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Je dédie, en les quittant non sans regret, ce livre, qui fut parlé devant eux avant d’être écrit pour le grand public. Il garde des traces du langage plus vivant, mais moins châtié, qui convient à un cours. Je n’ai pas cru devoir les effacer toutes ; il résume en effet, et je ne crains pas qu’on le sache, de nombreuses années d’enseignement où j’ai toujours été soutenu dans mon labeur par de jeunes et chaudes sympathies qui sont devenues souvent de fidèles amitiés. En souvenir et en reconnaissance de cette constante harmonie qui m’a rendu facile et douce la carrière de professeur en pays étranger, j’ai voulu laisser à ceux et à celles dont je fus le maître un instrument de travail que j’eusse éprouvé par un long usage et qui leur permit de se passer de moi. Puisse-t-il sous cette forme nouvelle leur être encore utile, servir aussi à leurs camarades de France et d’ailleurs, et, manié, perfectionné par leurs mains juvéniles, les aider tous à dégager de la gaine de pierre où elle est ci demi emprisonnée les lignes pures et harmonieuses de la Vérité !
Une méthode est un ensemble de procédés raisonnés pour arriver à un but. Le but qu’on poursuit détermine donc la méthode qu’on doit suivre : il faut savoir où l’on veut aller avant de chercher les chemins par où l’on passera.
Or, quel est le but de l’histoire ? Une connaissance du passé aussi précise, aussi complète que possible. Cela revient à dire qu’elle vise avant tout à la vérité. Et, en effet, où est-il l’historien qui oserait déclarer aujourd’hui que la recherche du vrai n’est pas sa première et essentielle préoccupation ? Qu’il s’agisse de l’évolution politique, religieuse ou littéraire d’une nation, l’idéal pour quiconque veut la retracer est d’aboutir à des résultats certains et définitifs.
Mais, hélas ! que l’écart est profond entre l’idéal et la réalité ! Pour ne parler que de
la littérature, c’est un curieux spectacle bien digne de pitié ou de raillerie que e
On comprend après cela les dérisions des sceptiques qui ne veulent y voir qu’un jeu de
patience, une construction de fantaisie, une simple amusette à savants, « une fable
convenue »
, disait Fontenelle ; « l’art de choisir entre plusieurs
mensonges »
, disait Jean-Jacques. Leur opposer des raisonnements est inutile ;
il faut des faits ; il faut pouvoir leur montrer des portions de vérité, qui restent
acquises une fois pour toutes ; il faut construire pierre à pierre un monument auquel on
puisse incessamment ajouter, mais où l’on ne puisse plus rien retrancher. Ce livre ne
promet pas de répondre entièrement à ce besoin ; il est du moins un essai pour fixer les
bases et pour esquisser le plan d’un édifice à la fois imparfait et solide, que l’avenir
puisse continuer et achever sans être obligé de le reprendre en sous-œuvre tous les vingt
ou trente ans.
L’instabilité, qu’il est trop aisé de constater dans les monuments historiques bâtis jusqu’ici par les meilleurs architectes, tient à plusieurs causes et en particulier à des défauts de méthode. Mais ces défauts tiennent eux-mêmes en grande partie à une confusion qu’il est nécessaire de dissiper dès le début.
Je voudrais qu’on distinguât nettement l’histoire de la littérature de la
critique proprement dite.
La critique est à l’histoire de la littérature ce que la politique est à la sociologie, la médecine à la physiologie ; l’une applique ce que l’autre a trouvé et prouvé ; l’une veut agir immédiatement sur les hommes et les choses ; l’autre porte dans l’étude des lois de la vie un désintéressement absolu et une sérénité toute scientifique.
Le critique, en jugeant les œuvres littéraires, a l’intention, avouée ou tacite, d’influer sur ses contemporains. Il est le conseiller ordinaire et des écrivains et du public. Aux auteurs, il crie ou il insinue : ―Suivez cette voie qui est la bonne ; gardez-vous de cette autre qui est dangereuse. Aux spectateurs et aux lecteurs, il donne des avis qui peuvent se résumer ainsi : — Lisez tel livre et vous y aurez profit. Voyez telle pièce et vous y prendrez plaisir.
Il s’attaque le plus souvent aux ouvrages des vivants. Sa fonction principale est, en effet, de renseigner et de guider la foule, d’opérer pour elle un premier triage dans la masse de la production courante, de lui désigner ce qui mérite d’être mis à part. Par cela même, il est militant et il l’est nécessairement. Il suffit qu’il approuve ou blâme pour pousser les gens dans un sens ou dans un autre. Il peut être large ou étroit, indulgent ou sévère, ondoyant ou dogmatique. N’importe ! Il fait éclater ou laisse deviner ses préférences. Admirer, c’est proposer un modèle à l’imitation ; railler, c’est empêcher la sympathie de naître ou de se déclarer.
En ce faisant, il exerce d’ailleurs un droit ; il accomplit Les princes de
la jeune critique, pp. Librairie de la Nouvelle Revue.
Le critique s’occupe parfois des morts, mais toujours en vue des vivants. Tantôt il les tire du tombeau pour les offrir en exemple ; tantôt il leur demande des arguments pour soutenir une thèse qui lui est chère. Il les utilise dans tous les cas comme des instruments qui lui servent à défendre ses convictions ou ses prédilections personnelles.
L’historien, au contraire, s’il tient à éliminer la grande cause d’erreur, doit se
défaire autant qu’il peut de sa personnalité. Il ne s’agit pas pour lui de dire ce qu’il
aime ou ce qu’il déteste. Sa première obligation est de s’effacer pour laisser en pleine
lumière ce qu’il tâche de comprendre et d’expliquer. Est-il catholique ou protestant,
monarchiste ou républicain, idéaliste ou réaliste, classique ou romantique ? est un secret
entre sa conscience et lui, un secret qu’il lui est interdit de trahir dans ses jugements.
Ne faut-il pas qu’il découvre et montre la raison d’être de tous les goûts, de toutes les
théories qui ont tour à tour régné sur les hommes ? S’il n’a pas l’intelligence assez
ouverte et le cœur assez calme pour rendre
L’historien ne devrait pas même écrire en vue de soutenir une thèse, d’établir le bien
fondé d’un système ; il risque trop ainsi de fausser le sens des phénomènes qu’il étudie.
S’il désire puiser dans les faits des arguments à l’appui d’une doctrine qui lui tient à
cœur, il est entraîné malgré lui à grossir les uns et à négliger les autres ; il se crée
un intérêt, ce qui est un moyen sûr « pour se crever agréablement les
yeux »
, suivant l’expression de Pascal. Il aurait beau garder la ferme volonté
de dire tout ce qu’il verra, il n’est plus en état de bien voir.
Est-ce à dire que l’histoire, en s’interdisant toute visée utilitaire, soit condamnée à
n’être qu’un gaspillage de temps et de forces ; que son immense labeur aboutisse à un vain
savoir dont l’humanité ne tirera jamais aucun avantage ? Cela serait triste ;
heureusement, il est certain que la connaissance du passé peut servir au présent et à
l’avenir, et même qu’il doit s’en dégager des leçons de haute valeur. Mais c’est à
condition que les choses parlent d’elles-mêmes, qu’elles imposent sans y tâcher des
conclusions démontrables ! Au critique revient la tâche de les appliquer, de fonder ses
arrêts et ses conseils sur les lois découvertes ; l’historien, lui, borne son ambition à
en établir solidement la réalité. Des résultats pratiques peuvent et doivent être la
conséquence de ses recherches ; ils ne sont point son véritable but. L’histoire,
pourrait-on dire si
Tout ce qui précède pourrait se résumer en quelques mots. La critique est surtout un art ; l’histoire tend à être de plus en plus une science. L’une doit rester en majeure partie subjective ; l’autre
travaille à devenir aussi objective que possible. Par quelle méthode
peut-elle se rapprocher de cet idéal ? C’est la question qui va nous occuper.
Ce n’est pas à dire qu’il y ait dans ma pensée un plan unique et éternel, un plan fixé dans ses moindres détails et dont il soit interdit de s’écarter. Non, je veux seulement donner un aperçu des conditions que l’édifice doit remplir et partant des grandes lignes qu’il aura nécessairement. C’est, à l’usage des architectes futurs, une espèce de cahier des charges ou de mémoire à consulter.
Je bornerai d’ailleurs mon tracé au champ déjà si vaste de la littérature française. La raison en est simplement que je la connais mieux que toute autre ; il sera facile ensuite, à ceux qui le voudront, d’appliquer des procédés analogues aux littératures des diverses nations.
On s’attend peut-être ici que je vais faire la critique des histoires aujourd’hui existantes de la littérature française. Je m’épargnerai cette besogne, qui serait longue et superflue. Outre qu’il est désobligeant et le plus souvent injuste de rabaisser les travaux de ceux qui nous ont frayé la route, l’exposé seul de ce que j’entends réclamer des historiens à venir suffira pour montrer ce qui manque, selon moi, aux historiens présents ou passés.
Je tiens pourtant à signaler les avantages et même la nécessité d’une histoire
d’ensemble. Certes, il ne manque pas de Le mouvement littéraire au
dix-neuvième siècle. Paris, Hachette, 1889.me de Sévigné sur les Essais de Nicole, qui lui semblaient trop délayés et un peu
longs à déguster : « Je voudrais qu’on en fit un bouillon pour
l’avaler. »
Il faudra de même que l’avenir fasse un consommé de toute cette
nourriture intellectuelle qui serait capable, sous sa forme présente, de surcharger et
de gâter l’estomac le plus robuste. Il faudra, en d’autres termes, une histoire qui
condense les résultats de ces recherches et qui, méritant le grand éloge que Montesquieu
a fait de Tacite, voie tout pour tout abréger.
Une autre raison rend cette histoire générale indispensable. C’est que tout tient à
tout. Une société est un être vivant dont toutes les parties sont solidaires les unes
des autres. Un ouvrage, un auteur ne peuvent être compris isolément. Autour
Ce n’est pas assez dire. Non seulement des fragments détachés ne permettent pas de saisir les relations étroites qui existent entre les choses, ni les mille actions et réactions qu’elles exercent les unes sur les autres ; mais quel chaos ne peuvent-ils pas aussi produire dans l’esprit ! Laissent-ils une impression nette de l’importance relative des choses qu’ils étudient séparément ? Sont-ils conçus d’après les mêmes principes ? Evidemment non. Qu’on me passe encore une comparaison : une nuée de travailleurs s’est abattue sur un terrain où étaient jetés pêle-mêle des matériaux destinés à un vaste bâtiment : les uns ont percé çà et là de grands trous pour éprouver la solidité des couches souterraines ; d’autres ont soigneusement équarri des blocs de pierre pris au hasard ; d’autres ont taillé dans le marbre ou le grès des statues, des colonnes, des moulures. Mais tous ont travaillé séparément, sans plan commun. Il en est résulté un je ne sais quoi d’étrangement incohérent. N’est-il pas nécessaire qu’il vienne un architecte pour coordonner les efforts et les travaux discordants, pour assigner leur place aux fondations, aux murs, aux piliers, pour ramener à des proportions justes ce qui est trop grand ou trop petit, pour construire enfin un édifice dont les différentes parties, comme les membres d’un corps, se fondent en un tout organique d’une harmonieuse complexité ?
Nous voici donc ramenés au plan de cette histoire qui doit embrasser l’évolution d’une littérature entière.
De quelle façon grouper et enchaîner les faits ? Faut-il employer la méthode déductive, celle qui va du général au particulier et qui est usitée surtout dans les sciences mathématiques ? Faut-il préférer la méthode inductive, celle qui va du particulier au général et qui trouve son emploi ordinaire dans les sciences physiques et naturelles ? C’est ce qu’il faut se demander tout d’abord.
Si nous connaissions tous les facteurs dont une œuvre littéraire est le produit et
toutes les conséquences qu’elle produit à son tour, nous pourrions, pour dérouler la
série des phénomènes qui nous occupent, recourir à la méthode déductive. Nous pourrions,
posant au début deux ou trois causes essentielles, former ensuite un tissu serré de
causes et d’effets qui ne laisserait rien en dehors de ses mailles. C’est, au fond, ce
que Taine a voulu faire dans ses remarquables et téméraires essais de critique
historique. C’est même, si l’on veut, l’idéal pour une science de pouvoir se tirer tout
entière de deux ou trois principes féconds, comme le sont les axiomes qui servent de
base à la géométrie. On peut dire que toutes les sciences tendent et s’acheminent vers
cet état de perfection. Mais il faut se garder de confondre le point d’arrivée avec le
point de départ ; l’on a droit d’espérer qu’un jour, dans quelques siècles peut-être, on
pourra comprendre ainsi l’histoire des littératures ; mais
Nous savons, par exemple, que toutes les influences déterminant l’activité humaine
viennent nécessairement ou de l’homme même ou de ce qui l’entoure. Nous savons, par
conséquent, que toutes les causes des phénomènes littéraires se rangent en trois grandes
catégories, sans plus : milieu psycho-physiologique (hérédité, race,
tempérament, etc.) ; milieu terrestre et cosmique (climat, aspect du
sol, nature ambiante, etc.) ; milieu social (conditions économiques,
politiques, religieuses, etc.). Mais nous ne savons pas et nous ne saurons pas de
longtemps les effets précis qui résultent de chacun de ces trois milieux : nous sommes
réduits dans une multitude de cas à des hypothèses non vérifiées, parfois même non
vérifiables, parce que les documents nous manquent ou que les sciences auxiliaires de
l’histoire fournissent des données incertaines. Il en est ainsi pour la part d’influence
qu’il convient d’attribuer à l’hérédité où à cet ensemble fort complexe qu’on désigne
sous le nom de climat. Il s’ensuit que la méthode déductive, employée prématurément,
conduit à des affirmations hasardées et je n’en veux d’autre preuve que les assertions
aventureuses trop faciles à relever dans les brillantes généralisations de Taine.
Il me semble plus modeste et plus sage de nous en tenir à la méthode inductive, de
partir pour le moment de faits bien et dûment constatés, en nous élevant petit à petit à
ces faits généralisés que l’on appelle des lois. Les lois sont beaucoup plus faciles à
constater que les causes. Qu’est-ce, en effet, qu’une loi ? La simple induction, tirée
d’un grand nombre de faits particuliers, qu’en telles circonstances données les choses
se passent de telle ou telle façon. Elles fournissent, en attendant mieux, le moyen
d’ordonner les phénomènes. Elles me paraissent devoir, jusqu’à nouvel ordre, fixer les
cadres d’un ouvrage historique qui veut avoir la marche sûre et prudente de la science.
Elles n’empêchent point, d’ailleurs, de rechercher, chemin faisant, les causes et les
effets dès maintenant accessibles ; elles relèguent seulement cette recherche au second
plan. Elles se prêtent à deux nécessités également impérieuses pour l’historien :
Cela dit, abordons l’histoire d’une littérature.
Une littérature est, comme tout ce qui vit, à la fois matière et mouvement. C’est-à-dire qu’elle se compose d’un certain nombre d’éléments qui varient et se transforment.
Elle est aussi, comme tout ce qui vit, étroitement liée à tout ce qui l’environne. Elle fait partie d’un vaste ensemble, qui se métamorphose en même temps qu’elle.
L’historien doit donc considérer les faits littéraires à trois points de vue divers. D’une part, il doit les envisager en large et en long, si l’on peut ainsi parler, ou, si l’on préfère, étendus dans l’espace et déroulés dans le temps, dans leur existence simultanée et dans leurs développements successifs. D’autre part, il doit rechercher leurs relations de toute nature avec les milieux divers et changeants dans lesquels ces faits se produisent.
Le problème qui se pose à lui se ramène ainsi à trois questions :
1° Quels sont, à un moment donné, les caractères de la littérature qu’il étudie ? Quelle en est la formule ?
2° Quels sont, en ce même moment, ses multiples rapports avec les autres phénomènes qui l’environnent ?
3° Puisque l’observation la plus superficielle constate que cette littérature n’est plus la même cent ans, trente ans, dix ans après un moment quelconque de son existence, comment et pourquoi ce changement s’est-il opéré ?
Peut-on exiger, espérer même, une réponse complète à ces trois questions ? Non, la
réalité contient et contiendra toujours quelque chose que ne peut saisir la science la
plus minutieuse et la plus subtile. Il faut se contenter d’une réponse qui soit
La formule la plus parfaite, en apparence, ne donnera pas tous les éléments qui constituent une littérature à l’un de ses moments, mais elle présentera les principaux caractères des principales œuvres simplifiés, rangés dans un ordre qui révélera au premier coup d’œil leur importance relative.
De même, l’étude la plus attentive ne pourra relever les innombrables rapports de cause, d’effet, de coïncidence, que cette littérature soutient avec la constitution physique et mentale d’une nation, avec la nature du pays où elle se développe, avec toutes les branches de la civilisation dont elle fait partie. Mais elle pourra en rassembler assez pour lui assigner son rôle et sa place dans l’évolution générale de la société dont elle est une des expressions.
De même encore, il n’est guère possible de suivre et de noter jour par jour la marche
des variations du goût ; de marquer, à l’instant même où elle a dû agir, chacune des
causes qui ont modifié son insensible évolution. La vie est une métamorphose continue.
On ne devrait pas chercher le mouvement perpétuel ; on devrait bien plutôt se demander
où il n’est pas. — « Tout passe, tout s’écoule »
, disait déjà un
philosophe grec. — « Tout est un flux perpétuel, répète Diderot. Le monde
commence et finit sans cesse »
. Une littérature, pas plus qu’une plante ou un
homme, n’est exactement aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il s’ensuit que l’historien,
sous peine de se perdre dans la myriade des changements infiniment petits et infiniment
nombreux qui se succèdent dans la durée, doit déterminer des points de repère, ceux par
exemple où une force nouvelle intervient, où un mouvement d’esprits se met en branle,
s’arrête, ou bien change de direction.
Une littérature, dont le développement s’étend sur plusieurs siècles, peut être
assimilée à un puissant cours d’eau qui roule intarissable, reçoit sur la route de
nombreux affluents et traverse beaucoup de pays divers. Parfois, le fleuve semble faire
halte dans la profondeur d’un lac où il s’épure, miroite et s’endort. Mais il se
réveille, reprend son élan, et tantôt lent, tantôt
Le géographe qui l’étudié sait bien que c’est toujours le même fleuve ; mais il est forcé, pour le bien connaître, de diviser sa longue étendue en différentes parties qu’il considère tour à tour. Le bassin du Rhône, par exemple, se découpe à première vue en trois parties qui ont chacune leur caractère particulier : la première, depuis le glacier d’où il sort torrent aux ondes grises et limoneuses jusqu’au point où il entre dans le lac Léman ; la seconde, depuis l’endroit où il y pénètre jusqu’à celui où il disparaît sous terre, étranglé dans une fente de rochers ; la dernière, depuis le moment où il revoit le soleil et peut porter de grands bateaux jusqu’à celui où il se mêle aux flots bleus de la Méditerranée.
Ainsi doit faire l’historien. Sans oublier qu’il n’y a et ne peut y avoir, dans la vie d’une littérature, solution de continuité, il doit diviser le temps comme le géographe l’espace.
Traduisons tout cela en langage plus simple :
Par la complexité, par la solidarité, par la mobilité du vaste ensemble que l’historien d’une littérature embrasse, il est obligé : D’abord de distinguer, dans la suite ininterrompue des âges, des époques enfermées entre des dates aussi précises que faire se peut ;
Ensuite de trouver la formule générale de la littérature pendant chacune de ces époques ;
Puis d’indiquer, ses attaches, lors de ces mêmes époques, avec tous les phénomènes d’ordre divers au milieu desquels elle évolue ;
Enfin, d’expliquer par quelles transitions et, si possible, par quelles causes et suivant quelles lois elle a passé de l’une à l’autre.
Ce sont là les grandes lignes de son travail ; ce sont les cadres où doit venir s’enchâsser l’étude des grandes œuvres individuelles qui retrouveront ainsi leur place naturelle dans la série des œuvres environnantes.
La suite de cet ouvrage est destinée à développer le détail du plan général que je viens d’esquisser.
