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Œuvres et aux onze volumes de Correspondance de Fénelon, c’est-à-dire à la très belle et
très bonne édition de Paris (1820-1829), à laquelle ont présidé l’abbé Gosselin
et l’abbé Caron. Ce nouveau volume réunit des écrits qui ne sont pas sans
intérêt, quelques lettres d’affaires et d’administration, quelques autres
spirituelles et de direction, et surtout de charmantes lettres amicales et
familières : c’est assez déjà pour retrouver tout Fénelon. La dernière partie du
volume contient des Fables de La Fontaine traduites en prose
latine pour l’usage du duc de Bourgogne. On avait déjà donné un échantillon de
ces fables traduites ; aujourd’hui c’est toute une série jusqu’au VIIIe livre. On sait combien Fénelon goûtait La Fontaine. Au
moment de la mort du poète, il l’a loué par une jolie pièce latine dans laquelle
il célèbre ses «
)Politiori stilo quantum præstitit aurea
negligentia ! »
Il y a ce rapport entre Fénelon et La Fontaine, qu’on les aime tous deux sans
bien savoir pourquoi et avant même de les avoir approfondis. Il émane de leurs
écrits comme un parfum qui prévient et s’insinue ; la physionomie de l’homme
parle d’abord pour l’auteur ; il semble que le regard et le sourire s’en mêlent,
et, en les approchant, le cœur se met de la partie sans demander un compte bien
exact à la raison. L’examen, chez l’un comme chez l’autre, pourra montrer bien
des défauts, bien des faiblesses ou des langueurs, mais la première impression
reste vraie et demeure aussi la dernière. Il semble qu’entre les poètes français
La Fontaine seul ait, en partie, répondu à ce que désirait Fénelon lorsque, dans
une lettre à La Motte, cet homme d’esprit si peu semblable à La Fontaine, il
disait : « Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis
dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni
hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse
versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long
ouvrage. »
La Fontaine, avec une langue telle que la définissait
Fénelon, a su pourtant paraître se jouer en poésie, et donner aux plus délicats
ce sentiment de l’exquis qu’éveillent si rarement les modernes. Il a rempli cet
autre vœu de Fénelon : « Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la
fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu’on peut
embellir. »
Et, enfin, il semble avoir été mis au monde exprès pour
prouver qu’en poésie française il n’était pas tout à fait impossible de trouver
ce que Fénelon désirait « Je voudrais un je ne sais
quoi, qui est une facilité à laquelle il est très difficile
d’atteindre. »
Prenez nos auteurs célèbres, vous y trouverez la
noblesse, l’énergie, l’éloquence, l’élégance, des portions de sublime ; mais ce
je ne sais quoi de facile qui se communique à tous les sentiments, à toutes les
pensées, et qui gagne jusqu’aux lecteurs, ce facile mêlé de persuasif, vous ne
le trouverez guère que chez Fénelon et La Fontaine.
Leur réputation à tous deux (chose remarquable) est allée en grandissant au
e
J’en trouve quelques-unes qui pourraient paraître telles, dans le volume même que
je viens de lire, et qui
Il m’a paru, dit le prélat, que la règle ne se rétablirait jamais, si on ne se hâtait de la renouveler après dix ans de dispense continuelle. La paix est confirmée depuis plus de deux ans ; l’hiver est doux ; la saison est assez avancée, et on doit avoir plus de légumes que les autres années ; la cherté diminue tous les jours. Si nous laissions encore les peuples manger des œufs, il en arriverait une espèce de prescription contre la loi, comme il est arrivé pour le lait, pour le beurre et pour le fromage…
Voilà donc Fénelon évêque tout de bon et dans le plus strict
détail, et y attachant de l’importance. Mais tout à côté on retrouve, même dans
ces sortes de détails, le Fénelon de la tradition, le Fénelon populaire.
M. de Bernières, en ce même Carême de 1700, réclamait sans doute pour l’armée
certaines dispenses de régime, et Fénelon s’empresse de les accorder aux
soldats ; mais « il n’y a pas d’apparence, monsieur, ajoute-t-il, que
j’accorde aux officiers, payés par le roi, une dispense que je refuse aux
plus pauvres d’entre le peuple »
. Ce sentiment d’équité en vue
surtout des petits, ce bien du peuple le préoccupe encore visiblement en
d’autres endroits ; mais ceci ne nous apprendrait rien de nouveau, et je passe
aux autres lettres du Recueil.
me de Maintenon. Fénelon, on le sait, avait été des plus protégés, des
plus écoutés et consultés par elle, avant qu’elle eût la faiblesse de
l’abandonner. Saint-Simon, dans ses mémoires, a tellement rendu au vif cette
entrée de Fénelon à la Cour, cette initiation dans le petit monde particulier de
Mme de Maintenon, des ducs de Beauvilliers et de
Chevreuse, cette rapide fortune de l’heureux prélat, sitôt suivie de tant de
vicissitudes et de disgrâces, tout ce naufrage d’espérances qui est aujourd’hui
une touchante partie de sa gloire, qu’on ne saurait que renvoyer à un tel
peintre, et que ce serait profanation de venir toucher à de pareils tableaux,
même lorsqu’on peut croire qu’il y a quelques traits hasardés. Saint-Simon était
doué d’un double génie qu’on unit rarement à ce degré : il avait reçu de la
nature ce don de pénétration et presque d’intuition, ce don de lire dans les
esprits et dans les cœurs à travers les physionomies et les visages, et d’y
saisir le jeu caché des motifs et des intentions ; il portait, dans cette
observation perçante des masques et des acteurs sans nombre qui se pressaient
autour de lui, une verve, une ardeur de curiosité qui semble par moments
insatiable et presque cruelle : l’anatomiste avide n’est pas plus prompt à
ouvrir la poitrine encore palpitante, et à y fouiller en tous sens pour y étaler
la plaie cachée. À ce premier don de pénétration instinctive et irrésistible,
Saint-Simon en joignait un autre qui ne se trouve pas souvent non plus à ce
degré de puissance, et dont le tour hardi le constitue unique en son genre : ce
qu’il avait comme arraché avec cette curiosité acharnée, il le rendait par écrit
avec le même feu, avec la même ardeur et presque la même fureur de pinceau.
La Bruyère aussi a la faculté de l’observation pénétrante et sagace ; il
remarque, il découvre toute chose et tout homme autour de lui ; il lit avec
finesse leurs secrets sur tous ces fronts qui l’environnent ; puis rentré chez
lui, à loisir, avec délices, avec adresse, avec lenteur, il trace ses portraits,
les recommence, les retouche, les caresse, y ajoute trait sur trait jusqu’à ce
qu’il les trouve exactement ressemblants. Mais il n’en est pas ainsi de
Saint-Simon, qui, après ces journées de Versailles ou de Marly que j’appellerai
des débauches d’observation (tant il en avait amassé de copieuses, de contraires
et de diverses !), rentre chez lui tout échauffé, et là, plume en main, à bride
abattue, sans se reposer, sans se relire et bien avant dans la nuit, couche tout
vifs sur le papier, dans leur plénitude et leur confusion naturelle, et à la
fois avec une netteté de relief incomparable, les mille personnages qu’il a
traversés, les mille originaux qu’il a saisis au passage, qu’il emporte tout
palpitants encore, et dont la plupart sont devenus par lui d’immortelles
victimes.
Peu s’en faut qu’il n’ait fait aussi de Fénelon une de ses victimes ; car, au
milieu des charmantes et délicieuses qualités qu’il lui reconnaît, il insiste
perpétuellement sur une veine secrète d’ambition qui, au degré où il la suppose,
ferait de Fénelon un tout autre homme que ce qu’on aime à le voir en réalité.
Sur ce point nous croyons que le tableau du grand peintre doit subir, pour
rester vrai, un peu de réduction, et que sa verve s’est donné trop de saillie.
Il n’avait pas pénétré et habité à loisir dans toutes les parties de cette âme
aimable. Saint-Simon, par les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, avait connu
Fénelon autant qu’on peut connaître un homme à travers ses amis les plus
intimes. Directement il l’avait vu très peu, et il nous en avertit : « Je
ne le connaissais que de visage, trop jeune quand il fut exilé. »
C’était assez toutefois à un tel peintre qu’une simple vue pour saisir et rendre
merveilleusement le charme :
Ce prélat, dit-il, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder…
Quand on a une fois peint un homme de cette sorte et qu’on l’a
montré doué de cette puissance d’attrait, on ne saurait jamais être accusé
ensuite de l’avoir calomnié, même lorsqu’on l’aurait méconnu par quelques
endroits. C’est d’ailleurs avec Saint-Simon qu’on peut combattre et corriger
avantageusement Saint-Simon lui-même. Qu’on lise ce qu’il dit si admirablement
du duc de Bourgogne, cet élève chéri de Fénelon, et que le prélat ne cessa de
diriger de loin, jusque dans son exil de Cambrai, par le canal des ducs de
Beauvilliers et de Chevreuse. Ce jeune prince, que Saint-Simon nous montre si
hautain, si fougueux, si terriblement passionné à l’origine, si méprisant pour
tous, et de qui il a pu dire : « De la hauteur des cieux il ne regardait
les hommes que comme des atomes avec qui il n’avait aucune ressemblance,
quels qu’ils fussent ; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils
intermédiaires entre lui et le genre humain »
; ce même prince, à
une certaine heure, se modifie, se transforme, devient un tout autre homme,
pieux, humain, charitable autant qu’éclairé, attentif à ses devoirs, tout entier
à sa responsabilité de roi futur ; et cet héritier de Louis XIV ose proférer,
jusque dans le salon de Marly, ce mot capable d’en faire crouler les voûtes,
« qu’un roi est fait pour les sujets et non les sujets pour
lui »
. Eh bien ! ce prince ainsi présenté par père
de la patrie, « qu’un roi est fait pour le peuple »
, et
tout ce qui en dépend ?
Nous en savons maintenant là-dessus, à certains égards, plus que n’en savait Saint-Simon : nous avons les lettres confidentielles que Fénelon adressa de tout temps au jeune prince, les mémoires qu’il rédigea pour lui, les plans de réforme, toutes pièces alors secrètes, aujourd’hui divulguées, et qui, en permettant de laisser à l’ambition humaine la place qu’il faut toujours faire aux défauts de chacun jusque dans ses vertus, montrent celles-ci du moins au premier rang, et mettent désormais dans tout son jour l’âme patriotique et généreuse de Fénelon.
Bossuet aussi, de concert avec le duc de Montausier, a fait un élève, le premier
Dauphin, père de ce même duc de Bourgogne ; c’est pour ce royal et peu digne
élève qu’il a composé tant d’admirables écrits, à commencer par le Discours sur l’histoire universelle, dont jouit pour jamais la
postérité. Mais, à y regarder de près, quelle différence de soins et de
sollicitude ! Le premier Dauphin prêtait moins sans doute à l’éducation ; il
avait une douceur poussée jusqu’à l’apathie. Le duc de Bourgogne, avec des
passions et même des vices,
Les naturels vifs et sensibles, a dit excellemment Fénelon, sont capables de terribles égarements : les passions et la présomption les entraînent ; mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin…, au lieu qu’on n’a aucune prise sur les naturels indolents.
Et cependant voit-on que Bossuet ait fait de près, pour vaincre la paresse de son élève, pour piquer sa sensibilité, ce que Fénelon a fait, dans le second cas, pour dompter et humaniser les violences du sien ? Le premier grand homme a fait son devoir avec ampleur et majesté, selon son habitude, et il a passé outre. Le second a poussé les attentions et les craintes, les soins ingénieux et vigilants, les adresses insinuantes et persuasives, comme s’il y était tenu par les entrailles ; il a eu les tendresses d’une mère.
Pour en revenir au présent volume, je disais donc qu’on y trouve quelques lettres
que Fénelon, nouvellement à la Cour, adressait à Mme de Maintenon encore sous le charme. Le ton des Lettres
spirituelles de Fénelon est en général délicat, fin, délié, très
agréable pour les esprits doux et féminins, mais un peu mou et entaché de
quelque jargon de spiritualité quiétiste ; on y sent trop le voisinage de Mme Guyon. Fénelon aussi y prodigue trop les expressions
volontiers enfantines et mignardes telles que saint François de Sales en
adressait à sa dévote idéale, à sa Philothée. Parlant de
certaines familiarités et de certaines caresses que fait, selon lui, le Père
céleste aux âmes redevenues petites et simples, Fénelon, par exemple, dira :
« Il faut être enfant, ô mon Dieu, et jouer sur vos genoux pour les
mériter. »
Des théologiens ont cherché querelle à ces expressions et
à d’autres pareilles, au point de vue de la doctrine ; un bon goût sévère
suffirait pour les proscrire. Et c’est ici
Je sais, en parlant ainsi des lettres de Fénelon, les exceptions qu’il convient
de faire : il y en a de très belles de tout point et de très solides, telles que
celle à une dame de qualité Sur l’éducation de sa fille,
telles que les Lettres sur la religion qu’on suppose adressées
au duc d’Orléans (le futur Régent), et qui se placent d’ordinaire à la suite du
traité De l’existence de Dieu. Mais je parle des Lettres spirituelles proprement dites, et je ne crains pas que ceux
qui en auront lu un bon nombre me démentent.
Mme de Maintenon, en recevant les lettres de Fénelon, et tout
en les goûtant pour leur délicatesse infinie, les jugeait pourtant avec cet
excellent esprit et ce bon sens qu’elle appliquait à tout ce qui n’excédait pas
sa portée et l’horizon de son intérieur. Elle eut des doutes sur quelques
expressions un peu vives et un peu hasardées, du détail desquelles je fais grâce
ici. Pour s’en éclaircir, elle consulta un autre directeur, homme de sens,
l’évêque de Chartres (Godet des Marais), et Fénelon eut à se justifier, à
s’expliquer. Dans l’explication de lui que nous lisons dans ce volume, et par
laquelle il s’attache à réduire ces expressions mystiques et légèrement étranges
à leur juste valeur, je suis frappé d’un tour habituel qui a déjà été remarqué,
et qui est un trait du caractère de Fénelon. Tout en soutenant ses expressions,
ou du moins en les justifiant moyennant des autorités respectables, il termine
chaque paragraphe en disant, en répétant sous toutes les formes : « Un
prophète (ou un saint) avait déjà dit avant moi quelque chose d’équivalent
ou de plus fort, je ne fais que redire la même chose, et plutôt moins
fortement ; mais
Ce
refrain de soumission, revenant cependant je me soumets. »« L’esprit de Fénelon avait quelque chose de plus doux que la douceur
même, de plus patient que la patience. »
C’est encore là un
défaut.
Ce qui n’en est pas un, à coup sûr, c’est le caractère général de sa piété, de
celle qu’il ressent et de celle qu’il inspire. Il y veut de la joie, de la
légèreté, de la douceur ; il en bannit la tristesse et l’âpreté : « La
piété, disait-il, n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle
élargit le cœur ; elle est simple et aimable ; elle se fait tout à tous pour
les gagner tous. »
Il réduit presque toute la piété à l’amour,
c’est-à-dire à la charité. Cette douceur, chez lui, n’est pourtant pas de la
faiblesse ni de la complaisance. Dans le peu qu’on nous donne ici de ses
conseils à Mme de Maintenon, il sait mettre le doigt sur les
défauts essentiels, sur cet amour-propre qui veut tout prendre sur
soi, sur cet esclavage de la considération, cette ambition de paraître
parfaite aux yeux des gens de bien, enfin tout ce qui constituait au fond cette
nature prudente et glorieuse. Il y a d’ailleurs, dans l’ensemble des Lettres spirituelles de Fénelon, une certaine variété par
laquelle on le voit se proportionner aux personnes, et il devait surtout y avoir
de cette variété dans sa conversation. Les Entretiens que nous
a transmis Ramsay, et dans lesquels Fénelon lui développa les raisons qui
devraient amener victorieusement, selon lui, tout déiste à la foi catholique,
sont d’une largeur, d’une beauté simple, d’une éloquence pleine et lumineuse qui
ne laisse rien à désirer. De même Entretien
qui nous a été conservé de Pascal et de M. de Saci est un des plus beaux
témoignages de l’esprit de Pascal, de même ces Entretiens
transmis par Ramsay donnent la plus haute idée de la manière de Fénelon, et
surpassent même en largeur de ton la plupart de ses lettres.
La plus intéressante partie du volume qu’on publie se compose d’une suite de
lettres familières adressées par Fénelon à l’un de ses amis, militaire de
mérite, le chevalier Destouches. Tout ce qui passait de distingué à Cambrai (et
presque toute l’armée y passait à chaque campagne, durant ces guerres des
dernières années de Louis XIV) voyait Fénelon, était traité par lui ; et, avec
cet attrait particulier qui était le sien, il lui restait, de ces connaissances
de passage, plus d’une liaison durable. Celle qu’il eut avec le chevalier
Destouches fut une des plus étroites et des plus tendres. Destouches, alors âgé
de quarante-trois ans, servait dans l’artillerie et avec distinction ; il était
homme d’esprit, cultivé, et goûtait fort Virgile. Avec cela, il était dissipé,
adonné aux plaisirs, à celui de la table, qui pour lui n’était pas le seul ; et
l’on est obligé de convenir que le commerce qu’il eut avec Fénelon ne le
convertit jamais bien à fond, puisque c’est lui qui passe pour être le père de
d’Alembert, qu’il aurait eu de Mme de Tencin en 1717. Quoi
qu’il en soit, Fénelon l’aimait, et ce seul mot rachetait tout. L’aimable prélat
le lui dit sur tous les tons, en le grondant, en le morigénant, et en voyant
bien qu’il y réussit peu :
Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, lui écrivait-il un jour (avril 1714), il ne manquerait pas de dire : Pourquoi ce vieil évêque (Fénelon avait alors soixante-trois ans) aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale, je l’avoue ; mais quel moyen de me corriger ? La vérité
est que je trouve deux hommes en vous ; vous êtes double comme Sosie, sans aucune duplicité pour la finesse ; d’un côté, vous êtes mauvais pour vous-même ; de l’autre, vous êtes vrai, droit, noble, tout à vos amis. Je finis par un acte de protestation tiré de votre ami Pline le Jeune : Neque enim amore decipior…
C’est-à-dire : « L’affection ne m’aveugle point, il est vrai
que j’aime avec effusion, mais je juge, et avec d’autant plus de
pénétration, que j’aime davantage. »
Cette correspondance de Fénelon avec le chevalier Destouches nous montre le prélat jusque dans ces tristes années (1711-1714) se délassant parfois à un innocent badinage et jouant, comme Lélius et Scipion, après avoir dénoué sa ceinture. Il semble s’être proposé une gageure dans cette correspondance, il semble avoir dit à son ami un peu libertin :
Vous aimez Virgile, vous le citez volontiers ; eh bien ! moi, je vous renvoie à Horace, je ne veux, pour vous battre, d’autre auxiliaire que lui, et je me fais fort de vous insinuer presque tous les conseils chrétiens qui vous conviennent, ou du moins tous les conseils utiles à la vie, en les déguisant sous des vers d’Horace.
Horace, en effet, revient à chaque ligne dans ces lettres, et c’est
lui qui parle aussi souvent que Fénelon. Ces lettres donnent tout à fait l’idée
de ce que pouvait être cette conversation, la plus charmante et la plus
distinguée, aux douces heures de gaieté et d’enjouement ; ce sont les propos de table et les après-dîners de Fénelon, ce qu’il y a
de plus riant dans le ton modéré. On y saisit, comme si l’on y était, les
habitudes de penser et de sentir, et l’accent juste de cette fine nature.
Destouches avait envoyé au prélat quelques épitaphes latines :
Les épitaphes, répond Fénelon, ont beaucoup de force, chaque ligne est une épigramme ; elles sont historiques et curieuses. Ceux qui les ont faites avaient beaucoup d’esprit, mais ils ont voulu en avoir ;
il ne faut en avoir que par mégarde et sans y songer. Elles sont faites dans l’esprit de Tacite, qui creuse dans le mal.
Plus loin, après avoir cité des strophes d’Horace sur la paix,
Fénelon arrive à rappeler une stance de Malherbe : « Voilà l’antique,
dit-il, qui est simple, gracieux, exquis, voici le moderne
Comme cela est bien dit ! comme la
proportion, la nuance du moderne à l’antique est bien observée, et comme on sent
qu’il préfère l’antique ! Des traits sérieux et touchants traversent ces jeux de
l’esprit. Ce fut une grande année pour Fénelon que cette année 1711. Le premier
Dauphin était mort le 14 avril, et le duc de Bourgogne devenait l’héritier
prochain et, selon toute apparence, très prochain du trône. On aurait dit que,
du fond de son exil de Cambrai, Fénelon recevait en plein le rayon, et qu’à côté
de son royal élève il régnait déjà. Consulté par écrit sur toute matière
politique ou ecclésiastique, arbitre très écouté en secret dans les querelles du
jansénisme, redevenu docteur et oracle, il tenait déjà le grand rôle à son tour.
Mais tout à coup les malheurs viennent fondre : la duchesse de Bourgogne meurt
le 12 février 1712 ; le duc de Bourgogne la suit le 18, six jours après, âgé de
vingt-neuf ans ; et toutes les espérances, toutes les tendresses, oserons-nous
dire les ambitions secrètes, du prélat s’évanouissent. On voit trace de sa
douleur profonde jusque dans cette Correspondance badine ; mais que les paroles
sont simples, vraies, et qu’elles rejettent bien loin toute maligne pensée !
Apprenant la mort de la princesse, qui précéda de si peu celle de son élève,
Fénelon écrivait à Destouches (18 février) :qui
a sa beauté. »
Les tristes nouvelles qui nous sont venues du pays où vous êtes, monsieur, m’ôtent toute la joie qui était l’âme de notre commerce :
Quis desiderio sit pudor… Véritablement la perte est trèsgrande pour la Cour et pour tout le royaume. On disait de la princesse mille liens qui croissaient tous les jours. On doit être fort en peine de ceux qui la regrettent avec une si juste douleur. ( Quelle manière délicate d’indiquer ses craintes au sujet du duc de Bourgogne !) Vous voyez combien la vie est fragile. Quatre jours ; ils ne sont pas sûrs ! Chacun fait l’entendu, comme s’il était immortel ; le monde n’est qu’une cohue de gens vivants, faibles, faux et prêts à pourrir ; la plus éclatante fortune n’est qu’un songe flatteur.
Ce ne sont pas là les grands accents, les larges coups d’aile de
Bossuet, du haut de la chaire, s’écriant : «
Mais, avec moins d’éclat et de
tonnerre, cela n’est-il pas aussi éloquent et aussi pénétrant ?Madame se
meurt ! Madame est morte ! »
En apprenant la mort du duc de Bourgogne, Fénelon n’a qu’une parole ; elle est
brève et sentie, elle est ce qu’elle doit être : « Je souffre, Dieu le
sait ; mais je ne suis point tombé malade, et c’est beaucoup pour moi. Votre
cœur, qui se fait sentir au mien, le soulage. J’aurais été vivement peiné de
vous voir ici ; songez à votre mauvaise santé ;
Écrire ainsi au
chevalier Destouches dans une telle douleur, c’était le placer bien haut.il me semble
que tout ce que j’aime va mourir. »
Le contrecoup mondain de cette perte cruelle se fait vite sentir à Fénelon. La veille, il était l’homme du règne futur et des prochaines espérances ; aujourd’hui il n’est plus rien, son rêve a croulé, et s’il pouvait l’oublier un seul instant, le monde est là aussitôt pour le lui dire. Un homme considérable, ami de Destouches, avait offert sa fille à l’un des neveux de Fénelon ; le lendemain de la mort du duc de Bourgogne, cet homme se dédit et retire sa promesse. Fénelon ne s’en étonne point ; il ne blâme point ce père si attentif au solide établissement de sa fille ; il le loue et le remercie même de la netteté de son procédé :
Pour votre ami, écrit-il à Destouches, je vous conjure de ne lui savoir aucun mauvais gré de son changement ; son tort est tout au plus d’avoir trop espéré d’un appui fragile et incertain ; c’est sur ces sortes d’espérances incertaines que les sages mondains ont coutume de hasarder certains projets. Quiconque ne passerait pas de telles choses aux hommes deviendrait misanthrope ; il faut éviter pour soi de tels écueils dans la vie, et les passer facilement à son prochain.
Admirable et sereine, ou du moins tranquille disposition, et qui perce en plus d’un endroit de cette Correspondance ! Fénelon connaît à fond le monde et les hommes, il n’a pas une illusion sur leur compte. Un cœur délicat comme le sien en était-il donc à avoir rien à apprendre encore, en fait de dégoûts et d’amertumes ? Mais il n’est pas pour cela misanthrope, et, s’il l’était jamais, il aurait une manière de l’être qui ne ressemblerait à nulle autre :
Je suis fort aise, mon cher bonhomme, écrit-il à Destouches, de ce que vous êtes content d’une de mes lettres qu’on vous a fait lire. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché ; à cette condition, je les défie de me tromper. Il n’y a qu’un très petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me défiant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir obligation. Est-ce par hauteur et par fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux sans faire l’entendu. — J’ai pitié des hommes, dit-il encore, quoiqu’ils ne soient guère bons.
Cette rareté de bonnes gens, qui lui paraît être
le ramenait d’autant plus
à aimer les amis choisis qu’il s’était faits : la honte du genre humain« La comparaison
Une seule fois, on lui surprend encore une curiosité
d’esprit, c’est pour le prince Eugène, en qui il a cru apercevoir un vrai grand
homme. Il avoue qu’il serait curieux de le connaître et de l’observer :
Ses actions de guerre sont grandes ; mais ce que j’estime le plus en lui, c’est des qualités auxquelles ce qu’on appelle fortune n’a aucune part. On assure qu’il est vrai, sans faste, sans hauteur, prêt à écouter sans prévention, et à répondre en termes précis. Il se dérobe des moments pour lire ; il aime le mérite, il s’accommode à toutes les nations ; il inspire la confiance : voilà l’homme que vous allez voir. Je voudrais bien le voir aussi dans nos Pays-Bas ; j’avoue que j’ai de la curiosité pour lui, quoiqu’il m’en reste peu pour le genre humain.
La mort du duc de Beauvilliers (31 août 1714) acheva de briser les
derniers liens étroits qui rattachaient Fénelon à l’avenir : « Les vrais
amis, écrivait-il en cette occasion à Destouches, font toute la douceur et
toute l’amertume de la vie. »
C’est à Destouches aussi qu’il
écrivait cette admirable lettre, déjà citée par M. de Bausset, sur ce qu’il
serait à désirer « que tous les bons amis s’entendissent pour mourir
ensemble le même jour »
, et il cite à ce sujet Philémon et Baucis ;
tant il est vrai qu’il y a un rapport réel, et que nous n’avons pas rêvé, entre
l’âme de Fénelon et celle de La Fontaine.
C’est assez indiquer l’intérêt de ces lettres nouvelles. On y trouverait quelques détails de plus sur la dernière année de Fénelon (1714). La paix qui venait de se signer lui imposait de nouveaux devoirs :
Ce qui finit vos travaux, écrivait-il à Destouches, commence les miens ; la paix qui vous rend la liberté me l’ôte ; j’ai à visiter sept cent soixante et quatre villages. Vous ne serez pas surpris que
je veuille faire mon devoir, vous que j’ai vu si scrupuleux sur le vôtre, malgré vos maux et votre blessure.
Six semaines avant sa mort, dans une de ses visites pastorales, il avait versé en carrosse et failli périr ; il raconte cela bien agréablement :
Une assez longue absence a retardé les réponses que je vous dois. Il est vrai, cher homme, que j’ai été dans le plus grand danger de périr ; je suis encore à comprendre comment je me suis sauvé ; jamais on ne fut plus heureux en perdant trois chevaux. Tous mes gens me criaient :
Tout est perdu ! sauvez-vous !Je ne les entendais point, les glaces étaient levées. Je lisais un livre, ayant mes lunettes sur le nez, mon crayon en main, et mes jambes dans un sac de peau d’ours : tel à peu près était Archimède, quand il périt à la prise de Syracuse. La comparaison est vaine, mais l’accident était affreux.
Et il entre dans le détail de l’accident : une roue de moulin qui
se met tout à coup à tourner au bord d’un pont sans garde-fous, un des chevaux
de côté qui s’effraie, qui se précipite, et le reste. — Jusqu’à la fin, malgré
ses tristesses intérieures, et quoique son cœur fût resté toujours malade depuis
la perte qu’il avait faite de son élève chéri, Fénelon savait sourire, et sans
trop d’effort. Il a cette gaieté légère qui n’est ni une dissipation ni un
mensonge, et qui, chez lui, n’est que le mouvement naturel d’une âme chaste,
égale, tempérante ; il a cette joie dont il a dit si bien que « la
frugalité, la santé et l’innocence en sont les vraies sources »
.
Dans sa dernière lettre du 1er décembre 1714 (c’est-à-dire
un mois avant de tomber malade de sa maladie finale), il plaisantait encore
Destouches sur les jolis repas auxquels le chevalier
s’adonnait, au risque de s’en repentir : « C’est à Cambrai, dit-il, qu’on
est sobre, sain, léger, content et gai avec règle. »
Le ton général
de ces lettres aimables est marqué dans ces paroles mêmes. En lisant
Parmi les plaisanteries qu’on y rencontre, il en est quelques-unes qui ont trait
à la querelle des Anciens et des Modernes, laquelle était alors flagrante au
sein de l’Académie et qui se rallumait de plus belle, précisément quand la paix
se signait en Europe. La Motte, ami du chevalier Destouches, venait de traduire,
de travestir l’Iliade d’Homère, et il l’envoyait à Fénelon, en
lui demandant son avis. Fénelon ici fut un peu faible. Invoqué pour juge et pour
arbitre des deux parts, il éluda. Il pensait qu’en ces matières qui
n’intéressent point le salut de l’État, on peut être plus coulant que dans
d’autres, et incliner vers la politesse. Il répondit à La Motte par des
compliments et des louanges, sans vouloir se prononcer sur le fond ; il s’en
tira par un vers de Virgile, qui laisse la victoire indécise entre deux
bergers : «
La
victoire indécise entre La Motte et Homère ! Et c’est Fénelon, le traducteur, le
continuateur de l’Et vitula tu dignus, et hic… »Odyssée, le père du Télémaque, qui parle ainsi ! Est-il bien possible de pousser à ce
point la tolérance ? Évidemment Fénelon n’avait pas cette irritabilité de bon
sens et de raison qui fait dire Non avec véhémence, cette
faculté droite et prompte, même un peu brusque, que Despréaux portait en
littérature, et Bossuet en théologie. Nous retrouvons encore ici un côté
faible.
À chacun sa gloire et ses ombres. On peut prendre Fénelon en défaut sur quelques
points. Bossuet, en théologie, l’a poussé rudement. Je le trouve également
réfuté, gourmandé avec force, à propos de ses Dialogues sur
l’éloquence et de quelques assertions hasardées sur les orateurs
anciens, par un homme instruit, un esprit rigoureux et nullement méprisable,
également adversaire Télémaque est le monument unique de cette heureuse et presque
impossible harmonie.
Le Télémaque (comment n’en pas dire un mot en parlant de
Fénelon ?) n’est pas de l’antique pur. De l’antique pur aujourd’hui serait plus
ou moins du calqué et du pastiche. Nous avons eu, depuis lors, de frappants
modèles de cet antique étudié et refait avec passion et avec science. Le Télémaque est autre chose, quelque chose de bien plus naïf et
de plus original dans son imitation même. C’est de l’antique ressaisi
naturellement et sans effort par un génie moderne, par un cœur chrétien, qui,
nourri de la parole homérique, s’en ressouvient en liberté et y puise comme à la
source ; mais il la refait et la transforme insensiblement, à mesure qu’il s’en
ressouvient. Cette beauté ainsi détournée, adoucie et non altérée, coule chez
Fénelon à plein canal, et déborde comme une fontaine abondante et facile, une
fontaine toujours sacrée, qui s’accommode à sa nouvelle pente et à ses nouvelles
rives. Pour apprécier comme il convient le Télémaque il n’est
que de faire une chose ; oubliez, si vous le pouvez, que vous l’avez trop lu
dans votre enfance. J’ai eu l’an dernier ce bonheur ; j’avais comme oublié le
Télémaque, et j’ai pu le relire avec la fraîcheur d’une
nouveauté.
Littérairement, on a beaucoup loué et cherché à définir Fénelon, mais nulle part,
selon moi, avec une sensibilité « Ce qu’il faisait éprouver n’était pas
des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables :
il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne
sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu’aucune
expression ne peut rendre. »
C’est Chactas qui dit cela dans Les Natchez. Il est assez singulier qu’une telle parole se
rencontre dans la bouche du Sauvage américain, mais elle n’en est pas moins
belle et parfaite, et digne qu’on l’inscrive à la suite des pages de
Fénelon.
Œuvres très authentiques recueillies
par la piété d’une de ses sœurs, Mme de Saint-Germain, aidée
des soins de M. Bérenger. Barnave n’était connu auparavant que comme orateur ;
mais l’orateur, toujours en représentation et en scène, ne laisse pas
suffisamment percer l’homme. Ici, dans ces Œuvres, c’est
l’homme au contraire qu’on saisit, c’est la nature et la qualité de l’esprit
encore plus que celle du talent, c’est la personne morale. Barnave, rentré en
janvier 1792 dans ses foyers, après la clôture de l’Assemblée constituante, mis
en état d’arrestation en septembre de cette même année, détenu pendant plus d’un
an avant de périr sur l’échafaud, profita de cet intervalle pour écrire des
réflexions de tout genre sur les objets habituels qui l’occupaient. Ces pensées
politiques et autres, par leur caractère de gravité et de vérité, par
Barnave avait vingt-sept ans au moment où il fut élu membre des États généraux,
et il est mort à trente-deux ans. Dès les premiers jours, il se fit remarquer
dans l’Assemblée par la clarté et la netteté de son esprit et de sa parole, et
il prit rang avec faveur. Une phrase malheureuse qui lui échappa, et sur
laquelle nous reviendrons, le fit plus homme de parti qu’il n’aurait fallu. Il
gagna vite en autorité malgré sa jeunesse, et grandit dans les discussions ; il
compta dans toutes les délibérations importantes. Une fois ou deux il parut
embarrasser Mirabeau, et il eut l’honneur de le tenir en échec. Son principal
talent était dans l’argumentation ; il intervenait volontiers sur la fin d’un
débat et avait l’art de l’éclaircir, de le résumer. Mme de Staël a remarqué qu’il était plus fait par son talent qu’aucun autre
député, pour être orateur à la manière des Anglais, c’est-à-dire un orateur de
raisonnement et de discussion. Le nerf, la vigueur, de nobles sentiments non
joués, le préservaient de l’inconvénient que ses ennemis auraient pu lui
reprocher, que Mme Roland lui reproche, et qui eût été un
peu de froideur. Il y eut dans l’Assemblée constituante des orateurs plus
puissants, plus impétueux, plus tonnants, et qui donnaient plus l’idée de la
grande éloquence ; il n’en est peut-être aucun qui eût plus que lui « la
facilité de discuter, de lier des idées, de parler sur
. S’il fallait nommer à distance, parmi
les membres de cette grande Assemblée, l’orateur qui la représenterait le plus
fidèlement depuis le premier jusqu’au dernier jour, dans sa continuité et sa
tenue d’esprit, dans sa capacité, dans son éclat, dans ses fautes, dans son
intégrité aussi et dans l’œuvre de sa majorité saine, ce ne serait ni Mirabeau,
trop grand, trop corrompu, enlevé trop tôt, qu’on devrait choisir, ni Maury, le
Mirabeau de la minorité, ni La Fayette, trop peu éloquent, ni d’autres ; ce
serait, pour l’ensemble de qualités qui expriment le mieux la physionomie de
l’Assemblée constituante, ce jeune député du Dauphiné, Barnave.
Il naquit à Grenoble, le 22 octobre 1761, d’un père homme de loi respecté, d’une
mère noble et belle. Ses parents professaient la religion réformée ; mais il ne
paraît y avoir rien puisé, en aucun temps, qu’une certaine habitude réfléchie et
grave. Il fut élevé dans l’austérité et aussi dans la tendresse domestique, au
foyer de cette honnête et forte bourgeoisie, dont il sera bientôt le champion et
le vengeur. Une circonstance assez frappante dut agir sur son esprit dès
l’enfance. Sa mère, un jour, l’avait conduit au spectacle ; il n’y avait qu’une
seule loge vacante, et elle s’y mit. Mais cette loge était destinée à l’un des
complaisants du duc de Tonnerre, gouverneur de la province, et le directeur,
puis l’officier de garde vinrent prier Mme Barnave de se
retirer. Elle s’y refusa, et, sur l’ordre du gouverneur, quatre fusiliers
arrivèrent pour l’y décider. Le parterre déjà prenait parti, et une collision
était à craindre, lorsque M. Barnave, prévenu de l’affront fait à sa femme,
survint et l’emmena en disant : « Je sors par ordre du
gouverneur. »
Tout le public, toute la bourgeoisie ressentit
l’injure faite aux Barnave et le leur témoigna hautement. me Barnave eut consenti à y reparaître. L’impression de
cette injure dut agir sur l’esprit précoce de Barnave enfant : on n’apprécie
jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint
soi-même, ou dans les siens, d’une manière directe et personnelle. Barnave, dès
qu’il y vit jour, fit donc serment « de relever
.la caste à
laquelle il appartenait (c’est son expression) de l’état
d’humiliation auquel elle semblait condamnée »
Fier, ardent, impatient de l’injustice, profondément animé du sentiment de la
dignité humaine, on le voit de bonne heure réagir sur lui-même, s’imposer des
règles de conduite et d’étude, s’analyser, joindre la réflexion et la méthode
aux premiers mouvements. Il aime à se rendre compte de tout par écrit. À
seize ans, il a un duel et se bat pour son frère, plus jeune, qu’on a insulté :
il est blessé à quelques lignes du cœur. À dix-sept ans, il ne fréquente
volontiers que des gens au-dessus de son âge ; doué des avantages du corps et
d’une élégance naturelle, il recherche pourtant avant tout les entretiens
sérieux. Avec un goût vif pour la littérature, il sait se contraindre et
s’appliquer fortement au droit par déférence pour son père. Si l’austérité de
celui-ci le tenait un peu à distance, il trouvait auprès de sa mère, de son
jeune frère et de ses sœurs, de quoi s’épancher et se détendre avec enjouement.
Mais, là encore, l’habitude de son esprit se décèle dans sa tournure grave. On
le voit donner à ses jeunes sœurs de charmants conseils dont la gaieté ne
faisait qu’assaisonner la justesse. Il perd de bonne heure ce jeune frère pour
qui il s’est battu, et qui s’annonçait avec une grande distinction
Tu étais, s’écrie-t-il, un de ceux que je séparais parmi le monde, et je t’avais placé bien près de mon cœur. Hélas ! tu n’es plus qu’un souvenir, qu’une pensée fugitive : la feuille qui vole et l’ombre impalpable sont moins atténuées que toi.
Il est remarquable, en plus d’un endroit, comme l’idée d’une existence future après cette vie est presque naturellement absente de la supposition de Barnave.
Mais, ô chère image ! continue-t-il, non, tu ne seras jamais pour ton frère un être éteint et fantastique : souvent présent à ma pensée, tu viens animer ma solitude… Quand une pensée douce vient m’émouvoir, je t’appelle à ma jouissance. Je t’appelle surtout lorsque mon cœur médite un projet honnête, et c’est en voyant sourire ta physionomie que j’en goûte plus délicieusement le prix. Souvent tu présides aux pensées qui viennent animer mes rêves avant le sommeil. Je ne me cache point de toi, mais il est bien vrai que, lorsque mon âme est occupée de ses faiblesses, je ne cherche plus tant à t’appeler. Alors je ne te vois plus sourire. Oh ! ta belle physionomie est un guide plus sûr que la morale des hommes.
Il y a encore sur sa mère une page touchante, qui se rapporte au lendemain de cette perte cruelle. Si Barnave a jamais atteint à quelque chose qui approche de ce qu’on peut appeler le sentiment ou l’expression poétique (accident chez lui très rare), c’est ce jour-là qu’il y est arrivé par l’émotion. Il faut citer cette page heureuse par laquelle il prend place entre Vauvenargues et André Chénier, ses frères naturels, morts au même âge, qu’on aime à lui associer pour le talent et pour le cœur comme pour la destinée.
Elle s’était levée malade ; nous descendîmes tous pour déjeuner ; après quelques moments, elle vint aussi, mais elle ne voulut rien prendre ; cela faisait de la peine à tout le monde.
Comme son estomac lui faisait mal, je lui proposai du café, elle le prit. Pendant le reste du jour, elle ne sentit plus de mal, mais nous lui trouvâmes une certaine mélancolie. Si délicate et si tendre, un rien porte sur son cœur et réveille ses émotions.
Le vent du midi soufflait ; toute la journée il agita les arbres sous les fenêtres et abattit les dernières feuilles de l’année.
Comme ce vent du midi, qui souffle et abat les dernières feuilles, est amené ici par une harmonie délicate et sensible !
Le soir, à la fin du jour, nous fûmes promener, elle, Adélaïde et moi. En allant, nous chantâmes des airs tendres et mélancoliques ; nous parlâmes des talents de Saint-Huberty. La soirée, le vent, les nuages, la feuille volante, parlaient un langage attendrissant. Nous étions émus, et peu à peu le silence remplaçait notre entretien. — Ce vent m’attriste, dit-elle une fois. — Un moment après, je lui parlai, et elle ne me répondait plus ; elle était oppressée ; elle le fut longtemps, malgré nos paroles et nos caresses, auxquelles elle ne pouvait pas répondre. Enfin, le témoignage de notre affection calma un peu la violence de sa situation ; nous parvînmes à l’attendrir. Elle nomma péniblement mon frère, en se laissant aller sur mon épaule ; ses fibres douloureuses se relâchèrent ; elle sanglota ; les larmes vinrent, et elle en fut soulagée. La sympathie de nos cœurs calmait le sien ; je lui montrais notre Du Gua (c’est le nom de son frère) plus heureux que nous, heureux, si nos cœurs lui étaient connus, de toutes les traces qu’il y a laissées. Nous nous promîmes de travailler toute la vie à nous consoler l’un par l’autre de la perte que nous avions faite. Ses larmes coulèrent plus librement ; elle redevint tranquille. Mais, pendant le reste de la promenade, nous ne pûmes plus parler, et l’objet qui avait fait son mal nous occupait tous.
Dans cette intelligente et patriotique province du Dauphiné, hardie et méthodique : c’est
là aussi le double caractère qu’offre toute la carrière de Barnave. En se
livrant à l’étude du droit, il se sentit d’abord poussé bien moins vers les lois
civiles que vers les lois politiques ; il lut avec avidité, il s’empressa
d’extraire et d’approfondir tous les ouvrages français composés sur ces matières
de gouvernement et d’institutions. Dès l’année 1783, à l’âge de vingt-deux ans,
il prononça, à la clôture des audiences du Parlement, un Discours
sur la nécessité de la division des pouvoirs dans le corps politique.
Quand survinrent les troubles du Dauphiné, l’insurrection régulière contre les
Édits et la convocation spontanée des États de cette province, qui accomplit par
avance sa révolution, il se trouva tout prêt ; il fut l’un des plus prompts à
donner le signal par un écrit courageux et opportun. Il fit ses premières armes
sous le digne Mounier, et mérita d’être porté à ses côtés, et par les mêmes
suffrages, aux États généraux.
Il raconte en termes simples et véridiques ses impressions premières et sa situation d’esprit à son arrivée à Versailles :
Ma position personnelle dans ces premiers moments, dit-il, ne ressemblait à celle d’aucun autre : trop jeune pour concevoir l’idée de diriger une Assemblée aussi imposante, cette situation faisait aussi la sécurité de tous ceux qui prétendaient à devenir chefs ; nul ne voyait en moi un rival, et chacun pouvait y apercevoir un élève ou un sectateur utile.
Il commençait déjà à exercer de l’ascendant par la netteté de ses
opinions et par la vigueur de sa parole. Les chefs l’accueillaient avec
bienveillance ; et lui, avec cette illusion « Ainsi, dit-il, je fis de vains efforts pour rapprocher Mounier et
l’abbé Sieyès, entreprise bien digne d’un jeune homme à l’égard de ces
hommes impérieux, qui étaient arrivés pour faire prévaloir des systèmes
opposés. »
Lui-même il se forma vite et se décida sur la ligne à suivre. On l’avait
considéré d’abord comme l’aide de camp de Mounier, il fit ce
qu’il fallait pour se détacher et paraître lui-même. Selon lui, « Mounier
et ses partisans semblaient ne s’être point aperçus qu’il y eût une
révolution ; ils voulaient construire l’édifice avec des matériaux qui
venaient d’être brisés »
. Ce groupe d’hommes honorables, mais
obstinés, rencontra vite des obstacles insurmontables, et ils abdiquèrent. En
dehors d’eux, trois systèmes dès lors étaient en présence : le premier visait à
régénérer le pouvoir monarchique en changeant la personne du monarque : c’était
la secrète pensée du parti d’Orléans. Le second système, qui ne réunissait
encore qu’un petit nombre d’adeptes, tendait déjà à substituer au pouvoir
monarchique le gouvernement républicain. Enfin, le troisième système, qui était
alors celui du plus grand nombre, consistait à conserver tout à la fois le trône
et celui qui l’occupait, et « à renouveler toutes les autres parties en
les prenant pour ainsi dire en sous-œuvre, et en les plaçant à l’abri de
cette pièce principale »
. C’est à ce dernier parti que Barnave se
rallia franchement, sans arrière-pensée ; mais sa marche ne fut pas exempte
d’entraînements, de déviations et d’erreurs. Il se lia dès les premiers mois
avec Duport et avec les Lameth, et, jusqu’à la fin, cette étroite liaison
subsista sans s’affaiblir. Il appelle ces amis de « des hommes
. Il
parle ainsi d’eux dans les écrits qu’il composa pour lui seul ; il en parla de
même devant ses accusateurs et en face de l’échafaud : ce double jugement se
confirme et concorde trop exactement pour ne pas être bien sincèrement le sien.
J’ai dit qu’une parole malheureuse vint, presque dès les premiers jours changer
sa situation à l’Assemblée et altérer la candeur de son caractère. Cette parole
est celle qui lui échappa dans la séance du 23 juillet 1789, à l’occasion des
assassinats de Foulon et de Bertier, dont Lally-Tollendal tirait politiquement
parti en les dénonçant : remplis de
défauts, mais de probité, de caractère et de courage »« Le sang qui vient de se répandre était-il donc
si pur ? »
Voilà le mot fameux, le mot inexcusable et fatal qui
échappa à Barnave, et qui, si on l’isolait, si on le pressait en tous sens,
comme l’ont fait ses ennemis, calomnierait étrangement ses instincts et son
cœur.
Tous ceux avec qui j’ai vécu, dit-il, ont vu, par mes actions et par mes discours, que je faisais surtout consister l’élévation du caractère dans ces deux choses, la
franchiseet lamesure; et si, dans le cours de la Révolution, j’ai quelquefois oublié celle-ci, je déclare que c’est alors seulement que j’ai cessé d’être moi-même.
Après avoir regretté cette expression irréfléchie, il ajoute dans des pages sincères :
Mais voici, avec la même vérité, le mouvement qui se passa en moi, et comment elle me fut arrachée.
J’ai toujours regardé comme une des premières qualités d’un homme la faculté de conserver sa tête froide au moment du péril, et j’ai même une sorte de mépris pour ceux qui s’abandonnent aux larmes quand il faut agir. Mais ce mépris, je l’avoue, se change en une profonde indignation quand je crois m’apercevoir qu’un certain étalage de sensibilité n’est qu’un jeu de théâtre.
Voici maintenant le fait :
Avant qu’on parlât dans l’Assemblée de cet événement, Desmeuniers
me montra une lettre qui le lui annonçait. J’en fus fortement ému, et je l’assurai que je sentais comme lui la nécessité de mettre un terme à de tels désordres. Un moment après, M. de Lally fit sa dénonciation. On aurait cru qu’il parlerait de Foulon et de Bertier, de l’état de Paris, de la nécessité de réprimer les meurtres. Non ; il parla de lui, de sa sensibilité, de son père ; il finit par proposer une proclamation.
Je me levai alors. J’avoue que mes muscles étaient crispés…
On voit, ce me semble, la situation, l’attitude et le geste des deux parts : d’un côté, M. de Lally, celui qu’on a appelé le plus gras, le plus gai, le plus gourmand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démonstratif, à qui un moment d’éloquence généreuse et de pathétique dans sa jeunesse permit d’être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle des larmes et se le donnant ici comme toujours ; de l’autre côté, un homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement d’humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique ; qu’on se représente les deux hommes en présence, et tout s’expliquera. Mais le mot n’en fut pas moins très fâcheux pour Barnave. Il fallut toute sa vie et surtout sa mort pour le racheter. Ajoutons seulement que l’excessive sévérité avec laquelle, en temps de calme, et du fond de leur fauteuil, bien des gens sont portés à juger de tels accidents, prouverait seulement qu’ils diraient peut-être pis eux-mêmes dans le tumulte et dans l’occasion.
La vie publique de Barnave est connue, et ce n’est pas sur la suite des travaux
et des actes mémorables qui la composent que nous avons ici à insister. Dans les
pages de réflexions et de considérations élevées qu’il écrivit dans la retraite
ou dans la captivité en 1792, il faut lui rendre cette justice qu’il parle
surtout des choses et des événements généraux, et très peu de lui. Il n’en parle
guère que pour y joindre quelques aveux qui sont
Dès qu’un homme faible, a-t-il remarqué, sent échapper la popularité, il fait mille efforts pour la retenir, et, pour l’ordinaire, ce moment est celui où on manque le plus à son opinion, et où l’on peut se laisser entraîner aux plus folles et aux plus funestes extravagances. — Pour un homme de caractère, l’abus contraire serait plutôt à craindre, et, tout comme l’autre y eût mis de la lâcheté, il serait enclin à y mettre du dépit.
Cet homme de caractère, c’est lui-même, et c’est lui aussi qui, à un certain moment, fut cet homme faible. Écoutons ces nobles aveux :
Je me suis senti la première disposition (celle de la faiblesse) au commencement de 1791, et la seconde (celle du dépit) pendant la même année, après l’affaire des Colonies. Je me suis tellement surveillé, que je ne pense pas m’être écarté de ma ligne naturelle ; mais la seconde fois, si je ne me fusse imposé pendant quinze jours un silence presque absolu, il y aurait eu quelques moments de chaleur où je me serais donné des torts réels et ineffaçables.
À un autre endroit, il convient plus explicitement d’avoir dévié de
sa ligne, lorsque, redevenant assidu aux séances publiques de l’Assemblée, d’où
ses travaux dans les Comités l’avaient quelque temps éloigné, il s’aperçut que
sa popularité avait notablement baissé, et que les attaques du dehors avaient
agi. Ce genre de disgrâce, tout nouveau pour lui, le trouva singulièrement
vulnérable : « Cette époque de ma vie publique est la seule, nous
avoue-t-il, où je n’aie pas été parfaitement moi-même ; une faute
m’entraînait dans une autre. »
Et il les énumère. Nous recommandons
la lecture de ces pages à ceux qui entrent loyalement dans la carrière publique,
et qui ne veulent ni flatter l’idole de l’opinion
Barnave donne le petit tableau suivant, qui est curieux en ce qu’il offre une sorte de statistique ou d’échelle de la popularité dans cette première période révolutionnaire :
Necker est le premier qui, de notre temps, en France, ait joui de ce qu’on appelle popularité. — Elle s’attacha à La Fayette, lors de la création de la Garde nationale. Bientôt après, Mirabeau la partagea avec lui ; mais celle de Mirabeau, comme celle de M. d’Orléans, fut toujours accompagnée de beaucoup de méfiance. Charles Lameth et moi l’avons eue ensuite, un peu diminuée cependant, en ce que La Fayette conservait encore un grand nombre de partisans. — Nous la perdîmes dans l’affaire des Colonies, mais le scélérat qui nous l’enleva (
il se montre moins emporté en d’autres endroits contre Brissot) ne put la recueillir, parce que le peuple, tout léger qu’il est, a cependant un tact qui ne peut s’attacher à cette sournoise hypocrisie ; elle est donc allée à Robespierre, mais tellement décrue, qu’on peut dire qu’il n’a peut-être pas recueilli le quart de nos partisans.
Oui, elle alla à Robespierre diminuée en nombre et en étendue, mais accrue en intensité et portée jusqu’au fanatisme, ce qui la rendit plus réelle et plus redoutable.
La popularité de Barnave n’était encore qu’à demi entamée, quand il fut choisi
avec La Tour-Maubourg et Pétion, en qualité de commissaire de l’Assemblée, pour
ramener à Paris Louis XVI fugitif, qu’on venait d’arrêter à Varennes. On a fait
sur ce chapitre bien des suppositions et des romans ; rien de plus simple et de
plus net que la conduite de Barnave. Elle est attestée directement par lui-même,
et non moins directement par le témoignage peu suspect de Pétion. Celui-ci, en
effet, a écrit une Relation de ce retour de Varennes, relation
encore manuscrite, et dont j’ai pu lire une copie dans le cabinet
Depuis longtemps, dit Pétion en commençant son récit, je n’avais aucune liaison avec Barnave ; je n’avais jamais fréquenté Maubourg. Maubourg connaissait beaucoup M
mede Tourzel (gouvernante des Enfants de France), et on ne peut se dissimuler que Barnave avait déjà conçu des projets. Ils crurent très politique de se mettre sous l’abri d’un homme qui était connu pour l’ennemi de toute intrigue, et l’ami des bonnes mœurs et de la vertu.
Mœurs et vertu à part, ce témoignage a du prix. Il importe, en
effet, à la vérité historique de reconnaître que ce qu’on a appelé le changement
de Barnave ne date point de ce voyage, ne tient point à une simple émotion, bien
concevable d’ailleurs et bien naturelle, mais à une modification antérieure et
raisonnée de vues et de principes. Les impressions d’alors ne firent qu’y venir
en aide et la confirmer. Quant au voyage même, il résulte des détails les plus
circonstanciés et les plus précis, qu’il n’y eut point et ne put y avoir à aucun
moment, entre Barnave et la reine, aucun entretien bien particulier.
Nous arrivions insensiblement à Dormans, écrit Pétion ; j’observai plusieurs fois Barnave (qui était placé en face de lui, entre le roi et la reine), et quoique la demi-clarté qui régnait ne me permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la reine me paraissait honnête, réservé, et la conversation ne me semblait pas mystérieuse.
Et un peu plus loin, au sortir de La Ferté-sous-Jouarre.
Barnave causa un instant avec la reine, mais, à ce qu’il me parut, d’une manière assez indifférente.
Ce qui arriva tout naturellement et inévitablement, c’est que la
reine, en femme qu’elle était, reconnut à l’instant dans Barnave l’attitude,
l’accent, les égards de ce qu’on appellera toujours en France un homme comme il faut ; elle se sentit, de sa part, l’objet d’une
pitié respectueuse et discrète ; elle comprit que, dans une certaine mesure,
elle pouvait compter sur lui. Barnave, de son côté, repassant dans sa prison les
souvenirs de cette époque, a pu dire d’une conjoncture si touchante,
« qu’en gravant dans son imagination ce mémorable exemple de
l’infortune, elle lui avait servi sans doute à supporter facilement les
siennes »
.
L’impression ne se borna point d’ailleurs à une simple disposition morale ; des
actes politiques éclatants s’en ressentirent. Le premier grand discours de
Barnave à l’Assemblée, sur la question même qu’avait soulevée cette fuite, sur
l’inviolabilité royale remise en question, peut compter pour son plus beau
triomphe, bien qu’un triomphe éphémère. Il s’y élève à une hauteur de vues
politiques et d’éloquence à laquelle il n’avait pas encore atteint, et on le
dirait inspiré du génie de Mirabeau. Il essaie, en cette circonstance
désastreuse, de relever, de « À ceux
qui s’exhalent avec une telle fureur contre l’individu qui a péché, je
dirai :
Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contents de
lui ! »
Mirabeau avait dit un jour à Barnave, pour signifier que son talent d’orateur
n’était pas du génie : « Il n’y a point de divinité en toi ! »
Si
Barnave a jamais donné un démenti au mot de Mirabeau, ce fut ce jour-là.
Dans la dernière partie de ce discours, sortant du détail des récriminations,
coupant court aux partis mitoyens et prenant les faits en masse, il envisageait
l’avenir dans toute son étendue, il disait : « Tout changement est
aujourd’hui fatal ; tout prolongement de la Révolution est aujourd’hui
désastreux. La question, je la place ici, et c’est bien là qu’elle est
marquée par l’intérêt national. Allons-nous terminer la Révolution ?
allons-nous la recommencer ? »
Ce discours, lu aujourd’hui, a
quelque chose de prophétique ; la sensation du moment fut profonde ; Barnave eut
cause gagnée dans l’Assemblée, mais la cause était déjà perdue au-dehors.
Et ce ne fut pas seulement à la tribune qu’il devint désormais l’homme de la
monarchie constitutionnelle ; il paraît certain que Barnave, après le retour de
Varennes, accepta et entretint, d’une manière ou d’une autre, quelques me Campan, bien qu’inexact sur
plusieurs points, et trahissant dans son ensemble une légère teinte romanesque
qui sied peu à Barnave, ne semble point permettre de doute là-dessus. Dans les
ouvrages de Barnave que nous avons sous les yeux, et qui ont été écrits durant
sa captivité, on ne saurait s’étonner de ne voir aucune mention ni trace de ces
relations secrètes, desquelles le simple soupçon allait suffire pour causer sa
perte. On demeure pourtant dans un réel embarras lorsqu’on entend Barnave, dans
la défense qu’il prononça devant le Tribunal révolutionnaire, s’exprimer en ces
termes : « J’atteste, sur ma tête, que jamais, absolument jamais, je n’ai
eu avec le Château la plus légère correspondance ; que jamais, absolument
jamais, je n’ai mis les pieds au Château. »
Voilà qui est formel.
Une telle déclaration, placée en regard du récit de Mme Campan, ne laisse pas d’embarrasser, je le répète, et de jeter dans une
vraie perplexité ; car on se refuse à admettre que Barnave ait parlé simplement
ici comme un avocat qui se croit en droit de nier tout ce qui n’est pas prouvé.
Mais tout en s’y refusant par respect pour son caractère moral, on ne sait
quelle autre explication trouver. Il est à regretter que M. Bérenger, dans
l’estimable et intéressante Notice qu’il a placée en tête des présents volumes,
n’ait point abordé et discuté ce point délicat pour le fixer avec précision ;
c’est là une lacune fâcheuse dans un travail qui pourrait autrement passer pour
définitif. S’il n’y avait, de la bouche de Barnave, cette dénégation précise qui
gêne, on n’aurait d’ailleurs aucune raison pour devoir dissimuler ce qui, après
tout, eût été honorable et avouable. Barnave n’était pas et ne se donna jamais
pour républicain : c’était un royaliste constitutionnel qui, même en secret, ne
dut jamais suggérer me Campan ; il ne s’y trouvait plus dès les premiers jours
de janvier 1792, et il était retourné dans ses foyers. Ses lettres écrites aux
Lameth, à cette date, indiquent assez en quel sens et de quelle nature pouvaient
être les seuls conseils qu’il fût capable de donner
Barnave avait vite mûri. Ses jugements sur les derniers actes de l’Assemblée
constituante sont d’une grande sagesse. Il démêle et fait vivement ressortir les
fautes suprêmes de cette grande Assemblée, de même qu’il a dévoilé, chemin
faisant, les siennes propres. En interdisant à ses membres l’entrée de la
prochaine législature et en les déclarant exclus de tous les emplois à la
nomination du roi, l’Assemblée constituante prolongeait et rouvrait la
Révolution, au moment même où elle la proclamait close. Elle brusquait la
conclusion à plaisir, et substituait à une vraie solution politique un
dénouement de théâtre. En coupant toute communication entre elle et ses
successeurs, elle faisait exactement comme si elle eût voulu leur indiquer de
tout recommencer ; ils y étaient bien assez disposés d’eux-mêmes. Dès lors le
sort de la Révolution, si aventuré déjà, fut totalement remis en question. On
avait manqué le port, et il fallait faire double traversée : « Ce n’est
plus le voyage de l’Amérique, disait ingénieusement Barnave, c’est celui de
l’Inde. »
Mais il n’en concluait pourtant pas au découragement ni au
désespoir, et il écrivait de Grenoble à l’un des Lameth (31 mars 1792) :
« Des hommes qui ont excessivement voulu une révolution ne peuvent
pas, au milieu du chemin, manquer de tête ou de courage. »
Ce noble sentiment de dévouement et de foi à sa cause ne l’abandonna jamais, même au milieu des dégoûts et des ingratitudes ; il en a consacré l’expression dans une page généreuse qui résume tout son examen final de conscience en politique :
(1792). Quel espace immense franchi dans ces trois années, et sans que nous puissions nous flatter d’être arrivés au terme !
Nous avons remué la terre
bien profond, nous avons trouvé un sol fécond et nouveau ; mais combien en est-il sorti d’exhalaisons corrompues ! Combien d’esprit dans les individus, combien de courage dans la masse ; mais combien peu de caractère réel, de force calme, et surtout de véritable vertu !Arrivé sur mes foyers, je me demande s’il n’eût pas autant valu ne jamais les quitter ; et j’ai besoin d’un peu de réflexion pour répondre, tant la situation où nous a placés cette nouvelle Assemblée abat le courage et l’énergie.
Cependant, pour peu qu’on réfléchisse, on se convainc que, quoi qu’il arrive, nous ne pouvons pas cesser d’être libres, et que les principaux abus que nous avons détruits ne reparaîtront jamais. Combien faudrait-il essuyer de malheurs pour faire oublier de tels avantages !
Ceci devait être écrit dans les premiers temps de son retour à
Grenoble. La captivité changea peu à ces dispositions. Détenu durant plus d’une
année en Dauphiné, les nombreux écrits par lesquels il remplissait les longues
heures de réflexion et de solitude sont empreints du même caractère : maturité,
sagesse, élévation, aucun sentiment irrité ni haineux, rien de personnel. Je ne
dirai pas que toutes les idées m’en paraissent également nettes, dégagées et
venues à terme ; il en est qui ne sont évidemment qu’à l’état d’essais. Il entre
beaucoup de hasard dans ses vues littéraires, et encore plus dans ses aperçus
physiologiques ; il y a beaucoup de tâtonnements, même dans ses considérations
politiques, lorsqu’il sort de ce qu’il sait le mieux, et qu’étendant son
Le parti modéré, qui, soit par le nombre, soit par la composition, pourrait être regardé comme la nation même, est presque nul pour l’influence ; il se jette, à la vérité, pour faire poids, du côté qui cherche à ralentir le mouvement, mais à peine ose-t-il expliquer publiquement son vœu. Lorsque les événements qu’il a redoutés le plus sont consommés, il y souscrit, il abandonne ses anciens chefs et ses anciens principes, et cherche seulement, dans la nouvelle marche, à former encore l’arrière-garde et à retarder la marche de la colonne révolutionnaire, à la suite de laquelle il se traîne à contrecœur.
Ce parti a toujours lâchement abandonné ses chefs, tandis que le parti aristocratique ou populaire a toujours vaillamment soutenu les siens. Tout ce qu’on peut en attendre, en général, ce sont des vœux secrets et quelques applaudissements lorsqu’on a vaincu pour lui. Un faible appui dans le succès, nulles ressources dans la défaite, aucun espoir de vengeance.
Dans cette Révolution, il n’y a jamais eu de l’énergie, de l’ensemble et du talent que pour l’attaque…
Décidément, Barnave est un général qui connaissait bien son armée.
Il ne connaissait pas moins bien ses adversaires. Après le 10 août, posant
nettement le parallèle entre les auteurs de la première révolution et ceux de la
seconde, il termine par cette question : « Les premiers ont voulu
l’établissement d’une monarchie libre et limitée :
C’est l’histoire des Girondins de tous les
temps.qu’ont voulu
les autres ? »
Barnave fut transféré des prisons du Dauphiné à Paris,
Je suis encore dans la jeunesse, écrivait-il, et cependant j’ai déjà connu, j’ai déjà éprouvé tous les biens et tous les maux dont se forme la vie humaine ; doué d’une imagination vive, j’ai cru longtemps aux chimères ; mais je m’en suis désabusé, et, au moment où je me vois près de quitter la vie, les seuls biens que je regrette sont l’amitié (personne plus que moi ne pouvait se flatter d’en goûter les douceurs), et la culture de l’esprit, dont l’habitude a souvent rempli mes journées d’une manière délicieuse.
Mais il reconnaît en même temps que cette jouissance modérée, tout en le consolant, ne lui suffisait pas pour le bonheur. S’occupant alors de ceux qui vont survivre, de sa mère, de ses sœurs, des amis qu’il n’ose nommer, il parle avec cet accent qui dénote l’intégrité morale conservée tout entière. L’honneur domestique et la religion de la famille respirent dans ces recommandations affectueuses à ses sœurs :
Avant tout, n’épousez que des hommes dont la conduite et les sentiments puissent aller avec les vôtres ; eussent-ils peu de fortune, pourvu qu’ils y suppléent par un état ou une capacité de travail, ne vous arrêtez pas à cet obstacle. Il faut pouvoir sentir et penser ensemble, et ne former entre vous qu’une famille comme nous étions : c’est la première base du bonheur.
En finissant, il n’a pas l’air de croire avec bien de la certitude à la persistance de la pensée au-delà de cette vie :
Mes bonnes amies, l’espoir que vous parviendrez à une existence heureuse embellira mes derniers moments, il remplira mon cœur. Si, au-delà de la vie, ce sentiment existait encore, si l’on se rappelait ce qu’on a quitté, cette idée serait la plus douce pour moi. Que, peu à peu, mon idée devienne tendre sans être douloureuse. Songez que j’ai fait un voyage éloigné, que je ne souffre pas, que
si je pouvais sentir, je serais heureux et content, pourvu que vous le soyez.
C’est ainsi qu’un ancien, un ami de Cicéron ou de Thraséas, pouvait parler de sa fin prochaine au milieu des siens, et savait mourir.
Après tout, mourir à trente-deux ans, au comble d’une vie si remplie, au moment
où la jeunesse rayonne encore, où l’expérience acquise n’a pas encore achevé de
flétrir en nous l’espérance et la foi à la régénération de la société et aux
futures destinées humaines, ce n’est peut-être pas un sort si lamentable. Que
serait devenu Barnave s’il avait franchi cette époque funeste, s’il avait vécu ?
Il aurait vu arriver ce moment qu’il prévoyait, où la nation, rassasiée de discours, se jeta tout entière du côté de la victoire. Le
consul, qui fit placer la statue de Barnave à côté de celle de Vergniaud dans le
grand escalier du palais du Sénat, lui en aurait fait monter, vivant, les
degrés. Il serait devenu le comte Barnave sous l’Empire. Il aurait vieilli
honorablement, mais en sentant s’affaiblir sa flamme et en ne portant plus
l’éclair au front. L’autre fin pour lui a été plus digne et plus belle. Le voilà
immortel dans la mémoire des hommes ; il y est fixé à jamais dans l’attitude de
la jeunesse, du talent, de la vertu retrouvée à travers les erreurs et les
épreuves, et du sacrifice suprême, enviable, qui épure et rachète tout.
Je dois à la bienveillance de M. le marquis de Jaucourt, ancien ministre d’État, lequel a beaucoup connu Barnave, quelques explications qui répondent à la question que je me suis posée au sujet des rapports du célèbre orateur avec la Reine. Voici ce que M. de Jaucourt et les personnes les mieux informées de sa société croyaient à cet égard (je ne fais que reproduire exactement ce qui m’est transmis) :
Barnave ne vit jamais la Reine. C’est Duport qui la voyait, au
nom de Barnave ; mais l’intermédiaire habituel était le chevalier de Jarjayes, dont la femme était de la maison de la Reine. Quand la Reine voulait faire à Barnave une communication quelconque, elle mettait un écrit cacheté dans la poche de Jarjayes, et celui-ci le transmettait à Barnave, lequel, après en avoir pris connaissance, le replaçait recacheté dans la poche du messager, de façon que la Reine pût le reprendre et le détruire. Le même procédé servait aux avis que Barnave voulait donner à la princesse ; même passage par ladite poche et même retour aux mains de Barnave. Il en résulte que Barnave pouvait dire, à la rigueur ou à peu près, devant le Tribunal révolutionnaire, qu’il n’avait jamais eu avec la Reine des relations directes, qu’il ne l’avait jamais vue, etc. D’ailleurs, les communications paraissent avoir été rédigées d’une façon telle, et tellement à la troisième personne, que ni l’un ni l’autre correspondant ne pouvaient en être fort compromis. La poche de Jarjayes était comme un bureau où chacun déposait sa réflexion, son impression personnelle, sonmonologue, sans avoir l’air de se douter qu’un autre que soi en pût prendre connaissance.Il reste sans doute (à examiner les choses avec une précision mathématique) une certaine restriction, une certaine interprétation à donner au mot de Barnave devant le Tribunal révolutionnaire :
Je n’ai jamais eu de correspondance avec le Château.Mais tel tribunal, telle déposition.
Voilà l’explication la plus plausible, dans les termes mêmes où je la reçois ; et, malgré tout, le sentiment moral persiste à souffrir d’une dénégation si formelle de la part de Barnave.
Essai sur l’histoire de la critique chez les Grecs, dans lequel
M. Egger a rassemblé avec science, avec esprit, toutes les notions curieuses
qu’on peut désirer sur les critiques, les rhéteurs, les grammairiens de
l’Antiquité avant et depuis Aristote. Le centre, le corps principal du travail
est Aristote lui-même et sa Poétique traduite, commentée,
cette Poétique que tant de gens hier invoquaient encore et que
si peu ont lue. Mais, pour aborder convenablement les anciens, il faut des
préparations singulières. Machiavel, en des années de disgrâce où il se voyait
forcément mêlé à une vie vulgaire, ne les lisait qu’à une certaine heure du
jour, et après avoir fait sa toilette comme pour se rendre digne de les
approcher. Et puis, ce n’est pas tout de les approcher ; si l’on veut encore les
présenter et les faire agréer aux autres, à quel degré de familiarité ne faut-il
pas les posséder ? Pour y rendre attentifs les hommes de notre temps, si occupés
à bon droit de leurs affaires, de leurs
Pourtant, Pline aujourd’hui m’a tenté. Parmi les anciens, les deux Pline sont
restés des plus présents et des plus récents au souvenir. Ils sont venus à nous
en se donnant la main, l’oncle et le neveu ; celui-ci nous a raconté, dès notre
enfance, la mort mémorable de l’autre. On en sait assez d’eux pour en désirer
davantage. Pline l’Ancien, dit le Naturaliste, vient d’être
traduit complètement par M. Littré, et le traducteur excellent a de plus
apprécié son auteur dans une Notice écrite, comme tout ce qui
sort de la plume de M. Littré, avec hauteur de vues, indépendance et fermeté.
C’est le cas de se former une idée juste du personnage célèbre qui nous est
ainsi montré en pleine lumière.
Pline l’Ancien n’était pas tout à fait un naturaliste, comme on se le figurerait
au premier abord d’après le titre et la renommée de son principal ouvrage :
c’était un homme de guerre, un administrateur. Né sous Tibère, mort la même
année que Titus, il avait traversé l’Art de lancer le javelot à
cheval. Il avait de plus écrit en vingt livres l’histoire des Guerres de Germanie, ce qui ne l’empêcha point de composer
ensuite des livres de rhétorique et même de grammaire sur les difficultés du
langage. C’est sous Néron qu’il s’amusa à ces menues questions grammaticales et
littéraires ; il n’était pas sûr alors à la pensée de prendre son vol plus haut.
Il s’appliqua dans un temps à la jurisprudence, et il plaida comme avocat. Cette
diversité de fonctions et d’études était la force et l’honneur des Romains.
Quand il mourut dans l’éruption du Vésuve, âgé de cinquante-huit ans, il était
commandant de la flotte à Misène. Outre sa grande Histoire
naturelle, dans ses dernières années il avait écrit l’Histoire politique de son temps, en trente et un
livres. Son neveu nous a peint son genre d’esprit et ses habitudes de travail
dans une lettre intéressante. Pline ne perdait pas un instant : levé avant le
jour, il trouvait du temps la nuit pour ses travaux de prédilection ; c’est là
ce qu’il appelait ses moments de loisir. Donnant la journée aux fonctions
publiques et aux services de ses princes, il réglait le reste avec le sommeil et
lui disputait le plus qu’il pouvait.
Aussi, quoique mort avant le
terme, peu de gens ont plus vécu que lui.Vivre, disait-il,
c’est veiller.
« On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on ne connaît pas le prix du
temps. »
Cette pensée de Vauvenargues semble avoir été la règle de
conduite de Pline. Il lisait ou se faisait lire à tous les instants, prenait des
notes et faisait des extraits de tout. Il avait pour principe « qu’il
n’est livre si mauvais dont on ne puisse tirer profit par
. Il poussait son économie du temps jusqu’à
l’avarice. Un jour qu’il se faisait lire quelque chose devant un de ses amis,
celui-ci fit répéter au lecteur une phrase qui avait été mal prononcée.
— « Aviez-vous compris ? »
dit Pline. Et comme l’ami répondit
qu’il avait compris : « Alors, ajouta Pline, pourquoi faire recommencer ?
Votre interruption nous a fait perdre dix lignes. »
Il regardait
comme perdu tout le temps qui n’était pas donné à l’étude. Ses extraits sur
toute matière étaient considérables. Son neveu possédait de lui jusqu’à cent
soixante registres de morceaux de choix, écrits, dit-il, d’une écriture très
fine, et même sur le verso.
On devine déjà ce que peut être l’Histoire naturelle, écrite
par un homme dont c’est là la principale méthode. Ce sera un vaste répertoire,
un inventaire de tout ce qui aura été dit, bien plutôt que de ce qu’il aura vu
et observé par lui-même. Pline n’est pas le moins du monde un Aristote,
c’est-à-dire un génie directement observateur et original, critiquant l’objet de
ses expériences ou de ses lectures, et aspirant à découvrir les vraies lois. On
a pu dire avec une magnifique justesse, du précepteur d’Alexandre, que si
quelqu’un a mérité d’être appelé l’instituteur du genre humain, c’est lui. Il
n’y eut dans toute l’Antiquité qu’un Aristote. Pline n’est rien moins que cela ;
il ne nous offre qu’un studieux zélé, un curieux de la nature, mais un curieux
surtout dans le cabinet. Ce n’est pas qu’il n’observe directement les faits
quand l’occasion s’en présente. Il parle quelque part d’expériences qu’il aurait
faites sur le chant du cygne ; il ira voir volontiers une collection de plantes
médicinales dans le jardin d’un célèbre amateur de son temps, Antonius Castor ;
tout ce qu’il peut voir de curieux, il le voit : témoin sa mort mémorable. Cette
mort, qui se confond avec la catastrophe du Vésuve, lui a donné dans
Après une préface sous forme de lettre familière adressée à Titus, lettre
spirituelle, mais difficile à saisir en quelques parties, et qui n’est pas du
même ton que le reste de l’ouvrage, Pline entre en matière. Le second livre
(lequel est véritablement le premier, puisque la préface ne saurait compter pour
un) traite du monde et des éléments. En laissant de côté la physique et les
explications particulières, en ne s’attachant qu’à ce que j’appelle les idées,
il est aisé de reconnaître dans Pline un philosophe, un esprit supérieur à la
plupart des choses qu’il va enregistrer. À propos du soleil, âme de la nature,
dont il trace un éclatant tableau, il en vient à parler de Dieu. Il pense
« que c’est le fait de la faiblesse humaine que de chercher l’image
et la forme de Dieu »
. Métaphoriquement, on peut dire que le soleil
est « le
; mais, en réalité, il ne faut pas chercher à Dieu une
forme particulière, encore moins croire qu’il y en a un nombre infini. Et ici
Pline se sépare des opinions populaires de son temps ; il ne croit pas (est-il
besoin de le dire ?) aux divinités païennes, mythologiques ; et quant aux
divinités héroïques et aux apothéoses : « C’est être Dieu pour l’homme,
dit-il, que de venir en aide à l’homme, et telle est la voie qui mène à
l’éternelle gloire. »
Mais, à part cette interprétation morale, le
dieu Auguste et le dieu César ne lui
imposent pas autrement. Pline appartient à cette classe d’esprits élevés et
éclairés, tels que l’ancienne civilisation en possédait un assez grand nombre
avant le christianisme, qui ne séparent point l’idée de Dieu de celle de
l’univers, qui ne croient pas qu’elle en soit distincte, et qui, dans le détail
de la vie et l’usage de la société, condescendent d’ailleurs aux idées reçues et
aux préjugés utiles : « Il est bon, dans la société, de croire que les
dieux prennent soin des choses humaines… La religion, répète-t-il en plus
d’un endroit, est la base de la vie. »
Mais ce n’est qu’une religion
toute politique comme l’entendaient les Romains. Aussi Pline pourra nous
transmettre ensuite bien des détails de superstition, il ne sera pas
inconséquent pour cela. Ce qu’il rapporte de singulier, il est loin de
l’admettre nécessairement ; sa foi n’y est pas engagée, il nous en prévient
assez souvent pour qu’on se tienne pour averti là même où il ne prévient pas.
Comme érudit, il suit ses auteurs, et tout ce qu’il y trouve à son gré, il
l’enregistre sous leur garantie ; c’est à faire à eux d’en répondre. Ce n’est
pas qu’il n’accueille de son fait et n’autorise bien des erreurs, sur les
songes, par exemple, sur les comètes, sur les présages dus à la foudre : dans
l’ignorance où il est des explications naturelles, il regarde
Pline a le culte et l’enthousiasme de la science, une admiration reconnaissante
pour les inventeurs illustres, le sentiment du progrès indéfini des
connaissances humaines,
Mon étonnement est extrême, dit-il, quand je vois que dans le monde, autrefois si plein de discordes et divisé en royaumes comme en autant de membres, un aussi grand nombre d’hommes s’est livré à la recherche de choses si difficiles à trouver, et cela sans en être empêchés par les guerres, par les hospitalités infidèles, par les pirates ennemis de tous, et interceptant presque les passages ; et cela avec un tel succès, que, pour des lieux où ils ne sont jamais allés, on en apprend plus sur certains points, à faire de leurs livres, que par toutes les connaissances des habitants. De nos jours, au contraire, au sein d’une paix que fête l’univers, sous un prince qui se plaît tant à voir prospérer les choses de la nature et les arts, non seulement on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites, mais encore on ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens. Les récompenses n’étaient pas autrefois plus grandes, car la puissance souveraine était partagée entre plus de mains ; et pourtant beaucoup ont fouillé ces secrets de la nature, sans autre rémunération que la satisfaction d’être utiles à la postérité.
Ce sont les mœurs qui ont déchu, et non les récompenses.
Cet éloquent regret revient en plus d’un endroit, bien qu’ailleurs
il reconnaisse aussi les facilités et les bienfaits que l’on doit à cette unité
pacifique de l’Empire. Mais c’est au luxe surtout, aux satisfactions de la table
et de la mollesse, que toutes les activités dès lors étaient tournées.
Savez-vous bien qu’on se moquait de Pline dans son temps, qu’on le raillait, lui
amiral, général d’armée, de se livrer à ces recherches qui semblaient « Le monde raille les recherches auxquelles je me livre,
disait-il, et tourne en ridicule mes travaux ; mais dans ce labeur, tout
immense qu’il est, ce m’est une grande consolation encore départager ce
dédain avec la nature. »
Il y a du rhéteur dans Pline ; il ne faut ni le méconnaître ni l’exagérer. Quand, redescendant des sphères et des astres, et de la région orageuse des météores, il en vient à décrire la terre, il se livre à un lieu commun véritable, exaltant, amplifiant les qualités et les mérites de cette surface du globe, subtilisant pour lui prêter plus de vertus qu’il n’est besoin. Il fait un petit tableau qui devait être très beau à citer dans les écoles du temps, comme nous ferions d’une belle page descriptive de Bernardin de Saint-Pierre ou de Chateaubriand. Mais aussi, et tout comme chez eux, des idées morales s’y mêlent et relèvent vite ce qui a pu sembler de pure rhétorique. Comparant sur ce globe la chétive étendue de la terre par rapport à celle de l’Océan et des mers (disproportion qui semblera encore évidente aujourd’hui malgré la découverte des continents nouveaux), il nous montre avec ironie ce théâtre de notre gloire, de nos ambitions, de nos fureurs ; il dira presque comme a dit depuis le poète Racan, qui, dans de beaux vers, nous transporte en idée avec le sage au haut de l’Olympe :
Il voit comme fourmis marcher nos légions Dans ce petit amas de poussière et de boue, Dont notre vanité fait tant de régions !
Pline a le sentiment de la misère et à la fois de la grandeur de
l’homme, des contradictions qu’il croit y découvrir. « Rien de plus
superbe que l’homme, dit-il, ou
Cuvier lui a reproché une philosophie chagrine. Né à une époque de calamités et
de corruption, Pline porte en effet ses impressions morales, et comme ses
ressentiments de société, dans la considération de la nature. Son livre VII, où
il traite de l’Homme, commence par un tableau énergique, éloquent et sombre, où
il semble se ressouvenir des couleurs du poète Lucrèce, et préparer la matière
aux réflexions d’un Pascal. Il nous montre l’homme, le seul de tous les animaux,
jeté nu sur la terre nue, signalant son entrée dans le monde
par des pleurs, ignorant le rire avant le quarantième jour ; et il s’attache, en
toute rencontre, à nous faire voir, par une sorte de privilège fatal, ce maître
de la terre malheureux, débile, toujours en échec, et, jusque dans l’éclair du
plaisir, toujours prêt à se repentir de la vie. Je n’ai pas à discuter ici cette
manière de voir dont Pascal a si puissamment usé depuis. Il est de grands
esprits qui exagèrent peut-être les difficultés et qui créent les contradictions
au sein d’eux-mêmes, pour se donner ensuite le tourment et le triomphe de les
dénouer. De plus conciliants philosophes, des esprits plus largement
contemplateurs, ont prétendu « qu’il n’y a point de contradictions dans
la nature »
. Il est difficile pourtant, si indulgent qu’on soit, de
n’en point apercevoir quelques-unes dans l’homme, tel du moins que nous le
voyons. Pline s’est contenté de les marquer, sans essayer d’en rendre compte.
Tout ce livre sur l’Homme est d’ailleurs des plus curieux chez lui. Après avoir
ramassé toutes sortes de singularités et bizarreries physiologiques sur les
sexes, sur les organes des sens, il en vient aux grands hommes, à ceux qui ont
excellé ou primé par une distinction quelconque. César lui paraît à bon droit
avoir été, dans l’ordre de l’action, le premier des mortels :
Je pense, dit-il, que
l’homme né avec l’esprit le plus vigoureux est le dictateur César. Je ne parle pas ici de son courage, de sa fermeté, de cette hauteur de pensée capable d’embrasser tout ce qui est sous le ciel ; mais je parle d’une vigueur qui lui était propre, et d’une rapidité qui semblait de feu.
Et après quelques détails connus, il ajoute :
Il a livré cinquante batailles rangées, l’emportant seul sur M. Marcellus, qui en avait livré trente-neuf. Sans parler des victoires remportées dans les guerres civiles, 1 192 000 hommes ont péri dans les combats livrés par lui. Ce n’est pas que je lui compte à titre de gloire un tel méfait, fût-il commis par nécessité, contre le genre humain : et il en est convenu lui-même, en ne donnant pas le chiffre du carnage des guerres civiles.
Ce sentiment moral et humain de Pline est digne de remarque ; il ne se lasse point de l’exprimer en maint endroit, mais nulle part plus admirablement que quand il parle de Sylla :
Le seul homme qui jusqu’à présent se soit attribué le surnom d’
Heureuxest L. Sylla, sans doute pour l’avoir acheté par le sang des citoyens et la prise d’assaut de la patrie. Et quels furent ses titres à se dire heureux ? Est-ce parce qu’il put proscrire et égorger tant de milliers de Romains ? Ô la détestable raison, et où l’avenir a plutôt vu un titre de malheur ! N’eurent-elles donc pas un meilleur sort ces victimes d’alors que nous plaignons aujourd’hui, tandis qu’il n’est personne qui n’exècre Sylla ? Et sa fin ne fut-elle pas plus cruelle que le malheur de tous ceux qu’il proscrivit, lui dont la chair se rongeait elle-même et enfantait son propre supplice ?
On sait l’affreuse maladie dont mourut Sylla. Et Pline nous apprend
que, tandis que l’usage général à Rome était déjà de brûler les corps, la
famille Cornelia, ainsi que quelques autres familles, avait conservé les rites
anciens qui consistaient à les enterrer. Mais
À côté et comme en regard de César, Pline exalte Cicéron, celui qu’il appelle le
« flambeau »
des lettres. Il faut voir dans le texte (car les
meilleures traductions sont pâles en ces endroits) avec quelle effusion il
célèbre ce beau génie, le seul que le peuple romain ait produit de vraiment égal
à son empire : « Je te salue, ô toi, s’écrie-t-il, qui le premier fus
nommé Père de la patrie, toi qui le premier méritas le triomphe sans quitter
la toge… »
À quelques livres de là nous apprenons à regret que le
fils indigne de l’illustre orateur était un buveur éhonté ; qu’il se vantait
d’avaler d’un seul trait des mesures de vin immenses ; qu’un jour qu’il était
ivre, il jeta une coupe à la tête d’Agrippa : « Sans doute, dit
ironiquement Pline, ce Cicéron voulait enlever à Marc-Antoine, meurtrier de
son père, la palme du buveur. »
Le livre de Pline sur l’Homme est rempli de particularités, d’anecdotes
intéressantes et qu’on ne trouve que là. Il va faisant un choix dans l’élite
humaine et prélevant en chaque genre, comme il dit,
. La gloire du génie le préoccupe et y tient une
grande place. Il nous apprend que Ménandre, le prince des poètes comiques, à qui
les rois d’Égypte et de Macédoine rendaient un si bel hommage en le demandant
avec une flotte et des ambassadeurs, refusa leurs offres, et s’honora encore
davantage en préférant le sentiment littéraire, la la fleur
des mortels
(c’est le mot de Pline), à la
faveur des rois.conscience des lettres
Pendant que les Lacédémoniens assiégeaient Athènes, Bacchus, dit Pline, apparut
plus d’une fois en songe à ses
délices, les délices de Bacchus dont les fêtes à l’origine se
confondaient avec les solennités du théâtre. C’était le grand poète Sophocle qui
venait de mourir. Lysandre, ayant demandé alors les noms des citoyens
nouvellement morts dans Athènes, y reconnut aussitôt celui que le dieu voulait
désigner, et laissa faire en paix ses funérailles. Conclurons-nous de cette
anecdote que Pline croyait au dieu Bacchus ? Oh ! Non pas. Mais si l’anecdote
n’est pas vraie, elle était digne de l’être ; et Pline, qui sentait ainsi, nous
l’a conservée.
Toutes les anecdotes de Pline ne sont sans doute pas aussi délicates et aussi
belles, et il y en a pour les goûts les plus divers. Après avoir épuisé sa série
de curiosités de tout genre relatives à l’homme, il conclut par quelques
réflexions philosophiques sur les Mânes, et sur ce qui suit la
sépulture. Ces réflexions sont telles qu’on les peut attendre d’un esprit ferme,
positif, sans illusion, sans croyance religieuse proprement dite. Je n’ai ni
l’en féliciter, ni encore moins à l’en reprendre. Ce que je tiens à marquer,
c’est que des pensées comme celles que j’indique, et rendues avec une si forte
expression, suffisent à classer un esprit, quoi qu’il puisse dire ensuite et
avoir l’air d’accueillir ou de croire. L’Antiquité aussi a eu son ee
Non seulement, a dit Buffon le plus bienveillant de ses juges, il savait tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, mais il avait
cette facilité de penser en grand, qui multiplie la science. Il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépend l’élégance et le goût, et il communiqueà ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de pensée qui est le germe de la philosophie…
Le jugement de Buffon est extrêmement favorable à Pline ; il semble
que le grand écrivain ait eu pour lui de la reconnaissance, qu’il ait deviné
qu’on lui reprocherait un jour à lui-même quelques-uns des défauts qu’on peut
imputer à l’auteur romain, et qu’il se soit plu d’avance à saluer en lui
quelques-unes de ses propres qualités, quelques-uns des traits généraux de sa
manière. Buffon, à l’égard de Pline, apporte ce je ne sais quoi de libéralité et
de largesse qu’il est séant toujours aux nobles esprits de s’accorder entre eux
à travers les âges. Il y a comme de l’hospitalité dans son jugement. Il
accueille et traite son célèbre devancier comme un hôte de Rome à qui il ferait
les honneurs du Jardin du Roi. Le jugement de Cuvier, plus sévère, est beaucoup
plus juste, a remarqué M. Littré. Cuvier insiste moins que Buffon sur les
mérites littéraires et philosophiques de Pline ; il les reconnaît pourtant, et
fait la part de tout avec une stricte mais incontestable justesse. C’est un
dessin exact, tracé d’une main sûre. Il apprécie et définit Pline et ses
caractères avec autant de précision qu’il en mettrait à décrire tout autre
individu de l’histoire naturelle. Quant aux autres jugements que cite M. Littré,
et qui proviennent d’hommes spéciaux dans les sciences, ils sont sévères jusqu’à
sembler durs. Je m’incline ; ces maîtres compétents ont sans doute trois fois
raison en ce qui les concerne ; mais, en ce que nous avons droit de comprendre
comme eux, ils ont tort. Si Pline a senti si bien et si souvent exprimé la
majesté, la grandeur et (pourquoi ne dirait-on pas comme lui ?) la religion de
la nature, eux, ils n’ont nullement senti et daigné saisir cet esprit général
circulant et respirant dans Pline. Cette manière de penser en
grand leur a échappé, et Buffon seul l’a reconnue ; il a eu, en jugeant
Pline, de ces mots qu’aucun autre que lui n’aurait trouvés. Le jugement de
Cuvier, couronné d’une ou deux des paroles de Buffon, embrasserait probablement
l’entière vérité. Tout ceci n’est et ne peut être de ma part qu’une impression
littéraire et morale ; c’est la seule que j’aie le droit d’apporter en ces
doctes sujets ; mais je la donne telle qu’elle résulterait pour moi, rien que de
la lecture du livre sur l’Homme.
Pline passe de là à l’examen des autres animaux, et on pense bien que je ne m’y
embarquerai point avec lui. À chaque pas, et même à ne voir les choses qu’en
profane, on rencontrerait des portraits pleins de vie et de talent (celui du Coq, du Rossignol, par exemple, au livre des
Oiseaux) ; à chaque pas on trouve aussi des anecdotes plus ou moins
authentiques, mais piquantes, et qui toutes, même dans leurs erreurs, jettent un
grand jour sur les habitudes, les manières de voir et les superstitions de
l’Antiquité. Quand, des animaux, il en vient aux productions de la terre, aux
arbres et autres végétaux, Pline expose les usages qu’en ont tirés les arts et
l’industrie aux diverses époques. Grâce à lui, on sait à point nommé quand et
par qui chaque objet de consommation et de luxe a été introduit dans Rome. À
propos du papyrus, par exemple, cette plante qui croît en Égypte, il nous parle
au long de la fabrication du papier, des différentes qualités qu’il offrait pour
la finesse, ou la solidité, de celui qui, plus mince, s’employait dans la
correspondance épistolaire, de celui qui servait pour les ouvrages, du papier Auguste, du papier Livie, du papier Claude (sous l’Empirepapier Grand-Aigle ?) :
« Le papyrus, ajoute Pline, est sujet aussi à manquer. Il y eut, sous
le règne de Tibère, une disette de papier, au point qu’il fallut nommer des
sénateurs pour en régler la distribution ; autrement les relations de la vie
auraient été troublées. »
Oh ! que voilà donc une disette qui nous
viendrait bien à propos ! Mais de telles choses n’arrivaient que sous Tibère, et
nous n’avons plus à espérer de ces bonheurs-là aujourd’hui.
Après avoir, en nomenclateur infatigable, épuisé le catalogue de la nature, de
tout ce qu’elle produit et qu’elle enferme en son sein, et des arts nombreux qui
en dérivent, Pline s’arrête et conclut par ce petit hymne final :
« Salut, ô Nature, mère de toutes choses ! et à nous, qui, seul entre
tous les Romains, t’avons complètement célébrée, sois
favorable ! »
C’était pour ajouter une observation de plus à son grand ouvrage, qu’étant à
Misène à la tête de la flotte, au moment où l’éruption du Vésuve se déclara,
Pline alla droit au péril, pour y saisir de plus près ce mystère des causes dont
il était si curieux. Il avait toujours estimé « qu’une mort subite est la
dernière félicité de la vie »
. Il fut servi à souhait, et il périt
suffoqué au milieu du tumulte des éléments. C’est dans ce rôle d’observateur
intrépide que la postérité aime à le voir encore, expirant sur le rivage, ses
tablettes à côté de lui. Il faut relire ce récit de sa mort dans la célèbre
lettre que son neveu écrivit à Tacite sur ce sujet.
Ce neveu, élevé, adopté par lui, et dont la mémoire ne saurait se séparer de la
sienne, est une des figures les plus aimables et, à notre égard, (si l’on peut
dire) les plus modernes de l’Antiquité. Ses lettres, que chacun peut lire dans
l’agréable traduction de Sacy, nous offrent tous les détails de la vie publique,
de la vie domestique les mœurs, c’est-à-dire qui ont de la pudeur, de la
modestie, de la décence. Avec plus de vivacité d’esprit et de relief, c’est le
d’Aguesseau du déclin de l’Antiquité. On ne sait pas avec précision à quel âge
il mourut, mais on se le figure ayant toujours gardé quelque chose de jeune, de
riant, de rougissant et de pur, un de ces visages qui sont tout « Vous êtes Pline, lui disait-il, à moins que vous ne
soyez Tacite. »
La postérité a continué de faire ainsi, et cette
touchante confraternité dure encore. Et qu’on ne dise pas que Pline seul gagne
aujourd’hui au rapprochement, et qu’il est bien heureux de ce voisinage de
Tacite. Tous les deux y gagnent. La figure de Tacite, à n’en juger que par ses
seuls écrits, nous paraîtrait trop sourcilleuse et trop sombre, si elle n’était
adoucie et comme éclairée par le sourire de Pline. Il rend à Tacite en grâce ce
que celui-ci lui prête en autorité.
Pline, à l’exemple de son oncle, est partout rempli de sentiments humains, généreux, pacifiques et compatissants. Il faut voir comme il parle de ses affranchis, des gens de sa maison, comme il les soigne en père de famille quand ils sont malades, comme il les pleure quand il les perd ! Il est homme en tout, et il se fait honneur de l’être. Il y a telle lettre de lui où il semblerait à demi chrétien par la morale. Mais, dans son proconsulat de Bithynie, il se vit en présence des chrétiens eux-mêmes, qui déjà se multipliaient extrêmement dans l’Empire. Il avait à faire exécuter contre eux les édits, et, tout en y procédant selon les rigueurs d’usage, il éprouvait des scrupules d’humanité ; il en référait à Trajan :
J’hésite beaucoup, dit-il, sur la différence des âges. Faut-il les
assujettir tous à la peine sans distinguer les plus jeunes des plus âgés ? Doit-on pardonner à celui qui se repent ? ou est-il inutile de renoncer au christianisme, quand une fois on l’a embrassé ? Est-ce le nom seul qu’on punit en eux ? ou sont-ce les crimes attachés à ce nom ?
Parlant de ceux qu’il avait interrogés, et même de deux pauvres filles esclaves qu’il avait fait mettre à la question, il reconnaît qu’il n’a pu apercevoir en eux tous d’autre crime qu’une mauvaise superstition et une folie :
Ils assurent que toute leur faute ou leur erreur consiste en ceci, qu’ils s’assemblent à un jour marqué, avant le lever du soleil, et chantent tour à tour des vers à la louange du Christ, qu’ils regardent comme Dieu ; qu’ils s’engagent par serment non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol ni d’adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt ; qu’après cela ils ont coutume de se séparer, et ensuite de se rassembler pour manger en commun des mets innocents…
Pline et son oncle étaient des hommes humains, modérés, éclairés ; mais cette humanité des honnêtes gens d’alors était déjà devenue insuffisante pour la réformation du monde. Il fallait de plus héroïques remèdes : ce n’était pas trop de cette espèce de folie sainte qu’on appelle la charité. Pline la rencontre une fois sur son chemin ; il s’arrête un moment, mais il ne sait comment la nommer. Son oncle aussi avait oublié cette plante-là dans l’encyclopédie si complète qu’il a donnée des choses de la nature. C’est ainsi qu’à certaines époques du monde la prudence et même la vertu des modérés et des sages se trouvent vaines, et le malade réclame je ne sais quels miracles ou quelles vertus nouvelles pour se sauver.
me de La Tour-Franqueville. Cette
correspondance dans laquelle Rousseau n’entra qu’à son corps défendant, et où,
du premier au dernier jour, chaque billet lui fut comme arraché, a pourtant cela
de remarquable et d’intéressant, qu’elle est suivie, qu’elle forme un tout
complet, qu’elle n’était pas destinée au public, qu’elle nous montre
Jean-Jacques au naturel depuis le lendemain de La Nouvelle
Héloïse jusqu’au moment où sa raison s’altéra irrémédiablement. On y
peut étudier en abrégé le progrès croissant de ses bizarreries et de ses
humeurs, entremêlées de retours pleins de grâce, et de rares mais charmants
rayons. On y peut étudier en même temps le public, et, si je puis dire, les femmes de Rousseau, dans la personne de l’une des plus
distinguées et certainement de la plus dévouée d’entre elles.
Tout grand poète, tout grand romancier a son cortège Atala et René, a eu ses admiratrices
passionnées, nobles, tendres, délicates, dévouées jusqu’à en mourir : on eût vu
marcher en tête la pâle et touchante Mme de Beaumont. Ce qui
suffirait pour donner la plus haute idée de la qualité du
talent de M. de Chateaubriand, c’est en général la nature distinguée des femmes
qui s’y sont prises, qui se sont éprises de lui pour son talent. M. de Lamartine
est venu ensuite, et nous avons eu des milliers de sœurs d’Elvire, rêveuses et
mélancoliques comme elle. Dans les dernières années, et depuis Jocelyn, le cercle s’est élargi ou plutôt transformé, les Elvire sont
devenues des Laurence. M. de Balzac, le célèbre romancier, a eu plus que
personne son cortège de femmes, celles de trente ans en masse et d’au-delà, dont
il a si bien saisi la faible et flattée infirmité secrète, toutes ces
organisations nerveuses et fébriles qu’il a eu l’art de magnétiser. Au
ePaul et Virginie, fut assiégé d’admiratrices aussi,
entre lesquelles Mme de Krüdener se montra l’une des plus
vives. Mais c’est Rousseau qui commença cette grande révolution en France, et
qui, en fait de littérature, mit décidément les femmes de la partie. Il souleva
en sa faveur cette La Nouvelle
Héloïse, après l’Émile (1759-1762), qui devança la
Révolution de 89, et qui déjà, de loin, la préparait ? Mme de Staël, Mme Roland, ne figureront-elles pas
bientôt en première ligne dans le cortège de ce que j’appelle les femmes de
Jean-Jacques ? Plus modeste ou moins en vue, non moins généreuse et dévouée,
Mme de La Tour-Franqueville fut une des premières ; elle
ouvre la marche, et elle mérite qu’on lui fasse une place à part dans la
renommée de celui à qui elle s’est consacrée.
Qu’était-ce que cette Mme de La Tour ? Elle a occupé les
bibliographes de Rousseau, car lui, l’ingrat qu’il est, il n’en a pas dit un mot
dans ses Confessions. Ce qu’on sait, on le doit à
M. Musset-Pathay, à M. de La Porte, auteur d’une notice sur elle ; M. Ravenel me
fournit des notes précises qui corrigent et complètent les renseignements des
premiers. Elle se nommait Marie-Anne Merlet de Franqueville ; son père était
dans la finance. Née à Paris le 7 novembre 1730 (c’est la date exacte, relevée
sur les actes officiels), elle avait épousé en juillet 1751
M. Alissan de La Tour, homme de finance également ; il était receveur général et
payeur de l’Hôtel de Ville de Paris. Elle avait près de trente ans à l’époque où
parut La Nouvelle Héloïse : c’est l’âge où les plus sages des
femmes commencent à oser. Mme de La Tour avait une amie
intime dont on ignore le nom ; ces deux femmes, en lisant le roman nouveau,
crurent se reconnaître, l’une dans le personnage de Claire,
l’autre dans celui de Julie : elles se récrièrent d’étonnement
et de plaisir. Claire surtout, plus vive, n’hésita pas à déclarer que son amie
était Julie toute pure et dans la perfection, Julie
Il y avait deux années déjà que La Nouvelle Héloïse avait paru,
et qu’elle enflammait de toutes parts, qu’elle ravageait les imaginations
sensibles. Rousseau, âgé de quarante-neuf ans, retiré à Montmorency, jouissait
de ce dernier intervalle de repos (un repos bien troublé) avant la publication
de l’Émile qui allait bouleverser sa vie. Il reçut, à la fin
de septembre 1761, une lettre non signée, dans laquelle on lui disait :
« Vous saurez que Julie n’est point morte et qu’elle vit pour vous
aimer ; cette Julie n’est pas moi ; vous le voyez bien à mon style : je ne
suis tout au plus que sa cousine, ou plutôt son amie, autant que l’était
Claire. »
C’était l’amie de Mme de La Tour, qui
faisait ici le rôle de Claire, et qui dénonçait à Jean-Jacques l’admiratrice
nouvelle, digne elle-même d’être admirée. Après d’assez longs éloges sur cette
Julie inconnue et sur son droit d’entrer en relation avec le grand homme, on
indiquait à Rousseau un moyen de répondre. Il répondit, et cette première fois
« J’espère, madame, malgré le début de votre lettre, que vous n’êtes
point auteur, que vous n’eûtes jamais intention de l’être, et que ce n’est
point un combat d’esprit auquel vous me provoquez, genre d’escrime pour
lequel j’ai autant d’aversion que d’incapacité. »
Il entre alors
très au sérieux dans ce jeu prolongé des Claire, des Julie et des Saint-Preux ;
il ne fait pas semblant, comme ce serait de bon goût à un écrivain bien appris,
de traiter légèrement les personnages de son invention ; il continue de leur
porter respect, et d’en parler dans le tête-à-tête comme s’ils étaient de vrais
modèles :
À l’éditeur d’une Julie, vous en annoncez une autre, une réellement existante, dont vous êtes la Claire. J’en suis charmé pour votre sexe, et même pour le mien ; car, quoiqu’en dise votre amie, sitôt qu’il y aura des Julie et des Claire, les Saint-Preux ne manqueront pas ; avertissez-la de cela, je vous supplie, afin qu’elle se tienne sur ses gardes…
Puis tout à coup il s’enflamme à l’idée de retrouver quelque part
une image des deux amies inséparables qu’il a rêvées ; l’apostrophe, cette
figure favorite qui est son tic littéraire, lui échappe : « Charmantes
amies ! s’écrie-t-il, si vous êtes telles que mon cœur le suppose,
puissiez-vous, pour l’honneur de votre sexe et pour le bonheur de votre vie,
ne trouver jamais de Saint-Preux ! Mais si vous êtes comme les autres,
puissiez-vous ne trouver que des Saint-Preux ! »
Tout cela, lu aujourd’hui à froid, par des hommes d’une génération qui n’a point eu les mêmes enthousiasmes, paraît un peu singulier et provoque le sourire. Au sortir de cet élan romanesque, Rousseau rentre dans la réalité plus qu’il ne faudrait, en étalant à ces deux jeunes femmes, qu’il ne connaît pas, le détail de ses maux physiques, de ses infirmités :
Vous parlez de faire connaissance avec moi ; vous ignorez sans doute que l’homme à qui vous écrivez, affligé d’une maladie incurable et cruelle, lutte tous les jours de sa vie entre la douleur et la mort, et que la lettre même qu’il vous écrit est souvent interrompue par des distractions d’un genre bien différent.
Quand on sait de quel genre était la maladie de Rousseau, on est un peu surpris de cette allusion directe qu’il y fait. Montaigne parle bien d’une maladie pareille qu’il avait, mais il en parle à ses lecteurs, c’est-à-dire à tout le monde ; tandis qu’ici Rousseau en parle dans une lettre particulière à de jeunes femmes à qui il écrit pour la première fois : c’est là un renchérissement et un embellissement.
Au reste, il aurait bien tort de se contraindre ; car ces deux femmes, dans les lettres qui suivent, vont entrer à leur tour dans ces détails de santé, non seulement avec intérêt et affection, mais avec importunité et harcèlement, jusqu’à discuter, par moments, les voies et moyens et les vices de conformation, comme feraient des chirurgiens et des anatomistes. Ce ne sont là que des manques de goût et de délicatesse, qui caractérisent l’époque, et surtout le genre dont Rousseau est le type.
Ce qui ne le caractérise pas moins, c’est le ton, le style des lettres, tant
celles des deux amies que les billets de Rousseau lui-même. J’y remarque
l’emploi fréquent des imparfaits du subjonctif. À propos de ce chapitre de la
santé, la soi-disant Claire écrira à Jean-Jacques : « Avez-vous pu croire
que nous en
Mignorassions le déplorable état ? »me de La Tour met à un endroit un mot terrible, consultassiez, et Rousseau semble « Je ne supporterais pas l’idée que vous
Que dirait Fénelon ? Que
dirait Voltaire ? Il y a là de quoi les faire souffrir et crier. Jamais non plus
vous ne trouveriez de ces fautes régulières et méthodiques sous la plume des
femmes de la fin du attribuassiez à négligence… »ee« Si j’avais
reçu vos lettres, écrit Rousseau à M
Sentez-vous le défaut ? car, si on ne le sent pas, je n’ai pas à le prouver. Et
encore, parlant des éloges que Glaire donne à son amie, il dira : me de La Tour, je n’en aurais point nié la réception. »« Avec
quel plaisir son cœur s’épanche sur ce
Je crois sentir, en un mot, dans ce style si
régulier, si ferme, si admirable aux pages heureuses, un fond de prononciation
âcre et forte, qui prend au gosier, un reste d’accent de province.charmant
texte ! »
Je dis les défauts, mais il ne faut pas trop y insister d’abord, et il convient
de ne pas perdre le fil du petit roman qui est noué à peine. Pour montrer, avant
tout, ce qu’était Mme de La Tour, cette Julie qui se croyait
en droit d’être comparée à Julie d’Étanges, et pour prouver qu’elle n’en était
pas trop indigne, je ne puis faire rien de mieux que de citer son propre
portrait, envoyé par elle à Rousseau, un jour que celui-ci, dans une de ses
rares boutades de galanterie, lui avait demandé comment elle
s’habillait, afin de pouvoir se fixer l’imagination, disait-il, et se
faire quelque idée d’elle. Car elle ne le vit en tout que trois fois, et, à
cette date où elle traçait le portrait, elle ne l’avait pas visité encore.
