où avait été nourrie sa jeunesse. Ayant à faire la part de Marolles dans le mémoire sur les gens de lettres dressé en 1662 par ordre de M. Colbert, il le définissait très bien en peu de mots :
C’est un écrivain rapide, dont le style est ce qu’il a de moins mauvais ; il n’est pas sans savoir, mais il est sans aucun jugement, traduit mal, ne fait rien raisonnablement que les généalogies.
Ce n’est là qu’une note officielle et mesurée : pour avoir le
fond du cœur de Chapelain sur Marolles, il
Cette traduction française de Stace par l’abbé de Marolles est un de ces maux dont notre langue est affligée. Ce personnage a fait vœu de traduire tous les vers latins anciens, et a presque déjà accompli son vœu, n’ayant pardonné ni à Plaute, ni à Lucrèce, ni à Catulle, Tibulle, Properce, ni à Horace, ni à Virgile, ni à Lucain, ni à Perse, ni à Juvénal, ni à Martial, ni à Stace même, comme vous avez vu. Votre Ovide s’en est défendu avec Sénèque le tragique, Térence, Valerius Flaccus, Silius Italicus, et Claudian ; mais je ne les en tiens pas pour sauvés, et toute la grâce qu’ils en peuvent prétendre, c’est celle du cyclope d’Ulysse, c’est d’être assassinés des derniers. C’est le compagnon de Ménardière et le chef de la conspiration contre
La Pucelle. Dieu nous garde de plus mauvais garçons et d’ennemis plus redoutables ! Je ne m’en suis vengé que par le mépris, suivant votre conseil salutaire…
Ces dernières paroles nous expliquent la vivacité qu’y mettait
Chapelain : il y avait guerre entre eux. Ils avaient d’abord été en bons
termes ; mais Marolles, lui ayant demandé des avis sur sa traduction de
Virgile, s’était choqué de ceux qu’il avait reçus, et, comme il ne pouvait
se retenir sur tout ce qu’il avait dans l’esprit et que sa tête fuyait en quelque Guzman d’Alfarache que celui-ci avait faite
dans sa jeunesse, et depuis il était entré (chose plus grave) dans la
conspiration de La Ménardière et de Linières contre La Pucelle, jusqu’à être « le promoteur du libelle du premier et
son correcteur d’imprimerie ». Il n’en fallait pas tant pour donner droit à
Chapelain, si compétent en matière de latinité, de remettre Marolles à sa
place et de l’écraser. Il ne s’y épargna en aucune occasion. Ainsi écrivant
à M. Mosant de Brieux à Caen sur le sens d’un vers de Lucrèce
(24 janvier 1660) :
Je n’ai pas le loisir d’examiner les explications que lui donnent Érasme, Turnèbe et Lambin, et ainsi je n’en puis parler… Mais pour celle de l’abbé de Marolles, sans examen on la peut rejeter, tant ce traducteur est antipode du bon sens, et tant il s’éloigne partout de l’intelligence des auteurs qui ont le malheur de passer par ses mains ! Gardez-vous bien, monsieur, de vous commettre avec cet homme en cette qualité ; vous vous feriez tort en lui faisant honneur. Il n’a jamais pensé qu’il y eût difficulté à rien. Il croit entendre ce qui arrête les plus habiles. Il se contente de tout ce qui se présente à son imagination, quelque absurde qu’il puisse être, et se complaît dans les chimères qu’il s’est formées comme dans les sentiments les plus réguliers. Enfin, si vous ne contestiez sur ce vers
[NdA] Il s’agissait du vers 1167 du liv. qu’avec lui, ce serait ne le contester avec personne. Il suffirait de dire que ce serait son avis, pour dire que ce serait le mauvais, et ceci sans hyperbole.iv de Lucrèce, dans le passage célèbre que Molière, a imité acteii , scène 5, duMisanthrope.
Et encore dans une lettre à Huet, du 18 février 1662 (car Chapelain, en leur présentant Marolles, fait le tour de tous ses amis) :
Jamais homme n’envisagea moins la vérité, n’entendit moins les auteurs, pour peu qu’ils soient difficiles, ne crut moins important
de les rendre fidèlement, ni ne distingua moins les termes pour les employer…, et, ce qu’il y a de pis, jamais homme ne conçut moins la matière qu’il manie, n’eut moins de teinture des préceptes de l’éloquence et de la poésie, ni ne sut moins les principes de la philosophie. Avec tout cela aucun n’eut jamais plus cette démangeaison, ce scribendi cacoethesdu satirique[NdA] Juvénal, satire , et ne pensa s’honorer davantage en se déshonorant. Tenez à bonheur de n’être pas à son goût, c’est pour vous le meilleur signe du mondevii , vers 52 — La manie d’écrivasser. — Daunou disait de Fortia d’Urban qu’il avait lastampomanie, la manie de se faire imprimer.[NdA] Et dans une lettre du même Chapelain à Bernier, du 25 avril 1662 : « On dit que le comédien Molière, ami de Chapelle, a traduit la meilleure partie de Lucrèce, prose et vers, et que cela est fort bien. La version qu’en a fait ( …sic) l’abbé de Marolles est infâme et déshonore ce grand poète… »
En est-ce assez pour ruiner et anéantir la page de Sorel,
lequel, comme critique, n’a jamais compté ? Les éloges de Marolles, qu’on
recueillerait dans les Lettres de Costar et qui ne sont que des politesses
aigre-douces ou de simples prêtés-rendus, ne comptent pas davantage. Ceux
même qui ne bougeaient de chez Marolles (c’est Chapelain encore qui nous
l’apprend) le bernaient au sortir de là, et Furetière, l’un de ses
familiers, était le premier à rimer contre lui des épigrammesNouvelle
Allégorique, ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume
d’Éloquence (1659), on lit : « Il y vint (à
l’armée du Bon Sens) un illustre abbé de Marolles, qui poussa
ses conquêtes jusques dans les terres de Tibulle, Catulle, Properce,
Stace, Lucrèce, Piaule, Térence et Martial ; terres auparavant inconnues
à tous ceux de sa nation ; cependant il les dompta, et les mit sous le
joug de ses sévères versions, et il les traita avec telle exactitude et
rigueur, que de tous les mots qu’il y trouva, il n’y eut ni petit ni
grand qu’il ne fît passer au fil de sa plume, et qu’il n’obligeât à
parler français et à lui demander la vie… » Ce jugement ne ferait guère
d’honneur à la critique de Furetière qui était d’ailleurs un homme
d’esprit, mais il est à croire qu’il ne parlait pas sérieusement quand
il écrivait cela.
Attaquer Chapelain !…, ah ! c’est un si bon homme…
« Pour le reste, disait Chapelain, il a de la naissance et
aurait les mœurs commodes, si l’amour excessif de la louange ne le perdait
et ne l’étranglait. — Ce serait un bonhomme, disait-il encore, s’il n’était
point si cupide de gloire et si jaloux de tous ceux qui en ont acquis par
leurs ouvrages, surtout en fait de traduction. » Dans tous ces passages, et
dans d’autres que je supprime, Chapelain n’a pas manqué de bien saisir et de
noter cette faculté (dirai-je heureuse ?) qu’avait Marolles d’être seul de
son bord et d’aller toujours, d’être le maître et l’écolier de
son école unique, le licencié et le docteur de sa propre
université, et de s’applaudir tout seul et souriant dans son théâtre vide :
Vacuo laetus sessor plausorque theatro.
On racontait mainte histoire plaisante sur Marolles. Un gentilhomme du Midi,
Gaspard de Tende, avait publié en 1660, sous le nom de sieur de L’Estang, un
traité De la traduction, où il donnait les règles pour
apprendre à traduire le latin en français. Il avait pris ses exemples de
bonnes traductions dans les ouvrages de D’Ablancourt et de messieurs de
Port-Royal, et les exemples des mauvaises dans Marolles, qu’il avait
d’ailleurs évité de nommer. Celui-ci avait été furieux et s’était plaint
partout. Un jour de Pâques, à l’église, comme il allait se mettre à genoux
pour communier, M. de Tende se présenta tout à coup devant lui en lui
disant : « Monsieur, vous êtes en colère contre moi, et je crois que vous
avez raison ;
On a relevé une plaisante bévue de Marolles, qui a cité quelque part Politien
dans sa traduction du Moschus de Théocrite, pour dire que
Politien avait traduit L’Amour fugitif de Moschus.
La Monnoye a cherché à expliquer comment un homme, après tout aussi
instruit, avait pu commettre une telle balourdise, et comment il avait été
conduit à prendre Moschus pour le titre d’une idylle dont L’Amour fugitif faisait partie. Il y a des étourderies qu’on perd
sa peine à vouloir expliquer.
Dans le sacré, la réputation de Marolles n’était pas moins établie que dans
le profane : Arnauld ne pensait guère de lui autrement que Chapelain. Dans
la Défense qu’il présenta des versions françaises de l’Écriture sainte et
des offices (1688), le savant docteur rappelle que si l’on condamnait la
traduction du bréviaire romain de M. Le Tourneux, on n’avait jamais trouvé à
redire à la traduction du même bréviaire faite autrefois par Marolles ; mais
la raison en était simple, c’est que le travail de celui-ci n’avait pas
mérité qu’on s’y arrêtât : « Car il faut l’avouer à la honte de ce siècle,
disait Arnauld, quand les livres ne sont pas assez bien faits pour exciter
la jalousie
Boileau n’a jamais nommé Marolles, et il n’y a rien d’étonnant : Marolles était au-dessous de la critique de Boileau. Qu’on se représente bien la situation vraie et le lieu de chaque personnage. Marolles était déjà enterré par Chapelain. Quand Chapelain eut été à son tour enterré par Boileau, on voit d’ici ce qu’il advint de celui que Chapelain avait sous ses pieds : il se trouva tombé plus bas d’un degré encore, descendu au fond d’un second puits. Il avait, comme disent les physiciens, deux ou trois atmosphères sur la tête. Le fait est qu’il y avait beau jour qu’on ne regardait pas plus à lui, écrivain, que s’il n’existait pas.
Cependant le traducteur, chez Marolles, nous a fait trop longtemps oublier le
curieux. Celui-ci, au rebours de l’autre, n’avait pas cessé de se
perfectionner et de s’enrichir avec les années. Là, il était dans le sens
vrai de sa vocation, de son instinct. Les deux catalogues qu’il a dressés de
son trésor de gravures, et, comme il dit, de sa Bibliothèque
imaginaire (j’aimerais mieux imagère), le premier
en 1666 pour la collection acquise au roi par Colbert, le second en 1672
pour une nouvelle collection qu’il s’était formée depuis, mériteraient
d’être appréciés par de plus connaisseurs que moiMoniteur du 7 août 1860).curiosité aimable : « J’ai parfaitement aimé ces
choses-là, dit-il, et je les aime encore… Ceux qui ont été une fois touchés
de cette sorte d’affection ne la sauraient presque abandonner, tant elle a
de charmes par son admirable variété. » Il avait la mémoire présente de tout
ce qu’il possédait en ce genre : on pouvait lui montrer une pièce quelconque
ou antique ou moderne, il disait à l’instant s’il l’avait ou non parmi les
siennes, et, dans ce dernier cas, il indiquait l’endroit juste où elle était
classée : « Ce serait peut-être malaisé à croire d’un nombre aussi
prodigieux que l’est celui des estampes que j’ai assemblées, si je ne
l’avais éprouvé plusieurs fois. Mais le discernement des noms, des sujets et
des manières, avec un peu de mémoire locale, fait tout cela sans beaucoup de
peine. » Un jour, l’avocat Jean Rou, dont on a récemment publié les MémoiresMémoires
inédits et opuscules de Jean Rou, avocat au Parlement de Paris,
et depuis secrétaire-interprète des États généraux de Hollande, publiés
par M. Francis Waddington (2 vol., 1857). C’est un des livres les plus
remplis de particularités intéressantes sur le eScieux de longscieux à la vieille
mode.
Quelques commentateurs ont voulu voir Marolles dans l’amateur d’estampes de La Bruyère, dans ce Démocède qui vous étale ses richesses et les plus mauvaises pièces, pourvu qu’elles soient rares, encore plus complaisamment que les bonnes : « J’ai une sensible affliction, lui fait dire La Bruyère, et qui m’obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours. J’ai tout Callot, hormis une seule qui n’est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages ; au contraire, c’est un des moindres, mais qui m’achèverait Callot. Je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe et je désespère enfin d’y réussir : cela est bien rude ! » — Fi donc ! je ne saurais reconnaître Marolles dans ce collectionneur chagrin. Marolles, sachons-le bien, était aussi heureux en estampes qu’il était malheureux en traductions. Marolles n’avait pas un regret ni une lacune dans ses recueils ; il souriait et triomphait à chaque page ; il avait tout, ou du moins il était à la veille de tout avoir, et il se répétait tout le jour en feuilletant son trésor : « Cela est bien doux ! »
La vie, si longue qu’elle soit, est trop courte pour de telles natures. Le
grand secret de ne pas s’ennuyer ni s’affliger en vieillissant est d’avoir
des goûts à notre portée, et dont en même temps l’objet soit plus long que
la vie. Un jour ce même Jean Rou, qui nous introduit si bien dans l’intimité
du grand homme, comme il l’appelle rondement (on est
toujours le grand homme de quelqu’un), Jean Rou passait à quatre heures du
matin, au mois de mai, proche le quai des Quatre-Nations, devant la porte de
sur le fossé de la porte de
Nesle, vis-à-vis les salles du collège des
Quatre-Nations.
Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours.
Et Mercier, l’auteur du Tableau de Paris,
dans je ne sais quelle épître de sa vieillesse, a trouvé ce vers qu’il
adressait à la nature ou à la Providence :
Laisse-moi vivre au moins par curiosité !
Ainsi Marolles ne demandait à Dieu que le temps de compléter sa collection et ses catalogues, mais il savait bien qu’une collection ne se complète jamais.
Une note de lui nous apprend que dans ses dernières années il avait donné
volontairement sa démission de ses deux abbayes. Il mourut à Paris le
6 mars 1681,
Il ne me reste plus qu’un mot à dire de Marolles, et ce mot m’embarrasse un
peu. Il s’agit de propos de quartier que Jean Rou, en bon voisin, n’a pas
manqué d’enregistrer avec un malin plaisir évident, qui se rattache à la
différence des communions et à la question du célibat ecclésiastique. Selon
cette chronique dont il se porte garant, les deux personnes qui passaient
pour être filles de l’intendant et fidèle domestique de Marolles auraient
tenu de plus près à ce dernier ; les gens soi-disant bien informés
prétendaient qu’il était le vrai père. On ne sait comment réfuter ou même
discuter de telles assertions. J’y opposerai seulement une certaine page des
mémoires de Marolles où il se représente, sans y être obligé, comme
singulièrement attaché à la pudeur, et n’ayant jamais manqué en rien
d’essentiel aux devoirs de sa condition, et aussi cette autre page où,
déplorant en 1650 la mort d’une petite fille née en son logis et sœur des
deux autres personnes dont parle Jean Rou, il la regrette en des termes si
touchants, si expressifs et si publics, que véritablement il ne semble pas
soupçonner qu’on puisse attribuer sa douleur à un sentiment plus personnel :
« Cela fait bien voir, dit-il simplement, ce que peut quelquefois la
tendresse de l’innocence sur le cœur d’un philosophe quand il ne s’est pas
dépouillé de toute humanité. » — Cette
Au point de vue de la description des caractères et de l’observation naturelle des talents, l’étude de Marolles a sa moralité particulière : il nous apprend à ne mépriser personne. Tout homme laborieux a sa fonction et peut avoir son utilité, sa distinction propre. À côté d’une faculté qui dévie et qui divague, il peut, dans le même homme, s’en rencontrer une autre où il excelle et où il mérite d’être considéré ; et tel qui le raille aisément pour des défauts qui sautent aux yeux, aurait tout profit d’aller à son école pour la qualité qu’il a.
me de Sablé, le ci-devant frondeur M. de Sévigné, oncle de la spirituelle
marquise. Il ne serait pas du tout exact de Revue française du 10 février 1868, page 112.eeedossier de sainte de son vivant. héritée de Port-Royal) ont
fait le meilleur choix possible ; il ne se pouvait de plus sûre garantie de
scrupule et d’exactitude. Dans les simples et judicieuses pages qu’il a mises en
tête, M. Faugère a dit ce qui était à dire ; il a fait valoir les lettres et
celle qui les a écrites par tous les bons endroits ; il a écarté avec raison
tout ce qui est de controverse, et il n’a présenté la publication dont il a pris
soin que comme
C’était une personne d’infiniment d’esprit plutôt que de grand caractère, d’une
piété tendre, affectueuse, attirante, d’une délicatesse extrême et des plus
nuancées. Si elle avait vécu dans le monde, on aurait parlé d’elle comme d’une
précieuse du bon temps et de la meilleure qualité. Oui, la mère Agnès, si elle
avait suivi la carrière du bel esprit et de la galanterie honnête, ne l’eût cédé
à personne de l’hôtel de Rambouillet. Toutes ses vertus et tous ses sérieux
mérites, toutes ses mortifications n’ont pu émousser sa pointe d’esprit et même
de légère gaieté. Née en 1593, entrée au cloître dès l’enfance, elle suivit sa
sœur aînée dans ses austères réformes ; elle n’en eût point eu l’initiative,
mais elle les embrassa avec zèle, avec ferveur, sans reculer jamais, et en se
contentant de les présenter adoucies et comme attrayantes en sa personne. Tout
en elle conviait au divin Maître et semblait dire : Son joug est
doux. — « La mère Angélique est trop forte pour moi, je m’accommode
mieux de la mère Agnès », disaient les personnes du monde qui s’adressaient
d’abord à l’une et à l’autre dans une intention de pénitence. Toutes deux
avaient été, dans un temps, en relation assez étroite avec saint François me Le Maître, et où il avait nommé
avec bienveillance plusieurs membres de la famille. On conçoit que la mère Agnès
eût très bien pu se passer de M. de Saint-Cyran, et qu’elle eût été une
Philothée parfaite, une fille accomplie du saint évêque de Genève ; elle aurait
pu remplir toute sa vocation et ne recevoir sa règle de conduite que du
directeur et du père de Mme de Chantal. Encadrée comme elle
l’était dans la maison de Port-Royal, amenée après des années de recueillement
et de paix à être témoin et, qui plus est, champion de contentions opiniâtres,
jetée forcément au milieu des luttes, et placée même depuis la mort de sa sœur à
la tête de la résistance, elle sut conserver un caractère de douceur
inaltérable, une physionomie paisible et presque souriante. Elle eut dans une
nièce (son égale pour le moins par l’esprit, et sa supérieure par le caractère),
dans la mère Angélique de Saint-Jean, un lieutenant énergique qui lui prêta de
la force dans les sièges et les blocus qu’on eut à soutenir durant plusieurs
années. Mais si je ne craignais de blesser quelques bonnes âmes restées
peut-être encore jansénistes au pied de la lettre, je dirais tout simplement
qu’après avoir bien considéré les incidents et les personnages de ce drame
intérieur, je suis persuadé que la mère Agnès, livrée à elle-même et à sa propre
nature, eût été plus soumise qu’elle ne l’a été, qu’elle était portée, comme
elle l’a écrit un jour, à l’indifférence sur ces questions de
controverse, mot très sage chez une religieuse et dont elle eut tort ensuite de
se repentir ; je dirais que la manière indulgente dont elle continua de traiter
Je ne sais pas de lettre plus propre à faire comprendre le genre de raillerie et
parfois d’ironie douce et riante de la mère Agnès que celle qu’elle adressa à
son neveu, le célèbre avocat Le Maître, en réponse à ce qu’il lui avait écrit
sur ses intentions prochaines de mariageerPort-Royal, livre deuxième, chap.
Mon très cher neveu, ce sera la dernière fois que je me servirai de ce titre ; autant que vous m’avez été cher, vous me serez indifférent, n’y ayant plus de reprise en vous pour y fonder une amitié qui soit singulière. Je vous aimerai dans la charité chrétienne, mais universelle, et comme vous serez dans une condition fort commune, je serai aussi pour vous dans une affection fort ordinaire. Vous voulez devenir esclave et avec cela demeurer roi dans mon cœur, cela n’est pas possible ; car, quel rapport y a-t-il de la lumière avec les ténèbres, et de Jésus-Christ avec Bélial ?
Vous direz que je blasphème contre ce vénérable sacrement auquel vous êtes si dévot ; mais ne vous mettez pas en peine de ma conscience, qui sait bien séparer le saint d’avec le profane, le précieux de l’abject, et qui enfin vous pardonne avec saint Paul ; et contentez-vous de cela, s’il vous plaît, sans me demander des approbations et des louanges.
Mais voici le tour piquant qui commence, et le bel esprit enjoué qui va se mêler jusque dans la mysticité religieuse : elle va faire semblant tout d’un coup de s’être méprise, d’avoir à se rétracter, et tout ce que M. Le Maître lui avait écrit en termes exaltés des mérites et des beautés de sa fiancée future, elle essayera de l’entendre, — de supposer qu’il l’entend de l’épouse du Cantique des cantiques, de la seule épouse spirituelle digne de ce nom, de l’Église :
Mais en écrivant, ceci, je relis votre lettre, et, comme me réveillant d’un profond sommeil, j’entrevois je ne sais quelle lumière au milieu de ces ténèbres, et quelque chose de caché et de mystérieux dans des paroles qui paraissent si claires et si communes. Je commence à douter que cette histoire de vos amours que vous me racontez si au long, sans considérer que je n’ai point d’oreilles pour entendre ce discours, ne soit une énigme tirée des paraboles de l’Évangile où l’on fait si souvent des noces, particulièrement une où il n’y a que les vierges qui soient appelées. Au petit rayon de clarté qui me paraît maintenant, mon esprit se développe et se met en devoir d’expliquer vos paroles, et de regarder d’un meilleur œil cette excellente fille qui a ravi votre cœur. Vous dites qu’elle est la plus
belle et la plus sage de Paris, et vous deviez dire du paradis, puisqu’elle est sœur des anges. Oh ! qu’elle est belle… et qu’elle est sage !… Elle est fille d’une mère qui a été fort persécutée des tyrans, qui l’ont voulu étouffer dans le sang de ses martyrs, et encore des hérétiques, qui ont fait mille efforts à ce qu’elle ne mît point ce béni enfant au monde ; mais enfin elle s’est couronnée de lys aussi bien que de roses, portant en son sein des vierges et des martyrs… Cette excellente épouse n’a jamais été maltraitée de son mari, qui au contraire est mort pour elle…
Et elle continue sur ce ton, multipliant, épuisant les images, les allusions emblématiques, s’y jouant plus que de raison, oubliant un peu le goût, mais faisant ses preuves en fait de grâce : je prends le mot dans le double sens, dans le sien et dans le nôtre.
Les lettres de la mère Agnès tirent une bonne partie de leur intérêt des
personnes à qui elle les adresse. Celles qu’elle écrit à Mme d’Aumont sont fort peu agréables. La marquise d’Aumont était une
respectable dame, qui, devenue veuve, s’était retirée à Port-Royal de Paris, y
avait fait bâtir un corps de logis pour elle, avait procuré surtout
l’agrandissement du monastère, et y était bienfaitrice en toute humilité. Elle
n’avait pour défaut qu’un peu d’impatience et de ne pas toujours goûter assez la
douceur de la retraite, d’y ressentir des amertumes d’esprit. La modération même
de son humeur et la continuité de ses vertus rendent cette branche de la
correspondance assez terne et monotone.
Les lettres à Mlle Pascal, la sœur du grand écrivain et qui
se fit religieuse à Port-Royal, ont plus d’intérêt. Cette jeune âme ardente de
Jacqueline Pascal souffre des retards que sa famille impose à sa vocation. La
mère Agnès la modère, l’exhorte à la soumission, à une attente résignée. Elle a
reçu de pratiquer la dévotion du
retardement, et elle la conseille en toute occasion aux personnes qui
lui font part de leurs peines et des obstacles qu’elles rencontrent dans la voie
du bien. Mlle Pascal avait un certain talent, ou du moins
une grande facilité pour les vers : la mère Agnès, plus rigide qu’à elle
n’appartient, lui écrit : « Vous devez haïr ce génie, et les autres qui sont
peut-être cause que le monde vous retient ; car il veut recueillir ce qu’il a
semé » ; et elle lui cite en exemple sainte Lutgarde, « qui refusa le don que
Dieu lui avait fait d’entendre le psautier ». Mais elle est plus dans le sens de
sa propre nature et de son goût, lorsqu’à l’occasion du miracle ou prétendu
miracle de la Sainte-Épine, dont Port-Royal était si glorieux, elle engage la
même Mlle Pascal, devenue la sœur Euphémie, à le célébrer en
vers : et elle fut grondée pour avoir pris sur elle de lui donner ce conseil à
demi littéraire et profane. La mère Agnès soignait un peu plus l’agrément et
avait un peu plus de fleur que les autres sœurs de Port-Royal.
La partie de la correspondance qui devra le plus attirer les curieux est celle
qu’elle entretint avec me de Sablé, à cause du
bruit qui s’est fait depuis peu autour du nom de cette dernière. Je doute qu’il
en ressorte quelque idée plus avantageuse de la spirituelle et très maniaque
marquise, qui, sous prétexte de faire son salut, s’était logée tout contre
Port-Royal, et ne cessait d’y occuper, d’y harceler et d’y faire enrager les
mères. On a voulu, de nos jours, représenter Mme de Sablé
comme le type de la femme aimable en son temps. Je ne crois pas que ce soit là
sa caractéristique véritable. Une bonne part des lettres de la
mère Agnès a trait aux susceptibilités, aux soupçons, aux frayeurs de Mme de Sablé, à son inquiétude de n’avoir point
le soleil levant et à ses mille autres inquiétudes, à ses rhumes
surtout et aux accidents qui surviennent à son odorat. Mme de Sablé s’affligeait chaque fois qu’à la suite de ses rhumes de
cerveau elle ne sentait plus les odeurs, et se croyait privée à jamais d’un des
plus agréables des sens. La mère Agnès la rassurait ou du moins essayait de la
consoler en lui citant son propre exemple ; car privée de l’odorat, disait-elle,
dès l’âge de dix-huit ans, elle avait fort bien vécu depuis sans s’apercevoir de
la privation. Elle en parlait à son aise, ayant pour maxime « que plus on ôte
aux sens, plus on donne à l’esprit ». Mme de Sablé, qui
prétendait combiner bien des choses et savourer le reste des jouissances
possibles tout en mitonnant son salut, n’était pas absolument de cet avis. Très
peu résignée à mourir une bonne fois, elle ne voulait pas du tout mourir en
détail. Ce sens-là d’ailleurs, en particulier, ce sens olfactif si cher aux
délicats, lui était d’autant plus précieux qu’il était pour elle une vigilante
sentinelle et toujours sur le qui vive pour l’avertir des moindres périls. Il y
a une histoire de fabrique de cire et de atrabilaire) n’en a pas trop dit. Un jour donc, un matin que l’odorat
lui était subitement revenu, Mme de Sablé crut sentir, et
elle ne se trompait pas, une odeur de cire ; elle s’en effraya aussitôt,
craignant par-dessus tout le mauvais air et ses suites. Elle écrivit en toute
hâte un billet à la mère Agnès, elle envoya Mlle d’Atrie sa
voisine aux informations ; c’était bien à la cire que les religieuses avaient
travaillé depuis peu de jours dans une chambre retirée, isolée, à la basse-cour,
là où l’on mettait, quand il y en avait, les malades de la petite vérole ; on
avait pris, vous le voyez, toutes sortes de précautions : mais qu’y faire ? le
coup était porté : Mme de Sablé voulait quitter Port-Royal
pour ne pas gêner, disait-elle, puisqu’on n’avait pas d’autre lieu, et aussi
pour ne pas rester exposée aux atteintes. Il fallut toute la grâce et les
gentillesses de la mère Agnès pour l’apaiser, pour la faire revenir de sa
bouderie ; il fallut surtout ce post-scriptum rassurant, — car Mme de Sablé, en enfant gâté, ne se contentait pas de la promesse qu’on
ne ferait plus de bougie, elle disait : Vous en ferez, vous en avez
besoin, je veux que vous en fassiez, je ne veux pas vous gêner, mais je m’en
irai ; il fallait donc lui prouver qu’on en pouvait faire sans que
l’odeur lui en arrivât :
« Depuis ma lettre écrite, lui disait la mère Agnès dans les dernières lignes,
nos sœurs ont été faire la ronde pour chercher un lieu, s’il en faut un
absolument pour vous satisfaire ; elles en ont trouvé un dans les derniers
jardins, tout à l’autre bout, proche l’apothicairerie. » — Le choix de ce
lieu-là hors de toute me de Sablé jusqu’à nouvel ordre et nouveau caprice, jusqu’à nouvelle
lune.
Un autre commerce de lettres, qui du moins nous fait assister à un échange de
sentiments plus chrétiens, était celui de la mère Agnès avec le chevalier de
Sévigné. Celui-ci, ancien chevalier de Malte, brave guerrier, duelliste,
frondeur, donnant des collations aux dames, s’était tout d’un coup retiré, après
être devenu veuf, et s’était fait arranger un corps de logis près de Mme de Sablé dans les dehors de Port-Royal de Paris. Il
gardait d’abord des habitudes de luxe, de l’argenterie, un carrosse ; il se
dépouilla peu à peu et s’accoutuma à tout mettre au service du monastère pour
lequel il s’était pris d’un saint enthousiasme. C’était un original que ce
chevalier pénitent, avec des restes de gentilhomme hautain et de militaire
impérieux. Il se promenait volontiers en été à ce qu’on appelait le jardin des
Capucins, et qui doit répondre à la promenade qu’on voit encore aujourd’hui
entre l’hospice du Midi et le Val-de-Grâce. Il avait un grand parasol pour se
préserver du soleil, et les polissons du quartier qui voyaient cet homme grave,
nu-tête, marchant à pas comptés sous son parasol, le poursuivaient de leurs cris
et peut-être de mieux : il avait envie de les traiter parfois comme fit le
prophète Élisée des enfants qui le huaient, et il consulta son confesseur pour
savoir s’il ne lui serait point permis de leur faire donner du bâton par un
domestique qui le suivrait à quelque distance. Il apprit le latin fort tard, à
cinquante ans, et assez pour entendre l’office. C’est ce chevalier bizarre, mais
cordial et excellent homme, qui se mit en correspondance régulière avec la mère
Agnès, et y apporta un mélange de courtoisie
Je vous remercie très humblement de votre unique et rare fruit (
un de ses petits cadeaux journaliers), vous avez le privilège de donner tout ce que vous voulez et d’accorder tout ce qu’on vous demande ; et nous, au contraire, noustrouvons des impuissances partout. C’est pourquoi notre bâtiment de dedans ne vous apparaîtra point, parce qu’il y a un chérubin à notre porte qui en défend l’entrée avec une épée de feu, c’est-à-dire un anathème de notre mère l’Église…
Le chevalier de Sévigné n’entra dans ce cloître, dans cette terre
promise, qu’après sa mort
On se demandera, en entendant répéter si souvent ce nom de Sévigné, si Mme de Sévigné, à la faveur de son oncle, ne connut point la
mère Agnès. Assurément la mère Agnès connaissait Mme de
Sévigné et l’avait entendue causer, puisqu’un jour que cette aimable femme était
venue au couvent de la Visitation de la rue Saint-Jacques où se trouvait alors
reléguée la mère Agnès par ordre de l’archevêque, et avait demandé à la voir
sans en obtenir la permission, la recluse et prisonnière écrivait à l’oncle :
« J’aurais beaucoup perdu du fruit de ma solitude si j’avais eu l’honneur de
voir Mme de Sévigné, puisqu’une seule personne qui lui
ressemble tient lieu d’une grande compagnie. » Cette religieuse, on le voit,
connaissait son monde ; causer en tête à tête avec Mme de
Sévigné, c’était posséder plusieurs femmes d’esprit à la fois.
Fanny s’intitule une étude : c’est plus qu’une nouvelle, c’est
presque un poème par la forme, par la coupe, par le nombre, par un certain
souffle qui y règne d’un bout à l’autre et qui se marque singulièrement dans les
paragraphes ou plutôt dans les
Je n’en sais rien, mais je croirais aisément que Fanny a dû
être conçue et écrite par manière de gageure comme Adolphe,
c’est-à-dire « pour convaincre deux ou trois amis incrédules de la possibilité
de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient
à deux, et dont la situation serait toujours la même ». C’est ce que dit
Benjamin Constant dans la préface d’Adolphe, et c’est aussi ce
qu’a pu faire M. Feydeau. Antiquaire par la science et l’imagination, auteur
d’un travail où, avec une rare vigueur d’analyse, il a restitué et rendu
présentes les royales cités, les immenses nécropoles de l’Égypte, M. Feydeau, à
quelqu’un de ses amis romanciers ou dramaturges qui insistait sur la disparité
des genres, aura dit : « Et pourquoi n’appliquerais-je pas la même faculté
d’analyse et de plastique à l’étude, à la reconstitution d’un
sentiment unique, d’une situation simple, et n’en tirerais-je pas des effets
d’art ? » et il se sera mis résolument à l’œuvre. Seulement reconnaissons les
différences du procédé et des habitudes de vie. À la suite de la gageure et pour
la tenir, Benjamin Constant est passé du salon dans son cabinet et a pris la
plume, qui a couru sur le papier en nuances fines et subtiles. Il a fait un
livre d’une teinte grise, livre le plus dénué de poésie et de couleur, mais
d’une observation générale des
Il n’y a dans Fanny que deux personnages en présence, et un
troisième toujours présent en idée et qu’on ne voit en face qu’une seule fois :
Roger qui a vingt-quatre ans, Fanny qui en a trente-cinq, et le mari de Fanny
qui en a quarante. La situation est de celles sur lesquelles vivent tous les
romans. Roger jeune, aimable, élégant et gracieux, un peu faible, a été
distingué et aimé par Fanny, qui, en femme du monde habile et aussi expérimentée
que tendre, a pris sur elle toutes les difficultés de la situation et ne lui en
veut laisser que les douceurs. Le récit nous est fait par Roger lui-même, non le
héros (il n’y a plus de héros de roman ni d’héroïne, depuis longtemps ils sont
morts), mais le sujet et le patient, le malade et la victime du poison de
jalousie. Si l’on voulait, à toute force, tirer une leçon du livre, rien ne
serait plus aisé : les moralistes chrétiens ont parlé souvent en termes
généraux, mais avec une grande vérité, des misères de la passion et de l’enfer des jalousies ; on en a ici un exemple à nu, on a un
damné qui sort de son gouffre et de son cercle dantesque pour nous faire sa
confession atroce et d’une énergie truculente. Mais n’allons pas au-delà de la
pensée de l’auteur,
Ce qu’il y a de particulier dans le cas présenté par M. Feydeau, c’est la transposition de la jalousie. D’ordinaire elle est dans celui qui a le droit de se croire trompé, dans le mari : ici elle est dans l’amant. Elle naît en lui à une certaine heure, devient l’idée fixe, châtiment ou revanche, — une folie, une frénésie avec de courtes intermittences, et chaque fois elle reprend avec plus de violence et de fièvre, jusqu’à ce que tout l’être moral et physique y périsse anéanti et consumé.
La naissance, le progrès, les divers temps de ce mal de jalousie chez Roger, ses
soupçons tantôt irrités, tantôt assoupis, et que le moindre mot réveille, son
horreur du partage, l’exaspération où il s’emporte à cette seule idée, tous ces
degrés d’inquiétude et de torture jusqu’à la fatale et horrible scène où il a
voulu n’en croire que ses yeux et être le témoin de sa honte, sont décrits avec
un grand talent, avec un talent qui ne se refuse aucune rudesse métallique
d’expression, qui ne craint pas d’étreindre, de violenter les pensées et les choses, mais qui (n’en déplaise à ceux
qui n’admettent qu’une manière d’écrire, une fois trouvée) a certainement sa
forme à lui et son style.
Tout est décrit et montré dans Fanny, tout est vu et rendu
visible ; mais il n’y a point (à part celle de la cabane désolée) de description
proprement dite : j’en sais gré à M. Feydeau qui, ainsi que ses autres
Mais à cela près, le livre flamboie et reluit : c’est l’œuvre d’un artiste ardent. Un poète de l’ordre spiritualiste et mystique, et qui avait la clef du monde intérieur, s’est plu à dire : « Chez moi, toutes choses plutôt ressenties que senties », donnant à entendre que la sensation ne lui revenait qu’épurée dans le miroir de la réflexion et du souvenir. Ici, au contraire, dans cette école de laquelle M Feydeau relève, dont il est comme un rejeton extrême et puissant, tout est direct, tout est de sensation et d’impression immédiate. On dirait d’un instrument plus perfectionné ; le rayon avec ses jeux et ses reflets y est saisi et fixé tout vif ; à chaque instant le soleil est pris sur le fait.
J’ai voulu refaire à ce sujet une lecture d’Adolphe. Nous
autres critiques, placés entre la tradition et l’innovation, c’est notre plaisir
de rappeler sans cesse le passé à propos du présent, de les comparer, de faire
valoir l’œuvre ancienne en même temps que d’accueillir la nouvelle (car je ne
parle pas de ceux qui sont toujours prêts à immoler systématiquement l’une à
l’autre). Tandis que l’artiste jeune et tout moderne nage à torrent dans le
présent, y abonde, s’y abreuve et s’y éblouit, nous vivons de ces rapprochements
qui reposent, et nous jouissons des mille idées qu’ils font naître. La
comparaison entre Adolphe et Fanny ne
saurait s’établir que sur la forme et pour le cadre, pour le nombre et le
chiffre des acteurs : le fond de la situations d’ailleurs, est des Adolphe, avoir goûté cette
finesse consommée d’expérience sociale, cette vérité aride et terne, si bien
dissoute et démêlée, et avoir reconnu, par-dessus tout, le cachet d’élégance et
de distinction achevée empreint dans l’ensemble, je n’ai pu m’empêcher d’admirer
la différence des temps, des sociétés, des écoles diverses. Tout chef-d’œuvre
qu’il est, le livre d’Adolphe a quelques-uns des défauts de
l’école métaphysique et sentimentale, alors régnante. L’auteur est trop délié,
il subtilise. Il fera dire, par exemple, à Adolphe, racontant et définissant ses
rapports avec son père, ce père qui était timide même avec son fils :
Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître.
C’est spirituel, mais il est bon de ne pas trop ouvrir la fenêtre et de fermer à demi la paupière si l’on veut être plus sûr de discerner ces replis de pensées, ce fil ténu et léger, dans le demi-jour du dedans.
Cet événement, continue Adolphe, m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas… Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi.
Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif ?Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages se dissipent ?
Tout cela est subtil et alambiqué. Il m’est impossible de bien
saisir la différence qu’il semble mettre dans cette alternative : Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance… Serait-ce Que la vie…, et
d’y voir une explication.
Dans toutes les parties d’Adolphe qui ne sont pas essentielles,
on trouverait de ces espèces de défauts, et même des défauts de style. — « Mon
père, dit Adolphe parlant de certaines liaisons, les regardait comme des
amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul
sous un rapport sérieux. » — La note perpétuelle d’Adolphe est une note sourde, intérieure : « Je
m’agitais intérieurement. — Je me débattais intérieurement. » Je
définis Adolphe un roman tout psychologique, à la Jouffroy. C’est bien, après
tout, le roman extrême et d’arrière-saison, Bérénice. Il y a, par endroits, des intentions
et comme des velléités de retour au sentiment pur et à la poésie. Ainsi le début
du chapitre IV : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre, etc… » et toute
l’apostrophe qui suit. Mais la musique, la lumière et le parfum manquent à cette
invocation ; il n’y a rien de ravissant, rien d’harmonieux dans les images ni
dans les syllabes. On attend ce charme qu’il nomme, on ne le sent pas. Il s’y
est glissé un souffle de sécheresse, — L’analyse très déliée (véritable
supériorité du livre) est courante et continue. Les scènes proprement dites y
sont peu dessinées, même les scènes de société, car il n’est pas question de
paysage ni du sentiment de la nature. Dans les premières scènes d’aveu,
d’épanchement entre Ellénore et Adolphe, celui-ci, voulant exprimer la douceur
de leurs entretiens, nous dit : « Je lui faisais répéter les plus petits
détails, et cette histoire de quelques semaines (les semaines d’absence qui
avaient précédé) nous semblait être celle d’une vie entière. L’amour supplée aux
longs souvenirs par une sorte de magie. » Mais il ne nous indique aucun de ces
détails qui lui ont paru si charmants, ou il ne les indique que d’une façon très
générale ; il aime mieux s’écrier : « L’amour n’est qu’un point lumineux, et
néanmoins il semble s’emparer du temps, etc. » — Un jour il écrit à Ellénore,
pour lui donner idée de ce qu’il souffre pendant les heures qu’il vit séparé
d’elle : « … J’erre au hasard courbé sous le fardeau d’une existence que je ne
sais comment supporter. La société m’importune, la solitude m’accable… Je me
précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais… Je
me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre
Dans Fanny, c’est tout le contraire, je l’ai dit ; on voit
tout. L’auteur n’est pas un pur analyste, c’est un voyant. Fanny est une histoire intérieure racontée et comme modelée par un
homme qui a la qualité de peintre et de coloriste extérieur. Aussi je ne
répondrais pas qu’il n’y ait par endroits trop de lumière, et que cette lumière
ne porte sur des points où l’on aimerait mieux qu’il y eût des teintes nageantes
et mi voilées. Mais s’il y a quelque abus d’un côté, de l’autre dans Adolphe il y a aussi trop d’impuissance à peindre, à saisir et
à fixer le rapport réel des sensations aux sentiments. Jamais dans Adolphe nous ne voyons nettement, pleinement, le jour, le lieu,
l’heure, l’instant inoubliable, l’instant nonpareil et ce qui
le grave. Le psychologue est resté en chemin, et, parti du dedans, il n’a pas
rejoint le monde du dehors, ce qui est le domaine propre et le règne de nos cinq
sens de nature. En ce moment, et pour motiver ma remarque, j’ai surtout en idée,
comme contraste, un dîner et un souper.
Après la première déclaration d’Adolphe à Ellénore, celle-ci a refusé de le recevoir dans l’absence du comte de P…, et, pour être plus forte contre elle-même, elle est partie brusquement pour la campagne. Puis, quelques jours après, le comte, de retour, rencontre Adolphe et l’invite à souper avec Ellénore : ils vont se revoir pour la première fois :
Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P…, j’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre, je n’osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espèce de retraite où je m’étais réfugié ; il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. — Ellénore parlait à une femme placée à côté d’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres : elle demeura tout interdite : je l’étais beaucoup moi-même. On pouvait nous entendre : j’adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu’on avait servi ; j’offris à Ellénore mon bras, qu’elle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays, ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mes devoirs, et je vais, n’importe où, finir au plus tôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. — Adolphe ! me répondit-elle… et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m’éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n’avais jamais éprouvé de contraction si violente.
Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure… — Beaucoup de personnes nous suivaient ; elle ne put achever sa phrase ; je pressai sa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.
J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur, mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. — Je n’ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. — J’aspirais à produire dans l’esprit d’Ellénore une impression agréable ; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc de mille manières de fixer son attention : je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’y mêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d’elle ; je la vis bientôt sourire : j’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résista
plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d’intelligence comme si nous n’avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter ?
Voilà une des jolies scènes d’Adolphe et des plus
vives, voilà un souper d’autrefois. L’esprit, du moins, avec son jeu délicat, y
fait les frais de ce qui y manque.
Dans Fanny, Roger s’est avisé un matin de s’apercevoir que
celle dont il a traversé la vie est mariée, et de désirer rencontrer ce rival
qu’il ne connaissait pas ; car il n’était pas présenté chez elle. Elle n’a vu
dans ce désir de sa part qu’une facilité de plus pour l’avenir :
Nous convînmes que j’accepterais enfin les invitations de l’une de ses amies qui donnait à dîner toutes les semaines. — Il n’y a jamais beaucoup de monde, dit-elle, tu pourras aisément te lier avec nous.
Et Roger que ce nous négligemment jeté a déjà
mordu au cœur, et que bouleverse la seule attente, se met à décrire le conflit
fiévreux de sentiments contraires, de terreurs, d’espoirs confus et d’amertumes
qui lui bouillonnaient dans le cerveau :
Mais ce n’était rien auprès de ce que je devais éprouver à cette table trop étroite où, sous les nappes de clarté qui s’échappaient des globes des lampes, nul convive ne pouvait dérober à personne les pensées qui plissaient son front. Je ne vis rien d’abord et répondis au hasard aux questions que l’on m’adressait. Je mangeais machinalement, du bout des lèvres, m’efforçant d’être attentif et poli, mais plus hagard qu’un assassin qui se sent sur le point d’être découvert. Effaré par le grincement des verres, par le cliquetis de l’argenterie, par le frottement des porcelaines ; ébloui par la réverbération des touches de lumière sur les cloches bombées qui couvraient les plats ; ahuri par le va-et-vient des valets empressés qui servaient chacun, sans mot dire, glissant sans bruit sur les tapis, comme des ombres noires
gantées de blanc ; suffoqué par la chaude atmosphère de la salle empreinte ( imprégnée?) de fumets pénétrants auxquels se mêlaient l’odeur des vins et le goût des fleurs, je ne regardais pas Fanny, je ne l’écoutais même pas parler. Sa présence à mon côté m’était devenue insupportable ; c’était comme un poids qui m’étouffait. Et je ne le regardais non plus, lui, que j’étais venu chercher de si loin, avec le désir et la terreur de le connaître. Aveuglé par des visions funèbres, je ne pouvais pas le voir quoiqu’il fût assis en face de moi.Tout à coup je ressaisis ma lucidité en sentant un pied de femme (
on se contentait d’une main dans Adolphe) se glisser sur le mien… ; c’était elle qui me prévenait de ma préoccupation trop visible. Je lui adressai un regard pour la remercier, et me renversant alors sur le dossier de ma chaise, je contemplai longuement celui qui ne se doutait pas de l’intérêt puissant qu’allait faire naître en moi l’étude de sa personne.
Suit un portrait en pied, ou du moins en buste, où le rival est peint dans sa majesté virile et sa forte placidité, avec tous les avantages qui peuvent inquiéter et humilier un être susceptible et faible, et encore plus nerveux que tendre :
Lorsque le dîner fut fini et que les convives eurent été s’asseoir dans le grand salon autour des tables de whist, lentement je me rapprochai de Fanny qui se chauffait les pieds devant le feu. M’accotant au rebord de la cheminée, j’entremêlais de choses banales prononcées à voix haute les paroles de tendresse que je lui adressais tout bas. De ma place, je voyais le dos des joueurs inclinés vers les tables où brillaient doucement, enfermées sous les abat-jour, les bougies enfoncées dans de lourds flambeaux d’argent ; j’entendais le bruit des jetons de nacre et le murmure des mots couverts que les partenaires échangeaient entre eux. Je comptais que nous pourrions ainsi deviser de nous tout à notre aise, avec un peu d’habileté, la maîtresse de la maison s’étant assise, au fond de la pièce, devant le piano dont elle effleurait les touches du bout des doigts. Et c’était un charme nouveau ajouté à tant d’autres que celui des accords assoupis tremblant dans l’air, en même temps que les mélodies secrètes de l’amour, plus mélodieuses encore, chantaient en nous. Mais se détachant soudain du groupe des joueurs derrière lequel jusqu’alors il s’était tenu debout, mon rival s’avança vers nous d’un air affable, et le plus naturellement du monde, nous demanda de quoi nous parlions. Avec une politesse exquise qui excluait toute
forme familière et nous tenait à distance l’un de l’autre comme il l’entendait, mais avec une tranquillité d’accent et une manière courtoise, il se mit immédiatement à conduire le discours, et je ne pus m’empêcher de le suivre. À travers les doux éclats de la musique, les tendresses des vibrations assourdies dont il ne se souciait guère, il me parla de chasse, de théâtre, de chevaux, que sais-je ! ne daignant même pas pénétrer jusqu’au cœur les sujets oiseux que j’avais imprudemment choisis, mais qu’il me condamnait maintenant à poursuivre, comme s’ils eussent été les seuls qu’il jugeât dignes de moi. Je lui fis deux ou trois réponses assez fines, et il applaudit du regard en m’honorant d’un demi-salut. Ainsi j’étais pour lui un assez futile instrument dont il caressait les cordes, en se jouant, du bout des doigts…
Telle est (et encore adoucie par ce que j’en ai supprimé) une des
scènes de Fanny, un des tableaux d’intérieur, comme l’auteur
les entend et les exécute, fermes, solides, peints en pleine pâte, diraient les
gens du métier, et éclairés en toute lumière.
La différence des manières saute aux yeux. Ce n’est pas que du temps d’Adolphe on ne fût aussi sensualiste, aussi sensible aux choses
réelles et palpables, aussi sujet aux choses de la bile et du
sang, qu’on peut l’être aujourd’hui ; l’Adolphe véritable, si je me
l’imagine bien, ne s’en faisait pas faute. Mais on avait l’habitude et la
prétention du sentimentalisme en écrivant. Le bon goût, le bon ton était
d’atténuer, de vaporiser et d’éteindre. Aujourd’hui la vie qu’on mène, la vie
positive actuelle s’accuse en plein dans l’expression, et même au-delà. On ne la
travestit pas, on n’en prend pas la peine ; la curiosité n’est qu’à la bien
rendre ; mais on la dépasse, on l’outrepasse quelquefois, à force de la vouloir
exprimer.
Fanny excitera et a déjà excité bien des discussions (j’en ai
entendu quelques-unes) ; elle fait naître et soulève plus d’une objection.
Un des moralistes qui ont le mieux observé et noté la passion, La Rochefoucauld a dit : « La jalousie naît avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. » Pourquoi donc alors cette jalousie, qui peut très bien s’irriter et s’ulcérer dans les derniers temps par amour-propre, n’est-elle pas née en Roger du premier jour qu’il a aimé Fanny ? Et d’où ce retard que rien n’explique, à moins qu’on ne dise qu’il était assez insouciant jusque-là ?
L’histoire est-elle vraie ? est-elle une histoire vécue, ou simplement imaginée ?
C’est une autre question qu’on ne peut s’empêcher de se poser d’abord après
avoir lu Fanny, et qui tient surtout à la manière réelle,
poignante et saignante, dont toutes choses y sont présentées. — À cette
question, les réponses ne sont pas unanimes. Les uns disent que de telles
histoires se prennent sur le vif et ne s’inventent pas. Quelques autres
prétendent que le cas de Roger est trop singulier et trop poussé à bout pour
être tout à fait vrai, que l’impitoyable rigueur logique avec laquelle procède
sa passion est plus logique que la vérité même, ou du moins que la vraisemblance
en pareil cas ; que
Il y en a qui, se croyant personnellement intéressés dans ces sortes de récits, en veulent à l’auteur et déclarent que c’est être cruel, que c’est être parfaitement désagréable, de forcer ainsi d’honnêtes gens (c’est-à-dire eux-mêmes) à se poser nettement, désormais, dans leurs intrigues et ce qu’on nomme les bonnes fortunes, une question d’amour-propre et un point d’honneur qu’ils aimaient autant sous-entendre et éluder.
De plus sérieux contradicteurs, et plus désintéressés, soutiennent qu’il est
pénible, à travers ce déploiement continu de force et de talent, d’être
constamment obligé (soi, lecteur) d’avoir en perspective ce qui est l’idée fixe
de ce malheureux et maniaque Roger, c’est-à-dire l’image toute matérielle d’un
partage physique ; que c’est une fin peu digne d’un art aussi vivant et aussi
expressif, que c’est un but peu en proportion avec une monodie
aussi déchirante. Ils ajoutent qu’à mesure qu’on avance dans la lecture, sans
pouvoir s’en détacher, on subit la sensation d’une sécheresse brûlante, et qu’on
garde, en fermant le livre, une impression trop forte, trop fiévreuse, une
impression d’écrasement.
Mais ce qui est bien certain, c’est que ce livre ne fait pas d’indifférents,
qu’il prend son monde et le remue. Pour moi, je me contenterai d’en dire qu’il
révèle avant tout une étoffe, un tempérament, une force ; que la main de
l’ouvrier y surpasse la matière ;
mais inévitable (car enfin nous-mêmes les
critiques, redresseurs de tous, nous ne sommes point parfaits), je paraîtrais
dénigrer des écrivains qui me valent au moins et que j’honore, et me mettre,
contre mon intention, au-dessus de la plupart. C’est l’inconvénient quand on se
fait juge soi-même de ses confrères et rivaux les plus immédiats, de ceux qui
sont exactement du même métier que nous ; on a toujours l’air de s’accorder tout
ce qu’on refuse aux autres. Je me suis donc borné à parler de maint auteur
ancien
M. de Sacy, en tout ce qu’il a écrit, est surtout remarquable par les qualités
saines, pensée saine, style sain et judicieux. Politiquement, il a rempli
pendant dix-huit années une fonction très humble en apparence, très importante
et des plus actives : il rendait compte dans le Journal des
débats des séances des chambres, du jour au lendemain ; et dans les
discussions qui s’engageaient entre les principaux organes de la presse sur les
questions en jeu, il intervenait pour sa grande part. J’ai ouï dire aux
personnes qui, en ce temps-là, y étaient le plus intéressées, qu’aucun rédacteur
n’excellait comme lui à rendre avec exactitude, avec une vivacité fidèle,
l’ensemble d’une séance, l’impression générale qu’elle laissait, sa physionomie
si l’on peut dire. Après avoir assisté pendant des heures à ces débats, souvent
aussi éloquents que confus, sans prendre une note, mais aussi sans se dissiper
en paroles, il rentrait chez lui tout plein de ce qu’il avait entendu, et il le
jetait sur le papier avec feu et avec netteté dans un travail de soirée et de
nuit, où sa plume, si hâtée qu’elle fût, ne rencontrait jamais un mot douteux ni
une locution louche : il ne pouvait parler ni écrire d’autre langue que celle de
sa famille et de sa maison,
M. de Sacy, sans en faire son occupation principale, l’a toujours aimée,
cultivée, et y a su trouver, à chaque intervalle de loisir, ses plus chères
délices : le loisir augmentant, et plus même qu’il n’aurait voulu, elle est
devenue sa consolation et presque tout son bonheur dans l’ordre de l’esprit. Il
nous le dit, et de cet accent qui persuade. Il aime les livres ; il en a réuni
depuis des années une fort belle et riche collection qui, si l’on y jetait
seulement les yeux, permettrait d’apprécier l’esprit du collecteur ; — chose
rare ! passion de bibliophile et sagesse ! — les meilleurs auteurs latins et
français dans leurs éditions les plus estimées, dans leurs conditions les plus
parfaites et les plus irrépréhensibles ; pas trop de curiosité, pas de ces goûts
d’exception qu’on voit présider au choix singulier de quelques cabinets rares ;
une bibliothèque à la fois de luxe et de bon sens, et faite pour être lue. Car
il aime la lecture pour elle-même, il relit sans cesse ; c’est un mot qu’on
redit volontiers depuis quelque temps, depuis De oratore ou le De officiis au lever de l’aurore ?
Lisant sans autre but que de s’instruire et de se charmer, de revenir à la
source de la juste éloquence et des pensées salutaires, il n’a guère pris la
plume en littérature que pour exprimer ce sentiment vif, l’amour et le goût des
bonnes et vieilles œuvres. Quand il a écrit sur les modernes, c’est que ceux-ci
le ramenaient encore à ses chers et incomparables anciens. Aussi en parle-t-il
sans cesse avec effusion, plénitude, avec une chaleur et une bonhomie
d’admiration qui a sa grâce : il a l’honnêteté écrite dans le style. On lui a
fait récemment une sorte de reproche d’avoir passé sous silence toute la
littérature du eEssais de
Nicole le dimanche, qui apprenait par cœur Les Provinciales
dans le latin de Wendrock, et qui, venu plus tôt, aurait aimé à se mouler en
tout sur le patron des Bignon, des Pithou, des d’Aubray, sur celui des Fleury et
des Rollin ? D’ailleurs, M. de Sacy ne s’est jamais donné comme un critique de
profession, un critique complet, aspirant à tracer un tableau littéraire de son
temps : il se borne à traduire avec feu et à nous livrer avec candeur une image
de ses goûts intègres, de ses prédilections restées toutes sérieuses et
probes.
Les deux volumes qu’il publie nous le montrent à chaque page sous ce jour et dans
ce cadre qui est le sien. Je regrette qu’au lieu de ranger ses articles sous des
divisions un peu arbitraires, il ne les ait pas tout bonnement laissés dans
l’ordre chronologique naturel selon lequel il les avait d’abord écrits : on y
suivrait mieux le progrès des saisons, dans un même esprit judicieux et
constant. On n’y trouverait pas de renouvellement ni de variations, mais on
aurait le fruit dans toute la succession de sa maturité. Les articles de
M. de Sacy ne sont pas des études proprement dites : il ne fait pas de
recherches, il ne vise pas à du nouveau sur les sujets qu’il traite. Ne lui
demandez pas de retourner les idées reçues sur un personnage et sur un auteur,
ou de dire des choses connues d’un air de paradoxe et de gentillesse. D’autres,
à côté de lui, nous offriraient un bon sens joli et piquant, relevé d’imprévu et
presque insolent de grâce ; on ferait, de leur manière à la sienne, un parallèle
charmant. J’en sais d’autres encore dont l’ambition serait, dans la critique,
d’atteindre à une nouveauté vraie, à une hardiesse juste, de trouver
Je n’avais pas attendu, pour les conserver, que M. de Sacy eût recueilli ses
articles ; j’en ai sous les yeux la plupart, classés par moi au fur et à mesure
qu’ils paraissaient, et avec des annotations rapides. Il y en a que je me
bornais à désigner de cette sorte : du bon Sacy ordinaire. Ce
sont ceux où il traite de quelque thèse favorite, gallicane, universitaire, des
États généraux, etc. Mais les articles qui sortent de ligne, et dont tous ceux
qui lisent avaient gardé le souvenir avant de les retrouver dans les présents
volumes, De oratore,
sur le Télémaque, sur La Rochefoucauld, sur Bossuet,
Massillon, et bien d’autres.