Comment déterminer d’une façon scientifique les diverses périodes qui remplissent les neuf siècles de la littérature française ? Telle est la première question à résoudre.
Il serait aisé de les tailler au hasard : mais ce découpage arbitraire n’aurait aucune valeur. Il est évident qu’une division de ce genre, pour être satisfaisante, doit être imposée par la réalité.
Il faut recourir aux procédés des classifications naturelles : rapprocher, comparer les œuvres littéraires nées à différents moments ; constater les caractères principaux qu’elles présentent ; noter à quelle date apparaissent ceux-ci et disparaissent ceux-là. Nous avons le droit de dire : L’existence de tels caractères constitue une époque. La disparition de ces mêmes caractères marque la fin de cette époque et le commencement d’une autre.
On découvre à première vue qu’il y a des caractères d’une persistance inégale. Il en est qui se retrouvent en tout temps ; d’autres qui durent plusieurs siècles ; d’autres qui s’effacent au bout de trente ou quarante ans ; d’autres qui périssent en une quinzaine d’années ou même au bout de deux ou trois ans.
Il suit de là que toutes les œuvres de la littérature française forment ainsi des
groupes, d’abord considérables, qui comprennent d’autres groupes plus petits, auxquels
sont subordonnés des groupes moindres encore. Il s’ensuit, en d’autres
La grosse difficulté est de marquer le point précis où l’une finit, où l’autre
commence. On connaît cet axiome qui, pour être exprimé en fort mauvais latin, n’en
exprime pas moins une idée fort juste : Natura non facit sallus. La
nature n’avance point par bonds et saillies ; elle marche pas à pas. Entre deux espèces
animales ou végétales voisines, il y a régulièrement une frontière indécise, une série
de formes intermédiaires. On peut appliquer la même remarque à l’histoire : l’humanité
fait aussi partie de la nature. Il n’y a pas de saut brusque d’une époque à une autre ;
il existe toujours une transition plus ou moins longue. Même quand éclate une de ces
crises d’évolution qu’on appelle des révolutions, elle a été annoncée par des signes
avant-coureurs, elle a été préparée souvent durant de longues années dans la profondeur
des âmes. Le jour où elle passe dans les faits, c’est qu’elle est déjà presque
entièrement accomplie dans les esprits.
Il n’est donc pas permis de s’attendre à des dates d’une précision mathématique qui
mesurent, aussi nettement que des stations sur une ligne de chemin de fer, les étapes de
la littérature. Cette réserve faite, il est assez aisé de découvrir, presque du premier
coup d’œil, trois grandes périodes dans notre histoire littéraire. La première comprend
tout le moyen âge et se prolonge, jusque vers le milieu du e
Il est sans doute peu nécessaire de faire remarquer combien les confins qui séparent
ces grandes périodes sont vagues et incertains. Entre la première et la seconde comme
entre la seconde et la troisième s’étendent de vastes espaces mixtes et partant
litigieux. N’y a-t-il pas entre la clarté du jour et l’obscurité de la nuit l’indécise
grisaille crépusculaire ? Ainsi l’on peut bien dater le commencement de notre ère
classique du moment où Du Bellay et Ronsard entrent en jeunes conquérants dans la
carrière littéraire. Mais Le Maire des Belges, soixante ans plus tôt, est un Ronsard
anticipé. L’esprit de la Renaissance, avant de rayonner et de resplendir avec la
Pléiade, perce discrètement dans Marot et s’allie étrangement dans Rabelais aux contes
gras et aux copieux lazzi du moyen âge. L’âge intermédiaire n’a guère duré moins de cent
ans. — De même, J.-J. Rousseau est un romantique avant le romantisme. L’école nouvelle a
ses précurseurs dans Chateaubriand et Mme de Staël. L’école ancienne
a ses attardés dans Viennet et quelques autres. Casimir Delavigne, Pierre Lebrun, Soumet
sont des semi-romantiques. Il faut aussi près d’un siècle à la transformation pour être
achevée.
Malgré la confusion créée par ces lents crépuscules, il est relativement facile de
distinguer les grandes périodes de notre e
Voltaire, quand il mit en honneur l’appellation consacrée de « siècle de Louis XIV », eut au fond une idée heureuse. Sans doute, un siècle est un ensemble trop complexe pour être représenté par un seul individu. On peut dire, en modifiant légèrement le vers fameux du poète :
Non, un sièclen’est à personne.
Puis, cette désignation laisse encore à désirer au point de vue de la précision ; le
mot de siècle est trop vaste ; le mot d’époque
vaudrait mieux, à condition d’être précisé par les deux dates qui enferment le
gouvernement personnel du Roi-Soleil (1661-1715). Du moins Voltaire semble-t-il avoir
entrevu que les variations du goût littéraire se lient aux grands événements politiques,
et aussi que dans une monarchie absolue la disparition du souverain est d’ordinaire le
signal d’une réaction contre les idées et les pratiques du règne précédent.
La vérité est que, pour déterminer les périodes secondaires, il faut étudier avec un
soin extrême l’histoire générale. Il est des cas où le cours régulier des choses est
interrompu brusquement ; où chaque génération veut un régime refait à son gré et brise
d’un coup violent la chaîne des traditions. Ainsi, notre siècle est coupé, d’une façon
si visible qu’elle crève, pour
Ces dates se recommandent d’elles-mêmes à l’historien. D’autres fois, au contraire, il lui faut une attention méticuleuse pour saisir, sous une surface calme, le frisson presque imperceptible d’un ébranlement profond.
Je choisis pour exemple l’époque qui va de 1715 à 1789 et qui constitue le cœur même du
e
C’est l’instant où la France, qui semble avoir dû ses dernières victoires à la vitesse
acquise au siècle précédent, va déchoir de sa grandeur militaire ; le traité
d’Aix-la-Chapelle, signé en 1748, est pour elle une halte, présage d’une décadence
prochaine. C’est l’instant où va se produire un schisme parmi les philosophes, où
Rousseau va disputer à Voltaire la royauté des intelligences, où la sensibilité va
s’opposer à la raison, où le courant négatif en matière religieuse va entrer en lutte
avec un courant positif qui ramène les esprits vers le christianisme et les doctrines
spiritualistes. C’est encore l’instant où les attaques Discours sur l’origine de
l’inégalité.
Les contemporains les plus clairvoyants remarquèrent ce changement de direction dans la
pensée française. Voltaire écrivaitDictionnaire
philosophique, article « Blé ».« Vers l’an 1750, la nation
rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans, d’histoires
romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques
sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On écrivit des
choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les
laboureurs. »
Et en même temps qu’un élan rapide entraînait la France d’alors
vers la liberté et l’égalité, naissait un mouvement parallèle qui, au nom de la nature,
allait renouveler la littérature française. Assurément des faits de cette espèce ont
plus de portée dans la vie d’un peuple que la mort d’un prince, voire même qu’une
bataille gagnée ou perdue ; mais ils sont cachés, et l’historien n’a pas trop de toute
sa perspicacité pour les découvrir ni de tout son talent pour les mettre en lumière.
Comme il arrive toujours en pareil cas, une série de petits faits individuels trahit la
puissante évolution qui s’accomplit obscurément. Et en effet, aux environs de 1750,
voici Montesquieu qui disparaît, sa tâche faite ; Voltaire, qui va chercher hors de sa
patrie un asile où il puisse dire librement ce qu’il pense ; Rousseau, qui entre dans la
gloire par un coup de foudre ; Diderot, qui se fait mettre en prison pour son début dans
la littérature philosophique ; Buffon, qui publie les trois premiers volumes de son Histoire naturelle ; l’Encyclopédie, cette énorme
machine de guerre, qui commence à battre en brèche les remparts croulants de l’ancien
régime. Autant d’indices révélateurs qui confirment le droit que nous avons de dire :
Vers ce temps-là, quelque chose de nouveau apparut.
Ce n’est point notre intention ni notre affaire d’énumérer ici
D’abord les changements littéraires et les changements politiques, quoique liés entre
eux de façon étroite, sont souvent loin de se produire ensemble. On peut dire qu’en
général les changements d’idées précèdent et que les changements de forme, suivent une
métamorphose sociale. Ainsi, la littérature française du e
Ensuite, il ne faut pas se figurer que les diverses périodes seront toutes de grandeur
égale. Si nous jugions uniquement d’après ce qui se passe de nos jours, nous pourrions
affirmer qu’une certaine façon de concevoir l’art et le monde dure environ trente-cinq
ou quarante ans. Il est aisé, en effet d’observer que, de 1815 à 1850 environ,
l’idéalisme a dominé en France, et que, de 1850 à 1885 à peu près, la conception
réaliste a pris à son tour le dessus. On pourrait dire encore que ces périodes,
considérables pour la courte durée d’une vie humaine, se divisent en deux moitiés et
que, tous les quinze ou vingt ans, comme le prouvent les révolutions du e
Il ne faut pas non plus (c’est une question de mesure) multiplier à l’infini ces
espèces de compartiments qui sont destinés à mettre de la clarté dans la longue série
des faits, mais qui peuvent, s’ils sont trop nombreux, aboutir au résultat contraire.
Qu’on se rappelle l’aventure de Jean Petit, le théologien, qui se chargea, au e
Supposons que nous ayons dressé comme il convient, la liste des différentes périodes, qui sont comme les étapes de notre itinéraire à travers le passé. Nous n’avons encore que des cadres vides : il s’agit de les remplir. Comment procéder pour sillonner le terrain en tous sens et pour ne rien omettre de ce qui doit être noté et examiné ?
Nous nous trouvons désorientés, perdus au milieu d’une quantité effrayante d’œuvres. Comment nous y reconnaître ? Comment les étudier, les grouper, les classer ?
Le bon sens indique qu’il faut aller du simple au composé, du particulier au général, et, par conséquent, qu’il faut déterminer tout d’abord les procédés d’étude qu’il convient d’appliquer à une œuvre littéraire, prise isolément.
Mais, en présence de toute œuvre littéraire, on peut se placer à deux points de vue divers.
On peut se borner à constater certains des caractères qu’elle présente et à les établir
de façon à défier toute contradiction. On peut dire, par exemple : Cette œuvre est en
vers ; les vers ont tant de syllabes ; la césure en est régulière ; les rimes en sont
riches ; elles sont combinées de telle ou telle manière. L’auteur y exprime telles
idées, tels sentiments. Il y redit à sa façon des choses qui ont été dites avant lui par
d’autres écrivains de tel siècle et de tel pays. Il a réussi à charmer certains de ses
contemporains ; il a déplu à certains autres ; il a trouvé,
Ou bien l’on peut émettre sur cette même œuvre des appréciations personnelles, la louer ou la blâmer, en un mot la juger. On peut dire : elle est exquise, excellente, adorable ; ou bien : son mérite est surfait ; elle est pleine de défauts, mal composée, mal écrite, mal pensée, immorale, que sais-je encore ? Bref, on peut énoncer un jugement, qui variera d’une époque, d’une contrée, d’une personne à une autre, qui ne pourra jamais être fixé, témoin les hauts et les bas par lesquels a passé toute réputation. Le divin Homère a été parfois traité de radoteur. Racine a été, selon les moments, considéré comme un poète merveilleux de grâce et de pénétration ou comme un auteur de tragédies aussi ennuyeuses que régulières. Voltaire, suivant Gœthe, a été un génie multiple pour lequel il déroule une longue litanie d’éloges ; suivant Joseph de Maistre, ce fut un petit esprit et un grand corrupteur, auquel il consent qu’on élève une statue, à condition que ce soit par la main du bourreau.
Cela revient à dire qu’en présence d’une œuvre littéraire se posent toujours deux
questions : une question de fait, sur laquelle l’accord peut
s’opérer ; une question de goût, sujet d’interminables
discussions.
L’historien, comme tout homme, rencontre sur son chemin ces deux questions différentes et si souvent confondues. Mais avant tout il doit s’occuper de la première ; et, s’il ne peut éviter la seconde, nous tâcherons de montrer commentai doit, en y touchant, réduire autant qu’il est possible la part de ses préférences personnelles. Il sied donc de commencer par l’étude scientifique d’une œuvre littéraire.
Étude scientifique d’une œuvre littéraire ! singulière alliance de mots ! Antithèse qui surprend et qui choque ! Elle n’est pourtant que l’expression précise de cette vérité très simple, qu’il y a, quand on examine une œuvre littéraire, des faits qu’on peut mettre hors de doute, connaître de science certaine. Ces faits me paraissent pouvoir être rangés sous trois chefs différents :
caractères de cette œuvre, les traits particuliers
qui la ; distinguent ;
2° Quelques-unes des causes qui ont contribué à la rendre, telle
qu’elle est ;
3° Quelques-uns des effets qu’elle a produits, soit sur les
contemporains, soit sur la postérité.
Je vais tâcher de démontrer que ces trois ordres de faits peuvent être atteints par une enquête prudente et habile.
On peut la définir ainsi : une œuvre qui cherche à plaire en exprimant et en suggérant, à l’aide de phrases écrites ou parlées, des sensations, des sentiments, des idées, des tendances pratiques, des visions et des aspirations idéales.
Une œuvre qui cherche à plaire. Ces mots sont essentiels. Un traité
de géométrie, une lettre d’affaires, un manuel de la parfaite cuisinière n’ont rien à
voir d’ordinaire avec la littérature. Et cependant un traité scientifique, une lettre,
un manuel de cuisine deviennent littéraires en une certaine mesure, dès qu’y apparaît un
souci d’ordre, de clarté, d’élégance, de bien dire. Qui songerait à exclure de la
littérature les ouvrages de Buffon, les lettres de Mme de Sévigné,
la Physiologie du goût de Brillat-Savarin ? Il y a des œuvres où
plaire est le but principal et presque unique de l’écrivain ou de l’orateur : tels un
conte, un roman d’aventures, un vaudeville, un discours d’apparat. Il en est d’autres où
plaire n’est qu’un but secondaire ou, mieux encore, un moyen de gagner l’esprit par le
cœur, de faire pénétrer des vérités ou de déterminer des résolutions à l’aide de phrases
artistement enchaînées : tels un sermon, un pamphlet, l’exposé d’une théorie
scientifique. Mais, pour être littéraire} il faut qu’une œuvre, quelle qu’elle soit,
provoque ce genre de plaisir particulier qu’on a nommé le plaisir esthétique ; il faut
les choses
exprimées, que j’ai réduites à cinq catégories correspondant à la nature même de
l’hommemoyens d’expression.
Il suit de là que, pour connaître complètement une œuvre littéraire, il faut la
soumettre à une double analyse, l’une interne, l’autre externe. Je veux dire qu’il faut considérer tour à tour en elle le fond et la
forme, ces deux choses intimement unies qu’on peut cependant séparer par
abstraction.
Commençons par l’analyse interne.
Elle portera sur les cinq ordres de qualités qu’une œuvre peut avoir en vertu de la
définition précédente : qualités sensorielles, sentimentales,
intellectuelles, tendancieuses, idéales ou supra-sensibles.
§ 1. — Comme toutes les impressions qu’un homme peut recevoir du dehors passent nécessairement par ses sens, pi est bon de se demander tout d’abord à quels sens une œuvre parle, quel genre de sensations elle traduit.
Par exemple, vous relevez chez un écrivain la fréquence des images, le souci du décor, du costume, de la mise en scène, de ce qu’on appelle le pittoresque. Vous constatez ainsi sans peine que les sensations de la vue prédominent dans son œuvre ; vous pouvez dire que l’écrivain est un visuel. Mais ce n’est pas assez. Il faut arriver à plus de précision ; il faut classer ces sensations elles-mêmes. Il faut se demander ce qu’il voit. Est-il sensible aux couleurs ? Et quelles sont les couleurs qui le frappent le plus ? Aime-t-il les contrastes violents, les effets de lumière éclatants ? Ou, au contraire, reproduit-il avec prédilection les nuances douces et tendres, les harmonies délicates et changeantes comme celles du cou de la colombe ?
Mais la couleur n’est qu’une des qualités que la vue peut saisir dans les objets. Il
convient de faire porter une enquête semblable sur la figure des choses. Comment
l’écrivain que
Voilà bien des questions. On peut en ajouter beaucoup d’autres. La vue nous révèle
l’étendue. Il faut donc chercher si une œuvre nous fait percevoir le petit ou le grand,
le microscopique ou le démesuré, ou encore tous les deux ou seulement les aspects
moyens. Ainsi tel écrivain emploiera toutes ses ressources à rendre sensible la mer ou
la montagne dans ce qu’elles ont de plus grandiose ; tel autre mettra tout son art à
reproduire les fins détails d’une fleur ou d’un visage féminin, la grâce d’un
arbrisseau, d’une petite rivière, d’une clairière ensoleillée, d’une maisonnette
tapissée de plantes grimpantes. Bernardin de Saint-Pierre a poussé jusqu’à la plus
extrême minutie la description d’un fraisier. Théophile Gautier (les
Grotesques) s’est espacé avec complaisance autour du nez de Cyrano de Bergerac.
J.-J. Rousseau, quand il trace le dessin d’un verger selon ses rêves, a soin de border
les limites de cet Elysée d’une rangée de grands arbres, afin que la vue ne s’égare pas
sur les hautes montagnes environnantes : il emprisonne le regard dans le fouillis frais
et vert où se complaît sa rêverie. Sainte-Beuve s’arrête volontiers à ce qu’il nomme
« les coteaux modérés »
.
Ce n’est pas tout. C’est par la vue que nous constatons d’ordinaire le mouvement, que
l’ouïe et le toucher nous font aussi connaître. Il faudra donc rechercher quelles sortes
de mouvements l’œuvre retrace : mouvements souples, ondoyants, rapides, comme ceux des
torrents, des fauves, des enfants ; mouvements lents, solennels, majestueux, comme ceux
d’un grand fleuve, d’un cortège d’apparat, d’une procession religieuse, Collection des grands écrivains
français), a heureusement appliqué cette méthode.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que d’un seul de nos sens ; il est vrai que c’est, dans l’enquête que nous poursuivons, le plus important par la multitude et la diversité des impressions qu’il nous fournit. Mais il faut répéter pour les autres sens une série d’opérations analogues.
Regardez tel morceau littéraire : c’est un tableau, parfois un bas-relief. Quand
Théophile Gautier disait : « Je suis un homme pour qui le monde visible
existe »
, — il voulait dire qu’il savait voir et décrire un intérieur, un
paysage, un monument. Il s’avouait écrivain pittoresque et plastique. Aussi écrivait-il
en tête d’un de ses recueils de poésies ce titre significatif : Emaux et
Camées. Il sentait sa parenté artistique avec l’orfèvre et le ciseleur. Les
frères de Goncourt, de leur côté, avaient coutume d’apercevoir la nature à travers un
tableau de musée ; ils disaient couramment d’un paysage : c’est un Van der Meulen, un
Corot, un Ruysdaël. Eux aussi, comme Hugo, comme Gautier, sont avant tout des
visuels.
D’autres sont des auditifs. Ils font, en écrivant, des « transpositions d’art » d’un
genre différent. Leurs œuvres sont des symphonies. Elles s’adressent principalement à
l’oreille. Il faut alors noter l’harmonie spéciale qui s’en dégage. Ici ce sera une
harmonie douce, berceuse, un peu monotone et assoupissante, pareille au murmure des
vagues qui expirent sur la plage ou au souffle du vent qui se joue dans les branches ;
telle vous la trouverez dans les vers de Lamartine. Ailleurs ce sera une harmonie
vibrante, guerrière, un peu rauque parfois, comme dans certaines odes de Victor Hugo.
Tel poète recherchera les rythmes bien marqués et les mots sonores éclatant comme une
fanfare : c’est le cas pour José de Hérédia. D’autres, des rêveurs, comme Verlaine,
jaloux de donner à leur poésie le vague de la musique, composeront en vers imprécis,
flottants Romances sans paroles.
Même analyse à faire pour le goût et l’odorat. Baudelaire, en composant ses Fleurs du mal, a rempli son livre de parfums étranges, artificiels,
raffinés, capiteux ; et les réalistes de tous les temps, attirés vers ce qu’il y a de
plus grossier et de plus animal dans l’homme, par conséquent vers les sensations
réputées les moins nobles, parce qu’elles intéressent moins l’intelligence, ont été
particulièrement préoccupés des saveurs et des odeurs. Je n’en citerai que deux preuves.