Avec quelque exactitude que je veuille vous détailler mes traits, lui écrivait-elle, il me sera impossible de vous donner une juste idée de leur ensemble ; je n’y saurais que faire, et j’en suis fâchée. Du moins sur ma taille, je ne veux coûter aucun frais à votre imagination ; j’ai, raisonnablement chaussée, quatre pieds neuf pouces et dix lignes de haut, et de l’embonpoint tout ce qu’il faut en avoir. Mon visage, qui, grâce à la petite vérole dont je suis un peu marquée, est la partie la moins blanche de ma personne, ne l’est pourtant pas encore trop mal pour une brune. Son contour est d’un ovale parfait, et son profil agréable. J’ai les cheveux fort bruns et très avantageusement placés ; le front un peu élevé, et d’une forme régulière ; les sourcils noirs et bien arqués ; les yeux à fleur de tête, grands, d’un bleu foncé, la prunelle petite, et les paupières noires ; mon nez, ni gros, ni fin, ni court, ni long, n’est point aquilin, et cependant contribue à me donner la physionomie d’un aigle. Ma bouche est petite et suffisamment bordée ; mes dents sont saines, blanches et bien rangées ; mon menton est bien fait, et mon cou bien pris, quoique un peu court. J’ai les bras, les mains, les doigts, les ongles même, dessinés comme les voudrait une fantaisie de peintre. Venons à présent à ma physionomie, puisque, grâce au ciel, j’en ai une. Elle annonce plus de contentement que de gaieté, plus de bonté que de douceur, plus de vivacité que de malice, plus d’âme que d’esprit. J’ai le regard accueillant, le maintien naturel, et le sourire sincère. D’après ce portrait, qui est pourtant bien le mien, vous allez me croire belle comme un ange ? Point du tout ! je n’ai qu’une de ces figures qu’on regarde à deux fois. Reste un article qui, à mon sens, tient assez à la personne pour qu’on en fasse mention, et que vous-même n’avez pas dédaigné : la façon de se mettre. Mes cheveux composent ordinairement toute ma coiffure : je les relève le plus négligemment qu’il m’est possible, et je n’y ajoute aucun ornement ; à la vérité, je les aime avec assez d’excès pour que cela dégénère en petitesse. Comme je suis modeste et frileuse, on voit moins de moi que d’aucune femme de mon âge. Rien dans mon habillement ne mérite le nom de parure. Aujourd’hui, par exemple, j’ai une robe de satin gris, parsemée de mouches couleur de rose…
Placez une telle femme à son clavecin, chantant un air du Devin du village, ou bien mettez-la à sa table à écrire, ayant
en face d’elle la collection rangée des Œuvres de Jean-Jacques
et au-dessus le portrait de celui me de La Tour.
Si nos lecteurs n’ont pas tout à fait oublié un charmant Portrait, que nous avons
cité autrefois, d’une grande dame du eCauseries du lundi,
p. 58.
Rousseau lui-même, quoique ce soit là une beauté dans son genre et taillée sur le
patron de son idéal, sent bien le défaut. Il trouve à Mme de La Tour l’esprit net et lumineux ; mais il avait
remarqué dès l’abord dans ses lettres un caractère d’écriture trop lié et trop
formé, une régularité extrême d’orthographe, une ponctuation « plus
exacte que celle d’un prote d’imprimerie »
, quelque chose enfin qui,
à lui soupçonneux, lui avait fait croire un moment que ce pouvait être un homme
qui se déguisait ainsi pour lui jouer un tour. En voyant en elle son ouvrage, il
ne pouvait s’empêcher de le trouver trop parfait.
Mme de La Tour était une personne de mérite et de vertu.
Mariée à un homme peu digne, et de qui elle finit par se séparer sur le conseil
et du consentement de sa famille, elle n’abusa point de son malheur pour se
croire le droit de se consoler. Elle a un tort pourtant comme toutes les femmes
de cette école de Rousseau : elle ne parle pas seulement de sa sensibilité et de
ses grâces, elle parle de son caractère, de ses principes, de
ses mœurs et de sa vertu. Je ne sais si les
personnes du e
Mme de La Tour écrit un jour à Rousseau : « Si mon
cœur n’était pas hors de la classe commune, je n’oserais m’avouer jusqu’à
quel point je m’occupe de vous. »
Ce témoignage qu’elle se rend est
juste, et certes elle avait le cœur hautement placé. Mais quand on aime
vraiment, d’une passion de cœur et non d’une passion de tête, est-ce qu’on songe
à tirer ainsi son cœur de la classe commune et à l’en
distinguer ? Les vraies amantes, la Religieuse portugaise, par exemple,
songeait-elle à cela ?
L’enthousiasme de Mme de La Tour pour Jean-Jacques n’est
point factice, il est sincère, et pourtant il a du faux comme son objet et son
héros en a lui-même. Elle s’exalte et se monte la tête sur la pureté de sa
passion, sur la beauté du motif qui l’anime. Elle voudrait faire du misanthrope
vieilli et infirme un Saint-Preux véritable, un Saint-Preux idéal, tout âme et
tout esprit, toute flamme. L’instinct de son sexe, c’est-à-dire son bon sens,
lui dit bien tout bas par instants qu’elle a peu à attendre de lui, qu’elle peut
à peine en tirer quelque réponse, qu’il n’est guère séant après tout à une femme
de se jeter ainsi à la tête d’un homme bourru (fût-il grand écrivain), qui ne se
soucie nullement d’elle et qui la rebute. Puis tout à coup, passant sur
l’objection, elle s’écrie : Il est homme ! qu’est-ce que cela
fait ? « La frivole distinction des sexes doit-elle être admise dans un
commerce dont l’âme fait tous les frais ? »
Voilà le faux, voilà
l’impossible qui commence. Mais c’est le sexe précisément (ne le comprenez-vous
pas ?) qui, toujours ramené ou sous-entendu, vaguement indiqué et senti, fait le
charme de ces correspondances, même les plus pures, et desquelles on n’attend
rien autre chose que ce charme même.
L’amie de Mme de La Tour, la soi-disant Claire, qui avait
engagé la correspondance au nom de son amie, fut la première et la seule à y
renoncer. Elle se dégoûta de recevoir les bourrasques de Rousseau, et elles
étaient rudes en effet à de certains jours, surtout quand les deux amies
exigeaient de lui des lettres, des réponses, ce qu’elles faisaient trop souvent.
Un jour qu’il s’était vu trop harcelé et chicané par les deux amies sur la
rareté et la brièveté de ses réponses, Rousseau, poussé à bout, écrivit la
lettre suivante à Mme de La Tour :
À Montmorency, le 11 janvier 1762.
Saint-Preux avait trente ans, se portait bien, et n’était occupé que de ses plaisirs ; rien ne ressemble moins à Saint-Preux que J.-J. Rousseau. Sur une lettre pareille à la dernière, Julie se fût moins offensée de mon silence qu’alarmée de mon état ; elle ne se fût point, en pareil cas, amusée à compter des lettres et à souligner des mots ; rien ne ressemble moins à Julie que M
mede… (de La Tour). Vous avez beaucoup d’esprit, madame, vous êtes bien aise de le montrer, et tout ce que vous voulez de moi, ce sont des lettres : vous êtes plus de votre quartier que je ne pensais.
J.-J. Rousseau.
Notez que Mme de La Tour logeait rue Richelieu,
dans le quartier du Palais-Royal, et que l’allusion finale de Rousseau n’était
rien moins qu’une grossière injure. L’amie de Mme de La Tour, Claire, se le tint pour dit : « Je
me suis donné trois fiers coups de poing sur la poitrine, écrivait-elle à
son amie, du commerce que je me suis avisée de lier entre vous. Socrate
disait qu’il se mirait quand il voulait voir un fou. Donnons cette recette
Dans la dernière lettre qu’elle
avait adressée à Rousseau, cette Claire, qui avait peut-être plus d’esprit, ou
du moins l’esprit plus dégagé et plus malin que Mme de La Tour, avait lâché à l’éloquent bourru le mot le plus cruel qu’il
pût entendre : « Allez, lui avait-elle dit, vous êtes fait tout comme les
autres hommes. »
La Dorine de Molière n’eût pas mieux trouvé.
En effet, la grande prétention de Rousseau, le germe de sa maladie et de la
maladie de ses successeurs, ç’a été justement de ne vouloir point être jeté dans
le moule des autres hommes : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que
j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui
existent. »
Ce que Rousseau a dit là au début de ses Confessions, tous ceux qui ont en eux le mal de Rousseau le disent ou
le pensent tout bas. René, qui se flatte si fort de s’être séparé de son célèbre
devancier, s’est écrié tout comme lui dans Les Natchez :
« C’est toi, Être suprême, source d’amour et de beauté,
Le plus piquant hommage qu’on puisse
adresser aux hommes de cette nature et de cette manie, c’est de leur dire : « On
vous comprend, on vous connaît, on vous admire ; mais vous avez des pareils, ou
du moins des semblables, plus que vous ne le croyez. »c’est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux
comprendre ! »
Mme de La Tour ne lit pas comme son amie Claire ; elle ne se
découragea point. Ce n’était pas sa tête seulement qui s’était montée pour
Rousseau ; elle l’aimait sincèrement, avec chaleur, avec déraison, avec ce
dévouement d’une femme qui n’avait point eu jusque-là d’objet sur qui placer ses
affections romanesques. Quelques phrases de lui, à elles adressées, dans les
premiers billets, phrases toutes littéraires dont elle s’exagérait le sens, et
qu’elle relisait sans cesse, lui avaient fait croire qu’elle avait pu, un
instant, occuper dans son cœur je me d’Houdetot y
avait passé. Elle reprit la correspondance seule, et cette fois à l’insu de
Claire ; elle fut ce qu’on est si aisément quand on aime, elle fut importune,
obstinée, maladroite souvent ; elle obséda. Mortifiée sans cesse, elle revint à
la charge, ne se rebutant jamais. Fière et sensible, elle reçut bien des
blessures, ce qui ne l’empêcha jamais de pardonner. Le nom de Julie, que Rousseau lui avait décerné d’abord, lui fut retiré ; il ne
l’appela plus que Marianne. Elle se soumit à ces diminutions
pénibles de témoignages déjà si marchandés et si rares, et se montra encore
reconnaissante de ce qu’elle obtenait. Il oubliait quelquefois ce nom même de
Marianne, et ne savait plus comment la nommer en lui
écrivant ; elle avait besoin de le lui rappeler. N’importe, elle trouvait encore
à se prendre aux moindres marques d’attention, et à s’émouvoir de ce qui certes
n’en valait pas la peine. L’intervalle de deux ou trois ans pendant lequel
Rousseau, réfugié en Suisse, habita à Môtiers (1762-1765), fut le temps où la
correspondance eut le plus de suite et apporta le plus de consolation à la
pauvre Marianne. Un jour, après avoir reçu d’elle la jolie page de portrait que
j’ai précédemment citée, Rousseau lui écrivait : « Combien il va m’être
agréable de me faire dire par une aussi jolie bouche tout ce que vous
m’écrirez d’obligeant, et de lire dans des yeux d’un bleu foncé, armés d’une
paupière noire, l’amitié que vous me témoignez ! »
Ce fut là le plus
bel instant :
Savez-vous bien qu’elle est charmante votre lettre, répond M
mede La Tour, et que, pour ne pas vous trouver trop charmant vous-même, j’ai été obligée de me rappeler de combien de nuages vous avez obscurci les beaux jours que vous m’avez quelquefois procurés ?… Plus égal, votre commerce serait trop attachant ; tel qu’ilest, il m’attache assez pour me faire plaisir et peine ; plus serait trop.
Soyons juste : il y a des moments aussi où l’on conçoit
l’impatience de Rousseau, où on la partage presque ; car Mme de La Tour est bien exigeante sans paraître s’en douter. Elle lui
envoie un jour un autre portrait d’elle, mais un portrait peint en miniature.
Elle attache à cet envoi une importance bien naturelle chez une femme, chez une
femme qui aime, qui voudrait être aimée sans qu’on l’ait encore vue ; mais cette
importance se trahit aussi par trop de soins. Elle exige de Rousseau qu’au moment même où il recevra le portrait ou la lettre qui
l’accompagne (et dût sa réponse ne partir que huit jours après), il se mette à
écrire… quoi ?… à écrire sa première impression. Elle veut saisir cette première
impression au vif, et telle qu’elle ne fasse qu’un saut de l’esprit et du cœur
sur le papier. Rousseau obéit, mais en deux mots, et trop froidement au compte
de la sensible Marianne : « Le voilà donc enfin, ce précieux portrait si
justement désiré ! il m’arrive au moment où je suis entouré d’importuns et
d’étrangers… J’ai cru devoir vous donner avis de sa réception, afin de vous
tranquilliser là-dessus. »
La pauvre Marianne est désespérée et
furieuse de recevoir si peu : « Votre laconisme me désole, mon
ami. »
Elle voudrait savoir comment on l’a trouvée dans ce
portrait ; elle a grand soin d’avertir qu’il n’est pas flatté ; que tout le
monde la trouve mieux. Enfin elle est femme. Hélas ! tout cela repose sur une
illusion, sur cette idée qu’en aimant elle peut être aimée aussi. Mme de La Tour ne savait pas que depuis Mme d’Houdetot, le cœur de Rousseau n’avait plus à rendre de flamme.
Aussi, malgré tous ses efforts, elle ne peut trouver à se loger dans ce cœur
resserré et aigri ; elle voudrait introduire une douceur, une consolation
secrète dans cette gloire ; cela eût sans doute été
Rousseau le lui dit sur tous les tons, il lui énumère ses maux physiques, les obsessions dont il est ou dont il se croit l’objet, les importuns, les espions, que sais-je ?
Au milieu de tout cela, ajoute-t-il assez sensément, un homme qui n’a pas un sol de rente ne vit pas de l’air, et il faut quelques soins aussi pour pourvoir au pain. Mais je ris de ma simplicité, de prétendre faire entendre raison sur une situation si différente à une femme de Paris, oisive par état, et qui, n’ayant pour toute occupation que d’écrire et recevoir des lettres, entend que tous ses amis ne soient occupés non plus que du même objet… Je sais, lui dit-il encore avec autant de vérité que d’amertume, je sais qu’il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des autres dans les choses qu’on exige d’eux.
Elle se relève, et non sans avantage, toutes les fois qu’elle a été
atteinte ; car elle a de l’esprit, de la dignité, surtout un cœur généreux. Je
ne l’aime pas quand elle est en adoration devant son idole, quand elle lui parle
solennellement de l’univers, quand à propos d’un imprimé de
lui, qu’il lui fait parvenir par la petite poste, elle s’écrie : « J’ai
soupiré de ne pouvoir pas prendre l’univers à témoin d’une distinction si
flatteuse. »
Elle me paraît peu aimable quand elle lui dit encore :
« Vous avez le plus beau génie du siècle ; moi j’ai le meilleur cœur
du monde… Vous êtes digne qu’on vous élève des statues ; moi je suis digne
de vous en élever. »
Tout cela est déclamatoire, comme une page même
de Jean-Jacques. Mais elle reprend sa supériorité de femme si elle ajoute :
Vous êtes le plus sensible des hommes ; moi, sans être peut-être la plus sensible des femmes, je suis plus sensible que vous ; vous avez reçu mes hommages
sans dédain, je vous les ai offerts sans orgueil ; c’est vous que vous aimez en moi ; moi, je n’aime en vous que vous-même, et nous avons raison tous deux.
À cette époque, la raison de Rousseau avait déjà reçu des
altérations profondes ; il commençait, non pas seulement à paraître fou dans le
sens vague et général du mot, mais à l’être trop réellement dans le sens précis
et médical. Sa correspondance avec Mme de La Tour, pendant
son séjour en Suisse, porte des traces de cette irritation, de cette
surexcitation de vanité, c’est-à-dire de ce qui, en ce genre
de folie, est à la fois la cause et le symptôme : « Vous dites que je ne
suis indifférent à personne, écrivait-il un jour à M
Voilà la fibre malade qui se met à vibrer. Il ne peut
plus se contenir ; la détente est lâchée ; il ajoute : me de La Tour ; tant mieux ! je ne puis souffrir les tièdes, et j’aime
mieux être haï de mille à outrance, et aimé de même d’un seul. Quiconque ne se passionne pas pour moi, n’est pas digne de
moi. »« On peut ne pas
aimer mes livres, et je ne trouve point cela mauvais ;
L’esprit était donc déjà
atteint. On se sent humilié pour ce qu’on appelle talent humain ou génie, de
penser que c’est à partir de ce temps que Rousseau a écrit quelques-unes de ses
plus divines pages, les premiers livres des mais
quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres, est un fripon :
jamais on ne m’ôtera cela de l’esprit. »Confessions, la
cinquième promenade des Rêveries. Cette organisation blessée
ne semblait que mieux disposée à produire quelques-uns de ses fruits les plus
délicieux. Décidé, par les persécutions qu’il avait trouvées en Suisse, à passer
en Angleterre et à se confier à l’hospitalité de David Hume, Rousseau revint un
moment à Paris (décembre 1765). On a publié dernièrement à Édimbourg une Vie de Hume qui met en parfaite lumière cet épisode de la vie
de Rousseau. Les
Il a, disait-il, les manières d’un homme du monde plus qu’aucun des lettrés d’ici, excepté M. de Buffon, dont l’air, le port, l’attitude répondent plutôt à l’idée d’un maréchal de France qu’à celle qu’on se fait d’un philosophe. M. Rousseau est de petite taille, et serait plutôt laid s’il n’avait pas la plus belle physionomie du monde, ou du moins la plus expressive.
Hume l’appelait le « joli petit homme » ; il ne voyait pas même trop d’affectation dans ce costume arménien que portait alors Rousseau sous prétexte de son infirmité. Mais ce même David Hume le juge admirablement lorsqu’un mois ou deux après, et avant leur brouille, voyant Rousseau décidé à s’aller confiner seul dans une campagne, il prédit qu’il va y être aussi malheureux que partout ailleurs :
Il sera absolument sans occupation, écrit-il à Blair, sans compagnie et presque sans amusement d’aucun genre. Il a très peu lu durant le cours de sa vie, et il a maintenant renoncé tout à fait à la lecture. Il a très peu vu, et n’a aucune sorte de curiosité pour voir et observer. Il a, à proprement parler, réfléchi et étudié fort peu, et n’a, en vérité, qu’un fonds peu étendu de connaissances. Il a seulement
sentidurant toute sa vie ; et, à cet égard, sa sensibilité est montée à un degré qui passe tout ce que j’ai vu jusqu’ici ; mais elle lui donne un sentiment plus aigu de peine que de plaisir. Il est comme un homme qui serait nu, non seulement nu de ses vêtements, mais nu et dépouillé de sa peau, et qui, ainsi au vif, auraità lutter avec l’intempérie des éléments qui troublent perpétuellement ce bas monde.
Certes, il est impossible de mieux représenter l’état moral et
physiologique de Rousseau ; et, avec un hôte d’une sensibilité si maladive,
ainsi livré à la solitude « sans occupation, sans livres, sans société
(hors celle de cette misérable Thérèse), et
, Hume aurait moins dû s’étonner du résultat.sans
sommeil »
J’ai oublié pendant ce temps Mme de La Tour, et peu s’en faut
qu’à son passage à Paris, Rousseau ne l’ait oubliée lui-même. Elle attendait
avec anxiété qu’il la prévînt de son arrivée par un mot, peut-être même qu’il la
visitât : « J’ai entendu dire que vous étiez à Paris, mon cher
Jean-Jacques ; je n’ai pu le croire, puisque je ne le savais pas par
vous-même. »
Mais le cher Jean-Jacques, ce
jour-là, n’était pas dans une veine aimable :
J’ai reçu vos deux lettres, madame ; toujours des reproches ! Comme, dans quelque situation que je puisse être, je n’ai jamais autre chose de vous, je me le tiens pour dit, et m’arrange un peu là-dessus. Mon arrivée et mon séjour ici ne sont point un secret. Je ne vous ai point été voir, parce que je ne vais voir personne…
Et il lui fait sentir, à elle qui se croyait déjà une vieille amie,
qu’elle n’est pour lui qu’une amie nouvelle, qui fait nombre avec tant d’autres,
et qui n’a pas encore réussi à se loger à fond dans un coin de son cœur. Elle
s’enhardit malgré tout ; elle se présente à sa porte, au Temple, où le prince de
Conti lui donnait asile. Elle arrive à une heure où elle espérait le trouver
seul, il ne l’était pas ; elle entre pourtant, et il paraît, à la reconnaissance
qu’elle témoigne, qu’elle n’est pas trop mal reçue : il l’embrassa au départ. Ce
fut la seule fois où elle vit avec un peu de satisfaction l’objet de son culte.
Six ans après (avril 1772), comme Jean-Jacques était
Mme de La Tour avait pourtant bien mérité de lui dans une
circonstance mémorable, et lui-même avait paru apprécier son dévouement.
Lorsque, six mois après le départ de Rousseau pour l’Angleterre, éclata la
brouille avec Hume, et que tout Paris prit fait et cause pour ou contre, Mme de La Tour n’hésita point : elle était pour Jean-Jacques
quand même ; c’est l’honneur et le droit des femmes d’agir
à l’aveugle en pareil cas. Elle publia, sans se nommer, une Lettre toute favorable au caractère de son ami, elle qui savait
cependant si bien à quel point il pouvait se montrer injuste et injurieux sans
cause. Cette Lettre, qui a perdu aujourd’hui tout intérêt,
atteste une plume ferme, capable d’une polémique virile, une lance d’amazone.
« En la lisant, écrivait Rousseau, le cœur m’a battu, et j’ai reconnu
ma chère Marianne. »
Mais cette reconnaissance lui passa vite, et
déjà son cœur était trop envahi par le soupçon pour accueillir longtemps rien de
doux.
Homme étrange, écrivain puissant et prestigieux, il faut faire sans cesse double
part en le jugeant. S’il a été son propre bourreau et s’il s’est beaucoup
troublé lui-même, il a encore plus troublé le monde. Il n’a pas seulement jeté
l’enchantement sur la passion, il a su, comme l’a dit Byron, donner à la folie
l’apparence de la beauté, et recouvrir des actions ou des pensées d’erreur avec
le céleste coloris des paroles. Il a le premier conféré « Mais je crains
toujours de pécher par le fond, et que toutes mes théories ne soient pleines
d’extravagances. »
Celui de ses écrits dont il faisait le plus de
cas était le Contrat social, le plus sophistique de tous en
effet, et qui devait le plus bouleverser l’avenir. Pour nous, quoi que la raison
nous dise, pour tous ceux qui, à quelque degré, sont de sa postérité
poétiquement, il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de
ne pas lui pardonner beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment
passionné de la nature, pour la rêverie dont il a apporté le génie parmi nous,
et dont le premier il a créé l’expression dans notre langue. Chateaubriand, dans
un jugement final, insistant sur le défaut essentiel du caractère, a dit de
lui :
Qu’un auteur devienne insensé par les vertiges de l’amour-propre ; que toujours en présence de lui-même, ne se perdant jamais de vue, sa vanité finisse par faire une plaie incurable à son cerveau, c’est de toutes les causes de folie celle que je comprends le moins, et à laquelle je puis le moins compatir.
Byron, qui n’était pas exempt de ce même mal dont furent
diversement atteints Chateaubriand et Rousseau, a mieux daigné y entrer et le
comprendre ; Childe-Harold, au peintre de Clarens et à l’amant de Julie, resteront
le portrait le plus sympathique et le plus fidèle.
Qu’avons-nous encore à dire de Mme de La Tour, l’une des
dévotes et des victimes que ces génies de séduction entraînent au passage ? Les
belles années pour elle avaient fui ; vinrent celles du retour et du malheur.
Elle eut à se séparer de son mari et crut devoir répudier même son nom ; elle se
fit appeler Mme de Franqueville. Elle n’avait point
d’enfants ; elle vieillit dans la tristesse, et mourut le 6 septembre 1789,
retirée au couvent des Religieuses hospitalières à Saint-Mandé. On la retrouve,
après la mort de Rousseau, essayant encore de défendre sa mémoire, et brisant
pour lui des lances dans les journaux du temps. À la façon dont elle prend à
partie tous ceux qui l’attaquent, on voit qu’elle a à cœur de prouver jusqu’à la
fin « qu’on est toujours de la religion de ce qu’on aime »
. Mais
le trait principal qui la distingue, et qui marque sa destinée, c’est d’avoir
voulu être une Julie réelle, et, malgré ses titres, de n’avoir pu être agréée.
Elle justifie ce qu’a remarqué si bien Byron : l’amour de Rousseau n’était pour
aucune femme vivante, ni pour une de ces beautés d’autrefois, que ressuscitent
les rêves du poète. Son amour était celui de l’idéale beauté, du fantôme auquel
lui-même prêtait, vie et flamme : c’était ce fantôme seul, tiré de son sein, et
formé d’un ardent nuage, qu’il aimait, qu’il embrassait sans cesse, à qui il
donnait chaque matin ses baisers de feu, sur qui il plaçait, en les rassemblant,
ses rares souvenirs de bonheur ; et quand il se présenta une femme réelle qui
eut l’orgueil de lui montrer l’objet terrestre de son idéal et de lui dire : Je suis Julie, il ne daigna point la reconnaître ; il lui en
voulut presque d’avoir espéré se substituer à l’objet du divin songe.
Lettres et cette Notice, qui
ont déjà depuis quelques jours une demi-publicité de salon, font partie du
volume de Mélanges que la Société des
bibliophiles publie pour cette année, et qui paraît en ce moment. La
Société des bibliophiles, fondée en 1820 par MM. de Châteaugiron, de
Pixerécourt, Walckenaer, et autres gens de lettres ou amateurs distingués, est
une institution essentiellement aristocratique, qui suppose de l’argent, du
loisir, le goût des belles choses, des choses rares, de ces curieuses inutilités
qui tiennent ou qui mènent aux études sérieuses. Si vous ôtez le loisir, a dit
Ovide, vous supprimez tout l’art de l’amour ; et moi j’ajoute : vous supprimez
tous les amours délicats et les nobles goûts. La Société des bibliophiles vit
depuis trente ans, et elle n’est pas du tout en train de périr. Le goût des
livres n’a fait que gagner dans ces derniers cours a fléchi le moins du monde. Cette Bourse-là a tenu mieux
que l’autre. Hier encore, malgré l’élection du 28 avrile
Les poètes ont employé ce mot de manie avec honneur, et il est
bien entendu que c’est dans ce sens que je l’emploie ici. La Société des
bibliophiles (je reviens à elle) a donc été instituée « pour entretenir
et propager le goût des livres, pour publier ou reproduire les ouvrages
inédits ou rares, surtout ceux qui peuvent intéresser l’histoire, la
littérature ou la langue, et pour perpétuer dans ses publications les
traditions de l’ancienne imprimerie française »
. Elle n’a pas manqué
jusqu’ici à son programme. Elle a publié, de 1820 à 1834, sept volumes de Mélanges, qui contiennent des pièces du Moyen Âge, des lettres
ou opuscules de personnages célèbres. Le seul inconvénient de ces premiers
volumes de Mélanges, c’est d’être à peu près introuvables pour
le vulgaire des lecteurs ; car ils n’ont été tirés qu’à un très petit nombre
d’exemplaires, et pour autant de têtes seulement qu’il y avait de membres. La
Société a publié depuis lors (1844) un magnifique recueil de gravures
représentant les Cartes à jouer de tous les pays du monde.
Elle est entrée, à dater de ce moment, dans une voie de publication plus large,
plus ouverte et à la portée de tous ; elle a eu raison. Il faut en ce siècle
faire la Le Ménagier de Paris, publié il y a trois ans, au nom
de la Société, par les soins de M. Jérôme Pichon, offre un curieux traité de
morale, de civilité honnête et d’économie domestique, le tout dressé par un bon
bourgeois de Paris du eContes de la reine
de Navarre, revus sur les manuscrits. C’est M. Le Roux de Lincy qui est
chargé de ce travail, et à qui l’on devra cette édition vraiment première et
originale. Alors seulement on pourra juger du livre de la spirituelle reine, que
tous les éditeurs, même les premiers éditeurs, m’assure-t-on, ont étrangement
défiguré.
La Société des bibliophiles se compose en tout de vingt-quatre membres. Si l’on
parcourt la liste des membres actuels, imprimée en tête du volume de Mélanges que nous annonçons, on y remarque des noms d’amateurs
qui sont, à bon droit, connus pour avoir su réunir des collections uniques en
leur genre ; M. Cigongne, par exemple, qui possède le plus complet et le plus
beau cabinet en fait d’ancienne poésie française. Au milieu de tous ces noms,
dont quelques-uns des plus doctes et appartenant à l’Académie des inscriptions,
mais dont aucuns ne sont des noms en us, on rencontre avec
plaisir deux femmes, l’une que le génie de l’art a douée en naissant, et qui,
entre mille grâces naturelles, a celle du crayon et du pinceau ; l’autre qui
vient de montrer qu’elle n’a qu’à vouloir, pour mettre une plume nette et fine
au service de l’esprit le plus délicat. Comme tout me Gabriel Delessert
et de Mme la vicomtesse de Noailles ; et, pour être
indiscret jusqu’au bout, j’ajouterai que ce n’est point la première qui est
l’auteur de la Notice sur la duchesse de Bourgogne, Notice qui est à la fois d’un membre de la Société et d’une
femme. Devinez maintenant, si vous l’osez.
Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, qui fut mariée au petit-fils de
Louis XIV, et qui fut la mère de Louis XV, a laissé un bien gracieux souvenir
après elle. Elle a passé dans le monde comme une de ces vives et rapides
apparitions que l’imagination des contemporains se plaît à embellir. Née en
1685, fille du duc de Savoie, qui lui transmit de son habileté et peut-être de
sa ruse, petite-fille par sa mère de cette aimable Henriette d’Angleterre dont
Bossuet a immortalisé la mort, et dont elle semblait ressusciter le charme, elle
vint en France à l’âge de onze ans, pour y épouser le duc de Bourgogne qui en
avait treize (1696). Le mariage se fit l’année suivante, mais pour la forme
seulement, et pendant quelques années on ne s’occupa que de l’éducation de la
jeune princesse. Mme de Maintenon s’y appliqua avec tout le
soin et toute la suite dont elle était si capable. Il ne tint pas à elle que la
duchesse de Bourgogne ne devînt la plus exemplaire des élèves de Saint-Cyr. La
vivacité et les saillies de la princesse dérangeaient bien un peu parfois des
conseils si bien concertés par la prudence, et elle sortait à tout moment du
cadre qu’on voulait lui faire. Pourtant elle profitait à travers tout ; le
sérieux se glissait jusque dans les plaisirs. Ce fut pour elle qu’on représenta
dans l’appartement de Mme de Maintenon Athalie.
La duchesse de Bourgogne y jouait un rôle :
Cet amusement, dit l’auteur de la
Notice, se renouvela souvent et avec succès… La vie de la duchesse de Bourgogne, jusqu’en 1705, fut donc une suite non interrompue de plaisirs choisis et d’instructions exquises. Jamais princesse n’en sut mieux profiter. Du jour de son arrivée jusqu’à celui qui l’enleva à la France, elle ne fit, pour ainsi dire, que marcher de succès en succès. Après avoir été une enfant délicieuse, elle grandit sans cesser d’être charmante ; son esprit se développa avec sa taille, et son jugement, chaque jour plus avancé, promettait une maturité précoce. On peut suivre ses progrès dans les lettres de Mmede Maintenon, dont la tendresse la surveille avec tant de sollicitude. Saint-Simon, si amer quand il blâme, trouve, pour la louer, des grâces qui semblent inspirées par elle ; Dangeau la fait aimer par le simple récit de ses moindres actions.
Voilà le beau côté, le côté apparent et tout gracieux ; mais, à ne
voir que celui-là, on prendrait peut-être du moral de la jeune princesse une
idée trop flattée, ridée de quelque chose de trop accompli, et on ne sentirait
pas assez non plus à quel point devait être grand en elle le charme, puisqu’il
avait à triompher de certains défauts et de certaines ombres, dont il sera à
propos de parler. Voyons donc un peu de plus près, et laissons-nous guider par
l’auteur même de la Notice, sauf à être plus hardi ou plus
indiscret en quelques points.
La princesse qui arrivait en France à l’âge de onze ans, avait déjà reçu en
Savoie une certaine éducation, surtout celle qui était nécessaire aux princes,
et que la nature toute seule donne aux femmes, l’envie et le soin de plaire.
Elle arriva à Montargis le dimanche 4 novembre 1696. Louis XIV était parti de
Fontainebleau après son dîner, et se trouvait à Montargis avec son fils, son
frère et les principaux de sa Cour, pour la recevoir.
La princesse, dit l’historiographe fidèle, arriva sur les six heures. Le roi descendit de son appartement, et la reçut au bas de son carrosse, et me dit :
Pour aujourd’hui, vous voulez bien que je fasse votre charge.Il embrassa la princesse dans le carrosse, et lui donna la main pour la descendre ; il la conduisit dans son appartement à elle ; il lui présenta en chemin Monseigneur, Monsieur et M. de Chartres ; la princesse lui baisa plusieurs fois la main en montant le degré. La foule était si grande et les chambres si petites que le roi, après y avoir demeuré quelque temps, fit sortir tout le monde, et puis rentra chez lui, où il nous dit qu’il allait commencer à écrire à Mmede Maintenon ce qu’il pensait de la princesse, et qu’il achèverait de lui écrire après souper, quand il l’aurait encore mieux vue.
Nous allons voir tout à l’heure cette lettre que Louis XIV est si
pressé d’écrire. On trouvera qu’il était bien prompt à se former une pensée et
une impression ; mais cette première impression, en effet, était capitale dans
une Cour et sur une scène où il s’agissait avant tout de réussir en entrant, et
de représenter toujours. « Je pris, ajoute Dangeau, la liberté de lui
demander, comme il rentrait dans sa chambre, s’il était content de la
princesse ; il me répondit
Un quart d’heure après, le roi
revient la voir : qu’il l’était trop, et qu’il avait
peine à contenir sa joie. »« Il la fit causer,
Il l’examine, ni plus ni moins, comme un joli animal,
comme on ferait une gazelle. regarda sa taille, sa
gorge, ses mains, et puis ajouta : Je ne voudrais pas
la changer en quoi que ce soit au monde pour sa personne. Il la fit
jouer aux jonchets avec les dames devant lui, il admira son
adresse. »la
viande est portée ; on soupe ; ce ne sont qu’éloges de la part du roi
sur l’air noble de la petite princesse, sur la façon dont elle
mangeait. « Pendant qu’il fut dans son cabinet avant souper, il
fut toujours sur un petit siège et la fit tenir dans un fauteuil, lui
disant : “Madame, voilà comme il faut que nous soyons ensemble, et que nous
soyons en toute liberté.” »
Voilà, en effet, qui sent davantage le
grand-papa et le bonhomme, mais ne vous y fiez pas ; ce n’est que le vieillard
qui veut se prêter à être distrait et amusé ; on serait bien dupe d’en aller
tirer de trop grandes conséquences pour la tendresse. Avant de se coucher, le
roi achève cette importante lettre à Mme de Maintenon, par
laquelle il lui rend compte dans le plus grand détail de la personne et des
moindres mouvements de la princesse ; c’était l’affaire d’État du moment.
L’original de cette lettre de Louis XIV existe à la bibliothèque du Louvre, et
l’auteur de la présente Notice la donne textuellement. Lisons
donc du pur Louis XIV, ou mieux écoutons le grand roi causer et raconter :
langue excellente, tour net, exact et parfait, termes propres, bon goût suprême
pour tout ce qui est extérieur et de montre, pour tout ce qui tient à la
représentation royale. Quant au fond moral, il est mince et médiocre, il faut
l’avouer, ou plutôt il est absent. Mais lisons d’abord :
Je suis arrivé ici (à Montargis) avant cinq heures, écrit Louis XIV à M
mede Maintenon. La princesse n’est venue qu’à près de six. Je l’ai été recevoir au carrosse ; elle m’a laissé parler le premier, et après elle m’a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l’ai menée dans sa chambre au travers de la foule, la faisant voir de temps en temps en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Nous sommes enfin arrivés dans sa chambre, où il y avait une foule et une chaleur qui faisaient crever. Je l’ai montrée de temps en temps à ceux quis’approchaient, et je l’ai considérée de toutes manières pour vous mander ce qu’il m’en semble. Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j’aie jamais vue, habillée à peindre et coiffée de même ; des yeux très vifs et très beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer ; les plus beaux cheveux blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre, comme il convient à son âge ; sa bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et mal rangées ; les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu, n’est point embarrassée qu’on la regarde, comme une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d’un air un peu italien. Elle a quelque chose d’une Italienne dans le visage, mais elle plaît, et je l’ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour moi, j’en suis tout à fait content. Elle ressemble à son premier portrait, et point à l’autre. Pour vous parler comme je fais toujours, je la trouve à souhait, et serais fâché qu’elle fût plus belle. Je le dirai encore : tout plaît, hormis la révérence ; je vous en dirai davantage après souper, car je remarquerai bien des choses que je n’ai pas pu voir encore. J’oubliais de vous dire qu’elle est plus petite que grande pour son âge. Jusqu’à cette heure j’ai fait merveille : j’espère que je soutiendrai un certain air aisé que j’ai pris, jusqu’à Fontainebleau, où j’ai grande envie de me retrouver.
À dix heures du soir, avant de se coucher, le roi ajoutait en post-scriptum :
Plus je vois la princesse, plus je suis satisfait. Nous avons été dans une conversation publique où elle n’a rien dit ; c’est tout dire. Elle a la taille très belle, on peut dire parfaite, et une modestie qui vous plaira. Nous avons soupé ; elle n’a manqué à rien et est d’une politesse charmante à toutes choses ; mais, à moi et à mon fils, elle n’a manqué à rien et s’est conduite comme vous pourriez faire. Elle a été bien regardée et observée, et tout le monde paraît satisfait de bonne foi. L’air est noble, et les manières polies et agréables ; j’ai plaisir à vous en dire du bien, car je trouve que, sans préoccupation et sans flatterie, je le peux faire, et que tout m’y oblige.
Maintenant oserai-je exprimer ma pensée ? Il est bien question de
la modestie en un ou deux endroits de cette air modeste et du bon effet qu’il produit, et de la
grâce qui en dépend. Pour tout le reste, il est impossible de voir dans ces
pages autre chose qu’une charmante description physique, extérieure, mondaine,
sans la moindre préoccupation des qualités intérieures et morales. Évidemment on
s’en soucie, dans ce cas, aussi peu qu’on s’inquiète fortement du dehors. Que la
princesse réussisse et plaise, qu’elle charme et amuse, qu’elle embellisse la
Cour et l’égaie, qu’elle ait ensuite un bon confesseur, un confesseur jésuite et
sûr, et que pour le reste elle soit et fasse comme il lui plaira, le roi son
grand-père ne lui demande rien autre : c’est là l’impression qui résulte pour
moi de cette lettre.
Mais il serait par trop bourgeois à nous d’aller demander au grand roi un genre
de sollicitude qui serait celle d’un père de famille ordinaire. La moralité à
tirer de cette première lettre ne me semblerait pas complète toutefois, si l’on
ne mettait en regard une page des plus mémorables de Saint-Simon. Un jour, douze
ans après, la jeune princesse était devenue l’ornement et l’âme de la Cour,
l’unique joie de cet intérieur du roi et de Mme de Maintenon, de ces vieillesses moroses. Elle était enceinte. Le roi
voulait aller à Fontainebleau ; en attendant il voulait ses voyages de Marly. En
un mot, il ne souffrait d’être gêné en rien dans ses habitudes, et, comme sa
petite-fille l’amusait et qu’il ne pouvait se passer d’elle, il fallait qu’elle
fût de toutes ses parties coûte que coûte et au risque d’accident. Elle avait
donc suivi son grand-père à Marly, et le roi se promenait après la messe auprès
du bassin des Carpes, quand arriva une dame de la duchesse, tout empressée, et
qui annonça au roi que, par suite du voyage, la jeune femme était en danger
d’une fausse couche. Je traduis tout cela en prose bourgeoise et à la moderne.
Le roi, plein de dépit, annonça « La duchesse de Bourgogne est
blessée. »
Là-dessus, tous de se récrier et de dire que c’était un
grand malheur et qui pourrait compromettre ses couches à l’avenir.
« Eh ! quand cela serait ? interrompit le roi tout d’un coup avec colère, qui jusque-là n’avait dit mot ; qu’est-ce que cela me ferait ? Est-ce qu’elle n’a pas déjà un fils ? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n’est pas en âge de se marier et d’en avoir ? et que m’importe qui me succède des uns ou des autres ? ne sont-ce pas également mes petits-fils ? » — Et tout de suite avec impétuosité : « Dieu merci ! elle est blessée, puisqu’elle avait à l’être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j’ai envie de faire, par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J’irai et reviendrai à ma fantaisie, et on me laissera en repos. » — Un silence
à entendre une fourmi marchersuccéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux ; à peine osait-on respirer. Chacun demeura stupéfait ; jusqu’aux gens des bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d’un quart d’heure.
Je renvoie, pour l’entier détail et pour les accessoires de l’admirable scène, à Saint-Simon, qui, en cet endroit, est notre Tacite, le Tacite d’un roi non cruel, mais qui le fut ce jour-là à force d’égoïsme et de personnalité.
S’il s’était glissé dans la lettre écrite de Montargis un éclair de préoccupation morale au milieu de toutes les grâces extérieures et de toutes les parfaites convenances qu’on y décrit, Louis XIV n’aurait pas été, après douze ans d’une intimité de toutes les heures, le grand-père odieux et dur qu’on vient de voir, pour la mère de son héritier. Cette première lettre si élégante, si riante de surface et d’apparence, ne renfermait au fond que vanité, égoïsme de maître, pur souci de la révérence et du décorum : la scène du bassin des Carpes est au bout.
Notice de Mme de Noailles (oh !
mon Dieu ! voilà le nom qui m’est échappé). La duchesse de Bourgogne n’était ni
belle ni jolie, elle était mieux que cela. Chaque partie du visage, à la prendre
isolément, pouvait paraître défectueuse ou même laide, et de toutes ces
laideurs, de tous ces défauts et de ces irrégularités, ajustées, attachées par
la main des Grâces, il résultait je ne sais quelle harmonie de la personne, un
ensemble délicieux dont le mouvement et le tourbillon vous ravissaient le regard
et l’âme. Au moral c’était de même, et je me permettrai d’être ici moins
circonspect que l’auteur de la Notice. Il semble trop, d’après
ce gracieux et discret auteur, que la duchesse de Bourgogne fût une personne
accomplie et parfaite, et que cette éducation de Saint-Cyr l’eût réellement
atteinte au fond. Gardez-vous bien de le croire. Elle jouait, il est vrai, un
rôle dans Athalie ; mais pourquoi ne saurions-nous pas aussi
ce qu’elle pensait d’Athalie, en enfant capricieuse qu’elle
était ? C’est à propos de ces représentations de Saint-Cyr que Mme de Maintenon écrivait :
Voilà donc
Athalieencore tombée ! Le malheur poursuit tout ce que je protège et que j’aime. Mmela duchesse de Bourgogne m’a dit qu’elle ne réussirait pas, que c’était une pièce fort froide, que Racine s’en était repenti, que j’étais la seule qui l’estimait, et mille autres choses qui m’ont fait pénétrer, par la connaissance que j’ai de cette cour-là, que son personnage lui déplaît. Elle veut jouer Josabeth, qu’elle ne jouera pas comme la comtesse d’Ayen.
Et dès qu’on lui a accordé ce rôle qu’elle désire, tout change, le
point de vue a tourné en un instant ; ce sont là les coulisses de Saint-Cyr. « Elle est ravie, continue M
La duchesse de
Bourgogne était de cette race des me de Maintenon, et trouve Athalie merveilleuse.
Jouons-la, puisque nous y sommes engagés ; mais, en vérité, il n’est point
agréable de se mêler des plaisirs des grands. »grands dont l’espèce va se
perdant de jour en jour, et qui sera bientôt une race disparue. Elle mérite d’en
rester de loin comme une des représentations les plus légères et les plus
séduisantes dans sa course fugitive.
Les lettres qu’on publie d’elle aujourd’hui ne sont que des billets qui
n’ajouteront pas beaucoup à l’idée qu’on a de son esprit ; une partie de ces
billets est adressée à Mme de Maintenon. On y voit la jeune
princesse se repentir du malheureux goût qu’elle avait pour le jeu et qu’elle
partageait avec toute la Cour. La Fare, dans ses mémoires écrits vers 1699, a
très bien remarqué que depuis la mort de Madame Henriette, duchesse d’Orléans
(1670), le goût des choses de l’esprit avait fort baissé dans cette cour
brillante de Louis XIV : « Il est certain, dit-il, qu’en perdant cette
princesse, la Cour perdait la seule personne de son rang qui était capable
d’aimer et de distinguer le mérite ; et ce n’a été, depuis sa mort, que
Voltaire, qui
voit le siècle de Louis XIV à travers le prisme de son enfance, se récrie contre
une telle assertion. En admettant que le trait de La Fare soit un peu forcé, la
remarque garde encore de sa justesse. Vers la fin du règne de Louis XIV, le goût
de l’esprit et même du bel esprit reparut sans doute et trouva faveur dans les
petites cours de Saint-Maur et de Sceaux ; mais le gros de la Cour pendant ce
temps-là était en proie à la bassette, au lansquenet et à d’autres excès, parmi
lesquels celui du vin avait sa bonne part. La duchesse de Berry, fille du futur
Régent, n’était pas la seule jeune femme d’alors à jeu, confusion et impolitesse. »me de Maintenon durent payer ses dettes.
Je suis au désespoir, ma chère
tante, écrivait-elle à Mmede Maintenon (mai 1700), de faire toujours des sottises, et de vous donner lieu de vous plaindre de moi. Je suis bien résolue de me corriger et de ne plus jouer à ce malheureux jeu qui ne sert qu’à nuire à ma réputation et à diminuer votre amitié, ce qui m’est plus précieux que tout. Je vous prie, ma chèretante, de n’en point parler, en cas que je tienne la résolution que j’ai prise. Si j’y manque une seule fois, je serai ravie que le roi me le défende, et d’éprouver ce qu’une telle impression peut faire contre moi sur son esprit. Je ne me consolerai jamais d’être la cause de vos maux, et je ne pardonnerai point à ce maudit lansquenet. Pardonnez-moi donc, ma chèretante, mes fautes passées… Tout ce que je souhaiterais au monde, ce serait d’être une princesse estimable par ma conduite, ce que je tâcherai de mériter à l’avenir. Je me flatte que mon âge n’est pas encore trop avancé, ni ma réputation assez ternie, pour qu’avec le temps je n’y puisse parvenir.
Elle demandait son pardon avec tant de bonne grâce et de soumission par lettre, avec tant de gentillesse et de folâtrerie de vive voix, qu’elle était bien sûre de l’obtenir.
Ceux qui l’ont jugée avec le plus de sévérité conviennent d’ailleurs qu’elle se corrigea avec l’âge, et que sa volonté, son rare esprit, le sentiment du rang qu’elle allait tenir, triomphèrent, sur la fin, de ses impétuosités premières et de ses pétulances :
Trois ans avant sa mort (écrit la duchesse d’Orléans, mère du Régent, honnête et terrible femme qui dit crûment toute chose), la Dauphine s’était entièrement changée à son avantage ; elle ne faisait plus d’escapade,
et ne buvait plus àl’excès. Au lieu de se comporter comme un être indomptable, elle était devenue raisonnable et polie, se tenait selon son rang, et ne souffrait plus que les jeunes dames se familiarisassent avec elle, en trempant les mains dans le plat…
Voilà d’incommodes éloges et dont on se passerait bien. Mais on
peut tout entendre sans scrupule à cette distance, et, en faisant la part
d’hommage à la personne qui eut en don le charme, il faut oser voir les mœurs
d’alors comme elles étaient. Il faut, quoi qu’il en coûte, se décider à sortir
de la chambre de Mme de Maintenon et de ce demi-jour de
sanctuaire. On avait fait peindre la duchesse de Bourgogne en habit de dame de
Saint-Cyr. Ce n’est pas sous cet habit-là qu’elle est, selon moi, le plus au
naturel et le plus vraie.
Une question délicate se présente, plus délicate que celle du lansquenet : la
duchesse de Bourgogne eut-elle des faiblesses de cœur ? Adorée de son jeune
époux, et sachant prendre en main ses intérêts en toute rencontre, il ne paraît
pas qu’elle eût pour sa personne un goût bien vif et bien tendre. Dès lors on ne
voit pas ce qui l’aurait garantie de quelque autre penchant. Le spirituel auteur
de la Notice, essayant sur ce point de contredire Saint-Simon
et tous les contemporains, nous dit : « Pourquoi cette charmante
princesse n’aurait-elle pas eu des amis, des admirateurs, et point
d’amants ? »
Et moi je me permets de poser la question précisément
contraire : Pourquoi donc n’aurait-elle pas eu ce que presque toute princesse,
toute grande dame se permettait d’avoir alors, et ce qu’elle passe aussi pour
s’être légèrement accordé ? Saint-Simon, qui n’est nullement malveillant pour la
duchesse de Bourgogne, nous raconte dans le plus grand détail, et comme le
tenant des confidentes les mieux informées, les légers faibles de la princesse
pour M. de Nangis, pour M. de Maulévrier, pour l’abbé de Polignac. Cet abbé, « que M
. Elle s’enferma le reste du jour chez Mme la
duchesse de Bourgogne lui souhaita un heureux voyage d’une tout autre façon
qu’elle n’avait coutume de congédier ceux qui prenaient congé
d’elle »me de Maintenon, les fenêtres closes, et eut une migraine à laquelle
on crut peu, et qui ne finit que par beaucoup de larmes. Peu de jours après,
Madame (mère du Régent), se promenant dans les jardins de Versailles, trouva sur
quelque balustrade un papier contenant un distique satirique qu’elle n’eut pas
la charité de supprimer. Mais on aimait tant la duchesse de Bourgogne à la Cour,
que c’était comme un parti pris pour tout le monde de lui garder le secret, et
de n’épargner qu’elle seule dans la médisance universelle. On étouffa les deux
méchants vers, qui pour toute autre auraient trouvé mille échos. Enfin, cette
véridique et terrible Madame que j’ai déjà citée sur l’article du vin, celle
même qui avait trouvé les deux vers dans le jardin de Versailles, venant ici à
l’appui du propos de Saint-Simon, nous dit sans plus de façon dans ses Mémoires : « À Marly, la Dauphine courait la nuit avec
tous les jeunes gens dans le jardin jusqu’à trois ou quatre heures du matin.
Le roi n’a rien su de ces courses nocturnes. »
Voilà les raisons
qui, sans que j’y tienne beaucoup, m’ont fait hasarder un doute contraire au vœu
du spirituel auteur de la Notice, et élever pour ainsi dire
question contre question. Après cela, je ne demande pas mieux que de conclure
avec Mme de Caylus, qui, en admettant le goût de la
princesse pour M. de Nangis, se « La seule
chose dont je doute, c’est que cette affaire soit allée aussi loin qu’on le
croit, et je suis convaincue que cette intrigue s’est passée en regards, et
en quelques lettres tout au plus. »
Madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans et grand-mère de la duchesse de
Bourgogne, disait, au moment de mourir, à Monsieur, à qui elle était suspecte :
« Hélas ! monsieur, vous ne m’aimez plus, il y a longtemps ; mais
cela est injuste ;
La duchesse de Bourgogne mourante eût-elle pu dire de même au duc de Bourgogne,
si celui-ci s’était avisé d’être soupçonneux autant qu’il était confiant ?
Question, encore une fois, bien chatouilleuse et délicate ! Chaque lecteur, et
surtout chaque lectrice, n’a qu’à y rêver.je ne vous ai jamais manqué. »
Une chose ne laissa pas de donner beaucoup à penser. À l’article de la mort, ayant à faire sa confession générale, la duchesse de Bourgogne refusa tout net le père de La Rue, son confesseur ordinaire, et en désira un autre. S’il est permis d’appliquer l’examen à de telles matières, on en peut seulement conclure qu’elle n’avait pas tout dit chaque fois bien en détail au père de La Rue, et qu’il lui coûtait trop d’avoir à réparer avec lui ces omissions légères dans une confession générale, telle que la commande à la conscience des mourants l’approche du moment suprême. Et puis elle ne se confiait peut-être pas assez à sa fidélité de confesseur et à sa discrétion du côté du roi pour lui tout dire.
Ce que Saint-Simon ne dit pas et qui n’est que piquant, c’est que le duc de
Fronsac, depuis maréchal de Richelieu, qui mourut en 1788, et qui fut présenté à
la Cour en 1710 (il n’avait alors que quatorze ans), avait eu aussi l’honneur de
faire parler de lui à l’occasion de la duchesse de Bourgogne. Ce fut l’aventure
de début de ce me de Maintenon, traité sur le pied d’un bel enfant
espiègle et spirituel, il ne tarda pas à prendre les licences que prend cet
effronté de Chérubin près de sa marraine, et s’émancipa si bien qu’il ne fallut
rien moins que la Bastille pour le remettre à la raison et satisfaire la colère
du roi. La duchesse était déjà morte quand il en sortit.
Au milieu de toutes ces légèretés et de ces enfances, la duchesse de Bourgogne
avait des qualités sérieuses, et qui le devenaient de plus en plus avec l’âge.
Elle disait agréablement un jour à Mme de Maintenon :
« Ma
Elle eût sans doute été capable d’affaires et de
politique. La manière dont elle sut défendre le prince son époux contre la
cabale du duc de Vendôme, l’éclatante revanche qu’elle prit contre celui-ci en
plein Marly, et le coup de revers par lequel elle l’évinça, font entrevoir ce
qu’elle aurait pu, ce qu’elle pouvait de suivi et d’habile quand les choses lui
tenaient à cœur. Les quelques lettres qu’on publie d’elle au duc de Noailles, et
où elle dit qu’elle n’entend rien à la politique, prouveraient plutôt que, si
elle pouvait causer plus librement que par écrit, elle aimerait très bien à s’en
mêler. Il y a même quelque chose de plus grave, et que je ne vois aucune raison
de dissimuler : selon Duclos, cette enfant si séduisante, et si chère au roi,
n’en trahissait pas moins l’État en instruisant son père, le duc de Savoie,
redevenu alors notre ennemi, de tous les projets militaires qu’elle trouvait
moyen de lire : et avec sa familiarité folâtre, avec ses entrées à toute heure
et partout, elle était à la source pour cela. Le roi, ajoute l’historien, eut la
preuve de cette perfidie par les lettres qu’il trouva dans la cassette tante, je vous ai des obligations infinies,
vous avez eu la patience d’attendre ma
raison. »«
La petite
coquine, dit-il à Mme de Maintenon, nous trompait. »
Malgré tout, on se prend à regretter que cette princesse, enlevée à
vingt-six ans, et dont la féerie naturelle avait enchanté les cœurs, n’ait pas
régné à côté du vertueux élève de Fénelon. Le règne de leur fils, de ce Louis XV
qui ne sut être qu’un joli enfant, et qui se montra le plus méprisable des rois,
eût été heureusement ajourné. Mais à quoi bon refaire l’histoire et rétablir en
idée ce qui aurait pu être ? Nous en devrions surtout être guéris de nos jours.
À ce même Fontainebleau, où la jeune duchesse de Bourgogne arrivait à l’âge de
onze ans, n’avons-nous pas vu arriver aussi (quand je dis nous, j’en puis d’autant mieux parler aujourd’hui que je n’en étais pas),
— n’a-t-on pas vu arriver, il n’y a pas quinze ans, une jeune princesse, désirée
à son tour et fêtée, également héritière du trône ? Celle-là, elle n’était pas
une enfant de onze ans, elle n’avait pas seulement les grâces, elle avait
l’élévation morale, le vrai mérite et les hautes vertus. À quoi tout cela a-t-il
servi ? Il y a je ne sais quelle force cachée, a dit Lucrèce
(ce que d’autres avec Bossuet nommeront Providence), qui semble se plaire à
briser les choses humaines, à faire manquer d’un coup l’appareil établi de la
puissance, et à déjouer la pièce, juste au moment où elle promettait de mieux
aller.
position, sous le régime où ses amis étaient tout ; il ne
s’est pas jeté dans l’agitation ni dans les vagues poursuites, depuis qu’il y a
eu naufrage. Il ne veut d’autre position encore que celle qu’il a depuis vingt
ans dans la presse, et, en pensant ainsi, il s’honore, il fait preuve de bon
sens ; il fait ce que bien de
Je dis qu’il y a vingt ans que M. Janin s’est fait un genre et une manière à
part, et qu’il a créé un feuilleton qui porte son cachet. Ceux qui ont tâté de
ce métier (et je suis de ceux-là depuis quelque temps), et qui savent quel
effort périodique il exige, apprécieront le degré de facilité et de verve, la
force de tempérament (c’est le mot) qu’il a fallu à M. Janin pour y suffire tant
d’années sans fatigue, sans ennui, pour se retrouver aussi à l’aise et aussi en
train le dernier jour que le premier. Le créateur du feuilleton au Journal des débats, Geoffroy, répondit une fois avec raison et fierté
à l’un de ses adversaires :
Ce n’est pas une petite affaire d’amuser le public trois ou quatre fois la semaine ; d’avoir de l’esprit à volonté, tous les jours, et sur toutes sortes de sujets ; de traiter les plus sérieux d’un ton badin, et de glisser toujours un peu de sérieux dans les plus frivoles, de renouveler sans cesse un fonds usé, de faire quelque chose de rien… Je suis loin de me flatter d’avoir rempli toutes ces conditions ; je vois ce qu’il eût fallu faire, sans avoir la consolation de penser que je l’ai fait ; mais enfin, comme tout cela est fort difficile, n’avais-je pas droit à quelque indulgence ?
On serait bien malheureux, en pareil cas, d’en être réduit à
réclamer l’indulgence, car le public n’en a guère ; il veut avant tout son
divertissement et son plaisir. M. Janin, en le lui donnant, a commencé par y
prendre le sien propre ; il s’amuse évidemment de ce qu’il écrit : c’est le
moyen le plus sûr de réussir, de rester toujours en veine et en haleine. Il se
met donc avec joie, avec légèreté, à ce qui ferait la tâche et la corvée de tout
autre. Il est là, dans ce cabinet, que dis-je ? dans cette jolie mansarde, d’où
il écrit, et qu’il a eu le bon goût de ne jamais quitter, Castor et
Pollux, et de parler le plus qu’il pourrait, à côté, au-dessus, à
l’entour de son sujet. Il a beaucoup demandé à la fantaisie, aux hasards de la
rencontre, à tous les buissons du chemin : les buissons aussi lui ont beaucoup
rendu. C’est un descriptif que M. Janin, qui vaut surtout par le bonheur et par
les surprises du détail. Il s’est fait un style qui, dans ses bons jours et
quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien, comme ces étoffes
de gaze, transparentes et légères, que les anciens appelaient de l’air tissé. Ou encore ce style prompt, piquant, pétillant, servi à la
minute, fait l’effet d’un sorbet mousseux et frais qu’on prendrait en été sous
la treille.
Les défauts, il y en a beaucoup ; qui le sait mieux que lui, lui qui aime les
anciens, qui les lit et relit à plaisir, et sait les goûter pour eux-mêmes ?
Mais, chez les anciens aussi, il a ses antécédents et presque ses modèles ; il
va les chercher, à ses instants de loisir, chez Apulée, chez Pétrone, chez
Martial, et il a parlé d’eux tous avec le sentiment de quelqu’un qui les entend
mieux que par la lettre et par le texte, qui en ressaisit l’essence et l’esprit,
et qui est, à quelque degré, de leur descendance. Parmi les modernes en
français, je lui cherche des antécédents, des prédécesseurs, et j’ai peine à en
trouver. Savez-vous que c’est quelque chose dans les lettres que d’être soi, et
de n’avoir pas de modèle avéré, dût-on mériter de ne pas avoir ensuite
d’imitateurs ? En
Et ne croyez pas que le bon sens manque à travers ces airs habituels de courir
les champs et de battre les buissons. Bien que la critique que M. Janin
affectionne soit surtout celle de fantaisie et de broderie, elle lui a servi
plus d’une fois à recouvrir l’autre, la vraie critique digne de ce nom. Quand il
se mêle d’avoir du bon sens, il en a, et du meilleur, du plus franc. Il a de la
gaieté, du naturel, il aime Molière : ce sont là des garanties. Je noterai tel
feuilleton de lui (celui du jeudi 24 décembre 1840, par exemple, sur Agnès de Méranie), duquel, après l’avoir lu, j’écrivais pour
moi seul cette note que je retrouve, et que je donne comme l’expression nette de
ma pensée :
Excellent feuilleton. C’est plein de bon sens
et de justesse, d’un bon style et nourri de mots fins et heureux. Janin, décidément, est un vrai critique, quand il s’en donne le soin et qu’il se sent libre, la bride sur le cou. Il a le goût sain au fond et naturel, quand il juge des choses du théâtre. Il est, d’esprit aussi, comme de toute sa personne, bien portant et réjoui, un peu comme ces personnages gaillards de Molière, ces Dorine et ces Marton qu’il aime à citer, et qui disent des vérités le poing sur la hanche.
Voilà mon impression toute crue sur un des bons et solides
feuilletons de ce critique qui en a tant fait de vifs et de jolis. Mais, pour
que M. Janin ait tout son bon sens, il faut (je lui en demande pardon) qu’il se
sente libre, qu’il n’ait pas affaire à l’un de ces noms qui, bon gré, mal gré,
ne se présentent jamais sous sa plume qu’avec un cortège obligé d’éloges. Un
critique ne doit pas avoir trop d’amis, de relations de monde, de ces
obligations commandées par les convenances. Sans être précisément des corsaires,
comme on l’a dit, nous avons besoin de courir nos bordées au large ; il nous
faut nos coudées franches. M. Janin disait un jour spirituellement à une femme
qui, dans une soirée, le mettait en rapport avec une quantité de personnages :
« Vous allez me faire tant d’amis que vous m’ôterez tout mon
esprit. »
Même quand il a affaire à ces noms illustres dont je parle et auxquels il attache
aussitôt toutes sortes d’épithètes, M. Janin a une manière de s’en tirer en
homme d’esprit et de marquer jusqu’à un certain point sa contrainte : il les
loue trop. Il s’en fait presque une malice. Il accumule tout d’abord tant
d’éloges à leur sujet, qu’il est bien aisé de sentir que cette fois l’éloge ne
tire point du tout à conséquence. Oh ! que je ne voudrais pas être ainsi loué
par lui, et que j’aime mieux de sa part un jugement plus sobre, plus motivé, où
ce n’est plus le
Entre tous ces feuilletons qu’il écrit depuis tant d’années et qui lui assurent une physionomie originale dans l’histoire des journaux de ce temps-ci, on ferait un choix très agréable, très intéressant à relire et à consulter. Jamais on n’a mieux parlé que lui de ces choses fugitives et rapides, qui pourtant ont été l’événement d’un jour, d’une heure, et qui ont vécu. Sur un brouillard du soir, sur un violoniste qui passe, sur une danseuse qui s’en va, sur une bouquetière qui meurt, il a écrit des pages délicieuses qui méritent d’être conservées. Sur Scribe, sur Balzac, sur Eugène Sue, sur Théophile Gautier, sur Méry, il a écrit des jugements rapides, nuancés, trouvés à l’heure même, qu’on ne refera pas, et qu’il faudrait découper, isoler de ce qui les entoure. Ce choix que je désire dans les feuilletons de Janin, il serait bon peut-être que ce fût un autre que lui qui se chargeât de le faire. Martial a très bien jugé ses propres épigrammes ; pourtant, s’il avait fallu faire un choix, un triage dans un si grand nombre de pièces, est-ce Martial qui en eût été le plus capable ? Vous voyez que je dis toute ma pensée.
Mais je m’oublie à parler de l’écrivain, et le roman est là qui me rappelle.
M. Janin nous raconte dans sa préface qu’à travers ses occupations de chaque
semaine et les feuilles qu’il jette au vent, il voulait, lui aussi, faire son
volume et son livre, qu’il avait depuis dix ans sur le chantier son œuvre
capitale, son canot de Robinson. Ce devait être un livre qui
aurait eu pour sujet le règne de Louis XV, et pour titre La Fin du
monde. Quand éclata la révolution de février 1848, M. Janin sentit
aussitôt qu’il ne fallait pas porter l’eau, comme
Voilà un bien grave sujet, et on se demande de quel droit le roman y peut entrer. Je dirai, avant tout, qu’autant je trouverais inconvenant et irréfléchi qu’un romancier mît le pied dans Port-Royal, ce lieu de vérité et de sérieuse grandeur, autant il lui est permis peut-être de se glisser dans la maison de Toulouse qui s’intitulait la congrégation des Filles de l’Enfance, et qui n’offre pas les mêmes caractères de vertu et d’austérité. On va en juger par la courte narration que j’essaierai de faire, et dans laquelle je résumerai ce qu’on sait de précis sur l’histoire de cette congrégation. On sera mieux à même ensuite de voir quel parti M. Janin en a su tirer.
Mlle Jeanne de Juliard, fille d’un conseiller au parlement de
Toulouse, naquit en cette ville sous Louis XIII ; elle était belle, spirituelle,
et fut très recherchée de plusieurs partis. Parmi ceux qui se mirent sur les
rangs, on citait M. de Ciron, fils d’un président au même parlement, et qui,
malgré les convenances apparentes, fut évincé. Mlle de
Juliard épousa, le 13 décembre 1646, M. de Turle, seigneur de Mondonville, fils
lui-même d’un conseiller au Parlement : nous sommes en pleine robe, et il n’y a
de militaires que dans le roman. Le jeune M. de Ciron n’avait pas attendu ce
jour du mariage pour rompre avec le monde : voyant la ruine de ses plus Provinciales), il y
contracta des liaisons avec les principaux chefs du parti janséniste. Le prince
de Conti, gouverneur du Languedoc, s’était converti et obéissait aux influences
jansénistes lui-même ; M. de Ciron fut chargé de le diriger. Cependant Mme de Mondonville perdit son mari après quelques années de
mariage, et ce fut l’abbé de Ciron qui, comme prêtre, assista cet ancien rival
dans sa maladie et jusqu’à sa mort.
Mme de Mondonville était, tout l’atteste, une personne de
tête et de capacité, ferme, altière, séduisante, ayant l’instinct et le génie de
la domination. Ces femmes-là, sur le trône, s’appellent Élisabeth, Catherine.
M. de Talleyrand avait surnommé la princesse Élisa, sœur aînée de Bonaparte, la Sémiramis de Lucques. Mme de Mondonville, libre et riche, sans enfants, pensa à se créer un petit
empire et à être la Sémiramis d’un monde choisi où elle régnerait.
De concert avec l’abbé de Ciron, elle posa les bases de l’institut nouveau
qu’elle prétendait fonder ; elle dressa les Constitutions de
la congrégation dite de l’Enfance, ainsi nommée parce qu’il s’agissait d’y
honorer particulièrement la divine enfance de Jésus-Christ. Ce que la fondatrice
voulait établir, ce n’était pas un ordre religieux ni un cloître austère ;
c’était quelque chose d’intermédiaire entre la retraite et le monde, un asile en
Les Filles de l’Enfance, telles que les vierges chrétiennes ou les
diaconessesdes premiers siècles, n’étaient point enfermées dans un cloître, pour être à même de vaquer avec plus de facilité à tous les emplois de la charité que les vierges chrétiennes peuvent pratiquer honnêtement dans le monde. Elles vivaient néanmoins en commun, mais sans autres pratiques extérieures que celles que doivent observer toutes les personnes de leur sexe qui renoncent au mariage, et qui veulent mener une vie modeste et chrétienne. Elles ne faisaient d’autre vœu que le vœu simple destabilité, mais il renfermait les trois autres, de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
Ce vœu de stabilité revenait assez aux vœux
perpétuels, mais sous un air moins formidable. La distinction des rangs, et des
conditions de naissance selon le siècle, n’était pas supprimée dans cette
congrégation d’une nouvelle espèce. Il y avait trois sortes de filles : les
premières, qui devaient être damoiselles de noblesse d’épée ou de
robe, pouvaient seules arriver aux hautes charges du gouvernement
intérieur. Les secondes devaient être des filles de condition inférieure, mais
honorable encore ; celles-ci ne pouvaient prétendre qu’aux charges moindres et
secondaires, sauf le cas d’une dispense extraordinaire que se réservait
d’octroyer la fondatrice. Enfin, il y avait des filles du troisième rang,
simples femmes de chambre et servantes, frappées d’une incapacité absolue pour
tous autres emplois. On voit que, les trois ordres subsistaient là comme
ailleurs. Mais la Supérieure s’était fait la large part dans ce gouvernement, et
l’on peut dire que tout
Elle devait être âgée de trente ans au moins ; elle
était perpétuelle. Il y avait de la reine dans la manière dont ML’État, c’est
moi.« La Supérieure, disait un des articles des Constitutions, est l’âme de la maison et le chef de tous les
membres qui la composent ; toute leur vertu dépend de son
influence. »me de Mondonville établissait cette domination à son usage :
La Supérieure, disait-elle, donnera une fois le mois une audience à chacune des filles qui demandera de lui parler, les accueillera avec un visage serein, les écoutera paisiblement et charitablement, gardant un juste tempérament entre la familiarité et la pesanteur d’une trop tendue conversation… Enfin, elle se comportera de telle manière qu’elle ne les renvoie jamais mécontentes, s’il est possible.
C’était la punition la plus sensible que d’être privée de sa présence. Sur quoi les railleurs avaient fait des vers satiriques, une espèce de parodie des Commandements de Dieu à l’usage des Filles de l’Enfance :
Madame seule adoreras, Et l’Institut parfaitement. Son beau minois tu ne verras, Si tu fais quelque manquement…
Les confesseurs n’avaient eux-mêmes qu’un rôle secondaire et
subordonné à l’influence de la supérieure, qui tenait en main la clef des
consciences. Les habits étaient simples, mais non uniformes : « On pourra
indifféremment choisir du noir, du gris, du blanc, du
Et pour la feuille-morte ou autre couleur obscure, pour le choix de laquelle
on prendra l’avis de la Supérieure, qui réglera toutes ces choses, ayant
égard à l’âge, à la condition des esprits, et à la qualité des personnes. »
Il est aussi des modes pour le voile ; Il est un art de donner d’heureux tours À l’étamine, à la plus simple toile. Elles garderont, était-il dit, un juste tempérament, qui ne fasse pas rire les fous et qui ne contriste pas les sages, qui ne les fasse pas remarquer par la légèreté de la mode, ni par le ridicule d’un usage passé… Elles seront bien propres sans curiosité, nettes sans délicatesse, et bien mises sans afféterie.
Qu’on joigne à cela de bonnes œuvres, l’éducation gratuite des jeunes filles, l’instruction des calvinistes nouvelles converties, le soin des pauvres, et l’on aura quelque idée de cet institut habilement concerté, fait pour séduire, attrayant, et utile peut-être, mais empreint évidemment d’un reste d’orgueil humain, et même de coquetterie mondaine.
L’abbé de Ciron pouvait être lié avec quelques amis et disciples de Saint-Cyran,
l’institut fondé par Mme de Mondonville put être persécuté à
ce titre, et finalement détruit, comme une succursale que les jansénistes
avaient dans le midi de la France : mais ce n’était pas là et ce ne fut jamais
l’esprit pur du sévère et intègre Port-Royal. Cela saute aux yeux, et M. Janin
l’a pu tout d’abord faire remarquer.
Ce qui ne faisait pas une moindre différence, et qui ne laisse pas de surprendre
au premier coup d’œil, c’est cette espèce de commerce dévot, sans rien de
sensuel, on veut le croire, mais trop propre à faire jaser et sourire, entre
l’abbé de Ciron, ancien prétendant, et Mme de Mondonville,
jeune encore. Ce M. de Ciron, d’ailleurs, paraît avoir été un homme vertueux,
d’une charité qui se corps de communauté les filles destinées à l’éducation
de l’enfance. C’est ce saint évêque qui avait d’abord établi dans son
diocèse des filles régentes pour l’éducation des personnes
du sexe, et M. de Ciron lui avait demandé d’en envoyer quelqu’une à Toulouse
pour y former d’autres maîtresses et y faire école. Mme de Mondonville, en embrassant la pensée d’une fondation plus
ambitieuse, ne suivit point les conseils de M. Pavillon ; il s’y opposa
autant qu’il le put, mais inutilement : « Les communautés, disait-il,
dégénèrent toujours et ne conservent pas longtemps l’esprit de leur
institut. »
(Vie de M. Pavillon, évêque
d’Aleth, t. Ier, p. 166.) — à bien regarder ce
passage de la Vie de M. Pavillon, qui est écrite par une
plume janséniste très pure et aussi très circonspecte, on y voit
implicitement l’aveu qu’il y eut des abus dans cet institut de
l’Enfance.
Ce fut en 1662 que l’institut se fonda régulièrement ; mais il eut, dès sa
naissance, à surmonter bien des difficultés et des obstacles. Les religieux, et
particulièrement les Jésuites, qui se voyaient exclus de la direction de cet
établissement, et qui n’y avaient aucun accès, essayèrent de le ruiner à
diverses reprises. Quatre fois ils revinrent à la charge : une première fois,
dès l’origine, me de Mondonville fit alors un voyage à Paris, et s’y concilia d’autres
protecteurs, particulièrement M. Le Tellier, qui fut plus tard chancelier de
France, et qui la soutint tant qu’il vécut. En 1682 (M. de Ciron étant mort
depuis deux ans), une fille de l’Enfance, Mlle de Prohenques, qui s’échappa de la maison par escalade, et qui se
plaignit de mauvais traitements, suscita une affaire grave dont les ennemis
s’empressèrent de profiter. Mais ce ne fut qu’en 1686 que la foudre, toujours
conjurée, éclata : la maison fut détruite, et la congrégation dispersée, avec
des circonstances qui excitèrent alors l’intérêt universel.
Il existe une Histoire, en deux volumes, de la
congrégation de l’Enfance, écrite par un avocat d’Avignon, Reboulet :
ces volumes, qui ne manquent pas d’intérêt, ni même de quelque agrément de
narration, sont malheureusement très peu sûrs, et on y a relevé tant
d’inexactitudes et d’impossibilités, l’auteur dans sa Réponse
s’est défendu si faiblement et s’est laissé voir, de son propre aveu, si léger,
si peu scrupuleux en matière de critique historique, qu’on ne saurait guère les
considérer que comme un roman, mais un roman théologique et dressé au profit des
ennemis de l’Enfance. C’est là que M. Janin a pris la plupart des noms qui
figurent dans son livre ; je dis les noms, car il a donné aux personnages un
tout autre caractère, et les a complètement métamorphosés. à partir d’un certain
moment, l’institut de l’Enfance étant devenu suspect, la Cour donna ordre de le
surveiller étroitement et d’y introduire des espions, ce qu’on appelait dès lors
des mouches. C’est l’histoire de cet espionnage, ce sont les
ruses et manèges des personnages réels ou supposés qu’on y emploie, qui font les
frais de la relation de Reboulet. En fait, on chargeait me de Mondonville. Il fallut donc du temps
et de l’artifice pour s’informer avant de frapper. Il ne paraît pas, néanmoins,
qu’on soit jamais arrivé, touchant les faits mystérieux qu’on soupçonnait, à une
conviction bien établie et bien authentique ; mais le soupçon suffisait déjà.
Cette suppression entrait d’ailleurs dans les plans de Louis XIV, lequel,
exposant ses maximes d’État pour l’instruction particulière de son fils, a
écrit : « Je m’appliquai à détruire le Jansénisme et à dissiper les
Communautés où se formait cet esprit de nouveauté, bien intentionnées
peut-être, mais qui ignoraient ou voulaient ignorer les dangereuses suites
qu’il pourrait avoir. »
La destruction de l’institut de l’Enfance,
plus ou moins retardée, n’était qu’une des applications et des conséquences de
cette politique fixe de Louis XIV.
Le 12 mai 1686, quand sortit l’arrêt du Conseil qui décrétait cette destruction,
l’institut était en pleine prospérité : la maison de Toulouse avait des
ramifications lles d’Aguesseau, de Chaulnes, de Fieubet,
de Catelan. Sur la nouvelle du danger, Mme de Mondonville
courut à Paris. Déjà deux de ses voyages lui avaient si bien réussi, qu’elle
comptait encore sur l’effet de sa présence. Mais, à peine arrivée, elle reçut
l’ordre du roi de se rendre à Coutances, en Basse-Normandie. Là, détenue comme
en prison au couvent des Religieuses hospitalières, elle n’en sortit plus, et
mourut seulement en 1703 ou 1704.
Privées de leur supérieure, ses filles, à Toulouse, se montrèrent dignes d’elle,
et soutinrent le choc des puissances, comme elles auraient soutenu un siège et
un assaut. On a une relation de ces moments suprêmes, écrite par l’une d’elles,
et où respire un vif sentiment de l’innocence opprimée par l’injustice. Un tel
accent, qui ne se feint pas, est la meilleure réponse à bien des accusations des
ennemis. La dispersion exigeait des formalités de procédure, d’inventaire.
L’archevêque de Toulouse (M. de Montpezat), en rendant son ordonnance
conformément à l’arrêt du Conseil, aurait voulu adoucir l’exécution dans la
forme, surtout en ce qui concernait les demoiselles de qualité, Mlles de Chaulnes, d’Aguesseau et autres ; il leur écrivait ou leur
faisait faire des compliments de condoléance sur la nécessité rigoureuse où il
était de les frapper ; mais elles eurent la générosité de se refuser à tout
adoucissement, et tinrent à honneur d’être traitées comme la dernière de leurs
compagnes. On vint régulièrement, et en toute cérémonie, profaner la chapelle, on enleva les hosties et les vases sacrés. Les
Filles de la congrégation ne continuèrent pas moins de s’y rassembler dans leurs
exercices de
Il est assez difficile aujourd’hui, d’après l’état incomplet des documents, de se
faire une idée très précise du caractère de Mme de Mondonville ; mais tout ce qu’on sait prouve, encore une fois, que
ce dut être une personne d’une haute distinction, d’un caractère ferme, élevé,
née pour le commandement, et d’une grande habileté de domination. Si la
conjecture pouvait s’exercer au-delà, je croirais volontiers qu’elle est venue
trop tôt, et qu’elle s’est trompée de protecteurs en s’adressant aux amis et aux
adhérents de Port-Royal. Il semble qu’avec les idées qui percent dans sa
conduite et dans quelques articles de ses Constitutions, elle
eût pu bien mieux me de Maintenon, avec la fondatrice de Saint-Cyr, et que si, née plus
tard, elle s’était appuyée de ce côté, elle aurait trouvé un ordre d’idées plus
en accord avec ses inclinations, sans aller se heurter contre l’écueil où elle a
péri. Elle n’aurait pas été languir et mourir dix-huit ans dans l’exil, comme
tant de souverains dépossédés, elle qui avait passé ses belles années à se créer
une petite principauté et un petit trône.
Maintenant, je n’entrerai pas dans le récit du roman de M. Janin ; tout le monde
le voudra lire, et mon analyse serait superflue. Il a très bien senti et mis en
relief les principaux traits du caractère de Mme de Mondonville ; mais il n’a pas d’ailleurs visé à restituer, d’après
les faits historiques connus, les autres circonstances qui seraient plus ou
moins vraisemblables. Il a pris ces noms et ce cadre de l’institut de l’Enfance
comme un simple prétexte et un canevas à ses vives études et à ses goûts du
moment ; il a voulu tracer, comme il dit, « un capricieux tableau
d’histoire »
. J’ai tant de respect, je l’avoue, pour tout ce qu’on
peut savoir de vérité historique, que j’aurais préféré un récit tout simple,
tout nu, de ce qu’on sait sur cette congrégation de l’Enfance, ou du moins un
récit dans lequel les circonstances inventées n’eussent paru jurer en rien avec
les faits d’autre part avérés et établis. Par exemple, pour ne citer qu’un
trait, il m’est impossible d’admettre, avec le romancier, que M. Arnauld bénisse à Utrecht le mariage de Mlle de Prohenques, cette fille de l’Enfance qui s’était enfuie par
escalade, quand je lis dans un écrit d’Arnauld lui-même qu’il ne parle d’elle
que comme d’une fille apostate, et de l’homme qu’elle épouse
que comme d’un grand débauché :
On voit assez, dit le sévère docteur, que Dieu, qui tire le bien du mal, n’a permis qu’elle soit tombée dans des désordres si scandaleux et
dans des contradictions si manifestes, que pour découvrir de plus en plus l’innocence des Filles de l’Enfance, et la malice de leurs adversaires, qui se sont servis du témoignage de cette apostate pour surprendre la religion du roi.
Or, après cela, comment puis-je admettre que, dans la conclusion du roman, on dise :
Du Boulay se maria dans une église d’Utrecht avec M
llede Prohenques… M. Arnauld bénit cette union de deuxhonnêtes cœurs, de deuxesprits sincères; mais l’illustre capitaine des batailles dogmatiques, qui, de près ou de loin, avait conduit toutes ces guerres, ne s’en tint pas à cette bénédiction suprême. Un livre parut bientôt au milieu de la France indignée, qui fut à la fois le châtiment des vainqueurs et la consolation des vaincus. Ce livre s’appelaitLe Cri de l’Innocence opprimée.
Mais c’est dans ce livre d’Arnauld précisément qu’il est parlé de
Mlle de Prohenques, et de celui qu’elle épouse, dans les
termes de mépris qu’on vient de lire. Au reste, tout cela importe assez peu à
l’intérêt du livre, car bien peu de gens, je crois, ont lu Arnauld, et se
soucient d’aller compulser de près les documents d’alors. Le roman de M. Janin
n’est pas et n’a pas voulu être un tableau sévère ; c’est une fraîche et moderne
peinture, décorée de noms d’autrefois, animée des couleurs d’aujourd’hui, une
trame mobile où se croisent des fils brillants, où se détachent de jeunes
figures, où s’est jouée en tout honneur une amoureuse fantaisie.
me Du Deffand, je ne me suis pas interdit pour cela de m’occuper une autre
fois de Mlle de Lespinasse. Le critique ne doit point avoir
de partialité et n’est d’aucune coterie. Il n’épouse les gens que pour un temps,
et ne fait que traverser les groupes divers sans s’y enchaîner jamais. Il passe
résolument d’un camp à l’autre ; et de ce qu’il a rendu justice d’un côté, ce ne
lui est jamais une raison de la refuser à ce qui est vis-à-vis. Ainsi, tour à
tour, il est à Rome ou à Carthage, tantôt pour Argos et tantôt pour Ilion. Mlle de Lespinasse, à un certain moment, s’est brouillée à
mort avec Mme Du Deffand, après avoir vécu dix années dans
l’intimité avec elle. Les amis furent forcés alors d’opter, entre l’une ou
l’autre de ces rivales déclarées, et il n’y eut moyen pour aucun de continuer de
se maintenir auprès de toutes les deux. Pour nous, nous n’avons pas à opter :
nous avons paru rester très attaché et très fidèle à Mme Du Deffand, nous n’en serons pas moins très attentif aujourd’hui à Mlle de Lespinasse.
Les titres de Mlle de Lespinasse à l’attention de la
postérité Lettres d’elle, n’était venue la révéler sous un aspect tout
différent, et montrer non plus la personne aimable et chère à la société, mais
la femme de cœur et de passion, la victime brûlante et dévorée. Ces deux volumes
de Lettres de Mlle de Lespinasse à
M. de Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables de
la passion. On a publié en 1820, sous le titre de Nouvelles
lettres de Mlle de Lespinasse, un volume qui ne
saurait être d’elle, qui n’est digne ni de son esprit ni de son cœur, et qui est
aussi plat que l’autre est distinguére éd.] ni de son esprit ni de son cœur, qui est aussi plat que
l’autre est distinguéLettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où
vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de Lespinasse. On déplora fort cette publication indiscrète ; on
réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire
d’une personne jusque-là considérée, lle de Lespinasse. Cependant on jouissait
avidement de cette lecture qui passe de bien loin en intérêt les romans les plus
enflammés, et qui est véritablement La Nouvelle Héloïse en
actionme de Staël,
Benjamin Constant, Mme de Boigne, Adrien de Montmorency,
etc. Pendant ce voyage, maint accident survint au-dehors, tempête, tonnerre,
empêchements et retards de toute sorte. En arrivant à Aix, les personnes qui
étaient dans la voiture trouvèrent les gens de l’hôtel sur la porte tout
inquiets et les interrogeant. Mais eux, les voyageurs, ils n’avaient rien vu
ni remarqué de ces petits accidents : c’est que Mme de Staël avait parlé pendant tout ce temps-là, et qu’elle parlait
des Lettres de Mlle de Lespinasse, et de ce
M. de Guibert, qui avait été sa première flamme.Phèdre d’Euripide, la Magicienne de Théocrite, la
Médée d’Apollonius de Rhodes, la Didon
de Virgile, l’Ariane de Catulle. Parmi les modernes, on a les
lettres latines d’Héloïse ; celles d’une Religieuse portugaise ; Manon Lescaut, la Phèdre de Racine, et quelques
rares productions encore, parmi lesquelles les lettres de Mlle de Lespinasse sont au premier rang. Oh ! si feu Barère n’avait
jamais rien fait de pis dans sa vie que de publier ces lettres, et s’il n’avait
jamais eu de plus grosse affaire sur la conscience, Que la terre lui soit
légère !
La vie de Mlle de Lespinasse commença de bonne heure par être
un roman et plus qu’un roman.
Quelque jour, écrivait-elle à son ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost ni dans ceux de Richardson… Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un récit qui vous intéresserait si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine… Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée.
Elle était fille adultérine de Mme d’Albon, une
dame de condition de Bourgogne, dont la fille légitime avait épousé le frère de
Mme Du Deffand. C’est chez ce frère que, dans un voyage
en Bourgogne, Mme Du Deffand rencontra à la campagne la
jeune fille, alors âgée de vingt ans, opprimée, assujettie à des soins
domestiques inférieurs et dans une condition tout à fait dépendante. Elle
s’éprit d’elle à l’instant, ou mieux, elles s’éprirent l’une de l’autre, et on
le conçoit ; si on ne regarde qu’au mérite des esprits, il n’arrive guère
souvent que le hasard en mette aux prises de plus distingués. Mme Du Deffand n’eut de cesse qu’elle n’eût tiré cette jeune personne
de sa province, et qu’elle ne l’eût logée avec elle au couvent de Saint-Joseph
pour lui tenir compagnie, lui servir de lectrice et lui être d’une ressource
continuelle. La famille n’avait qu’une crainte : c’était que cette jeune
personne ne profitât de sa position nouvelle et des protecteurs qu’elle y
trouverait, pour revendiquer le nom d’Albon et sa part d’héritage. Elle l’aurait
pu, à la rigueur, car elle était née du vivant de M. d’Albon, mari de sa mère.
Mme Du Deffand crut devoir prendre ses précautions, et
lui dicta me Du Deffand, qui se levait tard et n’était jamais debout
avant six heures du soir, s’aperçut que sa jeune compagne recevait en son
particulier chez elle, une bonne heure auparavant, la plupart de ses habitués,
et qu’elle prenait ainsi pour elle seule la primeur des conversations. Elle se
sentit lésée dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se
fut agi d’un vol domestique. L’orage fut terrible et ne se termina que par une
rupture. Mlle de Lespinasse quitta brusquement le couvent de
Saint-Joseph ; ses amis se cotisèrent pour lui faire un salon et une existence
rue de Bellechasse. Ces amis, c’étaient d’Alembert, Turgot, le chevalier de
Chastellux, Brienne le futur archevêque et cardinal, l’archevêque d’Aix
Boisgelin, l’abbé de Boismont, enfin la fleur des esprits d’alors. Cette
brillante colonie suivit la spirituelle émigrante et sa fortune. Dès ce moment,
Mlle de Lespinasse vécut à part et devint, par son salon
et par son influence sur d’Alembert, une des puissances reconnues du
e
Heureux temps ! toute la vie alors était tournée à la sociabilité ; tout était
disposé pour le plus doux commerce de l’esprit et pour la meilleure
conversation. Pas un jour de vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de
lettres et tant soit peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à
faire de votre semaine : dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach ;
lundi et mercredi, me Geoffrin ;
mardi, dîner chez M. Helvétius ; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet,
qui ne vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen de donner à dîner ni à souper, se tenait
très exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son cercle se
renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première
soirée.
Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien de société, avant et
même depuis l’invasion et les délires de sa passion funeste, tous les mémoires
du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant
illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se
mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse.
D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne
vitrière ; il y avait bien loin de là à la rue de Bellechasse. Une maladie grave
qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse
l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida
à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et
Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout
honneur, et sans qu’on en jasât autrement. La vie de d’Alembert en devint plus
douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en
accrut.
Mlle de Lespinasse n’était point jolie ; mais, par l’esprit,
par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du
premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu
dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce
monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son
grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit
des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa « Ah ! que je voudrais,
s’écriait-elle un jour, connaître le faible de chacun ! »
D’Alembert
a relevé ce mot et le lui a reproché comme venant d’un trop grand désir de
plaire, et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les moyens qu’il lui
suggérait, elle restait vraie, elle était sincère. Elle disait d’elle-même et
pour expliquer son succès auprès des autres, qu’elle avait le vrai
de tout, tandis que d’autres femmes n’ont le vrai de
rien. En causant, elle avait le don du mot propre, le goût de
l’expression exacte et choisie ; l’expression vulgaire et triviale lui faisait
mal et dégoût : elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle
n’était pas précisément simple, tout en étant très naturelle. De même dans sa
mise, « elle donnait, a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix,
se serait vouée à la simplicité »
. Son goût littéraire était plus
vif que sûr ; elle aimait, elle adorait Racine, comme le maître du cœur, mais
elle n’aimait pas pour cela le trop fini, elle aurait préféré le rude et
l’ébauché. Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait
aisément ; il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle
ne fît grâce, pour une ou deux situations qui lui étaient allées à l’âme. Elle a
imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu de chose. Comme écrivain, là où
elle ne songe pas à l’être, c’est-à-dire dans sa correspondance, sa plume est
nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible et de vertueux, qui reviennent trop
souvent, et qui attestent l’influence de Jean-Jacques. Mais nul lieu
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre
amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on
peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans
sa vie : elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux
passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et
bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame
déchirant auquel nous a initiés la publication des lettres. Les contemporains de
Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les
mieux informés, n’y avaient rien compris ; Condorcet, écrivant à Turgot, lui
parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître
soupçonner du fond ; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose,
se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des
sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère
que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons
donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.
Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand elle rencontra, pour la
première fois, M. de Guibert. Le marquis de Mora était le gendre du comte
d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne ; il était
fils du comte de Fuentes, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout
atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur
et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement
pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à
s’engouer parmi les contemporains ; l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant
me d’Épinay (18 juin 1774) : « Je n’ose parler de Mora. Il y a
longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne
n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. »
Et encore (8 juillet) :
« Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal,
lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal son frère, qui valait plus
que lui, ne pleura point, mais il dit :
M. de Mora était venu en France vers 1766 ; c’est
alors que MJe sais à présent
quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort
de M. de Mora. »lle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé.
Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours.
Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal. Il quitta Paris, pour
n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un
point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante,
remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il
mourut à Bordeaux le vendredi 27 mai. Quand il partit de
Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui
rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que,
dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora
avait écrit à son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses étaient montées à ce ton, et l’on
s’était quitté avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse, au mois de septembre 1772, rencontra pour
la première fois au Moulin-Joli, chez M. Watelet, M. de Guibert.
M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était un jeune colonel pour lequel
toute la société s’était mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de
publier Essai de tactique, précédé d’un
discours sur l’état de la politique et de la science militaire en Europe. Il y
avait là des idées généreuses, avancées, comme on dirait
aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand Frédéric. Il allait
concourir à l’Académie sur des sujets d’éloges patriotiques ; il avait en
portefeuille des tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend à
rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer
Il serait trop
aisé après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert, de
cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra d’emblée comme
voué à la grandeur et à la gloire, et qui a tenu si médiocrement la gageure.
Héros avorté de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses,
M. de Guibert entra dans le monde la tête haute et sur le pied d’un génie ; ce
fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du Turenne,
Corneille et Bossuet. »génie, et
vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à son sujet.
« Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés s’élance vers la
gloire ! »
Il était là dans une attitude difficile à soutenir, et la
chute, à la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un
homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et
qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de
Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne,
qui donnent le change sur les œuvres tant que leur père est là
présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose ; il
avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et
était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait
le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.
Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était « L’amour, a-t-on dit,
commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à
l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des
convulsions. »
Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion
funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait
alors (faut-il le dire ?) quarante ans ; elle regrettait amèrement le départ de
M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme
supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais
qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir
15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne,
en Prusse, peut-être en Russie. On a la relation imprimée de ce voyage de
M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, positives,
instructives souvent, parfois emphatiques et romantiques, en regard des lettres
de sa brûlante amie. M. de Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part
le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que le
jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident que ce n’est
pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier adieu. Elle en souffre déjà,
elle se reproche d’en souffrir ; elle vient de recevoir une lettre de
M. de Mora, toute pleine de confiance en elle ; elle est prête à lui tout
sacrifier, « mais il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de
sacrifice à lui faire »
. Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora,
et qu’elle peut arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui la détache
et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle ne cessera plus un moment.
M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi qu’en ait dit cette méchante langue de
Mme Suard), lui écrit, et, à chaque lettre, va raviver
sa « Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis
livrée ? J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que
je suis forcée de retenir. »
Mais nous ne sommes qu’au
commencement.
M. de Guibert, qui est à la mode et assez fat, laisse après lui, en partant, plus
d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il aime, lui répond assez mal ;
et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, et
elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous ? quand on aime tout
de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte :
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables ; J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables, J’en ai même de…
Elle n’ose achever avec Corneille :
Elle voudrait pour elle une place à part ;
elle ne sait trop encore laquelle :J’en ai
même de bas.
Réglons nos
rangs, dit-elle, donnez-moi ma place ; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer.
Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer,
c’est là son lot. Phèdre, Sapho ni Didon ne « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de
savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre. »
Elle sait
souffrir, mais elle se plaint, elle crie ; elle passe en un clin d’œil de la
convulsion à l’abattement : « Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon
inconséquence égare mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que
dois-je faire ? que deviendrai-je ? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me
délivrera de moi-même ? »
Elle compte les lettres qu’elle reçoit ;
sa vie dépend du facteur : « Il y a un certain courrier qui, depuis un
an, donne la fièvre à mon âme. »
Pour se calmer dans l’attente, pour
obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à
l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui
importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la
plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être
Elle, c’est être aimée qu’elle veut,
ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour : préférées ? »« Vous ne
savez pas tout ce que je
Elle a beau s’écrier par
instants :vaux ; songez donc que je sais
souffrir et mourir ; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces
femmes, qui savent plaire et s’amuser. »
Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements ; que ne me laissiez-vous en repos ? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé,
répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous…
Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place
d’un sentiment « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends
à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. »
Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler
cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été
distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et
resplendissant d’un nouvel éclat« M
Voilà le contrecoup de l’arrivée de M. de Guibert qui se fait
sentir.lle de Lespinasse avait été passablement depuis mon arrivée ;
il y a environ huit jours qu’elle va en empirant. L’insomnie et
l’accablement augmentaient, et la toux est revenue hier. Peu de
personnes ont été plus maltraitées, et l’ont moins mérité. »lle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces
mots qui laissent peu de doute : « C’est le 10 février de l’année
dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure
encore… »
Et elle continue cette commémoration délirante et
douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux
cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente et plus charmante
qui l’enveloppe d’un attrait funeste.
À partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il
n’y a plus une page qui ne soit de flamme. Des personnes scrupuleuses, tout en
lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé M. de Guibert de
ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas rendues lle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il ne
paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été au nombre des
qualités de M. de Guibert : il brouille volontiers les lettres de son amie, il
les mêle à ses autres papiers, il les laisse volontiers tomber de ses poches par
mégarde en même temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend
quelquefois ; mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle.
Voilà M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait
responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces lettres. Il en
a sans doute beaucoup rendu ; il y en a eu beaucoup de détruites. Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une
poignée conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe ? le fil est bien
suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle, toujours
imprévue, qui recommence.
Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état de lave et de torrent :
Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir…
Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement.
Oui, vous devriez m’aimer à la folie ; je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.
Savez-vous pourquoi je vous écris ? C’est parce que cela me plaît : vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit.
Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête : vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le ciel accordait aux jours qui me restent à vivre : enfin, que vous dirai-je ? vous avez tout
rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité… Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? Vous la plaindriez : votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création…
Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles :
De tous les instants de ma vie (1774).
Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends.
Il est très rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le
genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais
(Dieu m’en garde !) aux aimables personnes de notre nation : c’est une simple
remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du e« En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands
hommes. »
M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles
pussent entrer en comparaison avec son amie : « Oh ! elles ne sont pas
dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été
chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous
les glaces de la Laponie. »
Et c’était de Madrid qu’il écrivait
cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne, « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le ciel ou
l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir ;
voilà
Et elle
prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite
l’éventail autour d’elle : le climat que je voudrais habiter. »« Je n’ai connu que le climat de l’enfer,
quelquefois celui du ciel. »
— « Ah ! mon Dieu ! dit-elle
encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère !
Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. »
C’est cet
abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie
et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.
Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous
sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y
montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature
capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier
le ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité
invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette
passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction
même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle
s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il
revient, elle s’enivre, elle cède ; elle a des remords ; elle le juge mieux ;
elle voit avec effroi sa méprise ; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit,
de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre,
agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de
devenir clairvoyante ? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais
arrêté son cœur ? « L’esprit de la plupart des
C’est
La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le
justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus
en plus ; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de
tendresse : « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus ; faites
que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites
l’impossible, calmez-moi, ou je meurs. »
Au lieu de cela, il a des
torts ; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre ;
elle le compare avec M. de Mora ; elle rougit pour lui, pour elle-même, de la
différence : « Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet
homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. »
Le
repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois de
lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments des damnés. Pour
s’assoupir, pour se distraire et faire trêve à son supplice, elle recourt à
tout. Elle essaie de Tancrède qui la touche et qu’elle trouve
beau, mais rien n’est au ton de son âme. Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux, et qui lui procure de douloureuses
délices. Elle recourt surtout à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa
sensibilité dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus
ouvrir les lettres qu’elle reçoit ; elle en garde une cachetée pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle se croit
presque guérie, revenue à la raison, au calme ; elle célèbre la raison et sa
douceur : ce calme même est une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour
se réveiller plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors ce calme
trompeur, insipide : « Je vivais, disait-elle ; mais il me semblait que
j’étais
Elle le hait, elle le lui
dit, mais on sait ce que cela veut dire : à côté de moi. »« Vous savez bien que quand je
vous
Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à
défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit
chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus
violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement ; elle s’en
occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le
front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse ; elle
loue sa jeune femme qu’elle rencontre : hélas ! c’est peut-être à cette louange
généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que
tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On
croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre ; la noble insensée le
croit d’abord elle-même ; mais erreur ! la passion se rit de ces impossibilités
sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer
M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien
des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de
brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir ; elle redouble l’usage de
l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir : la passion
a-t-elle donc de l’avenir ? « Je ne me sens le besoin d’être aimée
qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots
Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec
de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait
donner au même sentiment : le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources
rejaillissantes. Résumons avec elle : jamais,
toujours. »« Tant de contradictions, tant de
mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots :
Je vous aime. »
Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde ; elle reçoit ses « Ils me font l’honneur de croire que je suis
restée abîmée par la perte que j’ai faite. »
Ils l’en louent et l’en
admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le
même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir ; il ne peut
comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas !
c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami.
Cette longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira
le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour
M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.
Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger,
ne croyez pas que la correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui
s’unissait à ce noble cœur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort,
sur les personnes de la société ! que de grâce ! Les sentiments élevés,
généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un
endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand
elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de
vivifiant pour la pensée à être né sous un gouvernement libre : « Comment
n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi,
faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître,
j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des communes que
d’être même le roi de Prusse. »
Si peu disposée qu’elle soit à bien
augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand
elle voit ses amis devenus me Geoffrin, chez
M. Turgot lui-même, à table, pendant le dîner. — « Que lisez-vous donc
ainsi ? lui demandait une voisine, la curieuse M
me de
Boufflers. C’est sans doute quelque mémoire pour M. Turgot ? » — « Eh ! oui,
justement, madame, c’est un mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure,
et je veux le lire avant de le lui donner. »
Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène, et c’est la
passion seule qui donne la clef de ce cœur étrange et de cette destinée si
combattue. Le mérite inappréciable des lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les
livres ni dans les romans ; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle
çà et là chez quelques êtres doués : la surface de la vie tout à coup se
déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes
d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un
sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils
inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas ; on préférera un
intérêt calme, doucement animé ; on traversera, comme elle le fit un jour, les
Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira :
Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais ; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ! Oui, je crois que je m’en dégoûte ; je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement…
«
. Et voilà la morsure qui la reprend. Oh ! non,
ceux qui ont une fois goûté au poison ne s’en guérissent jamais.mais jamais
faiblement »
Mémoires de M. de Chateaubriand. Leur succès s’est fort ranimé
depuis les derniers mois, ou du moins l’impression qu’ils ont causée, de quelque
nature qu’elle soit, a été vive. En abordant la politique brûlante de 1830,
l’homme de polémique a rencontré et rouvert quelques-unes de nos plaies
d’aujourd’hui ; il les a fait saigner et crier. Chaque parti a vite arraché la
page qui convenait à ses vues ou à ses haines, sans trop examiner si le revers
de la page ne disait pas tout le contraire, et ne donnait pas un démenti, un
soufflet presque à ce qui précédait. Les républicains y ont vu la prédiction de
la république universelle, sans trop se soucier du mépris avec lequel il est
parlé, tout à côté, de cette société présente ou future et de ces générations
avortées. Les royalistes ont continué d’y voir de futures promesses d’avenir, de
furieux, qui frappe à tort et à travers dans
le délire de sa vanité, dans sa rage de n’avoir pas été tout sous le régime
bourbonien, de sentir qu’il ne peut, qu’il ne doit rien être par honneur sous le
règne nouveau, dans son désir que ce monde, dont il n’est plus, ne soit plus
rien qui vaille après lui. Après moi, le déluge ! telle est
son inspiration habituelle. « La légitimité ou la république ! s’écrie-t-il :
Premier ministre dans l’une ou tribun dictateur dans
l’autre ! » Tel est son programme manqué, ce sera celui de bien
d’autres ; c’est son dernier mot en politique. Je le lis écrit de sa main dans
une lettre intime, du 29 octobre 1832. Il va se dévorer, se ronger, en
attendant, entre les deux rêves. Cette rage singulière, par moments risible et
misérable, par moments sublime dans ses éclats de Juvénal, redonne souvent à son
génie d’écrivain toute sa coloration et toute sa trempe. Mais je reviendrai à
fond sur ce prodigieux caractère de l’homme politique (si on peut appeler cela
un homme politique), qui se révèle désormais à nu, et sans plus de masque, dans
toute son humeur massacrante et sa verve exterminatrice : aujourd’hui je ne veux
parler que du Chateaubriand romancier, romanesque et amoureux.
C’est là aussi un côté bien essentiel de Chateaubriand, un Épicurien qui a l’imagination
catholique. Mais ceci demande explication et développement. Les Mémoires, là comme ailleurs, disent beaucoup, mais ne disent
pas tout. M. de Chateaubriand a la prétention de s’y être montré tout entier :
« Sincère et véridique, dit-il, je manque d’ouverture de cœur ; mon
âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière, et je
n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. »
Eh !
non, il ne l’a pas laissée passer tout entière ; on l’y trouve, mais il faut un
travail pour cela.
En ce qui touche ses amours, par exemple, les amours qu’il a inspirés et les
caprices ardents qu’il a ressentis (car il n’a guère jamais ressenti autre
chose), il est très discret, par soi-disant bon goût, par chevalerie, par
convenance demi-mondaine, demi-religieuse, parce qu’aussi, écrivant ses Mémoires sous l’influence et le regard de celle qu’il nommait
Béatrix et qui devait y avoir la place d’honneur, de Mme Récamier, il était censé ne plus aimer qu’elle et n’avoir jamais eu
auparavant que des attachements d’un ordre moindre et très inégal ou inférieur.
Le passé était ainsi sacrifié ou subordonné au présent. Le maître-autel seul
restait en vue : on déroba et on condamna toutes les petites chapelles
particulières.
Quand on sut que M. de Chateaubriand écrivait ses Mémoires, une
femme du monde, qu’il avait dans un temps beaucoup aimée ou désirée, lui écrivit
un mot pour qu’il eût à venir la voir. Il vint. Cette femme, qui n’était pas
d’un esprit embarrassé, lui dit : « Ah çà ! j’espère bien que vous n’allez pas
souffler mot sur… » Il la tranquillisa d’un sourire, et répondit que ses Mémoires ne parleraient pas de toutes ces choses.
choses ont tenu une très grande place dans sa vie, il
s’ensuit que ces Mémoires, où il dit tant de vérités à tout le
monde et sur lui-même, ne contiennent pourtant pas tout sur lui, si l’on n’y
ajoute quelque commentaire ou supplément. Nous serons très discret à notre tour,
nous efforçant seulement de bien définir cette corde si fondamentale en ce qui
touche l’âme et le talent du grand écrivain.
C’est dans des parties accessoires, dans des pages de rêverie telles qu’en
offrent à tout propos les Mémoires de M. de Chateaubriand,
qu’il faudrait plutôt chercher là-dessus des révélations vraies et sincères.
Ainsi, dans son voyage à Venise en 1833, revenant sur les souvenirs que lui
rappelle cette mer où il s’était embarqué, vingt-sept ans auparavant, en pèlerin
pour la Palestine, il s’écriera :
Mais ai-je tout dit dans l’
Itinérairesur ce voyage commencé au port de Desdemona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves ? Que de malheurs ont suivi ce mystère ! le soleil les éclaire encore… Si je cueille à la dérobée un instant de bonheur, il est troublé par la mémoire de ces jours de séduction, d’enchantement et de délire.
Ainsi, sans prétendre éclaircir quelques obscurités d’allusion,
nous tenons l’aveu essentiel : quand M. de Chateaubriand s’en allait au tombeau
de Jésus-Christ pour y honorer le berceau de sa foi, pour y puiser de l’eau du
Jourdain, et, en réalité, pour y chercher des Martyrs, le voilà qui confesse ici qu’il
allait dans un autre but encore. Une personne qu’il aimait et poursuivait
vivement alors, une enchanteresse lui avait dit : « Songez à votre gloire
avant tout, faites votre voyage d’abord, et après… après… nous
verrons ! »
Et c’était à l’Alhambra qu’elle lui avait donné
rendez-vous au retour, et laissé entrevoir la récompense. Elle s’y était rendue
de son côté, et l’on assure que les noms des deux pèlerins se lisaient encore,
il y a quelques années, sur les murailles moresques où ils les avaient
tracés.