Sur Cicéron, à propos de l’excellente traduction du De oratore
par M. Gaillard, M. de Sacy épanche tout ce qu’il a d’admiration dans le cœur,
et cette admiration, avec celle qu’il a pour Bossuet, est la plus grande de
toutes les siennes. C’est plaisir, là-dessus, de l’écouter lorsque soi-même on a
un goût vif pour l’orateur romain, pour le philosophe de Tusculum : on aime à
être surpassé en enthousiasme ; on s’associe, on se prête à cette sorte
d’ivresse qu’il cause à un esprit ordinairement rassis ; on est édifié de
retrouver à l’improviste comme un Rollin plus jeune, aussi sincère, mais plus
transporté et tout de feu en présence des modèles. Il faut l’entendre, au sortir
de ce beau fleuve romain et cicéronien où il vient de s’abreuver pour la
centième fois, célébrer cette ampleur et cette finesse de parole, cette
transparence lumineuse, cette riche abondance de mots, et cet art savant qui les
épand si nombreux, si faciles sans qu’il y en ait jamais un d’inutile ou de
perdu :
Quand on se laisse simplement entraîner, dit-il, par la lecture, c’est une musique délicieuse qui vous flatte : l’esprit sent la justesse des accords sans se rendre un compte exact de son plaisir, et ne fait qu’apercevoir instinctivement une nuance délicate de la pensée sous chacune des expressions dont la phrase s’embellit. Quand il faut traduire et trouver en français le mot propre pour répondre au mot latin, alors cette richesse et cette facilité apparentes deviennent la torture du traducteur. Rien n’est si aisé que de traduire Cicéron, si l’on se contente d’exprimer en gros le sens de la phrase : Cicéron n’est pas seulement
le plus clair, il est le plus lumineux des écrivains ; rien n’est si difficile, si l’on veut pénétrer dans les nuances, saisir ce rayon fugitif qui brille en passant dans chaque expression, ne jamais prendre pour des synonymes ces mots qui ne complètent l’harmonie de la période qu’en représentant toutes les faces de la pensée.
Tous les lieux communs de Cicéron sont si beaux, si spécieux, si honorables pour la société civile et pour la nature humaine, si accompagnés d’un noble pli et d’un large mouvement de la toge, que l’on conçoit vraiment combien ils doivent être chers à tous ceux qui sont encore moins des observateurs politiques inexorables et des scrutateurs du fonds naturel humain que d’éloquents avocats d’une cause.
Sur le Télémaque, il y a tant de gens qui, après l’avoir lu
enfants, l’ont oublié ou qui le rejettent d’un air d’ennui s’ils essayent de le
relire, qu’on est surpris d’abord de voir un homme si sage et que de loin on
jugerait un peu froid (pour ceux qui le connaissent, il ne l’est pas du tout),
nous raconter comment il a passé par trois impressions successives au sujet du
livre relu, et nous faire l’histoire de ces trois époques, de ces trois âges du
Télémaque en lui. C’est de sa part toute une confession,
comme il l’appelle. Heureux ceux qui n’en ont pas à faire de plus grave ni de
plus contagieuse ! On sourit en commençant à lire ; peu à peu la verve et la
sincérité du narrateur nous gagnent, et l’on finit, au milieu de tant de soucis
plus pressants, de tant d’intérêts du jour qui nous tirent et nous sollicitent,
par se laisser aller de bonne foi, jusqu’à concevoir avec lui des doutes sur la
parfaite convenance des deux portraits Télémaque me paraît, à dire vrai, un peu
exagérée. Je suis bien de son avis sur la simplicité de Fénelon, laquelle n’est
pas une simplicité primitive, mais plutôt celle d’une grâce exquise et peut-être
d’une coquetterie accomplie ; mais je ne saurais admettre que le Télémaque soit le comble et le chef-d’œuvre de
l’esprit. Oh ! s’il avait lu L’Odyssée, non pas comme
tout le monde la lit (« j’ai lu, dit-il, Homère comme tout le monde »), mais
comme il lit Cicéron, qu’il eût rabattu de cet éloge ! Je lui sais gré toutefois
d’avoir remué ainsi des idées dans un sujet si connu, et d’avoir parlé avec tant
de jeunesse sur un livre d’enfance.
Bossuet, à la bonne heure ! voilà celui sur lequel M. de Sacy ne tarit pas, dont
il sent tous les mérites, et qu’il embrasse sans cesse. Ici, il fera comme pour
Fénelon ; il nous racontera ses impressions diverses aux lectures et aux
relectures successives qu’il en a faites. D’abord il croyait admirer assez en
choisissant parmi ses Oraisons funèbres : il y en avait trois
sur six qu’il estimait fort inférieures aux autres. Il s’en confesse (c’est
encore son mot), il s’en humilie et s’en repent : « La dernière lecture, nous
dit-il, que je viens de faire des Oraisons funèbres m’a bien
changé ! J’ai peur de retomber dans un autre paradoxe. » En effet, peu s’en faut
que cette fois il ne déplace les rangs, qu’il ne les intervertisse, et qu’il ne
mette au premier ce qu’il avait d’abord laissé descendre au dernier dans son
estime. Il nous donne ingénument Oraisons funèbres ; c’est bien de celui qui tout à l’heure
a fait, en tremblant, une révolution sur le Télémaque.
N’est-il pas touchant de voir un homme qui a usé sa vie dans le spectacle et
l’examen des débats, et, s’il l’avait voulu, des intrigues politiques, avoir
conservé une telle fraîcheur, une telle innocence d’impressions, une telle fleur
d’âme ; se complaire à de pareilles questions et avoir l’idée de se les poser,
en même temps que le zèle et l’espoir d’y ramener les autres : « Croyez-moi,
s’écrie-t-il à propos de Bossuet et dans sa religion pour ce grand homme, ne
vous figurez jamais en avoir fini avec ces œuvres parfaites. Elles sont, si la
comparaison est permise, comme les œuvres mêmes de la nature et de Dieu : c’est
une matière infinie d’étude et de contemplation. »
M. de Sacy, certes, a ses défauts, et je puis dire qu’ayant habituellement suivi
une tout autre voie, une tout autre méthode que la sienne en critique
littéraire, j’y suis sensible, à ces défauts, comme il doit l’être aux miens :
il a ses redites, il a ses longueurs ; il a des excès de louange sans nuances à
l’égard de certaines personnes ; il a des humilités soudaines par lesquelles il
se dérobe et s’interdit presque le droit de juger en des cas où il serait sans
doute très compétent : voilà les inconvénients de sa manière et qui sont presque
des conséquences de ses vertus. Mais celui qui ne sentirait pas tout ce qu’il y
a de rare, de foncièrement mœurs.
Un de ses bons, de ses meilleurs articles, est celui qu’il a fait sur les Maximes de La Rochefoucauld. En conscience, il ne doit pas les
aimer, et il nous dit à merveille pourquoi. Je ne défendrai pas
La Rochefoucauld ; il n’est pas de ceux qu’on mette son amour-propre à défendre
et qu’il y ait honneur à épouser. D’ailleurs il se passe bien d’apologie, et il
laisse à l’expérience toute seule le soin de dire le dernier mot sur son compte.
Je ferai ici une simple remarque : c’est qu’ayant relu depuis peu la première
édition des Maximes en la comparant à la dernière qu’a donnée
l’auteur et qui est celle qu’on suit généralement, j’y ai trouvé assez de
différences pour pouvoir affirmer que c’est la première seule qui contient toute
la pensée de l’homme, pensée franche, absolue à l’origine, toute verte et toute
crue, sans adoucissement, et qui, par la portée, va rejoindre d’autres systèmes
moraux de date plus récente. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. M. de Sacy,
père de famille, fils d’un père très religieux, et religieux lui-même, à demi
platonicien autant qu’il sied à un admirateur déclaré de Cicéron, ayant en lui,
dans sa nature modérée et sensée, de beaux restes et comme des extraits mitigés
de toutes ces hautes doctrines, M. de Sacy, Maximes, et, en les
admirant littérairement, il en a souffert dans sa sensibilité : « Ma répugnance
est invincible, dit-il ; je tiens les Maximes pour un mauvais
livre. J’éprouve, en les lisant, un malaise, une souffrance indéfinissable. Je
sens qu’elles me flétrissent l’âme et me rabaissent le cœur… » Et il développe
sa thèse avec une grande vigueur de conviction, un profond accent de conscience,
dans un style animé et tempéré qui est déjà celui d’un jeune et doux vieillard
(pardon du mot ! mais nous sommes, lui et moi, à peu près contemporains). On
peut dire, en effet, de sa critique, en y appliquant une expression que Cicéron
emploie pour l’éloquence, qu’elle a commencé à blanchir de bonne heure. En
combattant La Rochefoucauld, il est à la fois plein d’onction et d’émotion ; il
s’arme de tous les souvenirs d’enfance, de toutes les traditions héréditaires,
du besoin de croire et d’espérer qui revient et s’augmente avec l’âge. Il estime
que depuis le christianisme, l’homme reconnu infirme et malade, éclairé sur ses
misères, a plus besoin de consolations, de secours divin ; qu’insulter à
l’humanité depuis le christianisme, la railler ou la mépriser, si l’on ne va
aussitôt jusqu’au remède, est chose plus grave qu’auparavant, et qui tire plus à
conséquence. C’est ainsi qu’il a des paroles d’aversion, non seulement pour
La Rochefoucauld, mais pour Voltaire, pour Molière. Il refuse aux amers
ironiques et aux grands railleurs modernes une qualité qu’il accorde volontiers
aux grands railleurs et aux mélancoliques de l’Antiquité, à Aristophane et à
Lucrèce, l’élévation : « Tout écrivain parmi les modernes, s’écrie-t-il, que
n’anime pas à un degré quelconque le sentiment
Cet article de M. de Sacy est un de ceux où il se dessine le mieux et le plus au complet dans l’excellence de sa nature mixte, avec ses velléités, ses aspirations et ses répulsions, ses regrets ou ses désirs, son vœu d’alliance de la raison et de la foi, ses préférences païennes ou classiques, et ses adhésions chrétiennes. Il ne faudrait pourtant pas trop presser ce juste milieu religieux et moral en tant que système : cela n’a toute valeur que comme expression d’une nature individuelle, et ce qui en fait la force en M. de Sacy, c’est d’être avant tout porté par un bon fonds, préparé de longue main. Car qu’on ne croie pas que ce soit une petite avance pour la vertu que de sortir de la race des justes.
Je pourrais, en feuilletant ces volumes, continuer mon énumération, ma liste
d’auteurs, que je ne veux cependant pas épuiser. Mais l’article mémorable et
tout à fait distingué, chef-d’œuvre de M. de Sacy, a été celui du mardi
25 octobre 1853, sur le Catalogue de la bibliothèque de feu
J.-J. De Bure. Parler d’un catalogue, c’est peu inspirant, ce semble ;
et pourtant, si M. de Sacy a jamais été neuf, fin, varié, imprévu, s’il a eu de
l’accident et de la bonne fortune d’écrivain, un grain d’humour, ç’a été ce jour-là. Nous l’avons ici dans son vif, dans sa
fantaisie. Oui, de la verve et du lyrique sur des catalogues ! Il ne s’agit que
de prendre les gens à leur heure et à leur moment, dans ce qu’ils aiment à la
folie. On a des trésors de talent quand on parle de l’objet de sa passion. En
parlant des livres, et, à ce propos, de la rue obscure, du salon grave et sombre
où il visitait les antiques libraires dans son enfance, et des savants L’Orateur de Cicéron et cet
article sur les catalogues : Cicéron et les beaux livres, ses deux amours !
Je n’ai pas à conclure, tous mes lecteurs connaissant M. de Sacy presque aussi bien que je le puis connaître moi-même. Dans notre temps, où ce qu’on appelait autrefois le sens commun est si peu d’usage en littérature et se trouve le plus souvent remplacé par le caprice, M. de Sacy en est un des derniers représentants utiles ; je ne sais même si l’on trouverait aujourd’hui personne qui le représentât aussi nettement et aussi distinctement que lui, qui en offrît un exemplaire vivant aussi authentique et aussi sensible. Et pour finir, qu’on me permette, à ce sujet, une petite histoire.
M. de Sacy est de l’Académie, et à ce titre il a charge, pour sa part, d’entendre
et de juger chaque année nombre de pièces de poésie et de prose qui y sont
adressées pour les concours. Il y a quelque temps (il y a quelques années, si
vous voulez), on lisait dans une séance particulière des pièces de vers, et, on
le sait trop, il y a une infinité de façons pour les vers d’être médiocres ou
mauvais. Mais les pires de tous à entendre sont ceux qui, sans être plats et Moniteur : il s’agissait d’un poème
sur la guerre d’Orient, par M. Adolphe Dumas, lequel, pour nous punir de ne
l’avoir pas couronné, a fait dire quelques jours après, dans les journaux à
sa dévotion, que l’Académie avait des sentiments trop russes pour apprécier
les beautés patriotiques de son ouvrage.Que c’est charmant ! qui
ralentit à tout instant son débit pour avertir d’admirer, et qui s’applaudit du
geste comme s’il était l’auteur. Quand il eut fini, et qu’on fit ce qu’on
appelle un tour d’opinions, il n’y eut qu’une voix chez tous ceux qui avaient
entendu. On rejeta la pièce, mais elle avait produit son effet. Quelques-uns
étaient sortis avant la fin ; quelques autres, en demeurant, n’avaient pu
dissimuler leur impatience. J’avoue que j’étais de ceux-là ; à un moment j’avais
crié. Or M. de Sacy qui était resté jusqu’au bout, et qui avait écouté en
silence, avait apparemment souffert plus qu’un autre dans son bon sens, et dans
ses habitudes de bonne langue, de bonne logique, de logique de Port-Royal. Il
rentra chez lui après la séance et se sentit indisposé ; il le fut pendant
quelques jours. Voilà une indisposition à la Despréaux, qui lui fait honneur, et
qui prouve sinon la force de ses nerfs, du moins la santé de son esprit.
On disait de l’avocat général Talon, en son temps, qu’il était le
plus beau sens commun du Palais. Depuis ce jour-là, je dis de
M. de Sacy, qu’il est le sens commun le plus délicat de l’Académie, puisqu’il a
été malade d’une sotte chose. — On le voit assez, chez M. de Sacy, la personne
et les écrits sont dans un parfait accord ; l’homme est d’une pièce. Aussi, sans
viser à l’originalité dans la critique, et par la seule droiture de son goût,
par l’incorruptible fidélité de ses affections comme de ses répugnances, il
remplit parmi nous une place à part, il tient un coin qu’on ne prendra pas et
qui n’est qu’à lui.
La petite Histoire que Pellisson a donnée des commencements de
la compagnie sous forme de lettre à un ami, est en effet un des morceaux les
plus achevés et les plus agréables de notre langue, un des rares et parfaits
exemples qui montrent mieux que toutes les définitions ce que c’est qu’écrire
avec élégance et pureté en français. Il y a, il y avait du temps de Pellisson
deux sortes d’élégance et d’urbanité, soit en causant, soit en écrivant : l’une
plus vive, plus naturelle, plus aisée et plus familière, plus colorée
Si, au sortir de quelque naturel et vivant ouvrage de cette époque, aussitôt
après les Mémoires du cardinal de Retz par exemple, on lit du
Pellisson, on comprendra bien ce que je veux dire. C’est encore à un écrivain
excellent qu’on a affaire en sa personne, mais on le sent, à un écrivain d’une
tout autre espèce, d’une tout autre trempe, d’une tout autre origine et famille.
Il n’est pas de ceux qui ayant tout vu, tout essayé dans l’action, comme Retz,
et tout osé, se risquent à tout dire, sauf à se faire une langue à leur image et
qu’ils sont seuls à parler de cet air-là, bien assurés qu’ils sont d’ailleurs
d’être toujours de la bonne école et de la bonne race : il est un de ces auteurs
de profession qui, ayant commencé par la plume et ne la perdant jamais de vue,
se retrancheraient plutôt (comme Fontanes) des idées ou des accidents de récit,
s’ils croyaient ne pouvoir les rassembler et les rendre en toute correction et
en parfaite élégance.
Né à Béziers en 1624, originaire de Castres, d’une famille protestante très
distinguée dans la robe, ayant fait ses études dans le Midi, il y prit un grand
goût pour les bons auteurs latins, Cicéron, Térence, et ne Huit Oraisons de Cicéron alors
récemment traduites, Le Coup d’État de Sirmond, un volume des
lettres de Balzac, et les charmants Mémoires de la reine
Marguerite. Le dirai-je ? dans l’élégance de Pellisson, on croit sentir qu’il
apprit d’abord la meilleure langue française, surtout par les livres. Il était
l’orgueil et la merveille du barreau de Castres. Il eut le temps de prendre
quelques habitudes de province, au moins dans le goût ; il admirera jusqu’à la
fin Mlle de Scudéry, il sera son soupirant idolâtre. Mais si
je crois sentir en lui une première couche légère de provincialisme, ce n’est
qu’au fond de certains de ses jugements et non dans l’élégance accomplie de sa
diction. Une maladie qui le défigura, et qui fit de lui le plus laid des gens
d’esprit, l’obligea de quitter le barreau et l’action publique. Venu à Paris où
il se fixa vers l’âge de vingt-six ou vingt-huit ans, introduit dans le monde
littéraire sous les auspices de Conrart, il composa pour sa bienvenue, sous
forme de lettre à un ami, cette relation ou Histoire de l’Académie
française qu’il fut admis à lire devant elle en pleine assemblée.
L’approbation fut si grande que l’on décida que la prochaine place vacante dans
la compagnie serait pour Pellisson, et, en attendant, il put assister aux
séances en qualité de surnuméraire : ce qui n’arriva qu’à lui. Il se vit l’objet
d’une exception unique, il fut le seul homme de lettres envers qui l’Académie ne
craignit pas de s’engager à l’avance.
Il était, du reste, dans les meilleures conditions quand il écrivait ce récit : à
côté de l’Académie sans âge
d’or, à l’âge d’Évandre, de cette compagnie tant louée, et qui aura un
jour son Louvre et son Capitole. Il y eut en France, dans la première moitié du
eâge d’or, durant lequel avec toute l’innocence et toute la liberté des
premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de
l’amitié, ils goûtaient ensemble tout ce que la société des esprits et la vie
raisonnable ont de plus doux et de plus charmant. »
Il y avait secret promis et gardé : Qui sapit in tacito gaudeat ille
sinu. L’un d’eux (M. de Malleville) fut le premier à y manquer ; il
parla un peu indiscrètement des conférences et de ce qu’on y agitait entre soi à
Faret, auteur de L’Honnête homme, et qui y
Car Richelieu, rendons-lui à notre tour et après tant d’autres ce public hommage, avait en lui de cette flamme et de cette religion des lettres qu’eurent dans leur temps à un si haut degré les Périclès, les Auguste, les Mécènes ; il croyait que les vraiment belles et grandes choses ne seront cependant tenues pour telles à tout jamais, qu’autant qu’elles auront été consacrées par elles, et que le génie des lettres est l’ornement nécessaire et indirectement auxiliaire, la plus magnifique et la plus honorable décoration du génie de l’État. S’il avait moins de goût que les grands hommes de la Grèce et de Rome que nous venons de citer, cela tenait aux inconvénients de son époque, de son éducation, et à un vice aussi de son esprit, atteint d’une sorte de pédantisme : mais s’il péchait dans le détail, il ne se trompait pas dans sa vue publique de la littérature et dans l’institution qu’il en prétendait faire pour le service et l’agrément de tous.
Après avoir dompté et décapité les grands, maté les protestants comme parti dans
l’État, déconcerté et abattu les factions dans la famille royale, tenant tête
par toute l’Europe à la maison d’Autriche, faisant échec à sa prédominance par
plusieurs armées la plus parfaite des langues
modernes, lui transporter cet empire, cet ascendant universel qu’avait
eu autrefois la langue latine et que, depuis, d’autres langues avaient paru
usurper passagèrement plutôt qu’elles ne l’avaient possédé. La langue espagnole
usurpait alors ce semblant d’autorité ; il combattait encore la maison
d’Autriche sur ce terrain.
Mais pour l’exécution d’une telle pensée, il avait besoin d’auxiliaires de choix : un hasard heureux les lui faisait rencontrer, déjà réunis en groupe. Il étendit la main, et fit dire à cette petite réunion qui se croyait obscure : « Je vous adopte ; soyez à moi, soyez de l’État ! »
D’autre part, il est piquant et presque touchant de voir comme cette offre de
protection et d’agrandissement effraya d’abord ces honnêtes gens, amateurs
sincères de la vie privée et d’un loisir studieux : ils étaient bien tentés de
refuser et de décliner un si grand honneur. Mais le sage et circonspect
Chapelain fit remarquer que puisque, par malheur, les conférences avaient
éclaté, on n’avait plus la liberté du choix ; que cette offre honorable de
protection, venant de si haut, était un ordre, et que se dérober à la
bienveillance du cardinal, c’était encourir son inimitié : Spretaeque injuria formae. Les raisons qui furent données dans cette
occasion, et celles, en général, qui se produisirent dans d’autres discussions
particulières, Pellisson nous les déduit d’ordinaire en de petits discours
indirects imités de ceux de Tite-Live, et qui n’en semblent pas moins à leur
place. On remercia donc M. le Cardinal, en mêlant dans la réponse
Il est fâcheux que l’on n’ait pas continué l’histoire de l’Académie sur le plan
et dans le détail de Pellisson : il s’est arrêté après l’exposé de ce qui arriva
pour le jugement du Cid. D’Olivet, dans le morceau fort
estimable qu’il a écrit pour continuer celui de Pellisson, raconte simplement et
strictement les faits essentiels, mais il est sobre d’agrément. Il se fait une
loi, dans les biographies d’académiciens, de s’arrêter à 1700 sans aller même
jusqu’en 1745, jusqu’à la mort de Fénelon et de Louis XIV. Il a un bon style et
certainement aussi, en ces matières académiques, un bon esprit ; mais il abrège
et dessèche tout plus qu’il n’était nécessaire. Il n’a pas cette baguette d’or
que tient Pellisson, et qui lui fait dire, par exemple, à propos des différentes
retraites qu’eut l’Académie faute d’un local assuré, jusqu’à ce que le
chancelier Séguier lui eût donné asile dans son hôtel : « Il me semble que je
vois cette île de Délos des poètes, errante et flottante jusques à la naissance
de son Apollon. » Il ne se peut rien assurément de plus élégant pour dire que
les séances se tenaient çà et là, tantôt chez M. Des Maretz, rue Cloche-Perce,
tantôt chez Chapelain, rue des Cinq-Diamants, ou encore ailleurs.
L’histoire de l’Académie, telle que je la conçois aujourd’hui, en tant
qu’histoire du corps, est assez difficile à faire, faute de documents
particuliers suffisants ; je ne la crois pourtant pas impossible. J’entends
parler surtout de l’ancienne Académie détruite en 1793 ; car, pour la nouvelle,
les documents et les souvenirs surabondent. L’important serait de bien marquer
les différents temps, les différents âges, et
Ainsi, c’est une règle presque générale que l’Académie, après un temps où elle était complètement de niveau avec l’opinion littéraire extérieure et où elle en représentait les aspects les plus en vue et les plus florissants, baisse ensuite ou retarde un peu. Cela tient à la durée même et à la longévité de ses membres. Et, par exemple, sous Richelieu, et dès l’origine, elle se trouva composée d’abord et tout naturellement, sauf quelques exceptions, de ce qu’il y avait de mieux et de plus considérable parmi tous les gens de lettres, Balzac en tête et Chapelain.
Mais par cela même que Chapelain vécut et se survécut, il vint un moment sous
Louis XIV, et à la plus belle heure, où l’on aurait pu noter au sein de
l’Académie un esprit légèrement arriéré. Ce n’étaient pas seulement Molière et
La Fontaine, c’était Boileau qui n’en était pas, et il n’en fut un jour que
parce que Louis XIV, sur une question qu’il lui adressa, s’aperçut avec
étonnement de cette absence. Par cela seul que l’ancienne et première école des
Chapelain, des Des Maretz, vécut son cours de nature et se prolongea dans ses
choix, Boileau ne fut jamais complètement chez lui à l’Académie ; il ne fut
jamais content d’elle ; il n’avait guère que des épigrammes quand il en
parlait ; il était presque de l’avis de Mme de Maintenon, à
qui l’on reprochait de ne pas la regarder « comme un corps sérieuxlle des Houlières (ces dames des Houlières
étaient d’autres ennemis de Boileau) : « Je suis bien aise que votre cour
grossisse tous les jours de quelque bel esprit qui vous rend hommage.
J’espère qu’à la fin l’Académie se tiendra chez vous et que vous y
présiderez (octobre 1681). » Puisque l’Académie semblait si bien chez elle
en étant chez Mlle des Houlières, Boileau ne pouvait se
croire chez lui quand il était à l’Académie.
Mais après, et jusque vers le milieu du e
M. Paul Mesnard, dans une Histoire de l’Académieme de Lambert, Mme de Tencin, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse, etc.) ;
il y en aurait un aussi à écrire sur l’influence dirigeante insensible des
secrétaires perpétuels. Un bon secrétaire perpétuel, sans faire grand bruit à
l’intérieur, donne tout le mouvement à la machine et la fait aller comme
d’elle-même. Nous en connaissons encore comme cela. On s’en aperçoit bien quand,
par hasard, ils s’absentent et font défaut. La plus triste époque de l’Académie
au e
Une des plus piquantes preuves de ce que j’ai dit que l’Académie, dans sa longue
vie depuis 1634 jusqu’à 1793, était tour à tour très présente ou légèrement
Malgré le rôle brillant que l’Académie sut prendre dans la seconde moitié du
e
Ce n’est point sur les lettres patentes de son institution que je la prendrai en défaut, et d’ailleurs je ne prétends point du tout la prendre en défaut, mais seulement relever exactement les faits et en tirer la conséquence.
Les lettres patentes de 1635, et le projet qui avait précédé, exprimaient en
termes très nets le but des études et l’objet des travaux de l’Académie ;
l’espoir « que notre langue, plus parfaite déjà que pas une des autres vivantes,
pourrait bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on
prenait plus de soin qu’on n’avait fait jusques ici de l’élocution, qui n’était pas à la vérité toute l’éloquence, mais qui en
faisait une fort bonne et fort considérable partie » ; que, pour cet effet, il
fallait en établir des règles certaines ; premièrement établir un usage certain
des mots, régler les termes et les phrases par un ample Dictionnaire et une Grammaire exacte qui lui
donneraient une partie des ornements qui lui manquaient, et qu’ensuite elle
pourrait acquérir le reste par une Rhétorique et une Poétique que l’on composerait pour servir de règle à ceux qui
voudraient écrire en vers et en prose : que, de cette sorte, on rendrait le
langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et
toutes les sciences, à commencer par le plus noble des arts, qui est
l’éloquence, etc., etc. De tout cela et des articles de ce premier programme,
l’Académie n’exécuta jamais et ne rédigea que le Dictionnaire.
Joignez-y, si vous voulez, les Remarques de Vaugelas qu’elle
adopta publiquement, et peut-être aussi la Grammaire française
Lettre de Fénelon,
qu’elle peut montrer à ses amis et à ses ennemis comme une charmante suite de
questions et de projets : chacun là-dessus peut bâtir et rêver à son gré, sur la
parole engageante du moins dogmatique des maîtres.
Mais Richelieu voulait de son Académie française autre chose encore, et cette autre chose, je n’irai pas la demander aux révélations de La Mesnardière, esprit assez peu sûr, qui, dans son discours de réception, nous dit, non sans un retour de vanité complaisante :
J’eus de Son Éminence de longues et glorieuses audiences vers la fin de sa vie durant le voyage de Roussillon, dont la sérénité fut troublée pour lui de tant d’orages. Il me mit entre les mains des mémoires faits par lui-même, pour le plan qu’il m’ordonna de lui dresser, de ce magnifique et rare collège qu’il méditait pour les belles sciences, et dans lequel il avait dessein d’employer tout ce qu’il y avait de plus éclatant pour la littérature dans l’Europe. Ce héros, messieurs, eut alors la bonté de me dire la pensée qu’il avait de vous rendre arbitres de la capacité, du mérite et des récompenses de tous ces illustres professeurs qu’il appelait, et de vous faire directeurs de ce riche et pompeux
prytanée des belles-lettres, dans lequel, par un sentiment digne de l’immortalité, dont il était si amoureux, il voulait placer l’Académie française le plus honorablement du monde, et donner un honnête et doux repos à toutes les personnes de ce genre, qui l’auraient mérité par leurs travaux.
prytanée ou sénat
académique, conservateur et directeur, je ne me le figure pas avec assez de
précision, surtout à côté de l’ancienne Université, pour en pouvoir rien
dire.
Mais ce que Richelieu voulait décidément, ce qu’il a fait voir tout d’abord en
demandant à l’Académie ses sentiments publics sur Le Cid,
c’était (et indépendamment, je le crois, de la passion personnelle qu’il
apportait dans cette question particulière du Cid) —, c’était
de la faire juge des œuvres d’éclat qui paraîtraient ; de la constituer haut
jury, comme nous dirions, haut tribunal littéraire tenu de donner son avis sur
les productions actuelles les plus considérables qui
partageraient le public. Je me figure en imagination Richelieu vivant, toujours
présent : il aurait demandé à l’Académie son avis sur Phèdre
par exemple, sur Athalie, au lendemain même des premières
représentations de ces pièces fameuses, et dans le vif des discussions qu’elles
excitèrent ; il l’aurait demandé et voulu avoir sur tout ce qui aurait fait
bruit dans les lettres, et qui aurait soulevé en divers sens les jugements du
public. Il l’aurait voulu avoir sur le Génie du christianisme
le lendemain de la publication ; plus tard, sur les grandes œuvres poétiques qui
ont fait schisme (je suppose toujours un Richelieu permanent et immortel) ; il
aurait exigé, en un mot, que les doctes parlassent, n’attendissent pas l’arrêt
du temps, mais le prévinssent, le réglassent en quelque sorte, et qu’ils
donnassent leurs motifs ; qu’ils fendissent le flot de l’opinion et ne le
suivissent pas. Était-ce possible ? était-ce désirable ? ce sont là d’autres
questions, et quand je dis que l’Académie en cela n’a pas rempli toute sa
vocation et n’a pas pleinement
Car en France, notez-le bien, on ne veut pas surtout s’amuser et se plaire à un
ouvrage d’art ou d’esprit, ou en être touché, on veut savoir si l’on a eu droit
de s’amuser et d’applaudir, et d’être ému ; on a peur de s’être compromis,
d’avoir fait une chose ridicule ; on se retourne, on interroge son voisin ; on
aime à rencontrer une autorité, à avoir quelqu’un à qui l’on puisse s’adresser
dans son doute, un homme ou un corps. C’est un double procédé de l’esprit
français. On a l’élan, l’ardeur, le coup de main, mais la critique à côté, la
règle et double règle, le lendemain de ce qui a paru une imprudence. J’estime
donc que l’Académie qui commença par donner assez pertinemment son avis sur Le Cid, n’aurait peut-être pas trop mal tenu ce que promettait
ce commencement, si elle s’y était vue obligée. Qu’on se figure, sur chaque
œuvre capitale qui s’est produite en littérature, un rapport, un jugement motivé
de l’Académie prononcé dans les six mois ; et qui (toute
proportion gardée, et Le Cid. De tels jugements
formeraient aujourd’hui une suite et comme une jurisprudence critique bien
mémorable, et n’auraient pas été sans action certainement sur les vicissitudes
et les variations du goût public. Mais je m’aperçois que cette vue suppose et
demande toujours une suite ou au moins une fréquence de Richelieux
historiquement impossibles.
Je n’ai voulu que faire sentir d’une manière un peu saillante comment, sur ce
point, le grand fondateur l’avait entendu. L’Académie, je le répète, a fait
moins et a fait plus que ce qu’il prétendait d’elle ; et, somme toute, s’il
reparaissait en l’un de nos jours de fête, il n’aurait pas trop à rougir de sa
création ; il gronderait un peu, mais il tressaillirait aussi dans son orgueil
de père à la vue de sa fille émancipée. — Je reviens vite à l’édition de
M. Livet. On en tirerait de jolies anecdotes. En voici une sur Voiture. Il y a
des illustres qui sont de l’Académie et qui n’y vont jamais ; une fois reçus,
ils croiraient perdre leur temps ou diminuer de leur importance en y mettant les
pieds. Déjà Voiture était comme cela : homme du monde et de Cour, délicat à
l’excès et dégoûté, un peu dédaigneux des gens de lettres, il craignait
apparemment de s’ennuyer parmi eux ou de retomber en bourgeoisie, et il restait
dans ses belles et fines sociétés. Sa négligence académique était passée en
proverbe. Mais un jour, un ordre précis arrive de Ruel où était le cardinal, à
tous ceux qui font partie de l’Académie, d’avoir à opter dans trois jours ou d’y
donner leurs soins et leurs assistances régulières, lorsqu’ils seront à Paris et
qu’ils ne seront point malades, ou de faire
Et cet ordre sérieux, et témoigné par M
mela duchesse d’Aiguillon qui y était présente, a eu un tel effet, nous dit Chapelain, que notre homme (Voiture) s’est résolu de contraindre son libertinage et de venir plutôt à l’Assemblée en enrageant que de la négliger comme il l’avait fait, de peur d’attirer sur lui l’indignation de celui qui peut toutes choses. La nouvelle s’en est répandue partout où il est connu, et amis et ennemis s’en sont réjouis presque également, et lui en ont fait des huées qui le persécutent : l’Académie même ne s’en est pas abstenue, et s’est réjouie, en sa présence et à ses dépens, de l’avoir vu venir par force au lieu où il faisait profession de ne point venir de son bon gré.
Voilà les termes de Chapelain se moquant de Voiture avec raison, et cette fois, il en devient presque léger.
Au milieu des éloges que mérite M. Livet pour sa complète et très curieuse
édition, qu’il me permette de lui adresser deux critiques sur deux endroits. À
propos d’une phrase de d’Olivet qui dit dans son article de Balzac : « Jusques à
François Ier, notre langue fut assez négligée. Elle
sortit du chaos, pour ainsi dire, avec les sciences et les arts, dont ce prince
fut plutôt le père que le restaurateur. En peu de temps, à la vérité, elle fit
d’étonnants progrès, ainsi que nous le voyons par les écrits d’Amyot, pour la
prose, et de Marot pour les vers ; mais, attentifs à leurs plus pressants
besoins, les écrivains de ce temps n’allaient pas tant à polir notre langue qu’à
l’enrichir » ; à propos de ce passage, M. Livet prend le soin de faire la
remarque suivante : « La connaissance imparfaite de notre ancienne littérature a
égaré Despréaux dans son Art poétique ; nous invoquons la Art poétique, qui
en traitent d’ailleurs très élégamment ; mais on ne saurait dire précisément
qu’il s’est égaré, en ne s’avançant pas au-delà de ce qu’on
savait bien de son temps. Je crois qu’il y a plus de chances pour qu’on s’égare
aujourd’hui en croyant si bien savoir ces antiques et lointaines choses. Il y a
des gens qui parlent d’un grand siècle littéraire de saint Louis, comme s’ils le
voyaient aussi clairement que le siècle de Louis XIV.
À un autre endroit, d’Olivet, parlant de La Bruyère, a dit : « Tout est mode en
France : Les Caractères de La Bruyère n’eurent pas plutôt paru
que chacun se mêla d’en faire » ; et M. Livet croit devoir ajouter en note, par
manière de restriction : « La Bruyère est moins original qu’on ne le dit ici. La
mode des portraits datait des romans de Mlle de Scudéry. On
connaît le fameux recueil dédié à Mademoiselle, et où l’on voit plusieurs
portraits de sa façon. La Bruyère, avec un style tout personnel, a imité un
genre déjà créé. » Je sais que, de nos jours, des bibliophiles enthousiastes,
qui avaient sans doute, ce jour-là, sous les yeux un bel exemplaire des
portraits dédiés à Mademoiselle, se sont écriés que ce recueil était l’origine
du genre des portraits, et que, sans ce précédent, La Bruyère peut-être n’aurait
pas fait les siens. Mais ce sont là des boutades que la froide critique ne
saurait accueillir. L’originalité de La Bruyère n’est pas d’avoir
Je suis donc plus favorable à l’abbé d’Olivet que son éditeur lui-même, et je pense qu’il ne faut pas se hâter de le déclarer en faute pour ce qui est du jugement : c’était un bon esprit, bien qu’un peu sec. Mais je n’ai que des éloges à donner à M. Livet pour tout ce qui est recherche et curiosité d’érudition.
Et puisque j’en suis sur ce sujet de l’Académie, un des sujets les plus nationaux en France, dont tout le monde parle, qu’il est, ce semble, si aisé de connaître, et dont pourtant on raisonne si souvent à faux, je demande à rappeler quelques faits et à présenter quelques observations sans beaucoup de suite et dans le pêle-mêle où elles me viendront.
On parle toujours des fauteuils académiques. Voici leur véritable histoire. À
l’origine, et quand déjà l’Académie siégeait au Louvre, il n’y en avait que
trois pour les trois officiers de l’Académie, le directeur, le chancelier, et le
secrétaire perpétuel. Ce fut à l’occasion de l’élection de La Monnoye que les
choses changèrent (décembre 1713). La Monnoye était un homme de lettres
spirituel, instruit, médiocre pour le talent (excepté quand il fredonnait dans
le patois bourguignon), mais universellement goûté et estimé de sa personne, un
lauréat blanchi dans les concours ; toutes ces heureuses médiocrités se
complétèrent et firent de lui un candidat sans pareil ; il fut reçu à
l’unanimité, et Louis XIV, qu’il avait célébré tant de
L’affaire de l’Académie, monsieur, s’est passée avec tout l’agrément possible pour moi : on convient que depuis qu’elle est établie, il n’y a pas d’exemple d’académicien reçu avec une pareille distinction. Je n’ai garde de l’attribuer à mon mérite qui est trop mince : elle est due au crédit seul de M. le cardinal d’Estrées et de M. l’abbé son neveu, qui, sans aucun mouvement de ma part, m’ont gagné l’unanimité des suffrages. Il est même arrivé quelque chose de mémorable dans l’Académie à cette occasion : c’est que n’y ayant dans cette compagnie que les trois officiers, le directeur, le chancelier, et le secrétaire, qui eussent des fauteuils, les cardinaux, à qui l’on n’en voulait pas accorder, à moins qu’ils ne fussent dans l’une des trois charges, refusaient par cette raison d’assister aux assemblées. L’embarras était donc grand de la part de M. le cardinal d’Estrées, qui ne pouvait me donner sa voix sans entrer à l’Académie, et qui ne pouvait d’ailleurs se résoudre à y entrer qu’il n’eût un fauteuil. Les deux autres cardinaux académiciens, savoir M. le cardinal de Rohan et M. le cardinal de Polignac, en ayant conféré avec lui, le dernier se chargea d’en parler au roi, qui leva la difficulté, en ordonnant que désormais tous les académiciens eussent des fauteuils. Deux cardinaux, par ce moyen, honorèrent de leur présence mon élection. M. le cardinal de Rohan, retenu par la goutte, eut la bonté de me faire témoigner par un gentilhomme, que, sans cette incommodité, il n’aurait pas manqué de se trouver à l’assemblée pour me donner sa voix. Je vous prie de ne communiquer à personne ces particularités, qu’on s’imaginerait peut-être que je fais vanité de publier…
Telle est la version authentique. Maintenant, ces quarante
fauteuils de l’ancienne Académie ne se sont pas transmis à la nouvelle. Pour les
curieux et ceux qui tiennent à savoir par le menu ce qu’il y a de réel dans une
métaphore, je dirai même que dans nos séances particulières il n’y a pas de
fauteuils, mais seulement de bons sièges. On a quelquefois donné la série des
académiciens par fauteuil : à chaque élection nouvelle d’un membre, on ne manque
guère de dire qu’il occupe le fauteuil qu’ont successivement
On a noté, d’après les Mémoires de Perrault, le moment où les
séances de l’Académie devinrent publiques pour le beau monde, pour la fleur des
courtisans, dans la salle du Louvre ; ce fut Fléchier qui inaugura le compliment
ou discours de réception débité solennellement devant un cercle choisi (1673).
Mais il faut ajouter comme innovation non moins capitale la première
introduction des femmes aux séances académiques. Cette introduction n’eut lieu
pour la première fois que trente ans après, et encore presque à la dérobée
d’abord. Ce furent les filles de Chamillart le ministre qui voulurent assister,
elles et leurs amies, du fond d’une tribune qu’on leur ménagea, à la réception
de l’évêque de Senlis, leur oncle (7 septembre 1702), et pour s’en moquer. Mais
Les discours ou morceaux d’éloquence à couronner chaque année n’étaient d’abord,
d’après la fondation première de Balzac, que des sermons moraux, de vrais
sermons sur un texte donné de l’Écriture, et le discours qui avait le prix ne
paraissait qu’avec l’approbation de deux docteurs de Sorbonne. Cela devenait
ridicule. Dans la seconde moitié du eÉloge de La Fontaine, M. Villemain dans ce premier et charmant
Éloge de Montaigne. L’Académie a été tout récemment
heureuse encore dans le concours sur Vauvenargues. Mais trop souvent,
aujourd’hui, on nous envoie à juger des notices sèches, des biographies longues,
informes, farcies de dates et de citations. J’estime l’étude, je la réclame,
mais intérieure, s’il se peut, et ne s’affichant pas. Aujourd’hui, le document
prime tout ; il opprime l’agrément et le talent. On oublie que, par ces concours
qu’elle ouvre à l’émulation des jeunes auteurs, l’Académie semble dire :
« Jeune homme, avancez, et là, sur ce parquet uni, au son d’une flûte très
simple, mais au son d’une flûte, exécutez devant nous un pas harmonieux ;
débitez-nous un discours élégant, agréable, justement
Une bonne nouvelle cependant : le dictionnaire de l’Académie, non pas celui de
l’usage, qui est dans les mains de tout le monde, et qui peut suffire quelque
temps encore jusqu’à une prochaine révision, mais le dictionnaire historique commencé depuis quinze ans, — un fascicule important de ce
dictionnaire si complet, si riche en citations, si intéressant même à la lecture
(chose rare pour un dictionnaire), va paraître avec un avertissement du savant
rédacteur M. Patin ; ce premier fascicule qui, tout important qu’il est, n’est
lui-même qu’un essai, sera dans quelques jours présenté à M. le ministre de
l’Instruction publique. L’avertissement de M. Patin rappelle la belle préface
que Vaugelas a mise en tête de ses Remarques ; et par ce côté
l’Académie se montre fidèle, en l’étendant plutôt qu’en la restreignant, à sa
mission première.
me du Deffand deux recueils
épistolaires : l’un, publié en 1809, en deux volumes intitulés Correspondance de M me du Deffand avec d’Alembert,
Montesquieu, le président Hénault…, qui est moins un recueil des
lettres mêmes de M
À part un petit nombre de lettres inédites de Mme du Deffand
à Horace Walpole et de Voltaire à elle, qui s’y rencontrent par hasard et qui
sont jetées çà et là, la correspondance se passe régulièrement et se renferme
tout entière entre trois personnes, Mme du Deffand, la
duchesse de Choiseul et l’abbé Barthélemy. Le duc de Choiseul n’intervient
directement que par quelques petits billets très courts ; mais il y est question
de lui presque dans chaque lettre.
La correspondance, commencée en mai 1761, pendant les beaux jours du ministère de
M. de Choiseul, se continue et dure sans interruption, sans ralentissement,
jusqu’au 20 août 1780, un mois avant la mort de Mme du
Deffand. Elle devient surtout très vive et très animée depuis la chute de
M. de Choiseul et à dater de l’exil de Chanteloup. On peut même dire qu’on ne
connaît bien la vie de Chanteloup et cet exil triomphant, qu’on ne s’en peut
faire une juste et entière idée qu’après avoir lu ces lettres qui en sont comme
un bulletin confidentiel, où l’enthousiasme des intimes et des intéressés ne
faiblit pas un seul instant.
La nouveauté de cette correspondance est la duchesse de Choiseul, que l’on
connaissait déjà pour son mélange de grâce et de raison d’après les témoignages
bon garçon, tout à tous,
vrai trésor de société, ayant des heures pourtant où il regrette sourdement
l’indépendance du cabinet et les libres délices de l’étude. Celle qui y
gagnerait le moins serait encore Mme du Deffand ; cependant,
tout considéré, elle n’y perd pas, et, selon la remarque de l’ingénieux éditeur,
elle s’y montre mieux encore peut-être que dans la correspondance avec Walpole,
telle que les plus bienveillants aimaient à la voir, « plus sensible
qu’affectueuse, et plus découragée qu’incapable d’aimer les autres ou
soi-même ». Elle s’ennuie ; elle se juge, et plus sévèrement qu’on ne le lui
demande ; elle se défie des autres et surtout d’elle-même ; elle ne croit pas
possible qu’on l’aime véritablement, elle admet tout au plus qu’on la supporte :
« Je ne puis que vous être à charge, répète-t-elle sans cesse à Mme de Choiseul, qui voudrait la posséder à Chanteloup ; je ne puis
contribuer au plaisir, à l’amusement ; je ne devrai qu’à vos vertus, tranchons
le mot, à votre compassion, de me souffrir auprès de vous ! » Elle ne se
trompait qu’à demi ; la duchesse de Choiseul, communiquant plus tard ce même
recueil de lettres à M. de Beausset (le futur cardinal), disait : « Les lettres
de Mme du Deffand ont pour elles le charme du naturel ; les
expressions Pitié,
c’est le sentiment qu’elle inspire. Pauvre femme ! est encore
le mot qui revient le plus naturellement sur elle après cette lecture ; mais il
faut ajouter aussitôt : jugement droit et net, excellent esprit, langue encore
excellente.
Mme de Choiseul a été saisie et crayonnée par Horace Walpole
en quelques traits qui sont bien d’un peintre compatriote de Spencer et de
Shakespeare :
Ma dernière nouvelle passion, et aussi, je pense, la plus forte, écrivait-il pendant un séjour à Paris (
janvier 1766), est la duchesse de Choiseul. Son visage est joli, pas très joli ; sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine d’attentions, avec la plus heureuse propriété d’expression, et la plus grande vivacité de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie. Un amant, si elle était femme à en avoir, pourrait désirer que l’allégorie finisse ; mais nous, nous disons : Que cela ne finisse jamais !
Et encore, dans une des lettres suivantes :
La duchesse de Choiseul n’est pas très jolie, mais elle a de beaux yeux ; c’est un petit modèle en cire, à qui l’on n’a point permis pendant quelque temps de parler, l’en jugeant incapable, et qui a de la timidité et de la modestie : la Cour ne l’a pas guérie de cette modestie ; la timidité est rachetée par le son de voix le plus touchant, et se fait oublier dans le tour élégant et l’exquise propriété de l’expression. Oh ! c’est bien la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf de fée ! Si juste dans ses paroles, dans ses pensées ; si attentive, et d’un si bon naturel ! Chacun l’aime, excepté son mari, qui lui préfère sa propre
sœur, la duchesse de Grammont, une grande amazone, fière, hautaine, qui aime et qui hait selon ses caprices, et qui est détestée. M mede Choiseul, passionnément éprise de son mari, a été le martyr de cette union : elle a fini par se soumettre de bonne grâce ; elle a gagné un peu de crédit sur lui et passe pour l’idolâtrer toujours. — Mais j’en doute, ajoute Walpole, elle prend trop de peine pour le faire croire.
Walpole en ceci se trompait. L’attitude de Mme de Choiseul était d’accord avec la vérité : elle resta bien
sincèrement, bien tendrement éprise de l’homme dont elle était glorieuse, dont
elle disait que ce n’était pas seulement le meilleur des
hommes, que « c’était le plus grand que le siècle eût
produit », et de qui elle écrivait un jour avec une ingénuité charmante : « Il
me semble qu’il commence à n’être plus honteux de moi, et c’est déjà un grand
point de ne plus blesser l’amour-propre des gens dont on veut être aimé. » Elle
eut fort à s’applaudir de l’exil de Chanteloup et fut seule peut-être à en
savourer pleinement les brillantes douceurs ; elle y voyait surtout le moyen de
garder plus près d’elle l’objet de son culte, et, sinon de le reconquérir tout
entier, du moins de le posséder, de le tenir sous sa main, de ne le plus perdre
de vue un seul jour.
Une plaisanterie fondamentale règne dans cette correspondance et y donne le ton.
Mme du Deffand avait eu une grand-mère, qui avait épousé
en secondes noces un duc de Choiseul : elle avait donc eu une duchesse de
Choiseul pour grand-maman. Née trente ou quarante ans avant la
nouvelle duchesse de Choiseul, elle s’amuse à intervertir les rôles et les âges,
à la confondre avec son homonyme, grand-papa et grand-maman, de même
qu’eux, en parlant d’elle, la traitent de petite-fille. C’est
l’alpha et l’oméga de chaque lettre ; c’est le prétexte à gentillesses et à
enfantillages, quand il n’y a rien de mieux : passons là-dessus.
Voulez-vous une duchesse de Choiseul à Versailles, la femme du premier ministre,
à sa toilette et dans toutes ses pompes, courtisée, entourée, excédée de soins
et d’hommages, sans une minute à elle, et essayant de raconter à bâtons rompus
sa matinée, sa journée envahie ? — Mme du Deffand, dans une
lettre, lui avait parlé de gens de Versailles qu’elle voyait à Paris ; elle lui
promettait de la faire souper avec eux à son prochain voyage ; voici la
réponse :
Faites-moi grâce, ma chère enfant, des gens de Versailles ; il y a, comme vous dites fort bien, cinq mois que j’y suis ; j’y croirais être encore… Plus vous aurez de monde, plus je serai distraite du plaisir de vous voir ; on me distrait à présent du plaisir de vous écrire, et l’on me désespère. Je viens de m’arracher de mon lit pour achever une frisure commencée d’hier ; quatre pesantes mains accablent ma pauvre tête. Ce n’est pas le pire pour elle ; j’entends résonner à mes oreilles le fer, les papillottes ; il est trop chaud…
Quel ajustement madame mettra-t-elle donc aujourd’hui ?… Cela va avec telle robe… Angélique, faites donc le tocquet ; Marianne, apprêtez le panier(vous entendez bien que c’est la suprêmeTintinqui ordonne ainsi). Elle a beaucoup de peine à nettoyer ma montre avec un vieux gant ; elle me fait voir que le fond en est toujours noir. Ce n’est pas tout : un militaire pérore de l’expulsion des jésuites ; deux médecins parlent, je crois, de guerre, ou se la font peut-être ; un archevêque me montre une décoration d’architecture ; l’un veut attirer mes regards, l’autre occuper mon esprit, tous obtenir mon attention : vous seule intéressez mon cœur. On me crie de l’autre chambre :Madame, voilà les trois quarts ; le roi va passer pour la messe. — Allons ! vite ! vite ! mon bonnet, ma coiffe, mon manchon, mon éventail, mon livre ! ne scandalisons personne. Ma chaise, mes porteurs ; partons ! — J’arrive de la messe ; une femme de mes amies entre presque aussitôt que moi ;elle est en habit ; mon très petit cabinet est rempli de la vastitudede son panier. Elle veut que je continue : « Je n’en ferai rien, madame ; je ne serai pas assez mon ennemie pour me priver du plaisir de vous voir et de vous entendre… » Enfin elle est partie ; reprenons ma lettre ; mais on vient me dire que le courrier de Paris va partir : « Il demande si madame n’a rien à lui ordonner. » — « Et si fait, vraiment ! J’écris à ma chère enfant ; qu’il attende. » Une jeune Irlandaise vient me solliciter pour une grâce que je ne lui ferai pas obtenir ; un fabricant de Tours vient me remercier d’un bien que je ne lui ai pas procuré. Celui-ci rient me présenter son frère que je ne verrai pas ; il n’y a pas jusqu’à MlleFel[NdA] Célèbre chanteuse de l’Opéra. qui arrive chez moi.J’entends le tambour ; les chaises de mon antichambre sont culbutées ; ce sont les officiers suisses qui se précipitent dans la cour.
Le maître d’hôtel vient demander si je veux qu’on serve ? Il m’avertit que le salon est plein de monde, que monsieur est rentré, qu’il a demandé à dîner. — Allons donc, il faut finir. Voilà le tableau exact de tout ce que j’ai éprouvé hier et aujourd’hui en vous écrivant, et presque tout cela à la fois ; jugez si je suis lasse du monde et si vous devez vous donner tant de peine pour m’en procurer ; jugez aussi si je vous aime pour pouvoir m’occuper de vous, et comme votre pauvre grand-maman est impatientée, tiraillée, harcelée ! Plaignez-la, aimez-la, et vous la consolerez de tout .
Mais ceci n’est que la grande dame en représentation : je l’aime
mieux les jours de tranquillité et d’active raison. Il faut entendre cette jolie
petite personne, cette jolie chose, avec sa mignonne figure de cire, s’animer,
parler des choses publiques, de la littérature, des auteurs, de Rousseau, de
Voltaire, de l’impératrice Catherine, les remettre à leur place, causer,
disserter (car elle disserte quand elle se sent à l’aise, là est peut-être un
léger défaut) ; il faut l’entendre en ces moments se révolter, s’indigner, jeter
feu et flamme : elle n’a plus d’hésitation alors ni de timidité ; elle dit tout
ce qu’elle pense, tout ce qu’elle a sur le cœur ; c’est la réflexion qui déborde
me du Deffand, le grand Abbé, et nous-mêmes elle nous étonne. Elle a
des maximes, des principes qui contrastent avec sa date, avec sa jeunesse, avec
son air enfant :
Défions-nous surtout de ceux qui s’élèvent avec tant d’acharnement contre ce qu’ils nomment les préjugés reçus dans la société. S’ils ont examiné les sociétés, ils verront que les lois n’ont pu prévoir et statuer que sur des choses positives ; elles peuvent être l’effroi des criminels et le frein des crimes, mais les préjugés sont le seul frein des mœurs. Et les gouvernements sont également fondés sur les mœurs et sur les lois ; détruisez les uns ou les autres, et vous renverserez l’édifice…
L’emploi de l’esprit aux dépens de l’ordre public est une des plus grandes scélératesses, parce que de sa nature elle est ou la plus impunissable ou la plus impunie ; et de toutes la plus dangereuse, parce que le mal qu’elle produit s’étend et se promulgue par la peine même infligée au coupable, et des siècles après lui. Cette espèce de crime est une semence, c’est la mauvaise ivraie de l’Évangile.
Un véritable citoyen servira sa patrie de son mieux par son esprit et par ses talents, mais n’ira pas écrire sur le pacte social pour nous faire suspecter la légitimité des gouvernements et nous accabler du poids des chaînes que nous n’avions pas encore senties. Je me suis toujours méfiée de ce Rousseau, avec ses systèmes singuliers, son accoutrement extraordinaire et sa chaire d’éloquence portée sur les toits des maisons ; il m’a toujours paru un charlatan de vertu.
Mme du Deffand s’était choquée d’un passage,
dans une feuille de Fréron, où il était parlé insolemment
d’Horace Walpole, à l’occasion de sa lettre de mystification à Jean-Jacques.
Elle s’en plaignit au grand-papa, c’est-à-dire au premier
ministre, pour qu’on châtiât Fréron : de quoi Horace Walpole, dès qu’il le sut,
se montra très contrarié : « Nous aimons tant la liberté de l’imprimerie,
disait-il, que j’aimerais mieux en être maltraité que de la supprimer. » Fréron
n’avait fait, d’ailleurs, que rapporter un ouvrage traduit de l’anglais, et il
n’y avait me de Choiseul avait été mise en mouvement pour cette
affaire, mais elle sent vite qu’il faut se mêler le moins possible de toutes ces
tracasseries où assez d’autres se complaisent :
Ne nous fourrons pas, ma chère enfant, dans les querelles littéraires ; si nous nous en sommes mêlées, c’était pour en tirer notre ami, et non pour y entrer : elles ne sont bonnes qu’à déprécier les talents, mettre au jour les ridicules. Mais, entre nous soit dit, il doit nous être assez agréable de voir les tyrans de nos opinions se détruire par les mêmes arguments qu’ils ont employés pour subjuguer nos esprits. C’est le plus sûr moyen de nous soustraire à leur domination en profitant de leurs lumières.
Mme du Deffand, au reste, était tout à fait de
cet avis ; depuis surtout que Mlle de Lespinasse avait fait
défection et s’était retirée d’auprès d’elle, emmenant à sa suite quelques-uns
des coryphées de l’école encyclopédiste, elle était très opposée à tout ce qui
ressemblait à des intérêts de parti philosophique ou littéraire : et comme
Voltaire, dont c’était le malin plaisir, essayait de provoquer Walpole, de
l’amener, par pique et par agacerie, à une discussion en règle sur le mérite de
Racine et de Shakespeare, comme de plus il paraissait d’humeur à chicaner les
deux dames au sujet de La Bletterie qu’elles protégeaient et qu’il n’aimait pas,
Mme de Choiseul écrivait encore à sa vieille amie :
Je crois que nous ferons bien de le laisser tranquille ; car, pour moi, je ne veux pas entrer dans une dispute littéraire : je ne me sens pas en état de tenir tête à Voltaire. Puis, l’animadversion des gens de lettres me paraît la plus dangereuse des pestes. J’aime les lettres, j’honore ceux qui les professent, mais je ne veux de société
avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu’en portrait. J’entends d’ici la petite-fille qui dit : La grand-maman a raison, il semble qu’elle ait mon expérience! Avouez, ma chère enfant, qu’il n’y a que notre très cher et bon abbé qui se soit garanti de leur venin : c’est qu’il n’a sa supériorité que pour lui, son bel esprit que pour nous, et son bon esprit pour tout le monde. Aussi les craint-il presque autant que nous !
Ainsi Mme de Choiseul et Mme du Deffand confondaient leurs sentiments de prudence et de
bienséance à cet égard, ne faisant d’exception, entre les gens de Lettres, que
pour leur sage et doux Anacharsis.