Chacun sait que Zola (Le Ventre de Paris) s’est délecté à décrire en
style plantureux les puissants aromes des fromages et de la charcuterie ; et deux
siècles plus tôt, Saint-Amand, avec un lyrisme rabelaisien, chantait aussi le fromage et
« la crevaille ». D’autres écrivains, par exemple André Theuriet, ont des pages qui
embaument la fraise, la menthe, la framboise, les fruits mûrs et le foin coupé.
D’autres, comme Gustave Droz, sentent la poudre de riz, le musc, le lubin, les parfums
des boudoirs.
Il faut noter avec soin cette particularité et j’en dirai autant du toucher, qui peut être plus ou moins sensible aux impressions de chaud et de froid, de douceur ou de dureté, de rudesse ou de poli, etc.
C’est dans cette catégorie que rentrent les sensations voluptueuses, toutes les variétés de la sensibilité amoureuse, qui est, suivant les gens, fine ou grossière, émoussée ou violente, etc.
Je ne puis ni ne veux dire tout ce que peut révéler cette enquête sur les sensations. On voit assez, sans que j’insiste davantage, qu’elle est féconde en renseignements nombreux et précis.
§ 2. ― L’analyse des sentiments exprimés par l’écrivain est plus riche encore en résultats.
Il est nécessaire de recourir ici à l’aide de la psychologie. Il faut savoir regarder dans son ensemble et classer toute la flore des sentiments humains pour distinguer ceux que contient une œuvre littéraire.
A considérer leur nature, ces sentiments sont tous des
Mais on doit examiner les sentiments à d’autres points de vue. — Quel est leur degré d’intensité ? Sont-ils tempérés ou violents, forts ou faibles, éphémères ou durables ? Puis, à quels objets se rapportent-ils ? A nous-mêmes ? aux autres hommes ? A des êtres ou à un être supérieur ? Sont-ils égoïstes, altruistes, mélangés de l’un et de l’autre ? Concernent-ils la famille, la patrie, l’humanité tout entière ? Sont-ils esthétiques, moraux, religieux ?
Enfin, ces mêmes sentiments sont-ils simples ou complexes, primitifs ou acquis, communs ou exceptionnels ?
De la sorte, surgissent une quantité de questions qu’on doit se poser et auxquelles peut répondre l’examen d’une œuvre littéraire. Des exemples éclairciront ce que tout cela peut avoir d’abstrait.
Il arrive souvent que la peinture d’un sentiment prédomine dans une œuvre. Ainsi il est évident, presque au premier coup d’œil, que Racine se plaît à suivre, dans les méandres du cœur humain et surtout du cœur féminin, l’amour-passion, comme dit Stendhal, l’amour tragique avec son cortège de fureurs, de jalousies, d’emportements allant jusqu’au meurtre et au suicide. Il est tout aussi évident que Marivaux aime à démêler les coquetteries, les manèges, les timidités de l’amour-goût, d’un amour mondain, aimable, qui se cache ou s’ignore et qui arrive à peine à être une passionnette.
Tel auteur, comme Corneille, nous montre sous mille faces le triomphe de l’énergie et les sentiments de fierté qu’une volonté ferme donne à une âme virile.
Tel autre, comme Zola, met d’ordinaire en action les appétits
Parcourez toute l’œuvre de Colin d’Harleville : vous n’y trouverez que des affections douces, des sentiments tendres voilés d’une légère brume de mélancolie.
Prenez les nouvelles et les romans de Mérimée : ce ne sont au contraire le plus souvent qu’émotions fortes, violentes, éclatant en actes brusques, imprévus et sanglants.
Mais il est rare qu’un écrivain se borne à retracer une seule espèce de sentiments. Presque toujours, quelle que soit sa prédilection pour celle-ci ou celle-là, il touche à beaucoup d’autres. Balzac parcourt à peu près toute la gamme des passions. Vous trouverez chez lui, portés au paroxysme, l’amour de la possession, dégénérant en avarice effrénée ; l’amour paternel poussé jusqu’au sacrifice de soi-même ; l’amour sensuel finissant en manie ; le sentiment de l’honneur commercial, arrivant à l’héroïsme ; l’amour de la richesse et du pouvoir, aboutissant au crime et acquérant une certaine grandeur par son excès même.
Racine, à côté de ces grandes amoureuses qui s’appellent Hermione et Phèdre, a peint cette mère admirable qui s’appelle Andromaque, ce croyant fanatique qui se nomme Joad, cette ambitieuse qui est Agrippine.
Victor Hugo mêle à la véhémence des colères politiques une pitié ardente pour tous ceux qui souffrent, depuis les parias de la société humaine jusqu’à l’araignée, à l’ortie, au crapaud, ces parias du règne animal et végétal. Il a pour les enfants une tendresse infinie, une tendresse de grand-père et presque de grand’mère.
La Fontaine trahit une certaine antipathie pour l’enfance, « cet âge sans
pitié »
, en même temps qu’une sympathie profonde et fort rare de son temps
pour les bêtes. Tout reste d’ailleurs chez lui dans la note tempérée.
Le souci du moi tient la première place dans Chateaubriand ; l’amour de l’humanité, mieux encore, de tout ce qui vit, envahit et anime les livres de Michelet et de G. Sand.
Edgar Pæ a rendu avec intensité les angoisses de la peur ; V. Hugo a maintes et maintes fois décrit les souffrances de la douleur physique.
A. de Vigny trahit une désespérance intime par des cris sourds, des mots amers, des maximes misanthropiques.
L’amour de l’art devenant une maladie, une frénésie, fait le fond de tel roman des
Goncourt ou de Zola (Manette Salomon, L’œuvre).
On voit quelle variété de combinaisons offrent les sentiments exprimés par les écrivains, et nous sommes loin de les avoir toutes énumérées.
Si l’on voulait rencontrer des sentiments étranges, recherchés, extraordinaires, on n’aurait qu’à examiner l’œuvre de Baudelaire, de Huysmans, de Verlaine. On trouverait lit de singuliers mélanges, la soif de la volupté unie à la crainte du lendemain de la vie, la sensibilité débridée faisant ménage avec une religiosité hystérique, etc.
La sensibilité humaine a été s’augmentant et s’affinant de siècle en siècle ; et, les Goncourt l’ont quelque part remarqué, elle réserve encore bien des filons inexplorés à ceux qui essaient d’en rendre la complexité croissante.
C’est pourquoi ce que j’appellerai l’analyse sentimentale d’une œuvre littéraire doit être de plus en plus pénétrante et multiple. Il y faut un effort d’attention et de patience. Mais il n’est pas chimérique de rêver que le tableau des sentiments exprimés par une œuvre puisse être assez complet, assez nuancé, pour que leur importance relative et même leur intensité ressorte par leur simple rapprochement. Intéressant par ce qu’il renfermera, ce tableau ne sera pas moins instructif par ce qu’il ne contiendra pas. Que de lacunes révélatrices et faciles à constater, depuis ceux qui n’ont pas senti la nature extérieure, comme Boileau, jusqu’à ceux auxquels manque le souci de l’au-delà, comme Stendhal ; depuis ceux qui n’ont jamais eu le moindre battement de cœur pour une cause politique et sociale jusqu’à ceux auxquels l’amour de la famille paraît être resté presque tout à fait étranger, témoin l’étrange époux et père que fut notre La Fontaine !
§ 3. ― Supposons ce tableau tracé avec tout le soin possible ;
Le champ à parcourir est énorme. Pour peu qu’un auteur ait vécu longtemps, que son œuvre contienne de nombreux volumes, on risque de voir défiler devant soi presque toutes les idées d’un demi-siècle, des idées sur toutes sortes de choses, sur ce qu’on peut connaître et même sur ce qu’on ne peut pas connaître. Comment se retrouver dans cette masse immense ?
Il faut encore grouper, classer. On cherchera la conception que l’auteur se faisait du monde extérieur, de la société humaine, de la vie, de l’art, de l’ensemble des choses. Autrement dit : idées relatives à ce qui est du domaine des sciences physiques et naturelles ; idées morales ; idées politiques et sociales ; idées esthétiques ; idées philosophiques et religieuses ; tels sont les principaux cadres qu’il faudra remplir les uns après les autres.
La tâche est plus longue que difficile. Il y a des auteurs qui étalent ce qu’ils pensent de la religion, de la politique, de la destinée humaine et dont les opinions forment un système fort bien lié : tel est Bossuet, par exemple, ou Montaigne. D’autres, il est vrai, par prudence ou par goût du mystère, se voilent à demi, usent de réticences, veulent être devinés : du nombre sont Rabelais et Fontenelle. D’autres disent tour à tour blanc et noir, s’amusent à se contredire et se gardent presque toujours de conclure : Renan fut un maître en ce genre. L’analyse exige donc, suivant les cas, plus ou moins de sagacité, plus ou moins de précautions. Mais en général elle ne dépasse point la portée d’une intelligence moyenne et elle arrive à constituer une série de documents solides.
Le simple examen du nouveau tableau qu’on forme ainsi permet de constater si les idées
de l’écrivain qu’on étudie étaient rares ou nombreuses, claires ou obscures, indécises
ou arrêtées ; si elles ont changé au cours de sa carrière s’il y a des matières
auxquelles il songeait peu ; si au contraire il a été obsédé par la préoccupation de tel
ou tel problème. On possède en un mot un résumé de son activité et de son évolution
intellectuelle. On peut, par la même occasion, se poser quelques questions qui pénètrent
plus profondément. On peut se
Il sera aussi facile de constater laquelle ou lesquelles parmi les facultés intellectuelles a ou ont le plus de part dans une œuvre littéraire.
Ainsi il y a dans l’esprit humain deux facultés opposées et coexistantes : l’une est la
faculté créatrice, celle qui invente, qui avec des éléments anciens construit quelque
chose de nouveau : on l’appelle l’imagination. L’autre est la faculté
modératrice, celle qui refrène les élans et les écarts de la première, qui essaie de lui
imposer des règles et des limites : on la nomme la raison. Elles peuvent exister très
souvent côte à côte dans une même œuvre. Mais très souvent aussi l’une ou l’autre
prédomine et cela suffit pour établir une distinction très nette entre deux
ouvrages.
Il faudra recourir encore aux secours de la psychologie moderne, qui dénombre et classe les différentes opérations de l’intelligence : on aura de la sorte une nouvelle voie ouverte à l’enquête scientifique que nous poursuivons.
§ 4. — Plus délicate est la quatrième analyse qui s’impose à nous dans l’analyse interne d’une œuvre littéraire. Il s’agit maintenant de relever les tendances, les intentions, les desseins qu’elle peut manifester.
Sans doute, il y a des œuvres qui ont la prétention de n’avoir aucune tendance ; de
refléter, avec l’indifférence d’un miroir, les mœurs environnantes ou le spectacle de la
nature. Mais
On oublie trop souvent qu’une œuvre littéraire n’a pas toujours pour but essentiel de plaire ; qu’elle s’efforce en bien des cas de persuader, de convaincre, de changer les âmes, et, par leur intermédiaire, les mœurs et les lois. Par exemple, un plaidoyer, un sermon, un discours ou un pamphlet politique n’ont pas pour unique ni même pour principale raison d’être, de charmer : c’est par surcroît qu’ils veulent plaire. Ils visent avant tout à modifier les volontés, à déterminer des résolutions et des actes. La beauté n’est pour eux qu’un moyen d’arriver plus sûrement à leurs fins.
S’il est des genres littéraires voués ainsi à l’action par leur nature même, tous
peuvent à l’occasion prendre ce caractère militant. On sait assez que le théâtre devint
pour Voltaire une [tribune publique du haut de laquelle il attaquait ses adversaires et
prêchait des idées neuves. « Les poètes dramatiques sont les meilleurs
prédicateurs de l’Empire »
, écrivait-il. Un dictionnaire (quoi de plus anodin
qu’un dictionnaire, semble-t-il ?) se transforme en une colossale machine de guerre,
quand il est composé par Bayle ou quand il s’appelle l’Encyclopédie.
Une chanson, comme la Marseillaise, a aidé parfois à gagner des
batailles ou à faire une révolution. Le roman à thèse a été
Il suit de là qu’il faut se demander quels effets pratiques une œuvre littéraire aspire à produire, quel but elle poursuit. Ce procès de tendance peut paraître indiscret et être souvent difficile à instruire : il n’est pas cependant au-dessus des forces d’un habile analyste. Les intentions de l’auteur, ou tout au moins ses tendances, se trahissent ici par l’approbation d’un acte ou d’une pensée, là par une ironie, tantôt par une préface, tantôt par la conclusion de l’ouvrage, souvent par la peinture des caractères ou encore par mille autres signes qu’il serait trop long d’énumérer.
Parfois, l’auteur prend la peine de dire ce qu’il veut. Il combat à visage découvert ;
il met une cocarde à son chapeau. Voltaire s’écrie quelque part : « Qu’est-ce
qu’une pièce qui ne fait pas pleurer ? »
— Et il déclare qu’il entend faire
des tragédies tragiques, qui arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Nous voilà
prévenus qu’il va rechercher des situations ultra-pathétiques, et en effet il nous
montre une mère sur le point de poignarder son fils (Mérope), un fils
assassinant son père (La mort de César), un frère près d’épouser sa
sœur (Mahomet). Nous savons à n’en pas douter, par ces conflits
violents de devoirs et de passions autant que par ses aveux formels, qu’il a prétendu
frapper fort, faire couler des flots de larmes, tendre les nerfs jusqu’au paroxysme.
Lorsque André Chénier, sous les verrous, rime ses Iambes et
s’écrie :
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice ! Toi, Vertu, pleure, si je meurs !
nous ne pouvons pas méconnaître qu’il brûle de nous faire partager uné indignation vengeresse.
Souvent le titre seul de l’ouvrage nous renseigne sur l’effet visé. On est dûment
averti, en ouvrant les Châtiments de Victor Hugo, qu’il va se faire
justicier et fouailler ses ennemis.
Parfois, au contraire, l’auteur se cache à demi. Il se dérobe en se livrant. Il procède
par réticences, par demi-mots. C’est ce qui arrive d’ordinaire aux époques de
compression politique
Ainsi, sans secours étranger, on arrive vite en la plupart des cas à savoir quel
sentiment, quelle disposition d’esprit une œuvre a été destinée à produire. Victor Hugo,
dans la pièce des Contemplations intitulée « Melancholia », travaille
visiblement à propager la haine de l’injustice, à stimuler la pitié fraternelle pour les
êtres souffrants. Plus d’une fois, sans doute, un ouvrage est fait pour laisser une
impression double ou multiple, comme telle fable de La Fontaine qui se termine par deux
morales. Mais toujours, même chez les écrivains qui prennent à tâche de demeurer
impersonnels, perce la passion qui leur tient le plus à cœur et qu’ils ont l’envie
inconsciente de rendre contagieuse en l’exprimant. A certaines ironies féroces et
énormes on devinerait, ne le sût-on pas d’ailleurs, que Flaubert a écrit l’histoire de
Madame Bovary, afin de satisfaire et de répandre son mépris de la
vulgarité bourgeoise.
Bref, on pénètre assez aisément jusqu’aux intentions qui se croient le mieux cachées ; et si, malgré tout, elles viennent à rester douteuses, il faut avoir le courage de conclure par un point d’interrogation. L’équivoque est une bonne caractéristique de certaines œuvres.
§ 5. — Reste une cinquième et dernière espèce d’analyse interne. Une œuvre ne se borne
pas toujours à décrire ou à exprimer la réalité. Elle peut emporter les esprits au-delà
du monde sensible, offrir des visions de choses surhumaines, s’élancer sur les ailes du
rêve dans des régions inaccessibles à la science et à la raison. C’est le cas pour toute
la littérature fantastique et mystique. Qu’il s’agisse de contes de fées qui
Songez. à quelqu’un de ces poèmes obscurs ou grandioses où V. Hugo fait parler en vers
apocalyptiques ce qu’il appelle la bouche d’ombre, où il entend la
voix de spectres gigantesques visibles pour lui seul ; rappelez-vous l’Eloa d’Alfred de Vigny, où anges et démons flottent dans l’espace indéterminé,
et les Tragiques de d’Aubigné, où le poète transformé en voyant nous
dit la joie ineffable des élus et les transes immortelles des damnés. Regardez aussi, si
vous voulez, ces histoires macabres de morts vivants, d’êtres inanimés prenant une âme,
d’ombres impalpables circulant autour de nous, comme vous en trouverez à foison dans les
légendes du moyen âge ou, plus près de nous, chez Maupassant ou chez Rollinat. Lisez
encore ces romans où l’auteur nous transporte dans une société qui n’a jamais existé,
comme a fait Voltaire en nous décrivant le merveilleux pays d’Eldorado, ou comme font de
nos jours les frères Rosny en nous introduisant dans les profondeurs de la terreLes profondeurs de Kyamo. Librairie Plon,
1896.
Aussi quelle série de nouvelles questions à nous poser ! Dans quel domaine l’écrivain
nous entraîne-t-il avec lui ? Est-il attiré du côté religieux ou du côté social ?
Cherche-t-il à produire l’extase ou le frisson ? Emprunte-t-il à la tradition ses
vieilles croyances ou crée-t-il, en s’aidant de la science la plus récente,
Là encore il faut retourner l’œuvre de mille manières pour la considérer sous toutes
ses faces ; et, pour résumer le travail qu’il sied d’accomplir, disons que l’analyse
doit porter sur la nature, la variété, la complexité, la vraisemblance, l’intensité des
aspirations ou des visions idéales de l’œuvre qu’on étudie. L’analyse, en deux mots,
doit toujours être qualitative et quantitative.
Elle porte, nous l’avons dit plus haut, sur les moyens d’expression employés par l’auteur. Mais dès le début il y a une distinction très importante à faire.
Il existe des œuvres où l’auteur exprime directement ses émotions,
ses idées, ses tendances. C’est le cas pour la poésie lyrique ou descriptive, pour les
sermons, pamphlets, discours politiques, pour les ouvrages de théorie, etc.
Il en est d’autres, où, au lieu d’exprimer en son nom ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il désire, il prend pour intermédiaires des personnages qu’il fait parler et agir et derrière lesquels il semble parfois s’effacer et disparaître. C’est le cas pour la poésie épique, le roman, les pièces de théâtre, l’histoire, etc.
L’analyse des œuvres appartenant à cette dernière catégorie a un double caractère, un
caractère mixte. Elle doit porter sur les idées, les sentiments, les tendances des
personnages mis en scène ; elle est en ce sens interne ; mais, comme ces personnages
sont ou bien créés de toutes pièces par l’auteur ou en tout cas interprétés et en une
certaine mesure formés ou déformés par lui, comme ils servent de la sorte à exprimer la
nature même et les conceptions particulières de l’auteur, l’analyse est en ce sens-là
externe.
Appelons-la analyse mixte, et définissons-la en disant qu’elle
consiste à chercher comment l’auteur a représenté la vie.
Il faut d’abord faire l’examen du sujet traité. Est-il pris dans la
réalité ou dans les vastes espaces de la fantaisie ? Est-il comique ou tragique, ou bien
mêle-t-il les deux aspects de la vie ? A quelle partie de la société se rapporte-t-il ?
Quelle est la nature des questions auxquelles il touche, etc. ?
A propos du sujet, il convient de ne pas oublier de se demander quelle est l’époque choisie par l’écrivain. Se plaît-il à rester dans les temps modernes ou
à s’enfoncer dans le passé ? Ce n’est pas chose indifférente de savoir que Corneille
pour ses tragédies puisa surtout dans l’histoire romaine et que Racine tira la plupart
de ses pièces de la légende grecque ou de la Bible qu’Augustin Thierry s’enferma dans le
moyen âge ; que Zola n’est pas sorti des mœurs contemporaines.
Après l’époque, le moment représentés, il est bon de constater quel est le
pays, le milieu physique où l’écrivain s’est cantonné. En d’autres termes, il
faut transporter son enquête du temps dans l’espace, déterminer le décor dans lequel
évoluent les hommes et les choses.