Or, j’ouvre les Mémoires de Chateaubriand à l’endroit de son
retour de Palestine, et je cherche vainement un détail, une révélation tendre,
fût-elle un peu en désaccord avec l’Itinéraire, enfin de ces
choses qui peignent au vrai un homme et un cœur dans ses contradictions, dans
ses secrètes faiblesses. Point. Il se contente de dire : « Je traversai
d’un bout à l’autre cette Espagne où, seize années plus tard ; le ciel me
réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l’anarchie… »
Et
il entonne un petit hymne en son honneur à propos de cette guerre d’Espagne dont
il ne cesse de se glorifier, tout en voulant paraître le plus libéral des
ministres de la Restauration. Ainsi, dans cette partie des Mémoires l’homme officiel a tout dérobé, le solennel est venu se
mettre au-devant de la mystérieuse folie.
Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô Pèlerin, pourquoi donc
ne pas nous dire à quelle fin vous alliez ce jour-là tout exprès à Grenade ? Y
dussiez-vous perdre un peu comme chrétien, comme croisé et comme personnage de
montre, vous y gagneriez, ô poète, comme homme, et vous nous toucheriez. Je sais
bien que vous l’avez dit d’une autre manière, en le voilant de romanesque et de
poésie, dans Le Dernier des
Abencérages ; mais, du moment que vous faisiez
des mémoires, il y avait lieu et il y avait moyen de nous laisser mieux lire
dans ce cœur, s’il fut vrai et sincèrement entraîné un jour.
Ce n’est guère que dans les souvenirs d’enfance que l’auteur a osé ou voulu dire
un peu plus. Mais encore, si charmante et si réelle à certains égards que soit
la Lucile des Mémoires d’outre-tombe, il en est peut-être
moins dit sur elle et sur sa plaie cachée, que dans les quelques pages où nous a
été peinte l’Amélie de René. Quant aux autres émotions de ses
jeunes années, M. de Chateaubriand s’est contenté de les confondre poétiquement
dans un nuage, et de les mettre en masse sur le compte d’une certaine Sylphide, qui est là pour représenter idéalement les petites
erreurs d’adolescence ou de jeunesse que d’autres auraient décrites sans doute
avec complaisance, et que M. de Chateaubriand a mieux aimé couvrir d’une vague
et rougissante vapeur. Nous ne l’en blâmons pas, nous le remarquons.
Le seul épisode où l’auteur des Mémoires se soit développé avec
le plus d’apparence de vérité et de naïveté, est celui de Charlotte, fraîche
peinture de roman naturel et domestique, qui se détache dans les récits de
l’exil. Pauvre, épuisé de misère, le jeune émigré breton trouve en Angleterre,
dans une province, un ministre anglais, M. Ives, savant homme qui a besoin d’un
secrétaire, d’un collaborateur. M. de Chateaubriand devient ce secrétaire ; il
vit là dans la famille ; il lit de l’italien avec la charmante miss Ives ; comme
Saint-Preux, il se fait aimer. Mais, au moment où tout va s’aplanir, où la jeune
fille est touchée, où sa mère, qui la devine, prévient l’aveu et offre
d’elle-même l’adoption de famille au jeune étranger, un mot fatal vient rompre
l’enchantement : Je suis marié ! et il part. Tout cela est
raconté avec charme, presque aussi belle que sa
fille, de cette mère qui, lorsqu’elle est près de confier au jeune homme le
secret qu’elle a saisi dans le cœur de son enfant, se trouble, baisse les yeux
et rougit : « Elle-même, séduisante dans ce trouble, il n’y a point de
sentiment qu’elle n’eût pu revendiquer pour elle. »
C’est une
indélicatesse de tant insister sur cette jolie maman. On se
demande quelle idée traverse l’esprit du narrateur, en ce moment où il devrait
être tout entier à la chaste douleur du souvenir. Dans la supposition qu’une
telle idée vienne, on ne devrait jamais l’écrireCrispin rival de
son maître), dit, en voyant Mme Oronte et sa
fille : « Malepeste ! la jolie famille ! Je ferais volontiers ma
femme de l’une et ma maîtresse de l’autre. »
gentleman chasseur : « Mon pays aurait-il
beaucoup perdu à ma disparition ? »
La réponse à une telle question
pourrait être piquante à débattre ; on pourrait soutenir le pour et le contre ;
on pourrait jouer agréablement là-dessus, et, si l’on devenait tout à fait
éloquent et sérieux, on pourrait rendre cette réponse peu plaisante pour celui
qui la provoque, et même terrible.
« Attachée à mes pas par la
pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par
les sentiers de la
et tout ce qui
suit. Ne sentez-vous pas, en effet, la phrase littéraire et poétique qui essaie
de feindre un accent ému ? La scène à Londres, où il la revoit vingt-sept
ans après, lui ambassadeur, elle veuve de l’amiral Sutton, et lui présentant ses
deux enfants, serait belle et touchante, si quelques traits non moins choquants
ne la déparaient. Il se fait dire par lady Sutton : Sylphide… »« Je ne vous trouve
point changé,
Il est vrai
qu’il lui avait demandé lui-même, comme ferait un parvenu : pas même vieilli… »« Mais
dites-moi, madame,
Il se fait dire encore par
elle : que vous fait ma fortune nouvelle ?
Comment me voyez-vous aujourd’hui ? »« Quand je vous ai connu, personne ne prononçait votre nom :
maintenant, qui l’ignore ? »
On voit percer, même dans cette scène
qui vise et touche à l’émotion, cette double fatuité qui ne le quitte jamais,
celle de l’homme à bonnes fortunes qui veut rester jeune, et celle du personnage
littéraire qui ne peut s’empêcher d’être glorieux.
J’ai prononcé le mot d’homme à bonnes fortunes ; il convient de l’expliquer à
l’instant et de le relever. M. de Chateaubriand était un homme à bonnes
fortunes, mais il l’était comme Louis XIV ou comme Jupiter. Il serait curieux de
suivre et d’énumérer les principaux noms de femmes vraiment distinguées qui
l’ont successivement et quelquefois concurremment aimé, et qui se sont dévorées
pour lui. L’ingrat ! dans cet épisode de Charlotte, « Depuis cette
époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la
même confiance. »
Cet attachement unique, pour lequel il fait
exception, est celui de Mme Récamier. Cette charmante femme
méritait certes bien des exceptions ; une telle parole toutefois est ingrate et
fausse. Eh ! quoi ? il supprime d’un trait tant de femmes tendres, dévouées, qui
lui ont donné les plus chers et les plus irrécusables gages. Il supprime, il
oublie tout d’abord Mme de Beaumont. Ô vous toutes qui
l’avez aimé, et dont quelques-unes sont mortes en le nommant, Ombres adorables,
Lucile, dont la raison s’est d’abord troublée pour lui seul peut-être, et vous,
Pauline, qui mourûtes à Rome et qui fûtes si vite remplacée, et tant de nobles
amies qui auraient voulu, au prix de leur vie, lui faire la sienne plus consolée
et plus légère ; vous, la dame de Fervaques ; vous, celle des jardins de
Méréville ; vous, celle du château d’Ussé ; levez-vous, Ombres d’élite, et venez
dire à l’ingrat qu’en vous rayant toutes d’un trait de plume, il ment à ses
propres souvenirs et à son cœur.
Ce que voulait M. de Chateaubriand dans l’amour, c’était moins l’affection de
telle ou telle femme en particulier que l’occasion du trouble et du rêve,
c’était moins la personne qu’il cherchait que le regret, le souvenir, le songe
éternel, le culte de sa propre jeunesse, l’adoration dont il se sentait l’objet,
le renouvellement ou l’illusion d’une situation chérie. Ce qu’on a appelé de l’égoïsme à deux restait chez lui de l’égoïsme à un seul.
Il tenait à troubler et à consumer bien plus qu’à aimer. On nous a assuré que,
quand il voulait plaire, il avait pour cela, et jusqu’à la fin, des séductions,
des grâces, une jeunesse d’imagination, une fleur de langage, un sourire qui
étaient irrésistibles, et nous le croyons sans « Oh !
que cette race de René est aimable ! s’écriait une femme d’esprit qui l’a
bien connu ; c’est la plus aimable de la terre. »
Pourtant il
n’était pas de ceux qui portent dans l’amour et dans la passion la simplicité,
la bonté et la franchise d’une saine et puissante nature. Il avait surtout de
l’enchanteur et du fascinateur. Il s’est peint avec ses philtres et sa magie,
comme aussi avec ses ardeurs, ses violences de désir et ses orages, dans les
épisodes d’Atala, de Velléda, mais nulle part plus à nu que dans une lettre, une
espèce de testament de René, qu’on lit dans Les Natchez. Cette
lettre est, sur l’article qui nous occupe, sa vraie confession entière.
Rappelons-en ici quelque chose ; c’est là le seul moyen de le pénétrer à fond,
cœur et génie, et de le bien comprendre.
René, qui se croit en péril de mourir, écrit à Céluta, sa jeune femme indienne, une lettre où il lui livre le secret de sa nature et le mystère de sa destinée. Il lui dit :
Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé…
Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et
qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins ; j’en portais le germe en moi comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments…Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ?
Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même…
C’est bien cela, et il nous la définit en maître cette flamme sans
chaleur, cette irradiation sans foyer, qui ne
On aura remarqué cette incroyable expression, la manie d’être,
pour désigner et comme insulter l’attachement à la vie. Ce sentiment instinctif
et universel qui fait que pour tout mortel, même malheureux, la vie peut se dire
douce et chère, qui fait aimer, regretter à tous les êtres, une fois nés, la douce lumière du jour, il l’appelle une manie.
Il continue sur ce ton, bouleversant à plaisir tous les sentiments naturels, avec
une magie pleine d’intention et d’artifice. Il écrit à Céluta pour lui dire
qu’il ne l’aime pas, qu’il ne peut pas l’aimer, et, connaissant la nature du
cœur des femmes, il se sert de ce moyen pour lui lancer un dernier trait, pour
l’émouvoir et la remuer davantage. Il se représente, en une page trop vive pour
être citée, comme aux prises, dans la solitude, avec un fantôme qui vient mêler
l’idée de mort à celle du plaisir : « Mêlons des voluptés à la mort ! que
la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! »
C’est l’éternel
cri qu’il reproduira dans la bouche d’Atala, de Velléda ; c’est ainsi qu’il a
donné à la passion un nouvel accent, une note nouvelle, fatale, folle, cruelle,
mais singulièrement poétique : il y fait toujours entrer un vœu, un désir ardent
de destruction et de ruine du monde.
En même temps qu’il dit à Céluta qu’il ne l’aime pas, qu’il ne l’a jamais aimée
et qu’elle ne l’a jamais connu, il a la prétention de ne vouloir jamais être
oublié d’elle, de ne pouvoir jamais être remplacé : « Oui, Céluta, si
vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette
flamme que je porte avec moi,
Ainsi il prétend, dans son orgueil, qu’en ne donnant
rien il en fait plus que les autres ne font en donnant tout, et que ce rien
suffit même en n’aimant
pas ? »
À côté de ces étranges paroles que j’abrège et que j’affaiblis encore, se trouve cet autre aveu qu’il a varié depuis et répété sur tous les tons :
Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré :
ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né, ou être à jamais oublié.
Ce qu’il disait là à ses débuts, il le répéta à satiété jusqu’au
dernier jour : Je m’ennuie, je m’ennuie ! dans une lettre
écrite de Genève, en septembre 1832, à une femme aimable et supérieure, qui eut
le don jusqu’à la fin (et sans être Mme Récamier) de le
dérider un peu et de le distraire, il écrivait :
Puissance et amour, tout m’est indifférent ; tout m’importune. J’ai mon plan de solitude en Italie, et la mort au bout. J’ai vu un plus grand siècle, et les nains (
ceci nous regarde) qui barbotent aujourd’hui dans la littérature et la politique ne me font rien du tout. Ils m’oublieront comme je les oublie.
On voit qu’il parlait en 1832 tout comme en 1795. Il voudrait être tout, et toujours, et partout. Le reste ne lui est rien.
Je reviens à cette singulière lettre de René des Natchez.
Céluta a une fille. René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne,
regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à
elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu,
Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur
et le plus naturel ! René, pour paraître plus grand, aime mieux frapper
l’imagination que le cœur ; il aime mieux (même dans ce cas où il se suppose
père) être rêvé de sa fille que d’en être connu, regretté et
aimé. Il fait de tout, même du sentiment filial, matière à apothéose et à
vanité.
Ces sentiments divers qu’on trouve exprimés dans la lettre du René des Natchez, on les vérifierait dans les autres écrits et dans la
vie de M. de Chateaubriand, en la serrant d’un peu près. Comme poète, en donnant
à la passion une expression plus pénétrante et parfois sublime, il a surtout usé
de ce procédé qui consiste à mêler l’idée de mort et de destruction, une
certaine rage satanique, au sentiment plus naturel et ordinairement plus doux du
plaisir ; et c’est ici que j’ai à mieux définir cette sorte d’épicuréisme qui est le sien, et dont j’ai parlé.
Ce sentiment de volupté et d’abandon suprême, qui, chez les anciens, chez Homère,
chez les Patriarches, chez la bonne Cérès ou chez Booz, comme chez le bon
Jupiter aux bras de Junon, est si simple, si facile, qui coûte si peu à la
nature, qui est si doux, qui fait naître des fleurs à l’entour, et qui voudrait
dans sa propre félicité féconder la terre entière, se raffine avec les âges ; il
devient plus senti, plus délicat, plus sophistiqué aussi, chez les épicuriens
des siècles plus avancés. Horace ne traite pas l’amour comme un pasteur, ni
comme un patriarche, ni comme un dieu de l’Olympe. Horace, Pétrone, Salomon
lui-même, qui était déjà de la décadence, ils aiment tous à mêler l’idée de la
mort et du néant à celle du plaisir, à aiguiser l’une par l’autre. Ils feront
Ange déchu, tu n’en fus
pas exempt ! Tel est aussi celui de René, celui d’Atala mourante, quand elle
s’écrie, parlant à Chactas : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la
seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une Divinité qui
m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette Divinité
se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en
abîme
Nous
touchons là à l’accent distinctif et nouveau qui caractérise Chateaubriand dans
le sentiment et dans le cri de la passion. Il n’a pu se l’interdire tout à fait,
même dans le récit, d’ailleurs plus pur et plus modéré, qu’il a fait de
Charlotte. Il se trahit tout à la fin, et, dans l’odieuse supposition qu’il
l’eût pu séduire en la revoyant après vingt-sept années, il s’écrie :
avec les débris de Dieu et du monde ! »« Eh bien ! si j’avais serré dans mes bras épouse et mère, celle qui
me fut destinée vierge et épouse, c’eût été
N’est-ce pas ainsi encore que René écrivait, dans
cette fameuse lettre à Céluta : avec une sorte de
rage… »« Je vous ai tenue sur ma poitrine au
milieu du désert… J’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans
votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »
Eh !
pourquoi donc cette rage perpétuelle de vanité jusque
Qu’il y a loin de là, de cette volupté forcenée et presque sanguinaire, à Milton et à ces chastes scènes que lui-même, Chateaubriand, a si bien traduites ! Milton lui donnait pourtant une belle et pure leçon. Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René :
Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du
Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, Adam sourit d’un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu’il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai : Adam presse d’un baiser sur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne la tête d’envie…
Ce Démon, ce glorieux Lucifer, n’est-ce pas le même qui, avec tous les charmes de la séduction et sous un air de vague ennui, se glissant encore sous l’arbre d’Éden, a pris sa revanche en plus d’un endroit des scènes troublantes de Chateaubriand ?
Ce que Chateaubriand est là dans ses écrits à l’état idéal, il l’était aussi plus
ou moins dans la vie, auprès des femmes qu’il désirait et dont il voulait se
faire aimer. Il ne se piqua jamais d’être fidèle : les dieux le sont-ils avec
les simples mortelles qu’ils honorent ou consument en passant ? Tant qu’il put
marcher et sortir, me de Chateaubriand, laquelle alors avait son
tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs,
des évêques et des archevêques : il redevenait l’auteur du Génie du
christianisme jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au lendemain
matin. Le soleil se levait plus beau ; il remettait la fleur à sa boutonnière,
sortait par la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, liberté,
insouciance, coquetterie, désir de conquête, certitude de vaincre, de une heure
jusqu’à six heures du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa vie,
et trompa tant qu’il put la vieillesse.
Les Mémoires nous feraient croire vraiment qu’il se convertit
tout à fait dans ses vingt dernières années, et qu’il n’adora plus qu’une
Béatrix unique. Tout cela est bon pour les lecteurs qui ne l’ont pas connu, ou
pour ceux qui ne voient jamais de la scène que le devant. J’ai sous les yeux des
lettres, presque des lettres de cœur, adressées par Chateaubriand à une personne
distinguée, qu’il se gardera bien de nommer dans ses Mémoires
(fi donc ! il faut de l’unité dans les œuvres de l’art). Cette vive, courtoise
et assez affectueuse correspondance, nouée à Rome en 1829, marquée
d’interruptions et de retours, va jusqu’en avril 1847, c’est-à-dire bien près de
sa fin. Quelques lettres sont charmantes, et, même quand « J’ai peur que les temps de courte liberté, dont je jouis si
rarement dans ma vie, ne viennent à m’échapper de nouveau. »
Il
écrivait cela en août 1832, en courant les grandes routes de Paris à Lucerne. Il
aurait bien désiré que l’aimable personne à qui il s’adressait, et que les Mémoires, qui parlent de tant d’idoles, ne mentionnent pas, le
vînt rejoindre à ce moment même. Il l’invitait à ce voyage de Suisse, à ces
scènes du Saint-Gothard, dans ce court et unique intervalle de liberté ; il lui
disait :
Si vous me mettez à part des autres hommes et me placez hors de la loi vulgaire, vous m’annoncerez votre visite comme une Fée : les tempêtes, les neiges, la solitude, l’inconnu des Alpes iront bien à vos mystères et à votre magie.
Ma vie n’est qu’un accident ; je sens que je ne devais pas naître. Acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur ; je vous donnerai plus dans un jour qu’un autre dans de longues années.
C’est toujours, on le voit, le René des Natchez
qui parle, qui redit sa jeune chanson avec la mélodie dans la voix, et qui
croit, même à soixante-quatre ans, pouvoir donner en un jour plus qu’un autre en
toute sa vie. La dame invoquée ne vint pas. Il la plaint naïvement de n’être pas
venue : « Oui, vous avez perdu une partie de votre gloire en me quittant
(c’est-à-dire
Voilà, du en ne venant pas) ; il fallait m’aimer, ne
fût-ce que par amour de votre talent et intérêt de votre renommée. »« Ah ! que ne veniez-vous il y a un mois ! j’étais libre. Ma
vie est maintenant resserrée plus que jamais. Je souffre cruellement, et je
voudrais arriver vite au bout de ma carrière. »
À chaque ligne de cette correspondance naïve, je vois l’ennui, le mépris du
présent, la haine des générations vivantes, de « ces myrmidons
d’aujourd’hui qui se fagotent en grands hommes »
, le culte surtout,
l’idolâtrie de la jeunesse, de celle qu’il n’a plus : « Je suis toujours
triste, parce que je suis vieux… Restez jeune, il n’y a que cela de
bon. »
L’Élégiaque grec ne dit pas autrement, mais il est Grec et
païen. Chateaubriand, en le disant, oublie qu’il va à la messe et qu’il est allé
au Calvaire.
Il a (comme le René des Natchez encore) la prétention de n’être
pas connu, de n’être pas compris : « Vous prenez mon sourire pour de la
gaieté, vous vous y connaissez mal. Attendez ma mort et mes mémoires pour
vous détromper. »
— Un jour, on lui avait dit que quelqu’un avait
parlé de lui avec intérêt, avec bienveillance. Il se révolte contre cette idée
d’une bienveillance dont il serait l’objet :
Je ne sais qui vous voyez et qui peut vous parler de moi : quelque bienveillant qu’on puisse être, on ne me connaît pas, car je ne connais personne. Un de mes défauts est d’être renfermé en moi-même et de ne m’être jamais montré à qui que ce soit.
La vérité finale et vraie sur lui, la
voulez-vous ? Il va nous dresser son dernier inventaire et déposer le bilan de
son âme :
(
Dimanche, 6 juin 1841.) J’ai fini de tout et avec tout : mes Mémoires sont achevés ; vous m’y retrouverez quand je ne seraiplus. Je ne fais rien ; je ne crois plus ni à la gloire ni à l’avenir, ni au pouvoir ni à la liberté, ni aux rois ni aux peuples. J’habite seul, pendant une absence, un grand appartement où je m’ennuie et attends vaguement je ne sais quoi que je ne désire pas et qui ne viendra jamais. Je ris de moi en bâillant, et je me couche à neuf heures. J’admire ma chatte qui va faire ses petits, et je suis éternellement votre fidèle esclave ; sans travailler, libre d’aller où je veux et n’allant nulle part. Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure.
Religion et morale à part, il n’y a qu’à s’incliner, convenons-en, devant l’expression d’une si désolée et si suprême mélancolie.
Eh bien ! cet homme-là que nous avons vu à la fin, assis, muet, maussade, disant
non à toute chose, cet homme cloué dans tous ses membres,
et qui se ronge de rage comme un vieux lion, il a sous main des retours
charmants, des éclairs. S’il peut s’échapper encore un instant, s’il peut se
traîner, un jour de soleil, au Jardin des plantes auprès de celle qui du moins
sait l’égayer dans un rayon et lui rendre le sentiment du passé, il s’anime, il
renaît, il se reprend au printemps, à la jeunesse ; il se ressouvient de Rome,
il s’y revoit comme par le passé : « Voyez-vous toujours ce chemin fleuri
qui part de l’Obélisque de Saint-Jean-de-Latran ? »
Il retrouve la
grâce, l’imagination, presque de la tendresse. Et même quand il ne peut plus
bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que
celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique dise encore de
lui :
Chateaubriand est dans une belle langueur. On est charmé, en le revoyant, de sa manière si distinguée, si fine, si douce, si différente et si au-dessus de tout. Son ennui, son indifférence ont de la grandeur ; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui ; il m’a fait l’effet des aigles que je voyais le matin au Jardin des plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de
grandes ailes que leur cage ne peut contenir. En les quittant, je trouvais Chateaubriand assis devant sa fenêtre, regardant le soleil, ne pouvant marcher, et ne se plaignant qu’à peine et doucement de son esclavage…
J’ai dit les défauts, je n’ai pas voulu taire le charme. De quelque nature qu’il semble, et si mélangé qu’on le suppose, il dut être bien puissant et bien réel pour être ainsi senti et rendu en avril 1847, exactement le même qu’il avait paru cinquante années auparavant à Amélie ou à Céluta.
Vous demandez, madame Amanche, Pourquoi nos dévots paysans, Les Cordeliers à la grand’manche, Et nos curés catéchisants, Aiment à boire le dimanche ? J’ai consulté bien des savants : Huet, cet évêque d’Avranche, Qui pour la Bible toujours penche, Prétend qu’un usage si beau Vient de Noé…………………
Soyez donc la plume la plus savante de l’Europe, l’homme eel’honnête homme sous Louis XIV, et
tout cela pour que, sitôt après vous, on ne sache plus que votre nom, et qu’on
n’y rattache qu’une idée vague, un sourire né d’une plaisanterie ! Ah ! que le
sage Huet avait raison quand il démontrait presque géométriquement quelle vanité
et quelle extravagance c’est de croire qu’il y a une réputation qui nous
appartienne après notre mort !
Et pourtant l’évêque d’Avranches a encore du renom dans son pays de
Basse-Normandie ; il en a jusque parmi le peuple, parmi les paysans ; son
souvenir a fait dicton et proverbe. Quand un homme a l’air tout absorbé, tout
rêveur, et qu’il n’est pas à son affaire, son voisin, qui le rencontre, lui
dit : « Qu’as-tu donc ?
D’où vient ce mot ? J’ai entendu proposer plus d’une
explication ; voici la mienne. On sait que lorsque Huet fut nommé à l’évêché
d’Avranches, et pendant les huit ou neuf années qu’il remplit les fonctions
épiscopales si peu d’accord avec son amour opiniâtre pour l’étude, il passait
bien des heures dans son cabinet, et quand on venait le demander pour affaire,
on répondait : t’es tout évêque d’Avranches ce
matin. »Monseigneur étudie, ce qui faisait dire aux
gens d’Avranches, pleins d’ailleurs de respect pour lui : « Nous prierons
le roi de nous donner un évêque qui ait fini ses études. »
C’est
cette idée de savant toujours absorbé et rêveur, tel qu’on se le figure
communément, qui se sera répandue dans le peuple et qui aura donné lieu à ce
dicton :
Je
soumets mon explication aux savants du pays.T’es tout évêque d’Avranches.
Mais je ne veux pas discuter moi-même, et j’aimerais simplement à montrer dans son vrai jour cet homme docte, aimable, poli, qui sut tout, tout ce qui pouvait être su alors, et qui est la dernière grande figure, et l’une des plus fines, de ces savants robustes d’un autre âge. Huet se rendait parfaitement compte qu’il était l’homme d’une époque qui finissait :
Quand je suis entré dans le pays des lettres, dit-il, elles étaient encore florissantes, et plusieurs grands personnages en soutenaient la gloire. J’ai vu les lettres décliner et tomber enfin dans une décadence presque entière ; car je ne connais presque personne aujourd’hui que l’on puisse appeler véritablement savant.
Il écrivait cela en songeant à la seconde moitié du siècle de
Louis XIV, ce qui est pourtant de nature à nous consoler, en nous « Je puis donc dire, ajoutait Huet, que j’ai vu fleurir et
mourir les Lettres, et que je leur ai survécu. »
Ce qu’il disait là,
ce n’était point par esprit chagrin, ni en qualité de vieillard qui dénigre le
présent et se plaît à glorifier le passé ; personne n’eut l’esprit plus uni,
plus égal et moins chagrin que Huet. Il donne très bien les raisons de cette
décadence, de ce rabaissement graduel des lettres, qui consiste précisément dans
leur vulgarisation plus facile et leur diffusion plus élémentaire. Au
ee
Dans ces premiers temps d’obscurité et de ténèbres,
ces grandes âmes(comme Huet appelle les savants de cette date primitive) n’étaient aidées que de la force de leur esprit et de l’assiduité de leur travail… Je trouve, disait-il spirituellement, la même différence entre un savant d’alors et un savant d’aujourd’hui, qu’entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau Monde et le maître d’un paquebot qui passe journellement de Calais à Douvres.
Huet écrivait cela à la fin du e
Huet naquit à Caen, en 1630, d’un père déjà vieillard, qui lui communiqua
peut-être de ce tempérament rassis et de cette égalité d’âme qui le distingua
dans toute sa longue vie ; d’une mère jeune, spirituelle, « d’une humeur
charmante, d’un entretien enjoué, d’un esprit délicat
. Dans un portrait de Huet, écrit par Mme l’abbesse de Caen, je rencontre le même trait qui est attribué à
notre savant et qu’il dut tenir de sa mère : « Vous trouvez fort bien,
lui dit-on, le ridicule des choses, et en cela seulement vous avez assez
l’esprit de votre pays. »
Le père de Huet avait été calviniste, mais
s’était converti avec sincérité et même avec zèle. Sans être un homme
régulièrement lettré, il avait le goût des arts, de la musique, jouait du luth,
dansait et composait agréablement des vers. Le talent poétique que montra Huet,
il dut l’avoir hérité de lui. Huet perdit de bonne heure ce père excellent ; il
perdit aussi sa mère peu de temps après, et se trouva en bas âge aux mains de
parents éloignés, qui furent des tuteurs négligents. L’enfant, dès l’âge de
six ans, eut à supporter bien des gênes et des taquineries de la part de ses
jeunes cousins avec qui on le faisait élever ; paresseux et joueurs, ils
s’entendaient pour l’empêcher de satisfaire l’indomptable amour de la lecture et
de l’étude qu’il avait apporté en naissant ; car il eut, pour ainsi dire, cette
passion dès la mamelle. Il ne savait pas encore ses lettres que, lorsqu’il
entendait quelqu’un lire une histoire dans un livre, il se figurait le bonheur
qu’il aurait s’il pouvait bientôt la lire lui-même. Quand il sut lire et pas
encore écrire, s’il voyait quelqu’un décacheter une lettre et y jeter les yeux,
il se figurait avec envie la joie qu’il aurait d’en pouvoir faire autant, et de
correspondre par lettres avec quelque petit camarade. Ainsi, se donnant
aiguillon sur aiguillon, il volait plus qu’il ne marchait dans la carrière des
études. Il quitta à temps cette éducation domestique où il était à la gêne, et
fut mis au collège des Jésuites de Caen ; il y trouva des maîtres et des guides
supérieurs qui surent distinguer
Enfant, Huet se livrait avec ardeur et avec verve à la poésie latine, qui ne
semblait pas du tout alors une récréation futile ni même un simple exercice de
transition ; on y voyait un digne emploi définitif du talent. La belle poésie
française du equi, enfin, avait de
l’esprit », dit le cardinal de Retz.« C’est dommage que notre cour ne soit aussi fine dans la bonne
latinité que celle d’Auguste, vous y tiendriez la place d’Horace, non
seulement pour le génie lyrique, mais encore pour l’épistolaire ! »
Chapelain écrivait cette énormité en mars 1660 ; c’était la date de la première
Satire de Boileau.
Huet, enfant, et déjà poète latin, avait terminé à treize ans le cours de ses
humanités ; il trouvait un guide poétique encourageant et sûr dans l’aimable
M. Halley, professeur de belles-lettres et d’éloquence ; il trouva un maître
élevé et profond en philosophie dans le père Mambrun, qui le poussa d’abord à
l’étude des mathématiques, d’où il eut peine ensuite à le rappeler à la
philosophie même. Chaque savant personnage que rencontrait le jeune homme sur
son chemin (et l’Académie de Caen en réunissait alors un grand nombre) lui
devenait ainsi un nouvel instigateur d’étude ; il absorbait avidement chaque
source vive qui lui était offerte, et, toujours altéré, il en demandait encore.
Le voisinage du savant Bochart, qui était ministre protestant à Caen, poussa le
jeune Huet à s’enfoncer à sa suite dans la littérature grecque et hébraïque.
Celui qui devait être évêque, apologiste et démonstrateur du christianisme, et
qui, dans le cours de sa vie, devait lire vingt-quatre fois,
d’un bout à l’autre, le texte hébreu des Écritures, traduisit d’abord du grec en
latin la jolie et très libre pastorale de Daphnis et Chloé,
sans trop se douter, dit-il, qu’il y eût là danger pour son innocence.
À cette époque, d’ailleurs, Huet n’était qu’un homme amateur, au sens antique, parcourant toutes
les sciences sans s’attacher à aucune, n’excluant rien, ne méprisant rien, mais
se gardant aussi de surfaire. Cet homme, je vous assure, n’avait rien de pédant.
L’abbé d’Olivet a fait à son sujet un petit calcul, d’où il résulterait que, de
tous les hommes qui ont existé jusqu’ici, c’est Huet qui a peut-être le plus lu.
Écoutons le raisonnement :
Si l’on veut bien considérer, nous dit d’Olivet, qu’il a vécu quatre-vingt-onze ans moins quelques jours, qu’il se porta dès sa plus tendre enfance à l’étude, qu’il a toujours eu presque tout son temps à lui ; qu’il a presque toujours joui d’une santé inaltérable ; qu’à son lever, à son coucher, durant ses repas, il se faisait lire par ses valets ; qu’en un mot, et pour me servir de ses termes,
ni le feu de la jeunesse, ni l’embarras des affaires, ni la diversité des emplois, ni la société de ses égaux, ni le tracas du monde, n’ont pu modérer cet amour indomptable de l’érudition qui l’a toujours possédé, une conséquence qu’il me semble qu’on pourrait tirer de là, c’est que M. d’Avranches est peut-être, de tous les hommes qu’il y eut jamais, celui qui a le plus étudié.
Eh bien ! cet homme qui avait le plus lu, qui avait, comme particulier, la plus vaste bibliothèque qu’on pût voir et à laquelle il tenait tant, savez-vous ce qu’il pensait des livres ?
Il prétendait que tout ce qui fut jamais écrit depuis que le monde est monde pourrait tenir dans
neuf ou dix in-folio, si chaque chose n’avait été dite qu’une seule fois. Il en exceptait les détails de l’histoire, c’est une matière sans bornes ; mais, à cela près, il y mettait absolument toutes les sciences, tous les beaux-arts. Un homme donc, à l’âge de trente ans, disait-il, pourrait, si ce recueil se faisait, savoir tout ce que les autres hommes ont jamais pensé.
Voilà ce que j’appelle un savant qui n’est pas entiché, et vraiment honnête homme, un savant qui ne se sent pas de son métier ni de son clocher. C’est lui encore qui, dans une comparaison aussi juste que spirituelle, a dit :
Je compare l’ignorant et le savant à deux hommes placés au milieu d’une campagne unie, dont l’un est assis contre terre et l’autre est debout. Celui qui est assis ne voit que ce qui est autour de lui, jusqu’à une très petite distance. Celui qui est debout voit un peu au-delà. Mais ce peu qu’il voit au-delà a si peu de proportion avec le reste de la vaste étendue de cette campagne, et bien moins encore avec le reste de la terre, qu’il ne peut entrer en aucune comparaison, et ne peut être compté que comme pour rien.
Ainsi Huet ne se croyait pas en droit de mépriser les moins savants
que lui ; il était tout à fait sur ce point de l’avis de Fontenelle,
« qu’on est ordinairement d’autant moins dédaigneux à l’égard des
ignorants, que l’on sait davantage, car on en sait mieux combien on leur
ressemble encore »
.
L’étude ne rendait Huet ni mélancolique, ni rêveur ; sa santé ne se ressentit jamais de son application. L’étude était si naturellement son fait et sa vocation, sa passion à la fois et son jeu, que, loin de le fatiguer, elle le laissait toujours plus libre, plus allègre et plus dispos après qu’auparavant. Un écrivain, qui était assez de l’école de Huet en philosophie, a dit :
La vie humaine réduite à elle-même et à son dernier mot serait trop
simple et trop nue ; il a fallu que la pensée civilisée se mît en quatre pour en déguiser et pour en décorer le fond. La galanterie, le bel esprit, la philosophie, la théologie elle-même, ne sont que des manières de jeux savants et subtils que les hommes ont inventés pour remplir et pour animer ce temps si court et pourtant bien long de la vie ; mais ils ne s’aperçoivent pas assez que ce sont des jeux.
Huet, tout en s’appliquant à ces diverses choses avec sa passion studieuse, semble pourtant s’être un peu douté que ce pouvaient être des jeux ; il s’est surtout développé et comme amusé à l’entour, et il ne semble pas y avoir pris au vif plus qu’il ne fallait. Aussi le monde jouissait de lui sans qu’il eût rien d’opiniâtre ni d’absolu comme les hommes de cabinet. Voici un gracieux portrait qui lui rend témoignage, et qui nous le montre tel qu’il paraissait aux dames avant les grandeurs de l’épiscopat et dans sa jeunesse. C’est l’abbesse de Caen, depuis abbesse de Malnoue, la célèbre Marie-Éléonore de Rohan, qui parle et qui lui fait son portrait selon la mode du temps :
Vous êtes plus grand et de belle taille que vous n’avez bon air. Vous êtes mieux fait que vous n’êtes agréable. Vous avez le teint trop blanc et même trop délicat pour un homme ; les yeux bleus, plus grands que petits ; les cheveux d’un blond châtain ; le nez bien fait, la bouche grande, mais aussi propre qu’on la peut avoir, car vous avez les lèvres incarnates et les dents d’un blanc fort éclatant et qui saute aux yeux. Vous avez le front fort grand. La grandeur de vos traits et de votre visage fait que vous avez quelque chose de ces médailles qui représentent les hommes illustres (vous vous doutez bien que j’entends plutôt parler de ces grands philosophes que des conquérants). Je ne sais si ce n’est point la grande réputation de science où vous êtes qui me donne cette idée, ou si c’est qu’en effet ces hommes illustres étaient faits comme vous. Mais, si vous n’êtes fait comme ceux qui ont été devant vous, peut-être que ceux qui viendront après ne seront pas fâchés de vous ressembler, et d’être faits
comme vous aurez été. Vous avez les mains fort blanches et la peau fort fine… Pour de l’esprit, vous en avez assurément autant qu’on en peut avoir, et votre esprit ressemble à votre visage ; il a plus de beauté que d’agrément.
Cette spirituelle abbesse revient assez souvent sur ce qui manque à
ce beau jeune homme en bonne grâce et en air ; on dirait qu’en tout bien tout
honneur elle le voudrait former« N’ayant jamais vu votre
gorge, je n’en puis parler ; mais, si votre sévérité et votre modestie
me voulaient permettre de dire le jugement que j’en fais sur les
apparences, je jurerais qu’il n’y a rien de plus accompli. »
Notez que l’honnête et pieuse abbesse à laquelle ce jeune homme parlait en
ces termes était jeune elle-même et seulement d’un an plus âgée que
lui.
Suivent quelques autres traits que je relève comme tenant au ton de l’homme et au caractère :
Vous avez l’âme bonne à l’égard de Dieu, et vous êtes pieux sans être fort dévot.
La bonté de votre âme est pour les autres aussi bien que pour Dieu, car vous êtes commode, point critique, et si peu porté à juger mal, que je crois que votre bonté pourrait même quelquefois duper votre esprit. Vous estimez plus légèrement que vous ne méprisez.
Vous êtes incapable de vous venger en rendant malice pour malice, et vous êtes si peu médisant que même le ressentiment ne vous arracherait pas une médisance de la bouche contre vos ennemis ; je trouve que vous ne les ménagez que trop selon le monde ; je n’entends pas dire pourtant que vous manquiez de sensibilité pour la gloire et pour l’honneur ; au contraire, vous y êtes délicat jusqu’à l’excès.
Vous êtes sage, fidèle et sûr autant qu’on le peut être.
Vous avez beaucoup de modestie, et jusqu’à avoir honte et être déconcerté quand on vous loue… Mais votre modestie est plus dans les sentiments que vous avez de vous-même, que dans votre
air, car vous êtes modeste sans être doux, et vous êtes docile quoique vous ayez l’air rude. Vous êtes si prompt, et vous soutenez vos opinions avec une impétuosité si grande, qu’il semble qu’elles vous deviennent une passion.
Cette passion, qui n’était que dans le ton, tenait au feu de la
jeunesse ; cette première rudesse, que l’abbesse voudrait enlever, se polira
vite dans le monde et à la Cour. Tout ce composé, convenons-en, même avec les
légers défauts, ne laissait pas de former un savant très cavalier et très
agréable. Huet, dans les jolis Mémoires trop peu connus qu’il
a écrits en latin sur sa vie, confesse qu’à ce moment de sa jeunesse il donna
dans les dissipations et les élégances, qu’il recherchait les cercles des gens
du monde et surtout des femmes, et que, pour leur plaire, il ne négligeait ni la
mise, ni les petits soins, ni les petits vers. La galanterie lui en fit faire
même quelques-uns en français, quoique ce ne fût pas son fort. Dans des lettres
familières de lui à Ménage, lettres inédites qu’un amateur éclairé a eu
l’obligeance de me laisser connaître, je vois Huet, à la date de février 1663,
très fier d’une certaine ballade qui a réussi. Ménage, qui
était galant comme un pur érudit et sans véritable monde, lui envoyait des
épigrammes en toute langue, des madrigaux grecs, latins, italiens, sur toutes
sortes de beautés plus ou moins métaphoriques et allégoriques ; Huet lui répond,
en lui rendant la monnaie de ses confidences :
Je vous envoyai l’année passée ma première
élégie, je vous enverrai bientôt mon premiersonnet, mais il est encore brut. Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai fait un voyage à Lisieux : c’est comme qui dirait que j’aurais fait soixante lieues, car j’aimerais mieux les faire que d’aller à Lisieux par les chemins détestables qu’il faut traverser. Mais le sujet qui me menait me fit supporter aisément cette fatigue. Vous le saurez quand vous apprendrez l’argumentdu sonnetque je vous garde ; car je ne fais pas tant le renchéri sur le sujet de mes inclinations que vous.
Cette lettre du 8 janvier 1662 nous décèle une petite velléité amoureuse, une première inclination du futur prélat.
En littérature ancienne, Huet était du meilleur goût, du plus sain et du plus
fin, du plus délicat et du plus sévère : en français, il est sujet à se tromper,
à confondre, à ne point marquer nettement les différences. Dans ses lettres à
Ménage, il associe et mêle perpétuellement dans un même hommage et dans une
commune admiration Mlle de Scudéry et Mme de La Fayette, c’est-à-dire celle qui égara et noya le roman dans
les fadeurs, et celle qui le réforma avec tant de justesse et de goût. Pourtant
Huet devait apprécier, ce semble, Mme de La Fayette ; c’est
pour lui complaire qu’il écrivit sa dissertation De l’origine des
romans, qui parut d’abord en tête de l’histoire de Zayde, qu’elle avait composée. Elle lui disait agréablement à ce
sujet : « Savez-vous que nous avons marié nos enfants
ensemble ? »
Et, malgré tout, le faible de Huet était encore pour
Mlle de Scudéry, pour l’illustre
Sapho, comme il l’appelait. Les injures qu’elle reçut de Boileau et de ce
jeune monde lui furent, à lui, très sensibles ; il les ressentit en ami et en
chevalier. Je ne sais trop à quelle première attaque il est fait allusion dans
le passage de lettre que voici :
Les vers que vous m’avez envoyés, écrivait Huet à Ménage (4 février 1660), m’ont charmé, et particulièrement la première épigramme, où vous vengez si ingénieusement l’injure faite à M
llede Scudéry. Si j’osais, je lui offrirais ma plume pour soutenir ses intérêts et pour vous servir de second, et je répandrais très volontiers pour un si juste et si digne sujet jusqu’à la dernière goutte de mon encre et de mon sang.
Il n’en perdit jamais tout à fait l’habitude et le tour. Il était à la Cour, et
déjà prélat et barbon, qu’il écrivait à Mme de Montespan de
fort jolis vers français, En réponse à une invitation à dîner.
Huet et Mme de Montespan ! on peut voir ce petit chapitre
imprévu au tome premier de l’ancienne Revue rétrospective de
1833.
Huet, en poésie française, tenait décidément pour la littérature d’avant Boileau,
pour celle de Segrais, de Conrart, des premiers membres de l’Académie
française ; il ne s’en départit jamais. Les relations de Huet et de Boileau sont
assez piquantes à étudier. Il faut entendre Huet parler de La
Pucelle de Chapelain et des petits poètes jaloux (
), de ces roquets qui ne savent que mordre et qui se
sont acharnés à la grave renommée de Chapelain. En toute occasion, Huet ne parle
de Boileau et de sa minutos quosdam et lividos
poetasclique que comme le plus vénérable des
classiques d’aujourd’hui aurait parlé des insolents qui firent invasion à un
certain jour dans le temple, et y entrèrent par effraction. Ces mots si vifs de
Huet n’ont passé inaperçus que parce qu’ils sont en latin, et que peu de gens
les vont chercher« Quel dommage qu’il se
soit
Un
siècle après, parlant des discussions intérieures de la deuxième classe de
l’Institut (Académie française), Morellet écrira à Suard :
encanaillé de ce petit Fontenelle ! »« Avez-vous vu un Colin plus Colin que ce Collin (
Morellet se croit encanaillé de ce
qu’il a pour confrères Andrieux et Collin d’Harleville, et Andrieux,
vingt-cinq ans plus tard, se croirait Collin d’Harleville) ? Et cette chenille d’Andrieux, peut-on
avoir l’esprit plus tortu ? Parbleu, nous sommes bien encanaillés. »encanaillé d’avoir
pour confrère Lamartine : « Nous l’avons échappé belle aujourd’hui,
monsieur »
, disait-il, parlant à M. Patin, qui le visitait, le
soir d’un jour où Lamartine avait failli être élu membre de l’Académie
française. — Est-ce assez de misères ?lle de Scudéry, Chapelain, ce monde de l’hôtel Rambouillet et de
M. de Montausier.
Longin, en l’isolant,
avait trouvé ce mot sublime, et Boileau également. Huet, que trop de savoir
conduisait, comme il arrive souvent, à moins admirer, tout en reconnaissant dans
ce passage le sublime de la chose racontée, se refusait à y voir, pour
l’expression et même pour la pensée, rien de plus qu’une manière de dire, une
tournure habituelle et presque nécessaire aux langues orientales, avec
lesquelles il était si familier. Boileau se fâcha de l’air et du ton qu’il
prenait quand le goût lui semblait en cause. Huet répondit par une lettre assez
verte adressée à M. de Montausier, à ce juge austère que Boileau, par ses
éloges, ne put jamais fléchir qu’à demi.Dieu dit : Que la
lumière soit ! et la lumière fut.
Un autre jour, comme Perrault lisait à l’Académie française son poème du Siècle de Louis le Grand, où l’Antiquité est sacrifiée au
présent, et qui commença cette longue guerre des anciens et des modernes,
Boileau, outré, ne se pouvait contenir pendant la lecture, et Huet le calmait de
son mieux en lui disant, non sans un grain d’ironie : « Monsieur
Despréaux, il me semble que cela nous regarde encore plus que
vous. »
Huet, en parlant ainsi, avait raison et tort. Sans doute il
possédait l’Antiquité incomparablement plus que Boileau,
Nous touchons ici à l’un des traits essentiels du caractère de Huet, et qui
explique toute sa nature, nature forte, persistante et puissante, bien que trop
indifférente et impassible. La curiosité, après tout, le plaisir de connaître et
d’embrasser en tout sens, l’emportait chez lui sur le jugement même, sur la
vivacité de l’impression et la netteté du choix. Il y a dans chaque siècle des
temps marqués, des coups d’archet, ou, si l’on veut, des coups de tonnerre. Ces
coups de tonnerre au eeholà et
Huet, je le répète, représente et prolonge le eee
Quand on vient de lire le traité de Huet sur la Faiblesse de
l’esprit humain, il semble qu’on n’ait qu’à tourner le feuillet pour
lire la pièce de Voltaire sur les Systèmes, ou son admirable
lettre à M. Des Alleurs sur le doute (26 novembre 1738) ; mais on ne voit pas
que Huet ait été homme à tourner ce feuillet. Mort dans le e
Il n’y avait entre Huet et le e
Que faut-il pourtant penser, au fond, de la religion de Huet ? Je la crois
sincère, quoiqu’en la serrant un peu on puisse y trouver bien des
contradictions. Voltaire a justement remarqué que ce traité posthume de Huet sur
la Faiblesse de l’esprit humain semble
contredire et démentir sa Démonstration évangélique ; mais
Huet n’était point de ces esprits qui vont en tout à l’extrême, et qui poussent
les choses à leurs dernières limites. Il n’est pas de ceux qui aiment à se
singulariser ni à rien outrer ; il se disait dans les petites choses, et
peut-être dans les grandes, ce qu’il écrivait un jour à Ménage : « Vous
voyez que tout le monde le fait ; il fait bon suivre le torrent, et
Quand il était à l’état profane et naturel, il se
trouvait par inclination sceptique et pyrrhonien. Il pensait que, comme toutes
ces disputes et ces questions touchant la nature de l’entendement ne peuvent
être décidées que par l’entendement même, qui est d’une nature douteuse, il n’y
a pas de solution possible : ne se faire remarquer ni dans un sens ni dans
l’autre. »« Pour bien comprendre et entendre
parfaitement, dit-il, la nature de l’entendement humain, il faudrait un
autre entendement que le nôtre. »
Tout cela n’est pas si
déraisonnable. Il pensait encore que Descartes, ce soi-disant nouvel inventeur
de la vérité, après avoir commencé avec prudence par le doute, cesse tout à coup
de douter, et se fourvoie dès le second pas, en affirmant ce qui n’est pas du
tout clair. C’est encore là l’impression que fait Descartes à bien des gens de
bon sens, qui l’arrêtent et refusent de le suivre dès le second mot, sinon dès
le premier. Mais, tout en pensant de la sorte dans la vie habituelle et dans les
entretiens familiers, Huet s’en tenait là, et n’était sceptique que jusqu’aux
autels. Il ne rattachait pas le scepticisme à la religion avec l’impétuosité de
Pascal ; il ne disait pas à l’homme avec tourment : «
Ou s’il le disait, c’était en douceur et par voie
d’accommodement. En ce qui était de ses propres idées et convictions, il a subi
sensiblement Tout
croire, ou ne rien croire. Il n’y a pas de milieu ; mortel, il faut
choisir ! »« Qui peut dire et savoir ce qu’arrive à penser, sur toute matière
religieuse et sociale, un homme de plus de quarante ans, prudent, et qui vit
dans un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette
prudence ? »
Ajoutons que si Huet put avoir dans un temps cette
pensée ou porte de derrière, il en usa si peu, qu’elle finit par se condamner
d’elle-même et par être en lui comme si elle n’était pas.
Ceux qui aiment surtout les lettres ne doivent jamais parler de Huet qu’avec un
respect mêlé d’affection. Brunck, dans ses notes sur l’Anthologie, le rencontrant sur son passage, l’a salué avec bonheur la
« fleur des Évêques » (
. Huet sentait à merveille l’antique poésie ; il y
mêlait l’amour de la nature et de la campagne, et il en a plus d’une fois
exprimé le sentiment avec charme. Pendant des années il ne laissa jamais passer
un mois de mai, qui était son mois favori, sans le fêter et l’égayer d’une
nouvelle lecture de Théocrite ; il avait ainsi, même comme érudit, ses à-propos
de saison. Retiré l’été dans son abbaye d’Aunay, il y trouvait son Tusculum.
Huet, en goûtant la poésie, avait fait de bonne heure une réflexion sur ce que
bien peu de gens sont nés, en effet, pour la sentir : flos Episcoporum
Huetius)« Il y a encore
plus de poètes que de vrais juges des poètes et de la poésie. »
Il
revient souvent sur cette idée, qu’on retrouverait, je crois, également chez
Montaigne. Il appréciait licencieux, pour signifier qu’il prend
trop de licences avec son auteur ; il dira une diatribe pour
une dissertation ; un manuscrit dépravé, c’est-à-dire fautif.
Mais son expression a, en général, une grande propriété ; elle est quelquefois
ingénieuse et même poétique par l’image. Ainsi, comparant la santé ruineuse des
vieillards à une tour sapée, ou à ces arbres qui ne tiennent plus que par la
contexture extérieure et comme par l’écorce, il dira : « Je comparerais
encore cette apparence de santé à ces larmes de verre qui paraissent
parfaitement solides, et qui, étant tant soit peu entamées, s’en vont en
poussière. »
Cela est juste et joli, et sent le poète latin.
Rien n’est plus propre à faire connaître Huet, et par les côtés agréables, que sa
correspondance avec Ménage, qui est en bonnes mains, et qui sera, j’espère,
publiée un jour. Cette correspondance, dont j’ai eu sous les yeux
soixante-dix-sept lettres, toutes de la main de Huet, de cette petite écriture,
nette, fine, serrée, minutieuse et distincte jusque dans les abréviations, et
qui se retrouve aux marges de ses livres, s’étend depuis l’année 1660 jusqu’en
1691, avec une lacune toutefois pour les années du milieu (1665-1682). Elle
roule sur les divers objets d’étude communs aux deux correspondants. Huet et
Ménage étaient deux curieux en quête de toute érudition et de toute belle
littérature. Huet, de dix-sept ans plus jeune que Ménage, était aussi plus
sérieux, plus étendu d’esprit et d’horizon, et plus vraiment galant homme,
c’est-à-dire sans rien de pédant. Il se présente ici par le princes des belles-lettres, paraît peu se douter que la littérature
française est à la veille d’éclater dans sa plus belle floraison avec les
Racine, les La Fontaine et les Despréaux. À propos des poésies latines ou
françaises qu’échangent entre eux Huet et Ménage, on se plairait à saisir
quelques saillies de jeunesse du futur prélat, quelque filet de verve gauloise
et rabelaisienne. Huet et Ménage s’étaient tous deux attelés à deux grosses
besognes, Ménage à des observations sur Diogène Laërce, Huet à une traduction
d’Origène, dont il avait retrouvé un manuscrit : ce sont de ces travaux qui font
honneur à ceux qui les mènent à fin, mais qu’on maudit tout en les exécutant.
Huet souhaitait à Ménage de sortir de son Laërce, et il souhaitait lui-même
d’être quitte de son Origène : « C’est une étude ingrate, disait-il, qui
me dérobe les plus belles heures de ma vie… Si je me trouve délivré de ce
fardeau quand vous le serez de votre Laërce, nous pourrons ensuite
goguenarder tout à notre aise, et faire des vers à ventre
déboutonné. »
Je ne donne pas le mot pour élégant, mais c’est ainsi
que parlaient les plus polis de nos aïeux, quand ils étaient savants et qu’avril
les mettait en pointe de belle humeur. Huet désire quelquefois visiter Paris et
Ménage ; quel plaisir alors de chômer la fête avec son ami par quelque petit
repas frugal, où l’esprit seul fasse la débauche ! il appelle cela des Saturnales. Il faudrait, pour donner idée de ces gaietés de
Huet, citer plus de latin que je n’en puis mettre ici, car Huet achève souvent
en latin une phrase « Il ne faut pas laisser passer ces Saturnales sans les
chômer
minutis et rorantibus poculis, et par quelque
petit repas frugal non multi cibi, sed multi joci,
etc., etc. »
Huet, vieux, infirme, dégoûté de son évêché d’Avranches, dont il se démit, se
retira à la maison des Jésuites de Paris, rue Saint-AntoineJournal de l’abbé Le Dieu, à la date du vendredi
21 décembre 1703, nous montre Huet dans sa chambre une après-midi,
« en surtout et en cravate, un bonnet de cabinet sur la tête sans
perruque, n’étant pas en état de descendre à la salle pour voir
M. de Meaux (Bossuet, qui était venu visiter le père de La Chaise), ni
M. de Meaux de monter quatre-vingts marches pour l’aller chercher si
haut. »
Ainsi ils ne se sont plus revus. Bossuet mourut moins de
quatre mois après ; Huet survécut encore dix-sept ans (1721).
Tous les orages, les grands vents, les grêles et les pluies violentes viennent du midi. Les fenêtres qui y sont tournées se trouvent souvent brisées par la tempête. Les chambres sont
des fournaises pendant les chaleurs de l’été, et le soleil vous aveugle et vous brûle tout le long de la journée. Les objets du dehors qui se présentent aux yeux ne sont vus que du côté de l’ombre, qui en dérobe tout l’agrément. Aucun de ces défauts ne se trouve dans l’exposition au nord. Le calme y est toujours ; la fraîcheur s’y trouve en été… Les objets n’y paraissent que de leur beau côté, et du côté qu’ils sont éclairés et dorés des rayons du soleil. L’exposition au levant a aussi ses agréments. Ce soleil naissant, et l’aurore sa fourrière sont, à mon gré, des objets délicieux, la fraîcheur de la nuit tempérant l’ardeur de ses rayons.
Ainsi, en toute chose, Huet aimait mieux l’égalité et la douceur de la lumière que le trop de rayons et d’ardeur. Ce goût-là le peint aussi au moral dans l’ensemble de son humeur comme de son génie.
Je n’ai pu que l’effleurer en passant, mais j’ai tâché de ne hasarder aucun trait
qui ne fut exact et vrai sur un personnage si considérable en son temps et de
loin si original. Une vie si calme et si pleine ressemble bien peu à celles
d’aujourd’hui, et elle a droit d’être enviée. Pourtant, quand on sort de la
compagnie de Huet, on est frappé d’un inconvénient. Cet homme décidément avait
trop lu. Les hommes comme Huet savent trop. Si le monde se réglait sur eux, on
n’aurait plus qu’à s’asseoir, à jouir des richesses acquises, à se ressouvenir,
à exprimer ses pensées avec les expressions des anciens, car tout a été dit.
Mais l’humanité aime mieux se débarrasser et jeter à l’eau de temps en temps une
bonne partie de son bagage ; elle aime mieux oublier, sauf à se donner la peine
ou plutôt le plaisir de réinventer, de refaire et de redire, dût-elle redire et
refaire moins bien ; mais elle veut, avant tout, avoir à exercer son activité.
Chaque génération de jeunesse tient à y mettre du sien et à faire acte de
présence à son tour. Ce sont, après tout, les ignorants comme Pascal, comme
Descartes, comme Rousseau, ces hommes qui ont peu lu, mais qui Histoire du
commerce et de la navigation des anciens, qu’il écrivait sous le
ministère de Colbert ; il parle des Russes, qu’on appelait encore Moscovites : « Que s’il s’élevait parmi eux quelque
jour, dit-il, un prince avisé qui, reconnaissant les défauts de cette
basse et barbare politique de son État, prît soin d’y remédier en
façonnant l’esprit féroce et les mœurs âpres et insociables des
Moscovites, et qu’il se servît, aussi utilement qu’il le pourrait faire,
de la multitude infinie de sujets qui sont dans la vaste étendue de
cette Domination qui approche des frontières de la Chine, et dont il
pourrait former des armées nombreuses ; et des richesses qu’il pourrait
amasser par le commerce, cette nation deviendrait formidable à tous ses
voisins. »
Je ne donne pas la phrase comme bien faite, mais elle
est curieuse et prouve que Huet, avec un tour très latin en français, est
capable, plus qu’on ne croirait, d’un sens très moderne.
eMémoires de Mme d’Épinay. Quand ces
Mémoires se publièrent pour la première fois en 1818, le
scandale fut grand. On était si voisin encore des principaux acteurs ; ils
avaient disparu à peine, et leur descendance n’en était qu’à la première
génération. Dans le monde et dans les familles on se montra sensible à un tel
éclat comme on devait l’être ; on rougit, on souffrit. Il y eut je ne sais quel
fou qui, sous prétexte qu’il était à demi parent par alliance, se mit à faire
feu en tous sens et adressa placet sur placet aux ministres du roi. La
littérature, de son côté, ne resta pas indifférente. Les admirateurs aveugles de
Jean-Jacques Rousseau prirent fait et cause pour lui contre les nouveaux témoins
qui le chargeaient et le convainquaient de folie et peut-être de mensonge.
Duclos lui-même eut ses défenseurs. Trente ans de distance ont suffi pour
laisser tomber bien des bruits et pour apaiser bien des émotions. Les
inconvénients attachés à une révélation Mémoires de Mme d’Épinay
ne sont pas un ouvrage, ils sont une époque.
Mme d’Épinay n’avait pas songé précisément à donner des Mémoires ; mais de bonne heure elle aima à écrire, à faire son
journal, à retracer l’histoire de son âme. C’était la mode et
la manie à cette date. Un journal qu’on fait de sa vie est encore une sorte de
miroir. Jean-Jacques Rousseau usa fort de ce miroir-là, et le passa aux femmes
de son temps. Chaque femme d’esprit et de sensibilité, à son exemple, tenait
registre de ses impressions, de ses souvenirs, de ses rêves ; elle écrivait en
petit ses Confessions, fussent-elles les plus innocentes du
monde. Et quand elle devenait mère, elle allaitait son enfant si elle pouvait ;
elle se mettait dans tous les cas à s’occuper de son éducation, à s’en occuper
non pas seulement en détail et de la bonne manière, par les soins, les baisers
et les sourires maternels, mais aussi en théorie ; on raisonnait des méthodes,
on en discourait à perte de vue. Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes
galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et
font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur
laissent leurs amants.
Mme d’Épinay, qui a fait des traités d’éducation (et des
traités couronnés par l’Académie), et qui a eu des amants, valait mieux que ces
femmes dont je parle. Mais, n’étant qu’une personne très aimable, très
spirituelle, et non supérieure, elle subit les influences de son moment. Dans
les commencements de sa liaison avec La Nouvelle Héloïse, elle eut l’idée
d’écrire, elle aussi, une sorte de roman qui fut l’histoire de sa propre vie, et
où elle ne ferait que déguiser les noms. C’était une manière d’apprendre à ses
amis bien des choses qu’elle n’était pas fâchée qu’ils connussent, sans qu’elle
eût à les dire en face. Elle en envoya à Grimm deux gros cahiers. Grimm en fut
charmé, et, bien qu’amoureux, il ne l’était pas assez pour que son sens critique
en fût troublé : « En vérité, disait-il de cet ouvrage, il est charmant.
J’étais bien las lorsqu’on me l’a remis ; j’y ai jeté les yeux, je n’ai
jamais pu le quitter ; à deux heures du matin je lisais encore : si vous
continuez de même, vous ferez très sûrement un ouvrage unique. »
Grimm avait raison, et l’ouvrage de Mme d’Épinay est
réellement unique en son genre.
Mais n’y travaillez, ajoutait l’excellent critique, que lorsque vous en aurez vraiment le désir, et, sur toutes choses, oubliez toujours que vous faites un livre ; il sera aisé d’y mettre les liaisons ;
c’est l’air de vérité qui ne se donne pas quand il n’y est pas du premier jet, et l’imagination la plus heureuse ne le remplace point.
Mme d’Épinay suivit assez bien les conseils de son ami. Elle
ne court pas après l’imagination, qui n’est guère en effet son lot. On ne
remarque aucune prétention, aucune emphase dans ses récits. En quelques endroits
seulement, quand elle veut faire du sentiment pur, quand elle veut hausser le
ton, elle donne un peu dans l’invocation et l’exclamation, ce qui n’est permis
qu’à Jean-Jacques ; mais partout ailleurs ce sont des lettres familières, des
conversations vives, naturelles, dramatiques, reproduites d’un air parfait de
vérité. Grimm dut être content.
me d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de
rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire
M. Brunet, qui sut distinguer sous le masque des personnages tout ce qu’il
contenait de curieux et d’historique. On restitua avec certitude les principaux
noms ; on supprima des hors-d’œuvre et des longueurs, et l’on en tira les
trois volumes qui parurent en 1818, et dont le succès fut tel qu’il y eut
trois éditions en moins de six mois
Dans l’état actuel de l’ouvrage, la forme de roman est à peine sensible. Elle ne
se marque guère qu’en un point : c’est un tuteur fictif, le tuteur de Mme d’Épinay, qui est censé raconter l’histoire de sa
pupille, mais qui ne fait le plus souvent que lui céder la parole à elle-même,
ainsi qu’aux autres personnages, dont il cite et insère au long les lettres,
journaux ou conversations. Ce tuteur est la machine du roman,
machine trop évidente et trop peu adroitement dissimulée pour compromettre la
réalité de l’ensemble. Supprimez cette invention du tuteur, et tout le reste est
vrai.
Mlle Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, qui,
dans le roman, s’appelle du joli nom d’Émilie, fille d’un
officier mort au service du roi, dut naître vers 1725. Âgée de vingt ans, le
23 décembre 1745, elle épousa son cousin, M. d’Épinay, l’aîné des fils de
M. de La Live de Bellegarde, fermier général. Son mari et elle se croyaient
d’abord fort épris l’un de l’autre, mais l’illusion dura peu : elle seule
l’aimait, et encore d’un premier amour de pensionnaire. Pour lui, ce n’était
qu’un homme de plaisir, un dissipateur extravagant, outrageusement indélicat
dans tout son procédé à l’égard de cette jeune e« C’est un homme, dit-il, qui a mangé deux millions sans dire un
bon mot et sans faire une bonne action. »
Mme d’Épinay était alors une jeune personne jolie,
spirituelle, sensible et intéressante, comme on disait. La
nature l’avait faite très timide, et elle fut longtemps avant de se dégager de
l’influence et de l’esprit des autres, avant d’être elle-même. On pourrait faire
trois portraits de Mme d’Épinay, l’un à vingt ans, l’autre à
trente (et elle nous a fait ce portrait-là vers le moment où elle commença de
connaître Grimm) ; et il y aurait un troisième portrait d’elle à faire après
quelques années de cette connaissance, lorsque, grâce à lui, elle avait pris
plus de confiance en elle, et qu’en étant une personne très agréable encore,
elle devenait une femme de mérite, ce qu’elle fut tout à fait en avançant.
À vingt ans, elle est vive, mobile, confiante et un peu crédule, tendre, avec un front pur, décent, des cheveux bien plantés, une fraîcheur qui passa vite, et volontiers avec des larmes d’émotion dans ses beaux yeux.
À trente ans, elle nous dira :
Je ne suis point jolie ; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très bien faite. J’ai l’air jeune, sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité.
Je suis vraie sans être franche. (
La remarque est de Rousseau,qui la lui avait faite à elle-même.) La timidité m’a souvent donné les apparences de la dissimulation et de la fausseté ; mais j’ai toujours eu le courage d’avouer ma faiblesse pour détruire le soupçon d’un vice que je n’avais pas.J’ai de la finesse pour arriver à mon but et pour écarter les obstacles ; mais je n’en ai aucune pour pénétrer les projets des autres.
Je suis née tendre et sensible, constante et point coquette.
J’aime la retraite, la vie simple et privée ; cependant j’en ai presque toujours mené une contraire à mon goût…
Une mauvaise santé, et des chagrins vifs et répétés, ont déterminé au sérieux mon caractère naturellement très gai.
Il n’y a guère qu’un an que je commence à me bien connaître.
Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec
peu de justice, même en ce qui concerne la beauté ; il a insisté sur de certains
agréments, essentiels selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay ; il a parlé d’elle, enfin, comme un amoureux qui n’aurait
pas été écouté. Diderot est plus juste, et il nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il était à
La Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait :
On peint M
med’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à MlleVolland ; elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front. Quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban ; les unes tombent sur sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules, et eu relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé.
Et revenant quelques jours après sur le même portrait, il dit encore dans un tour charmant :
Le portrait de M
med’Épinay est achevé ; elle est représentée la poitrine à demi nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules ; les autres retenues avec un cordon bleu qui serreson front ; la bouche entrouverte ; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté.
J’ai cru devoir opposer ce portrait de Diderot, bon juge, à
certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à
Mme d’Épinay quelques-unes de ces grâces et de ces
mollesses voluptueuses.
La voilà donc à trente ans passés, un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes, était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans ; il lui faisait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle faisait sa lettre :
Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit ; il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je pense.
Voltaire disait d’elle encore au docteur Tronchin :
Votre malade est vraiment philosophe ; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible ; je voudrais être son disciple ; mais le pli est pris… Qu’y faire ? Ah !
ma philosophe ! c’est un aigle dans une cage de gaze… Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la regardant, je vous aurais dit tout cela en vers.
Toute part faite à la galanterie et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son
enveloppe transparente.
J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le
nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant
d’écouter leur histoire et leur roman. Le roman de Mme d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à celui de bien des
femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle s’aperçut à des
signes trop certains qu’il était peu aimable et même méprisable. Elle venait
d’être mère ; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait pourtant avec bien de la
vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se faire une loi de ses
devoirs ; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les yeux des larmes
vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de Francueil, homme jeune,
aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré comme il le fallait, le
type d’un premier amant d’alors. Elle fut touchée, elle s’en défendit, elle y
revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas.
Parmi ces bonnes âmes qu’elle a auprès d’elle il en est une qui est bien la plus
fine guêpe, la plus perfide et la plus rouée confidente qui se puisse voir :
c’est une Mlle d’Ette, fille de plus de trente ans,
« belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que
l’esprit d’un démon »
. Mais quel démon ! Diderot, qui peint à la
Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et
aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on
a jeté des feuilles
Je fais grâce du reste
de la peinture de Diderot. Cette Mlle d’Ette, qui était la
maîtresse du chevalier de Valory, est présentée chez Mme d’Épinay, s’initie dans sa confidence, lui donne des conseils hardis,
positifs, intéressés. Cette fine et rusée matrone s’est aperçue de l’amour de
Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend ; elle veut le pénétrer,
l’aider, s’y entremettre, se rendre utile, nécessaire, et le tout à son profit.
Elle prétend s’impatroniser dans cette riche maison, avoir la clef de tous les
secrets, et en tirer double parti au besoin. Ce caractère de Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu ; c’est par la peinture
des caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre
unique. L’amoureux Francueil, plus tard l’amoureux Grimm, ressembleront plus ou
moins à tous les amoureux ; l’un à celui de la première jeunesse, l’autre à
celui de la seconde, moins beau, moins délicieux et moins charmant, mais souvent
plus sûr et qui guérit les plaies qu’a laissées le premier. Ce côté des Mémoires de Mme d’Épinay est vrai, sans
être autrement original. Leur originalité propre consiste dans l’expression
naïve et nue des autres caractères ; dans le caractère de Mlle d’Ette, cette peste domestique ; dans celui de Duclos, son digne
pendant, tel qu’il se révèle ici ; dans les confidences de Mme de Jully, confessant crûment à sa belle-sœur son amour pour le
chanteur Jélyotte, et lui demandant service pour service. Cette originalité
éclate encore dans les scènes des deux dîners chez Mlle Quinault, dans les inimaginables orgies de conversation qui s’y
passent entre beaux esprits, et auxquelles Mme d’Épinay
assiste en témoin qui dit son mot et qui surtout sait écouter. À ce titre, Mme d’Épinay, en ne voulant écrire qu’un roman, s’est trouvée
être le chroniqueur authentique des mœurs de Les Confessions du Comte de
***, et le livre de Laclos : Les Liaisons
dangereuses ; mais il est plus dans le milieu du siècle que l’un et que
l’autre, et il nous en offre un tableau plus naturel, plus complet, et qui en
exprime mieux, si je puis dire, la corruption moyenne.
On se rappelle peut-être dans le vieux poète Mathurin Régnier une admirable
satire (la XIIIe), dans laquelle le poète se représente
écoutant derrière une porte les odieux conseils que donne la vieille Macette à
une jeune fille dont il est amoureux : Macette, qui se croit seule avec la jeune
fille, lui parle ainsi, en des vers que le Tartuffe de Molière ne surpassera
pas :
Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir ! Si je vous veux du mal, qu’il me puisse advenir !… À propos, savez-vous, on dit qu’on vous marie. Je sais bien votre cas : un homme grand, adroit, Riche…………………………………………… Il vous aime si fort ! Aussi pourquoi, ma fille, Ne vous aimerait-il ? Vous êtes si gentille, Si mignonne et si belle, et d’un regard si doux, Que la beauté plus grande est laide auprès de vous. Mais tout ne répond pas au trait de ce visage Plus vermeil qu’une rose et plus beau qu’un rivage. Vous devriez, étant belle, avoir de beaux habits ; Éclater de satin, de perles, de rubis… Ma foi ! les beaux habits servent bien à la mine, On a beau s’agencer et faire les doux yeux, Quand on est bien parée, on en est toujours mieux. Mais, sans avoir du bien, que sert la renommée ?
Et elle continue, sur ce ton, de prêcher l’usage utile de la beauté et de la jeunesse. On trouverait de semblables
conseils dans un bien vieux poème français, le Roman de la
Rose ; c’est une vieille aussi, qui développe à l’un des personnages
allégoriques du roman les préceptes de elle d’Ette qui remplit exactement le
même rôle auprès d’une jeune femme du monde. La corruption de tous les temps se
ressemble fort, à la voir au fond, mais elle diffère de forme, de ton et de
costume. Au elle d’Ette.
Toutes les scènes où elle figure sont excellentes et prises sur nature : mais la première, dans laquelle elle arrache le secret à la jeune femme et l’excite à aller plus avant, passe toutes les autres. La situation précise est celle-ci. La jeune Émilie, nouvellement relevée de couches, triste des infidélités de son mari, le méprisant déjà et en ayant le droit, ayant vu l’aimable Francueil et s’y intéressant vaguement, n’ose encore pourtant se déclarer, et ne voit son propre désir qu’à travers un nuage. C’est alors que l’accorte et insidieuse conseillère paraît :
M
lled’Ette est venue passer la journée avec moi, écrit Émilie. Après le dîner, je me suis mise sur ma chaise longue. Je me sentais de la pesanteur, de l’ennui ; je bâillais à tout instant, et, craignant qu’elle n’imaginât que sa présence me gênait ou m’était désagréable, je feignis d’avoir envie de dormir, espérant à la fin faire passer cette disposition. Mais point : elle ne fit qu’augmenter ; la tristesse s’empara de moi, et je me sentais le besoin de dire que j’étais triste. Les larmes me venaient aux yeux, je ne pouvais plus y tenir.
Dans cet état de vague et de langueur, la jeune femme s’excuse
auprès de son amie : « Je crois que ce sont des vapeurs, je me sens bien
mal à mon aise. »
Ne vous gênez pas, me dit-elle. Vraiment oui, vous avez des vapeurs, et ce n’est pas d’aujourd’hui ; mais je n’ai eu garde de vous en rien dire, car j’aurais redoublé votre mal.
Venons, dit-elle, à la cause des vôtres. Tenez, soyez de bonne foi et ne me cachez rien, c’est l’ennui ; ce n’est pas autre chose.
Et comme la jeune femme voulait entrer dans quelques explications :
« Oui, interrompit M
lled’Ette, tout cela me confirme dans ce que je vous dis ; car c’est l’ennui du cœur que je soupçonne chez vous, et non celui de l’esprit. » — Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta : « Oui, votre cœur est isolé ; il ne tient plus à rien ; vous n’aimez plus votre mari, et vous ne sauriez l’aimer. » — Je voulus faire un mouvement de désaveu ; mais elle continua d’un ton qui m’imposa : « Non, vous ne sauriez l’aimer, car vous ne l’estimez plus. » — Je me sentis soulagée de ce qu’elle avait dit le mot que je n’osais prononcer. Je fondis en larmes. — « Pleurez en liberté, me dit-elle en me serrant entre ses bras ; dites-moi tout ce qui se passe dans cette jolie tête. Je suis votre amie, je le serai toute ma vie ; ne me cachez rien de ce que vous avez dans l’âme ; que je sois assez heureuse pour vous consoler. Mais, avant tout, que je sache ce que vous pensez et quelles sont vos idées sur votre situation. » — « Hélas ! lui dis-je, j’ignore moi-même ce que je pense. »
Et la jeune femme expose les contradictions de son propre cœur ; qu’il y a déjà longtemps qu’elle se croyait détachée de son mari et parfaitement indifférente, et pourtant qu’elle ne peut penser à lui sans verser des larmes, et qu’elle redoute par moments son retour, presque comme si elle le haïssait.
« Eh oui ! me répondit M
lled’Ette en riant, on ne hait qu’autant qu’on aime. Votre haine n’est autre chose que l’amour humilié et révolté : vous ne guérirez de cette funeste maladie qu’en aimant quelque autre objet plus digne de vous. » — « Ah ! jamais ! jamais ! lui criai-je en me retirant d’entre ses bras, comme si je redoutais de voir se vérifier son opinion, je n’aimerai que M. d’Épinay. » — « Vous en aimerez d’autres, dit-elle en me retenant, et vous ferez bien ; trouvez-en seulement d’assez aimables pour vous plaire, et… » —« Premièrement, lui dis-je, voilà ce que je ne trouverai point. Je vous jure sincèrement que, depuis que je suis dans le monde, je n’ai pas vu un homme autre que mon mari qui me parût mériter d’être distingué. » — « Je le crois bien, reprit-elle, vous n’avez jamais connu que de vieux radoteurs ou des fats : il n’est pas bien étonnant qu’aucun n’ait pu vous plaire. Dans tout ce qui vient chez vous, je ne connais pas un être capable de faire le bonheur d’une femme sensée. C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais ; un homme en état de vous conseiller, de vous conduire, et qui prit assez de tendresse pour vous pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. » — « Oui, lui répondis-je, cela serait charmant ; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant ? » — « Mais je ne dis pas cela non plus, reprit M lled’Ette ; je prétends bien pour lui qu’il sera votre amant. »Mon premier mouvement fut d’être scandalisée, le second fut d’être bien aise qu’une fille de bonne réputation, telle que M
lled’Ette, pût supposer qu’on pouvait avoir un amant sans crime ; non que je me sentisse aucune disposition à suivre ses conseils,au contraire, mais je pouvais au moins ne plus paraître devant elle si affligée de l’indifférence de mon mari.
Et la scène continue sur ce ton, Mme d’Épinay
se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on lui en parle,
et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire
parler et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher,
à rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se
propose. La grande maxime de Mlle d’Ette, qui est aussi
celle de tout le e« Ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou un
mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait, qui peut flétrir sa réputation.
L’essentiel est dans le choix. »
Et quant aux propos du monde ;
qu’importe ? « On en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en
parlera-t-on point, et puis l’on n’y pensera plus, si ce n’est pour dire :
Elle a raison. »
me d’Épinay était fait dès lors
plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle d’Ette, car un
sentiment instinctif de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher
quelque chose à cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces
tendresses naissantes et timides.
La suite du roman est variée d’incidents dont je ne puis indiquer que
quelques-uns. Francueil d’abord se montre sous un jour flatteur : cet amour
entre Mme d’Épinay et lui est bien l’amour à la française,
tel qu’il peut exister dans une société polie, raffinée, un amour sans violent
orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la Phèdre et à la Lespinasse, mais
avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de la bonne grâce, de la finesse et
de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts et de la musique dans cet amour. On
joue éperdument la comédie, et cette comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à
s’isoler, à se retrouver sans cesse : « Ils sont là une troupe
d’amoureux, écrit M
lle d’Ette à son chevalier. En
vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite
femme sont ivres comme le premier jour. »
Mais l’ivresse a son terme. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange ; il
court les soupers, il s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni
attentif auprès de son amie : les mauvaises mœurs du temps l’ont gagné. C’est
alors que Duclos essaie de le supplanter et de faire invasion en sa place. Il
avait du mépris pour Francueil qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et
qu’il n’appelait que le hanneton : « Vous n’êtes pas
heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute. Pourquoi vous
attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton ? On vous a dupée ; la d’Ette
est une coquine, je vous l’ai toujours dit. »
Plus âgé de vingt ans
au moins que me d’Épinay, Duclos, caustique,
mordant, poussant la franchise jusqu’à la brutalité, et se servant de sa
brutalité avec finesse, s’accommoderait très volontiers de cette jeune femme
enjouée, spirituelle et vive ; il passerait volontiers chez elle toutes ses
soirées, et croirait lui faire honneur de la dominer et de la former. Il expose
tout ce plan dans les Mémoires de Mme d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et
pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas
inventée : une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles
physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet.
Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une
bonne réputation, de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant
son franc-parler, droit et adroit. Il ne laissera plus
désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et
traîtreusement brusque. On aura beau faire et dire, le faux bonhomme en lui est
démasqué, il ne s’en relèvera pas.
Au reste, s’il y perd comme caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les
conversations où il est représenté par Mme d’Épinay sont des
plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées d’un sel des plus piquants et
colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve au même degré dans aucun de ses
écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus honnêtes où il figure, est celle
où on le voit un jour aller au collège de compagnie avec Mme d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au précepteur du jeune
d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est dit à un endroit :
« Ce pauvre homme est plus bête que jamais. »
Tandis que
Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à
partie le précepteur et le met à la question de Mémoires, et
à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et
dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la
préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y
tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie
ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile.
Il y eut un moment critique dans la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible assaut. Ce fut à
la mort de Mme de Jully, sa belle-sœur, charmante femme,
qui, sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans
toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce.
Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant,
de confier à Mme d’Épinay une clef ; cette clef était celle
d’un secrétaire qui renfermait des lettres à détruire : ce que Mme d’Épinay, au fait de tout, comprit et exécuta à l’instant. Mais un
papier important, qui se rapportait aux affaires d’intérêt de son mari et de
M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir
brûlé avec les autres papiers dont on avait retrouvé les traces dans le foyer,
et des bruits odieux, autorisés par la famille même, circulèrent. Ces bruits
acquirent une telle consistance dans la société, qu’un jour, à un souper chez le
comte de Friesen, Grimm, qui ne connaissait Mme d’Épinay que
depuis assez peu de temps, dut prendre hautement sa défense, et provoqua une
affaire dans laquelle il fut légèrement blessé. C’était commencer en preux
chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance, le nomma
de ce titre et l’accepta pour tel.
lle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus extravagant que
jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres dissipations et
extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte
partie, et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la
dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller ; mais un excellent ecclésiastique
qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut pas
de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son cœur. Ce fut à Grimm que
revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son
honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.
On ne parle jamais de Grimm sans en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité
pourquoi. Comme écrivain, c’est un des critiques les plus distingués, les plus
fermes à la fois et les plus fins qu’ait produits la littérature française.
Byron, qui ne prodigue pas ses éloges et qui se plaisait à la lecture de Grimm,
a dit dans son Journal :
Grimm est un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa
Correspondanceforme les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand homme dans son genre.
Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en lisant Grimm,
un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de
l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son temps est dans
Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay. On a
appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises : on devrait
appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère et
comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives
qu’aimables ; mais me d’Épinay, car il n’est lui qu’avec eux), Grimm est
un homme judicieux, droit, sûr, ferme, formé de bonne heure au monde, estimant
peu les hommes en général, les jugeant, n’ayant rien des fausses vues et des
illusions philanthropiques du temps.
Peu d’hommes, disait le grand Frédéric, connaissent les hommes aussi bien que Grimm, et on en trouverait moins encore qui possèdent au même degré que lui le talent de vivre avec les grands et de s’en faire aimer, sans compromettre jamais ni la franchise ni l’indépendance de leur caractère.
Sa contenance au-dehors était froide, polie, et pouvait sembler de
la roideur ou de la morgue à ceux qui ne le connaissaient pas ; mais dans la
familiarité il était, dit-on, la gaieté même, franc jusqu’à l’abandon, et
certainement fidèle et dévoué jusqu’à la fin pour ceux qu’il avait une fois
choisis. Laissez un peu Rousseau à part : auquel donc de ses amis Grimm a-t-il
jamais manqué ? Il aima Mme d’Épinay et lui fut tout d’abord
utile comme un guide. Elle eut le bon esprit aussitôt de l’apprécier par ce
mérite essentiel, et de sentir l’ami sérieux qui lui venait. Dès les premiers
temps de leur intimité elle écrit : « Nous avons causé jusqu’à minuit. Je
suis pénétrée d’estime et de tendresse pour lui. Quelle justesse dans ses
idées ! quelle impartialité dans ses conseils ! »
Voilà le critique
qui se retrouve avec tous ses avantages jusque dans l’amant. Il lui fut
souverainement bon et secourable ; il lui donna le premier la confiance en
elle-même, le sentiment de ce qu’elle valait, il l’émancipa :
Oh ! que vous êtes heureusement née ! lui écrivait-il. De
grâce, ne manquez pas votre vocation : il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même.
Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse encore, redoublée et animée de tendresse !
Bon Dieu ! écrit-il à Diderot, que cette femme est à plaindre ! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante ; elle est paisible et aime le repos par-dessus tout ; mais sa situation exige sans cesse une conduite forcée et hors de son caractère : rien n’use et ne détruit autant une machine naturellement frêle.
Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm, que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et
de finesse acquit par lui toute sa trempe ; il démêla en elle et mit en valeur
le trait qui la distinguait particulièrement ; « une droiture de sens
fine et profonde »
. Mme d’Épinay, si compromise
par les incidents de sa vie première, si calomniée par ses anciens amis, était
en voie de devenir meilleure dans le temps même où on la noircissait le plus ;
et elle put répondre un jour, d’une manière aussi spirituelle que touchante, à
un homme venu de Paris qui l’allait voir à Genève, et qui s’étonnait un peu
gauchement devant elle de la trouver si différente de l’idée qu’on lui en avait
voulu donner : « Sachez, monsieur, que je vaux moins que ma réputation de
Genève, mais mieux que ma réputation de Paris. »
Grimm avait trente-trois ans quand il la connut, et, durant vingt-sept années que
dura leur liaison, son attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour.
Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris
par la littérature, par les travaux Correspondance littéraire avec les souverains du Nord. Elle
fit des livres, ce qui ne l’empêchait pas de faire des nœuds, de la tapisserie
et des chansons. « Continuez vos ouvrages, lui écrivait l’abbé Galiani ;
c’est une preuve d’attachement à la vie que de composer des
livres. »
Avec un corps détruit et une santé en ruine, elle eut
l’art de vivre ainsi jusqu’à la fin, de disputer pied à pied les restes de sa
pénible existence, et d’en tirer parti pour ce qui l’entourait, avec affection
et avec grâce. Elle mourut le 17 avril 1783, à l’âge de cinquante-huit ans. Nous
la trouvons peinte durant les quatorze dernières années de sa vie, elle et toute
sa société, dans sa correspondance avec l’abbé Galiani ; cela vaudrait la peine
d’un examen à part. Aujourd’hui je n’ai voulu qu’insister sur des mémoires
curieux et presque naïfs d’une époque raffinée, sur un monument singulier des
mœurs d’un siècle, et aussi rappeler l’attention sur une femme dont on peut
dire, à sa louange, que, dans tous ses défauts comme dans ses qualités, elle fut
et resta toujours vraiment femme, ce qui devient rare.
On lit dans une notice que M. Brunet a consacrée à son ami M. Parison après
le décès de celui-ci, et quand on publia le catalogue de sa bibliothèque,
des détails nouveaux, et les plus précis, sur la publication et l’édition
première des Mémoires de Mme d’Épinay :
En 1817, l’auteur de la présente notice, ayant fait l’acquisition du manuscrit qui renfermait les Mémoiresde Mmed’Épinay, pria son ami de le revoir et de le mettre en état d’être imprimé. C’était là, sans nul doute, un travail fort délicat ; mais M. Parison s’en est acquitté avec tant de bonheur, que, tout en conservant, sans les altérer, les récits de l’auteur, il a su extraire de l’« ébauche d’un long roman » (c’est ainsi que l’a qualifié Grimm dans saCorrespondance) desMémoiresfort curieux que tout le monde a lus avec le plus grand plaisir. Or, pour arriver à cet heureux résultat, il a suffi d’élaguer tout ce qui ne tenait pas nécessairement aux mémoires, de substituer aux deux cents premières pages, dénuées d’intérêt dans le manuscrit, une courte introduction qui mit le lecteur au fait des événements antérieurs au mariage de Mlled’Esclavelle avec M. d’Épinay ; de supprimer entièrement un dénouement tout à fait romanesque, en le remplaçant par une simple note ; enfin d’ajouter çà et là, dans le courant du texte, quelques phrases servant à rapprocher les passages entre lesquels il avait été fait des coupures indispensables : en sorte que, nous pouvons l’affirmer, c’est bien le manuscrit copié sous les yeux de Mmed’Épinay, et apostillé de sa main, qui a été mis entre celles des imprimeurs, et qu’ils ont suivi exactement dans tout ce qui a été conservé. Toutefois, il faut bien en convenir, cet ouvrage, dans lequel la fiction est souvent mêlée à la réalité, n’a de véritable valeur historique que comme tableau, malheureusement trop fidèle, des mœurs d’une certaine classe de la société parisienne au milieu duxviii siècle, et ne saurait être opposé avec confiance, en ce qui concerne J.-J. Rousseau, auxeConfessionsde ce philosophe. Jamais M. Parison n’a voulu avouer, si ce n’est peut-être à quelques amis, qu’il fût l’éditeur de ces singuliers mémoires ; mais, aujourd’hui qu’il n’est plus, nous devons le nommer, en ajoutant que c’est par notre conseil et d’après nos indications qu’il a fait subir au manuscrit les retranchements indiqués ci-dessus.
M. Félix Bovet, de Neuchâtel, qui a beaucoup travaillé sur les précieux
manuscrits de J.-J. Rousseau que possède la bibliothèque de cette ville,
m’assure qu’après vérification faite par lui sur les originaux des lettres
de Jean-Jacques, c’est le texte donné dans les Confessions
qui est l’exact et le véritable.
Cénie, ni même des Lettres péruviennes, de
ces ouvrages plus ou moins agréables à leur moment, et aujourd’hui tout à fait
passés. Je viens surtout parler de Voltaire, chez qui Mme de Graffigny nous introduit et qu’elle nous aide à surprendre sous un
jour assez nouveau ou du moins très au naturel. C’est ainsi que Mme de La Tour-Franqueville nous a introduit auprès de Rousseau. La
littérature française est bien riche, si on la suit dans ces genres un peu
secondaires (journaux, correspondances, mémoires), qui tiennent à la société et
au train même de la vie ; c’est le moyen, en y revenant souvent, de la pénétrer
et de la traverser en bien des sens. Ne pouvant, d’une façon si courante,
embrasser un grand écrivain au complet et dans toute son étendue, j’aimerais
ainsi du moins à l’atteindre selon l’occasion, à le présenter par chapitres, par
épisodes. Un jour, par exemple, grâce à Mme d’Épinay et à
son témoignage combiné avec celui des Confessions, je ferais
un chapitre me Suard, « Voltaire à Ferney ». Aujourd’hui ce sera « Voltaire à
Cirey ».
Il faut pourtant dire quelque chose de Mme de Graffigny, qui
va être notre guide et notre introductrice. Françoise d’Issembourg d’Happoncourt
(c’était son très noble nom) était de Nancy, née le 13 février 1695, fille d’un
des officiers du duc de Lorraine, et petite-nièce, par sa mère, du fameux
Callot. Elle fut mariée à un officier et chambellan du duc de Lorraine, Huguet
de Graffigny, homme dur et cruel, qui, par ses violences, mit plus d’une fois la
vie de sa femme en danger, et qui finit ses jours dans une prison. Elle fut
séparée de lui juridiquement, mais après des années de mauvais traitements et de
martyre. Sa vie était un roman plus touchant sans doute que ceux qu’elle a
écrits. Un soir, à Cirey, Mme du Châtelet lui ayant demandé
par manière d’acquit si elle avait eu des enfants, Mme de Graffigny fut induite à entamer son histoire ; elle la conta si
bien, si naturellement, que toute la compagnie fut émue, et chacun le témoignait
à sa manière. Mme du Châtelet, qui ne voulait point paraître
trop tendre, riait pour s’empêcher de pleurer. Voltaire fondait bonnement en
larmes, « car il n’a pas de honte, lui, de paraître sensible »
.
Celle qui racontait pleurait elle-même et tâchait de ne pas trop entrer dans les
circonstances, de peur d’éclater. Ce soir-là, Mme du Châtelet ne fit point de géométrie ; Voltaire ne ferma point l’œil
de la nuit, et il parut presque aussi touché le lendemain matin qu’il l’avait
été la veille. Mais nous n’en savons pas plus du détail de l’histoire, et il
nous faut rester sur cette impression des hôtes de Cirey.
Mme de Graffigny, au moment où nous la trouvons, est « J’en suis
toujours pour ce que j’ai dit : “Quand on est malheureux, on l’est sans
fin.” »
C’était son refrain trop justifié. « Je suis si
convaincue, disait-elle encore, que le malheur me suivrait en paradis, si
j’y allais, que je me livre de bonne grâce à mon sort, et ne me plains que
du peu. Croyez-en ma parole, le monde entier se renverserait plutôt, que la
constance de mon étoile à me persécuter. »
Ce sentiment habituel du
malheur s’exprime quelquefois chez elle par des mots touchants, qui se font
remarquer au milieu d’un langage dont le ton ordinaire n’était pas toujours très
distingué. S’étonnant de n’être pas sensible, comme elle devait l’être, à
l’arrivée prochaine d’un ami, elle dira de ses malheurs : « Ils m’ont
rendu l’âme si noire, que je ne sens plus le plaisir,
— Et plus loin : je ne
fais que le penser. »« Le
croiriez-vous ? Je pense le plaisir, je le sens presque, et je ne suis pas
gaie ; je crois que je ne le serai jamais. »
C’est cette personne encore inconnue dans les lettres, n’ayant rien écrit, rien
publié, qui un jour, par suite de quoique circonstance tenant à ses persécutions
domestiques, tombe brusquement au château de Cirey, aux portes de la Lorraine,
et vient demander asile et hospitalité à Mme du Châtelet, à
Voltaire. À peine arrivée en ce lieu, dont on racontait tant de merveilles et de
mystères, la curiosité féminine et l’indiscrétion l’emportent d’abord chez Mme de Graffigny sur les autres sentiments, et elle se met à
écrire à ses amis de Lorraine tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend. Ces
lettres bavardes ne furent publiées, pour la première fois, qu’en 1820. En les
lisant, et quelque idée qu’on y prenne de Mme de Graffigny,
nous sommes à Cirey avec elle, et nous en profitons.
Voltaire, du premier jour qu’il débuta dans le monde et dans la vie, semble avoir
été lui tout entier et n’avoir pas eu besoin d’école. Sa grâce, son brillant, sa
pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient sous ces dehors
légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant il n’acquit toute sa vigueur
de talent et son ressort de caractère que lorsqu’il eut connu l’injustice et le
malheur. L’insulte sanglante qu’il reçut un soir du chevalier de Rohan, et la
protection qui couvrit ce misérable, l’impuissance où se vit tout à coup l’homme
de cœur outragé de laver son affront, ces iniquités sociales qu’on ne juge bien
que quand on les a senties, l’avertirent que l’esprit pourtant n’était pas tout
en France, et qu’il y avait un pouvoir despotique qui mettait quelques
privilégiés au-dessus des lois, au-dessus même de l’opinion. Voltaire,
malheureux pour la première fois, s’exila en Angleterre ; il y étudia le
gouvernement, les mœurs publiques, l’esprit philosophique, la littérature, et il
revint de là tout entier formé et avec sa trempe dernière. La pétulance de son
instinct ne se corrigea sans doute jamais, mais il y mêla dès lors une
réflexion, un fond de prudence, auquel il revenait à travers et nonobstant
toutes les infractions et les mésaventures. Il était de ceux à qui le plaisir de
penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout, et un moment il songea à se
livrer sans réserve à cette passion dans un pays libre et en renonçant au sien.
Cependant Voltaire n’était pas un pur Descartes, il avait besoin aussi de
l’amitié, des arts, des excitations sympathiques de chaque jour. Haï des uns, et
le leur rendant, il avait besoin d’être aimé et caressé des autres. Il voulait
penser et dire, mais il était impatient aussi d’entendre à l’instant l’écho. Il
écrivait naïvement à « Que vous êtes sage, mon
cher Formont ! Vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos
richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer : et moi je
suis comme un entant qui va montrer à tout le monde les hochets qu’on lui a
donnés »
. Il rêvait donc, après ce premier grand orage de sa vie,
une retraite où il pût, sans être isolé, vivre abrité, indépendant, et penser
assez haut, sans être privé tout à fait de sentir :
Mon Dieu ! mon cher Cideville, écrivait-il à cet autre ami si cher, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de lettres, avec des talents et point de jalousie, de s’aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler, de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis.
Ce paradis terrestre, il le trouva, il se le créa, et c’est à
Cirey, auprès de Mme du Châtelet, qu’il en avait choisi le
lieu, non sans art, dans un pays de frontières, un pied en Lorraine et l’autre
en France. Dans les premiers temps de ce séjour à Cirey, il écrivait à
d’Argental, en revenant de faire un voyage de Hollande, et en nous découvrant
toute sa pensée, ses affections, les parties les plus sérieuses de son âme :
Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que tous les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où du moins mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition et l’autorité d’un ministre ne sont point à craindre. Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître… Il n’y a pas d’apparence que je revienne jamais à Paris m’exposer aux fureurs de la superstition et de l’envie. Je vivrai à Cirey, ou dans un pays libre. Je vous l’ai toujours dit : si mon père, mon frère ou mon fils était Premier ministre dans un État despotique, j’en sortirais demain ; jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m’y trouvant aujourd’hui. Mais enfin M
medu Châteletest pour moi plus qu’un père, un frère et un fils. Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey.
Quand Voltaire écrivait cela, en mars 1735, il venait d’avoir
quarante et un ans, et les quatorze années qui suivirent, il les passa dans
cette union intime qui remplit tout le milieu de sa vie. N’oublions pas qu’en
parlant avec tant de reconnaissance de l’hospitalité de Mme du Châtelet, il y contribuait largement lui-même. Voltaire avait une
très grande fortune pour le temps (quelque chose comme 80 000 livres de
rentes) ; cette fortune alla en s’accroissant avec les années par la bonne
administration du maître, et partout où il passait il faisait couler avec lui
une veine d’or, ce qui ne nuit jamais, même à des paradis terrestres.
Mme de Graffigny arrive donc une nuit à deux heures du matin,
à Cirey, le 4 décembre 1738. La nymphe du lieu, Mme du Châtelet, la reçoit poliment et assez froidement ;
l’idole, c’est-à-dire Voltaire, entre un moment après dans
la chambre, « un petit bougeoir à la main comme un moine »
, et
lui fait mille tendresses. Il demande des nouvelles de tous ses amis de
Lorraine, y compris Saint-Lambert, qui, dix ans plus tard, devait le supplanter
auprès de la dame du lieu ; mais alors ce n’était qu’une simple étoile qui se
levait à peine à l’horizon. Les jours suivants, Mme de Graffigny écrit toutes ses impressions à un ami d’enfance, un
M. Devaux, lecteur du roi Stanislas, elle appelle ce M. Devaux de mille petits
noms familiers (Panpan, Panpichon). En général, le ton des
lettres de Mme de Graffigny est petit, assez commun ; c’est
proprement du cailletage : « Cailleter ! oh ! c’est une douce
chose »
, s’écrie-t-elle en un endroit, et elle prouve de reste
qu’elle s’y complaît. On y sent partout un jargon de coterie et de province, le
goût de cette petite cour de Lorraine où
Pendant les deux mois que Mme de Graffigny fut à Cirey, elle
passa par des impressions très diverses. La première quinzaine fut véritablement
la lune de miel ; elle admire tout, elle aime tout. Elle s’extasie comme une
personne qui a vu peu de choses jusqu’alors. Elle nous décrit en détail la
petite aile qu’habitait Voltaire, les tableaux encadrés dans les lambris, les
glaces ;
des encoignures de laque admirables ; des porcelaines, des marabouts, une pendule soutenue par des marabouts d’une forme singulière, des choses infinies dans ce goût-là, chères, recherchées, et surtout d’une propreté à baiser le parquet ; une cassette ouverte où il y a une vaisselle d’argent ; tout ce que le superflu,chose si nécessaire, a pu inventer : et quel argent ! quel travail ! Il y a jusqu’à un baguier où il y a douze bagues de pierres gravées, outre deux de diamants.
Puis vient la petite galerie avec les statues, les Vénus, les Cupidons, enfin
tout ce que le goût Louis XV peut rassembler dans son luxe et sa perfection.
L’auteur du Mondain, on le voit, était d’accord avec lui-même,
et donnait raison à ses vers. On a ensuite la description de l’appartement de
Mme du Châtelet, tout en jaune et
bleu, et du boudoir qui est du dernier galant. C’est là que cette femme
singulière, et supérieure bien plus qu’aimable, passait les nuits à l’étude, à
approfondir la géométrie et à écrire sur la physique. On a aussi, un jour de
faveur, la vue de la chambre des bains et du cabinet de toilette qui s’y tient,
« dont le lambris est vernissé d’un vert céladon clair, gai, divin,
sculpté et doré admirablement… Non, il n’y a rien de si joli, s’écrie M
.me de Graffigny ; tout ce séjour est délicieux et
enchanté. Si j’avais un appartement
Si l’on excepte l’appartement de la dame et celui de Voltaire, le reste de la
maison est d’une malpropreté extrême, et parfaitement inconfortable, comme nous dirions. Voltaire s’inquiéterait encore de
ses hôtes, mais Mme du Châtelet ne s’en inquiète nullement.
La pauvre Mme de Graffigny habite une grande chambre ouverte
à tous les vents et où l’on gèle. Elle n’a, durant la journée, après les livres
et son écritoire, d’autre ressource que Mme de Champbonin.
Celle-ci, excellente femme, bien connue par la correspondance de Voltaire, est
depuis trois ou quatre ans à Cirey ; « elle évite d’être embarrassante ;
elle est stylée à ne pas gêner »
. On la fait se tenir tout le jour
dans sa chambre. On lui fait lire tous les livres du logis, ce qu’il y a de
mieux, et elle n’en est pas plus savante pour cela. Voltaire rit d’elle, il
l’appelle « gros chat »
; Mme de Champbonin a
pris le parti d’engraisser. J’allais oublier le seigneur nominal du lieu, le
marquis Du Châtelet, qui, lorsqu’il est là, a le plus souvent la goutte et ne
gêne guère, si ce n’est qu’il est passablement ennuyeux. L’arrivée de l’abbé de
Breteuil, frère de Mme du Châtelet, jette un peu de
distraction dans ce régime de Cirey. Mais, dès qu’il est parti, rien n’est moins
divertissant que cette vie de paradis. À quoi se passe-t-elle donc ? Chacun de
son côté travaille, et travaille opiniâtrement.
C’est, au fond, leur plus vif plaisir. Ces deux esprits puissants, actifs, Mme du Châtelet et Voltaire, sont chacun à son œuvre ; elle
aux sciences et à la philosophie, pour lesquelles elle a vocation et qu’elle
aime uniquement ; lui aux sciences aussi, qu’il avait la faiblesse alors de
vouloir également embrasser, mais en même temps aux vers, aux épîtres, à
l’histoire, enfin à tout ; car son
Ne me dites point que je travaille trop, écrivait-il vers ces années de Cirey : ces travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n’a point d’autre occupation. L’esprit plié depuis longtemps aux belles-lettres s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin. Ce qui est seulement à craindre, c’est qu’on ne fasse avec faiblesse ce qu’on ferait avec force dans la santé.
Je tâche de mener une vie conforme à l’état où je me trouve, sans passion désagréable, sans ambition, sans envie, avec beaucoup de connaissances, peu d’amis et beaucoup de goûts.
Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie ; celui qui en a plusieurs est plus aimable.
Il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié ; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les mondes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde.
Parlant expressément de cette vie qu’il menait à Cirey, il disait encore :
Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques… Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. On peut donner des préférences, mais
pourquoi des exclusions ? La nature nous a donné si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ! Faudra-t-il n’en ouvrir qu’une ?
Je regarde un homme qui a aimé la poésie, et qui n’en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens.
Je vous avoue que je serais fort aise d’avoir courtisé avec succès, une fois en ma vie, la Muse de l’Opéra ;
je les aime toutes les neuf, et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu’on peut, sans être pourtant trop coquet.
Voilà Voltaire pur esprit. Il avait pour principe qu’il faut
dévorer les choses pour qu’elles ne nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer
soi-même. Mme de Graffigny nous le montre bien tel en effet,
avide de ce qui l’occupe, avare du temps, si acharné à son ouvrage qu’il faut,
pour le faire souper, l’arracher à son secrétaire, où il est travaillant encore.
Mais, dès qu’il s’est mis à table, il se pique et s’excite jusqu’à ce qu’il ait
trouvé quelque conte à faire, bien facétieux, bien drôle, bien bouffon, qui
n’est souvent bon à entendre que dans sa bouche, et qui nous le montre encore,
comme il s’est peint à nous,
Toujours un pied dans le cercueil, De l’autre faisant des gambades.
Cette bouffonnerie, qui ira en augmentant avec l’âge, ne plaît pas
toujours, et elle dégénère vite en laideur. Pourtant, elle semble aussi des plus
naturelles chez lui. À table, Mme de Graffigny nous le fait
voir charmant, attentif, servi d’ailleurs en prince, avec ses laquais et son
valet de chambre derrière son fauteuil :
Son valet de chambre ne quitte point sa chaise à table, et ses laquais lui remettent (au valet de chambre) ce qui lui est nécessaire, comme les pages aux gentilshommes du roi ; mais tout cela est fait sans aucun air de faste, tant il est vrai que les bons esprits savent en toute occasion conserver la dignité qui leur convient, sans
avoir le ridicule d’y mettre jamais de l’affectation. Il a une façon plaisante d’ordonner qui tient aux bonnes grâces de ses manières ; il ajoute toujours en riant : « Et qu’on ait bien soin de Madame ! »
Madame, c’est sans doute Mme du Châtelet dont il s’agit : mais il s’inquiète aussi des autres. Être
à souper à côté de lui, que cette place est délicieuse ! Mme de Graffigny, qui voit bien tous les ridicules, apprécie en femme
d’esprit ce bonheur-là.
Il y a des jours où l’on sort pourtant de ce train ordinaire de Cirey, et où il y
a gala, représentation, fête à grand orchestre. Ces jours-là, on se lit les
ouvrages nouveaux, on les joue, on joue la comédie, la tragédie, la farce, et
jusqu’aux marionnettes ; Voltaire donne la lanterne magique. Quand on s’y met
une fois, ce n’est pas pour peu : « Nous avons compté hier au soir, écrit
M
C’étaient des excès après un carême : me de Graffigny, que, dans les vingt-quatre heures, nous avons répété et joué trente-trois actes, tant tragédies, opéras, que
comédies. »« C’est le
diable, oui le diable, que la vie que nous menons. »
Dans ces grands
jours et durant ces semaines dramatiques et féeriques, Voltaire est à l’état de
pur génie. Cet homme toujours mourant ressuscite : il est léger, brillant,
infatigable. Toutes les muses qu’il courtise, tous les démons qui le possèdent
revivent en lui. Ce sont surtout les jours où on lit des chants inédits de Jeanne, de la trop fameuse Jeanne (et on les
lit dans la chambre mystérieuse des bains), ce sont ces jours de demi-licence
qui font les belles heures de Mme de Graffigny ; nous
verrons dans un instant qu’elle les paiera cher :
On a fait du punch, écrit-elle à son ami Devaux après une de ces lectures ; M
medu Châtelet a chanté de sa voix divine : on a beaucoup ri sans savoir pourquoi, on a chanté des canons ; enfin le souper a été à peu près comme ceux que nous avons tant faits ensemble,où la gaieté ne sait ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait, et rit sur la pointe d’une aiguille.
Mais tous les jours ne sont pas si riants ; la gaieté de Voltaire
n’est pas, chaque soir, si désintéressée et si légère. « Il y a bien des
moments où il est furieusement auteur. »
Il y a bien des soupers
qu’on n’égaie qu’en mettant sur le tapis l’abbé Desfontaines ou
Jean-Baptiste Rousseau : « Oh ! dame ! c’est là que l’homme reste et que
le héros s’évanouit ; il serait homme à ne point pardonner à quelqu’un qui
louerait Rousseau. »
Et pour les louanges, « on les aime à
toutes sauces, surtout quand on dit des injures à cet abbé
Desfontaines »
. Voilà le petit côté, Mme de Graffigny nous le fait toucher à nu, mais sans l’exagérer, et en
reconnaissant d’ailleurs à Voltaire ses qualités vives, irrésistibles, et,
malgré tout, aimables.
L’intimité de Mme du Châtelet et de Voltaire est bien saisie
et sans rien d’outré. Le fait est que la belle dame rend au poète la vie un peu dure. Mais où serait l’amour sans un peu de querelle ?
Elle lui est utile cependant ; elle le retient et lui sauve bien des folies.