La plus jeune des deux était pleine de bons conseils pratiques, et elle les donnait sans fadeur, elle les relevait par une vivacité de tour et d’expression qui justifie bien pour nous l’éloge d’Horace Walpole :
(
Chanteloup, 17 mai 1767.) Vous me parlez de votre tristesse avec la plus grande gaieté, et de votre ennui de la façon du monde la plus amusante. Vous faites donc aussi du courage, ma chère enfant ? C’est ce qu’on a de mieux à faire quand on n’en a pas. Entreen faire et en avoir, il y a loin ; mais c’est pourtant à force d’en faire qu’on en acquiert. Oh ! combien j’en ai fait dans ma vie !Faire du couragen’est point, je le sais bien, une expression française ; mais je veux parler ma langue avant celle de ma nation, et nous devons souvent à l’irrégularité de nos pensées celle des expressions, pour les rendre telles qu’elles sont. De tout ceci, je conclus que vous êtes malade et ennuyée, et cela me fâche ; vous êtes triste et ennuyée parce que vous êtes malade, et vous êtes malade parce que vous êtes triste et ennuyée. Soupez peu, ouvrez vos fenêtres, promenez-vous en carrosse, et appréciez les choses et les gens. Avec cela, vous aimerez peu, mais vous haïrez peu aussi ; vous n’aurez pas de grandes jouissances, mais vous n’aurez pas non plus de grands mécomptes, et vous ne serez plus triste et ennuyée, et malade. Écrivez-moi toujours dans vos moments de tristesse ; ce sera une dissipation. Ne craignez pas de me faire partager votre ennui ; je ne partagerai que vos sentiments, et j’en aurai toujours un infiniment tendre pour vous.
Je ne sais si je me trompe, mais cette lettre me paraît d’un ton
tout moderne, plus moderne que me du
Deffand. Le tour en est essentiellement neuf et distingué. Une telle lettre
pourrait être écrite de 1800 à 1820, par une Mme de
Beaumont, par une duchesse de Duras, par une de ces femmes de cœur et de pensée
qui ne sont déjà plus du e
La disgrâce arrive ; M. de Choiseul est exilé à Chanteloup : on sait avec quel honneur ! En voyant ces témoignages de l’estime et de la faveur publique, le cœur de la duchesse se remplit d’un sentiment d’orgueil, de satisfaction, d’ivresse conjugale ; elle déborde, elle est comblée et fière ; elle proclame cet exil heureux, et, du moins pour son compte, elle n’en voudrait rien rabattre ; l’exercice même du pouvoir lui paraîtrait moins enviable et moins doux. Et comme on lui exprimait des craintes que ces manifestations trop marquées n’irritassent les ennemis, et ne provoquassent peut-être de nouvelles rigueurs :
Que voulez-vous donc que l’on nous fasse encore ? écrit-elle ; le roi ne frappe pas à deux fois… La terreur a gagné nos amis au point qu’il y en a qui craignent que l’intérêt public même n’aigrisse contre nous. Je crois bien qu’il aigrira ! mais en même temps, si on voulait nous faire plus de mal, ce serait lui qui retiendrait ; on n’oserait pas : il y aurait révolte générale. Qu’on le laisse donc aller cet intérêt, il est trop flatteur pour nous en priver. Qu’on le perpétue, s’il est possible ! Il assure la gloire de mon mari ; il le récompense de douze ans de travaux et d’ennuis ; il le paye de tous ses services ; nous pouvions l’acheter encore à plus haut prix, et nous ne l’aurions pas cru trop payer par le bonheur immense, et d’un genre nouveau, dont il fait jouir. M. de Choiseul le sent bien, et pour moi, il faut vous l’avouer, j’en ai la tête tournée…
Ainsi la voyons-nous s’exalter héroïquement pour son seigneur et
maître ; tous ses intérêts sont les siens ; elle les embrasse sans calcul, sans
réserve ; elle s’exagère sa gloire ; elle la voit pure et sans tache : si on
hésite, si on n’accorde pas tout, si on
(
Chanteloup, janvier 1771.) Vous voulez que je vous parle de tout ce que je sens, de tout ce que je fais, de tout ce que j’éprouve ! je n’ai plus d’étouffements ; le voyage les a absolument guéris. Je ne me suis point enrhumée. Nos chambres commencent à s’échauffer, grâce au papier qui calfeutre toutes les fenêtres et aux peaux de mouton qui entourent toutes les portes. Nos cheminées commencent aussi à fumer un peu moins… Nous faisons assez bonne chère, nous passons des nuits fort tranquilles, et toute la matinée à nous parer de perles et de diamants comme des princesses de roman. Je n’ai jamais été si bien coiffée ni si occupée de ma parure que depuis que je suis ici. Je veux redevenir jeune, et si je peux, jolie ! Je tâcherai au moins de faire accroire au grand-papa que je suis l’une et l’autre, et comme il aura peu d’objets de comparaison, je l’attraperai plus facilement.
Mme de Grammont pourtant était présente, et
partageait habituellement le même exil. Ici, dès le premier jour, cédant à un
mouvement généreux, les rivalités ont désarmé, et, sans tout à fait abjurer le
fond, on se concerte à l’envi pour adoucir l’exil de l’heureux mortel que la
veille encore on se disputait. Le traité de paix que Mme de
Choiseul signe avec sa belle-sœur dans une première entrevue en présence de son
mari, les conditions qu’elle pose, les limites qu’elle établit nettement et
qu’elle trace autour d’elle, chez elle, en épouse dévouée autant qu’en maîtresse
de maison accomplie, tout cela est d’une personne bien ferme, bien délicate,
parfaitement douce et sans humeur, mais qui veut qu’on la compte, capable de
plus d’un sacrifice, excepté de me de Grammont, à la longue, finit même
par gagner quelque chose non seulement dans l’estime, mais dans l’affection de
celle qu’elle avait trop longtemps froissée. Si l’on était encore sensible à ces
subtilités d’un ancien monde, je dirais qu’on assiste véritablement au triomphe
du procédé.
On tirerait de ces lettres de quoi décrire dans le plus grand détail un idéal
d’exil ministériel au eme de Choiseul ou par ceux du grand
abbé, est un Éden. Mais les agréables incidents qui viennent en égayer et en
diversifier le tableau disparaissent pour nous devant une réflexion plus
sérieuse. Que d’illusion dans cette ivresse, dans cette longue ovation d’une
disgrâce où la mode jouait et s’essayait à la popularité, dans cet espoir,
secrètement nourri et toujours présent, d’un futur rappel et d’une rentrée
triomphante aux affaires ! Quelle illusion dans cette gloire qu’on prétend
éterniser, dans ce bâtiment de quarante mille écus élevé à l’une des extrémités
de la pièce d’eau, vraie pagode où se lisaient gravés sur le marbre tous les
noms des visiteurs en ces quatre années, avec cette inscription de la façon de
l’abbé Barthélemy : « Étienne-François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages
d’amitié, de bonté, d’attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand
nombre de personnes empressées à se rendre en ces lieux, a fait élever ce
monument pour éterniser sa reconnaissance. » Que cet obélisque ministériel,
inauguré dix ans avant la Révolution française, me de Choiseul, à la
mort de son mari, se retira dans le couvent des Récolettes, pour pouvoir
payer les immenses dettes qu’il laissait et faire honneur à sa mémoire. Dans
les dernières années de sa vie, elle logeait rue Saint-Dominique, dans un
appartement de l’hôtel habité depuis par le maréchal Soult. Un jour, sous le
Directoire ou sous le Consulat (car elle ne mourut qu’à la fin de 1801),
M. Pasquier l’allant voir la trouva fort émue. Il lui en demanda la cause,
craignant que ce ne fût quelque mauvaise nouvelle. « Non pas. Imaginez que
tout à l’heure on m’annonce qu’un homme de Chanteloup est là qui veut me
parler. Je dis qu’on le fasse entrer : je vois un homme grand, assez bien
mis, qui me demande si je ne le reconnais pas : — Est-ce que vous ne vous
souvenez pas. Mme la duchesse, de Petit Pierre qui
ramassait des cailloux sur les routes et pour qui vous étiez si bonne, quand
vous passiez, en le voyant plein de cœur à l’ouvrage ? C’est moi qui suis ce
Petit Pierre. Vous m’avez demandé un jour ce qu’il me faudrait pour me
mettre dans mes affaires ; vous m’avez acheté un âne et une charrette ; ça
m’a porté bonheur. J’ai travaillé, j’ai fait mon chemin… Je suis devenu
entrepreneur de routes… Savez-vous que je suis maintenant un des premiers
dans ma partie… Je suis riche… Mais, Mme la duchesse,
c’est que tout cela vous appartient, on dit que vous n’êtes pas à l’aise. Je
viens vous rendre ce qui est à vous… » On peut juger de l’émotion de Mme de Choiseul en racontant cette visite inattendue ;
des larmes altéraient sa voix.
L’abbé Barthélemy gagnera, ai-je dit, à la publication de ces lettres nouvelles
dont un bon nombre sont de lui. Non pas qu’on ne puisse trouver aujourd’hui ses
descriptions bien souvent longues et tirées, ses grandes chroniques de
Chanteloup fades et traînantes, ses plaisanteries froides et compassées : il
faudrait une magie de plume qu’il n’a pas pour nous faire repasser avec plaisir
sur la monotonie de ces journées heureuses. Disons-nous, pour être justes, me de Choiseul : je ne sais si,
comme Walpole, il l’avait prise d’abord pour la reine d’une allégorie ; mais il
était certainement très patient ; il ne paraît pas avoir jamais désiré que le
nuage doré se dissipât ni que l’allégorie s’évanouît. Un jour pourtant que Mme du Deffand, dans sa curiosité de femme ennuyée, l’avait
interrogé à un peu plus près sur ses sentiments, sur la manière dont il était
avec Mme de Grammont et dont il se gouvernait entre elle et
Mme de Choiseul, outrepassant un peu dans sa réponse le
sens et la portée de la question, il ajoutait, après quelque
éclaircissement :
Voilà tout ce que je puis vous dire sur ce sujet. Je suis très touché de la curiosité que vous m’avez témoignée à cet égard ; elle ne vient que de l’intérêt que vous avez pour moi, et cet intérêt sera satisfait de ma réponse ; car si vous mettiez à part les préventions favorables que vous m’accordez, vous verriez que je suis fort heureux d’être si bien traité. Au fond, je ne suis pas aimable ; aussi n’étais-je pas fait pour vivre dans le monde : des circonstances que je n’ai pas cherchées m’ont arraché de mon cabinet, où j’avais vécu longtemps, connu d’un petit nombre d’amis, infiniment heureux parce que j’avais la passion du travail, et que des succès assez flatteurs, dans mon genre, m’en promettaient de plus grands encore. Le hasard m’a fait connaître le grand-papa et la grand-maman : le sentiment que je leur ai voué m’a
dévoyéde ma carrière.Vous savez à quel point je suis pénétré de leurs bontés ; mais vous ne savez pas qu’en leur sacrifiant mon temps, mon obscurité, mon repos, et surtout la réputation que je pouvais avoir dans mon métier, je leur ai fait les plus grands sacrifices dont j’étais capable ; ils me reviennent quelquefois dans l’esprit, et alors je souffre cruellement. Mais comme, d’un autre côté, la cause en est belle, j’écarte comme je puis ces idées, et je me laisse entraîner par ma destinée. Je vous prie de brûler ma lettre. J’ai été conduit à vous ouvrir mon cœur par les marques d’amitié et de bonté dont toutes vos lettres sont remplies. Ne cherchez pas à me consoler : assurément je ne suis pas à plaindre. Je connais si bien le prix de ce que je possède, que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre. Au nom de Dieu, ne laissez rien transpirer de tout ceci, ni dans vos lettres ni dans vos conversations avec la grand-maman : elle s’affligerait si elle pouvait soupçonner que je regrette encore quelque chose. Ne vous affligez pas vous-même pour moi ; car ces regrets ne sont pas de longue durée, et je sens tous les jours qu’ils deviennent moins vifs. Il n’en est pas de même des sentiments qui m’attachent à vous.
Si l’abbé Barthélemy reçut beaucoup de ses nobles amis, il leur apporta donc aussi beaucoup du sien en retour ; il leur sacrifiait plus qu’il ne laissait voir ; il en avait conscience, en même temps qu’il en gardait pour lui le secret : tout cela l’honore.
Mme du Deffand, au milieu des impatiences ou des sourires que
font naître ses plaintes continuelles, a, en général, un mérite : elle est vraie. Elle se montre à nous telle qu’elle est, sans chercher
à s’embellir ; elle se rend justice, ou même elle se fait tort plutôt que de se
flatter. Toujours en doute et en défiance d’être aimée, elle a le désir de
l’être. Dans un âge si avancé, elle a conservé ardente, comme au premier jour,
la soif de bonheur, et elle ne sait aucun moyen de se
désaltérer. Quand on la considère dans ses relations avec Horace Walpole et avec
les Choiseul, on la voit par son meilleur côté, du côté où elle se cramponne
pour essayer d’aimer. Il y a des moments où elle se flatte du moins qu’on
l’aime, et où savez que vous
m’aimez, dit-elle à Mme de Choiseul, mais vous ne le sentez pas. » Elle semble persuadée de cette terrible et
cruelle maxime que j’ai vu professer à d’autres qu’elle, et dont le
christianisme seul fournirait le correctif ou le remède, que « connaître à fond,
et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est chose impossible ». Elle
voudrait s’en assurer par rapport à elle. On a beau dire et faire pour la
rassurer, pour la calmer ; Mme de Choiseul a beau lui
insinuer ses excellents préceptes de sagesse pratique : « En fait de bonheur, il
ne faut pas chercher le pourquoi ni regarder au comment ; le meilleur et le plus sûr est de le prendre comme il vient.
Ce n’est que du mal dont il faut rechercher les causes et les moyens, pour
arracher l’épine qui nous blesse. » Rien n’y fait. On l’invite à venir à
Chanteloup ; on l’assure du plaisir qu’elle y fera, du bonheur qu’on aura à la
posséder : elle n’ose y croire, elle manque de foi dans l’amitié comme dans le
reste. L’abbé alors la prêche ; il y a une très jolie lettre de lui, écrite de
Chanteloup, à la date du 2 février 1771 ; elle commence brusquement en ces
termes :
L’autre jour, un de nos frères cordeliers d’Amboise prêchait sur les vertus théologales, et voici l’extrait de son sermon :
« Sans la foi, l’espérance et la charité, point de salut dans ce monde ni dans l’autre. Commençons par celui-ci que nous connaissons
mieux, parce qu’il est plus voisin de nous. Tout le monde connaît la force de l’espérance et de l’amour ; mais que peuvent ces vertus sans la foi, sans la confiance qui en doit être la base ? Mes chers frères, les exemples vous persuaderont mieux que les raisons. Si une petite fille, éloignée de ses parents, leur écrivait : “J’ai l’espérance de vous aller voir ; cette espérance fait mon bonheur, parce que je vous aime autant qu’on peut aimer, mais je crains de ne pas vous paraître aimable”, on lui dirait : “Pourquoi doutez-vous qu’on vous aime, puisque vous ne voulez pas qu’on doute que vous aimez ? Ignorez-vous que la charité, suivant saint Paul, couvre la multitude des péchés ? Ignorez-vous que saint Augustin a dit : Aimez, et tout vous sera pardonné ? Ignorez-vous qu’on déplaît en effet, lorsqu’on craint toujours de déplaire ?” La défiance empoisonne ou détruit le sentiment ; elle n’est pas l’ouvrage de la nature. Voyez les enfants ; voyez avec quelle franchise ils aiment. S’ils ont des défauts, on les fouette ; mais aux premières caresses qu’on leur fait, ils viennent se jeter entre vos bras. Savez-vous pourquoi, mes chers frères ? C’est qu’ils ne calculent pas. C’est la raison qui a inventé le calcul, et, par conséquent, les soupçons, les craintes, les fausses interprétations. L’instinct ne connaît ni principes, ni conséquences, ni écarts ; c’est par l’instinct qu’on aime et qu’on est aimé véritablement. Fiez-vous à lui, mes très chers frères ; il vous guidera mieux, quand il s’agira de sentiment, que les grands raisonnements des philosophes, que la trompeuse expérience du monde, et que les sophismes dangereux de votre raison. »
Ce bon frère continua, et je m’en allai parce qu’il commençait à m’ennuyer, et que mon instinct ne peut supporter l’ennui ; cependant j’ai entrevu dans son discours quelques vérités applicables à la
petite fille…
Ainsi traitait-on cette vieille enfant malade et qui avait tant abusé et mésusé dans sa jeunesse de la faculté d’aimer, qu’elle n’en avait plus la force ni la foi dans ses derniers jours : c’était du moins quelque chose, et mieux que rien, d’en avoir gardé, à ce point, l’inquiétude et le tourment.
Elle disait d’elle encore, se comparant à Mme de Sévigné et
s’humiliant dans la comparaison (cette fois c’est à Horace Walpole qu’elle
s’adressait) :
Vous trouvez, dites-vous, mes lettres fort courtes. Vous n’aimez pas que je vous parle de moi ; je vous ennuie, quand je
vous communique mes pensées, mes réflexions ; vous avez raison ; elles sont toujours fort tristes. Vous entretenir de tel et telle, quelle part y pouvez-vous prendre ? Malheureusement je ne ressemble en rien à M mede Sévigné, je ne suis point affectée des choses qui ne me font rien ; tout l’intéressait, tout réchauffait son imagination : la mienne est à la glace. Je suis quelquefois animée, mais c’est pour un moment : ce moment passé, tout ce qui m’avait animée est effacé au point d’en perdre le souvenir.
Ce n’est pas nous qui prendrons plaisir à ajouter notre commentaire
au sien et à l’écraser du voisinage de Mme de Sévigné : oui,
Mme de Sévigné avait proprement reçu d’une fée en
naissant l’imagination, ce don magique, cette corne d’or et
d’abondance ; mais, de plus, elle avait su ménager sa vie et sa sensibilité.
Curieuse sans intérêt, avide de nouveau sans espoir de mieux, dégoûtée sans
cesser d’être agitée, Mme du Deffand écrivait un jour à Mme de Choiseul : « Que dites-vous du nouveau ministre (M. de Saint-Germain) ? Je me souviens à son occasion que
j’entendais dire souvent à feu Mme de Staal : « Je suis
charmée de faire de nouvelles connaissances ; j’espère toujours qu’elles
vaudront mieux que les anciennes : je suis du moins certaine qu’elles ne
pourront être pires. » — À quoi Mme de Choiseul répondait,
comme si on lui eût présenté du poison : « Votre citation de Mme de Staal me fait horreur. Je suis bien éloignée de penser comme
elle : il me semble que je ne suis mécontente d’aucune de mes connaissances, et
je suis enchantée de mes amis. »
Je finis sur ce mot affectueux, sorti d’une âme saine. Mme de
Choiseul a bien les honneurs de cette correspondance ; son nom doit s’ajouter
désormais à la liste des femmes qui ont bien pensé et bien errata ; une table
qui a été omise, et un errata indispensable pour réparer
quelques erreurs typographiques de noms, qui se sont glissées surtout dans
les notes : ainsi le nom de l’évêque de Lisieux, précédemment évêque de Gap
et d’Auxerre, M. Caritat de Condorcet, ne saurait se reconnaître sous la
dénomination bizarre de Cazitan de Conclaret
(tome Gouzié
(tome
Il y a des livres plus agréables que ce Journal de d’Argenson,
il n’en est guère de plus instructif pour qui sait bien lire. C’est la première
fois qu’on rencontre des mémoires intimes et politiques sur cette période du
eeJournal de d’Argenson est un de ces ouvrages
que devait rechercher M. de Tocqueville ; l’art y est aussi absent qu’on peut le
désirer, l’instinct y respire. Les contemporains appelaient le
marquis d’Argenson (pour le distinguer de son frère plus fin et plus poli)
d’Argenson la bête : on conçoit, quand on a lu et vu le balourd (comme on disait), maladroit, et s’il dut souvent le
paraître aux petits-maîtres d’alors, nous devons à cette maladresse d’apprendre
de lui, à l’état cru, quantité de choses que de plus habiles auraient
dissimulées ou arrangées à notre usage. Il met, comme on dit, les pieds dans le
plat. Son bon sens est raboteux, mais robuste. Je suis choqué, mais je suis
instruit.
Quand on prend le marquis d’Argenson à sa source, tel qu’on nous le donne
maintenant, il faut en faire son deuil tout d’abord ; il faut en passer par sa
langue. J’en parlerai aujourd’hui avec plus de liberté que je ne l’avais fait
précédemment, quand ses mémoires n’étaient que manuscrits et non exposés encore
à la pleine lumière qui fait saillir tous les défauts. Lorsque je me suis mis,
cette fois, à relire dans le beau volume de M. Rathery le Journal de d’Argenson, je sortais de la lecture de Pellisson, de ses
éloquents plaidoyers pour Fouquet, des nobles conversations qu’il rapporte de
Louis XIV ; quelle chute ! En tombant du carrosse royal, je versais sur un tas
de pierres ; je m’en sens tout meurtri encore. D’Argenson n’aime pas seulement
les vieux mots à la gauloise, victuailles, crevailles, qui,
bien placés, ont leur franchise ; il a gardé du ebarguigner ; par exemple : ains au
contraire ; — icelle ; iceluy. Ces
manières d’expressions lui viennent tout couramment, et elles entrent dans sa
phrase sans dire gare. Pour un futur ministre des Affaires étrangères, il a le
plus singulier style, bas, trivial, qui devait faire bondir les diplomates
polis : Topez là… l’Espagne tope ; pour :
l’Espagne consent ; — donner ou recevoir des nazardes. Parlant
du double jeu du duc de Savoie qui se ménage à toute fin et trahit les uns pour
les autres : « Il fit, dit-il, ce qu’ont coutume de faire les écoliers malins
dans les collèges, qu’on nomme pestards, il alla tout
divulguer. » Et encore, au sujet de M. Chauvelin : « Il a fait le misérable
traité de Séville, misérable parce que nous ne voulions pas l’exécuter, et que
c’est un embarquement violent pour ne faire que cacade, paroles de
pistolet et actions de neige. » On ne sait où il va
prendre un pareil jargon : « Un financier a le train du prince, et n’a l’état,
l’esprit et les manières que d’un poilou. » — « Je fus pouillé », pour : on me gronda. Il ne se vit jamais écrivain
plus étranger à Vaugelas et au bon usage. Maintenant qu’on fait des lexiques de
tous les auteurs et de toutes les provinces, on pourra faire un lexique curieux
du patois de d’Argenson. Il a des innovations de termes les plus inutiles :
« Nous avions toujours un grand atlas sur la table, pour suivre la position du
local des événements » ; pour dire, le lieu des événements. Il a des barbarismes tout gratuits ; parlant
d’une femme (la duchesse de Gontaut) : « Elle intrigue, elle prétend déplacer
les ministres, et avec cela elle s’est hypocrisée en quittant
le rouge… » Mais ce même il faut tirer son âme de si loin ! » Peut-on mieux
voir et mieux dire ? — Voulant marquer que la Suède se rétablit à vue d’œil
depuis la mort de Charles XII et qu’elle peut désormais rentrer en ligne dans
les combinaisons d’alliance et de ligue, il dira vivement : « Nous prenons de
grandes liaisons avec la Suède, afin de lui opposer (à la
czarine) cette veuve reposée. » Il a de ces
trouvailles d’expression à travers ses rudesses.
Conseiller au Parlement à vingt et un ans, d’Argenson fut intendant du Hainaut et
du Cambresis à vingt-six, et fit dans cette province l’apprentissage de la vie
politique et de l’administration. On a remarqué récemment, et l’on a paru
découvrir avec un étonnement, selon moi un peu excessifL’Ancien Régime et la Révolution ; si c’en est
une, M. Chéruel et d’autres l’avaient faite avant lui, et sans y mettre tant
de façons.e
D’Argenson, mort depuis tant d’années, eût mérité d’être de ces hommes ; il en
était par l’esprit, par l’instinct, et des plus précoces ; c’est son principal
titre d’honneur aujourd’hui. Il est curieux de
C’est moi, dit-il (
avril 1720), qui ai le premier proposé, imaginé et exécuté la fourniture aux troupes, de grain, pour ensuite être, par les soldats, donné à la mouture et fait du pain (Passez-lui cette première phrase, il en aura bien d’autres). Depuis cela, on a beaucoup suivi cet essai. En arrivant dans mon intendance de Valenciennes, j’y trouvai beaucoup de soulèvements de garnisons par l’excessive cherté que causaient les augmentations de monnaie du système de Law. Je voulais qu’on donnât le pain aux garnisons ; les fours étaient rompus, et les munitionnaires sont de grands fripons. Je m’avisai de ne donner que du froment aux soldats ; on cria contre mon idée, comme on fait toujours en toute nouveauté. Les vieux commissaires des guerres disaient que c’était parce que je sortais du collège, et que j’avais lu que les Romains donnaient ainsi le blé à leurs légions. Je laissai dire ; je commençai. Le Régent, qui avait bien de l’esprit et qui adorait les nouveautés, m’approuva ; les critiques me louèrent ensuite, et le soldat me bénit ; il s’en trouva bien, car il avait le pain aussi bon qu’il voulait ; il ne redoutait plus la friponnerie des munitionnaires ; le son allait pour la mouture, et il avait encore quelque chose pour boire.Depuis cela, on suit cette invention, et, dans la dernière guerre, on a pratiqué la même chose, tant que les troupes n’ont pas été campées et en marche en front de bandière devant l’ennemi. On devrait me faire honneur de cette invention, ce qui est bien aisé à prouver par mes lettres et mémoires sous le ministère de M. Le Blanc.
Il nous fait part encore de quelques autres moyens et inventions
dont il s’avise dans les difficultés d’administration qui se présentent. Il
avait de la fertilité d’idées ; il était homme d’expédients et, parfois,
d’exécution. Fils d’un père à qui l’on trouvait un coin de ressemblance avec le
grand cardinal de Richelieu, il en avait gardé quelques restes. Je dis restes,
car on ne sait réellement si, chez lui, ce sont
(
Octobre 1722.) J’ai vu avec une grande impatience, sur la frontière de France et de Hainaut, la continuation des magistrats municipaux plus d’une année dans leurs magistratures passer pour une faveur dont il fallait gratifier le public dans les belles occasions, comme l’avènement d’un gouvernement, la naissance d’un prince, la convalescence du roi, etc. ; mais ayant remarqué que cette faveur accordée ne faisait que maltraiter les peuples en enorgueillissant quelques coquins de bourgeois qui faisaient bientôt une tyrannie de leurs magistratures, j’arrêtai cela, y étant intendant, et dans une célèbre occasion, qui fut le sacre de Louis XV à Reims : et je me fis écrire une lettre par le secrétaire d’État de la province, qui marquait que les magistrats seraient renouvelés malgré cette circonstance, et que l’on se proposait de les faire renouveler annuellement, malgré toute remontrance et nonobstant toute occasion quelconque, et cela par les principes des motifs allégués ci-dessus, savoir leur négligence et abus quand on manquait à les renouveler annuellement ; et je fis imprimer et afficher cette lettre dans tous les carrefours de mes villes.
Une des maximes de sa politique était qu’on augmentât chez le
propriétaire foncier l’esprit de propriété, mais que l’office public ne pût
jamais être
Pourtant il allait quelquefois un peu loin et, pour trop vouloir l’équité, il choquait les usages du pays et les mœurs. Il ne craignait pas d’avoir raison à outrance. Le maniement des hommes, le tact, ne fut jamais sa qualité distinctive :
Moi qui écris ceci, dit-il quelque part, j’ai pensé être détrôné en intendance, ou du moins j’ai été dégoûté de gouverner davantage par un hôtel de ville d’une grande ville où je voulais leur plus grand bien ; mais j’y allais, étant jeune alors, sans flegme ni expérience, avec brutalité et offense contre le torrent ; je respectais mal leurs usages ; je ne regardais pas leur bien patrimonial comme étant à eux ; je maltraitais le prévôt qui était l’homme du peuple, quoiqu’un coquin. Je reconnais mon tort. »
Il reconnaît son tort. Il se croyait corrigé par l’expérience : l’était-il en effet ? Parlant d’un intendant de mérite, mais dur et violent, qui était devenu inapplicable, il le juge, en faisant quelque retour sur lui-même :
L’intendant d’Aube vient d’être révoqué, ou plutôt s’est fait révoquer lui-même, et exprès. C’est un homme intraitable et entier, d’une probité solide et autres vertus de tempérament. Fier des dites vertus qui sont rares, il est grand travailleur, habile à se faire servir, et esprit systématique ; il ne lui faudrait proprement ni supérieurs, ni inférieurs ; dès qu’il a affaire avec des hommes, le voilà devenu insociable en affaires ; il ne se prête à aucune des misères du temps. Cependant une besogne lui étant une fois taillée, et lui s’y étant soumis, il l’exécute mieux qu’un autre. C’est, en bon français,
un vrai moulin à justice et un torrent mécanique, en cela qu’il est nécessité à aller comme il est monté.On n’en put faire aucun usage dans l’intendance de Caen, parce qu’il s’y fit lapider d’abord. Il ne voulut pas prendre garde qu’il est d’usage, jusqu’à des temps meilleurs, que tout ce qui approche du trône participe aux faveurs injustes. Il voulut faire le prompt réformateur en détails particuliers, sans considérer qu’un intendant n’était pas assez grand seigneur pour cela. Il voulut changer toute la répartition accoutumée des impositions arbitraires, et surtout de la capitation. Ceux qu’il soulagea ne l’en remercièrent point, trouvant que
c’était justice, comme il arrive toujours ; et ceux qu’il augmenta crièrent si hauts cris, voulant le manger, que tout retentit de reproches qui assiégèrent le trône et la Cour. On le crut mauvais intendant, parce qu’il était trop bon. À Soissons, il fit presque même chose en son département où il s’indigna des inconvénients du canal de Picardie et des injustices qu’attire cette petite entreprise de bien public qui n’a pour motif, dit-on, que l’intérêt particulier d’un grand seigneur. Et le voilà brouillé sans ressource avec la Cour. Et cependant,
si j’étais premier ministre, je voudrais avoir une trentaine d’intendants de ce moule ; je ferais faire de bonne besogne par de tels agents désintéressés et actifs. La justesse de mes systèmes se ferait, s’il plaisait à Dieu, goûter de tels esprits ; et, si leur persuasion n’y concourait pas d’abord, je l’y réduirais bien par plusieurs voies, sans les dégoûter pour cela, ni les contraindre à quitter ; car on prend mieux les gens d’honneur par leurs bons faibles que les vilains par leurs vices multipliés et inextricables.
Il emploie souvent, en écrivant pour lui seul, cette forme de
phrase, cette agréable supposition, qui lui semble toute naturelle : Si j’étais premier ministre… : il y visait, et plus d’une fois
il se crut tout près d’arriver. Il eût été homme, malgré l’aveu qu’il fait de
ses premiers torts, à entreprendre de faire le bien despotiquement, sans égard
aux mœurs des hommes. Il est de l’école royale en même temps que démocratique,
et, si je puis employer cette formule moderne, d’Argenson, vu à sa source, est
un royaliste plus socialiste que libéral. — Tel du moins il me paraît dans sa
jeunesse et d’après cette première partie du Journal. Je cherche moins à le
critiquer qu’à le définir : la définition pourra varier selon les moments.
Ce M. d’Aube, ce torrent mécanique dont il voudrait faire usage
et tirer si bon parti, n’était autre que M. Richer d’Aube, neveu de Fontenelle à
la mode de Bretagne, auteur d’un Essai sur les principes du droit
et de la morale, esprit rectiligne des plus rigidesContrat social de
Jean-Jacques ; livre tout logique, tout de raison ou de raisonnement, qui
procède par principes et conséquences, ne tient nul compte des faits
existants ni des précédents historiques, et pousse l’idée jusqu’à son
dernier terme sans faire grâce d’un seul chaînon. C’est une série de
déductions, tirées de quelques principes primordiaux, et en vertu desquelles
l’auteur prétend réformer et diriger la politique de l’avenir. L’emphase et
la raideur en sont le cachet, une confiance imperturbable y règne d’un bout
à l’autre ; ce serait comique si ce n’était ennuyeux. « Tout l’univers est
juge compétent de mon essai », dit l’auteur en terminant. Il suppose un
souverain qui adopte tout ce qu’il a donné pour vrai et qui s’y conforme en
tout : « Ses sujets seront plus heureux de jour en jour… Il serait aisé de
démontrer, au contraire, que les sujets de tout souverain qui suivra en même
temps des principes ou opposés, ou moins bien liés les uns avec
les autres, seront moins heureux. » Il en conclut que les sujets de
ce dernier souverain le quitteront, viendront en foule
chez l’autre, et que celui-ci, sans tirer l’épée, dépeuplera avec le temps tous les États voisins au profit du
sien. » II ne s’agit plus que de trouver ou de former le souverain modèle ;
ainsi se réalisera l’utopie. Quand il croit avoir bien argumenté et dans les
formes, M. d’Aube ne doute jamais du résultat. Ne lui demandez ni finesse ni
observation : la concaténation du raisonnement lui
suffit ; il vous met à la chaîne. On conçoit qu’un tel
homme, s’il voulait contraindre les autres à raisonner et à conclure comme
lui, disputât toujours. — Un soir que Fontenelle s’était endormi au coin du
feu, une étincelle vola sur sa robe de chambre ; il ne s’en aperçut pas, et,
quand il fut couché, le feu prit par la robe de chambre à toute la
garde-robe. De là grand effroi, grande rumeur par toute la maison ;
M. d’Aube, réveillé, donne des ordres, gronde son oncle, et, quand tout est
fini, il gronde encore ; enfin il revient si souvent à la charge, fait tant
de questions, tant de raisonnements et de démonstrations à propos de cette
robe de chambre, que Fontenelle, presque impatienté, lui répond : « Je vous
promets que si je mets une autre fois le feu à la maison, ce sera
autrement. »
Auriez-vous par hasard connu feu monsieur d’Aube Qu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ?…
Pendant que d’Argenson était intendant en Hainaut, Law traversa la province pour fuir à l’étranger ; d’Argenson le fit arrêter et le retint à Valenciennes jusqu’à ce qu’il eût reçu les ordres de la Cour. Ce fut alors que Law lui dit, dans une conversation assez longue qu’ils eurent ensemble : « Monsieur, jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu pendant que j’ai administré les finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlements, ni comités, ni états, ni gouverneurs, j’ajouterai presque ni roi ni ministres ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépend le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité… »
Une autre fois, dans le salon de son père, d’Argenson avait entendu Law dire de la France, par opposition à l’Angleterre ; « Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans ! » — Telle était déjà la France, au sortir des mains de Louis XIV ; l’entreprenant Écossais nous louait là d’une qualité qui est bien souvent notre défaut, de la condition de célérité et de vigueur qui est aussi notre péril, mais qui tant de fois aussi a fait de l’action française un prodige.
D’Argenson, peu après avoir quitté son intendance, ressentit un peu d’ennui.
Redevenu simple conseiller d’État, ce métier de juge, disait-il, « où l’on n’a
guère qu’un suffrage pour la trentième partie d’un arrêt », lui paraissait un
faible dédommagement de sa petite vice-royauté en Hainaut. Il se désennuya comme
il put, en écrivant ses idées sur tous les sujets à l’ordre du jour, en
s’occupant activement de considérations politiques dans la petite société de l’Entresol dont il était l’un des membres assidus, et en
espérant de l’amitié de M. Chauvelin, qui l’avait pris en goût, de devenir
bientôt ministre.
M. Chauvelin est un personnage politique important, qui ne s’était jamais
complètement dégagé, dans l’histoire, de l’ombre du cardinal de Fleury, et que
l’on doit à d’Argenson, aujourd’hui, de bien connaître. Il est vrai qu’il varie
souvent sur son compte : écrivant au jour le jour, ses jugements et ses degrés
d’estime sont à la merci de son impression actuelle ; il n’est jamais à une
rétractation près. Les intérêts de son ambition personnelle affectent
singulièrement la qualité et la sensibilité de son baromètre. Ses propres
espérances, selon qu’elles montent ou qu’elles baissent, lui font voir en beau
ou en laid certaines gens qui lui semblent favorables ou contraires. Quand il
espère arriver par quelqu’un au ministère, ce quelqu’un (fût-ce le valet de
chambre Bachelier) prend aussitôt à ses yeux une couleur de bon citoyen. Au
reste, nous sommes tous ainsi plus me de Sévigné, au moment où le roi venait de la
faire danser, disait à son voisin en se rasseyant : « Il faut avouer que le roi
a de grandes qualités ; je crois qu’il obscurcira la gloire de tous ses
prédécesseurs. » Quand M. Chauvelin vient de causer avec d’Argenson pendant deux
heures dans son cabinet ou dans les allées de Grosbois, ou de le promener dans
son carrosse par les rues de Paris, quand il a l’air de le consulter et de le
vouloir avancer, il lui paraît avoir l’étoffe d’un grand ministre et être le
dernier de la grande école de Richelieu, de Louis XIV : notre homme s’enflamme
pour lui, il compte sur lui ; il le considère, dans le ministère du vieux
cardinal, comme le bras nerveux d’un cerveau sénile ; il le
voit déjà comme l’âme énergique d’un nouveau ministère, le vainqueur de Maurepas
et de la faction des marmousets dans une nouvelle journée des Dupes ; il lui souhaite la prochaine succession de Fleury,
qu’il croit prête à s’ouvrir à l’amiable, et en augure bien pour la grandeur et
la restauration politique de la France. Mais, à d’autres jours, le Chauvelin a
tout d’un coup baissé ; il est dans son tort, et il a mérité sa disgrâce ;
l’exilé de Bourges, avec son grand feu et son activité, avait la politique trop
magnifique et trop fougueuse ; il tenait trop de Louvois, dont il était parent ;
les peuples n’auraient guère respiré de son temps ; il est bon qu’il ait été
écarté :
(
Février 1737.) Je ne trouve pas grand mal qu’il ne soit plus notre ministre, car je n’aime qu’une politique bourgeoise, où on vit bien avec ses voisins et où on n’est que leur arbitre, afin de travailler une bonne fois et de suite à perfectionner le dedans du royaume et à rendre tous les Français heureux.
Et encore :
( Mars 1737.) Une des principales causes de la disgrâce de M. le garde des sceaux Chauvelin est de ce qu’il était né avec trop d’élévation ; il eût été un bon ministre du temps de Louis XIV. Il avait de l’ambition pour lui, et, de là, il en avait pour l’État ; j’entends par là de cette ambition de grandeur,inane nomen. Il faut aimer le bonheur des peuples et la gloire du royaume, mais, dans la concurrence, il faut que la gloire cède au bonheur ; au lieu qu’un ministre de cette espèce fait toujours céder le bonheur à la gloire. M. le Cardinal (et je pense de même) a une politique plus bourgeoise qui va à la bonne économie, à l’ordre, à la tranquillité ; reste le choix ingénieux des moyens pour ce bonheur, l’activité et la fermeté pour y aller, et malheureusement les hommes n’ont pas tout ; mais, dans ce déficit, on aura toujours raison de préférer les qualités du cœur à celles de l’esprit, et la vertu aux talents, pourvu que la disette des talents n’aille pas à l’imbécillité.
Ne croyez pas qu’il s’en tienne à ce jugement ; il aura bientôt des accès de colère et des coups de boutoir contre Fleury qui ne l’emploie pas, qui ne s’en va pas, contre ce doux vieillard qui s’obstine à vivre, à durer, dont la longévité est la plus grande des ruses et déroute tant d’ambitions qui attendent. Dans ses vues étendues et souvent élevées de politique extérieure, d’Argenson s’indigne que la France baisse, que sa marine se délabre de plus en plus, qu’on ne fasse rien pour reprendre et tenir son rang avec honneur dans les luttes maritimes ou européennes qui se préparent :
(
Mai 1738.) Il semble, en vérité, qu’on tourne le dos exactement à tout ce qui est à propos, tant nous sommes gouvernés par de petits esprits ! Et quelle nation est ainsi ? Celle qui ne devrait avoir que des gens de premier ordre à sa tête…Que faisons-nous à cela, je le demande, quelles mesures, quel plan ? Éconduits sur notre arbitrage de Juliers, effrayés du roi de Prusse, arrêtés dans nos projets du Nord, … que le besoin serait grand ici d’un cardinal de Richelieu ferme et agissant, ou au moins d’un Chauvelin, d’un homme enfin !
La politique bourgeoise du cardinal de Fleury, à
Journal, est de voir les
idées sensées de d’Argenson, ses vœux honorables pour la grandeur de son pays,
se mêler sans cesse à ses propres poussées d’ambition ; car ce vertueux était de
la même pâte que les autres hommes, seulement son ambition prenait, à son insu,
je ne dirai pas le masque, mais la forme du bien public : il avait l’ardeur du
bien, s’en croyait les moyens et la science, et avait hâte d’en venir à
l’application. Cet empressement visible et naïf, qui se flatte de n’être pas de
l’intrigue, mais qui se marque dans un flux et reflux étrange d’opinions, dans
un va-et-vient de chaque jour, ces bouffées d’homme d’État aux aguets, de
candidat ministre à l’affût, qui s’exhalent à chaque page du Journal, ces fumées d’un amour-propre échauffé qui se suit à la trace
et qui a plus de retours qu’il ne croit, ce sous-entendu perpétuel, qui n’en est
pas un, et dont le dernier mot est : Il faut me prendre.
Prenez-moi ! Je ne suis pas un ambitieux comme un autre (car il se
figure ne pas l’être) ; — tout cela fait de lui, à cette période de sa vie, un
personnage à demi comique pour le lecteur.
Il avait tout à fait compté d’abord être placé par M. Chauvelin, qui l’avait
beaucoup tâté et pompé pour les idées (exploité, comme nous dirions), et un peu
leurré peut-être ; qui avait essayé certainement de le dégourdir, de
l’assouplir, de le tirer des théories, et qui en avait sans doute désespéré.
Nommé par lui ambassadeur en Portugal, où il n’alla pas, d’Argenson s’était
flatté ensuite de succéder à M. Chauvelin lui-même et d’obtenir un des
portefeuilles qui mes
citoyens, et, si cela était bien connu, certainement on me voudrait en
place. » Aux environs de ce temps-là, dans les mois et les années qui suivent,
on le voit successivement en passe ou en idée de devenir ou premier président du
Parlement, ou secrétaire d’État à la guerre ; — chancelier de France (si M. le
Chancelier, qui a soixante-neuf ans, venait à manquer) ; — contrôleur général,
ou même surintendant et duc à brevet ; — premier ministre
enfin ; car il a toutes ces visées, et il les indique ou les expose au fur et à
mesure des occasions. Il compte fort en dernier lieu, pour réaliser ce beau
rêve, sur le fidèle Bachelier, valet de chambre du roi, et introducteur de Mme de Mailly, la première maîtresse : ce parti d’alcôve et
d’antichambre lui paraît pour le quart d’heure, et tant qu’il en espère son
avancement, le plus patriotique et le plus honorable : « En effet, tout l’autre
parti radote ou trompe, et celui-ci est seul ferme, solide, dans les vrais
intérêts de la couronne et plein d’amour pour la personne du roi. » D’Argenson,
qui se laisse appuyer par Bachelier, appelle cela être dans l’intrigue passivement. En attendant, il dresse pour son plaisir des
listes ministérielles d’essai, dont il a soin d’exclure le plus qu’il peut
M. son Frère, ou quand il l’admet, c’est bien à son corps défendant. Bans l’un
de ces remaniements ministériels auxquels il s’amuse à huis clos, on lit cet
article, d’une attention touchante : « M. d’Argenson le cadet serait exclu pour toujours de toutes ces places. » C’est ainsi que, comme
le loup qui rôde autour de la bergerie, il Journal, monument d’une personnalité toute crue et naïve, et toute
pavoisée d’honnêteté à ses propres yeux, ce singulier et bruyant soliloque d’un
ambitieux sans le savoir, qui s’exalte in petto et se
préconise, d’un vertueux qui grille d’envie que le pouvoir lui arrive et qui
l’attend d’heure en heure pour faire, bon gré mal gré, le bonheur des hommes,
est curieux pour le moraliste, non moins qu’instructif pour l’historien.
L’original y apparaît dans son plein : le personnage s’y juge au fond.
D’Argenson a écrit quelque part, dans cette supposition favorite de son futur
ministère : « Si j’étais premier ministre et le maître,
certainement j’établirais une académie politique dans le goût de celle de
M. de Torcy. » Et voilà à quoi, certainement, il était le plus propre : établir
une Académie des sciences morales et politiques, faire une société de l’Entresol en grand et au premier étage, y lire, en compagnie
de gens de savoir et de mérite, des mémoires nourris, instructifs, à vues
nombreuses et touffues, à projets drus et vifs, et dans lesquels d’autres que
lui verraient ensuite ce qui est à prendre ou à laisser, ce qui est pratique ou
ce qui ne l’est pas. C’était bien là, en définitive, sa vocation. Le ministre
(quand il le deviendra plus tard) sera toujours compliqué, en lui, de
l’académicien, du théoricien. C’est surtout un fourrageur d’idées et un
chercheur.
Je dissimulerais mon impression si je ne disais Journal, d’Argenson
paraît plus ambitieux qu’on ne le jugerait d’après l’ensemble de sa carrière, et
qu’il s’y montre aussi moins bonhomme, plus brutal et plus désagréable de nature
qu’on ne se le figurait d’après ses écrits jusqu’ici publiés et tous plus ou
moins arrangés ou morcelés à dessein. Mais, cela dit, il convient d’insister
avec M. Rathery sur les bons côtés, sur les parties fortes et élevées de
l’intelligence politique du personnage. Il a des pensées et des remarques du
meilleur aloi, et qui se rapportent bien à la nation française de son temps, et
de tous les temps. Causant un jour avec M. Chauvelin, en juillet 1734, ce
ministre lui explique comment on a été contraint de faire la guerre par
l’opinion que les ennemis avaient conçue au désavantage du présent gouvernement.
Et chose remarquable ! disait M. Chauvelin, ce sont les Français eux-mêmes qui
avaient propagé cette opinion défavorable. Les Français se livrent volontiers
aux étrangers, et même plus volontiers qu’à leurs compatriotes ; ils font à
l’étourdie les honneurs d’eux-mêmes, « de sorte que ce goût frondeur, qui domine
principalement dans la bonne compagnie, ayant porté nos Français à dire mille
maux de la faiblesse de la nation, de la nonchalance insurmontable du ministère
pour se porter à la guerre, de l’état prétendu désespéré de nos finances, de la
mollesse de nos jeunes gens », en un mot de l’abaissement de
la France, il n’était pas extraordinaire que les étrangers eussent rapporté dans
leur pays ces impressions puisées dans la meilleure compagnie de Paris, et
eussent répandu l’idée qu’on pouvait nous braver impunément, ne plus compter
avec nous. La Henriade :
La paix n’amollit point leur valeur ordinaire ; De l’ombre du repos ils volent aux hasards…
Ils sortent du sein de la mollesse pour aller aux combats comme des lions. En Allemagne, en Italie, voilà des héros reparus de tous côtés :
Je lui ai fait remarquer (
à M. Chauvelin) combien c’était une chose étonnante et à jamais mémorable que cette valeur française qui, contre l’opinion de tout le monde, rendait nos soldats et officiers plus braves que les vieux soldats de M. de Turenne, et d’une constance opiniâtre inconnue au caractère attribué à notre nation, dans le moment où l’on croyait qu’ils feraient très mal les premières campagnes.
Et il en conclut que c’est sur cette fibre mâle de la nation qu’un véritable homme d’État devrait appuyer pour rendre à la politique tout son ressort, et il souhaite qu’on aille en avant. D’Argenson n’était pas pour la politique bourgeoise, ce jour-là.
Un autre jour encore (et ceci sera une de ses idées favorites), il déplore de
voir manquer l’occasion de chasser pour toujours d’Italie les empereurs
d’Allemagne. Il estime qu’on le pouvait au moment de la paix de 1735, à la suite
des succès de nos armes : « On le pouvait assurément, dit-il, et on aurait eu
toute l’Europe pour soi si, agissant avec candeur, on eût fortifié le
tiers-parti des dépouilles de la maison d’Autriche en Italie, sans en revêtir la
maison de Bourbon aucunement. » Le désintéressement pour soi et pour les siens
aurait donné le droit de parler haut et ferme. La mort du dernier plan de partage et
concluait à l’établissement d’un équilibre italique dont la
première condition était l’entière expulsion des Allemands. Il aspirait à voir
la puissance impériale concentrée à l’Allemagne, et le vœu de Jules II
accompli : Chasser de l’Italie les barbares. Il se livra
souvent à des projets de remaniement en ce sens, et il ne réussit point à les
réaliser dans son passage au ministère des Affaires étrangères. Ses vues et ses
intentions, sur ce point comme sur plusieurs autres, lui sont aujourd’hui
comptées. Dans le grand nombre d’idées et de projets d’amélioration qu’il a
agités, le temps a fait son triage, et il en est vraiment qui, par un singulier
tour de roue de la Fortune, semblent devenus des à-propos.
me des Ursins n’a pas à se
plaindre ; de même qu’à Mme de Maintenon, les années lui
sont favorables : dans ce grand procès de révision qui remet tour à tour en
scène et en lumière tous les personnages de son temps, sa réputation n’a point
perdu ; elle a plutôt gagné en s’éclairant, et l’on peut dire qu’elle est
aujourd’hui dans son plein. La découverte imprévue que M. Geffroy a faite, il y
a quelques années, dans la bibliothèque de Stockholm, d’une centaine des lettres
de la princesse adressées soit à la maréchale de Noailles, soit à Mme de Maintenon, est venue compléter heureusement le recueil
si curieux donné en 1826 chez les frères Bossange ; ç’a été l’occasion
naturelle, le point de départ d’une nouvelle étude où l’on a repris et pesé
scrupuleusement les titres historiques de cette femme célèbre. M. Combes a fait
de la princesse des Ursins le sujet d’une de ces thèses Lettres inédites de la princesse, tant celles qu’il avait rapportées
de Stockholm que d’autres que M. Combes avait trouvées de son côté au Dépôt de
la guerre et lui avait communiquées, les a fait précéder d’une introduction, les
a entourées de notes, d’éclaircissements de tout genre. C’est donc une figure
désormais connue et placée dans tout son jour, c’est un coin d’histoire réglé et
établi.
Je ne viendrai pas ici, à la suite de M. Combes, repasser sur les différentes
phases de la carrière politique de Mme des Ursins pendant
ses treize années d’influence ou de domination en Espagne : il a très bien
distingué les temps, démêlé les intrigues selon l’esprit de chaque moment,
montré Mme des Ursins représentant dès l’abord le parti
français, mais le parti français modéré qui tendait à la fusion avec l’Espagne,
et combattant le parti ultra-français représenté par les d’Estrées : — ce fut sa
première époque : — puis, après un court intervalle de disgrâce et un rappel en
France, revenue triomphante et autorisée par Louis XIV, elle dut pourtant,
malgré ses premiers ménagements pour l’esprit espagnol, s’appliquer à briser
l’opposition des grands et travailler à niveler l’Espagne dans un sens tout
monarchique, antiféodal ; c’était encore pratiquer la politique française, le
système d’unité dans le gouvernement, et le transporter au-delà des Pyrénées :
— ce fut la seconde partie de sa tâche. — Mais quand Louis XIV, effrayé et
découragé par les premiers me des Ursins, dévouée avant tout aux intérêts de
Philippe V et du royaume qu’elle a épousé, devient tout Espagnole pour le salut
et l’intégrité de la couronne, rompt au-dedans avec le parti français, conjure
au dehors la défection de Versailles, écrit à Mme de
Maintenon des lettres à feu et à sang, s’appuie en attendant
sur la nation, et, s’aidant d’une noble reine, jette résolument le roi dans les
bras de ses sujets. C’est son plus beau moment, où sa générosité, sa fierté
d’âme, son courage et ses ressources d’esprit se déploient avec bien de
l’avantage, et tournent au bien public comme à son honneur. « Laissez faire,
disait quelque temps auparavant un spirituel étranger
Il faut pourtant convenir que lorsqu’on a lu chez M. Combes même, si favorable
d’ailleurs, le récit de cette quatrième et dernière partie de la carrière
politique de Mme des Ursins (1711-1714), que l’on a vu son
obstination vaniteuse à réclamer pour elle une souveraineté en Flandre ou dans
le Luxembourg, au risque de retarder, d’accrocher la paix
générale de toute l’Europe, son obsession croissante, son accaparement de
Philippe V après la mort de sa première femme, l’humiliante sujétion à laquelle
cette femme de soixante-dix ans prétendait réduire le jeune et royal veuf, les
indécents propos auxquels elle ne craignait pas de l’exposer, on comprend
qu’elle ait lassé et ce roi et l’Espagne, et qu’elle ait fini par être secouée
d’un revers de main sans laisser après elle beaucoup de regrets. Intrigue
Parmi tous les éloges que mérite M. Combes pour son étude attentive, approfondie,
pour les sources officielles et secrètes qu’il a diligemment explorées, et pour
les judicieuses conclusions ou inductions qu’il en tire d’ordinaire, il en est
un, un seul, que j’ai le regret de ne pouvoir y joindre. Pourquoi, quand on est
si familier avec les personnages du eme de Maintenon, par exemple, qui évite de prendre
hautement parti, qui s’abstient volontiers et se renferme dans une réserve
prudente, comment venir nous dire : « Sûre d’elle-même, elle ne l’était pas
autant des personnes qui recherchaient sa recommandation ; elle craignait les
causeries et les commentaires de salon…, et tout ce bruyant désordre d’actes et
de paroles que sa présence avouée dans tel ou tel camp aurait occasionné, et
qu’une neutralité, qui n’était autre chose que le sage
isolement d’une mystérieuse spontanéité, pouvait seule empêcher ? »
Comment, au sujet de Mme de Maintenon encore et de l’estime
due à son mérite, nous parler de l’honorabilité de son
caractère, comme s’il s’agissait de qualifier un témoin devant une cour
d’assises ? Comment dire de Vendôme, que l’historien appelle toujours, je ne
sais pourquoi, le maréchal Vendôme au lieu de duc
de Vendôme (est-ce qu’on a jamais dit
Oh ! qu’avant de se décider à écrire sur quelque portion de ce beau siècle, on
devrait bien s’y être préparé de longue main, et, pour cela, dès la jeunesse,
dès l’enfance, avoir insensiblement reçu une première couche générale de
connaissance classique française, de bon et juste langage, comme du temps de
Fontanes et de la jeunesse de M. Villemain, avoir Le Siècle de Louis XIV de Voltaire ; avoir su par cœur tant de belles
pages citées dans les cours, dans les leçons de littérature, et qui honorent le
goût ! Puis, peu à peu, sur cette première couche littéraire, réputée
aujourd’hui superficielle, et qui était du moins délicate et légère, on
viendrait ajouter graduellement des teintes plus fortes, plus marquées, des
figures plus expressives ; on lirait cette suite de mémoires charmants qui
faisaient autrefois partie de toute éducation d’homme et de femme comme il
faut : Mme de Motteville, Mlle de
Montpensier, le cardinal de Retz, Mme de La Fayette, Mme de Caylus, tout Mme de Sévigné :
Saint-Simon, qui outre déjà, ne viendrait que le dernier après tous les autres.
Cela ferait comme la seconde couche générale dont s’imbiberait lentement
l’esprit ; et ce ne serait que là-dessus, sur ce fond préparé et disposé à
loisir, qu’on viendrait apporter ensuite ce qu’on doit aux recherches
successives des Monmerqué, des Walckenaër, aux fouilles plus récentes et
brillamment capricieuses de M. Cousin ; mais on ne commencerait point par là ;
on ne se piquerait pas d’emblée d’être érudit avant d’avoir été tout uniment
instruit (le grand et détestable travers du moment et le danger littéraire de
l’avenir !) ; on observerait les proportions et le ton, les convenances ; on ne
commencerait point par donner tête baissée dans l’inédit, avant d’avoir lu ce
qui est imprimé depuis deux siècles, ce qui hier encore était en lumière et
faisait l’agrément de toutes les mémoires ornées ; on ne débuterait pas avec le
ee
Cette image vous choque : déplaçons le point de vue. Nous sommes comme des
Romains du ee
Pardon si je n’ai pu m’empêcher d’exhaler une souffrance que j’ai tant de fois
éprouvée (et je ne suis pas le seul) en lisant des écrits modernes qui traitent
du eme des
Ursins, et pouvant de près ou de loin s’y rapporter, qui n’ait été l’objet, de
sa part, d’un examen approfondi, et qui ne lui ait fourni la matière d’un
chapitre ou plutôt d’une sorte de mémoire raisonné et de dissertation. On sent
l’homme qui a du loisir et du bon sens, la patience des recherches et une
application infinie.
Les lettres retrouvées et données en un volume par M. Geffroy, et qui, à la
rigueur, se peuvent suffire à elles-mêmes, ont surtout mis en lumière les
commencements et les préliminaires de la mission de la princesse des Ursins en
Espagne ; c’est le côté neuf de la publication (je suppose des lecteurs au
courant et qui se souviennent de l’ancien recueil de 1826). Qu’y voit-on
d’abord ? Mme des Ursins, me de Bracciano, est à Rome ; elle y a, depuis
des années, une grande existence, un salon politique et diplomatique ; elle est
accoutumée à voir les souverains et les vice-rois à ses
piedsRecueil de différentes choses, Lausanne, 1756,
tome me des Ursins avait beaucoup vu le cardinal de
Retz et avait pu prendre de lui ses premières leçons de politique ; il ne
tiendrait même qu’à nous de croire qu’elle fut sa dernière galanterie : « On
me mande, écrivait Bussy à Mme de Montmorency, que M. le
cardinal de Retz achève de faire sa pénitence chez Mme de Bracciano qui, comme vous savez, était Mme de Chalais ; cela étant, je ne désespère pas de voir l’abbé de
La Trappe revenir soupirer pour quelque dame de la Cour ; et si l’on va en
paradis par le chemin que tient ce cardinal, l’abbé est bien sot de tenir le
chemin qu’il tient pour y aller. »Revue des
deux mondes du 15 septembre 1859), M. de Carné ne va pas tout à
fait si loin ; il s’applique à réduire le rôle diplomatique que la princesse
aurait joué dans le monde romain en ces années ; il n’y voit qu’une action
purement officieuse et réclame contre l’induction de
M. Combes qui considère la pension accordée à Mme des
Ursins comme un véritable traitement attaché à des fonctions
secrètes.
réalisation dépend. Les lettres précédentes à la maréchale
sont toutes remplies de détails domestiques, de calculs et de chiffres, tendant
à faire augmenter sa pension, qu’elle juge insuffisante « pour la première
princesse de Rome, née sujette d’un grand roi comme le nôtre. » Elle est gueuse,
dit-elle, mais elle est fière ; ce qui ne l’empêche pas de demander bien
souvent. Il est vrai qu’elle demande avec un grand air, avec un tour et des
révérences qui ne sont qu’à elle : on n’a jamais crié misère plus noblement.