Puis, c’est le tour des personnages. Quels sont-ils ? Hommes, femmes,
enfants ? Jeunes gens ou vieillards ? De quelle condition ? De quel caractère ? Simples
ou complexes ? Excessifs ou tempérés ? Élevés ou vulgaires ? Comment les grands
seigneurs, les paysans, les bourgeois, les ouvriers sont-ils représentés ? Il faut ainsi
envisager sous toutes leurs faces ces êtres imaginaires que le romancier ou l’auteur
dramatique ajoute à l’humanité qui a vécu réellement. Il faut constater la façon dont
l’historien ou le poète épique a compris et figuré les hommes des autres âges.
Et des données importantes apparaissent aussitôt. On s’aperçoit bien vite que la femme a été le sujet d’études favori de Racine et de Marivaux ; que
V. Hugo a de préférence mis en lumière le plébéien ambitieux, sombre
et fatal, comme Ruy Blas et Didier, l’enfant pour lequel il a témoigné
une tendresse presque maternelle, le monstre, qu’il construit de
pièces formant un contraste violent, témoin : Quasimodo, Triboulet, Lucrèce Borgia,
Gwinplaine.
l’action, c’est-à-dire la
suite et l’enchaînement des événements où les personnages sont intéressés. Est-elle le
principal, comme il arrive dans un roman d’aventures à la façon d’Alexandre Dumas ou
dans une comédie-vaudeville à la mode de Scribe ou de Sardou ? Est-elle, au contraire,
l’accessoire, comme cela se produit dans une comédie de caractère telle que le Misanthrope ou dans un roman d’analyse signé Stendhal ? Est-elle courte,
simple, violente, réduite à une crise rapide, comme c’est le cas dans nos tragédies
classiques ? Est-elle complexe, chargée d’incidents, largement déroulée, comme cela peut
se voir dans les Misérables de Victor Hugo ? Se termine-t-elle par un
dénouement heureux ou considéré comme tel (le mariage de deux amoureux) ou
s’achève-t-elle dans le sang et les larmes ? Se maintient-elle dans le train ordinaire
de la vie ou est-elle étrange, surprenante, exceptionnelle ?
Tels sont quelques-uns des points de vue divers où l’on doit se placer pour étudier
dans une œuvre littéraire la représentation de la vie. Il s’en faut que j’aie tout dit :
mais j’en ai dit assez pour faire saisir l’intérêt de cette étude et la direction où il
sied de la pousser. Nous pouvons passer maintenant à l’analyse externe
proprement dite.
§ 2. — Elle ne nous arrêtera pas longtemps : c’est celle qui a été le plus pratiquée, enseignée, vulgarisée.
Cette analyse des moyens d’expression employés par un auteur portera d’abord sur la
structure de l’œuvre. Elle commencera par ce qu’on peut nommer l’étude anatomique. Un
livre, un discours, une pièce de théâtre est un ensemble organisé dont il est aisé de
distinguer les différentes parties. On constate alors si elles sont bien rattachées les
unes aux autres, si elles sont bien proportionnées entre elles. On recherche si le plan
s’étale à ciel ouvert ou s’il se dissimule sous la parure des phrases, comme celui d’une
cathédrale gothique sous la broderie de la pierre. On note si l’ouvrage est disposé en
chapitres ; longs ou courts, à peu près de même longueur ou fort inégaux ; si la pensée
offre une continuité visible et avance à pas réguliers, suivant les habitudes
classiques, ou si elle marche d’une allure capricieuse et vagabonde, sans autre souci
que de laisser
On peut se demander encore si l’écrivain ou l’orateur procède par narrations, par dialogues, par descriptions, par raisonnements enchaînés et quelle part il accorde à chacun de ces procédés.
Cette étude de ce qu’on nomme couramment la composition mène à des
résultats certains. Il suffit de lire de suite à la table des matières les titres de
quelques chapitreDe
l’institution des enfants ; Essais de Montaigne forment un assemblage des plus lâches et comme invertébré où
l’idée dominante apparaît et disparaît presque au hasard. Le premier venu, en revanche,
saura voir et faire voir dans l’Oraison funèbre du prince de Condé,
par Bossuet, un ordre nettement indiqué dès le début et rigoureusement suivi jusqu’à la
fin« Montrons, dans un prince admiré de tout l’univers, que
ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble : valeur,
magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur ; vivacité, pénétration, grandeur
et sublimité de génie, voilà pour l’esprit ; ne seraient qu’une illusion, si la
piété ne s’y était jointe, et enfin que la piété est le tout de
l’homme. »
Nouvelle Héloïse, de Rousseau, où la trame est faite par les amours de Julie et
de Saint-Preux, de véritables hors-d’œuvre, par exemple, les aventures de Milord
Edouard, tenant si peu au corps du récit que l’auteur lui-même a fini par les rejeter en
appendice. De même encore, on s’apercevra bien vite que le quatrième acte de Ruy Blas est cousu au reste de la pièce par un fil si léger qu’on
pourrait le supprimer tout entier sans que la clarté de l’action en souffrit.
Quand on a déterminé de la sorte les grandes lignes, et, pour ainsi dire, la charpente
osseuse d’une œuvre, on travaille à démêler les autres éléments de cet organisme. On
s’occupe de ( la langue.
On dresse le vocabulaire dont l’écrivain se sert. Un peu de mots favoris, très indiscrets,
décèlent chez celui qui les répète à chaque instant une qualité ou une préoccupation
dominante. Ce n’est point par hasard que le mot nature et le verbe sentir avec tous ses dérivés se glissent sans cesse sous la plume de
Rousseau ; et il n’est pas inutile d’observer chez Lamartine la fréquence des termes :
flot, océan, harmonie.
Des mots l’on passera tout naturellement aux phrases. Comment sont-elles construites ? Sont-elles courtes, saccadées, hachées, comme chez Montesquieu ? Se déroulent-elles avec ampleur et majesté comme chez presque tous les orateurs ? Il n’est pas besoin d’un œil bien exercé pour saisir la différence qui sépare la période harmonieuse et vigoureuse de Jean-Jacques du babil sémillant et coquet de Marivaux. On distingue, au premier abord, la prose alerte, agile, ailée de Voltaire de la prose nonchalante et un peu traînante de Fénelon.
Puis, comment ces phrases sont-elles agencées ? Il ne faut point négliger les particularités de syntaxe qui peuvent se présenter. Se suivent-elles dans la correction et la régularité uniformes de l’ordre grammatical ? Ou bien l’auteur, emporté par la vivacité de sa pensée, se permet-il des ellipses, des inversions, des tournures qui sont d’énergiques raccourcis ? A ce point de vue, personne ne confondra, j’imagine, la façon hardie, brusque, impétueuse, imprévue dont Michelet lance, et, pour ainsi dire, darde ses phrases avec la manière calme, lente, solennelle, méthodique dont Buffon développe et enchaîne les siennes.
Chemin faisant, on n’oubliera point de relever les particularités orthographiques, les
majuscules mises à certains mots ; les habitudes personnelles de ponctuation, les formes
qui dérogent à l’usage où à la tradition. Voltaire fut des premiers ai les imparfaits comme on les prononçait depuis longtemps déjà à
Paris ; et, quand, en 1835, l’Académie se décida à adopter cette réforme, certaines
maisons religieuses se refusèrent à suivre l’orthographe nouvelle, qui devait avoir
quelque chose de satanique, puisqu’elle avait été préconisée par Voltaire. La Revue des Deux-Mondes, le Journal des Débats se sont
obstinés, et je crois qu’ils le font encore, à écrire enfans et parens comme on faisait au siècle dernier. Minces détails, si l’on veut,
qui sont pourtant des traits de caractère, des indices révélateurs d’un ensemble
d’opinions et qui peuvent en certains cas devenir le point de départ de conjectures
intéressantes !
Les opérations que nous venons d’indiquer s’appliquent aussi bien aux vers qu’à la prose ; mais il est évident que les vers prêtent à des remarques nouvelles et qui leur sont propres.
On a bien vite reconnu si la rime est riche ou pauvre, si la césure est régulière ou
vagabonde. On peut analyser le rythme d’un morceau avec une précision, avec une minutie
dont les critiques modernes ont donné des modèles. Je n’ai qu’à renvoyer les curieux aux
études de Guyau à ce sujet, dans ses Problèmes d’esthétique
En allant du simple au composé, nous rencontrons bientôt sur notre chemin deux analyses
plus difficiles : celle du ton, celle du style
proprement dit.
Le ton d’un morceau est la résultante de beaucoup de choses diverses ; il se détermine d’après la nature des mots, la disposition des phrases, l’emploi de certaines tournures, moyens d’expression à travers lesquels on remonte jusqu’au sentiment dominant qui donne au morceau son accent particulier. Le ton peut être ainsi reconnu pour véhément, léger, ironique, tranchant, familier, solennel, etc. Un court apprentissage permet de mener à bien ce travail d’interprétation qui est déjà un travail de synthèse.
Le style est aussi une résultante. C’est la combinaison personnelle à l’auteur de tous
les moyens d’expression qu’il a trouvés à sa disposition ou inventés lui-même. Il
résume,
Ainsi, l’on cherchera quels sont les procédés de description d’un
auteur. Comment rend-il l’impression que fait sur lui un paysage, un monument, un
intérieur, un costume, un visage, un tableau, que sais-je encore ?
On étudiera ses procédés de narration. Quels faits met-il en vedette,
quels autres laisse-t-il dans l’ombre ? Est-il rapide ou prolixe, clair ou embrouillé ?
Quel ordre préfère-t-il, celui de la vie qui a souvent la complexité de la nature, ou
celui de la logique qui est une simplification factice ?
On étudiera ses procédés de démonstration. A-t-il des raisonnements
serrés ? Procède-t-il par abstractions ou par exemples ? Essaie-t-il de convaincre ou de
persuader ? A-t-il l’art de résumer sa pensée en formules nettes, frappées comme des
médailles ? Va-t-il droit à son but ou use-t-il de paraboles, d’apologues, de
symboles ?
On étudiera ses procédés de dialogue. Sait-il garder le souple
mouvement de la causerie ? Fait-il parler ses personnages comme des livres ? Aime-t-il à
opposer ses interlocuteurs comme deux combattants qui engagent un duel de paroles ? Se
complaît-il, comme Platon ou Renan, dans d’infinis détours qui conduisent insensiblement
à des conclusions non prévues ?
On étudiera ses transitions d’un ordre d’idées à un autre. Sont-elles
aisées, variées, ou pénibles, monotones ? Pivotent-elles sur un mot ou sur une
pensée ?
Tout cela ne suffira pas encore. On peut, pourvu qu’on y mette l’attention nécessaire, relever avec autant d’exactitude les diverses qualités d’un style que les propriétés d’un métal. On reconnaîtra, je suppose, à Lamartine un style fluide et musical, tout aussi bien que l’on convient que le fer est ductile et sonore. En chimie, on soumet un corps à chacun de nos sens pour en déterminer les caractères distinctifs : il y a lieu de soumettre un style à une enquête semblable et plus complète encore, parce que nous avons affaire ici à quelque chose de vivant.
J’oserais presque parler des propriétés physiques d’un style. lumière et le mouvement. On cherchera ainsi s’il est clair, coloré, terne, gris, sombre,
nuancé, etc ; on constatera s’il est rapide, souple, agile, ou au contraire lent, lourd,
traînant. On l’interrogera sur sa densité ; on verra s’il est concis,
ramassé, ou bien diffus et lâche. On se demandera quelle résistance il
présente ; on examinera s’il est ferme et solide ou bien mou et flasque. L’oreille aura
son tour après les yeux et le toucher. On constatera s’il est Sonore, harmonieux,
rocailleux.
Le mot de style est si vaste, si imprécis qu’on peut se poser encore à ce propos une foule d’autres questions. Est-il pauvre ou somptueux ? fin ou grossier ? simple ou élégant ? original ou banal ?
Je pourrais prolonger indéfiniment cette liste d’interrogations. Mais mieux vaut dire qu’après toutes les analyses précédentes la réponse sera presque toujours prompte et facile. Les épithètes qu’on accolera dès lors au style d’un écrivain ne feront que condenser en quelques mots une série de données ramassées une à une au cours de notre féconde et multiple enquête.
§ 3. — Nous voici au bout de notre travail d’analyse. L’œuvre, dont nous ne sommes pas sortis encore, nous a révélé tout ce qu’elle pouvait nous apprendre sur elle-même. Il reste, pour en finir avec cette longue dissection, à réunir et à mettre en regard dans une espèce de tableau les résultats acquis. Ce serait peu d’avoir amoncelé une multitude de faits, si on les laissait épars ; après avoir décomposé, il faut recomposer ; on ne décompose même que pour cela. La synthèse, il faut se garder de l’oublier, est le but de l’analyse ; on ne dégage les éléments divers qui forment un ensemble que pour avoir de cet ensemble une conception logique et raisonnée, à la fois plus claire et plus profonde. La science a ainsi deux façons de procéder qui se suivent, s’enchaînent régulièrement et se complètent l’une l’autre. Séparer les choses pour les grouper ensuite, en considérant tour à tour les points par où elles diffèrent et ceux par où elles se ressemblent, c’est la marche naturelle et nécessaire dans toutes les recherches qui portent sur des objets concrets.
On peut même dire que l’analyse est inséparable de la synthèse ; décomposer est en même
temps recomposer. Qu’avons-nous
Nous avons accompli une première étape ; nous avons relevé, classé les caractères qui distinguent une œuvre littéraire ; nous sommes en possession d’un nombre considérable de faits scientifiquement constatés.
Nous voudrions en vain nous arrêter au point où nous sommes parvenus. Un axiome, qui
est le fondement même de toute science d’observation, s’impose à notre intelligence.
C’est celui-ci : Il n’y pas de fait sans cause. Convaincus que rien
n’arrive sans raison d’être, nous ne sommes pas satisfaits, quand nous avons établi la
réalité et même l’importance relative de certains phénomènes ; nous nous demandons
forcément de quelles causes inconnues ils sont le produit.
Comment se fait-il que telle œuvre littéraire ait tels caractères et non tels autres ? D’où proviennent-ils ? Nous ne pouvons échapper à cette question. Elle est matière à recherches scientifiques : car il s’agit, non pas d’apprécier d’après notre goût personnel la valeur des qualités dont nous avons pu reconnaître l’existence, mais d’en découvrir l’origine.
Au fond, la marche de l’esprit est la même ici qu’en histoire naturelle. On a constaté
qu’une montagne a telle forme, telle structure, qu’elle est formée de couches de terrain
disposées de telle façon, qu’elle est vêtue, suivant les hauteurs, de plantes
différentes. Mais pourquoi en est-il ainsi ? La géologie, la botanique, la minéralogie
travaillent à élucider ce mystère, à trouver
Si l’on veut atteindre ce monde mystérieux des causes, il est y nécessaire de sortir de l’œuvre dans laquelle nous sommes jusqu’à présent restés enfermés.
Le premier mouvement est de remonter à la cause prochaine, immédiate, indéniable de
toute œuvre humaine, je veux dire à l’être humain qui en est l’auteur. Il est bien
évident que tout ce qui est dans l’une a dû être d’abord dans l’esprit de l’autre. La
question se ramène donc à étudier l’auteur. Or il y a trois moyens de le connaître : 1°
par son œuvre, 2° par sa biographie ; 3° par une observation directe et méthodique. Nous parcourrons tour à tour
ces trois voies ouvertes à nos investigations.
§ 1. — Avant tout, une œuvre est révélatrice de celui qui l’a conçue et exécutée. C’est
une opération légitime et relativement facile d’en dégager ce qu’elle contient. Tel
caractère d’un écrit ou d’un discours présuppose et permet d’affirmer l’existence de
telle faculté correspondante chez l’écrivain ou l’orateur, et chacune des facultés ainsi
constatées peut être considérée comme une des forces productrices cherchées. Toutefois,
il faut avouer qu’on n’accroît guère de la sorte la somme de ses connaissances, qu’on
n’explique pas encore les phénomènes dont il s’agit de trouver la raison d’être. On se
borne à préciser et à ordonner ce qu’on sait. Si, en effet, on a reconnu dans les écrits
d’un homme un style éclatant, riche en comparaisons et en métaphores, une grande
fertilité de combinaisons dramatiques, une habileté remarquable à dresser en pied un
être vivant ou à brosser un paysage à grands traits, déclarer après cela que cet homme
est doué d’une forte imagination, c’est au fond répéter la même chose en d’autres
termes. Il semble qu’on se satisfasse d’une explication purement verbale ; qu’on se
rapproche de la vide et doctorale réponse du Malade imaginaire, quand
on lui demande pourquoi l’opium fait dormir ; « quia est in eo virtus
dormitiva, cujus est natura sensus assopire ». ― Oui, sans aucun doute, l’œuvre
est telle, parce que l’auteur avait les aptitudes nécessaires pour là faire telle. Noter
ces aptitudes, c’est simplement ramasser des
Faut-il pourtant regarder comme inutile ce rattachement de certaines qualités de l’œuvre à certaines capacités de l’auteur ? Je ne le crois pas. Si l’on ne fait aucune nouvelle conquête sur l’inconnu, on organise du moins son savoir ; on opère des groupements qui clarifient et simplifient la réalité ; on établit un lien entre des phénomènes d’apparence disparate ; on découvre les trois ou quatre forces internes dont l’œuvre étudiée n’est que la projection extérieure ; on peut en mesurer approximativement la puissance proportionnelle, on arrive à renfermer dans une formule plus ou moins complexe la constitution mentale d’un individu
Cette nouvelle synthèse, à laquelle une méthode rigoureuse donnera une précision croissante, n’est certes pas à dédaigner. Il est intéressant, par exemple, de savoir qu’une sensibilité maladive fut une des facultés maîtresses de Rousseau. Que de choses diverses sont reliées par ce fil unique ! Logique passionnée, effusions lyriques, style oratoire, apostrophes à la nature et à l’Etre suprême, exclamations perpétuelles qui choquaient tant Buffon, goût du roman sentimental, incapacité d’écrire sauf sous le coup d’une émotion violente, irritabilité nerveuse aboutissant à la manie de la persécution, tout cela nous apparaît désormais comme une série de faits unis entre eux par une dépendance mutuelle. Quand on est parvenu à former plusieurs chaînes du même genre, on possède, si je puis risquer cette image, le squelette d’une âme.
On peut rêver et l’on doit essayer d’aller plus avant. La physiologie est devenue de
nos jours une puissante auxiliaire de la psychologie, sa sœur. On est arrivé avec son
aide à localiser certaines facultés dans certaines parties du cerveau. Pourquoi, à force
de peser, d’analyser, de disséquer la matière cérébrale ou bien (que sais-je ?) à force
d’expérimenter directement sur elle par la suggestion hypnotique, pourquoi, dis-je,
n’arriverait-on pas un jour, dans un siècle ou plus tard, à découvrir en totalité des
corrélations dont quelques-unes ont
Supposez, en effet, qu’en présence d’une tragédie de Racine on se borne à dire pour
toute explication : — Le génie du poète, telle est la cause unique des caractères qui
distinguent son ouvrage. Il a écrit ainsi, parce qu’il avait le cerveau constitué de
telle façon. Inutile de chercher plus loin. — Est-ce que le bon sens ne réclamerait pas
avec énergie ? Elles sont étranges et plus qu’étranges, les conséquences où aboutirait
cette manière par trop simple et commode d’expliquer les choses. Il s’ensuivrait que
Racine, s’il eût vécu au moyen âge, aurait quand même écrit Andromaque
et Phèdre telles que nous les possédons. Il faudrait admettre que
Bossuet, s’il était né en Chine, aurait composé les mêmes sermons qu’en France à la cour
du grand roi. Il faudrait croire que la poésie des troubadours aurait pu s’épanouir sur
le sol glacé de la Laponie tout aussi bien que sous le clair soleil et le ciel bleu de
la Provence. En vérité, quel esprit pourrait accepter aujourd’hui ces conclusions ? Qui
n’est obligé de reconnaître qu’une œuvre, tout en étant le produit direct des aptitudes
de l’auteur, est encore déterminée par d’autres causes, dont la recherche est
précisément la fonction de l’histoire ?