Quelquefois aussi elle abuse de son empire. Aimant peu l’histoire, et ne
considérant Tacite que « comme une bégueule qui dit des nouvelles de son
quartier »
, elle fait la guerre à l’historien dans Voltaire ; elle
lui garde sous clef, par exemple, son histoire du Siècle de
Louis XIV, et l’empêche de la terminer. Elle fait pis, elle le tracasse
sur ses vers. Ici Voltaire se révolte : c’est une querelle de ménage entre la
géométrie et la poésie.
Ma foi ! laissez là Newton, s’écrie Voltaire : ce sont des rêveries. Vivent les vers ! — Il aime à en faire avec passion, ajoute M
mede Graffigny, et la belle dame le persécute toujours pour n’en plus faire. La grosse dame (Mmede Champbonin) et moi, nous la contrarions tant que nous pouvons.C’est affreux d’empêcher Voltaire de faire des vers !
Mais le grand événement du séjour de Mme de Graffigny à Cirey est la scène qui lui fut faite un soir pour un
simple soupçon au sujet de la fameuse Jeanne, de La Pucelle en un mot, dont elle avait entendu et trop bien goûté
certains chants. J’ai dit que Mme de Graffigny, en vraie
curieuse et caillette, écrivait tout ce qu’elle voyait et entendait à son ami
Devaux, autre caillette, qui en parlait, de son côté, aux gens de Lorraine. Le
secret des lettres n’était pas très religieusement observé à Cirey. Les lettres
qui en partaient et qui y arrivaient passaient toutes par les mains de Mme du Châtelet, qui avait établi dans sa chambre une sorte
de petit cabinet noir, c’est-à-dire qui ne se faisait pas
faute de décacheter ce qui lui semblait suspect. Un jour donc, elle eut vent
qu’on avait parlé dans le monde de Nancy ou de Lunéville de ces lectures de La Pucelle qu’on faisait à Cirey, et, décachetant là-dessus
une lettre de M. Devaux adressée à Mme de Graffigny, elle y
lut ces mots : «
Notez que
l’honnête correspondant ne voulait dire autre chose sinon : « Le chant de Le chant de Jeanne est charmant. »Jeanne, tel que vous me le racontez en abrégé dans votre
analyse, doit être charmant. » Mais la colère et le soupçon n’y regardent pas de
si près. Le souper terminé, au moment où Mme de Graffigny,
retirée dans sa chambre, se croyait en parfaite sécurité et solitude, elle est
bien surprise de voir entrer Voltaire, qui lui dit brusquement « qu’il
est perdu et que sa vie est entre ses mains »
. Il se figurait qu’une
copie de La Pucelle avait été envoyée à M. Devaux par Mme de Graffigny, que d’autres copies couraient, et, avec sa
promptitude de poète, il se voyait compromis, perdu, obligé de fuir :
« Allons, vite ! s’écriait-il, allons, madame, écrivez qu’on vous
renvoie l’original et les copies. »
La pauvre femme ne comprenait
pas bien et ne « Eh ! fi ! madame,
criait-il de plus belle, il faut de la bonne foi, quand il y va de la vie
d’un pauvre malheureux comme moi ! »
— « Sur cela, continue
M
Mais, nouvel orage ! Survient alors Mme de Graffigny, ses cris redoublent ; il dit qu’il
est perdu, que je ne veux pas réparer le mal que je lui ai fait. Plus je
parlais, moins je le persuadais ; je pris le parti de me taire. »me du Châtelet,
furieuse, répétant à tue-tête les mêmes reproches, et tirant finalement de sa
poche la lettre fatale en disant : « Voilà la preuve de votre
infamie. »
Il faut lire chez Mme de Graffigny
tout le récit de cette scène, à la fois terrible et burlesque. Voltaire
pourtant, saisi de quelque compassion pour la pauvre femme qui était là chez
eux, à leur merci, anéantie et en silence, prit à travers le corps Mme du Châtelet qui menaçait de se porter aux derniers excès,
et il sembla, en voulant la modérer, se modérer un peu lui-même. Quand Mme de Graffigny eut assez de force pour parler, elle
expliqua les simples mots de cette lettre qu’on avait si mal interprétée et
décachetée si indignement : « Je le dis à sa louange, ajoute-t-elle, dès
le premier moment Voltaire me crut et me demanda aussitôt pardon. »
Mais il n’en fut pas ainsi de l’altière châtelaine, qui ne lui pardonna jamais
le tort qu’elle-même s’était donné. Cette étrange scène dura toute la nuit
jusqu’à cinq heures du matin.
Le jour venu, Mme de Graffigny était malade, au désespoir ;
elle n’avait pas un sou vaillant (la pauvre femme !) pour se faire conduire au
premier village et pour sortir sur l’heure de cette maison inhospitalière ; il
lui fallait demeurer après cet affront. « Enfin le bon Voltaire,
dit-elle, vint à midi ; il parut fâché jusqu’aux larmes de l’état où il me
vit ; il me fit de vives excuses ; il me demanda beaucoup de pardons, et
j’eus l’occasion de voir toute la sensibilité de son âme. »
Depuis
cet instant, me de Graffigny, qui avait été fort
liée avec Mlle de Guise, devenue duchesse de Richelieu.
Mais, à partir de ce jour, le charme de Cirey fut tout à fait rompu et détruit
pour la triste voyageuse : elle ne s’y considéra plus que comme en prison et
dans une véritable geôle, jusqu’à l’heure où elle put en sortir. Des accents
vrais se font jour à cet endroit dans ses lettres, et rachètent ce que les
premières avaient de trop petit et de trop indiscret. Elle a deux qualités du
moins : elle aime ses amis avec sincérité et effusion, et elle a cette
sensibilité qui comprend le malheur pour l’avoir tant éprouvé. Il en résulte
chez elle deux ou trois élans de vérité, auxquels cet état de contrainte morale
donne toute leur force.
Les dernières pages de ces lettres de Cirey sont tristes, et démentent bien les
premières. Oh ! que la lune de miel de cette première quinzaine est déjà loin !
Mme de Graffigny finit par juger Voltaire « le plus
malheureux homme du monde » :
Il sait tout ce qu’il vaut, dit-elle, et l’approbation lui est presque indifférente ; mais, par la même raison, un mot de ses adversaires le met ce qui s’appelle au désespoir : c’est la seule chose qui l’occupe et qui le noie dans l’amertume. Je ne puis vous donner l’idée de cette sottise qu’en vous disant qu’elle est plus forte et plus misérable que son esprit n’est grand et étendu… Jugez du bonheur de ces gens que nous croyions avoir atteint à la félicité suprême ! Les querelles que je vous ai mandées dans le commencement vont leur train, jugez encore ! Cela me fait mal, parce que je sens le prix de toutes ses bonnes qualités, et que réellement il mérite d’être heureux. Je voudrais bien pouvoir lui dire tout ce que j’en pense ; mais entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt.
me de Graffigny ne voit
plus, en sortant, que le côté sombre.
Je n’aurai qu’un mot à dire de Mme de Graffigny, du moment
qu’elle a quitté Cirey pour Paris et qu’on n’a plus affaire qu’à elle seule.
Elle trouva plus de secours et d’appui qu’elle n’avait espéré d’abord. Deux
succès surtout la mirent, quelques années après, en évidence : les Lettres d’une Péruvienne, publiées en 1747, et le drame de Cénie, représenté en juin 1750. Les Lettres d’une
Péruvienne ont aujourd’hui pour moi le mérite d’avoir inspiré à Turgot
des réflexions pleines de force, de bon sens, de philosophie politique et
pratique. Mme de Graffigny, en présentant une jeune
Péruvienne, Zilia, brusquement transplantée en France, et en lui faisant faire,
au milieu d’un cadre romanesque, la critique de nos mœurs et de nos
institutions, comme cela a lieu dans les Lettres persanes,
avait trop oublié de tenir compte des raisons de ces mêmes institutions et des
causes naturelles de ces inégalités sociales, qui semblent choquer si vivement
sa jeune étrangère. C’est ce point de vue tout nouveau, non pas du tout la
justification complète, mais les explications et les raisons de notre état
social, que Turgot aborde et expose dans des considérations critiques de l’ordre
le plus élevé, et qui dépassaient de beaucoup, on ne craint pas de le dire,
l’horizon de Mme de Graffigny. Il voudrait
qu’on nous montrât Ziliafrançaise, après nous l’avoir fait voirpéruvienne; qu’on la montrât non plus jugeant selon ses préjugés, mais comparant les siens et les nôtres ; qu’on lui fît remarquer combien elle avait tort d’être d’abord étonnée de la plupart des choses ; qu’on lui fît suivre en détail les causes de ces mesures tirées de l’antique constitution du gouvernement,et tenant à la distribution primitive ou graduelle des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances.
Et là-dessus, au sujet de cette distribution des conditions dans la société, et
en faveur d’une certaine inégalité nécessaire, qu’il oppose à je ne sais quelle
égalité idéale et chimérique, Turgot dit des choses qui sembleraient en vérité
s’adresser bien moins à Mme de Graffigny qu’à nos écrivains
socialistes du jour : « Liberté ! je le dis en soupirant, les hommes ne
sont peut-être pas dignes de toi ! — Égalité ! ils te désireraient, mais ils
ne peuvent t’atteindre. »
En ce qui est du roman même, Turgot regrette que l’auteur ait mieux aimé faire
une héroïne à la Marmontel, et qui renonce au mariage par un sentiment exagéré
de délicatesse, que d’avoir conduit la passion à une conclusion plus légitime et
plus naturelle : « Il y a longtemps que je pense, dit-il, que notre
nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. »
Il
voudrait que l’auteur n’eût pas manqué ce sujet-là en terminant, et il lui
conseille d’y revenir dans une suite dont il trace le plan lui-même. Toutes ces
pages de Turgot sont excellentes, et je conseille de les lire, autant que je
conseille peu de rouvrir les Lettres d’une Péruvienne.
Si l’on se souciait de savoir comment Turgot connaissait si intimement Mme de Graffigny, l’abbé Morellet nous apprend que Turgot, du
temps qu’il était en Sorbonne et abbé, s’était fait présenter chez elle, car
elle réunissait beaucoup de gens de lettres. Souvent même il quittait le cercle
pour aller jouer au volant en soutane avec Minette, grande et
belle fille de vingt-deux à vingt-trois ans, la petite-nièce de Mme de Graffigny, et qui devint Mme Helvétius.
Mme de Graffigny vivait donc à Paris, avec un certain état de
maison, moyennant de petites pensions des cours La Fille
d’Aristide, comédie en cinq actes sur laquelle elle comptait fort, vint
lui porter un coup fâcheux : « Elle me la lut, dit Voisenon ; je la
trouvai mauvaise ; elle me trouva méchant. Elle fut jouée : le public mourut
d’ennui, et l’auteur de chagrin. »
Voilà bien de l’esprit hors de
propos. Collé, qui passe pour caustique, parle mieux de Mme de Graffigny mourante : « Sa mort m’a été très sensible,
écrit-il dans son
Il paraît que, dans le monde et dans les salons, MJournal ; elle était du petit nombre des
personnes que je m’étais réservé de voir depuis que je ne vais plus dans le
monde. »me de Graffigny ne portait qu’un esprit assez ordinaire et
même commun ; elle n’avait toute sa valeur et son mérite que dans l’intimité.
Elle mourut donc le 12 décembre 1758, en partie victime de sa sensibilité
d’auteur. Lorsqu’elle passait à Cirey vingt ans auparavant, elle ne se doutait
pas, en jugeant l’excès de susceptibilité de Voltaire, qu’elle serait un jour
elle-même auteur à ce point.
l’Honnête Homme, l’Homme comme il faut, le Courtisan quand on
ne vivait que pour les cours, le Cavalier accompli. Dans ces
divers traités de savoir-vivre et de politesse, si on les rouvre dans les âges
suivants, on découvre à première vue des parties qui sont aussi passées que les
modes et les coupes d’habit de nos pères ; le patron évidemment a changé. En y
regardant bien toutefois, si le livre a été écrit par un homme sensé et qui ait
connu l’homme véritable, on trouvera encore à profiter dans l’étude de ces
modèles qui ont été proposés aux générations précédentes. Les lettres que
lord Chesterfield adressait à son fils, et qui contiennent toute une école de
savoir-vivre et de science du monde, ont cela de particulièrement intéressant
qu’il n’a point pensé du tout à proposer un modèle, mais qu’il n’a voulu que Des devoirs comme Cicéron ; mais il a laissé des Lettres qui, par leur mélange de justesse et de légèreté, par de
certains airs frivoles qui se rejoignent insensiblement aux grâces sérieuses,
tiennent assez bien le milieu entre les Mémoires du chevalier de
Grammont et le Télémaque.
Avant d’en parler avec quelque développement, il nous faut savoir un peu ce
qu’était lord Chesterfield, l’un des plus brillants esprits de l’Angleterre en
son temps, et l’un des plus liés avec la France. PhilipAdam de Stanhope ; et au bas de l’autre :
Ève de Stanhope. C’est ainsi qu’en tenant bon pour
l’honneur il coupait court aux velléités chimériques.
« Prenez avis de ma conduite, disait-il à son fils ; faites vous-même
le choix de vos plaisirs, et ne vous les laissez pas imposer. »
Ce désir d’exceller et de se distinguer ne s’égarait pas toujours de la sorte, et
il l’appliqua souvent avec justesse ; ses premières études furent des
meilleures. Placé à l’université de Cambridge, il apprit tout ce qu’on y
enseignait, le droit civil, la philosophie ; il suivit les leçons de
mathématiques du savant aveugle Saunderson. Il lisait couramment le grec et
rendait compte en français de ses progrès à son ancien précepteur, un pasteur
français réfugié, M. Jouneau. Lord Chesterfield avait appris notre langue dans
son enfance d’une femme de chambre normande qu’il avait eue près de lui. Quand
il vint la dernière fois à Paris en 1741, M. de Fontenelle ayant remarqué dans
sa prononciation quelque chose de l’accent de Normandie, lui en fit
l’observation, et lui demanda s’il n’avait pas d’abord appris notre langue
Après deux années d’université, il fit son tour du continent, selon l’usage des jeunes seigneurs de son pays. Il visita la Hollande, l’Italie, la France. Il écrivait de Paris à ce même M. Jouneau, le 7 décembre 1714 :
Je ne vous dirai pas mes sentiments des Français, parce que je suis fort souvent pris pour un d’eux, et plus d’un Français m’a fait le plus grand compliment qu’il croit pouvoir faire à personne, qui est :
Monsieur, vous êtes tout comme nous.Je vous dirai seulement que je suis insolent, que je parle beaucoup, bien haut et d’un ton de maître ; que je chante et que je danse en marchant, et enfin que je fais une dépense furieuse en poudre, plumets, gants blancs, etc.
On sent là l’esprit moqueur, satirique et un peu insolent, qui fait sa pointe une première fois à nos dépens ; il
rendra justice plus tard à nos qualités sérieuses.
Dans les Lettres à son fils, il s’est montré, le premier jour
qu’il fit son entrée dans la bonne compagnie, encore tout couvert de sa rouille
de Cambridge, honteux, embarrassé, silencieux, et prenant à la fin son courage à
deux mains pour dire à une belle dame près de qui il était : « Madame, ne
trouvez-vous pas qu’il fait bien chaud aujourd’hui ? »
Mais
lord Chesterfield disait cela à son fils pour ne pas le décourager et pour lui
montrer qu’on revenait de loin. Il fait les honneurs de sa propre personne pour
l’enhardir et pour mieux l’attirer jusqu’à lui. Je me garderai bien de le
prendre au mot sur cette anecdote. S’il fut un moment embarrassé dans le monde,
ce moment-là dut être bien court, et il n’y parut pas longtemps.
La reine Anne venait de mourir ; Chesterfield salua l’avènement de la maison de
Hanovre dont il allait être
Il est inouï, disait-il plus tard de Pitt, au moment où ce grand orateur consentit à entrer dans la chambre haute sous le titre de lord Chatham, il est inouï qu’un homme, dans la plénitude de sa puissance, au moment même où son ambition venait d’obtenir le triomphe le plus complet, ait quitté la Chambre qui lui avait procuré cette puissance, et qui seule pouvait lui en assurer le maintien, pour se retirer dans l’hôpital des incurables, la Chambre des pairs.
Je n’ai point à apprécier ici la carrière politique de
lord Chesterfield. Si j’osais pourtant hasarder un jugement d’ensemble, je
dirais que son ambition n’y eut jamais satisfaction entière, et que les
distinctions brillantes dont son existence publique fut remplie couvraient, au
fond, bien des vœux trompés et le déchet de bien des espérances. Deux fois, dans
les deux circonstances décisives de sa vie politique, il échoua. Jeune et dans
son premier feu d’ambition, il avait de bonne
Jeté avec éclat dans l’opposition, surtout depuis 1732, époque où il eut à se démettre de ses charges de cour, lord Chesterfield travailla de tous ses efforts pendant dix ans à la chute de ce ministère Walpole, qui ne tomba qu’en 1742. Mais alors même il n’hérita point du pouvoir, et il resta en dehors des combinaisons nouvelles. Lorsque, deux ans après, en 1744, il entra pourtant dans l’administration, d’abord comme ambassadeur à La Haye et vice-roi d’Irlande, puis même comme secrétaire d’État et membre du cabinet (1746-1748), ce ne fut qu’à titre plus spécieux que réel. En un mot, lord Chesterfield, de tout temps homme politique considérable dans son pays, soit comme l’un des chefs de l’opposition, soit comme diplomate habile, ne fut jamais ministre dirigeant, ni même ministre très influent.
En politique, il avait certainement ce coup d’œil lointain et ces vues d’avenir
qui tiennent à l’étendue de l’esprit, mais il possédait bien plus ces qualités
sans
En 1744, âgé de cinquante ans seulement, son ambition politique semblait déjà en
partie usée ; sa santé était assez atteinte pour qu’il eût de préférence en vue
la retraite. Et puis, l’objet de son idéal secret et de son ambition réelle,
nous le savons à présent. Avant son mariage, il avait eu vers 1732, d’une dame
française (Mme du Bouchet) qu’il avait rencontrée en
Hollande, un fils naturel auquel il s’était attaché avec une extrême tendresse.
Il écrivait à ce fils en toute sincérité : « Du premier jour de votre
vie, l’objet le plus cher de la mienne a été de vous rendre aussi parfait
que la faiblesse de la nature humaine le comporte. »
C’est vers
l’éducation de ce fils que s’étaient tournés tous ses vœux, toutes ses
prédilections affectueuses et mondaines, et, vice-roi d’Irlande ou secrétaire
d’État à Londres, il trouvait le temps de lui écrire de longues lettres
détaillées pour le diriger dans les moindres démarches, pour le perfectionner
dans le sérieux et dans le poli.
Le Chesterfield que nous aimons surtout à étudier est donc l’homme d’esprit et
d’expérience qui n’a passé par les affaires et n’a essayé tous les rôles de la
vie politique et publique que pour en savoir les moindres ressorts, et nous en
dire le dernier mot ; c’est celui qui, dès sa jeunesse, fut l’ami de Pope et de
Bolingbroke, l’introducteur en Angleterre de Montesquieu et de Voltaire, le
correspondant de Fontenelle et de Mme de Tencin, celui que
l’Académie des inscriptions adopta parmi ses membres, qui unissait l’esprit des
deux nations, et qui, Lettres à son fils, se montre à nous
moraliste aimable autant que consommé, et l’un des maîtres de la vie. C’est le
La Rochefoucauld de l’Angleterre que nous étudions.
Montesquieu, après la publication de L’Esprit des lois,
écrivait à l’abbé de Guasco, qui était alors en Angleterre : « Dites à
milord Chesterfield que rien ne me flatte tant que son approbation, mais
que, puisqu’il me lit pour la troisième fois, il ne sera que plus en état de
me dire ce qu’il y a à corriger et à rectifier dans mon ouvrage : rien ne
m’instruirait mieux que ses observations et sa critique. »
C’est
Chesterfield qui, parlant un jour à Montesquieu de la promptitude des Français
pour les révolutions et de leur impatience pour les lentes réformes, disait ce
mot qui résume toute notre histoire : « Vous autres Français, vous savez
faire des barricades, mais vous n’élèverez jamais de
barrières. »
Lord Chesterfield goûtait certes Voltaire ; il disait à propos du Siècle de Louis XIV : « Lord Bolingbroke m’avait appris comment
on doit lire l’histoire, Voltaire m’apprend comment il faut
l’écrire. »
Mais en même temps, avec ce sens pratique qui
n’abandonne guère les gens d’esprit de l’autre côté du détroit, il sentait les
imprudences de Voltaire et les désapprouvait. Déjà vieux et tout à fait retiré
du monde, il écrivait à une dame française :
Vos bons auteurs sont ma principale ressource ; Voltaire surtout me charme, à son impiété près, dont il ne peut s’empêcher de larder tout ce qu’il écrit, et qu’il ferait mieux de supprimer sagement, puisqu’au bout du compte on ne doit pas troubler l’ordre établi. Que chacun pense comme il veut, ou plutôt comme il peut, mais qu’il ne communique pas ses idées dès qu’elles sont de nature à pouvoir troubler le repos de la société.
Mahomet et des hardiesses
qu’elle renferme :
Ce que je ne lui pardonne pas, et qui n’est pas pardonnable, écrivait Chesterfield à Crébillon, c’est tous les mouvements qu’il se donne pour la propagation d’une doctrine aussi pernicieuse à la société civile que contraire à la religion générale de tous les pays. Je doute fort s’il est permis à un homme d’écrire contre le culte et la croyance de son pays, quand même il serait de bonne foi persuadé qu’il y eût des erreurs, à cause du trouble et du désordre qu’il y pourrait causer ; mais je suis bien sûr qu’il n’est nullement permis d’attaquer les fondements de la morale, et de rompre des liens si nécessaires et déjà trop faibles pour retenir les hommes dans le devoir.
Chesterfield, en parlant ainsi, ne se méprenait pas sur la grande inconséquence de Voltaire. Cette inconséquence, en deux mots, la voici : c’est que lui, Voltaire, qui considérait volontiers les hommes comme des fous ou comme des enfants, et qui n’avait pas assez de rire pour les railler, il leur mettait en même temps dans les mains des armes toutes chargées, sans s’inquiéter de l’usage qu’ils en pourraient faire.
Lord Chesterfield lui-même, aux yeux des puritains de son pays, a été accusé, je
dois le dire, d’avoir fait brèche à la morale dans les lettres adressées à son
fils. Le sévère Johnson, qui d’ailleurs n’était pas impartial à l’égard de
Chesterfield, et qui croyait avoir à se plaindre de lui, disait, au moment de la
publication de ces Lettres, « qu’elles enseignaient la
morale d’une courtisane et les manières d’un maître à danser »
.
Un tel jugement est souverainement injuste, et si respectable, mais bien par celui qui le rend aimable. Quoique plus d’un passage de ces Lettres
puisse sembler fort étrange venant d’un père à son fils, l’ensemble est animé
d’un véritable esprit de tendresse et de sagesse. Si Horace avait un fils, je me
figure qu’il ne lui parlerait guère autrement.
Les Lettres commencent par l’abc de
l’éducation et de l’instruction. Chesterfield enseigne et résume en français à
son fils les premiers éléments de la mythologie, de l’histoire. Je ne regrette
point qu’on ait publié ces premières lettres ; il s’y glisse de bonne heure
d’excellents conseils. Le petit Stanhope n’a pas encore huit ans, que son père
lui dresse une petite rhétorique à sa portée, et essaie de lui insinuer le bon
langage, la distinction dans la manière de s’exprimer. Il lui recommande surtout
l’attention dans tout ce qu’il fait, et il donne à ce mot
toute sa valeur. C’est l’attention seule, lui dit-il, qui grave les objets dans
la mémoire : « Il n’y a pas au monde de marque plus sûre d’un petit et
pauvre esprit que l’inattention. Tout ce qui vaut la peine d’être fait
mérite et exige d’être bien fait, et rien ne peut être bien fait sans
attention. »
Ce précepte, il le répète sans cesse, et il en varie
les applications à mesure que son élève grandit et est plus en état d’en
comprendre toute l’étendue. Plaisir ou étude, il veut que chaque chose qu’on
fait, on la fasse bien, on la fasse tout entière et en son temps, sans se
laisser distraire par une autre :
Quand vous lisez Horace, faites attention à la justesse de ses pensées, à l’élégance de sa diction et à la beauté de sa poésie, et ne songez pas au
De homine et civedePufendorf, et, pendant que vous lisez Pufendorf, ne pensez point à M mede Saint-Germain ; ni à Pufendorf quand vous parlez à Mmede Saint-Germain.
Mais cette libre et forte disposition de la pensée aux ordres de la volonté, n’est le propre que des grands ou des très bons esprits.
M. Royer-Collard avait coutume de dire « que ce qui manquait le plus de
nos jours, c’était le
.
Lord Chesterfield, sous son air moins grave, eût été capable de dire ce mot-là.
Il n’avait pas été long à sentir ce qui manquait à cet enfant qu’il voulait
former, et dont il avait fait l’occupation et le but de sa vie :respect dans l’ordre moral, et l’attention dans l’ordre intellectuel »
En scrutant à fond votre personne, lui disait-il, je n’ai, Dieu merci, découvert jusqu’ici aucun vice du cœur ni aucune faiblesse de la tête ; mais j’ai découvert de la paresse, de l’inattention et de l’indifférence, défauts qui ne sont pardonnables que dans les personnes âgées, qui, sur le déclin de leur vie, quand la santé et la vivacité tombent, ont une espèce de droit à cette sorte de tranquillité. Mais un jeune homme doit être ambitieux de briller et d’exceller.
Or, c’est précisément ce feu sacré, cette étincelle qui fait les
Achille, les Alexandre et les César, être le premier en tout ce
qu’on entreprend, c’est cette devise des grands cœurs et qui est celle
des hommes éminents en tout genre, que la nature avait tout d’abord négligé de
mettre dans l’âme honnête, mais foncièrement médiocre, du petit Stanhope :
Vous paraissez manquer, lui disait son père, de ce
vivida vis animiqui anime, qui excite la plupart des jeunes gens à plaire, à briller, à effacer les autres. — Quand j’étais à votre âge, lui dit-il encore, j’aurais été honteux qu’un autre eût mieux appris sa leçon, l’eût emporté sur moi à aucun jeu, et je n’aurais trouvé de repos que je n’eusse reprisl’avantage.
Tout ce petit cours d’éducation par lettres offre une sorte d’intérêt dramatique continu : on y suit l’effort d’une nature fine, distinguée, énergique, telle que l’était celle de lord Chesterfield, aux prises avec un naturel honnête, mais indolent, avec une pâte molle et lente, dont elle veut à tout prix tirer un chef-d’œuvre accompli, aimable, original, et avec laquelle elle ne réussit à faire, en définitive, qu’une manière de copie suffisante et estimable. Ce qui soutient et presque ce qui touche le lecteur, dans cette lutte où tant d’art est dépensé et où l’éternel conseil revient toujours le même au fond sous tant de métamorphoses, c’est l’affection vraie, paternelle, qui anime et qui inspire le délicat et l’excellent maître, patient cette fois autant que vif, prodigieux de ressources et d’adresse, jamais découragé, inépuisable à semer sur ce sol ingrat les élégances et les grâces. Non pas que ce fils, objet de tant de culture et de zèle, ait été en rien indigne de son père. On a prétendu qu’il n’y avait rien de plus lourd, de plus maussade que lui, et on cite de Johnson un mot dur dans ce sens-là. Ce sont des caricatures qui outrepassent le vrai. Il paraît, d’après des témoignages plus justes, que M. Stanhope, sans être un modèle de grâce, avait tout l’air, en réalité, d’un homme bien élevé, poli et convenable. Mais ne sentez-vous pas que c’est là ce qu’il y avait de désespérant ? Il aurait mieux valu presque avoir échoué totalement et n’avoir réussi à faire qu’un original en sens inverse, tandis qu’avec tant de soins et à tant de frais, n’en être venu qu’à produire un homme du monde insignifiant et ordinaire, un de ceux desquels, pour tout jugement, on dit qu’on n’a rien à en dire, il y avait de quoi se désespérer vraiment, et prendre en pitié son ouvrage, si l’on n’était pas un père.
Lord Chesterfield avait tout d’abord pensé à la France dégourdir son fils et pour lui donner ce liant qui plus tard
ne s’acquiert pas. Dans des lettres intimes écrites à une dame de Paris, que je
crois être Mme de MonconseilLord Chesterfield’s Letters, donnée à Londres
par lord Mahon en 1847 (4 vol.). Voir au tome III, p. 159. Je ne connaissais
pas cette édition au moment où j’écrivais mon article.
J’ai un garçon, écrivait-il à cette amie, qui à cette heure a treize ans. Je vous avouerai naturellement qu’il n’est pas légitime ; mais sa mère est une personne bien née, et qui a eu des bontés pour moi que je ne méritais pas. Pour le garçon, peut-être est-ce prévention, mais je le trouve aimable ; c’est une jolie figure, il a beaucoup de vivacité et, je crois, de l’esprit pour son âge. Il parle français parfaitement, il sait beaucoup de latin et de grec, et il a l’histoire ancienne et moderne au bout des doigts. Il est à présent à l’école ; mais comme ici on ne songe pas à former les mœurs ou les manières des jeunes gens, et qu’ils sont presque tous nigauds, gauches et impolis, enfin tels que vous les voyez quand ils viennent à Paris à l’âge de vingt ou vingt et un ans, je ne veux pas que mon garçon reste assez ici pour prendre ce mauvais pli ; c’est pourquoi, quand il aura quatorze ans, je compte de l’envoyer à Paris… Comme j’aime infiniment cet enfant, et que je me pique d’en faire quelque chose de bon, puisque je crois que l’étoffe y est, mon idée est de réunir en sa personne ce que jusqu’ici je n’ai jamais trouvé en la même personne, je veux dire ce qu’il y a de meilleur dans les deux nations.
Et il entre dans le détail de ses projets et des moyens qu’il
compte employer : un pédant anglais tous les matins, un précepteur français pour
les après-dînées, avec l’aide surtout du beau monde et de la bonne compagnie. La
guerre qui survint entre la France et l’Angleterre ajourna ce projet d’éducation
parisienne, et le jeune homme ne fit son début à Paris qu’en 1751, à l’âge de
Tout a été disposé par le plus attentif des pères pour son succès et sa bienvenue
sur cette scène nouvelle. Le jeune homme est logé à l’Académie, chez
M. de La Guérinière ; le matin il y fait ses exercices, et le reste du temps il
doit le consacrer au monde. « Le plaisir est aujourd’hui la dernière
branche de votre éducation, lui écrit ce père indulgent ; il adoucira et
polira vos manières, il vous poussera à chercher et enfin à acquérir les
Mais, sur ce dernier point, il se montre
exigeant et sans quartier. Les grâces. »grâces, c’est à elles qu’il
revient toujours, car sans elles tout effort est vain : « Si elles ne
viennent pas à vous, enlevez-les »
, s’écrie-t-il. Il en parlait bien
à son aise, comme si pour savoir les enlever, il ne fallait pas déjà les
avoir.
Trois dames des amies de son père sont particulièrement chargées de surveiller et
de guider le jeune homme au début : ce sont ses gouvernantes
en titre, Mme de Monconseil, milady Hervey, et Mme Du Bocage. Mais ces introductrices ne paraissent
essentielles que pour les premiers temps : il faut que le jeune homme aille
ensuite de lui-même et qu’il se choisisse quelque guide charmant plus familier.
Sur cet article délicat des femmes, lord Chesterfield brise la glace :
« Je ne vous parlerai pas sur ce sujet en théologien, en moraliste,
ni en père, dit-il ; je mets de côté mon âge, pour ne considérer que le
vôtre. Je veux vous parler comme ferait un homme de plaisir à un autre, s’il
a du goût et de l’esprit. »
Et il s’exprime en conséquence,
stimulant le plus qu’il peut le jeune homme vers les arrangements
honnêtes et les plaisirs délicats, pour le détourner des habitudes
faciles et grossières. Il a pour principe « qu’un arrangement honnête
sied bien à un galant homme »
. Toute sa morale,
Il n’est jamais de mal en bonne compagnie.
C’est à ces endroits surtout que la pudeur du grave Johnson s’est voilée ; la nôtre se contente d’y sourire.
Le sérieux et le léger s’entremêlent à chaque instant dans ces lettres. Marcel, le maître à danser, est fort souvent recommandé ; Montesquieu ne l’est pas moins. L’abbé de Guasco, espèce de complaisant de Montesquieu, est un personnage utile pour servir d’introducteur çà et là :
Entre vous et moi, écrit Chesterfield, il a plus de savoir que de génie ; mais
un habile homme sait tirer parti de tout, et tout homme est bon à quelque chose. Quant au président de Montesquieu, c’est, à tous égards, une connaissance précieuse.Il a du génie avec la plus vaste lecture du monde. Puisez dans cette source tant que vous pourrez.
Parmi les auteurs, ceux que Chesterfield recommande surtout à cette
époque, et qui reviennent le plus habituellement dans ses conseils, sont
La Rochefoucauld et La Bruyère : « Si vous lisez le matin quelques
maximes de La Rochefoucauld, considérez-les, examinez-les bien, et
comparez-les avec les originaux que vous trouvez les soirs. Lisez La Bruyère
le matin, et voyez le soir si ses portraits sont ressemblants. »
Mais ces excellents guides ne doivent eux-mêmes avoir d’autre utilité que celle
d’une carte de géographie. Sans l’observation directe et l’expérience, ils
seraient inutiles et même induiraient en erreur autant qu’une carte géographique
pourrait le faire, si l’on voulait y chercher une connaissance complète des
villes et des provinces. Mieux vaut lire un homme que dix livres : « Le
monde est un pays que jamais personne n’a connu au moyen des descriptions ;
Voici quelques préceptes ou remarques, qui sont dignes de ces maîtres de la morale humaine :
La connaissance la plus essentielle de toutes, je veux dire la connaissance du monde, ne s’acquiert jamais sans une grande attention, et je connais bon nombre de personnes âgées qui, après avoir été fort répandues, ne sont encore que des enfants dans la connaissance du monde.
La nature humaine est la même dans le monde entier ; mais ses opérations sont tellement variées par l’éducation et par l’habitude, que nous devons la voir sous tous ses costumes pour lier connaissance avec elle jusqu’à l’intimité.
Presque tous les hommes sont nés avec toutes les passions à un certain degré ; mais il n’y a presque point d’homme qui n’en ait une dominante, à laquelle les autres sont subordonnées. Faites sur chaque individu la découverte de cette passion gouvernante ; fouillez dans les replis de son cœur, et observez les divers effets de la même passion dans différentes personnes. Et quand vous aurez trouvé la passion dominante d’un homme, souvenez-vous de ne jamais vous fier à lui là où cette passion est intéressée.
Si vous voulez gagner en particulier les bonnes grâces et l’affection de certaines gens, hommes ou femmes, tâchez de découvrir leur mérite le plus saillant, s’ils en ont, et leur faiblesse dominante, car chacun a la sienne ; puis rendez justice à l’un, et
un peu plus que justice à l’autre.
Les femmes, en général, n’ont guère qu’un objet, qui est leur beauté, sur lequel il est à peine une flatterie qui, pour elles, soit trop grosse à avaler.
La flatterie qui touche le plus les femmes réellement belles, ou d’une laideur décidée, est celle qui s’adresse à l’esprit.
À propos des femmes encore, s’il semble bien dédaigneux parfois, il leur fait ailleurs réparation, et surtout, quoi qu’il en pense, il ne permet pas à son fils d’en trop médire :
Vous paraissez croire que, depuis
Èvejusqu’à nos jours, elles ont fait beaucoup de mal ; pour ce qui est de cettedame-là, je vousl’abandonne ; mais, depuis son temps, l’histoire vous apprend que les hommes ont fait dans le monde beaucoup plus de mal que les femmes ; et à vrai dire, je vous conseillerais de ne vous fier ni aux uns ni aux autres qu’autant que cela est absolument nécessaire. Mais ce que je vous conseille de faire, c’est de ne jamais attaquer des corps entiers, quels qu’ils soient. Les individus pardonnent quelquefois, mais les corps et les sociétés ne pardonnent jamais.
En général, Chesterfield conseille la circonspection à son fils et
une sorte de neutralité prudente, même à l’égard des fourbes ou des sots dont le
monde fourmille : « Après leur amitié, il n’y a rien de plus dangereux
que de les avoir pour ennemis. »
Ce n’est pas la morale de Caton ni
de Zénon, c’est celle d’Alcibiade, d’Aristippe ou d’Atticus.
Sur la religion, il dira, en répondant à quelques opinions tranchantes qu’avait
exprimées son fils : « La raison de chaque homme est et doit être son
guide ; et j’aurais autant de droit d’exiger que tous les hommes fussent de
ma taille et de mon tempérament, que de vouloir qu’ils raisonnassent
absolument comme moi. »
En toutes choses, il est d’avis de connaître et d’aimer le bien et le mieux, mais
de ne pas s’en faire le champion envers et contre tous. Il faut savoir, même en
littérature, tolérer les faiblesses des autres : « Laissez-les jouir
tranquillement de leurs erreurs dans le goût comme dans la
religion. »
Oh ! qu’il y a loin d’une telle sagesse à cet âpre
métier de critique, comme nous le faisons !
Il ne conseille pourtant pas le mensonge ; il est formel à cet égard. Son
précepte est celui-ci : Ne pas tout dire, mais ne mentir jamais. « J’ai
toujours observé, répète-t-il souvent, que les plus grands sots sont les
plus grands menteurs. Pour moi, je juge de la véracité d’un homme par la
portée de son esprit. »
On voit que le sérieux se mêle aisément chez lui à l’agréable. e« Duclos, dans ses
. Notre Révolution, chez lui, est nettement
prédite dès 1750.Réflexions, a raison d’observer
qu’il y a un germe de raison qui commence à se développer
en France. Ce que je pourrais bien prédire, ajoute Chesterfield,
c’est qu’avant la fin de ce siècle le métier de roi et de prêtre déchoira de
plus de la moitié »
Il prémunit tout d’abord son fils contre cette idée que les Français sont purement frivoles :
Les froids habitants du Nord considèrent les Français comme un peuple frivole, qui siffle, chante et danse toujours : il s’en faut de beaucoup que cette idée soit vraie, quoique force
petits-maîtressemblent la justifier. Mais cespetits-maîtres, mûris par l’âge et par l’expérience, se métamorphosent souvent en gens fort capables.
L’idéal, selon lui, serait d’unir les mérites des deux nations ;
mais il semble, dans ce mélange, pencher encore du côté de la France :
« J’ai dit plusieurs fois, et je le pense réellement, qu’un Français,
qui joint à un fonds de vertu, d’érudition et de bon sens, les manières et
la politesse de son pays, a atteint la perfection de la nature
humaine. »
Il unit assez bien lui-même les avantages des deux nations, avec un trait
pourtant qui est bien de sa race. Il a de l’imagination jusque dans l’esprit.
Hamilton lui-même a ce trait distinctif et le porte dans l’esprit français.
Bacon, le grand moraliste, est presque un poète par l’expression. On n’en dira
pas autant de lord Chesterfield, et cependant il a plus d’imagination dans les
saillies et dans l’expression de son esprit qu’on n’en rencontre
Si, dans les Lettres à son fils, on peut, sans être rigoureux,
relever quelques points d’une morale légèrement gâtée, on aurait à indiquer, par
compensation, de bien sérieux et tout à fait admirables passages, où il parle du
cardinal de Retz, de Mazarin, de Bolingbroke, de Marlborough et de bien
d’autres. C’est un livre riche. On n’en peut lire une page sans avoir à en
retenir quelque observation heureuse.
Lord Chesterfield destinait ce fils si cher à la diplomatie ; il trouva d’abord quelques difficultés à ses vues dans les raisons tirées de l’illégitimité de naissance. Pour couper court aux objections, il fit entrer son fils au Parlement : c’était le moyen le plus sûr de vaincre les scrupules de la Cour. M. Stanhope, à son discours de début, eut un moment d’hésitation, et fut obligé de recourir à ses notes. Il ne recommença pas l’épreuve du discours public une seconde fois. Il paraît qu’il réussit mieux en diplomatie, dans ces rôles secondaires où suffit un mérite solide. Il remplit le poste d’envoyé extraordinaire à la cour de Dresde. Mais sa santé, de tout temps délicate, s’était altérée avant l’âge, et son père eut la douleur de le voir mourir avant lui, à peine âgé de trente-six ans (1768).
Lord Chesterfield, à cette époque, vivait tout à fait séquestré du monde par ses
infirmités, dont la plus pénible pour lui était une surdité complète.
Montesquieu, dont la vue baissait, lui avait dit autrefois : «
Mais lui, il convenait
n’en pouvoir dire autant ; il ne savait pas être sourd. Il en écrivait davantage
à ses amis, même à ceux de France. Je sais être aveugle. »« Le commerce des lettres,
remarquait-il, est la conversation des sourds et l’unique lien de leur
société. »
Il trouvait ses dernières Babiole. Il s’y occupait de jardinage et
de la culture de ses melons et de ses ananas ; il se plaisait à végéter de compagnie avec eux :
J’ai végété toute cette année ici, écrivait-il à une amie de France (septembre 1753), sans plaisirs et sans peines : mon âge et ma surdité me défendent les premiers ; ma philosophie, ou peut-être mon tempérament (car on s’y trompe souvent), me garantit des dernières. Je tire toujours le meilleur parti que je puis des amusements tranquilles du jardinage, de la promenade et de la lecture, moyennant quoi
j’attends la mort, sans la désirer ou la craindre.
Il n’entreprit point de longs ouvrages, pour lesquels il se sentait
trop fatigué, mais il envoyait quelquefois d’agréables essais à une publication
périodique, Le Monde. Ces essais répondent bien à sa
réputation de finesse et d’urbanité. Pourtant rien n’approche de l’ouvrage qui,
pour lui, n’en était pas un, de ces lettres, qu’il comptait bien que personne ne
lirait, et qui sont aujourd’hui le fonds de sa richesse littéraire.
Sa vieillesse, un peu précoce, traîna longtemps. Son esprit se jouait en cent
façons sur ce triste thème ; parlant de lui et de l’un de ses amis,
lord Tyrawley, également vieux et infirme : « Tyrawley et moi, disait-il,
voilà deux ans que nous sommes morts, mais nous n’avons pas voulu qu’on le
sût. »
Voltaire qui, avec la prétention d’être toujours mourant, était resté bien plus
jeune, lui écrivait, le 24 octobre 1771, cette jolie lettre, signée Le vieux Malade de Ferney :
… Jouissez d’une vieillesse honorable et heureuse, après avoir passé par les épreuves de la vie. Jouissez de votre esprit et conservez la santé de votre corps. Des cinq sens que nous avons en
partage, vous n’en avez qu’un seul qui soit affaibli, et milord Huntingdon assure que vous avez un bon estomac, ce qui vaut bien une paire d’oreilles. Ce serait peut-être à moi à décider lequel est le plus triste d’être sourd ou aveugle, ou de ne point digérer : je puis juger de ces trois états avec connaissance de cause ; mais il y a longtemps que je n’ose décider sur les bagatelles, à plus forte raison sur des choses si importantes. Je me borne à croire que, si vous avez du soleil dans la belle maison que vous avez bâtie, vous aurez des moments tolérables ; c’est tout ce qu’on peut espérer à l’âge où nous sommes. Cicéron écrivit un beau traité sur la vieillesse, mais il ne prouva point son livre par les faits ; ses dernières années furent très malheureuses. Vous avez vécu plus longtemps et plus heureusement que lui. Vous n’avez eu affaire ni à des dictateurs perpétuels ni à des triumvirs. Votre lot a été et est encore un des plus désirables dans cette grande loterie où les bons billets sont si rares, et où le gros lot d’un bonheur continuel n’a été encore gagné par personne. Votre philosophie n’a jamais été dérangée par des chimères qui ont brouillé quelquefois des cervelles assez bonnes. Vous n’avez jamais été, dans aucun genre, ni charlatan, ni dupe de charlatans, et c’est ce que je compte pour un mérite très peu commun, qui contribue à l’ombre de félicité qu’on peut goûter dans cette courte vie.
Lord Chesterfield mourut le 24 mars 1773. En indiquant son charmant cours d’éducation mondaine, nous n’avons pas cru qu’il fût hors de propos de prendre des leçons de savoir-vivre et de politesse, même dans une démocratie, et de les recevoir d’un homme dont le nom se rattache de si près aux noms de Montesquieu et de Voltaire ; qui, plus qu’aucun de ses compatriotes en son temps, a témoigné pour notre nation des prédilections singulières ; qui a goûté, plus que de raison peut-être, nos qualités aimables ; qui a senti nos qualités sérieuses, et duquel on pourrait dire, pour tout éloge, que c’est un esprit français, s’il n’avait porté, jusque dans sa verve et sa vivacité de saillie, ce je ne sais quoi d’imaginatif et de coloré qui lui laisse le sceau de sa race.
Palais Mazarin, c’est-à-dire au palais bâti par le cardinal Mazarin,
rue Richelieu, et dans lequel se trouve logée, depuis cent vingt ans déjàre éd.] depuis cent vingt-cinq ans
déjàsept cents notes, la plupart extraites des mémoires, des
recueils historiques ou satiriques du temps, et contenant des anecdotes sans
nombre, quelques-unes tout à fait drôles et scabreuses, sur les mœurs et les
habitudes de nos pères. Cette dernière partie de l’ouvrage, tirée seulement à
cent cinquante ou deux cents exemplaires, a été très recherchée et est dès
longtemps épuisée, à ce point que les deux derniers
L’idée positive et la conclusion pratique de M. de Laborde est celle-ci :
Que le palais Mazarin est en lui-même un monument historique très digne d’être conservé, que la Bibliothèque y est bien placée, mieux qu’elle ne le serait ailleurs, et qu’il faut l’y laisser, sauf à réparer, à améliorer l’édifice au-dedans, et à le restaurer, à l’orner au-dehors, pour qu’il n’attriste pas le brillant quartier qui le possède.
Cette conclusion de M. de Laborde est aussi celle qu’exprimait M. Vitet dans un rapport à l’Assemblée législative du 8 août 1849. Ce n’est pas ce côté pratique de la question qui m’occupera ici, d’autant qu’il me semble que c’est cause gagnée pour le moment.
Je ne veux insister que sur quelques-unes des vues de M. de Laborde, ou, pour
mieux dire, sur sa vue principale en ce qui touche à l’histoire de ces temps
qu’il a étudiés de si près. Cette lettre sur le palais Mazarin pourrait aussi
bien s’appeler un jugement, une apologie ou un éloge du cardinal Mazarin, une
réfutation du cardinal de Retz et de tous les adversaires du Premier ministre.
Depuis que Gabriel Naudé avait pris la plume pour le défendre, le cardinal
Mazarin n’avait jamais été si bien ni si complètement défendu. Cela vaut la
peine qu’on s’y arrête, pour examiner la valeur d’un tel jugement,
Il est arrivé au cardinal Mazarin, si heureux en toutes choses, un très grand
malheur après sa mort : cet homme, sans amitiés et sans haines, n’a eu qu’un
seul ennemi avec qui il ne se soit pas réconcilié et à qui il n’ait jamais
pardonné, le cardinal de Retz ; et celui-ci, en écrivant ses immortels Mémoires, a laissé de son ennemi, de celui en qui il voyait un
rival heureux, un portrait si gai, si vif, si amusant, si flétrissant, que les
meilleures raisons historiques ont peine à tenir contre l’impression qui en
résulte, et qu’elles ne parviendront jamais à en triompher.
En revanche, il est arrivé au cardinal Mazarin, après sa mort, plusieurs bonnes
fortunes, et c’est de nos jours particulièrement que sa réputation de grand
politique a trouvé des appréciateurs attentifs, compétents, et des vengeurs.
M. Mignet le premier, dans l’introduction qu’il a mise en tête des Négociations relatives à la succession d’Espagne (1835), rencontrant
tout d’abord Mazarin, lui a rendu une éclatante justice, et a tracé de lui un
grand portrait historique en pied qui restera. Vers le même temps (1836),
M. Ravenel publiait, pour la Société de l’histoire de France, des Lettres de Mazarin, écrites, pendant sa retraite hors de France, à la
reine, à la princesse Palatine, à d’autres personnes de sa confidence, et qui
prouvent du moins que, dans un temps où il se rencontrait si peu de cœurs
français parmi tant de factieux, il était encore le plus français de tous dans
les vues de sa politique et de son ambition toute sensée. Plus tard (1842),
M. Bazin, dans les deux volumes qu’il a consacrés à l’Histoire de
France sous le ministère du cardinal Mazarin, s’est attaché à dégager
le récit historique des séductions qu’y avaient jetées les peintures
C’est qu’en effet Mazarin bien vu, et regardé de près comme si nous étions ses
contemporains, avait de ces dons qui, dès qu’ils entraient en jeu, permettaient
difficilement de lui échapper. « Il était insinuant, dit M
Il est vrai
que c’était surtout dans les difficultés et quand il avait le dessous, qu’il
usait de ces dons flatteurs et de ces paroles me de Motteville ; il savait se servir de sa bonté apparente à son
avantage ; il avait l’art d’enchanter les hommes, et de se
faire aimer par ceux à qui la Fortune le soumettait. »de miel dont la
nature a pourvu cette race prudente et si aisément perfide des Ulysses. Nous ne
nous figurons guère Mazarin que vieux, goutteux, moribond sous la pourpre ;
sachons le voir tel qu’il était dans les temps où il éleva et fonda sa fortune.
Il était beau, d’une magnifique prestance, d’une physionomie heureuse. Né en
1602, il n’avait que vingt-neuf ans quand il donnait la mesure de sa capacité,
de sa hardiesse et de son bonheur dans la guerre d’Italie. En 1631, homme d’épée
encore et le bras droit du Nonce, le Signor Giulio Mazarini
(comme on l’appelait alors) arrêta devant Casal les deux armées espagnole et
française prêtes à combattre. Sorti du camp espagnol avec les conditions qu’il
venait enfin d’arracher, il cria aux Français déjà en marche : « Halte !
halte ! la paix ! »
poussant son cheval à toute bride, et faisant
signe du chapeau d’arrêter. L’armée française, qui s’ébranlait et était « Point de paix ! point
de Mazarin ! »
Mais lui redoublait toujours son geste pacifique, et
il essuya même en passant quelques mousquetades. Les chefs l’écoutèrent et
suspendirent l’attaque. Un traité s’ensuivit. Ce seul coup de chapeau, par lequel il arrêta et charma ainsi les
deux armées, lui aurait bien mérité, disait-on, le chapeau de cardinal.
Richelieu l’avait apprécié dès ce temps et le conquit au service de la France. Il
paraît avoir goûté du premier jour ce génie habile, facile et laborieux, ouvert
et insinuant, d’une autre nature que le sien, et d’un ordre à quelques égards
inférieur, mais qui par cela même ne lui était pas désagréable, et en qui, même
à cause des différences, il n’était pas fâché de se désigner un successeur. La
première fois qu’il le présenta à la reine après cette affaire de Casal :
« Madame, lui dit-il, vous l’aimerez bien, il a l’air de
Buckingham. »
S’il se permit, en effet, une telle parole, il ne
savait pas prédire si juste. Tant que vécut Richelieu, la capacité de Mazarin
fut en quelque sorte ensevelie dans le secret du cabinet ; il y était intimement
lié avec Chavigny, qui avait le cœur et les entrailles de Richelieu dont il
passait tout bas pour le fils. À la mort du grand ministre et du roi, il y eut
un moment bien critique pour Mazarin : désigné au premier rang par eux pour le
Conseil, il put se croire plutôt à la veille d’une disgrâce, et il faisait déjà,
disait-on, ses préparatifs pour retourner en Italie, lorsque son adresse et son
étoile le portèrent tout d’un coup au faîte.
Bien qu’il eût quelque chose de Buckingham, il ne paraît pas qu’il ait entretenu
aucune liaison particulière avec la reine avant l’année 1643. Si l’on en croit
La Rochefoucauld, ce fut dans le court intervalle qui s’écoula
Brienne nous a très bien raconté le moment décisif où, grâce à elle, Mazarin fixa
de nouveau et plus solidement que jamais le nœud de sa fortune. Ce moment doit
répondre aux premiers instants de la régence ou peut-être aux derniers jours de
la maladie de Louis XIII. L’évêque de Beauvais, Potier, principal ministre
alors, était incapable : la reine avait besoin d’un Premier ministre ; mais qui
prendrait-elle ? Elle consulta deux hommes qui avaient sa confiance, le
président de Bailleul et le vieux secrétaire d’État Brienne. Celui-ci, qui
raconta ensuite les détails de la conversation à son fils, « Mais moi, dit le vieux Brienne, qui m’étais aperçu déjà plus d’une
fois de la pensée secrète qu’avait la reine pour Son Éminence, je crus
devoir parler avec plus de réserve. »
Le fait est que la reine en
était venue à ce point où l’on ne consulte que pour entendre l’avis qu’on désire
tout bas et pour se faire pousser dans le sens où incline le cœur. Cette
consultation finie, la reine avait fait son choix ; il ne s’agissait plus que de
s’assurer du cardinal. Elle appela son premier valet de chambre, Beringhen, et
lui rapporta ce qui venait de se dire :
Allez sur l’heure, ajouta-t-elle, en rendre compte au cardinal. Feignez d’avoir entendu par hasard tous ces détails. Épargnez ce pauvre président de Bailleul, qui est un bon serviteur ; vantez au cardinal le bon office que lui a rendu Brienne ; mais découvrez avant tout quels sont les sentiments du cardinal pour moi, et qu’il ne sache rien que vous ne sachiez, vous d’abord, quelle reconnaissance il témoignera de mes bontés.
Beringhen s’acquitta de sa commission ; il alla trouver le cardinal chez le commandeur de Souvré qui lui avait donné à dîner ce jour-là. Le cardinal y était à jouer avec Chavigny et quelques autres. Dès qu’il vit entrer Beringhen, devinant quelque message, il laissa les cartes à tenir à Bautru et passa dans une chambre voisine. La conversation y fut longue. Beringhen ne s’ouvrit d’abord qu’avec d’extrêmes précautions sur les bonnes intentions de la reine. Le cardinal ne témoigna ni joie ni surprise, fidèle à son habitude de dissimuler. Mais quand Beringhen, poussé par la réserve même qu’il rencontrait, eut dit positivement qu’il venait de la part de la reine, ce fut comme une baguette magique qui opéra :
À ce mot, le fin Italien change de conduite et de langage, et passant tout à coup d’une extrême retenue à un grand épanouissement de cœur : « Monsieur, dit-il à Beringhen, je remets sans condition ma fortune entre les mains de la reine. Tous les avantages que le roi m’avait donnés par sa déclaration, je les abandonne dès ce moment. J’ai peine à le faire sans avertir M. de Chavigny, nos intérêts étant communs ; mais j’ose espérer que Sa Majesté daignera me garder le secret, comme je le garderai de mon côté religieusement. »
Ces paroles étaient formelles ; mais Beringhen marqua qu’il désirait quelque gage plus précis et qui fît foi du succès de son message. Le cardinal, prenant aussitôt un porte-crayon, écrivit sur les tablettes de Beringhen :
Je n’aurai jamais de volonté que celle de la reine. Je me désiste dès maintenant de tout mon cœur des avantages que me promet la déclaration, que j’abandonne sans réserve, avec tous mes autres intérêts, à la bonté sans exemple de Sa Majesté. Écrit et signé de ma main.
Et plus bas :
De Sa Majesté, le très humble, très obéissant et très fidèle sujet, et la très reconnaissante créature,
Jules, cardinalMazarini.
L’habileté de Mazarin consista à saisir ce moment unique, à deviner que, dans cette instabilité des choses et des alliances de cour, il n’y avait point pour lui de planche plus solide et plus sûre où il pût s’embarquer que le cœur de cette princesse espagnole, romanesque et fidèle, et que ce vaisseau-là, réputé le plus fragile par les sages, résisterait cette fois à toutes les tempêtes.
À partir de ce jour il fut maître, et aurait pu prendre pour devise : Qui a le cœur, a tout. Chavigny, à qui il devait tant, et avec
qui il avait eu partie liée jusque-là, fut sacrifié sans regret et sans honte.
Les politiques ne s’arrêtent pas, ou, si l’on veut, ne s’arrêtaient pas alors à
ces bagatelles qui gênent les hommes d’honneur dans le train ordinaire de la
vie. Au reste, les premières influences de cet avènement suprême de Mazarin sont
admirablement rendues et dépeintes par son ennemi « Enfin, il fit si bien, dit Retz, qu’il se trouva
sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyait
l’avoir encore à ses côtés. »
On ne dira pas que je suis insensible aux grâces persuasives de Mazarin ; mais là
où je me sépare un peu de M. de Laborde et de ses ingénieuses apologies, c’est
dans l’admiration générale du personnage et du caractère. Pourquoi donc se
mettre si fort à admirer ces hommes qui ont tant méprisé les autres hommes, et
qui ont cru que le plus grand art de les gouverner était uniquement de les
duper ? Ne suffit-il pas qu’on reconnaisse leurs mérites et qu’on soit juste
envers leur mémoire ? Mazarin fut certainement un grand ministre ; mais je crois
que ce fut surtout comme négociateur au-dehors, comme celui qui ménagea le
traité de Münster et qui conclut la paix des Pyrénées ; c’est à titre de beau
joueur diplomatiquere éd.] c'est à
ce titre de beau joueur diplomatiqueignorantissime dans les choses d’antique magistrature et de Parlement,
mais il ne sentit pas ce ressort si énergique de notre monarchie au-dedans,
l’honneur, et le parti qu’on en pouvait tirer. Il laissait
insensiblement le pouvoir s’avilir entre ses mains. Il en laissait avilir la
plus belle prérogative, c’est-à-dire les grâces et les bienfaits ; il savait
être illibéral en promettant et quelquefois même en donnant ; il accordait trop
visiblement à ceux dont il avait peur, et retenait tout dès qu’il pouvait tout.
La félicité suprême de ses dernières années montra le fond de son cœur, et ce
cœur n’était rien moins que haut et désintéressé. Il n’avait pas l’âme royale,
ce seul mot en dit assez. Il mêlait de petites vues, et presque sordides, même à
de grands projets. Sans doute il fut heureux, il réussit finalement en tout ;
« il est mort, comme on l’a dit, entre les bras de la
Fortune »
. Respectons jusqu’à un certain point cette fortune, à demi
fille de l’habileté, mais ne l’adorons pas. Sachons apercevoir le mépris public
qui se glissait à travers et qui croissait chaque jour, ce mépris qui, comme une
fièvre lente, mine les pouvoirs et les États. Entre Richelieu et Louis XIV,
peut-être fallait-il un tel homme pour donner quelque répit et détendre les
courages ; mais un seul jour de plus eût été trop, et il ne fallut pas moins
ensuite qu’un roi qui sût être si roi, pour relever la royauté de cette sujétion
à un ministre si absolu et si peu royal.
Telle est, après avoir lu M. de Laborde et la plupart
Chesterfield, Pulteney et Bolingbroke, voilà les
saintsqui ont vilipendé mon père… voilà lespatriotesqui ont combattu cet excellent homme, reconnu par tous les partis comme incapable de vengeance autant que ministre l’a jamais été, mais à qui son expérience de l’espèce humaine arracha un jour cette mémorable parole : « Que très peu d’hommes doivent devenir premiers ministres, car il ne convient pas qu’un trop grand nombre sachent combien les hommes sont méchants. »
On pourrait appliquer cette parole à Mazarin lui-même, sauf le mot
excellent homme qui suppose une sorte de cordialité, et
qu’il ne méritait pas ; mais il est vrai de dire que c’étaient de singuliers
juges d’honneur que les Montrésor, les Saint-Ibar, les Retz et tant d’autres,
pour venir faire la leçon à Mazarin. Dans ses lettres à la reine, il se moque
d’eux tous, des prétentions et des ridicules de chacun, très agréablement.
Quant au cardinal de Retz pourtant, il faut bien s’entendre ; c’est un trop grand
écrivain, un trop incomparable auteur de mémoires, pour qu’on l’abandonne ainsi
sans faire ses réserves et, en quelque sorte, ses conditions. Dans un chapitre
du Génie du christianisme, où il examine pourquoi les Français
ont tant de bons mémoires et si peu de bonnes histoires, M. de Chateaubriand,
Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets ; mais il observe curieusement les détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et délié. Il faut toujours qu’il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire :
J’étais là, le roi me dit… J’appris du prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal.Son amour-propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur ; et le désir qu’il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d’histoire, il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.
Le Français étant ainsi défini, Retz en paraît, de son temps, le plus brillant modèle, et dès lors il est aussi le plus excellent auteur de mémoires.
Retz est un homme d’imagination. Nourri dès l’enfance dans l’idéal des
conjurations et des guerres civiles, il n’était pas fâché de s’essayer à les
réaliser pour avoir ensuite à les raconter comme Salluste, et à les écrire. Il y
a de la littérature dans son fait. Il est homme à entreprendre, non pas pour
réussir, mais pour se donner l’émotion et l’orgueil de l’entreprise, le plaisir
du jeu plutôt que le profit et le gain, qui pour lui ne viendront jamais. Il est
dans son élément au milieu des cabales ; il s’y retrouve et il y nage encore en
idée par les vives descriptions qu’il en fait. Ces hommes qui ont le génie
d’écrivain ont toujours, sans bien s’en rendre compte, une arrière-pensée
secrète et une ressource dernière, qui est d’écrire leur histoire et de se
dédommager par « Et dans le vrai, dit l’abbé de Choisy, le cardinal de
Retz avait un petit grain dans la tête. »
Ce petit
grain, c’est précisément ce qui fait l’homme d’imagination, l’écrivain
et le peintre de génie, l’homme de pratique incomplet, celui qui échouera devant
le bon sens et la froide patience de Mazarin, mais qui lui revaudra cela et
prendra sa revanche de lui, plume en main, devant la postérité.
Je ne réponds pas, et aucun lecteur circonspect ne saurait répondre de la vérité
et de l’exactitude historique de la plupart des récits que nous offrent les Mémoires de Retz ; mais ce qui est évident et qui saute aux
yeux, c’est quelque chose de supérieur pour nous à cette exactitude de détail,
je veux dire la vérité morale, la fidélité humaine et vivante de l’ensemble. Et,
par exemple, voyez cette première scène de la Fronde, lorsqu’après
l’emprisonnement du conseiller Broussel, le coadjuteur, c’est-à-dire Retz, prend
le parti de se rendre au Palais-Royal pour représenter à la reine l’émotion de
Paris et le danger imminent d’une sédition. Il rencontre en chemin le maréchal
de La Meilleraye, brave militaire, qui se fait fort d’être son second et
d’appuyer son témoignage à la Cour. Quelle scène de comédie plus admirablement
décrite que celle à laquelle Retz nous fait assister ? La reine, incrédule et
colère, le cardinal, qui n’a point peur encore, et qui sourit malignement, les
complaisants, les flatteurs du lieu, Bautru et Nogent, qui bouffonnent, et
chacun des assistants dans son rôle : M. de Longueville qui témoigne de la
tristesse, « et il était dans une joie sensible, parce que c’était
l’homme du monde qui aimait
; M. le duc d’Orléans qui fait l’empressé et le passionné
en parlant à la reine, « et je ne l’ai jamais vu siffler avec plus
d’indolence qu’il siffla une demi-heure en entretenant Guerchy dans la
petite chambre grise »
; le maréchal de Villeroi qui fait le gai
pour faire sa cour au ministre, « et il m’avouait en particulier, les
larmes aux yeux, que l’État était sur le bord du précipice »
. La
scène décrite par Retz dure ainsi avec toutes sortes de variations, jusqu’à ce
que le chancelier Séguier entre dans le cabinet :
Il était si faible de son naturel, qu’il n’avait jamais dit jusqu’à cette occasion aucune parole de vérité ; mais, en celle-ci, la complaisance céda à la peur. Il parla, et il parla selon ce que lui dictait ce qu’il avait vu dans les rues. J’observai que le cardinal parut fort touché de la liberté d’un homme en qui il n’en avait jamais vu.
Mais quand, après le chancelier, on voit entrer le lieutenant civil, plus pâle à son tour qu’un acteur de la Comédie-Italienne, oh ! alors tout se décide, et la peur, à laquelle on avait tant résisté, se fait jour dans toutes les âmes. Il faut lire chez Retz la comédie entière. Cette scène est vraie, elle doit l’être, car elle ressemble à la nature humaine, à la nature des rois, des ministres et courtisans en ces extrémités. C’est la scène de Versailles pendant qu’on prend la Bastille, ou à la veille du 5 octobre ; c’est la scène, tant de fois répétée, de Saint-Cloud ou des Tuileries, le matin des émeutes qui balaient les dynasties.
Voilà les côtés que Retz a merveilleusement saisis et connus, le caractère des
hommes, le masque et le jeu des personnages, la situation générale et l’esprit
mouvant des choses ; par toutes ces parties, il est supérieur et hors d’atteinte
dans l’ordre de la pensée et de la peinture morale, autant que Mazarin peut
l’être lui-même
Qu’ai-je à dire de Mazarin qui n’ait pas déjà été dit ? Si on me demande comment
l’aima la reine et de quelle nature fut son affection, je répondrai qu’il reste
quelque doute à cet égard ; non pas sur la question de l’amour, ce fut bien de
l’amour assurément, amour réel de sa part à elle, amour plus ou moins simulé de
la part de Mazarin, et tant qu’il eut besoin d’un appui. Les lettres qu’on a de
lui à la reine ne laissent aucun doute sur la vivacité des démonstrations
passionnées qu’il se permettait ou peut-être qu’il se commandait en lui
écrivant ; mais il paraîtrait, si l’on s’en rapportait au témoignage de Brienne
et de sa vertueuse mère, que cet amour se contint d’ailleurs en des termes assez
platoniques, que l’esprit de la reine s’avouait surtout charmé de la beauté de l’esprit du cardinal, et que c’était un amour enfin
dont on pouvait parler à une confidente jusque dans l’oratoire et sur les
reliques des saints, sans trop avoir à en rougir et à s’en accuser.
Tel paraît avoir été, du moins, l’état vrai de la reine à un certain jour. Que si plus tard Mazarin (comme cela n’est pas impossible) passa outre et triompha des scrupules jusqu’à l’entière possession, c’est qu’il y vit pour lui un moyen plus sûr de gouvernement.
Le même Brienne, qui nous initie à ces secrets du cabinet et de l’oratoire, a
raconté les dernières années et la fin de Mazarin de manière à rappeler les
pages de Commynes, dans lesquelles le fidèle historien retrace la fin de
Louis XI. Mazarin mourut à cinquante-neuf ans. Il était temps qu’il finît, pour
le roi comme pour la reine. Il avait, dans les dernières années, froissé
celle-ci par ses duretés et ses négligences, depuis qu’il se voyait à l’abri de
toute atteinte ; car, selon le témoignage de « jamais personne n’eut les manières si douces en public, et si rudes
dans le domestique »
. Mais Louis XIV surtout, qui, enfant, aimait
peu Mazarin et se sentait froissé par lui comme roi et comme fils (les fils
instinctivement aiment peu les amis trop tendres de leur mère), qui plus tard
l’avait apprécié et comprenait l’étendue de ses services, était toutefois
impatient que l’heure sonnât où il put enfin régner. Mazarin, qui, avec son coup
d’œil sagace, avait deviné Louis XIV enfant, était plutôt attentif à le retarder
comme roi qu’à le pousser ; mais le moment était venu où il n’y avait guère plus
de retard possible. La mort servit donc l’heureux Mazarin à souhait en
l’enlevant au comble de la prospérité et dans la maturité de la puissance
humaine. Après une consultation de médecins, le célèbre Guénaud lui ayant
nettement déclaré qu’il était atteint à mort et qu’il n’avait guère que pour
deux mois à vivre, il se mit à penser sérieusement à sa fin, et il le fit avec
un singulier mélange de fermeté, de parade et de petitesse. Il tenait à la vie,
il y tenait par des attaches plus fortes que celles des grands cœurs, je veux
dire par les mille liens du possesseur vulgaire qui s’attache aux choses en
raison des biens qu’il a amassés :
Un jour, dit Brienne, je me promenais dans les appartements neufs de son palais (c’est la grande galerie qui longe la rue de Richelieu et qui conduisait à sa bibliothèque) ; j’étais dans la petite galerie où l’on voyait une tapisserie toute en laine qui représentait Scipion, exécutée sur les dessins de Jules Romain ; le cardinal n’en avait pas de plus belle. Je l’entendis venir, au bruit que faisaient ses pantoufles, qu’il traînait comme un homme fort languissant et qui sort d’une grande maladie. Je me cachai derrière la tapisserie et je l’entendis qui disait : « Il faut quitter tout cela ! » Il s’arrêtait à chaque pas, car il était fort faible et se tenait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et, jetant les yeux sur l’objet qui lui frappait la vue, il disait du profond du cœur : « Il faut quitter tout cela ! » Et se
tournant, il ajoutait : « Et encore cela ! Que j’ai eu de peine à acquérir ces choses ! puis-je les abandonner sans regret ?… Je ne les verrai plus où je vais ! » J’entendis ces paroles très distinctement ; elles me touchèrent peut-être plus, qu’il n’en était touché lui-même. Je fis un grand soupir que je ne pus retenir, et il m’entendit. « Qui est là ? dit-il, qui est là ? — C’est moi, monseigneur, qui attendais le moment de parler à Votre Éminence… — Approchez, approchez », me dit-il d’un ton fort dolent. Il était nu dans sa robe de chambre de camelot fourrée de petit-gris, et avait son bonnet de nuit sur la tête ; il me dit : « Donnez-moi la main : je suis bien faible ; je n’en puis plus. — Votre Éminence ferait bien de s’asseoir. » Et je voulus lui porter une chaise. « Non, dit-il, non ; je suis bien aise de me promener, et j’ai affaire dans ma bibliothèque. » Je lui présentai le bras, et il s’appuya dessus. Il ne voulut point que je lui parlasse d’affaires : « Je ne suis plus, me dit-il, en état de les entendre ; parlez-en au roi, et faites ce qu’il vous dira : j’ai bien d’autres choses maintenant dans la tête. » Et revenant à sa pensée : « Voyez-vous, mon ami, ce beau tableau du Corrège, et encore cette Vénusdu Titien, et cet incomparableDéluged’Antoine Carrache, car je sais que vous aimez les tableaux et que vous vous y connaissez très bien ;ah ! mon pauvre ami, il faut quitter tout cela! Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés,et qui m’ont tant coûté! »
En entendant ces paroles, en voyant cette mise en scène si
dramatique et si imprévue de l’ode d’Horace : « Linquenda tellus,
et domus… », on est touché comme Brienne ; mais prenez garde ! s’il y
a, dans ce regret de quitter de si belles choses et de si beaux tableaux, un
semblant de la passion de l’Italien et du noble amateur, il y a un autre
sentiment encore : si le premier mot semble d’un artiste, le second est d’un
avare.
M. de Laborde sait aussi bien et mieux que nous toutes ces choses, et c’est chez
lui que nous aimons à les apprendre ou à les retrouver. Mais il a un faible pour
Mazarin. En citant ce passage, par exemple, il s’arrête à ces mots : Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés ! et il omet le
trait final : et qui m’ont tant coûté ! qui est
Est-ce en artiste, est-ce parce qu’il aime ces tableaux en eux-mêmes que le maître les regrette ? Non, c’est parce qu’ils lui ont coûté cher, c’est en raison surtout de leur prix qu’il les aime et qu’il s’y rattache : voilà le fond de l’âme de Mazarin.
Un autre trait que l’on doit également à Brienne, et que Shakespeare n’aurait pas
omis dans une Mort de Mazarin, est d’une grande énergie et
d’une effrayante vérité. Un jour, Brienne, entrant à petits pas dans la chambre
du cardinal, au Louvre, le trouva sommeillant au coin de son feu, dans son
fauteuil : sa tête allait en avant et en arrière par une sorte de balancement
machinal, et il murmurait, tout en dormant, des paroles inintelligibles. Brienne
eut peur qu’il ne tombât dans le feu, et appela le valet de chambre Bernouin,
qui le secoua assez vivement. « Qu’y a-t-il, Bernouin ? dit-il en
s’éveillant, qu’y a-t-il ?
C’étaient les mêmes paroles qu’il prononçait
machinalement en dormant, et que Brienne n’avait pas d’abord distinctement
entendues.Guénaud l’a dit ! » — « Au
diable soit Guénaud et son dire ! reprit son valet de chambre ; direz-vous
toujours cela ? » — « Oui, Bernouin, oui, Guénaud l’a
dit ! et il n’a dit que trop vrai ; il faut mourir ! je ne saurais
en réchapper ! Guénaud l’a dit ! Guénaud l’a
dit ! »
Une vie complète et anecdotique de Mazarin serait très curieuse à faire : on en
possède à peu près tous les éléments. M. de Laborde en a réuni un grand nombre
dans les notes de son intéressant travail. Il y cite souvent les carnets de
Mazarin et quelques-unes des notes écrites par lui, tant en italien qu’en
français, sur les objets qui le préoccupaient et dont il voulait parler à la
reine. On trouverait dans ces carnets de Mazarin des maximes sots
Mémoires de La Porte. La Porte est un valet de chambre qui a laissé des
mémoires, non pas du tout d’un homme d’esprit, mais d’un honnête homme, et il
n’y a pas de sots mémoires de valet de chambre pour la postérité. C’est à ces
conditions, selon moi, c’est moyennant ces précautions légères, qu’aura gain de
cause, auprès même des plus exigeants, ce travail agréable et déjà si goûté,
dont je n’ai pu signaler qu’un point essentiel, et qu’anime dans toutes ses
parties un heureux sentiment des arts.
eeee
Quant à la morale du e
Aujourd’hui, je continuerai de parler de Voltaire et de son amie Mme du Châtelet, qui s’offre à nous comme inséparable de lui durant
quinze ans. Je n’ai pu que la montrer en passant dans le récit de Mme de Graffigny, et par les côtés les moins avantageux. Mme du Châtelet n’était pas une personne vulgaire ; elle
occupe dans la haute littérature et dans la philosophie un rang dont il était
plus aisé aux femmes de son temps de sourire que de le lui disputer. L’amour,
l’amitié que Voltaire eut pour elle était fondée sur l’admiration même, sur une
admiration qui ne s’est démentie à aucune époque ; et un homme comme Voltaire
n’était jamais assez amoureux pour que l’esprit chez lui pût être longtemps la
me du Châtelet eût de vrais titres à cette admiration d’un juge excellent,
et c’est un premier titre déjà que de l’avoir su à ce point retenir et
charmer.
Elle était de son nom Mlle de Breteuil, née en 1706, de douze
ans plus jeune que Voltaire. Elle eut une éducation forte, et apprit le latin
dès l’enfance. Mariée au marquis Du Châtelet, elle vécut d’abord de la vie de
son temps, de la vie de Régence, et le duc de Richelieu put l’inscrire sur la
liste de ses brillantes conquêtes. Voltaire, qui l’avait rencontrée de tout
temps, ne se lia étroitement avec elle qu’après son retour d’Angleterre, vers
1733. Il avait trente-neuf ans, et Mme du Châtelet
vingt-sept. Leurs esprits se convinrent et s’éprirent. La mission de Voltaire, à
ce moment, était de naturaliser en France les idées anglaises, les principes
philosophiques qu’il avait puisés dans la lecture de Locke, dans la société de
Bolingbroke ; mais surtout, ayant apprécié la solidité et l’immensité de la
découverte de Newton, et rougissant de voir la France encore amusée à de vains
systèmes, tandis que la pleine lumière régnait ailleurs, il s’attacha à propager
la vraie doctrine de la connaissance du monde, à laquelle il mêlait des idées de
déisme philosophique. Mme du Châtelet était femme à le
seconder, que dis-je ? à le précéder dans cette voie.
Elle aimait les sciences exactes et s’y sentait poussée par une véritable
vocation. S’étant mise à étudier les mathématiques, d’abord avec Maupertuis, et
ensuite plus à fond avec Clairaut, elle y fit des progrès remarquables et
dépassa bientôt Voltaire, qui se contentait de l’admirer sans pouvoir la suivre.
Mme du Châtelet publia des Institutions de
physique, où elle s’est plu à exposer les idées particulières de
Leibniz ; mais son grand titre est d’avoir traduit en français le livre immortel
Principes de Newton ; elle y a joint un
Commentaire algébrique, auquel Clairaut a mis la main.
Ainsi, en inscrivant son nom au bas de l’œuvre de Newton, elle semblait appeler
déjà la méthode d’exposition de M. de Laplace. Quel honneur pour une femme de
pouvoir glisser son nom entre de tels noms !
Cet honneur-là, Mme du Châtelet, de son vivant, l’aurait payé
un peu cher, si elle avait été sensible aux railleries et aux épigrammes.
Autrefois, la belle Hypatie, célèbre mathématicienne et astronome, avait été
lapidée à Alexandrie par le peuple. Mme du Châtelet, qui
était moins belle, à ce qu’il semble, et qui n’avait pas non plus toutes les
vertus d’Hypatie, ne fut point lapidée comme elle, mais elle essuya les fines
moqueries de ce monde où elle vivait, le plus spirituel des mondes et le plus
méchant. Je ne crois pas qu’il existe en français de page plus sanglante, plus
amèrement et plus cruellement satirique, que le portrait de Mme du Châtelet, de la divine Émilie, tracé par Mme Du Deffand (une amie intime), et qui commence par ces
mots : « Représentez-vous une femme grande et sèche, sans etc.,
etc. »
C’est chez Grimm qu’il faut lire ce portrait, qui a été
mutilé et adouci ailleurs ; on n’ose en rien transcrire, de
peur de brûler le papier. Il semble avoir été tracé par une Furie à froid, qui
sait écrire, et qui grave chaque trait en trempant sa plume dans du fiel ou dans
du vitriol. Le mot impitoyable, à chaque ligne, est trouvé. On refuse à la
pauvre victime, non seulement le naturel de ses qualités, mais même celui de ses
défauts. Le trait final est aussi le plus perfide et le plus humiliant ; on l’y
montre comme s’attachant à tout prix à la célébrité de M. de Voltaire :
« C’est lui qui la rend l’objet de l’attention du public et le sujet
des conversations particulières ; c’est à lui qu’elle devra de vivre dans
les siècles
ce qui fait vivre dans le siècle présent. »
Pour compléter la satire, il faut joindre à ce portrait de Mme du Châtelet, par Mme Du Deffand, les lettres de
Mme de Staal (de Launay) à la même Mme Du Deffand, où nous est représentée si au naturel, mais si en laid,
l’arrivée de Mme du Châtelet et de Voltaire, un soir chez la
duchesse du Maine, au château d’Anet : « Ils apparaissent sur le minuit
comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés. »
Ils
défraient la société par leurs airs et leurs ridicules, ils l’irritent par leurs
singularités ; travaillant tout le jour, lui à l’histoire, elle à Newton, ils ne
veulent ni jouer, ni se promener : « Ce sont bien des
Mnon-valeurs dans une société où leurs doctes écrits ne sont
d’aucun rapport. »me du Châtelet surtout ne
peut trouver un lieu assez recueilli, une chambre assez silencieuse pour ses
méditations :
M
medu Châtelet est d’hier à son troisième logement, écrit Mmede Staal ; elle ne pouvait plus supporter celui qu’elle avait choisi ; il y avait du bruit,de la fumée sans feu, il me semble que c’est son emblème. Le bruit, ce n’est pas la nuit qu’il l’incommode, à ce qu’elle m’a dit, mais le jour, au fort de son travail ; cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de sesPrincipes: c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin, qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance ; c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout amusement, et persiste à ne se montrer qu’à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée.
On a le ton de cette satire sous la plus fine et la plus
spirituelle des plumes féminines. En lisant ces lettres de Mme de Staal à Mme Du Deffand, on ne peut
s’empêcher pourtant de remarquer, au milieu de cette société
Mme du Châtelet échappait du moins à ces misères du dehors,
et ses nobles études, ses hautes distractions mêmes, la mettaient à l’abri des
petites vues où se consumaient autour d’elle des esprits si distingués. Voltaire
se trompait peut-être et avait le bandeau sur les yeux quand il écrivait :
Jamais personne ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle :
C’est une femme savante…Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient bien loin de se douter qu’elles fussent à côté du Commentateur de Newton : on la prenait pour une personne ordinaire.
Mais il a raison quand il ajoute :
Tout ce qui occupe la société était de son ressort,
hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer.
Quand les mathématiques de Mme du Châtelet
n’auraient servi qu’à lui donner cette supériorité morale, c’était quelque
chose.
Nous pouvons la juger directement par des lettres d’elle, par des écrits de
morale où elle se peint. Laissons donc les anecdotes, renvoyons-y les curieux,
et écoutons ses paroles. Dès les premiers temps de l’étroite liaison de Mme du Châtelet et de Voltaire (1734), celui-ci, ayant pris
l’alarme sur un avis qui lui était venu, avait cru devoir partir de Cirey en
plein hiver, et était me du Châtelet, dans l’ardeur de son inquiétude, écrit au
tendre ami de son ami, à M. d’Argental, pour qu’il éclaircisse l’affaire et
qu’il ménage le retour de celui sans qui elle ne peut vivre. Ces lettres,
publiées en 1806 par M. Hochet, sont touchantes et parfois admirables de ton et
de passion ; on y sent, dès les premiers mots, la femme qui aime :
Je suis à cent cinquante lieues de votre ami, et il y a douze jours que je n’ai eu de ses nouvelles. Pardon, pardon ; mais mon état est horrible…
Il y a quinze jours que je ne passais point sans peine deux heures loin de lui ; je lui écrivais alors de ma chambre à la sienne ; et il y a quinze jours que j’ignore où il est, ce qu’il fait ; je ne puis pas même jouir de la triste consolation de partager ses malheurs. Pardonnez-moi de vous étourdir de mes plaintes ; mais je suis trop malheureuse.
On craint un danger, mais on ne sait pas bien lequel. Mme du Châtelet soupçonne que cette menace pourrait bien
avoir été un coup monté contre elle, pour effrayer Voltaire, pour l’éloigner et
déconcerter leur bonheur. On voit dans chacune de ses lettres combien elle se
méfie de la sagesse du poète quand il est loin d’elle, abandonné sans conseil à
toutes ses irritations, à ses premiers mouvements et à ses pétulances :
« Croyez-moi, dit-elle à d’Argental, ne le laissez pas longtemps en
Hollande ; il sera sage les premiers temps, mais souvenez-vous
Qu’il est peu de vertus qui résistent sans cesse. »
Si elle avait lu La Fontaine autant que Newton, elle citerait, pour le coup, ces vers charmants du bonhomme, qui vont si bien à Voltaire et à toute la race :
Puis fiez-vous à rimeur qui répond D’un seul moment ! Dieu ne fit la sagesse Pour les cerveaux qui hantent les neuf Sœurs ; Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire, Quelque jargon plein d’assez de douceurs, Mais d’être sûrs ce n’est là leur affaire.
Elle ne cesse de lui faire recommander, par d’Argental, la sagesse
et l’incognito. L’incognito à Voltaire, cet
homme, cet enfant amoureux de la célébrité ! On voit combien elle tient à la vie
et au bonheur avec lui, à un bonheur pour toujours. Elle
craint qu’il ne s’accoutume là-bas à se passer d’elle ; la liberté a de grands
charmes, et les libraires hollandais aussi, ces libraires qui vous tentent de
tout imprimer et de tout dire. Elle a l’idée fixe qu’il soit sage là-bas, et ne
se permette rien de trop dans ses éditions de Hollande, afin de pouvoir revenir
ensuite et de jouir ensemble de la félicité à Cirey : « Surtout qu’il n’y
mette pas
(Charmant Le Mondain ! »Mondain ! c’était une affaire d’État alors, et l’avenir d’un homme en
dépendait.) — « Il faut à tout moment, s’écrie-t-elle, le sauver de
lui-même, et j’emploie plus de politique pour le conduire que tout le
Vatican n’en emploie pour retenir la chrétienté dans ses fers. »
Ce
dernier trait est au moins solennel et peut sembler disproportionné, mais c’est
ainsi que raisonne la passion. Tout à côté, Mme du Châtelet
parlera de lui comme d’un enfant, avec sollicitude, avec tendresse :
« Nous sommes quelquefois
Dans ces lettres à d’Argental, nous retrouvons la
Mbien entêté, dit-elle en
souriant, et ce démon d’une réputation que je trouve mal entendue ne nous
quitte point. »me du Châtelet passionnée et tendre, celle que Voltaire
nous a si bien peinte en deux mots, « un peu philosophe et
bergère »
.
Elle a des accents vrais, et dont l’excès même ne déplaît pas. Dans un moment
elle s’exagère les périls ; son imagination va jusqu’à se représenter Voltaire
peu en « Je ne sais, écrit-elle à
d’Argental, si vous daignerez me rassurer sur cette crainte, vous penserez
que je deviens folle.
Je suis un avare à qui l’on a arraché
tout son bien, et qui craint à tout moment qu’on ne le jette dans la
mer. »
Voltaire continue en Hollande de faire des imprudences et d’obéir à sa nature ;
il envoie au prince royal de Prusse (qui va être le grand Frédéric) un manuscrit
sur la Métaphysique, et cette Métaphysique,
si elle s’imprime, est de telle sorte qu’elle peut perdre à jamais son homme.
Mme du Châtelet sent la faute ; elle s’en plaint à
d’Argental avec tristesse, avec éloquence :
Si un ami de vingt ans lui demandait ce manuscrit, il devrait le lui refuser ; et il l’envoie à un inconnu et
prince! Pourquoi, d’ailleurs, faire dépendre sa tranquillité d’un autre, et cela sans nécessité, par la sotte vanité (car je ne puis falsifier le mot propre) de montrer, à quelqu’un qui n’en est pas juge, un ouvrage où il ne verra que de l’imprudence ? Qui confie si légèrement son secret, mérite qu’on le trahisse ;mais moi, que lui ai-je fait pour qu’il fasse dépendre le bonheur de ma vie du prince royal? Je vous avoue que je suis outrée…
C’est là une plainte d’amante qui est dans son droit ; mais, au
même moment, elle l’aime ; elle l’appelle «
; elle ne voit que lui dans
l’univers, et le proclame sans trop de prévention une créature si
aimable de tout point »« le plus bel ornement
de la France »
. Il lui échappe quelque part ce mot heureux :
« Pour moi, je crois que les gens qui le persécutent ne l’ont jamais
lu. »
Elle est évidemment séduite et sous le charme : l’amour, pour
entrer là, a pris le chemin de l’esprit.
Une réflexion pourtant se présente, et elle-même n’était pas sans se la faire :
quelle témérité d’aller confier son bonheur, sa destinée, tout son avenir comme
femme, à un homme de lettres, aussi homme de lettres que Voltaire,
À propos de ces perpétuels dérangements que les incartades de Voltaire
apportaient dans l’existence de Mme du Châtelet, les bonnes
âmes d’alors ne tarissaient pas ; on la plaignait hautement ; le président
Hénault, un des meilleurs amis, écrivait un jour à Mme Du Deffand : « La pauvre Du Châtelet devrait faire mettre, dans
le bail de toutes les maisons qu’elle loue, la clause de toutes les folies
de Voltaire. Véritablement, il est incroyable que l’on soit si
inconsidéré. »
Elle était plus à plaindre que lui en effet, même dans leurs infortunes à tous
deux ; elle avait moins de quoi se consoler. Il y a un joli mot de
Saint-Lambert, autre homme de lettres s’il en fut, et qui s’y connaissait. On
plaignait devant lui Jean-Jacques Rousseau, qui avait été forcé de fuir :
« Ne le plaignez pas trop, dit-il, il voyage avec sa maîtresse
Cette maîtresse-là est toujours
la rivale, plus ou moins secrète, de l’autre maîtresse qui croit régner.la Réputation. »
Si vous êtes femme, si vous êtes sage, et si votre cœur, tout en prenant feu, se donne encore le temps de choisir, écoutez un conseil : n’aimez ni Voltaire, ni Jean-Jacques, ni Goethe, ni Chateaubriand, si par hasard il vous arrive de rencontrer de tels grands hommes sur votre chemin. Aimez… qui donc ? Aimez qui bonnement et pleinement vous le rende, aimez qui ait à vous offrir tout un cœur, n’eût-il aucun nom célèbre et ne s’appelât-il que le chevalier Des Grieux. Un Des Grieux honnête et une Manon sage, voilà l’idéal de ceux qui savent être heureux en silence : la gloire en tiers dans le tête-à-tête ne fait que tout gâter.
me du Châtelet aime Voltaire, et, en se rendant compte de tout à
elle-même, elle passe outre, elle est entraînée. Au fond, il aime mieux (et elle
le sait bien) donner jour à sa Métaphysique et la produire en
lumière, que de la sacrifier sans bruit à l’amour et au bon sens : c’est bien là
l’homme de lettres dans sa vérité de nature. Et elle-même qui se plaint, ne
l’aime-t-elle pas un peu pour tout cela, pour « ces lauriers qui le
suivent partout »
? Elle a beau ajouter : « Mais à quoi lui
sert tant de gloire ? un bonheur obscur vaudrait bien mieux. »
S’il
avait choisi et embrassé cette obscurité qu’elle lui désire, elle ne l’aurait
peut-être pas choisi lui-même, et sans doute elle l’en aimerait moins.
Laissons donc aller les choses, et contentons-nous de les voir comme elles sont.
Ce fut pourtant là le point par où manqua finalement cette liaison de Mme du Châtelet et de Voltaire : celui-ci fut plus homme de
lettres qu’amant. Au fond, Voltaire n’était pas et ne pouvait être un véritable
amant. Il n’avait que des admirations d’esprit, et était surtout capable
d’amitié. Presque dès le début de sa liaison avec Mme du Châtelet, il put lui dire et lui redire ces vers charmants :
Si vous voulez que j’aime encore Rendez-moi l’âge des amours…
Elle acceptait toutefois cette situation inégale, et jusqu’à un
certain point pénible ; durant des années elle s’y montra constante et fidèle.
Ce furent les torts de Voltaire, et, si je puis dire, ses infidélités
littéraires, qui la dégagèrent insensiblement. Dès le mois de février 1735,
durant ce séjour qu’il fait en Hollande, elle a à se plaindre de lui ; il a bien
plus à cœur de publier ses livres
Il est affreux d’avoir à me plaindre de lui, écrit M
medu Châtelet à d’Argental ; c’est un supplice que j’ignorais. S’il vous reste encore quelque pitié pour moi, écrivez-lui ; il ne voudra point rougir à vos yeux : je vous le demande à genoux… Si vous aviez vu sa dernière lettre, vous ne me condamneriez pas ; elle est signée, et il m’appelleMadame! C’est une disparate si singulière, que la tête m’en a tourné de douleur.
Ses torts en ce genre se renouvelèrent quelques années après. En
1738, par exemple, au moment où Mme de Graffigny tomba à
Cirey, Voltaire était dans une de ces crises et de ces quintes littéraires qui
« altéraient tout à fait
. Un libelle de l’abbé Desfontaines l’avait
tellement mis hors de lui, qu’il voulait, à chaque poste où il recevait des
lettres, partir pour Paris, voir les ministres, le lieutenant criminel,
présenter requête, porter plainte, que sais-je ? poursuivre à extinction sa
vengeance. Mla douceur charmante de ses
mœurs »me du Châtelet ne pouvait réussir à lui rendre
le calme et à lui persuader que le bonheur de deux êtres choisis, qui cultivent
ensemble la philosophie et les lettres, ne saurait dépendre de misérables
insultes parties de si bas. Le paradis terrestre de Cirey était devenu un enfer
de tracasseries et d’inquiétudes : « En vérité il est bien dur,
disait-elle, de passer sa vie à batailler dans le sein de la retraite et du
bonheur. Mon Dieu, s’il nous croyait tous deux (
d’Argental et
elle), qu’il serait heureux ! »
Ce fut bien pis quand, trois ou quatre années plus tard, pendant le séjour qu’ils
font à Bruxelles à l’occasion du procès de Mme du Châtelet,
Voltaire lui échappe complètement pour la politique. Il s’était avisé de se
faire donner une mission secrète de la part du ministère français auprès du roi
de Prusse. Je ne sais quelle ambition « Il est
Le roi de Prusse est évidemment le grand rival de Mivre
absolument, il est fou des cours et d’Allemagne. »me du Châtelet à cette heure ; singulier rival, ajoute-t-elle amèrement.
Elle reste des semaines entières sans nouvelles de son ami ; elle n’apprend plus
ses marches et démarches que par les gazettes ; son cœur est froissé :
Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien !… Avoir à me plaindre de lui est une sorte de supplice que je ne connaissais pas… Tout ce que j’ai éprouvé depuis un mois détacherait peut-être toute autre que moi ; mais, s’il peut me rendre malheureuse, il ne peut diminuer ma sensibilité… Son cœur a bien à réparer avec moi, s’il est encore digne du mien.
Évidemment, et quoi qu’elle en dise, elle se détache. Ces pénibles
impressions purent s’adoucir et se recouvrir durant les années suivantes, quand
Voltaire, son premier caprice épuisé, parut être rentré dans le cercle magique
de Cirey ; mais il en demeura une conviction triste et acquise au fond du cœur
de Mme du Châtelet. Nous en retrouvons la trace et le
témoignage dans un petit traité qu’elle écrivit vers ce temps Sur
le bonheur.
Ce petit traité, qui renferme des réflexions fermes et hautes, des remarques
fines, et rendues dans un style net et vif, avec un vrai talent d’expression, a
un défaut : il est sec et positif ; il a ce cachet de crudité qui déplaît tant
au milieu des meilleures pages du eme du Châtelet, il faut «
. Elle commence par poser en principe
s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter ;
avoir
des goûts et des passions, être susceptible
d’illusion »« que nous n’avons rien à faire en ce monde
. Cela
peut être vrai philosophiquement ; mais, présentée de cette manière et avec
cette crudité, une telle proposition, sous forme de théorème, a un air peu moral
et tout physique qui déplaît, et presque qui offense. Mqu’à nous y
procurer des sensations et des sentiments agréables »me du Châtelet distingue fort entre les préjugés et les
illusions ; elle veut supprimer les uns et conserver les
autres. L’illusion lui semble nécessaire ; elle veut qu’on se
la donne ; que, loin de la dissiper, « on épaississe le vernis qu’elle
met sur la plupart des objets »
. Mais le propre de l’illusion, c’est
qu’elle est et qu’elle ne se donne pas. L’arc-en-ciel léger qu’elle jette sur
les choses ressembla-t-il donc jamais à une couche plus ou moins épaisse de vernis qu’on y met à volonté ? Mme du Châtelet croit les passions nécessaires au bonheur ; à
défaut de passions, elle demande au moins des goûts. Parmi ces passions et ces
goûts, dont elle raisonne très bien et en parfaite connaissance de cause, il en
est qu’elle introduit à côté des autres presque sur un pied d’égalité, et qui
déplaisent, tels que la gourmandise, le jeu. Elle parle de l’amour avec vérité,
avec justesse, mais sans ce tact délicat qui le respecte. Elle insiste fort sur
la direction positive qu’il faut se tracer et suivre, sans regret, sans
repentir, sans plus regarder en arrière une fois qu’on s’est dit d’aller ; il
faut partir d’où l’on est et vouloir ce qu’on veut :
« Décidons-nous, dit-elle en concluant, sur la route que nous voulons
prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs. »
Tâchons, en effet ; mais cet effort se marque trop, et ce
propos si déterminé de semer des fleurs est tout fait pour les empêcher
d’éclore. En général, ce qui manque dans tout ce morceau Sur le
bonheur, la prairie qu’arrose la Pudeurme du Châtelet, il faut voir les Mémoires de
Longchamp, lorsqu’elle se fait servir par lui étant nue au bain et sans
prendre garde qu’il est un homme.
Mme du Châtelet met au premier rang des conditions du
bonheur, de se bien porter ; c’est juste, mais elle le dit en
physicienne et sans charme. Simonide le disait mieux dans des vers dont voici le
sens : « La santé est le premier des biens pour l’homme mortel ; le
second, c’est d’être beau de nature ; le troisième, c’est d’être riche sans
fraude ; et le quatrième, c’est d’être dans la fleur de jeunesse entre
amis. »
Ces traités où la théorie s’évertue à démontrer les machines et les industries de détail du
bonheur, et à inventer à grande peine ce qui naît de soi-même dans la saison, me
rappellent encore un joli mot de d’Alembert, et qui ne sent pas trop le
géomètre : « La philosophie s’est donné bien de la peine, dit-il, pour
faire des traités de la
vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. »
Il est pourtant des endroits bien sentis dans le traité de Mme du Châtelet : elle y parle dignement de l’étude, qui, « de
toutes les passions, est celle qui contribue le plus à notre bonheur ; car
c’est celle de toutes qui le fait le moins dépendre des autres »
.
Elle indique avec élévation, et comme dans un lointain où elle aspire, le noble
but de la gloire. Elle y parle très bien aussi, nudité à part, et d’une manière
vive et sentie, de l’amour ; elle le proclame le premier des biens s’il est
donné de l’atteindre, le seul qui mérite qu’on lui sacrifie l’étude elle-même.
Elle dirait presque ici comme le poète :
Il est, il serait tout, s’il ne devait finir !
Elle se trace l’idéal de deux personnes « qui seraient
faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent jamais la
satiété ni le refroidissement »
. Mais un tel accord de deux êtres si
à l’unisson lui semble trop beau :
Un cœur, capable d’un tel amour, dit-elle, une âme si tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la Divinité ; il en naît une en un siècle ; il semble que d’en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que, si elle les avait produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs si elles se rencontraient.
Et, se rabattant alors à une liaison moins égale et moins haute,
elle estime que l’amour peut encore nous rendre heureux à moins de frais ;
« qu’une âme sensible et tendre est heureuse par le seul plaisir
qu’elle trouve à aimer »
. Ici, elle pense évidemment à elle-même ;
elle se flatte d’avoir reçu du ciel une de ces âmes tendres et immuables (voilà le coin d’illusion), qui savent se contenter d’une
seule passion, même quand elle n’est plus partagée, et qui restent à jamais
fidèles à un souvenir :
J’ai été heureuse pendant dix ans, avoue-t-elle, par l’amour de celui qui avait subjugué mon âme, et ces dix ans, je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge et les maladies ont diminué son goût, j’ai été longtemps sans m’en apercevoir :
j’aimais pour deux; je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aimé. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes.
En écrivant ces pages, elle se flattait encore qu’elle tiendrait
bon dans ce qu’elle appelait l’immutabilité de son cœur, et
que le sentiment paisible de l’amitié, joint à la passion de l’étude, suffirait
à la rendre heureuse. Elle avait quarante ans sonnés, et, stoïcienne, géomètre
Elle y rencontra, dans la société de la marquise de Boufflers, un homme de trente
ans, fin, agréable, spirituel, bien que d’un esprit assez sec et aride, connu
seulement alors par une Épître à Chloé, assez jolie pièce dans
le genre sensuel ; c’était M. de Saint-Lambert. Il fut galant près d’elle ; elle
oublia pour lui ses réflexions philosophiques, ou plutôt elle s’en ressouvint :
sentant renaître en elle la passion, elle la prit au mot, et, mettant ses
principes en action, elle s’y livra. Les conséquences de cette liaison nouvelle
sont assez connues ; il s’ensuivit l’aventure à demi grotesque, indécente et
funeste, qui occupa tant la société d’alors, et qui amena la mort de Mme du Châtelet, à Lunéville, six jours après son
accouchement, le 10 septembre 1749.
Dans un remarquable travail sur Mme du Châtelet, Mme Louise Colet a publié quelques lettres d’elle à
Saint-Lambert, ainsi que des réponses de celui-ci. Ces lettres de Mme du Châtelet, il faut l’avouer, sont charmantes et
vraiment tendres ; il semble que, sous l’empire d’un sentiment vrai, il se soit
fait en elle une sorte de renouvellement de pensée et de rajeunissement. Ce
n’est pas qu’elle ne voie au fond à qui elle a affaire en Saint-Lambert ; il est
jeune, il est léger, elle se méfie :
Vous connaissez les goûts vifs, lui écrit-elle un jour en partant, mais vous ne connaissez point encore l’amour. Je suis sûre que vous serez aujourd’hui plus gai et plus spirituel que jamais à Lunéville, et cette idée m’afflige indépendamment de toute inquiétude. Si vous ne devez m’aimer que faiblement, si votre cœur n’est pas capable de se donner sans réserve, de s’occuper de moi uniquement, de m’aimer enfin sans bornes et sans mesure,
que ferez-vousdonc du mien ?…Vous m’écrirez sans doute, mais vous prendrez sur vous pour m’écrire… J’ai bien peur que votre esprit ne fasse bien plus de cas d’une plaisanterie fine, que votre cœur d’un sentiment tendre ; enfin, j’ai bien peur d’avoir tort de vous trop aimer. Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous. Mais mes réflexions, mes combats, tout ce que je sens, tout ce que je pense, me prouve que je vous aime plus que je ne dois.
Ces lettres à Saint-Lambert sont évidemment d’un cœur plus jeune
que celles que nous avons vues, et où elle s’inquiétait si activement de
Voltaire. Au souffle d’une passion imprévue, on dirait que cette âme, longtemps
contrainte, renaît tout à coup et se réjouit ; elle recommence. Il y a des
sentiments exprimés avec une extrême délicatesse : « Ma lettre qui est à
Nancy vous plaira plus que celle-ci ; je ne vous aimais pas mieux, mais
j’avais plus de force pour vous le dire :
La mémoire de Mil y avait moins de
temps que je vous avais quitté ! »me du Châtelet avait besoin de la publication de ces lettres
pour se réhabiliter un peu du tort célèbre de cette infidélité dernière.
Quant aux lettres de Saint-Lambert, elles sont plutôt propres à faire valoir
celles de la femme passionnée, mais non pas à justifier son goût pour lui. Il
est sec et leste en lui parlant, et sans vraie tendresse ; c’est partout un ton
pimpant et fringant, un ton de dragon ou de garde-française bel esprit. Il
l’appelle « mon cher cœur », il la tutoie perpétuellement ; il parle de sa
propre mélancolie avec prétention. Enfin c’est la femme, ici,
qui se trouve supérieure, comme il arrive si souvent, et elle ne marque son
infériorité qu’en se méprenant dans l’objet de son choix.
L’éclat de l’accident de Mme du Châtelet commença la
réputation de Saint-Lambert et le lança brillamment dans le monde. L’impression
de cette mort sur Voltaire fut me du Châtelet lui arracha de
vraies larmes, interrompues bientôt par quelques-uns de ces mots vifs, pétulants
et sensés, comme il ne pouvait s’empêcher d’en dire, et qui donneraient envie de
lui appliquer, en le parodiant, un mot d’Homère : Il pleurait tout
en éclatant de rire. Ainsi, deux ou trois jours après cette mort, comme
il s’inquiétait fort d’une bague que portait la marquise, et où devait se
trouver son portrait sous le chaton, Longchamp lui dit qu’il avait eu la
précaution, en effet, de retirer cette bague, mais que le portrait qu’elle
renfermait était celui de M. de Saint-Lambert : « Ô ciel ! s’écrie
Voltaire en levant et joignant les deux mains, voilà bien les femmes ! J’en
avais ôté Richelieu, Saint-Lambert m’en a chassé ; cela est dans l’ordre ;
un clou chasse l’autre : ainsi vont les choses de ce monde. »
Mme du Châtelet avait à peine fermé les yeux, que Voltaire
écrivait à Mme Du Deffand, avant toute autre personne, pour
lui annoncer cette mort : « C’est à la sensibilité de votre cœur que j’ai
recours dans le désespoir où je suis. »
Rappelons-nous le portrait
satirique ; en vérité, l’ami au désespoir s’adressait bien !
La mort de Mme du Châtelet brisa l’existence de Voltaire et
la remit en question. Privé de l’amie qui le fixait et qui tenait pour lui le
gouvernail, il ne savait plus que devenir ni à quoi se rattacher. Il fut près de
faire un coup de tête. Sa première idée était de se retirer à l’abbaye de
Senones, auprès de dom Calmet, pour s’enfoncer dans l’étude ; sa seconde idée
fut d’aller en Angleterre auprès de lord Bolingbroke, pour se livrer à la me du Châtelet avec d’Argental et le duc
de Richelieu, et de se distraire en faisant jouer devant lui ses tragédies dans
sa propre maison. Mais les cajoleries du roi de Prusse, que Mme du Châtelet avait conjurées de son mieux tant qu’elle avait vécu,
revinrent le tenter ; il n’y résista plus, et il alla faire, à l’âge de
cinquante-six ans, cette triste et dernière école de Prusse,
après laquelle seulement il reparut moins agité et, en apparence, un peu plus
sage.
Pour couper court avec ceux qui se souviendraient que j’ai autrefois, il y a plus
de quinze ans, fait un Portrait de Béranger tout en lumière et
sans y mettre d’ombre, je répondrai que c’est précisément pour cela que je veux
le refaire. Quinze ans, c’est assez pour que le modèle change, ou du moins se
marque mieux ; c’est assez surtout pour que celui qui a la prétention de peindre
se corrige, se forme, se modifie en un mot lui-même profondément. Jeune, je
mêlais aux Portraits que je faisais des poètes beaucoup
d’affection et de l’enthousiasme, je ne m’en repens pas ; j’y mettais même un
peu de connivence. Aujourd’hui je n’y mets rien, je l’avoue, qu’un sincère désir
de voir et de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont, telles
du moins qu’en ce moment elles me paraissent.
On pourrait diviser les chansons de Béranger en quatre ou cinq branches :
1º L’ancienne chanson, telle qu’on la trouve avant lui chez les Collé, les
Panard, les Désaugiers, la chanson gaie, bachique, épicurienne, le genre
grivois, gaillard, égrillard, Le Roi d’Yvetot, La Gaudriole,
Frétillon, Madame Grégoire : ce fut par où il débuta. 2º La chanson
sentimentale, la romance, Le Bon Vieillard, Le Voyageur,
surtout Les Hirondelles ; il a cette veine très fine et très
pure par moments. 3º La chanson libérale et patriotique, qui fut et restera sa
grande innovation, cette espèce de petite ode dans laquelle il eut l’art de
combiner un filet de sa veine sensible avec les sentiments publics dont il se
faisait l’organe ; ce genre, qui constitue la pleine originalité de Béranger et
comme le milieu de son talent, renferme Le Dieu des bonnes gens,
Mon âme, La Bonne Vieille, Le Vieux Sergent, Le Vieux Drapeau, La Sainte-Alliance des
peuples, etc., où c’est l’accent libéral qui domine. 4º Il y faudrait
joindre une branche purement satirique, dans laquelle la veine de sensibilité
n’a plus de part, et où il attaque sans réserve, avec malice, avec âcreté et
amertume, ses adversaires d’alors, les ministériels, les ventrus, la race de
Loyola, le pape en personne et le Vatican ; cette branche comprendrait depuis
Le Ventru jusqu’aux Clefs du paradis.