Mais tout d’un coup une autre pensée lui vient, et voici en quels termes elle
s’en ouvre à la maréchale de Noailles, en essayant de l’y intéresser et de la
tenter (27 décembre 1700) :
La grande affaire dont je veux vous parler, madame, regarde le mariage du roi d’Espagne, et une vue pour moi en cas qu’il se fasse avec M
mela princesse de Savoie. Aussitôt que je sus la résolution du roi d’accepter le testament, je songeai que l’intérêt de la France était principalement de détruire en Espagne le parti qui reste affectionné à l’empereur, et, par conséquent, qu’il fallait éviter d’y introduire une Allemande, à qui il serait aisé d’acquérir de nouvelles créatures et de conserver les anciennes par le crédit qu’ont ordinairement les reines dans ce royaume. J’en parlai à messieurs nos cardinaux, qui approuvèrent mon raisonnement. M. l’ambassadeur d’Espagne vint me voir deux jours après : nous traitâmes à fond cette matière. Il me dit d’abord qu’en prenant la fille de l’empereur, ce serait peut-être le moyen d’adoucir la courde Vienne et de conserver le repos de la chrétienté ; mais, ayant fait de sages réflexions, il convint avec moi que le premier intérêt de la cour d’Espagne était de renoncer absolument à toutes autres liaisons pour mériter davantage l’amitié et la confiance de notre roi. Le cardinal de Giudice et les auditeurs de Rote espagnols m’ayant vue depuis, ils m’ont témoigné une aversion infinie pour l’archiduchesse, jusqu’à me dire que ce mariage les faisait retomber dans leur premier malheur et qu’ils ne croyaient pas même qu’il y eût de la sûreté à livrer leur roi à ces sortes de femmes. Je conjecture de toutes ces choses que M mela duchesse de Bourgogne aura la satisfaction de voir madame sa sœur reine de cette grande monarchie, et,comme il faut une dame titrée pour conduire cette jeune princesse, je vous supplie de m’offrir, madame, avant que le roi jette les yeux sur quelque autre. J’ose dire être plus propre que qui que ce soit pour cet emploi par le grand nombre d’amis que j’ai en ce pays-là et par l’avantage que j’ai d’être grande d’Espagne, ce qui lèverait les difficultés qu’une autre rencontrerait pour les traitements. Je parle, outre cela, espagnol, et je suis sûre d’ailleurs que ce choix plairait à toute la nation de laquelle je puis me vanter d’avoir toujours été aimée et estimée.Mon dessein serait, madame, d’aller jusqu’à Madrid, d’y demeurer tant qu’il plairait au roi, et de venir ensuite à la Cour rendre compte à Sa Majesté de mon voyage.S’il n’était question que d’accompagner la reine jusqu’à la frontière, je ne penserais pas à cet emploi, car ce qui me le fait désirer principalement, après le service du roi qui passe chez moi avant toute chose, c’est l’envie que j’ai de solliciter moi-même à la cour de Madrid des affaires considérables que j’ai dans le royaume de Naples. Je serais bien aise aussi d’y voir mes amis, et entre autres M. le cardinal Porto-Carrero,avec qui je chercherais les moyens de marier en ce pays-là une douzaine de mesdemoiselles vos filles. Vous devez savoir, madame, que je compte sur lui presque aussi solidement en Espagne que je puis compter sur vous en France. L’amitié qu’il a pour moi va jusqu’à m’envoyer quelquefois des présents de ce qu’il y a de plus rare dans son pays, et il n’y a que huit jours qu’on m’en a apporté un de sa part assez galant et assez magnifique pour être présenté à une reine. Jugez après cela si je ne ferais pas la pluie et le beau temps en cette cour, et si c’est avec trop de vanité que je vous y offre mes services. Je n’ai pas cru pouvoir vous engager à entrer dans cette affaire, madame, qu’en vous y faisant trouver un gros intérêt, car j’appréhende que vous ne soyez très lasse de vous employer pour moi. M. le cardinal de Noailles, à qui j’ai communiqué cette vue, vous réchauffera encore s’il est besoin. Ainsi vous serez la seule personne sur qui j’appuierai toute la conduite de cette affaire.
me des Ursins présente d’abord son idée, sa vue. Une fois la
chose jetée en avant, elle ne laisse guère passer de courrier sans y revenir,
sans y ajouter, n’omettant rien pour la rendre et la montrer possible et même
facile. Car ses idées à elle ne sont pas, un seul instant, à l’état de rêves et
de chimères ; elles prennent forme aussitôt et consistance, et ont, en naissant,
de quoi faire leur chemin. Du moment que la nouvelle reine d’Espagne est une
princesse de Savoie, il est indispensable d’avoir pour soi le père, le duc de
Savoie, de qui même la proposition, ce semble, doit venir : il ne s’agit que de
la lui souffler, et, pour cela, voici la machine que Mme des
Ursins arrange et construit (janvier 1701) :
Il est certain que le succès de tout cela dépend de M. le duc de Savoie ; vous m’en avez assez écrit pour le comprendre, et, outre cela, la chose se dit elle-même. Je cherche donc les moyens de gagner l’esprit de ce prince qui, dans le fond, ne devrait pas avoir la moindre répugnance à me préférer à toute autre. Cependant, comme je ne me puis rien me promettre d’assuré sur sa lettre, que je me suis donné l’honneur de vous envoyer, je veux vous proposer une chose qui ne commettrait nullement le roi, et qui néanmoins déterminerait sûrement Son Altesse Royale. C’est, madame, que M. de Torcy, de son chef, et sans y intéresser le nom du roi en rien, voulût, par manière de conversation, demander à l’ambassadeur de Savoie, qui est à Paris, quelle est la personne que son maître destine ù cet emploi, et qu’il voulût bien me nommer comme m’y trouvant assez propre. Les ambassadeurs tiennent registre de tout, et ils informent leurs souverains des moindres choses qu’ils entendent dire aux ministres : celle-ci serait prise comme une insinuation qui sûrement déterminerait M. le duc de Savoie à faire ce que nous souhaitons, en lui laissant néanmoins une pleine liberté d’agir à sa fantaisie. Je ne crois pas, madame,
que M. le marquis de Torcy ait quelque difficulté à me rendre ce bon office, avec les circonstances que je dis, comptant assez sur l’honneur de son amitié pour espérer tous ceux qui lui seront possibles. Je soumets cette idée à votre prudence, et, si elle vous paraît juste, vous la tournerez comme il vous plaira, car vous êtes plus habile que moi. M. le marquis de Torcy ne sait rien de toute cette affaire ; il verra, quand vous prendrez la peine de lui en parler, que je ménage son temps le plus que je puis, et que, par cette raison, je ne me prévaux des bontés qu’il a pour moi que lorsque je ne peux faire autrement. Je vous ai déjà marqué, madame, que je ne songerai à votre damas qu’après les nouvelles soies…, etc.
Suivent des détails d’étoffes et de chiffons mêlés à cette
poursuite et à cette ambition d’un futur ministère. Mais, pour que la trame soit
complète, que de fils tendus dans tous les sens ! Il est bon que l’Espagne, à
son tour, paraisse désirer Mme des Ursins et pas une autre
qu’elle. Nouvelle provocation indirecte, nouvelle insinuation
(29 mars 1701) :
Je ne dois, madame, vous laisser ignorer aucune des mesures que je prends pour faire réussir mon projet, puisque vos conseils me sont si nécessaires et que j’attends de votre activité la meilleure partie du succès de cette affaire. J’ai cru devoir prévenir les Espagnols en ma faveur, ou au moins savoir leur sentiment sur une chose qui les regarde principalement. C’est à M. le cardinal Porlo-Carrero, qui assurément est un des plus solides amis que j’aie au monde, à qui je me suis adressée, étant sûre de son secret autant que de sa bonne volonté à mon égard. Voici sa réponse que je me donne l’honneur de vous envoyer en original quoique j’y joigne une traduction pour ne vous pas mettre dans la nécessité de communiquer mon intention à quelque indiscret. Sa lettre n’est pas de sa main, l’ayant prié instamment autrefois de se servir d’un secrétaire par la difficulté que j’avais à lire son écriture. Vous verrez, madame que je ne me suis point trop flattée quand j’ai avancé qu’ils seraient très contents, en ce pays-là, que le roi me fît l’honneur de me confier l’emploi que je prends la liberté de lui demander. Si vous croyez que la lettre soit bonne à faire voir, vous en ferez, s’il vous plaît, l’usage que vous jugerez à propos. Cet aimable cardinal croit, comme j’ai cru, que Sa Majesté (
Louis XIV) doit décider de mon sort ; mais, malheureusement, je vois qu’il dépend d’un autre( le duc de Savoie) ; de quoi je n’ose rien me promettre, par les raisons que je vous ai déjà dites, à moins que du côté de la Cour on n’ait la liberté de prendre quelques mesures pour cela avec lui. Celles que j’ai prises devraient réussir ; je ne sais cependant quel effet elles produiront, étant bien difficile de demander des résolutions d’un prince tel qu’est celui-là.
Un moment elle craint que le peu de contentement où l’on est à la
Cour de France de certains procédés équivoques habituels au duc de Savoie, ne
fasse renoncer aux vues qu’on avait sur la princesse sa fille : « Si cette
nouvelle est véritable, écrit Mme des Ursins, je vous
supplie très humblement, madame, de m’informer sur ce qui pourra venir à votre
connaissance, afin que je puisse prendre mes mesures de bonne heure. » Mais
bientôt elle apprend que tout tient et achève de se conclure ; en attendant,
elle ne s’en est pas fiée aux simples insinuations auprès de la cour de Turin ;
elle a écrit, elle s’est décidément offerte. Quand elle a un désir, elle n’est
pas femme à négliger un moyen (26 avril 1701) :
Je vous ai marqué par mes dernières que j’avais pris la résolution d’écrire à M. le duc de Savoie sur ce que vous avez eu la bonté de me mander. J’ai eu sa réponse, et je vous envoie sa lettre originale avec une traduction française… Mes offres ont été bien reçues, comme vous verrez, madame ; mais à Turin comme à Madrid, on est dans l’intention d’obéir aveuglément au roi, à qui l’on croit qu’il appartient de décider en toutes choses. J’avais prévu cette soumission de son Altesse Royale, et je ne me suis hasardée de lui écrire que pour ne manquer à rien dans une affaire que j’ai si fort à cœur. La seule difficulté qui reste est pour me faire aller jusqu’à Madrid, car peut-être que Sa Majesté ne voudra pas ôter aux dames espagnoles le plaisir et l’honneur de servir leur reine dès le moment qu’elles le pourront faire. À la rigueur, étant moi-même grande d’Espagne, cela ne devrait pas leur donner de la jalousie ; mais, étant Française aussi, je me contenterai d’exercer ma commission jusqu’où il plaira à Sa Majesté, et je continuerai le voyage comme une personne qui est bien aise de faire sa cour à la petite-fille de son roi et qui a aussi des affaires à Madrid. Ce que je vous
dis là, madame, doit suffire pour vous faire connaître que vous pouvez tout promettre de ma part, s’il y avait d’autres embarras que je ne puis prévoir. Je ne sais plus quelles autres mesures prendre pour assurer davantage la réussite de cette affaire : il ne me reste, ce me semble, qu’à supplier M mede Maintenon de m’honorer de ses bons offices auprès de Sa Majesté, et c’est ce que je vous prie de vouloir bien faire. Il me siérait mal de parler de la capacité que je crois avoir pour un tel emploi ; ainsi, madame, c’est encore à vous à me faire valoir par les endroits que vous trouverez moins défectueux dans ma personne.
En effet, Mme de Maintenon s’en mêle, et
l’affaire se consomme. Mme des Ursins, en recevant les
ordres du roi par Torcy, ne se sent pas de joie ; Mme de
Noailles en a la première effusion et le rejaillissement : « Au reste, madame,
je suis transportée de joie, et depuis le matin jusqu’au soir je ne suis occupée
qu’à penser combien vous êtes aimable. » Il est curieux de voir comme d’abord
elle diminue la portée et la visée de sa mission : elle est choisie pour
accompagner Mme la princesse de Savoie jusqu’à Madrid ;
voilà tout ; rien au-delà ; qu’elle mette le pied en Espagne, cela lui suffit ;
elle ne restera que juste autant qu’il le faudra pour ses affaires et autant que
le roi le lui commandera : elle n’est qu’un instrument docile, obéissant et
presque inerte dans la main des puissances de Versailles. Et dès le début,
pendant la route même, à Barcelone, en quels termes affecte-t-elle de parler de
ce nouvel emploi de camerera mayor qu’on vient de lui voir
briguer sous main si activement (12 décembre 1701) :
Dans quel emploi, bon Dieu ! m’avez-vous mise, madame ! Je n’ai pas le moindre repos, et je ne trouve pas même le temps de parler à mon secrétaire. Il n’est plus question de me reposer après le dîner ni de manger quand j’ai faim ; je suis trop heureuse de pouvoir faire un mauvais repas en courant, et encore est-il bien rare qu’on ne m’appelle pas dans le moment que je me mets à table.
En vérité, M mede Maintenon rirait bien si elle savait tous les détails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c’est moi qui ai l’honneur de prendre la robe de chambre du roi d’Espagne lorsqu’il se met au lit, et de la lui donner avec ses pantoufles quand il se lève, — jusque-là je prendrais patience — ; mais que tous les soirs, quand le roi entre chez la reine pour se coucher, le comte de Benevente me charge de l’épée de Sa Majesté, d’un pot de chambre et d’une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits ; cela est trop grotesque. Jamais le roi ne se lèverait si je n’allais tirer son rideau, et ce serait un sacrilège si une autre que moi entrait dans la chambre de la reine lorsqu’ils sont au lit. Dernièrement la lampe s’était éteinte parce que j’en avais répandu la moitié : je ne savais où étaient les fenêtres, que je n’avais point vues ouvertes parce que nous étions arrivés de nuit dans ce lieu-là ; je pensai me casser le nez contre la muraille, et nous fûmes, le roi d’Espagne et moi, près d’un quart d’heure à nous heurter en le cherchant. Malgré la vie de forçat que je mène, je me porte bien, madame ; Dieu veuille que mon sang ne s’échauffe point trop, et que cela ne fasse point renaître le mal que vous savez qui me faisait tant de peur autrefois !
Elle ne sera pas malade, son sang ne s’enflammera pas,
tranquillisons-nous ! Certes tout cela était bien agréablement dit et tout
propre à divertir un moment les bonnes amies de France ; mais, pour ne pas s’y
laisser prendre, qu’on lise aussitôt après, par contraste, les admirables et
vigoureuses lettres qu’elle écrira huit ans après à Mme de
Noailles (28 octobre 1709), à Mme de Maintenon
(11 novembre 1709), sur les affaires publiques, sur les fautes commises, sur le
précipice où l’on s’est jeté, sur les moyens d’en sortir et sur les ressources
de la situation, qui n’est pas, humainement ni divinement, si désespérée qu’on
la veut faire : quelle force ! quel changement de ton ! on mesure le chemin
qu’avait parcouru dans l’intervalle cette femme capable, énergique, et qui,
comme la plupart des grands ambitieux, avait eu beaucoup à user de sa souplesse
dans l’intérêt de son orgueil. Au reste, il est bien naturel
Mme des Ursins nous apparaît dans ses lettres tout à fait
telle que l’on se figure la femme politique accomplie ; elle en offre l’idéal,
si un pareil idéal existe. Le rôle pour elle est tout. Elle plaisante avec
esprit, avec agrément, mais avec froideur ; elle flatte et caresse de même : on
sent l’artifice et le rire qui n’est que des dents et des lèvres, et que tout
est factice dans la personne. Tout se passe dans la sphère du compliment, de la
cérémonie, de l’intrigue théâtrale. La galanterie, qui ne quitte guère jamais
ces sortes de femmes, n’est que sur le second plan, et reste subordonnée ou même
subalterne : la grande comédienne et la belle joueuse sont seules toujours en
avant. Toute femme qu’elle est (notez-le bien), elle n’a pas de nerfs, de
vapeurs, ni de ces nuages qui passent ; elle n’a pas cette imagination qui
grossit les objets : sur un fond de santé forte, d’humeur heureuse et peut-être
d’indifférence, il y a un esprit ferme, adroit et actif, de vives qualités
disponibles, dressées de bonne heure à la grande vie, au train des cours, et qui
cherchent leur aliment et leur plaisir dans le démêlé des intérêts, dans le
maniement des ressorts, dans l’influence et la représentation continue. Le côté
femme (car il faut bien qu’il se retrouve toujours) paraît
avoir été dans une certaine vanité de pompe, dans cette chimère de la
souveraineté (ayant été si longtemps sujette, et glorieuse de cesser de l’être),
et dans des illusions sur son âge. Ce tribut inévitable payé, elle est complète
dans son genre. Elle parle quelquefois, il est vrai, comme me des Ursins était
née et ne vivait que pour brasser de grandes affaires et pour avoir la haute
main dans de magnifiques tripots, au sein des jardins et des palais.
On peut faire, en lisant ces lettres, une singulière remarque qui touche à la
langue et à la littérature. Mme des Ursins écrit bien ; elle
écrit d’un grand style, sa phrase a grande tournure, et pourtant on s’aperçoit à
certains mots, à certaines locutions qui échappent à sa plume, qu’elle est,
depuis des années, absente de France et qu’elle est rarement venue s’y
retremper. Par-ci par-là, de faibles et légères traces, mais enfin des traces
exotiques se font sentir. Ainsi elle écrira (page 381) : « Je m’étais bien
flattée, madame, que le bruit qui s’était épanché de mon
retour en France…. » Épanché pour épandu. À
la date de 1711, elle dira encore ce rencontre (page 414),
pour cette rencontre, ce qui n’était plus d’usage en France et
ce qui aurait étonné une demoiselle de Saint-Cyr, une élève de Mme de Maintenon ; auparavant de rentrer… (page 407),
au lieu de avant de rentrer. Elle dira : « Il croit de ne pouvoir partir… » (page 440). Il y a, dans une lettre du
18 décembre 1712, une phrase impossible, que l’on a peine à croire d’elle ; il
s’agit des plans et dessins pour les jardins du Retiro : « Elles (Leurs Majestés catholiques) seront bien aises, auparavant
que de les faire mettre à exécution, que M. le duc d’Antin dont elles ont une grande opinion du
goût » ; au lieu de : du goût duquel elles ont une grande
opinion. À l’électrice Sophie de Brunswick, elle écrivait en 1698 : «…
Je différerais même encore de me donner l’honneur d’écrire à Votre Altesse
électorale, si je ne trouvais une espèce de consolation à entretenir une grande
princesse qui est plus propre qu’une autre à me compatir par
la bonté de son cœur et par l’amitié dont elle m’honore. » — Ô pure langue
française, que tu es donc une chose délicate et fugitive pour que Mme des Ursins elle-même ait pu t’oublier et t’offenser
quelquefois !
Villon qu’il portait et qu’il a
rendu célèbre n’était pas le sien ; il l’avait emprunté, et il l’a tellement
popularisé qu’il l’avait fait entrer un moment dans la langue : on disait villonner comme pateliner, lambiner, et
depuis comme escobarder, guillotiner. Villonner signifiait, il
est vrai, une vilaine chose, duper, tromper, friponner, payer
en fausse monnaie. Mais ne frappe pas de cette fausse monnaie dans la langue, ne
la met pas en circulation, qui veut. Depuis sa mort, ce Villon qui avait frisé
la potence, considéré comme l’un des pères de la poésie, s’est vu, à chaque
reprise et à chaque renaissance littéraire, recherché des meilleurs et salué.
Marot, dès la renaissance de François Ier, se rattachait à
Villon, se refaisait son éditeur Grotesques de Théophile Gautier, qui en traçait un
portrait de verve où l’homme est deviné sous le poète et où Villon apparaît dans
son relief comme le roi de la vie de Bohème. Juste dans le même temps (1844), il
obtenait une place plus respectable et très motivée dans le livre sévère de
M. Nisard, Histoire de la littérature française. L’éminent
critique crut devoir défendre de tout point l’aperçu de Boileau et l’appuya par
des raisons réfléchies : il voyait dans Villon un novateur, mais utile et
salutaire, un de ces écrivains qui rompent en visière aux écoles artificielles,
et qui parlent Roman de la rose. Enfin, c’était trop peu qu’une
édition, la 32e, de Villon eût été publiée en 1850 dans la
« Bibliothèque elzévirienne » de Jannet, par les soins du bibliophile Jacob, un
dernier honneur lui était réservé : une thèse, un débat et une soutenance en
Sorbonne, aujourd’hui tout un volume, celui même que j’annonce, par M. Antoine
Campaux, homme de cœur et d’imagination, qui s’est épris du poète, qui l’a de
bonne heure lu, relu, imité peut-être dans des vers de jeunesse et pour ses
parties avouablesLes Legs de Marc-Antoine
le bohème (Paris, chez Masgana, 1858) sauront ce que je veux
dire.
Telle est la singulière destinée de Villon. Pour moi, je dirai toute ma pensée :
je ne voudrais rien retirer au vieux poète, mais il me semble qu’il est en train
de subir cette transformation légère qui, en ne faisant peut-être que rendre à
certains hommes, sous un autre aspect, la valeur et le prestige qu’ils avaient
de leur vivant, leur accorde certainement plus qu’ils n’ont mis et qu’ils n’ont
laissé dans leurs œuvres. Les œuvres de Villon, pour nous, malgré tant de
commentaires, de conjectures érudites et ingénieuses, sont et resteront pleines
d’obscurités ; elles ne se lisent pas couramment ni agréablement ; défauts de l’auteur. Pour ceux qui aiment
à se rendre compte de leurs admirations, Villon bien souvent a tort, et deux ou
trois perles dans son fumier, deux ou trois exquises ballades les consolent à
peine des difficultés et des obstacles qu’ils rencontrent à chaque pas dans
l’ensemble. Mais est-ce un malheur, en définitive, pour Villon, que ces
obscurités qui rebutent quelques délicats trop exigeants ? Je ne le crois pas.
Il y a deux sortes d’auteurs, je le reconnais de plus en plus. Il y a ceux qui
ne vivent dans la postérité et qui ne comptent que par leurs œuvres et pour ce
qu’on en lit : de ceux-ci on comprend tout, tout est net et clair, on pèse, on
mesure ; on en rabat souvent. Qu’ils sont rares les auteurs comme Horace et
Montaigne, qui gagnent à être sans cesse relus, compris, entourés d’une pleine
et pénétrante lumière, et pour qui semble fait le mot excellent de
Vauvenargues : « La netteté est le vernis des maîtres ! » La
plupart de ceux qui ont mis ainsi leur pensée en tout son jour y perdent avec le
temps et diminuent. Mais il y a une autre classe d’auteurs, à qui tout profite,
même les défauts : ce sont ceux qui, une fois morts, tournent à la légende, qui
deviennent types, comme on dit, dont le nom devient pour la
postérité le signe abrégé d’une chose, d’une époque, d’un genre. Oh ! ceux-là,
ils ont des privilèges, on leur passe tout ; là où ils manquent, on y supplée,
on y ajoute ; tout leur est interprété à bien
Villon est de ceux-là : il fait anneau, et il brille de loin à travers sa rouille. On ne le prend plus au pied de la lettre pour ce qu’il a été et pour ce qu’il est en tant qu’auteur : on le prend comme un de ces individus collectifs, le dernier venu et, en quelque sorte, le dernier mot d’une génération de satiriques oubliés, leur héritier le plus en vue et chef à son tour d’une postérité nouvelle, faisant lien et tradition entre Rutebeuf et Rabelais.
À le voir et à l’étudier de près, son originalité bien réelle était-elle autre
part que dans son talent ? On ne saurait la chercher dans une forme de poésie
qui lui aurait été propre : il n’a rien inventé en ce genre, et la ballade, dont
il use si bien, florissait avant lui depuis plus d’un siècle. M. Campaux essaye
pourtant de déterminer en quoi consiste l’originalité de forme de Villon,
puisqu’on veut qu’il ait été novateur : il croit la trouver dans le genre du testament. Réduit souvent par sa faute à de tristes extrémités
et amené, bien que jeune, à songer à sa dernière heure, Villon suppose qu’il
fait son testament (il y en a deux de lui, le grand et le petit, sans compter un codicille), et dans
cette supposition il lègue à ses amis tout ce qu’un pauvre diable qui n’a legs,
il y a bon nombre de lays ou de ballades, et il a dû penser au
jeu de mots :
C’est à un poète une idée singulièrement originale et touchante, nous dit d’abord M. Campaux, que celle de se transporter en pensée à sa dernière heure, et là, de son lit de mort, d’exhaler son âme en confessions, en adieux et en legs à tous ceux qu’il a aimés et connus. Ou je me trompe, ou c’est là pour l’inspiration, le cadre à la fois le plus large et le plus commode, la forme la plus piquante et la plus faite à souhait pour ainsi dire, celle qui lui permet d’accorder avec l’unité la variété de tons la plus grande, et le laisse le plus libre de ses allures. Si le poète, en outre, a eu particulièrement à souffrir de la vie et des hommes, que ce soit sa faute ou celle de son étoile, si plus qu’un autre il a été humilié par la destinée, je n’imagine rien de plus propre que ces
novissima verba, que ces paroles suprêmes, à attirer enfin l’intérêt sur sa personne, et à touchez en sa faveur les plus distraits et les plus froids.
Pour Villon, ç’a été une manière de distribuer bien des malices et
des épigrammes à ses ennemis, de bonnes paroles à ses amis et quelques-uns des
objets qui lui avaient appartenu, dont ils avaient la signification et le
secret, et qui à eux seuls, si on saisissait bien son intention, raconteraient
toute sa vie : mais là encore l’épigramme, la contrevérité et la farce, on
l’entrevoit, se glissent à chaque ligne, et ce qu’il lègue repose bien souvent
sur les brouillards de la Seine. Ç’a été enfin, pour lui, une manière ingénieuse
d’encadrer ce qu’il possédait plus à coup sûr, ses pièces de vers, même les plus
étrangères à cette idée de testament. M. Campaux s’est demandé si avant Villon
il y avait eu de ces espèces de testaments poétiques, et il en a retrouvé
quelques-uns à l’état d’essais ; mais il reste vrai que si Villon n’a pas
entièrement inventé, en littérature, cette forme de contrefaçon et de parodie
des volontés dernières, il se l’est appropriée par le dessin net et tranché, par
l’ampleur du contenu, scellé le testament.
Une vie exacte de Villon ne saurait se refaire ; on n’a sur lui aucun témoignage
contemporain qui donne rien de précis, et l’on est à peu près réduit à ce qu’on
peut apprendre de lui-même dans ses œuvres. M. Campaux a induit et conjecturé
là-dessus tout ce que l’on peut raisonnablement. Suivant lui, François, d’abord surnommé Corbueil, serait né en
1431 (l’année même de la mort de Jeanne d’Arc) à Auvers, près Pontoise, ce qui
ne l’empêchait pas de se dire Parisien, sans doute parce qu’il était venu de
bonne heure à Paris et y avait été élevé. « Rien d’ailleurs dans ses œuvres
n’indique une enfance passée aux champs, absolument rien ; au contraire, tout y
trahit l’enfant de la cité et le polisson du ruisseau. » Le nom de Villon, sous lequel il se fit ensuite connaître, n’était probablement
qu’un surnom d’emprunt qu’il dut à un Guillaume Villon, lequel n’était ni son
père, comme on l’a avancé, ni son oncle, mais seulement son maître. La mère de
Villon était pauvre, ignorante et très pieuse. Un érudit allemand a essayé, dans
ces derniers temps, de déterminer au juste quelle était la part du père et de la
mère de Villon dans le caractère de leur fils, et leur double influence sur son
œuvre. Ces érudits allemands, à force d’étudier, ne doutent de rien. Celui-ci a
donc découvert et imaginé que toute la veine satirique, railleuse, irrévérente
et sensuelle de Villon lui venait de son père, et que la veine tendre et
religieuse qu’on lui suppose par moments, ses velléités du moins et ses retours
de mélancolie venaient de sa mère. Il passa, à un certain jour, de l’échoppe
paternelle (si échoppe il y a) aux bancs de Les Repues franches, ne peuvent nous
donner que du dégoût :
Ne soyons pourtant pas trop sévères, nous dit M. Saint-Marc Girardin.
Les Repues franchesne sont autre chose que l’art de vivre aux dépens d’autrui ; c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’art de faire des dettes et de ne pas les payer. Voilà le proie blême que se propose Villon, et c’est le même que travaillent à résoudre les enfants de famille duxix siècle…. En fait de joyeuse vie, le fond des traditions ne change pas. À cette époque, faute de civilisation, il n’y avait point encore ces maximes d’honneur et de délicatesse sociale qui nous apprennent à faire la différence entre ce qui est une bassesse et ce qui n’est qu’une espièglerie. De nos jours, Villon aimerait encore la bonne chère et la joyeuseté, mais il serait honnête homme. De son temps, le libertinage allant jusqu’à l’escroquerie, il ne sut pas s’en préserver.e
L’aimable jésuite du Cerceau, qui s’est occupé de Villon, pensait à
peu près de même. À la bonne heure ! je ne demande pas mieux ; mettons sur le
compte du temps tout ce que nous pouvons à la décharge du poète. La littérature
est le lieu le plus fait pour admettre les circonstances atténuantes. — On a les
noms de quelques-uns des garnements, ses compagnons et sujets, qu’il n’a eu
garde d’oublier dans l’un ou l’autre de ses testaments. Leurs
plus innocentes occupations se passaient belle heaulmière, la belle gantière, la gente saulcissière, Blanche la
savatière, etc. Cette belle heaulmière paraît avoir
été chef d’école en son genre et celle qui les endoctrinait toutes au plaisir.
Villon ne s’en tint pas là : il vint un moment où il descendit jusqu’à une Margot, dont il nous ouvre le bouge, et il s’y montre installé
comme chez lui, — mieux que chez lui. Il résulte de cet aveu cynique qu’il fit
bien des métiers, jusqu’au plus dégradant de tous, et qu’il s’en vantait. Un
jour, du milieu de ces ignominies, qui ne laissaient pas de fournir matière à sa
verve, Villon eut un accent de patriotisme, et il lança contre les ennemis de
l’honneur français une ballade dont l’énergique refrain aurait encore son écho ;
il maudit et honnit, sur tous les tons, qui mal vouldroit au
royaume de France ! « Chose étrange, dit à ce sujet M. Campaux, surtout
en un siècle où le sentiment de patrie était encore si peu commun ; il y avait
un Français dans ce vagabond qui n’avait ni feu ni lieu. » Admirons moins : il
faut bien que Villon, puisqu’il nous occupe, ait eu quelque chose en lui et
qu’il soit quelquefois sorti de sa vie de taverne et de crapule ; sans quoi nous
l’y laisserions tout entier. Au train qu’il menait jour et nuit, on devinerait,
si on ne le savait de reste, qu’il eut souvent affaire aux gens du roi : il
connut le Châtelet, peut-être la Bastille. — Un tel écolier, croisé de bandit,
avait-il eu le temps d’acquérir un grade académique ? Le docte Allemand de tout
à l’heure, qui sait si bien ce que le père et la mère de Villon lui avaient
transmis dans le sang, a conclu, de ce que Villon a dit qu’il n’était pas maître en théologie (je le crois bien), qu’il était, au moins,
maître en quelque chose. M. Campaux, plus prudent, Grand
Testament, à son maître Guillaume de Villon. Mais ce legs, comme tant
d’autres, m’a tout l’air d’avoir été quelque peu dérisoire et imaginaire :
l’étudiant Villon dut ressembler de bonne heure à cet écolier du vieux fabliau
qui avait joué aux dés tous ses livres et les avait dispersés à tous les coins
de la France. Cependant, à vivre de la sorte, Villon avait atteint ses
vingt-cinq ans (1456). Une affaire d’amour où il apporta, ce semble, plus de
cœur qu’à l’ordinaire et qui se termina par une éclatante disgrâce, par je ne
sais quelle perfidie notoire qui le faisait montrer au doigt et qui le rendit la
fable de la cité, le décida tout d’un coup à quitter Paris et à partir pour
Angers :
Mais auparavant il voulut, nous dit M. Campaux (
un peu plus sérieux et plus ému que nous sur le compte de Villon), il voulut faire ses adieux au monde qu’il quittait, et laisser de lui un souvenir, d’abord à celle qui était la cause de son départ, et que, par un reste d’espoir si naturel aux malheureux, il ne désespérait peut-être pas de toucher par l’expression de sa douleur si navrante et si résignée ; ensuite à son maître Guillaume de Villon, auquel il devait tant, ainsi qu’au petit nombre d’amis qui lui étaient restés fidèles ; enfin aux nombreux compagnons qui n’avaient pas épargné sans doute les railleries à sa disgrâce, et sur lesquels il était bien aise de prendre sa revanche. De là lesLaysoulegs, comme il les appelle, et qui reçurent de son vivant, mais non de son fait, le nom dePetit Testament.
Il préférait le titre de Legs, probablement à
cause du jeu de mots et de la double entente qui leur convenait
parfaitement.
Ayant ainsi réglé ses comptes avec Paris, que devint J’en appelle (au Parlement), et il en fit une ballade
piquante, montrant ainsi sa liberté d’esprit à toute épreuve et badinant jusque
sous le gibet. Très heureusement pour Villon, il naquit vers ce temps-là une
princesse qu’on croit être Marie d’Orléans, fille de Charles d’Orléans le
poète : le prisonnier, pour qui l’appel n’était qu’un répit, saisit l’occasion
aux cheveux, célébra l’illustre naissance et obtint sa grâce. Il dut cependant
quitter Paris, et pendant quatre ans entiers il mena une vie errante et en
France et aux frontières de France : l’idée de suicide lui traversa un instant
l’esprit. Faut-il croire qu’en passant à Blois il y connut Charles d’Orléans, et
qu’il fut accueilli un moment à la cour de cet aimable prince, son rival et son
associé en renom dans l’avenir ? Il est plus certain qu’il fut très mal
accueilli sur le territoire de l’évêque d’Orléans, Thibault d’Aussigny, et qu’y
ayant commis, par suite de cette même nécessité qui fait saillir le loup hors du
bois, quelque nouveau méfait, quelqu’une de ces peccadilles dont il était si
fort coutumier, il fut jeté dans les prisons de Meung-sur-Loire, y languit tout
un été au fond d’un cul de basse fosse, et ne dut sa grâce qu’à Louis XI,
nouvellement roi, qui vint à passer en cette ville de Meung dans l’automne de
cette année 1461. En vertu du don
Il était donc échappé une seconde fois à la mort, nous dit-il d’un accent touché, mais dans quel état ! Qu’on s’imagine sur la tête d’un homme l’effet de cinq années d’un exil aggravé par la misère et suivi d’une longue et dure prison. Sa santé, sa santé de bohème, si longtemps à l’épreuve des plus dures privations, y avait succombé, et aussi la gaieté vivace qui faisait toute sa philosophie. Vieilli avant l’âge, sans en être devenu plus fort contre les vices de sa jeunesse, le cœur encore mal guéri de l’amour dont il avait tant souffert, sans ressource, sans espoir, dénoncé au mépris public par son passé et par sa prison récente ; — dans de pareilles circonstances, croyant en avoir fini avec la vie, et comme s’il eût déjà été étendu sur son lit de mort, il dicta le poème qui porte le titre de
Grand Testament… LePetit Testamentcontenait les adieux et les legs de Villon à ses amis en 1456 :Le Grand Testamentrenferme aussi une longue suite de legs satiriques ; mais ces legs, au lieu de constituer le fond même du poème, comme ils constituent celui duPetit Testament, n’en sont en réalité que le prétexte et que la partie accessoire. Le fond duGrand Testament, ce sont les plaintes, les regrets, les remords et les confessions qui remplissent le préambule et la plus grande partie du codicille, et par où le poète répand comme par autant de blessures tout le sang de son cœur ; ce sont, avec les leçons saisissantes que le poète y donne, çà et là, au commencement et à la fin, les véritables legs de Villon à la postérité ; c’est là le vrai testament de son âme et de son génie, celui qu’elle a accepté religieusement et qu’elle n’oubliera pas, tant qu’il y aura une langue française. Le tout est entremêlé de ballades et de rondeaux, dont il n’est pas un qui ne se rattache étroitement aux diverses parties du poème où ils figurent, et qui sont, si je puis dire, comme l’épanouissement et le jet lyrique des sentiments du poète.
porte-talents ; car ne leur demandez pas autre
chose, elles ne sont que cela.
On ne sait rien de la vie du poète après Le Grand Testament.
Revint-il à Paris pour y mourir ? Passa-t-il ses derniers jours en Poitou, comme
on peut l’inférer de l’anecdote qu’on lit dans Rabelais et qui nous découvre un
dernier tour pendable de l’incorrigible mauvais sujet ? A quel âge mourut-il
enfin ? M. Campaux conjecture que ce dut être vers 1484. Il aurait eu
cinquante-trois ans.
J’en suis toujours à choisir dans Villon et à ne m’arrêter complaisamment que sur
quelques-unes des choses exquises qui se détachent aisément du cadre artificiel
où il les a placées. Une des pièces qui me le présentent avec le plus de
franchise par un de ses aspects tout littéraires, c’est celle qu’il fit contre
les amateurs du genre pastoral et champêtre, alors à la mode comme depuis. Nous
savons, pour l’avoir mainte fois observé, combien l’invention est rare en La Chute des feuilles, a produit
toute une postérité de mélancoliques et d’infirmes gémissants ; La Pauvre Fille de Soumet a eu aussi sa génération malingre et
plaintive. Les plaignards et les niais suivent de près les sensibles. Le Lac de Lamartine a eu ses cascades à l’infini, et a formé
quantité de petits lacs au-dessous, avec des couples d’amants soupirant leurs
barcaroles. C’est par impatience de toutes ces fades copies et de ces
répétitions serviles qu’Alfred de Musset, dans le préambule de La Coupe et les lèvres, au milieu de cet admirable développement où il
s’ouvre à cœur joie sur l’infinie variété et la riche contrariété de ses goûts,
s’écriait :
Vous me demanderez si j’aime la nature. Oui, — j’aime fort aussi les arts et la peinture. Le corps de la Vénus me paraît merveilleux… […] Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas Sans s’inonder de vers, de pleurs et d’agendas. La nature, sans doute, est comme on veut la prendre ; Il se peut, après tout, qu’ils sachent la comprendre ; Mais eux, certainement, je ne les comprends pas.
Eh bien ! du temps de Villon, il y avait eu une mode et un travers
du même genre. Une idylle, composée, Mondain,
par laquelle il rompait en visière à toute cette école de bûcherons amateurs ;
il opposa à leur félicité rustique imaginaire, à ces délices plus que douteuses
de la vie agreste, toutes les aises et les petits soins de la vie commode et
vraiment civilisée, telle qu’il la rêvait et telle qu’il ne l’avait jamais
entrevue, hélas ! que par le trou de la serrure :
Sur mol duvet assis un gras chanoine, Lez un brasier, en chambre bien nattée ; À son costé gisant dame Sydoine…
avec ce refrain naturel et facile :
Il n’est trésor que de vivre à son aise.
Relisez toute la pièce. Voilà de l’excellent Villon. M. Campaux,
qui en juge comme nous, a tiré de cette jolie ballade plus d’une conséquence sur
les goûts, sur l’éducation première et les habitudes du poète. La page de
critique conjecturale où il se répand à ce sujet, et où il se laisse aller à
quelques regrets sur son auteur favori, est trop heureuse de développement
On ne peut, nous fait-il remarquer, afficher plus de mépris pour la campagne que n’en montre Villon dans cette pièce. L’innocence des champs, il faut le dire aussi, devait peu sourire aux goûts qu’on lui connaît ; il ne la pouvait souffrir par les mêmes raisons que le fermier d’Horace. Ce n’était pas seulement chez lui dégoût instinctif des fadeurs pastorales, et manque absolu peut-être, extinction, causée par la misère, du sens des beautés de la nature ; c’était encore répugnance profonde pour un cadre où toutes ses habitudes se trouvaient désorientées ; répugnance constante et qui ne se dément pas une seule fois dans son œuvre. Chose curieuse ! il n’est pas de poète en général, si étranger que soit son genre aux descriptions naturelles et à la peinture des champs, chez lequel ne se rencontre quelque échappée de paysage, quelque coin de nature qui, de temps à autre, rafraîchit le lecteur. Horace et Juvénal, jusque dans leurs satires, ont de temps en temps de ces surprises charmantes ; Régnier et Boileau lui-même, ces chantres exclusifs des rues et de la vie de Paris, en offrent çà et là des exemples. Rien de pareil chez Villon ; pas l’ombre d’un arbre, pas le plus petit reflet de ciel, ne fût-ce que dans le ruisseau ; jamais rien qui ressemble au cri d’Horace :
O rus, quando ego te aspiciam! Et pourtant, dans sa jeunesse, ne s’était-il donc jamais arrêté par quelque jour de printemps devant le frais et verdoyant spectacle que présentait dans toute sa longueur, sur son revers méridional, la montagne Sainte-Geneviève ? Après une nuit passée, en dépit de la cloche du couvre-feu, dans quelque taverne du voisinage, la tête encore lourde de l’orgie de la veille, ne lui était-il jamais arrivé sur le seuil de se sentir renaître au souffle matinal qui lui arrivait, tout frais, à la figure, de ces champs de blé, de ces vergers et de ces pampres échelonnés le long de la pente qui regardait Gentilly, Fontenay et Meudon ! Plus tard enfin, banni de Paris, lorsque,chevauchant sans croix ni pilepar tous les chemins de France et de Navarre, il promenait son exil et sa misère d’une frontière à l’autre, méditant déjà dans sa tête et dans son cœur les confessions et les plaintes douloureuses duGrand Testament, l’arbre et le buisson de la route ne lui avaient-ils donc jamais parlé et fait oublier un instant ses douleurs, comme ils devaient un jour, plus d’une fois, calmer celles de Jean-Jacques vagabond ? Ou bien, le spectacle de la nature, par son innocence même, n’avait-il plus de quoi le toucher, et avait-il fini par ne respirer à l’aise que dans l’atmosphère des mauvais lieux ? Je voudrais croire le contraire. Quoi qu’il en soit, cela suffirait pour me confirmerdans l’idée qu’il n’a pas été élevé à la campagne. Il a pu naître sur les bords de l’Oise ; il n’y a certainement pas grandi : autrement, à défaut de son cœur, ses yeux en eussent gardé le souvenir, et ses rêves au moins lui eussent plus d’une fois rapporté le parfum des herbes et des fleurs de la rive natale.
La perle de Villon est la Ballade des dames du temps
jadis. Il était préoccupé de l’idée de la mort : il avait de bonnes
raisons pour cela, des raisons très particulières, sans compter que le Moyen Âge
tout entier en avait l’imagination frappée. Il se plaît donc à faire défiler
devant nous le cortège des beautés illustres, des reines puissantes, des
héroïnes, et il se demande : Où sont-elles ? — Mais où sont les
neiges d’antan (les neiges de l’an passé) ? c’est
toute sa réponse. — On a cherché quelle était au juste l’originalité de Villon
dans cette charmante pièce qui, seule, suffirait à assurer son renom. Bien des
poètes avant lui avaient employé cette forme : Où est Arthus ? Où
est Hector de Troie ? Où est Hélène ? Où est la beauté de Jason,
d’Absalon ?… M. Campaux a pris le soin de nous les citer :
Il semble, d’ailleurs, dit-il, que cette idée mélancolique fût dans l’air, du temps de Villon. Ainsi, dans
Le Chevalier délibéré, Olivier de La Marche, un poète et un historien de ce temps-là, passe en revue, dans vingt-huit stances successives, les princes et les seigneurs morts de son temps ; et dans l’Exemple du mirouer d’entendement par la morty après avoir raconté la mort de quantité de dames d’un haut rang et d’une naissance distinguée, il demande ce que chacune de ces dames est devenue.
Menot enfin, le célèbre prédicateur, né vers 1450, aurait imité
dans un de ses sermons, selon M. Campaux, les deux ballades de Villon, celle des
Dames et celle des Seigneurs du temps
jadis : « Où
J’en demande pardon à M. Campaux, mais ici la source première est plus haut que
chez Villon : elle est dans saint Bernard et dans d’autres auteurs de la grande
époque du Moyen Âge. Un homme de mérite qui s’est occupé des anciens poètes
chrétiens, au point de vue de la musique et de la littérature, M. Félix Clément
a recueilli quantité de passages qui prouvent que ce mouvement d’interrogation
si naturel a été trouvé de bonne heureLes Poètes chrétiens depuis le iv, par M. Félix Clément, qui, après avoir donné les
textes en 1854, en a publié une traduction en 1857 (Gaume frères). La
remarque qui nous intéresse est à l’article de «
Dic ubi Salomon, olim tam nobilis?Vel ubi Samson est, dux invincibilis?Vel pulcher Absalon, vultu mirabilis?Vel dulcis Jonathas, multum amabilis!
Et il continuait sa question pour les païens : Où est
César ? Où est Lucullus (ou Crassus, ou peut-être
Crésus)
Quo Caesar abiit, celsus imperio?Vel Dives splendidus, totus in prandio!Dic, ubi Tullius, clarus eloquio!Vel Aristoteles, summus ingenio?
Je ne saurais, je l’avoue, admirer beaucoup cette prose symétrique
dans laquelle la rime donne le mot, de gré ou de force, et tire tout à soi ;
mais enfin le premier mouvement, l’accent et, pour ainsi dire, le geste sont là.
L’honneur de Villon, son originalité et sa gentillesse d’esprit (M. Rigault
l’avait déjà remarqué), est donc principalement dans ce refrain si bien trouvé,
si bien approprié à la beauté fugitive et qui s’écoule en si peu d’heures : Mais où sont les neiges d’antan ? Pour que Villon perdît à nos
yeux quelque chose de son avantage, comme paraît le désirer M. Clément, il
faudrait que saint Bernard eût terminé sa kyrielle de noms par un vers tel que
celui-ci, ou approchant :
Ast ubi nix vetus, tam effusibilis?
ce qu’il n’a pas fait. Tant qu’on ne produira pas un exemple ancien de cette façon de réplique qui donne ici tout l’agrément, et qui a surtout son à-propos quand il s’agit de femmes et de beautés célèbres, Villon reste en possession de son titre ; il garde en propre son plus beau fleuron.
Trêve maintenant à toutes ces discussions critiques ! Laissons-nous faire à la
poésie ; relisons, redisons-nous tout haut la pièce entière… Heureux celui qui a
su ainsi trouver un accent pour une situation immortelle et toujours renouvelée
de la nature humaine !
Stat sua quaeque dies, breve et irreparabile tempus Omnibus est vitae…
mais surtout lorsque la pensée se reportera à ces images riantes
et fugitives de la beauté évanouie, depuis Hélène jusqu’à Ninon, à ces groupes
passagers qui semblent tour à tour emportés dans l’abîme par une danse légère, à
ces femmes du Décaméron, de l’Heptaméron à
celles des fêtes de Venise ou de la cour de Ferrare, à ces cortèges de Diane,
— de la Diane de Henri II, — qui animaient les chasses galantes d’Anet, de
Chambord ou de Fontainebleau ; quand on évoquera en souvenir les fières, les
pompeuses ou tendres rivales qui faisaient guirlande autour de la jeunesse de
Louis XIV :
Ces belles Montbazons, ces Châtillons brillantes, Dansant avec Louis sous des berceaux de fleurs ;
quand, plus près encore, mais déjà bien loin, on repassera ces
noms qui résonnaient si vifs et si frais dans notre jeunesse, les reines des
élégances d’alors, les Juliette, les Hortense, ensuite les Delphine, les Elvire
même et jusqu’aux Lisette des poètes, et quand on se demandera avec un retour de
tristesse : « Où sont-elles ? » que trouve-t-on à répondre de plus naturel
Mais où sont les neiges d’antan ?
Dans la Ballade des seigneurs du temps jadis,
Villon a aussi son refrain heureux et approprié au sujet. Après une série de
questions où il énumère les papes, rois et puissants du jour récemment disparus,
il répond, à la fin de chaque couplet, par cette autre question : Mais où est le preux Charlemaigne ? — Puisque Charlemagne, ce dernier
grand type héroïque en vue à l’horizon, et qui domine tout le Moyen Âge, avait
lui-même payé le tribut mortel, les moindres que lui, les rois et princes du
siècle présent, avaient bien pu mourir.
Il y a dans Villon bien d’autres pièces dignes d’étude et qui demanderaient un
peu d’effort pour être goûtées : je renvoie à M. Campaux qui est un excellent
guide. Je ne veux que mettre en garde sur un point : c’est de ne pas prêter à
Villon plus de mélancolie qu’il n’en a eu, ni une tristesse plus amère. Ne
venons pas prononcer, à son sujet, le nom de Bossuet, ni même celui de Byron et
des don Juan modernes. Villon a dit quelque part que quand nous aimons ordure, elle nous aime (c’est le sens), et
que quand nous fuyons honneur, il nous fuit ; mais il m’est
impos^ sible de découvrir là-dedans un cri de damné. Villon
n’a pas de ces cris ; il est de ce bon vieux temps où l’on s’accommodait mieux
de son vice, et où on ne le portait pas avec de si grands airs, ni d’un front si
orageux. Il n’est pas homme à s’écrier avec un poète moderneMoniteur dans un article de M. Jules Levallois,
M. Lacaussade.
Je bois avec horreur le vin dont je m’enivre.
Pour lui, je le crains fort, il but avec plaisir jusqu’à la fin le vin dont il s’enivrait.
Si l’on rabat un peu en ce sens du travail de M. Campaux, on aura pour tout le
reste un commentaire aussi ample qu’utile, et conçu dans un esprit mieux encore
que littéraire, je veux dire sympathique et presque filial. — Il a dû y avoir,
je m’imagine, du temps de Villon, quelque écolier un peu plus jeune que lui,
aussi laborieux, aussi bon sujet que l’autre était mauvais et dérangé, mais
grand admirateur du poète, sachant ses premières chansons, récitant à tous
venants ses plus jolies ballades, en étant amoureux comme on l’est à cet âge de
ce qu’on admire. Cet écolier aura fait, un jour, à Villon sa déclaration
d’enthousiasme, et Villon l’aura reçue avec plus de sérieux qu’il n’en gardait
d’ordinaire en pareil cas ; il aura même, en voyant sa candeur, ménagé assez le
jeune homme pour ne pas l’initier à ses tromperies et pour n’essayer, à aucun
moment, de l’embaucher dans sa troupe de mauvais garçons. Il l’aura respecté et
même un peu craint, comme un frère enfant, comme un bon génie qu’il ne faut
offenser et effaroucher que le moins possible : il aura eu quelque pudeur avec
lui. Et le jeune homme, logé un peu loin du centre, loin des bruits de la rue,
sur la pente la plus champêtre de la montagne Sainte-Geneviève, aura ignoré bien
des tours de Villon, et les pires, ou il n’y aura pas cru : il aura conservé
pour lui son culte. Plus d’une fois, le soir, Villon en fuite, traqué par les
gens du guet, se sera souvenu tout d’un coup, le poète, comme il
le nommait par excellence. Cette chambrette, aussitôt, sera devenue plus chère à
celui qui l’habitait, et pendant quelques jours elle lui aura paru presque un
sanctuaire (ô puissance des premières illusions !), pour avoir reçu et logé le
dieu. En un mot, le jeune homme aura connu assez Villon pour l’admirer encore
plus, et il l’aura fréquenté assez peu pour continuer de l’estimer et de
l’aimer. Eh bien ! cet écolier que je me figure, qui a respiré la bonne âme de
Villon et non la mauvaise, et pour qui le poète, même complètement connu plus
tard, était demeuré une passion, il revit de nos jours, il est devenu maître et
de la meilleure école, et c’est lui qui a été, cette fois, le commentateur,
l’apologiste (là où c’était possible), l’interprète indulgent et intelligent de
Villon par-devant la Faculté, et aussi devant le public.
me Récamier elle-même ; elle aimait peu à écrire, ne fût-ce
que de simples lettres, et ce qu’elle avait pu rédiger de ses souvenirs, elle a
ordonné en mourant qu’on le détruisît. On n’a donc d’elle qu’un très petit
nombre de pages, quelques récits et de petits billets. Mais si elle se tait
volontiers, tous ses amis parlent et viennent tour à tour lui dire ce qu’ils
pensent, ce qu’elle inspire, me Récamier était une personne distinguée par
l’esprit presque autant que par le cœur. Sa beauté d’abord avait pu éclipser son
esprit ; on n’y songeait pas en la voyant. Cette beauté faisant retraite avec
les années, — une retraite bien lente —, et se voilant insensiblement, l’esprit
avait apparu peu à peu, comme à certains jours, bien avant le soir, l’astre au front d’argent se dessine dans un ciel serein du côté
opposé au soleil. Tous ces hommages d’élite dont elle est environnée en font foi
et sont des suffrages. On entend donc successivement sur elle, et s’adressant à
elle-même dans une suite de lettres confidentielles, M. de Montmorency,
M. Ballanche, M. de Laval, Benjamin Constant, M. de Chateaubriand, bien d’autres
encore. J’allais (tant l’art de l’arrangeur est parfait, et tant il a mis
d’attention à se dérober), — j’allais oublier d’avertir que le tout est lié par
un récit biographique rapide, par des transitions indispensables, par des fils
adroits et légers ; que toutes les explications nécessaires au lecteur lui sont
agréablement et brièvement données, qu’elles viennent à propos au devant de
lui ; que tous les petits faits, toutes les anecdotes qui se rattachent au
cercle de Mme Récamier, celles qu’elle aimait à raconter
elle-même, nous sont rendues avec ce tour net et dans cette nuance qui était le
ton particulier de son salon ; qu’une fine critique, toujours convenable,
corrige et relève, par-ci par-là, le trop de douceur dans les portraits. Enfin
ces Mémoires de M me Récamier (comme
diraient les Anglais, qui
Il y a quelques lacunes, sans doute, dans ces volumes : au nombre des
correspondants les plus habituels et les plus intimes de Mme Récamier, Mme de Staël fait défaut ; elle brille
par son absence. Des convenances rigoureuses ont pu retarder, ajourner
seulement, nous l’espérons, la publication de cette branche notable de
correspondance, que l’intention de Mme Récamier n’a jamais
été de faire disparaître ni de supprimer. Tout ce que j’en ai lu autrefois (car
j’ai dû cette lecture à sa gracieuse confiance), en introduisant plus avant dans
le cœur des deux amies et en ouvrant des jours sur les orages qui les agitaient
alors, était de nature à faire honneur à toutes deux. Mais il ne faudrait pas
s’exagérer non plus ces lacunes de l’ouvrage, ces omissions qui étaient
commandées à l’éditeur par les bienséances contemporaines. L’existence de Mme Récamier, si brillante, si entourée, si entrelacée de
toutes parts, n’a point cependant de mystères, ou ces mystères, s’il y en a (et
il y en a dans la vie de toute femme), sont assez simples et n’ont rien
d’effrayant : ce ne sont pas des profondeurs. Mme Récamier,
en définitive, n’avait rien à cacher ; et dans ce qu’on nous donne aujourd’hui
au nom de la famille, nous possédons véritablement ce qui était
Le trait distinctif et caractéristique de Mme Récamier est
d’avoir inspiré de l’amour, un amour très vif, à tous ceux qui la virent et la
cultivèrent, et, en ne cédant à aucun, de les avoir conservés tous, ou presque
tous, sur le pied d’amis. « Il n’y a guère que vous dans le royaume, écrivait
Bussy à sa charmante cousine, qui puissiez réduire un amant à se contenter
d’amitié. » Mme Récamier, plus belle, et d’une beauté plus
irrésistible, que Mme de Sévigné, peut-être aussi un peu
plus coquette et plus irritante au temps de ses élégances, eut bien plus à faire
qu’elle pour réduire ensuite au devoir et à la douceur d’un commerce uni ceux
qu’elle enflammait. Il lui fallut un art, un effort savant et continuel, toute
une tactique composée d’adresse et de bonté, tempérée de froideur et de
compassion ; et c’est où nulle autre, je crois, ne l’a surpassée. Quelques-uns
lui en voudront et trouveront qu’il est disproportionné, vraiment, d’avoir mis
un art si accompli et si raffiné au service d’une destinée si virginale. Mais il
est assez, depuis Ariane et Didon jusqu’à Mlle de Lespinasse
et au-delà, — bien assez de lamentables victimes d’une passion délirante et
sacrée : laissons sous sa couronne pure une figure unique, la plus savante des
vierges dans l’art de dompter et d’apprivoiser les cœurs. Mme Récamier avait le secret d’y réussir, et tout ce livre en est la
preuve parlante, — sans compter tout ce qu’il est permis de deviner dans les
intervalles ; car ce ne fut pas toujours envers des natures aussi apaisées que
celle de M. Ballanche ou de M. de Montmorency
De toutes les lettres publiées dans les différentes parties de ces volumes, et
qui offrent un ensemble et une suite, les plus intéressantes, selon moi, sont
celles de M. de Montmorency, de M. Ballanche et de M. de Laval :
M. de Chateaubriand n’y gagne pas, et sans doute ici, et sur ce seul point, la
tendresse délicate de Mme Récamier aurait eu à souffrir, à
s’inquiéter, de l’effet de la publication présente. M. de Montmorency, encore
jeune et déjà converti au commencement de cette liaison, paraît d’abord un peu
monotone. Il aime Mme Récamier purement, platoniquement ; il
tremble pour elle de la voir mêlée sans garantie à tant de mondanités, à tant
d’orages, de la voir, comme une imprudente enfant, se jouer en riant sur l’écume
des flots. Il voudrait l’amener à Dieu, l’enchaîner par quelque promesse
formelle, par quelque vœu préservatif : il n’ose pas tout à fait lui proposer de
porter sous sa robe de bal (comme Mme de Longueville) un
petit cilice ; mais, s’il osait, je ne répondrais pas qu’il ne le fît. Il
l’avertit sans cesse ; chaque lettre de lui a sa conclusion, son petit coup de
cloche, tôt ou tard, qui ne manque jamais. On finit par s’y attendre ; on le
voit venir de loin et s’y préparer. Un prédicateur disert n’est pas plus
attentif à ménager la fin et la chute heureuse de son sermon, — un grand lyrique
moderne n’est pas plus préoccupé de clore brusquement chacune de ses pièces par
un coup de tonnerre ou par un coup de fouet éclatant, — Mme des Ursins, dans sa correspondance récemment publiée, me Récamier, n’est pas plus jaloux d’amener de bonne grâce et de
tourner galamment son salut final chevaleresque, — que lui, M. de Montmorency,
ne se montre attentif et ingénieux, dans chaque lettre, à insérer et à glisser
son petit bout d’homélie. L’excellent homme nous fait quelquefois sourire ; nous
lui reprochons presque comme un tic ce qui n’est que l’idée fixe de sa très
chrétienne amitié. Mais que surviennent des circonstances délicates et
difficiles qui mettent tout l’homme à l’épreuve, comme on s’aperçoit que le
caractère de M. de Montmorency gagne à ce point d’appui intérieur ! comme il
nous apparaît solidement fondé en équité, en noblesse ! Et dans la politique,
par exemple, lorsqu’il se trouve en présence de M. de Chateaubriand, en rivalité
sourde avec lui, et qu’il est, le premier, évincé du ministère, quelle
supériorité morale il garde sur ce brillant et orageux émule ! Mme Récamier était, en 1823-1824, leur confidente à tous deux ; elle
entrait bien pour quelque chose dans leur jalousie, dans leur rivalité
déguisée ; elle penchait d’inclination, je le crains, pour le moins sage (les
meilleures même des femmes sont ainsi) ; pourtant elle savait tenir la balance
assez indécise encore : chacun était écouté, chacun lui parlait de l’autre ; tout le monde était content, personne n’était trahi. Mais dans
cette double confidence dont on la faisait dépositaire, de quel ton différent
l’un et l’autre lui parlaient ! et quand ils furent tous deux sortis du pouvoir,
quelle différence de conduite et prud’hommes (comme on disait du temps
de saint Louis), dont la renommée de vertu avait été jusqu’ici renfermée dans un
cercle aristocratique tout exclusif.