Il est donc nécessaire de ne pas s’en tenir à une analyse psychologique ou même
physiologique fondée sur une analyse littéraire, si rigoureusement que puissent être
opérées l’une et l’autre. Quand même il ne s’agirait que de connaître l’auteur,
§ 2. — La biographie vient alors offrir une nouvelle source de renseignements. On ne se
souciait guère d’y puiser autrefois ; d’aucunsLa critique scientifique, p. 65. Paris, Perrin et Cie.« Le talent de Racine est dans son œuvre ; il n’y est pas
lui-même. »
Admettons que ce soit une boutade, excessive comme le sont souvent
les boutades ; il n’en est pas moins vrai que l’homme tout entier
n’est jamais dans ses discours et ses écrits, et que parfois l’homme
réel n’y est qu’à demi.
D’abord qu’on me montre l’orateur ou l’écrivain qui ait rempli sa mesure, qui ait
conscience d’avoir dit tout ce qu’il aurait voulu et pu dire, qui n’ait jamais senti
trembler au bout de sa plume ou au bord de ses lèvres une pensée restée inexprimée.
Sully Prudhomme se plaint d’un malheur commun hélas ! à tous les artistes, lorsqu’il
s’écrieStances et poèmes.
Quand je vous livre mon poème, Mon cœur ne le reconnaît plus. Le meilleur demeure en moi-même ; Mes vrais vers ne seront pas lus.
Alphonse Daudet répète avec mélancolieLe dernier
livre, contes choisis.« Tant de choses se perdent en ce voyage
de la tête à la main ! »
Et puis, est-il si rare qu’un artiste se pare et se farde pour le public auquel il veut
plaire ? que, sachant qu’on cherchera peut-être le peintre dans sa peinture, il se
représente volontairement, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il voudrait être ou, ce
qui revient quelquefois au même, tel qu’il croit être ? Ou bien ne peut-il arriver que,
par forfanterie, pour « méduser le bourgeois », il se fasse fanfaron de vices ? Il s’est
rencontré, je le crains, des orateurs politiques qui ont dit au peuple ou aux Chambres
tout autre chose que ce qu’ils pensaient. Il se trouve Encyclopédie des protestations de respect pour l’Eglise catholique, je n’oserais
jurer de sa sincérité. Voltaire écrivait alorsLa loi naturelle.« La plupart des livres ressemblent
à ces conversations générales et gênées dans lesquelles on dit rarement ce que l’on
pense. »
Notre siècle a donc eu raison de ne pas négliger la biographie des auteurs. Je sais
bien que, suivant l’usage, on a poussé jusqu’à l’excès des investigations qui avaient le
mérite de la nouveauté. Il existe une maladie propre au biographe : c’est de s’imaginer
qu’il a inventé son héros et, partant, d’avoir pour lui un amour paternel, mieux encore,
la tendresse aveugle et verbeuse d’une mère qui ne tarit pas sur les moindres faits et
gestes, sur les plus insignifiants propos du cher enfant. Cette maladie a fait de nos
jours bien des victimes ; je parle aussi des lecteurs. La chasse à l’inédit a fait
sortir des greniers et des vieilles malles quantité de papiers qui auraient pu y rester
sans dommage ; des chiffons sans valeur ont été érigés en documents précieux et publiés
avec une exactitude implacable. Il est arrivé parfois que le patient, qui servait de
prétexte à ces débauches d’érudition, a été presque enseveli sous ce fatras comme un
vieil arbre mort sous un fouillis de plantes parasites. Quelques grands hommes sont
devenus l’objet d’une véritable idolâtrie ; ils ont eu leurs pontifes, leurs dévôts,
leurs fanatiques ; leurs livres ont été commentés comme un texte sacré ; les plus minces
événements de leur vie ont donné lieu à des querelles quasi théologiques ; des reliques
problématiques de ces nouveaux saints ont même été pieusement recueillies sous verre et
exposées à l’adoration des fidèles. Manie risible, qui n’a pas toujours été aussi
innocente qu’elle le paraît ! Le souci des petites choses empêche souvent d’apercevoir
les grandes ; un aigle ne s’amuse pas à prendre des mouches, disaient nos anciens.
Certains déchiffreurs de paperasses ont fini par croire
Il y aurait cependant de l’ingratitude à déprécier les services qu’ont rendus ou que peuvent rendre ces fouilles acharnées dans les archives, dans les bibliothèques, dans les cartons des notaires et des familles. On a eu raison d’interroger les portraits et l’écriture d’un auteur, de le suivre pas à pas dans son voyage à travers la vie, de pénétrer dans sa maison et dans les milieux divers qu’il a traversés, de relever son tempérament, ses habitudes, ses goûts, ses amitiés, ses lectures favorites, sa façon de travailler, etc. On est arrivé ainsi à reléguer au rang des fables quantité de légendes qui ne peuvent plus trouver place dans le tissu serré des événements reconnus pour vrais ; puis, d’antiques mensonges une fois écartés, l’on s’est trouvé en présence d’un bon nombre de notions importantes.
La biographie d’un auteur éclaire d’abord d’une lumière nouvelle sa structure psychologique. Ce ne sont plus maintenant des documents toujours destinés au public qu’il s’agit d’interpréter : ce sont des paroles échappées dans la causerie, des lettres intimes où la pensée se montre sous forme familière et parfois dans toute sa nudité ; ce sont des actes où se trahit la vraie nature de celui qui les commet. On soumet tout cela à une analyse rigoureuse, comme on a fait pour l’œuvre même. Les matériaux sont autres ; mais la méthode est la même. On complète, on contrôle les documents personnels par les témoignages des contemporains. Bref, on accomplit tout un travail de critique historique dont les règles sont aujourd’hui connues.
Les détails patiemment rassemblés de la sorte révèlent des façons habituelles de penser, de sentir et surtout de vouloir, ce qu’on appelle souvent du nom vague de caractère.
La science des caractères est encore dans l’enfance. Malgré des efforts qui méritent
l’estimeSavants et artistes. Alcan, éditeur) et
les vues originales de M. Paul Lacombe dans le livre Il de son volume intitulé : Introduction à l’histoire littéraire. (Hachette, éditeur.)
En groupant les habitudes semblables, que nous fait connaître une biographie, on aboutit à une seconde synthèse. On tâche, comme on l’a déjà fait une première fois d’après l’œuvre, d’arriver à une ou à plusieurs qualités maîtresses, en se rappelant qu’une qualité est d’ordinaire doublée d’un défaut correspondant ; qui dit brave, dit souvent téméraire ; austérité confine à rigidité. C’est qu’au fond toute disposition naturelle, toute faculté est une force neutre, qui pareille à la langue dont parle Esope, peut-être bonne ou mauvaise dans ses effets, suivant les conditions où elle s’exerce. On se gardera, d’ailleurs, de vouloir, par un amour périlleux de l’unité, concentrer tout un caractère dans une seule faculté. L’homme n’est jamais ou presque jamais tout d’une pièce ; sa faculté maîtresse, s’il en a une vraiment dominante, sera donc accompagnée d’ordinaire de facultés subordonnées qui la limitent et la combattent. Il y a la plupart du temps dans un caractère une lutte de forces qui se résout, il est vrai, en harmonie par le triomphe de l’une d’elles ; mais l’équilibre est instable et ce n’est pas toujours la même qui remporte la victoire.
Sans insister sur les précautions qu’il convient de prendre, disons que la formule
cherchée, pour être complète et féconde, doit répondre à cette définition « L’analyse d’un caractère, si elle est bien
faite, donne un air de nécessité à tous les actes d’un homme. »
§ 3. — On inaugure en ce moment en France un troisième procédé d’étude qui consiste à
déterminer directement les facultés, les habitudes, les particularités d’un individu. Il
se rattache à cette psychologie expérimentale qui promet des résultats sérieux. Il
consiste en épreuves, en essais, en expériences
Le Dr Toulouse a soumis plusieurs personnes, en particulier
MM. Zola, Lemaître, Alphonse Daudet, Rodin, Puvis de Chavannes, Berthelot, c’est-à-dire
des écrivains, des artistes, des savants à une investigation méthodique et
minutieuse.
L’enquête est multiple, poursuivie durant des mois et des années, compliquée d’analyses
et de vérifications nécessaires. Elle s’efforce de connaître le tempérament du sujet, sa
taille, la conformation de son crâne, le volume probable de son cerveau, sa vigueur
musculaire, le plus ou moins de justesse et d’acuité de ses différents sens. Comme pour
un criminel, on recourt à l’exacte et méticuleuse anthropométrie en usage dans les
prisons. Comme pour un malade, on note sa façon de se nourrir, ses altérations
dentaires, les troubles digestifs, cardiaques, cérébraux qu’il a pu ressentir ; on
représente par des graphiques, soit le va-et-vient de sa respiration, soit la
circulation du sang dans ses artères, soit les changements de température par où passe
son corpsr Toulouse, intitulé Emile Zola. Paris, Société d’éditions
scientifiques, 1896.
Mais on ne s’en tient pas à cet examen purement physique et médical. On cherche à savoir, au moyen de procédés ingénieux, de tests, comme on dit en langage technique, quelle est chez lui l’association habituelle des idées, quelle mémoire il a des couleurs, des sons, des mots, des phrases, des pensées ; comment il apprécie la distance, la durée, les dimensions des objets, à quel degré il possède l’adresse des mouvements, la facilité de la parole, etc. Innombrables sont les questions que peut poser l’observateur. N’est-on pas allé jusqu’à noter les tics nerveux, les petites superstitions ou manies dont n’est pas exempt même un homme supérieur ?
On accumule de la sorte une masse formidable de véritables documents humains. Ce n’est
pas à dire que les renseignements ainsi recueillis soient à l’abri de toute critique.
Telle ou telle expérience peut avoir été mal conçue ou mal conduite ; le personnage
observé peut avoir eu intérêt à dissimuler certaines
Le malheur est qu’au moment où nous sommes parvenus cette méthode nouvelle offre peu de ressources pour le passé. Les morts se dérobent à de pareilles recherches, et il nous faut pour eux nous contenter des autres moyens d’enquête ci-dessus indiqués.
§ 4. — On a obtenu ou pu obtenir ainsi trois synthèses : il faut maintenant les comparer. Ne mettons en regard, si l’on veut, que les deux premières, puisque la troisième n’existe encore que pour un nombre infime de nos contemporains.
Tantôt celle que fournit la biographie confirme et complète celle où aboutit l’analyse
de l’œuvre. En considérant la vie de Jean-Jacques, par exemple, quand nous le voyons
balbutier et rougir de timidité, souffrir atrocement pendant son séjour aux Charmettes
d’une maladie à demi imaginaire, embrasser la terre au moment où, chassé de France, il
franchit la frontière suisse, fondre en larmes à tout propos, nous avons une preuve de
plus qu’une de ses facultés dominantes et probablement sa faculté maîtresse était bien,
comme ses ouvrages nous l’avaient déjà révélé, une sensibilité excessive, et nous
redisons sans hésiter le mot que lui adressait le marquis de Mirabeau : « Vous
avez l’âme écorchée. »
— Tantôt, au contraire, nous découvrons une
contradiction entre ce qu’un homme a fait et ce qu’il a dit ou écrit. Quel Romain ! quel
puritain ! quel héros ! est-on tenté de s’écrier devant certaines maximes de ce même
Rousseau ! Quel pauvre être inconsistant, est-on forcé de dire, quand on rapproche ses
velléités héroïques de ses molles défaillances ! Comme on retouche le portrait moral
qu’on tracerait de lui d’après l’Emile ou le Contrat
social, quand on consulte ses Confessions ou les récits des
contemporains ! A cette sensibilité vive que nous avons constatée, il faut ajouter (et
la contradiction apparente expliquera l’homme et l’auteur) une volonté fougueuse et
faible.
Parfois elle nous découvre, comme un fait dont l’autorité est l’indiscutable, l’action
exercée sur un écrivain par un événement ou un objet extérieur. Cela se produit surtout
pour les écrivains qui ont été prodigues de confidences sur eux-mêmes. Lorsque
LamartineMéditations, datée du 2
juillet 1849.« C’est Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce
monde des images et des sentiments que j’aimai tant depuis à évoquer avec leurs voix…
Ossian fut l’Homère de mes premières années ; je lui dois une partie de la mélancolie
de mes pinceaux… »
— voilà une filiation poétique qu’il serait désormais bien
hardi de contester. Jean-Jacques, au hasard de ses courses vagabondes, arrive un soir,
mourant de faim, chez un paysan français qui commence par lui dire qu’il n’a rien à lui
donner ; puis, petit à petit, son hôte tire d’une cachette du pain, du jambon, du vin ;
il avoue qu’il avait dissimulé tout cela par crainte des collecteurs d’impôts.
Jean-Jacques ajoute, après avoir conté l’anecdoteConfessions, partie 1, livre IV.« Tout ce qu’il me dit à ce
sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera
jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans
mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses
oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la
sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui
régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri et déplorant
le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire
la proie des barbares publicains. »
On sait, après cela, et de science
certaine, l’une des causes qui firent de Rousseau un ancêtre du socialisme moderne.
Faut-il d’autres exemples ? Qu’est-ce que Candide, si l’on Confessions, 2e partie, livre
IX.
Quiconque reprocherait à Voltaire d’avoir agrémenté d’une intrigue amoureuse le
terrible sujet d’Œdipe roi s’exposerait à l’accuser injustement ; il
fut forcé par les comédiens et plus encore par les comédiennes de coudre à sa tragédie
cet oripeau qui lui déplaisait. Cependant la pièce, si soigneusement qu’on l’examine, ne
nous dit rien de cette contrainte : la biographie seule nous permet de faire remonter à
qui de droit la responsabilité.
Sans doute la biographie ne permet pas toujours de saisir d’une atteinte aussi sûre et aussi directe les motifs qui ont dirigé la plume d’un auteur, les influences qui ont agi sur sa pensée. Mais elle suggère toujours à qui sait regarder les faits des conjectures utiles sur leurs causes probables. Et qu’on ne dise pas que nous sortons ici du domaine scientifique, parce que nous parlons de choses conjecturales. La conjecture, pourvu qu’elle soit donnée comme telle, y a sa place marquée ; elle y joue un grand rôle sous le nom plus savant d’hypothèse. Une vérité acquise n’est bien souvent qu’une hypothèse dont on a fait la preuve.
On pense bien que les causes, que l’historien cherche à surprendre, varient suivant les cas particuliers. Cependant on peut déterminer les voies où il doit pousser son enquête.
Or les causes qui agissent sur un individu ne peuvent être cherchées qu’en
lui ou hors de lui. En lui, elles sont physiologiques ou psychiques ; hors de lui, elles sont cosmiques ou sociales. Pour dire la même chose en
d’autres termes, un être humain se développe dans trois milieux : l’un, le milieu psycho-physiologique, est l’ensemble des éléments qui composent sa
constitution corporelle et mentale ; le second, le milieu terrestre et
cosmique, est l’ensemble de la nature environnante ; le troisième, le milieu social, est l’ensemble de la civilisation humaine, qui, de toutes
les parties de la terre et du passé, peut faire sentir et pénétrer son action .
Nous allons parcourir tour à tour ces trois milieux et montrer qu’on peut démêler des liens certains entre eux et l’individu qu’on étudie.
§ 1. — Un homme à sa naissance n’est pas une table rase. Il a des aptitudes, des
prédispositions, des virtualités de sentiments et d’idées. Il porte en lui tout un
mystérieux passé qui contient en partie son avenir. Il est l’aboutissant d’une longue
série d’ancêtres. De tous ceux dont le sang coule dans ses veines et, en particulier, de
ses derniers aïeux il tient des puissances qui existent en lui à l’état latent, des
germes qui sommeillent hérédité l’ensemble de ces manières
d’être corporelles et mentales que tout enfant apporte en venant au monde.
Il est évident que, pour en découvrir l’origine, il faut chercher parmi les ascendants
de l’individu qu’on étudie. Recherche délicate, qui demande beaucoup de prudence et de
tact, mais qui peut réussir à prouver que tel trait de physionomie ou de caractère est
un trait de famille. Les cas de ressemblance physique entre père et fils, oncle et
neveu, grand-père et petit-fils sont des plus fréquents : de même aussi goûts et façons
de sentir se transmettent d’une génération à une autre ; un ancêtre revit et agit tout à
coup dans quelqu’un de ses descendants. Il semble parfois qu’il ait fallu plusieurs
essais pour faire un grand homme ou une femme supérieure. Comment par exemple ne pas
reconnaître comme une ébauche de Mirabeau dans son père l’Ami des
hommes, cet original personnage dont la fougue, l’énergie, la ténacité
soutiennent une lutte si terrible, avec les qualités semblables de son fils ? N’est-ce
pas Sainte-Beuve qui remarque chez Mme Necker, à l’état pénible de
préparation, des façons de dire et de penser qui se retrouveront aisées et assouplies
chez sa fille, Mme de Staël ?
Malheureusement, les lois de l’hérédité sont encore bien mystérieuses pour la science actuelle ; les familles d’écrivains qui ont une généalogie en règle sont une rare exception ; les accidents auxquels le mariage est sujet, comme disent nos comiques, forcent parfois à un scepticisme prudent ; bref, l’interprétation incertaine de documents incertains ou insuffisants risque de conduire à des conclusions aventureuses. Cette enquête, pour bien longtemps encore, ne saurait être très féconde pour l’historien.
Plus importante et moins aléatoire est celle qui suit l’homme dans son développement.
Qui niera que la maladie, l’âge, la vieillesse ne modifient fréquemment et d’une façon
profonde nos idées, nos sentiments, notre humeur ? Il est permis de croire que
l’exaltation religieuse de Pascal, son renoncement si brusque et si absolu à la vie du
monde, voire même à la vie scientifique, furent dus en grande partie au mal obscur et
grave
A côté des changements soudains ou tout au moins rapides que produit une de ces
terribles perturbations accidentelles, viennent se placer les modifications lentes
qu’apportent l’alimentation, le régime quotidien. L’abus des parfums violents, de
l’opium, de la morphine n’est pas étranger à certains raffinements morbides
d’imagination. La débauche et l’absinthe ont eu leur part certaine, quoique difficile à
doser, dans le suicide moral de Musset. Une infirmité naturelle suffit à faire dévier
une intelligence et un talent ; un myope ne verra pas et, par conséquent, ne peindra pas
les choses comme celui qui a la vue longue et perçante. Qui sait si les fanfaronnades de
force et d’adresse, dont Byron fut coutumier, si même son irritation contre la société
n’avaient pas une de leurs origines dans la souffrance d’amour-propre qu’il éprouvait à
se sentir pied-bot de naissance ? Benjamin Constant disait : « Ce qui a décidé du
caractère de Talleyrand, ce sont ses piedsSainte-Beuve et ses inconnues, p. 236.Volupté, p. 14, 5e édition, Charpentier, Paris.« On serait
étonné si l’on voyait à nu combien ont d’influence sur la moralité et les premières
déterminations des natures les mieux douées quelques circonstances à peine avouables,
le pois chiche ou le pied-bot, une taille croquée, une ligne inégale, un pli de
l’épiderme ; on devient bon ou fat, mystique ou libertin à cause de cela. »
Il arrive mainte et mainte fois, témoin les dernières années de la vie de Rousseau, que
le biographe est obligé de faire appel, pour comprendre certains actes et certains
écrits, au secours de la science médicale. Nous ne pouvons encore mesurer, mais nous ne
pouvons pas davantage contester l’action de ces causes physiologiques.
D’autre part, l’esprit peut agir sur lui-même, et par suite, il est modifié dans son
évolution par une seconde série de causes Lettre Provinciale a été refaite jusqu’à treize fois ; quand je vois
surchargé de ratures le brouillon d’une fable de La Fontaine ; quand je pense à
l’implacable, acharnement avec lequel Rousseau et Flaubert retournaient une phrase dans
leur tête pour la rendre conforme à leur idéal esthétique, je me dis qu’au nombre des
influences qui développent les facultés contenues dans l’organisme initial, qui font
sortir la fleur et le fruit du germe où ils étaient cachés, cette action de la pensée
sur la pensée ne saurait être laissée de côté comme une quantité négligeable.