5º Enfin une branche supérieure que Béranger n’a produite que dans les dernières
années, et qui a été un dernier effort et comme une dernière greffe de ce talent
savant, délicat et laborieux, c’est la chanson-ballade, purement poétique et
philosophique, comme Les Bohémiens, ou ayant déjà une légère
teinte de socialisme, comme Les Contrebandiers, Le Vieux
Vagabond.
Voilà bien des genres, et il semble que tout soit épuisé : on assure pourtant que Béranger garde encore en portefeuille une dernière forme de chanson plus élevée, presque épique : ce sont des pièces en octave sur Napoléon, sur les diverses époques de l’Empire. Ceux de ses amis qui les connaissent n’en parlent qu’avec admiration. J’entendais un jour, il y a quatre ou cinq ans, M. de Lamennais qui en disait :
Cela me paraît plus beau que tout ce qu’il a fait jusqu’ici, mais il ne veut rien en publier. Moi (ajoutait-il en souriant et en faisant allusion à sa propre impatience de publicité), si j’avais fait une seule de ces octaves-là, je l’aurais déjà mise partout ; mais lui, il ne veut pas être remis en question : c’est plus prudent peut-être et plus sage.
En nous tenant à ce que nous avons, il est certain que Béranger a
fait de la chanson tout ce qu’on en peut faire ; il en a tiré tout ce qu’elle
renferme, et on pourrait
Béranger a fait des chansons, et mieux que des chansons : a-t-il fait pour cela des odes parfaites ? Il y a ici une question littéraire qui n’a jamais été touchée qu’à peine, tant il a été convenu d’emblée et d’acclamation que Béranger était classique comme Horace, et le seul classique des poètes vivants.
Je viens de relire presque tout entier (de relire, il est vrai, et non pas de chanter) le recueil de Béranger, et j’ai acquis la conviction que, chez lui, l’idée première, la conception de la pièce, est presque toujours charmante et poétique, mais que l’exécution, par suite des difficultés du rythme et du refrain, par suite aussi de quelques habitudes littéraires qui tiennent à sa date ou à sa manière, laisse souvent à désirer. Pour rendre évidentes ces observations de détail, je n’ai rien de mieux à faire qu’à prendre une à une quelques-unes de ses plus belles et de ses plus célèbres pièces, et qu’à expliquer ma pensée.
Le Roi d’Yvetot par où il débuta en mai 1813, me
La Bacchante, pièce célèbre dans cette première manière, et qui
vise déjà à l’ode, offre des défauts de style qui ne tiennent pas du tout au
désordre de l’égarement ni à la flamme. Je passe les atours,
reste de vieux style :
…… Pourquoi ces atoursEntre tes baisers et mes charmes ?
Mais le dernier couplet est très obscur, il l’est par le raisonnement, ce qui n’est pas naturel dans la situation où se trouve la Bacchante. Elle engage son amant à moins boire, à ménager ce nectar qui l’énerve, et elle ajoute :
De mes désirs mal apaisés, Ingrat, si tu pouvais te plaindre, J’aurais du moins, pour les éteindre, Le vin où je les ai puisés.
Comme cela est contourné ! Le sujet étant un peu délicat, je ne
m’appesantirai pas sur cette obscurité qui a pu entrer à demi dans l’intention
de l’auteur, mais qui, j’en réponds, ne se développe qu’avec peine à l’esprit de
plus d’un lecteur. Cependant, pour ne laisser aucun doute dès l’abord sur ce
reproche d’obscurité qui reviendrait souvent, je citerai tout de suite, dans un
genre opposé, ce couplet de L’Épée de Damoclès, où le poète
s’attaque à Louis XVIII dans la personne de Denys le Tyran :
Tu crois du Pinde avoir conquis la gloire, Quand ses lauriers, de ta foudre encor chaudsVont à prix d’or te cacher à l’histoire,Ou balayer la fange des cachots…
La Gaudriole, qu’il a si bien chantée, anime la plupart des
pièces d’alors. Cette gaudriole qui, au fond et malgré les pensées sérieuses,
lui est si naturelle, joue et circule dans toute sa première manière ; elle
traverse la seconde ; elle se retrouve jusque dans sa dernière. Au milieu de ce
recueil plus grave de 1833, il y a une chanson, Ma nourrice,
qui fait penser à celle de Ma grand-mère ; qui a fait l’une
devait faire l’autre. Au point de vue de la morale populaire, je me contenterai
de faire remarquer qu’il n’est pas très bien peut-être de compromettre à ce
degré, dans un type grivois, ces deux personnes si respectables, sa nourrice et sa grand-mère.
Mais Béranger, ne l’oublions pas, est de la race gauloise, et la race gauloise, même à ses instants les plus poétiques, manque de réserve et de chasteté : voyez Voltaire, Molière, La Fontaine, et Rabelais et Villon, les aïeux. Ils ont tous le coin par où l’on nargue le sublime, et d’où l’on fait niche au sacré tant qu’on le peut. En ce qui est du poète qui nous occupe, je me bornerai à une simple remarque générale et que je crois conforme à l’expérience.
Quand on a une fois, en âge déjà mûr, chanté et célébré à ce point la gaudriole et la goguette, et qu’on s’y est délecté avec un art si exquis et une si délicieuse malice, on a ensuite beau faire et beau dire, on peut la recouvrir sous les plus graves semblants et la combiner avec des sentiments très élevés, très sincères ; mais elle est et restera toujours au fond de l’âme une chose considérable, le lutin caché qui rit sous cape, qui joue et déjoue.
Frétillon nous rend la perfection de la verve purement rien mutin
et libertin dans toute sa grâce. Le Petit Homme gris, de même,
est très joli, très léger et très gai. On ne sait trop ce que cela signifie en
soi ; c’est un souffle, un rire, une fantaisie. On frise à tout moment le mot
vif, le mot propre, et on s’arrête à temps. Les refrains et
les motifs de ces petites pièces sont à ravir : on y sent le musa
ales, l’aile du lutin, un lutin gaulois qui n’est pas Ariel, mais plus
libertin et déjà gamin, le lutin de la gaudriole.
Madame Grégoire est une chanson large et franche de la première
manière. Béranger n’a rien fait de mieux, comme pure chanson, que
Le Roi d’Yvetot et Madame Grégoire.
Les Gueux, si vantés, me plaisent moins. Si ce n’est qu’une
boutade, à la bonne heure :
Les Gueux, les Gueux, Sont les gens heureux, Ils s’aiment entre eux…
Les gueux, en effet, s’aiment-ils mieux que d’autres, et de ce qu’on n’a rien que sa guenille, est-on moins tenté de se la disputer ? Je vois un peu de déclamation dans cette petite pièce et de la faiblesse de pensée :
D’un faste qui vous étonne L’exil punit plus d’un grand… D’un palais l’éclat vous frappe, Mais l’ennui vient y gémir…
L’ennui bâille plutôt qu’il ne gémit. Mais tout
est vite racheté et regagné par la gaieté du refrain, et par des couplets comme
celui-ci :
Quel Dieu se plaît et s’agite Sur ce grabat qu’il fleurit ? C’est l’Amour qui rend visite À la Pauvreté qui rit.
Les Hirondelles :
Au détour d’une eau qui chemine À flots purs sous de frais lilas, Vous avez vu notre chaumine…
Ainsi, dans Maudit printemps, quand il regrette
l’hiver, et qu’il voudrait qu’on entendît
Tinter sur la vitre sonore Le grésil léger qui bondit.
Ainsi encore, dans Le Voyage imaginaire, ce vers
tout matinal :
J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles.
C’est tout un ciel, tout un paysage en un vers, et un tel vers
rachète bien des choses. Je dis rachète, car, du moment que
nous ne chantons plus et que nous lisons, le faible, le commun, le recherché et
l’obscur nous apparaissent même dans ces petites trames si bien ourdies. Le
mouvement du refrain enlevait et sauvait tout ; mais, dès que le ballon n’est
plus lancé et qu’il ne nage plus dans la lumière, on saisit de l’œil les
défauts, les fissures et les coutures.
Les coutures, en effet, et en voulez-vous ? Dans Le Vieux Célibataire, par exemple, qu’est-ce que ces vers :
À mon coucher ton aimable présence Pour ton bonheur ne sera pas sans fruit?
Est-il rien de plus impropre et de plus prosaïque à la fois ? Et plus loin :
Auprès de moi coule des jours paisibles ; Que mille atoursrelèvent tesattraits.L’Amour par euxm’a rendu sa puissance…
Par eux, c’est-à-dire par tes attraits : on n’a
jamais fait plus difficilement un vers moins facile. Ce qu’il y a de joli dans
Le Vieux Célibataire, et de tout à fait engageant, c’est
le refrain :
, qui s’attache à la
mémoire et qui continue longtemps de chanter en nous.Allons, Babet…
Cette remarque serait perpétuelle ; elle se renouvelle et se vérifie pour moi
presque à chacune des chansons de Béranger. La conception, d’ordinaire, la
composition de ces petits cadres, le motif est délicieux,
poétique ; c’est l’expression, le style souvent qui s’étrangle ou qui fléchit.
L’étincelle sous laquelle son idée lui arrive, il la développe, il l’étend, il
la divise, mais c’est ce qui reste de mieux après tout dans sa chanson. Elle se
résume dans le refrain : c’est par là qu’elle lui est venue, et c’est par là
qu’elle demeure aussi dans notre souvenir, bien supérieure souvent à ce qu’elle
est par l’exécution.
Mon habit est une des chansons qu’on aime le plus à citer. On
en a retenu le refrain et des vers charmants :
La fleur des champs brille à ta boutonnière… Ces jours mêlés de pluie et de soleil…
C’est très joli de motif, très spirituel d’idées, quelquefois très heureux d’expression. Et pourtant je ne puis m’empêcher de noter quelques mauvais vers, des expressions vagues et communes. Ainsi dans le premier couplet :
Quand le Sortà ta mince étoffeLivrerait de nouveaux combats.
Et dans le second couplet, où il parle de ses amis :
Ton indigence qui m’honore Ne m’a point banni de leurs bras.
Banni des bras de ses amis, n’est-ce
pas une expression bien académique pour quelqu’un qui ne veut pas être
académicien ? On pourrait continuer cette manière de critique sur la plupart des
pièces, et je ne fais qu’indiquer la voie. Dans La Bonne
Vieille, le troisième couplet est d’un geste bien déclamatoire encore
et bien académique :
D’un trait méchant se montra-t-il capable ? Avec orgueil vous répondrez : Jamais !
S’il avait dit aussi bien d’un trait malin, il
aurait fallu répondre : Toujours. Cette Bonne
Vieille rappelle, sans du tout l’effacer, certain sonnet admirable de
Ronsard à sa maîtresse, ce qui n’empêche pas Béranger de donner, dans sa préface
de 1833, un petit coup de patte à Ronsard, qui était peu en faveur alors. Et
j’ajouterai, en passant, qu’il ne cesse à la rencontre de donner aussi des
chiquenaudes à André Chénier, ce jeune maître si hors d’atteinte par le souffle
et la largeur de l’inspiration et par le tissu du style.
Dans Le Dieu des bonnes gens il y a une idée élevée, morale
même dans un certain sens, dans le sens de l’abbaye de Thélème ; mais
l’exécution, de tout point, y répond-elle ? La troisième strophe semble
atteindre un moment au sublime :
Un conquérant, dans sa fortune altière,Se fît un jeu des sceptres et des lois ; Et de ses pieds on peut voir la poussière Empreinte encor sur le bandeau des rois. Vous rampiez tous, ô Rois qu’on déifie!Moi, pour braver des maîtres exigeants,Le verre en main gaiement je me confie Au Dieu des bonnes gens.
Hélas ! c’est dommage : ces rois qu’on déifie,
ces maîtres exigeants ne viennent là qu’à toute
force et par la nécessité du refrain. La strophe si haute et si fière en est un
peu déparée. Et à la quatrième strophe, c’est bien pis :
Sur nos débris Albion nous défie.
À la cinquième, le poète a épuisé ses rimes et ses ressources ; la langue française, en poésie, n’en a pas plus. Il se voit obligé de détoner et de grimacer :
Ô Chérubins à la face bouffie,Réveillez donc les morts peu diligents!
Aussi, toute part faite à l’intention du Dieu des
bonnes gens, j’aime mieux, comme petit exemple de perfection, la
pièce : Un jour le bon Dieu s’éveillant. Béranger a beau
vouloir élever le génie de la chanson, il n’y parvient que jusqu’à un certain
point ; on ne force pas la nature des choses, ni ce qu’il y a d’inhérent dans
les genres. C’est encore, après tout, dans le genre semi-sérieux, semi-badin,
qu’il s’en tire le mieux et qu’il réussit plus complètement qu’ailleurs. Là, du
moins, si le mot grimace, la chanson s’en accommode. Il est plus à son aise avec
l’esprit qu’avec la grandeur, bien qu’il y atteigne par jets. Je crois
littérairement ce point très essentiel à rappeler. Rabattons-nous à voir son
originalité et sa perfection où elle est véritablement, tout en lui sachant gré
des autres tentatives. Il n’excelle que là où il faut surtout de l’esprit :
ailleurs, là où il faudrait de l’élévation continue, il a des élans, de
l’effort, même des traits sublimes, mais aussi des entorses et des faux pas.
On a tant dit et redit que Béranger a fait plus et mieux que des chansons, qu’il
est sans doute arrivé lui-même à croire qu’il ne s’est resserré dans ce genre
que parce qu’il l’a bien voulu, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de tenter une plus
vaste carrière, de remplir indifféremment, par ricochets de chanson, qui ont
l’air de l’arrêter et qui font croire à plus d’abondance et de courant naturel
dans sa veine qu’elle n’en aurait peut-être, en effet, livrée à elle seule. Il y
a quelques années déjà que, l’étudiant à part moi, et sans songer à venir
reparler de lui au public, j’écrivais cette page que je demande la permission de
transcrire, comme l’expression la plus sincère et la plus nette de mon dernier
sentiment littéraire à son égard :
Béranger a obtenu de gloire tout ce qu’il en mérite, et un peu au-delà ; sa réputation est au comble. On a beau dire, le genre fait quelque chose, et une
chansonn’est pas uneépopée; ce n’est pas même uneode(j’entends une ode comme celles de Pindare). L’habileté, l’art, la ruse du talent de Béranger a été de faire croire à sa grandeur ; il a fait des choses charmantes, et il semble que, pour la grandeur, il n’y ait que l’espace qui lui ait manqué. Mais s’il avait eu cet espace, il eût été bien embarrassé de le remplir. Il nous a fait croire qu’il étaitgênédans la chanson, quand il n’y était qu’aidé.Et puis cette gêne même, quand elle se fait sentir, est un véritable défaut. Or, on la sent à tout moment dans les chansons à
refrain, dès que le poète veut s’élever ; il y a, tous les six ou huit vers, unhoquetqui lui coupe l’haleine. Je vais prendre une comparaison qui n’est pas noble, mais elle est parfaitement exacte. Supposez une lecture touchante ou sublime faite à haute voix dans la loge du portier, un peu comme dans la scène d’Henri Monnier. Au moment où le lecteur commence à s’échauffer et à user de tout son organe, un mot brusque venu du dehors :Le cordon, s’il vous plaît !l’interrompt et lui coupe la voix. CeCordon, s’il vous plaît, c’est le refrain obligé. Si haut que soit le poète, et fût-il monté pendant la durée du couplet jusqu’au premier étage ou jusqu’au belvédère, ilfaut qu’il redescende tout d’un coup brusquement, quatre à quatre, pour tirer à temps ce malheureux cordondu refrain. Dans quelques cas, cela fait merveille à force de dextérité ; dans beaucoup d’autres cas, on s’y casse bras et jambes.Ce que j’appelle le
coup de cordonest très sensible dans les derniers couplets duDieu des bonnes gens.Pour ne pas abuser des termes, Byron, Milton, Pindare restent seuls les vraiment grands poètes, et Béranger est un poète charmant.
Telle est ma conviction, que je viens de me confirmer à moi-même par une entière lecture, et j’ose la dire parce que je crois que le moment est venu de dire, au moins en littérature, tout ce qu’on croit vrai.
Ce n’est pas une guerre de détail que je viens faire à un poète que j’admire ; mais cette guerre, cet examen de détail, veuillez le remarquer, on n’en a fait grâce pourtant jusqu’ici à aucun des poètes modernes, excepté Béranger. Pour lui seul, entraîné qu’on était par la modestie apparente du genre, par le bonheur du refrain, par la vogue des sentiments, on a fermé l’œil, on s’est mis de la partie, et, tout en chantant en chœur, on lui a su gré de tout sans réserve. Son art, son adresse et son triomphe, ç’a été de toucher si bien les cordes chères au grand nombre, qu’il a ainsi enlevé son monde (le malin qu’il est), et qu’il n’y a plus eu de public distinct en face de lui, mais un seul chorus à la ronde.
Il n’a pas obtenu ce succès non plus sans faire quelques sacrifices à l’opinion,
et des sacrifices qui ont coûté au bon goût ; mais ce ne sont pas les seuls que
je tienne à relever ici, et il y en a eu de sa part de plus graves. Homme d’un
patriotisme sincère, il est évident aujourd’hui qu’en poussant trop au triomphe
des passions et à l’explosion des ressentiments populaires, il n’avait pas assez
songé au lendemain. Plus hostile qu’aucun sous la Restauration, ne voulant des
Bourbons à aucun prix, il
« Le peuple, c’est ma muse »
, a dit Béranger. Mais il a pris trop
souvent, ce me semble, le mot peuple dans un sens étroit, il
l’a pris dans un sens qui est celui de l’opposition et du combat des classes ;
il s’est vanté d’être du peuple quand il suffisait de ne pas se vanter du
contraire. Et pourquoi, je vous prie, cette vanité de naissance ainsi affichée
au rebours, mais toujours affichée ? Y a-t-il de quoi se vanter d’être sorti de
terre ici plutôt que là ? Et ne serait-il pas plus simple et plus humble de se
redire, avec un antique poète : « Un même Chaos a engendré tous les
mortels »
?
En relisant les anciennes pièces de Béranger, cette préoccupation constante du poète déplaît. Il dira de son ami Manuel, dans un vers compact et un peu dur :
Bras, tête et cœur, tout était peupleen lui.
Un homme d’un autre parti dirait aussi bien d’un de ses chefs :
« Tout était royal en lui. » On dirait d’un Bayard : « Tout
était chevaleresque en lui. » Et ce ne serait ni plus de fous que de méchants ; mais il y a beaucoup
de fous, vous le savez aussi : ne faisons donc pas d’une classe, si nombreuse
qu’elle soit, l’origine et la souche de toutes les vertus.
Croirait-on que dans une chanson sur Les Rossignols, dont le
refrain est : «
, le poète ait pu dire :Doux Rossignols, chantez pour
moi »
Vous qui redoutez l’esclavage, Ah ! refusez vos tendres airs À ces noblesqui, d’âge en âge,Pour en donner portent des fers.
Ainsi, parce qu’on est né noble, on sera exclu et
privé du chant du rossignol ! C’est ainsi encore que, dans les Adieux à la campagne, qui ont un accent si vrai de mélancolie, le
rossignol est pris pour un emblème politique :
Sur ma prison vienne au moins Philomèle ! Jadis un roi causa tous ses malheurs.
Il faut connaître sa mythologie pour comprendre cela ; il faut se
rappeler qu’autrefois, en Thrace, un scélérat de roi appelé Térée fit un mauvais parti à la pauvre Philomèle. De Térée à
Louis XVIII ou à Charles X, il n’y a que la main, comme on sait. C’est là un
côté petit des chansons de Béranger, et que l’avenir même, fût-il le plus
démocratique du monde, ne relèvera pas.
D’autres côtés grandiront et survivront : ce sont ceux qu’a touchés le souffle
pur et frais de la poésie. Les Bohémiens sont une de ces
ballades ou fantaisies philosophiques, Les Contrebandiers, Le Vieux Vagabond, Jacques, Jeanne la
Rousse, ont une forte teinte de ce socialisme qui a succédé, dans
l’opinion du dehors, au libéralisme de la Restauration : Béranger est fort
sensible et fort attentif à ces courants de l’atmosphère. Des esprits sévères et
conséquents ont eu le droit de remarquer que le sentiment qui a inspiré ces
petites pièces mènerait très loin, et ils ont pu regretter que l’illustre poète
ne soit pas demeuré à l’Assemblée constituante pour défendre, expliquer,
commenter et appliquer, s’il y avait lieu, la moralité de ces chansons,
poétiquement très belles. Ici, l’homme d’esprit chez Béranger, l’homme prudent,
celui qu’on peut appeler (sauf respect) une grande coquette,
l’a emporté, on ne craint pas de le dire, sur le citoyen et même sur le poète.
Un poète tout à fait généreux, un André Chénier n’eût pas hésité. Mais Béranger
vieilli, et voyant d’ailleurs à l’œuvre des poètes de conversion nouvelle, aura
pensé qu’il était de trop dans l’arène ; il a eu la migraine et s’est
dégoûté.
Des quelques chansons composées et publiées par lui depuis février 1848, il n’y a rien à dire, sinon qu’elles n’offrent qu’un petit nombre de traits heureux, et qu’elles sont en général pénibles, rocailleuses et dures.
J’ai prononcé tout à l’heure le mot de coquette, et j’y tiens.
C’est là un faible essentiel chez l’homme excellent dont nous parlons, un trait
par lequel le Béranger véritable et réel diffère du Béranger de convention et de
légende qui court les rues et qu’on voit sur les vignettes. Ceux qui ont eu le
mieux occasion de le juger pensent « accoler jamais
d’autre titre à son nom que celui de
. Il ne fut chansonnier »rien, pas même
académicien, c’est une épitaphe qu’il s’est appliquée à l’avance. Oh !
si j’avais l’honneur, pour mon compte, d’être non pas un membre, mais la
majorité entière de l’Académie un seul moment, oh ! quel tour je saurais jouer à
l’illustre et malin chansonnier ! Béranger serait nommé sans faire de visites.
Il refuserait ; eh bien ! il resterait nommé. Il protesterait dans les journaux
par quelque lettre bien spirituelle, bien fine ; on n’en tiendrait compte. Son
fauteuil resterait bel et bien marqué à son nom. Le malin y serait pris. Il
n’est pas fâché au fond de donner, par son absence, un petit tort à l’Académie ;
l’Académie le lui laisserait.
Les relations de Béranger dans les dix dernières années avec Chateaubriand, avec
Lamennais, et même avec Lamartine, ont été célèbres ; elles sont piquantes quand
on songe au point d’où sont partis tous ces hommes. Quand je me les représente
en idée tous réunis sous la tonnelle autour de l’auteur de tant de couplets
narquois, j’appelle cela le Carnaval de Venise de notre haute
littérature. Il faut rendre à Béranger cette justice qu’il n’a pas, le premier,
recherché ces hommes réputés
Béranger a été pour eux une tentation, et tous, l’un, après l’autre, ils y ont succombé.
Chateaubriand a été le plus pressé des trois. Cette sympathie, qui avait couvé si longtemps, et qui s’était si bien dissimulée à elle-même, a su choisir son heure pour éclater. Le champion brillant du trône et de l’autel voyait le monde se porter ailleurs, et plus d’une moitié de la jeunesse lui échapper ; son calcul alors a été prompt et direct. Lui si amer pour tous, et si en garde avec les hommes de son bord, il ne s’est dit qu’il fallait être en avances avec Béranger et avec Carrel que parce que tous deux lui apportaient pour sa gloire un appoint de popularité : l’un et l’autre représentaient un grand parti ; en le joignant à ce qu’il avait déjà, il augmentait et complétait son armée d’admirateurs.
M. de Lamennais, malgré des passions que ses amis regrettent, a été bien plus
naïf, plus simple et plus entraîné. De lui on peut dire tout ce qu’on voudra,
mais non pas qu’il est un homme calculé. Au moment de sa transformation
démocratique, après les Paroles d’un croyant, il est allé à
Béranger comme un auxiliaire, comme un enfant plein de ferveur, pour le voir et
pour causer, et Béranger, par son charme, l’a séduit. J’entends encore ce
dernier nous dire, en se frottant les mains avec malice : « Eh bien ! votre
Lamennais, il est arien ; je lui ai fait dire qu’il ne croyait pas à… Je fais,
moi, mon métier de diable. » Il le faisait assurément ce jour-là.
gentilhomme, et qu’il n’a commencé à louer comme poète
qu’après Jocelyn (à dater de la décadence), n’est entré dans
le cercle de cette amitié que bien plus tard, et jamais aussi intimement.
Tous ces hommes éminents, Béranger les égale par la richesse de la conversation,
par la fertilité des idées, et les surpasse par l’insinuation et l’adresse du
détail. Il s’était créé entre eux tous un rôle singulier ; il s’était fait
insensiblement leur conseiller privé. Il a dit quelque part : « Consulter
est un moyen de parler de soi qu’on néglige rarement. »
On pourrait
dire la même chose du rôle de conseiller quand on sait s’y prendre ; sous
prétexte de s’occuper des autres, on se met doucement en avant, on se cite en
exemple. Béranger n’y résiste pas ; il conseille quand même.
J’ai vu un jour Carrel revenir outré de Passy, pour avoir reçu de Béranger force
conseils qu’il ne lui demandait pas.
Je trouve dans une lettre familière le récit d’une visite chez Béranger, qui exprimera ce que j’ai à dire de lui, plus au vif que je ne le pourrais en termes généraux, et qui ne renferme rien d’ailleurs que d’honorable et d’adouci :
Mai 1846. — J’ai revu Béranger, que je n’avais pas rencontré depuis des années, écrivait le visiteur ; c’est Lamennais qui m’avait fort engagé à l’aller revoir. J’ai trouvé Béranger dans son avenue
Sainte-Marie, près la barrière de l’Étoile, après dîner, seul, se promenant dans un petit carré de jardin grand comme la main, sans lunettes, bourgeonné, âgé de soixante-six ans, mais jeune d’esprit, vif, aimable et charmant autant que jamais. Il m’a reçu très bonnement, et a comme pris garde (j’ai cru m’en apercevoir) de ne me rien dire de ces malices qu’il aime à dire, et qui ne sont pas toujours agréables à entendre. Il n’a pu éviter pourtant de se fairecentre, comme ç’a toujours été son habitude et comme c’est un peu son droit. Il m’a parlé en très peu de minutes de Chateaubriand, de Lamennais, pelotant à plaisir ces noms ; il m’a fait entendrequ’il était le conseiller de Lamennais. Béranger aime ce rôle de conseiller ; il le prend même quand on ne le lui offre pas. Parlant de la littérature du temps, dont il a passé en revue tous les noms (George Sand, Hugo, Dumas), il m’a dit que « notre malheur à tous avait été de débuter trop tôt, et que cela nous avait exposés aux palinodies ». Il aurait voulu apparemment que tout le monde attendît comme lui pour débuter vers trente-huit ou quarante ans. Je lui ai répondu qu’on débutait dès qu’on le pouvait et qu’on y voyait jour, et qu’on ne choisissait pas son heure. Mais en somme, dans toute cette conversation de deux heures, il a été charmant, bonhomme, piquant et fertile en idées, en jolies et fines observations. Deux jours après, le dimanche (24 mai), je l’ai rencontré par hasard, vers quatre heures, proche Saint-Sulpice. Il avait vu le matin Lamartine, qu’il avait su malade, et à qui il avait conseillé, m’a-t-il dit, le quinquina : « Mais Lamartine se croit médecin, ajouta-t-il ; il croit tout savoir parce qu’il est poète, et il ne veut pas entendre parler de quinquina. » Je souriais tout bas de penser que Béranger, lui aussi, se croyait médecin, et qu’il ne s’apercevait pas que sa remarque s’appliquait à lui-même ; il venait de conseiller Lamartine sur le quinquina, comme, la veille au soir, il avait conseillé Lamennais sur je ne sais quelle succession qu’il n’aurait pas voulu lui voir accepter. Pourtant, cela m’a paru significatif et honorable que ce rapprochement final d’hommes si éminents, si divers, et partis de points si opposés de l’horizon. Au lieu de se dire des injures, comme du temps de Voltaire et de Rousseau, on se visite, on se consulte, on est aux petits soins l’un pour l’autre. Cela marque aussi combien les convictions premières se sont usées. Avec Béranger resté fidèle à son rôle, c’est l’esprit du siècle qui triomphe, et qui a bon marché, à la longue, des récalcitrants. Béranger sent bien qu’il représente en personne ce malin esprit, et il soigne ses ouailles. — Lamennais ! Chateaubriand ! Lamartine ! — Béranger, ce dimanche-là, venait de faire ce que j’appelle sa tournée pastorale.
Béranger serait parfait s’il n’avait pas une petite prétention : laquelle ? Celle de passer pour le seul vraiment sage de son temps.
Résumé. Béranger, comme poète, est un des plus grands, non le plus
grand de notre âge. Les rangs ne me paraissent pas si tranchés que ses
admirateurs exclusifs le croient. Dans cette perfection tant célébrée, il entre
aussi bien du mélange. Comparé aux poètes d’autrefois, Épîtres, La Fontaine dans ses Fables : ils
n’ont cajolé aucune passion, ni dorloté aucune sottise humaine. Si Béranger en a
fustigé plus d’une, ç’a trop été pour en caresser d’autres. Béranger est arrivé,
en définitive, je le crois, à la même conclusion que Voltaire, que Rabelais, que
Cervantes, qu’il y a dans le monde plus de fous que de sages, plus de fous,
dit-il, que de méchants. Mais cette observation se marque-t-elle assez dans ses
œuvres, et ne semble-t-il pas souvent, à le lire, que toute la sagesse, toute la
raison soit d’un côté, le tort et la déraison de l’autre ? Cette préoccupation
de la sagesse et de la vertu infaillible des masses le diminue
beaucoup, à mon sens. Mais, à une époque d’effort, de lutte et de calcul, il a
su trouver sa veine, il a fait jaillir sa poésie, une poésie savante et vive,
sensible, élevée, malicieuse, originale, et il a excellé assez pour être sûr de
vivre, lors même que quelques-unes des passions qu’il a servies, et qui ne sont
pas immortelles, seront expirées.
Cet article sur Béranger a servi de prétexte et de point de départ à un article de M. de Pontmartin, qui a fait du bruit et qui commence ainsi :
Je viens de relire les
Causeries du lundi… Il y a dans le second volume un chapitre fait, selon moi, pour racheter bien des peccadilles, bien desChateaubriand romanesque et amoureux, bien desRegrets, bien des versets de la litanie Lespinasse, Geoffrin et Du Deffand. C’est le chapitre où M. Sainte-Beuve a rendu un immense service à la littérature et à la morale enattachant le grelotà la gloire de M. Béranger.
J’ai besoin de m’expliquer ici sur cette manière de se servir du nom et de l’idée d’autrui en s’en faisant un instrument continu et une arme ; c’est commode, mais ce n’est pas juste ni très bienséant : « Je vais dire ce que vous n’avez pas eu le courage de dire. Je n’ai pas d’antécédents qui m’engagent, et vous en avez beaucoup. Je vais oser exprimer ce que vous pensez. »
J’ai connu autrefois M. de Pontmartin, et je n’ai pas attendu ses succès pour
rendre justice à toutes ses qualités d’homme agréable et de causeur fort
spirituel. M. de Pontmartin s’est quelquefois souvenu de ces anciennes
relations ; j’ai été étonné pourtant que l’écrivain homme du monde et de
bonne compagnie se fût permis, à d’autres fois, de juger si lestement et si
souverainement de mes pensées et de mes sentiments intérieurs, comme
lorsqu’il a écrit que « je n’avais jamais rien aimé et jamais cru à
rien »
. Je suis trop poli pour dire ce que je pense de cette
manière d’interpréter les écrits, d’user et d’abuser de quelques paroles
plaintives, et après tout senties, de poète et d’artiste ; je croyais que
M. de Pontmartin laissait ce procédé trop facile et trop simple à M. Nettement. Parce que M. de Pontmartin a gardé un reste
de cocarde blanche et que moi je n’en ai pas de cocarde (car je n’en ai
pas), il se croit un singulier droit, et il abuse étrangement de son
symbole.
Sur Béranger, je déclare donc en toute sincérité que j’ai dit et très nettement ce que je pense, tout ce que je pense, et qu’ajouter un mot de plus, défavorable à l’illustre poète, c’est aller non seulement au-delà de ma pensée, mais contre ma pensée.
Il y a en littérature des nuances et des limites comme en politique. On va
jusque-là, on ne va pas plus loin. On est de 89, on n’est pas pour cela de
93, et c’est même pour cela qu’on n’en est pas. On est du Centre droit et l’on n’est pas pour cela de la Chambre introuvable de 1815. Je parle à M. de Pontmartin le
langage qui lui est familier et qu’il aime.
J’aime la sincérité en tout, et je n’aime pas les rôles. C’est parce qu’il y a eu un peu de rôle dans la conduite de Béranger que je me suis permis de relever quelques contradictions piquantes ; rien de plus.
M. de Pontmartin, qui se croit des principes, est dans le rôle et dans la
coterie jusqu’au cou ; il est légitimiste par état, comme d’autres sont
orléanistes ; il est homme de ce beau monde qui se
Je viens de lire les
Nouvelles causeriesde M. de Pontmartin. C’est facile, coulant ; l’auteur a une fluidité nuancée et spirituelle de détail, mais aucune résistance ni solidité de jugement, aucune proportion dans sa mesure des talents et dans la comparaison des ouvrages, aucune fermeté, aucun fond. Il croit avoir des principes, il n’a que des indications fugitives, des complaisances ou des répugnances de société, et il s’y abandonne tout entier.Souvent de la grâce, mais le jugement frêle. — Il n’a que peu d’invention et d’initiative ; mais qu’on lui donne un commencement d’idée ou les trois quarts d’une idée, il excelle à la pousser et à l’achever.
Son filet de voix est continu, intarissable et agréable autant qu’une voix aussi fluette et aussi fêlée peut l’être ; et, comme le dit de lui le poète Barbier,
« il a de la.parlotteen critique »
M. de Pontmartin peut croire que j’aime quelquefois à monter à l’assaut, et il se pourrait bien que, sous mon air de prudence en critique, j’y fusse monté plus souvent que lui.
Il me reste cependant à déclarer que, si quelqu’un s’emparait de ce précédent jugement sur M. de Pontmartin pour m’en faire penser sur son compte plus que je n’en ai dit, je protesterais de même, et que, ces réserves une fois posées, je n’ai plus que des compliments à lui faire. Toutes les fois qu’il n’y a rien de bien solide à dire, et quand il est surtout dans des eaux toutes contemporaines, c’est un très agréable causeur.
eme Geoffrin, l’une des plus célèbres et dont
l’influence a été le plus grande. Mme Geoffrin n’a rien
écrit que quatre ou cinq lettres qu’on a publiées ; on cite d’elle quantité de
mots justes et piquants ; mais ce ne serait pas assez pour la faire vivre : ce
qui la caractérise en propre et lui mérite le souvenir de la postérité, c’est
d’avoir eu le salon le plus complet, le mieux organisé et, si je puis dire, le
mieux administré de son temps, le salon le mieux établi qu’il
y ait eu en France depuis la fondation des salons, c’est-à-dire depuis l’hôtel
Rambouillet. Le salon de Mme Geoffrin a été l’une des
institutions du e
Il y a des personnes peut-être qui s’imaginent qu’il suffit d’être riche, d’avoir
un bon cuisinier, une maison confortable et située dans un bon quartier, une
grande envie de voir du monde, et de l’affabilité à le recevoir, pour se former
un salon : on ne parvient de la sorte qu’à ramasser du monde pêle-mêle, à
remplir son salon, non à le créer ; et si l’on est très riche, très actif, très
animé de ce genre d’ambition qui veut briller, et à la fois bien renseigné sur
la liste des invitations à faire, déterminé à tout prix à amener à soi les rois
ou reines raouts
brillants, on y passe, on s’y précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en
souvient plus. Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un
établissement véritable ! Cet art ne fut jamais mieux connu ni pratiqué que dans
le eme Geoffrin. Un cardinal romain n’y aurait pas mis plus
de politique, plus d’habileté fine et douce, qu’elle n’en dépensa durant trente
ans. C’est surtout en l’étudiant de près qu’on se convainc qu’une grande
influence sociale a toujours sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui
se résument de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du travail, de
l’étude et du talent ; dans le cas présent de Mme Geoffrin,
il faut ajouter, bien du bon sens.
Mme Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille, et sa
jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous n’essaierons pas de
pénétrer. Bourgeoise et très bourgeoise de naissance, née à Paris dans la
dernière année du eme Geoffrin, à cette date,
réunissant très bonne compagnie chez elle, et centre déjà de ce cercle qui
devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir. D’où sortait donc
cette personne si distinguée et si habile, qui ne semblait point destinée à un
tel rôle par sa naissance ni par sa position dans le monde ? me Geoffrin, qui lui
répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout ce qu’a dit Montaigne sur
l’éducation :
J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma mère au berceau. J’ai été élevée par une vieille grand-mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête bien faite. Elle avait très peu d’instruction ; mais son esprit était si éclairé, si
adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait jamais ; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne désirait qu’elle les sût mieux ; et quand son ignorance était trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très inutile pour une femme. Elle disait : « Je m’en suis si bien passée, que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable ; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléerapar adresse et avec du sentimentà ce qu’elle ne saura pas ; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire ; mais elle me faisait beaucoup lire ; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner ; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais : mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. Mon éducation était continuelle…
J’ai dit que Mme Geoffrin était née à Paris :
elle n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept ans,
son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs, elle n’avait pas quitté la banlieue ;
et, même quand elle allait faire visite à la campagne chez quelque ami, elle
revenait habituellement le soir et ne découchait pas. Elle était d’avis
« qu’il n’y a pas de meilleur air que
, et, en quelque lieu qu’elle eût pu être, elle aurait
préféré son ruisseau de la rue Saint-Honoré, comme Mme de
Staël regrettait celui de la rue du Bac. Mme Geoffrin ajoute
un nom de plus à cette liste des génies parisiens qui ont été doués à un si haut
degré de la vertu affable et sociale, et qui sont aisément civilisateurs.
Son mari paraît avoir peu compté dans sa vie, sinon pour lui assurer la fortune
qui fut le point de départ et le premier instrument de la considération qu’elle
sut acquérir. On nous représente M. Geoffrin vieux, assistant silencieusement
aux dîners qui se donnaient chez lui aux gens de lettres et aux savants. On
essayait, raconte-t-on, de lui faire lire quelque ouvrage d’histoire ou de
voyages, et, comme on lui donnait toujours un premier tome sans qu’il s’en
aperçût, il se contentait de trouver « que l’ouvrage était intéressant,
mais que l’auteur se répétait un peu »
. On ajoute que, lisant un
volume de l’Encyclopédie ou de Bayle qui était imprimé sur
deux colonnes, il continuait dans sa lecture la ligne de la première colonne
avec la ligne correspondante de la seconde, ce qui lui faisait dire « que
l’ouvrage lui paraissait bien, mais un peu abstrait »
. Ce sont là
des contes tels qu’on en dut faire sur le mari effacé d’une femme célèbre. Un
jour, un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu
ce vieux monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners et qu’on ne
voyait plus ? — « C’était mon mari, il est mort. »
Mme Geoffrin eut une fille, qui devint la marquise de
La Ferté-Imbault, femme excellente, dit-on, mais qui n’avait pas la modération
de sens et la parfaite mesure de sa mère, et de qui celle-ci disait en la
montrant : « Quand je la considère, je suis comme une poule qui a couvé
un œuf de cane. »
Mme Geoffrin tenait donc de sa grand-mère, et elle nous
apparaît d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était
tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le
respect avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux d’argent
couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise si noble et si
décente, et son air de raison mêlé à la bonté »
. Diderot, qui venait
de faire une partie de piquet avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où
elle était allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie : « M
Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût
noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là, une étoffe
simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et
le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. »me Geoffrin avait alors soixante et un ans. Cette mise
de vieille, si exquise en modestie et en simplicité, lui était particulière, et
rappelle l’art tout pareil de Mme de Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à ménager ni à soutenir les restes
d’une beauté qui brillait encore par éclairs dans le demi-jour ; elle fut
franchement vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis
que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite en bon ordre et à
prolonger leur âge de la veille, elle prit d’elle-même les devants, et elle
s’installa sans marchander dans son âge du lendemain. « Toutes les
femmes, disait-on d’elle, se mettent comme la veille, il n’y a que M
me Geoffrin qui se soit toujours mise comme le
lendemain. »
Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde
chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école. On
cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort
assidue à la visiter, disait à ses habitués : « Savez-vous ce que la
Geoffrin vient faire ici ? elle vient
Cet inventaire en valait la peine,
puisqu’il se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan.
Mme de Tencin est bien moins remarquable comme auteur
d’histoires sentimentales et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour
collaborateurs, que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la
hardiesse et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques
actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à son air de douceur et
presque de bonté, si on l’approchait. Quand ses intérêts n’étaient point en
cause, elle vous donnait des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à
profiter dans la vie. Elle savait la fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand
politique se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente cette
maxime, qu’elle avait coutume de répéter : « Les gens d’esprit font
beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient jamais le monde
aussi bête qu’il est. »
Les neuf lettres d’elle qu’on a publiées, et
qui sont adressées au duc de Richelieu pendant la campagne de 1743, nous la
montrent en plein manège d’ambition, travaillant à se saisir du pouvoir pour
elle et pour son frère le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé par
la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en titre. Jamais
Louis XV n’a été jugé plus à fond et avec des sentiments de mépris plus
clairvoyants et mieux motivés que dans ces neuf lettres de Mme de Tencin. Dès l’année 1743, cette femme d’intrigue a des éclairs
de coup d’œil qui percent l’horizon : « À moins que Dieu n’y mette
visiblement la main, écrit-elle, il est physiquement impossible que l’État
ne culbute. »
C’est cette maîtresse habile que Mme Geoffrin consulta et de qui elle reçut de bons conseils, notamment
celui de ne refuser jamais aucune relation, aucune « tout
sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre les outils en
œuvre »
.
Mme Geoffrin hérita donc en partie du salon et du procédé de
Mme de Tencin ; mais, en contenant son habileté dans la
sphère privée, elle l’étendit singulièrement et dans une voie tout honorable.
Mme de Tencin remuait ciel et terre pour faire de son
frère un Premier ministre : Mme Geoffrin laissa de côté la
politique, ne s’immisça jamais dans les choses de religion, et, par son art
infini, par son esprit de suite et de conduite, elle devint elle-même une sorte
d’habile administrateur et presque un grand ministre de la
société, un de ces ministres d’autant plus influents qu’ils sont moins
en titre et plus permanents.
Elle conçut d’abord cette machine qu’on appelle un salon dans toute son étendue,
et sut l’organiser au complet avec des rouages doux, insensibles, mais savants
et entretenus par un soin continuel. Elle n’embrassa pas seulement dans sa
sollicitude les gens de lettres proprement dits, mais elle s’occupa des
artistes, sculpteurs et peintres, pour les mettre tous en rapport entre eux et
avec les gens du monde ; en un mot, elle conçut l’encyclopédie du siècle en
action et en conversation autour d’elle. Elle eut chaque semaine deux dîners de
fondation, le lundi pour les artistes : on y voyait les Vanloo, Vernet, Boucher,
La Tour, Vien, Lagrenée, Soufflot, Lemoine, quelques amateurs de distinction et
protecteurs des arts, quelques littérateurs comme Marmontel pour soutenir la
conversation et faire la liaison des uns aux autres. Le mercredi, c’était le
dîner des gens de lettres : on y voyait d’Alembert, Mairan, Marivaux, Marmontel,
le chevalier de Chastellux, Morellet, lle de Lespinasse. Mme Geoffrin avait
remarqué que plusieurs femmes dans un dîner distraient les convives, dispersent
et éparpillent la conversation : elle aimait l’unité et à rester centre. Le
soir, la maison de Mme Geoffrin continuait d’être ouverte,
et la soirée se terminait par un petit souper très simple et très recherché,
composé de cinq ou six amis intimes au plus, et cette fois de quelques femmes,
la fleur du grand monde. Pas un étranger de distinction ne vivait ou ne passait
à Paris sans aspirer à être admis chez Mme Geoffrin. Les
princes y venaient en simples particuliers ; les ambassadeurs n’en bougeaient
dès qu’ils y avaient pied. L’Europe y était représentée dans la personne des
Caraccioli, des Creutz, des Galiani, des Gatti, des Hume et des Gibbon.
On le voit déjà, de tous les salons du eme Geoffrin qui est le
plus complet. Il l’est plus que celui de Mme Du Deffand,
qui, depuis la défection de d’Alembert et des autres à la suite de Mlle de Lespinasse, avait perdu presque tous les gens de
lettres. Le salon de Mlle de Lespinasse, à part cinq ou six
amis de fond, n’était lui-même formé que de gens assez peu liés entre eux, pris
çà et là, et que cette spirituelle personne assortissait avec un art infini. Le
salon de Mme Geoffrin nous représente, au contraire, le
grand centre et le rendez-vous du elle Quinault, de
Mlle Guimard, et des gens de finances, les Pelletier,
les La Popelinière. Vers la fin ce salon voit se former, en émulation et un peu
en rivalité avec lui, les me Helvétius, en partie composés de la fleur des convives de
Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avait trouvées trop vives pour les admettre à
ses dîners. Le siècle s’ennuyait à la fin d’être contenu par elle et conduit à
la lisière, il voulait parler de tout à haute voix et à cœur joie.
L’esprit que Mme Geoffrin apportait dans le ménagement et
l’économie de ce petit empire qu’elle avait si largement conçu, était un esprit
de naturel, de justesse et de finesse, qui descendait aux moindres détails, un
esprit adroit, actif et doux. Elle avait fait passer le rabot sur les sculptures
de son appartement : c’était ainsi chez elle au moral, et Rien en
relief semblait sa devise. « Mon esprit, disait-elle, est comme
mes jambes ; j’aime à me promener dans un terrain uni, mais je ne veux point
monter une montagne pour avoir le plaisir de dire lorsque j’y suis arrivée :
Elle aimait la
simplicité, et, au besoin, elle l’aurait affectée un peu. Son activité était de
celles qui se font remarquer principalement par le bon ordre, une de ces
activités discrètes qui agissent sur tous les points presque en silence et
insensiblement. Maîtresse de maison, elle a l’œil à tout ; elle préside, elle
gronde pourtant, mais d’une gronderie qui n’est qu’à elle ; elle veut qu’on se
taise à temps, elle fait la police de son salon. D’un seul mot : J’ai monté cette montagne. »Voilà qui est bien, elle arrête à point les conversations qui
s’égarent sur des sujets hasardeux et les esprits qui s’échauffent : ils la
craignent, et vont faire leur sabbat ailleurs. Elle a pour
principe de ne causer elle-même que quand il le faut, et de n’intervenir qu’à de
certains moments, sans tenir trop longtemps le dé. C’est alors qu’elle place des
maximes sages, des contes piquants, de la morale anecdotique et en action,
ordinairement « qu’elle ne veut pas que l’on prêche ses sermons, que l’on
conte ses contes, ni qu’on touche à ses pincettes »
.
S’étant de bonne heure posée en vieille femme et en maman des
gens qu’elle reçoit, elle a un moyen de gouvernement, un petit artifice qui est
à la longue devenu un tic et une manie : c’est de gronder ;
mais c’est à faire à elle de gronder. N’est pas grondé par elle qui veut ; c’est
la plus grande marque de sa faveur et de sa direction. Celui qu’elle aime le
mieux est aussi le mieux grondé. Horace Walpole, avant d’avoir passé, enseignes
déployées, dans le camp de Mme Du Deffand, écrivait de Paris
à son ami Gray :
(25 janvier 1766.) M
meGeoffrin, dont vous avez beaucoup entendu parler, est une femme extraordinaire, avec plus de sens commun que je n’en ai presque jamais rencontré. Une grande promptitude de coup d’œil à découvrir les caractères, de la pénétration à aller au fond de chacun, et un crayon qui ne manque jamais la ressemblance ; et elle est rarement en beau. Elle exige pour elle et sait se conserver, en dépit de sa naissance et de leurs absurdes préjugés d’ici sur la noblesse, une grande cour et des égards soutenus. Elle y réussit par mille petits artifices et bons offices d’amitié, et par une liberté et une sévérité qui semble être sa seule fin en tirant le monde à elle ; car elle ne cesse de gronder ceux qu’elle a une fois enjôlés. Elle a peu de goût et encore moins de savoir, mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle fait la cour à un petit nombre de gens pour avoir le crédit d’être utile à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse Mmede Tencin, qui lui a donné pour règle de ne jamais rebuter aucun homme ; car, disait l’habile matrone, « quand même neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile ». Elle n’a pas adopté ni rejeté en entier ce plan, mais elle a tout à fait gardé l’esprit de la maxime. En un mot, elle nous offre un abrégé d’empire qui subsiste au moyen de récompenses et de peines.
On en riait, on en plaisantait avec elle-même, et l’on se soumettait à ce régime qui ne laissait pas d’être assez étroit et exigeant, mais qui était tempéré de tant de bonté et de bienfaisance. Ce droit de correction, elle se l’assurait à sa manière en plaçant de temps en temps sur votre tête quelque bonne petite rente viagère, sans oublier le cadeau annuel de la culotte de velours.
Fontenelle n’avait pas institué Mme Geoffrin son exécutrice
testamentaire sans raison. Mme Geoffrin, bien observée, me
paraît avoir été, par la nature de son esprit, par la méthode de son procédé, et
par son genre d’influence, le Fontenelle des femmes, un Fontenelle plus actif en
bienfaisance (nous reviendrons tout à l’heure sur ce trait-là), mais un vrai
Fontenelle par la prudence, par la manière de concevoir et de composer son
bonheur, par cette manière de dire, à plaisir familière, épigrammatique et
ironique sans amertume. C’est un Fontenelle qui, par cela même qu’il est femme,
a plus de vivacité et un mouvement plus affectueux, plus sensible. Mais, comme
lui, elle aime avant tout le repos, ou la marche sur un terrain uni. Tout ce qui
est ardent autour d’elle l’inquiète, et elle croit que la raison elle-même a
tort quand elle est passionnée. Elle comparait un jour son esprit à « un
. Elle n’était pas pressée de tout dérouler d’un coup :
rouleau plié qui se développe et se déroule par
degrés »« Peut-être à ma mort, disait-elle, le rouleau ne sera-t-il pas
déployé tout entier. »
Cette sage lenteur est un trait distinctif de
son esprit et « Il ne faut pas, disait-elle,
abattre la vieille maison avant de s’en être bâti une nouvelle. »
Elle tempérait tant qu’elle pouvait l’époque, déjà ardente, et tâchait de la
discipliner. C’était une mauvaise note auprès d’elle, quand on était de ses
dîners, de se faire mettre à la Bastille ; Marmontel s’aperçut qu’il avait fort
baissé dans sa faveur après son affaire de Bélisaire. En un
mot, elle continue de représenter l’esprit déjà philosophique, mais encore
modérateur, de la première partie du siècle, tant qu’il n’avait pas cessé de
reconnaître de certaines bornes. Je me peins assez bien cette application
constante de Mme Geoffrin par une image : elle avait fait
ajouter après coup une perruque (une perruque en marbre, s’il vous plaît) au
buste de Diderot par Falconet.
Sa bienfaisance était grande autant qu’ingénieuse, et chez elle un vrai don de
nature : elle avait l’« humeur donnante », comme elle disait. « Donner et
pardonner », c’était sa devise. Le bienfait de sa part était perpétuel. Elle ne
pouvait s’empêcher de faire des cadeaux à tous, au plus pauvre homme de lettres
comme à l’impératrice d’Allemagne, et elle les faisait avec cet art et ce fini
de délicatesse qui ne permet pas de refuser sans une sorte de grossièreté. Sa
sensibilité s’était perfectionnée par la pratique du bien et par un tact social
exquis. Sa bienfaisance avait, comme toutes ses autres qualités, quelque chose
de singulier et d’original qui ne se voyait qu’en elle. On en a cité mille
traits charmants, imprévus, dont Sterne eût fait son profit ; je n’en
rappellerai qu’un. On lui faisait remarquer un jour que tout était chez elle en
perfection, tout, excepté la crème, qui n’était point bonne.
— « Que voulez-vous ? dit-elle, je ne puis changer ma laitière. »
— « Eh ! qu’a donc fait cette laitière, pour
s’écria-t-on de toutes parts. Et en effet, un jour que
cette laitière pleurait de désespoir d’avoir perdu sa vache, Mme Geoffrin lui en avait donné deux, une de plus pour la consoler
d’avoir tant pleuré, et, depuis ce jour aussi, elle ne comprenait pas qu’elle
pût jamais changer cette laitière. Voilà le rare et le délicat. Bien des gens
eussent été capables de donner une vache ou même deux ; mais de garder la
laitière ingrate ou négligente, malgré sa mauvaise crème, c’est ce qu’on n’eût
pas fait. Mme Geoffrin le faisait pour elle-même, pour ne
pas se gâter le souvenir d’une action charmante. Elle voulait faire du bien à sa
manière, c’était sa qualité distinctive. De même qu’elle grondait non pour
corriger, mais pour son plaisir, de même elle donnait, non pour faire des
heureux ou des reconnaissants, mais, avant tout, pour se rendre contente
elle-même. Son bienfait était comme marqué à un coin de brusquerie et d’humeur ; elle avait les remerciements en aversion :
« Les remerciements, a-t-on dit, lui causaient une colère aimable et
presque sérieuse. »
Elle avait là-dessus toute une théorie poussée
au paradoxe, et elle allait jusqu’à faire en toute forme l’éloge de
l’ingratitude. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que, même en donnant, elle
voulait se payer par ses mains, et qu’elle savait goûter toute seule la satisfaction d’obliger. Le dirai-je ? Je crois
retrouver là, même au sein d’une nature excellente, ce coin d’égoïsme et de
sécheresse inhérente au eme de Tencin, l’amie de Fontenelle, reparaît jusque
dans l’instant où elle se livre à son penchant de cœur ; elle s’y livre, mais
sans abandon encore et en concertant toute chose. On sait de Montesquieu aussi
une très belle action de bienfaisance, après laquelle il se déroba avec
brusquerie et presque avec «
Ici, au
contraire, cette bienfaisance mondaine et sociale cherche son plaisir, son goût
particulier et sa satisfaction propre, et il s’y mêle de plus un peu de malice
et d’ironie. Je sais tout ce qu’on peut dire en faveur de cette vertu
respectable et charmante, alors même qu’elle songe à soi. MCharitas non quaerit
quae sua sunt… Non cogitat malum… La Charité ne recherche point ce
qui lui est propre. Elle ne soupçonne pas le mal. »me Geoffrin, quand on la prenait là-dessus, avait mille bonnes
réponses, et fines comme elle : « Ceux, disait-elle, qui obligent
rarement, n’ont pas besoin de maximes usuelles ; mais ceux qui obligent
souvent doivent obliger de la manière la plus agréable pour eux-mêmes,
Il y a du Franklin dans cette maxime-là, du
Franklin corrigeant et épaississant un peu le sens trop spirituel de la Charité
selon saint Paul. Respectons, honorons donc la libéralité naturelle et raisonnée
de Mparce qu’il faut faire commodément ce qu’on veut faire tous les
jours. »me Geoffrin ; mais reconnaissons toutefois qu’il manque
à toute cette bonté et à cette bienfaisance une certaine flamme céleste, comme
il manque à tout cet esprit et à cet art social du e
Nous avons pu déjà nous faire une idée de la forme et de la qualité de l’esprit
de Mme Geoffrin. La qualité dominante me Geoffrin avant d’être à
Mme Du Deffand ; il la goûtait extrêmement et n’en parle
jamais que comme d’une des meilleures têtes, un des meilleurs entendements qu’il ait rencontrés, et comme de la personne qui possède
la plus grande connaissance du monde. Écrivant à lady Hervey après une attaque
de goutte qu’il venait d’avoir, il disait :
(Paris, 13 octobre 1765). M
meGeoffrin est venue l’autre soir, et s’est assise deux heures durant à mon chevet ; j’aurais juré que c’était milady Hervey, tant elle fut pleine de bonté pour moi. Et c’était avec tant de bon sens, de bonne information, de bon conseil et d’à-propos ! Elle a surtout une manière de vous reprendre qui me charme. Je n’ai jamais vu, depuis que j’existe, personne qui atteigne si au vif les défauts, les vanités, les faux airs d’un chacun, qui vous les développe avec tant de netteté, et qui vous en convainque si aisément. Je n’avais jamais aimé à être redressé auparavant ; maintenant vous ne pouvez vous imaginer combien j’y ai pris goût. Je la fais à la fois mon Confesseur et mon Directeur, et je commence à croire que je serai à la fin une créature raisonnable, ce à quoi je n’avais jamais visé jusqu’ici. La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui dire : « ÔSens-Commun, assieds-toi là : j’ai été jusqu’ici pensant de telle et telle sorte ; dis, n’est-ce pas bien absurde ? » Quant à toute autre espèce de sens et de sagesse, je ne les ai jamais aimés, et maintenant je vais les haïr à cause d’elle. Si cela valait la peine qu’elle s’en mêlât, je puis vous assurer, madame, qu’elle pourrait me gouverner comme un enfant.
En toute rencontre, il parle d’elle comme de la raison même.
On commence à se faire une idée de l’espèce de charme singulier et grondeur
qu’exerçait autour d’elle le bon sens de Mme Geoffrin. Elle
aimait à morigéner son monde, et elle faisait le plus souvent goûter la leçon.
Il est vrai que si l’on ne s’y prêtait pas, si l’on se dérobait à son envie de
conseiller et de redresser, elle n’était pas contente,
On a dernièrement imprimé ce petit billet d’elle à David Hume, comme échantillon
de sa façon de bourrer les gens quand elle en était contente ;
je n’y supprime que les fautes d’orthographe, car Mme Geoffrin ne savait pas l’orthographe, et ne s’en cachait pas :
Il ne vous manquait, mon gros drôle, pour être un parfait petit-maître, que de jouer le beau rigoureux, en ne faisant pas de réponse à un billet doux que je vous ai écrit par Gatti. Et pour avoir tous les airs (
aires) possibles, vous voulez vous donner celui d’être modeste.
Mme de Tencin appelait les gens d’esprit de son
monde ses bêtes ; Mme Geoffrin continuait
un peu de les traiter sur le même pied et à la baguette. Elle était grondeuse
par état, par bonne grâce de vieille, par contenance.
Elle jugeait ses amis, ses habitués, en toute rectitude, et on a retenu d’elle
des mots terribles qui lui échappaient, non plus en badinant. C’est elle qui a
dit de l’abbé Trublet, qu’on appelait devant elle un homme d’esprit :
« Lui, un homme d’esprit ! c’est
Elle disait du duc de Nivernais : un sot frotté
d’esprit. »« Il
est
Rulhière lisait dans les salons ses manqué de partout, guerrier manqué,
ambassadeur manqué, auteur manqué,
etc. »Anecdotes manuscrites sur la Russie ; elle aurait voulu qu’il les
jetât au feu, et elle lui offrait de l’en dédommager par une somme d’argent.
Rulhière s’indignait, et mettait en avant tous les grands sentiments d’honneur,
de désintéressement, d’amour de la vérité ; elle ne lui répondit que par ces
mots : « En voulez-vous davantage ? »
On voit que Mme Geoffrin n’était douce que quand elle le voulait, et que cette
bénignité d’humeur et de bienfaisance recouvrait une expérience amère.
« L’économie est la
source de l’indépendance et de la liberté. »
Et cette autre :
« Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de
l’amitié. »
Son esprit était de ces esprits fins dont Pascal a parlé, qui sont accoutumés à
juger au premier abord et tout d’une vue, et qui ne reviennent
guère à ce qu’ils ont une fois manqué. Ce sont des esprits qui redoutent un peu
la fatigue et l’ennui, et dont le jugement sain et quelquefois perçant n’est pas
continu. Mme Geoffrin, douée au plus haut degré de cette
sorte d’esprit, différait tout à fait en cela de Mme du Châtelet par exemple, laquelle aimait à suivre et à épuiser un
raisonnement. Ces esprits délicats et rapides sont surtout propres à la
connaissance du monde et des hommes ; ils aiment à promener leur vue plutôt qu’à
l’arrêter. Mme Geoffrin avait besoin, pour ne pas se lasser,
d’une grande variété de personnes et de choses. Les empressements la
suffoquaient ; le trop de durée, même d’un plaisir, le lui rendait
insupportable ; « de la société la plus aimable, elle ne voulait que ce
qu’elle en pouvait prendre à ses heures et à son aise »
. Une visite
qui menaçait de se prolonger et de s’éterniser la faisait pâlir et tourner à la
mort. Un jour qu’elle vit le bon abbé de Saint-Pierre s’installer chez elle pour
toute une soirée d’hiver, elle eut un moment d’effroi, et, s’inspirant de la
situation désespérée, elle fit si bien qu’elle tira parti du digne abbé, et le
rendit amusant. Il en fut tout étonné lui-même, et, comme elle lui faisait
compliment de sa bonne conversation en sortant, il répondit : « Madame,
je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué. »
Mme Geoffrin était une habile virtuose.
eMémoires à Mme Geoffrin et à la peinture de cette société. Morellet lui-même, quand il
parle d’elle, est non pas un excellent peintre, mais un parfait analyste ; la
main qui écrit est bien un peu lourde, mais la plume est nette et fine. Il n’est
pas jusqu’à Thomas, qu’on donne pour emphatique, qui ne soit très agréable et
très heureux d’expression au sujet de Mme Geoffrin. On
répète toujours que Thomas est enflé ; mais nous-mêmes nous sommes devenus, dans
notre habitude d’écrire, si enflés, si métaphoriques, que Thomas relu me paraît
simple.
Le grand événement de la vie de Mme Geoffrin fut le voyage
qu’elle fit en Pologne (1766), pour aller voir le roi Stanislas Poniatowski.
Elle l’avait connu tout jeune homme à Paris, et l’avait rencontré comme tant
d’autres dans ses bienfaits. À peine monté sur le trône de Pologne, il lui
écrivit : « Maman, votre fils est roi »
; et il la pria avec
instance de le venir visiter. Elle n’y résista point, malgré son âge déjà
avancé ; elle passa par Vienne, et y fut l’objet marqué des attentions des
souverains. On a cru qu’une petite commission diplomatique se glissa au fond de
ce voyage. On a les lettres de Mme Geoffrin écrites de
Varsovie, elles sont charmantes ; elles coururent Paris, et ce n’était pas avoir
bon air dans ce temps-là que de les ignorer. Voltaire choisit ce moment pour lui
écrire comme à une puissance ; il la priait d’intéresser le roi de Pologne à la
famille Sirven. Mme Geoffrin avait bonne tête, et ce voyage
ne la lui tourna point. Marmontel, me Geoffrin le remet au vrai point de vue :
Non, mon voisin, lui répond-elle (
voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela : il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez. Toutes choses resteront dans l’état où je les ai trouvées, et vous retrouverez aussi mon cœur tel que vous le connaissez, très sensible à l’amitié.
Écrivant à d’Alembert, de Varsovie également, elle disait, en se félicitant de son lot, et sans ivresse :
Ce voyage fait, je sens que j’aurai vu assez d’hommes et de choses pour être convaincue qu’ils sont partout à peu près les mêmes. J’ai mon magasin de réflexions et de comparaisons bien garni pour le reste de ma vie.
Et elle ajoute dans un sentiment aussi touchant qu’élevé, sur son royal pupille :
C’est une terrible condition que d’être roi de Pologne. Je n’ose lui dire à quel point je le trouve malheureux ; hélas ! il ne le sent que trop souvent. Tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mes pénates me fera remercier Dieu d’être née
Françaiseetparticulière.
Au retour de ce voyage où elle avait été comblée d’honneurs et de
considération, elle redoubla de modestie habile. On peut croire que cette
modestie, chez elle, n’était qu’une manière plus douce, et pleine de goût, de
porter son amour-propre et sa gloire. Mais elle excellait à cette manière
discrète et proportionnée. Comme Mme de Maintenon, elle
était de cette race des glorieuses modestes. Quand on la
complimentait et qu’on l’interrogeait sur ce voyage, qu’elle répondît ou qu’elle
ne répondît pas, elle ne mettait d’affectation ni dans ses paroles ni même dans
son silence. Personne ne connaissait mieux qu’elle, mieux que cette bourgeoise
de Paris, l’art d’en user avec les grands, d’en tirer ce qu’il fallait
Comme toutes les puissances, elle eut l’honneur d’être attaquée. Palissot essaya
de la traduire deux fois sur la scène à titre de patronne des encyclopédistes.
Mais, de toutes les attaques, la plus sensible à Mme Geoffrin dut être la publication des Lettres
familières de Montesquieu, que l’abbé de Guasco fit imprimer en 1767
pour lui être désagréable. Quelques mots de Montesquieu contre Mme Geoffrin indiquent assez ce qu’on pourrait d’ailleurs deviner,
qu’il entre toujours un peu d’intrigue et de manège partout où il y a des hommes
à gouverner, même quand ce sont les femmes qui s’en chargent. Mme Geoffrin, d’ailleurs, eut le crédit de faire arrêter l’édition, et
on mit des cartons aux endroits où il était question d’elle.
La dernière maladie de Mme Geoffrin présenta des
circonstances singulières. Tout en soutenant de ses libéralités l’Encyclopédie, elle avait toujours gardé un fond ou un coin de
religion. La Harpe raconte qu’elle avait à sa dévotion un confesseur capucin,
confesseur à très large manche, pour la commodité de ses amis qui en auraient eu
besoin ; car si elle n’aimait pas, quand on était de ses amis, qu’on se fît
mettre à la Bastille, elle n’aimait pas non plus qu’on mourût sans confession.
Pour elle, tout en vivant avec les philosophes, elle allait à la messe, comme on
va en bonne fortune, et elle avait sa tribune à l’église des Capucins, comme
d’autres auraient eu leur petite maison. L’âge augmenta cette disposition
sérieuse ou bienséante. À la suite d’un jubilé qu’elle suivit trop exactement
dans l’été de 1776, elle tomba en paralysie, et sa fille, profitant de cet état,
ferma la porte aux philosophes, dont elle craignait l’influence sur sa mère.
D’Alembert, Marmontel, Morellet, furent brusquement exclus ; on juge de la
rumeur. « Je plains cette
pauvre M
Mme Geoffrin de sentir cet esclavage, et d’avoir
ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille. »me Geoffrin ne s’appartenait plus ; même en revenant à elle,
elle sentit qu’il lui fallait choisir entre sa fille et ses amis, et le sang
l’emporta : « Ma fille, disait-elle en souriant, est comme Godefroy de
Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles. »
Elle faisait passer sous main à ces mêmes Infidèles ses amitiés et ses regrets ;
elle leur envoyait des cadeaux. Sa raison était affaiblie, mais sa forme
d’esprit subsistait toujours, et elle se réveillait pour dire de ces mots qui la
montraient encore semblable à elle-même. On s’entretenait autour de son lit des
moyens que les gouvernements pourraient employer pour rendre les peuples
heureux, et chacun d’inventer de grandes choses : « Ajoutez-y, dit-elle,
le soin de
procurer des plaisirs, chose dont on ne
s’occupe pas assez. »
Elle mourut sur la paroisse de Saint-Roch, le 6 octobre 1777. — Le nom de Mme Geoffrin et son genre d’influence nous ont naturellement
rappelé un autre nom aimable, qu’il est trop tard ici pour venir balancer avec
le sien. La Mme Geoffrin de nos jours, Mme Récamier, eut de plus que l’autre la jeunesse, la beauté, la
poésie, les grâces, l’étoile au front, ajoutons, une bonté non pas plus
ingénieuse, mais plus angélique. Ce que Mme Geoffrin eut de
plus dans son gouvernement de salon bien autrement étendu et considérable, ce
fut une raison plus ferme et plus à domicile en quelque sorte, qui faisait moins
de frais et d’avances, moins de sacrifices au goût des autres ; ce fut ce bon
sens unique dont Walpole nous a si bien rendu l’idée, un esprit non seulement
délicat et fin, mais juste et perçant.
me de La Tour-Franqueville, après la lecture
de La Nouvelle Héloïse, se monte la tête, se croit une Julie
d’Étange, et elle écrit des lettres très vives au grand écrivain, qui la traite
assez mal et en misanthrope qu’il est. Il est curieux de voir comment, dans un
cas analogue, le grand poète de l’Allemagne, Goethe, traita différemment l’une
de ses jeunes admiratrices, qui lui déclarait avec exaltation son amour. Mais
dans ce cas, non plus que dans l’autre, il ne faut pas s’attendre à un amour
vrai, naturel, partagé, à l’amour de deux êtres qui échangent et confondent les
sentiments les plus chers. Ce n’est pas de l’amour proprement dit, c’est un
culte ; il y a une prêtresse et un dieu. Seulement,
Au printemps de 1807, il y avait à Francfort une charmante jeune fille, âgée de
dix-neuf ans, et si petite qu’elle n’en paraissait que douze ou treize. Bettina
Brentano, fille d’un père italien établi et marié à Francfort, appartenait à une
famille très originale et dont tous les membres avaient un cachet de singularité
et de fantaisie. C’était un propos qui avait cours dans la ville, que,
« là où la folie finit chez les autres, elle ne faisait que commencer
chez les Brentano »
. La petite Bettina n’aurait pas pris ce mot pour
une injure : « Ce que d’autres appellent extravagance est compréhensible
pour moi, disait-elle, et fait partie d’un savoir intérieur que je ne puis
exprimer. »
Elle avait en elle le démon, le lutin, la fée, ce qu’il
y a au monde de plus opposé à l’esprit bourgeois et formaliste, avec qui elle
était en guerre déclarée. Restée Italienne par son imagination, qui était
colorée, pittoresque et lumineuse, elle y combinait la rêverie et l’exaltation
allemande, qu’elle semblait pousser par moments jusqu’à l’hallucination et
l’illuminisme : « Il y a en moi, disait-elle, un démon qui s’oppose à
tout ce qui veut faire de la réalité. »
La poésie était son monde
naturel. Elle sentait l’art et la nature comme on ne les sent qu’en Italie ;
mais ce sentiment, commencé à l’italienne, se traduisait, se terminait trop
souvent en vapeurs et en brouillards, non sans avoir passé par toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel. Bref, au milieu de tant de qualités rares qui
décoraient la petite Bettina et qui en faisaient une merveille, il ne lui
manquait que ce qu’on appellerait tout net le bon sens
français, lequel n’est
En parlant si librement de Bettina, j’ai presque besoin de m’en excuser, car
Bettina Brentano, devenue Mme d’Arnim, veuve aujourd’hui
d’Achim d’Arnim, l’un des poètes distingués de l’Allemagne, vit à Berlin,
entourée des hommes les plus remarquables, jouissant d’une considération qui
n’est pas due seulement aux facultés élevées de l’esprit, mais qui tient aussi
aux vertus excellentes de l’âme et du caractère. Cette fée, si longtemps lutine,
se trouve être, assure-t-on, l’un des plus dévoués des cœurs de femme. Mais
c’est elle-même qui, en 1835, deux ans après la mort de Goethe, a publié cette
Correspondance qui nous la fait connaître tout entière, et
qui nous permet, qui nous oblige d’en parler si à notre aise et si hardiment. Ce
livre, traduit en français par une femme de mérite qui s’est dérobée sous le
pseudonyme de Sébastien Albin, est un des plus curieux et des
plus propres à nous faire pénétrer dans les différences qui séparent le génie
allemand du nôtre. La préface de l’auteur commence par ces mots : «
C’est comme qui dirait : Ce livre est pour les bons et non pour les
méchants. »Honni
soit qui mal y pense !
Ce fut donc cette jeune fille de dix-neuf ans, Bettina, qui se mit un jour
brusquement à aimer le grand poète Goethe d’un amour idéal, et sans l’avoir
encore vu. Un matin qu’assise dans le jardin parfumé et silencieux, elle rêvait
à son isolement, l’idée de Goethe se présenta à son esprit ; elle ne le
connaissait que par sa renommée,
Goethe avait alors cinquante-huit ans ; il avait un peu aimé dans sa jeunesse la mère de Bettina. Il vivait depuis de longues années à Weimar, à la petite cour de Charles-Auguste, dans la faveur, ou, pour mieux dire, dans l’amitié et l’intimité du prince, dans une étude calme, variée, universelle, dans une fécondité de production incessante et facile, en tout au comble de la félicité, du génie et de la gloire. La mère de Goethe habitait Francfort ; Bettina se lia avec elle, et se mit à aimer, à étudier et à deviner le fils dans la personne de cette mère si remarquable, et si digne de celui qu’elle avait mis au monde.
Cette vieille mère de Goethe, M me la conseillère
de Goethe, comme on l’appelait, d’un caractère si élevé, si noble,
j’allais dire si auguste, toute pleine de grandes paroles et de conversations
mémorables, n’aime rien tant que d’entendre parler de son fils ; elle a, quand
on lui parle de lui, de
« grands yeux d’enfant »qui se fixent sur vous et dans lesquels brille le plus parfait contentement. Elle a fait de Bettina sa favorite ; celle-ci, en entrant, s’assied sur un petit tabouret à ses pieds, entame la conversation à tort et à travers, dérange la gravité des alentours et se permet toute licence, sûre d’être toujours pardonnée. La digne M
« et ces pensées, dit-elle, sont de l’or pour moi ». Mais à qui en parlerait-elle ? Devant qui compterait-elle son or, cet or qui n’est pas fait pour les profanes, sinon devant Bettina ? Aussi, quand cette folâtre est absente, quand elle court les bords du Rhin, comme cela lui arrive souvent, et qu’elle va faire l’école buissonnière à chaque vieille tour et à chaque rocher, elle manque bien à sa chère M
Dépêche-toi de revenir à la maison, lui écrit celle-ci. Cette année, je ne me sens pas aussi bien que l’année dernière ; quelquefois je te désire avec une certaine frayeur, et je reste des heures entières à penser à Wolfgang (prénom de Goethe), quand il était enfant et qu’il se roulait à mes pieds ; puis, comme il savait si bien jouer avec son frère Jacques, et lui raconter des histoires ! Il me faut absolument quelqu’un à qui je puisse dire tout cela,
et personne ne m’écoute aussi bien que toi. Je voudrais vraiment que tu fusses là, près de moi.
Bettina revient donc près de la mère de celui qu’elle vénère et
qu’elle adore ; et ce sont des conversations sans fin sur cette enfance de
Goethe, sur ce qu’il annonçait de bonne heure, sur les circonstances de sa
naissance, sur le poirier que planta son grand-père pour marquer ce beau jour,
et qui prospéra si bien, sur la chaise verte où s’asseyait sa
mère quand elle lui contait les histoires sans fin qui l’émerveillaient, sur les
présages et les premiers indices de son génie en éveil. Jamais enfance d’un dieu
n’a été épiée et recueillie dans ses moindres événements avec plus de curiosité
pieuse. Une fois qu’il traversait la rue avec plusieurs autres enfants, sa mère,
et une personne qui était avec elle à la fenêtre, remarquèrent qu’il marchait
avec beaucoup de majesté, et lui dirent que cette manière
de se tenir droit le distinguait des autres enfants de son âge. « C’est
par là que
, ajoutait la mère. — Bettina sait toutes ces choses des
commencements mieux que Goethe lui-même ; c’est à elle qu’il aura recours dans
la suite, quand il voudra les retrouver pour les enregistrer dans ses Mémoires, et elle aura raison de lui dire : « Quant à
moi, qu’est-ce que ma vie, sinon un profond miroir de ta vie ? »
Un jour, Goethe était déjà un beau jeune homme, le plus beau de ceux de son âge ;
il aimait fort l’exercice du patin, et il engagea sa mère à venir voir comment
il y réussissait. Il faisait un beau soleil d’hiver. La mère de Goethe, qui
aimait la magnificence, mit « une pelisse fourrée de velours cramoisi,
qui avait une longue queue et des agrafes d’or »
, et elle monta en
voiture avec des amis :
Arrivés au Main, raconte-t-elle, nous y trouvâmes mon fils qui patinait. Il volait comme une flèche à travers la foule des patineurs ; ses joues étaient rougies par l’air vif, et ses cheveux châtains tout à fait dépoudrés. Dès qu’il aperçut ma pelisse cramoisie, il s’approcha de la voiture et me regarda en souriant très gracieusement : — Eh bien ! que veux-tu ? lui dis-je. — Mère, vous n’avez pas froid dans la voiture, donnez-moi votre manteau de velours. — Mais tu ne veux pas le mettre, au moins ? — Certainement que je veux le mettre. — Allons, me voilà ôtant ma bonne pelisse chaude ; il la met, jette la queue sur son bras, et s’élance sur la glace
comme un fils des dieux. Ah ! Bettine, si tu l’avais vu ! il n’y a plus rien d’aussi beau ; j’en applaudis de bonheur ! Je le verrai toute ma vie, sortant par une arche du pont et rentrant par l’autre : le vent soulevait derrière lui la queue de la pelisse, qu’il avait laissée tomber.
Et elle ajoute que la mère de Bettina était sur le rivage et que
c’était à elle que son fils, ce jour-là, voulait plaire. Mais n’avez-vous pas
senti dans ce simple récit de la mère tout l’orgueil de Latone : C’est un fils
des dieux ? Ne croirait-on pas vraiment entendre,
non la femme d’un bourgeois de Francfort, mais l’épouse d’un sénateur romain,
une impératrice romaine ou Cornélie ?
Ce que sentait cette mère alors, toute l’Allemagne depuis l’a senti pour Goethe :
Goethe, c’est la patrie allemande.
En lisant ces lettres de Bettina, on fait comme elle, on se surprend à étudier
Goethe dans sa mère, et on l’y retrouve plus grand, plus simple du moins et plus
naturel, avant l’étiquette, et dans la haute sincérité de sa race. On voudrait
qu’il se fût un peu plus ressouvenu dans son génie de ce mot de sa mère :
« Il n’y a rien de plus grand que quand l’homme se fait sentir dans
l’homme. »
— On a dit que Goethe aimait peu sa mère, qu’il l’aimait
froidement, que, pendant de longues années, séparé d’elle seulement par une
quarantaine de lieues, il ne la visita point ; on l’a taxé à ce sujet d’égoïsme
et de sécheresse. Je crois qu’ici on a exagéré. Avant de refuser une qualité à
Goethe, il faut y regarder à deux fois, car le premier aspect chez lui est celui
d’une certaine froideur, mais cette froideur recouvre souvent la qualité
première subsistante. Une mère ne continue pas d’aimer et de révérer à ce point
un fils jusqu’à la dernière heure, quand il a envers elle un tort grave. La mère
de Goethe n’en trouvait aucun à son fils, et il ne nous appartient pas d’être
plus sévère qu’elle. Ce fils aimait sa mère à sa manière, à la manière de tous
deux, et, quoique cette façon filiale ne soit pas peut-être de celles qui
doivent se proposer en modèle, il n’était point ingrat : «
Ce Tiens chaud de cœur à ma mère, écrivait-il à Bettina… Je voudrais
cordialement être à même de te récompenser de tes soins pour ma mère. Il me
venait un courant d’air de son côté. Maintenant que courant d’air pourtant ne laisse pas de faire sourire ;
Fontenelle n’eût pas mieux dit. J’ai pensé quelquefois qu’on pourrait définir
Goethe à notre usage, un Fontenelle revêtu de poésie. Au
moment où il perdit sa mère, Bettina lui écrivait, en faisant allusion à cette
disposition froide et ennemie de la douleur, qu’on lui attribue : « On
prétend que tu te détournes de ce qui est triste et irréparable : ne te
détourne pas de l’image de ta mère mourante ; sache combien elle fut aimante
et sage à son dernier moment, et combien
Par ce dernier trait, elle
montre bien qu’elle sait l’endroit par où il faut le pénétrer. Goethe lui répond
avec des paroles senties de reconnaissance pour tout ce que sa mère lui a dû de
soins dans sa vieillesse et de l’élément
poétique prédominait en elle. »reverdissement. Mais, à dater
de ce jour, celle qui faisait leur principal lien leur manqua, et la liaison
bientôt s’en ressentit.
Cependant j’ai dit que Bettina s’était éprise d’amour pour Goethe, et on pourrait
demander à quels signes cet amour se reconnaissait. Oh ! ce n’était point un
amour vulgaire ; ce n’était pas même un amour naturel, comme ceux de Didon, ou
de Juliette, ou de Virginie, un de ces amours qui brûlent et consument jusqu’à
ce qu’il y ait eu satisfaction du désir : c’était un amour idéal, mieux qu’un
amour de tête, et pas tout à fait un amour de cœur. Je ne sais trop comment
l’expliquer, et Bettina y était bien embarrassée elle-même. Le fait est que,
douée d’une vive imagination, d’un sens poétique exquis, d’un sentiment
passionné de la nature, elle personnifiait tous ses goûts et toutes ses
inspirations de jeunesse dans la figure de Goethe, et qu’elle l’aimait avec
transport comme le type vivant de tout ce qu’elle rêvait. Aussi cet amour ne
faisait nullement son tourment à elle, mais « Je sais un secret, disait-elle : quand deux êtres sont réunis et
que le génie divin est avec eux, c’est là le plus grand bonheur
possible. »
Et il lui suffisait le plus souvent que cette réunion
fût en idée et en esprit. Lui qui connaissait la vie et les sens non moins que
l’idéal, il avait tout d’abord classé cet amour, et il ne s’en défiait pas, à
condition de ne pas trop le laisser approcher de lui. Le privilège des dieux
est, comme on sait, une éternelle jeunesse : même à cinquante-huit ans, Goethe
n’eût pas sans doute été un vieillard assez aguerri pour supporter tous les
jours, sans danger, le voisinage et les familiarités, les agaceries innocentes
de Bettina. Mais Bettina vivait loin de lui ; elle lui écrivait des lettres
pleines de vie, brillantes de sensations, de couleurs, de sons et d’arabesques
de tout genre, qui l’intéressaient et le rajeunissaient agréablement. C’était un
être nouveau et plein de grâce, qui venait s’offrir à son observation de poète
et de naturaliste. Elle lui rouvrait tout un livre imprévu d’admirables images et de charmantes représentations. Pour
lui, il valait autant lire ce livre-là qu’un autre, d’autant plus que son nom
s’y trouvait encadré dans l’auréole à chaque page. Il appelait ces pages de
Bettina les «
:
évangiles de la nature »« Continue de prêcher, lui disait-il, tes évangiles de la
nature. »
Il se sentait le dieu fait homme de cet
Évangile-là. Elle lui rendait surtout, et utilement pour son
talent d’artiste, les impressions et la fraîcheur du passé qu’il avait perdues
dans sa vie un peu factice : « Mes souvenirs de jeunesse connaissent tout
ce que tu me dis, lui écrivait-il ; cela me fait l’effet du lointain qu’on
se rappelle tout à coup distinctement, quoiqu’on l’ait pendant longtemps
oublié. »
Il ne se prodigue pas pour elle, mais jamais il ne la
rebute ; il lui donne la réplique tout juste assez pour qu’elle ne se décourage
pas et qu’elle continue.
petite souris). Partout où elle peut grimper, aux arbres, aux rochers,
aux arcades des églises gothiques, elle grimpe et s’y pose en se jouant. Un jour
que, dans une de ses lutineries, elle était montée, au couchant du soleil,
jusque dans les sculptures gothiques de la cathédrale de Cologne, elle se
donnait le plaisir d’écrire à la mère de Goethe : « Madame la
conseillère, que cela vous eût fait peur de me voir, du milieu du Rhin,
— assise dans une rose gothique ! »« J’aime mieux danser que marcher, dit-elle encore quelque part, et
j’aime mieux voler que danser. »
Bettina, courant, jouant, s’ébattant, est donc en route cette fois pour Weimar. Elle n’y arrive qu’après avoir passé plusieurs nuits sans dormir sur le siège de la voiture. Elle court, en arrivant, chez Wieland qui connaissait sa famille, et se munit d’un billet de lui pour Goethe. Elle entre, on l’introduit. Après quelques instants d’attente, la porte s’ouvre et Goethe paraît :
Il était là, sérieux, solennel, et il me regardait fixement. Je crois que j’étendis les mains vers lui ; je me sentais défaillir. Goethe me reçut sur son cœur : «
Pauvre enfant ! Vous ai-je fait peur? » Cefurent les premières paroles qu’il prononça et qui pénétrèrent dans mon âme. Il me conduisit dans sa chambre et me fit asseoir sur le canapé en face de lui. Nous nous taisions tous deux. Il rompit enfin le silence : « Vous aurez lu dans le journal, dit-il, que nous avons fait, il y a quelques jours, une grande perte en la personne de la duchesse Amélie (la duchesse douairière de Saxe-Weimar). — Ah ! lui répondis-je, je ne lis pas le journal. — Vraiment ! je croyais que tout ce qui arrivait à Weimar vous intéressait ? — Non, rien ne m’intéresse que vous, et je suis beaucoup trop impatiente pour feuilleter un journal. — Vous êtes une aimable enfant. » Longue pause. J’étais toujours exilée sur ce fatal canapé, tremblante et craintive. Vous savez qu’il m’est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas ! mère (c’est à la mère de Goethe qu’elle adresse ce récit), peut-on se conduire comme je l’ai fait ! Je m’écriai : « Je ne puis rester sur ce canapé ! » Et je me levai précipitamment. « Eh bien ! faites ce qu’il vous plaira », me dit-il. Je me jetai à son cou, et lui m’attira sur ses genoux et me serra contre son cœur.
Nous avons besoin de nous rappeler que nous sommes en Allemagne
pour nous rassurer. La voilà donc sur son cœur, c’est bon pour un instant ; mais
le singulier, c’est qu’elle y resta assez de temps pour s’y endormir, car elle
venait de passer plusieurs nuits en voyage, et elle mourait de fatigue. Ce n’est
qu’au réveil qu’elle commença un peu à causer. Goethe cueillit une feuille de la
vigne qui grimpait à sa fenêtre, et lui dit : « Cette feuille et ta joue
ont la même fraîcheur, le même duvet. »
Vous croyez peut-être que
cette scène est tout enfantine et puérile, mais peu après Goethe lui parle des
choses les plus sérieuses et du profond de son âme ; il lui parle de Schiller,
mort depuis deux printemps ; et, comme Bettina l’interrompait pour lui dire
qu’elle aimait peu Schiller, il se mit à lui expliquer cette nature de poète si
différente de la sienne, et pourtant si grande, si généreuse, et qu’il avait eu,
lui aussi, la générosité d’embrasser si pleinement et de comprendre. Ces paroles
de Goethe sur Schiller allèrent jusqu’à l’attendrissement. Le soir « Ne peux-tu te contenter que je te les donne ? »
C’est un
mélange singulier que ces premières scènes de Weimar, à demi enfantines, à demi
mystiques, et dès l’abord si vives ; il n’aurait pas fallu pourtant les
recommencer tous les jours. À la seconde rencontre qui eut lieu à Wartbourg, à
quelques mois d’intervalle, comme la voix manquait à Bettina pour s’exprimer,
Goethe lui posa la main sur la bouche et lui dit : « Parle des yeux, je
comprends tout. »
Et quand il s’aperçut que les yeux de la charmante
enfant, de l’enfant brune et téméraire, étaient remplis de
larmes, il les lui ferma, en ajoutant avec grande raison : « Du calme !
du calme ! c’est ce qui nous convient à tous deux. »
Mais
n’êtes-vous pas tenté de vous demander en lisant ces scènes : Qu’en
dirait Voltaire ?
Sortons un peu des habitudes françaises pour nous faire une idée juste de Goethe.
Personne n’a mieux parlé que lui de Voltaire même, ne l’a mieux défini et
compris comme le type excellent et complet du génie français ; tâchons à notre
tour de lui rendre la pareille en le comprenant, lui le type accompli du génie
allemand. Goethe est, avec Cuvier, le dernier grand homme qu’ait vu mourir le
siècle. Le propre de Goethe était l’étendue, l’universalité même. Grand
naturaliste et poète, il étudie chaque objet et le voit à la fois dans la
réalité et dans l’idéal ; il l’étudie en tant qu’individu, et il l’élève, il le
place à son rang dans l’ordre général de la nature ; et cependant il en respire
le parfum de poésie que toute chose recèle en soi. Goethe tirait de la poésie de
tout ; il était curieux de tout. Il n’était pas un homme, pas une branche
d’étude Salve, il exerçait l’hospitalité envers les étrangers,
les recevant indistinctement, causant avec eux dans leur langue, faisant servir
chacun de sujet à son étude, à sa connaissance, n’ayant d’autre but en toute
chose que l’agrandissement de son goût : serein, calme, sans
fiel, sans envie. Quand une chose ou un homme lui déplaisait, ou ne valait pas
la peine qu’il s’y arrêtât plus longtemps, il se détournait et portait son
regard ailleurs dans ce vaste univers où il n’avait qu’à choisir ; non pas
indifférent, mais non pas attaché ; curieux avec insistance, avec sollicitude,
mais sans se prendre au fond ; bienveillant comme on se figure que le serait un
dieu ; véritablement olympien : ce mot-là, de l’autre côté du
Rhin, ne fait pas sourire. Paraissait-il un poète nouveau, un talent marqué
d’originalité, un Byron, un Manzoni, Goethe l’étudiait aussitôt avec un intérêt
extrême et sans y apporter aucun sentiment personnel étranger ; il avait l’amour du génie. Pour Manzoni, par exemple, qu’il ne
connaissait nullement, quand Le Comte de Carmagnola lui tomba
entre les mains, le voilà qui s’éprend, qui s’enfonce dans l’étude de cette
pièce, y découvrant mille intentions, mille beautés, et un jour, dans son
recueil périodique (Sur l’art et l’Antiquité), où il déversait
le trop-plein de ses pensées, il annonce Manzoni à l’Europe. Quand une revue
anglaise l’attaqua, il le défendit et par toutes sortes de raisons auxquelles
Manzoni n’avait certes pas songé. Puis, quand il vit M. Cousin et qu’il sut que
c’était un ami de Manzoni, il se mit à l’interroger avec détail, avec une
insatiable être, cette production nouvelle de la nature qui avait nom
Manzoni, absolument comme lui, botaniste, il aurait fait
d’une plante. Ainsi de tout. Pour Schiller il fut admirable de sollicitude, de
conseil. Il vit ce jeune homme ardent, enthousiaste, qui était emporté par son
génie sans savoir le conduire. Mille différences, qui semblaient des
antipathies, les séparaient. Goethe n’usa pas moins de son crédit pour faire
nommer Schiller professeur d’histoire à Iéna. Puis, un incident heureux les
ayant rapprochés, la fusion se fit, il prit insensiblement en main ce génie qui
cherchait encore sa vraie voie. La Correspondance, publiée
depuis, a montré Goethe le conseillant, influant salutairement sur lui sans se
faire valoir, le menant à bien comme eût fait un père ou un frère. Il appelait
Schiller un être magnifique. Goethe comprenait tout dans
l’univers, — tout, excepté deux choses peut-être, le chrétien
et le héros. Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu
au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n’est pas bien sûr qu’il ne
les ait pas considérés comme deux énormités et deux monstruosités dans l’ordre de la nature.
Goethe n’aimait ni le sacrifice ni le tourment. Quand il voyait quelqu’un malade,
triste et préoccupé, il rappelait de quelle manière il avait écrit Werther pour se défaire d’une importune idée de suicide :
« Faites comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet enfant qui vous
tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. »
Sa mère
savait également la recette ; elle écrivait un jour à Bettina, qui avait perdu
par un suicide une jeune amie, la chanoinesse Gunderode, et qui en était devenue
toute mélancolique :
Mon fils a dit :
Il faut user par le travail ce qui nous oppresse.Et quand il avait un chagrin, il en faisait un poème. Je te l’ai répété mainte fois, écris l’histoire de Gunderode, et envoie-la à Weimar ; mon fils la désire ; il la conservera, et au moins elle ne te pèsera plus sur le cœur.
Tel était, autant qu’un rapide aperçu peut l’embrasser, l’homme que Bettina s’était mise à aimer, mais qu’elle aimait comme il leur seyait à tous deux, c’est-à-dire d’une flamme qui caresse et qui ne brûle pas.
À partir de ce jour de l’entrevue, et après être retournée à Francfort, elle lui
écrivit sur toutes choses, lui envoya toutes ses pensées, tantôt sur le ton de
l’hymne et de l’adoration, tantôt sur celui de la gaieté et du badinage.
Quelquefois cette effusion à laquelle elle se livre est bien étrange et touche
de près au ridicule : « Quand je suis au milieu de la nature, dont votre
esprit, lui écrit-elle, m’a fait comprendre la vie intime, souvent je
confonds et votre esprit et cette vie. Je me couche sur le gazon vert en
l’embrassant… »
Elle lui répète trop souvent : « Tu es beau,
tu es grand et admirable, et meilleur que tout ce que j’ai connu… Comme le
soleil, tu traverses la nuit… »
Elle lui parle dans ces moments
comme on parlerait à Jéhovah. Mais, tout à côté, il y a des légèretés et des
fraîcheurs de pensée et d’expression ravissantes. La lettre qu’on peut appeler
Sous le tilleul, à cause d’un tilleul creux qui y est
décrit, est toute pleine de vie, de gazouillements d’oiseaux, de bourdonnements
d’abeilles dans le rayon. Elle-même, en ces moments, s’adressant au poète et se
plaignant de n’être pas aimée comme elle aime, a raison de s’écrier :
« Ne suis-je pas l’abeille qui s’en va volant et qui te rapporte le
nectar de chaque fleur ? »
Mais Goethe est comme Jean-Jacques, comme
tout poète : il est amoureux ; mais amoureux de l’héroïne de son
roman et de son rêve. Rousseau n’aurait pas donné la Julie de sa
création pour me d’Houdetot elle-même. Bettina
a des moments de bon sens et des éclairs de passion vraie où elle s’aperçoit et
se plaint de cette inégalité d’échange : « Oh ! ne pèche pas contre moi,
dit-elle à Goethe, ne te fais pas d’idole sculptée pour ensuite l’adorer,
tandis que tu as la possibilité de créer entre nous un lien merveilleux et
spirituel. »
Mais ce lien tout spirituel et métaphysique qu’elle
rêve, cet amour en l’air, pourrait-on lui dire, est-ce là le
vrai lien ?
Goethe, à la différence de Rousseau, est charmant pour celle même qu’il tient à
distance ; il répare à l’instant, par un mot gracieux et poétique, ses froideurs
apparentes ou réelles, il les recouvre d’un sourire. Cette aimable et joueuse
enfant lui remet en pensée le temps où il était meilleur, plus vraiment heureux,
où il n’avait pas encore détourné et en partie sacrifié à la contemplation et à
la réflexion du dehors son âme primitive, intérieure et plus délicate. Il
reconnaît qu’il lui doit un rajeunissement d’esprit et un retour à la vie
spirituelle. Il lui renvoie souvent ses propres pensées à elle, revêtues du
rythme ; il les fixe en sonnet : « Adieu, ma charmante enfant, lui
dit-il ; écris-moi bientôt, afin que j’aie bientôt quelque chose à
Elle lui fournit des traduire. »thèmes de poésie : il les brode, il les exécute. Oserons-nous dire
qu’il nous semble souvent que la fleur naturelle est devenue par là une fleur
artificielle plus brillante, plus polie, mais aussi plus glacée, et qu’elle a
perdu de son parfum ? Il paraît, au reste, reconnaître lui-même cette
supériorité d’une nature riche et capricieuse, qui se produit chaque fois sous
une forme toujours surprenante, toujours nouvelle : « Tu es ravissante,
ma jeune danseuse, lui dit-il ; à chaque mouvement, tu nous jettes à
l’improviste une couronne. »
C’est qu’aussi elle le comprend si bien, elle sait si « avec ses grands
yeux noirs un peu ouverts, et tout remplis d’amabilité quand ils la
regardent »
. Elle sent si bien en lui la dignité qui
vient de la grandeur de l’esprit : « Quand je te vis pour la
première fois, ce qui me parut remarquable en toi et m’inspira tout à la
fois une vénération profonde et un amour décidé, c’est que toute ta personne
exprime ce que le roi David dit de l’homme :
Et cette dignité chez Goethe, dans le
talent comme dans la personne, se marie très bien avec les grâces, non pas avec
les grâces tendres ou naïves, mais avec les grâces sévères et un peu
réfléchies : Chacun doit être
le roi de soi-même. »« Ami, lui dit-elle encore avec passion, je pourrais être
jalouse des Grâces ; elles sont femmes, et elles te précèdent sans cesse ;
où tu parais, paraît avec toi la sainte Harmonie. »
Elle le comprend
sous les différentes formes qu’a revêtues son talent, sous la forme passagère et
orageuse de Werther, comme sous la figure plus calme et supérieure qui a
triomphé : « Torrent superbe, oh ! comme alors tu traversais bruyamment
les régions de la jeunesse, et comme tu coules maintenant, fleuve
tranquille, à travers les prairies ! »
Avec quel dédain un peu
jaloux elle s’en prend à Mme de Staël, qui s’attendait
d’abord à trouver dans Goethe un second Werther, et qui était toute désappointée
et au regret de l’avoir trouvé si différent, comme si elle l’en avait jugé
moindre ! « M
me de Staël s’est trompée deux fois,
disait Bettina, la première dans son attente, la seconde dans son
jugement. »
Cependant cette jeune fille si vive, ce lutin mobile qui a en lui je ne sais quoi
de l’esprit éthéré de Mab ou de Wilhelm Meister, du sang italien dans les veines. Bettina
a beau se faire Allemande autant que possible, elle ne peut se contenter tout à
fait de cette vénération esthétique et idéale qui ne suffit
pas à la nature. Il y a des moments où, sans bien s’en rendre compte, elle
désire plus ; elle voudrait passer tout un printemps avec son auguste ami. Elle
voudrait se donner tout entière en esprit, mais qu’on se donnât aussi en
retour : « Peut-on recevoir un présent sans se donner, soi aussi, en
présent ? remarque-t-elle très bien. Ce qui ne se donne pas tout entier et
pour toujours, peut-on l’appeler un don ? »
Or Goethe se montre,
mais il ne se donne pas. Il lui écrit des lettres courtes, et quelquefois par un
secrétaire ; elle s’irrite alors, elle boude. Elle demande peu, mais que ce peu
soit au moins tout entier de lui : « Tu m’as dans mes lettres, dit-elle ;
mais moi, t’ai-je dans les tiennes ? »
Depuis la mort de la mère de
Goethe, Bettina a plus de sujet de se plaindre ; car cette bonne mère
connaissait son fils et expliquait à la jeune fille comme quoi l’émotion du
poète se retrouvait dans ces quelques lignes légèrement tracées, et qui eussent
paru peu de chose venant d’un autre : « Moi, je connais bien Wolfgang
(Goethe), disait-elle ; il a écrit ceci le cœur plein d’émotion. »
Mais, depuis que Bettina n’a plus cette clairvoyante interprète pour la
rassurer, il lui arrive de douter quelquefois. Au reste, la douleur n’a pas le
temps de se glisser à travers toutes ces explosions de fantaisie et ces fusées
brillantes, et l’on se prend, en la lisant, à répéter avec Goethe lui-même que
ce sont là d’aimables illusions : « Car qui pourrait raisonnablement
croire à tant d’amour ? Il vaut mieux accepter tout cela comme un
rêve. »
Si Goethe était réellement amoureux, remarquez bien « Ô Goethe ! que
ne puis-je aller en Tyrol, et y arriver à temps pour mourir de la mort des
héros ! »
La prise et la mort d’Hofer, qu’on laisse fusiller, lui
arrachent des paroles de douleur et de haute éloquence morale. Les réponses de
Goethe à ces accents héroïques sont curieuses. Il composait durant ce temps-là,
durant les jours de Wagram, son froid roman des Affinités
électives, afin de détourner sa pensée des malheurs du temps. Le cri
ardent de Bettina tire de lui cette réflexion paisible : « En mettant ta
dernière lettre avec les autres, je trouve qu’
Voilà bien le
naturaliste contemplateur elle clôt une
intéressante époque (1807-1810). Tu m’as conduit, à travers un charmant labyrinthe d’opinions philosophiques,
historiques et musicales, au temple de Mars, et dans tout
et toujours tu conserves ta saine énergie… »énergie, il y applaudit, mais il s’en passe. Du point de vue où il
s’est placé, il ne voit dans ces scènes, où des masses d’hommes se sont
sacrifiées pour de grandes causes, que des « transformations
capricieuses »
de la vie. Dans le sang répandu des héros tyroliens,
il n’a vu encore qu’un parfum de poésie : « Tu as raison, écrivait-il à
Bettina, de dire que le sang des héros répandu sur la terre renaît dans
chaque fleur. »
Encore un coup, l’héroïsme n’est pas le côté
supérieur de Goethe.
On a dit de Goethe que c’était un dieu olympien, mais ce n’était certes pas un dieu de l’Olympe d’Homère : quand de telles batailles se livrent sous Ilion, Homère y fait descendre tous ses dieux.
Après Hofer, comme seconde infidélité de Bettina, il faut compter Beethoven. Du premier jour qu’elle le vit à Vienne, en mai 1810, Bettina ressentit ce qu’elle avait senti pour Goethe : elle oublia l’univers. Le grand compositeur, sourd, misanthrope, amer pour tous, fut pour elle, dès la première visite, ouvert, confiant, abondant en bonnes et magnifiques paroles : il se mit aussitôt au piano, et joua et chanta, à son intention, ses chants les plus divins. Ravi de sa façon d’écouter et de son approbation franche et naïve, il la reconduisit jusque chez elle, et il lui disait mille choses de l’art en chemin :
Il parlait si haut et s’arrêtait si souvent, raconte-t-elle, qu’il fallait du courage pour rester à l’écouter ; mais ce qu’il disait était si inattendu, si passionné, que j’oubliais que nous étions dans la rue. On fut fort étonné chez nous de le voir arriver avec moi. Après le dîner, il se mit de son plein gré au piano, et joua longtemps et merveilleusement bien ;
son génie et son orgueil fermentaient ensemble.
C’est un don rare et une preuve de génie aussi, il faut mages qui se saluent de loin par ce petit
page lutin qui fait si bien les messages, et qui les fait cette fois avec
grandeur. Ici encore Goethe garde bien son caractère de curieux qui étudie et
qui cherche à s’expliquer naturellement les êtres et les choses. Il est enchanté
et ravi de voir un si grand individu que Beethoven venir
augmenter sa collection et sa connaissance : « J’ai eu bien du plaisir,
dit-il, à voir se refléter en moi cette image d’un génie original. »
Ce grand miroir de l’intelligence de Goethe tressaille involontairement, quand
un nouvel objet digne de lui s’y réfléchit. Goethe et Beethoven se virent deux
ans après, à Tœplitz. Dans cette rencontre de deux génies égaux et frères à tant
d’égards, et dont l’un juge l’autre, Beethoven conserve manifestement la
supériorité morale.
On a deux lettres de lui à Bettina. Il est évident que Beethoven fut touché au
cœur par cette jeune personne qui savait si bien l’écouter et lui répondre avec
ses beaux regards expressifs. On se dit en lisant ces deux admirables lettres :
Que n’a-t-elle aimé Beethoven au lieu de « Chère, très chère
Bettine, qui comprend l’art ? Avec qui s’entretenir de cette grande
divinité ? »
C’est avec elle qu’il en aurait pu causer avec
épanchement ; car, « chère enfant, lui disait-il, il y a bien longtemps
que nous professons la même opinion sur toute chose »
.
Il faut bien que tout finisse. Bettina se maria en 1811 à M. d’Arnim, et sa liaison avec Goethe, sans jamais cesser, en reçut une atteinte. Avec toute la complaisance possible d’imagination, il n’y avait plus moyen de continuer comme auparavant le rêve. Cette liaison passa graduellement à l’état de culte immuable et de souvenir. Bettina fit peu à peu des reliques de tout ce qui avait été le parfum et l’encens de sa jeunesse.
J’aurais voulu pouvoir donner une plus complète et plus juste idée d’un livre qui
est si loin de nous, de notre manière de sentir et de sourire, si loin en tout
de la race gauloise, d’un livre où il entre tant de fantaisie, de grâce,
d’aperçus élevés, de folie, et où le bon sens ne sort que déguisé en espièglerie
et en caprice. Goethe, un jour qu’il s’était longtemps promené avec Bettina dans
le parc de Weimar, la comparait à la femme grecque de Mantinée, qui donnait des
leçons d’amour à Socrate, et il ajoutait : « Tu ne prononces pas une
seule parole sensée, mais ta folie instruit plus que la sagesse de la
Grecque. »
Que pourrions-nous ajouter à un tel jugement ?
Mais, le lendemain du jour où l’on a lu ce livre, pour rentrer en plein dans le
vrai de la nature et de la passion Énéide, quelques scènes de Roméo et Juliette, ou encore l’épisode de Françoise de Rimini chez
Dante, ou tout simplement Manon Lescaut.
Gil Blas, malgré le costume espagnol et toutes les
imitations qu’on a pu y relever, est un des livres les plus français que nous
ayons. Il importe assez peu pour la qualité de l’ouvrage que l’auteur en ait
pris ici ou là le canevas, qu’il y ait inséré tel ou tel épisode d’emprunt : le
mérite n’est pas dans l’invention générale, mais dans la conduite, dans le
ménagement de chaque scène et de chaque tableau, dans le détail du propos et du
récit, dans l’air aisé et le tour d’enjouement qui unit tout cela. En prose et
sous forme de roman, c’est un mérite, une originalité du même genre que celle de
La Fontaine. La touche de Lesage est toute française, et si notre littérature
possède un livre qu’il soit bon de relire après chaque invasion, après chaque
trouble dans l’ordre de la morale, de la politique et du goût, pour se calmer
l’humeur, se remettre l’esprit au point de vue et se rafraîchir le langage,
c’est Gil Blas.
Lesage est né, s’est formé et a commencé à se produire
Pourtant il paraît qu’aussitôt après son mariage il essaya de vivre d’un emploi régulier, et qu’il fut quelque temps dans la finance en province, commis chez quelque fermier général : il n’y resta que peu et en rapporta l’horreur et le mépris des traitants, qu’il a depuis stigmatisés en toute rencontre. Le caractère habituel de la satire de Lesage est d’être enjouée, légère, et piquante sans amertume ; mais, toutes les fois qu’il s’agit des traitants, des Turcarets, il aiguise le trait et l’enfonce sans pitié, comme s’il avait à exercer quelques représailles. Je fais la même remarque en ce qui touche les comédiens, dont il avait eu souvent à se plaindre. Ce sont les deux seules classes auxquelles le satirique aimable se prenne avec tant de vivacité et s’acharne presque, lui dont la raillerie, en général, se tempère de bonne humeur et de bonhomie.
Devenu homme de lettres, Lesage rencontra un protecteur et un conseiller utile
dans l’abbé de Lionne, l’un des fils de l’habile ministre. L’abbé de Lionne
connaissait la langue et la littérature espagnoles, et il y introduisit Lesage.