M. Ballanche aussi tient une grande place et a un beau rôle dans cette
correspondance. C’était un singulier personnage que l’excellent M. Ballanche :
il avait des parties vagues, nuageuses, inintelligibles, je le crois, même pour
lui, et qu’il ne parvint jamais à éclaircir, qu’il ne débrouilla jamais aux yeux
du monde ni aux siens ; il avait des puérilités et des enfances, des bégayements
sans fin dans l’entretien habituel, et, tout à côté de cela, il lui sortait de
la bouche, et surtout de la plume, des paroles d’or. Tous ceux qui ont écrit sur
lui l’ont loué ; je le crois bien : c’était déjà une distinction présumée que de
paraître l’entendre. Génie plus qu’à demi voilé, on l’hiérophante.
« Monsieur, me disait un jour le bon Ballanche, le lendemain de l’une des
dernières brochures de M. de Chateaubriand, ne pensez-vous pas que le règne de
la phrase est près de finir ? » Il comptait bien que le règne de l’idée,
c’est-à-dire le sien, allait succéder. Vers la fin, et bien que l’Abbaye fût toujours pour lui « le centre du monde », il avait son
petit cercle d’adorateurs à lui et d’admiratrices, son petit cénacle, une petite
chapelle succursale à domicile, dont il était le pontife et l’oracle.
« M. Ballanche, y disait-on, est l’homme le plus avancé de
l’Abbaye-au-Bois. » Il n’en doutait pas lui-même, et se considérait comme ayant
sa destinée particulière et grandiose, toute une mission d’initiateur à remplir.
Avant ces excroissances de l’orgueil individuel, il était le plus doux et le
plus placide des rêveurs, un innocent sublime. C’est dans les lettres qu’il
écrit à Mme Récamier que l’on trouverait le plus de traits
exquis pour la peindre sous la forme idéale et symbolique qu’il ne cessa de lui
prêter. Par exemple, se plaignant doucement qu’elle ne rendît point amour pour
amour, et supposant qu’elle luttait en cela contre sa destinée naturelle et sa
vocation secrète, il lui disait :
Ce qu’il y a eu de séparé dans votre existence n’est pas ce qui vous eût le mieux convenu, si vous en aviez eu le choix. Le phénix, oiseau merveilleux, mais solitaire, s’ennuyait beaucoup, dit-on. Il se nourrissait de parfums et vivait dans la région la plus pure de l’air ; et sa brillante existence se terminait sur un bûcher de bois odoriférants, dont le soleil allumait la flamme. Plus d’une fois, sans doute, il envia le sort de la blanche Colombe, parce qu’elle avait une compagne semblable à elle. Je ne veux point vous faire meilleure que vous n’êtes ; l’impression que vous produisez, vous la sentez vous-même ; vous vous enivrez des parfums que l’on brûle à vos pieds. Vous êtes ange en beaucoup de choses, vous êtes femme en quelques-unes..
Insistant sur cette nature première, toute de dévouement, qu’il se plaisait à contempler en elle et que la société, selon lui, méconnaissait en n’y voulant voir que désir de plaire et coquetterie, il lui disait encore :
Vous étiez primitivement une
Antigone, dont on a voulu, à toute force, faire uneArmide. On y a mal réussi : nul ne peut mentir à sa propre nature.
Dans ses idées littéraires un peu naïves et qui se sentaient encore
un peu de la province, il aurait désiré que Mme Récamier
écrivît, qu’elle prît rang à son tour parmi les femmes qui aspirent à la double
couronne ; il essaya, à un moment, de l’enhardir à faire preuve de talent, à
devenir poète, c’est-à-dire à traduire et à interpréter un
poète, comme si ce n’est pas la même chose que de devenir auteur. Mais il le lui
conseillait en des termes d’un bien beau choix, et avec une poésie digne de son
objet :
Comment voulez-vous, en effet, lui disait-il, que j’aie quelque confiance en moi, si vous n’en avez pas en vous, vous que je regarde comme si éminemment douée ! Le genre de mon talent, je le sais, ne présente aucune surface : d’autres bâtissent un palais sur le sol, et ce palais est aperçu de loin ; moi, je creuse un puits à une assez grande profondeur, et l’on ne peut le voir que lorsqu’on est tout
auprès. Votre domaine à vous est aussi l’intimité des sentiments ; mais, croyez-moi, vous avez à vos ordres le génie de la musique, des fleurs, des longues rêveries et de l’élégance. Créature privilégiée, prenez un peu de confiance, soulevez votre tête charmante, et ne craignez pas d’essayer votre main sur la lyre d’or des poètes.Ma destinée à moi, tout entière, consiste peut-être à faire qu’il reste quelque trace sur cette terre de votre noble existence. Aidez-moi donc à accomplir ma destinée. Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et appréciée lorsque vous ne serez plus. Ce serait un vrai malheur qu’une si excellente créature ne passât que comme une ombre charmante. À quoi servent les souvenirs, si ce n’est pour perpétuer ce qui est beau et bon ?
Mme Récamier laissa à d’autres, et à l’ami même
que l’on vient d’entendre, le soin de consacrer son souvenir ; elle ne fit point
ce qu’aurait souhaité M. Ballanche ; elle se défia d’elle-même, et peut-être se
dit-elle qu’une femme qui écrit donne trop exactement sa mesure : il est mieux,
en cela comme en tout, qu’elle laisse à deviner. Dans le peu qu’on lit d’elle,
il y a une netteté, une finesse, une correction élégante, une urbanité
naturelle, qui mettent en goût le lecteur délicat. Le joli récit qu’elle a fait
de ses courses à Rome avec une noble et bien gracieuse reine, alors exilée, la
nuance d’affection et d’espièglerie mystérieuse qui anime ces pages, donnent le
regret d’en voir si vite la fin. C’est toujours Galatée qui vous jette une seule
pomme d’or, et qui s’enfuit en se faisant désirer.
Un des amis et des correspondants de Mme Récamier, qui se
montre le plus à son avantage, et qui est tout à fait nouveau pour le public,
est le duc de Laval, cousin de M. de Montmorency. C’est lui qui, amoureux
longtemps de Mme Récamier, comme l’avait été son cousin et
comme l’était son fils, disait que c’était dans la destinée des Montmorency, et
ajoutait agréablement : Ils n’en mouraient pas tous y
mais tous étaient frappés. C’était donc un homme d’esprit, mais qui, à
première vue, payait peu de sa personne : un peu bègue, très myope, toujours
questionnant comme s’il n’était pas au fait, il lui fallait quelque temps avant
d’être apprécié à sa valeur. D’abord ambassadeur à Madrid, on l’avait desservi,
comme peu capable, dans l’esprit du roi Louis XVIII. Ce fut M. Pasquier, alors
ministre des Affaires étrangères, qui, en lisant sa correspondance, la trouva
aussi spirituelle que sensée, et fit revenir le roi de l’impression qu’on lui
avait donnée. M. de Laval, depuis ambassadeur à Rome, à Vienne, à Londres, se
montra partout au niveau, sinon au-dessus de ces hautes fonctions. Il ne cessa,
dans aucun temps, d’être pour M
me Récamier de
dire plus ni autrement qu’il n’y avait en réalité. Chaque salon, chaque monde a
comme son diapason d’entretien : celui du monde de Mme Récamier était, avant tout, modéré. Il se disait assez peu de ces mots
d’un ton voyant et que l’on peut citer, dans le salon de
l’Abbaye-au-Bois. Il y avait plus de nuances que d’éclat ; l’esprit y était fin
et doux, — couleur gris de perle, si l’on voulait à toute
force lui trouver une couleur. Ce n’était pas du tout, comme on le croirait
d’après le renom extérieur, un salon de bel esprit : rien de précieux, rien de
guindé ; on y était naturel et à l’aise. Un art et une grâce de Mme Récamier, c’était de faire valoir la personne avec qui elle
causait ; elle s’y appliquait, en s’effaçant volontiers ; elle n’était occupée
que de donner des occasions à l’esprit des autres, et on lui savait gré même de
ses demi-mots, de ses silences intelligents. L’esprit de ses amis courait donc
et jouait devant elle, mais sans affectation, sans effort. Si elle intervenait,
c’était discrètement, pour glisser une remarque fine, pour placer une anecdote
choisie et dont le trait d’ordinaire amenait un sourire. La plupart de ces
anecdotes que nous lui avons entendu raconter ont trouvé place dans les présents
volumes ; frivolités ! »
— On souriait, et la conversation animée et non déroutée comme il arrive par de
trop vives saillies, continuait son cours. Si j’osais me permettre aujourd’hui
une espèce de jugement sur une société à jamais regrettable, dont j’ai été, et
dont l’auteur des Mémoires veut bien m’assurer que j’aurais pu
être encore davantage, je dirais qu’en admettant qu’il y eût péril et
inconvénient par quelque endroit dans ce monde gracieux, ce n’était pas du côté
du goût ; il s’y maintenait pur, dans sa simplicité et sa finesse ; il s’y
nourrissait de la fleur des choses : s’il y avait un danger à craindre, c’était
le trop de complaisance et de charité ; la vérité en souffrait. Où ne s’y gâtait
pas le goût, on le perfectionnait plutôt ; on l’aiguisait ainsi que le tact : on
s’amollissait un peu le caractère. L’amour-propre, le sien et celui des autres,
y étaient trop caressés. L’esprit et l’agrément y trouvaient leur compte :
l’originalité et l’indépendance y couraient des risques. Le charme, à la longue,
pouvait être énervant.
Voilà ce que les plus misanthropes auraient eu à pauvres amis,
ses pauvres diables d’amis (comme il les appelle), croyant que
de son côté sont tous les sacrifices, et se plaignant de l’ingratitude des
autres, comme si seul il avait tout fait.
Mme Récamier, le voyant, depuis sa rentrée aux affaires et
son triomphe de la guerre d’Espagne, plus ardent, plus exalté et enivré que
jamais, moins me Cornuel aurait dit, sa
dernière gourme de jeunesseme Récamier en 1825, une petite
pointe de jalousie au sujet d’une fort jolie et très spirituelle dame, Mme de C…, qui était alors très fêtée au ministère des
Affaires étrangères.
Il essayait de se justifier auprès d’elle, en lui écrivant à la date du 3 avril 1824 :
Pardonnez-moi, et si vous souffrez, songez aussi que je souffre beaucoup. C’est déjà bien assez que l’on ne me reproche que ma
perfidieenvers Mathieu (M. de Montmorency). Vous savez ce qu’il en est et ce qu’il en pense lui-même ; il a dîné hier chez moi à mes côtés. Mais un homme dans ma position devait être exposé à bien d’autres calomnies. On vous a dit que l’encens m’était monté à la tête ; venez, et vous verrez ; il m’aurait fait un tout autre effet. Mon grand défaut, c’est de n’être enivré de rien ; je serais meilleur, si je pouvais prendre à quelque chose. Je ne suis pas insensible à voir la France dans un tel état de considération au dehors et de prospérité au dedans, et de penser que la gloire et le bonheur de ma patrie datent de mon entrée au ministère ; mais, si vous m’ôtez cette satisfaction d’un honnête homme, il ne me reste qu’un profond ennui de ma place, de la lassitude de tout, du mépris pour les hommes beaucoup augmenté, et l’envie d’aller mourir loin du bruit, en paix et oublié dans quelque coin du monde : voilàl’effet de l’encenssur moi.
Ce refrain est perpétuel chez lui ; ce vœu de retraite lui revient
toujours, à tout propos, et jure singulièrement avec ses âpres désirs et ses
accès d’ambition mal dissimulée. Au fond, trop poète toujours pour la politique,
il est désormais trop homme d’État et trop politique pour la retraite, pour
l’innocent me Récamier manquent et font défaut ; elles n’ont pas été
retrouvées, nous dit-on, avec les autres papiers ; elles devaient renfermer trop
d’éclats de colère et de haine vengeresse, ce qui sans doute les aura fait dès
longtemps supprimer.
Ambassadeur à Rome en 1828 et 1829, il écrit de là à Mme Récamier des lettres qui ont de beaux passages, et qui, à travers les
infirmités de caractère désormais trop en vue, montrent le talent encore dans
tout son plein et dans sa plus grande manière :
Rome, mercredi 15 avril 1829.
Je commence cette lettre le mercredi saint au soir, au sortir de la Chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le
Miserere, Je me souvenais que vous m’aviez parlé de cette belle cérémonie, et j’en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. C’est vraiment incomparable : cette clarté qui meurt par degrés, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange ; tous ces cardinaux à genoux, ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l’autel où, quelques jours avant, j’avais vu son prédécesseur ; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde, s’élevant par intervalles dans le silence et la nuit ; l’idée d’un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes ; Rome et tous ses souvenirs sous les voûtes du Vatican : que n’étiez-vous là avec moi ! J’aime jusqu’à ces cierges dont la lumière étouffée laissait échapper une fumée blanche, image d’une vie subitement éteinte. C’est une belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir.
Si sévères que nous puissions être envers celui qui s’est trahi à
nous dans toutes ses contradictions morales et ses misères personnelles,
n’oublions jamais ce qu’on doit d’admiration à un tel peintre, à celui qui, à ce
titre, est et demeure le premier de notre âge : car c’est le même homme
exprimant Chateaubriand et son
groupe littéraire ; la plupart des critiques n’ont voulu y voir
qu’une chose, qui n’y est pas, le désir de rabaisser Chateaubriand ; les
lecteurs français sont si pressés et si inattentifs qu’ils n’admettent guère
qu’une idée à la fois.
Il est fâcheux que les défauts de sa manière se marquent trop avec les années, et
je regrette qu’on nous ait donné, dans la dernière moitié du second volume, un
trop grand nombre de ces pages qui sont des certificats de décadence. Ainsi la
description du château de Maintenon, malgré l’intérêt qui s’attache à un si
noble séjour, méritait d’être supprimée : la plume de M. de Chateaubriand, en
ces derniers écrits, n’est plus elle-même. — L’observation faite, il n’en est
pas moins vrai que ces deux volumes nous offrent sur une femme qui fut un modèle
de beauté et de bonté, et sur le monde qu’elle eut le charme et l’art de grouper
jusqu’à la fin autour d’elle, une quantité de pièces intimes, agréables,
imprévues, qui permettent aux nouveaux venus, s’ils en sont curieux, de vivre
pendant quelques soirées dans une intimité inespérée et des plus choisies. Mme Récamier a désormais sa place assurée, et l’une des
meilleures, dans le rayon de bibliothèque consacré aux femmes françaises ; elle
vit, et, pour reprendre une expression de M. Ballanche, elle n’aura point passé
comme une ombre charmante.
Les quatre grands personnages littéraires du efaire rire l’esprit.
me d’Houdetot, ce ne
sont plus des lettres, ce sont des ouvrages.
Montesquieu écrit peu (autant du moins qu’on en peut juger par ce qu’on a), et il
écrit sans prétention : son grand esprit, sa forte et haute imagination, sa
faculté élevée de concevoir et son talent de frapper médaille ou de graver, sont
tout entiers tournés et employés à ses compositions savantes et rares. Dans le
tous-les-jours il se relâche, il se détend, il est
bonhomme ; bref, saccadé, un peu haché, avec des traits vifs, des images
brusques. Ce n’est point un improvisateur perpétuel comme Voltaire, ni un coquet
sérieux, un limeur et un polisseur de tous les instants, comme Rousseau : il ne
prend aucune peine quand il écrit à ses amis, et l’on s’en aperçoit, bien que
son style garde du bel air et de l’épigramme.
Buffon, aux saillies près, et avec plus d’égalité dans la façon ou dans le
sans-façon, serait assez, comme épistolaire, du même genre que Montesquieu. Ne
lui demandez pas, quand il prend la plume pour écrire une lettre, de songer à
vous plaire, à vous égayer, à faire qu’on dise dans le monde autour de soi :
« Il m’a écrit une belle ou une jolie lettre. » Buffon ignore le joli ; il a
l’ambition et l’art de dire les grandes choses ; il n’a ni l’art ni le souci de
dire les petites. Il n’a pas ce tour qui est indépendant du fond, le secret de
l’élégant badinage : il aime assez la joie, la jovialité, ce qui est tout
différent. Si cela n’avait sans coquetterie.
Pour écrire des lettres excellentes et durables en tant que pièces littéraires,
je ne sais que deux manières et deux moyens : avoir un génie vif, éveillé,
prompt, à bride abattue, et de tous les instants, comme Mme de Sévigné, comme Voltaire ; ou se donner du temps et prendre du soin,
écrire à main reposée, comme Pline, Bussy, Rousseau, Paul-Louis Courier : — en
deux mots, improviser ou composer. (On vient de publier un recueil très amusant
de lettres qui sont entre les deux manières, qui tiennent à la fois de l’étude
et de la libre causerie, de la préméditation et de la verve, celles de
Béranger.)
Les lettres de Buffon n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre genre ; elles n’ont
rien de l’improvisation animée ni de la rédaction curieuse. Il est manifeste
qu’en les écrivant (à part un petit nombre de cas solennels qui tranchent sur le
sans-gêne ordinaire), il n’avait aucune arrière-pensée de publicité non plus
qu’aucune recherche d’agrément : il croyait n’écrire que pour l’ami à qui il
s’adressait, sur ce qui l’occupait dans le moment, sur ses affaires, ses
intérêts, ses affections. Aussi cette Correspondance nous
rend-elle le plus sincère et le plus véridique témoignage de ses mœurs, de ses
habitudes d’esprit, de sa manière d’être et de sentir. Littéralement, Buffon
n’avait pas à grandir ni à déchoir ; le grand écrivain en lui
Les lettres de jeunesse (1729-1740) sont peu nombreuses, mais suffisantes pour
faire apprécier le goût, les mœurs, les jugements et le ton de Buffon en ces
années antérieures à sa grande carrière. Elles sont écrites la plupart à des
compatriotes, au président de Ruffey, au président Bouhier, à Daubenton, à un
abbé Le Blanc qui est assez à Buffon ce que l’abbé de Guasco était à
Montesquieu. Buffon leur parle à ventre déboutonné, comme on dit ; c’est franc,
naturel, mais nullement distingué. Il dit crûment ce qu’il aime, il appelle
volontiers les choses par leur nom. On a bien fait de ne pas supprimer ces
crudités qui sont une marque de l’esprit bourguignon en général, et aussi du ton
particulier de Buffon quand il était en pleine familiarité. Les jugements
littéraires qui viennent parfois se mêler à ces détails d’existence provinciale
sont justes, mais assez en gros. Buffon n’ira jamais beaucoup plus à fond, et il
négligera le menu ; s’il sait et si, par hasard, il cite un jour une épigramme
de Piron contre le petit Poinsinet, c’est que Piron est de Dijon et que
l’épigramme sent la moutarde. D’ailleurs, il s’intéresse peu aux querelles
d’auteurs ; il est lui-même et sera toujours très peu auteur dans sa vie, dans
ses lettres. Il n’entrera pas plus dans les raffinements que dans les coteries
de son siècle. De bonne heure il déclare son goût pour la campagne, pour la
résidence rurale et sa noble tranquillité ; il ne vient à Paris que pour
Buffon ne commence à devenir celui que l’on connaît et que nous admirons que du
moment qu’il est placé à la direction du Jardin et du Cabinet du roi : jusque-là
c’était un génie expectant, et à qui manquait son objet. La correspondance nous
montre bien ce moment décisif de son entrée et de sa pleine installation dans la
grande voie qu’il a ouverte et illustrée. Pourtant le cercle de ses
correspondants ne semble guère d’abord s’élargir ni se varier beaucoup. Je sais
qu’il faut faire la part de ce qui a été perdu, de ce qui ne s’est point
transmis ; mais des hommes célèbres du siècle avec lesquels on le compare
d’ordinaire, il en est peu avec qui Buffon paraisse avoir été en commerce
habituel de lettres. Il n’est même question d’eux qu’en passant. Rien de
Fontenelle ; peu de chose sur Montesquieu. Voltaire est jugé à trois moments :
d’abord comme « un très grand homme, et aussi un homme très aimable » ; puis,
pendant la brouille, comme un diseur de sottises qu’on doit
éviter de lire, un atrabilaire qui vise à tort et à travers à l’universalité. Enfin, à l’heure de la réconciliation (novembre 1774),
il y a une lettre à Voltaire qui est à la fois d’une haute emphase et d’une
extrême modestie. Buffon lui accorde le génie créateur qui tire tout de sa
propre substance : « Il n’existera jamais, lui dit-il, de Voltaire
second » ; c’était une réplique au compliment de Voltaire qui avait
appelé Archimède de Syracuse Archimède premier, pour donner à
entendre que Buffon était Archimède second ; et faisant ainsi
à son rival de Ferney les honneurs du génie, Buffon ne se
réserve pour lui que le talent, lequel, si grand
qu’il soit, dit-il, « ne peut produire que par imitation et d’après la
matière. » Cette lettre à Voltaire, comme plus tard celles qui seront adressées
à l’impératrice Catherine, passe la mesure ; Buffon y est deux fois solennel ;
il y fait de la double et triple hyperbole, et l’homme qui, à son époque, avait
le plus de sens et de jugement, nous fait sentir par là que ces qualités solides
d’une éminente intelligence ne sont pas du tout la même chose que le tact et le
goût.
Duclos est très bien apprécié, et assez amicalement, par Buffon qui lui passait
volontiers son peu de modestie à raison de sa franchise. Les encyclopédistes et
leur entreprise, au début, sont de même jugés par lui favorablement ; mais il se
liera peu avec les personnes, et n’entrera point dans les passions et les excès
de la coterie. Il se tient à distance et hors de portée des entraînements ; il
suit sa propre voie ; il ne s’enrôlera jamais, et il dédaignerait d’avoir la
moindre action sur ce qu’il appelle l’escadron encyclopédique.
Aussi le goûtait-on médiocrement dans ce monde-là. Diderot, qui venait de causer
avec Buffon et de l’entendre se louer, disait de lui un peu ironiquement :
« J’aime les hommes qui ont une grande confiance dans leurs talents. »
D’Alembert faisait plus ; il raillait Buffon, il le méconnaissait, n’appréciant
ni ses talents ni sa personne. Il ne l’appelait que le grand
phrasier, le roi des phrasiers ; il le contrefaisait même dans
l’intimité, car D’Alembert excellait aux parodies et caricatures. Buffon
haussait les épaules d’apprendre que le grand géomètre faisait ainsi le singe à
ses dépens, et il méprisait ses attaques. « Nous n’avons pas assez
d’amour-propre pour dédaigner le mépris d’autrui », a dit L’Esprit des lois, avait cru devoir
répondre par une brochure qui réussit ; « Malgré cet exemple, disait Buffon,
également attaqué, et par le même gazetier, je crois que j’agirai différemment
et que je ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délicatesse d’amour-propre :
la mienne va jusqu’à croire que de certaines gens ne peuvent pas même
m’offenser. » Il pratiqua toujours cette méthode de se taire et de laisser dire
les ennemis. Ainsi encore, à propos des attaques dernières dont Les Époques de la nature furent l’occasion, et de je ne sais quel
manuscrit de Boulanger qu’on l’accusait d’avoir pillé : « Il vaut mieux,
disait-il, laisser ces mauvaises gens dans l’incertitude, et comme je garderai
un silence absolu, nous aurons le plaisir de voir leurs manœuvres à découvert…
Il faut laisser la calomnie retomber sur elle-même. » À M. de Tressan qui
s’était, un jour, ému et mis en peine pour lui, il répondait : « Ce serait la
première fois que la critique aurait pu m’émouvoir ; je n’ai jamais répondu à
aucune, et je garderai le même silence sur celle-ci. »
Ainsi pensait-il, et il ne se laissait pas détourner un seul jour du grand
monument qu’il édifiait avec ordre et lenteur, et dont chaque partie se
dévoilait, successivement à des dates régulières et longtemps à l’avance
assignées. Un spirituel écrivain a essayé d’établir une mesure entre la
sensibilité plus ou moins grande des auteurs à la critique et leur plus ou moins
de croyance et de religion ; il est allé jusqu’à Moniteur (25 février 1860).amour-propre plus vulnérable que Molière ou Shakespeare.
Buffon reste impassible là où Montesquieu se pique et où Voltaire enrage, et ils
se valent à peu près tous les trois pour le fond des croyances. Cette
disposition du plus ou moins d’indifférence à la critique dépend donc non de la
croyance en général, mais de l’humeur, du caractère, ou, si l’on veut, de la
croyance et confiance qu’on a en soi. Buffon avait l’amour-propre haut et
tranquille, d’un équilibre stable : il se jugeait lui et ses œuvres comme la
postérité elle-même l’allait faire, comme ses contemporains le faisaient déjà.
Lorsque Frédéric, le roi de bon sens par excellence, disait de Buffon : « C’est
l’homme qui a le mieux mérité la grande célébrité qu’il s’est si justement
acquise », Buffon transcrivait l’éloge dans une lettre à Mme Necker ; il l’avait déjà pensé auparavant, et là-dessus il dormait
paisible.
Il aimait la gloire, mais pas si naïvement que l’ont bien voulu dire ceux qui ne
peuvent marquer un trait saillant d’un grand homme sans pousser aussitôt à la
caricature. Lorsqu’on lui érigea de son vivant cette statue à laquelle il
consentit sans l’avoir désirée, et qu’il aurait souhaité qu’on ne fît placer
qu’après sa mort : « J’ai toujours pensé, écrivait-il à son vieil ami le
président de Ruffey, qu’un homme
Mais que parlé-je de pêle-mêle ? c’est un mot qui jure avec
l’habitude et avec l’essence même de Buffon. N’oublions pas qu’un excellent
témoin qui l’avait vu à Montbard dans les dernières années, Mallet du Pan, a
dit : « Buffon vit absolument en philosophe ; il est juste sans être généreux,
et toute sa conduite est calquée sur la raison ; il aime l’ordre, il en met partout. »
Pour en revenir à ses jugements littéraires, après Voltaire poète, Buffon ne
paraît guère estimer qu’un autre poète en son temps, Pindare-Le Brun, comme il l’appelle, celui qui l’a si noblement célébré
lui-même et en qui il reconnaît avec impartialité le pinceau du génie. Quant à ses jugements sur Delille, Saint-Lambert et
Roucher, ils sont curieux à recueillir de la part d’un homme qui a si bien connu
la nature et qui habitait comme dans son sein : « Je ne suis pas poète ni n’ai
voulu l’être, écrivait-il, mais j’aime la belle poésie ; j’habite la campagne,
j’ai des jardins, je connais les saisons, et j’ai vécu bien des mois ; j’ai donc
voulu lire quelques chants de ces poèmes si vantés des
Buffon, dans ses jugements, n’obéit en rien à la mode. Lui qui rend si pleine
justice à Voltaire, il reste fidèle à ses connaissances et à ses admirations du
bon cru : le président de Brosses demeure pour lui jusqu’à la fin « le plus
digne de ses amis comme le plus savant de nos
littérateurs. »
L’homme qui a le plus fait pour Buffon en ce temps-ci, en commentant ses idées,
en rééditant ses œuvres et en conférant ses manuscrits, M. Flourens, Histoire
naturelle. Il a paru croire que Buffon ne leur avait pas fait toujours
cette part assez belle devant le public, et qu’il y avait lieu, à leur égard, à
quelque réparation. Autant qu’il m’est permis d’avoir un avis en telle matière,
je ne trouve pas que Buffon ait en rien manqué à la reconnaissance ni à
l’hommage qu’il leur devait, et que, ce me semble, il leur a très équitablement
payés en temps et lieu convenable : ce qui n’empêche pas qu’après coup il ne
soit intéressant de se rendre mieux compte des services qu’il a dus à chacun
d’eux. Buffon avait essentiellement besoin d’auxiliaires, de collaborateurs.
Nommé, à trente-deux ans, intendant du Jardin du roi, physicien et géomètre
jusqu’alors, il est mis en demeure de s’improviser naturaliste, ce à quoi il
n’avait guère songé auparavant ; il le devient, comme le grand Frédéric, quand
il le fallut, devint général, par l’application d’un bon et haut esprit et d’une
opiniâtre volonté. Buffon, dès l’entrée, ordonnateur par vocation,
reconstructeur auguste de la nature, sent le besoin d’agir en grand, de
commander à des masses de faits ; mais tous les faits n’étaient pas prêts, tant
s’en faut ! tous n’étaient pas rassemblés, toutes les levées décrétées, pour
ainsi dire, n’étaient pas sous le drapeau. Et cependant il ne saurait se
contraindre à être le collecteur, l’investigateur minutieux, l’observateur de
détail ; ses sens même y faisaient obstacle ; ses yeux étaient mauvais ; sa
taille droite et haute était d’un maréchal de France, on l’a dit, plus que d’un
homme de laboratoire ou de cabinet. Entre les faits et lui, pour peu qu’il y eût
retard, son imagination était sujette à Histoire
naturelle ; il ne fut point remplacé. Mais pour ce qui est des
collaborateurs littéraires, Buffon s’en était pourvu, et il eut auprès de lui
son école descriptive dans les Gueneau de Montbéliard, mari et femme, et dans
l’abbé Bexon. M. Flourens, et la Correspondance aujourd’hui
publiée, nous apprennent là-dessus de curieuses choses. Prenez garde de trop
admirer les oiseaux chez Buffon ; n’allez pas vous écrier que
le grand peintre n’a rien écrit de plus beau : ô la plaisante méprise ! vous
feriez justement ce que fit un jour tout Paris, venant féliciter
M. de Chateaubriand sur un article non signé qu’on croyait de lui et qui était
de M. de Salvandy. Ce serait, jusque dans l’œuvre et la maison de Buffon, faire
infraction et injure à ce fameux axiome ; « Le Le Paon est de Gueneau, Le Rossignol aussi ; Le Cygne, ce Cygne tant vanté, pourrait bien
être du pur Bexon ; ce petit abbé l’a beaucoup peigné, en effet, avant qu’il
passât sous la main du maître qui lui donna seulement son dernier lustre. On a
les pièces probantes, les canevas en manuscrit (non pas celui du Cygne, mais ceux des autres oiseaux ), on a les brouillons ; les
retouches se peuvent compter et mesurer. L’avouerai-je ? j’ai quelque regret
d’assister à ces menus détails, je ne blâme point qu’on s’y livre, et même il le
faut bien, puisqu’on les exige aujourd’hui et qu’une étude n’est pas censée
complète sans cela : mais je regrette qu’ils soient devenus possibles ; je
regrette qu’on n’ait pas brûlé, une bonne fois, tous ces brouillons, aussitôt
employés, que tous ces copeaux tombés à terre n’aient pas été jetés au feu. Avis
aux grands écrivains quand il en viendra ! Brûlez, messieurs, tout ce qui vous
est devenu inutile. Votre édifice est fait et superbe, votre monument est
debout ; à quoi bon laisser à d’insatiables neveux les moyens d’en refaire un
jour industrieusement l’échafaudage et de masquer de nouveau la façade ? Hélas !
pour le style même, voilà qu’il nous faut repasser par les tâtonnements du
laboratoire. Nous avons l’histoire des ratures de Buffon.
Buffon, grand écrivain et homme de génie, a son genre, sa manière, ses disciples.
Il y eut à l’origine de la littérature classique une école homérique : tel
rhapsode qui, sans Homère, n’aurait jamais rien été ni rien laissé, a fait,
grâce à Homère, telle description, je ne sais laquelle, mais qui figure très
dignement, je me l’imagine, dans l’œuvre homérique. Ainsi
Parmi les lettres qui se distinguent par une intention d’agrément comme par une
affection véritable et des plus tendres, il y a celles qui sont adressées à Mme Daubenton, la nièce par alliance du grand anatomiste ;
c’est à elle que Buffon écrit, parlant de l’oncle et peut-être du mari : « Il
paraît que MM. Daubenton seraient bien aises de vous voir en ce pays-ci (à Paris où elle habitait ; elle était allée faire un voyage en
Bourgogne) ; mais vous savez, bonne amie, qu’ils ne sont ni l’un ni
l’autre bien ardents sur rien. » C’est dans la même lettre qu’on lit encore :
« Dites-moi, jour par jour, bonne amie, votre marche et les lieux que vous
habitez ; je donnerais toute ma science pour savoir seulement où vous êtes, et
tous mes papiers pour un billet de vous où serait tout ce qui ne s’écrit pas. »
Dans cette branche toute particulière et la plus fleurie de la Correspondance, Buffon, qui n’a guère moins de soixante-six ans,
paraît un peu amoureux de la jeune dame, si l’on ose bien hasarder (en tout
bien, tout honneur) une telle conjecture ; il est galant, il fait l’aimable, il
y réussit.
La série de lettres adressées à Mme Necker et le sublime
ami ; la sublime amie ; l’adorable, la
céleste, la divine amie ; ils ne s’en lassent pas. Ces deux esprits
éminents avaient, évidemment, rencontré l’un dans l’autre la forme d’idéal qui
leur était la plus chère, et ils y abondent ; ils s’en donnent à cœur joie ; ils
sont si naturellement à leur hauteur, qu’ils ne semblent pas se douter qu’ils se
guindent. Le noble vieillard était flatté de se voir si compris et si adoré par
une femme d’esprit et de vertu, qui avait encore des restes de beauté, et dont
le mari, ne l’oublions point (car Buffon était sensible à ces choses), tenait
une si grande place dans l’État : « Mon âme, lui écrivait-il galamment, prend
des forces par la lecture de vos lettres sublimes, charmantes, et toutes les
fois que je me rappelle votre image, mon adorable amie, le noir
sombre se change en un bel incarnat. » Il a le cœur en
presse, dit-il, la veille du jour où il doit l’aller voir ; mais s’il
l’attend chez lui, elle, en visite, à Montbard, que sera-ce ? les expressions
lui manquent, et la langue elle-même, qu’il possède si bien, lui fait
défaut :
Je n’écris jamais de sang-froid, s’écrie-t-il, dès qu’une fois mon cœur a prononcé le nom de ma grande amie ; mais aujourd’hui c’est une émotion, un transport, par l’espérance qu’elle me donne d’une faveur prochaine qui mettrait le comble à mon bonheur. «
J’irai en pèlerinage à cette tour.» Mais quand, mon adorable amie ? Bientôt, sans doute. Fixez de grâce mon âme incertaine qui vole au-devant de votre volonté. Je voudrais, par ma prière ardente, vous dédommager un peu de ma froide gazette de lundi dernier. Je vous supplie donc à genoux, ma divine amie, de veniren effet illuminer de vos rayons célestes de gloire et de vertu cette voûte antique où je réside et rêve huit heures chaque jour. Elle n’a rien de recommandable que sa situation et la pureté de l’air ; mais elle deviendra le plus noble des temples, si vous daignez voue y arrêter.
Il nous est impossible de ne pas voir dans ces lettres à Mme Necker, qui sont toutes sur ce ton, bien de la sincérité,
de la candeur, comme aussi une totale absence du sentiment du ridicule. Buffon y
est resté un peu provincial, et jamais la distance de Montbard à Paris ne m’a
paru plus grande. Il faudrait aller en Allemagne pour rencontrer de semblables
correspondances d’un enthousiasme continu.
Mais une partie du recueil, qui n’est pas moins neuve et qui est toute à
l’honneur de Buffon, ce sont ses lettres à son fils : il s’y montre père, et le
plus tendre père, le plus cordialement attentif, le plus rempli de sollicitude.
Ce fils, jeune officier aux Gardes, qui paraît avoir été assez aimable et
gracieux, et d’un bon naturel sans rien de supérieur, l’occupe constamment ; il
veille sur son avancement, sur sa santé, sur ses plaisirs. Quand il l’envoie en
Russie, auprès de l’impératrice Catherine II, pour porter son buste et ses
hommages, que de conseils et de recommandations le suivent, l’accompagnent ! Et
l’inquiétude qu’il aura sur son retour va « lui ôter le sommeil et la force de
penser ». Puis, quand ce fils est marié à une jeune femme, qui paraît d’abord
douée de simplicité et de candeur, mais qui bientôt s’émancipe et devient la
maîtresse avouée d’un prince du sang, colonel du régiment dans lequel le jeune
mari était alors capitaine, quelle noble lettre du père à son fils, au premier
éclat qui lui en arrive, quelle suite rigide de prescriptions sans réplique ! Le
père
Au Jardin du roi, le 22 juin 1787.
M. de Faujas, par amitié pour moi et pour vous, mon cher fils, a bien voulu vous porter mes ordres, auxquels il faut vous conformer.
1. L’honneur vous commande avec moi de donner votre démission et de sortir de votre régiment (
le régiment de Chartres) pour n’y jamais rentrer.2. Vous quitterez tout de suite en disant que les circonstances vous y obligent, et vous ferez cette même réponse à tout le monde sans autre explication.
3. Vous n’irez point à Spa, et vous ne viendrez point à Paris avant mon retour.
4. Vous irez voyager où il vous plaira, et je vous conseille d’aller voir votre oncle à Bayeux. Vous le trouverez instruit de mes motifs.
5. Ces démarches, honnêtes et nécessaires, loin de nuire à votre avancement, y serviront beaucoup.
6. Conformez-vous en entier, pour tout le reste, aux avis de M. de Faujas, qui vous fera part de toutes mes intentions et vous remettra vingt-cinq louis de ma part ; et si vous avez besoin des trois mille livres que vous devez recevoir le 4 août, je les donnerai à M. Boursier dès à présent. Vous savez qu’il doit remettre quinze cents francs dans ce même temps à
feu votre femme.Ce sont là, mon très cher fils, les volontés absolues de votre bon et tendre père.
En suivant à la lettre de tels ordres, le fils de Buffon ne courut
risque ni d’avoir à rougir de l’éclat de celle qui portait son nom, ni encore
moins de paraître en profiterme de Buffon (Mémoires secrets du comte d’Allonville, 1838, tome
Correspondance que nous annonçons est publiée
et annotée par M. Nadault de Buffon qui appartient, comme son nom l’indique, à
la famille du grand écrivain, et qui est son arrière-petit-neveu. Le jeune
magistrat, fort instruit des choses littéraires, a pris à cœur cette gloire
domestique dont il relève, et s’est fait une piété et une ambition d’y ajouter.
Il aura du moins réussi à faire valoir en Buffon et à mettre de plus en plus en
lumière l’honnête homme, l’homme de cœur, de sagesse et de sens. Les notes et
éclaircissements qu’il a joints à l’édition sont assez considérables et
mériteraient un examen à part. M. Lesieur, ancien chef de division au ministère
de l’Instruction publique, et qui ne fait que revenir à ses origines et à ses
goûts en s’occupant de littérature, a également donné des soins bien utiles à
cette publication importante.
historien national ?
Le 24 décembre 1813, « jour de funeste mémoire », les coalisés passent le Rhin ;
l’Empire est envahi : il faut recommencer une campagne d’hiver et en terre de
France. Pour y suffire, Napoléon n’a en main que d’héroïques débris, auxquels il
va joindre de hâtives recrues, bientôt héroïques elles-mêmes. Deux armées
envahissantes, l’une l’ancienne armée de Silésie sous Blucher, l’autre
l’ancienne armée de Bohême sous Schwarzenberg, s’avancent, la première de
Mayence à Metz, la seconde de Bâle, en longeant le Jura, et de Besançon sur
Langres. Sans s’arrêter à des sièges, tournant nos défenses, elles se sont donné
rendez-vous sur la Haute-Marne, entre Chaumont et Langres, d’où, réunies, elles
doivent se porter en masse vers Paris, droit au cœur et à la tête de l’Empire.
Sur cette vaste portion de circonférence entamée de toutes parts à la fois, nos
maréchaux Victor, Marmont, Ney,
Il y a dans l’ordre de la nature de ces moments de retour et de ces reprises de
jeunesse : il y a, au déclin de l’automne, de ces journées encore si brillantes,
qu’on est tenté de se demander si c’est le printemps qui revient. De même dans
la vie et la destinée des hommes, — des grands hommes —, quand les circonstances
y prêtent, il est de ces heures où ils paraissent tout d’un coup se retrouver
tels qu’au début pour les qualités les plus vives, pour celles même que l’âge et
la fatigue avaient nécessairement diminuées. 1814 fut pour Napoléon général une
de ces merveilleuses saisons de rajeunissement. Au milieu des plus formidables
difficultés et dans une situation extrême, la netteté des vues, leur
promptitude, leur multiplicité (chaque jour et chaque heure en demandant de
nouvelles), l’à-propos et la perfection de l’exécution avec des moyens tels
quels, tronqués et insuffisants ; le nerf et la vigueur dans leur dernière
précision, une célérité qui suppléait au nombre ; une vigilance de tous les
instants ; l’infatigable prodigalité
Tout n’était donc pas perdu, s’écriait Napoléon ; on aurait quelque bonne journée encore. La guerre présentait tant de chances diverses quand on savait persévérer ! Il n’y avait de vaincu que celui qui voulait l’être ! Sans doute on aurait des jours difficiles ; il faudrait quelquefois se battre un contre trois, même un contre quatre ; mais on l’avait fait dans sa jeunesse, il fallait bien savoir le faire dans son âge mur. D’ailleurs, de tous les débris de l’ancienne armée, on avait conservé une excellente et nombreuse artillerie, au point d’avoir cinq ou six pièces par mille hommes. Les boulets valaient bien les balles. On avait eu toutes les gloires ; il en restait une dernière à acquérir qui complète toutes les autres et les surpasse, celle de résister à la mauvaise fortune et d’en triompher ; après quoi on se reposerait dans ses foyers, et on vieillirait tous ensemble dans cette France qui, grâce à ses héroïques soldats, après tant de phases diverses, aurait sauvé sa vraie grandeur, celle des frontières naturelles, et de plus une gloire impérissable. — En disant ces nobles paroles, Napoléon se montrait serein, caressant, rajeuni…
Il n’y avait, malheureusement, de vrai dans sa conclusion que la
gloire. Cette dernière campagne, en effet, est restée peut-être la plus
glorieuse de toutes pour le e
Après le combat de Brienne, qui n’est qu’une entrée en matière, la plus acharnée
des reconnaissances, une manière de tâter vigoureusement l’une des deux armées
de la coalition, on a la bataille de la Rothière livrée par les coalisés réunis,
acceptée par Napoléon, qui, cette fois, n’attaque plus, mais résiste, résiste
avec 32000 hommes contre 170000, dont 100000 engagés. Cette journée d’énergique
résistance, que M. Thiers appelle un grand acte militaire, un
vrai phénomène de guerre, montre tout ce qu’on peut et
jusqu’où l’on peut, et sert à couvrir une retraite devenue nécessaire devant des
forces si démesurées ; elle nous laissait dans un immense péril. Napoléon, qui
découvre des ressources là où les autres n’en soupçonnent pas, n’a rien perdu de
sa confiante certitude pendant les jours suivants. « Point troublé, point
déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les angoisses, avec
une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu de sa personne, l’œil
assuré, la voix brusque et vibrante », il porte fièrement son fardeau ; il
attend, il espère une faute des ennemis qui ne peuvent manquer d’en faire. Les
coalisés, en effet, même après leur jonction, peuvent difficilement rester
réunis. Des inégalités d’ardeur et d’humeur, des rivalités, des nécessités
Dans une telle situation, là où personne autre n’entrevoyait de ressources possibles que dans le résultat des négociations engagées, Napoléon, lui, ne cherchait et ne voyait d’issue que par quelqu’un de ces grands coups comme il en avait tant de fois frappé, et comme le jeu de la guerre en offre volontiers aux grands capitaines.
Il a l’œil aux aguets. Blucher, à ce qu’il pressent, ne peut rester si près de
Schwarzenberg ; laissant celui-ci opérer sur la Seine, l’ardent général prussien
doit désirer de se porter lui-même sur la Marne, afin d’être plus libre d’agir à
sa guise, et pour arriver, s’il se peut, le premier au but. La prévision se
justifie. Les armées des coalisés, d’ailleurs, en se portant d’une rivière à
l’autre, et en étendant leurs bras de manière à pouvoir se donner la main dans
les intervalles, ne croyaient pas se diviser, mais se déployer seulement ; elles
se flattaient de n’opérer qu’un plus large mouvement de pression, un refoulement
alternatif, en débordant l’armée française tantôt sur une aile, tantôt sur
l’autre. Napoléon a vu la faute ; il suit de l’œil l’écartement de Blucher ; il
en ressent une vive joie, une joie croissante, « la seule
Ainsi, presque sans bataille, en quatre combats livrés coup sur coup, Napoléon avait entièrement désorganisé l’armée de Silésie, lui avait enlevé environ 28000 hommes sur 60000, plus une quantité immense d’artillerie et de drapeaux, et avait puni cruellement le plus présomptueux, le plus brave, le plus acharné de ses adversaires. Il y avait de quoi être fier et de son armée et de lui-même, et des derniers éclats de sa miraculeuse étoile, miraculeuse jusque dans le malheur !
Mais, pendant ce temps-là, Schwarzenberg a fait des progrès, et s’est avancé le long de la Seine ; il est grand temps de l’arrêter et de le refouler à son tour, laissant donc Marmont à Étoges pour observer Blucher, qui a assez à faire de ramasser et de rejoindre comme il peut ses débris, il se porte lui-même en arrière et à la traverse pour rallier les autres maréchaux qui ont dû rétrograder. Il reprend l’offensive sur cette autre ligne le 17 (à Nangis, trois jours après Vauchamps), et le 18 se livre le combat de Montereau, dont une lenteur de Victor rendra le résultat incomplet, mais qui couronne si glorieusement ces huit jours de prodiges.
C’est le matin même de Montereau que Napoléon écrivait à M. de Caulaincourt afin
de lui retirer la carte blanche qu’il lui avait donnée pour
les conférences de Châtillon ; et, lui exprimant le changement des avantages tels qu’une carrière militaire de vingt
années et de quelque illustration n’en présente pas de pareils. »
Et trois jours après, mécontent d’Augereau qui, chargé d’organiser un corps d’armée à Lyon et d’opérer une diversion qui aurait pu être décisive, trouvait des difficultés à tout, Napoléon lui écrivait cette lettre mémorable, où sous la sobriété et la sévérité impériale il perce quelque chose de l’accent familier du général d’autrefois, qui fait appel à son vieux compagnon d’armes de 1796 :
Nogent-sur-Seine, 21 février 1814.
Le ministre de la guerre m’a mis sous les yeux la lettre que vous lui avez écrite le 16. Cette lettre m’a vivement peiné. Quoi ! six heures après avoir reçu les premières troupes venant d’Espagne, vous n’étiez pas déjà en campagne ! six heures de repos leur suffisaient. J’ai remporté le combat de Nangis avec la brigade de dragons venant d’Espagne, qui de Bayonne n’avait pas encore débridé. Les six bataillons de Nîmes manquent, dites-vous, d’habillement et d’équipement, et sont sans instruction ! Quelle pauvre raison me donnez-vous là, Augereau ! J’ai détruit 80000 ennemis avec des bataillons composés de conscrits n’ayant pas de gibernes et étant à peine habillés. Les gardes nationales, dites-vous, sont pitoyables. J’en ai ici 4000 venant d’Angers et de Bretagne, en chapeaux ronds, sans gibernes, mais ayant de bons fusils : j’en ai tiré bon parti. — Il n’y a pas d’argent, continuez-vous. Et d’où espérez-vous tirer de l’argent ? Vous ne pourrez en avoir que quand nous aurons arraché nos recettes des mains de l’ennemi. Vous manquez d’attelages : prenez-en partout. Vous n’avez pas de magasins ; ceci est par trop ridicule ! — Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l’Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le, et
remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La patrie est menacée et en danger ; elle ne peut être sauvée que par l’audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations. Vous devez avoir un noyau de plus de 6000 hommes de troupes d’élite ; je n’en ai pas tant, et j’ai pourtant détruit trois armées, fait 40000 prisonniers, pris 200 pièces de canon et sauvé trois fois la capitale. L’ennemi fuit de tous côtés sur Troyes. Soyez le premier aux balles. Il n’est plus question d’agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93. Quand les Français verront votre panache aux avant-postes, et qu’ils vous verront vous exposer le premier aux coups de fusil, vous en ferez ce que vous voudrez.
J’ai pris plaisir (le seul plaisir qu’on puisse prendre dans cette
émouvante et douloureuse lecture) à circonscrire cet intervalle lumineux des
belles journées de février, à détacher cette magnifique éclaircie dans le ciel
le plus sombre, — ce qu’on peut appeler une dernière campagne
d’Italie dans celle de France. Il est encore un point sur lequel j’aime
à rendre hommage, et en ce lieu même, à M. Thiers : c’est pour le soin qu’il
prend, au milieu de toutes les réserves politiques qu’il a dû faire, de marquer,
de relever le sentiment patriotique et national de Napoléon, voulant tout, même
la ruine et la perte du trône, plutôt que la mutilation de la France et
l’abdication de ce qu’il considère comme son propre honneur. « Vous parlez
toujours des Bourbons, disait-il à Caulaincourt, j’aimerais mieux voir les
Bourbons en France avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes
propositions que vous m’envoyez », c’est-à-dire de garder une France réduite
au-dessous d’elle-même. — « Si je me trompe, eh bien nous mourrons ! nous ferons
comme tant de nos vieux compagnons d’armes font tous les jours, mais nous
mourrons après avoir sauvé notre honneur. » — Et à Fontainebleau, à la dernière
heure, et quand son destin va se
C’est le même sentiment d’honneur héroïque et royal, et du noble orgueil invincible qu’on n’en saurait séparer, qui faisait dire au grand Frédéric, au moment le plus désespéré de la guerre de Sept Ans et dans les heures terribles où il songeait à se donner la mort, plutôt que de signer son déshonneur et celui de sa patrie (juillet-octobre 1757) :
J’ai cru qu’étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Si vous prenez la résolution que j’ai prise (
la sœur généreuse à laquelle il écrit, la margrave de Baireuth, avait résolu de mourir en même temps que lui), nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c’est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps.
Frédéric ne veut pas que la Prusse soit moindre qu’il ne l’a faite,
qu’elle soit refoulée dans ses sables ; si d’autres doivent signer cette
mutilation et cette déchéance, ce ne sera pas lui du moins, après qu’il l’a
agrandie par Eux, c’est moi !
Dans les dernières combinaisons stratégiques imaginées jusqu’à la fin de la lutte
par Napoléon et qui consistent à enfermer plus ou moins les coalisés, à opérer
sur leurs flancs et sur leurs communications, à les étreindre dans un cercle
fatal d’où ils ne sortiront pas, il y a toujours une supposition et un
sous-entendu qui frappe même les profanes comme nous et les ignorants dans l’art
de la guerre : c’est que Paris, pendant ce temps, tiendra ferme, c’est que le
point d’appui de tout l’effort, la clef de voûte ne cédera pas. Or, pour que
cette clef fût solide, il eût été nécessaire que Paris fût fortifié. C’est ce
souvenir toujours présent de 1814 et de l’endroit faible par où toutes les
énergiques combinaisons de l’empereur avaient manqué, c’est la leçon cruelle de
l’expérience qui a amené, vingt-six ans plus tard, la détermination de fortifier
Paris. M. Thiers, qui revient plus d’une fois sur ce noble et patriotique
ouvrage, et qui en fait honneur à qui de droit, nous permettra de lui en
attribuer à lui-même, à lui le grand promoteur, une très bonne part. Je ne pense
jamais à ce temps où se discutait et s’agitait si vivement parmi nous le plus ou
moins d’utilité des onze ou douze lieues de murailles et des seize citadelles
dominantes, sans me rappeler les sentiments divers et soudains qui, dès le
premier jour, partagèrent à ce sujet le monde politique et qui séparèrent des
hommes habitués jusque-là à se croire unis. C’est que chacun, comme par Faut-il, ou ne faut-il pas
fortifier Paris ? Chacun était subitement revenu à ses origines : les
blancs étaient redevenus blancs, les bleus étaient bleus. Tous ceux qui en 1814
étaient à quelque degré pour la paix, pour la reddition et la capitulation, pour
qu’on ne luttât point à outrance contre l’étranger, tous ceux-là allaient
répétant : « À quoi bon ? pourquoi des murailles ? la partie est déjà perdue
quand on en est là. » Et il y avait de belles, de spécieuses raisons de
civilisation, d’humanité, à l’appui de leur thèse. Tous ceux, au contraire, qui
voulaient à tout prix l’inviolabilité du cœur de la nation ; aux yeux de qui le
triomphe de la double invasion avait été la plaie saignante dont on ne s’était
pas relevé encore, la plaie intestine qui, même guérie et fermée en apparence,
continuait de gêner les mouvements, de paralyser la force et la pleine action de
la France ; tous ceux qui, en 1814, avaient pensé comme les soldats de
Fontainebleau, et comme aujourd’hui encore M. Thiers, qu’une dernière bataille
livrée et gagnée jusque dans Paris, une victoire qui eût rétabli d’un seul coup
la France dans sa juste grandeur, n’eût pas été trop payée, même au prix des
splendeurs du Paris d’alors ; tous ceux qui, l’année suivante, avaient saigné et
pleuré de douleur à la nouvelle de Waterloo, ceux-là étaient tous pour qu’on fortifiât. Je
Cette fibre nationale qu’on a senti vibrer dans l’œuvre de M. Thiers dès
l’origine, dans ce qu’il écrivait sur la Révolution française, sur la
Convention, ne s’est point amollie ni usée chez lui avec les années, et elle
donne à ce dernier volume de son Histoire de l’Empire, au
milieu de ses autres mérites, une vie singulière. Jointe à cette prodigieuse
intelligence qu’il possède et dont il a prétendu faire la qualité essentielle et
même unique de l’historien, elle la redouble et l’aiguise sur quelques points ;
elle est comme un sens de plus que toutes les intelligences n’ont pas et qui lui
inspire des jugements d’une rare délicatesse (ainsi dans les différences qu’il
établit, page 679, entre les différents moments de la résistance de Napoléon à
la paix). Avec sa lucidité sans pareille, elle constitue son originalité comme
historien, et son cachet même entre les hommes politiques de son temps. C’est
par elle qu’on est sûr, bien que de loin et à travers tout ce qui sépare, de
rester en sympathie et, jusqu’à un certain point, à l’unisson avec lui en de
certaines occasions majeures et décisives. Et Consulat et de l’Empire se réjouit ; que si une tristesse passe sur son front,
c’est celle d’une noble envie et de n’avoir pu, à son heure, contribuer pour sa
part à quelque résultat de cet ordre, selon son vœu de tous les temps ; mais la
joie généreuse du citoyen et du bon Français l’emporte. N’est-ce pas, lui
dirais-je, si j’avais encore l’honneur de le rencontrer, qu’on ne vous fait
point injure en pensant ainsi ?
En lisant cette belle histoire qui sans doute a ses défauts, ses redites et ses
longueurs, mais où rien n’est oublié ; où toutes les sources contemporaines se
sont versées dans un plein et vaste courant ; où se déploie, sous air de
facilité, une si grande puissance de travail ; où tout est naturel,
— naturellement pensé —, naturellement dit ; si magnifique partout de clarté et
d’étendue, et qui offre dans le détail des touches de la plus heureuse finesse ;
où le style même, auquel ni l’historien ni le lecteur ne songent, a par endroits
des veines rapides et comme des venues
niches à personne (ce qui est indigne
d’esprits éclairés et mûrs, ce qui fait ressembler des hommes réputés graves,
des hommes à cheveux gris et à cheveux blancs, à de vieux écoliers malins tout
occupés à jouer de méchants tours à leur jeune professeur) ; il ne pense pas
sans cesse à deux ou trois choses à la fois, il ne regarde pas toujours le
présent ou l’avenir dans le passé : il étudie ce passé avec scrupule, avec
étendue et impartialité, et il nous permet de faire avec lui, ou même sans lui,
toutes sortes de réflexions sur le même sujet.