§ 2. — Toutefois les causes extérieures à l’homme me paraissent être à la fois les plus importantes pour l’histoire et les plus faciles à pénétrer : au lieu, en effet, d’être particulières à un individu, elles portent le plus souvent sur un grand nombre ; elles peuvent par là même être mieux contrôlées et conduire à des résultats généraux.
Nous le constaterons en considérant le milieu terrestre et cosmique. Un écrivain a-t-il vécu, surtout à l’âge où l’âme est de cire pour les impressions du dehors, dans un de ces climats tièdes et parfumés où la poésie semble pousser et fleurir d’elle-même en pleine terre comme les orangers et les lauriers-roses ; il y a gros à parier que son imagination en gardera quelque chose de net et de lumineux. A-t-il été, au contraire, élevé dans le brouillard, sous un ciel gris et terne, sur les bords d’un Océan toujours sombre et agité, au milieu de sapins qui bruissent et se plaignent incessamment comme les vagues ; il est probable qu’un reflet de cette nature mélancolique passera dans son humeur et dans ses œuvres. Il est banal de constater qu’il existe un rapport entre l’homme et les choses qui l’environnent.
D’où vient cependant que l’on n’est pas jusqu’ici parvenu à l’établir d’une façon qui
défie la contradiction ? C’est d’abord qu’on a employé une mauvaise méthode : on a
étudié cette influence du monde extérieur sur les grands hommes, qui sont Milanese. Tel paysage, qui nous a charmés, parce
que nous l’avons traversé dans une heureuse disposition d’humeur, parce qu’il s’est
trouvé ce jour-là en harmonie avec notre état d’esprit, se grave dans notre mémoire avec
une énergie singulière et garde dans nos souvenirs une importance disproportionnée avec
la durée pendant laquelle il a frappé nos regards. A qui n’est-il pas arrivé de
localiser ses rêves de bonheur dans quelque coin de terre à peine entrevu, mais qui nous
a paru, peut-être pour cela même, une réduction du Paradis terrestre ?
On voit assez le fouillis d’apparence inextricable où le chercheur est menacé de
s’égarer. Mais quoi ! Faut-il s’arrêter,
§ 3. — On peut en dire autant du milieu social. Il est celui qu’on a jusqu’ici le plus
profondément fouillé. Et pourtant des observateurs à déductions précipitées La critique scientifique, pp. 116 et
127. Perrin, éditeur.
Raisonnement peu serré ! Conclusion singulièrement téméraire ! Comment se figurer les grands hommes ainsi suspendus dans le vide, séparés de tout ce qui les environne ? Mais sur quoi se fonde cet essai pour nier l’influence du milieu social ? Voici l’argument mis en forme : Des hommes ayant vécu dans le même milieu social ont produit des œuvres différentes. Or une même cause ne peut produire des effets différents. Donc l’influence du milieu social est nulle. — Pardon ! les deux prémisses sont fausses et la conclusion n’a point de valeur.
D’abord la même cause produit souvent des effets différents et même contraires. Il
suffit pour cela qu’elle agisse sur des êtres différents. Qu’on entre, par exemple, dans
une salle de spectacle, un jour où l’on joue quelque gros mélodrame, et l’on sera
convaincu que l’un rit où l’autre pleure. Est-ce que bravos et sifflets ne se croisent
pas fréquemment à la représentation d’une pièce ? Est-ce que l’apparition d’un poème ou
d’un roman, pour peu qu’il remue des idées, ne suscite pas de violents conflits
d’admiration et de colère ? J’ai ouï dire qu’un discours politique, prononcé devant une
assemblée, recevait rarement pareil accueil à droite et à gauche. Or, comme deux
enfants, nés en même temps, ne sont pas identiques, il s’ensuit
Ce n’est pas tout. Je ne connais pas deux hommes, fussent-ils frères, fussent-ils jumeaux, qui aient jamais vécu dans un milieu social identique. C’est qu’à vrai dire on a coutume d’entendre ce mot milieu dans un sens trop peu précis ; on n’a pas l’air de se douter en quelle multitude de milieux partiels le milieu social se fractionne. Voici, pour commencer, la famille, l’école, maîtres et camarades, l’église, les gens du village ou du quartier. Voici plus tard la foule des personnes rencontrées, les groupes où l’on est entraîné par le hasard ou la sympathie. Puis, c’est la vie du cœur : amour, amitié, haine, la vie politique avec ces grands événements où l’individu est enveloppé et roulé comme une goutte d’eau dans un fleuve. Ajoutez la vie mondaine, les salons, les cafés, les théâtres, les concerts, les fêtes publiques, les voyages. Que d’idées, que de sensations et de sentiments entrent ainsi dans l’homme par tous les pores ! Et je ne dis rien encore de ce milieu artificiel que se fait chacun de nous en lisant tel journal, en poursuivant tel genre d’études, en choisissant des auteurs favoris, en se créant par la lecture une intimité avec des vivants et des morts dont il absorbe la substance et la mœlle !
Faut-il s’étonner après cela que des individus, déjà différents de naissance et soumis
ensuite à une telle diversité de milieux, présentent des divergences et même des
contrastes saisissants ? Mais, pour être nombreuses et entrecroisées, ces influences
extérieures ne sont pas inaccessibles. On les découvre en appliquant aux phénomènes
qu’on étudie les méthodes d’investigation qui sont usitées dans les sciences naturelles.
Je n’ai pas à énumérer ici les divers procédés qui servent en ce domaine à la recherche
des causes ; on les-trouvera indiqués dans les
Prenons un exemple. Nous remarquons, en lisant les tragédies de Racine, que tous ses personnages ont toujours un langage noble ; qu’ils gardent, même dans la passion, un sentiment profond des bienséances ; qu’Achille en fureur, que Néron prêt au crime, enveloppent de politesse leur colère et leurs desseins de meurtre ; que Mithridate expire avec une majesté théâtrale ; qu’un enfant comme Joas, qu’une nourrice comme Œnone, parlent en termes choisis où ne détonne aucune expression basse ou vulgaire ; que, en dépit d’une amitié restée proverbiale, Pylade ne tutoie pas Oreste (par lequel il est tutoyé), parce que l’un est simple citoyen, et l’autre héritier du trône d’Agamemnon. Nous nous demandons d’où est venu à l’auteur ce souci de l’étiquette, ce respect des distances sociales, cette proscription presque absolue du mot ou du détail familier. Est-ce des modèles qu’il a imités ? Evidemment non, car c’est précisément un des traits qui distinguent son œuvre de celle des poètes grecs et même des pièces de Corneille. Est-ce de Port-Royal, où il a été élevé ? Les mœurs y avaient sans douter une dignité un peu raide ; elles y étaient pourtant plus simples. Serait-ce de la famille de Racine ? Elle était de condition trop bourgeoise pour lui inspirer cet amour impérieux de l’élégance. Reste, parmi les milieux qu’il a traversés, la cour de Louis XIV, de ce roi qui, au dire de Mme Sévigné, gardait sa majesté jusqu’en jouant au billard, et il faut bien admettre que la cour, où l’on retrouve ces mêmes caractères dans la vie de tous les jours, a marqué de son empreinte le génie naturellement fin et délicat du poète.
Nous sommes donc en droit de conclure : Il est possible de découvrir scientifiquement un certain nombre des causes qui ont agi sur une œuvre littéraire par l’intermédiaire de son auteur.
C’est qu’en effet une œuvre, tout en étant le produit de plusieurs facteurs, doit être également considérée par l’historien comme le facteur de plusieurs produits. Elle exerce sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs, des actions diverses qu’il est intéressant de rechercher.
Peut-on les déterminer scientifiquement ? On pourrait en douter. Au premier abord, on
dirait qu’il est chimérique de vouloir extraire quoi que ce soit de certain de l’infinie
variété des opinions et impressions individuelles que suscite un roman, une pièce de
théâtre, un poème, un discours, etc. N’est-ce point le cas de répéter le fameux adage :
« Autant de têtes, autant d’avis »
? Qui n’a vu d’interminables
discussions provoquées par un livre paru de la veille ? Quel ouvrage célèbre, à
commencer par l’Iliade, n’a eu ses admirateurs et ses
détracteurs ?
En dépit de cette apparence, une observation attentive sait découvrir, surtout dans les
époques les plus voisines de nous qui sont les plus riches en documents, beaucoup des
répercussions qu’une œuvre a eues sur les âmes. On arrive sans trop de peine à savoir si
elle a réussi auprès des contemporains et en
Rien de plus instructif que de suivre dans ses vicissitudes la réputation d’un grand
écrivain. Elle subit un mouvement de hausse et de baisse qu’on pourrait représenter par
une courbe. Ainsi la gloire de Corneille, de celui que l’admiration passionnée des
spectateurs du Cid et de Cinna avait baptisé le
grand Corneille, décline à partir de 1660, pendant que celle de Racine monte à l’horizon
comme un astre nouveau. À la fin du ee« ce diable de Jean Racine »
, s’écrie : Sublime ! Sublime ! En
revanche, dans son Commentaire sur ou plutôt contre Corneille, il le
traite, nous dit-il lui-même, tantôt en dieu, tantôt en cheval de fiacre, et je crains
bien que les coups de fouet ne l’emportent de beaucoup sur les coups d’encensoir. La
Harpe, écho docile du maître, répète et aggrave ces sévérités ; et cette diminution
d’estime, dont Corneille est victime, dure jusque vers la fin. du règne de Louis XV.
Mais la Révolution est proche ; les caractères deviennent plus virils, les tragédies
plus austères, témoin les œuvres de Marie-Joseph Chénier ; aussitôt Corneille remonte
dans l’opinion générale, pendant que Racine, considéré comme trop courtisan et trop
délicat, y descend. Vive le poète patriote, qui a créé l’âme du vieil Horace ! On lui
sait gré d’être un professeur « Quel homme ! Je
l’aurais fait prince !… »
Survient le romantisme. Racine a le tort d’être trop
docile aux règles, trop classique : des exaltés le traitent de polisson. Corneille, au
contraire, bénéficie de ce qu’il a regimbé contre les théories d’Aristote, écrit des
tragi-comédies et des comédies héroïques ; c’est un ancêtre, un précurseur. Et le
va-et-vient continue jusqu’à nos jours. De 1870 à 1885, la France a subi un certain
affaissement des caractères ; on s’est accordé à signaler chez elle, durant cette
époque, une maladie des volontés, une certaine veulerie efféminée. Aussi les rôles
ont-ils été renversés : Racine a de nouveau grandi, pendant que Corneille était rabaissé
par les juges attitrés de notre littérature ; ils ont préféré la psychologie fine aux
grands sentiments et à la force d’âme, preuve en soit les articles de MM. Lemaître,
Brunetière, Anatole France, critiques si différents d’ailleurs, dont l’accord sur ce
point est d’autant plus significatif.
Alternatives curieuses, qui non seulement démontrent la permanence des effets produits par l’œuvre de Corneille sur les Français, mais qui permettent d’en noter avec une précision presque mathématique et la nature et la puissance dans les différentes époques de notre histoire !
On peut opérer dans l’espace comme dans le temps cette analyse qualitative et
quantitative. Il suffit pour cela de franchir les frontières, de chercher dans les pays
voisins jusqu’où s’est propagée une œuvre originale, comment elle y a été suivant les
moments appréciée, traduite, adaptée, transformée. Quiconque ferait ce travail pour la
Chanson de Roland ou pour le Cid en calculerait,
si je puis m’exprimer ainsi, l’intensité de rayonnement.
Je n’ai parlé jusqu’ici que des effets littéraires de la littérature : mais elle en a d’autres qu’on ne saurait oublier. Si la société agit sur elle, elle réagit à son tour sur la société. Toutes les branches de la civilisation peuvent, suivant les circonstances, en ressentir le contre-coup.
La mode, à plus forte raison, suit souvent les impulsions de la littérature. Le héros
d’un roman qui réussit se reproduit dans une foule d’imitateurs. Faut-il rappeler ce
Seigneur des Yveteaux, qui, séduit par les bergeries de l’Astrée,
s’improvise berger, porte la houlette et garde les moutons dans son parc avec une
bergère de son choix ? On n’a pas encore oublié quelle quantité de petits René, quelles
contrefaçons de Don Juan les succès de Chateaubriand et de Byron firent éclore au
commencement de notre siècle.
Les historiens qui ont vu dans Rousseau et les philosophes, ses contemporains, les
précurseurs et, pour mieux dire, les préparateurs de la Révolution française ; les
moralistes qui attaquent ou recommandent un livre, parce qu’il leur paraît susceptible
de corrompre ou d’améliorer les mœurs ; les législateurs qui punissent les provocations
au crime commises et propagées par le journal ; tous ces hommes ont reconnu
implicitement la répercussion que les âmes ont sur d’autres âmes, l’espèce de suggestion
qui s’opère par l’intermédiaire de la parole ou de l’écriture. Les Essais
de psychologie de M. Bourget ne sont pas autre chose qu’un effort pour démêler
les influences exercées sur une génération donnée par les œuvres de laLes princes de la
jeune critique, pp. 229-264, ou bien la Nouvelle Revue, 1er février 1890.
La voie est déjà grande ouverte à ces enquêtes fécondes : il reste à s’y enfoncer résolument ; il reste surtout à perfectionner les méthodes employées, à en éliminer les chances d’erreur qu’amène l’intrusion de la question de goût là où elle n’a que faire. La chose est délicate, non décourageante. Les résultats déjà obtenus sont garants de ceux qu’on a le droit d’espérer.
§ 1. — « Soit, dira-t-on, nous voulons bien à la rigueur qu’une œuvre soit contrainte par une analyse sévère de livrer la plupart de ses secrets, de laisser paraître au grand jour les mystères de sa nature intime et même de révéler les principales qualités de son auteur. Tout cela s’y trouve contenu et enveloppé : tout cela peut en être tiré. Mais, dès qu’on passe à la recherche des causes et des effets, que de difficultés, et souvent quelle impossibilité de saisir le vrai !
« Comment, par exemple, retrouver toutes les forces dont une œuvre est la résultante ? Pour les écrivains morts depuis plusieurs siècles avons-nous des documents suffisants ? Leur biographie problématique tient parfois en quelques lignes.
Pouvons-nous pénétrer les milieux qu’ils ont traversés ? Avons-nous quelque moyen
d’interroger leur cerveau, de connaître leur famille ? Pour ceux qui sont plus voisins
de nous, il semble que nous soyons accablés, écrasés, étouffés sous un monceau de
renseignements et que notre plus grand obstacle soit l’énormité même du fatras à
débrouiller. Mais que de choses nous manquent encore pour avoir une connaissance pleine
et entière d’un individu ! Savons-nous quelle a été son enfance ? N’y a-t-il pas des
coins de sa vie qui nous échappent ? Sommes-nous au clair sur ses parents, sur ses
ancêtres, sur
Il faut l’avouer sans hésitation, l’objection est spécieuse et elle renferme une part de vérité. Il est certain que toute science humaine, même quand elle suit une méthode sûre, a ses limites et ses impuissances. Il est certain que, dans le domaine de l’histoire littéraire comme dans tous les autres, il restera toujours des obscurités impénétrables. Mais quoi ! Parce que nous ne pouvons pas tout savoir, faut-il renoncer à organiser ce que nous savons ? Parce qu’il y a des ignorances nécessaires, faut-il se résigner à celles qui ne le sont pas ?
Le savant, qui étudie l’évolution des plantes et des animaux, a aussi de vastes lacunes à déplorer parmi ses sources d’information. Telle espèce s’est éteinte presque sans laisser de traces. Tel être disparu de la face de la terre n’est plus représenté que par des fragments épars dans ses profondeurs. L’histoire naturelle ainsi que l’histoire humaine a ses espaces vides. La chaîne des faits y est, ça et là, brisée. Mais qui donc osera conclure de là que la botanique et la zoologie ne sont pas des sciences ?
Qu’on me permette une comparaison. Certaines pierres à bâtir sont criblées de petits trous, telle la pierre meulière, ce qui ne l’empêche pas d’être une des plus solides que l’on connaisse. Un architecte hésitera-t-il à s’en servir ? Assurément non, et si le ciment qui unit les blocs est de bonne qualité, si le plan est bien tracé, le bâtiment pourra défier le temps et les tremblements de terre. De même, l’historien a le regret de constater des lacunes inévitables dans les matériaux qu’il doit mettre en œuvre ; c’est une raison suffisante pour qu’on lui recommande d’être prudent ; ce n’en est pas une pour qu’on lui dénie le pouvoir d’élever un édifice qui résiste et qui dure.
§ 2. — On dira encore : « Mais voyez donc les erreurs commises par ceux qui ont essayé d’introduire dans l’histoire la méthode scientifique. Taine, malgré son incontestable talent, a hasardé dans ses livres quantité d’assertions qu’il eût été fort embarrassé de prouver. A quoi n’aboutira pas le maniement de cet outil dangereux par des mains inexpérimentées ? »
Il n’est pas très malaisé de répondre. Oui, sans doute, des
Concluons donc que les caractères d’une œuvre littéraire, ses rapports avec l’auteur qui l’a exécutée ; puis, — en partie du moins et avec plus de difficulté — les causes dont elle est l’effet et les effets dont elle est la cause sont accessibles à la recherche scientifique.
Mais nous n’avons à dessein considéré jusqu’ici dans l’histoire littéraire que des choses qui peuvent être matière à science, des phénomènes et la liaison entre ces phénomènes. Nous avons à nous demander maintenant si l’historien peut se borner à constater des faits ; s’il n’est pas obligé en une certaine mesure de juger les œuvres dont il parle ; si dès lors n’intervient pas une question de goût qu’il faut poser et résoudre.
Question inévitable ! Question de goût, puisqu’il s’agit d’apprécier, non plus seulement de constater, et question singulièrement délicate !
Les faits sont déjà trop souvent difficiles à établir, témoin les discussions interminables que soulève la réalité de certains événements historiques. Mais enfin ils sont susceptibles de rencontrer une adhésion unanime. Ils ne relèvent que de l’intelligence, et l’intelligence est en l’homme ce qu’il y a de plus universel, de plus constant. Les lois de la logique sont les mêmes à Paris qu’à Pékin ; deux et deux font quatre en Australie comme en Europe ; il n’y a pas de géométrie nationale, de chimie variant d’un continent à l’autre.
« Vérité
en deçà des Pyrénées ! Erreur au-delà ! »
Bien plus, ce qui plaît à l’un
déplaît souvent à son voisin le plus proche. L’expérience l’enseigne ; le raisonnement
l’explique. En effet, le plaisir ou le déplaisir que nous fait éprouver une chose
dépend, non seulement de la nature de cette chose, mais encore de notre tempérament, de
notre âge, de notre sexe, de notre humeur, de notre culture, de nos tendances, bref, de
ce qui varie le plus d’un individu à l’autre et parfois même dans un seul individu. De
là des divergences nécessaires et légitimes, une diversité infinie qui ne saurait être
ramenée à l’unité.
Que va faire l’historien en présence de cette difficulté si embarrassante ? Il faut regarder l’obstacle en face et l’aborder de front.
§ 1. — Quelques-uns ont essayé de le tourner. Ils ont dit : « Quel besoin l’historien a-t-il de juger ? Qu’il se contente de nous dire ce que contient une œuvre, ce qui l’a fait naître, ce qu’elle a engendré à son tour ! Nous le tenons quitte du reste. L’indifférence sereine est son premier devoir.. Nous ne lui demandons pas ce que nous devons penser d’un auteur ou d’un ouvrage ; qu’il nous mette seulement en main les pièces qui nous permettront de juger par nous-mêmes. »
Le malheur est que cette parfaite indifférence est. impossible. L’historien juge et classe nécessairement. Peut-être n’est-il pas inutile de le démontrer, puisqu’on a essayé de le contester.
Considérons d’abord les œuvres littéraires dans le temps. Est-il possible de mettre sur
la même ligne celles d’un homme ou celles d’un peuple aux différentes époques de leur
vie ? A première vue, cette égalité est choquante. Voici trois pièces de Corneille : Clitandre, le Cid et Attila.