Celui-ci sut l’espagnol à une époque où l’on commençait à ne plus le savoir en
France, et il y puisa d’autant plus librement comme à une mine encore riche qui
redevenait ignorée. Faisons-nous une idée juste métier. Mais il le faisait avec naturel, avec facilité, avec
un don de récit et de mise en scène qui était son talent propre, avec une veine
de raillerie et de comique qui se répandait sur tout, avec une morale vive,
enjouée, courante, qui était sa manière même de sentir et de penser. Après
quelques essais assez malheureux de traductions et d’imitations, il eut ses deux
premiers succès en l’année 1707 : la jolie comédie de Crispin rival
de son maître, et Le Diable boiteux.
Le Diable boiteux, pour le titre, le cadre et les personnages,
est pris de l’espagnol ; mais Lesage ramena le tout au point de vue de Paris ;
il savait notre mesure ; il mania son original à son gré, avec aisance, avec
à-propos ; il y sema les allusions à notre usage ; il fondit ce qu’il gardait et
ce qu’il ajoutait dans un amusant tableau de mœurs, qui parut à la fois neuf et
facile, imprévu et reconnaissable. Ce livre est celui que Lesage refera et
recommencera dans la suite en cent façons sous une forme ou sous une autre, le
tableau d’ensemble de la vie humaine, une revue animée de toutes les conditions,
avec les intrigues, les vices, les ridicules propres à chacune. Qu’on se
représente l’état des esprits au moment où parut Le Diable
boiteux, cette vieillesse chagrine, ennuyée, calamiteuse de Louis XIV,
cette dévotion de commande qui pesait sur tous, le décorum devenu une gêne et
une contrainte. Tout à coup Asmodée va se percher avec son écolier au haut d’une
tour, comme qui dirait au haut des tours de Notre-Dame ; de « On
travaille à une troisième, annonçait le
Journal de Verdun
(décembre 1707) ; deux seigneurs de la Cour mirent l’épée à la main dans la
boutique de la Barbin, pour avoir le dernier exemplaire de la seconde
édition. »
Boileau, un jour que Jean-Baptiste Rousseau était chez lui, ayant surpris Le Diable boiteux entre les mains de son petit laquais, le
menaça de le chasser si le livre couchait dans la maison. Voilà un succès qui se
consacre et s’égaie encore de cette colère de Boileau.
Pour un petit laquais le livre n’était peut-être pas très moral ; ce n’est pas
assurément la morale du catéchisme qu’il prêche, c’est celle de la vie
pratique : n’être dupe de rien ni de personne. On en peut dire comme on l’a dit
si bien de Gil Blas : ce livre est moral comme l’expérience.
Dès son premier ouvrage, le caractère de Lesage se dessine à merveille ; c’est
du La Bruyère en scène et en action, sans trace d’effort. Le Diable
boiteux précède très bien les Lettres persanes, mais
il les précède d’un pas léger, sans aucune prétention au trait et sans fatigue ;
il n’y a pas l’ombre de manière dans Lesage. Les traits de
Lesage, ce sont de ces mots piquants et vifs qui échappent en courant. Ainsi
Asmodée, parlant d’un autre démon de ses confrères avec qui il avait eu
querelle : « On nous réconcilia, dit-il, nous nous embrassâmes, et depuis
ce temps-là nous sommes ennemis mortels. »
Rien de plus gai et de plus plaisant que la petite comédie Crispin rival de son maître. Une des premières scènes entre
les deux valets, Crispin et La Branche, offre un exemple de cette légèreté dans
le comique, qui est le propre de Lesage, soit à la scène, soit dans le roman.
Les deux valets, en se revoyant, se font part l’un à l’autre de leurs
aventures ; ils ont tous deux été autrefois de francs coquins, et ils croient
s’être corrigés en se remettant au service. La Branche surtout se flatte d’être
rentré dans la bonne voie ; il sert un jeune homme appelé Damis : « C’est
un aimable garçon, dit-il : il aime le jeu, le vin, les femmes, c’est un
homme universel. Nous faisons ensemble toutes sortes de débauches. Cela
m’amuse ;
— L’innocente vie ! reprend Crispin. Et moi je dirai : L’excellent et innocent
comique que celui-là, et qui nous livre si naïvement le vice ! Dès cette pièce
de Crispin commence l’attaque aux gens de finance : on voit poindre cela me détourne de mal faire. »Turcaret. Crispin se dit à lui-même qu’il est las d’être valet :
« Ah ! Crispin, c’est ta faute ! Tu as toujours donné dans la
bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance… Avec l’esprit
que j’ai, morbleu ! j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute. »
Et
le trait final va servir comme de transition à la prochaine comédie de Lesage,
lorsque Oronte dit aux deux valets : « Vous avez de l’esprit, mais il en
faut faire un meilleur usage, et, pour vous rendre honnêtes gens, je veux
vous mettre tous deux dans les affaires. »
Lesage eut son à-propos heureux ; il devina et devança de peu le moment où, à la
mort de Louis XIV, allait se faire l’orgie des parvenus et des traitants. Turcaret fut joué en 1709 ; les ridicules et les turpitudes
qui signalèrent le triomphe du système de Law y sont d’avance flétris. Ici la
comédie dénonça et précéda l’explosion du vice et du ridicule ; elle eût été
préventive si elle pouvait Turcaret est à la fois une comédie de caractère et une page de
l’histoire des mœurs, comme Tartuffe. Molière avait fait Tartuffe quelques années avant que le vrai Tartuffe triomphât
sous Louis XIV : Lesage fit Turcaret quelques années avant que
Turcaret fût au pinacle sous la Régence. Mais, comme tant de vices de la
Régence, le vrai Turcaret sortait de dessous les dernières années de Louis XIV.
Il y eut toutes sortes de difficultés pour la représentation ; il fallut que
Monseigneur, fils du roi, les levât. Turcaret fut joué par ordre de Monseigneur, à qui il faut savoir gré de cette
marque de littérature, la seule qu’il ait jamais donnéeTurcaret était neuve au théâtre et encore intacte
même après Molière : « C’est une chose remarquable, dit Chamfort, que
Molière, qui n’épargnait rien, n’a pas lancé un seul trait contre les
gens de finance. On dit que Molière et les auteurs comiques du temps
eurent là-dessus les ordres de Colbert. »
Bien qu’il eût grand besoin de protecteurs pour triompher de la cabale des commis
offensés et des auteurs jaloux, Lesage tint ferme, et ne se laissa aller à
aucune basse complaisance. C’est ici que le Breton se retrouve en lui. Avant que
la pièce fût représentée, il avait promis à la duchesse de Bouillon d’aller la
lui lire. On comptait que la lecture se ferait avant le dîner ; quelques
affaires le retinrent, et il arriva tard. Quand il parut, la duchesse lui dit
sèchement qu’il lui avait fait perdre plus d’une heure à l’attendre :
« Eh bien ! madame, reprit froidement Lesage, je vais vous en faire
gagner deux. »
Et tirant sa révérence, il sortit sans qu’on pût le
retenir. Collé, qui raconte l’histoire, la savait de bonne source, et il y
applaudit en homme qui est un peu de cette race.
À part cette comédie de Turcaret, qui fut comme une bataille
livrée, et dans laquelle Lesage, piqué au jeu, s’attacha à rendre le vice
haïssable, la satire chez lui, dans Gil Blas, ce facile et délicieux chef-d’œuvre, auquel son
nom est à jamais attaché.
Gil Blas se publia successivement en quatre volumes, dont les
derniers suivirent à des époques assez éloignées. Les deux premiers volumes
parurent en 1715, l’année même de la mort de Louis XIV. Il s’y sentait comme une
fraîcheur de jeunesse et une liberté d’allure qui convenait au début d’une
époque émancipée. Que dire de Gil Blas qui n’ait pas déjà été
dit, que n’aient pas senti et exprimé tant de panégyristes ingénieux, de
critiques délicats et fins, et que tout lecteur judicieux n’ait pas pensé de
lui-même ? Aussi me contenterai-je humblement de redire et de répéterGil Blas et sur Lesage, il faut lire la
Notice de Walter Scott, les pages de M. Villemain dans
le tome premier du Tableau de la littérature au xviii, et les
« Vous avez l’outil universel ».Mais il ne mérite cet éloge que tout à la fin, et cela nous encourage ; nous sentons, en le lisant, que nous pouvons, sans trop d’effort et de présomption, arriver un jour comme lui.
Quand on vient de lire René pour la première fois, on est saisi
d’une impression profonde et sombre. On croit se reconnaître dans cette nature
d’élite et d’exception, si élevée, mais si isolée, et que rien ne rapproche du
commun des hommes. On cherche dans son imagination quelque malheur unique, pour
s’y vouer et s’y envelopper dans la solitude. On se dit « qu’une grande
âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite »
; et on ajoute
tout bas qu’on pourrait bien être cette grande âme. Enfin, on sort de cette
noble et troublante lecture plus orgueilleux qu’auparavant et plus désolé.
René que Gil Blas : c’est un livre à la fois railleur et consolateur,
un livre qui nous fait rentrer en plein dans le courant de la vie et dans la
foule de nos semblables. Quand on est bien sombre, qu’on croit à la fatalité,
quand vous vous imaginez que certaines choses extraordinaires n’arrivent qu’à
vous, lisez Gil Blas, et laissez-vous faire, vous trouverez
qu’il a eu ce malheur ou quelque autre pareil, qu’il l’a pris comme une simple
mésaventure, et qu’il s’en est consolé.
Toutes les formes de la vie et de l’humaine nature se rencontrent dans Gil Blas, — toutes, excepté une certaine élévation idéale et
morale, qui est rare sans doute, qui est jouée souvent, mais qui se trouve assez
réelle en quelques rencontres pour ne pas devoir être tout à fait omise dans un
tableau complet de l’humanité. Lesage, si honnête homme d’ailleurs, n’avait pas
cet idéal en lui. Il était d’avis que « les productions de l’esprit les
plus parfaites sont celles où il n’y a que de légers défauts,
. Rien de plus vrai qu’une telle remarque, et dans comme les plus honnêtes gens sont ceux qui ont les moindres
vices »Gil Blas il a amplement usé de cette façon de voir qui
distribue quelques petits vices aux plus honnêtes gens. Gil Blas tout le
premier, s’il n’a pas de vice inné bien caractérisé, est très capable de les
recevoir presque tous à la rencontre. Il est par lui-même honnête, je l’ai dit,
préférant en général le bien au mal, mais se laissant aisément aller quand
l’occasion, la vanité ou l’intérêt le tentent, et n’en rougissant pas trop,
alors même qu’il est revenu. Je sais la part qu’il faut faire, en pareil cas, à
la plaisanterie du roman, aux habitudes du genre, et aussi à cette morale facile
d’un temps où l’on pardonnait aux friponneries du chevalier Des Grieux, où l’on
riait à celles du chevalier de Grammont. Pourtant Gil Blas le savait
bien : son personnage, pour rester un type naturel et moyen, avait donc besoin
de n’être à aucun degré monté au ton d’un stoïcien ni d’un héros. Il ne
représente rien de singulier et d’unique, ni même de rare. Gil Blas, tout à
l’opposé de René, c’est vous, c’est moi, c’est tout le monde. Il doit à cette
conformité de nature avec tous, et à sa franchise heureuse, à son ingénuité de
saillies et d’aveux, de rester, malgré ses vices, intéressant encore et aimable
aux yeux du lecteur : quant au respect, a-t-on dit très spirituellement, c’est
la dernière chose qu’il demande de nous.
On a souvent prononcé, à propos de Gil Blas, les noms de Panurge et de Figaro.
Mais Panurge, cette création la plus fine du génie de Rabelais, est tout
autrement singulier que Gil Blas ; c’est un original bien autrement qualifié, et
doué d’une fantaisie propre, d’une veine poétique grotesque. En représentant
certains côtés de la nature humaine, Panurge les charge, les exagère exprès
d’une manière risible. Figaro, qui est plus dans la lignée de Gil Blas, a aussi
une verve, un entrain, un brio qui
Le juge le plus compétent en pareille matière, Walter Scott, a très bien
caractérisé l’espèce de critique vive, facile, spirituelle, indulgente encore et
bienveillante, qui est celle de Gil Blas : « Cet
ouvrage, dit-il, laisse le lecteur content de lui-même et du genre
humain. »
Certes, voilà un résultat qui semblait difficile à obtenir
de la part d’un satirique qui ne prétend pas embellir l’humanité ; mais Lesage
ne veut pas non plus la calomnier ni l’enlaidir ; il se contente de la montrer
telle qu’elle est, et toujours avec un air naturel et un tour divertissant.
L’ironie, chez lui, n’a aucune âcreté comme chez Voltaire. Si elle n’a pas cet
air de grand monde et de distinction suprême qui est le cachet de celle
d’Hamilton, elle n’en a pas non plus le raffinement de causticité ni la
sécheresse. C’est une ironie qui atteste encore une âme saine, une ironie qui
reste, si l’on peut dire, de bonne nature. Il court, il trouve
son trait malin, il continue de courir et n’appuie pas. Chez lui, point de
rancune ni d’amertume. J’insiste sur cette absence d’amertume qui constitue
l’originalité de Lesage et sa distinction comme satirique ; c’est ce qui fait
que, même en raillant, il console. Par là surtout il se distingue de Voltaire,
qui mord et rit d’une façon âcre. Rappelons-nous Candide :
Pangloss peut être un cousin, mais ce n’est pas le frère de Gil Blas.
Je voudrais citer un exemple qui rendît bien toute ma pensée. Gil Blas, après
mainte aventure, est passé au service d’un vieux fat qui se pique encore de
galanterie, don Gonzale Pacheco. Ce vieillard décrépit, qui se refait et se
repeint chaque matin, a pour ami un autre vieillard
Les scènes de comédie sont sans nombre chez Gil Blas, et elles ne laissent pas
trop le temps de s’apercevoir de ce que peuvent avoir de commun ou d’ennuyeux
certains épisodes, certaines nouvelles sentimentales que l’auteur a insérées çà
et là pour grossir ses volumes, et qu’il a imitées on ne sait d’où. Les deux
premiers volumes de l’ouvrage, après avoir fait passer sous les yeux toutes
sortes de classes et de conditions, voleurs, chanoines, « C’était commencer le métier
d’intendant par où l’on devrait le finir. »
Le troisième volume,
publié en 1724, et qui est le plus distingué de tous, nous montre Gil Blas
montant par degrés d’étage en étage ; et, à mesure que la sphère s’élève, les
leçons peuvent sembler plus vives et plus hardies. Mais, même dans leur
hardiesse, elles gardent une sorte d’innocence. Lesage, même quand il raille,
n’a rien au fond d’agressif ; il ne veut rien faire triompher. Il rit pour rire,
pour montrer la nature à nu ; il ne se moque jamais du présent au profit d’une
idée ni d’un système futur. Il sait que l’humanité, en changeant d’état, ne fera
que changer de forme de sottise. C’est en cela qu’il se distingue profondément
du e« Il semblait, dit-il, que tous ces gens-là fussent des
enfants trouvés qui n’avaient jamais vu de frère. »
C’est qu’en
effet les comédiens (je parle toujours de ceux d’autrefois), précisément parce
qu’ils étaient le plus souvent peu pourvus du côté de la famille, étaient
d’autant plus fiers et attentifs quand ils en pouvaient montrer quelques membres
comme échantillon.
Quand il est passé à la Cour, et qu’il se voit secrétaire et favori du duc de Lerme, on croit un moment que Gil Blas va s’élever et devenir honnête homme à certains égards ; mais non, il a affaire à des dangers d’une autre sorte, et il y succombe. Nous n’avons fait que changer d’étage, mais les mobiles, les intérêts, les passions de la coulisse sont toujours les mêmes. Loin de s’améliorer, il arrive, en ce moment d’ivresse, au pire degré de faute où il soit tombé, à l’insensibilité du cœur, à la méconnaissance de sa famille et de ses premiers amis. Le plus haut point de sa prospérité est juste le moment où va commencer, s’il n’y prend garde, sa dépravation véritable. Il lui faut la disgrâce pour se reconnaître, et pour rentrer dans le vrai de son habitude et de sa nature.
Le quatrième volume de Gil Blas ne parut qu’en 1735,
c’est-à-dire vingt ans après les deux premiers, et onze ans après le troisième.
On lit à ce propos, dans un journal tenu par un curieux du temps, la note
suivante, qui nous donne au juste le ton des contemporains sur Lesage :
Lesage, auteur de
Gil Blas, vient de donner (janvier 1733) laViede M. de Beauchêne, capitaine de flibustiers. Ce livre ne saurait être mal écrit, étant de Lesage ; mais il est aisé de s’apercevoir, par les matières que cet auteur traite depuis quelque temps, qu’il ne travaille que pour vivre, et qu’il n’est plus le maître, par conséquent, de donner à ses ouvrages du temps et de l’application. Il y a six à sept ans que la Ribou (veuve du libraire) lui a avancécent pistoles sur son quatrième volume de Gil Blasqui n’est point encore fini et qui ne le sera pas de sitôt[NdA] .Revue rétrospective(1836), seconde série, t. V, p. 165.
Ce quatrième volume, dans lequel on voit Gil Blas sortir de la
retraite et du port pour se rengager quelque temps à la Cour, n’offre plus les
mêmes vicissitudes ni la même rapidité d’aventures que les précédents, mais ne
les dépare point. On y trouve un aperçu des goûts littéraires de l’auteur, quand
il nous montre son personnage dans la bibliothèque de son château de Lirias (un
château en Espagne), prenant surtout plaisir aux livres de morale enjouée, et
choisissant pour ses auteurs favoris Horace, Lucien,
Érasme.
La théorie littéraire de Lesage se pourrait extraire au complet de plus d’un
passage de Gil Blas, et particulièrement des entretiens de
celui-ci avec son ami le poète Fabrice Nuñez. Fabrice, pour réussir, avait
consulté le goût du temps ; il donnait dans le genre de Gongora, dans les expressions recherchées, entortillées, le romantisme
d’alors. Gil Blas l’en reprend et veut avant tout de la netteté ; il demande
qu’un sonnet même soit parfaitement intelligible. Son ami le raille de sa
simplicité et lui expose la théorie moderne :
Si ce sonnet n’est guère intelligible, tant mieux, mon ami. Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime, ne s’accommodent pas du simple et du naturel ; c’est l’obscurité qui en fait tout le mérite ; il suffit que le poète croie s’entendre… Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir ; et nous en viendrons à bout, s’il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Vega, de Cervantes…
Sachons bien qu’en écrivant ces choses, Lesage avait en vue
Fontenelle, Montesquieu peut-être, certainement Voltaire,
Boileau, on l’a vu, avait peu souri aux débuts de Lesage. À son tour, Lesage
semble avoir été peu favorable à ce qu’on appelle la grande et haute littérature
de son temps, qu’il trouvait guindée. Cette sorte de dissidence, poussée jusqu’à
l’aversion, se marque dans tous les actes de sa vie littéraire. Il rompt de
bonne heure avec la Comédie-Française, se met en guerre avec elle, avec les
Comédiens du roi qui représentent le grand genre, la déclamation tragique. Il
s’adonne aux petits théâtres, aux théâtres forains, et fait seul ou en société
une centaine au moins de petites pièces qui représentent assez bien en germe, ou
déjà même au complet, ce que sont aujourd’hui les vaudevilles, les
opéras-comiques, nos pièces des Variétés et des Boulevards. Il
y avait un Désaugiers dans Lesage.
Il ne veut pas être de l’Académie française ; il résiste à Danchet son ami, qui veut l’y attirer, et il se refuse absolument aux sollicitations qui étaient de rigueur alors pour réunir les suffrages.
Il a en aversion les bureaux d’esprit, tels que l’était en son temps le salon de la marquise de Lambert, et, sans parler de sa surdité qui le gêne, il a ses raisons pour cela :
On n’y regarde la meilleure comédie ou
le roman le plus ingénieux et le plus égayé, remarque-t-il (non sans un petit retour sur lui-même), que comme une faible production qui ne mérite aucune louange ; au lieu que le moindre ouvragesérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passe pour le plus grand effort de l’esprit humain.
Il est décidément contre les faiseurs d’odes, de tragédies, contre
tous les genres officiels et solennels, ces genres titrés que
le public respecte et honore « L’auteur du
Voltaire avait trop d’esprit pour ne pas louer Diable
boiteux ne pouvait mieux faire que de s’associer avec les danseurs
de corde : son génie est dans sa véritable sphère. Gilles et Fagotin auront
là un bon maître : Apollon avait un fort mauvais
écolier. »Gil Blas, mais il l’a loué le moins possible, et il a mêlé à
son éloge une imputation de plagiat inexacte et tout à fait malveillante.
D’après les deux mots qu’il laisse échapper à regret sur Gil Blas, Voltaire ne paraît pas se douter qu’il sera infiniment plus
glorieux bientôt d’avoir fait ce roman-là que le poème de La Henriade.
Lesage était un philosophe pratique ; de bonne heure il aima mieux suivre son
inclination et obéir à ses goûts que de se contraindre. Homme de génie, mais
indépendant de caractère, il sut, pour être plus libre, renoncer à une part de
cette considération qu’il lui eût été si facile de se
concilier. « On ne vaut dans ce monde que ce qu’on veut valoir »
,
a dit La Bruyère. Lesage le savait ; mais, pour paraître à tous ce qu’il était,
il ne consentit jamais à se poser à leurs yeux lui-même. Il avait trop de mépris
pour tout ce qu’on cherche à se faire accroire dans le monde les uns aux autres.
Dans sa haine du solennel et du faux, il se serait rejeté plutôt du côté du
vulgaire et du commun. Il aimait mieux hanter les cafés que les salons.
«
il semblait
s’être appliqué ce mot d’un ancien : « Que je rentre en vieillissant dans ces
rangs obscurs dont je suis un moment sorti ! » Il se replongeait avec plaisir
dans la foule, y trouvant une matière toujours neuve à son observation. Il
travailla Plebeius moriar senex ! »Foire des fées, son Monde renversé, de fort
jolies farces vraiment. Cette veine et cette vogue de Lesage vaudevilliste mériteraient bien une étude à part ; car, remarquons-le,
ce n’était pas seulement les besoins de la vie qui le jetaient là, c’était aussi
chez lui attrait et vocation. En faisant parler Arlequin, il ne croyait pas si
fort déroger ; il passa même, un instant, d’Arlequin aux marionnettes. Arlequin,
marionnettes, acteurs pour acteurs, il était d’avis que tout cela revient au
même, et que ce sont toujours les mêmes ficelles.
Si c’est là de la sagesse pratique, on ne saurait disconvenir que le talent perd
toujours un peu à ne pas avoir un très haut idéal en vue. Lesage se ressentit de
cet inconvénient : après avoir atteint le point parfait de l’observation dans
Le Diable boiteux et dans Gil Blas, le
vif du comique dans Crispin et dans Turcaret, il se relâcha, il se répéta, il baissa un peu, et alla ainsi
jusqu’à se permettre des publications finales telles que La Valise
trouvée et Le Mélange amusant, qui sont en effet le
fond du sac et de la valise.
Qu’on se figure Molière n’ayant pas à côté de lui Boileau pour l’exciter, le
gronder, lui conseiller la haute comédie et Le Misanthrope ;
Molière faisant une infinité de George Dandin, de Scapin et de Pourceaugnac en diminutif. C’est là le
malheur dont eut à souffrir Lesage, qui est une sorte de Molière adouci. Il
n’eut pas à ses côtés l’Aristarque, et s’abandonna sans réserve aux penchants de
sa nature, et aussi au besoin de vivre qui le commandait.
Un esprit qui est aussi peu que possible de la famille de Lesage, et qui se
disait, en souriant, plus platonicien que Platon lui-même, M. Joubert, pensait à
ce « On peut dire des romans de Lesage qu’ils ont l’air
d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la
Comédie. »
Mais nous touchons là aux antipathies qui séparent
nettement deux races d’esprits : ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au
distingué, et ceux qui préfèrent le délicat à tout, même au naturel.
Lesage avait soixante-sept ans quand parut le dernier volume de Gil Blas. Trois ans après (1738), il donna Le Bachelier
de Salamanque, auquel il tenait beaucoup, dit-on, comme à un fruit de
sa vieillesse. Il suivit dans la composition de ce Bachelier
son procédé ordinaire. Tout en le donnant comme tiré d’un manuscrit espagnol, il
y mêla les mœurs françaises, celles de nos petits abbés, classe inconnue en
Espagne ; et en même temps, pour ce qui est de la description des mœurs du
Mexique qu’on trouve dans la seconde partie du Bachelier, il
la prit, sans le dire, dans la relation d’un Irlandais, Thomas Gage, qui avait
été traduite en français bien des années auparavant. Mais tous ces emprunts, ces
pièces de rapport, et les choses qu’il y mêlait de son invention, se fondaient
et s’unissaient comme toujours dans le cours d’un récit facile et amusant.
Un autre ouvrage de lui, qui n’était certes pas un des moins bons, ce fut le
comédien Montmesnil, son fils, acteur excellent et que ceux qui l’ont vu
proclamaient inimitable. Montmesnil, qui avait été un moment abbé, mais qui
n’avait pu résister à sa vocation, jouait admirablement l’Avocat Patelin,
Turcaret ; il faisait aussi le marquis dans Turcaret, le valet
La Branche dans Crispin, et en général il excellait dans tous
les rôles de valets et de paysans. On peut dire qu’il jouait comme son père
écrivait et racontait. Montmesnil ne faisait que traduire Turcaret ; il y vit son fils, reconnut deux fois son bien
et son ouvrage, pleura de joie et redevint père. Il le redevint si bien, que la
mort de Montmesnil, qui arriva subitement en 1743, fut la grande affliction de
sa vieillesse.
Lesage ayant perdu Montmesnil, étant trop vieux pour travailler, trop haut pour demander, et trop honnête homme pour emprunter, se retira à Boulogne-sur-Mer, chez son fils le chanoine, avec sa femme et sa fille. Il venait presque tous les jours dîner chez moi et m’amusait extrêmement.
C’est l’abbé de Voisenon qui parle ; Voisenon était alors grand
vicaire de l’évêque de Boulogne. Ce chanoine, fils de Lesage, chez qui son vieux
père alla finir ses jours, était un joyeux vivant lui-même : « il savait
imperturbablement tout son Théâtre de la Foire et le chantait encore mieux
que la
. Ecclésiastique de la force de
l’abbé de Voisenon, il eût fait un excellent comédien. Il y eut encore un
troisième fils de Lesage, qui se fit comédien et courut l’Allemagne sous le nom
de Pittenec ; mais ce dernier ressemblait aux moins bons ouvrages de son père.
Lesage était sourd, il l’était déjà à l’âge de quarante ans. Cette surdité, qui
augmenta avec les années, avait dû contribuer à l’éloigner des cercles du beau
monde, mais elle n’avait en rien altéré sa gaieté naturelle. Il était obligé,
pour converser, de se servir d’un cornet ; il appelait ce cornet Préface »son bienfaiteur, en ce qu’il s’en servait pour communiquer avec les
gens d’esprit, et qu’il n’avait qu’à Lettre sur les sourds et les
muets.)
M. Depping, dans un article du journal Le Temps (numéro du
29 décembre 1835), a donné, d’après un auteur anglais, quelques détails
nouveaux sur Lesage. Je traduirai ici le passage même de cet auteur anglais,
Joseph Spence, qui avait visité Lesage dans un voyage en France :
Sa maison est à Paris, dit Spence, dans le faubourg Saint-Jacques, et se trouve ainsi bien exposée à l’air de la campagne. Le jardin se présente de la plus jolie manière que j’aie jamais vue pour un jardin de ville. Il est aussi joli qu’il est petit, et, quand Lesage est dans le cabinet du fond, il se trouve tout à fait éloigné des bruits de la rue et des interruptions de sa propre famille. Le jardin est seulement de la largeur de la maison, laquelle donne d’abord sur une sorte de terrasse en parterre plantée d’une variété de
fleurs les plus choisies. On descend de là, par un rang de degrés de chaque côté, dans un berceau. Ce double berceau conduit à deux chambres ou cabinets d’été tout au bout du jardin. Ils sont joints par une galerie ouverte dont le toit est supporté par de petites colonnes, de sorte que notre auteur peut aller de l’une à l’autre toujours à couvert dans les moments où il n’écrit pas. Les berceaux sont couverts de vigne et de chèvrefeuille, et l’intervalle qui les sépare est arrangé en manière de bosquet ( grove-work). C’est dans le cabinet de droite, en descendant, qu’il a écritGil Blas,
ou du moins une partie de Gil Blas, car il est douteux que
Lesage ait occupé durant trente ans la même maison. Si l’imagination de
l’auteur anglais n’a pas embelli les lieux, Lesage avait trouvé dans son
faubourg l’ermitage du poète et du philosophe. La petite maison de la haute
ville de Boulogne, où il passa ses derniers jours, et que j’ai tant vue et
regardée dans mon enfance, était certes moins riante et moins jolie. Voici
de lui un mot que cite Spence et qui rentre bien dans la philosophie de Gil Blas : quelqu’un faisait de grands récits des
doléances qu’on entend perpétuellement en Angleterre, en dépit de tous les
droits et des avantages dont on jouit : « Certainement, dit Lesage,
le peuple anglais est le plus malheureux peuple de la terre, avec la
liberté, la propriété, et trois repas par jour. »
En abordant toutefois ce genre d’esquisse, j’ai voulu commencer par un sujet tout
à fait sûr, et me prendre à quelqu’un qui ne laissât guère lieu à une diversité
de jugements. M. de Broglie, qu’on ait plus ou moins de goût pour ses idées ou
pour sa personne, est un homme universellement respecté. Cette chose rare, le
respect, que M. Royer-Collard proclamait presque
introuvable de nos jours, et dont il jouissait si pleinement lui-même,
Mais, en même temps, M. de Broglie est un des esprits les plus originaux de notre époque, un des esprits les plus curieux, les plus compliqués dans leur formation et dans leur mode de pensée. Je voudrais tâcher de le bien démêler ici et de le faire comprendre.
Victor, duc de Broglie, celui dont nous parlons, né en novembre 1785, petit-fils
du maréchal de Broglie, descend d’une race toute guerrière, dans laquelle on
distinguait des gens d’esprit, dont quelques-uns ont eu un nom dans la
diplomatie ou dans l’Église ; mais il ne s’y trouverait aucun philosophe ni
écrivain proprement dit. Il est le premier de sa race qui ait marqué dans
l’ordre de la pensée. Son père, le prince de Broglie, fils aîné du maréchal,
était entré jeune au service ; il avait fait la guerre d’Amérique avec zèle et
gaieté, comme toute cette jeune noblesse du temps, les Lameth, les Ségur, les
Lauzun ; comme eux aussi, il était en plein dans les idées du eRelation de son voyage en Amérique, dont quelques parties ont été
imprimées : c’est un vif, amusant et spirituel récit, tout à fait dans le genre
d’esprit d’alors, dans le genre français et léger. Les dames y tiennent beaucoup
de place ; les observations sérieuses s’y retrouvent sous le badinage.
Washington y est très bien vu et présenté dans un judicieux portrait. Les nonnes
de Tercère, les dames espagnoles de Caxacas, n’y sont pas regardées avec moins
« au moyen de quoi j’espère,
ajoute-t-il gaiement, que si, de mon vivant, les colonies espagnoles se
révoltent contre leur souverain, je pourrai me vanter d’y avoir
contribué »
.
Membre de l’Assemblée constituante, il suivit la Révolution assez loin et la servit tant qu’elle resta dans les voies et les limites de la première Constitution. Il est assez piquant qu’à une époque le maréchal de Broglie fût commandant en chef des troupes royales réunies autour de Versailles pour intimider l’Assemblée, tandis que son fils poussait au mouvement dans cette même Assemblée. Celui-ci se refusa toujours à émigrer, même après le 10-Août. Il mourut sur l’échafaud, à l’âge de trente-quatre ans. Avant de mourir, il s’était fait amener son jeune fils, le duc de Broglie actuel, âgé seulement de huit ans, et lui avait recommandé, malgré tout, de ne jamais déserter la cause de la liberté.
Le jeune enfant fut élevé par les soins de sa mère (née de Rosen), qui se remaria
à M. d’Argenson, si connu sous la Restauration par la netteté et la précision
radicale de son libéralismeNotice sur la vie de
Voyer d’Argenson (Paris, 1845), et deux articles insérés dans le
journal Le Progrès de la Vienne (2 et
5 mars 1845).ne lisent pas, c’est-à-dire
qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre
chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût, et une certaine prétention à
passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple, ils font semblant
d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils
devinent, ils écoutent, ils choisissent et s’orientent à travers ce qu’ils
entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis et finissent par en
avoir un, par croire qu’il est fondé en raison. M. de Broglie est l’homme qui
procède le moins de cette façon légère : appliqué, régulier dans ses habitudes,
chaque matin à la même heure il se met à l’œuvre, à son étude, à sa lecture.
Doué d’une grande facilité de travail, d’une vaste mémoire, en possession des
langues anciennes et de la plupart des langues modernes, il lit les auteurs et
les livres d’un bout à l’autre ; il s’instruit en les contrôlant ; il est
impartial pour ceux mêmes envers qui il se montre sévère. Son jugement tient
compte de tout, et vient finalement se résumer sous une forme à la fois complexe
et ingénieuse. En un mot, s’il n’était pas un homme d’État, j’oserais dire qu’il
a en lui tout ce qu’il faut pour être, en toute matière, un excellent et
consciencieux critique.
Il ne fut, à aucun moment, ébloui ni séduit sous l’Empire. L’Empereur aurait
assez aimé sans doute à compter il pensait tout droit, devant lui. Il entra vers 1809 comme auditeur
au Conseil d’État, et bientôt, comme la plupart des jeunes auditeurs, il devint
intendant et administrateur en pays conquis, en Hongrie, en Croatie, dans les
Provinces illyriennes. Il passa quelque temps en Espagne, à Valladolid, en
qualité de secrétaire général de l’administration française. En 1812, il fut
attaché à l’ambassade de Varsovie, puis à celle de Vienne ; il accompagna comme
secrétaire d’ambassade M. de Narbonne au congrès de Prague. Dans les diverses
occasions qu’il eut d’approcher du maître d’alors et de l’entendre, soit au
Conseil d’État, soit ailleurs, il fut frappé des défauts plus que des qualités ;
il vit et nota surtout, de cette grandeur déclinante, les éclats, les écarts,
les brusqueries, sans apercevoir assez les éclairs de génie et de haut bon sens
qui jaillissaient et se faisaient jour : c’était là de sa part une prévention
que lui-même reconnaît aujourd’hui. Il est, pour tout esprit qui se forme, un
régime et un climat qui lui conviennent : évidemment l’Empire n’était pas le
climat le plus favorable et le plus propice à la tournure d’esprit morale et un
peu idéologique du jeune Victor de Broglie.
La Restauration le créa pair dès le début, en 1814 ; il n’avait pas encore trente
ans. Il venait seulement d’atteindre depuis quatre ou cinq jours cet âge requis
pour le vote, lorsque la Chambre des pairs eut à prononcer son jugement sur le
maréchal Ney (5 décembre 1815). Il usa de son droit immédiatement pour donner le
vote « Le maréchal a-t-il commis un attentat à la sûreté de
l’État ? »
157 voix sur 161 furent pour l’affirmative ; trois
membres protestèrent et s’abstinrent ; une seule voix fut pour
la négative et pour déclarer qu’il n’y avait pas eu attentat : c’était celle du
duc de Broglie. Une fois la culpabilité admise, il vota pour la peine la plus
douce, qui était la déportation.
Indépendamment de l’intérêt tout particulier qui s’attachait au nom glorieux de Ney et de la question d’humanité même, il y avait dans ce vote autre chose encore, il y avait une théorie. M. de Broglie avait dès lors sur la nature des crimes politiques, et sur l’application de la peine de mort en général, des idées qu’il a eu occasion d’indiquer depuis dans plus d’un écrit sous la Restauration, et qui tenaient de celles de quelques théoriciens philanthropes du commencement du siècle.
Le mariage du duc de Broglie avec la fille de Mme de Staël,
en 1816, marque une seconde époque de sa vie intellectuelle. Dans ses premières
idées de libéralisme, il avait peut-être été plus absolu, plus radical que nous
ne l’avons vu depuis ; ou du moins il était libéral en vertu d’idées plus
simples, plus directement déduites, plus voisines de celles de Bentham, et en se
distinguant peu de l’école positive de MM. Comte et Dunoyer. Le monde nouveau,
la famille dans laquelle il entrait, le trouva singulièrement disposé à élever
son libéralisme d’un cran si je puis dire, à lui trouver des raisons plus fines,
plus neuves, plus distinguées, plus d’accord avec l’idée morale qu’on s’y
faisait de la nature humaine. Nous touchons là à l’un des traits principaux qui
caractérisent l’esprit de M. de Broglie, et en général l’esprit doctrinaire,
Il a commencé par le libéralisme pur et net ; c’est là son inspiration directe et première. Quoi qu’il fasse et quoi qu’on l’ait vu faire, M. de Broglie est libéral d’instinct et au fond. Depuis des années, c’est un libéral qui se modère sans doute beaucoup et qui se contient ; mais, même avant la révolution de juillet 1830, c’était un libéral qui se travaillait sans cesse et qui s’ingéniait noblement pour se perfectionner. Nul n’a fait plus que lui usage de la réflexion et de la dialectique pour réagir sur lui-même et sur son idée, pour élever sa doctrine libérale première à une puissance plus haute, pour la couronner d’une idée religieuse qui la rendît sainte, pour lui trouver au-dedans de l’homme une base plus digne et plus intime que celle de l’utilité commune ou de l’intérêt bien entendu. Tous ses discours, tous ses écrits sous la Restauration viendraient bien à l’appui de cette manière d’expliquer l’esprit si distingué et si éminent, si ingénieux et si complexe, que nous avons le regret d’étudier trop rapidement.
Ses premiers discours, ses opinions exprimées à la Chambre des pairs,
appartiennent sans réserve à la nuance de gauche. Il fut contre la loi dite
d’amnistie (janvier 1816), qui était plutôt une loi de
proscription législatif,
qui ne s’en tient pas aux vues générales, mais qui se plaît à entrer dans le
dispositif des lois, à en examiner le mécanisme, et qui invente au besoin des
moyens et des ressorts nouveaux. C’est encore là un des traits caractéristiques
de M. de Broglie. Il a l’esprit naturellement tourné au droit, à la
jurisprudence ; en même temps qu’il aime à remonter aux principes, il excelle à
suivre et à distinguer les applications et les conséquences, à raisonner sur les
cas divers et les espèces, à y pourvoir en détail ; il a le goût du droit. En ce
qui est de système de procédure civile ou pénale, comme aussi en fait d’économie
politique, il a eu, en causant, toutes sortes d’idées ingénieuses au service de
ses amis qui s’occupaient de ces matières, et il leur a suggéré bien des vues
fines de détail. Dans ce sens et en présence des choses, il se pique d’être un
homme pratique, et il l’est certainement. Là où il l’est moins, c’est en
présence des hommes.
Au moment de la retraite du ministère Dessoles, M. de Serre, avec qui il était
étroitement lié, essaya de l’attirer dans le cabinet qui se formait sous la
présidence de M. Decazes. C’est à dater de ce moment, je le crois, qu’on
pourrait apercevoir non pas une diminution, mais une combinaison nouvelle dans
le libéralisme de M. de Broglie : il tiendra désormais plus de compte de ce
qu’on appelle dans le style politique l’élément gouvernemental. Il vota, en
juin 1820, pour le nouveau système
Les actes et les tendances du ministère Villèle le remirent bientôt à l’aise, et il put se livrer sans scrupule à l’opposition à la fois méthodique et vigoureuse, qui ressortait alors pour lui de ses convictions et de ses instincts comme de son raisonnement même. Parmi ses discours de cette période, il en est deux qu’il est impossible de ne pas remarquer pour la vivacité et l’énergie de l’expression, qui s’élève ici jusqu’à la passion et à l’éloquence. Le premier de ces discours est celui qu’il prononça au sujet de la guerre d’Espagne (14 mars 1823). Après avoir dégagé la question des ambiguïtés et des arguties dont quelques orateurs l’avaient enveloppée, il arrivait au fond, il entrait dans le vif, et, acceptant le défi dans toute son étendue, il opposait doctrine à doctrine ; à celle de la Sainte-Alliance, qui met le droit tout entier du côté de la royauté, il opposa celle qui le met du côté de la justice toujours, et souvent du côté des peuples :
Hé quoi ! s’écriait-il (et je demande qu’il me soit permis de citer au long ce qui est une des grandes et belles pages de notre éloquence parlementaire sous la Restauration), hé quoi ! le pouvoir de donner aux peuples des institutions politiques, de les détruire ou de les refuser, réside exclusivement et perpétuellement dans les rois ! Un roi est le maître, en tout temps, et par sa seule volonté, d’abolir le droit public de son pays, d’en substituer un autre, ou de n’en substituer aucun ! — Le roi d’Espagne, rentrant dans ses États après cinq ans d’exil, s’empare du pouvoir absolu et
soumet au joug le plus humiliant le peuple qui a délivré l’Europe ; il fait bien ; nulle voix, parmi les souverains, ne s’élève pour le contredire ; il reçoit même, de toutes parts, des félicitations et des éloges ! Ce pouvoir périt dans ses mains, par ses propres fautes ; aussitôt grande rumeur ; il faut que toute l’Europe s’arme pour le lui restituer dans sa pureté et sa plénitude… Quelque usage d’ailleurs que ses conseillers en fassent, à quelques excès qu’ils se portent, de quelques inepties ou de quelques violences qu’ils se rendent coupables, ils n’en seront responsables qu’à Dieu ; et si la nation espagnole, ruinée, persécutée, réduite aux abois, poussée au désespoir, se relève enfin, et, sans attenter à la personne de son roi, sans porter atteinte à ses droits héréditaires, invoque et consacre un nouvel état de choses, cette nation ne sera plus qu’un assemblage de bandits qu’il faudra châtier et museler de nouveau. Le droit de résistance à la tyrannie a donc disparu de la terre ? Messieurs, c’est avec un profond regret que je prononce ces paroles. Je sais que je marche sur des charbons ardents.
Autant qu’un autre, d’ailleurs, je sais que ce droit délicat et terrible, qui sommeille au pied de toutes les institutions humaines, comme leur triste et dernière garantie, ne doit pas être invoqué légèrement. Autant qu’un autre, je sais que, surtout à l’issue des grandes commotions politiques, la prudence conseille de n’en pas frapper incessamment l’oreille des peuples, et de le laisser enseveli sous un voile que la nécessité seule ait le droit de soulever. Je suis prêt, pour ma part, à me conformer aux conseils de la prudence ; je suis prêt à me taire ; mais c’est à cette condition pourtant qu’on ne prétendra pas me contraindre à proclamer qu’un tel droit n’existe pas ; c’est à cette condition qu’on ne prétendra pas me contraindre à approuver par mes paroles, à tolérer par mon silence, à sceller du sang de mes concitoyens, des maximes de pure servitude. Car enfin, ce droit de compter sur soi-même, et de mesurer son obéissance sur la justice, la loi et la raison ; ce droit de vivre et d’en être digne, c’est notre patrimoine à tous ; c’est l’apanage de l’homme qui est sorti libre et intelligent des mains de son Créateur. C’est parce qu’il existe, imprescriptible, inexpugnable, au-dedans de chacun de nous, qu’il existe collectivement dans les sociétés ; l’honneur de notre espèce en dépend. Les plus beaux souvenirs de la race humaine se rattachent à ces époques glorieuses où les peuples qui ont civilisé le monde, et qui n’ont point consenti de passer sur cette terre en s’ignorant eux-mêmes, et comme des instruments inertes entre les mains de la Providence, ont brisé leurs fers, attesté leur grandeur morale, et laissé à la postérité
de magnifiques exemples de liberté et de vertu. Les plus belles pages de l’histoire sont consacrées à célébrer ces généreux citoyens qui ont affranchi leur pays. Et lorsque, des hauteurs où cette pensée nous transporte, on abaisse ses regards sur l’état actuel de l’Europe, lorsque l’on songe que ce sont ces mêmes cabinets que nous avons vus pendant trente ans si complaisants envers tous les gouvernements nés de notre Révolution, qui ont successivement traité avec la Convention, recherché l’amitié du Directoire, brigué l’alliance du dévastateur du monde ; lorsque l’on songe que ce sont ces mêmes ministres que nous avons vus si empressés aux conférences d’Erfurt qui viennent maintenant, gravement, de leur souveraine science et pleine autorité, flétrir de noms injurieux la cause pour laquelle Hampden est mort au champ d’honneur et lord Russell sur l’échafaud, en vérité le sang monte au visage ; on est tenté de se demander : Qui sont-ils enfin, ceux qui prétendent détruire ainsi, d’un trait de plume, nos vieilles admirations, les enseignements donnés à notre jeunesse, et jusqu’aux notions du beau et du juste ? À quel titre oseraient-ils nous dire, comme le pontife du Très-Haut disait au Sicambre qui s’est assis le premier sur le trône des Gaules : Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé !
En citant ces éloquentes et généreuses paroles, loin de moi la pensée de mettre un noble esprit en contradiction avec lui-même pour ce qu’il disait alors et pour ce qu’il a dû faire depuis ! Mais j’ai à le suivre rapidement dans sa marche, et ce qui m’apparaît de plus saillant, je le relève.
Que si vous le voulez absolument, mettez ce noble discours en regard d’autres discours plus récents du même honnête homme politique, lesquels ne sont ni moins sentis, ni moins animés d’un accent de vérité, et vous aurez sous les yeux en abrégé toute la leçon de l’expérience, l’éternelle leçon qui recommence toujours.
Le second discours, dont il est impossible de ne pas faire mention, est celui
qu’il prononça le 4 avril 1826 sur le projet de loi relatif au droit d’aînesse.
Le sujet y est traité sous toutes ses faces. Venu l’un des derniers ni à la main ni après coup ; qu’on ne change point les
habitudes et les mœurs d’une nation à l’aide de trois ou quatre articles de loi.
Au milieu de toutes les parties sérieuses et élevées de ce discours, je remarque
un exemple d’une des qualités et des formes de l’esprit de M. de Broglie, la
raillerie et l’ironie. Le rapporteur de la loi (le marquis de Maleville) s’était
avisé de dire, pour l’appuyer, qu’en empêchant le partage égal entre les
enfants, cette loi allait forcer les déshérités à s’évertuer, à devenir actifs,
intelligents, industrieux ; il avait cité l’exemple de l’Angleterre.
M. de Broglie relève la naïveté de l’argument qui est tout en l’honneur des
cadets : « Cet argument, dit-il, appartient en propre à M. le rapporteur,
il est juste d’en prévenir ; car, même dans une discussion sur le droit
d’aînesse, Dieu nous garde de ne pas laisser à chacun ce qui lui
revient ! »
Et abordant le raisonnement même :
Merveilleuse réflexion ! fait-il observer. À ce compte, comme on ne saurait avoir trop de gens actifs et intelligents, pourquoi ne pas dépouiller aussi les aînés ? Au demeurant, l’argument n’est pas absolument nouveau. Le célèbre Johnson l’employait d’ordinaire dans le siècle dernier, et il le rédigeait comme il suit : La loi de primogéniture, disait-il, a cela de bon, que du moins elle ne fait qu’un sot par famille.
— Mais nous trouverions surtout de ces exemples d’ironie prolongée et prenant l’accent d’un haut dédain, dans les discours prononcés par M. de Broglie quand il fut au pouvoir après 1830, et surtout dans les luttes de 1835.
À part toutefois ces quelques circonstances où il s’est passionné, le genre
d’éloquence particulier à M. de Broglie « On doit s’énoncer avec moins
d’appareil dans les délibérations du Sénat, car on parle devant une
assemblée de sages. »
Sa parole était bien celle, en tout, qui
convenait en présence de l’ancienne Chambre des pairs. M. de Broglie est un
orateur de discussion. Il éclaire, il instruit, il élève plus qu’il n’émeut : là
même où ses sentiments sont en jeu et où il s’agit de questions qui lui tiennent
à cœur, il s’adresse surtout à la raison. Improvisateur véritable, il ne parle
jamais qu’autant qu’il a quelque chose à dire ; il intervient dans les
discussions ardues pour les éclairer, pour y introduire des idées nouvelles,
pour y proposer des moyens spéciaux de solution. Il parle avec clarté, avec
déduction et suite, et, mieux que cela, avec élégance, avec une élégance qui ne
serait pas naturelle chez un autre, qui chez lui ne semble pas cherchée, et qui
est la forme précise de sa pensée. Esprit méthodique, son improvisation
elle-même porte ce cachet de méthode et n’a rien du laisser-aller ni de
l’abandon. Doué, je l’ai dit, d’une très grande facilité accrue par l’étude, et
d’une vaste mémoire, il lui suffit d’une très courte préparation pour donner à
sa parole improvisée tout l’air d’un discours médité ; il n’y paraît pas de
différence. Sa pensée lui naît toute rédigée, dans cette forme rare, savante et
assez imprévue, qui est la sienne.
Les dernières années de la Restauration furent un beau et heureux moment pour
M. de Broglie. Ami sincère et dévoué du régime constitutionnel, aspirant à le
voir réellement en vigueur dans notre pays, il ne désespérait pas que ce
résultat se pût obtenir régulièrement et sans révolution. Le concert de
l’opinion publique était rassurant alors : l’élite de la jeunesse semblait
apporter chaque jour à ce qu’on appelait la bonne cause une
« N’en déplaise aux détracteurs officieux de notre temps et de
notre pays, écrivait-il en 1828, tout va bien, chaque jour les saines idées
gagnent du terrain ; l’esprit public se forme et se propage à vue
d’œil. »
Il s’agissait, dans ce cas, d’une simple pétition sur les
juges auditeurs ; mais on sent la satisfaction généreuse qui déborde du cœur
d’un homme de bien. Les divers articles que M. de Broglie a fournis vers ce
moment à la Revue française, et qui sont des morceaux du plus
grand mérite, sont tous inspirés ou dominés par un sentiment de cette nature,
soit qu’examinant le livre de M. Lucas sur le système pénal, et en particulier
sur la peine de mort, il essaie de fixer dans ses limites et de rattacher à son
principe le droit qu’a la société de punir, qu’il recherche les raisons qui
rendent la vie humaine respectable encore jusque chez les criminels, et qu’il
s’inquiète des moyens de régénérer ceux mêmes qu’on châtie ; soit que, réfutant
la théorie brutalement matérialiste de Broussais, il se complaise à rétablir les
titres authentiques, selon lui, et irréfragables, de la spiritualité et de
l’énergie propre de l’âme ; soit enfin qu’abordant, à propos de l’Othello de M. de Vigny, la question de l’art dramatique en France, il
se félicite de la disposition du public, et que, de ce côté aussi, il marque sa
foi en un certain bon sens général qui semble mûr pour le vrai et pour le beau.
Partout et toujours il incline vers
Eh bien ! nous osons le dire, s’écriait-il en faisant allusion aux idolâtries classiques qu’il ne voulait point voir remplacées par d’autres idolâtries, eh bien ! le temps de ces exagérations est déjà passé pour les Français ; nous osons le prédire, il y a, dans le bon sens général, tel que les controverses qui s’agitent depuis quinze ou vingt ans l’ont développé et préparé, un obstacle invincible à ce que ces adorations individuelles gagnent jamais du terrain, et deviennent des opinions communes et des doctrines reçues. On nous a tirés d’un extrême ; nous ne nous laisserons point jeter dans l’extrême opposé ; on nous a dégagés de mille et mille petites préventions ; nous ne nous laisserons point emmailloter dans des préventions d’une autre nature.
Ce qu’il disait là sur un point de la question, il le disait ou le pensait sur les autres points ; il estimait que l’art dramatique était en bonne voie. S’adressant aux amis du genre classique et à ceux du genre romantique, il posait avec un grand sens et avec une haute impartialité l’antagonisme et la concurrence légitime des deux genres ; il en présentait en quelque sorte la Charte, — hélas ! une Charte aussi vaine et aussi vite déchirée que l’autre.
Qu’il y a loin de ces nobles et vives dissertations, et des perspectives encourageantes qu’elles ouvraient, au tableau trop fidèle et hideux que traçait, cinq ans après, le même homme, chef du gouvernement, au lendemain de l’attentat de Fieschi, quand, refoulant les sentiments d’une philanthropie trop prolongée, et demandant aux Chambres des lois répressives énergiques, il disait :
Et notre théâtre, messieurs !… Qu’est-ce maintenant que le théâtre en France ? Qui est-ce qui ose entrer dans une salle de spectacle, quand il ne connaît la pièce que de nom ? Notre théâtre
est devenu non seulement le témoignage éclatant de tout le dévergondage et de toute la démence auxquels l’esprit humain peut se livrer quand il est abandonné sans aucun frein, mais il est devenu encore une école de débauche, une école de crimes, et une école qui fait des disciples que l’on revoit ensuite sur les bancs des cours d’assises attester par leur langage, après l’avoir prouvé par leurs actions, et la profonde dégradation de leur intelligence et la profonde dépravation de leurs âmes.
Quoi qu’il en soit, les articles de M. de Broglie dans la Revue française, surtout les trois articles que j’ai indiqués,
à propos du livre de M. Lucas, de celui de M. Broussais, et de l’Othello traduit par M. de Vigny, honoreront la critique littéraire des
dernières années de la Restauration. Ces articles sont des traités : ils en ont
presque l’étendue. On y reconnaît un esprit grave, élevé, méthodique, précis et
net dans ses déductions, et qui se joue parfois dans le détail, non sans
agrément. L’écrivain ne se donne que comme amateur et comme l’un du parterre, et
il est maître. Je ne me permettrai d’exprimer qu’une seule critique pour la
manière dont ces articles sont conçus et composés. C’est bien, c’est ingénieux,
c’est profond, mais c’est un peu dense ; il y manque du jour et de la lumière,
quelques éclaircies par-ci par-là. « Avant d’employer un beau mot,
faites-lui une place »
, a dit un critique excellent. Je trouve maint
beau mot, mainte belle pensée chez M. de Broglie, mais on n’a pas toujours
l’espace et la place pour les regarder. On voit trop l’esprit sérieux qui s’est
appliqué tout entier à la chose même, et qui n’écrit qu’en présence de son
sujet, sans s’inquiéter assez de l’effet sur ses lecteurs. Ce n’est pas, encore
une fois, un certain agrément ingénieux qui manque, mais cet agrément disparaît
un peu dans la continuité même, dans la suite de l’application et de
l’approfondissement.
Ainsi, dans l’article si distingué sur Othello et sur l’art ee
À ces morceaux de critique, de premier ordre d’ailleurs, et si dignes de haute
estime, il faut joindre l’Éloge du savant orientaliste
M. de Sacy, prononcé par le duc de Broglie à la Chambre des pairs le
27 avril 1840, très bel éloge, très grave, religieux de ton, sobrement orné, et
de tout point conforme au sujet.
La révolution de Juillet porta, du premier jour, M. de Broglie au ministère. Mais
il n’eut dans le premier cabinet (11 août 1830) que le portefeuille de
l’Instruction publique, et il le garda seulement quelques mois. Ce ne fut que
deux ans après qu’il fut appelé à un rôle dirigeant. Casimir Périer était mort ;
il s’agissait de le continuer avec plus de largeur et avec stabilité. Le
ministère du 11 octobre (1832) fut formé. Ce ministère était, en quelque sorte,
un ministère Périer collectif, plus intellectuel, aussi énergique ; il
réunissait en faisceau les hommes les plus capables non encore désunis,
M. Guizot, M. Thiers. M. de Broglie eut les Affaires étrangères ;
De même, disait-il dans sa circulaire destinée à informer nos agents du dehors, de même que j’avais parlé à M. de Hügel (chargé d’affaires d’Autriche) un langage roide et haut, je me suis montré bienveillant et amical à l’égard de la Prusse, un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg.
On a quelquefois reproché à M. de Broglie de porter dans les
affaires quelques-unes de ces formes, de ces habitudes peu liantes ; mais ici on
conviendra que l’usage n’en était pas déplacéHistoire de la politique
extérieure du gouvernement français, 1830-1848), la série des
dépêches de M. de Broglie, qui réglèrent alors la ligne de conduite de la
France à l’égard de l’Autriche en particulier.
de septembre, dont le but était de faire rentrer forcément
tous les partis dans la Charte, et de ne plus souffrir qu’on en remît chaque
jour en question le principe. Tous les gouvernements ayant eu leurs lois de
septembre, et les hommes qui les avaient combattues ce jour-là étant venus
depuis, à leur tour, proposer les leurs sous le coup de la nécessité, il est
plus facile aujourd’hui d’en bien juger et de s’en rendre compte avec
impartialité. C’étaient des lois de conservation rigoureuse et de défense. J’ai
peu réfléchi, je l’avoue, sur les moyens qui étaient de nature à faire durer le
dernier gouvernement ; mais je ne puis croire que les lois de septembre lui
aient nui ; il est aujourd’hui plus que probable, ce me semble, qu’elles l’ont
fait durer. En les proposant, M. de Broglie faisait évidemment violence à ses
théories antérieures, à ses combinaisons constitutionnelles les plus chères, à
ses vues bienveillantes de morale sociale et humaine ; mais cette fois, en face
d’un forfait immense, il vit la réalité à nu, et, en homme de bien courageux, il
n’hésita pas.
On a dit qu’on sentait ce jour-là dans sa parole l’accent d’un homme
de bien irrité ; et, en effet, il devait l’être. Il était arrivé à ce
jour où l’on reconnaît, bon gré, mal gré (et dût-on le lendemain tâcher de
l’oublier encore), que la morale humaine n’est
pas ce que les sages et les nobles esprits se la font dans les spéculations de
l’étude et du loisir, au haut du cap Sunium ou dans les jardins de l’Académie.
C’est un jour amer dans la vie que celui où l’on est contraint de donner raison
au fait sur le droit, à Hobbes sur Platon. Quiconque a eu de près affaire à la
vie, soit dans l’ordre public, soit même dans l’ordre privé, a connu ce
jour-là.
Une haute ironie règne dans bien des passages des discours que M. de Broglie
prononça à cette occasion devant la Chambre des députés. On y retrouve l’homme
qui sait si bien se passer de la faveur et qui dédaigne la popularité. Il se
plaisait à indiquer que le ministère dont il était chef, que lui-même en
particulier, prenait volontiers sur lui tout l’odieux des lois proposées, et que
d’autres recueilleraient un jour le fruit plus facile de ces rudes journées de
lutte et de labeur. — « On nous fera responsables, on s’attaquera à nous,
nous deviendrons
Il en prenait hautement son parti, et d’un ton
demi-railleur, accentué de dédain, il faisait beau jeu à l’avance aux amis
douteux ou aux adversaires :le bouc émissaire de la société ;
soit. »
Pendant ce temps, disait-il, les périls s’éloigneront ; avec le péril, le souvenir du péril passera, car nous vivons dans un temps où les esprits sont bien mobiles et les impressions bien passagères. Les haines et les ressentiments que nous aurons amassés sur nos têtes subsisteront, car les haines sont vivaces et les ressentiments ne s’éteignent point. À mesure que l’ordre se rétablira, le poste que nous occupons deviendra de plus en plus l’objet d’une noble ambition ; les Chambres, dans un temps plus tranquille, verront les changements d’administration comme quelque chose qui compromet moins l’ordre public ; les hommes s’usent vite d’ailleurs, messieurs, aux luttes que nous soutenons. Savez-vous ce que nous aurons fait ? Nous aurons préparé, hâté l’avènement de nos successeurs. Soit ; nous en acceptons l’augure avec joie, nous en embrassons avidement l’espérance.
« On nous demande s’il est dans l’intention
du gouvernement de proposer la mesure ? Je réponds : Non.
Est-ce clair ? »
M. de Broglie était de l’avis qu’il a depuis donné en temps utile à M. Guizot,
lequel en a trop peu profité : « Gouvernez votre ministère et la Chambre,
lui écrivait-il de Coppet en 1844, ou laissez-les se tirer d’affaire. Dans
l’un comme dans l’autre cas, la chance est bonne, et la meilleure pour vous
serait une sortie par la grande porte. »
M. de Broglie avait
pratiqué à l’avance ce conseil ; il sentait qu’il ne gouvernait plus son
ministère ni la Chambre ; il avait fait sa tâche pour le moment, et il sortit
par la grande porte : c’est la seule par où il sorte toujours.
Depuis lors M. de Broglie était rentré au sein de ce qu’on pouvait appeler la
plus honorable retraite, et il ne reparut qu’à de rares moments dans l’action
politique. Un grand malheur qui le frappa en 1838, la mort de Mme la duchesse de Broglie, augmenta en lui cette disposition sérieuse
et réservée, cette faculté de s’abstenir, Revue rétrospective (nº 7), a pu montrer que ces
conseilsre éd.] a pu montrer
que ses conseils
La révolution de Février a dû porter un dernier coup aux théories chères à M. de Broglie ; car enfin, si jusque-là il avait dû sacrifier plus d’une de ses anciennes et premières idées à la conservation de la monarchie constitutionnelle, cette monarchie subsistait et vivait. On avait jeté à la mer quelques portions du système, mais le vaisseau voguait et semblait défier les prochains orages. En le voyant tout à coup sombrer sous voiles, M. de Broglie a dû comprendre qu’il n’y a aucune portion de la théorie humaine qui puisse être assurée contre le naufrage, et sa pensée, qui n’est pas faite pour le scepticisme vulgaire, se sera plus que jamais tournée en haut du côté du port éternel.
Il est resté tel, d’ailleurs, en apparence, qu’on le voyait dans les années
précédentes. Sa conversation, qui se marque d’abord d’un léger embarras, est
bientôt agréable, nourrie, pleine de choses heureusement exprimées. Une certaine
ironie d’expression, mais qui n’a rien d’amer, s’offre comme à la surface : cet
enjouement habituel, qui ne déroge pas au sérieux et qui y rentre
Ses amis particuliers auraient seuls le droit de dire si, sous une réserve un peu froide, sous une écorce un peu uniforme, ils n’ont pas souvent reconnu en lui toutes les délicatesses du cœur.
M. de Broglie, et c’est tout simple, n’avait pas été nommé de l’Assemblée constituante. Depuis que les idées se sont un peu éclaircies, les électeurs de l’Eure (le château de Broglie est dans l’Eure) ont envoyé leur noble compatriote à l’Assemblée législative. Il n’y a point pris jusqu’ici la parole, et il doit s’y sentir par moments un peu dépaysé. Mais sa présence déjà est un bon signe, une garantie d’ordre et de considération. L’autre jour, après une scène violente où l’on avait eu M. Miot à la tribune, et où il s’était dit bien des injures, je voyais entrer M. le duc de Broglie paisible, serein et souriant ; et cela m’a consolé.
Société de l’histoire de France, qui n’a pas
interrompu ses travaux au milieu des circonstances difficiles que nous avons eu
à traverser, vient de voir terminer une de ses publications les plus importantes
et les plus nationales, qu’elle avait depuis longtemps confiée au zèle de
M. Jules Quicherat. Ce jeune et consciencieux érudit a réuni en cinq volumes
tous les documents positifs qui peuvent éclairer l’histoire de Jeanne d’Arc,
particulièrement les textes des deux Procès dans toute leur
étendue, du Procès de condamnation et de celui de réhabilitation qui eut lieu vingt-cinq ans plus tard. Les extraits et
analyses qui en avaient été jusqu’ici publiés en divers endroits, et notamment
dans la Collection des mémoires dirigée par MM. Michaud et
Poujoulat, avaient pu mettre en goût les lecteurs ; mais autre chose est un
extrait où instruments mêmes (comme cela s’appelle)
d’une volumineuse procédure. On peut dire que la mémoire de Jeanne d’Arc était
encore à demi enfouie dans la poudre du greffe, et qu’elle en est seulement
arrachée d’aujourd’hui. L’éditeur a pris soin de rassembler, à la suite, les
témoignages des historiens et chroniqueurs du temps sur la Pucelle, et toutes
les pièces accessoires que les curieux peuvent désirer. On a maintenant le
dernier mot, autant qu’on l’aura jamais, sur cette apparition merveilleuse.
Enfin, pour mettre le cachet à sa publication et à son rôle d’excellent éditeur,
M. Quicherat vient d’ajouter un volume à part, une sorte d’introduction, dans
laquelle il donne avec beaucoup de modestie, mais aussi avec beaucoup de
précision, son avis sur les points nouveaux que ce développement complet des
actes du procès fait ressortir et détermine plus nettement. Nous tâcherons ici,
en le suivant, d’imiter sa circonspection, et, dans un sujet entraînant où l’on
est à tout moment sur la pente de l’enthousiasme et de la légende, de ne nous
laisser guider que par l’amour de la vérité.
La destinée de Jeanne d’Arc, même après sa mort, a de quoi sembler des plus
singulières, et sa renommée a subi toutes les transformations et toutes les
vicissitudes. Sans sortir du cercle de l’horizon littéraire, que de retours
soudains, que de mésaventures ! La Pucelle de Chapelain avait
rendu l’héroïne presque ridicule ; ce poème, selon la remarque de M. Quicherat,
fut presque aussi funeste à la mémoire de Jeanne d’Arc qu’un second procès de
condamnation. À force d’ennui, il appelait des représailles. Voltaire eut le
malheur de s’en charger, et tout son siècle celui d’y applaudir. L’idée s’était
généralement ePucelle libertine,
que les plus honnêtes gens en savaient par cœur des chants entiers (j’en ai
entendu réciter encore). M. de Malesherbes lui-même, assure-t-on, savait sa Pucelle par cœur. Il y a dans un siècle de ces courants
d’influence morale auxquels on n’échappe pas. Aujourd’hui, on est passé à une
autre extrémité contraire, et on serait assez mal reçu, je pense, si on en avait
la vilaine idée, de venir risquer à ce sujet le plus petit mot pour rire. Cette
disposition, après tout, même dans son exagération, est des plus respectables ;
elle est la plus juste et la plus vraie, et ce n’est pas moi qui m’aviserai d’y
porter atteinte.
De quelque point de vue qu’on le prenne, et même en se tenant en garde contre
toute exaltation, quelle plus touchante figure en effet, quelle plus digne de
pitié et d’admiration que celle de Jeanne ! La France, au moment où elle parut,
était aussi bas que possible. Depuis quatorze années d’une guerre dont le début
avait été signalé par le désastre d’Azincourt, il ne s’était rien fait qui pût
relever le moral du pays en proie à l’invasion. Le roi anglais siégeait à
Paris ; le Dauphin français se maintenait à grand-peine sur la Loire. Un de ceux
qui l’accompagnaient et qui fut de ses secrétaires, un des écrivains les plus
estimables de ce temps, Alain Chartier, a exprimé énergiquement cet état de
détresse, pendant lequel il n’y avait plus pour un homme de bien et d’étude un
seul lieu de paix ni de refuge dans tout le pays, hors derrière les murailles de
quelques cités ; car « des champs,
, et toute la campagne semblait devenue comme
une mer où il ne règne d’autre droit que celui du fait, et
« où chacun n’a de seigneurie qu’à proportion qu’il a de
force »
. C’est alors que dans un village de la vallée de la Meuse,
aux confins de la Lorraine, vallée qui venait elle-même d’être envahie par des
bandes et d’avoir sa part de douleurs communes, une jeune fille, née d’honnêtes
laboureurs, simple, pieuse, régulière, crut entendre une voix.
Elle avait environ treize ans alors (1425). La première fois que cette voix se fit entendre à elle, c’était en la saison d’été, sur
l’heure de midi, tandis qu’elle était dans le jardin de son père. Elle avait
jeûné le matin et le jour précédenter du Procès par ce qui est dit à la page 52 du même tome.voix continua de se faire entendre à
elle plusieurs fois la semaine avec une certaine régularité, et plus
particulièrement à de certaines heures, et de lui donner des conseils. Ces
conseils, c’était de se bien conduire, de fréquenter l’église, et aussi d’aller
en France. Ce dernier conseil revenait chaque fois plus pressant, plus
impérieux, et la pauvre enfant ne pouvait plus tenir en place où elle était. Ces
colloques mystérieux et solitaires, ces luttes intérieures durèrent bien deux ou
trois ans : chaque écho des malheurs publics redoublait l’angoisse. La voix ne cessait de répéter à la jeune fille qu’il lui fallait
aller à tout prix en France ; elle le lui redit surtout à dater du jour où les
Anglais eurent mis le siège devant Orléans, ce siège dont l’issue tenait alors
en suspens tous les cœurs. Elle lui commandait d’aller le faire lever au plus
tôt. Et sur ce que l’enfant répondait qu’elle n’était qu’une pauvre fille qui ne
savait chevaucher ni faire la guerre, la voix lui répliquait
Cette idée aventureuse, qui tentait Jeanne, de s’en aller guerroyer en France,
avait transpiré malgré elle, et déplaisait fort à son père, honnête homme et de
bonnes mœurs, qui disait qu’avant d’être témoin d’une telle chose, il aimerait
mieux voir sa fille noyée, ou la noyer de ses propres mains. La voix permit à Jeanne d’éluder cette défense, et, sous prétexte d’aller
chez un oncle qui demeurait près de là, elle quitta le village natal, puis se
fit conduire par cet oncle au capitaine Robert de Baudricourt qui commandait à
Vaucouleurs. Robert la reçut d’abord très mal et la rudoya : « Il fallait
que son oncle, disait-il, la ramenât chez son père et lui donnât des
Mais, sur l’insistance de la jeune
fille, sur la netteté et la vigueur de son attitude et de son dire, et la voyant
décidée à partir malgré tout, il finit par être vaincu. Jeanne s’était fait
conduire sur ces entrefaites au duc de Lorraine, qui lui avait donné quelque
argent. Les gens de Vaucouleurs eux-mêmes, mus d’intérêt pour elle, s’étaient
mis en frais pour lui procurer un équipement. L’oncle et un autre habitant du
lieu lui achetèrent un cheval ; Robert de Baudricourt voulut en rembourser le
prix. Celui-ci, non sans avoir fait à la jeune fille quelques plaisanteries de
soldat, la mit à cheval un jour en habit d’homme, et lui donna un sauf-conduit
pour s’en aller à tout hasard vers le Dauphin : soufflets. »« Va, lui dit-il en la
voyant partir, et advienne que pourra ! »
Jeanne partit donc et arriva sans encombre, après onze jours de voyage, jusqu’au
Dauphin, qui était pour lors à Chinon (mars 1429). C’est ici que sa vie publique
commence ; elle avait dix-sept ans. Après s’être fait reconnaître et agréer du
roi, elle prend résolument le rôle que sa foi en Dieu et en cette voix qu’elle ne cessait d’entendre lui dictait ; elle dit à tous ce
qui est à faire, coup d’œil militaire. Tous les mois suivants sont remplis
de ses succès et de ses exploits, à Jargeau, à Beaugency, à la bataille de Patay
où Talbot est fait prisonnier, à Troyes qu’elle fait rendre au roi ; à Reims où
elle le fait couronner : ce sont pour elle quatre mois pleins de gloire. Blessée
devant Paris le 8 septembre, elle voit pour la première fois la fortune lui
manquer, et le conseil de ses voix en défaut, ou du moins ce
conseil paralysé et mis à néant par l’hésitation obstinée et le mauvais vouloir
des hommes. À partir de ce moment, elle n’a plus que des éclairs de succès ; son
astre baisse, mais non pas son dévouement ni son courage. Après une série de
contrariétés et de tentatives diverses, elle est prise dans une sortie qu’elle
fait devant Compiègne le 23 mai 1430, un peu moins de treize mois après son
apparition glorieuse devant Orléans. Jetée en prison, livrée par les
Bourguignons aux Anglais, par ceux-ci à la justice ecclésiastique et à
l’Inquisition, son procès s’entame à Rouen en janvier 1431, et se termine par
l’atroce scène du bûcher, où elle fut brûlée vive, comme relapse, convaincue de
schisme, hérésie, idolâtrie, invocation des démons, le 30 mai de la même année.
Jeanne n’avait pas vingt ans.
Mais ne sentez-vous pas d’abord combien ce passage de Jeanne fut rapide, et que sa vie ne fut qu’un éclair, comme il arrive presque toujours de ces merveilleuses et lumineuses destinées ?
Après le premier sentiment d’intérêt et d’admiration pour cette jeune, simple et
généreuse victime, on sent le besoin, afin même de mieux l’admirer, de se
l’expliquer
La publication de M. Quicherat met sur la voie et fournit à peu près tous les
éléments désirables pour traiter désormais cette question délicate. Par malheur,
une pièce essentielle, celle même qui, si elle existait, serait le document
capital pour bien juger du point de départ de Jeanne d’Arc et de ses
dispositions primitives, cette pièce manque et ne s’est jamais retrouvée.
Lorsque Jeanne arriva d’abord auprès de Charles VII, ce prince la fit interroger
et examiner à Poitiers pour être bien assuré de sa véracité et de sa candeur.
C’est cette première et naïve déposition de Jeanne dès le premier jour de son
arrivée à la Cour, qui serait d’un inestimable prix ; car, bien qu’elle ait eu à
répondre plus tard sur les mêmes questions devant les juges qui la condamnèrent,
elle n’y répondit plus avec la même naïveté ni avec la même effusion qu’elle dut
mettre dans cette déposition première. Quoi qu’il en soit de cette perte
irréparable, on a de sa bouche une série de réponses qui constatent son état
réel dès l’enfance. Sans pouvoir me permettre ici d’aborder une question qui est
tout entière du ressort de la physiologie et de la science, je dirai seulement
que le seul fait d’avoir entendu des voix et de les entendre
habituellement, miracle, et qui non plus ne constitue pas nécessairement folie : c’est le fait de l’hallucination proprement
dite.
En combinant les indices fournis par les documents, l’idée que je me fais de la petite fille de Domrémy, dit très judicieusement M. Quicherat, est celle d’un enfant sérieux et religieux, doué au plus haut degré de cette intelligence à part qui ne se rencontre que chez les hommes supérieurs des sociétés primitives. Presque toujours seule à l’église ou aux champs, elle s’absorbait dans une communication profonde de sa pensée avec les saints dont elle contemplait les images, avec le ciel où on la voyait souvent tenir ses yeux comme cloués.
La chaumière de son père touchait de près à l’église. Un peu plus
loin on arrivait, en montant, à la fontaine dite des
Groseilliers, sous un hêtre séculaire appelé le beau
Mai, l’arbre des Dames ou des Fées.
Ces Fées auxquelles les juges de Jeanne d’Arc attachaient tant
d’importance pour la convaincre de commerce avec les malins esprits, et qu’elle
connaissait à peine de nom, expriment pourtant l’idée de mystère et de religion
qui régnait en ce lieu, l’atmosphère de respect et de vague crainte qu’on y
respirait. Plus loin encore, était le Bois-Chesnu, le bois des
chênes, d’où, suivant la tradition, devait sortir une femme qui sauverait le
royaume perdu par une femme (par Isabeau de Bavière). Jeanne savait cette
tradition de la forêt druidique et se la redisait en se l’appliquant tout bas. À
certains jours de fête, les jeunes filles du village allaient à l’arbre des Dames porter des voix désormais qui lui parlait comme celle d’un être
supérieur, d’un être distinct d’elle-même, et que, dans sa simplicité et sa
modestie, elle adorait. Ce qui est touchant et vraiment sublime, c’est que
l’inspiration première de cette humble enfant, la source de son illusion si peu
mensongère, ce fut l’immense pitié qu’elle ressentait pour cette terre de France
et pour ce Dauphin persécuté qui en était l’image. Nourrie dans les idées du
temps, elle s’était peu à peu accoutumée à entendre ses voix
et à les distinguer comme celles des anges de Dieu et des saintes qui lui
étaient les plus connues et les plus chères. Ces anges familiers, c’étaient
saints Michel et Gabriel ; ces saintes conseillères, c’étaient saintes Catherine
et Marguerite. Interrogée dans son procès sur la doctrine que lui enseignait
saint Michel, son principal patron et guide, elle répondait que l’ange, pour
l’exciter, lui racontait « la calamité et
.pitié qui était au
royaume de France »
La pitié, ce fut là l’inspiration de Jeanne, non pas la pitié d’une femme qui pleure et se fond dans les gémissements, mais la pitié magnanime d’une héroïne qui se sent une mission et qui prend le glaive pour secourir.
Il y a, ce me semble, deux Jeanne d’Arc qu’on a trop confondues, et desquelles il
est peut-être bien difficile aujourd’hui de restituer la première : la
publication de M. Quicherat nous met bien pourtant sur la voie pour la
discerner. La première Jeanne n’est pas tout à fait celle « Oui, quand j’aurai fait et accompli
tout ce que Dieu par révélation me commande de faire, alors j’aurai trois
fils, dont le premier sera pape, le second empereur, et le troisième
roi. »
Ce n’était qu’une plaisanterie de bonne guerre en riposte à
quelque gaudriole du capitaine, et elle lui rendait sans doute la monnaie de sa
pièce, comme on dit. Celui-ci repartit en vrai soudard : « Je voudrais
donc bien qu’il y en eût un de moi (
À quoi elle
répondit railleusement : ergo ego vellem tibi facere
unum), puisque ce seront personnages de si grande marque, et je
m’en trouverais « Gentil Robert, nenni, nenni, il n’est pas
temps ; le Saint-Esprit y ouvrera (
Je douterais de la conversation, n’était cette dernière réplique, qui est trop
spirituelle pour que Baudricourt, qui la racontait, l’eût trouvée tout seul, et
qui n’a pas l’air d’avoir été inventée.pourvoira). »
Quand cette enfant de seize ans sortit de son village, déterminée à faire sa
conquête de France, elle était d’une vigueur et d’une audace tant de parole que
d’action, qu’elle-même avait déjà un peu perdue et oubliée dans les longs mois
de sa prison de Rouen. La gaieté avec la confiance éclatait dans chacune de ses
paroles. Elle avait à la main, selon l’usage du temps, quand elle ne tenait pas
l’étendard ou l’épée, un bâton, et ce bâton lui servait à plusieurs fins, et
aussi à jurer : « Par mon
Ce martin, disait-elle des
bourgeois d’Orléans, je leur ferai mener des vivres. »martin, qui revient sans cesse dans sa bouche chez son
historien le mieux informé, c’était son martin-bâton, son
jurement habituel. Quand elle entendait le brave chevalier La Hire jurer le nom
du Seigneur, elle le reprenait en lui disant de faire comme elle et de jurer par
son bâton.
Au siège d’Orléans, étant dans la ville, et informée par Dunois qu’un corps anglais commandé par Falstoff s’approchait pour secourir les assiégeants, elle en fut toute réjouie, et, craignant qu’on ne l’en avertît point à temps pour l’empêcher d’aller à la rencontre, elle dit à Dunois :
Bâtard, bâtard
au nom de Dieu(elle put bien dire :Par mon martin, mais le témoin qui dépose du fait aura jugé le mot trop peu noble), je te commande que, tantôt que tu sauras la venue dudit Falstoff, tu me le fasses savoir ; car s’il passe sans que je le sache,je te ferai couper la tête.
Que ce ne fût là qu’une manière
On a dit qu’elle avait horreur du sang. Interrogée devant les juges sur ce
qu’elle aimait mieux porter, de l’étendard ou de l’épée, elle répondit
qu’
; elle ajouta qu’elle portait elle-même cet étendard
quand elle se précipitait au milieu de l’ennemi, pour éviter de tuer personne,
et qu’en effet elle n’avait jamais tué d’homme. Ce témoignage est formel ; il
est d’accord avec la légende, avec la poésie, avec cette statuette pleine de
grâce qu’une jeune princesse artiste a laissée de Jeanne d’Arc arrêtant court
son cheval à la vue du premier cadavreelle aimait quarante fois mieux
l’étendardJeanne d’Arc de la princesse Marie, autre que celle
que l’on connaît, et restée à l’état de projet ou de modèle.« que jamais elle n’avait vu sang de Français que les cheveux ne lui
levassent sur la tête »
. Mais il faut convenir qu’elle tenait moins
au sang des Bourguignons et des Anglais. Enfant, elle ne connaissait dans son
endroit qu’un seul Bourguignon, et elle n’aurait pas été fâchée, disait-elle,
qu’il eût la tête coupée,
. Au siège d’Orléans, on la voit, au dire de son
intendant d’Aulon, frapper rude et dru sur l’ennemi. S’attaquant d’abord à la
bastille de Saint-Loup, où étaient environ trois cents Anglais (d’autres disent
cent cinquante), elle va planter l’étendard au bord des fossés. Ceux de la place
veulent se rendre à elle, mais elle refuse de les recevoir à rançon, et elle
leur crie qu’elle les prendra malgré eux. Elle ordonne l’assaut, et
si toutefois Dieu l’avait eu pour
agréable« presque tous sont mis à mort »
. Parlant d’une certaine épée
qui avait été prise sur un Bourguignon, « de bonnes buffes et de bons torchons »
. Ce qui montre que,
si elle ne frappait pas, comme on dit, d’estoc et de taille,
si elle se servait le moins possible de la pointe, elle aimait assez à frapper
du plat de la lame, comme elle faisait volontiers de son bâton. Je ne dis point
ceci pour rien ôter à la beauté de la figure, mais pour ne pas en dissimuler la
physionomie première dans ce qu’elle avait de vigoureux et de très franc.
Un jeune seigneur (Gui de Laval), qui la vit dans le moment de sa gloire, et qui
en écrivît une lettre à sa mère et à son aïeule, nous l’a peinte alors de pied
en cap, au naturel : « Je la vis monter à cheval, dit-il, armée tout en
blanc, sauf la tête, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir
qui, à l’huis de son logis, se démenait très fort, et ne souffrait qu’elle
montât ; et lors elle dit : “Menez-le à la croix.” »
Cette croix
était près de l’église, au bord du chemin. « Et lors elle monta sans
qu’il se mût, comme s’il fût lié. »
Peu s’en faut que le jeune
narrateur ne voie déjà du merveilleux dans cette manière dont le coursier de
Jeanne se laisse monter par elle près de la Croix. Tous les narrateurs et
témoins du temps en sont là quand ils parlent d’elle, et les moindres
circonstances, les incidents les plus naturels leur semblent miracles. Une fois
montée sur son coursier, la Pucelle, continue Gui de Laval, « se tourna
vers l’huis de l’église qui était bien prochain, et dit en assez claire voix
de femme : “Vous les prêtres et gens d’Église, faites procession et prières
à Dieu.” »
Puis elle reprit son chemin, en disant : « Tirez
avant, tirez avant ! »
Devant elle marchait son étendard ployé,
« que portait un gracieux page »
, et elle avait « sa
hache petite en la main »
.
voix de femme, mais avec le ton du commandement,
soit qu’elle s’adressât à ses pages, soit qu’elle donnât ses ordres aux prêtres
et gens d’Église.
On ne saurait douter qu’elle n’ait eu, au lendemain du siège d’Orléans, un moment
d’exaltation et d’ivresse. Dans la plénitude de sa mission, elle fut tentée de
se dire comme tous les voyants : Moi, c’est Dieu, c’est la voix de
Dieu ! Elle écrit aux villes d’ouvrir leurs portes à la Pucelle, sur le
ton d’un chef de guerre et d’un envoyé d’en haut ; elle fait des sommations au
duc de Bedford, au duc de Bourgogne, «
, comme elle
l’appelle. Elle-même, quand on lui présenta plus tard ses lettres dans la
prison, elle eut peine dans son sang-froid à les reconnaître ; elle les avait
bien dictées pourtant de la sorte. Elle écrivait aux Hussites de Bohême pour les
faire rentrer dans le devoir :de par le roi du
ciel, mon droiturier et souverain Seigneur »
Moi, la Pucelle Jeanne, pour vous dire vraiment la vérité, je vous aurais depuis longtemps visités avec mon bras vengeur, si la guerre avec les Anglais ne m’avait toujours retenue ici. Mais si je n’apprends bientôt votre amendement, votre rentrée au sein de l’Église, je laisserai peut-être les Anglais et me tournerai contre vous pour extirper l’affreuse superstition…
Le clerc qui lui servait de secrétaire avait pu lui arranger ses
phrases, mais ce devait être assez sa pensée. Le comte d’Armagnac lui écrivait,
des confins de l’Espagne, pour lui demander lequel des trois papes d’alors (il y
en avait trois pour le moment) était le vrai et le légitime. Elle lui répondait
qu’elle était trop empêchée au fait de la guerre pour le satisfaire sur
l’heure : « Mais quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un
message par devers moi, et je vous ferai savoir tout
De
telles lettres, produites dans le procès, venaient directement à l’appui de
l’accusation qu’on lui intentait, d’avoir prétendu usurper l’office des anges de
Dieu et de ses vicaires sur la terre. Il me paraît bien certain que, pour peu
que la fortune eût continué de la favoriser, et que ses alentours se fussent
prêtés à ce rôle qu’elle embrassait naïvement, elle se fût poussée loin avec le
conseil de ses voix, et qu’elle ne se considérait point comme
uniquement destinée à la levée du siège d’Orléans et à l’accomplissement du
sacre de Reims. Cette jeune âme se serait volontiers donné un plus large essor.
Encore une fois, je crois entrevoir là une Jeanne d’Arc primitive, possédée de
son démon ou génie (nommez-le comme vous voudrez), mais de son génie accoutré à
la mode du temps, la vraie Pucelle en personne, sans rien de fade ni de
doucereux, gaie, fière, un peu rude, jurant par son bâton et en usant au besoin,
un peu exaltée et enivrée de son rôle, ne doutant de rien, disant : Moi, c’est la voix de Dieu, parlant et écrivant de par le Dieu du ciel
aux princes, aux seigneurs, aux bourgeois des villes, aux hérétiques des pays
lointains, disposée à trancher dans les questions d’orthodoxie et de chrétienté
pour peu qu’on lui laissât le temps d’écouter ses voix. Déjà
les peuples l’y poussaient et étaient disposés à l’avance à tout croire d’elle
dans leur dévotion, à tout accepter à genoux. Mais ce grand rôle, elle ne put
que l’ébaucher, l’entrevoir à peine dans les quelques mois de son triomphe, et
il n’est pas à regretter qu’elle n’y soit pas entrée davantage : c’est dans son
rôle spécial et restreint qu’elle est touchante et sublime.
Les témoins, les contemporains l’ont bien senti après voix lui avaient prédit à
l’avance, elle l’a accompli. Mais c’est là une complaisance de l’imagination
nationale et populaire qui voudrait, après coup, rendre Jeanne infaillible. Il
résulte des témoignages positifs, aujourd’hui connus, qu’elle se promettait et
que ses voix lui promettaient beaucoup plus de choses qu’elle
ne vint à bout d’en accomplir ; et il lui fallut, à l’article de la mort, un
effort de foi et de suprême confiance en Dieu, pour qu’après bien des agonies et
des défaillances, elle pût se relever et s’écrier jusqu’au milieu des flammes
que ses voix, en définitive, ne l’avaient pas trompée.
Quand j’ai insisté sur le côté énergique et un peu rude de la noble bergère, loin
de moi l’idée de lui refuser le don de douceur, douceur qui n’en était que plus
réelle et sentie pour ne pas être excessive ! Dans la marche de Reims sur Paris
(août 1429), comme elle arrivait avec le roi du côté de La Ferté-Milon et de
Crépy-en-Valois, le peuple se portait en foule à la rencontre, en criant : Noël ! La Pucelle, qui était pour lors à cheval entre
l’archevêque de Reims et le comte de Dunois, leur dit : « Voilà un bon
peuple, et je n’ai vu aucun autre peuple se tant réjouir de l’arrivée d’un
si noble roi. Et plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai
mes jours, pour pouvoir être inhumée dans cette terre ! »
Sur quoi
l’archevêque lui dit : « Ô Jeanne, en quel lieu avez-vous espoir de
mourir ? »
Et elle répondit :
Où il plaira à Dieu, car je ne suis pas plus assurée du temps
ni du lieu que vous ne le savez vous-même ; et plût à Dieu, mon Créateur, que je me pusse retirer maintenant, laissant là les armes, et m’en aller pour servir mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères, qui auraient grande joie de me voir !
Voilà la vraie douceur de Jeanne après son moment d’exaltation et quand sa fureur de guerre était passée.
Elle était parfaitement chaste, est-il besoin de le dire ? Tous les témoins sont
unanimes sur ce point. Le vieil écuyer Bertrand de Poulangy, qui, dans sa
jeunesse, avait eu l’honneur d’escorter Jeanne lors de sa première chevauchée de
Vaucouleurs à Chinon, disait que, dans toutes les nuitées et les couchées du
voyage, il n’avait pas eu à son égard une pensée de désir. Le duc d’Alençon
disait la même chose. Jeune alors et beau, et très préféré d’elle entre tous les
capitaines, parce qu’il était gendre du duc d’Orléans prisonnier, à la cause
duquel elle s’était vouée, il témoignait avoir souvent bivouaqué à côté d’elle ;
il avouait même l’avoir vue se déshabiller quelquefois, et avoir aperçu ce que
la cuirasse avait coutume de cacher («
) : aliquando videbat
ejus mammas, quae pulchrae erant »« Et pourtant,
disait-il, je n’ai jamais rien eu de désir charnel à son égard. »
Elle avait cette simplicité d’honneur et de vertu qui éloigne de telles
pensées.
Les juges qui la condamnèrent furent atroces, et l’évêque de Beauvais qui mena
toute l’affaire joignit à l’atrocité un artifice consommé ; mais ce qui frappe
surtout aujourd’hui, quand on lit la suite de ce procès, c’est la bêtise et la
matérialité de ces théologiens praticiens qui n’entendent
rien à cette vive inspiration de Jeanne, qui, dans toutes leurs questions,
tendent toujours à rabaisser son sens élevé et naïf, et qui ne peuvent parvenir
à le rendre grossier. Ils se montraient surtout très curieux « Portait-il une
couronne ? avait-il des habits ? n’était-il pas
À quoi Jeanne répondait en les déconcertant :
tout
nu ? »« Pensez-vous donc que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ? »
Ils revenaient sans cesse sur cette sotte question ; elle y coupa court en leur
disant que l’archange, quand il lui apparaissait, « était en l’habit et
la forme d’
, — d’un
parfait honnête homme.un très vrai prud’homme »
Ces questions sur l’archange Michel lui portaient bonheur. Un jour qu’à Poitiers,
dans les premiers temps de son arrivée près du roi, un des docteurs du lieu
voulait absolument savoir d’elle de quel idiome se servait l’archange en lui
parlant, elle avait répondu à ce Limousin trop curieux : « Il parle un
meilleur français que vous. »
Chose mémorable ! le procès de condamnation, instruit et dressé pour flétrir la mémoire de Jeanne, est le monument le plus fait pour la consacrer. Je penserais même, avec M. Quicherat, que, bien que rédigé par les juges et les ennemis, il est plus à l’honneur de la véritable Jeanne que j’appelle primitive, et plus propre à la faire bien connaître, plus digne de confiance en ce qui la touche, que le procès de réhabilitation déjà imprégné et légèrement affecté de légende. Les plus beaux mots de Jeanne, les mots simples, vrais, héroïques, sont enregistrés par les juges et nous sont transmis par eux. Ce procès fut beaucoup plus régulier et plus légal (au point de vue du droit inquisitorial alors en vigueur) qu’on ne l’a cru et répété depuis, ce qui ne veut pas dire qu’il soit moins odieux et moins exécrable. Mais ces juges, comme tous les pharisiens du monde, comme ceux qui condamnèrent Socrate, comme ceux qui condamnèrent Jésus, ne savaient pas bien au fond ce qu’ils faisaient, et leur procès-verbal authentique et paraphé devient la page immortelle et vengeresse, l’Évangile de la victime.
« Entrez hardiment parmi les
Anglais ! »
et qu’elle y entrait elle-même.
Sur ce même étendard qu’on lui reprochait d’avoir fait porter en l’église de
Reims au sacre, de préférence à celui de tous autres capitaines, elle répondit
cette parole tant citée : « Il avait été à la peine, c’était bien raison
qu’il fût à l’honneur. »
Il y a dans Homère un admirable passage. C’est quand Hector, ayant repoussé les
Grecs de devant les murs de Troie, les vient assiéger dans leur camp à leur
tour, et va leur livrer assaut jusque dans leurs retranchements, décidé à porter
la flamme sur les vaisseaux ; tout à coup un prodige éclate : un aigle apparaît
au milieu des airs enlevant dans ses serres un serpent qui, tout blessé qu’il
est, déchire la poitrine de son superbe ennemi et le force à lâcher prise. À
cette vue, un Troyen savant dans les augures, Polydamas, s’approche d’Hector,
et, lui expliquant le sens du présage, lui conseille de s’éloigner de ce camp,
qu’il considérait déjà comme sa proie. À ces mots, Hector furieux menace
Polydamas de sa lance, et lui dit : « Peu m’importe ce que disent les
oiseaux ! J’ai pour moi la parole directe et l’ordre du grand Jupiter :
c’est le seul Dieu dont la volonté compte.
Il n’y a qu’un
augure souverain, c’est de combattre pour la patrie. »
Quand Jeanne d’Arc donna à Paris l’assaut du 8 septembre 1429, assaut où elle fut
blessée, et qui fut le temps d’arrêt de ses succès, c’était un jour de fête, le
jour de la Nativité de Notre-Dame ; et ce fut un des points « Était-ce fête ce jour-là ? »
lui demandèrent-ils. Elle répondit qu’elle croyait bien que c’était fête en
effet. Et quand ils insistaient, en ajoutant : « Était-ce donc bien fait
à vous de livrer l’assaut ce jour-là ? »
elle se contentait
d’éluder, de se taire, et baissant les yeux : « Passez, disait-elle, à
autre chose. »
La noble fille, enlacée à son tour par le serpent, n’osait répondre comme Hector, mais elle pensait comme lui. Comme lui, elle avait l’ordre direct et le conseil du Dieu suprême. Que lui importaient les autres augures ?
L’inspiration directe, ce fut là la ferme créance et la force de Jeanne d’Arc,
comme aussi son grand crime aux yeux de ses juges. Elle croyait fermement à la
réalité et à la divinité de ses voix ; comme tous les voyants,
elle croyait tenir l’esprit à sa source et jaillissant du sein de Dieu même.
L’Église hiérarchique et officielle, l’Église, telle qu’elle était organisée
alors, lui semblait respectable sans doute, mais ne lui semblait venir qu’après
ses voix. Elle se fût sentie de force à commander aux gens
d’Église et aux prêtres, à les redresser et à les remettre dans leur chemin,
tout comme elle y remettait les princes, chevaliers et capitaines. Aussi, dans
le procès de réhabilitation qui se fit depuis, ne trouva-t-on pas Rome aussi
empressée, aussi bien disposée qu’on aurait pu croire. Le roi dut forcer la main
au pape, et Jeanne, qui avait tant de vertus et de qualités requises pour être
canonisée sainte comme on l’entendait en ces âges, ne fut jamais que la Sainte
du peuple et de la France, la Sainte de la patrie.
Des historiens, dans ces dernières années, l’ont enfin comprise, l’ont présentée
sous son vrai jour, et il est impossible de ne pas rappeler ici ce qui est dit
d’elle au me de l’Histoire
de France de M. Michelet. Ce n’est pas qu’une critique sévère et
précise, une critique d’un goût simple ne pût relever dans ce brillant et vivant
morceau bien des inexactitudes et des infractions au ton vrai du sujet.
L’auteur, comme toujours, pousse à l’effet, il force les couleurs, il fait
grimacer les personnages qui interviennent, il badine hors de propos ; il se
fait gai, vif, fringant et pimpant contre nature ; il dramatise, il symbolise.
Dans le récit du procès, il crée, d’un interrogatoire à l’autre, des péripéties
qui ne ressortent pas de la lecture des pièces mêmes. En général, l’impression
qui résulte de cette lecture des originaux, quand on la fait avec suite, est
beaucoup plus grave, plus naïve et plus simple. Mais quand on a posé toutes ces
réserves, on doit, pour être juste, reconnaître que M. Michelet a bien saisi la
pensée même du personnage, qu’il a rendu avec vie, avec entrain et verve, le
mouvement de l’ensemble, l’ivresse de la population, ce cri public
d’enthousiasme qui, plus vrai que toute réflexion et toute doctrine, plus fort
que toute puissance régulière, s’éleva alors en l’honneur de la noble enfant, et
qui, nonobstant Chapelain ou Voltaire, n’a pas cessé de l’environner depuis. La
Jeanne d’Arc de M. Michelet est plus vraie qu’aucune des précédentes.
Il en reste, je crois, une dernière à dégager des pièces aujourd’hui publiées par
M. Quicherat, une Jeanne d’Arc exposée avec plus de tenue et de simplicité, et
sur laquelle la critique pourtant sache garder assez de prise pour n’y guère
rien laisser qui ne soit de nature à satisfaire les esprits à la fois généreux
et judicieux. Quand même la critique et la science rencontreraient dans Jeanne
d’Arc des points à jamais inexplicables, je sais que le malheur, après tout, ne
serait pas grand, et qu’il n’y aurait pas tant de quoi s’étonner. Shakespeare
fait « Il y a plus de
choses au ciel et sur la terre qu’il n’en est rêvé dans votre
philosophie. »
Mais, à lire attentivement les pièces, et même en
tenant compte des difficultés constatées par M. Quicherat, je ne crois pas du
tout impossible qu’on arrive à tirer de l’ensemble des documents bien lus et
contrôlés, et sans leur faire violence, une Jeanne d’Arc à la fois sincère,
sublime et naturelle.
me d’Épinay, j’ai été conduit vers l’abbé Galiani, avec qui cette dame
entretint une correspondance pendant les douze dernières années de sa vie.
L’abbé Galiani est une des figures les plus vives, les plus originales et les
plus gaies du ee
L’abbé Ferdinand Galiani, né dans le royaume de Naples le 2 décembre 1728, élevé
à Naples auprès d’un oncle archevêque, y avait développé les dispositions les
plus précoces pour les lettres et pour toute espèce de science ; mais, au
physique, il ne put jamais s’élever au-dessus de la taille de quatre pieds et
demi. Dans ce bourreau qui venait de mourir : c’était une parodie burlesque des
éloges académiques, encore plus emphatiques en Italie qu’ailleurs. Les
académiciens de Naples, tournés en ridicule, firent un éclat qui augmenta le
succès de l’ingénieuse satire. Galiani, vers ce temps, se livrait aux études les
plus sérieuses : il publiait à vingt et un ans un livre sur la
monnaie ; il rendait à un savant illustre, alors très vieux et presque
aveugle, à l’abbé Intieri, le service de décrire en son nom, dans un petit
traité substantiel et tout positif, un procédé nouveau pour la
conservation des grains. Il s’occupait aussi d’antiquités et d’histoire
naturelle. Ayant fait une collection des pierres et matières volcaniques vomies
par le Vésuve, non sans y joindre une dissertation savante, il en fit présent au
pape Benoît XIV, qui ne fut point ingrat. Sur l’une des caisses d’envoi à
l’adresse du Très-Saint-Père, Galiani avait eu soin d’écrire
ces mots de l’Évangile : « Fais que ces pierres deviennent des pains :
L’aimable
Benoît XIV comprit à demi-mot, et, en échange de ces pierres, il donna à Galiani
un bénéfice. L’oncle archevêque lui en avait déjà procuré plus d’un. Ce petit
homme de quatre pieds et demi, si gai, si fou, si sensé et si savant, était donc
abbé Fac ut lapides isti panes fiant. »mitré et avait titre monseigneur.
Il vint à Paris en 1759 en qualité de secrétaire d’ambassade, et, à part de
courtes absences, il y résida jusqu’en 1769, c’est-à-dire pendant dix années :
il ne comptait avoir vécu d’une vraie vie que durant ce temps-là. Remarqué dès
le premier jour pour la singularité de
Ce petit être, né au pied du mont Vésuve, écrivait Grimm, est un vrai phénomène. Il joint à un coup d’œil lumineux et profond une vaste et solide érudition, aux vues d’un homme de génie l’enjouement et les agréments d’un homme qui ne cherche qu’à amuser et à plaire. C’est Platon avec la verve et les gestes d’Arlequin.
Marmontel disait de lui également : « L’abbé Galiani était
de sa personne le plus joli petit Arlequin qu’eût produit l’Italie ; mais,
sur les épaules de cet Arlequin, était la tête de Machiavel. »
Ce
nom d’Arlequin qui revient ici est caractéristique de Galiani. Si Français qu’il
fût et qu’il voulût être, il ne cessa jamais d’être Italien, d’être Napolitain,
ce qu’il ne faut jamais oublier en le jugeant ; il avait le génie propre du cru,
le facétieux, le plaisant, le goût de la parodie. Dans un article de lui sur
PolichinelleBibliographie parémiologique de M. Duplessis
(1847).atellanes. Il semble
croire que l’esprit de ces farces antiques a pu se perpétuer dans l’original
moderne, et lui-même, le petit abbé, il en avait hérité quelque chose, même la
bouffonnerie et la licence. Il avait des pensées grandes, élevées, sublimes,
dignes de Vico sinon de Platon, dignes de la Grande-Grèce, et tout à coup ces
pensées étaient déjouées par des lazzis, des calembours, par du bouffon, et du
plus mauvais : « Mais voilà comme je suis, disait-il agréablement, deux
Lu aujourd’hui, l’abbé Galiani perd beaucoup ; il fallait l’entendre. Il ne
débitait pas ses contes, il les jouait. Il y avait du mime en
lui. À propos de chaque chose sérieuse, en politique, en morale, en religion, il
avait quelque apologue, quelque bon conte à faire, un conte gai, fou, imprévu,
qui vous faisait rire à chaudes larmes, comme il disait, et
qui recelait souvent une moralité profonde. Il en faisait une petite pièce, une
parade en action, s’agitant, se démenant, dialoguant chaque scène avec la
gentillesse la plus naïve, faisant accepter les libertés et les indécences, même
de Mme Necker, même de Mme Geoffrin. Il
s’est peint lui-même à ravir dans une lettre de Naples adressée à cette
dernière. En l’écrivant, il se revoit en idée et il se montre à nous chez Mme Geoffrin, comme il y était par le passé :
Me voilà donc tel que toujours, l’abbé, le petit abbé, votre
petite chose. Je suis assis sur le bon fauteuil, remuant des pieds et des mains comme un énergumène, ma perruque de travers, parlant beaucoup, et disant des choses qu’on trouvait sublimes et qu’on m’attribuait. Ah ! madame, quelle erreur ! Ce n’était pas moi qui disais tant de belles choses : vos fauteuils sont des trépieds d’Apollon, et j’étais la Sibylle. Soyez sûre que, sur les chaises de paille napolitaine, je ne dis que des bêtises.
Non, il ne disait pas de bêtises ; mais, à Naples, le genre de
talent qu’il avait au plus haut degré était plus commun ; on y remarquait moins
le jeu, l’action, chose plus habituelle, et on ne savait pas y discerner tout ce
que Galiani mettait là-dessous d’excellent et d’unique. Cette pétulance
gesticulante qui paraissait d’abord si curieuse à Paris, et qui le distinguait
aussitôt, était vulgaire dans la rue de Tolède et aux environs ; écouteurs et de cercle à lui tout seul :
« Paris, s’écriait-il souvent avec l’accent du désespoir après
l’avoir quitté, Paris est le seul pays où l’on m’écoutait. »
Une
fois retiré dans sa patrie, cette patrie qu’il aime pourtant, et dont il est une
des curiosités vivantes, il se meurt de paroles rentrées et
non écoutées. Galiani est un franc virtuose napolitain, mais qui ne pouvait se
passer de l’auditoire de Paris.
Aussi, comme il y était goûté ! Que l’on soit à La Chevrette chez Mme d’Épinay, au Grand-Val chez le baron d’Holbach, si l’on se sent un
peu triste et si le jour baisse, si la conversation languit, si la pluie tombe,
l’abbé Galiani entre,
et avec le gentil abbé la gaieté, l’imagination, l’esprit, la folie, tout ce qui fait oublier les peines de la vie. — L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants, ajoute Diderot ; c’est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mmed’Épinay que, si l’on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à la campagne.
De ces mots heureux et de ces saillies de l’abbé, il s’en est retenu un grand
nombre. On parlait des arbres du parc de Versailles, et l’on disait qu’ils
étaient hauts, droits et minces :
, achevait l’abbé Galiani. Amateur de musique, et de
musique exquise, comme le sont les Napolitains, comme devait l’être l’ami de
Paisiello, il en voulait à l’Opéra français du temps, qui faisait trop de bruit,
et comme après l’incendie de la salle du Palais-Royal, cet Opéra ayant été
transféré aux Tuileries, quelqu’un se plaignait que la salle était sourde :
Comme les
courtisans« Qu’elle est heureuse ! »
s’écriait Galiani. Mais bien des
gens, ou du moins plus d’un, ont de ces saillies qui partent sur le temps, qui
ne durent qu’un éclair, et qui sont suivies d’un long silence, et avec l’abbé
Galiani il n’y avait pas de silence : il alimentait presque à lui seul la
conversation ; lle Volland quelques-uns des bons contes de l’abbé,
celui du porco sacro, l’apologue du grand et gros moine en
malle-poste, le conte de l’archevêque contrefaisant une duchesse au lit devant
un cardinal qui la visite, et les coliques de la fausse duchesse et ce qui
s’ensuit, enfin mille folies intraduisibles, et qui, sous la plume de Diderot
lui-même, sont restées à l’état de simple canevas : cela se parle, cela se joue
et s’improvise, mais cela ne s’écrit pas. Les anciens avaient les mimes (petites scènes) de Sophron, et on les a perdus ; nous avons
perdu les mimes de l’abbé Galiani. Diderot nous a très bien
rendu pourtant l’apologue du Coucou, du Rossignol et de l’Âne, et on le peut lire dans ses
Œuvres ; mais, en fait d’apologue de Galiani, j’aime mieux
rappeler celui que je trouve rapporté dans les Mémoires de
l’abbé Morellet et qui est célèbreinfra l’Errata du tome VIII (3e éd.),
p. 545-546.
Un jour, chez le baron d’Holbach, après dîner, les philosophes rassemblés avaient
causé de Dieu à tue-tête et avaient dit des choses « à faire tomber cent
fois le tonnerre sur la maison, s’il tombait pour cela »
. Galiani
avait écouté patiemment toute cette dissertation intrépide ; enfin, lassé de
voir tout ce monde ne prendre qu’un seul côté de la question, il dit :
Messieurs les philosophes, vous allez bien vite. Je commence par vous dire que, si j’étais pape, je vous ferais mettre à l’Inquisition, et, si j’étais roi de France, à la Bastille ; mais, comme j’ai le bonheur de n’être ni l’un ni l’autre, je reviendrai dîner jeudi prochain, et vous m’entendrez comme j’ai eu la patience de vous entendre, et je vous réfuterai.
s’écria-t-on tout d’une voix ; et le cartel fut accepté.À jeudi !
Jeudi arrive, continue Morellet. Après le dîner, et le café pris, l’abbé s’assied dans un fauteuil, ses jambes croisées en tailleur, c’était sa manière ; et, comme il faisait chaud, il prend sa perruque d’une main, et gesticulant de l’autre, il commence à peu près ainsi :
« Je suppose, messieurs, celui d’entre vous qui est le plus convaincu que le monde est l’ouvrage du hasard, jouant aux trois dés, je ne dis pas dans un tripot, mais dans la meilleure maison de Paris, et son antagoniste amenant une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, enfin constamment, rafle de six.
Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, qui perdrait ainsi son argent, dira sans hésiter, sans en douter un seul moment : “
Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge.”Ah ! philosophe ! comment ! parce que dix ou douze coups de dés sont sortis du cornet de manière à vous faire perdre six francs, vous croyez fermement que c’est en conséquence d’une manœuvre adroite, d’une combinaison artificieuse, d’une friponnerie bien tissue ; et, en voyant dans cet univers un nombre si prodigieux de combinaisons mille et mille fois plus difficiles et plus compliquées, et plus soutenues, et plus utiles, etc., vous ne soupçonnez pas que les dés de la nature sont aussi
pipés, et qu’il y a là-haut un grand fripon qui se fait un jeu de vous attraper, etc. »
Morellet ne fait qu’indiquer le canevas de ce développement, lequel, dans la bouche de Galiani, était, assure-t-il (et on le croira sans peine), la plus piquante chose du monde et valait le spectacle le plus amusant.
Voilà bien nos philosophes pris sur le fait, les voilà, comme tous les épicuriens
du monde, faisant des questions les plus graves de la destinée et de la morale
humaine un spectacle, une pure joute de loisir où le pour et
le contre se traitent également à la légère, et tout étonnés ensuite (je parle
de ceux qui survécurent, comme l’abbé Morellet) si, un jour, toutes ces théories
de huis clos viennent à éclater, et, en tombant dans la rue, à se résumer sur la
place de la Révolution dans les
Galiani, dans cette dispute, a l’air de jouer le beau rôle ; il semble plaider en
faveur de l’ordre et de l’Ordonnateur suprême, contre l’athéisme dogmatique et
par trop brutal de ses amis : ne nous en faisons pourtant pas, d’après ce
facétieux sermon, une trop édifiante idée. Il avait l’esprit trop fin, trop
sensé, pour ne pas être choqué des théories absolues de d’Holbach : « Au fond,
nous ne connaissons pas assez la nature, pensait-il, pour en former un
système. » Il reprochait à ces prétendus systèmes de la nature de ruiner toutes
les illusions naturelles et chères à l’homme ; et, comme le livre de d’Holbach
parut vers le temps où l’abbé Terray décrétait la banqueroute, il disait :
« Ce M.
Mirabaud (pseudonyme de d’Holbach) est un
vrai abbé Terray de la métaphysique. Il fait des réductions, des
suspensions, et cause la banqueroute du savoir, du plaisir et de l’esprit
humain. »
En philosophie, le vrai système de l’abbé Galiani est celui-ci : il croit que
l’homme, quand il n’a point l’esprit alambiqué par la métaphysique et par le
trop de réflexion, vit dans l’illusion et est fait pour y
vivre : « L’homme, nous dit-il, est fait pour jouir des effets sans
pouvoir deviner les causes ; l’homme a cinq organes bâtis exprès pour lui
indiquer le plaisir et la douleur ; il n’en a pas un seul pour lui marquer
le vrai et le faux d’aucune chose. »
Galiani ne croit donc pas à la
vérité absolue pour l’homme, à la vérité digne de ce nom : la vérité relative,
qui n’est qu’une illusion d’optique, est la seule, selon lui,
que l’homme doive chercher. Selon lui encore, il en est de l’illusion au moral
comme au
En religion, en morale, on sent où une telle manière de voir le mène. Du moins,
s’il se pique de se dégager lui-même des vues illusoires et des impressions
relatives, il ne s’acharne pas à les détruire chez les autres, en quoi il
diffère essentiellement de ses amis, les philosophes français du e
Voilà, dans toute sa vérité, la théologie de l’abbé Galiani, et, même au point de
vue de l’illusion à laquelle il tenait tant, je ne la donne ni comme très belle
ni comme consolante ; le total, il en convient, en est égal à zéro. Mais, dans son scepticisme, elle n’a rien de l’arrogance et de
l’intrépidité de doctrine qui choque chez ses amis. Quand Mme Geoffrin tomba malade, en 1776, me d’Épinay :
J’ai rêvé sur cette étrange métamorphose (de M
meGeoffrin), et j’ai trouvé que c’était la chose du monde la plus naturelle. L’incrédulité est le plus grand effort que l’esprit de l’homme puisse faire contre son propre instinct et son goût. Il s’agit de se priver à jamais de tous les plaisirs de l’imagination, de tout le goût du merveilleux ; il s’agit de vider tout le sac du savoir (et l’homme voudrait tout savoir) ; de nier ou de douter toujours et de tout, et de rester dans l’appauvrissement de toutes les idées, des connaissances, des sciences sublimes. Quel vide affreux ! quel rien ! quel effort ! Il est donc démontré que la très grande partie des hommes (et surtout des femmes, dont l’imagination est double) ne saurait être incrédule, et pour ceux qui peuvent l’être, ils n’en sauraient soutenir l’effort que dans la plus grande force et jeunesse de l’âme. Si l’âme vieillit, quelque croyance reparaît.
Il ajoutait encore que l’incrédule, celui qui persiste à l’être à
tous les instants, fait un vrai tour de force ; qu’il ressemble à « un
danseur de corde qui fait les tours les plus incroyables en l’air,
voltigeant autour de sa corde ; il remplit de frayeur et d’étonnement tous
les spectateurs, et personne n’est tenté de le suivre ou de
l’imiter »
. Et il en concluait qu’il ne faut jamais persécuter les
vrais incrédules, les incrédules paisibles et sincères : attendez et ne regardez
pas, il y a toute chance pour qu’il arrive un moment où, cet effort
contre-nature venant à se relâcher, l’incrédule cessera de l’être.
En politique, l’abbé Galiani n’avait pas des idées moins originales et moins à
part de celles de presque tous les philosophes du e
Il arrive bien souvent que
l’idée qui triomphe parmi les hommes est une folie pure ; mais, dès que cette folie a éclaté, le bon sens, le sens pratique et intéressé d’un chacun s’y loge insensiblement, l’organise, la rend viable, et la folie ou l’utopie devient une institution qui dure des siècles. Cela s’est vu.
En fait de politique, il avait coutume de dire : « Les sots
font le texte, et les hommes d’esprit font les commentaires. »
Les
livres comme ceux de l’abbé Raynal (Histoire des deux Indes)
lui faisaient pitié au fond : « Ce n’est pas mon livre, disait-il ; en
politique je n’admets que le machiavélisme pur, sans mélange, cru, vert,
dans toute sa force, dans toute son âpreté. »
Ce machiavélisme dont
il était imbu et qu’il affichait beaucoup trop, il l’a pratiqué jusqu’à un
certain point. De retour à Naples, devenu magistrat et conseiller du Commerce,
tout en insistant sur certaines réformes positives et utiles, et en s’appliquant
à les introduire dans son pays, il ne chercha point du tout, comme on disait en
France, à propager les lumières. Un jour qu’une troupe
française était à Naples et qu’elle y jouait la comédie, chargé de l’examen des
pièces, il empêcha qu’on ne jouât Le Tartuffe. Il l’écrit à
d’Alembert et s’en vante.
Quand on l’entendait causer politique, on dit qu’il était aussi charmant que
lumineux. Quand on le lit aujourd’hui, s’échappant sur ces matières dans sa Correspondance, il faut faire la part des idées hasardées, des
paradoxes, du besoin d’amuser qui le tourmentait toujours, de sa manie de
prédire et de prophétiser, enfin des bouffonneries perpétuelles qui viennent se
mêler à tout cela. Chez lui, un raisonnement sérieux et profond se tourne tout à
coup en calembour. Pourtant à travers ces défauts, aujourd’hui très sensibles,
il y a bien du bon sens, bien des idées, des horizons d’une grande étendue, et,
à chaque instant, des perspectives.
. D’autres
contemporains paraissent avoir été plus frappés de ses défauts :Montesquieu et moi
L’abbé Galiani s’en retourne à Naples, écrivait le sage et fin David Hume à l’abbé Morellet ; il fait bien de quitter Paris avant que j’y aille, car je l’aurais certainement mis à mort pour tout le mal qu’il a dit de l’Angleterre. Mais il en est arrivé comme l’avait prédit son ami Caraccioli, lequel disait que l’abbé resterait deux mois dans ce pays, qu’il n’y aurait à parler que pour lui, qu’il ne permettrait pas à un Anglais de placer une syllabe, et qu’à son retour il donnerait le caractère de la nation et pour tout le reste de sa vie, comme s’il n’avait connu et étudié que cela.
Galiani eut, à un certain moment, un grand succès et un vrai triomphe.
Vers l’an 1750, dit Voltaire, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les
blés. On oublia même les vignes pour ne parler que de froment et de seigle…
Les blés et tout ce qui se rapporte à ce commerce étaient donc très
à la mode durant le séjour de l’abbé Galiani en France. Fallait-il accorder la
libre exportation ? fallait-il la régler ou l’interdire ? La secte économique se
fondait alors, et des hommes éclairés accordaient grande attention et grande
estime à ces vues systématiques. Galiani, très au fait de ces questions, et qui
les avait étudiées avant son arrivée en France, avait en horreur les idées
absolues en telle Dialogues sur le commerce des blés,
qui parurent en 1770, et dont Diderot revit les épreuves. Ce fut le feu
d’artifice et le bouquet par lequel le spirituel abbé couronna brillamment sa
période d’existence parisienne. On ne peut se faire idée aujourd’hui du succès
de ces Dialogues ; les femmes en raffolaient, elles croyaient
comprendre ; elles étaient alors économistes, comme elles furent depuis pour
l’électricité, comme elles avaient été précédemment pour la grâce, comme elles
sont aujourd’hui quelque peu socialistes : toujours la mode du jour ou celle de
demain. On a comparé ces Dialogues de Galiani aux Petites lettres de Pascal ; c’est beaucoup dire. Ils sont moins
faciles à relire aujourd’hui que Les Provinciales, qui ne
laissent pas elles-mêmes par endroits de fatiguer un peu. Galiani avait pris à
dessein cette forme du dialogue, comme plus française : « Cela est
naturel, disait-il ; le langage du peuple le plus social de l’univers, le
langage d’une nation qui parle plus qu’elle ne pense, d’une nation qui a
besoin de parler pour penser, et qui ne pense que pour parler, doit être le
langage le plus dialoguant. »
Quant au fond, en combattant les idées
absolues et les raisonnements des économistes, Galiani visait à faire entrevoir
les idées politiques qui doivent régir et dominer même ces matières. Quand il
avait dit d’un homme : « C’est un économiste, et rien
, il le croyait jugé et retranché de la sphère des hommes
d’État. « Il est bon à faire des mémoires, des journaux, des
dictionnaires, ajoutait-il, à occuper les libraires et les imprimeurs, à
amuser les oisifs ; mais il ne vaut rien pour gouverner. »
Un homme
d’État, selon lui, ne devait pas seulement connaître à fond les matières
spéciales, mais aussi connaître la matière par excellence sur laquelle il a à
opérer, c’est-à-dire le cœur humain. « Vous êtes un délicat anatomiste de
l’homme »
, dit le Marquis des Dialogues au
Chevalier. Celui-ci répond : « C’est ce qu’il faut être lorsqu’on veut
parler des hommes. Il faut les avoir bien étudiés pour se mêler de les
gouverner. »
Il déniait cette connaissance et cet art à M. Turgot
lui-même, à plus forte raison aux hommes de la secte. Galiani n’avait pas
attendu l’éveil et le coup de tocsin de la Révolution française pour se méfier
des hommes d’État optimistes et rationalistes, de ces honnêtes gens comme on en
a vu sous Louis XVI et depuis, qui oublient trop les vraies, les réelles et
toujours périlleuses conditions de toute société politique :
Croyez-moi, disait-il, ne craignez pas les fripons, ni les méchants, tôt ou tard ils se démasquent : craignez l’honnête homme trompé ; il est de bonne foi avec lui-même ; il veut le bien, et tout le monde s’y fie ; mais malheureusement il se trompe sur les moyens de le procurer aux hommes.
Les amis de Galiani, et l’abbé lui-même avaient coutume de dire de
son livre sur les blés : « C’est moins un livre sur le commerce des blés
qu’un ouvrage sur la science du gouvernement : il faut savoir y lire le
Le gouvernement chargea l’abbé Morellet de répondre à
Galiani, et cet autre abbé, aussi grand de taille que l’autre était petit, aussi
didactique et pesant de plume que l’autre était léger, fit cette réponse de
manière à n’être pas lu. Il n’est blanc et l’entre-deux des
lignes. »
Je n’aime pas non plus, dit-il après quelques critiques sur sa méthode sautillante et faite pour dérouter, je n’aime pas à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les
Ne quid nimiset avec tous ces gens qui jouissent du présent, et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, gens qui, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on le remue.
Turgot touchait à l’un des faibles du petit abbé mitré et à
bénéfices. Ce qu’on sent trop d’ailleurs dans ces Dialogues,
et ce que Galiani a pris soin plus tard de nous confirmer en toutes lettres,
c’est que son Chevalier Zanobi, qui représente l’auteur, « ne croit ni ne
pense un mot de tout ce qu’il dit ; qu’il est le plus grand sceptique et le
plus grand académique du monde ; qu’il ne croit
. Galiani définit son homme d’État
rien en rien,
sur rien de rien »« un homme qui a la clef du mystère, et qui sait que le tout se
réduit à
. Ici la plaisanterie est trop
forte ; les marionnettes humaines, tant qu’on veut les bien mener, ne sauraient
se traiter avec cette absence de ressort, et Turgot, même avec ses erreurs et
ses gaucheries d’honnête homme et d’homme éclairé, qui se fie trop à son
raisonnement, reprend sur Galiani tous ses avantages.zéro »
En tout, Galiani croyait à une doctrine secrète, à un fin mot
que peu de gens sont appelés à pénétrer, et que de très grands talents eux-mêmes
ne soupçonnent pas. Il prétendait, selon sa façon demi-sérieuse, demi-bouffonne,
résonnements : 1º raisonnements de
cruches ; c’était, à ce qu’il croyait, les plus
ordinaires, ceux du commun des hommes ; 2º raisonnements ou résonnements de cloches ; c’étaient ceux de bien des
poètes et orateurs, de gens de haut talent, mais qui s’en tenaient trop, selon
lui, aux apparences, aux formes majestueuses et retentissantes de l’illusion
humaine. Il osait ranger dans cette classe de raisonnements ceux de Bossuet et
de Jean-Jacques Rousseau. 3º Enfin, il y avait, selon lui toujours, les
raisonnements d’hommes, ceux des vrais sages, de ceux qui ont
cassé la noix (comme l’abbé Galiani), et qui ont trouvé qu’elle ne contient
rien. Je pense qu’à ses moments les plus sérieux il aurait défini le sage
« celui qui, aux heures de réflexion, se dégage complètement et se
dépouille de toutes les impressions relatives, et qui se rend compte de son
propre accident, de son propre
.rien, au sein de
l’universalité des choses »
L’abbé Galiani quitta Paris, pour n’y plus revenir, dans l’été de 1769, et c’est
à cette date que commence sa Correspondance avec Mme d’Épinay ; c’est par elle dès lors qu’il se rattache
presque uniquement à ses amis de Paris, et il aura l’occasion de lui répéter
bien souvent : « Je suis perdu si vous me manquez. »
Ce petit
Machiavel, qui faisait l’insensible, qui se vantait de n’avoir pleuré de sa vie,
et d’avoir vu d’un œil sec s’en aller père, mère, sœurs, tous les siens (il se
calomniait lui-même), pleurait et sanglotait en quittant Paris, en quittant
« cette nation aimable, disait-il, et qui m’a tant aimé »
. Il
fallut l’en arracher, sans quoi il n’eût pas eu la force de partir. Toute sa Correspondance n’est qu’un long regret. Cette Naples, qui a
tant d’attraits pour qui l’a vue une fois, et où l’on voudrait mourir, ne lui
paraît qu’un exil. « La
Il s’y occupe pourtant, et avec plus de
sérieux qu’il ne dit. Homme du roi, conseiller-secrétaire du Commerce, il y juge
ou fait juger des cas difficiles : il s’applique, dans les intervalles de sa
charge, aux lettres et à l’étude ; il reprend ses anciens écrits de jeunesse
pour les revoir, les corriger, en donner des éditions nouvelles : pas même de
religion ? »« Ils
sont tous en italien ; il y a des dissertations, des vers, de la prose, des
recherches d’antiquités, des pensées détachées : cela est bien jeune en
vérité,
Il laisse voir
naïvement dans ces choses de l’esprit sa tendresse de père. Il s’applique aussi
à des ouvrages nouveaux ; il pousse plus loin son étude sur Horace, qu’il avait
déjà commenté avec un goût rare, aiguisé de paradoxe ; il pense à tirer de son
poète favori toute une philosophie morale. Il s’adonne, avec une passion qu’on
aime à retrouver en lui, à son dialecte napolitain, dont il maintient la
prééminence et l’antériorité sur les autres dialectes de l’Italie ; il le
compare au cependant c’est de moi. »dorique des Grecs. Parmi les poètes et écrivains
célèbres en ce patois, on retrouverait, j’imagine, plus d’un type de Galiani
resté à l’état pur et non taillé à la française. L’abbé, redevenu napolitain,
recommence, pour n’en pas perdre l’habitude, à se moquer des sots, des pédants
littéraires du lieu, et, sous le titre du Socrate imaginaire,
il bâtit une pièce, un opéra bouffon dont un autre fait les vers, et dont
l’illustre Paisiello compose la musique ; la pièce fit fureur, et on crut devoir
l’interdire. Au milieu de ces distractions d’esprit et des jeux avec sa chatte
qui lui fournit mille sujets d’observations philosophiques et folâtres, Galiani
remplit exactement ses devoirs d’homme public et ceux de chef de famille. Il a
trois nièces dont il fait bon marché dans sa Correspondance
(« Mes nièces
), trois nièces qui demandent à être mariées à cor et
à cri, et dont il est, comme il dit, le
. Sous cet air d’en rire, il les marie très
paternellement. Cependant le pauvre abbé vieillit et plus vite qu’un autre,
comme si chez lui, avec cette vivacité de feu, tout était dans une mesure plus
rapide, comme si l’étoffe plus mince devait être plus vite dévorée. Il perd ses
dents ; il ne peut plus manger, lui friand ; mais surtout, ô malheur ! il ne
peut plus maquignonparler, il balbutie : « Or, imaginez ce que
c’est que le petit abbé
muet ! »
Par une contradiction qui n’est pas rare, cet épicurien, qui ne veut d’aucun des
ressorts généreux en eux-mêmes et qui les décompose, a pour son propre compte
l’âme noble, élevée, et toute la fierté de l’honnête homme. Les ministres
changent, se succèdent : sa fortune, bonne assurément, mais non pas au niveau de
ses talents, s’arrête au même point. Que lui importe que son ami Sambuca
devienne ministre à la place de Tanucci ? « Un ministre ne s’attache
qu’aux gens qui se dévouent, et moi je ne puis point me dévouer ; je ne
saurais pas même me donner au Diable.
Je suis à
moi ! »
De même, cet homme qui fait l’insensible éprouve toutes les inquiétudes de
l’amitié ; il en ressent les douleurs cruelles dans les pertes qu’il fait. Il
est vrai que le nombre de ses vrais amis, de ceux auxquels il tient réellement
et par les fibres secrètes, se réduit fort avec les années. Apprenant par Mme d’Épinay la mort d’un de ses amis de Paris, le marquis de
Croismare, il s’étonne de n’en pas être aussi affecté qu’il aurait cru :
Ce phénomène m’a étonné, a pensé me faire horreur à moi-même, dit-il, et j’ai voulu en approfondir la cause. Ce n’est pas l’absence ; ce n’est pas que mon cœur ait changé ou qu’il se soit endurci : c’est qu’on n’a d’attachement à la vie
d’autrui que dans la mesure de l’attachement qu’on a à la sienne, et on n’est attaché à la vie qu’en proportion des plaisirs qu’elle nous procure. J’entends à présent pourquoi les paysans meurent tranquillement et voient mourir les autres stupidement. Un homme, envoyé à Bicêtre pour toujours, apprendrait toutes les morts de l’univers sans regret.
Cette théorie, très vraie peut-être, se trouve en défaut par
rapport à lui dès qu’il est en présence d’une perte vive et qui lui tient
réellement au cœur ; il n’en est pas venu encore à l’insensibilité qu’il
suppose : « Le temps, remarque-t-il, efface les petits sillons, mais les
profondes gravures restent. Je sais à présent quelles sont les personnes qui
m’ont le plus intéressé à Paris ; dans les premières années je ne les
distinguais pas. »
Le jour où il perd Mme d’Épinay, ce jour-là seulement son âme se brise, sa vie parisienne est
close ; le Galiani parisien meurt avec elle, le Galiani napolitain continue de
végéter. Une femme de Paris, Mme Du Bocage, lui avait
proposé de remplacer auprès de lui Mme d’Épinay comme
correspondante, pour le tenir au courant des choses et des personnes ; il refuse
cette distraction et ce soulagement :
Il n’y en a plus pour moi, s’écrie-t-il avec un accent qu’on ne saurait méconnaître ; j’ai vécu, j’ai donné de sages conseils, j’ai servi l’État et mon maître, j’ai tenu lieu de père à une famille nombreuse ; j’ai écrit pour le bonheur de mes semblables ; et, dans cet âge où l’amitié devient plus nécessaire, j’ai perdu tous mes amis ! j’ai tout perdu ! On ne survit point à ses amis.
Bravo ! aimable abbé, c’est ainsi que vous étiez noblement en désaccord avec vos principes affichés, avec vos prétentions de sécheresse, et c’est ainsi qu’on vous aime !
Ginguené, dans une bonne Notice sur Galiani, s’est attaché à
montrer que le petit abbé était patriote au vrai sens du mot ;
qu’il n’a cessé, à travers ses plaisanteries, Dialogues :
« La corvée du sage est de faire du bien aux hommes. »
Sur ce
point, Ginguené me paraît avoir tout à fait raison ; mais il s’avance beaucoup
quand il nous assure que, loin d’être incrédule, Galiani fut
toujours religieux. Ce qu’on peut dire, c’est que Galiani
mourut selon les formes et les convenances de son habit et de son pays, non sans
avoir trouvé jusqu’à la dernière heure quelque plaisanterie à la Rabelais. On
pourrait ajouter son nom à la liste des hommes célèbres morts en plaisantant. Il
n’avait pas cinquante-neuf ans quand il expira le 30 octobre 1787.
Son vrai titre littéraire aujourd’hui pour nous, sa Correspondance avec Mme d’Épinay, a été publiée en
deux volumes, et les deux éditions de cette Correspondance qui
parurent à la fois et concurremment en 1818, l’une d’après une copie, l’autre
d’après les originaux, sont également défectueuses, au point de compromettre
l’agrément de la lecture. On ne saurait imaginer les inexactitudes de mots, les
altérations de sens, les inepties pour tout dire, qui se sont glissées dans le
texte de l’une et de l’autre de ces éditions : il serait difficile de les
distinguer à cet égard. Lui-même, l’abbé Galiani, qui, en écrivant, songeait
certainement au cercle de ses amis de Paris, et qui recommande sans cesse à Mme d’Épinay de garder ses lettres, de les recueillir, ne
s’est pas assez rendu compte de l’effet qu’elles pourraient faire sur un public
plus étendu et moins initié. Il y parle trop de ses affaires d’intérêt, de ses
ports de lettres. Il veut sans cesse paraître amusant, étincelant, et il n’est
pas tous les jours en veine : « Je suis
Cela bête ce soir…
Je n’ai rien de drôle à vous mander d’ici… Je ne suis pas
gai aujourd’hui, et ma lettre ne sera pas à imprimer. »« Ne donnons pas gain de cause aux gens délicats, répétait Galiani ;
je veux être ce que je suis, je veux avoir le ton qui me plaît. »
Il
a usé et abusé de la licence. Dans un temps où la librairie aurait tous ses
loisirs et pourrait se permettre toutes ses largesses, ce qui serait à faire, ce
serait un volume unique de Galiani, dans lequel on n’admettrait que ce qu’il a
fait de mieux, ses meilleures lettres, dont on respecterait en tout le texte,
dût-il paraître un peu salé et mordant ; on se contenterait de ne pas multiplier
les échantillons en ce genre. On élaguerait les lettres d’affaires, celles où il
rabâche, où il se bat les flancs pour avoir trop d’esprit. On dégagerait de la
sorte et on mettrait dans tout leur jour des pages fines, neuves, délicates, les
lettres sur la Curiosité, sur l’Éducation,
celles sur Cicéron, sur Voltaire commentateur de
Corneille, celle où il trace le plan d’une Correspondance
entre Carlin et Ganganelli, et tant d’autres. On n’a jamais mieux parlé
de la France, on ne l’a jamais mieux jugée que l’abbé Galiani ; il faut
l’entendre expliquer pourquoi Paris est la « capitale de la
curiosité »
; comme quoi « à Paris il n’y a que
l’à-propos »
; comment nous parlons si bien des arts et de toute
chose, en n’y réussissant souvent qu’à demi. À l’occasion d’une exposition au
Louvre et de je ne sais quelle critique qu’on en avait faite :
Je remarque, dit-il, que le caractère dominant des Français perce toujours. Ils sont causeurs, raisonneurs, badins par essence ; un mauvais tableau enfante une bonne brochure ; ainsi, vous parlerez mieux des arts que vous n’en ferez jamais. Il se trouvera au bout du
compte, dans quelques siècles, que vous aurez le mieux raisonné, le mieux discuté ce que toutes les autres nations auront fait de mieux. Chérissez donc l’imprimerie ; c’est votre lot dans ce bas monde.
Cela ne l’empêche pas un autre jour de parler bien sévèrement de la
liberté de la presse que M. Turgot songeait, disait-on, à octroyer par édit, et
de la vouloir très restreinte dans l’intérêt même de l’esprit français, qui se
joue mieux et qui triomphe dans la contrainte. « Il y a des empires qui
ne sont jolis que dans leur décadence »
, dit-il encore de nous.
Enfin il nous sent, il nous aime, il est un des nôtres, et nous devons bien à ce
charmant abbé une sépulture littéraire honorable, choisie, toute mignonne, urna brevis, une petite urne élégante et qui ne soit pas plus
grande que lui.
Il y faudrait peut-être graver, comme emblème, un Silène, une tête de Platon, un Polichinelle, et une Grâce.
Je m’applique, dans cette réimpression, à corriger les quelques erreurs et
inexactitudes que, malgré tous mes soins, il ne m’a pas été donné d’éviter.
Je profite des critiques, toutes les fois qu’on me dénonce de ces fautes,
mais je n’aime pas qu’on m’en impute de tout à fait imaginaires. Ainsi, j’ai
donné, au second volume de ces Causeries, un article sur
l’abbé Galiani. Je l’ai fait aussi complet et aussi nourri que possible en
peu de pages. Un jeune écrivain, M. Paul Ristelhuber, a eu l’idée, quinze
ans après (1866), de faire un choix dans Galiani, de découper un certain
nombre de passages dans sa Correspondance et ailleurs, et
il a publié ce petit travail qui ne lui a pas donné grand-peine, qui ne lui
a coûté que quelques coups de ciseaux, sous ce titre un peu prétentieux :
Un Napolitain du dernier siècle. Contes, lettres et pensées
de l’abbé Galiani, etc., etc. Il eût été plus exact et plus vrai
d’annoncer d’abord qu’on ne donnait que des échantillons de tout cela. Passe
pourtant, puisqu’il est d’usage aujourd’hui que l’étiquette, en librairie,
enfle la valeur de la marchandise. Mais l’éditeur a fait précéder ce léger
recueil d’extraits, assez agréable d’ailleurs à parcourir, d’une Introduction, c’est-à-dire d’une dizaine de pages, où il a
tenu à se montrer le plus qu’il a pu désobligeant et maussade pour tous ceux
qui l’ont précédé sur ce même sujet et dont il n’a eu vraiment qu’à
profiter. Il y a une morale littéraire qui devrait être celle des honnêtes
gens (en prenant ce mot par opposition à celui de pédant).
Un des points de cette morale, c’est quand un écrivain de quelque mérite
vous a devancé sur un sujet et qu’on profite de lui, de ne le contredire,
quand on le juge à propos, qu’avec une légère marque de politesse. Cette
règle, non écrite, mais de bon usage, M. Ristelhuber ne l’a nullement
pratiquée. Il semble, en vérité, pour qui ne lirait que le petit nombre de
pages qu’il a mises en tête de sa compilation écourtée, que tout le monde,
excepté lui, a plus ou moins déraisonné et battu la campagne jusqu’ici, sur
le compte du spirituel abbé napolitain. M. Ch. Mehl, dans Le Bibliographe alsacien, n’a pu s’empêcher de relever quelque
chose du procédé, qui n’a pas échappé non plus à l’auteur d’une note dans la
Revue critique du 6 octobre 1866. Mais voici qui est
plus fort. Parlant de la conversation de l’abbé Galiani et des récits
amusants qu’il faisait en société, des excellents contes qu’il jouait en
quelque sorte, et rappelant que Diderot en a conservé quelques-uns dans ses
lettres à Mlle Volland, le nouvel éditeur ajoute :
« M. Sainte-Beuve, dans ses
— Eh bien ! répondrai-je dans la même forme et
avec le même appareil, si vous ouvrez les Causeries du lundi
(t. II, 3e édit., p. 426), en rappelle un autre,
qu’il dit rapporté dans les Mémoires de l’abbé
Morellet. Nous avouons humblement n’avoir pu le découvrir dans ces Mémoires (Paris, 1821, 2 vol. in-8o). »Mémoires de
l’abbé Morellet (Paris, 1821, 2 vol. in-8º), à la page 131 et suiv. du
tome I, vous lisez précisément tout au long et en très gros caractères le
conte même que j’ai cité. On voit que M. Ristelhuber, s’il est dénué
d’originalité comme poète (car il a fait aussi son volume de vers), n’est
pas encore tout à fait préparé à faire des découvertes comme érudit.
Revue parisienne de M. de Balzac, du 25 août 1840,
l’article qui me concerne. Si je l’ai oublié, qu’on sache bien que je ne
crains pas que d’autres s’en souviennent. De pareils jugements ne jugent
dans l’avenir que ceux qui les ont portés.
M. de Balzac fut bien un peintre de mœurs de ce temps-ci, et il en est peut-être
le plus original, le plus approprié et le plus pénétrant. De bonne heure, il a
e« Dès mon enfance, je pénétrais les
choses avec une sensibilité telle, que c’était comme une lame fine qui
m’entrait à chaque instant dans le cœur. »
Ainsi il a pu dire
lui-même. Ces impressions de l’enfance, ressaisies plus tard dans les jugements
ou dans les peintures, s’y font sentir par un fonds d’émotion singulière, et
sont précisément ce qui y donne la finesse et la vie. Jeune homme sous la
Restauration, il l’a traversée, il l’a vue tout entière comme on est le mieux
placé peut-être pour voir les choses en observateur artiste, c’est-à-dire d’en
bas, dans la foule, dans la souffrance et les luttes, avec ces convoitises
immenses du talent et de la nature qui font que les objets défendus ont été
mille fois devinés, imaginés, pénétrés, avant d’être possédés enfin et connus ;
il a senti la Restauration en amant. Il commençait à arriver à la réputation en
même temps que s’installait le nouveau régime promu en juillet 1830. Ce dernier
régime, il le vit de plain-pied et même un peu de haut ; il le jugea dans sa
rondeur, il l’a peint à ravir dans ses types et ses reliefs bourgeois les plus
saillants. Ainsi ces trois vécues toutes les trois, et son œuvre en est jusqu’à un
certain point le miroir. Qui mieux que lui, par exemple, a peint les vieux et
les belles de l’Empire ? Qui surtout a plus délicieusement touché les duchesses
et les vicomtesses de la fin de la Restauration, ces femmes de trente ans, et
qui, déjà venues, attendaient leur peintre avec une anxiété vague, tellement
que, quand lui et elles se sont rencontrés, ç’a été comme un mouvement
électrique de reconnaissance ? Qui, enfin, a mieux pris sur le fait et rendu
dans sa plénitude le genre bourgeois, triomphant sous la dynastie de Juillet, le
genre désormais immortel et déjà éclipsé, hélas ! des Birotteau d’alors et des
Crevel ?
Voilà donc un champ immense, et il faut dire que M. de Balzac se l’est proposé de
bonne heure dans toute son étendue, qu’il l’a parcouru et fouillé en tous sens,
et qu’il le trouvait encore trop étroit au gré de sa vaillance et de son ardeur.
Non content d’observer et de deviner, il inventait et rêvait bien souvent. Quoi
qu’il en soit de son rêve, ce fut d’abord par ses observations de finesse et de
grâce qu’il gagna le cœur de cette société aristocratique à laquelle il avait
toujours aspiré. La Femme de trente ans, La Femme abandonnée,
La Grenadière, furent les premières troupes d’élite qu’il introduisit
dans la place, et il fut maître aussitôt de la citadelle. La femme de trente ans
n’est pas une création tout à fait imprévue. Depuis qu’il existe une société
civilisée, la femme de cet âge y a tenu une grande place, la première peut-être.
Dans ce ele Bal des mères ; la jeunesse, à proprement parler, fut
spectatrice, et il n’y eut que les
Il est plus d’un mois pour les fleurs, Et toutes les roses sont sœurs.
Voici le plus joli couplet de cette agréable chansonnette :
Belles qui formez des projets, Trente ans est pour vous le bel âge ; Vous n’en ayez pas moins d’attraits, Vous en connaissez mieux l’usage : C’est le vrai moment d’être heureux ; On plaît autant, on aime mieux. Enfants de quinze ans,Laissez danser vos mamans !
C’était le refrain. On voit comment le ee
Si rapide et si grand qu’ait été le succès de M. de Balzac en France, il fut
peut-être plus grand encore et plus incontesté en Europe. Les détails qu’on
pourrait donner à cet égard sembleraient fabuleux, et ne seraient que L’Astrée), qui vivait en Piémont, reçut une lettre très
sérieuse qui lui était adressée par vingt-neuf princes ou princesses et dix-neuf
grands seigneurs ou dames d’Allemagne ; les susdits personnages l’informaient
qu’ils avaient pris les noms des héros et des héroïnes de L’Astrée, et s’étaient constitués en Académie des vrais
amants ; ils demandaient avec instance la suite de l’ouvrage. Ce qui
est arrivé là à d’Urfé s’est renouvelé à la lettre pour M. de Balzac. Il y a eu
un moment où, à Venise, par exemple, la société qui s’y trouvait réunie imagina
de prendre les noms de ses principaux personnages, et de jouer leur jeu. On ne
vit, pendant toute une saison, que Rastignacs, duchesses de Langeais, duchesses
de Maufrigneuse, et l’on assure que plus d’un acteur ou actrice de cette comédie
de société tint à pousser son rôle jusqu’au bout. Telle est la loi assez
ordinaire dans ces influences réciproques entre le peintre et ses modèles : le
romancier commence, il touche le vif, il l’exagère un peu ; la société se pique
d’honneur et exécute ; et c’est ainsi que ce qui avait pu paraître d’abord
exagéré finit par n’être plus que vraisemblable.
Ce que je dis de Venise se reproduit à des degrés divers en différents lieux. En
Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi. À
cette distance, la portion légèrement fantastique qui s’y mêle à la réalité, et
qui de près en compromettait le plein succès auprès des esprits difficiles,
disparaissait ou même n’était qu’un attrait de plus. Par exemple, ces
ameublements riches et bizarres, où il entassait au gré de son imagination les
chefs-d’œuvre de vingt pays et de vingt à la Balzac.
Comment l’artiste serait-il resté insensible et sourd à ces mille échos de la
célébrité, et n’y aurait-il pas entendu l’accent de la gloire ?
Il y croyait, et ce sentiment d’une ambition, du moins élevée, lui a fait tirer
de son organisation forte et féconde tout ce qu’elle contenait de ressources et
de productions en tout genre. M. de Balzac avait le corps d’un athlète et le feu
d’un artiste épris de la gloire ; il ne lui fallut pas moins pour suffire à sa
tâche immense. Ce n’est que de nos jours qu’on a vu de ces organisations
énergiques et herculéennes se mettre, en quelque sorte, en
demeure de tirer d’elles-mêmes tout ce qu’elles pourraient produire, et
tenir durant vingt ans la rude gageure. Quand on lit Racine, Voltaire,
Montesquieu, on n’a pas trop l’idée de se demander s’ils étaient ou non robustes
de corps et puissants d’organisation physique. Buffon était un athlète, mais son
style ne le dit pas. Les écrivains de ces âges plus ou moins classiques
n’écrivaient qu’avec leur pensée, avec la partie supérieure et tout
intellectuelle, avec l’essence de leur être. Aujourd’hui, par suite de l’immense
travail que l’écrivain s’impose et que la société lui impose à courte échéance,
par suite de la nécessité où il est de frapper vite et fort, il n’a pas le temps
d’être si platonique ni si délicat. La personne de l’écrivain, son organisation
tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les
écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La
physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres
indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent.
M. de Balzac se piquait d’être physiologiste, et il l’était Éloge de Montaigne, ce
charmant éloge, le premier qu’il ait composé, et si plein de légèreté et de
fraîcheur. Quand il en fut de sa lecture au passage où il dit : « Mais je
craindrais, en lisant Rousseau, d’arrêter trop longtemps mes regards sur de
coupables faiblesses, qu’il faut toujours tenir loin de soi… »
Sieyès l’interrompit en disant : « Mais non, il vaut mieux les laisser
approcher de soi, pour pouvoir les étudier de plus près. »
Le
physiologiste, avant tout curieux, venait ici à la traverse du littérateur qui
veut le goût avant tout. Le dirai-je ? je suis comme Sieyès.
C’est dire aussi que je suis un peu comme M. de Balzac. Mais je l’arrête
pourtant, je m’arrête moi-même sur deux points. J’aime de son style, dans les
parties délicates, cette efflorescence (je ne sais pas trouver
un autre mot) par laquelle il donne à tout le sentiment de la vie et fait
frissonner la page elle-même. Mais je ne puis accepter, sous le couvert de la
physiologie, l’abus continuel de cette qualité, ce style si souvent chatouilleux
et dissolvant, énervé, rosé, et veiné de toutes les teintes, ce style d’une
corruption délicieuse, tout asiatique comme disaient nos maîtres, plus brisé par
places et plus amolli que le corps d’un mime antique. Pétrone, du milieu des
scènes qu’il décrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce qu’il appelle oratio pudica, le style pudique et qui ne
s’abandonne pas à la fluidité de tous les mouvements ?
carotide de son sujet, il l’injecte à fond avec fermeté et
vigueur ; mais quand il est à faux, il injecte tout de même et pousse toujours,
créant, sans trop s’en apercevoir, des réseaux imaginaires.
M. de Balzac avait la prétention de la science, mais ce qu’il avait surtout en
effet, c’était une sorte d’intuition physiologique. M. Chasles
l’a très bien dit : « On a répété à outrance que M. de Balzac était un
observateur, un analyste ; c’était mieux ou pis, c’était un
Ce qu’il n’avait pas vu du premier coup, il le
manquait d’ordinaire ; la réflexion ne le lui rendait pas. Mais que de choses
aussi il savait voir et dévorer d’un seul coup d’œil ! Il venait, il causait
avec vous ; lui, si enivré de son œuvre, et, en apparence, si plein de lui-même,
il savait interroger à son profit, il savait écouter ; mais, même quand il
n’avait pas écouté, quand il semblait n’avoir vu que lui et son idée, il sortait
ayant emporté voyant. »
J’ai dit qu’il était comme enivré de son œuvre ; et, en effet, dès sa jeunesse, il n’en sortait pas, il y habitait. Ce monde, qu’il avait à demi observé, à demi créé en tous sens ; ces personnages de toute classe et de toute qualité qu’il avait doués de vie, se confondaient pour lui avec le monde et les personnages de la réalité, lesquels n’étaient plus guère qu’une copie affaiblie des siens. Il les voyait, il causait avec eux, il vous les citait à tout propos comme des personnages de son intimité et de la vôtre ; il les avait si puissamment et si distinctement créés en chair et en os, qu’une fois posés et mis en action, eux et lui ne s’étaient plus quittés : tous ces personnages l’entouraient, et, aux moments d’enthousiasme, se mettaient à faire cercle autour de lui et à l’entraîner dans cette immense ronde de la comédie humaine qui nous donne un peu le vertige, rien qu’à la regarder en passant, qui le donnait à son auteur tout le premier.
La puissance propre à M. de Balzac a besoin d’être définie : c’était celle d’une
nature riche, copieuse, opulente, pleine d’idées, de types et d’inventions, qui
récidive sans cesse et n’est jamais lasse ; c’était cette puissance-là qu’il
possédait et non l’autre puissance, qui est sans doute la plus vraie, celle qui
domine et régit une œuvre, et qui fait que l’artiste y reste supérieur comme à
sa création. On peut dire de lui qu’il était en proie à son œuvre, et que son
talent l’emportait souvent comme un char lancé à quatre chevaux. Je ne demande
pas qu’on soit précisément comme Goethe et qu’on ait toujours son front de
marbre au-dessus de l’ardent nuage ; mais lui, M. de Balzac, il voulait (et il
l’a écrit) que l’artiste se précipitât dans son œuvre tête baissée,
« comme Curtius
. De telles
allures de talent impliquent bien de la verve et de la fougue, mais aussi du
hasard et beaucoup de fumée.
Pour exposer sa vraie théorie littéraire, il ne faudrait d’ailleurs qu’emprunter
ses paroles : si je prends, par exemple, Les Parents pauvres,
son dernier roman et l’un des plus vigoureux, publié dans ce journal mêmeLes Parents pauvres parurent d’abord en
feuilletons dans Le Constitutionnel.« un
grand artiste aujourd’hui, c’est un prince qui n’est pas titré ; c’est la
gloire et la fortune »
. Mais cette gloire ne s’acquiert pas en se
jouant ni en rêvant ; elle est le prix du travail opiniâtre et de l’ardeur
appliquée : « Vous avez des idées dans la cervelle ? la belle affaire !
et moi aussi j’ai des idées… À quoi sert ce qu’on a dans l’âme, si l’on n’en
tire aucun parti ? »
Voilà ce qu’il pensait, et aussi ne
s’épargna-t-il jamais le travail acharné de l’exécution. Concevoir, disait-il,
c’est jouir, c’est fumer des cigarettes enchantées ; mais sans
l’exécution tout s’en va en rêve et en fumée :
Le travail constant, a-t-il dit encore, est la loi de l’art comme celle de la vie ; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grands artistes, les poètes, n’attendent-ils ni les commandes, ni les chalands ; ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés qui les maintient
en concubinageavec la Muse, avec ses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi.
J’ai voulu exprès citer ce passage, parce qu’avec les mérites de
vaillance et de labeur qui s’y déclarent et qui honorent ainsi
en concubinage avec la Muse ; ils l’ont toujours accueillie et connue
chaste et sévère.
« Le beau en tout est toujours sévère »
, a dit M. de Bonald.
Quelques paroles de cette autorité me sont nécessaires ; elles sont comme les
colonnes immuables et sacrées que je tiens seulement à montrer du doigt dans le
lointain, pour que notre admiration même et notre hommage de regret envers un
homme d’un merveilleux talent n’aillent pas se jouer au-delà des bornes
permises.
M. de Balzac parle encore quelque part de ces artistes qui ont « un succès
fou, un succès à écraser les gens qui n’ont pas des épaules et des reins
pour le porter ; ce qui, par parenthèse, dit-il, arrive souvent »
.
En effet, il est pour l’artiste une épreuve plus redoutable encore que la grande
bataille qu’il doit tôt ou tard livrer, c’est le lendemain de la victoire. Pour
soutenir cette victoire, pour porter cette vogue, n’en être ni effrayé ni
découragé, ne pas défaillir et ne pas abdiquer sous le coup comme fit Léopold
Robert, il faut avoir une force réelle, et se sentir arrivé seulement à son
niveau. M. de Balzac avait ce genre de force, et il l’a prouvé.
Quand on lui parlait de la gloire, il en acceptait le mot et mieux que l’augure ; il en parlait lui-même quelquefois agréablement :
La gloire, disait-il un jour, à qui en parlez-vous ? je l’ai connue, je l’ai vue. Je voyageais en Russie avec quelques amis. La nuit vient, nous allons demander l’hospitalité à un château. À notre arrivée, la châtelaine et ses dames de compagnie s’empressent ; une de ces dernières quitte, dès le premier
moment, le salon pour aller nous chercher des rafraîchissements. Dans l’intervalle, on me nomme à la maîtresse de la maison ; la conversation s’engage, et quand celle des dames qui était sortie rentre, tenant le plateau à la main pour nous l’offrir, elle entend tout d’abord ces paroles : « Eh bien ! M. de Balzac, vous pensez donc… » De surprise et de joie elle fait un mouvement, elle laisse tomber le plateau de ses mains, et tout se brise. N’est-ce pas là la gloire ?
On souriait, il souriait lui-même, et pourtant il en jouissait. Ce sentiment-là le soutenait et l’enflammait dans le labeur. Le plus spirituel et le plus regrettable de ses disciples, M. Charles de Bernard, mort depuis peu, manquait de ce mobile ; il doutait de tout avec ironie et avec goût, et son œuvre si distinguée s’en est ressentie. L’œuvre de M. de Balzac a gagné en verve et en chaleur à l’enivrement même de l’artiste. Une exquise finesse trouvait moyen de se glisser à travers cet enivrement.
L’Europe tout entière lui était comme un parc où il n’avait qu’à se promener pour
y rencontrer des amis, des admirateurs, des hospitalités empressées et
somptueuses. Cette petite fleur qu’il vous montrait sèche à peine, il l’avait
cueillie l’autre matin en revenant de la villa Diodati ; ce tableau qu’il vous
décrivait, il l’avait vu hier dans le palais d’un prince romain. Il semblait
pour lui que, d’une capitale à l’autre, d’une villa de Rome ou de l’Isola Bella à un château de Pologne ou de Bohême, il n’y eût qu’un
pas. Un coup de baguette l’y transportait. On ne peut pas dire pour lui que ce
fut là un rêve ; car ce qui sembla longtemps le rêve et l’illusion du poète, une
femme dévouée, une de celles qu’il avait divinisées au passage, l’avait réalisé
pour lui en bonheur.
Tous les artistes du temps furent ses amis, et il les a les beaux morceaux. Il connaissait en fureteur tous
les magasins de bric-à-brac de l’Europe, et il en discourait à
merveille. Aussi, lorsque ensuite il plaçait dans un roman ces masses d’objets
qui, chez d’autres, eussent ressemblé à des inventaires, c’était avec couleur et
vie, c’était avec amour. Les meubles qu’il décrit ont quelque chose d’animé ;
les tapisseries frémissent. Il décrit trop, mais le rayon tombe en général là où
il faut. Même lorsque le résultat ne répond pas à l’attention qu’il a paru y
donner, il en reste au lecteur l’impression d’avoir été ému. Balzac a le don de
la couleur et des fouillis. Par là il a séduit les peintres,
qui reconnaissaient en lui un des leurs transplanté et un peu fourvoyé dans la
littérature.
Il appréciait peu la critique ; il avait fait sa trouée dans le monde presque
malgré elle, et sa fougue n’était pas, je crois, de celles qui se peuvent
modérer ni diriger. Il a dit quelque part d’un artiste sculpteur découragé et
tombé dans la paresse : « Redevenu artiste
Ce dernier trait peut être vrai
d’un artiste sculpteur ou peintre qui, au lieu de se mettre à l’œuvre, passe son
temps à disserter et à raisonner ; mais, dans l’ordre de la pensée, cette parole
de M. de Balzac, qui revient souvent sous la plume de toute une école de jeunes
littérateurs, est à la fois (je leur en demande bien pardon) une injustice et
une erreur. Pourtant, comme il est toujours très in partibus,
il avait beaucoup de succès dans les salons, il était consulté par beaucoup
d’amateurs ; il passa critique comme tous les impuissants qui
mentent à leurs débuts. »
Un Aristarque vrai, sincère, intelligent, s’il avait pu le supporter, lui eût été
pourtant bien utile ; car cette riche et luxueuse nature se prodiguait et ne se
gouvernait pas. Il y a trois choses à considérer dans un roman : les caractères,
l’action, le style. Les caractères, M. de Balzac excelle à les poser ; il les
fait vivre, il les creuse d’une façon indélébile. Il y a du grossissement, il y
a de la minutie, qu’importe ? ils ont en eux de quoi subsister. On fait avec lui
de fines, de gracieuses, de coquettes et aussi de très joyeuses connaissances,
on en fait à d’autres jours de très vilaines ; mais, une fois faites, ni les
unes ni les autres, on est bien sûr de ne les oublier jamais. Il ne se contente
pas de bien tracer ses personnages, il les nomme d’une façon heureuse,
singulière, et qui les fixe pour toujours dans la mémoire. Il attachait la plus
grande importance à cette façon de baptiser son monde ; il attribuait, d’après
Sterne, aux noms propres une certaine puissance occulte en
harmonie ou en ironie avec les caractères. Les Marneffe, les Bixiou, les
Birotteau, les Crevel, etc., sont ainsi nommés chez lui en vertu de je ne sais
quelle onomatopée confuse qui fait que l’homme et le nom se ressemblent. Après
les caractères vient l’action : elle faiblit souvent chez M. de Balzac, elle
dévie, elle s’exagère. Il y réussit moins que dans la formation des personnages.
Quant au style, il l’a fin, subtil, courant, pittoresque, sans analogie aucune
avec la tradition. Je me suis demandé quelquefois l’effet que produirait un
livre de M. de Balzac sur un honnête esprit, nourri jusqu’alors de la bonne
prose française ordinaire dans toute sa frugalité, sur un esprit comme il n’y en
a plus, formé à la lecture de Nicole, de Bourdaloue, à ce style simple, sérieux
et scrupuleux, qui va loin, comme disait
La Bruyère : un tel esprit en aurait le vertige pendant un mois. La Bruyère a
dit encore qu’il n’y a pour toute pensée qu’une seule
expression qui soit la bonne, et qu’il faut la trouver. M. de Balzac, en
écrivant, semble ignorer ce mot de La Bruyère. Il a des suites d’expressions
vives, inquiètes, capricieuses, jamais définitives, des expressions essayées et qui cherchent. Ses imprimeurs le savent bien ; en faisant
imprimer ses livres, il remaniait, il refaisait sur chaque épreuve à n’en plus
finir. Chez lui le moule même était dans un bouillonnement continuel, et le
métal ne s’y fixait pas. Il avait trouvé la forme voulue, qu’il la cherchait
encore.
La critique la plus cordiale, celle d’un ami, d’un camarade, comme il l’était de Louis Lambert, aurait-elle jamais pu lui faire accepter quelques idées de sobriété relative, et les lui introduire dans le torrent de son talent, pour qu’il le contînt et le réglât un peu ? Sans prétendre le détourner en rien de sa voie féconde, j’aurais voulu qu’il eut présents à l’esprit quelques axiomes que je crois essentiels en tout art, en toute littérature :
La netteté est le vernis des maîtres.
( Vauvenargues.)
L’œuvre d’art ne doit exprimer que ce qui élève l’âme, la réjouit noblement, et rien de plus. Le sentiment de l’artiste ne doit porter que là-dessus, tout le reste est faux.
( Bettine à la mère de Goethe.)
Le bon sens et le génie sont de la même famille : l’esprit n’est qu’un collatéral.
( Bonald.)
Enfin, lui, qui admirait tant Napoléon, et que ce grand exemple,
transposé et réfléchi dans la littérature, éblouissait comme il en a ébloui tant
d’autres, j’aurais voulu
Ne forçons point les natures, et, puisque la mort a fermé la carrière, acceptons,
du talent qui n’est plus, l’héritage opulent et complexe qu’il nous a légué.
L’auteur d’Eugénie Grandet vivra. Le père, j’allais dire
l’amant, de Mme de Vieumesnil, de Mme de
Beauséant, gardera sa place sur la tablette du boudoir la plus secrète et la
plus choisie. Ceux qui cherchent joie, gaieté, épanouissement, la veine
satirique et franche du Tourangeau rabelaisien, ne sauraient méconnaître les
illustres Gaudissart, les excellents Birotteau et toute leur race. Il y en a,
comme on voit, pour chacun. Si j’avais l’espace devant moi, j’aimerais à parler
ici du dernier roman de M. de Balzac, l’un des plus remarquables, à mon sens,
sinon des plus flatteurs pour la société actuelle. Les Parents
pauvres nous montrent ce talent vigoureux arrivé à sa plus forte
maturité et se donnant toute carrière. Il surabonde, il nage, il semble en plein
dans ses eaux. On n’a jamais plus étalé ni secoué le sens dessus
dessous de la guenille humaine. La première partie de ce roman (La Cousine Bette) présente des caractères d’une grande vérité,
et aussi des exagérations telles qu’en a presque inévitablement l’auteur. Bette
toute la première, qui donne son nom au roman, est une de ces exagérations : il
ne semble pas que cette pauvre personne qu’on a vue d’abord une simple paysanne
Ferragus et des
Treize. Notre société gâtée et vicieuse ne comporte point
de ces haines atroces et de ces vengeances. Nos péchés certes ne sont pas
mignons, nos crimes pourtant sont moins gros. Mais d’autres caractères du roman
sont vrais, profondément vrais, et avant tout le baron Hulot, avec cet amour
effréné des femmes qui mène de degré en degré l’honnête homme au déshonneur et
le vieillard à l’avilissement ; et Crevel, excellent de tout point, de ton, de
geste, de plaisanterie, le vice bourgeois dans toute sa tenue et son importance.
Car ici, notons-le bien, nous n’avons plus affaire seulement aux travers, aux
ridicules, ni même aux folies humaines, c’est le vice qui est le ressort, c’est
la dépravation sociale qui fait la matière du roman. L’auteur y plonge ; à voir
sa verve, on dirait même par endroits qu’il s’y joue. Quelques scènes élevées,
pathétiques, arrachent une larme ; mais les scènes atroces dominent ; la sève de
l’impur déborde ; ces infâmes Marneffe infectent tout. Ce remarquable roman,
étudié à part, prêterait à des réflexions qui n’atteindraient pas M. de Balzac
lui seul, mais nous tous, enfants plus ou moins mystérieux ou avoués d’une
littérature sensuelle. Les uns, fils de René, ont caché et comme ennuagé leur sensualisme sous le mysticisme ; les autres l’ont
franchement démasqué.
M. de Balzac a souvent pensé à Walter Scott, et le génie du grand romancier
écossais l’a vivement excité, dit-il. Mais, au milieu de cette œuvre immense de
l’aimable
Les nobles sentiments s’élevant de ces pages, Comme autant de parfums des odorantes plages ?
N’avait-il pas respiré ce charme universel de pureté et comme de
santé, ces courants d’air salubre qui y circulent, même à travers le conflit des
passions humaines ? On sent d’abord le besoin d’aller s’y retremper, d’aller se
jeter dans quelque lecture limpide et saine au sortir des Parents
pauvres, — de se plonger dans quelque chant de Milton,
, dans les in lucid streams
, comme dit le poète.purs et lucides courants
Il y aurait, dans un travail moins incomplet, et si l’on était libre de se donner
carrière, à bien établir et à graduer les rapports vrais entre le talent de
M. de Balzac et celui de ses plus célèbres contemporains, Mme Sand, Eugène Sue, Alexandre Dumas. En un tout autre genre, mais
avec une vue de la nature humaine qui n’est pas plus en beau ni plus flattée,
M. Mérimée pourrait se prendre comme opposition de ton et de manière, comme
contraste.
M. Mérimée n’a peut-être pas une meilleure idée de la nature humaine que
M. de Balzac, et, si quelqu’un a semblé la calomnier, ce n’est pas lui certes
qui la réhabilitera. Mais c’est un homme de goût, de tact, de sens exact et
rigoureux, qui, même dans l’excès de l’idée, garde la retenue et la discrétion
de la manière ; qui a autant le sentiment personnel du ridicule que M. de Balzac
l’avait peu, et en qui, au milieu de tout ce qu’on admire de netteté, de vigueur
de trait et de précision de burin, on ne peut regretter qu’un peu de cette
verve, dont l’autre avait trop. On dirait qu’en lui l’homme du monde honnête homme, comme on s’exprimait autrefois, a
tenu de bonne heure l’artiste en échec.
Mme Sand, est-il besoin de le rappeler ? est un plus grand,
plus sûr et plus ferme écrivain que M. de Balzac ; elle ne tâtonne jamais dans
l’expression. C’est un grand peintre de nature et de paysage. Comme romancier,
ses caractères sont souvent bien saisis à l’origine, bien dessinés ; mais ils
tournent vite à un certain idéal qui rentre dans l’école de Rousseau, et qui
touche au systématique. Ses personnages ne vivent pas d’un bout à l’autre ; il y
a un moment où ils passent à l’état de type. Elle ne calomnie jamais la nature
humaine, elle ne l’embellit pas non plus ; elle veut la rehausser, mais elle la
force et la distend en visant à l’agrandir. Elle s’en prend surtout à la
société, et déprime des classes entières, pour faire valoir quand
même des individus, qui restent encore, malgré tout, à demi abstraits.
En un mot, cette sûreté de maître qu’elle porte dans l’expression et la
description, elle ne l’a pas également dans la réalisation de ses caractères.
Ceci soit dit avec toutes les réserves convenables pour tant de situations et de
scènes charmantes et naturelles. Quant au style, c’est chez elle un don de
première qualité et de première trempe.
M. Eugène Sue (laissons de côté le socialiste et ne parlons que du romancier) est
peut-être l’égal de M. de Balzac en invention, en fécondité et en composition.
Il dresse à merveille de grandes charpentes ; il a des caractères qui vivent
aussi, et qui, bon gré, mal gré, se retiennent ; surtout il a de l’action et des
machines dramatiques qu’il sait très bien faire jouer. Mais les détails sont
faibles souvent ; ils sont assez nombreux et variés, mais moins fins, moins
fouillés, d’une observation bien moins originale et moins neuve que chez
M. de Balzac. Il a aussi de la gaieté et rencontre en ce genre des types
Quant à M. Dumas, tout le monde sait sa verve prodigieuse, son entrain facile, son bonheur de mise en scène, son dialogue spirituel et toujours en mouvement, ce récit léger qui court sans cesse et qui sait enlever l’obstacle et l’espace sans jamais faiblir. Il couvre d’immenses toiles sans fatiguer jamais ni son pinceau ni son lecteur. Il est amusant. Il embrasse, mais n’étreint pas comme M. de Balzac.
Des trois derniers, M. de Balzac est celui qui étreint et qui creuse le plus.
La révolution de Février avait porté un coup sensible à M. de Balzac. Tout
l’édifice de la civilisation raffinée, telle qu’il l’avait rêvée toujours,
semblait s’écrouler ; l’Europe un moment, son Europe à lui, allait lui manquer
comme la France. Cependant il se relevait déjà, et méditait de peindre à bout
portant cette société nouvelle sous la quatrième forme dans laquelle elle se
présentait à lui. Je pourrais tracer ici l’esquisse de son futur roman, son
dernier roman en projet, dont il ne parlait qu’avec flamme. Mais à quoi bon un
songe de plus ? Il
Peut-être, sur la tombe d’un des plus féconds d’entre eux, du plus inventif assurément qu’elle ait produit, c’est l’heure de redire que cette littérature a fourni son école et fait son temps ; elle a donné ses talents les plus vigoureux, presque gigantesques ; tant bonne que mauvaise, on peut penser aujourd’hui que le plus fort de sa sève est épuisé. Qu’elle fasse trêve du moins, qu’elle se repose ; qu’elle laisse aussi à la société le temps de se reposer après l’excès, de se recomposer dans un ordre quelconque, et de présenter à d’autres peintres, d’une inspiration plus fraîche, des tableaux renouvelés. Une terrible émulation et comme un concours furieux s’était engagé dans ces dernières années entre les hommes les plus vigoureux de cette littérature active, dévorante, inflammatoire. Le mode de publication en feuilletons, qui obligeait, à chaque nouveau chapitre, de frapper un grand coup sur le lecteur, avait poussé les effets et les tons du roman à un diapason extrême, désespérant, et plus longtemps insoutenable. Remettons-nous un peu. En admirant le parti qu’ont su tirer souvent d’eux-mêmes des hommes dont le talent a manqué des conditions nécessaires à un développement meilleur, souhaitons à l’avenir de notre société des tableaux non moins vastes, mais plus apaisés, plus consolants, et à ceux qui les peindront une vie plus calmante et des inspirations non pas plus fines, mais plus adoucies, plus sainement naturelles et plus sereines.
Les principaux écrits de M. Bazin sont (je les range par ordre d’intérêt et d’importance) :
1º Une Histoire de France sous Louis XIII et sous le ministère du
cardinal Mazarin, grande composition qui parut en deux parties, les
quatre volumes qui traitent de Louis XIII en 1838, et les deux qui traitent de
Mazarin, en 1842. Cette Histoire, dont l’auteur a donné depuis
(en 1846) une seconde édition revue et définitive, a commencé, dès 1840, à
obtenir le second des prix Gobert que l’Académie française
décerne chaque année aux deux meilleurs ouvrages qui traitent de l’histoire de
France. Pendant dix ans, M. Bazin a paru digne
2º Des Études d’histoire et de biographie, recueillies en un
volume (1844). Ce sont des morceaux agréables et piquants, publiés la plupart
dans des revues et concernant des personnages qui se rattachent plus ou moins à
l’époque traitée par l’historien : Sully, Henri IV, l’ancien Balzac,
Bussy-Rabutin, etc. ; il y manque deux morceaux très neufs sur Molière, insérés
depuis dans la Revue des deux mondes (juillet 1847 et
janvier 1848).
3º Deux volumes d’études de mœurs, intitulés : L’Époque sans
nom (1833). Sous ce titre un peu solennel, l’auteur ne fait autre chose
que donner des esquisses morales, satiriques, ingénieuses, très fines et assez
justes, le résultat de ses observations quand il se promène en flâneur dans
Paris. C’est un joli livre dans le genre de Duclos, et qui peint bien l’aspect
des mœurs à sa date.
4º Enfin un volume que je ne mentionne que pour ne pas être incomplet, un roman
historique intitulé : La Cour de Marie de Médicis, mémoires d’un
cadet de Gascogne (1830). L’auteur, selon la mode du moment qui
encourageait ces sortes de pastiches, suppose qu’un cadet de Gascogne, venu à
Paris au début du règne de Louis XIII, et pendant la faveur du maréchal d’Ancre,
raconte ses premières aventures. Le livre est froid et mérite peu d’être
relu.
Mais les trois autres publications constituent une œuvre véritable, digne de trouver place dans toute bonne bibliothèque moderne, et elles assurent un rang distingué à M. Bazin comme historien, comme critique littéraire et observateur moraliste.
Qu’était-il donc cet homme qui, avec des talents rares, s’est tenu exactement sur
la limite de la considération
Anaïs de Raucou naquit à Paris le 8 pluviôse an V (1797), ce qui nous reporte en
plein Directoire. Une ordonnance royale, en date du 25 avril 1834, l’autorisa à
ajouter à son nom celui de M. Bazin, son bienfaiteur, « et à s’appeler
désormais Bazin de Raucou »
. On l’avait toujours connu, d’ailleurs,
sous ce premier nom. Mais il n’est pas douteux que l’importance excessive qu’il
attacha à l’irrégularité que le Bulletin des lois laisse
entrevoir et que nous n’avons pas ici à démêler, n’ait influé beaucoup sur son
naturel et ne donne la clef de plus d’une singularité, inexplicable autrement,
dans son caractère. Quoi qu’il en soit de ce coin réservé, son père, riche avoué
de la rue Vivienne, soigna son éducation ; l’enfant fut mis en pension chez
M. Lepitre, où l’on faisait de bonnes études, et où l’on prenait en même temps
je ne sais quel avant-goût de royalisme jusque sous l’Empire. Le jeune Bazin
conçut de bonne heure l’aversion du régime qu’il voyait finir ; il était encore
au collège, qu’il se permit un jour, m’assure-t-on, quelque espièglerie poétique
qui courut, quelque Napoléone au petit pied, qui eut l’honneur
d’inquiéter la police impériale. Cependant il faisait d’excellentes études au
lycée Charlemagne, où M. Cousin, cet autre élève de la pension Lepitre, l’avait
précédé avec éclat, et où les plus brillants élèves du temps se rassemblaient
autour de la chaire de rhétorique qu’illustrait déjà le jeune Villemain.
Il fit tout ce que purent faire les gardes du corps en 1814, dans cette première
et courte Restauration, et il alla sans doute, comme les autres, escorter les
princes fugitifs jusqu’à Béthune. Cette année dut lui être féconde et lui
profiter en ironie et en expérience. Après les Cent-Jours, il ne reprit pas de
service et se voua sérieusement à la profession d’avocat. Il paraît avoir aimé
cette profession, où il conquit l’estime et se fit considérer ; il en garda
quelques amis de jeunesse, parmi lesquels on me cite MM. Baroche, Delangle et
Bethmont. Dans les esquisses de mœurs qui composent son Époque sans
nom, il émousse son épigramme quand il arrive au Palais de justice. Il
remarque que nulle part il ne se rencontre plus de cordialité, plus de facilité
de commerce et d’égalité véritable qu’entre avocats : « Nulle part,
dit-il, la réputation, l’âge, le talent, ne font moins sentir leur
supériorité et n’exigent moins de déférence que dans cette corporation
singulière où les relations sont presque toujours hostiles. »
Pourtant, avec tous les mérites solides et fins qu’il allait posséder, et en
partie à cause de ces mérites mêmes, il manquait de ce qui procure le succès au
barreau ; quand il avait donné les bonnes raisons en bons termes, il ne savait
pas se répéter et au besoin en trouver d’autres :
Le juge y compte, dit-il malicieusement ; et peut-être l’avocat qui serait le plus disposé à s’en corriger, est-il obligé de reproduire une seconde série des mêmes raisonnements, quand il voit que le tribunal n’a pas écouté la première. Un autre obstacle encore à la concision des plaidoiries, c’est l’exigence du
client, qui n’est jamais content, même d’avoir gagné sa cause, lorsque son défenseur n’a pas développé longuement tous les faits inutiles, toutes les circonstances oiseuses, tous les commérages qui pouvaient la lui faire perdre.
Il y a longtemps déjà que Pline, dans une lettre adressée à Tacite, a très bien exposé comment il importe grandement, selon lui, à l’avocat de plaider avec diffusion et surabondance, s’il veut réussir : tel qui ne prend pas d’abord à la bonne raison qu’on allègue, sera pris à une autre qui l’est moins. Or, M. Bazin aimait avant tout la concision et la discrétion, les choses justes qui ne s’adressent qu’aux esprits faits pour les sentir.
Avec une intelligence qui se formait et s’étendait chaque jour, avec une aptitude
d’esprit qui pouvait s’appliquer à bien des objets, mais sans aucun de ces
talents et de ces dons impétueux qui se déclarent d’eux-mêmes, il cherchait son
propre emploi ; et tâtonnait un peu sur sa direction. Il essaya dans un temps,
me dit-on, du genre de comédie à la Gresset ; il aurait trouvé sans doute
d’heureux vers, peut-être une scène ; mais la veine comique n’était pas son
fait. Il aurait eu plus volontiers en main la satire. En attendant, il
s’exerçait dans les concours académiques. En 1820, sur le sujet proposé, qui
était une sorte de parallèle entre l’éloquence de la tribune et celle du
barreau, il se mit en frais inutilement. En 1822, dans le concours sur Lesage,
il eut une première mention, laquelle ne venait toutefois qu’après deux prix et
un accessit. Bref, ou plutôt à la longue, cette voie des concours académiques le
mena à obtenir, après 1830, le prix pour l’Éloge de
Malesherbes. Je ne me permettrai ici qu’une remarque : de tous les
écrivains distingués de nos jours, il n’en est, j’en suis certain, aucun qui ait
fait plus d’épigrammes contre l’Académie française que M. Bazin. Dans tout ce
« le temps est passé, il faut bien en convenir, de ces réunions
brillantes que la mode comptait parmi ses fêtes »
. Tantôt, faisant
allusion aux prix annuels, il plaisante dédaigneusement l’Académie « qui
décerne en médaille d’or son aumône de gloire aux pauvres honteux de la
littérature »
. Il est inépuisable sur ce sujet-là. Voulant en venir
à publier son propre discours qui a obtenu le prix, il commence par en railler
les circonstances, par montrer ce prix en l’honneur de Malesherbes proposé sous
la monarchie légitime et décerné sous la dynastie de Juillet, non sans avoir été
quelque peu modifié dans ses conditions et dans son programme. Il fait en petit
comme Cicéron et comme Chateaubriand, qui se moquaient l’un du triomphe, et
l’autre du cordon bleu, tout en ambitionnant de les obtenir. Or, je vous en
prie, où toute cette petite guerre inaperçue a-t-elle conduit M. Bazin ? À être
pendant dix années le lauréat proclamé et bien renté de l’Académie, le lauréat
inamovible. Lui, qui avait si peur de paraître tomber comme un autre, comme un
de nous tous, dans quelque contradiction avec lui-même, il n’a pas échappé à
celle-là.
Il est vrai que, par un reste de fidélité à ses épigrammes, il n’a jamais cédé aux suggestions amicales qui lui furent faites plus d’une fois de se mettre sur les rangs pour un fauteuil, bien qu’il réunît certainement à cet effet toutes les qualités à la fois solides, sérieuses, distinguées et même mitigées, qu’on préfère ou qu’on exige.
Je reviens à lui, tel qu’il était aux pleines années de
L’idée lui était venue d’écrire un roman, Le Gil Blas
révolutionnaire ; mais il n’avait rien de cette imagination qui crée
les personnages ou qui anime les détails. Mieux averti par le goût du temps et
par le sérieux de sa propre inclination, il médita de s’appliquer à loisir à une
grande étude d’histoire, et, en attendant, il fit de la politique. Il en fit là
où un homme de son opinion le pouvait avec le plus de liberté et de sincérité,
il entra à La Quotidienne sous M. Michaud.
Ce serait une peinture à faire que celle des journaux politiques de la
Restauration, et surtout des trois principaux : le Journal des
débats, organe du royalisme selon Chateaubriand, et suivant celui-ci en
toutes ses métamorphoses ; Le Constitutionnel d’alors, centre
du libéralisme pur ; et La Quotidienne. Celle-ci, bien que
pure royaliste, se composait en grande partie de gens d’esprit, très libres de
convictions et très désabusés. M. Michaud, homme fin, aimable, de plus en plus
spirituel La Quotidienne était de ne donner (c’est tout simple) dans
aucun des lieux communs libéraux du temps, d’en rire tout haut, et aussi de rire
plus bas des déclamations et des lieux communs monarchiques et religieux qu’elle
pratiquait de si près, qu’elle semblait partager et redoubler souvent, mais
auxquels elle ne tenait en réalité que par le côté politique. C’était le cas de
plusieurs du moins, et de M. Bazin plus que de personne : esprit sceptique, sans
enthousiasme, fort léger de croyances, il était sincèrement royaliste, comme
l’eût été un voltairien du e
Ce n’est pas une biographie que je fais, mais le peu que j’ai dit était indispensable pour entrer dans l’esprit de l’écrivain et pour prendre la mesure de l’homme. M. Bazin lui-même était de ceux qui prennent tout d’abord dans leur esprit la mesure des autres, et qui peut-être souffrent un peu de ne pouvoir donner à l’instant la leur : il en résulte que, plus tard, trop tard, quand on leur accorde ce qui leur est dû, ils n’en savent pas gré, et ne répondent au succès qu’avec un demi-sourire ; l’habitude de l’ironie est contractée.
Le premier ouvrage publié par M. Bazin, les Mémoires d’un cadet de
Gascogne ou la cour de Marie de Médicis, indique qu’à cette époque de
1830 il s’occupait Mémoires
parurent en 1830, la veine ouverte il y avait déjà dix ans, et où avaient fait
trace des hommes d’esprit et de talent (MM. Trognon, Vitet, Mérimée), semblait
épuisée : la chute de la Restauration allait décidément y couper court, et
l’ouvrage de M. Bazin fut peu remarqué. Ce roman, d’ailleurs, est froid ; le
soi-disant Gascon manque tout à fait de verve gasconne ; c’est partout l’auteur
qui parle, on le sent, et non son cadet. Il n’observe pas le style du temps.
Enfin, les traits spirituels semés çà et là ne rachètent en rien l’artificiel et
le factice du genre.
En un endroit du récit, on trouve un chapitre intitulé « Les Poètes » : c’est un
dîner supposé entre gens de lettres et beaux esprits du temps de Louis XIII ; le
fameux poète Théophile y préside. L’auteur met en tête une note qui le peint
lui-même par un de ses travers : « Il nous a semblé convenable, dit-il,
d’avertir le lecteur qu’il va se trouver avec des gens de lettres. C’est une
précaution que prend toujours en pareil cas un maître de maison qui sait son
monde. »
Cette note sent terriblement son grand seigneur
d’autrefois. Un des faibles de M. Bazin était de ne point vouloir être homme de
lettres ; qu’était-il donc autre chose ? Je ne sais, d’ailleurs, pourquoi il a
cru devoir prendre tant de précautions avec sa note. Ce chapitre n’a rien de
trop vif ni de trop égayé, je vous assure. Ce n’est pas même une conversation,
c’est un cours de poésie française, un cours froid et sans relief, assaisonné de
force plaisanteries indirectes et d’allusions contre les romantiques du temps.
On sent que l’auteur ne parle point de tout cela «
, comme dit l’Écriture, tanquam
potestatem habens »« en tant
qu’ayant pouvoir et vertu. »
Son meilleur emploi est ailleurs.
Le second ouvrage de M. Bazin est tout différent ; en s’attaquant directement aux
mœurs du siècle, l’auteur a trouvé sa matière. Ce livre, qui a titre L’Époque sans nom, et qui commence par une lettre adressée à
M. Michaud, contenant une relation épigrammatique des journées de Juillet, est
plein de jolies observations et d’ingénieuses malices. L’auteur vous promène
dans Paris durant les années 1830-1833 ; il vous peint le bourgeois d’alors, le
gamin et le Mayeux d’alors, l’émeute d’alors, et toutes les choses parisiennes
de cette date. J’insiste sur la date, parce qu’en relisant ces volumes, ceux qui
les ont le plus goûtés dans leur primeur les trouveront un peu vieillis et déjà
en partie passés. C’est ce qui arrive à tout ce qui n’a pas été animé, à sa
naissance, d’un souffle ardent, ou fixé d’abord d’un trait immortel. Le style de
M. Bazin, dans cet ouvrage, n’est que fin, élégant, railleur, mais non exempt de
prétention, et il manque de variété. C’est de L’Ermite de la
Chaussée d’Antin, beaucoup mieux fait et plus distingué ; c’est du
La Bruyère en petit, sans le relief, la vigueur et l’éclat du maître, et tout ce
qui grave. J’y vois quantité de remarques fines, rangées les unes à côté des
autres, un peu trop de ce qu’on appelle dans les classes de
l’esprit de vers latins. Les connaisseurs pourtant ont retenu et me
signalent du doigt dans ces volumes un vrai bijou, la vie et la mort de Mayeux,
le fameux Mayeux (le type grotesque de notre versatilité politique), venu au
monde à Paris le 14 juillet 1789, et qui s’est successivement appelé Messidor-Napoléon-Louis-Charles-Philippe Mayeux, selon les
noms des divers régimes qu’il a, tour à tour, épousés ou répudiés, Mayeux un
moment porté sur le pavois après 1830, et qui meurt, vers 1833, citoyenne. Il se retrouve homme de lettres sur ce point :
entre deux ridicules, selon lui, et deux inconvénients, il choisit le moindre,
et, pour le coup, il dirait volontiers comme cet autre de ma connaissance :
« J’ai, pour un homme de lettres, le malheur d’appartenir à une
nation qui n’est jamais plus fière que quand elle a un pompon sur la tête,
et qu’elle obéit au mot d’ordre d’un caporal. »
Son bourgeois de Paris nous est présenté par lui comme ayant éprouvé aux affaires
du mois de juin (1832) un double accident : « il a gagné une extinction
de voix et la
. Cela est bien contourné et maniéré. Plus tard,
l’auteur se trouva sujet lui-même à ce ridicule qu’il craignait. Un ministre de
ses amis l’obligea de recevoir la croix d’honneur, et le persuada même de la lui
demander selon l’usage. Le malin pris au piège écrivit une lettre qu’il fit la
plus épigrammatique qu’il pût, et qui se terminait à peu près par ces mots :
croix d’honneur, deux malheurs dans la vie
d’un homme raisonnable, qui craint également la médecine et le ridicule »« Cela dit, mon cher ami, j’accepterai un petit morceau de ce ruban
dont vous avez une aune. »
C’est encore là une de ces petites
contradictions auxquelles il attachait tant d’importance, et qu’avec tout son
esprit il ne sut point éviter.
Nous nous acheminons lentement vers l’historien. M. Bazin avait quarante ans
quand il aspira publiquement à ce titre sérieux, dont il avait compris toute la
Rapport de 1840,
a indiqué les mérites et donné à deviner les lacunes, quand il a dit :
L’histoire est toujours à faire ; et tout esprit distingué, en s’aidant lui-même du progrès d’idées qu’il adopte ou qu’il combat, découvre dans les événements racontés par d’autres des leçons et des vues nouvelles. Sans avoir épuisé la double tâche qu’il s’était proposée, la peinture d’une époque historique et d’un grand homme, M. Bazin a fait un ouvrage instructif et piquant. Si quelques événements n’offrent pas dans ses récits le pathétique terrible auquel s’attendait l’imagination du lecteur, on n’en doit pas moins apprécier la finesse impartiale de son esprit. Il explique plus qu’il ne peint, mais une pénétration ingénieuse éclaire tous ses récits : et dans l’art si difficile de l’histoire, l’étendue et la précision des recherches, l’intelligence exacte des grandes choses, et le talent d’écrire soutenu dans un long ouvrage, sont des qualités rares, dignes d’un succès durable.
Les récits de M. Bazin, sans afficher de réflexions et sous un air
d’impartialité indifférente, sont volontiers disposés de manière à donner, à qui
sait les comprendre, le sentiment habituel et le mépris de la versatilité et de
la sottise humaine. Les chapitres qui traitent de la chute, de l’assassinat du
maréchal d’Ancre, et de la condamnation de sa veuve, sont, à les bien voir, des
scènes d’une tragi-comédie amère. Le plaisir de M. Bazin, quand il rencontre un
lieu commun de haine ou de faveur populaire qui s’attache à de certains noms
historiques célèbres (tels que ceux de Concini, de Sully, de Henri IV ou de tout
autre), est de déranger ce lieu commun, de le mettre à jour et de le réduire. Il
aime à ne penser en rien comme le vulgaire, et son travers serait peut-être,
quand il rencontre une opinion communément établie, de se jeter dans la
contradiction. Mais, en général, il juge bien les hommes, rend hommage aux
avisés et aux vraiment habiles, et donne « C’est qu’il
mourut au sein de sa grandeur, qui se continuait dans une famille riche et
puissante ; et il faut toujours au vulgaire l’autorité d’un revers pour lui
faire mépriser tout à fait les enfants de la fortune : il ne comprend guère
que les dénouements. »
Mais le plus souvent sa malice se recouvre, et plus d’un lecteur qui parcourrait
le livre avec bonhomie pourrait la laisser échapper. Ainsi, quand le comte de
Soissons se rapproche de son neveu le prince de Condé en 1611, et unit ses
intérêts aux siens, cette association est si bien liée, que les mémoires du
temps font remarquer avec surprise que rien ne put la rompre jusqu’à la mort du
comte de Soissons, « qui arriva un an après »
. La malice de
l’historien est toute dans ce trait : qui arriva un an après.
Il veut faire entendre qu’un accord si court, observé de part et d’autre, était
quasi un miracle entre princes, eu égard à la fidélité et à la bonne foi
courante du temps. — Ainsi encore, quand le prince de Condé est prisonnier à
Vincennes en mai 1617, ce prince est un peu étonné de voir la princesse sa femme
venir adoucir, en les partageant, les rigueurs de sa prison. « Peu de
temps après ce rapprochement, dit l’historien sans avoir l’air d’y toucher,
la princesse fut reconnue
Cela veut dire en bon
gaulois que la princesse passait pour être déjà enceinte, quand elle jugea
nécessaire de venir retrouver son mari. À tout moment, M. Bazin fait entendre de
la sorte certaines choses, mais il ne les dit pas.
C’est un défaut pour l’histoire, laquelle, dans sa simplicité et sa force, ne
comporte guère ce genre de malice couverte et d’épigramme. En vérité, on dirait
par moments que l’historien n’est pas fâché que le lecteur candide ne sente
point toute la portée de ce qu’il dit, et que son ambition n’aille à être
compris que des plus fins Histoire
de Louis XIII, qu’on ne lit guère, par le père Griffet continuateur
de Daniel ; cette Histoire me paraît bien préférable à
celle de M. Bazin, plus large et plus naturelle, très curieuse de
recherches, et laissant dans l’esprit du lecteur une idée plus nette des
choses et des personnages.
Un autre défaut chez M. Bazin historien ou biographe, un défaut qui ne laisse pas
d’impatienter les lecteurs francs qui n’entendent rien à toutes ces ruses, c’est
qu’il ne cite jamais ses sources ni ses auteurs, lui qui en fait un usage si
scrupuleux pourtant, si exact et si fait pour défier la confrontation. Il a vu
que l’abus du jour était d’afficher l’érudition, d’entasser les notes et les
citations d’auteurs au bas de chaque page, et, de peur de paraître pédant, il
s’est jeté dans l’abus contraire ; il n’indique jamais l’endroit d’où il
emprunte une citation. Vous êtes curieux, tant pis ! même quand il vous
instruit, il n’est peut-être pas fâché de vous humilier un peu, et il vous
dérobe quelque chose. Cette affectation singulière, tout à fait petite dans un
mérite si réel et si solide, a choqué dès longtemps un critique qui fait de
M. Bazin le plus grand cas, et qu’il me prend envie ici,
M. Bazin est un homme de beaucoup d’esprit et qui se pique de n’avoir rien, en écrivant, de l’érudit de profession et du pédant. Je me permettrai seulement de demander si dans cette abstinence absolue de toute citation et de toute note en un genre d’ouvrage qui les réclame naturellement, si dans cette suppression exacte de tout nom propre moderne, là même où l’auteur y songe le plus et y fait allusion, si dans cette attention tout épigrammatique à ne laisser sans rectification aucune des petites erreurs d’autrui, il n’y a pas une autre sorte de pédantisme. L’
honnête hommeest celui qui ne se pique de rien, a dit La Rochefoucauld ; M. Bazin se pique trop d’êtrehonnête homme. Quand on fait un métier, il faut franchement en être : c’est à la fois plus simple, plus commode et de meilleur goût.
Je résumerai le défaut littéraire de la manière historique de M. Bazin par un mot : il suit sa ligne, il vise au vrai, il fait de son mieux, mais il ne daigne pas se mettre assez à la place du lecteur ordinaire ; son procédé envers lui n’est pas obligeant, ni prévenant.
Malgré ces défauts que je ne cherche pas à dissimuler, et quoiqu’elle reste assez
difficile à lire dans toute sa continuité pour les esprits qui ne sont pas très
sérieux et attentifs, l’Histoire de M. Bazin est une
composition rare, originale, offrant, non pas comme d’autres prétendues
histoires, une marqueterie brillante et spirituelle, moyennant des lambeaux de
citations relevées de quelques scènes dramatiques, mais un récit médité,
réfléchi, tout à fait neuf, dans lequel il est tenu compte de chaque témoignage,
et où l’historien a constamment le fil en main pour donner à tout la liaison la
plus vraisemblable, l’accord le plus exact et l’enchaînement le plus conforme à
la vérité. Dans le tableau du ministère de Mazarin, M. Bazin s’est attaché à
contredire et, comme on dirait vulgairement, à démolir le plus
qu’il
Le volume qui contient ses notices biographiques et littéraires renferme
peut-être ce qu’il a écrit de plus vraiment distingué et de plus parfait. Ici sa
manière s’aiguise tout à fait et se dégage. Si elle avait encore gardé un peu de
la façon académique et presque rhétoricienne dans les débuts de son Histoire« où allait se réveiller cette passion du
luxe, de l’éclat et du plaisir, si longtemps ensevelie sous la
.triste livrée du regret »me de Sévigné, tout ce qu’on Revue des deux mondes : il y détruit quelques
erreurs traditionnelles répétées par tous les biographes ; il rectifie des dates
et ajoute aux faits connus sur les origines du grand poète quelques faits
nouveaux. Cependant, après avoir lu ce morceau d’une exactitude inexorable, et
l’avoir goûté en ce qu’il a de sobriété piquante, je n’ai pu m’empêcher d’écrire
en marge cette impression plutôt morale que littéraire : « C’est très
bien, mais pourquoi cette âcreté mal dissimulée pour des choses si simples ?
pourquoi ne pouvoir rectifier une date ou un fait sans avoir l’air de faire
une épigramme, et de dire à son prochain :
Tu es un
sot
On a parlé d’autres morceaux inédits de M. Bazin qui rentrent dans les mêmes
études du eme de Sévigné, laquelle il admirait
comme écrivain par-dessus tout. Les amis des lettres doivent désirer que ces
morceaux soient assez achevés pour que M. Paulin Paris, qui en est dépositaire,
puisse nous en faire jouir.
Ce qu’était surtout M. Bazin en effet, et ce que je trouve le plus à honorer en
lui, c’était l’amateur véritable et passionné des lettres. Vivant dans le
commerce des hommes du meilleur temps et de la meilleure e
d’Horace était sa devise. Il Nil
admirarisympathique vrai ou faux qui
enlève les hommes, je crois qu’il aurait encore méprisé dans tous les cas leur
faveur. C’était, à cet égard, un philosophe, un sage qui a vu le dessous de
toutes les cartes, un de ces esprits dont parle Gabriel Naudé, tout à fait
, et qui
savent bien la vérité. déniaisés et guéris du sot« La sottise est à peu près comme la disposition à
la petite vérole, a dit Horace Walpole, il faut que chacun l’ait une fois en
sa vie. »
M. Bazin s’était donc très bien guéri de la maladie
universelle ; il en était resté très peu gravé, et c’était tout au plus si on
lui voyait un grain. Il vivait d’une manière particulière, un peu bizarre. Il
réalisait, avec plus de singularité, le portrait qu’il a tracé du flâneur, dans le dernier chapitre de son Époque sans
nom. Selon lui, Paris n’était pas au roi (quand il y avait un roi) ; il
n’est pas au peuple, toujours occupé et affairé : « le seul, le véritable
souverain de Paris, c’est le flâneur »
. Combien de fois ne l’ai-je
pas rencontré l’après-midi, le soir, aux boulevards, sous les arcades Rivoli,
toujours seul, jouissant incognito de son empire ! Il ne s’agissait pas de le
reconnaître et de le saluer : je crois que cela l’aurait choqué et qu’il
l’aurait pris pour une offense. Il allait, observant ainsi, se souriant à
lui-même et redoublant ses pensées. Ajoutez que, suivant lui, « le
flâneur est bien logé, dans un beau quartier, à proximité des boulevards ;
qu’il a réuni dans son logis tout ce qui compose le confortable. Car le
meilleur moyen de goûter avec calme les plaisirs du dehors, c’est de ne
jamais être poursuivi par la crainte de rentrer »
. Il avait
Un homme qui a beaucoup connu M. Bazin, et qui avait le droit de se compter dans le très petit nombre de ses amis, m’a écrit au sujet de l’article précédent, et, tout en trouvant que j’avais fidèlement esquissé la misanthropie flâneuse et légèrement acrimonieuse de M. Bazin, il a pensé que je n’avais pas indiqué suffisamment pour ceux qui l’ont connu de près, ce qui en rachetait et en excusait les saillies quelquefois désobligeantes :
Sous cette enveloppe
dure et parfois hérissée, m’écrit l’homme d’esprit que je ne me crois pas autorisé à nommer, il y avait un cœur honteux de lui-même, se masquant de son mieux, mais qui se laissait par moments deviner. Et ce cœur souffrait d’un mal celé jusqu’à sa dernière minute.Je ne puis vous en dire plus long sur ce sujet ni entrer dans des détails tout à fait intimes. Je me borne, sans m’expliquer davantage, à vous prier de relire certains chapitres de
The Antiquary. Old Buck, le haïsseur de femmes, ressemblait à Bazin par plus d’un côté.Si donc, comme cela est probable, vous réimprimez jamais cette étude, croyez-moi, jetez-y un rayon de plus, et atténuez, dans le sens que je prends la liberté de vous indiquer, ce que votre jugement a d’un peu trop rigoureux.
J’ai pensé que la meilleure manière d’introduire ce rayon à demi obscur qui m’avait échappé, c’était d’en
faire remarquer l’absence et de consigner le regret si bien senti et si
délicatement touché qu’on vient de lire.
eme de Pompadour est inévitable.
Il ne faut pas craindre de nommer les choses et les époques par leur nom ; et le
nom sous lequel le eContes
moraux, Montesquieu lui-même dans son Temple de
Gnide. Le genre Pompadour assurément préexistait à la venue de la belle
marquise, mais elle le résume en elle, elle le couronne et le personnifie.
Jeanne-Antoinette Poisson, née à Paris le 29 décembre 1721, sortait de cette riche bourgeoisie et de ce monde de finance qui s’était si fort poussé dans les dernières années de Louis XIV, et dans lequel il n’était pas rare de rencontrer un épicuréisme spirituel et somptueux : elle y apporta les élégances. On s’accorde à dire qu’elle eut dans sa jeunesse tous les talents et toutes les grâces. Son éducation avait été des plus soignées pour les arts d’agrément, et on lui avait tout appris, hormis la morale.
Je trouvais là, écrit quelque part le président Hénault à M
meDu Deffand, une des plus jolies femmes que j’aie jamais vues ; c’est Mmed’Étiolles. Elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaieté et tout le goût possible, sait cent chansons, joue la comédie à Étiolles, sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changements…
La voilà au vrai telle qu’elle était avant Louis XV. Fille d’une
mère galante qu’entretenait un fermier général, mariée comme provisoirement au
neveu de ce dernier, il sembla de bonne heure que toute la famille, en la voyant
si séduisante et si délicieuse, la destinât à mieux, et qu’on n’attendît plus
que l’occasion et le moment. « C’est un morceau de roi… », disait-on de toutes
parts autour d’elle ; et la jeune femme avait fini par croire à cette destinée
de maîtresse de roi comme à son étoile. Louis XV était alors dans le premier
éclat de son émancipation tardive, et la nation, ne sachant plus depuis
longtemps où se prendre, s’était mise à l’aimer éperdument. me d’Étiolles fit de même. Quand le roi allait chasser, dans
la forêt de Sénart, non loin d’Étiolles, elle se rencontrait comme par hasard
devant lui dans une jolie calèche. Le roi la remarquait, lui envoyait galamment
de son gibier ; puis, le soir, quelque valet de chambre, parent de la famille,
insinuait au maître tous les détails désirables et offrait ses services à bonne
fin. Tout cela, pour commencer, n’est pas beau, mais c’est de l’histoire.
Louis XV, doué d’une si noble figure et de tant de grâces apparentes, se
montrait, dès sa jeunesse, le plus faible et le plus timide des rois. Rien n’est
plus propre à le faire connaître au moral, à cette date, que huit lettres de
Mme de Tencin au duc de Richelieu et un fragment de
mémoires de la duchesse de Brancas. Longtemps maladif dans son enfance, le jeune
roi, dont la vie semblait ne tenir qu’à un souffle, avait été élevé avec des
précautions excessives, et on lui avait épargné tout effort, plus même qu’il
n’était d’usage avec un prince. Le cardinal de Fleury avait dirigé toute son
éducation en ce sens de mollesse ; ce vieillard, de plus de quatre-vingts ans, à
la fois par habitude et par ruse, avait tenu constamment son royal élève à la
lisière, le détournant de tout ce qui ressemblait à une idée ou à une
entreprise, attentif à déraciner en lui la moindre velléité ; il ne l’avait
accoutumé qu’aux choses faciles. La nature n’avait rien fait, d’ailleurs, pour
aider le jeune roi à surmonter cette éducation efféminée et sénile. Il n’avait
aucune étincelle en lui, que celle qui bientôt se déclara pour les choses des
sens. Les jeunes courtisans, les ambitieux qui l’entouraient, voyaient avec
dépit se perpétuer cette tutelle du cardinal et cette insipide enfance, ce rôle
d’écolier d’un roi qui avait déjà plus de trente ans : ils comprirent qu’il n’y
avait qu’une seule manière de l’émanciper et de le rendre maître, c’était de lui
donner une maîtresse. Il en hors de page. Ils
ménagèrent tout à cet effet, et on peut dire que Louis XV, à cette chasse
nouvelle, n’eut à faire d’abord que ce que les rois fainéants font à l’autre
chasse, c’est-à-dire à viser le gibier qu’on amenait devant lui. On le vit, pour
ses débuts, successivement épris des trois sœurs filles de Mme de Nesle, tant l’habitude et une sorte de routine le dominaient
encore jusque dans l’inconstance. Le cardinal de Fleury étant mort, les
intrigues jouèrent de plus belle ; il ne s’agissait, puisque le roi était si nul
de volonté, que de savoir quelle main saisirait le gouvernail. Mme de Tencin, qui aurait voulu pousser son frère le cardinal à la tête
du ministère, ne savait par quel moyen avoir prise sur cette volonté apathique
du monarque : elle en écrivait au duc de Richelieu, qui était pour lors à la
guerre ; elle engageait ce courtisan à écrire à Mme de La Tournelle (duchesse de Châteauroux), pour qu’elle essayât de
tirer le roi de l’engourdissement où il était sur les affaires publiques :
Ce que mon frère a pu lui dire là-dessus, ajoutait-elle, a été inutile : c’est, comme il vous l’a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder : il n’est affecté de rien ; dans le Conseil, il est d’une indifférence absolue ; il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais.
Cette Mme de Tencin et son frère, si peu
estimables, jugeaient ici les choses en gens de coup d’œil et d’esprit. La même,
toujours d’après son frère, suggérait l’idée
Ce n’est pas qu’entre nous, ajoutait-elle encore, il soit en état de commander une compagnie de grenadiers, mais sa présence fera beaucoup ; le peuple aime son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voir faire une démarche qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur.
C’est cette idée qui prévalut, grâce à Mme de
Châteauroux, et qui fit un moment de Louis XV un simulacre de héros et l’idole
de la nation. Mme de Châteauroux, sa maîtresse d’alors,
avait du cœur ; elle sentit l’inspiration généreuse et la communiqua. Elle
tourmenta ce roi qui semblait l’être à regret, en lui parlant des affaires
d’État, de ses intérêts, de sa gloire. « Vous me tuez »
, lui
répétait-il sans cesse. — « Tant mieux ! lui répondait-elle, il faut
qu’un roi ressuscite. »
Elle le ressuscita en effet, et réussit
pendant quelque temps à faire de Louis XV un prince sensible à l’honneur et qui
n’était pas reconnaissable.
Nous ne sommes pas si loin de Mme de Pompadour qu’il
semblerait. C’est ce roi-là que, n’étant encore que Mme d’Étiolles, elle épiait dans ses chasses de la forêt de Sénart et
qu’elle se mit à aimer. Elle rêvait je ne sais quoi d’Henri IV et de Gabrielle.
Mme de Châteauroux étant morte subitement, elle se dit
que c’était à elle de la remplacer. Une intrigue fut ourdie par son monde. Les
détails en échappent, et ce qu’ont raconté les libelles ne saurait être article
d’histoire. Mais, avec ce manque absolu d’initiatives qui caractérisait
Louis XV, il fallut qu’on fît ici pour Mme d’Étiolles ce
qu’on avait fait pour Mme de Châteauroux, c’est-à-dire qu’on
arrangeât pour lui l’affaire : en pareil cas, auprès des
princes, les entremetteurs officieux ne manquent jamais. Mme de Tencin, à ce qu’il paraît, ayant vu se briser en Mme de Châteauroux me d’Étiolles. Le duc de
Richelieu, au contraire, était opposé à celle-ci : il avait un autre candidat en
vue, une grande dame ; car il semblait que, pour devenir maîtresse du roi, la
condition première fût d’être dame de qualité, et l’avènement de Mme Le Normant d’Étiolles, de Mme Poisson, comme
maîtresse en titre du roi, fit toute une révolution dans les mœurs de la Cour.
C’est dans ce sens surtout qu’il y eut scandale ; la grande ombre de Louis XIV
fut invoquée. Les Maurepas, les Richelieu, se révoltèrent à l’idée d’une
bourgeoise, d’une grisette comme on l’appelait, usurpant le
pouvoir réservé jusqu’alors aux filles de noble sang. Maurepas, satirique avant
tout, resta dans l’opposition et se consola avec des chansons pendant vingt-cinq
ans. Richelieu, courtisan avant tout, fit sa paix, et se réconcilia.
L’année 1745, celle de Fontenoy, fut pour Mme d’Étiolles
l’année aussi du triomphe et celle des grandes métamorphoses. Sa liaison avec le
roi était déjà arrangée, et il ne s’agissait plus que du
moment de la déclarer publiquement. Le roi était à l’armée, et elle à Étiolles.
Le roi lui écrivait lettres sur lettres ; Voltaire, qui se trouvait chez elle et
à qui elle avait fait composer une comédie pour les fêtes de la Cour, à
l’occasion du mariage du Dauphin, se prêtait à ce jeu d’Henri IV et de
Gabrielle, et rimait madrigaux sur madrigaux :
Il sait aimer, il sait combattre ; Il envoie en ce beau séjour Un brevet digne d’Henri quatre, Signé Louis, Mars et l’Amour.
C’était le brevet sans doute du marquisat. L’abbé de Bernis aussi
se trouvait alors à Étiolles : on a dit qu’il était « Il la connaissait peu avant
qu’elle eût été
C’est le
cardinal de Brienne qui l’assure : j’aime à me couvrir de ces graves autorités
en si délicate matière. Mais quand la chose eut été réglée comme affaire d’État
et que le roi dut partir pour l’armée arrangée avec le roi. »« sans avoir peut-être encore rien
obtenu »
, on songea à former la société intime de la marquise durant
l’absence, et l’abbé de Bernis fut désigné. Il fut fidèle à sa mission ; il fit
de jolis vers, tout en l’honneur de ce royal amour dont il était le confident et
presque l’aumônier :
On avait dit que l’Enfant de Cythère Près du Lignon avait perdu le jour ; Mais je l’ai vu dans le bois solitaire Où va rêver la jeune Pompadour.
Ce bois était sans doute la forêt de Sénart, témoin des premières
entrevues. Bernis, fidèle au goût du temps, loin de trouver dans cet amour royal
rien de répréhensible, nous le peint à l’avance comme un modèle de chasteté et
[NdA] Parlant de Diane de Poitiers, la Pompadour de son
temps, un poète du Ces poètes ont une façon de prendre
les choses, qui n’est qu’à eux.de pudeur, et digne en tout de l’âge d’orepiété, la foi, et
la vertu vous suit,chasteté, l’honneur……………………
Tout va changer : les crimes d’un volage Ne seront plus érigés en exploits ; La Pudeurseule obtiendra notre hommage ;L’Amour constantrentrera dans ses droits.L’exemple en est donné par le plus grand des rois, Et par la beauté la plus sage.
Ainsi la jeune Pompadour fit son entrée à Versailles à titre de beauté sage, dont le cœur s’était senti pris uniquement pour
un héros fidèle.
Tout ceci semble étrange et presque ridicule ; mais, pour peu qu’on étudie la
marquise, on reconnaît qu’il y a du vrai dans cette manière de voir, et que le
goût même du eme de Pompadour n’était pas une grisette précisément, comme affectaient de le dire ses ennemis, et
comme Voltaire l’a répété en un jour de malice : elle était une bourgeoise, la
fleur de la finance, la plus jolie femme de Paris, spirituelle, élégante, ornée
de mille dons et de mille talents, mais avec une manière de sentir qui n’avait
pas la grandeur et la sécheresse d’une ambition aristocratique. Elle aimait le
roi pour lui-même, comme le plus bel homme de son royaume, comme celui qui lui
était apparu le plus aimable ; elle l’aimait sincèrement, sentimentalement,
sinon avec une passion profonde. Son idéal eût été, en arrivant à la Cour, de le
charmer, de l’amuser par mille divertissements empruntés aux arts ou même aux
choses de l’esprit, de le rendre heureux et constant dans un cercle
d’enchantements variés et de plaisirs. Un paysage de Watteau, des jeux, des
comédies, des pastorales sous l’ombrage, un continuel embarquement pour Cythère,
c’eût été là son cadre préféré. Mais, une fois transportée sur ce terrain
glissant de la Cour, elle ne put réaliser son idéal que bien imparfaitement.
Elle, naturellement obligeante et bonne, elle dut s’armer contre les inimitiés
et les perfidies, prendre l’offensive pour ne pas être renversée ; elle fut
amenée par nécessité à la politique et à se faire ministre d’État.
Pourtant, dès l’abord (et c’est en cela que je la trouve Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre, nous édifient à ce sujet, et nous
montrent avec une grande naïveté de propos les sentiments habituels et vrais de
Mme de Pompadour : je n’en citerais qu’un exemple qui
éclaircira ma pensée.
Mme de Pompadour avait eu de son mari une fille, Alexandrine,
qu’elle éleva avec un soin extrême, et qu’elle destinait à un grand parti. Le
roi avait eu de Mme de Vintimille (sœur de Mme de Châteauroux) un fils qui lui ressemblait beaucoup et était tout
le portrait de son père. Mme de Pompadour voulut voir ce
fils du maître, trouva moyen de se le faire amener à Bellevue où elle avait sa
fille, et, conduisant le roi dans une figuerie où étaient, comme par hasard, les
deux enfants, elle lui dit en les montrant tous deux : « Ce serait un
beau couple. »
Le roi resta froid et donna peu dans cette idée. Le
sang bourbon résistait en lui à l’attrait d’une telle alliance, ainsi proposée.
Mais elle, sans bien se rendre compte de cette froideur, elle disait à Mme Du Hausset, en y resongeant :
« Si c’était Louis XIV, il ferait du jeune enfant un duc du Maine ; mais je n’en demande pas tant : une charge et un brevet de duc pour son fils, c’est bien peu ; et
c’est à cause que c’est son fils que je le préfère, ma bonne,à tous les petits ducs de la Cour. Mes petits-enfants participeraient en ressemblance du grand-père et de la grand-mère, et ce mélange que j’ai l’espoir de voir ferait mon bonheur un jour.» — Les larmes lui vinrent aux yeux en disant ces paroles, ajoute l’honnête femme de chambre.
On surprend ici, ce me semble, la veine bourgeoise pervertie, mais
persistante, dans ce vœu de Mme de Pompadour ; elle fait
encore entrer des idées d’affection et
C’est ce côté qui choquait tant les courtisans à la Maurepas, et qui la faisait
appeler grisette, à cause d’une de ses qualités même, dépaysée
en haut lieu. Mme de Pompadour représente, par d’autres
côtés encore, la classe moyenne à la Cour, et en signale en quelque sorte
l’avènement, — avènement très irrégulier, mais très significatif et très
réel.
Elle aimait les arts et les choses de l’esprit comme pas une des maîtresses de
qualité n’eût su le faire. Arrivée à ce poste éminent et peu honorable,
— beaucoup moins honorable qu’elle ne le croyait, — elle ne s’y considéra
d’abord que comme destinée à aider, à appeler à elle et à encourager le mérite
en souffrance et les gens de talent en tout genre. Sa seule gloire est là, son
meilleur titre comme son excuse. Elle fit tout pour produire Voltaire et pour le
faire agréer de Louis XV, que le pétulant poète repoussait si fort par la
vivacité et la familiarité même de ses louanges. Elle crut trouver en Crébillon
un génie et l’honora. Elle favorisa Gresset, elle protégea Marmontel, elle
accueillait Duclos ; elle admirait Montesquieu et le lui témoignait hautement.
Elle aurait voulu obliger Jean-Jacques Rousseau. Quand le roi de Prusse fit avec
faste à d’Alembert une pension modique, comme Louis XV se moquait devant elle du
chiffre de cette pension (1 200 livres), mise en regard des termes de génie sublime qui la motivaient, elle lui conseilla de
défendre au philosophe de l’accepter, et d’en accorder une double : ce que
Louis XV n’osa faire par principes Encyclopédie. Il ne tint pas à elle qu’on ne pût dire le siècle de Louis XV comme on dit le siècle de Louis XIV.
Elle eût voulu faire de ce roi peu affable et peu donnant un
prince ami des arts, des lettres, et libéral comme un Valois. « Comment
était fait François I
Mais Louis XV ne pouvait
s’accoutumer à l’idée de compter les gens de lettres et d’esprit pour quelque
chose, et de les admettre sur aucun pied à la Cour :er ?, demandait-elle un jour au
comte de Saint-Germain, qui avait la prétention d’avoir vécu plusieurs
siècles ; c’est un roi que j’aurais aimé. »
« Ce n’est pas la mode en France, disait ce monarque de routine, un jour qu’on citait devant lui l’exemple de Frédéric ; et, comme il y a ici un peu plus de beaux-esprits et plus de grands seigneurs qu’en Prusse, il me faudrait une bien grande table pour les réunir tous. » — Et puis il comptait sur ses doigts : « Maupertuis, Fontenelle, La Motte, Voltaire, Piron, Destouches, Montesquieu, le cardinal de Polignac. » — « Votre Majesté oublie, lui dit-on, d’Alembert et Clairaut. » — « Et Crébillon, dit-il, et La Chaussée ! » — « Et Crébillon fils, dit quelqu’un, il doit être plus aimable que son père ; et il y a encore l’abbé Prévost, l’abbé d’Olivet. » — « Eh bien ! dit le roi, depuis vingt-cinq ans
tout celaaurait dîné ou soupé avec moi ! »
Oh ! tout cela, en effet, aurait été fort déplacé
à Versailles ; mais Mme de Pompadour aurait voulu les y voir
pourtant, et que la liaison se fît à quelque degré dans l’opinion entre le
monarque et les hommes qui étaient l’honneur de son règne. Au fait, elle n’était
que le plus aimable et le plus joli des philosophes, et non pas le plus
inconséquent, qui avait place à la Cour et qui aurait aimé à y introduire
quelques-uns de ses pareils : « Avez-vous regretté M
me de Pompadour ? écrivait Voltaire à d’Alembert en apprenant sa
mort. Oui, sans doute ; car, dans le fond de son cœur, elle
était des nôtres ; elle protégeait les lettres autant qu’elle le
pouvait : voilà un beau rêve de fini !… »
Je ne puis vous dire autre chose, si ce n’est que les opéras et comédies de M
mede Pompadour vont commencer, et qu’ainsi M. le duc de La Vallière va être un des premiers hommes de son siècle ; et, comme on ne parle ici que de comédies et de bals, Voltaire jouit d’une faveur particulière.
Mais, au milieu de ces ballets et de ces opéras dont Montesquieu
faisait fi et dont le détail nous a été transmis par Laujon, on jouait aussi Le Tartuffe ; on le jouait à deux pas de la cour dévote du
Dauphin, et les courtisans qui n’avaient ni rôle ni place de faveur ne s’en
consolaient pas.