Chaque régime qui a ses raisons d’être amène à sa suite et fait plus ou moins
surgir son cortège naturel, les générations nées en même temps, éveillées
Le gouvernement de la Restauration était-il né viable ? ou portait-il en
lui-même, dès ses premiers jours, le principe de la catastrophe qui le renversa
après seize années de durée ? L’auteur se pose tout d’abord ces questions dans
la préface de son Histoire :
Ce qui est étrange, dit-il, c’est que ce langage (le langage de ceux qui répondent à ces questions-là dans un sens défavorable à la Restauration) est tenu également par ses amis les plus ardents et par ses plus violents adversaires. On dirait que les uns veulent s’excuser de l’avoir perdue par la direction qu’ils lui ont imprimée dans les derniers temps de son existence, et les autres de lui avoir fait une guerre acharnée et mortelle, qui ne peut trouver sa justification que dans l’impossibilité avérée de la redresser et de la mener à bien.
M. de Viel-Castel, tout en estimant que ces deux points de vue,
celui des libéraux exagérés et celui des ultra-royalistes, sont également faux,
ne se laisse cependant pas dominer par un système en racontant les faits, et au
contraire il les expose de telle manière et si véridiquement qu’à ne prendre
d’autre guide que lui, à n’écouter que son témoignage,
Je ne prétends pas ici traiter la question dans son étendue, ni même l’effleurer, n’étant pas de ceux qui se plaisent à soulever de telles discussions rétrospectives, et je n’ai pas oublié d’ailleurs qu’à défaut d’un gouvernement alors selon nos vœux, il y a eu pour les esprits des saisons bien brillantes : mais ce qu’il faut bien dire quand on vient de parcourir le tableau fidèle de cette première Restauration, c’est que je ne crois pas qu’il se puisse accumuler en moins de temps plus de fautes, de maladresses, d’inexpériences, d’offenses choquantes à la raison, à l’instinct, aux intérêts d’un pays, ni qu’on puisse mieux réussir (quand on y aurait visé) à établir dans les esprits, au point de départ, la prévention de l’incorrigibilité finale des légitimités caduques et déchues, de leur incompatibilité radicale avec les modernes éléments de la société, et de leur impuissance, une fois déracinées, à se réimplanter et à renaître.
Dès les premiers jours d’avril 1814, un parti exagéré et qui n’était que l’organe
le plus fidèle, le plus selon le cœur de l’ancienne race royale, prétendait
forcer la main aux pouvoirs intermédiaires et encore arbitres de la situation,
et obtenir la rentrée de plein droit et sans condition aucune.
Monsieur, comte d’Artois, qui avait précédé son frère, était à peine
Il y avait donc, nous dit M. de Viel-Castel, deux gouvernements, l’un officiel, connu de tous, conduisant les affaires, composé en général d’hommes sages et expérimentés, mais pour qui le prince n’éprouvait ni confiance ni sympathie, bien qu’il les ménageât beaucoup ; l’autre, occulte, formé pour la plus grande partie de courtisans sans lumières et d’intrigants sans conscience, n’agissant qu’indirectement sur l’administration, mais surveillant et contrariant par des voies souterraines ceux qui en étaient chargés, se préoccupant beaucoup plus des personnes que des choses, et régnant d’une manière absolue sur l’esprit du lieutenant général.
Ce que l’historien dit là des premiers jours de la lieutenance
générale du comte d’Artois en 1814, il pourra le redire, avec de bien légères
variantes, des derniers temps de son règne en 1829 : tant ce que j’appelle le
principe d’incorrigibilité, du premier au dernier jour, et
sauf de bien courtes trêves, a persisté et prévalu !
Cependant le roi sage (et réputé plus sage encore qu’il ne l’a été), Louis XVIII,
se met en marche avec lenteur. Il était encore à Hartwell quand M. de Talleyrand
lui envoyait un personnage de l’ancienne Cour, celui-là même qui avait répondu à
Louis XVI le jour de la prise de la Bastille : « Ce n’est pas une révolte, sire,
c’est une révolution. » Ce personnage (M. de La Rochefoucauld-Liancourt) envoyé
à Louis XVIII pour s’entretenir avec lui de la situation et l’éclairer de vive
voix sur les difficultés, ne parvient pas à être reçu par le roi qui avait
contre
La déclaration de Saint-Ouen, « malgré les lacunes et les ambiguïtés calculées du texte » qui échappèrent alors à tous ceux qui n’étaient pas dans le secret, suffisait pourtant et ouvrait carrière à tout un régime nouveau qui allait avoir son cours et son développement. Comment sera-t-elle interprétée et exécutée ? M. de Viel-Castel a ici des pages fort justes, et où il tient compte de toutes les nécessités, de toutes les conditions de ce régime qu’il s’agissait de fonder :
Le rétablissement d’un pouvoir renversé, dit-il, d’une dynastie déchue, ce qu’on appelle une restauration, n’est pas un accident rare ; l’histoire en offre de nombreux exemples. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est la consolidation et la durée du pouvoir ainsi réintégré dans son ancienne existence. La raison en est simple : un hasard, une surprise, une catastrophe imprévue suffit pour reporter sur le trône des princes dont le nom parle encore à bien des imaginations qui se tournent naturellement vers eux dans un jour de crise ; mais, pour s’y maintenir, pour faire une juste part entre les intérêts et les principes dont ils sont les représentants et ceux qui se sont créés sans eux ou contre eux, pour se concilier, pour rassurer la masse de la population qui, s’étant momentanément attachée à un autre drapeau, ne peut les voir revenir qu’avec crainte et défiance, il faut un mélange d’intelligence, de sagacité, de fermeté et d’adresse que bien peu d’hommes ont possédé, comme Henri IV, au degré suffisant [NdA] L’exemple de Henri IV ne me paraît pas répondre exactement à la situation des Bourbons restaurés en 1814. Ce serait bon s’il eût été un quatrième ou cinquième frère des derniers Valois. Henri IV était le chef d’une autre branche. C’était comme qui dirait un d’Orléans, un Louis-Philippe légitime. Il y avait d’ailleurs analogie, en effet, avec la rentrée de ses descendants en 1814, si l’on ne considère, des deux parts, que le gros des complications et des difficultés. .Ses descendants étaient en présence d’obstacles bien plus difficiles encore à surmonter que ceux qu’il avait vaincus. La Révolution française, en effet, n’avait pas été, comme tant d’autres, la substitution d’une dynastie à une autre dynastie, et la modification plus ou moins profonde de quelques institutions ; elle avait complètement renouvelé le pays. Tout y avait changé de face, organisation politique et religieuse, législation civile, classification sociale. La propriété même avait en grande partie passé en d’autres mains, et les débris de l’Ancien Régime étaient si complètement dispersés qu’un aveuglement extrême pouvait seul concevoir la pensée de les rassembler pour le reconstruire. ·
L’historien, sans songer à être peintre, fait à cet endroit un
portrait fort ressemblant de Louis XVIII, le grand modérateur, sur lequel
reposait l’exécution du pacte tant bien que mal contracté. Il y rend justice aux
qualités réelles et apparentes de ce monarque, favori, c’est-à-dire ce qui devait compromettre, même aux
meilleurs moments, la politique de ce roi. Il avait la vanité de vouloir qu’on
s’attachât à lui, à lui seul, à sa personne encore plus qu’au monarque ; il lui
fallait, à toute heure, être adoré, adulé pour son esprit, cajolé pour son
érudition, pour sa mémoire, pour l’irréfragabilité de son goût, échanger de
petits soins, des confidences, de perpétuels témoignages, jusqu’au moment où il
rejetait une habitude si chère pour une autre qui, à l’instant, la lui faisait
oublier. Notez que c’était bien affaire d’État chez lui, non pas récréation ni
divertissement pur ; et cette marque de favori, inscrite au front, frappera de
discrédit, d’odieux ou de ridicule aux yeux de plusieurs, l’homme de son choix,
même quand plus tard cet homme sera un ministre bienveillant et habile. L’abbé
de Montesquiou le dit un jour très vivement au roi, à propos de M. de Blacas :
« Votre Majesté ne doit pas oublier que, si les Français ont passé à leurs
souverains toutes leurs maîtresses, ils n’ont jamais pu supporter un favori. »
La politique de Louis XVIII, à son meilleur temps, fut viciée au cœur par le
favoritisme. On a essayé de déguiser cela depuis. M. Molé, M. Royer-Collard en
souffraient et s’en révoltaient en 1818, tout comme l’abbé de Montesquiou en
1814
les hommes étant ce qu’ils sont les hommes
étant donnés.
Retranché pour tous derrière l’étiquette, ne vivant familièrement qu’avec son
favori (alors M. de Blacas), Louis XVIII forme un ministère où des hommes
d’esprit, et quelques-uns des plus habiles, se trouvent joints à d’autres des
plus incapables et des plus malencontreux ; le tout sans lien, le suranné côte à
côte avec le neuf ; de plus, sans aucune impulsion d’en haut, sans aucune
direction d’ensemble. Dans la formation de la Maison civile du roi et de la
Maison militaire, l’Ancien Régime ressuscité s’étale et se pavane dans tout son
beau ; vingt-cinq ans de notre
Chaque ministre fonctionne à part sans s’inquiéter de ses collègues, sans se
concerter avec eux. Un ou deux au plus font bien, tous les autres font mal et
vont imprudemment, sans se douter du danger, taillant en pleine France à tort et
à travers. L’esprit public est choqué, à tout instant, par des mesures dont ceux
même qui les ont prises n’ont point calculé ni soupçonné l’effet. Avoir cette
singulière mise en train de l’année 1814, vous diriez de vieux ressorts
automates, depuis longtemps rouillés, qui se remettent à marcher chacun dans son
sens, à tout hasard et sans se correspondre. Comme dans une moralité satirique de la fin du Moyen Âge, le vieux monde qui se
réveille, et qui, mal éveillé encore, se frotte les yeux, fait toutes sortes de
maladresses et de balourdises, et cogne à tout coup le nouveau
monde, qu’il croit absent, évanoui, et qu’il rencontre à chaque pas sans vouloir
le reconnaître.
Je sais qu’il faut faire la part du tâtonnement nécessaire, de l’apprentissage en
tout régime qui recommence ; et pour ce qui est des Chambres particulièrement,
pour l’éloquence et la discussion parlementaire, j’admets toute l’inexpérience
première sans qu’il y ait lieu de s’en étonner. Peu d’orateurs déclamatoire à l’éloquence étudiée et
fiévreuse, mais sincèrement émue, de M. Laîné : je voudrais des nuances à part
pour distinguer, même dans ses défauts, le vrai talentUn académicien de province, l’académicien de
Bordeaux. Une ou deux fois, dans les grandes occasions, quelque
chose d’élevé et d’éloquent, — et c’est tout », C’est le même juge sévère en
matières d’éloquence comme en tout, qui disait encore à propos de
M. Guizot : « Il a la force, mais M. de Serre avait la grandeur ; son
éloquence à lui se passait dans une région supérieure, — que vous dirai-je ?
non pas la région où sa forment les orages ; mais quelque chose d’élevé et
de grand. »régnicoles. Il
voulait bien, d’ailleurs, ne point parler trop injurieusement de ceux-ci, des 25
millions d’hommes qui formaient la masse de la nation : « Il est bien reconnu,
disait-il, que les régnicoles, comme les émigrés, appelaient de tous leurs vœux
un heureux changement, lors même qu’ils n’osaient pas encore l’espérer. » Ainsi,
Français de 1792 qui couriez à la frontière, vous qui sauviez la patrie menacée,
vous qui, à la suite des armées refoulées de la coalition, passiez le Rhin et
l’Escaut et les Alpes, qui combattiez à Rivoli, à Zurich, aux pyramides et
autres lieux, vous étiez des régnicoles ; il est bon de savoir le nom qu’on a.
Et l’on daignait de plus vous amnistier, et reconnaître que vous en étiez venus
avec le temps au même point que les émigrés, bien que par le chemin le plus
long, tandis que ceux-ci avaient suivi la ligne droite. En
récompense de l’habileté et du tact dont il avait fait preuve dans la discussion
de cette loi, M. Ferrand recevait le titre de comte.
On se demande, la Charte une fois promulguée, et dans les choses du gouvernement
proprement dit, ce que faisait pendant toute cette année la prudence, la sagesse
de Louis XVIII qui en a montré, en effet, depuis, et qui n’était pas alors
affaibli de santé comme on l’a trop vu sur la fin : retranché derrière
M. de Blacas et comme invisible, il disparaît profondément ultra (Villèle, Corbière), auxquels il avait
résisté tant qu’il avait pu, avait bien toute sa tête. — « Il avait un peu
baissé, me répondit M. Royer-Collard ; vers la fin il n’y avait plus en lui
que ce qu’il était tout d’abord, le bel esprit, le petit esprit du
e
Les ordonnances émanées directement du roi n’étaient pas moins au
rebours que les paroles de ses conseillers : par l’une, il modifiait
l’organisation de la Légion d’honneur et supprimait plusieurs des établissements
consacrés à l’éducation gratuite des orphelines des membres pauvres de cet
Ordre ; par une autre, il déclarait supprimées les Écoles militaires de
Saint-Cyr, de Saint-Germain et de La Flèche, qui devaient être remplacées par
une école unique, analogue à celle que Louis XV avait fondée en 1751. Dans le
préambule de cette ordonnance, le roi disait « qu’elle avait pour but de faire
jouir la noblesse des avantages que lui avait accordés l’édit
de son aïeul. » Ainsi, après vingt-cinq ans de guerres très démocratiques, au
moins par le résultat et par l’avancement, on allait redemander avant tout de la
naissance pour faire des officiers. L’impression du public fut si forte contre
ces deux ordonnances qu’elles restèrent sans exécution.
Dès la fin de l’année 1814, nous dit M. de Viel-Castel, dont l’opinion compte d’autant plus qu’il ne se montre point favorable au régime impérial antérieur, il était évident pour tout le monde que les gouvernants n’étaient pas en accord avec le sentiment public, que les lois, les institutions qu’ils appliquaient avec plus ou moins de fidélité n’avaient pas leurs sympathies, et qu’un penchant irrésistible les entraînait, sinon à les violer, au moins à en éluder l’esprit. On était frappé de leur aveuglement, de leur incapacité, de leur faiblesse. Le sentiment qu’ils inspiraient n’était pas celui d’une haine vive et passionnée que leurs actes n’auraient pas justifiée, mais d’une aversion profonde, mêlée de dédain et de dérision. On ne se sentait pas gouverné. Chacun disait que les choses ne pouvaient durer ainsi, et, bien qu’il fût encore impossible de prévoir de quel côté viendrait l’orage, les esprits étaient déjà en proie à cette agitation fébrile qui précède presque toujours les grands mouvements.
Ainsi conclut M. de Viel-Castel à la veille des Cent-Jours. Malgré le budget déjà équilibré et les justes combinaisons financières du baron Louis, malgré les succès diplomatiques de M. de Talleyrand à Vienne, les deux côtés honorables de 1814, et qu’il nous fait si bien connaître ; malgré ces compensations qui n’étaient pas sensibles aux yeux du public, l’historien nous montre la situation intérieure comme s’étant peu à peu délabrée d’elle-même et comme étant devenue par degrés désespérée. La sécurité manquait à ce régime ; on en avait conscience ; l’opinion publique était démoralisée, et les conspirations (même sans se lier entre elles) s’essayaient déjà de toutes parts.
Pour moi, après cette lecture patiente, suivie, instructive, lorsque j’arrive aux
événements du 1er mars, au débarquement de Napoléon à
Cannes, quand j’entends vibrer les paroles aiguës, vengeresses, de sa
proclamation, de son adresse à l’armée, j’éprouve un soulagement, un sentiment
de délivrance, coûte que coûte, après tant d’affronts et d’inepties ; je suis
Un sage a souhaité qu’il fût accordé à l’homme de bien par le ciel de recommencer
sa vie, comme on donne une seconde édition d’un premier ouvrage, afin de pouvoir
le retoucher et le corriger, en effacer toutes les fautes. Pareille faveur fut
accordée à la Restauration : elle aura, en effet, sa seconde édition, — revue,
augmentée et développée, très illustrée à coup sûr et très embellie, ornée de
toutes sortes d’images et de figures brillantes, — mais, au fond et en
définitive, une édition nullement corrigéeRedoch (t. Flangergues
(t. Geaz
(t. comte, mais le baron de Stassart (t. cassation (t.
Mémoires, aussi pieux que son
aïeul, mais plus apaisé d’imagination, vivait en homme de grande naissance à la
Cour dans la familiarité de la reine Marie Leczinska, dont la duchesse, sa
seconde femme, était dame d’honneur. Avec des goûts sérieux, il paraît s’être
demandé de bonne heure comment il pourrait remplir de quelque occupation suivie
cette existence toute d’étiquette ou de loisir, et il pensa qu’un journal dans
le genre de celui de Dangeau, mais dressé et digéré avec plus de soin, pourrait
avoir son utilité. Il se mit donc à enregistrer et noter tout ce qui se passait
sous ses yeux, s’abstenant de toute réflexion, et ne s’appliquant qu’à relever
les faits avec toute l’exactitude possible. Ces sortes de journaux qui, à
quelques années de distance, deviennent nécessaires aux contemporains eux-mêmes,
s’ils veulent apporter de l’ordre et de la précision dans leurs souvenirs,
augmentent de prix, au bout d’un siècle, pour la postérité qui y apprend
quantité de choses qu’on ne sait plus, et que presque personne n’a songé à
écrire. C’est ainsi qu’à la suite de la publication complète du Journal de Dangeau, dont ils se sont si bien et si consciencieusement
acquittés, MM. L. Dussieux et Eudore Soulié ont eu l’idée de mettre au jour ces
Mémoires du duc de Luynes, dont ils connaissaient
l’existence, et ils ont été secondés dans leur désir par l’obligeance du duc
Le duc de Luynes, l’auteur des mémoires, s’était donc proposé un travail bien
minutieux, bien peu élevé, ce semble, et sans haute portée : il ne visait qu’à
être (incognito) un collecteur d’anecdotes, — pas même
d’anecdotes —, de faits quelconques journaliers se passant à la Cour et sous ses
yeux. Mais ici le complet et la parfaite exactitude rachètent la minutie.
Imaginez un observateur exact et patient qui, habitant une contrée sujette à de
grandes variations de température, consulte deux ou trois fois dans les
vingt-quatre heures le baromètre, le thermomètre, l’hygromètre ; qui, pendant
plus de vingt ans, note et mesure la quantité d’eau qui tombe chaque semaine,
chaque mois ; qui dresse de tout cela des tables météorologiques sur les
chiffres desquelles on peut compter : il aura rendu service au savant futur qui
en tirera des inductions, des résultats peut-être et des lois. C’est précisément
ce genre de service que le duc de Luynes aura rendu à l’historien du
e
Je voudrais donner idée, par quelques extraits, de l’intérêt qu’offrent ces
mémoires pour ceux même qui, sans être historiens, se contentent de les
feuilleter et savent bien y discerner du coin de l’œil les pages qu’on peut
passer et celles qu’il faut lire. Sur le cérémonial de Louis XV, sur les
questions de révérences, de tabourets, de pliants, de carreaux, qui reviennent à tous moments,
— sur le droit que prétendent avoir les ducs d’avoir à l’église des carreaux, non pas devant le roi, mais derrière ; — sur tout cela, je passe. Cependant, quand il s’agit de
Louis XIV et de l’importance qu’avaient alors ces grâces d’entrées, ces
permissions de suivre, ces faveurs singulières si fort recherchées du courtisan,
il y a lieu de s’arrêter avec M. de Luynes, et de les relever comme des traits
de mœurs qui ont leur signification et leur physionomie. Causant avec un homme
de la vieille Cour, M. de Luynes, qui aimait ainsi à interroger chacun sur son
coin d’histoire, tirait de lui cette jolie anecdote :
Du temps du feu roi, toutes les petites circonstances par où on pouvait lui faire sa cour étaient des grâces importantes. M. de
Nangis m’en contait aujourd’hui un exemple. Étant à la chasse avec le feu roi dans la forêt de Marly, il imagina, pour lui faire sa cour, de lui demander la permission de le suivre à la chasse à tirer ; mais étant fort embarrassé de demander une si grande grâceau roi (M. de Nangis n’avait alors que vingt-cinq ou vingt-six ans), le roi lui dit qu’il était bien jeune pour lui demanderune pareille grâce, et qu’il verrait. Quelques moments après, ayant trouvé M. de Nangis et l’ayant appelé, il lui dit qu’il avait pensé à ce qu’il lui avait demandé, qu’il lui en savait bon gré parce que ce n’était pas une chose amusante, qu’il lui accordait cette grâce à deux conditions : la première, qu’il n’en parlerait point qu’il ne l’eût permis, la seconde qu’il en userait modérément. Plusieurs jours se passèrent sans que M. de Nangis osât faire usage de cette permission ; enfin, dans le même voyage, s’étant trouvé auprès de Bontemps (le valet de chambre) dans le salon de Marly, Bontemps lui dit qu’il savait quelqu’un qui irait bientôt à la chasse à tirer avec le roi. M. de Nangis fit l’ignorant et le pressa extrêmement de lui dire qui c’était. Bontemps l’assura qu’il pouvait donner cette bonne nouvelle à celui que cela regardait ; enfin, ils s’expliquèrent plus clairement, et M. de Nangis, fort embarrassé de savoir si, sur cette conversation, il devait profiter de la permission, dit à Bontemps qu’il irait dès le lendemain, et que, si le Roi le trouvait mauvais, il le citerait. Bontemps en convint, et dès le lendemain M. de Nangis, ayant laissé partir le roi pour la chasse, monta à cheval pour l’aller joindre. M. le duc de Berry (le petit-fils de Louis XIV), qui avait beaucoup d’amitié pour lui, le voyant arriver et ne doutant pas que ce fût une étourderie, fit tout ce qu’il put pour l’engager à s’en retourner. M. de Nangis n’avoua jamais qu’il eût la permission et continua son chemin, répondant de mauvaises raisons à tout ce que lui dit M. le duc de Berry, et ensuite à M. le premier (le premier écuyer) qui était venu lui parler, étant persuadé que cette démarche déplairait au roi. M. de Nangis se mit derrière tout le monde ; le Roi, ayant tourné, l’aperçut, et, lui adressant la parole, lui dit : « Que dites-vous de ma chienne, trouvez-vous qu’elle chasse bien ? » Ce discours étonna extrêmement tous les spectateurs, et dès le soir même toute la Cour vint faire des compliments à Mmela maréchale de Rochefort (grand-mère de M. de Nangis) et à M. de Nangis.
N’est-ce pas là un récit charmant, qui donne juste le ton et qui en
dit plus que toutes les réflexions ne pourraient faire ? Le cérémonial
monarchique, en moins de cent ans, avait certes fait du chemin depuis
Il y avait cependant, alors même, de singulières infractions à cette étiquette, et telles qu’on ne le croirait pas, si un narrateur aussi véridique que M. de Luynes ne nous les certifiait en nous citant ses garants et auteurs :
M
mela duchesse mère (fille naturelle de Louis XIV) me contait à Marly, il y a quelques jours, que dans les soupers du feu roi avec les princesses et des dames à Marly, il arrivait quelquefois que le roi, qui était fort adroit, se divertissait à jeter des boules de pain aux dames et permettait qu’elles lui en jetassent toutes. M. de Lassay, qui était fort jeune et n’avait encore jamais vu ces soupers, m’a dit qu’il fut d’un étonnement extrême de voir jeter des boules de pain au roi ; non seulement des boules, mais on se jetait des pommes, des oranges. On prétend que Mllede Viantais, fille d’honneur de Mmela princesse de Conti, fille du roi, à qui le roi avait fait un peu de mal en lui jetant une boule, lui jeta une salade tout assaisonnée.
Qui donc s’attendrait à ces débauches de gaieté de Marly, au sortir des majestueuses symétries de Versailles ?
Il y a des usages qui disparaissent insensiblement : mais à quelle date ont-ils
disparu ? tout le monde a oublié de le dire. On dînait autrefois avec le chapeau
sur la tête, c’était la règle. Dans le dîner burlesque de la satire de Boileau,
on voit à un certain moment l’un des campagnards relevant sa
moustache
Et son feutre à grands poils ombragé d’un panache :
il dînait donc le chapeau sur la tête, bien qu’on fût dans une
salle fort chaude et en plein été. Quarante ans plus tard, cet usage subsistait
encore. L’abbé Le Dieu, ancien secrétaire de Bossuet, étant allé visiter le chapeau à
la main, et chaque fois aussi il ne manqua jamais de m’ôter son chapeau, et il me fit l’honneur de boire à ma santé. » Du
temps de M. de Luynes, il paraît que l’usage ordinaire de dîner le chapeau sur
la tête subsistait encore, puisqu’il remarque qu’on se découvre quand on dîne
avec le roi. Voici, du reste, le passage duquel on peut tirer cette
conséquence
On sait, dit-il (
août 1738), qu’il y a longtemps qu’il est en usage, lorsqu’on a l’honneur de manger avec le roi, d’ôter son chapeau ; ce n’était pas autrefois le respect, et Mmela maréchale de Villars m’a dit que dans le temps qu’elle suivait M. le maréchal dans ses campagnes, les officiers qui mangeaient avec elle et M. le maréchal, même les ordonnances de la maison du roi, le gendarme, le chevau-léger, etc., qui ont toujours l’honneur de manger avec le général, y mangeaient avec leurs chapeaux sur la tête. J’ai vu aussi cet usage, et il n’y a pas grand nombre d’années qu’il est supprimé. Cependant il faut qu’il ait varié, car M. de Polastron m’a dit qu’à une des campagnes de M. le duc de Bourgogne, à la table de M. le duc de Bourgogne, on mangeait sans chapeau, et quand quelqu’un, ignorant cet usage, gardait son chapeau, on l’en avertissait ; et M. le maréchal de Boufflers, dans la même campagne, disait à ceux qui dînaient chez lui d’ôter leurs chapeaux parce qu’il faisait chaud, ce qui prouverait que la règle était de l’avoir.
Ce passage ne semble-t-il pas indiquer qu’à cette date de 1738 et autre part qu’à la Cour, lorsqu’on n’était pas en cérémonie, on dînait encore avec le chapeau sur la tête ? — C’est au reste une simple question que je propose : Aristote a oublié de la traiter dans son fameux chapitre « Des chapeaux ».
Il (
le cuisinier) était fort bien masqué en don Quichotte ; il était bien fait, avait de l’esprit et parlait espagnol à merveille. Le roi le remarqua et eut curiosité de savoir qui il était ; il donna ordre au maréchal de Tessé de questionner cet homme. M. de Tessé alla à lui, et voyant qu’il parlait aussi bien espagnol, il crut que c’était un Espagnol effectivement. Le cuisinier, bien loin de chercher à le détromper, lui répondit toujours avec esprit et légèreté, lui dit qu’il avait eu l’honneur de lui donner à dîner plusieurs fois en Espagne, lui cita même un tel jour où tels et tels étaient à dîner avec M. de Tessé, lui ajouta même que M. de Tessé, à Madrid,n’avait guère fait de dîners sans lui. Le maréchal, plus persuadé que jamais, vint dire au roi que c’était un seigneur espagnol vraisemblablement, mais qu’il ne le connaissait pas. Le roi eut curiosité de lui parler : le maréchal de Tessé l’amena ; le cuisinier parla au roimauvais français; le roi lui trouva de l’esprit et dit à Mmela Dauphine de le prendre pour danser. Il ne fut ni démasqué ni connu. Un mois ou six semaines après M. de Tessé étant prêt de se coucher, et son cuisinier étant dans sa chambre dans ce moment, il lui demanda s’il ne pourrait donc point lui faire découvrir le seigneur espagnol à qui il avait tant fait de questions. Le cuisinier lui dit qu’il pouvait lui en dire des nouvelles, pourvu que cet Espagnol fût sûr de ne lui avoir pas déplu, mais qu’il fallait qu’il lui parlât en particulier. M. de Tessé fit sortir tous ses gens, et il lui avoua ce qu’il avait fait.
Parmi les historiettes rétrospectives qui se glissent
On me contait aujourd’hui ce qui se passa dans le temps du grand carrousel que Louis XIV donna en 1662. C’était M. de Louvois qui avait proposé au roi de donner ce carrousel ; la proposition aurait assez plu à Louis XIV sans la dépense, qu’il regardait comme considérable et qu’il n’était pas en état de faire alors. M. de Louvois avait compté embarrasser M. Colbert par cette idée ; le roi en parla à M. Colbert, mais comme d’une chose impossible. M. Colbert répondit au roi qu’il ne pouvait assez approuver le conseil que M. de Louvois avait donné à Sa Majesté ; que c’était un projet digne d’un aussi grand roi. Le roi lui demanda à combien il estimait qu’irait la dépense, si ce serait un objet de trois ou quatre cent mille livres. M. Colbert dit au Roi qu’il ne fallait point le flatter sur cette dépense, qu’il fallait que la fête fût digne de celui qui la donnerait, et qu’elle coûterait au moins un million. Le roi crut alors la chose impossible, et demanda à M. Colbert comment il imaginait pouvoir trouver cette somme. M. Colbert pria le Roi de ne se point mettre en peine de l’argent, et lui dit qu’il ne lui demandait qu’une seule grâce, qui était de vouloir bien en garder le secret pendant huit jours. C’était dans le temps que l’on venait de donner les fermes générales ; les fermiers craignaient fort qu’on ne leur retirât le domaine de Paris. M. Colbert les envoya quérir aussitôt après la conversation qu’il eut avec le roi, et leur demanda pour quel prix ils mettaient le domaine de Paris dans les fermes générales. Comme leur intérêt était d’y donner une moindre valeur, ils dirent à M. Colbert un prix fort au-dessous de ce qu’il savait être la valeur réelle ; M. Colbert leur répondit qu’il était persuadé que le domaine de Paris rapportait davantage, mais que, pour en être plus certain, le roi le retirait pour six mois ; il convint avec eux d’un prix dont le roi leur tiendrait compte et dont ils furent contents : même le prix étant plus fort que leur estimation, ils furent obligés de lui en faire des remerciements. M. Colbert alla rendre compte au roi de ce qu’il venait de faire, et lui dit que Sa Majesté pouvait déclarer le carrousel, qu’il était même convenable qu’il fût annoncé dans toutes les cours étrangères et indiqué pour
dans trois ou quatre mois. Ce conseil fut suivi exactement ; il vint de toutes parts un prodigieux nombre d’étrangers. Trois semaines ou un mois avant le jour destiné pour le carrousel, M. Colbert représenta au roi que tout n’étant pas encore arrangé pour cette fête, il était plus convenable de la remettre pour quinze jours ou environ. Ce court intervalle ayant obligé ceux qui étaient venus de rester à Paris, la consommation extraordinaire que cette affluence attira dans la ville augmenta considérablement les revenus de Sa Majesté par rapport aux entrées, et lorsque la fête eut été donnée avec toute la magnificence possible et que le roi voulut savoir ce qu’elle lui coûtait, M. Colbert lui montra que, bien loin de lui avoir coûté, elle lui avait valu plus d’un million, tous frais faits.
C’est un joli tour de finances, un joli coup joué au profit de
l’État
Mais le véritable intérêt des mémoires du duc de Luynes est moins dans les
histoires d’autrefois, qui en relèvent de temps en temps l’apparente monotonie,
que dans ces faits mêmes du jour, minutieusement enregistrés, et à travers
lesquels il faut savoir lire. Dans les volumes publiés jusqu’ici, je vois se
dérouler dans toute sa lenteur et sa débilité, comme un fleuve dormant dont on
aperçoit à peine le cours, cette époque de transition, la fin du ministère du
cardinal Fleury. Singulier spectacle, singulier jeu
Le roi a des velléités de révolte, mais que c’est peu, et que c’est court ! Un
jour qu’il est allé masqué au bal de l’Opéra en compagnie du comte de Noailles,
il en parle au cardinal et lui dit que c’est M. de Noailles qui, pour dépister
les curieux, a fait le rôle du roi et a fort bien joué tout le temps son
personnage. « Oui, sire, reprend le cardinal ; mais j’ai ouï dire qu’il avait
fait Votre Majesté un peu trop galante. » Le roi piqué fut un moment sans
répondre, et il dit ensuite d’un ton sec : « J’en suis content, il n’a fait que
ce que je lui ai ordonné. » Et il tourna le dos à son ancien précepteur qui
croyait l’être toujours. Le cardinal rougit et se tut. — Une autre fois, pendant
un voyage à Compiègne (juin-juillet 1739), une petite circonstance paraît digne
de
M. le cardinal de Fleury était dans l’usage d’entrer dans les cabinets du roi par une porte de derrière dont il avait la clef. Ayant été averti pour le travail, il donna à Barjac (
son valet de chambre) sa clef pour lui ouvrir la porte ; Barjac n’ayant pu en venir à bout, M. le cardinal crut que c’était sa faute et y essaya lui-même ; le bruit fut entendu du cabinet, et l’on vint ouvrir. M. le cardinal ayant conté au Roi ce qui venait de lui arriver, Sa Majesté lui dit qu’il avait fait changer les gardes (les gardes ou garnitures de la serrure).
Vers ce même temps (1739), il est curieux de voit comment le
marquis d’Argenson, dans son journal, s’exalte en espérances, d’après les on dit
qui transpirent et qui lui reviennent des cabinets ; il se flatte que le
cardinal, dont on se moque dans les soupers de La Muette ou de Bagatelle, est à
bout de crédit ; que le roi est las de lui, qu’il en est saoul
et le déteste ; qu’il n’y a plus qu’un peu de honte qui le retienne encore à la
veille de le renvoyerJournal et mémoires
du marquis d’Argenson, publiés pour la Société de l’histoire de
France, par M. Rathery, tome lle de Charolais et de Mme de Mailly n’a pas de
force ni de consistance, et que, de ce côté aussi, tout se passe en velléités
d’ambition, en désirs sans suite et non concertés. Le rusé cardinal, dans sa
demi-retraite et ce qu’on appelait sa cour d’Issy, n’avait qu’à faire semblant
de bouder, il les déjouait tous.
Les Mémoires du duc de Luynes nous découvrent me de Mailly
comme maîtresse, et nous fixent sur son étendue chronologique ; ils le font, en effet, remonter avec certitude jusqu’à
1733, c’est-à-dire à un temps où personne n’en avait le soupçon. Boisjourdain
l’avait dit, je le sais bien, dans ses mémoires historico-satiriques ; mais ce
n’était pas une autorité. De la sorte, ce règne de Mme de
Mailly n’aurait guère duré moins de neuf ans, jusqu’en 1742. Il est vrai que
cette première maîtresse de Louis XV n’abusa point de sa faveur, ne l’afficha
point trop hautement, qu’elle n’en parut surtout point jalouse, et que, sauf
quelques petits accès d’humeur et de caprice qu’on lui entrevoit, elle était la
plus accommodante des femmes. Aussi s’accommodait-on d’elle du côté de la reine,
et même du côté du cardinal. Les amis de la reine, et lui-même le duc de Luynes,
s’expriment sur son compte avec assez d’éloges. Elle a pour elle, à la longue,
le parti des honnêtes gens ; elle est devenue avec le temps, si l’on peut ainsi
parler, une maîtresse légitime. Il est amusant, quand on sait de quoi il
retourne, de suivre de l’œil jour par jour le train de cette Cour et de ses
plaisirs, ces continuelles parties à La Muette, à Madrid, à La Rivière, à
Choisy, ces voyages intimes du roi et des quatre sœurs ainsi
qu’on les appelle, c’est-à-dire des deux princesses du sang, Mlle de Charolais et Mlle de Clermont, et des deux
sœurs, Mme de Mailly et Mme de
Vintimille ; car Mme de Mailly, à un certain moment, s’était
adjoint une de ses sœurs, avec laquelle elle paraît avoir vécu en parfaite
intelligence, quoique celle-ci fût d’une humeur plus hardie et plus inégale. La
mort subite de Mme de Vintimille à me de Mailly comme à sa fortune ; et quand
une autre sœur (car on ne sort point d’abord de cette famille de Nesle) se
présente pour disputer l’héritage de Mme de Vintimille,
cette fois c’est une rivale qui s’annonce, une ambitieuse véritable, non plus
une femme à rien partager : Mme de La Tournelle, la future
duchesse de Châteauroux, veut et impose des conditions éclatantes, qui vont
mettre fin au règne traînant de son aînée. M. de Luynes, tout homme pieux qu’il
est et de morale sévère, est bien obligé de nous initier à tout ce manège et à
cet imbroglio d’intrigues qu’il lui est plus facile de traduire à l’extérieur,
jour par jour et successivement, qu’il ne l’est à nous de le résumer avec
convenance. Par Mme de La Tournelle, la politique va
s’introduire décidément dans l’alcôve ; il y a un dessein arrêté : elle prétend
faire de son royal amant un monarque véritable et, s’il se peut, un héros.
Jusque-là il n’y avait eu que de vains projets et des pourparlers
contradictoires, une coterie plutôt qu’une cabale. Mme de
Vintimille, liguée avec Mme de Mailly, ne s’était jamais
senti de force à faire ce coup d’État dans l’âme du roi, et un jour qu’en une
circonstance critique Mme de Mailly et elle avaient essayé
de lutter directement contre l’influence du cardinal, au moment même de réussir
sur l’objet en question, elles virent en définitive qu’il fallait céder, et Mme de Vintimille dit fort sensément à sa sœur : « Nous
pourrions peut-être l’emporter aujourd’hui sur le cardinal, mais il est
absolument nécessaire au roi, et nous serions renvoyées dans trois jours. » Mme de La Tournelle tenta hardiment e
En résumé, les Mémoires du duc de Luynes renferment sans doute
bien des futilités de pur cérémonial, mais aussi beaucoup de particularités
curieuses, et quelques-unes même d’importantes.
Casaubon est un des savants les plus solides, les plus substantiels de son temps,
un des derniers de cette grande race du epreux de pédanterie, comme on a pu appeler les Scaliger. Excellent
critique, incomparable pour le grec, et ne le cédant à aucun pour le latin, ses
remarques sur les anciens auteurs sont des trésors. Au savoir, il unit le sens
et le jugement. Il a eu récemment chez nous un appréciateur très compétent en
M. Charles Nisard, et je ne viens pas refaire une étude qui a été bien
faiteLe Triumvirat littéraire au xvi — Pour connaître avec une entière précision
les faits de la vie de Casaubon et voir au juste la place qu’il tient entre
les réformés, on doit lire aussi l’article qui le concerne, au
tome
Casaubon, né à Genève de parents français réfugiés, y professait le grec depuis
l’âge de vingt-trois ans ; il était gendre de Henri Estienne, et sa femme, la
plus féconde des mères, lui donnait chaque année un enfant ; il y avait quatorze
ans déjà qu’il enseignait, et il s’était fait connaître au dehors par des
ouvrages de première qualité en leur genre, notamment par ses travaux sur
Strabon, sur Théophraste, lorsque le président de Thou eut l’idée, sur sa
réputation, et l’estimant le premier des critiques, de l’attirer en France et de
le rendre à sa patrie : après les ravages des guerres civiles, les études y
étaient comme détruites, et l’on avait bien besoin d’un tel restaurateur des
belles-lettres. Il suggéra son dessein au président Philippe Canaye du Fresne,
Le journal, en effet, commence le 18 février 1507 ; ce jour-là Casaubon entre
dans sa trente-neuvième année. Il est nouvellement arrivé et à peine établi à
Montpellier, et dès lors, après une transplantation qui lui a fait sentir plus
que jamais combien il est, lui et les siens, entre les mains de celui qui peut
tout, il tient à se rendre un compte exact de l’emploi de son temps, « afin que
si cet emploi est bon, il se réjouisse et rende grâces à Dieu, et que, s’il en
perd quelque chose par distraction ou par sa faute, il le sache aussi et
reconnaisse son malheur ou son imprudence ». C’est donc sous l’invocation
souveraine et après s’être agenouillé qu’il prend la plume ; c’est dans une
pensée de recueillement et de piété qu’il entreprend ce compte rendu quotidien,
continué pendant dix-sept ans entiers, et qui ne cessera que seize jours avant
sa mort. Le manuscrit (dont un cahier malheureusement s’est perdu) légué par
Méric
Casaubon pensait en latin, et c’est aussi en latin qu’il écrit. Le chancelier
d’Aguesseau, félicitant Rollin de son Traité des études, dont
le français est excellent, quoique jusqu’alors le savant recteur et professeur
n’eût composé que des opuscules latins, lui disait agréablement : « Vous parlez
le français comme si c’était votre langue naturelle. » Ce n’est certes pas à
Casaubon qu’on aurait pu faire le même compliment : quand il parlait le
français, on aurait dit que c’était un paysan, et le peu qu’il
en met dans son journal est tout à fait informe ; c’est seulement quand il
parlait latin qu’il semblait parler sa langue. Mais son latin a cela de
particulier qu’il est farci de grec, dont l’auteur était tout rempli également ;
et il y a même çà et là des pointes d’hébreu : de sorte qu’une seule et même
phrase, commencée dans une langue, continuée dans une autre, peut s’achever dans
une troisième. Cela fait le tissu le plus singulier, et cette bigarrure, qu’il
portait jusque dans ses autres écrits, lui a été reprochée dans le temps même :
elle est faite pour nous étonner bien plus encore aujourd’hui· Elle n’a
d’ailleurs d’effrayant que le premier aspect ; avec un peu d’habitude des
langues anciennes, on en vient bientôt à bout, sauf quelques mots qu’on peut
négliger. Le latin de Casaubon est en général aisé, naturel, et le grec de son
journal se compose en grande partie de locutions proverbiales, de centons de
morale, ou de phrases du Nouveau Testament.
Casaubon est donc à Montpellier, dans son cabinet : il s’est levé à cinq heures
du matin, en février ; pour lui, c’est bien tard ! Après sa prière, il s’est mis
à lire du saint Basile ; ce mot de saint est de moi : car, en
sa qualité de protestant, Casaubon s’interdit ces mots de sanctus, de divus, ce qui ne l’empêche pas de se
nourrir avec délices de ces écrits des Pères. Il lui en viendra de grands
doutes, en avançant, et plus que des doutes, sur la légitimité de certaines
réformes et de trop absolus retranchements opérés dans l’antique tradition par
les Calvinistes. Son bonheur serait d’étudier sans dérangement jusqu’à l’heure
du dîner : les jours où il peut le faire sont des jours heureux, silencieux, et,
par là même, ceux qui tiennent le moins de place en son journal ; il les exprime
en deux lignes : « Le matin, (saint) Basile ; après le dîner,
préparation de ma leçon, puis la leçon (Casaubon est
professeur) ; ensuite un repas léger, Basile ; le reste à
l’ordinaire. » Voilà le cercle où il aimerait à tourner sans cesse. Après saint
Basile vient Chrysostome ; après Chrysostome, c’est le tour d’Hippocrate ; puis
Tertullien, Sénèque, Athénée, Polybe… : toujours un auteur ancien qu’il lit,
qu’il
11 avril (
1597). Mes prières, Sénèque et autres études : après le dîner, ma leçon, le reste à l’ordinaire. Dans la lecture de Sénèque, ce passage surtout m’a souri (épîtrexii ) :Pacuvius, qui s’appropria la Syrie à titre de prescription, célébrait tous les soirs ses obsèques par des flots de vin et des repas funéraires : de la salle du festin ses compagnons de débauche le portaient en pompe dans sa chambre, et un chœur de mille voix chantait autour de lui: Il a vécu, il a vécu !Il ne passait pas un seul jour sans cette cérémonie funèbre. Ce qu’il faisait par dépravation, faisons-le par principe, et, prêts à nous livrer au sommeil, disons avec allégresse: J’ai vécu… — Je loue (continue Casaubon) l’art du sage stoïcien qui sait tourner à si bon usage les mauvais exemples, et faire son remède d’un poison. Au reste, pour que quelqu’un, chaque jour avant de s’endormir, puisse dire avec la paix d’une bonne conscience :J’ai vécu, j’ai vécu! il ne faut pas, celui-là, qu’il sorte de ton école, mon cher Sénèque, mais bien de l’école de Celui qui seul peut enseigner excellemment et changer les âmes de ses disciples, et les former selon qu’il le veut. Et c’est toi, ô Dieu tout-puissant, qui par les miséricordes de ton fils, etc. (Suit une prière.)
Et le lendemain il écrit :
12 avril. Je me suis levé un peu tard pour cause d’indisposition, et j’ai perdu la meilleure partie des heures du matin. J’ai mis le nez dans Sénèque, et je me suis profondément pénétré de ce précepte (
l’endroit est dans l’épître) :xiii Entre autres maux, la folie a cela de particulier ; elle est toujours à commencer à vivre. O Lucilius, mon vertueux ami, pénétrez-vous de cette maxime, et vous rougirez de la légèreté des hommes qui changent tous les jours la base de leur vie, et qui, prêts à la quitter, ébauchent encore des projets. De toutes parts, que voyez-vous ? des vieillards qui s’évertuent, qui se préparent à l’intrigue, aux voyages, au commerce. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus honteux qu’un vieillard qui commence à vivre? — Ô grand philosophe (s’écrie à son tour Casaubon), je suis bien de ton avis, et je te prendrai plutôt pour conseil que ces miens amis, gens d’ailleurs de vertu et de prudence, qui m’engagent à changer degenre de vie et à embrasser si tard la profession d’enseigner le droit. Je conviens que j’y gagnerais pour mes affaires domestiques, et encore plus du côté de la réputation. Car aujourd’hui nos muses trouvent à peine quelque part où se glisser et se tapir. Mais que me fait, à moi, le bruit du vulgaire ? et en ce qui est de mes enfants si chers, Celui-là en aura soin, qui a veillé sur moi jusqu’ici. Je suivrai donc ton conseil, ô mon cher docteur, et je ne me hasarderai point à ce qu’on puisse penser que j’ai écourté ma vie par mon inconstance : et certes la vie entière est si courte qu’elle nous interdit d’entamer les longues espérances. S’il n’en était ainsi, et si quelque raison plausible pouvait me décider à faire le transfuge, tu sais, ô mon Dieu, quelles études me seraient le plus à cœur : car il y a longtemps qu’un violent désir m’a saisi de m’adonner tout entier à ces lettres dans lesquelles seules toute vérité est contenue, et qui seules immortalisentceux qui s’y vouent et les unissent à Dieu. Et lié comme je le suis de plus en plus envers la divine Bonté par tant de bienfaits de chaque jour, qu’ai-je à lui donner en retour, si ce n’est moi-même ? Car voilà que, dans le temps même où je me livre à ces pensées, je suis l’objet d’un nouveau don du Père très clément. Aujourd’hui ma très chère épouse est accouchée sur les cinq heures et a augmenté ma famille d’une petite fille : puisse-t-elle grandir et vivre un jour de telle sorte, ô mon Dieu, qu’elle règle toutes ses actions, ses paroles et ses pensées d’après les préceptes de ta sainte parole !Ainsi soit-il, ainsi soit-il!
Père de vingt enfants (ce qui ne laisse pas d’être une distraction
et une charge pour un savant et un pur homme de lettres), Casaubon, on le voit,
ne considère chaque nouveau-né qui lui arrive que comme un présent du ciel. — Et
c’est ainsi que tout en lisant Sénèque et les stoïciens, il s’emparait de leurs
maximes pour leur donner le vrai sens, et il les détournait, il les accommodait,
par une parodie d’un genre nouveau, disait-il, à la piété
véritable. Sa santé délicate l’avertit cependant de ne pas trop s’écarter des
travaux commencés, s’il veut les mener à bonne fin ; il fait donc, un matin, le
vœu formel, en présence de Dieu, et en implorant son aide, de se livrer
dorénavant sans distraction à l’achèvement, de son commentaire d’Athénée ; il en
prend l’engagement e
Le journal de Casaubon, dans sa sincérité, offre de singuliers contrastes : à la
fin et au commencement de chaque année, le pieux auteur récapitule ce qui s’y
est passé, ce qui lui est advenu, et il se répand en bénédictions
reconnaissantes et en actions de grâces ; mais si vous prenez le détail des
journées l’une après l’autre, vous croiriez que ce ne sont pour lui que
chagrins, ennuis, tribulations, petites ou grandes misères. Convenons-en, il y a
même un peu trop, par moments, de ce qu’on appellerait (s’il écrivait en
français) des jérémiades. Et le premier de ses chagrins, le
plus fréquent et, j’allais dire, le plus sensible ! presque chaque jour il est
dérangé ; les affaires, les amis lui prennent ses heures, — les amis, dites plutôt les ennemis. Les devoirs de
famille sont aussi de grands ennemis de l’étude : de ceux-ci, il n’ose se
plaindre ; il est l’homme des devoirs et des tendresses. Pendant qu’il lit saint
Basile, le jour où il va l’achever, et quand il touche à la fin, un cri soudain
se fait entendre ; il se lève et s’élance hors de son cabinet : c’est sa chère
petite Élisabeth qui est tombée dans le feu. Par bonheur, par un coup de la
Providence, elle y est tombée à la renverse et non la face la première, ce qui a
permis de la retirer sans que le feu ait endommagé autre chose que son
Mais tout cela est bien naturel, dira-t-on, et tout homme de science, qui en même temps est père, l’a pu éprouver. Je le sais bien, et c’est précisément ce qui me touche en Casaubon : il est resté le plus naturel des hommes sous son latin bariolé de grec et d’hébreu.
Une phrase a dû nous frapper dans le passage de Casaubon que j’ai donné : il se
plaint que les lettres, les muses trouvent à peine quelque part un asile, un
coin où se caser ; et ce n’est pas là une plainte banale. Il est très vrai que
les études étaient fort tombées en France après les saturnales de la Ligue ;
elles n’avaient pas moins besoin de réparation alors qu’elles n’en eurent besoin
plus tard sous l’Empire au sortir des désastres de la Révolution : « Les fureurs
de Mars, écrivait en ces années Casaubon à Scaliger, ont presque entièrement
éteint dans les âmes le culte et l’amour des muses. Au lieu de la vraie science,
ce qui domine aujourd’hui dans le culte de
l’argent. » Je ne fais qu’étendre ses paroles sans y rien ajouter pour
le sens. Que de peine n’a-t-il pas à trouver dans tout le Midi un imprimeur qui
ait des caractères grecs pour son Athénée ? — Et plus tard à Paris, et ensuite à
Cantorbéry ou à Londres, ne croyez pas que Casaubon puisse se livrer en paix et
selon son cœur à ses études chéries ; non, ce qu’on demande de lui, ce que
désirent les puissants du siècle, c’est autre chose : et qui donc, en aucun
temps, excepté quelques esprits atteints d’une douce manie, va s’occuper
uniquement des morts, des livres d’autrefois, des chastes et pures
belles-lettres ? Non, ce qu’on veut de Casaubon, c’est de l’amener sur le
terrain de la théologie, qui est alors le terrain de la passion brûlante, de
l’intérêt en jeu, de la politique ; ce que lui veut le cardinal du Perron dans
ces fréquents entretiens qu’il a avec lui et pour lesquels il le mande sans
cesse, ce n’est pas de causer avec désintéressement des belles choses inutiles,
d’un sens de Virgile ou d’Homère, ou d’un usage transmis par Athénée, de ces
doux riens qui occupent pendant des journées les âmes innocentes : ce qu’il
veut, c’est de l’ébranler, de le convaincre à l’aide de passages des Pères, et,
s’il se peut, de le convertir. Quelle belle conquête, en effet, ce serait à
opposer aux hérétiques que celle du premier des doctes parmi eux, de l’illustre
Casaubon ! — Et en Angleterre où il ira de guerre lasse et où il finira ses
jours, que lui veut le roi Jacques ? De quoi l’entretient-il de préférence ? De
quels travaux le charge-t-il, et sur quels sujets nouveaux va-t-il diriger cette
érudition dont le champ bien assez vaste, ce semble,
Force m’est bien, écrira de là Casaubon à de Thou, de renoncer une fois pour toutes à tout ce que j’avais élaboré jusqu’à ce jour pour l’utilité des amis des lettres, à ces chers travaux auxquels le monde me croit un peu propre, et par lesquels j’ai mérité votre estime à vous-même, très illustre et très docte président ; il faut bien qu’ici je m’applique avant tout à satisfaire à la volonté du maître : et comme son esprit royal est tout entier aux controverses théologiques du jour, il y a nécessité que nous qui lui appartenons et sommes
de sa suitenous entrions dans les mêmes études, dans les mêmes inquiétudes que lui.
Et c’est ainsi que comme un fleuve qu’on saigne tant qu’on peut à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’à la fin on parvienne à lui faire changer de cours, le pauvre Casaubon, qui, de loin, nous apparaît comme la personnification de l’étude heureuse de l’Antiquité dans une époque faite exprès pour lui et toute favorable, suivait péniblement sa voie à travers les obstacles et luttait pour maintenir sa vocation.
Il a quitté Montpellier, il est à Paris : Henri IV s’est chargé de sa subsistance, de sa fortune. Il a été présenté au roi qui lui a fait un très bon accueil. Quelques semaines après, il reçoit une missive royale ainsi conçue :
M. Casaubon, je désire vous veoir et vous communiquer ung affaire que j’ay fort à cueur : c’est pourquoy vous ne faudrez, incontinent la présente receue, de vous acheminer en ce lieu et vous y rendre pour le plus tard dimanche au soir, et m’asseurant que vous n’y manquiez, je ne feray celle-cy plus longue que pour prier Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. — Ce soir, de Fontainebleau, ce 28
ejour d’avril 1600. Henry.
Cette affaire que Henri IV avait tant à cœur n’était De l’Eucharistie, et que du Perron arguait de faux :
c’était un défi, un vrai cartel théologique qui devait le vider en champ clos.
Il était bien entendu, d’ailleurs, qu’on n’y devait discuter en rien ni aborder
le fond des doctrines : c’était de simples questions de faits à éclaircir, une
expertise et une vérification solennelle des textes, par une espèce de jury
composé d’hommes notables de l’une et de l’autre communion. On sait le résultat
de l’unique séance qui eut lieu, le 4 mai. Le récit qu’en donne Casaubon dans
son journal concorde avec celui que de Thou, également présent et l’un des
juges, a consigné dans son Histoire. Le célèbre Duplessis eut
le désavantage sur tous les points, et il refusa, le lendemain et les jours
suivants, de recommencer l’épreuve, soit qu’il fût réellement trop malade pour
cela, soit qu’il saignât du nez, comme on dit. Casaubon, à la
veille de cette séance et quand il en sut l’objet, était dans les transes, et il
nous a laissé un tableau fidèle de ses fluctuations douloureuses :
Mon esprit est en proie à une incroyable inquiétude, ne sachant que faire, ne voulant point offenser Dieu, ni, sans de graves raisons, paraître refuser obéissance au roi. À quoi me résoudre ? Irai-je donc siéger parmi ceux qui se préparent à condamner un livre où la pieuse et sainte doctrine est renfermée ? Ajoutez que l’Église de Paris m’a envoyé tout exprès Dumoulin pour s’opposer à ce que je vinsse ici (
à Fontainebleau), dussé-je souffrir tous les supplices ! Que faire ?… Tout le jour s’est passé pour moi dans cette angoisse. Ô Seigneur Dieu, délivre-moi de cette agitation et de cet assaut. Dieu éternel, mets fin à cette tempête de mon âme !
verdict conforme à l’évidence des
faits. Il était contraint de confesser dans l’intimité que le grand Duplessis n’avait rien fait ce jour-là de digne de lui, que
l’affaire avait été entamée à la légère, conduite à l’aventure, et avait eu une
honteuse conclusion. Il faut l’entendre au retour mêler dans un confus
épanchement ses joies, ses tristesses et mortifications, ses espérances :
J’écris ceci à mon retour, remerciant Dieu de ce qu’il a permis que je revinsse de là sain et sauf (
il craignait apparemment quelque guet-apens), et de ce qu’il m’a accordé de trouver grâce auprès du roi, lequel m’a dit de compter sur sa bienveillance ; mais triste néanmoins et gémissant au dedans que la chose ait si mal tourné pour un ami et un homme de piété. Et qui ne s’étonnerait en effet qu’un personnage si excellent, au moment même où il défendait la cause de la religion, ait pu s’attirer la condamnation d’hommes pieux et droits ? J’en demeure stupéfait quand j’y pense. Mais puisque rien de ce qui est arrivé n’est arrivésans la permission de Dieu, je me tairai, ô Dieu éternel, j’implorerai ton nom, et je le demanderai pour moi, pour tous les miens, des sentiments d’humilité profonde, etc.
C’est un honnête homme que Casaubon, un homme de bonne foi, ce
n’est pas un héros, et il n’a pas en lui l’étoffe d’un martyr. Il se trouve du
premier jour, à cette Cour de Henri IV, placé entre l’enclume
et le marteau, comme on dit ; entre du Perron qui le convie,
qui le presse, qui le travaille, et le ministre Du Moulin qui le chapitre, qui
le remonte et le semonce. Depuis qu’il a assisté à cette conférence de
Fontainebleau, les zélés protestants l’accusent, le soupçonnent, et la solidité
de sa foi est à tout instant mise en question ; il se voit obligé de se
justifier, subtiliser ma foi. » Notez qu’il n’était qu’un demi-protestant, ou du
moins un demi-réformé : ses conversations continuelles avec du Perron et ses
lectures assidues des Pères grecs l’avaient conduit à ce résultat, où plus d’un
de ses coreligionnaires de bonne foi est arrivé depuis. Le ministre Du Moulin
lui paraissait en bien des articles un novateur, un contempteur outré de
l’ancienne Église : une fois, en nouvelles plutôt
que vraies. Contradiction singulière et pourtant assez naturelle !
lorsque Casaubon allait entendre à Saint-Paul ou ailleurs (car il se laissait
mener volontiers aux églises catholiques) quelqu’un des prédicateurs du temps si
détestables de goût, le célèbre Valladier, par exemple, faisant le panégyrique
de la Vierge, célébrant les louanges de Marie, il se sentait redevenir très
protestant, et il avait quantité de réponses toutes prêtes à opposer à
du Perron ; au contraire, il y avait des jours où quand il sortait d’un prêche,
d’un sermon protestant de Du Moulin, il se sentait rejeté vers les catholiques.