Pourra-t-on admettre qu’elles sont toutes trois aussi heureusement venues, qu’elles
occupent une place aussi importante dans la carrière du poète
Ce qui est vrai pour la vie d’un homme l’est aussi pour la vie d’une nation. On s’accorde à y reconnaître des périodes brillantes et des moments crépusculaires, où les artistes tâtonnent et cherchent une voie nouvelle sans la trouver. Personne ne soutiendra que la littérature du règne de Louis XII peut être mise en parallèle avec celle du règne de Louis XIV. Pour peu qu’on suive le développement de la poésie lyrique depuis le temps de Ronsard jusqu’à nos jours, on verra clairement qu’un genre, autant et plus que le génie d’un individu, passe par des phases d’éclat, de déclin, de renaissance, etc.
Considérons maintenant les œuvres littéraires dans l’espace. Est-il possible d’assigner le même rang à toutes celles de la même époque ou aux différentes formes du beau qui ont été réalisées par des peuples différents ? Le bon sens proteste avec énergie. Essayez de dire que Pradon vaut Racine, qu’une comédie de Boursault a droit à la même attention, à la même admiration qu’une comédie de Molière. Soutenez encore l’équivalence artistique de Sparte et d’Athènes, des Romains et des Grecs, et vous entendrez quel éclat de rire saluera ce paradoxe.
Je ne dis pas, sans doute, qu’il soit toujours aisé ni même possible de décider la
question de préséance entre des œuvres supérieures appartenant à des époques ou à des
races diverses ; il est permis d’hésiter entre le Parthénon et une belle cathédrale
gothique, entre un drame de Shakespeare et une tragédie de Sophocle, entre le Faust de Gœthe et la Divine Comédie du Dante. A une
certaine hauteur d’art, il semble que les différences de rang s’effacent, et il est le
plus souvent aussi aléatoire qu’oiseux de tenter une hiérarchie des chefs-d’œuvre, qui
ont atteint leur perfection relative par des routes très divergentes et même opposées.
Ce sont comme des êtres de nature très différente, entre lesquels manque une unité de
§ 2. — L’idéal serait d’avoir une théorie complète du beau. Mais on la cherche encore et il y a apparence qu’on la cherchera longtemps, peut-être toujours. Sans savoir, en effet,, tout ce qu’est le beau, nous savons du moins qu’il est quelque chose qui se transforme et se renouvelle d’âge en âge ; l’art est une création perpétuelle ; l’œuvre, qui demain grossira le nombre des chefs-d’œuvre, sera précisément celle qui sera neuve et originale. Comment dès lors construire une théorie qui convienne d’avance à des choses dont le principal mérite sera de sortir du connu et du déjà vu ? Il y a, semble-t-il, une contradiction cachée dans toute tentative pour donner une formule parfaite et définitive de la beauté artistique.
Nos ancêtres ont cru pourtant la posséder. Ô le bon temps de l’ancienne critique !
Qu’ils étaient simples et commodes les procédés de ceux qui se mêlaient autrefois de
juger les auteurs ! Il existait un ensemble de règles convenues, un système de dogmes
littéraires, un code officiel du beau. On n’avait qu’à en appliquer les articles à tout
le monde, aux morts comme aux vivants, aux étrangers comme aux gens du pays. Rien de
plus facile, rien de plus rapide. L’Art poétique de Boileau eut ainsi
force de loi durant un siècle et plus. Que d’arrêts furent rendus et que de sottises
débitées en son nom ! Malheureusement on s’aperçut un jour que ces règles étaient en
grande partie arbitraires, qu’elles étaient du moins la cristallisation d’un goût
éphémère, l’expression d’une seule époque, un effort stérile et dangereux pour mettre
l’éternel dans le passager ; qu’elles ne pouvaient s’appliquer sans injustice au passé,
en même temps
Sur leurs ruines on proclama l’avènement de ce que je pourrais appeler la critique anarchique. Elle a fleuri en France, pendant ces dernières années, sous
le nom de critique impressionniste. Il a été de mode de revendiquer la
souveraineté de l’opinion individuelle. Pour les adeptes de l’école nouvelle, non moins
commode et expéditive que l’autre, le seul principe a été de n’en reconnaître aucun.
Donner telle quelle son impression fugitive, changer d’avis suivant la disposition du
moment, s’abandonner doucement au caprice de ses préférences personnelles, fuir toute
apparence de dogmatisme : voilà ce qu’ont pratiqué et enseigné des critiques ondoyants
qui se sont crus modestes. Et pourtant leur orgueil inconscient aboutissait à dire au
public : — Ce qui est bon, c’est ce que j’aime. — Si on leur eût demandé quel garant ils
avaient de la justesse de leurs arrêts (car forcément ils en rendaient quand même, et
souvent de très durs), ils n’auraient pu que répondre comme la Médée
de Corneille :
Moi, Moi, dis-je, et c’est assez.
D’ailleurs, chacun d’eux avait bel et bien sa philosophie de l’art, sa théorie du beau ; pour être enveloppée, dissimulée, sous-entendue dans leurs jugements, elle n’en existait pas moins au fond de leur intelligence et un bon analyste est de force à l’y surprendre. Seulement, comme on peut s’y attendre, les idées et les sentiments qui la constituent varient singulièrement d’un juge à l’autre.
L’historien se trouve donc dans un grand embarras. Il ne lui est plus permis de
remettre en vigueur le code suranné de nos classiques ; ce serait bâtir sur une base
aussi étroite que fragile. Il ne peut pas davantage se laisser paresseusement aller au
gré de ses prédilections ; ce serait une autre façon d’être étroit et d’ôter à son
histoire le fondement solide qu’il veut lui donner. Il doit donc chercher et indiquer
bravement ce qui constitue à son avis la valeur d’une œuvre littéraire. Il doit se « C’est toujours soi qu’on aime, même dans ceux qu’on admire »
, il doit
travailler à réduire au minimum cet élément subjectif, ou, pour emprunter une expression
au langage de la science, ce cœfficient personnel.
§ 3. — Mais n’y aurait-il pas des procédés empiriques et indirects pour distinguer le
bon du mauvais ? Que penser, par exemple, du jugement des contemporains ? Hélas ! on
sait trop combien il est sujet à caution. Le Timocrate de Thomas
Corneille reçut du public un accueil enthousiaste qui n’empêche pas l’auteur de n’être
pour nous que le frère du grand Corneille. Si l’on mesurait le mérite des livres de
Stendhal au nombre des lecteurs qu’ils eurent à leur apparition, on pourrait presque se
dispenser de les mentionner, et pourtant nul n’ignore la puissante action qu’ils ont
exercée cinquante ans plus tard. Tel volume de vers, médiocre d’ailleurs, réussira,
parce qu’il caresse les passions et les préjugés du moment. Tel livre devra son insuccès
aux vues nouvelles dont il est plein et qui lui vaudront au bout d’un siècle la
réparation d’une gloire tardive. On s’est moqué des génies incompris ; mais on a pu dire
aussiJournal des frères de Goncourt.« Le génie, c’est le talent d’un homme mort »
. Inimitiés politiques ou
religieuses, routine ou légèreté de la foule, jalousies ou cabales de rivaux, timidité
de l’écrivain ou fierté qui lui interdit certains moyens de parvenir, mille autres
causes peuvent priver une œuvre de l’estime qui lui est due. Les passe-droits de ce
genre ont été si communs qu’il serait banal d’y insister.
Mais la postérité ? N’est-elle point la grande redresseuse de torts ? Ne peut-on la
considérer comme une cour d’appel, comme un tribunal suprême qui siège toujours, revise
tous les procès, n’admet point la prescription, casse les réputations usurpées,
réhabilite les méconnus, remet chacun à son rang véritable ? Je connais des odes et des
discours où un recours à « Chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies
immortels qui sont toujours ainsi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit
elle-même ; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses
prédilections. »
Comment se fier à une mobilité aussi intéressée ?
— Prendrons-nous alors pour guide l’opinion des nations étrangères ? Elle n’échappe pas aux causes d’erreur que nous venons de signaler ; elle est également variable et contradictoire. De plus, sans compter les œuvres dont la renommée n’a jamais franchi les frontières de leur pays natal, il n’est pas rare que certains auteurs soient peu goûtés à l’étranger, précisément parce qu’ils sont trop originaux, parce qu’ils contiennent comme une quintessence de l’esprit national. Irons-nous demander à l’Allemagne une équitable appréciation de la bonhomie fine et malicieuse qui donne aux fables de La Fontaine une saveur de terroir si piquante et si agréable à des palais français ? Il en est de certains talents comme de certains vins : ils ne se prêtent pas à l’exportation.
Quoi qu’on essaye, on est donc ramené à cette nécessité : tirer de l’examen direct des œuvres littéraires le moyen de les classer.
§. 4. — La difficulté est grande. Il sied d’être modeste et de borner ses prétentions à
ce qui est indispensable à l’historien d’une littérature. A-t-il besoin de s’être fait
une théorie complète de la beauté ? Pour que cette théorie pût embrasser toutes les
variétés du beau, il faudrait, nous l’avons dit, que l’évolution de l’art et par
conséquent de l’humanité fût achevée ; ce serait un peu long d’attendre jusque-là.
Heureusement, ce n’est point nécessaire pour la besogne restreinte qui s’impose à
l’historien d’une littérature. Il n’a pas à s’occuper du beau dans la nature non plus
que dans les différents arts. Son domaine est limité d’une façon précise. Dans le cercle
où il est enfermé, il n’a pas non plus à chercher un type absolu, un idéal unique avec
lequel il puisse confronter les œuvres soumises à son appréciation. Tout au contraire,
son premier devoir est de sympathiser avec toutes les formes du beau que les diverses
époques ont réalisées. Il n’a le droit d’en méconnaître, d’en ignorer, d’en répudier
aucune. A lui de comprendre et d’expliquer pourquoi Scarron, le roi du burlesque, a
mérité d’être le grand homme d’une petite époque. Il lui faut une âme assez large pour
goûter un sermon de Bossuet et un roman de Voltaire, une fable de La Fontaine et une
méditation de Lamartine. Sa devise est le mot connu : « Tous les genres sont
bons, hors le genre ennuyeux. »
A son esprit doivent toujours être présentes
La Critique de l’École des femmes.« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de
plaire, et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »
Et Racine, à son tour, répétait en échoBérénice.« La principale règle est de plaire et de toucher :
toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. »
Il suit
de là que toutes les œuvres qui ont plu, qui ont été qualifiées de belles, se
recommandent par cela seul à l’attention de l’histoire.
Mais, parmi celles-là, comment établir une hiérarchie ?
Avant d’indiquer dans quelle mesure et à quelles conditions elle est désirable et possible, il est bon de fixer, comme des garde-fous, les barrières que l’historien ne doit pas chercher à franchir.
Il est parfaitement oiseux pour lui de comparer des œuvres qui ne sont pas de même
espèce. Il n’a pas à se demander si un roman bien fait vaut plus ou moins qu’une comédie
excellente. Il perdrait son temps à vouloir décider si la poésie épique est supérieure à
la poésie lyrique. C’est assez qu’il rapproche les œuvres de même nature, soit
simultanées, soit successives. De plus, en posant cette question de supériorité, il ne
doit jamais oublier qu’elle est très souvent insoluble, parce qu’on veut la résoudre en
bloc. Mettez deux ouvrages en parallèle ; celui-ci, inférieur sur un point, peut fort
bien reprendre l’avantage sur un autre. Les drames de Victor Hugo sont moins concentrés,
moins élégants, moins simples, moins psychologiques que les tragédies de Racine ; ils
ont, en revanche, plus de couleur, de mouvement, de vie extérieure. Musset n’a pas
l’ampleur, la noblesse, l’abondance fluide et harmonieuse de Lamartine ; mais il a plus
de grâce, d’esprit, de finesse, de passion. Entre ces différentes supériorités il est
permis d’hésiter, et chacun, suivant son tempérament, préférera l’une ou l’autre.
Préférence légitime et invincible contre laquelle il serait puéril de lutter ! Autant
vaudrait reprendre l’éternelle et
Le rôle de l’historien se réduit donc à constater si une œuvre est vraiment supérieure et en quoi elle l’est. Il lui suffit de savoir distinguer, dans le champ de blé qui ondule sous ses regards, les épis les plus pleins, les plus dorés, les plus hauts. La tâche, même ainsi bornée, est encore assez délicate, et ce n’est pas trop de plusieurs méthodes, qui se corrigent et se complètent l’une l’autre, pour mesurer, peser, jauger, par une série de calculs approximatifs, ces produits si complexes de l’esprit humain. Il pourra se féliciter d’avoir fait tout ce qu’il pouvait faire, s’il a conscience de n’avoir laissé de côté aucune œuvre qui ait marqué dans l’évolution littéraire.
§ 5. — La première méthode qui s’offre à lui consiste à consulter les jugements antérieurs. Nous avons montré plus haut qu’il ne peut leur accorder une foi absolue ; mais cette moitié de vérité réclame une contre-partie. Ces mêmes jugements, dont l’autorité est fragile si l’on prétend leur conférer une infaillibilité factice, gardent une valeur très réelle si on les considère seulement comme des présomptions.
Les contemporains, d’abord, opèrent, dans la quantité croissante des œuvres jetées en
pâture au public, une première sélection, dont les résultats ne sont pas négligeables.
D’un accord presque unanime, ils en éliminent qui ne comptent pas et ne compteront
jamais. Ils en tirent quelques-unes de cette masse énorme et les recommandent ainsi à
l’attention de ceux qui viendront après eux. La tâche de l’historien est par là déjà
simplifiée. Quelles épaules pourraient en soutenir le fardeau, s’il lui fallait relire,
par exemple, toutes les pièces qui ont été représentées au temps de Molière, tous les
poèmes épiques mort-nés qui ont été composés au temps de Napoléon 1er ?
Les générations successives, en révisant tour à tour les sentences de celle qui a fait
le triage primitif donnent une force de plus en plus grande aux opinions qu’elles
confirment. Comme on l’a ditVariétés
littéraires, p. 299. Voir aussi Taine, l’Idéal dans l’art, p.
15.Britannicus ou Andromaque, tandis que vingt ou trente curieux tout au plus s’avisent de lire
aujourd’hui la Judith de Boyer ou le Germanicus de
Pradon ? N’est-ce pas la preuve que d’un consentement universel il y a sur bien des
points chose jugée ?
Il faut avouer encore qu’une œuvre, quand elle est entrée dans le patrimoine de l’humanité presque entière, a bien des chances pour n’être pas indigne de cet honneur. Chaque hommage qui lui vient de l’étranger peut passer pour une consécration nouvelle de son mérite.
Enfin il y aurait orgueil et témérité à se priver du secours des critiques et des historiens, qui ont, d’lige en âge, armés de la loupe et de la pierre de touche, contrôlé les épreuves subies par les réputations des siècles disparus. Parmi ces juges du passe comme parmi les autres écrivains, il s’est produit peu à peu un classement. Sans être d’accord sur leur valeur relative, on en reconnaît un certain nombre qui valent la peine d’être interrogés. Leurs successeurs auraient grand tort de ne pas tenir compte du précieux travail accompli par tant d’illustres devanciers.
Un second procédé pour évaluer le mérite des œuvres littéraires, procédé qui confine au
précédent, consiste à suivre et à mesurer leur expansion dans l’espace et dans la durée.
J’ai déjà dit (Ch.
Si utiles pourtant que puissent être les résultats ainsi obtenus, ils sont approximatifs, purement empiriques ; ils n’ont par là même qu’une valeur secondaire. J’arrive à des moyens plus précis et plus directs.
§ 6. L’appréciation d’une œuvre littéraire doit reposer sur l’étude approfondie de cette œuvre.
Nous revenons à la double analyse dont nous avons parlé plus haut, l’analyse interne et l’analyse externe.
Nuit d’Octobre est émouvante ; qu’un roman de Voltaire
fait penser ; que le Qu’il mourût du vieil Horace est d’une héroïque
vigueur ; que le Corbeau d’Edgar Poe emporte l’imagination bien
au-delà du monde réel. Nous pouvons dire déjà que toute œuvre qui a réussi à atteindre
un haut degré dans l’un ou l’autre de ces cinq ordres de beauté mérite par cela seul de
ne pas rester confondue dans la foule.
Veut-on, dans chacun de ces ordres naturels, établir d’une façon aussi rigoureuse que possible la supériorité d’une œuvre ? Il faut examiner sous des angles divers les divers éléments (sensations, sentiments, idées, etc.) qui constituent chacun de ces ordres.
Des exemples éclairciront ma pensée. Comment reconnaître que telle œuvre est supérieure au point de vue de la beauté sensorielle ? On peut noter le nombre et la variété des sensations qu’elle éveille ; on peut en considérer la profondeur, l’intensité ; on peut en évaluer le plus ou moins d’élévation. (Ainsi l’ouïe et la vue, sens intellectuels par excellence, prêtent à des sensations plus relevées, plus nobles que le goût et l’odorat.) On peut enfin en constater la nouveauté, la complexité, la finesse. Autrement dit, par une analyse à la fois qualitative et quantitative, on peut déterminer avec une précision très suffisante ce qui d’abord semblait se dérober à tout calcul.
Il en est de même pour les sentiments. Telle œuvre est supérieure, parce qu’elle
exprime et éveille beaucoup de sentiments tempérés (Gil Blas) ; telle
autre, parce qu’elle peint une passion déchaînée dans toute sa violence (Manon Lescaut, le Père Goriot) ; celle-ci, parce qu’elle
suscite des émotions nobles, comme la pitié pour les faibles, l’amour de la justice, la
sympathie pour la vie universelle (les Misérables) ; celle-là, parce
qu’elle va toucher au fond du cœur des fibres secrètes, rarement ou jamais atteintes
jusque-là, parce qu’elle donne, comme on l’a dit, un nouveau frisson (les
Fleurs du mal). Autant de nuances de supériorité sentimentale qu’il faut savoir
distinguer.
La valeur morale, à son tour, doit se mesurer à des échelles différentes. Il convient
avant tout de donner au mot de moralité l’extension large qu’il doit
avoir. Une œuvre est belle moralement, quand elle montre et par conséquent suggère le
triomphe du devoir sur un désir mauvais, de la volonté raisonnable sur les appétits
grossiers ; quand elle inspire l’horreur d’un vice comme l’hypocrisie ou l’avarice ;
quand elle pousse au dévouement, au sacrifice ; quand elle combat l’injustice, la
misère, l’égoïsme.
L’historien, dans l’appréciation de la beauté morale d’une œuvre, doit donc tenir compte de la variété, de la puissance, de la noblesse et aussi de la nouveauté plus ou moins grandes des tendances que cette œuvre essayait de faire triompher.
Des principes identiques s’appliquent à l’examen des œuvres qui nous emportent au-delà du monde sensible, qui nous donnent la vision de choses surhumaines, qui nous font explorer sur l’aile du rêve des régions inaccessibles à la raison et à la science.
Comment distinguer, parmi ces hardies envolées au sein du mystère qui nous enveloppe, celles dont la valeur esthétique est la plus sérieuse ? Ici encore il faut recourir à plusieurs critériums. L’intensité avec laquelle l’auteur voit et fait voir l’invisible ; la variété des tableaux fantastiques qu’il évoque ; la largeur des symboles qu’il conçoit ; la somme de nouveau que ses rêves ajoutent aux aspirations des autres hommes ; voilà autant de facteurs (et il s’en faut que nous les ayons énumérés tous), qui, isolés ou réunis, constituent la supériorité cherchée.
Tenons pour faite et bien faite l’analyse dont nous venons
Il y a pour une œuvre littéraire (à ne considérer que ses qualités intérieures) cinq ordres différents de beauté ; elle est supérieure, si elle possède à un degré très élevé une des qualités essentielles à l’un de ces ordres ou, à un degré suffisamment élevé, la plupart des qualités qu’il comporte.