Dans l’entresol de la marquise à Versailles vivait le docteur Quesnay, son
médecin, le patron et le fondateur de la secte des économistes. C’était un homme
original, brusque, honnête, resté sincère à la Cour, sérieux avec
son air de singe, trouvant des apologues ingénieux pour faire parler la
vérité. Pendant que le roi était chez la marquise, et que les Bernis, les
Choiseul, les ministres et courtisans gouvernaient avec elle, les
encyclopédistes et les économistes causaient librement de toutes choses dans
l’entresol de Quesnay et disposaient de l’avenir. Il semblait que la marquise
eût le sentiment de tout ce qui s’amoncelait d’orages là-haut sur sa tête, quand
elle disait :
C’était cet
entresol plein d’idées et de doctrines, qui enfermait toutes les cataractes du
ciel et qui devait tôt ou tard éclater. Il y avait des jours où l’on y
rencontrait dînant ensemble Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot,
Buffon, Après moi le déluge !tout cela, comme disait Louis XV ; « et M
.me de Pompadour, nous raconte Marmontel, ne pouvant pas
engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon,
Le secret des lettres était, alors très peu observé, et l’intendant des Postes
venait régulièrement chaque semaine apporter au roi et à Mme de Pompadour les extraits qu’on en faisait. Quand le docteur Quesnay le
voyait passer, il entrait en fureur sur cet infâme ministère
comme il l’appelait, à tel point que l’« écume lui venait à la
bouche »
: « Je ne dînerais pas plus volontiers, disait-il,
avec l’intendant des Postes qu’avec le bourreau. »
Ces propos se
tenaient dans l’appartement de la maîtresse du roi, et sans danger, et cela a
duré vingt ans. M. de Marigny, frère de Mme de Pompadour,
homme de mérite et digne de sa sœur par plus d’un bon côté, se contentait de
dire : « C’est la probité qui s’exhale, et non la
malveillance. »
Un jour, ce même M. de Marigny se trouvait dans l’appartement de Quesnay ; on parlait de M. de Choiseul :
« Ce n’est qu’un petit-maître, dit le docteur, et, s’il était plus joli, fait pour être un favori d’Henri III. » — Le marquis de Mirabeau entra (le père du grand tribun) et M. de La Rivière. — « Ce royaume, dit Mirabeau, est bien mal ; il n’y a ni sentiments énergiques, ni argent pour les suppléer. » — « Il ne peut être régénéré dit La Rivière, que par une conquête comme à la Chine, ou par quelque grand bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront ! Le peuple français n’y va pas de main morte. » Ces paroles me firent trembler, ajoute la bonne M
meDu Hausset qui nous transmet le récit, et je m’empressai de sortir. M. de Marigny en fit de même, sans avoir l’air d’être affecté de ce qu’on disait.
Rapprochez de ces paroles prophétiques celles qui échappaient à
Louis XV lui-même au sujet des résistances du Parlement : « Les choses,
comme elles sont, dureront autant que moi. »
C’était là son bout du
monde.
Mme de Pompadour a-t-elle contribué autant qu’on l’a dit à
cette perte de la monarchie ? Elle n’y a pas nui « née sincère, qui l’aimait pour lui-même, et qui avait de la
justesse dans l’esprit et de la justice dans le cœur : cela ne se rencontre
pas tous les jours. »
Telle est, du moins, l’opinion de Voltaire,
jugeant Mme de Pompadour après sa mort. Elle avait du bon,
le genre admis.
Louis XV, si méprisable par le caractère, n’était pas un homme sans esprit ni
sans bon sens. On a cité de lui des mots heureux, des reparties piquantes et
assez fines, comme en ont volontiers les princes de la maison de Bourbon. Il
paraît avoir eu assez de jugement, si ce terme n’était pas trop élevé pour
signifier l’espèce d’immobilité et de paresse dans laquelle il aimait à tenir
son esprit ; mais il lui fallait avant tout être gouverné. C’était un Louis XIII
venu au eme de Pompadour comprit, à un certain moment, que la
maîtresse en elle était usée, qu’elle ne pouvait plus retenir ni amuser le roi à
ce seul titre ; elle sentit qu’il n’y avait qu’un moyen sûr de se maintenir,
c’était d’être l’amie nécessaire et le ministre, celle qui soulagerait le roi du
soin de vouloir dans les choses d’État. Elle devint donc telle à peu près qu’il
lui fallait être« Le Roi a été assassiné, et la Cour n’a vu dans
cet affreux événement qu’un moment favorable de chasser notre amie.
Toutes les intrigues ont été déployées auprès du confesseur. Il y a une
tribu à la Cour qui attend toujours l’extrême-onction pour tâcher
d’augmenter son crédit. Pourquoi faut-il que la dévotion soit si séparée
de la vertu ? Notre amie ne peut plus scandaliser que les sots et les
fripons :
»il est de notoriété publique que l’amitié, depuis
cinq ans, a pris la place de la galanterie. C’est une vraie
cagoterie de remonter dans le passé pour noircir l’innocence de la
liaison actuelle : elle est fondée sur la nécessité d’ouvrir son âme à
une amie sûre et éprouvée, et qui, dans la division du ministère, est le
seul point de réunion… Que d’ingrats j’ai vus, mon cher comte, et
combien notre siècle est corrompu ! Il n’y a peut-être jamais eu
(beaucoup) plus de vertu dans le monde, mais il y avait plus
d’honneur.
On vit alors aussi le plus singulier spectacle, un roi de Prusse héroïque et
cynique aux prises avec trois femmes, trois Souveraines
acharnées à sa perte, et qu’il qualifiait toutes les trois énergiquement,
l’impératrice Élisabeth de Russie, l’impératrice Marie-Thérèse et Mme de Pompadour, et s’en tirant avec elles en homme qui
n’est habitué ni à aimer le sexe ni à le craindre ; et, d’autre part, Louis XV
disant naïvement de ce roi dont il n’avait pas su être l’allié, et dont il était
l’ennemi si souvent humilié et battu : « C’est un fou qui risquera le
tout
Le plaisant est que
Louis XV se croyait des mœurs et des principes plus qu’à Frédéric, et il en
avait en effet un peu plus, puisqu’il le croyait.
Battue au-dehors, faute de héros, dans son duel contre Frédéric, Mme de Pompadour fut plus heureuse de sa personne, à l’intérieur, dans
sa guerre à mort contre les Jésuites. Elle leur avait offert sa paix à un
certain moment ; ils refusèrent les avances contre leur usage. Elle était femme,
femme d’esprit et maîtresse du terrain ; elle se vengea. Elle fit cette fois
tout le mal possible à ceux qui lui en voulaient faire. Des publications
récentes ont éclairé d’un jour vif ce point intéressantHistoire de la chute des Jésuites au xviii, par le comte Alexis de
Saint-Priest. — Mais il faut y ajouter désormais, comme rectifiant ce que
M. de Saint-Priest a eu lui-même de trop précipité dans ses conclusions, le
père Theiner (
Il y eut donc, dans la carrière et le crédit de Mme de Pompadour, deux époques distinctes : la première, la plus brillante
et la plus favorisée, fut au lendemain de la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) : là
elle était complètement dans son rôle d’amante jeune, éprise de la paix, des
arts, des plaisirs de l’esprit, conseillant et protégeant toutes les choses
heureuses. Il y eut une seconde époque très mêlée, le plus souvent désastreuse
et fatale : ce fut toute la période de la guerre de Sept Ans, l’époque de
l’attentat de Damiens, de la défaite de Rossbach et des insultes victorieuses de
Frédéric. Ce furent de rudes années, et qui vieillirent avant l’âge cette faible
et gracieuse femme entraînée à une lutte plus forte qu’elle. Pour avoir le degré
précis des fautes commises par chacun à cette date, il faut attendre la
publication, qui ne saurait me de Pompadour, aidée de M. de Choiseul, moyennant la conclusion du Pacte
de famille, recouvrit encore de quelque prestige ses propres fautes et
l’humiliation de la monarchie et de la France.
Il semble que la nation elle-même l’ait senti, qu’elle ait senti surtout qu’après
cette brillante favorite on allait tomber bien bas ; car, lorsqu’elle mourut à
Versailles, le 15 avril 1764, le regret de cette population de Paris qui
l’aurait lapidée quelques années auparavant, fut universel. Mme de La Tour-Franqueville, témoin peu suspect, écrivait à
Jean-Jacques Rousseau (6 mai) :
Le temps a été si affreux ici tout le mois passé, que M
mede Pompadour en a dû avoir moins de peine à quitter la vie. Elle a prouvé dans ses derniers moments que son âme était un composé de force et de faiblesse, mélange qui, dans une femme, ne me surprendra jamais. Je ne suis pas surprise non plus de la voir aussi généralement regrettée qu’elle a été généralement méprisée ou haïe. Les Français sont les premiers hommes du monde pour tout ; il est tout simple qu’ils le soient pour l’inconséquence.
L’un de ceux qui parurent la regretter le moins, fut Louis XV ; on
raconte que, voyant d’une fenêtre passer le cercueil qu’on transportait du
château de Versailles à Paris, comme il faisait un temps affreux, il dit ces
seuls mots : « La marquise n’aura pas beau temps pour son
voyage. »
Son aïeul Louis XIII avait dit à l’heure de l’exécution du
favori Cinq-Mars : «
Auprès du mot de Cher ami doit faire maintenant une
laide grimace. »
Les arts ressentirent avec douleur la perte de Mme de Pompadour, et consacrèrent sa mémoire ; ils avaient espéré un moment
sa convalescence, et ils ne firent que se montrer reconnaissants. Si Voltaire,
écrivant de Mme de pompadour morte à ses amis, disait :
« Elle était des nôtres »
, à plus forte raison les artistes
avaient droit de le dire. Mme de Pompadour était elle-même
un artiste distingué. Directement, et par son frère, M. de Marigny, qu’elle
avait fait nommer à la surintendance des Bâtiments, elle exerça la plus active
et la plus heureuse influence. À aucune époque, l’art ne fut plus vivant, plus
en rapport avec la société, qui s’y exprimait et s’y modelait de toutes
partsePompadour, je ne puis que rappeler une quantité de
gracieux portraits littéraires de M. Arsène Houssaye, qui, dès longtemps, a
fait de cette étude riante comme son domaine. Dans ce moment, je sais que je
chasse en quelque sorte sur ses terres ; mais ce n’est pas sans lui en avoir
demandé l’agrément.
Elle les protégeait en effet, dit le critique ; elle aimait Carle Vanloo ; elle a été la bienfaitrice de Cochin ; le graveur Gai avait son touret chez elle. Trop heureuse la nation si elle se fût bornée à délasser le souverain par des amusements, et à ordonner aux artistes des tableaux et des statues !
Et après avoir décrit le tableau, il conclut un peu rudement, ce semble :
Les Suppliants de Vanloo n’obtinrent rien du Destin, plus favorable à la France qu’aux Arts. M
mede Pompadour mourut au momentoù on la croyait hors de péril. Eh bien ! qu’est-il resté de cette femme qui nous a épuisés d’hommes et d’argent, laissés sans honneur et sans énergie, et qui a bouleversé le système politique de l’Europe ? Le traité de Versailles, qui durera ce qu’il pourra ; L’Amourde Bouchardon, qu’on admirera à jamais ; quelques pierres gravées de Gai, qui étonneront les antiquaires à venir ; un bon petit tableau de Vanloo, qu’on regardera quelquefois ; et une pincée de cendres !
Il restera quelques autres choses encore, et la postérité, ou du
moins les amateurs qui aujourd’hui la représentent, semblent accorder à
l’influence de Mme de Pompadour, et ranger sous son nom plus
d’objets dignes d’attention que Diderot lui-même n’en énumérait. J’en indiquerai
rapidement quelques-uns.
Mme de Pompadour avait une belle bibliothèque, très riche
surtout en matière de théâtre, une bibliothèque en grande partie composée de
livres français, c’est-à-dire de livres qu’elle lisait, la plupart reliés à ses
armes (trois tours), et quelquefois avec de larges dentelles qui ornent les
plats. Ces volumes sont encore recherchés, et les bibliophiles lui accordent à
elle-même une place d’élite sur leur livre d’or, à côté des plus illustres
connaisseurs dont les noms se sont conservés. Elle poussa l’amour de l’art
jusqu’à imprimer de ses mains, à Versailles, une tragédie de
Corneille, Rodogune (1760) : la pièce n’a été tirée qu’à une
vingtaine d’exemplaires. Ce ne sont là que des singularités, dira-t-on ; mais
elles attestent le goût et la passion des lettres chez cette femme « qui
aurait aimé François I
.er »
Il existe d’elle au Cabinet des estampes un recueil intitulé L’Œuvre
de M me de Pompadour, composé de plus de soixante
estampes ou gravures à l’eau-forte. Ce sont pour la plupart des sujets
allégoriques destinés à célébrer quelques événements mémorables du temps ; mais
il y en a aussi qui rentrent davantage dans l’idée
La manufacture de Sèvres lui doit beaucoup ; elle la protégea activement ; elle y
conduisait souvent le roi qui, cette fois, sentait l’importance d’un art auquel
il devait de magnifiques services de table, dignes d’être offerts en cadeau aux
souverains. Sous l’influence prochaine de Versailles, Sèvres eut bientôt des
merveilles originales à opposer à celles du Vieux-Saxe et du Japon. Nulle part
le genre dit Pompadour ne brille avec plus de délicatesse et
de fantaisie, et plus à sa place que dans les services de porcelaine de cette
date. Cette gloire, due à un art fragile, est plus durable que bien
d’autres.
Tandis que M. de Marigny, son frère, appelait de Lyon Soufflot pour le charger de
la construction de Sainte-Geneviève (Panthéon), elle s’intéressait vivement et
contribuait pour sa part à l’établissement de l’École militaire. Parmi le très
petit nombre des lettres authentiques qu’on a d’elle, il s’en trouve deux qui
donnent là-dessus
Je vous crois bien contente de l’édit que le roi a donné pour anoblir les militaires. Vous le serez bien davantage de celui qui va paraître pour l’établissement de cinq cents gentilshommes que Sa Majesté fera élever dans l’art militaire. Cette École royale sera bâtie auprès des Invalides. Cet établissement est d’autant plus beau, que Sa Majesté y travaille depuis un an et que ses ministres n’y ont eu nulle part, et ne l’ont su que lorsqu’il a eu arrangé tout à sa fantaisie, ce qui a été à la fin du voyage de Fontainebleau. Je vous enverrai l’édit d’abord qu’il sera imprimé.
Si le roi y avait songé tout seul et sans ses ministres, il n’est
pas douteux que c’est à Mme de Pompadour qu’il en dut
l’inspiration, car il n’était pas homme à avoir de son chef de ces idées-là. Une
autre lettre toute familière de Mme de Pompadour, adressée à
Pâris-Duverney, qui lui en avait suggéré l’idée première à elle-même, nous la
montre poursuivant l’exécution de ce noble projet avec sollicitude :
Le 15 août 1755.
Non, assurément, mon cher
nigaud, je ne laisserai pas périr au port un établissement qui doit immortaliser le roi, rendre heureuse sa noblesse, et faire connaître à la postérité mon attachement pour l’État et pour la personne de Sa Majesté. J’ai dit à Gabriel aujourd’hui de s’arranger pour remettre à Grenelle les ouvriers nécessaires pour finir la besogne. Mon revenu de cette année ne m’est pas encore rentré ; je l’emploierai en entier pour payer les quinzaines des journaliers. J’ignore si je trouverai mes sûretés pour le paiement, mais je sais très bien que je risquerai, avec grande satisfaction, cent mille livres pour le bonheur de ces pauvres enfants. Bonsoir, chernigaud, etc., etc.
Si le ton peut paraître un peu bourgeois, l’acte est royal.
Tous les maîtres de l’école française d’alors tirent le portrait de Mme de Pompadour : on a celui de Boucher,
Elle est représentée assise dans un fauteuil, tenant en main un cahier de
musique, le bras gauche appuyé sur une table de marbre où sont posés une sphère
et divers volumes. Le plus gros de ces volumes, qui touche à la sphère, est le
tome IV de l’ [NdA] [Errata du tome VIII (3 — Mais voici de vraies fautes
dont je liens à avertir mes lecteurs, n’ayant pas à espérer de les
pouvoir corriger moi-même dans une réimpression de ces Et d’abord, dans le portrait de Encyclopédie ; à côté se trouvent rangés un
volume de L’Esprit des lois, La Henriade et le Pastor fido, témoignage des goûts à la fois sérieux et tendres de la
reine de ces lieux. Sur la table encore, au pied de la sphère, se voit un volume
bleu renversé qui porte inscrit au dos : « Pierres gravées » ; c’est son œuvre.
Une estampe se détache et pend, qui représente un graveur en pierres fines au
travail avec ces mots : «
.
À terre, au pied de la table, est un carton de gravures et de dessins, marqué à
ses armes ; on a là tout un trophée. Au fond, entre les pieds de la console,
s’entrevoit un vase en porcelaine du Japon : pourquoi pas de Sèvres ? Derrière
son fauteuil, et du côté opposé à la table, est un autre fauteuil ou une
ottomane avec une guitare. Mais c’est la personne même qui est de tout point
merveilleuse de finesse, de dignité suave et d’exquise beauté. Tenant en main le
cahier de musique avec légèreté et négligence, elle en est tout à coup
distraite ; elle semble avoir entendu du bruit et retourne la tête. Est-ce bien
le roi qui vient et qui va entrer ? Elle a l’air d’attendre avec certitude et
d’écouter avec sourire. Sa tête ainsi tournée laisse voir le profil du cou dans
toute sa grâce, et ses petits cheveux très courts, délicieusement ondés, dont
les boucles s’étagent et dont le blond se devine encore sous la demi-poudre Pompadour sculpsit »L’Esprit des lois et l’Encyclopédie. La robe
de satin à ramages laisse place dans l’échancrure de la poitrine à plusieurs
rangs de ces nœuds qu’on appelle, je crois, des parfaits
contentementse éd.), p. 546.]Causeries.Madame de Pompadour (t. II, p. 508, 3e édition), décrivant le pastel de La Tour, il m’est arrivé de
dire : « La robe de satin à ramages laisse place dans l’échancrure de la
poitrine à plusieurs rangs de ces nœuds qu’on appelle, je crois, des parfaits contentements… » Or, on m’assure que j’ai été
mal informé et que ce genre de nœuds s’appelle une échelle
de rubans ; c’est là le terme qu’il faudrait substituer à celui
de parfaits contentements, si en effet les
connaisseurs en toilette sont d’accord là-dessus : et je les laisse
juges.
Telle était dans son plus beau jour cette personne ravissante, ambitieuse,
fragile, mais qui fut sincère, qui resta bonne dans son élévation, fidèle
(j’aime à le croire) dans sa faute, serviable tant qu’elle put, vindicative
pourtant si on l’y poussait, qui était bien de son sexe après tout, et qu’enfin
sa femme de chambre a pu nous montrer dans l’intimité, sans lui être un témoin
trop à charge me Du Hausset laisse une impression singulière ; il est écrit avec une
sorte de naïveté et d’ingénuité qui s’est conservée assez honnête dans le
voisinage du vice : « Voilà ce que c’est que la Cour, tout est corrompu
du grand au petit »
, disais-je un jour à Madame, qui me parlait de
quelques faits qui étaient à ma connaissance. — « Je pourrais t’en dire
bien d’autres, m’ajouta-t-elle ; mais la petite chambre où tu te tiens
souvent t’en apprend assez. »
Mme de Pompadour,
après le premier moment passé de féerie et d’éblouissement, jugea sa situation
ce qu’elle était, et, tout en aimant le roi, elle ne garda aucune illusion sur
son caractère ni sur l’espèce d’affection dont elle était l’objet. Elle sentait
qu’elle n’était pour lui qu’une habitude et pas autre chose. « C’est
votre escalier que le roi aime, lui disait la petite maréchale de Mirepoix ;
il est habitué à le monter et à le descendre. Mais, s’il trouvait une autre
femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait
égal au bout de trois jours. »
Elle se répétait à elle-même cette
parole comme l’exacte et triste vérité. Elle avait tout à craindre à chaque
minute, car, avec un tel homme, tout était possible ; un
sourire même de lui et une mine plus ou moins gracieuse ne prouvaient rien :
Vous ne le connaissez pas, ma bonne, disait-elle un jour à M
meDu Hausset, avec qui elle causait de je ne sais quelle rivale qu’on avait essayé de lui susciter ; s’il devait la mettre ce soir dans mon appartement, il la traiterait froidement devant le monde, et me traiterait avec la plus grande amitié.
Il tenait cette sournoiserie de sa première éducation sous le vieux
cardinal de Fleury. — Enfin, elle s’écrie avec un sentiment secret de sa misère
et une expression qui ne laisse pas d’étonner : « Ah ! ma vie est comme
celle du chrétien, un combat perpétuel. Il n’en était pas ainsi des
Malgré tout, elle fut bien la maîtresse qui convenait à ce règne, la seule qui
pût venir à bout d’en tirer parti dans le sens de l’opinion, la seule qui pût
diminuer le désaccord criant entre le moins littéraire des rois et la plus
littéraire des époques. Si l’abbé Galiani, dans une page curieuse, préférant
hautement au siècle de Louis XIV le siècle de Louis XV, a pu dire de cet âge de
l’esprit humain si fécond en résultats : « On ne rencontrera de longtemps
nulle part un règne pareil »
, Mme de Pompadour y
contribua certainement pour quelque chose. Cette gracieuse femme rajeunit la
Cour, en y apportant la vivacité de ses goûts bien français, de ses goûts
parisiens. Comme maîtresse et amie du prince, comme protectrice des arts, son
esprit se trouva tout à fait au niveau de son rôle et de son rang : comme
politique, elle fléchit, elle fit mal, mais pas plus mal peut-être que toute
autre favorite en sa place n’eût fait à cette époque, où manquait chez nous un
véritable homme d’État.
Quand elle se vit mourir après dix-neuf années de règne, quand il lui fallut, à
l’âge de quarante-deux ans, quitter ces palais, ces richesses, ces merveilles
d’art amoncelées, ce pouvoir si envié, si disputé, mais qu’elle retint tout
entier en ses mains jusqu’au dernier jour, elle ne dit point comme Mazarin avec
soupir : « Il faut donc quitter tout cela ! »
Elle envisagea la
mort d’un œil ferme, et, comme le curé de la Madeleine était venu la visiter à
Versailles et s’en retournait : « Attendez un moment, monsieur le curé,
lui dit-elle, nous nous en irons ensemble. »
M [NdA] Voici le
relevé exact des registres de l’état civil relatifs à M Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de
Pompadour, née à Paris, le 29 décembre 1721 (Saint-Eustache) mariée, le
9 mars 1741, à Charles-Guillaume Le Normant, seigneur d’Étiolles
(Saint-Eustache) ; — morte le 15 avril 1764 ; inhumée le 17 aux
Capucines de la place Vendôme. — Sa paroisse à Paris était la
Madeleine ; son hôtel, dans le faubourg Saint-Honoré, est aujourd’hui
l’Élysée. M. Le Roi, bibliothécaire de la ville de Versailles, a
publié, d’après un manuscrit authentique, le me de Pompadour peut être considérée comme la dernière en
date des maîtresses de roi, dignes de ce me de Pompadour reste à nos yeux la dernière en vue
dans notre histoire et la plus brillanteme de Pompadour :Relevé des
dépenses de M me de Pompadour depuis la première
année de sa faveur jusqu’à sa mort. Ce relevé, avec la
désignation et l’emploi des sommes, présente un tableau complet des
goûts variés de la marquise et ne fait pas trop de déshonneur à sa
mémoire.
Discours et rapports lus aux
séances de l’Académie française (1840-1849), qui vient de paraître, je
retrouve un excellent morceau de M. Dupin sur M. de Malesherbes.
M. de Malesherbes était membre de l’Académie française ; il y avait été reçu par
acclamation en 1775. En 1830, l’Académie proposa son éloge, et M. Bazin eut le
prix. Mais elle chargea, de plus, l’un de ses membres les plus considérables,
M. Dupin, de venir lui parler plus amplement, et en toute autorité, de ce grand
magistrat et citoyen, que son dévouement et sa mort ont fait sublime. Après tant
d’éloges et de panégyriques, le sujet pouvait sembler épuisé. M. Dupin l’a
envisagé, selon les habitudes de son esprit, avec vigueur, bon sens, et une
sorte de résolution de coup d’œil : s’emparant de quelques objections adressées
aux idées premières de M. de Malesherbes, il n’a pas seulement loué, il a
discuté. Rapprochant les doctrines politiques et philosophiques longtemps
professées par ce grand homme de bien, des réformes sociales qui se sont
réalisées depuis, il en a tiré des vues justes et neuves. Je saisirai cette
occasion de dire moi-même ici quelque chose sur un sujet qui honore tous ceux
qui y touchent.
Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, héritier « À la manière dont il marche,
concluait-il, vous ne pouvez raisonnablement le placer que dans
l’Église. »
M. de Malesherbes se plaisait gaiement à raconter ce
lamentable pronostic de Marcel.
M. de Lamoignon père ayant été nommé chancelier
Il est très probable que, sans cette circonstance, et s’il eût été retardé de
quelques années dans sa carrière de magistrat, il eût fait son entrée dans la
vie littéraire par quelque publication d’ouvrage ; car, dans chaque ordre
d’études, il aimait à se rendre compte par écrit de ses pensées. Au moment où il
devint premier président, il était très occupé de l’Histoire
naturelle de Buffon, dont les trois premiers volumes venaient de
paraître (1749), et il s’attachait à y relever, plume en main, les légèretés et
les inexactitudes, principalement en ce qui concernait la botanique, que
Malesherbes savait si bien, et que Buffon savait peu. Malesherbes, jeune, ne
craint pas de traiter avec vivacité Buffon, nouvellement célèbre et non encore
consacré : « M. de Buffon, dit-il, qui ne s’est adonné que depuis peu de
temps à l’étude de la nature. »
Il venge Gessner, Linné, Bernard de
Jussieu, tous les grands botanistes que Buffon avait traités un peu
dédaigneusement et presque voulu déshonorer en les assimilant
aux alchimistes, sans considérer « que la botanique est le tiers de
l’histoire naturelle par son objet, et plus de la moitié par la quantité des
travaux »
. Parlant quelque part d’une remarque féconde du grand
naturaliste Gessner, Buffon avait dit de celui qui l’avait faite : «
— Or toute la
botanique moderne est fondée sur la découverte de Gessner, fait observer
Malesherbes. Que dirait-on d’un homme qui, donnant des Je crois que c’est Gessner. »Réflexions
sur le Théâtre-Français, dirait : « En tel temps il parut
une tragi-comédie intitulée Le Cid, qui était, je crois,
de Pierre Corneille ? » En lisant les Observations de
Malesherbes, restées inédites de son « souverainement
droit »
, a dit M. Flourens, l’esprit qui convient aux sciences
d’observation ; le style y est abondant, naturel, sain, médiocrement élégant,
mais souvent spirituel par le bon sens : c’est là un des traits qui
caractérisent Malesherbes. Plus tard, dans son discours de réception à
l’Académie, Malesherbes louera Buffon présent, mais il avait commencé par le
juger.
La carrière publique de Malesherbes s’ouvrit donc en 1750, et, à partir de ce
moment, il faudrait le diviser lui-même sous plusieurs aspects et sous plusieurs
chefs pour le suivre et l’étudier convenablement. En même temps qu’il présidait
à la Cour des aides, il se trouva chargé par le chancelier son père d’une place
de confiance des plus délicates, celle de directeur de la Librairie. Or, en un
temps où aucun livre ne pouvait s’imprimer en France sans permission expresse ou
tacite, et en plein milieu du e
Comme premier président de la Cour des aides, la carrière de Malesherbes demanderait tout un chapitre ; il suivit la ligne de conduite des hommes les plus courageux et les plus indépendants de l’antique magistrature française, se signala par des remontrances énergiques et qui touchaient aux grands intérêts de la nation, ne rechercha en tout que la droite équité, et, s’il rencontra la popularité dans cette voie, du moins il n’y sacrifia jamais.
« Dans Malesherbes ministre, a dit un historien bien digne de le
comprendre (M. Droz), on voit toujours l’honnête homme, mais on ne retrouve
plus l’intrépide magistrat. »
Malesherbes, comme tant d’hommes de sa
race et de sa forme de caractère, n’était tout à fait grand et intrépide que sur
les fleurs de lis, en attendant le jour où il fut si grand en présence de
l’échafaud.
En 1787, Malesherbes rentra encore un moment au Conseil du roi, sous le ministère de M. de Brienne ; mais il n’avait point de portefeuille, il y eut peu de crédit, et ne réussit qu’à décider l’émancipation civile des protestants. Les événements se précipitaient chaque jour au gré des passions et des intrigues. Il semblait qu’en se retirant alors comme il fit, en se consacrant uniquement désormais aux soins de l’agriculture dans ses beaux jardins de Malesherbes, ce noble et digne vieillard de près de soixante-dix ans avait clos définitivement sa carrière. S’il fût mort à cette époque, il eût laissé la réputation d’un des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de son temps. Son oraison funèbre eût été belle encore ; elle eût été tout entière dans ces paroles qu’un étranger de grand mérite (lord Shelburne, depuis marquis de Lansdowne) avait pu dire, en revenant de le visiter quelques années auparavant :
J’ai vu pour la première fois de ma vie ce que je ne croyais pas qui puisse exister : c’est
un homme dont l’âme est absolument exempte de crainte et d’espérance, et cependant est pleine de vie et de chaleur. Rien dans la nature ne peut troubler sa paix ;rien ne lui est nécessaire,et il s’intéresse vivement à tout ce qui est bon. En un mot, j’ai beaucoup voyagé et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que le souvenir de M. de Malesherbes animera mon âme.
C’était là, ce semble, une haute destinée d’homme de bien déjà
toute remplie et toute consommée ; mais, pour l’enseignement de l’humanité et
pour sa propre gloire, il fallait que M. de Malesherbes obtienne plus encore.
L’occasion, qui nous révèle tout entier aux autres et à nous-même, l’alla
chercher dans la tempête civile et le trouva tout préparé ; il vit celui qu’il
avait appelé son maître, seul, sans défense, dans un cachot, et il s’avança en
lui tendant les bras. Il y avait pensé à l’avance. Voyageant en Suisse dans
l’été de l’année 1792, à l’époque, je crois, du 20 juin, il entra un matin à
Lausanne chez une de ses parentes (la marquise d’Aguesseau) qui s’y trouvait
alors et qu’il visitait tous les jours : « Je pars pour Paris », dit-il.
— « Et pourquoi ? » — « Les choses deviennent plus graves ; je vais à mon
poste ; le roi pourrait avoir besoin de moi. »
J’ai voulu citer ce
mot pour montrer qu’il y eut préméditation ou du moins prévision dans son
dévouement. M. de Malesherbes revint ; on sait le reste. Défenseur de Louis XVI,
qu’il suivit bientôt à son tour avec tous les siens sur l’échafaud,
M. de Malesherbes a donné l’un des plus grands exemples de bonté et de grandeur
morale : de telles victimes sont encore plus faites pour relever la nature
humaine que leurs bourreaux pour la dégrader.
Forcé de choisir entre tant de points de vue que présente la vie de
M. de Malesherbes, j’en prendrais un sur lequel il m’a été donné de recueillir
des renseignements précieux et confidentiels : je veux parler de son
administration comme directeur de la Librairie durant treize
En 1750, M. le chancelier de Lamoignon avait donc chargé son fils de diriger la
Librairie, qui était alors dans les attributions du chancelier.
M. de Malesherbes était un homme éclairé, je l’ai dit, et selon les lumières
modernes ; il aurait voulu la liberté de la presse, et croyait peu à
l’efficacité de la censure, quand une fois l’opinion a pris son essor dans un
certain sens. Et malgré tout, le voilà placé à la tête de cette censure, et
investi de la plus délicate des fonctions, en présence d’une littérature
philosophique très émancipée, dont il partage plus d’une doctrine ; en face
d’une opposition religieuse et réactionnaire très irritée, qui a des appuis à la
Cour auprès de la reine et du Dauphin, en regard enfin du Parlement, qui a ses
préjugés, ses prétentions, et qui voudrait, dans bien des cas, évoquer à lui le
jugement des livres et des auteurs. L’office du directeur de la Librairie
consistait, quand un livre lui était soumis (et tous devaient l’être), à
indiquer un censeur ; sur l’approbation de ce censeur, approbation quelquefois
publique et d’autres fois tacite, on permettait d’imprimer l’ouvrage, non sans
avoir exigé le plus souvent des corrections. Ce n’était cependant pas une raison
pour qu’à la rigueur, même après la publication du livre, et nonobstant cette
censure préalable, suivie d’approbation, il ne pût y avoir poursuite, soit par
arrêt du Conseil du roi, soit par le fait du Parlement. Enfin il était toujours
temps pour qu’une mettre de cachet intervînt, qui envoyait l’auteur à la
Bastille.
Il était impossible qu’il contentât tout le monde, ou mieux il était impossible qu’il n’indisposât point presque tout le monde.
On ne peut contenter tout le monde et son père;
il l’éprouva dans son administration et dut se le redire bien souvent ; ce qui n’empêcha point que, le lendemain de sa démission, il ne fût universellement regretté de tous les gens de lettres.
Le directeur de la Librairie, par sa position, se trouvait le confident et quelquefois le point de mire de tous les amours-propres inquiets ou irrités ; amours-propres de gens du monde, de grands seigneurs, de dévots, de gens de lettres surtout, il avait affaire à tous ensemble ou à chacun tour à tour, et il en savait plus long que personne sur leurs singularités secrètes et leurs faiblesses. Quelques-uns de ces amours-propres parlaient au nom de la religion et de la morale ; quelques autres (et ce n’étaient pas les moins aigres) se mettaient en avant au nom du goût :
J’ai entendu dire sérieusement, remarquait-il, qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que
la musique italienne est la seule bonne…Je connais des magistrats qui regardent comme un abus de laisser imprimer, sur la jurisprudence, des livres élémentaires, et qui prétendent que ces livres diminuent le nombre des véritables savants.
La plupart des médecins voudraient qu’on défendît d’écrire en langue vulgaire sur la médecine. Presque tous ceux qui ont joué un rôle dans les affaires publiques n’aiment point à voir écrire sur la politique, le commerce, la législation.
Les gens de lettres pensent de même sur la critique littéraire ; ils n’osent pas proposer de la proscrire entièrement, mais leur délicatesse sur cet article est si grande, que, si l’on y avait tout l’égard qu’ils désirent, on réduirait la critique à rien.
Dans les Mémoires de lui qui ont été publiés sur la librairie et la liberté de la presse, M. de Malesherbes
revient souvent, et avec une raison piquante, sur cette diversité et cette
contradiction des mille amours-propres entre eux. On eût fait de ces
observations une satire ingénieuse dans le goût d’Horace ; il se bornait à en
tirer quelques principes d’équité et de bonne administration.
Nous sommes aujourd’hui dans un moment peu favorable pour bien sentir les
avantages de la liberté de la presse. Ces avantages sont répandus et comme
disséminés dans un ensemble d’effets généraux insensibles qui tiennent au
contrôle de la publicité et à tout ce qu’elle prévient d’abus : au contraire,
les inconvénients de cette liberté sont directs et très sensibles ; ils touchent
et frappent chacun. La société a eu peur, et, depuis qu’elle se rassoit, elle
n’est pas devenue très raisonnable sur cet article de la presse. Les écrivains
eux-mêmes sont devenus de plus en plus exigeants. Pour retrouver de part et
d’autre quelque justesse d’appréciation et de la lucidité de coup d’œil, il ne
sera pas mauvais de se reporter au temps de M. de Malesherbes et de le suivre
dans quelques-unes des mille affaires contentieuses qu’il eut à démêler. On
appréciera la différence des régimes à cent ans de distance. La société verra
qu’elle n’a raisonnablement rien à regretter ni à vouloir reprendre de ce bon
vieux temps, et les écrivains
En 1758, Helvétius voulut publier le livre De l’esprit, mauvais
ouvrage, superficiel, indécent en bien des endroits, et plus fait pour
scandaliser encore un vrai philosophe qu’un évêque. M. de Malesherbes avait
donné à Helvétius pour censeur un M. Tercier, employé aux Affaires étrangères,
homme du monde, qui ne vit pas grande malice au livre et qui donna son
laissez-passer. Le livre avait paru quand M. de Malesherbes fut averti du
scandale à la fois par un de ses subordonnés et par la clameur publique. Il
arrêta immédiatement la vente du livre ; sa première idée fut de le faire
examiner de nouveau par un autre censeur. « Monsieur, lui écrivait
Helvétius, je suis pénétré de vos bontés ; je compte toujours sur votre
amitié : j’espère que vous ne m’aurez pas mis entre les mains d’un
théologien ridicule. »
Il s’agissait bien de cela, en vérité, et des
belles protestations d’Helvétius qui s’écriait : « Je n’ai été animé, en
composant mon livre, que du désir d’être utile à l’humanité, autant qu’un
écrivain peut l’être. »
L’affaire avait pris des proportions
effrayantes. Le Parlement s’en mêlait, et, sur le bruit public, prétendait
évoquer l’affaire, en s’arrogeant le droit de juger le livre, et en empiétant
ainsi sur la juridiction du chancelier. Le Conseil du roi se hâta de prendre les
devants sur la poursuite du Parlement, par un arrêt du 10 août 1758, qui
révoquait les lettres de privilège et supprimait l’ouvrage. M. de Malesherbes,
avec sa bonté naturelle, se trouva alors dans la situation la plus pénible,
obligé de réserver et de maintenir les droits de son père, de négocier avec le
Parlement, qui n’en tint compte et lança son arrêt, de me Helvétius, là-dessus, lui écrivait avec instances
pour le supplier d’interdire aux journaux ecclésiastiques de venir à la charge
en critiquant le livre de son mari ; mais Malesherbes voulait autant que
possible la liberté de la presse et n’était d’avis, en aucun cas, d’entraver les
critiques littéraires. Et ici il le pouvait moins que jamais ; car il était
indirectement blâmé lui-même et un peu abandonné par son père, « chez qui
le respect pour la religion qu’on disait offensée avait prévalu sur toute
autre considération »
.
L’éclat que produisit cette affaire du livre De l’esprit, la
position fausse où elle plaça tant de personnes considérables, et le conflit des
juridictions qui s’y produisit ouvertement, suggérèrent un moment l’idée de
dresser une loi qui régirait la matière, loi qu’il valait mieux que le roi fît
que de la laisser faire au Parlement ; et c’est à cette occasion que
M. de Malesherbes se mit à rédiger ses intéressants Mémoires sur la
librairie.
Une seconde affaire où l’on trouve M. de Malesherbes en difficulté, non plus avec
le Parlement et avec le chancelier, mais avec les auteurs, est l’affaire de L’Écossaise de Voltaire. Dans cette comédie, Voltaire avait
traduit sur la scène Fréron sous le nom à peine déguisé de Frélon, et il lui faisait jouer le rôle le plus vil. Fréron, dans sa
feuille de L’Année littéraire, voulut rendre compte de la
comédie où il était outragé, et en tirer vengeance ; il était difficile de s’y
opposer. Le censeur donné par M. de Malesherbes (Coqueley de Chaussepierre) fit
Relation d’une grande bataille, c’est-à-dire
de la soirée de la Comédie-Française (26 juillet 1760). Mais le censeur lui
rayait tout. Fréron, hors de lui, écrivait à ce censeur dont il ne savait pas le
nom ; il s’adressait en dernier ressort à M. de Malesherbes :
C’est bien la moindre des choses que je réponde par une gaieté à un homme qui m’appelle
fripon, coquin, impudent… J’ai recours à votre équité, monsieur ; on imprime tous les jours à Paris cent horreurs ; je me flatte que vous voudrez bien me permettre un badinage. Le travail de monAnnée littérairene me permet pas de faire de petites brochures détachées ; mon ouvrage m’occupe tout entier et ne me laisse point le temps de faire autre chose. Mes feuilles sont mon théâtre, mon champ de bataille ; c’est là où j’attends mes ennemis et où je dois repousser leurs coups.
M. de Malesherbes fut d’avis que, cette fois, il fallait passer
quelque chose à Fréron ; on ne lui raya que les personnalités les plus directes.
« Il faut suivre une règle, écrivait Malesherbes au censeur, quoique
nous nous en soyons un peu écartés dans la feuille de la
Maintenant qu’on
lise, si on le veut, dans Bataille, parce que, dans ce moment-là, le pauvre Fréron était
dans une crise qui exigeait quelque indulgence. »L’Année littéraire (1760, t. V,
p. 209), la Relation d’une grande bataille. Grâce aux
difficultés que lui opposa la censure, Fréron, obligé de se contraindre et de
passer de l’injure à l’allusion, a véritablement acquis de la finesse et de
l’esprit plus qu’il ne s’en accorde ordinairement. C’est un de ses meilleurs
articles, le meilleur peut-être ; c’est presque du Janin déjà, avec plus de
sobriété. Il caractérise sous des noms légèrement travestis, comme dans la
bataille du Lutrin, les principaux chefs de l’armée
philosophique, Diderot et son aide de camp Sedaine, Grimm, Marmontel, et les
autres à la suite : on les reconnaissait tous alors sous leur masque
transparentabbé Micromégan
est le chevalier de Mehegan qui avait eu maille à partir avec Fréron. — Le
petit Prestolet, qu’on traite de transfuge, est l’abbé de La Porte,
autrefois collaborateur, alors rival de Fréron pour son Observateur littéraire. — Mercure exilé de l’Olympe, c’est
Marmontel à qui l’on avait retiré le brevet du Mercure.
— Le « bruit des clairons »
fait allusion à sa grande amie
Mlle Clairon. — Tacite, c’est d’Alembert, qui avait
traduit quelques portions du grand historien ; — Théophraste, Duclos. — À la
page 210, il y a un coup de patte à Voltaire à propos du dictionnaire
« dont la suspension fait gémir l’Europe »
. Ces mots
prétentieux lui étaient échappés, en effet, à propos des persécutions contre
l’Encyclopédie.Tacite (d’Alembert), le
prudent Théophraste (Duclos). Il y a bal, illumination, le
soir, à la façade de tous les hôtels des philosophes, et le tout finit le
lendemain par un Te Deum solennel, — non, je me trompe, — par
un Te Voltarium ! Fréron avait eu bien de la peine à sauver ce
Te Voltarium des griffes du censeur ; cet homme désolant
alléguait que ce serait pris comme une parodie indécente et une profanation.
Fréron avait dû en référer encore à M. de Malesherbes ; c’était sa plaisanterie
finale, son trait, sa pointe ; il y tenait plus qu’à tout :
Ainsi, monsieur, écrivait-il, je vous prie en grâce de me la passer. Tout mon article n’est fait que pour amener cette chute, et je suis perdu si vous me la retranchez. Je vous supplie, monsieur, de m’accorder cette grâce. Ce n’est point une supposition en l’air quand j’ai l’honneur de vous dire, monsieur, que j’ai lu le Te Voltariumà deux évêques ; rien de plus certain et de plus vrai. J’aurai l’honneur de vous les nommer, lorsque j’aurai celui de vous voir ; ils n’en ont fait que rire.
M. de Malesherbes avait ri aussi et le lui avait passé.
Voltaire, c’est tout simple, entra en fureur ; il avait insulté Fréron sur la
scène, mais Fréron lui répondait dans sa feuille ; il ne pouvait concevoir une
telle audace. Ses lettres de ce temps sont remplies, à tout propos, de
véritables invectives contre M. de Malesherbes, qu’il représente comme le protecteur des feuilles de Fréron, parce que cet homme juste
n’en était pas le persécuteur. Il va, dans son délire d’amour-propre, jusqu’à
écrire, par allusion à ce nom vénéré : « Le nom de Fréron est sans doute
celui du dernier des hommes, mais
À l’entendre,
M. de Malesherbes celui de son protecteur
serait à coup sûr l’avant-dernier. »« avilit la littérature »
, il fait entrer dans
ses calculs de budget le « produit des infamies de Fréron »
, il
« aime le chamaillis ! »
(lui, M. de Malesherbes, accusé par
Voltaire d’aimer le chamaillis !) : la plume s’arrête à
transcrire de telles injures. Mais que M. de Malesherbes quitte la direction de
la Librairie, alors Voltaire, ramené au sang-froid et à des sentiments plus
justes, écrira à d’Argental (14 octobre 1763) : « M. de Malesherbes
n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la
presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eue. Nous étions déjà à moitié
chemin des Anglais… »
De tels rapprochements sont toute une
histoire, tout le portrait d’un homme, que dis-je ? Le portrait plus ou moins de
tous les hommes.
Les Quand, qui fit beaucoup
rire cette société désœuvrée. Pompignan, qui a quelque talent joignait de la
sottise, prit de là occasion de rédiger un Mémoire
justificatif au Roi (mai 1760), qu’il voulut faire imprimer
avec faste en inscrivant le nom du roi en tête et en déclarant à tous :
« Le manuscrit de ce
Moyennant cette grosse apostille, Pompignan prétendait
être affranchi de la règle commune et pouvoir se passer de censeur.
M. de Malesherbes exigeait qu’il en eût un pour la forme, à moins d’un ordre
direct de la Cour qui l’en exemptât ; et comme Pompignan, par pure gloriole,
persistait à s’en passer, et qu’il avait livré déjà son Mémoire a été présenté au roi,
qui a bien voulu le lire lui-même, et qui a trouvé bon que l’auteur le fît
imprimer. »Mémoire à l’impression, M. de Malesherbes se transporta chez
l’imprimeur et fit rompre la planche. On juge de la fureur de l’ambitieux
dévot ; il jeta feu et flamme et menaça. Malesherbes dut se mettre en garde
lui-même par un Mémoire justificatif qu’il adressa aux
principaux conseillers de la petite cour du Dauphin, où Pompignan se vantait
d’avoir des amis : « Après tout, disait-il en concluant, de ce que les
encyclopédistes sont répréhensibles à beaucoup d’égards, il ne s’ensuit pas
que leurs adversaires ne doivent être soumis à aucune loi. »
Et il
expliquait d’un seul mot comment, avec des intentions bienveillantes et une
équité qui péchait plutôt par l’indulgence, il réussissait à mécontenter tant de
gens : « C’est que je refuse très peu de choses, mais je
tâche de refuser les mêmes choses à tout le monde. »
L’Encyclopédie fut une des plus grosses affaires de
l’administration de M. de Malesherbes. Dans le principe, l’Encyclopédie avait été projetée par des libraires. « Le
chancelier d’Aguesseau eut connaissance de ce projet : non seulement il
l’agréa, mais il le corrigea, le réforma, et choisit M. Diderot pour être le
principal éditeur. »
Ce choix de Diderot est piquant de la part du
pieu et timoré d’Aguesseau, le même qui n’accordait à l’abbé Prévost la
permission d’imprimer les premiers volumes de Cleveland que
sous la condition que Cleveland se ferait catholique au dernier volume. Malgré
toutes les précautions qu’avait pu prendre le pieux chancelier, les deux
premiers volumes de l’Encyclopédie avaient donné lieu à un
arrêt du Conseil qui en ordonnait la suppression, sans néanmoins interdire la
continuation de l’ouvrage. Pour parer aux inconvénients à l’avenir, on exigea
que tous les articles seraient soumis à des censeurs théologiens, même les
articles qui semblaient le plus étrangers à la théologie. Mais ces nouvelles
précautions ne tinrent pas ; il y avait eu bientôt du relâchement, et l’ennemi
avait trouvé moyen de s’introduire dans la place sous l’œil même des
sentinelles. De nouvelles plaintes très vives s’élevèrent à l’occasion du
septième tome (1758), et l’abbé de Bernis, alors ministre, dut écrire à
M. de Malesherbes pour aviser à des moyens plus efficaces de censure.
M. de Malesherbes, dans une remarquable lettre, répondit au ministre qu’il n’y
avait guère, au fond, à compter sur la censure ; que des gens d’esprit, dans un
ouvrage de longue haleine, viendraient toujours à bout de l’éluder ; qu’il ne
savait qu’un seul moyen sûr de remédier aux abus, c’était de rendre les auteurs
responsables personnellement de leurs fautes :
Si ce moyen est le plus sûr, continuait M. de Malesherbes en s’adressant à l’abbé de Bernis, vous me demanderez pourquoi je n’ai pas employé jusqu’à présent ? À cela, monsieur, voulez-vous que je vous réponde avec une confiance entière et que je vous ouvre mon cœur ? Vous y trouverez un sentiment qui ne vous est sûrement pas étranger. Si j’étais lieutenant criminel, mon métier serait d’intimider ceux qui seraient assez malheureux pour avoir affaire à moi. Je ne sais pas si j’aurais la vertu de cet état, mais heureusement ce n’est pas le mien ; je suis chargé d’une police qui concerne les gens de lettres, les savants, les auteurs de toute espèce, c’est-à-dire des gens que j’aime et que j’estime, avec qui j’ai toujours désiré de passer ma vie, qui font honneur à leur siècle et à leur patrie. Je ne prétends pas que les talents d’un homme doivent le soustraire à la punition due à ses fautes, je crois que tout le monde doit être soumis aux lois ; mais il me semble que des hommes célèbres doivent avoir cet avantage, qu’on leur présente d’un côté la peine et de l’autre la récompense.
Cela posé, monsieur, voyez quelle est ma situation, je peux imposer des gênes aux gens de lettres, contraindre leur génie, me plaindre des fautes qu’ils commettent, et je n’ai aucune grâce à leur procurer ; je peux leur nuire, et
je ne peux jamais leur être utile.
Faisant l’application de ceci à l’Encyclopédie,
Malesherbes montrait les deux principaux auteurs, d’Alembert et Diderot, l’un
d’eux, d’Alembert, le plus sage, et « qui n’a jamais eu
d’aventures »
, ayant part aux honneurs académiques et aux grâces
littéraires, et sur qui on avait prise à quelque degré ; le second, Diderot, qui
avait fait des fautes et en avait été puni sévèrement :
Mais ces fautes sont-elles irréparables ? continuait Malesherbes ; les disgrâces qu’il a déjà éprouvées et celle qu’il éprouve encore, puisque l’entrée des Académies lui est interdite pour le moment présent, ne sont-elles pas suffisantes ? Vous voyez, monsieur, où je veux en venir.
Et il en venait à proposer non pas de corrompre (loin d’un
Malesherbes une pareille pensée !), mais de contenir
Si vous approuvez cette idée, disait-il en finissant, et que vous croyiez qu’on la puisse mettre à exécution, j’en parlerai, si vous le jugez à propos, à M
mede Pompadour, et je vous prierai ensuite de vouloir bien me guider dans les autres démarches nécessaires pour l’effectuer.
Il n’y avait qu’un seul terrain sur lequel M. de Malesherbes eût
chance de s’accorder avec Mme de Pompadour, c’était l’Encyclopédie.
On voit ici à nu quelle était la pensée bienveillante de Malesherbes à l’égard de cette grande entreprise, quand il s’en expliquait avec des hommes dont il était sûr et qui étaient philosophes comme lui. Quand il avait à la justifier et à la garantir auprès de la cour dévote de la reine et du Dauphin, il était plus embarrassé et se voyait obligé de recourir à des adresses qui, de sa part, nous font sourire :
Si vous êtes admis aux comités dans lesquels on parle devant la reine de l’abus des mauvais livres, écrivait-il à un des amis qu’il avait de ce côté, je vous prie d’y faire observer que
Les Cacouacs(plaisanterie de Moreau contre les encyclopédistes) ont porté un coup plus mortel à l’Encyclopédiequ’un arrêt du Conseil dont l’effet eût été de faire expatrier un des éditeurs, qui aurait achevé son ouvrage en pays étranger.
C’est par ces subterfuges (je ne sais pas un autre mot) que
Malesherbes essayait de désarmer et de tranquilliser la reine, qui répondait en
riant « que l’on ne pouvait pas mieux défendre une mauvaise
cause »
. Mais, franchement, Les Cacouacs, malgré leur vogue d’un jour, eussent
tant de vertu que de guérir radicalement le public et de tuer net l’Encyclopédie. « La preuve de l’effet qu’a fait cette brochure,
ajoutait-il avec insistance, est dans la douleur des auteurs offensés, de la
part de qui j’ai reçu dix fois plus de plaintes que je n’en ai reçu contre
eux des
Les gens de bien. »gens de
bien, c’est-à-dire les gens du bord de la reine et du Dauphin ; et, en
effet, ils s’intitulaient eux-mêmes de la sorte ; mais j’ai regret, ici, je
l’avoue, de voir Malesherbes essayer de leur donner le change, en leur accordant
ce nom qui n’avait pas tout à fait pour lui le même sens.
Vous croyez, peut-être que les encyclopédistes étaient satisfaits et reconnaissants ? Vous êtes loin de compte. Grimm, après coup, a rendu justice aux bons offices de Malesherbes ; mais d’Alembert, dans le moment, se plaignait à lui avec une sécheresse et une aigreur des plus vives d’être sacrifié à Fréron. Voici une de ces lettres de d’Alembert qui, voulant toute liberté et toute licence pour lui, n’en souffrait aucune chez les autres (23 janvier 1758) :
Monsieur,
Mes amis (les amis servent toujours à merveille en ces occasions-là) me forcent à rompre le silence que j’étais résolu de garder sur la dernière feuille de Fréron. L’auteur des
Cacouacs, en attaquant l’Encyclopédieen général et quelques-uns des auteurs en particulier, avait jugé à propos de ne rien dire nommément contre moi ; il a plu à Fréron de ne pas suivre cet exemple. Dans un endroit desCacouacs, il est parlé de la géométrie : Fréron, en rapportant cet endroit, a ajouté une note dans laquelle il cite un de mes ouvrages, pour faire connaître que l’auteur a voulu me désigner en cet endroit, quoique la phrase qu’il rapporte ne se trouve dans aucun de mes ouvrages. Mes amis m’ont représenté, monsieur, que les accusations de l’auteur desCacouacsétaient trop graveset trop atroces pour que je dusse souffrir d’y être impliqué nommément ; je prends donc la liberté de vous porter mes plaintes du commentaire que Fréron a fait à mon sujet, et de vous en demander justice.
Là-dessus, M. de Malesherbes, avec une patience exemplaire et en
vrai juge de paix de la littérature, faisait avertir Fréron, et on lui demandait
sur quoi il se croyait fondé pour attaquer si violemment l’Encyclopédie et si personnellement l’un des auteurs. Fréron répondait
cette fois avec toute sorte d’esprit et de justesse (27 janvier) :
Monsieur,
Il m’est impossible de vous envoyer la note des articles encyclopédiques où je suis directement ou indirectement attaqué. Je n’ai jamais lu toute l’
Encyclopédieni ne la lirai jamais, à moins que je ne commette quelque grand crime et que je ne sois condamné au supplice de la lire. D’ailleurs, ces Messieurs me font venir à propos de botte dans les articles les plus indifférents, et où je ne soupçonnerais jamais qu’il fût question de moi. On m’a dit qu’à l’articleCependant, par exemple, il y avait deux traits, l’un contre Dieu, l’autre contre moi. Mais l’article où ils se sont le plus déchaînés sur mon compte, c’est l’articleCritique; il y en a mille autres que je ne me rappelle pas et mille autres que je n’ai pas lus.
Fréron aurait en tout ceci un trop beau rôle, si je n’ajoutais que, vers la fin de sa lettre, son amour-propre prenait le dessus et s’exaltait jusqu’à dire :
Je crois que je m’y connais un peu, monsieur ; je sais ce qu’ils valent, et je sens ce que je vaux. Qu’ils écrivent contre moi tant qu’ils voudront ; je suis bien sûr qu’avec un seul trait je ferai plus de tort à leur petite existence littéraire qu’ils ne pourront me nuire avec des pages entières de l’
Encyclopédie.
Des deux côtés, il y a un moment où la folie commence. Malgré tout,
Fréron était dans son droit ; et, à Mémoires de l’abbé Morellet, et dans laquelle sont posés tous les
vrais principes de la tolérance littéraire. Il y joignit une lettre à l’abbé
Morellet, qui s’était entremis dans cette affaire, et il lui disait :
Pour les gens de lettres, l’expérience m’a appris que quiconque a à statuer sur les intérêts de leur amour-propre doit renoncer à leur amitié, s’il ne veut affecter une partialité qui le rende indigne de leur estime.
— Je suis très accoutumé, disait-il encore en une autre occasion, aux boutades et aux espèces d’accès auxquels les gens de Lettres sont sujets ; je ne m’en offense jamais, parce que je sais que ce sont de petits défauts inséparables de leurs talents.
Notez bien que l’irascibilité de d’Alembert ne l’empêche pas de
demander à M. de Malesherbes, quelques mois après, une permission tacite pour
imprimer à Lyon (sons la rubrique de Genève) ses Mélanges de littérature. On lui donne un censeur encyclopédiste pour
la forme, et les épreuves vont et viennent sous le couvert de M. de Malesherbes.
C’est par cette voie et par ce moyen que les épreuves de La Nouvelle Héloïse voyageaient également d’Amsterdam à Montmorency.
M. de Malesherbes, qui les lisait au passage, avisait lui-même aux corrections à
faire pour que l’ouvrage pût avoir cours en France, et il se concilia, malgré
ces services aimables, la reconnaissance de Rousseau, infidèle ici à son
ingratitude naturelle. Cette reconnaissance, au reste, a porté bonheur à
Rousseau, qui n’a rien écrit de plus beau que les Quatre lettres à
Monsieur de Malesherbes.
Je pourrais multiplier les exemples et montrer en un plus grand nombre de cas
quel fut le rôle précis de M. de Malesherbes, dépositaire de l’autorité, dans
ses rapports avec les gens de lettres de son temps ; combien
Un jour, Marmontel, qui était rédacteur du Mercure, eut l’idée,
pour être agréable à M. de Malesherbes, d’écrire l’éloge d’un de ses cousins, le
président de Lamoignon, qui venait de mourir (mai 1759), et il lui demanda de
lui procurer quelques détails biographiques. M. de Malesherbes lui
répondit :
Je suis très sensible, monsieur, à l’offre que vous voulez bien me faire de donner au public une espèce d’éloge d’un homme à qui je dois m’intéresser et comme mon ami et comme l’aîné de ma famille. Mais, puisque vous me demandez ce que j’en pense, je ne crois pas que la vie de M. de Lamoignon ait produit des événements assez brillants pour intéresser beaucoup le public. La mauvaise santé qu’il a toujours eue, etc., etc. (Suivent des détails relatifs à son cousin.)
Après vous avoir répondu, monsieur, comme parent et ami de M. de Lamoignon, me permettrez-vous de vous dire mon avis comme amateur de la littérature et comme m’intéressant au succès d’un ouvrage périodique qui doit acquérir un nouveau lustre entre vos mains ? Les éloges que vous me proposez de donner des gens de mérite et que le public regrette, seront pour leur mémoire et pour leur famille l’hommage du monde le plus flatteur, et il sera très agréable pour vous d’en être le dispensateur ; mais ce ne sera qu’autant que vous ne les laisserez pas avilir en les prodiguant avec trop de facilité. Ne croyez pas, monsieur, que l’éloge le mieux fait et le mieux écrit en impose au public s’il n’a déjà prononcé avant l’auteur…
Je ne vous ai pas fait cette objection à l’occasion de mon neveu (mort aussi depuis peu de temps), parce que le public avait bien voulu partager notre douleur, et d’ailleurs parce qu’un avocat général est un homme public ; qu’il est exposé comme un auteur à la
critique, et que, par cette raison, il est susceptible d’éloges. De plus, je vous avouerai que j’ai peut-être un peu plus considéré la situation affreuse de ses parents que votre ouvrage : « Solatia luctus exigua, misero sed debita patri». Enfin, monsieur, je croyais mon neveu digne des larmes du public, et je ne crois mon cousin digne que des larmes de ses amis : vous voyez combien je vous parle naturellement.
Ces paroles nous peignent, ce me semble, M. de Malesherbes dans
toute l’habitude de sa vie : naturel avant tout, bonhomme,
simple, sensé, vif de franchise jusqu’à paraître un peu brusque. Tâchons bien de
nous le figurer tel qu’il était en personne, et non pas d’après des portraits
trop idéalisés, trop sensibilisés et trop adoucis. Il était
négligé dans sa forme, rond dans sa tournure, et avait quelque chose de l’homme
de campagne. — « M. de Malesherbes, lui disait Louis XVI, vous et moi
avons ici le ridicule de tenir aux mœurs du vieux temps ; mais ce ridicule
ne vaut-il pas mieux que les beaux airs d’aujourd’hui ? »
—
« Quand on le voyait pour la première fois avec son habit marron à
grandes poches, ses boutons d’or, ses manchettes de mousseline, son jabot
barbouillé de tabac, sa perruque ronde mal peignée et mise de travers, et
qu’on l’entendait parler avec si peu d’affectation et de recherche, quoique
avec un si grand sens et tant d’érudition et d’esprit »
, il était
impossible d’imaginer qu’on fût en présence d’un homme si vénéré. C’est Boissy
d’Anglas qui nous le montre ainsi, et Chateaubriand achève le portrait en
ajoutant : « Mais, à la première phrase qui sortait de sa bouche, on
sentait l’homme d’un vieux nom et le magistrat supérieur. »
Sa conversation était riche, nourrie, abondante ; il savait tout, ou du moins il
savait beaucoup de tout, et cela sortait à flots avec une vivacité et une
profusion qui rendait sa parole aussi piquante qu’instructive. Il avait [NdA] Autre trait de nature : il aimait les enfants ; une
personne aimable et distinguée, après avoir lu cet article dans Je me rappelle qu’un jour ce noble vieillard
tenant par la main une petite fille de cinq ans, et se promenant,
avec elle dans les jardins de Malesherbes, lui proposa de jouer à la
— C’est au sortir de ces jeux
d’enfants que le généreux vieillard s’en revint exprès à Paris pour être
à son poste à l’heure du danger.Mémoires, où il introduit
M. de Malesherbes, a très bien rendu ce mouvement de paroles qu’on a comparé
« au mouvement irrégulier et perpétuel d’une liqueur
bouillante »
. On trouve une conversation de Malesherbes rapportée au
long dans les Mémoires de Bertrand de MollevilleMémoires (1797 et 1816) : je l’aime mieux dans le
premier texte de 1797 (t. III, p. 21) ; elle y est moins écrite et plus parlée, et comme plus près de la source.joviale : elle n’est que très vive et très naturelle.
Malesherbes est assez grand pour qu’on ne nous le présente point drapéLe Constitutionnel, me fait l’honneur de m’écrire
quelques-uns des souvenirs que réveille en elle cette
lecture :cachette, et que cette petite fille croyait
que son vieil ami y prenait autant de plaisir qu’elle-même. Je me
rappelle encore que, deux ans plus tard, cette même petite fille se
trouvant à Lausanne et jouant avec les petits-enfants de
M. de Malesherbes, le grand-père fut établi président de questions
grammaticales dont une des principales était de savoir si le mot ténèbres était masculin ou féminin. La plus
vieille de ces académiciennes avait bien huit ans accomplis, et
M. de Malesherbes nous présidait avec une gravité qui nous semblait
fort naturelle.e« On est toujours de son
temps »
.
Mais ce qu’était surtout M. de Malesherbes, c’était un homme des anciens jours,
se développant et se réjouissant un peu plus que de raison aux lumières de son
siècle. Il était philosophe, mais non pas comme ceux d’alors, qui avaient tous,
plus ou moins, l’instinct destructif et révolutionnaire. Lui, il y allait sans
malice, en toute droiture, avec bonhomie et prud’homie ; il n’eût voulu que
maintenir et régénérer. En politique, il ne visait qu’à la réforme et la voulait
autant que possible selon les principes de l’antique droit, de l’antique liberté à laquelle il croyait trop peut-être, de même qu’il
se confiait trop aussi au bon sens moderne. En tout, on le trouverait de la race
des L’Hôpital, des Jérôme Bignon, des Vauban, des Catinat, ou même des Fénelon
(c’est plaisir d’appareiller de tels noms au sien), plutôt que de celle des
encyclopédistes novateurs. Ce n’est pas une nuance, notez-le bien, c’est un
abîme qui le sépare, au moral, des Mirabeau et des Condorcet.
Magistrat, il était un modèle ; ses paroles, ses actes, quand il le fallait,
allaient à la grandeur. Pour ministre, il ne l’était pas, il l’a reconnu
lui-même en cent façons : « Les qualités nécessaires pour remplir une
charge, surtout une charge de magistrature, ne sont point celles qui
conviennent à un administrateur, et il est rare qu’elles soient
réunies. »
Il écrivait cela dans l’un de ses Mémoires
sur la librairie. S’il pensait ainsi de
l’administrateur, à plus forte raison du ministre : « Pour faire un bon
ministre, disait-il, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et
moi nous en avons été la preuve. Notre science était toute dans les livres ;
nous n’avions aucune connaissance des hommes. »
On n’a nulle raison
de révoquer en doute ces paroles qu’il a répétées plus d’une fois et à plus
d’une personne. Il remarquait encore, en parlant de Louis XVI, « que
cette extrême sensibilité, si aimable, si désirable dans la vie privée et
dans des temps tranquilles, devenait souvent, dans un temps de révolution,
plus fatale à un roi que certains vices »
. Cette remarque de
Malesherbes lui est applicable à lui-même en tant que ministre et politique. Un
grand et vrai politique ne doit pas être bon comme un particulier ; il doit agir
et gouverner en vue des bons et des honnêtes gens, voilà sa morale ; mais, pour
cela, il doit croire au mal et aux méchants, y croire beaucoup et s’en défier
sans relâche.
Grand magistrat, ministre trop sensible et trop vite découragé, avocat héroïque et victime sublime, c’est ainsi que peut se résumer tout M. de Malesherbes.
M. Dupin, dans son excellent travail, s’est attaché à montrer que Malesherbes ne
s’était pas trompé, je ne dis pas en conduite, mais dans les vues, et que sur
tous les points capitaux de liberté religieuse, de liberté de la presse, de liberté
individuelle, d’égalité en matière d’impôt, cet homme
éclairé n’avait fait que devancer les idées que les diverses chartes et
constitutions ont mises en vigueur depuis. M. Dupin a parfaitement démontré
cette thèse. Malesherbes, ce Franklin de vieille race, avait très nettement
embrassé la société moderne dans ses articles fondamentaux ; il l’avait d’avance
prévue et anticipée ; mais s’il ne s’était pas trompé sur le
«
Il aurait pu
dire de même : « J’avais rugi en y entrant. »J’avais rugi, dit-il après sa chute de 1824,
en me retirant des affaires. »
Quelle était donc cette nature impétueuse et passionnée qui a pris et quitté si vivement les choses de ce monde, tout en s’en proclamant si désabusé ?
M. de Chateaubriand, au milieu des songes et des fantômes de son imagination, a
toujours eu le goût des études sérieuses. Son premier écrit, son Essai sur les révolutions, atteste l’étendue et la diversité de ses
lectures, et un penchant marqué aux considérations politiques dans les
intervalles de la rêverie. À cette première « Je me suis toujours étonné qu’un
homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si
chaudement une cause quelconque. »
Un tel mot donne la mesure des
convictions de M. de Chateaubriand au moment où il l’écrivait. Il ne faut jamais
oublier, en le jugeant plus tard, cette indifférence fondamentale sur laquelle
germèrent, depuis, toutes les passions, toutes les espérances et les irritations
politiques, et les plus magnifiques phrases qu’ait jamais produites talent
d’écrivain. Mais ce fond d’indifférence subsista toujours, et il se retrouve
subitement chez lui aux instants où l’on s’y attend le moins. En réimprimant son
Essai en 1826, et en le voulant juger, l’auteur disait,
dans la préface nouvelle : « On y trouvera aussi un jeune homme exalté
plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le cœur est
Il y a anachronisme dans
ces trois mots, et le jeune Chateaubriand n’avait nullement ce triple culte,
surtout le premier. Si, dans l’tout à son
roi, à l’honneur et à la patrie. »Essai, il parle très sévèrement
des républicains, il ne parle pas mieux des royalistes : « Le
républicain, y dit-il, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une
populace furieuse, s’applaudit de son bonheur ; le sujet, tranquille
esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. »
Et sa
conclusion était à la façon de Rousseau pour l’homme de la nature, et en faveur
des forêts vierges du Canada. Jeune, M. de Chateaubriand put donc obéir à
l’honneur et payer sa dette en émigrant., mais il n’était nullement royaliste de
cœur et d’affection, et il n’a pas menti à la fin de sa carrière quand il a dit,
en s’en vantant : « Notre cœur n’a jamais beaucoup battu pour les
rois. »
Génie du christianisme se termine par une citation
(supprimée depuis) où Bonaparte est comparé à Cyrus. Le nouveau Cyrus a dit au
prince des prêtres :
« Jéhovah, le Dieu du ciel, m’a livré les royaumes de la terre, et il m’a commis pour relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jéhovah. » — « À cet ordre du libérateur, continue Chateaubriand, tous les Juifs, et jusqu’au moindre d’entre eux, doivent rassembler des matériaux pour hâter la reconstruction de l’édifice. Obscur Israélite, j’apporte aujourd’hui mon grain de sable. »
C’est ainsi qu’à l’âge de trente-trois ans s’exprimait le brillant écrivain qui allait inaugurer le siècle.
Dès lors une velléité d’ambition politique le saisit ; il entra dans les affaires, il alla à Rome sous le cardinal Fesch. Mais le dirai-je ? même avant sa démission donnée, il était déjà découragé et dégoûté au début. Toutes ses lettres écrites à cette date le prouvent. Il ne cherchait qu’une porte pour sortir : la mort du duc d’Enghien lui en offrait une, belle et magnifique, une sortie éclatante, comme il les aimait ; il n’y résista pas, et, le lendemain de cette démission, il se trouva, on peut l’affirmer, bien autrement royaliste qu’il ne l’avait jamais été jusque-là.
Était-ce le royaliste, en effet, qui avait donné sa démission lors de la mort du
duc d’Enghien ? Non, c’était le poète, l’homme de premier mouvement, l’homme
ennuyé des premiers dégoûts et des lenteurs inévitables de la carrière, le jeune
homme encore enivré de la poésie des déserts, qui la voulait aller ressaisir
sous d’autres cieux, et qui n’avait point tiré de lui toutes les œuvres
grandioses auxquelles il demandait la gloire. Ces dégoûts, ces désirs vagues,
ces espérances romanesques,
Cependant M. de Chateaubriand avait visité l’Orient et la Grèce ; il avait
composé Les Martyrs, l’Itinéraire ; il avait
à peu près terminé son œuvre, son voyage littéraire autour du monde, et il
sentait qu’il s’ennuyait toujours, qu’il y avait en lui un grand vide, et que
son talent demandait aliment et pâture. Son fameux article du Mercure, en 1807, où il se vantait d’être un Tacite sous Néron, plus
tard ce discours de réception à l’Académie, qu’il se mit dans l’impossibilité de
prononcer, étaient surtout des indices de ce malaise d’un talent immense sans
emploi suffisant, et d’un cœur incurablement ennuyé.
Le chant eMartyrs
débute par une admirable invocation et de nobles adieux adressés à la Muse :
« C’en est fait, ô Muse ! encore un moment, et pour toujours
j’abandonne tes autels ! Je ne dirai plus les amours et les songes
séduisants des hommes : il faut quitter la lyre avec la jeunesse. »
Cette jeunesse, qui s’enfuyait en effet, bien qu’elle dût avoir encore tant de
retours, laissait M. de Chateaubriand au milieu de la vie avec un talent
puissant, une ardeur dévorante, une ambition qui ne savait où chercher son
objet. Il a exprimé en maint endroit ce sentiment impatient et si naturel aux
fortes natures, qui leur fait désirer un vaste champ d’activité. Dans ce
discours de réception à l’Académie qui ne put être prononcé, il disait dès
l’abord énergiquement :
Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l’isoler au milieu des affaires humaines… Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l’écrivain toute considération morale élevée ! on lui défendra d’examiner le côté
sérieux des objets ! il passera une vie frivole à s’occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ! il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau ! il ne montrera point sur la fin de ses jours un front sillonné par les longs travaux, les graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l’homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? les misérables peines de l’amour-propre et les jeux puérils de l’esprit.
Plus tard il reproduira admirablement cette même pensée dans le
dernier chapitre de sa Monarchie selon la Charte : il se
demande ce que devenaient en France autrefois les hommes qui avaient passé la
jeunesse et qui avaient atteint la saison des fruits, et, les montrant privés
des nobles emplois de la vie publique, oisifs par état, vieillissant dans les
garnisons, dans les antichambres, dans les salons, dans le coin d’un vieux
château, n’ayant pour toute occupation que l’historiette de la ville, la séance
académique, le succès de la pièce nouvelle, et, pour les grands jours, la chute
d’un ministre :
Tout cela, s’écriait-il, était bien peu digne d’un homme ! N’était-il pas assez dur de ne servir à rien dans l’âge où l’on est propre à tout ? Aujourd’hui les mâles occupations qui remplissaient l’existence d’un Romain, et qui rendent la carrière d’un Anglais si belle, s’offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d’être jeunes gens. Nous nous consolerons de n’avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens illustres : on n’a rien à craindre du temps, quand on peut être rajeuni par la gloire.
Une idée se dessine déjà : M. de Chateaubriand, en poète qu’il est,
regrette la jeunesse, et il la veut remplacer du moins par quelque chose de
grand, de sérieux, d’occupé, et qui en vaille la peine ; il veut de l’éclat et
de la gloire pour se rajeunir. Dans ses Mémoires, le chapitre
par lequel il entame sa vie politique et qu’il intitule Martyrs : « La jeunesse est
une chose charmante ; elle part au commencement de la vie, couronnée de
fleurs, comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile… »
Et le poète conclut que, quand la jeunesse est passée avec ses désirs et ses
songes, il faut bien, en désespoir de cause, se rabattre à la terre et en venir
à la triste réalité. Que faire alors ? On fait de la politique, faute de mieux ;
la politique, pour ces grands poètes, n’est donc qu’un pis-aller, ils s’y
rabattent quand les ailes leur manquent. Cette idée de M. de Chateaubriand est
exactement celle de M. de Lamartine.
Dans une des plus remarquables pièces des Harmonies (« Novissima Verba »), ce mélodieux poète célèbre l’amour et
déclare qu’il n’y a rien dans le monde que lui :
Femmes, anges mortels, création divine, Seul rayon dont la vie un moment s’illumine ! Je le dis à cette heure, heure de vérité, Comme je l’aurais dit quand devant la beauté Mon cœur épanoui, qui se sentait éclore, Fondait comme une neige aux rayons de l’aurore, Je ne regrette rien de ce monde que vous !
Et il ajoute, parlant toujours des femmes et de l’amour :
Quand vous vous desséchez sur le cœur qui vous aime, Ou que ce cœur flétri se dessèche lui-même ; Quand le foyer divin qui brûle encore en nous Ne peut plus rallumer la flamme éteinte en vous, Que nul sein ne bat plus quand le nôtre soupire, ………………………………………………… Alors, comme un esprit exilé de sa sphère Se résigne en pleurant aux ombres de la terre, Détachant de vos pas nos yeux voilés de pleurs, Aux faux biens d’ici-bas nous dévouons nos cœurs.
Ce faux biens d’ici-bas, selon le poète, c’est la
réalité, revenez-y plus vifs qu’il ne faudrait, et qui dérangent à tout moment
l’exacte prudence et l’attention qu’exigerait le maniement des grands intérêts
humains. Il est fort à craindre en effet que quand on aborde la politique à ce
point de vue, dans ces dispositions d’un génie désœuvré qui veut faire
absolument quelque chose et se désennuyer en s’illustrant, on n’y cherche avant
tout des émotions et des rôles.
M. de Chateaubriand fit véritablement explosion en politique au mois
d’avril 1814, par sa fameuse brochure : De Buonaparte et des
Bourbons. Il entra dans cette carrière nouvelle l’épée à la main comme
un vainqueur forcené, et du premier jour il embrassa la Restauration, de toute
sa haine contre le régime qui tombait. Ici commence pour M. de Chateaubriand une
période de sa vie politique qu’on ne parviendra jamais à mettre en accord avec
la seconde partie. Cette vie politique, depuis 1814, peut se diviser en trois
temps : 1º du 30 mars 1814 au 6 juin 1824, la période royaliste pure ; 2º du
6 juin 1824, jour de son renvoi du ministère jusqu’à la chute de la
Restauration, la période libérale en contradiction ouverte avec la première ;
3º la période de royalisme et de « Votre fils est mon roi »
, et qu’il donne en même temps une
main à Carrel, une autre à Béranger, et prend à l’avance ses précautions avec la
république future. Les Mémoires, écrits dans cette dernière
période, en expriment toutes les contradictions, et contiennent tous les aveux
qu’il suffit de rapprocher.
Pour avoir la clef de ces contradictions et s’expliquer tout l’homme, on n’a
d’ailleurs qu’à recourir à cette nature poétique et littéraire, qui est essentielle et fondamentale en M. de Chateaubriand :
c’est de ce dernier côté seulement qu’on trouvera l’explication. Quiconque le
voudrait prendre purement et simplement comme un homme politique, et prétendrait
découvrir par des raisons de cet ordre les motifs fondés de ses variations et de
ses disparates, n’en viendrait jamais à bout.
Ce qui caractérise le poète, c’est d’avoir un idéal, et M. de Chateaubriand, dès les dernières années de l’Empire, s’en était formé un en politique. Dans le discours de réception à l’Académie, il disait :
M. de Chénier adora la liberté : peut-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient aujourd’hui de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l’honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés de la Grèce.
Voilà qui est tout à fait joli et séduisant : on arrive à un
symbole politique par une image. Cette alliance entre l’honneur et la liberté
compose ce que j’appelle l’écusson politique de M. de Chateaubriand. Dans les
Réflexions qu’il publiait en décembre 1814, il revenait
sur cette idée : « Qui pourrait donc s’opposer, parmi nous, à la
S’il fallait chercher une ligne un peu suivie dans la conduite politique de
M. de Chateaubriand, ce serait celle-là : mais combien de fois on la verrait
brisée par la colère, le ressentiment et les plus chétives des passions !
La liberté d’abord, malgré le grand usage qu’il fit du mot, il est impossible de
l’y trouver fidèle dans le sens véritable et pratique durant toute sa période
d’ultraroyalisme. Quoique ses Mémoires soient pleins d’aveux
naïfs et suffisamment sincères, ce n’est point là qu’il faut juger cette partie
première de la vie politique de M. de Chateaubriand : il est tout occupé à la
raccommoder à l’usage des générations libérales ou républicaines qui ne se
souviennent plus des véritables circonstances. Par exemple, dans ses Mémoires, il a l’air de dire qu’il ne comptait pas en 1814 sur
l’étranger ; qu’il espérait toujours en un mouvement national qui eût dispensé
les Alliés d’entrer à Paris et qui eût délivré les Français par leurs propres
mains. N’en croyez rien. Ouvrez la frénétique brochure De
Buonaparte et des Bourbons, et lisez-y ces paroles :
Et quel Français aussi pourrait oublier ce qu’il doit au prince régent d’Angleterre, au noble peuple qui a tant contribué à nous affranchir ? Les drapeaux d’Élisabeth flottaient dans les armées de Henri IV, ils reparaissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington, qui retrace d’une manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne.
Dans les Mémoires, il se donne comme navré de
l’entrée des Alliés à Paris : « Je les vis défiler sur les boulevards,
stupéfait et anéanti au-dedans de moi, comme si l’on m’arrachait mon nom de
Français, pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être
connu dans les mines de la Sibérie… »
Ce sont là de ces douleurs « Qu’entend-on en France depuis six mois, écrivait-il
en 1814, sinon ces paroles :
Les Bourbons y sont-ils ? Où sont
les princes ? Viennent-ils ? Ah ! si l’on voyait un drapeau
blanc ! »
Vainement il essaie aujourd’hui l’apologie de cet écrit, De
Buonaparte et des Bourbons ; on sourit de le voir se couvrir de toutes
les autorités les plus libérales pour montrer qu’il était dans son droit en
s’exprimant alors comme il le fit. Lanjuinais, Mme de Staël,
Ducis, Lemercier, Chénier lui-même, Carnot, Benjamin Constant, Béranger,
M. de Latouche, « mon brave et infortuné ami Carrel »
; tous sont
invoqués comme témoins justificatifs de cette fameuse brochure. Et pourquoi ne
pas dire simplement : J’ai été violent, j’ai été injuste, j’ai été passionné ?
Mais l’embarras de M. de Chateaubriand tient à ceci : il veut la popularité, il
veut être l’idole du siècle et de l’avenir, et il s’aperçoit trop tard qu’il a
heurté et insulté la grande idole populaire, Napoléon. Il voudrait tout
concilier, tout réparer, et, chose plaisante ! après avoir épuisé tous les
témoins à décharge, il s’appuie en définitive du témoignage même de Napoléon
qui, parcourant la brochure à Fontainebleau, aurait dit : Ceci est juste, et ceci ne l’est pas.
Il est difficile d’imaginer ce que Napoléon a pu trouver de juste dans une brochure où on lit à chaque page des phrases comme celle-ci :
Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens… Encore quelque temps d’un pareil règne, et la France n’eût plus été qu’une caverne de brigands.
« Louis XVIII
déclara, je l’ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait
plus profité qu’une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter
qu’elle avait été pour lui un certificat de vie. »
Car on ne savait
plus seulement qu’il existât. Et il continue modestement : « Je
contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l’heureuse issue de
la guerre d’Espagne. »
S’il était de bon goût à Louis XVIII de dire
de cette brochure qu’elle lui avait valu une armée, il l’est bien peu à l’auteur
de n’être pas satisfait de cet éloge hyperbolique et de vouloir surenchérir
encore. Mais telle est la nature littéraire quand on ne lui impose aucun frein,
et c’est cette nature littéraire, toujours renaissante et si vite excitée, qui
compromet à tout moment chez M. de Chateaubriand l’homme politique.
L’homme politique, l’homme d’État supérieur est patient : il ne met pas du
premier jour le marché à la main à la fortune : il attend, il se plie, il sait
être le second et même le troisième avant d’arriver à être le premier. Pourvu
qu’il ait son jour et qu’il en vienne à posséder enfin la réalité des choses,
que lui importent quelques vanités et quelques apparences d’un instant ?
M. de Chateaubriand, dès 1814, est impatient, et il s’étonne, il se pique que
tout d’abord on ne vienne pas à lui comme à l’homme nécessaire :
« J’avais été mis si fort à l’écart, dit-il, que je songeais à me
retirer en Suisse. »
Et il Génie du christianisme. Je le crois bien ;
il n’est pas étonnant que Charles X n’eût jamais lu beaucoup de ces grands
écrits de M. de Chateaubriand : « J’en veux à M. de La Vauguyon, disait
un jour cet aimable prince, de m’avoir si mal élevé que je n’ai jamais pu
lire quatre pages de suite, même quatre pages de
Mais un homme politique, un ambitieux véritable,
qui tient réellement à gouverner les choses de ce monde, ne se décourage pas
pour si peu, et ne se comporte pas comme un auteur qui a besoin avant tout d’une
louange un peu creuse ; il vise au solide. M. de Chateaubriand était ardent et
pressé. Carnot avait publié en 1814 un Gil Blas,
sans m’ennuyer. »Mémoire au roi, plus ou
moins opportun de sa part, mais qui était dicté par un sentiment patriotique
honorable et un désir manifeste de conciliation. Chateaubriand y répondit par un
écrit violent, les Réflexions politiques, dans lequel il
arrivait à des conclusions assez analogues, mais après avoir déversé le mépris
et l’injure sur les hommes qui avaient eu le malheur de tremper dans la
Révolution. Il jetait pour premier mot le nom de régicide à la
face de ses adversaires. Il parlait très bien de la Charte, et commençait
magnifiquement dès lors l’explication de la théorie constitutionnelle ; mais si
les conclusions étaient saines, les arguments étaient presque partout violents
et irritants, les moins faits pour attirer et affectionner les esprits à la
cause qu’il préconisait. « Il prétend verser de l’huile sur nos plaies,
remarquait-on, mais c’est de l’huile bouillante. »
Pythagore disait
qu’on ne doit jamais attiser le feu avec l’épée :
Chateaubriand, grâce à sa nature de talent et à sa plume flamboyante, n’a guère
jamais fait autre chose.
Mémoires comme très
dégoûté de la partie dès 1814, songeant à rentrer dans la solitude, à se retirer
aux bords de ce lac de Genève, où il s’en ira toujours sans pouvoir y rester
jamais. Que de fois il nous a rappelé ce vers, qui semble fait pour lui à la
lettre :
Le vicomte indigné sortait au second acte !
Ici, il voulait sortir dès le premier. Mais Mme de Duras, « qui m’avait pris sous sa protection, dit-il, fit
tant, qu’on déterra pour moi une ambassade vacante, l’ambassade de
Suède :
Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu’on m’envoyait à Stockholm pour le détrôner ! Eh ! bon Dieu, princes de la terre, je ne détrône personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas,
car je n’en veux mie.
Qu’est-ce donc, je vous prie, que tout ceci veut dire ? Ne
croirait-on pas, en vérité, qu’on lui a offert une couronne et qu’il a eu toutes
les peines du monde à s’y dérober ? Oh ! que voilà bien le poète, le René que
nous connaissons, lequel, au moindre obstacle, au moindre retard dans
l’accomplissement de son désir, se dégoûte, fait le dédaigneux et le superbe, et
menace de s’en retourner comme devant, au Canada ou dans les Florides ! Tel il
se présente à nous dans toute la partie politique de ses Mémoires. Aux moments les plus critiques et les plus décisifs, il fait
le désabusé et le rêveur ; il se met à causer avec les corbeaux perchés sur les
arbres du chemin, avec les hirondelles, avec l’abeille. C’est là le propre des
poètes, et c’est aussi leur charme quand ils le font simplement, avec naturel,
avec innocence ; mais quand
M. de Chateaubriand, en 1814, était moins désabusé en effet qu’il ne voudrait le
paraître, il espérait encore beaucoup, il espérait tout, et parlait de
Louis XVIII en conséquence : « Il marche difficilement, disait-il de lui
avec toutes les ressources et les complaisances du langage, mais d’une
manière noble et
Plus tard il empruntera, pour peindre
Louis XVIII, quelques-unes des couleurs de Béranger ; mais alors, quand il
attendait encore de ce roi impotent sa fortune politique, il le voyait ainsi
dans sa majesté.touchante ; sa taille n’a rien
d’extraordinaire ; sa tête est superbe ; son regard est à la fois celui d’un
roi et d’un homme de génie. »
L’Empereur débarqua de l’île d’Elbe en mars 1815. À cette nouvelle, Chateaubriand
prétendait que tout serait sauvé si on le nommait ministre de l’Intérieur. Mais
il n’eut ce ministère qu’à Gand, et il était déjà mis de côté avant qu’on fût
rentré dans Paris. Les nécessités du moment avaient fait considérer Fouché comme
l’homme essentiel et unique dans cette crise périlleuse. M. de Chateaubriand
avait contre ce choix une répulsion que l’on conçoit très bien et qu’il dit
avoir exprimée à Louis XVIII. À Saint-Denis, au moment de rentrer à Paris,
Louis XVIII l’aurait questionné sur cette adoption de Fouché, et Chateaubriand
aurait répondu : « Sire, la chose est faite, je demande à Votre Majesté
la permission de me taire. »
— « Non, non, dites ; vous savez
comme
— « Sire, je
ne fais qu’obéir à vos ordres ; pardonnez à ma fidélité :
Sur quoi le roi aurait
répondu : je
crois la monarchie finie. »« Eh bien ! monsieur de Chateaubriand, je suis de votre
avis. »
Je ne sais si cette conversation se passa exactement dans ces termes ; mais, en
les admettant pour exacts, je retrouve là encore une preuve que Chateaubriand
n’était pas un véritable homme politique. Quoi ! le roi le met sur la nomination
de Fouché, et, au lieu de dire ses raisons, de montrer les inconvénients et les
suites, d’indiquer les moyens de se passer ou de se débarrasser de ce choix
funeste, il demande d’abord à se taire ; puis il ne parle que pour dire : La monarchie est finie. Il passe d’un excès à l’autre. Tout ou
rien, c’est sa devise. Rien de plus opposé au génie politique, lequel, au
contraire, cherche à tirer le meilleur parti des situations les plus
compromises, et ne jette jamais, comme on dit, le manche après la cognée.
De dépit, et bien que son titre de ministre d’État lui imposât quelques devoirs
de retenue, il se lança aussitôt dans l’opposition, dans celle de droite, et il
y fit sa pointe. Ses écrits, ses actes de ce temps doivent s’étudier, non point
selon l’interprétation posthume qu’il en a donnée, mais dans l’histoire même et
aux sources. L’irritation de se voir évincé du pouvoir au moment où il avait cru
le tenir, le poussa à partager et à exciter de son talent tous les excès de
réaction que réclamait la Chambre de 1815. Il commença par demander la
suspension de l’inamovibilité des juges pour une année, afin de voir qui était
royaliste en jugeant, et qui ne l’était pas. Tous les ministères de conciliation
et de transaction qui s’essayèrent alors l’eurent pour adversaire implacable.
M. Decazes (c’est tout simple), comme favori du maître, n’obtint que ses
injures : mais le noble duc de tout à Dieu et au roi (et Dieu sait ce
qu’on entendait alors sous cette formule !) :
C’est à ceux-ci, s’écriait-il, qu’il appartient de diriger les affaires ; ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu’ils touchent. Qu’on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu’on donne les bons pour guides aux méchants : c’est l’ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l’État aux véritables amis de la monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n’en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la Cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste…
Quant à ces hommes capables, mais dont l’esprit est faussé par la Révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d’être soutenu par l’autel et environné des vieilles mœurs comme des vieilles traditions de la monarchie, qu’ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d’être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.
C’est dans La Monarchie selon la Charte qu’il
énonçait ce programme exclusif et épuratoire. Quand nous lisons aujourd’hui
cette Monarchie selon la Charte, nous sommes tentés d’y voir
un traité constitutionnel libéral : ce serait une grande illusion et la preuve
d’une extrême innocence. M. Dunoyer, dans un article du Censeur
européen d’alors (t. Ier, p. 236), en a jugé très
sainement. La Monarchie selon la Charte n’est qu’un
pamphlet ultra sous forme de catéchisme libéral. Ce n’était
qu’une machine de guerre destinée à faire brèche au pouvoir et à l’envahir au
nom de la faction royaliste pure.
Dans toute cette partie de sa carrière (de 1815 à 1820), M. Chateaubriand fit
preuve d’un grand talent d’écrivain, d’une passion incandescente, d’une assez
grande habileté de tactique, et il travailla plus que personne à pousser la
Restauration hors de la ligne modérée et à l’attirer dans des voies qui
n’étaient nullement celles du juste milieu. Tant que Louis XVIII vivrait, il
était douteux pourtant qu’il réussît, lui et les siens, à envahir le pouvoir,
lorsque l’assassinat du duc de Berry vint lui mettre en main à l’improviste un
argument dont il s’arma sans pitié. Cet homme, qui s’est vanté depuis de n’avoir
aucune affection pour les races royales, se déploya alors dans tout l’appareil
de la sensibilité, se pavoisa de toutes les couleurs de l’oriflamme, pour
exploiter politiquement, et au profit d’un parti, ce grand deuil monarchique. Le
ministère Decazes succomba sous le coup : « Ceux qui luttaient encore
contre la haine publique, écrivait Chateaubriand dans un fameux article du
Conservateur (3 mars 1820), n’ont pu résister à la
publique douleur. Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un
imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le
sang ; il est tombé. »
Cette parole contre un homme aussi modéré que M. Decazes a pu paraître atroce.
Sachons pourtant Conservateur que, primitivement, la
phrase de M. de Chateaubriand était ainsi conçue : «
Ce n’était là qu’une très mauvaise
phrase ; on hésitait à l’en avertir. Enfin, l’un des membres du comité de
rédaction, et qui, n’étant pas homme de lettres, semblait moins suspect comme
critique, proposa à M. de Chateaubriand de supprimer la dernière partie de la
phrase, en lui montrant qu’elle ferait ainsi plus d’effet. L’auteur y consentit,
et l’on eut, au lieu d’une métaphore ridicule, une insulte de plus, une allusion
sanglante.Les
pieds lui ont glissé dans le sang, et il a été entraîné par le torrent
de nos pleurs. »
Arrivé au ministère où MM. de Villèle et Corbière, jusqu’alors unanimes avec lui,
l’avaient précédé, M. de Chateaubriand, durant ces dix-sept mois de pouvoir,
inspira et mena à bonne fin un acte dont il ne faut exagérer ni diminuer
l’importance. La guerre d’Espagne, si on daigne l’envisager dans le cadre et
dans les conditions particulières de la Restauration, ne fut certainement pas
une entreprise méprisable, et, sans les fautes qui se sont accumulées depuis, la
monarchie en aurait ressenti les bons effets. Persuadé que le génie militaire
n’est autre que le génie de la France, et se flattant d’avoir réconcilié avec
lui la Restauration, M. de Chateaubriand considéra cette guerre d’Espagne comme
le plus grand service qu’il pût rendre à la monarchie. Elle lui fit l’effet
d’être dans sa carrière politique ce que le Génie du
christianisme avait été dans sa carrière littéraire ; il l’appelait
aussi son René en politique, c’est-à-dire son chef-d’œuvre.
Bref, il y mit une vanité d’auteur, et une vanité telle qu’il fut choqué de n’en
pas être complimenté à la Cour avant tous les autres, soit ministres,
, disait M. de Villèle ; on prit pourtant le dernier parti,
celui de gouverner sans lui, et M. de Chateaubriand fut renvoyé sans égards, le
6 juin 1824On ne peut gouverner avec lui ni sans
luiJe ne veux plus voir cet homme. Il y
avait Conseil des ministres le même jour. M. de Villèle n’eut que le temps
d’envoyer à M. de Chateaubriand l’avis de son renvoi, qui ne le trouva pas à
son hôtel. Quelle que soit l’explication, ce fut une chose fâcheuse pour la
royauté que M. de Chateaubriand, aux yeux de l’opinion, parût non pas
renvoyé, mais chassé.
À dater de ce jour, il rentra dans l’opposition, pour n’en plus sortir qu’un
moment, pendant le court ministère de M. de Martignac. Ainsi, depuis sa
démission, après le meurtre du duc d’Enghien, jusqu’à sa mort (1804-1848), il
passa environ quarante-deux ans sur quarante-quatre dans l’opposition et la
bouderie. C’était son élément. On peut même dire que, dans les derniers mois de
son ministère, il était déjà à demi dans l’opposition, puisqu’il conspirait
contre la loi sur la réduction des rentes, non seulement par son silence, mais
en excitant l’archevêque de Paris, à la Chambre des pairs, à se prononcer contre
l’adoption. Il est vrai qu’il s’agissait de finances, «
, dit-il quelque part
ingénument. Nous avons vu cette même prétention à M. de Lamartine.les
finances que j’ai toujours sues »
« Avec le caractère français, avait écrit M. de Chateaubriand en 1814,
l’opposition est plus à craindre que l’influence ministérielle. »
Il
se chargea de le prouver en mainte occasion, et surtout à partir de 1824. Il
ouvrit son feu dans les Débats par deux magnifiques articles,
actuel suivi par le ministère, et hier encore approuvé
par lui-même dans son ensemble, était aussi contraire au génie de la nation qu’à
celui de nos institutions et à l’esprit de la Charte. Les adversaires, émus
d’une si vive attaque, firent remarquer « que l’auteur de ces articles ne
différait en rien, dans ses opinions, de tels rédacteurs de
, et
ils avaient raison. M. de Chateaubriand ne différait plus désormais des
écrivains du parti libéral que par quelques phrases de pure courtoisie royaliste
jetées çà et là, par quelques restes de panache blanc agités à la rencontre, et
par l’éclat éblouissant du talent.La Minerve et du Constitutionnel »
Quatre ans auparavant, dans ce singulier livre, vraiment fabuleux et tout bouffi
de sentimentalité royaliste, Sur la vie et la mort de M. le duc de
Berry, il avait dit, en concluant par une éloquente menace :
Tirons au moins de notre malheur une leçon utile, et qu’elle soit comme la morale de cet écrit.
Il s’élève derrière nous une génération impatiente de tous les jougs, ennemie de tous les rois ; elle rêve la République, et est incapable, par ses mœurs, des vertus républicaines. Elle s’avance ; elle nous presse ; elle nous pousse : bientôt elle va prendre notre place. Buonaparte l’aurait pu dompter en l’écrasant, en l’envoyant mourir sur les champs de bataille, en présentant à son ardeur le fantôme de la gloire, afin de l’empêcher de poursuivre celui de la liberté ; mais nous, nous n’avons que deux choses à opposer aux folies de cette jeunesse : la Légitimité escortée de tous ses souvenirs, environnée de la majesté des siècles ; la Monarchie représentative assise sur les bases de la grande propriété, défendue par une vigoureuse aristocratie, fortifiée de toutes les puissances morales et religieuses. Quiconque ne voit pas cette vérité, ne voit rien et court à l’abîme : hors de cette vérité, tout est théorie, chimère, illusion.
Ici, en 1824, que faisait-il ? il se tournait du côté de cette génération et de cette jeunesse, et s’offrait de la conduire lui-même à l’assaut.
La Monarchie selon la Charte dans l’édition de 1827 ; il y disait,
laissant échapper le ressentiment dont il était plein :
En me frappant, on n’a frappé qu’un dévoué serviteur du roi, et l’ingratitude est à l’aise avec la fidélité ; toutefois, il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d’abuser : l’histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau ; et, quand je posséderais leur puissance, j’aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais…
Et c’est précisément ce qu’il faisait ; il se vengeait, non comme
un homme d’État, mais comme un homme de talent blessé, et il forçait ses
adversaires à se repentir. Il se plaisait à dire de la Restauration, comme
Pascal de l’homme :
,
jusqu’à ce qu’elle comprenne… qu’elle ne pouvait se passer de moi. Lui qui
affectait le christianisme, il sentait bien qu’il n’y avait rien de parfaitement
chrétien dans tout cela :Je l’élève, je l’abaisse
Il serait mieux d’être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement nous sommes sujet à faillir : nous n’avons point la perfection évangélique. Si un homme nous donnait un soufflet, nous ne tendrions pas l’autre joue ; cet homme, s’il était sujet, nous aurions sa vie ou il aurait la nôtre ;
s’il était roi !…
Il s’arrêtait. Achevons pour lui la phrase : S’il était roi, nous n’aurions de repos que nous n’eussions mis à bas son trône ; — et il fit tout ce qu’il fallait en effet pour consommer sa pensée.
volte-face avec toutes les forces du libéralisme,
groupées autour de lui ; et, dans ce duel où un même homme a fait le double
rôle, elle a fini par se briser. Elle se fût brisée sans lui très probablement,
mais plus que personne il peut se vanter d’y avoir mis la main.
Et il s’en vante en effet. Que lui importe ? il a eu sa part, ce qu’il voulait
avant tout, les plus beaux rôles, et le plaisir d’en faire fi, et de dire qu’il
en aurait eu un bien plus beau encore si l’on avait voulu. Il a été à la tête de
toutes les grandes questions monarchiques ou populaires de son tempsre éd.] Il a été la tête de toutes
les grandes questions monarchiques ou populaires de son temps
La Restauration tombée, M. de Chateaubriand, dans cet amour des beaux rôles, crut
se devoir à lui-même de lui demeurer fidèle, tout en proclamant, dans l’oraison
funèbre qu’il prononça sur elle à la Chambre des pairs, qu’elle s’était perdue
par la conspiration de l’hypocrisie et de la bêtise.
« Après tout, a-t-il écrit de la branche aînée, c’est une monarchie
tombée ; il en tombera bien d’autres !
Et il n’a cessé de redoubler
ses duretés, en même temps que de proclamer ses serments.Nous ne lui devions que
notre fidélité : elle l’a. »
Depuis la publication du Congrès de Vérone et des Mémoires, ce point de vue qui porte sur le caractère même nous est
apparu dans toute sa lumière, et l’auteur a pris soin de mettre en saillie
toutes les faiblesses de l’homme. Si M. de Chateaubriand n’avait pas écrit cette
partie politique de ses Mémoires, et s’il eût laissé le
souvenir public suppléer à ses récits, on lui eût trouvé sans doute des écarts
bien brusques et des inconséquences ; mais la grandeur du talent, la chevalerie
de certains actes, la beauté historique de certaines vues, auraient de loin
recouvert bien des fautes ; je ne sais quel air de générosité aurait surnagé, et
jamais on n’eût osé pénétrer à ce degré dans la petitesse des motifs et des
intentions. L’imagination publique, assez d’accord avec ses défauts, les eût, au
contraire, protégés et agrandis. Aujourd’hui il n’y a plus moyen, et jamais
auteur de mémoires, en se posant, n’a plus fait pour se diminuer. Ceux pourtant
qui continuent d’aimer les phrases, les belles pensées détachées, les fragments
spécieux de théorie, les prédictions inutiles et frappantes, les fantaisies
poétiques dont on peut faire collection, trouveront amplement encore, en le
lisant, de quoi se satisfaire ; mais les esprits qui demandent de la suite, de
la raison, un but, quelque conséquence dans les actes et dans la conduite,
savent désormais à quoi s’en tenir sur la polémiste toujours personnel, et un agent lumineux de
dissolution. S’il nous restait de l’espace, il serait curieux de le montrer dans
cette partie politique des Mémoires, affectant toujours de
paraître au-dessus de son sujet, se raillant, dans sa narration, des choses les
plus sérieuses comme trop plates et prosaïques, et faisant semblant de
rapetisser des luttes qu’il épousait alors si ardemment. Un poète dans les
affaires, prenez garde ! c’est toujours comme un gentilhomme dans le commerce :
il se croit au-dessus de son état, et il y a un moment où, si on le contrarie,
il tire ses parchemins de sa poche et tranche du grand seigneur avec les
vilains.
Nous parlant des conférences et réunions particulières qui précédèrent l’entrée
de MM. de Villèle et Corbière au Conseil et dont il était l’un des principaux
moteurs, M. de Chateaubriand se complaît à tracer de ses collègues des
caricatures plus ou moins grotesques ; il nous étale les fronts chauves de tous
ces Solons peu soignés : « C’était bien vénérable
assurément, dit-il, mais je préférais l’hirondelle qui me réveillait dans ma
jeunesse, et les Muses qui remplissaient mes songes. »
Et il
continue de se jouer avec ces images de cygne et d’aurore. Encore une fois,
c’est bien de préférer l’hirondelle et l’abeille, mais laissez alors les nations
et le soin de leurs intérêts, et ne prétendez pas à les régir. Le dirai-je ?
autant ces choses de la poésie sont délicieuses et adorables dans une âme restée
vierge et doucement enivrée, autant elles révoltent quand elles ne viennent qu’à
titre de mépris jeté à des intérêts après tout sérieux et sacrés, puisqu’ils
sont ceux de la société même. Il est bien temps de venir nous dire, quand
l’expérience est faite et que vous êtes à bout de mécomptes :
Que m’importaient pourtant ces futiles
misères, à moi qui n’ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé,à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l’égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu’ils ne durent qu’une nuit !…
Pauvres songes, c’est fort heureux pour eux ! Et la religion, s’il vous plaît, où est-elle dans tout cela ? Vous l’avez oubliée cette fois par mégarde, même dans vos songes. Et la société ! vous ne l’oubliez pas moins, vous la mettez à néant, vous qui avez, pendant près de vingt ans, brigué l’honneur de la conduire ! Mais elle a droit, cette société, de demander au moins le sérieux de leur ambition à ceux qui veulent être ses guides et ses pilotes.
Au moment où cet article est écrit, les journaux anglais publient le
codicille du testament de sir Robert Peel, qui a rapport à la publication de
ses Mémoires et papiers d’État. On y verra, dans un
contraste frappant, la différence des procédés d’un homme d’État véritable
et de ceux d’un homme politique littéraire, l’un apportant
aux choses toute discrétion et maturité, et l’autre se hâtant de divulguer
avant l’heure tout ce qu’il croit propre à le rehausser, sans souci aucun
des convenances de gouvernement ou de celles qui concernent les personnes.
Ce codicille de sir Robert Peel est, par le fait, la critique la plus
sensible du procédé qui a présidé à la publication du Congrès
de Vérone. En voici les termes textuels :
Je donne et livre à l’honorable Philip Henry Stanhope, autrement dit le vicomte Mahon, et à Edward Cardwell, de Whitehall, membre du Parlement, mes exécuteurs, administrateurs ou mandataires, toutes les lettres inédites, les papiers et documents d’un caractère public ou privé, imprimés ou manuscrits, dont je pourrai être possesseur à ma mort. Considérant que la collection de ces papiers et de ces lettres renferme toute ma correspondance confidentielle, qui remonte à 1812 ; que, pendant une portion considérable de cette période de temps, j’ai été employé au service de la Couronne,
et que, quand je n’ai pas occupé de fonctions publiques, j’ai pris une part active aux affaires du Parlement ; qu’il est très probable que cette correspondance offrira de l’intérêt et sera de nature à apporter quelque lumière sur la conduite et le caractère des hommes aussi bien que des événements de cette époque, je donne à mes exécuteurs testamentaires tout pouvoir de choisir dans cette correspondance ce qui leur paraîtra devoir être publié ; je les laisse juges de l’opportunité de cette publication, ayant la conviction complète qu’ils y mettront une discrétion sans égale ; que toute confidence que j’aurais reçue et qui ne serait pas honorable, ne sera pas trahie, qu’aucuns sentiments privés ne seront froissés sans nécessité, et qu’aucun intérêt public ne sera compromis par une publicité indiscrète ou prématurée. J’appelle spécialement toute leur sollicitude pour qu’aucune partie de ma correspondance avec S. M. la reine Victoria ou avec S. A. R. le prince Albert ne soit livrée au public pendant la vie de l’un ou de l’autre sans avoir été préalablement communiquée à LL. MM. et sans avoir reçu leur autorisation pour la publication de tout ou partie de cette correspondance. J’autorise mes exécuteurs à publier ceux de ces documents qui leur paraîtront devoir intéresser le public, et même à les vendre, mais à la condition expresse de ne le faire qu’avec la discrétion la plus complète, et sans que les lois de la loyauté et de l’équité soient lésées, et aussi en donnant à cette discrétion assez de latitude pour que l’on puisse consulter ces documents, à titre purement gratuit, toutes les fois qu’ils le jugeront convenable et utile…
C’est en vue de l’accomplissement de ces instructions que je désire que mes exécuteurs réunissent ces lettres et ces documents après ma mort, qu’ils les examinent en toute discrétion et sans contrôle. Je leur donne le pouvoir de détruire ceux qui leur paraîtront devoir être détruits…, etc., etc.
Qu’on ouvre maintenant Le Congrès de Vérone,
publié du vivant de l’auteur, et les Mémoires publiés le
lendemain de sa mort, et qu’on juge de la différence des esprits.