Sur le sacrement de l’Eucharistie en particulier il hésite, il est tenté de
revenir en arrière : il a là-dessus une bien belle page, pleine d’onction,
d’humilité, de candeur :
1
erjanvier 1611. Que je commence bien ce jour et l’année, c’est ce que je te demande avec prière et supplication, Dieu éternel ! Et certainement heureux sera le jour, heureuse sera l’année, heureux tout le temps que je vivrai pour toi et que je consacrerai à ta loi divine et à ton Écriture véritablement inspirée ; quoique cependant sans ton secours, ô Père céleste, sans une aide particulière venue d’en haut, cela même ne me réussisse pas. Ce n’est pas tout de lire, il faut comprendre, et non seulement comprendre, mais faire ce qui est écrit ; cela seul ouvre les cieux. Ô souverain maître du monde, tu m’as donné, il est vrai, la volonté de diriger ma vie selon tes préceptes ; mais, au moment où je cherche ton propre vouloir, quelquefois je me sens incertain entre les variétés merveilleuses des opinions des hommes. Et sur ce seul sujet du saint mystère de l’Eucharistie, les choses en sont venues à ce point que les pieux et les sincères ont peine à fixer leur sentiment.Ce n’est, point à de simples particuliers, en effet, à expliquer l’Écriture; et en ce qui est des docteurs du jour, ils ne nous enseignent point de voie certaine, mais ils nous conduisent comme aurond-pointdes chemins dans une forêt : quand on les a entendus, ils nous laissent plus incertains qu’auparavant. En une chose de cette importance, qui suivrons-nous, Dieu éternel ? qui suivre en d’autresdifficultés du même genre ? Il nous paraît dur de condamner ton ancienne Église comme coupable d’une telle ignorance, qu’il nous faille aujourd’hui croire le contraire de sa foi pour entrer dans le chemin de la vie. Or, sur un si grand mystère et sur quelques autres articles de grande importance, je suis certain, ou du moins je crois l’être, que l’ancienne Église a pensé tout autrement que ceux de doctrine toute récente. Où donc se tourner ? quelle route prendra-t-il, celui qui veut marcher droit? Voilà ce qui me tourmente depuis des années déjà, et me tient en inquiétude les jours et les nuits. Je désire, ô Seigneur Jésus, te servir fidèlement ; je désire être trouvé dans ta barque, et que les miens et tout ce qui est à moi y soient trouvés également ; c’est mon plus ardent désir. Mais le poids des raisons différentes me tire étrangement par accès et m’entraîne en des sens contraires. Je vois les uns, sous prétexte d’antiquité, soutenir des erreurs grossières ; les autres, en voulant fuir des erreurs qu’ils croient nouvelles, inventer eux-mêmes des nouveautés ; et, pour retrancher des abus, je les vois condamner et supprimer de leur autorité privée l’usage de beaucoup d’institutions des plus saintes, je le pense du moins. Enfin ces auteurs et chefs d’une réformation, à d’autres égards nécessaire, je les vois s’accorder si peu entre eux qu’ils sont l’un pour l’autre comme des loups dévorants. (Il en dit ici plus long encore pour et contre l’antique Église et l’Église romaine, et il ajoute en gémissant[NdA] Voici le passage que j’avais cru devoir supprimer d’abord, et qui complète la pensée :
C’est déjà une grande recommandation dans mon esprit que le nom seul de ton ancienne Église, ô Christ Jésus ! et je suis persuadé que ce qu’elle a approuvé, ce qu’elle a réglé et consenti, et qui n’est point d’ailleurs en contradiction avec ton Écriture, ne peut être rejeté ou changé indifféremment ; mais je suis, d’autre part, effrayé de cette tyrannie ouverte et tout à fait
antichrétiennede l’évêque de Rome. Car ce n’est plus seulementau son des flûtes et des hautbois, c’est àpleines fanfares et avec accompagnement de cymbales, quel’homme de la ville aux sept collinesfait des siennes, tellement que sans une impiété manifeste on ne peut lui donner les mains dans la revendication d’une pareille tyrannie. Ô Dieu, qui lis dans les cœurs, etc. » — On a très nettement les deux extrémités de la pensée de Casaubon, ses limites en sens opposé. Mais, si odieuse que lui paraisse la tyrannie pontificale, il dit ailleurs que s’il lui fallait absolument choisir, il la trouverait encore préférable à la licence effrénée qui innove sans cesse dans le dogme, et à l’horrible anarchie qui en est la suite. — Casaubon, dans sa haine et sa peur des excès, était en religion ce que bien des honnêtes gêna de notre connaissance sont en politique.:) Ô Dieu qui lis dans les cœurs, tu vois les plaies de mon âme, sois mon médecin ! Dans cette ambiguïté de routes, sois mon guide sur, celui de ma compagne et des miens !…
Lorsque Casaubon écrivait cette page touchante, sur le
tranchant du rasoir. Il est vrai qu’il n’avait pas également sauvé tous
les siens, et, avant de quitter la France, il avait eu le chagrin de voir son
fils aîné converti, et qui se fera même Capucin. « Ô race de vipères !
s’écrie-t-il (en grec), ils me l’ont pris, ils me l’ont
gâté » ; et il se me Casaubon ou, comme on disait alors pour les femmes de la bourgeoisie,
M lle Casaubon, d’une santé délicate
(on le serait à moins), au milieu de ces fatigues et des voyages qu’elle
entreprend pour les affaires de la famille, avait peine à s’acclimater en
Angleterre. Il y avait donc du pour et du contre à cet établissement, bien que
le pour l’emportât, et qu’il n’y eût point de regret à avoir de la France sans
Henri IV. Le plus grand inconvénient pour notre savant dans cette nouvelle et
dernière patrie, c’est que le goût du roi le dirigea sur la théologie et le
poussa à écrire contre Baronius. Casaubon entra en campagne un peu trop vite, et
y laissa quelque chose de sa réputation. Il avait d’ailleurs le plaisir de
trouver à qui parler, dans la familiarité de ce roi homme de lettres et quasi
confrère. Le second jour qu’il le vit, l’entretien tomba sur Tacite, Plutarque
et Commynes :
Le roi ayant dit que c’est se tromper que de faire de Tacite le maître unique de la prudence
civile, l’historien politique par excellence, je m’empressai de remarquer (c’est Casaubon qui parle) qu’il n’y avait pas un an que j’avais porté le même jugement dans ma préface du Polybe ; et le docte monarque me témoigna qu’il était charmé de cette rencontre de sentiments. Il blâmait dans Plutarque son injustice envers Jules César ; dans Commynes, la légèreté des jugements et un malicieux éloge du peuple anglais. Enfin je n’en revenais pas de voir un si grand roi prononcer sipertinemment en matière de littérature.
À propos de cette critique de Commynes dans la bouche de
Jacques Ier, faisons pourtant remarquer nous-même que,
loin d’être léger dans son jugement des Anglais et des institutions anglaises,
Commynes est bien informé, plein de sens, de prévoyance, et que dans la
différence qu’il établit entre la manière dont les choses se passaient de son
temps en France et en Angleterre, il devance tout à fait les publicistes
modernes et Montesquieu. Mais Commynes est pour l’impôt librement consenti, pour
le droit des communes, et non pour ce droit divin, pour ces prérogatives
absolues que revendiquait Jacques, et dont la chimère obstinément poursuivie
perdit sa race. Il était donc naturel que ce roi estimât Commynes léger et malicieux. Cette critique est un suffrage de plus tout à
l’honneur du sage historien.
Toutes les prétentions et les éruditions de Jacques Ier ne
sauraient me faire oublier un admirable mot de Henri IV, ce prince qui, pour
être peu fort sur les livres, n’en paraît que plus grand de cœur et d’esprit. Un
jour que Casaubon l’était allé visiter (c’était dans le temps du procès du
maréchal de Biron), l’aimable roi se mit d’abord à badiner avec lui en lui
disant qu’il le croyait complice de la trahison de Biron ; puis tout d’un coup
prenant un visage sérieux ; « Vous voyez, lui dit-il, combien j’ai de peine,
moi, afin que vous puissiez étudier en paix. » Un tel mot rachète bien des
ignorances
me Desbordes-Valmore est de 1819 ; le dernier recueil posthume, celui que
nous annonçons, est de 1860. Le tendre et délicat poète s’est éteint, il y a un
an, le 13 juillet 1859. Ainsi, à quarante ans de distance, le même poète a
chanté ; cette voix de femme, si émue dès le premier jour, si pleine de notes
ardentes, éplorées et suaves, ne s’est pas brisée durant cette longue épreuve de
la vie, épreuve qui cependant a été plus rude pour elle que pour d’autres ; elle
a gardé jusqu’à la fin ses larmes, ses soupirs, ses ardeurs. Le dernier recueil
de Mme Desbordes-Valmore peut se placer à côté du premier ;
il y a des choses aussi belles, aussi tristes, aussi passionnées, aussi jeunes :
rare privilège, et qui ne saurait appartenir qu’à une âme intimement poétique et
qui était la poésie elle-même !
Dans une première division du recueil où se lit cette inscription, Amour, il se trouve de bien jolis motifs de chants, des mélodies
pures, et qui rappellent l’âge, déjà bien ancien, où la poésie se nourrissait
encore toute de sentiment :
J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ; Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes, Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir. Les nœuds ont éclaté : les roses envolées, Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées ; Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir. La vague en a paru rouge et comme enflammée : Ce soir ma robe encore en est tout embaumée… Respire-s-en sur moi l’odorant souvenir.
Les rumeurs du jardin disent qu’il va pleuvoir ; Tout tressaille, averti de la prochaine ondée ; Et toi, qui ne lis plus, sur ton livre accoudée, Plains-tu l’absent aimé qui ne pourra te voir ? Là-bas, pliant son aile et mouillé sous l’ombrage, Banni de l’horizon qu’il n’atteint que des yeux. Appelant sa compagne et regardant les cieux, Un ramier, comme toi, soupire de l’orage. Laissez pleuvoir, ô cœurs solitaires et doux ! Sous l’orage qui passe il renaît tant de choses ! Le soleil sans la pluie ouvrirait-il les roses ? Amants, vous attendez, de quoi vous plaignez-vous ?
Ce dernier vers n’est-il pas un vers oublié de La Fontaine ?
Il y a des âmes qui apportent dans la vie comme un besoin de souffrances et une
faculté singulière de sentir la peine : elles sont d’ordinaire servies à
souhait. Les vers de Mme Desbordes-Valmore, les plaintes et
les cris exhalés en ses précédents recueils, ont assez montré que telle était sa
nature et que la destinée n’avait pas manqué non plus à cette douloureuse
vocation. On en retrouve trace et témoignage dans le présent volume ; cette âme
semble tout à fait vouée à aimer sans être aimée, sans trouver de juste réponse
dans l’objet de son erreur. Une émule, une héritière de Mme Desbordes-Valmore en poésie comme aussi en souffrance, a dit :
« L’amour est une grande duperie : il lui faut toujours une victime, et la
victime est toujours la partie aimante et vraie. Vous aimez, donc vous n’êtes
pas aimé ; vous êtes aimé, donc vous n’aimez pas. Et voilà l’éternelle
histoire… » Non, cela n’est pas aussi nécessaire que le croient certaines âmes
sous le coup de l’orage ; il est des félicités douces, permises, obscures ;
celles-là, il est vrai, ne se chantent pas : elles se pratiquent en silence.
Mais la poésie, de tout temps, a plus profité des orages que du calme, et des
infortunes que du bonheur. Voici quelques notes de
Il a parlé. Prévoyante ou légère, Sa voix cruelle et qui m’était si chère A dit ces mots qui m’atteignaient tout bas : « Vous qui savez aimer, ne m’aimez pas ! Ne m’aimez pas si vous êtes sensible ; Jamais sur moi n’a plané le bonheur. Je suis bizarre et peut-être inflexible ; L’amour veut trop : l’amour veut tout un cœur. Je hais ses pleurs, sa grâce ou sa colère ; Ses fers jamais n’entraveront mes pas. » Il parle ainsi, celui qui m’a su plaire… Qu’un peu plus tôt cette voix qui m’éclaire N’a-t-elle dit moins flatteuse et moins bas : « Vous qui savez aimer, ne m’aimez pas ! Ne m’aimez pas ; l’âme demande l’âme ; L’insecte ardent brille aussi près des fleurs : Il éblouit, mais il n’a point de flamme ; La rose a froid sous ses froides lueurs. Vaine étincelle échappée à la cendre, Mon sort qui brille égarerait vos pas. » Il parle ainsi, lui que j’ai cru si tendre ! Ah ! pour forcer ma raison à l’entendre, Il dit trop tard, ou bien il dit trop bas : « Vous qui savez aimer, ne m’aimez pas ! »
Mais voici le déchirement, le réveil en sursaut, la révolte d’une âme délicate et confuse, qui s’agenouille et se cache entre ses deux ailes, et qui ne sait à qui s’en prendre d’avoir trop reconnu par elle-même, et à son détriment, cette fatale vérité, qu’il n’y a point d’orgueil quand on aime :
Fierté, pardonne-moi ! Fierté, je t’ai trahie !… Une fois dans ma vie, Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi : Tue, ou pardonne-moi ! Sans souci, sans effroi, Comme on est dans l’enfance, J’étais là sans défense ; Rien ne gardait mon cœur, rien ne veillait sur moi : Où donc étais-tu, — toi ? Fierté, pardonne-moi Fierté, je t’ai trahie !… Une fois dans ma vie, Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi : Tue, ou pardonne-moi !
L’âme qui a senti de la sorte court risque de ne jamais guérir et de rester inconsolable en effet, dans une attitude de suppliante, avec sa blessure non fermée, et implorant toujours son pardon :
Qui me consolera ? — « Moi seule, a dit l’Étude ; J’ai des secrets nombreux pour ranimer tes jours. » — Les livres ont dès lors peuplé ma solitude, Et j’appris que tout pleure, et je pleurai toujours. Qui me consolera ? — « Moi, m’a dit la Parure ; Voici des nœuds, du fard, des perles et de l’or. » — Et j’essayai sur moi l’innocente imposture, Mais je parais mon deuil, et je pleurais encor. Qui me consolera ? — « Nous, m’ont dit les Voyages ; Laisse-nous t’emporter vers de lointaines fleurs. » — Mais, tout éprise encor de mes premiers ombrages, Les ombrages nouveaux n’ont caché que mes pleurs. Qui me consolera ? — Rien, plus rien. ; plus personne. Ni leurs voix, ni ta voix ; mais descends dans ton cœur ; Le secret qui guérit n’est qu’en toi. Dieu le donne : Si Dieu te l’a repris, va ! renonce au bonheur !
Si ta vie obscure et charmée Coule à l’ombre de quelques fleurs, Âme orageuse mais calmée, Dans ce rêve pur et sans pleurs, Sur les biens que le ciel te donne, Crois-moi, Pour que le sort te les pardonne, Tais-toi ! Mais si l’amour d’une main sûre, T’a frappée à ne plus guérir ; Si tu languis de ta blessure Jusqu’à souhaiter d’en mourir ; Devant tous et devant toi-même. Crois-moi, Par un effort doux et suprême, Tais-toi ! Vois-tu, les profondes paroles Qui sortent d’un vrai désespoir N’entrent pas aux âmes frivoles, Si cruelles sans le savoir ! Ne dis qu’à Dieu ce qu’il faut dire, Crois-moi ; Et couvrant ta mort d’un sourire, Tais-toi !
Quant à elle-même, portant et cachant son mal, ce mal, dit-elle,
dont on n’ose souffrir, dont on n’ose ni vivre ni mourir,
elle découvre tout au fond de son cœur, un jour, qu’il n’y a qu’un remède, un
consolateur ; et comme elle a en elle de cette flamme et de cette tendresse qui
transportait les Thérèse et les
J’irai, j’irai porter ma couronne effeuillée Au jardin de mon père où revit toute fleur ; J’y répandrai longtemps mon âme agenouillée : Mon père a des secrets pour vaincre la douleur. J’irai, j’irai lui dire, au moins avec mes larmes : « Regardez, j’ai souffert… » Il me regardera ; Et sous mon front changé, sous mes pâleurs sans charmes, Parce qu’il est mon père il me reconnaîtra. Il dira : « C’est donc vous, chère âme désolée ! La terre manque-t-elle à vos pas égarés ? Chère âme, je suis Dieu : ne soyez plus troublée ; Voici votre maison, voici mon cœur, entrez ! » Ô clémence ! ô douceur ! ô saint refuge ! ô père ! Votre enfant qui pleurait, vous l’avez entendu ! Je vous obtiens déjà, puisque je vous espère Et que vous possédez tout ce que j’ai perdu. Vous ne rejetez pas la fleur qui n’est plus belle ; Ce crime de la terre au ciel est pardonné. Vous ne maudirez pas votre enfant infidèle, Non d’avoir rien vendu, mais d’avoir tout donné.
Je n’oserai répondre de l’exacte théologie et de la parfaite
orthodoxie de cette prière ; on a le Pater de M. Nicole,
c’est-à-dire expliqué et commenté par lui ; le Pater de Mme Valmore, qu’on vient de lire, ne saurait tout à fait lui
ressembler ; mais du moins c’est de la touchante poésie.
Nulle plus que Mme Desbordes-Valmore n’a été sensible à
l’amitié et n’en eut le culte fidèle. Un ami poète, qui l’avait souvent entourée
de ses
Si tu n’as pas perdu cette voix grave et tendre Qui promenait ton âme au chemin des éclairs Ou s’écoulait limpide avec les ruisseaux clairs, Éveille un peu ta voix que je voudrais entendre. Elle manque à ma peine, elle aiderait mes jours. Dans leurs cent mille voix je ne l’ai pas trouvée. Pareille à l’espérance en d’autres temps rêvée, Ta voix ouvre une vie où l’on vivra toujours ! Souffle vers ma maison cette flamme sonore Qui seule a su répondre aux larmes de mes yeux. Inutile à la terre, approche-moi des cieux. Si l’haleine est en toi, que je l’entende encore ! Elle manque à ma peine, elle aiderait mes jours ; Dans leurs cent mille voix je ne l’ai pas trouvée. Pareille à l’espérance en d’autres temps rêvée, Ta voix ouvre une vie où l’on vivra toujours !
Est-ce d’elle qu’il est besoin de remarquer qu’elle était la plus
étrangère aux vanités de l’amour-propre ? Elle accueillait chaque louange avec
étonnement, avec reconnaissance ; je n’ai jamais vu de talent aussi vrai qui
ressemblât davantage à l’humilité même. Elle aimait les femmes poètes, celles
qui sont dignes de ce nom ; elle les louait volontiers, elle les préférait à
elle, et cela non pas seulement tout haut, mais aussi tout bas, sincèrement.
Quand la belle et brillante Delphine, Mme Émile de Girardin,
fut enlevée avant l’heure, Mme Desbordes-Valmore, qui
l’avait vue commencer et qui s’attendait si peu à la voir finir, eut un hymne de
deuil digne de son noble
La mort vient de frapper les plus beaux yeux du monde : Nous ne les verrons plus qu’en saluant les cieux. Oui, c’est aux cieux, déjà ! que leur grâce profonde, Comme un aimant d’espoir, semble attirer nos yeux. Belle étoile aux longs cils qui regardez la terre, N’êtes-vous pas Delphine enlevée aux flambeaux, Ardente à soulever le splendide mystère Pour nous illuminer dans nos bruyants tombeaux ? […] Son enfance éclata par un cri de victoire. Lisant à livre ouvert où d’autres épelaient. Elle chantait sa mère, elle appelait la gloire, Elle enivrait la foule… et les femmes tremblaient. Et charmante, elle aima comme elle était : sans feinte, Loyale avec la haine autant qu’avec l’amour. Dans ses chants indignés, dans sa furtive plainte. Comme un luth enflammé son cœur vibrait à jour ! Elle aussi, l’adorable ! a gémi d’être née. Dans l’absence d’un cœur toujours lent à venir, Lorsque tous la suivaient, pensive et couronnée, Ce cœur, elle eût donné ses jours pour l’obtenir. Oh ! l’amour dans l’hymen ! Oh ! rêve de la femme ! Ô pleurs mal essuyés, visibles dans ses vers ! Tout ce qu’elle taisait à l’âme de son âme. Doux pleurs, allez-vous-en l’apprendre à l’univers ! Elle meurt ! presque reine, hélas ! et presque heureuse, Colombe aux plumes d’or, femme aux tendres douleurs ; Elle meurt tout à coup d’elle-même peureuse, Et, douce, elle s’enferme au linceul de ses fleurs. Ô beauté ! souveraine à travers tous les voiles ! Tant que les noms aimés retourneront aux cieux, Nous chercherons Delphine à travers les étoiles, Et ton doux nom de sœur humectera nos yeux.
me Desbordes-Valmore la mère : comment ceux qui l’ont connue ou qui la
lisent pourraient-ils l’oublier ? Mère, elle aurait pu goûter toutes les
satisfactions et tous les orgueils, si elle n’avait pressenti, même avant de les
épuiser, toutes les douleurs. Des deux filles qu’elle perdit, l’une, l’aînée,
personne d’un rare mérite, d’une sensibilité exquise jointe à une raison
parfaite, était poète aussi ; dans des vers d’elle sur le jour des morts, je me
souviens de celui-ci qui s’adressait aux êtres chers qui nous ont été
ravis :
Vous qui ne pleurez plus, vous souvient-il de nous ?
La seconde fille de Mme Desbordes-Valmore,
poète également si l’on peut appeler de ce nom la sensibilité elle-même, avait
plutôt en elle la faculté de souffrir de sa mère, cette faculté isolée,
développée encore et aiguisée à un degré effrayant ; pauvre enfant inquiet,
irritable, malade sans cause visible, elle se consumait, elle se mourait
lentement, et par cela seul qu’elle se croyait moins regardée et favorisée,
moins aimée ; devenue l’objet d’une sollicitude continuelle et sans partage (car
elle était restée seule au nid maternel), rien ne pouvait la rassurer ni
apprivoiser sa crainte, et la plus tendre chanson de sa mère ne faisait que
bercer son tourment sans jamais réussir à l’apaiser ni à l’endormir :
Je ne dis rien de toi, toi la plus enfermée. Toi, la plus douloureuse, et non la moins aimée ! Toi, rentrée en mon sein, je ne dis rien de toi Qui souffres, qui te plains, et qui meurs avec moi ! Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée, Ce que je te vouais de tendresse ignorée ? Connais-tu maintenant, me l’ayant emporté, Mon cœur qui bat si triste et pleure à ton côté ?
Il faut lire encore la pièce qui suit et qui a pour titre : La Voix perdue. — Rapprochement singulier et qui est un lien
entre ces natures poétiques, mystérieuses ! Cette mère qui avait tant souffert
du silence de sa charmante et sauvage enfant et de la voir ainsi mourir sans
épanchement et sans plainte, arrivée elle-même aux dernières années et aux
derniers mois qui précédèrent sa fin, s’enveloppa dans un silence résigné et
profond, admettant à peine la lueur du jour, les soins du médecin ami, et les
soulagements passagers par lesquels s’entretient l’illusion des mourants : elle
s’éteignit elle-même, lentement, muette et sans illusion.
J’ai omis jusqu’ici, j’ai trop laissé dans l’ombre une partie bien essentielle d’elle et de son âme : c’était sa charité active pour tous les souffrants, les faibles, les vaincus, les prisonniers. Elle ne songeait pas à être une héroïne politique quand elle allait ainsi les chercher à travers les barreaux, pas plus qu’elle n’était une théologienne quand elle épanchait avec confiance ses pleurs et ses parfums devant Dieu ; elle n’avait que des instincts de miséricorde et de fraternité humaine, mais elle les avait pressants, irrésistibles. C’est à l’un de ces prisonniers, à un ardent apôtre d’une réformation future, qu’un jour, en des vers qu’elle lui adressait, elle montrait, pour le consoler, l’image du Christ, et rencontrait ce vers sublime, digne d’être à jamais retenu :
Lui dont les bras cloués ont brisé tant de fers !
La mort de cette personne bienfaisante, annoncée me Desbordes-Valmore :
Vous êtes, lui disait cet ami au cœur reconnaissant, vous êtes, monsieur, le fils d’un ange : la patrie des lettres et de la poésie n’en produit que bien rarement de tels. Dans ce monde d’intrigues, de dissimulation, de faux amours et de haines mercenaires, où tout se vend jusqu’au génie, elle a conservé son génie pur de toute atteinte, sa renommée toujours jeune, et son cœur exempt d’occasions de haïr. Ses émules l’ont adorée ; ses lecteurs l’ont toujours bénie. Elle a été plus qu’une muse, elle n’a jamais cessé d’être la bonne fée de la poésie ; et dans mes nombreux souvenirs du cœur, mon titre le plus doux est d’avoir conservé sa sympathie qui m’a suivi à travers tous mes barreaux. Je l’aurais aimée comme une mère et à vous en rendre jaloux, si mon âge ne m’avait permis de l’aimer comme une sœur. Elle m’a écrit en vers, elle m’a écrit en prose, et toutes ses lettres ont le même charme pour moi. Je crois que M
mevotre mère était poète jusque dans le moindre signe, jusque dans le moindre soin. Son dernier silence était un pressentiment qu’elle ne voulait communiquer à personne, tant elle craignait d’être la cause d’une affliction[NdA] Cette lettre est de M. Raspail. .
Nous aimons à finir sur un éloge si délicat. Pour nous, nous n’avons voulu ici que détacher quelques-unes de ces fleurs encore humides de larmes, qui se nuisent quand elles sont un peu trop pressées, et les offrir au lecteur, nouées à peine d’un simple fil.
Bonstetten ou le vieillard rajeuni. Bonstetten, disons-le bien
vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand
ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux
et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi
peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence
et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout
causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir
tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se
souvenir. Né en 1745, il mourut en 1832, à quatre-vingt-sept ans. Mais ce
qu’il eut de particulier et de vraiment original entre tant de personnages
ses contemporains, qui eurent également une longue vie et qui furent ainsi
que lui à cheval sur deux siècles, ce fut d’être plus
jeune esyndicateur (comme ils disent), un aspirant au conseil
souverain de son canton ; il s’acclimatait petit à petit à l’ennui ; en un
mot, à l’exemple du commun des hommes, il était en train de vieillir, et il
y réussissait par le cours naturel des ans et des choses, quand les
événements qui, à la suite du grand mouvement de 89, bouleversèrent son
pays, vinrent le secouer lui-même et le déranger, le déconcerter et
l’affliger d’abord ; mais bientôt il se remit, il voyagea, il trouva des
oasis et des asiles, des cercles heureux où l’amitié lui vint rendre la
joie, l’espérance et l’harmonie de sentiments à laquelle il aspirait par sa
nature : et c’est alors qu’il Quand j’étais
jeune… lui, il disait naturellement : Quand j’étais
vieux.
M. Rossi, qui savait si bien son Bonstetten, et qui jeune, et dans ses années
de séjour à Genève, avait
Et ce n’est pas seulement en sautant par la fenêtre que Bonstetten, en cet
âge avancé, fait acte de jeunesse ; il en donne de meilleures marques par
son esprit libre, ouvert, affranchi de tout lien rétrograde. Il ne dénigre
pas le présent, il ne voit pas l’avenir en noir, il ne loue pas le temps
passé ; il n’est nullement esclave des habitudes ; il repousse ces lâches
maximes qui viennent en aide à l’inertie trop naturelle de l’âge et à la
paresse des organes : À quoi bon ? — Il est
trop tard ! Il faut l’entendre là-dessus ; son imagination aimable
se déploie :
Rien ne désole et ne flétrit la vie, se dit-il, comme la crainte de la mort. Que de gens la portent dans la vie même, en se disant :
Ce n’est plus la peine d’entreprendre telle étude, tel travail, parce que je suis trop vieux pour l’achever.Comme si l’on achevait jamais quelquechose, comme si la vie entière était autre chose qu’espérance, projet, activité, confiance en l’avenir et courage dans le présent !… Que me fait l’espace grand ou petit qui me sépare de la mort ? Tant qu’elle ne me touche pas, elle n’est rien… Je place au nombre des pensées inutiles toutes celles sur la brièveté de la vie, qui ne sont en réalité que la crainte déguisée de l’avenir. Il faut prendre la destinée humaine dans son superbe ensemble et dans toute sa grandeur. Il faut avoir confiance dans l’avenir et se plaire dans le nuage où la vie est suspendue.
Il insistait vivement, et en homme pénétré, sur le courage d’esprit qui manque presque toujours là où il est le plus
nécessaire, dans cette saison extrême de la vie, « qui n’a plus de prix que
celui que nous savons lui donner. — Mais ce courage de l’esprit, où le
trouver, vous tous qui n’avez jamais exercé votre âme par la lutte, je dirai
presque la gymnastique de la pensée ? » Bonstetten est un
des exemples les plus évidents des bons effets de cette gymnastique
constante, variée, et diligemment pratiquée jusqu’au dernier jour.
Mais, si je n’y prends garde, je vais achever le portrait avant d’avoir commencé à esquisser la vie. Prenons donc Bonstetten dès le début, en profitant de l’excellente et complète étude que M. Steinlen vient de lui consacrer, et parcourons les principales phases de cette longue carrière, toute semée d’épisodes, et à laquelle il n’a manqué qu’un monument.
Charles-Victor de Bonstetten, né à Berne le 3 septembre 1745, descendait de
l’une des familles les plus anciennes de l’Helvétie et qu’on voit poindre
dès le eeee
Le père de Bonstetten, qu’on désignait du nom de sa charge le trésorier de
Bonstetten, ne démentait pas en lui ce caractère ; c’était un homme instruit
qui, dans sa jeunesse, avait étudié en Allemagne sous le philosophe Wolf, et
il s’occupa avec sollicitude de l’éducation de son fils. Le puissant canton
de Berne, on le sait, était une république fortement aristocratique, qu’on a
pu rapprocher pour la sagesse de celle de Venise et qui se régissait en
vertu de maximes et de pratiques héréditaires conservées avec un soin jaloux
dans un certain nombre de familles habituées à se considérer comme partie
intégrante du Souverain. Bonstetten était appelé par sa naissance à ce rôle
politique, et il le manqua. Il le manqua (indépendamment même des grands
événements qui vinrent à la traverse) par l’éducation qu’il reçut et qu’il
se donna, par son esprit novateur, ses lumières trop libérales, par ses
goûts et ses vues de philosophie, de littérature et de poésie qui le
promenaient en tous sens, et qui faisaient de lui un
En France, vers le même temps, combien de jeunes héritiers de la noblesse se
comportaient plus ou moins de même ! les La Fayette, les La Rochefoucauld,
les Broglie, les Montmorency étaient atteints de la philosophie du siècle et
touchés de l’esprit nouveau. Bonstetten fut au dehors de la France un de ces
jeunes nobles, et des plus précoces, que l’esprit du e
Après les premières années passées à Berne, dans un état de contrainte et de
souffrance due à la rudesse
Je n’avais à peu près aucune leçon, nous dit-il, j’étais l’heureux enfant de la nature, livré à mon bonheur et à ma pensée personnelle. J’avais seulement une vingtaine de bons livres que je relisais sans cesse, comme
Le Spectacle de la nature(de Pluche), Batteux, quelques poètes allemands, latins et français, surtout les œuvres philosophiques de Cicéron. Né dans une ville où l’on ne savait ni l’allemand ni le français, je ne savais aucune langue ni même le latin, qu’il me fallut apprendre tout seul, quoiqu’une première éducation eût été, comme c’était l’usage, employée à ses tristes et inutiles rudiments.
Ces quelques mots nous indiquent déjà le tour d’esprit de
Bonstetten et un léger défaut dont son talent plus tard se ressentira. Il
croit peu à la règle, il se fie beaucoup aux inclinations, il aime à se
passer de discipline. Ces années d’heureuse adolescence à Yverdun, où il
était « roi de son temps et seigneur de ses heures », où il déchiffrait ses
auteurs sans dictionnaire et lisait tant bien que mal Horace en parcourant
la campagne ou perché entre les branches d’un vieux cognassier, lui
laissèrent dans l’imagination un tableau d’âge d’or ineffaçable. Dans ses
promenades vagabondes il lui arriva plus d’une fois de rencontrer un homme
« dont l’air pensif et le regard de feu le frappaient singulièrement » ; il
apprit plus tard que c’était Jean-Jacques Rousseau, une de ses futures
idoles. À dix-huit ans, le père de
J’étais très souvent invité, dit-il, chez Voltaire, chez lord Stanhope, chez la duchesse d’Anville (cette grande dame française qui, pour changer, allait de temps à autre se faire un salon sérieux à Genève)… Je visitai le sage Abauzit dont l’heureuse pauvreté et l’âme sereine me remplissaient d’enthousiasme ; il avait trente louis de revenu ; avec cela il vivait plus heureux qu’un roi… Je n’ai point oublié le sentiment de gloire que j’éprouvai quand lui, qui ne faisait de visite à personne, vint me voir dans ma pension… Le syndic Jalabert eut la bonté de me donner des leçons de physique ; j’étais lié avec Moultou, l’ami intime de Rousseau ; mes véritables maîtres étaient ces hommes distingués. Ma pensée était dans une activité perpétuelle, mais je n’avais aucune connaissance solide, lorsqu’à un souper (chez le syndic Jalabert) je me trouvai à côté de Bonnet : cet heureux hasard fit la destinée de ma vie intellectuelle. M. Bonnet me prit en amitié, m’invita
à l’aller voir, s’informa de mes études, et s’empara de toute mon âme (1765).
Il était temps. Bonstetten, qui avait horreur d’un maître,
avait grand besoin d’un guide. Sa jeune tête était enflammée. J’estimerais
peu un jeune homme qui resterait insensible aux grandes idées, aux beaux
fantômes qui traversent l’air et planent sur les têtes de vingt ans, aux
saisons fécondes. Il est bien de connaître, de partager les nobles fièvres
de son temps, car ce sont souvent des fièvres de croissance pour l’humanité,
cette éternelle enfant qui n’a jamais fini de grandir. L’important et le
difficile, c’est de s’apaiser ensuite à un degré convenable, de guérir sans
trop se refroidir, de ne pas s’égarer dans la déraison, de ne pas se fixer
dans un fanatisme, de ne pas revenir non plus en sens contraire jusqu’à se
jeter dans la négation et la haine de ce qu’on a trop aimé. Charles Bonnet,
philosophe chrétien, psychologue et naturaliste éminent, homme d’observation
et de principes, eut à entreprendre cette cure délicate sur l’esprit du
jeune Bonstetten que l’enthousiasme de Rousseau avait saisi, qui prenait
hautement parti pour lui, pour sa profession de foi condamnée à Genève ;
qui, dans les troubles de cette petite république, penchait pour les
démagogues (ô scandale !), lui le patricien de Berne ; qui voyait une
tyrannie naissante dans le gouvernement de la cité de Calvin au
e
Cependant le père de Bonstetten était alarmé ; il craignait pour son fils
ainsi exposé au contact des idées et des passions genevoises, absolument
comme un père aurait craint pour son fils exposé dans le Paris de 89 à la
contagion révolutionnaire. Malgré les observations que lui adressa Bonnet et
les garanties qu’offrait ce sage curateur, lui faisant remarquer que
« Genève avait ses propres antidotes et offrait le remède à côté du mal »,
il résolut de le rappeler et de le transplanter (1766). Ce fut un rude coup
pour le jeune homme, de qui Bonnet se plaisait à dire : « Il a du génie, un
cœur droit, la passion de la vertu et du savoir. » On brisait sa vocation au
moment où il croyait l’avoir rencontrée ; on intervenait brusquement dans sa
crise morale au moment où elle allait trouver sa solution intérieure. Il fut
froissé ; son âme se révolta ; il s’ensuivit une mélancolie aussi profonde
que le comportait cette nature beaucoup trop vive pour ne pas être un peu
légère. C’est ce que j’appelle la période werthérienne de
Bonstetten. On put craindre par moments qu’il n’attentât à ses jours, et il
paraît y avoir en effet songé.
Que serait-il advenu si son père l’avait laissé tranquillement se développer
et mûrir à Genève ?
On croit la jeunesse indomptable, parce qu’on se fait une fausse idée de l’autorité. L’adolescence est l’âge où la volonté, l’âge où le moi s’éveille ; c’est par cette volonté même qu’il faut la dompter. Cela n’est pas aisé, je le sais ; mais si l’éducation de l’enfance est une science que les siècles n’épuisent pas, celle de l’adolescence, qu’à peine on a ébauchée, est plus difficile encore.
Le véritable maître du jeune homme, c’est l’opinion de ce qu’on appelle
le monde, et dans le monde celle de ses contemporains. Plus l’éducation de l’enfance a été commandée et plus l’adolescent s’empresse de la rejeter. Le moment de l’éveil de sa volonté est un moment critique qu’il faut suivre avec attention. Il y a une éducation à faire à cette volonté naissante ; il faut surtout ne pas la choquer. C’est dans ce germe d’un nouvel être que sont placées toutes les vertus. Rien de plus rare qu’une âme naturellement vicieuse. La direction de nos facultés morales tend à la vertu, comme celle de nos facultés physiques à la santé ; etl’âme du jeune homme que la première éducation n’a pas flétrie s’élève d’elle-même vers le ciel comme la tige d’une plante vigoureuse.
Il est optimiste, sans doute, en parlant ainsi ; il
Qu’aimable est la vertu que la grâce environne ! Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone, Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ; Car jadis, abordant à la sainte Délos, Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre, Un palmier, don du ciel, merveille de la terre : Vous croîtrez comme lui…
Après avoir tenté inutilement de l’acclimater à Berne, le
trésorier de Bonstetten permit à son fils de se rendre en Hollande à
l’université de Leyde, mais sous la condition expresse qu’il n’y étudierait
pas la philosophie : il craignait que ce regard aux choses
du dedans ne nuisît à l’observation des faits du dehors ; mais Bonstetten
était assez éveillé pour suffire aux deux sortes de vue. Il observa très
bien la Hollande, et pourtant s’y ennuya. Nature communicative, il avait
besoin de mouvement autour de lui et de réponse. Il obtint de son père la
permission de visiter l’Angleterre, et là du moins il devait trouver un
monde à son gré, une de ses patries intellectuelles. Il avait vingt-quatre
ans, d’aimables dehors, de la naissance ; il parlait l’anglais avec facilité
et aimait même à l’écrire : « Car cette langue, disait-il, se prête à tout,
au lieu qu’en français il faut toujours rejeter dix pensées avant d’en
rencontrer une qu’on puisse bien habiller. » Il y contracta tout d’abord
d’étroites amitiés, y vit le grand monde, fut présenté à la cour, et, ce qui
nous intéresse davantage, fut admis, à Cambridge, dans l’intimité du
charmant poète Gray. « Jamais, disait-il, je n’ai vu personne qui donnât
autant que Gray l’idée d’un gentleman accompli. »
Dix-huit ans avant mon séjour à Nyon, j’avais passé quelques mois à Cambridge avec le célèbre poète Gray, presque dans la même intimité qu’avec Matthisson, mais avec cette différence que Gray avait trente ans de plus que moi et Matthisson seize de moins. Ma gaieté, mon amour pour la poésie anglaise, que je lisais avec Gray, l’avaient comme subjugué, de manière que la grande différence de nos âges n’était plus sentie par nous. J’étais logé à Cambridge dans un café, voisin de Pembroke Hall ; Gray y vivait enseveli dans une espèce de cloître, d’où le
xv siècle n’avait pas encore déménagé. La ville de Cambridge, avec ses collèges solitaires, n’était qu’une réunion de couvents, où les mathématiques et quelques sciences ont pris la forme et le costume de la théologie du Moyen Âge. De beaux couvents à longs et silencieux corridors, des solitaires en robe noire, de jeunes seigneurs travestis en moines à bonnets carrés, partout des souvenirs de moines à côté de la gloire de Newton. Aucune femme honnête ne venait égayer la vie de ces rats de livres à forme humaine. Le savoir prospérait quelquefois dans ce désert du cœur. Tel j’ai vu Cambridge en 1769. Quel contraste de la vie de Gray à Cambridge avec celle de Matthisson à Nyon ! Gray, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur.eLe génie poétique de Gray était tellement éteint dans le sombre manoir de Cambridge, que le souvenir de ses poésies lui était odieux. Il ne me permit jamais de lui en parler. Quand je lui citais quelques vers de lui, il se taisait comme un enfant obstiné. Je lui disais quelquefois :
Voulez-vous bien me répondre? Mais aucune parole ne sortait de sa bouche. Je le voyais tous les soirs de cinq heures à minuit. Nous lisions Shakespeare qu’il adorait, [NdA] Dans une lettre écrite dans le même temps (6 janvier 1770), Bonstetten rendait compte ainsi de ses études à un ami :
Je suis dans l’agitation du matin au soir. À huit heures je suis éveillé par un jeune bonnet carré (
un étudiant), avec lequel je me mets à suivre Satan à travers le chaos et la nuit (lecture de Milton). Il m’explique en grec et en latin « les doux, résistants et amoureux délais » de notre grand-mère Ève. Nous finissons nos voyages pat un copieux déjeuner demuffinset de thé. Alors apparaissent Shakespeare et le vieux Linné (Gray s’occupait beaucoup de botanique et de Linné) luttant ensemble comme feraient deux esprits pour l’âme d’un damné : tantôt c’est l’un qui a le dessus, tantôt c’est l’autre. M. Gray est assez bon pour me montrer Macbeth avec tout son cortège de sorcières, fées, démons, esprits, dont je n’aurais jamais entendu le langage sans lui. J’en suis maintenant à essayer d’habiller tout ce moule à la française, ce qui est un rude labeur…— Je le crois bien. Voilà près de cent ans qu’on essaye, sans y réussir, d’accommoder ces génies d’une langue plus brave que la nôtre et de leur faire une toilette à la française. On n’ose les montrer tels quels que depuis peu ; c’est Chateaubriand le premier qui a donné l’exemple pour Milton, — avec bien des fautes et des achoppements, mais dans la bonne voie
Dryden, Pope, Milton, etc. ; et nos conversations, comme celles de l’amitié, n’arrivaient jamais à la dernière pensée. Je racontais a Gray ma vie et mon pays, mais toute sa vie à lui était fermée pour moi ; jamais il ne me parlait de lui, il y avait chez Gray entre à présent et le passé un abîme infranchissable : quand je voulais en approcher, de sombres nuées venaient le couvrir. Je crois que Gray n’avait jamais aimé, c’était le mot de l’énigme ; il en était résulté une misère de cœur qui faisait contraste avec son imagination ardente et profonde qui, au lieu de faire le bonheur de sa vie, n’en était que le tourment. Gray avait de la gaieté dans l’esprit et de la mélancolie dans le caractère. Mais cette mélancolie n’est qu’un besoin non satisfait de la sensibilité. Chez Gray elle tenait au genre de son âme ardente, reléguée sous le pôle arctique de Cambridge.
Je ne sais si Bonstetten avait deviné juste et si le secret de
la mélancolie de Gray était dans ce manque d’amour ; je le chercherais
plutôt dans la stérilité d’un talent poétique si distingué, si rare, mais si
avare. Oh ! comme je le comprends mieux, dans ce sens-là, le silence obstiné
et boudeur des poètes profonds, arrivés à un certain âge et taris, cette
rancune
On a la contrepartie du récit de Bonstetten, le témoignage de Gray lui-même
sur ce jeune ami, et un témoignage tout vif donné dans le temps de son
séjour. Sur une lettre de Bonstetten
C’est pour le coup que mes soirées solitaires vont me paraître moins légères à passer qu’avant de l’avoir connu. Aussi c’est votre faute. Tâchez, je vous en prie, que le premier que vous m’enverrez soit écloppé, aveugle, lourd, bouché, dur de tête. Car pour celui-ci, comme dit lady Constance (dans
Le Roi Jean),il n’y a jamais eu une aussi gracieuse créature née sous le soleil. Et cependant… — mais n’importe. Brûlez ma lettre… Vous allez croire que j’ai pris de lui la folie (car il est certainement fou), et peut-être vous aurez raison.
La dernière fois qu’il est question de Bonstetten dans une lettre de Gray (3 mai 1771), c’est avec un sentiment d’inquiétude bien légitime ; Bonstetten était alors retourné dans son enfer de Berne :
Il y a trois jours j’ai reçu une si étrange lettre de Bonstetten, que je ne sais comment vous en rendre compte, et je désire que vous n’en parliez à personne. Il dit qu’il est
le plus malheureux des hommes, qu’il estdécidé à quitter son pays, c’est-à-dire à venir passer le prochain hiver en Angleterre, qu’il ne peut supporterla morgue de l’aristocratie et l’orgueil, armé des lois; bref, dans l’expression de son ennui et de sa confusion d’esprit, il va jusqu’à parler depistoletet decourage, et le tout sans ombre de raison précise à l’appui. Il faut ou bien qu’il ait l’esprit dérangé (ce qui est trop possible), ou qu’il ait fait quelque étrange chose qui aura exaspéré toute sa famille et ses amis de là-bas, ce qui (je le crains) est également possible. Je ne sais absolument qu’en penser ; c’est à vous de voir et d’en savoir davantage ; mais n’épargnez aucun moyen pour soumettre au frein ces imaginations capricieuses et vagabondes, s’il y a place pour un bon conseil…
Ce Bonstetten wertherien, hâtons-nous de le dire, excède et
dépasse de beaucoup le Bonstetten naturel, habituel, celui qui va durer,
fleurir et se renouveler jusqu’à la fin, et qui, après avoir été un si
séduisant jeune homme, parut à tous un si agréable vieillard. En regard du
Bonstetten de vingt-quatre ans
me Necker, reine d’un salon, les duchesses
d’Anville et de La Rochefoucauld. Le voilà au cœur de la plus belle société
et du plus grand monde. C’était le moment où la nature était à la mode, où
la Suisse allait le devenir : Tronchin la mettait en honneur pour le régime,
et Jean-Jacques pour le paysage. L’heure de Florian et de ses idylles
approchait. Le moment n’est pas loin où une jeune dame bien apprise et
convenablement sentimentale devra se choisir pour ami de cœur un des beaux
officiers suisses de Versailles, et faire au moins une fois le pèlerinage de
Zurich pour visiter
Une nouvelle pièce a-t-elle paru, l’on va chez M
meGeoffrin, MmeNecker ou Mllede Lespinasse ; on retient ce qu’en ont dit Diderot, d’Alembert, Marmontel, Thomas ; on fait des visites ce même soir, on voit au moins soixante personnes, à qui l’on répète la même chose. Ces soixante personnes en font autant de leur côté, de sorte que le lendemain l’arrêt se trouve promulgué dans tout Paris et la pièce jugée. Ces décisions des hommes de goût ne sont dans le fond que la voix publique que les hommes d’un tact supérieur devinent par instinct[NdA] Oui, mais seulement dans des genres déterminés, convenus. ; elles se modifient et se perfectionnent[NdA] Pas toujours. en passant de bouche en bouche. La nécessité dans laquelle on se trouve chaque jour de porter un jugement sur ce qui a paru de nouveau dans les arts, oblige chaque maison d’avoir un bel esprit, c’est-à-dire un homme qui la fournisse de décisions sur tout ce qui se présentera. Ces beaux esprits font entre eux une aristocratie invisible qui va finir dans le peuple par des gradations imperceptibles. Les chefs ont leurs tribunaux… les subalternes ont leurs départements. Rien ne peint mieux ces illustres assemblées qui se tiennent chez MmesNecker et Geoffrin qu’un mot d’un étranger. Quelqu’un lui proposa d’assister à un dîner où il trouverait assemblés tous les hommes célèbres dont les noms sont connus en Europe. L’étranger, enchanté de cette proposition, y alla ; il trouva un grand cercle établi ; il s’assit, bien résolu de faire son profit dans une société aussi illustre. Il regarda beaucoup, il écouta ; on ne disait rien ; on s’entre-regardait, ou l’on parlait de pluie et de beau temps. Les chefs ne disaient presque mot ; les subalternes approuvaient en silence et selon les personnes qui avaient parlé. Tout le monde avait un air contraint,et l’on mourait d’ennui. Enfin l’étranger, impatienté de leur maussaderie, tira par la manche celui qui l’avait amené, et lui demanda : « Quand est-ce qu’ils commenceront? »
Convenez que ce n’est pas mal pour un Suisse qui n’a encore que
quelques semaines de Paris. Bonstetten y obtenait du succès ; les hommes les
plus sérieux de ces salons littéraires, Thomas, l’abbé de Mably,
s’attachaient à lui et s’étaient mis dans la tête de lui faire faire une
histoire de la Suisse, — cette même histoire dont l’honneur était réservé à
l’illustre ami de Bonstetten, Jean de Muller. — Bonstetten, dont ce n’était
pas la vocation, éludait, les laissait dire, et les entendait pendant des
heures développer leurs plans patriotiques, emphatiques ; lui, qui craignait
déjà les ennuyeux, il ne savait bientôt plus comment fuir ces prédicateurs
acharnés qui voulaient faire de lui un Raynal suisse ; il en était poursuivi
jusque dans le parc de Saint-Ouen, chez Mme Necker ;
jusque dans le château de La Rocheguyon, chez ses amies les duchesses de La
Rochefoucauld, qui elles-mêmes se mettaient de la partie et devenaient
complices :
Ce qui ajoute à l’envie de me retrouver chez moi, écrivait-il de La Rocheguyon, c’est que voilà quatre jours que je me trouve avec l’abbé de Mably. « Et quand verrons-nous cette histoire de la Suisse ? et quand commencerez-vous ? » Et puis le voilà qui s’échauffe sur ce sujet ; enfin il nous en a tant parlé, que toutes les duchesses sont à épousseter les vieux bouquins et toutes les histoires de Suisse qu’il y a dans la bibliothèque. La duchesse d’Estissac meurt d’envie de faire le voyage des cantons ; M
med ’Anville a déjà tracé sur sa carte la route qu’elle prendra ; la duchesse de La Rochefoucauld fait rapiécer un château ruiné qu’elle a sur les frontières ; l’abbé se désole de ce qu’il est né Français. Quand je dis à Mmed’Estissac qu’on peut se consoler d’être né en France quand on a six ou sept cent mille livres de rentes, elle se met dans une colère terrible. « Ne suis-je pas esclave de monrang ? ne suis-je pas obligée à faire malgré moi de la dépense ? M’aperçois-je jamais que je suis riche, sinon par la contrainte que ma condition m’impose ? Et puis c’est qu’ils ont du lait délicieux dans leurs montagnes. Monsieur, combien êtes-vous dans votre conseil ? Vous êtes tous aristocrates, donc ! Oh ! mais voilà qui est infâme…. M mede La Rochefoucauld, vous avez du tabac qui est le plus noir du monde…. Vous n’êtes donc pas libres dans votre pays ? Portez-vous de l’or chez vous ? » — Ces femmes parlent de notre condition avec autant d’ignorance que ceux d’une condition inférieure parlent de celle d’une duchesse ou d’une princesse.
De retour à Berne, et en attendant son entrée dans la vie
publique, Bonstetten passa quelques années de fin de jeunesse, très animées
encore et très variées, qu’on suit à la trace dans ses correspondances. Il
s’était lié, en 1773, d’une amitié fraternelle avec un jeune homme de sept
ans plus jeune que lui, destiné à une noble gloire, Jean de Muller, de
Schaffhouse, le prochain historien national de la Suisse. L’amitié qui unit
à l’instant ces deux hommes, l’un déjà si distingué et l’autre tout à
l’heure illustre, cette alliance presque sacrée qu’ils se jurèrent et dont
une correspondance publiée en allemand a immortalisé le souvenir, avait
quelque chose de solennel et de théâtral qui est bien du temps ; mais elle
garde, aux yeux même d’une postérité plus froide, de l’élévation, de la
grandeur, une vraie beauté morale, je ne sais quoi d’antique, un cachet de
Pline le Jeune et de Tacite avec une teinte de l’enthousiasme du Nord.
L’influence de Bonstetten sur son jeune ami fut salutaire et bienfaisante :
il contribua à le confirmer dans cette courageuse entreprise d’une histoire
de la Suisse, à laquelle lui-même, convié il y avait peu d’années, il ne
s’était pas jugé suffisant. Et notez jusque dans cette œuvre tout
helvétique, tout allemande, un contrecoup de l’impulsion française !
Bonstetten, dans
Un voyage d’Italie en 1773 et 1774 l’initia au monde des arts et au sentiment
de la vraie beauté : il y vit et y connut, chemin faisant, tout ce qu’il y
avait de distingué et de célèbre, depuis le pape Ganganelli auquel il fut
présenté, jusqu’au comte Firmian, premier ministre de l’Autriche dans le
Milanais et en réalité vice-roi de la Lombardie, qui l’accueillit avec
amitié. Malgré les vertus et les lumières du comte Firmian qui le faisaient
aimer et respecter des Milanais, Bonstetten discerna l’incompatibilité
radicale qu’il y avait entre le régime allemand et le génie italien ; il
s’explique là-dessus très nettement. Il vit beaucoup à Rome l’héritier des
Stuarts, le prétendant, et sa belle épouse, la reine des
cœurs, la comtesse mari (mari ou peu s’en faut, le mot
d’ailleurs est de Bonstetten), possède plusieurs lettres de Bonstetten à
elle adressées, sans compter des lettres de Sismondi à la même, dans
lesquelles il est souvent question de lui. M. Steinlen, en y puisant,
aura à enrichir sa seconde édition. — M. Saint-René Taillandier en a,
depuis, donné d’intéressants extraits dans la Revue des
deux mondes (15 février 1861).
Ramené encore une fois à Berne après tous ces retards et tous ces longs tours, déjà averti de mûrir par la mort de son excellent père qui, en disparaissant, lui laissait ses recommandations plus présentes avec l’exemple de ses vertus, il se résigne enfin à cette vie publique dont l’heure pour lui a sonné. Il allait avoir trente ans ; il est élu membre du Grand Conseil ; il se marie ; il entre dans les années ternes. Il est pris dans l’engrenage de la machine, et devient lui-même un des rouages. En vain son ami Muller le prêche à son tour, essaye de le piquer d’honneur, de le rappeler à la vertu, comme disent les Italiens, à l’idéal, comme disent les autres, à la religion de l’art, à la spéculation et à l’accomplissement d’une œuvre immortelle :
Pourquoi, mon ami, vous consumer dans une oisiveté pleine de fatigues ? Vous avez en vous un trésor de connaissances, vous avez un ami ; pourquoi ne pas jouir d’un bonheur qui est en votre puissance, au lieu dépasser votre vie dans des intrigues sans intérêt, auxquelles nous sommes, vous et moi, moins propres que personne au monde ? Pourquoi rechercher des dignités qui dépendent de mille hasards, et ne vous empêcheraient pas de mourir d’ennui ? Tout cela, pour être utile dans trente ans d’ici, quand vous et moi n’existerons peut-être plus, à un fils qui ne naîtra peut-être
jamais, qui peut-être mourra jeune… ! Et de plus, il y a tout lieu de croire, si l’on considère les progrès de la raison, que dans trente ans d’ici, ce même fils trouvera vos sollicitudes bien ridicules. Et cependant, toi, l’ami et l’élève éclairé des sciences ; toi, mon ami, tu cherches avec plus d’ardeur à te faire confondre dans la foule des grands d’un petit État, qu’à obtenir par tes travaux l’estime et l’amitié des véritables grands de la terre ! Toi, le concitoyen et l’ami d’un Haller, un bonnet de conseiller flatte plus ton orgueil que les larmes de la patrie versées sur ta tombe et les monuments honorables que t’élèverait la postérité ! Éveille-toi, mon ami ! rappelle-toi nos anciens amis, les grands hommes que nous avons lus, que nous avons adorés ensemble, le siècle où nous vivons, tes premiers penchants, le caractère de ton esprit, et l’espèce de bonheur qui était l’objet de tes désirs. Choisis ! car, en vérité, je suis las de ta demi-existence. Veux-tu être M. le conseiller, M. le trésorier, Son Excellence de Berne, et comme Son Excellence un tel, mourir d’ennui toute l’année et subir mille mortifications ? alors encore notre amitié sera éternelle, mais il y aura quelques hommes que j’estimerai autant que toi, parce qu’ils sauront non seulement suivre le même plan avec une habileté très supérieure, mais encore le concilier avec leur bonheur personnel. Si au contraire, au lieu de te traîner lentement sur la route du bonheur et de la gloire, chargé d’un lourd costume d’avoyer, et escorté d’une troupe d’huissiers à baguette, tu veux, dans toute la vigueur de ton esprit,
cursu contingere metam, cesse de regarder derrière toi, à droite, à gauche, en haut, en bas, et tiens constamment les yeux fixés sur le but qui t’est offert.
Ainsi écrivait Muller à son ami. Le voisinage et l’influence littéraire de Rousseau se font sentir dans ces exhortations chaleureuses où se dresse à tout moment l’apostrophe. On croit entendre milord Édouard morigénant un peu fastueusement Saint-Preux ; Il ne laisse pas d’être singulier de voir un historien, et l’historien d’un pays libre, faire fi à ce point de la pratique politique, comme si les anciens qu’il invoque n’avaient pas dû à l’exercice des charges publiques et au maniement des affaires le sens et l’intelligence supérieure qu’ils portaient ensuite dans leurs livres ; comme si Thucydide, Salluste et Cicéron n’avaient fait dans toute leur vie qu’une seule chose, — écrire.
Trois fois, dans le cours de vingt années, il eut à quitter Berne pour
administrer des pays sujets de ce canton. Une première fois (1778), nommé
bailli ou préfet à Gessenai, contrée pastorale et l’une des plus belles des
Alpes suisses, il aimait à raconter les instructions qu’il reçut de l’avoyer
d’Erlach à la veille de son départ. Mandé chez l’avoyer, il s’attendait à ce
que celui-ci lui parlât affaires et s’ouvrît avec lui des secrets d’État :
il repassait en idée, au moment de l’audience, son Machiavel et son
Montesquieu. Mais à peine entré : « Ah ! bonjour, mon cousin, lui dit
l’avoyer en le faisant asseoir, vous voilà donc bailli. Je ne sais si vous
connaissez les usages ; on vous enverra des notes. On donne par an un
fromage à chaque conseiller, et tant (un chiffre, je ne
sais lequel) de fromages à l’avoyer. Votre prédécesseur
Bonstetten ne passa guère qu’une année dans ce curieux pays primitif où son
ami Muller le vint voir et qu’ils explorèrent en tous sens pendant la belle
saison : Bonstetten en fit une description intéressante, que Muller emporta
avec lui pour la traduire en allemand (Bonstetten n’osant encore se risquer
à écrire en cette langue), et qu’il publia deux ans après dans le Mercure allemand, dirigé par Wieland. Ainsi l’homme de
lettres en Bonstetten profitait de l’administrateur déjà, de même que
l’administrateur en lui profita et s’inspira sans cesse de l’homme de
lettres éclairé, bienveillant et ami sincère de l’humanité.
Nous avons vu Bonstetten, dès le principe, écrire comme naturellement en
français, et même en anglais ; il fallut bien pourtant qu’il se remît à
l’allemand qu’il savait mal, qu’il ne savait plus ; il s’y appliqua durant
cette période bernoise de sa vie, et il devint par la suite un auteur
distingué dans les deux langues. Ceux qui sont à même de comparer les
ouvrages de lui qui appartiennent à chacune des deux littératures, ont cru
remarquer qu’il s’était fait une espèce de compensation dans sa manière de
dire ; que sa phrase allemande avait gagné à son N’est-ce pas un
germanisme ? n’est-ce pas un gallicisme ? sans parvenir jamais à
s’en démêler. Bonstetten, lui, n’a rien de cette ambiguïté, de cette odieuse
condition d’amphibie ; il écrit comme il parle, et il parle en même temps
qu’il pense ; je laisse aux Allemands le soin de le qualifier par le côté
qui leur appartient, mais en tant qu’il nous regarde et qu’il s’adresse à
nous, il est, comme Grimm, un des nôtres.
Comment n’en eût-il pas été, l’aimable et hospitalier bailli de Nyon (car ce
fut le second gouvernement de Bonstetten) qui, aux belles années finissantes
de Louis XVI et aux premières années de la Révolution (1787-1792), eut
l’occasion de recevoir, d’accueillir la meilleure compagnie française, le
monde élégant des émigrés, et de leur adoucir la première étape de l’exil ?
À deux pas de Coppet, au bord de ce beau lac, dans cette Suisse romande que
Voltaire avait tant goûtée, Bonstetten, avant que les événements menaçants
lui fissent la position trop difficile et vinssent mettre à une trop forte
épreuve son caractère,
Comme adoucissement et consolation à ce qui ne laissait pas de lui donner
bien des ennuis, Bonstetten avait la société et l’amitié. Il s’était fait en
ces années un nouvel ami intime, moins héroïque et moins épique que Muller ;
c’était l’aimable et sensible poète Matthisson. Il nous en a tracé un
portrait charmant ; ne lui a-t-il point prêté un peu ? Leur correspondance
allemande publiée permet l’étude et la comparaison à qui la voudra faire. Il
l’avait logé chez
— Quel bonheur, écrivait-il, de sentir à ses côtés un ami, et un ami tel que Matthisson, avec lequel je pouvais sortir de la prose de la vie pour entrer quelquefois dans la poésie de l’enfance qu’il avait si bien su chanter ! Dans nos promenades solitaires nous allions quelquefois courir après les eaux d’un ruisseau où nous nous plaisions à lire nos destinées futures. — Vois-tu là-bas le calme des eaux, lui disais-je ; est-ce bonheur ou ennui ? — Oh ! là-bas, disait Matthisson, c’est mieux encore : un cours paisible suivi d’un vif entraînement. — Ce sera joli, lui dis-je ; et plus loin, vois-tu ces chutes d’eau sur de durs cailloux ? C’est du malheur, mais cela passera ; et tout là-bas est le beau lac où les ondes des torrents auront de plus nobles destinées.
Cette mélancolie, chez Bonstetten, ne se montre que rapide et par éclairs : c’est l’esprit avec lui qui court le plus fréquemment. Il disait encore de son ami, en laissant voir bien ingénument toute la différence qu’il y avait de sa façon de vivre à celle de Gray :
L’humeur de Matthisson variait du sérieux au gai ; plus souvent il était sérieux… Il avait des journées entières où je ne pouvais lui arracher une parole, pas même une réponse. Ces journées de fermentation poétique étaient toujours suivies de quelque beau poème. Le matin, en s’éveillant dans son cabinet, mon ami jouissait de la belle vue ; puis il travaillait jusqu’à une heure avant le dîner qu’il passait le plus souvent à se promener seul avec moi. Après dîner il s’évadait furtivement pour faire de la poésie d’amour avec quelque aimable et jeune personne. Il était si mystérieux que jamais il ne m’en a fait la moindre confidence.
Le seul reproche fondé qu’on pût faire à l’aimable
Ma conscience, disait-il gaiement, ne me reproche que deux méfaits pendant cette importante et difficile période de mon gouvernement. Une fois, mon salon était rempli d’hôtes de condition, d’Émigrés nouvellement arrivés qui devaient dîner avec moi ; je suis appelé pour une affaire imprévue ; en sortant du salon pour passer dans mon cabinet, je ferme étourdiment la porte à double tour, et mets la clef dans ma poche. L’affaire qui me réclamait était grave ; il fallait aller sur-le-champ en personne dans un lieu assez éloigné. Je fais atteler ; j’oublie mon dîner et mes hôtes. La nuit se passe en courses, et quelle est ma stupéfaction, en rentrant chez moi le lendemain matin, de trouver la fatale clef dans ma poche ! Mes prisonniers affamés, supposant à mon absence et à leur réclusion quelque grave motif qui les concernait, étaient demeurés cois pendant toute la nuit, mais en proie aux alarmes les plus folles et les plus excusables eu égard aux circonstances. Ils maudissent encore, j’en suis sûr, l’étourderie de leur amphitryon.
Le second méfait que se reprochait Bonstetten avait pour objet
de pauvres religieuses de Thonon qui, fuyant devant les
Il n’avait pas attendu d’être si proche voisin de Coppet pour devenir un ami
particulier des Necker et pour connaître familièrement Mme de Staël. Il était inépuisable sur elle en anecdotes, très
gaies pour la plupart. Une seule ici suffira. Bonstetten déjeunait un jour
chez eux en famille ; il n’y avait que M. et Mme Necker,
et leur fille non encore mariée et dans sa première jeunesse. Le déjeuner,
jusque-là, avait été sérieux ; Mlle Necker, qui avait
essayé quelque espièglerie avec son père, et qui avait dû se borner à des
clins d’œil, était visiblement contenue par la présence de sa mère qui lui
imposait et qui même la grondait : elle craignait sa mère autant qu’elle
adorait son père. À un moment, on appelle Mme Necker,
qui se lève de la table et sort de la re éd.] qui se lève de table et
sort de la chambre.me Necker qui revient se fait entendre ; Mlle Germaine a repris sa place ; tout redevient cérémonieux ; rien
n’indique le moindre dérangement dans les attitudes, — rien si ce n’est la
perruque de M. Necker, qui est à l’envers, et qui trahit la coupable.
Bonstetten brodait là-dessus une historiette avec embellissements et
variantes chaque fois qu’il la racontait.
Nous ne disons que les légèretés, mais il y avait l’observateur sérieux chez
Bonstetten et qui jugeait très sainement et sans trouble des choses
considérables, des événements définitifs qui se passaient sous ses yeux.
Dans un spirituel chapitre écrit plus tard et qui a pour titre : « Ce que
nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 », il se reporte
à ses souvenirs d’alors ; il montre la ligne de démarcation précise qui
sépare deux mondes, cette grande cordillière placée entre deux
siècles, ainsi qu’il appelle la Révolution : « Elle sépare, dit-il,
des hommes si différents d’eux-mêmes que ceux qui, comme moi, ont vécu dans
les deux époques sont étonnés d’être les mêmes hommes. » Il ne se fâche pas,
il ne s’insurge pas contre l’irréparable, comme de Maistre ; il ne monte pas
sur la montagne pour prophétiser ; mais il la traverse en voyageur de bonne
volonté par les cols et les passages qui sont devant lui, et il se plaît à
en comparer ensuite les versants opposés et les pentes. On ne s’est jamais
mieux rendu compte du
Les emplois qu’au temps de la Révolution j’occupais dans ma patrie m’ayant mis en rapport avec quelques milliers d’émigrés, j’ai pu les observer d’assez près pour être étonné de voir combien il y avait de vertus utiles dans les mœurs aimables des Français. L’habitude de paraître content des autres, qui fait une partie essentielle de l’art de plaire, leur donnait le talent de se plaire à tout. Ils plaçaient leur amour-propre à paraître contents dans un exil qu’heureusement ils croyaient ne devoir durer que peu. L’absence de toute humeur, leur gaieté naturelle, quelquefois au sein de la pauvreté, en les rendant aimables pour les autres, les rendaient eux-mêmes moins malheureux. J’ai vu M. Le Noir, autrefois lieutenant de Police à Paris, se mettre gaiement sur quelque char de paysan pour arriver à la ville prochaine. Ses promenades étaient rarement sans instruction pour lui-même ou pour les autres. Chose singulière ! les émigrés jugeaient très bien les étrangers avec qui ils étaient appelés à vivre, et ne comprenaient jamais les hommes de leur propre pays. Les sentiments de regret de tout ce qu’ils avaient perdu renforçaient tellement leurs souvenirs qu’ils devenaient incapables de voir autre chose que ce qu’ils avaient quitté dans leur patrie. Il en résultait le singulier contraste de gens très clairvoyants dans ce qui leur était étranger, et toujours aveugles dans ce qui les touchait eux-mêmes. Un phénomène tout semblable se faisait remarquer alors chez les hommes en place de presque tous les pays de l’Europe. Tous jugeaient mal la Révolution, tous étaient clairvoyants dans les choses passées, et plus ou moins aveugles pour les choses présentes ! Le don de voir ce qui est mobile, celui de juger sainement ce qui est imprévu, serait-il refusé à qui voit de trop haut, ou le sentiment de la puissance de l’homme lui ferait-il croire qu’il commandera au temps de s’arrêter devant lui ?
À propos de cet aveuglement si remarquable alors chez ceux qui auraient dû voir de plus haut, Rivarol disait une belle parole de royaliste irrité : « Autrefois les rois avaient leur couronne sur le front, ils l’ont aujourd’hui sur les yeux. » Bonstetten n’a jamais de ces mots qui gravent ; mais il a le crayon fin, juste et léger.
Au sortir de son bailliage de Nyon et revenu à Berne ou fermentaient des
passions politiques très
Je me souviens, raconte Bonstetten, qu’une des premières informations que j’eus chez moi comme juge fut celle d’une dame
accompagnée de ses deux filles. À peine ces dames furent-elles entrées dans mon appartement qu’elles se placèrent toutes trois à genoux devant moi ; elles allaient faire leur information dans cette attitude. Je les relevai bien vite et les tançai sur ce qu’elles venaient de faire. Quand elles furent parties, je me dis qu’il fallait sans doute que de plaider sa cause à genoux fût un usage admis chez quelques députés, et je me rendis bientôt chez celui de mes collègues chez qui ces dames ensuite étaient entrées. Je les trouvai à genoux devant le député d’un canton démocratique, faisant paisiblement leur information à cet homme.
Cet homme était quelque gros paysan de Schwytz qui se donnait de la souveraineté tout son saoul, et tranchait du satrape pendant son syndicat.
Chez la plupart des baillis et chez la majorité des juges du syndicat la
justice était vénale. Quelques juges prenaient de l’argent de l’une et de
l’autre partie ; d’autres plus délicats vendaient de bonne foi et ne
recevaient que d’une main. On faisait durer les procès tant que les parties
avaient de quoi payer. L’usage presque continuel de la torture devenait
quelquefois un moyen de finance. Un homme fut accusé par son camarade de lui
avoir volé un louis ; il avoua le vol et restitua la pièce d’or ; mais les
juges se dirent : S’il a volé un louis, il peut bien en avoir
volé deux, et ils le mirent à la question. Le second louis dut être
pour eux. Le peuple opprimé se faisait à ce régime comme on se fait à un
mauvais climat.
Là seulement, disait Bonstetten, j’appris à connaître l’ignorance. Il y avait chez ces hommes une fécondité d’idées, d’absurdités et de croyances superstitieuses de toute espèce : tout cela se croisait et s’enlaçait si bizarrement ensemble, que je me croyais dans les déserts de l’Amérique où de superbes forêts rendues inaccessibles par les lianes recèlent d’impénétrables ténèbres… Je certifie qu’avec
les meilleures intentions je n’ai pu, pendant les trois années de ma charge ( 1795, 1796, 1797), faire le bien de personne. J’ai vu cent occasions où j’aurais pu faire le mal à mon profit, et jamais celle où j’aurais pu venir à bout de faire quelque bien.
Bonstetten eut pourtant un succès, il réussit à vaincre un
préjugé : il introduisit dans la vallée de Locarno l’usage de la pomme de
terre. Le grand préjugé contre l’usage de la pomme de terre comme aliment
pour l’homme, venait de l’idée qu’elle était per le
creature, c’est-à-dire pour les porcs. Bonstetten, sachant le cas
que le peuple faisait des Anglais à cause de leur grande dépense en voyage,
imagina de faire lire dans les églises du bailliage de Locarno une
exhortation à cultiver les pommes de terre, en ajoutant que la pomme de
terre était chaque jour servie à la table du roi des Anglais. Neuf ans
après, à Genève, un habitant de ces pauvres vallées vint le remercier de
l'effet qu’avait produit sa predica, son prône. La pomme
de terre, grâce à la recommandation, avait prospéré.
La révolution, que l’aristocratique Berne ne put éviter et qui brisa
l’ancienne Confédération, approchait avec les armées françaises : elle
s’accomplit en 1798. Bonstetten, qui y assista, n’était point l’homme de ces
luttes. « Ces temps d’enfer, disait-il, ne sont pas faits pour moi. — Voici
ma devise, disait-il encore, je ne suis né pour aucun combat. »
Bienveillant, modéré, ami d’un sage progrès et des lumières graduelles,
pressé entre deux partis contraires, il semblait aux uns un bien pâle
démocrate, aux autres un patricien infidèle. Il se retira des affaires. Sa
carrière était brisée ; il avait cinquante-trois ans. Il n’avait pour
perspective que de voir sa vie s’éteindre
me Brun, sœur de l’érudit et pieux évêque de Seeland, le poète Munter.
Munter occupait, dans ce pays éclairé et sous ce gouvernement sage, une
position élevée, comparable à celle de Goethe à Weimar, d’Ancillon à Berlin.
Sa sœur Frédérique Brun, femme d’un riche banquier, était elle-même un
écrivain distingué, sentimental ; c’était Matthisson qui l’avait liée avec
Bonstetten, dans un voyage de cette dame en Suisse. Pendant que Bonstetten
était syndic dans le Tessin, ils s’étaient retrouvés tous trois et avaient
passé ensemble une journée délicieuse à la campagne de Pline près du lac de
Côme. Mme Brun en a fait une description exaltée, qui
Pendant deux années il trouva en Danemark dans la famille Brun le degré et
comme la température d’affection qui lui convenait le mieux, et il eut aussi
devant les yeux tout un monde nouveau qui se découvrait à son intelligence.
En traversant l’Allemagne il s’était arrêté assez pour la bien comprendre.
Nulle âme n’était plus faite que celle de Bonstetten pour sentir et pour
exprimer avec fraîcheur la douceur de la société, pour respirer la fleur de
sociabilité dans son parfum et l’esquisser avec ses
différentes nuances. « En passant d’une nation à l’autre, disait-il, on
distingue bien vite le sentiment par lequel on est abordé. On remarque
d’abord en France le désir de tout le monde de briller en se distinguant de
tout le monde. Dans le Midi on rencontre des âmes plus ou moins
languissantes ou passionnées. En Angleterre la bonté nationale fait souvent
sentir le tranchant de la réflexion. Ce n’est qu’en Allemagne que la bonté
est toujours bonne… » À mesure qu’il s’avançait vers le Nord proprement dit,
il sentait le calme descendre en lui, sa gaieté prête à renaître, même au
milieu de la mélancolie légère que lui apportait l’aspect des landes
uniformes et des horizons voilés : « L’atmosphère brumeuse était partout
embellie par le caractère Eddas mythologiques et des sagas héroïques de
ce monde scandinave. Le grand historien du Nord, Suhm, vivait encore ; il le
visita un jour d’automne, et le trouva à sa campagne, vieillard de 73 ans à
côté de sa jeune épouse : « Son esprit brillant, sa conversation animée et
toujours spirituelle me rappelait celle de Voltaire. Comme Voltaire, Suhm ne
pouvait dire vulgairement des choses même vulgaires. Il était toujours poète
Eddas ; et pour l’étranger, même le plus alerte et le plus
intelligent, il s’en perdait quelque chose.
Bonstetten, devenu tout à fait littérateur en ces années et auteur en allemand, pensait à se fixer pour toujours à Copenhague ; il avait obtenu l’indigénat, et invitait même son ami Muller à le venir rejoindre ; car il n’avait que relâché un peu ses liens d’amitié avec l’illustre historien ; en acquérant de nouveaux amis, il ne renonçait pas aux anciens, et il justifiait ce joli mot de lui et qui lui ressemble : « Ce qui est léger n’est pas toujours infidèle. »
Dès que l’établissement du Consulat eut procuré une trêve à la Suisse, et
qu’elle rentra, à l’exemple de la France, dans la voie des gouvernements
réguliers, Bonstetten se sentit rappelé vers elle ; il y revint en 1801, non
sans donner au bon pays hospitalier qu’il quittait des larmes sincères. Mme Brun, d’ailleurs, délicate de santé et fuyant
l’âpreté du Nord, venait elle-même à Genève, où elle engagea Bonstetten,
encore incertain du lieu où il se fixerait, à se rendre pour une saison ; ce
séjour, devenu résidence, qui décida de la suite de sa vie intellectuelle,
dura trente ans.
Il le variait par des voyages. Le plus remarquable fut celui d’Italie qu’il
refit en 1802-1803, en compagnie de Mme Brun, dans des
conditions et des circonstances bien différentes de celles de sa première
visite trente ans auparavant. Cette fois, c’était l’érudit, l’économiste,
l’antiquaire, qui se préoccupait encore plus de l’état des choses que des
plaisirs de la société, et qui s’attacha surtout à l’étude de Rome et de ses
environs. Il s’était logé dans le villa di Malta, sur la « Colline des jardins », où l’on
n’avait point encore tracé la promenade élégante du Pincio. De ce poste
élevé il porta son investigation sur toutes les régions de la cité, sur tous
les cantons de l’agro romano, cette ceinture lugubre et
splendide qui l’entoure.
Rome, à cette date, avait une physionomie bien faite pour frapper d’une
impression ineffaçable ceux qui la virent. Elle sortait d’une tempête qui
l’avait ébranlée profondément, et était à la veille d’une nouvelle tempête.
Dans l’intervalle, elle reprenait peu à peu confiance dans sa force morale,
et croyance dans sa propre éternité. Le successeur de Pie VI y régnait avec
une résignation souriante sur un peuple réduit de moitié, sur des temples
dépouillés de leurs richesses, et sur des provinces qu’un signe parti
d’au-delà des monts pouvait lui ravir le lendemain. C’eût été le moment sans
doute pour un gouvernement d’une autre nature de songer à tirer parti de ses
propres ressources et de redemander à un sol fertile ses richesses trop
oubliées. Tout au contraire, plus morne et d’un aspect plus désolé que
jamais, Rome s’enfonçait de jour en jour dans le désert. Le commerce
achevait d’en disparaître, l’agriculture d’y périr. Les étrangers partaient
et ne revenaient plus. Le côté grandiose, majestueux et, pour ainsi dire,
épique de cette misère, se peut voir dans l’admirable lettre de
Chateaubriand à M. de Fontanes, écrite vers ce temps. Les accessoires du
tableau, les éléments et les traits qui le justifient, se rencontrent épars,
sans aucune physionomie poétique, dans la correspondance railleuse et dans
les livres plus sérieux de Bonstetten. Fort sévère pour la Rome pontificale,
mais toujours candide et incapable de haine, Voyage dans le Latium.
L’ouvrage se compose de deux parties fort distinctes : la première est d’un
classique et d’un antiquaire : elle s’intitule : « Voyage sur la scène des
six derniers livres de L’Énéide », et nous offre l’un des
premiers exemples (sinon le premier) d’un critique homme de goût relisant en
détail un poète sur les lieux mêmes qui sont le théâtre de ses chants, et
qui en deviennent le plus lumineux commentaire. Bonstetten y part de ce
principe que « la poésie chez les anciens était si peu faite pour mentir
qu’elle était au contraire comme une révélation de faits trop éloignés pour
être aperçus par les yeux du vulgaire » ; elle les ressaisissait en vertu
d’une double vue et avec un caractère plus intime de vérité. On ne
distinguait pas à l’origine entre l’imagination et la mémoire. Les muses
étaient les filles de Mémoire. « On parlait pour dire vrai, on chantait pour
dire plus vrai encore. » Mythos, qui plus tard a voulu
dire fable, dans la langue homérique signifie discours et vérité. En se plaçant à ce point de
vue, Bonstetten profitait évidemment des bonnes leçons qu’il avait reçues
dans le Nord auprès de Subm et de Munter, et il appliquait à la poésie
classique la théorie des sagas. Seulement il confondait un peu trop les
temps et attribuait à la poésie de Virgile ce qui n’est vrai que de la
poésie homérique. À cela près, cette partie de l’ouvrage est curieuse, très
agréable, en général exacte ; les antiquaires qui sont venus depuis
(M. Ernest Desjardins,
La seconde partie du Voyage, toute moderne, est d’un homme
qui a administré avec zèle et qui se préoccupe de toutes les branches de la
fortune publique, principalement de l’agriculture : ici, sous le plus beau
climat, avec un sol admirable et les souvenirs d’une antique prospérité, il
ne voit que misère, dépopulation, fièvre et famine, et il se demande
pourquoi ; il se le demande en observateur éclairé, humain et sans
colèreLève-toi, prends ton lit et marche. » — Mais quel sera le
nouveau Jésus qui dira cela avec la vertu efficace qui opère le
miracle ? Ce qui est certain, c’est que le vénérable paralytique, quoi
qu’on puisse lui dire, le paralytique éternel, et qui se fait gloire de
l’être, s’obstine à ne, pas marcher, à ne pas bouger.
Il ne serait point prudent de comparer, d’ailleurs aucune des pages de
Bonstetten avec celles de Chateaubriand sur ces mêmes campagnes : un dessin
à la mine de plomb, même très fin et très juste, ne se compare point à une
peinture du Lorrain ou du Poussin.
Bonstetten n’était cependant pas insensible et fermé à l’aspect pittoresque et aux beaux effets de tristesse morale : « Rome, disait-il alors, ne présente partout que l’image de la destruction et des vicissitudes humaines. Elle ne paraît grande que pour faire apercevoir l’immensité de l’empire de la mort. » Vingt-cinq ans après, écrivant à une jeune et brillante amie qui faisait ce voyage : « Que je voudrais voir l’Italie avec vous ! lui disait-il. À Rome, on a le sentiment qu’on domine le temps et la mort avec laquelle on aime à vivre. En voyant ce qui n’est plus, on est tenté de se croire immortel. Tout le reste de la vie de Rome est voué à l’avenir et au ciel qui semble s’y ouvrir dans toute sa splendeur : le présent seul n’existe pas dans la sainte cité. Je voudrais y passer ma vie avec vous. »
Le présent existait pour lui à Rome plus qu’il ne le croyait de loin et sur
la foi des souvenirs ; mais il savait y mêler ce qui console. Cet asile
propice, que la ville éternelle n’a cessé d’offrir depuis trois siècles aux
fervents artistes, voués à leur œuvre dans un religieux silence, il en
savait le prix et en jouissait à sa manière pour promener sa curiosité. Il
visitait les ateliers (studi) et y laissait, ne fût-ce que
par ses jugements et ses louanges, des traces de ce patronage fin, délicat,
généreux, qui était sa vocation véritable. C’est ainsi qu’il eut la bonne
fortune d’encourager les débuts laborieux du plus beau génie que l’art se
soit choisi pour interprète dans les contrées scandinaves, de celui qui
devait tenir le sceptre de la sculpture après Jason, fut si bien vanté et préconisé par Bonstetten, qu’il ne
resta pas longtemps dans l’atelier. L’artiste, qui devait son premier succès
à cet affectueux patron, aima toujours à le lui rapporter ; et à des amis de
Bonstetten qui le visitaient trente ans après, il disait en les conduisant
avec émotion à un endroit de son atelier, alors tout peuplé de marbres
glorieux : « Voilà la place où était le Jason ! »
Au retour d’Italie, l’ouvrage sur le Latium fut lu par morceaux et, en
quelque sorte, essayé dans le salon de Coppet chez Mme de Staël. Elle avait fort encouragé Bonstetten à écrire en
français ; elle était faite plus que personne pour goûter ce qu’il y avait
de nouveau, d’original, dans sa façon de dire. En écoutant les critiques de
la châtelaine de Coppet et des hôtes distingués qui s’y trouvaient réunis,
Bonstetten jugeait ses juges eux-mêmes : sur ce chapitre de l’Italie, il
sentait bien le défaut de la cuirasse chez Mme de
Staël : « Elle est d’une extrême bonté ; personne n’a plus d’esprit ; mais
tout un côté est fermé chez elle ; le sentiment de l’art lui manque, et le
beau, qui n’est pas esprit et éloquence, n’existe pas pour elle. » Ceci
était parfaitement vrai de Mme de Staël avant Corinne et le séjour en Italie. Il rendait pleine justice
à sa merveilleuse intelligence ; « J’ai l’avantage de trouver à Coppet une
critique impartiale ; c’est aussi un art de tirer parti de la critique ; me de Staël est si libre de préjugés, si claire, que je vois mes
tableaux dans son âme comme dans un miroir. »
Le Voyage dans le Latium, publié à la fin de 1804, eut du
succès, et décida de la rentrée de Bonstetten dans la littérature française.
L’intention première de l’auteur était de publier trois autres voyages :
l’un à la campagne d’Horace, l’autre à Préneste, et le troisième à Antium,
avec une description des ruines sous-marines, de ces jetées massives qui
règnent le long des côtes, et qui faisaient dire à Horace que les poissons
se sentaient à l’étroit dans la mer :
Contracta pisces aequora sentiunt, Jadis in altum molibus…
Bonstetten les avait fait dessiner par Gmelin. Par malheur,
tous ces matériaux se perdirent : « Si j’avais soupçonné le succès du Voyage dans le Latium, disait-il, je les aurais faits tous
les quatre. » Personne, en effet, n’était plus que lui capable de rompre la
monotonie de semblables monographies par toutes sortes de vues et de
diversions agréables. Sa réputation eût fort gagné à une telle œuvre, et s’y
fût assise dès l’abord ; car ce qui manque surtout à Bonstetten dans cette
longue vie intellectuelle répandue sur tant de surfaces diverses, c’est un
ensemble, c’est un centre ; il n’a pas de quartier général où l’on se
rallie. Son œuvre n’a pas de clocher ni d’acropole. Eh bien ! quatre voyages
dans le Latium, sur quatre points principaux de cet antique et éternel pays,
quatre pavillons dressés, n’eussent-ils pas été en pierre ni en marbre, mais
portés sur le ciment romain, lui eussent fait un monument.
[NdA] Dans Ce despotisme,
momentanément réparateur, était d’une espèce toute nouvelle.
Fondé uniquement sur la force, il ne ramena point ce qui pouvait
blesser l’égalité nouvellement acquise. Les noms, les titres,
les vieilles fortunes et les vieilles réputations, autrefois
objets de tant de jalousies, demeurèrent ensevelis, et les
grandeurs nouvelles que l’on vit s’élever, loin d’être des
objets d’envie, ne furent plus que des objets d’espérance pour
des hommes nouveaux. Il y a plus, avec les vieilles institutions
avaient disparu mille préjugés et mille produits absurdes de
l’antique ignorance. L’esprit du siècle, dégagé des débris du
vieux âge, s’était montré tellement supérieur aux institutions
tombées, que déjà, l’absence de ces institutions était un bien.
Le despote sut tirer parti des lumières d’un siècle nouveau, et
comme il était lui-même une lumière, il épargna à ses
subordonnés les fausses mesures et les vues étroites de la
médiocrité, qui, en faisant le mal du temps présent, préparent
encore des maux à la postérité. Quand le génie frappe, il touche
au but comme la foudre, tandis que l’ignorance tombe en tous
lieux comme une grêle malfaisante. — M. Molé
disait de Napoléon : « C’était une épée, mais une épée
lumineuse. »L’Homme du Midi et l’homme du Nord,
1824. Voici le passage :me de Staël de ses observations ; elles sont piquantes,
et trouveraient encore leur à-propos aujourd’hui. Le ton du diapason, dans
l’éloge et dans la critique, comme dans la musique, a fort monté depuis
lors, mais il paraissait déjà fort monté, et aussi haut que possible, à
cette date ; chaque époque renchérit ainsi sur la précédente et a peine à
concevoir qu’on puisse aller au-delà :
C’est un singulier spectacle pour un observateur, écrivait Bonstetten, que celui de l’opinion publique. La louange et le blâme ont perdu leur valeur ; ils sont devenus des assignats. On loue ; mais cela ne tire point à conséquence. — Il a des vertus, dit-on ; mais ces vertus, à quoi mènent-elles ? — Tel est un coquin ; mais le mot ne joue plus ; on en a tant vu. — Tel ouvrage est détestable ; mais les journaux ont répandu tant d’injures qu’il n’y a plus d’injures que pour les provinces. Vous vous rappelez le temps (
le temps des assignats) où un dîner coûtait dix à vingt mille livres ; il faut, une dose monstrueuse d’éloges ou de critique pour valoir un mot d’autrefois, et bientôt les Fiévée paraîtront des hommes modérés. — On dit souvent du mal de vous (c’est à M) ; mais un mot de vous-même pèse des volumes de ce que ces gens-là peuvent dire, et les mots ne font pas plus d’effet sur l’opinion qu’on a de vous que les coups des ombres n’en pouvaient faire dans les enfers sur Énée ou sur Hercule. — Je n’ai jamais entendu louer quelqu’un de distingué sans y ajouter demede Staël qu’il écritmais. Quand on parle de vous, on commence toujours par lemais, et on finit par des éloges qui me charment. La critique est un habit déjà usé par les éloges qui percent au travers.
[NdA] Il faut convenir qu’il était un peu
ingrat envers le français qui se laissait si bien manier par lui.
Voici comment il en parlait, dans une lettre écrite sur la fin de sa
vie à une dame russe : Il ne faut pas
s’étonner si les Russes préfèrent les modèles étrangers tout
faits aux essais des auteurs indigènes. Toutes les nations
civilisées ont commencé par l’imitation de bons modèles
étrangers. Après cette imitation, il faut franchir le pas et
devenir original dans sa forme nationale. Cela sera plus
difficile qu’on ne croit, parce que en Russie on est engoué du
français, et que chacun, se croyant capable d’écrire sa langue,
refuse de reconnaître la supériorité d’un auteur qui sait s’en
servir avec talent. Il y a plus : le français est, selon moi, la
langue la plus ingrate, la plus sourde, la plus pauvre, la moins
souple, mais de toutes la plus soignée ; semblable aux femmes
françaises qui, moins belles comme race qu’aucune autre race
européenne, sont de toutes les femmes les plus habiles à se
faire valoir par les grâces, l’esprit et le tact si rare de
toutes les convenances du lieu et du moment. Moi, j’aurais un
plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait
jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme
une place pure l’image la plus vraie de mon âme. (Lettre de Mlle de Klustine, du
22 décembre 1829.)
Il avait alors un ouvrage en portefeuille, un ouvrage de métaphysique, ou du
moins de psychologie ; car il s’était remis à ce genre d’études dont il
devait le goût à Bonnet, et qui était assez à la mode au commencement de ce
siècle. Il a composé deux ouvrages principaux sur ces objets ou sujets du
monde intérieur : Recherches sur la nature et les lois de
l’imagination, 1807 ; Études sur l’Homme, ou
recherches sur les facultés de sentir et de penser, 1821. Ces
ingénieux écrits n’eurent qu’un demi-succès, parce qu’ils ne rentraient dans
aucune des écoles régnantes et qu’ils n’étaient pas de force à en fonder
une ; avec du vague dans l’ensemble, ils renferment bien de sentiment, trop sacrifié par les
idéologues.
Pendant ces années agréablement occupées à Genève, Bonstetten eut, de temps
en temps, des reprises d’intérêt du côté de sa pauvre
Berne, sa vieille et ingrate patrie. Il publia en 1815 un volume de
Pensées sur divers objets de bien public, et une
brochure toute politique, du Pacte fédéral ; c’était poser
sa candidature pour le nouvel ordre de choses. L’heure des restaurations
avait sonné ; Bonstetten ne voulait pas que Berne, sous prétexte de
légitimité, redevînt la république d’autrefois, tout aristocratique et, à
quelques égards, despotique ; il partait des faits accomplis, il entrait
dans l’esprit libéral et nouveau ; il s’en faisait l’organe. Mais il y avait
à Berne un parti d’ancien régime, incurable comme tous les partis d’ancien
régime, qui ne rêvait que contre-révolution, et qui n’avait point pardonné à
Bonstetten ses espérances conciliantes. En les voyant reparaître, la rancune
contre lui se réveilla ; et il comprit qu’il n’avait rien de mieux à faire
que de se tenir à distance de l’ours bernois et de
renouveler bail avec Genève, ne fût-ce que comme le meilleur des lieux de
repos et de plaisance, la mieux située des hôtelleries pour un citoyen du
monde.
En ces années où Bonstetten prend décidément son parti et où, faisant une
bonne fois son deuil de tous les regrets, le rajeunissement pour lui
commence, Genève offrait la réunion la plus complète d’esprits éclairés et
distingués : Mme de Staël encore, qui allait trop tôt
disparaître ; Dumont, l’interprète de Bentham, l’ancien ami de Mirabeau ; le
médecin Butini ;
C’est dans ce milieu qu’il vivait, sentant bien ce qui manquait parfois à son
âme expansive, mais jouissant avec reconnaissance de tant de précieux
dédommagements. Les livres qui s’échappèrent de sa plume en ces années : L’Homme du Midi et l’homme du Nord (1824) ; La Scandinavie et les Alpes (1826), faciles, agréables et
décousus, ne le représentent que très imparfaitement. On le retrouve plus au
complet dans ses correspondances, peut-être aussi parce qu’on leur demande
moins qu’à des livres proprement dits qui auraient eu besoin d’être plus
composés. Sa longue expérience des choses et des hommes ne l’avait pas
saturé ni surchargé, mais seulement excité et mis en goût : il avait « de
cette alacrité, de cette gaieté qui, en donnant du prix à
toute concert ; l’ennui lui paraissait tenir à un manque d’unité :
Une personne très spirituelle verra d’un coup d’œil le ton et l’esprit du salon où elle entre. Son esprit que je suppose supérieur, en plaçant des idées centrales parmi les idées isolées et traînantes de la société où elle se trouve, fera éprouver le charme de ce que j’appelle
harmonieà toutes les personnes qui l’écoutent. L’esprit brillant s’annonce par un doux frémissement, qui anime à la fois toutes les idées chez les personnes bienveillantes qui l’entendent. Une personne spirituelle est le musicien habile, qui, des sons isolés et quelquefois discordants qu’il entend, sait, en les arrangeant à propos, faire sortir l’harmonie, le mouvement et la vie. Voltaire a été l’homme le plus éminemment spirituel de son siècle.
Bonstetten parlait ainsi de Voltaire pour l’avoir entendu et
après l’avoir pu comparer à tant d’autres intéressants causeurs de toute
nation ; on croit sentir cependant qu’il songeait surtout à Mme de Staël en écrivant cela, et qu’il se souvenait de la
brillante virtuose, de la grande harmoniste de Coppet.
Bonstetten, sous ses airs de e
Ce n’est pas parce qu’on est jeune que l’on apprend quelque chose, mais parce que dans la jeunesse on vous tient au travail et qu’on vous fait suivre avec méthode une pensée. Voyez comme toute interruption dans les études
enrouilleles enfants et les rend indociles, et dites-vous que votre inapplication et l’irrégularité ou la nullité de vos travaux sont la véritable cause de la stagnation de vos idées, que vous attribuez faussement à l’âge.
celui qui apprend
tard (ὀψιμαθής), celui qui, se mettant trop tard à une étude,
apprend nécessairement mal. Il est des sujets d’étude convenables et
bienséants jusqu’à la fin de la vie, ceux desquels Solon disait : « Je
vieillis en apprenant toujours quelque chose. » Il y a d’autres études qui
demandent de la jeunesse, les langues, par exemple. Le nom de l’antique
Caton n’est pas suffisant pour nous réconcilier avec l’idée d’un vieillard
abécédaire, d’un vieillard qui se remet aux éléments
(turpis et ridicula res est elementarius senex). Nous
avons vu sur les bancs de nos cours publics de ces exemples innocents, mais
qu’on se montrait au doigt, d’une interminable
scolaritéLa Médecine et les
Médecins, 1857, t.
Sur cette vigilance du dedans, sur cette éducation continuelle qui fait qu’on ne se fige pas à un certain âge, qu’on ne se rouille pas, et que de toute la force de son esprit on repousse le poids des ans, — et sur l’inconvénient de ne le pas faire —, il a écrit des choses bien spirituelles, bien piquantes et aussi très élevées :
La bêtise a son développement comme l’esprit, par des lois inverses de celles de l’esprit. Prenez l’habitude de ne fixer aucune pensée, gardez-vous de tout travail sérieux et suivi, tâchez de ne rien observer, d’être les yeux ouverts sans voir, de parler sans avoir pensé : alors, dans l’ennui qui vous dévore, laissez-vous aller
à toutes vos fantaisies, et vous verrez les progrès rapides de voire imbécillité. Mais c’est en avançant en âge que toutes les misères de l’ignorance et de la paresse se font sentir. C’est la destinée de la vieillesse de faire ressortir tous les défauts du corps et de l’esprit pour faire de l’homme une caricature. Rien ne contrebalance cet affaissement des organes que le mouvement de l’esprit. Voyez comme l’homme qui n’a point exercé son âme se courbe avec l’âge. La pensée, que rien ne soulève, pèse douloureusement sur tous les maux physiques, pour les renforcer par l’attention qu’on y donne. C’est avec ce cortège de douleurs qu’on avance vers la mort sans aucun courage ni pour vivre ni pour mourir.
La physionomie du vieillard décèle l’histoire de ses mœurs. L’expression du vice, passagère dans la jeunesse, devient permanente avec l’âge. C’est dans la vieillesse que l’empreinte fixée des passions vicieuses trahit et conserve la honte de la vie, tandis que la belle expression de la vertu devient l’honorable prix d’une carrière consacrée au bien de l’humanité.
Il a dit encore :
La vieillesse est le résultat, je dirais presque le bilan de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite, bonne ou mauvaise, comme vous l’avez voulu.
Mais pourquoi chercher dans ses écrits publiés des pensées et
des pages, lorsque j’ai sous les yeux une correspondance inédite, un trésor
d’esprit et d’affection, sa dernière grande effusion d’amitié, son dernier
gage, et qui me permet d’ajouter quelque chose à ce que d’autres ont dit ?
Si Bonstetten avait son secret dans cet art de ne pas vieillir qu’il
pratiquait si bien, ce n’était pas seulement en apprenant toujours quelque
chose, c’était aussi en aimant toujours quelqu’un. Décidé à rester heureux,
il se croyait en droit de repousser comme une ennemie toute réflexion trop
amère, toute prévision surtout, qui lui aurait coûté des larmes ou des
angoisses. Les pertes mêmes qu’une vie si longue le condamnait à subir lui
causaient de cuisantes, non pas de profondes blessures.
Il avait quatre-vingt-deux ans quand il recommença. Parmi les dames russes
qui, chaque été, passent à Genève allant en Italie, il avait beaucoup
rencontré dans le monde et vu dans l’intimité une jeune personne d’un mérite
solide sous le brillant de la jeunesse, d’une intelligence généreuse,
sympathique, ouverte à tout ce qui est noble et beau ; il s’était lié avec
elle, avec Mlle de Klustine. Mais la jeune Russe venait
de partir pour l’Italie avec sa mère (1828). Serait-elle infidèle à son
vieil ami comme tant de belles voyageuses ? il le craignait d’abord : « Vous
êtes, lui écrivait-il, le cygne qui me passe sur la tête en me disant : Je
vous chéris, addio ! — Je n’entends plus que l’addio ! » Mais quand il vit qu’on était sincère et fidèle,
qu’il avait affaire à un de ces cœurs francs et de bon aloi, des moins
médiocres à sentir l’amitié, il lui écrivait (et je donne ici de simples
mots pris çà et là, quelques notes seulement pour indiquer le ton) :
Je suis vivement touché de votre amitié et des bontés de madame votre mère… Vous êtes de l’or dont on fait les amis ; et voilà les cases vides de mon cœur, où logeaient Muller, Matthisson ou M
meBrun, qui sont occupées par vous. Je compte sur vous comme sur eux, et vous attends avec les fleurs et les zéphirs, avec autant de foi que j’en ai au soleil. —J’ai toujours vécu d’amitié, et ma première jouissance était de la sentir bien placée. Ce sera un bonheur pour moi de pouvoir vous consoler quelques moments, si je puis être assez heureux pour vous être quelque chose. Il me semble que nous ne sommes que des ombres jusqu’au moment où nous aimons ; là commence la réalité.
Une vive douleur, la perte d’un frère tué à Silistrie, affligeait cette jeune amie :
Ne faites pas comme à Genève, ne vous faites pas valoir par la douleur, mais rappelez-vous que la vie est un combat, qu’il faut y vaincre ses ennemis et non les adorer. Le culte de la douleur n’est qu’un amour-propre travesti ; c’est la faiblesse couronnée. Les sottises mystiques s’emparent de ces douleurs-là ; elles prouvent le peu de confiance réelle qu’on a dans la sagesse suprême si cruellement avilie par les fous de toutes les sectes[NdA] Ceci est à l’adresse du parti . —méthodistequi travaillait alors Genève et que Bonstetten n’aimait pas. Ce parti et les écrivains qui s’y rattachent en Suisse lui en ont gardé une dent. L’un d’eux m’écrivait à son sujet avec cette aigreur doucereuse qu’ont aisément les dévots de toutes les sectes : « Son souvenir est resté cher et doux, mais peu vénérable à Genève où les mérites solides sont seuls en honneur. »Dumont
[NdA] Le Benthamiste. prend une vive part à vos peines. Je lui ai dit ce que je vous avais écrit. Il me dit : Un grand remède aux douleurs de l’âme, c’est d’enseigner ; rien ne donne plus d’activité à l’esprit. —Parlez-moi de votre vie de Pise. Tâchez de vous y faire des occupations. Prenez quelque cours de littérature, si vous trouvez quelque homme qui en soit digne. Rien ne sauve dans cette vie-ci que l’occupation et le travail. Prenez, comme à Genève, quelques leçons avec les demoiselles W… Le
laisser-allerest dangereux dans le bonheur ; il l’est bien plus dans le malheur. Quand je suis malheureux, je tire l’épée de son fourreau et je combats ma peine à outrance.
De deux frères qu’on avait cru perdus d’abord, l’un au moins était sauvé, et il y avait un allégement dans la douleur :
Que je vous dise vite ce qu’on peut dire avant le départ de la poste. Vous voilà presque heureuse. Voilà la voûte du cachot rompue, et un beau rayon vient briller sur les douleurs qui tenaient votre âme captive. Chère amie, que vous méritez d’être heureuse, puisque vous savez aimer et penser ! Vous avez donné de l’âme à Genève, où mon cœur frissonne quelquefois. J’avais tort ; tout ce qui vous connaît est venu à moi me témoigner la joie de vous voir aussi consolée que vous pouvez l’être. Je viens de vous découvrir une amie que je ne vous connaissais pas ; c’est M
meSaladin de Crans, qui a son cœur tout en dedans etpresque. Elle vient de me parler de vous avec chaleur. —en arrière de son esprit Je viens de recevoir votre lettre. Mes domestiques ont pleuré notre amie
[NdA] Une amie russe qui venait de mourir en Italie. . Je n’ai connu personne qui ait su se faire aimer à Genève comme madame W… Hier, l’hospodar m’avait raconté sa mort ; tout leraouts’en est occupé. On dirait qu’à Genève on aime plus les morts que les vivants ; du moins on y sympathise plus avec les peines qu’avec les plaisirs. C’est qu’ici on est retenu dans tous ses sentiments ; mais cette contrainte d’habitude disparaît pour les morts. Ce caractère de prudence évite bien des peines, mais décolore la vie. Aussi je vous aime en affamé. Mon cœur a besoin de sentiments, et je ne trouve ici que de l’esprit et de la bienveillance. —Vous avez ici une grande réputation d’esprit, et je vous en défends ; car on sous-entend souvent par le mot esprit des choses recherchées, faites à volonté et avec soin, tandis que l’esprit est ce qui échappe ; c’est le gaz de l’âme qui part inaperçu, le contraire de ce qu’on fait et fabrique.
Une étude de Mlle de Klustine sur la
littérature russe, je crois, avait été insérée dans la Bibliothèque universelle de Genève :
Votre article
fa furore. C’est pour moi une pierre de touche de l’esprit qu’on a. Les gens qui en manquent admirent votre savoir ; peu voient l’esprit et le bon esprit qu’il y a, et presque personne ne veut rendre justice au style français, parce que presque tous ont le sentiment que ce style est étranger à Genève, où l’on manque de goût et, à peu d’exceptions près, du talent d’écrire, que vous avez éminemment. — Le talent de bien écrire vient de l’âme ; ses formes se prennent dans la société. —Savez-vous ce que j’avais en tête, ou plutôt dans mon cœur ? C’est de faire un ouvrage pour vous et par vous. J’ai toujours cherché à développer ma pensée en la communiquant ; mais je n’ai pas trouvé d’âme assez à l’unisson avec la mienne pour y faire passer mes idées, afin de les voir au dehors de moi dans le miroir d’une autre âme. Vous êtes la personne qui me comprendrait, et si nous sommes assez longtemps ensemble, je ferai avec vous un cours de ma philosophie que je donnerai au public. Cela nous rapprochera davantage, et je crois que vous me comprendrez mieux que personne. Puis, quel plaisir de penser avec vous et d’en recevoir des
pensées ! Une théorie de sentiments faite avec vous ! Il faut avoir mon âge pour la faire impunément. — Voici deux jours que je n’ai pas bougé de ma chambre. Je m’y trouve bien. Ce soir j’ai deux ou trois dames pour lire ensemble. M
lleSylvestre[NdA] Une amie des derniers temps, qui avait beaucoup voyagé. est inépuisable en jolis récits. Rien de joli comme un peu d’amitié ; cela vaut les caisses de toilette de Paris. Il nous manque un mot pour exprimer l’amitié d’homme à femme, de Klustine à Bonstetten :Et tu serais la volupté Si l’homme avait son innocence [NdA] Ce sont des vers de Gentil-Bernard que Bonstetten aimait à citer : cela ne l’empêcha pas de goûter .Hernanià sa naissance.On a raison de bannir la galanterie ; rien ne détruit le bon amour comme le mauvais, et le cœur une fois vide d’amour devient peu sensible à l’amitié. —
Vous devrez écrire vos voyages, écrire chaque jour ou chaque semaine ce qui vous a frappée. Les pensées ne valent que lorsqu’elles sont reprises par la réflexion ; c’est la réflexion qui les fixe à notre usage. Sans elle la vie n’est qu’une fantasmagorie. Il y a plus : en écrivant ce qui nous frappe, nous donnons des couleurs aux idées. Les couleurs se perdent avec le temps, et l’esprit, ne trouvant plus dans la mémoire que des objets décolorés, se ternit. —
Je vous ai écrit une longue lettre que j’ai déchirée. J’avais vu des seigneurs russes : c’est une autre race que celle des jeunes dames russes. J’ai peur quelquefois que vous ne soyez pas heureuse à Moscou. Il y a là, m’a-t-on dit, un empilage d’aristocratie. Les hommes y vivent sur les épaules les uns des autres, et non à côté l’un de l’autre, comme dans votre Rome, en France, à Genève, en Allemagne. —
Le sentiment d’être aimé est pour moi le rayon du soleil pour le moucheron. Rien de plus bête que l’homme qui vit sans but. Dans le monde, il ne faut se servir de l’amour-propre des autres que pour le traverser, afin d’arriver au pays de l’amitié, où, comme dans les montagnes des tropiques, il y a mille nuances de climat à choisir. —
Votre âme s’étonne de la brièveté de l’amour italien. Un sentiment placé dans une âme vide n’a que des explosions. L’amour est un soleil qui éclaire ce qu’il trouve : dans les belles âmes, il produit des jours brillants de vie et de lumière ; dans les âmes vides, c’est un éclair dans les ténèbres. —
Je me réjouis de faire connaissance avec votre ami, quoique
j’aie peur de le voir. Il a trop bonne opinion de moi pour que je ne perde pas à me montrer. Un livre qui réussit est une belle médaille d’or ; l’auteur même n’est jamais que le minerai informe.—… Hier, après avoir rêvé à tout ceci, je fus me promener. L’idée me vint que, puisque après la mort il y a, dit-on, un développement de pensées, pourquoi n’y aurait-il pas aussi un développement de
sentiments, de manière que les sentiments que nous avons eus iraient en se développant après la mort, et que les harmonies qui constituent les sentiments aimants prendraient un essor proportionné à l’étendue du principe mystérieux appelé âme ? —Il faut ne jamais oublier que ni les idées ni les sentiments ne viennent du dehors, qu’ils sont en nous, que ce qui vient du dehors n’est que l’excitation qui commence leur vie toute spirituelle. Les organes matériels ne sont que des excitants ; comment créeraient-ils l’admirable ensemble de la pensée qui constitue le génie et la raison de l’homme ?
La dernière des lettres que j’ai sous les yeux, et d’où je tire
cette pensée, est du 4 novembre 1831, de trois mois seulement avant la mort
de Bonstetten. Dans les tout derniers temps, l’âge l’avait atteint, ses yeux
le quittaient ; sa vie intérieure restait la même. Il mourut le
3 février 1832, dans sa quatre-vingt-septième année. Je n’ai rien à ajouter.
Je voulais donner une idée approchante de ce Fontenelle d’une nature
singulière et d’une autre race, resté jeune jusqu’à la fin, — jeune
d’esprit, d’imagination et de cœur —, homme avant tout aimable, et dont [NdA] M … En quittant le Disons un mot de son ermitage. Au fond de
la rue des Granges, une maison haute, étroite, vieille et
triste, présente une façade étriquée sur laquelle le soleil ne
se hasarde que d’un air méfiant. Un escalier usé conduit à une
porte de chétive apparence. Cette maison appartenait au docteur
Butini, le Tronchin de la moderne Genève ; cet escalier avait
été usé par les pas de dix générations de patients ; car depuis
la grande émigration des familles Lucquoises, le chef des Butini
était toujours un médecin, et un médecin de renom. Cette porte,
enfin, conduisait à l’appartement de Bonstetten. Dès qu’on était entré, la scène changeait comme
par enchantement. Les fenêtres de deux chambres, fort
modestement meublées, s’ouvraient sur la terrasse de l’hôtel de
ville, la treille classique qui domine toute la vallée de
l’Arve, depuis les escarpements blanchâtres du Salève jusqu’aux
pentes verdoyantes du mont de Sion. Le confluent du Rhône et de
l’Arve se montre à droite au-dessous des bois de La Bâtie. La
cime pyramidale du Môle indique la route du Mont-Blanc. Sans
être précisément alpestre, le paysage est d’une beauté fière et
grandiose. Les premiers plans sont animés et riants. Une tente à
l’angle d’un large balcon était, pendant la belle saison, le
cabinet d’étude de Bonstetten. C’est là qu’il recevait l’action
bienfaisante du soleil et de la lumière, qui pénétrait à flots
dans tout l’appartement. C’est là que tous
les matins on trouvait, un livre à la main et le sourire sur les
lèvres, L’auteur du Dans la solitude de son
cabinet, quand il y trouvait la solitude, Bonstetten s’occupait
continuellement de deux projets que la multitude de ses
distractions et le caractère Ce qui s’est perdu de richesses
autographes du cabinet de Bonstetten ne peut s’imaginer. Il
donnait tout ce qu’on lui demandait en ce genre et laissait le
reste s’égarer. C’est ainsi que se sont perdus sans retour les
précieux manuscrits complémentaires du Quant aux mémoires,
Bonstetten, cédant enfin aux importunités de ses amis, consentit
à jeter sur le papier quelques-uns de ses souvenirs de jeunesse.
« Savez-vous, écrivait-il vers ce temps, combien je trouve dans
ma mémoire de personnages considérables avec lesquels j’ai eu
des relations familières avant le commencement de la Révolution
française ? Plus que je n’ai maintenant d’années :
quatre-vingt-dix. » La tâche d’écrire tant de notices, et puis
de les lier dans la trame d’une narration personnelle, était
évidemment au-dessus des forces d’un octogénaire : toutefois le
cahier par lequel Bonstetten commença, le seul qu’il lui fut
donné de publier, offre encore un grand intérêt. Ce sont des
gouttes de miel attique sur des feuilles légères, un peu fanées,
mais point encore desséchées. L’édition de ces Cependant un nouvel orage avait
passé sur la France, et la Suisse en attendait les conséquences
avec anxiété. Quand la Révolution de Juillet éclata, Bonstetten,
âgé de quatre-vingt-deux ans, venait de rentrer en ville ; les
nouvelles, d’abord confuses et contradictoires, qui arrivaient
de, Paris par toute espèce de sources, ne trouvèrent personne
qui fût plus avide de les accueillir plus empressé à les
colporter, plus ému quand elles commencèrent à devenir
décisives, plus triomphant quand la conclusion en fut proclamée,
— personne qui fût tout cela plus que Bonstetten, à moins
toutefois que ce ne fût Sismondi. J’ai vu le grave et chaleureux
publiciste littéralement ivre de joie à l’aspect de ce qu’il
appelait ce grand succès ; Bonstetten, plus modéré, parce que la
grâce n’admet aucune violence, n’applaudissait pas moins de tout
son cœur. Quand vint l’heure du désappointement, Sismondi fut
tenté de pleurer ; Bonstetten ne fit que sourire : il retrouvait
bien là sa chère et incorrigible
humanité.les faiblesses mêmes (selon le beau vers de Goldsmith) penchaient du côté de la vertulle de Klustine, dans la dernière ou
l’avant-dernière année de sa liaison avec Bonstetten, était devenue
la comtesse de Circourt. M. de Circourt, le plus savant et le plus
obligeant des hommes, avait bien voulu autrefois et sur ma prière,
dans un temps où je songeais déjà à Bonstetten (1844), écrire tout
un mémoire où il avait rassemblé ses riches souvenirs. J’ai profité
amplement du travail de M. de Circourt dans tout ce qui a précédé,
et j’en donnerai encore l’extrait suivant :temple de
l’ennui, comme il appelait Berne, « le lieu où il avait
failli devenir vieux, Bonstetten, veuf depuis quelques années,
fit à son fils la cession de Valeyres et de tous ses
biens-fonds. Il se réservait un capital suffisant pour conserver
une assez grande aisance ; mais il eut l’imprudence d’en placer
une moitié sur les fonds mexicains, et cette moitié s’évapora en
fumée. Bonstetten supporta courageusement cette perte, dont il
appréciait pourtant pleinement les conséquences : la plus
sérieuse pour lui était l’impuissance de donner. Il sentit
vivement cette privation pendant le reste de sa vie. Il demeura
même, raconte-t-il dans ses lettres, « morose et soucieux depuis
le matin jusqu’au soir pendant une couple de semaines. » Au bout
de ce temps, il rétrécit son nid de moitié, et trouva qu’il y
était encore parfaitement à l’aise. Alors il reprit ses travaux,
et sa blessure fut bientôt cicatrisée. —Latium et de La Scandinavie. Personne ne vécut jamais mieux avec la
solitude et ne regretta moins de la quitter. Causer était son
occupation favorite ; mais il savait se défendre des importuns.
Au premier appel de l’amitié, il quittait allègrement sa plume
ou sa bibliothèque : demeurait-il seul ? il retournait avec une
égale sérénité à ses travaux interrompus. Éprouvait-il un peu
d’accablement ? ses souvenirs étaient là ; il leur ouvrait la
porte et repassait avec eux son bonheur d’autrefois, de manière
à chasser le chagrin du moment. Celui-ci revenait-il à la charge
trop obstinément ? Bonstetten villa. La promenade ne manquait jamais
son effet. Tous les ans d’ailleurs, un ou deux voyages servaient
à convaincre l’actif vieillard « qu’il n’appartenait pas encore
à la glèbe, que ses ailes n’étaient pas coupées, et que le grand
livre de la nature n’était pas encore réduit pour lui à un
simple feuillet. »désultoire de ses
goûts l’empêchèrent d’exécuter î l’un était d’écrire les
mémoires de sa vie, l’autre de mettre en ordre ses
papiers.Voyage dans
le Latium. Les lettres de la comtesse d’Albany, celles
de Gray, celles de Mme de Staël et d’autres
collections, dont aujourd’hui la valeur serait sans bornes, ont
pareillement disparu.Souvenirs parut à Genève en 1831, et devint aussitôt
fort rare, les amis du vieux sage s’étant partagé
respectueusement le petit nombre d’exemplaires dont elle se
composait.