Guyau a dit quelque partL’Art au point de vue
sociologique, p. 30.« Le génie est caractérisé, soit par le
développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes
les facultés, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté
spéciale ; tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés
suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance et harmonie, le génie
partiel est ou puissance ou harmonie. »
La formule à laquelle nous aboutissons dit la même chose en termes plus précis. Car, s’il est vrai qu’une œuvre est déjà supérieure pour s’être mise hors de pair dans un seul des ordres de beauté que nous avons distingués, il est évident qu’elle sera plus remarquable encore, si elle occupe un rang élevé dans plusieurs ou dans tous. C’est une simple addition à faire. Une œuvre qui plaît aux sens vaudra mieux, si elle satisfait en même temps notre besoin d’émotions et notre intelligence ; elle sera une œuvre suprême, un vrai chef-d’œuvre, si elle est par surcroît largement douée de la beauté morale et de la beauté idéale.
Notre formule nous fournit ainsi le moyen de tracer une seconde hiérarchie ; mais on peut encore en esquisser une troisième.
Les cinq ordres de beauté dont nous avons constaté l’existence sont-ils d’égale
valeur ? Il semble bien que non. De même qu’il y a des sentiments plus ou moins nobles,
des pensées plus ou moins hautes, etc., de même aussi les cinq ordres de beauté, si on
les range comme je l’ai fait, me paraissent figurer
Mais, dans le classement nouveau que l’on pourrait tenter d’après ce principe, il faut s’astreindre à de sévères précautions.
D’abord une œuvre qui sait puissamment éveiller ou exprimer des
sensations par des mots peut valoir beaucoup mieux qu’une œuvre qui exprime ou éveille
médiocrement des idées. Cela revient à dire qu’une chose peut
appartenir à un ordre inférieur, mais être plus parfaite que telle antre appartenant à
un ordre supérieur. J’emprunte cette remarque à un critique italien très pénétrant,
M. Mario Pilo, envers qui j’ai un devoir de reconnaissance à remplir, parce que ses
idées m’ont beaucoup aidé à éclaircir les miennes. Il illustre sa pensée par une série
de comparaisonsL’Estetica psicologica, p.
119.« Le troisième étage d’une maison bourgeoise peut être plus élevé
au-dessus du sol que le premier d’un palais. Un vieux sergent peut avoir plus de
mérite qu’un officier novice. Un couteau neuf et affilé peut être de meilleur service
qu’une épée historique rouillée et épointée. Un chien hardi et robuste peut mordre
plus fort qu’un lion décrépit et paralytique. »
Autre réserve nécessaire. Les
ordres inférieurs de beauté (sensoriel, sentimental, intellectuel) sont en revanche, non
seulement les plus accessibles à la généralité des hommes et des artistes, mais encore
indispensables à la réalisation des beautés d’ordre supérieur. « C’est une nécessité
pour l’œuvre d’art, a dit Sully PrudhommeL’Expression
dans les beaux-arts, p. 167.Le Taureau blanc, ch.
Supposons après cela qu’une œuvre appartenant à un ordre supérieur soit supérieure elle-même dans cet ordre et qu’elle ait de plus à un degré élevé ou du moins suffisant les qualités d’ordre inférieur qui lui sont nécessaires ; nous pouvons dire qu’elle aura une valeur plus haute que les œuvres les plus parfaites dont la beauté serait purement sensorielle, sentimentale ou intellectuelle. On peut donc arriver de la sorte à un troisième classement qui complète les deux autres.
§ 7. ― Nous n’avons rien dit encore de la forme, sinon qu’elle a une extrême importance, étant l’intermédiaire indispensable entre l’âme de l’auteur et celle des lecteurs ou auditeurs. A quels signes la reconnaîtrons-nous pour belle ?
Il nous faut recourir à l’analyse externe cette fois et nous avons vu comment celle-ci peut, à coups d’interrogations redoublées, amasser une quantité de données aussi variées que précises.
« la règle de toutes les
règles »
.
L’harmonie entre le dedans et le dehors, entre les choses à exprimer et la façon de les
exprimer, entre la conception et l’exécution, cette harmonie qui est seule capable de
produire ce que Taine a appelé « la convergence des effets »
, telle est,
à mon avis, la qualité essentielle qui fait d’une œuvre littéraire un tout organique et
vivant et qui en constitue la supériorité plastique.
Au nom de ce principe, nous pouvons approuver les formes les plus différentes : la phrase ample et majestueuse de Bossuet déroulant les destinées des empires et le caquetage vif, sautillant, coupé, le style parlé de Marivaux analysant les menus états d’esprit d’une jeune fille ; les vers aisés, inégaux et sinueux, qui se moulent avec tant de souplesse sur la pensée de La Fontaine, et les larges vagues de mélodieux alexandrins où se berce mollement la rêverie de Lamartine.
Au nom de ce principe, nous pouvons comprendre et accepter deux conditions qui
s’imposent à tout écrivain et qui se limitent l’une l’autre. Une œuvre littéraire (cela
ressort de sa nature est chose à la fois individuelle et sociale ; elle interprète, elle
traduit un être humain à des êtres humains. Il s’ensuit, d’une part, que le style doit
être personnel, original, c’est-à-dire qu’il doit obtenir, par une combinaison neuve des
éléments qui sont ses matériaux, ce caractère irréductible qui est l’individualité ou,
comme on disait jadis, la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. Il s’ensuit, d’autre
part, que pour pénétrer jusqu’au public, ce qui est sa fin sociale, le style doit être à
la portée de ceux auxquels il s’adresse. De là, pour le juge, le droit de condamner
comme inférieurs, en vertu de
Non pas qu’il soit facile de fixer avec une rigueur mathématique le point où l’originalité devient nuisible à la clarté ou réciproquement. Les questions de frontière sont toujours délicates et litigieuses. Mais, s’il est malaisé de distinguer dans la série des êtres organisés où commence l’animal et où finit la plante, personne n’hésitera, quand il s’agira de classer un cheval ou une rose.
§ 8. — Quelles que puissent être en certains cas les difficultés d’application, nous avons désormais la possibilité de tenter une hiérarchie raisonnée des œuvres d’une littérature. Si nous voulons condenser dans une dernière et brève formule les principes auxquels nous a conduits une patiente analyse, nous dirons :
Sensations, sentiments, idées, tendances, aspirations idéales sont le fond vivant de toute œuvre littéraire. Une œuvre littéraire est donc essentiellement expressive de la vie et elle est plus ou moins belle, selon qu’elle exprime, par des moyens plus ou moins appropriés à ses fins générales ou particulières, une vie plus ou moins intense, complexe, originale et élevée.
§ 9. — Est-ce à dire que cette formule puisse être appliquée presque mécaniquement, comme une formule d’algèbre ; qu’elle dispense l’historien de la littérature d’avoir le sentiment vif et affiné des choses littéraires ; qu’elle supprime par suite, dans ses jugements, tout élément d’incertitude dû à l’intervention du goût personnel ?
Il n’en est rien. La part faite à la science dans la détermination des signes qui dénotent la supériorité d’une œuvre n’empêche pas celle de l’art de rester encore très grande.
D’abord il est évident qu’il y a manière et manière de pratiquer la double analyse sur
laquelle doivent reposer toute appréciation et tout classement méthodiques. Il ne suffit
pas, pour étudier les infiniment petits, d’avoir de bons yeux et un bon microscope à sa
disposition ; il faut avoir appris à s’en servir. De même, sans compter les dons
naturels dont ne peut se passer l’historien, il faut qu’il ait aiguisé sa pénétration,
sa sagacité, qu’il ait développé en lui le sens esthétique : On
D’autre part, à quelques moyens qu’on recoure pour mesurer la somme de vie contenue
dans un ouvrage, fût-on d’une habileté consommée à démêler tous les éléments dont se
compose cette résultante mystérieuse, ce n’en est pas moins un avantage précieux que de
sentir directement la vie et la beauté. Je ne dirai pas avec GuyauL’art au point de vue sociologique, p. 55.« Lorsqu’il s’agit d’apprécier si une œuvre d’art représente la vie, la
critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu : aucune règle dogmatique ne vient à
son aide. La vie ne se vérifie pas ; elle se fait sentir, aimer, admirer. »
L’éminent philosophe me paraît s’être laissé entraîner ici à quelque exagération de
pensée ou de langage, et la présente étude a eu précisément pour objet de montrer que le
sentiment peut être efficacement aidé, guidé, contrôlé. Mais Guyau a raison en partie,
et c’est pourquoi il ne faut jamais oublier ce mot d’Augustin Thierry : ― « La
sympathie est l’âme de l’histoire. »
― Oui, l’historien de la littérature
comme le critique devrait avoir un cœur assez sensible pour vibrer sous le choc de
toutes les variétés du beau. Oui, il faut qu’il devienne en quelque sorte un être
multiple, capable de se faire contemporain de Louis XIV pour goûter Racine, familier de
l’Hôtel de Rambouillet pour se plaire avec Voiture, homme de la Renaissance, enivré de
grec et de latin, pour entrer en communion avec Ronsard. La puissance de sociabilité
avec les hommes de toutes les époques est pour lui une qualité maîtresse que rien ne
saurait remplacer, et tel voyant de l’histoire, comme fut Michelet, a su, par un
privilège de nature, par une sorte d’intuition magique, prendre la vie sur le fait aussi
bien et mieux que n’aurait pu le faire l’analyste le plus minutieux.
Pourtant, fût-on doué de la sympathie la plus large et la plus sûre, la méthode que
nous avons indiquée pour mesurer la valeur d’une œuvre littéraire est un secours qui
n’est point à dédaigner. Elle n’est pas parfaite ; elle a besoin d’être précisée
perfectionnée, et elle le sera sans nul doute par ceux qui viendront après nous. Telle
qu’elle est, la formule provisoire où
Jetons un coup d’œil sur le chemin déjà parcouru. Qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Nous avons montré comment on peut étudier des œuvres individuelles et les rattacher à des individus. Nous avons montré comment on peut étudier ces individus eux-mêmes en les rattachant à leur tour aux diverses causes qui ont pu agir sur eux et aux divers effets dont ils ont pu être la cause. Nous avons montré enfin à quels signes on peut reconnaître la supériorité d’un œuvre littéraire.
Mais est-il possible de nous en tenir là ? Suffit-il de mettre côte à côte ces études particulières, de présenter dans un ordre vaguement chronologique un monceau de vérités de détail sans lien entre elles ? Ou, sous prétexte que les œuvres supérieures sont les plus expressives, l’histoire de la littérature doit-elle être seulement l’histoire des grandes individualités, des génies et des talents exceptionnels qui rayonnent dans l’ombre du passé ? Nous touchons ici à l’un des problèmes les plus délicats de » l’histoire. Il s’agit de savoir quel rôle y jouent les grands hommes et quelle place doit leur être accordée.
Pour rester dans le domaine de la littérature, les grands hommes sont ceux qui
apportent quelque chose de neuf et d’original ; ceux qui sont vraiment créateurs de
formes, de sentiments, d’idées, de types, non encore réalisés ; ceux, comme dit le
poèteL’invention.
Dont les pas inventeurs ouvrirent les sentiers ;
Certains historiens, frappés de voir ces êtres d’exception dépasser du front la foule environnante, ont cru qu’on pouvait les isoler et que, pour dérouler l’évolution littéraire d’un peuple, on pouvait se borner à courir de l’une à l’autre de ces têtes lumineuses. Une galerie de portraits représentant ces hommes providentiels : tel a été pour eux l’idéal de l’histoire. Ainsi faisaient jadis les historiens politiques qui croyaient écrire l’histoire de la France en faisant uniquement celle de ses rois, de Pharamond à Louis XVI.
Mais je ne crois pas qu’on puisse accepter cette simplification excessive de la
réalité, et cela pour plusieurs raisons. D’abord on brise ainsi l’enchaînement des
faits ; et Turgot a dit, au siècle dernier, avec une admirable précision : « Tous
les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent
du monde à tous ceux qui l’ont précédé. »
Cette pensée doit être pour
l’historien comme un phare qui le guide dans la nuit et les brouillards des âges
révolus. Or, en sautant d’un grand homme à un autre, on risque de laisser des abîmes
énormes entre deux d’entre eux, de faire croire qu’il y a des déserts dans la durée
comme il y en a dans l’espace, de détruire le sentiment de cette continuité qui est la
condition même de la vie.
Ensuite, on oublie qu’entre génie et talent il y a différence de degré, non de nature ; ou, si l’on aime mieux une formule plus claire, qu’à toute époque l’originalité, la faculté d’innover, le don de créer sont répartis à doses inégales parmi beaucoup de personnes, au lieu d’être concentrés en deux ou trois seulement. Est-il juste, est-il conforme à ce qui s’est passé réellement de supprimer les écrivains secondaires, qui ont été les précurseurs moins heureux ou les rivaux moins brillants de leurs illustres confrères ? Comment d’ailleurs mesurer de combien ceux-ci s’élèvent au-dessus de la moyenne, si l’on commence par les détacher de leur entourage ?
Inconvénient plus grave encore ! A ne considérer que ces
Il s’en faut bien que les grands hommes soient les facteurs uniques des transformations littéraires ou sociales. On serait tenté de crier à l’histoire qui prétend leur accorder une attention exclusive le mot qu’Anacharsis Clootz adressait à la France : Guéris-toi des individus !
S’il en faut croire une fable antique, Jupiter en son Olympe disait un jour aux autres
Immortels : « Suspendez-vous tous à cette corde ; tirez de toutes vos forces. Moi
seul je tirerai de l’autre côté, et je vous amènerai tous à moi, même avec la mer et
la terre, si telle est ma volonté. »
C’était parler en souverain du monde.
Mais quoi ! Un grand homme aurait-il une puissance semblable ? Pourrait-il traiter les
autres hommes comme Jupiter traitait les autres dieux ? Serait-il capable d’arrêter un
siècle sur la pente où il roule et de lui imprimer la direction qu’il lui plaît ?
Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’un individu n’a d’action sur la
masse d’un peuple que si on lui reconnaît une certaine supériorité. Il faut, par
conséquent, se rendre compte des conditions auxquelles un homme est reconnu pour
supérieur et comme sacré grand homme de son vivant. Suffit-il qu’il ait du génie ? Point
du tout. Il faut autre chose encore. A toute époque, il y a dans une société certaines
idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de
pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi
dire, dans l’air ambiant. Il y a des désirs, inconnus jusqu’alors ou du moins amortis
durant de longues années, qui s’éveillent ou se réveillent
On peut donc dire que, pour agir sur ses contemporains, un grand homme doit marcher avec eux. On connaît ce mot plaisant prêté à je ne sais plus quel chef de bandes indisciplinées : « Il faut bien que je les suive : je suis leur chef. » De même un grand homme n’est aussi reconnu pour tel qu’à condition d’aller dans le sens du courant qui l’entraîne et le porte.
Sans doute un homme peut être un esprit de premier ordre et, malgré cela ou quelquefois par cela même, être en lutte avec le courant dominant. Sans doute, il peut avoir vingt et cent fois raison contre la masse qui pense autrement que lui. Mais, en ce cas, il est méconnu ; il s’épuise en efforts stériles ; s’il vit en un temps où les passions sont exaltées, il est écrasé, broyé, foulé aux pieds ; s’il a la chance de vivre en des jours plus calmes, il est raillé, dédaigné, condamné à l’obscurité, et il va grossir la longue liste des génies incompris. Quelle que soit d’ailleurs sa destinée, son action sur ses contemporains est très faible et souvent à peu près nulle. C’est seulement après sa mort qu’il est réhabilité, remis à son rang ; c’est du fond du tombeau que sa voix se fait écouter et vient éveiller dans les âmes un écho tardif.
S’il est vrai que chaque époque se forge de la sorte des dieux mortels à son image et
maltraite ou ignore des hommes de valeur réservés à l’admiration des générations
suivantes, il est nécessaire de réduire le rôle excessif attribué trop fréquemment
De là, pour l’historien, une double obligation : mettre en relief ces sommets dont la base plonge aux mêmes profondeurs que celle des cimes moins hautes ; construire le massif montagneux d’où se détachent et montent en plein ciel les pics les plus élevés.
Laissons là les métaphores. Nous avons commencé par étudier les œuvres individuelles et
les individus eux-mêmes ; nous avons amassé une quantité de vérités particulières. Mais
il est visible, au premier coup d’œil, que, si nous trouvons, en parcourant la
littérature d’une époque, des caractères qui sont strictement individuels, nous en
rencontrons d’autres qui sont communs à plusieurs auteurs, à des groupes plus ou moins
étendus. Nous sommes ainsi en passe d’arriver à des vérités générales,
et c’est à cette étude d’ensemble qu’il nous faut travailler maintenant.
§ 1. ― Comment passer des faits particuliers à des vérités générales ? Rien de plus
simple, en apparence. « Généraliser, a dit Spencer, c’est grouper les
coexistences et les séquences semblables. »
Cela revient à dire qu’il faut
constater entre les choses trois sortes de rapports : rapports de coexistence et
rapports de succession, qui peuvent être des rapports de cause à effet ou d’effet à
cause. Instituer entre les œuvres des comparaisons multiples, en les rapprochant tantôt
d’après tel de leurs caractères, tantôt d’après tel autre, est un infaillible moyen
d’étendre ses connaissances. On peut, si l’on veut, mettre en regard les œuvres d’une
même époque, ou d’une même province, ou d’une même école. On peut, si on l’aime mieux,
étudier en quoi diffèrent et se ressemblent les phases successives d’un genre
littéraire. Un jour, on cherchera des rapports d’idées ou de sentiments ; le lendemain,
des analogies de structure ou de style.
On établit ainsi, à des points de vue aussi divers que possible, des groupes sympathiques et l’on aboutit, pourvu qu’on procède avec toute la prudence que réclame la logique, à des constatations dont l’intérêt ne saurait échapper à personne.
Des exemples expliqueront ce que je veux dire.
A comparer ensemble les écrits, d’ailleurs si dissemblables, de Rousseau, de Buffon, de
Diderot, de Thomas, on s’aperçoit ee« ce grand niais d’alexandrin »
, rendent
à la rime une plénitude de sonorité dont elle avait perdu l’habitude ; que Musset
semble, il est vrai, faire exception en lançant aux partisans de la consonne d’appui
cette moqueuse profession de foi :
C’est un bon clou de plus qu’on met à la pensée ;
mais qu’aussi ses vers, sauf dans ses poésies de jeunesse où il s’abandonne à sa fantaisie gamine, sont restés, bien plus que ceux de Victor Hugo ou de Sainte-Beuve, fidèles à la coupe classique. On est, par suite, amené à cette conclusion générale : que fia richesse de la rime et la régularité de la césure ont été dans l’alexandrin en raison inverse l’une de l’autre. On est en présence d’une loi analogue à celle que la biologie appelle la loi de balancement des organes.
Les découvertes que l’on fait de la sorte sont d’importance inégale, mais de nombre
indéfini. Pour en accroître le total, l’aide des sciences voisines est une ressource
utile et permise. Toutes les sciences se touchent et se prêtent un mutuel appui ; aucune
ne peut avancer sans que les autres profitent de ce progrès. Or, de nos jours l’homme
est, si l’on peut s’exprimer ainsi, rentré dans la nature ; on a compris qu’il n’est pas
isolé au centre de l’Univers ; qu’il est soumis à des lois qui lui sont communes avec
les êtres environnants. Il suit de là que l’histoire a plus d’un point de contact avec
les sciences naturelles et que le développement de l’humanité, malgré sa complexité plus
grande, peut être éclairci par ce que l’on sait déjà de Premiers
principes.
C’est peu d’affirmer ; il faut prouver. On sait que tout mouvement se fait en suivant
la ligne de la plus grande traction, de la plus faible résistance ou de leur résultante.
Cette loi du moindre effort, comme on la nomme souvent, s’applique au monde moral comme
au monde physique. La paresse est la reine de la terre, pourrait-on dire ; même quand
l’homme est sollicité à agir par le désir ou le besoin, il agit de façon à atteindre son
but avec le moins de peine possible. Or, cette règle préside à la transformation des
langues ; nos ancêtres, au moyen âge, adoucissent pigmentum en piment,
axilla en aisselle, spiritum en esprit ; qu’est-ce
autre chose qu’un procédé inconscient pour rendre la prononciation plus facile ? Les
savants du eporticum devient portique ; blasphemare donne blasphémer ; ils ajoutent des lettres parasites ; ils écrivent aultre, coulteau, debvoir ; ils compliquent à plaisir l’orthographe. On
pourrait croire qu’ils sont séduits par l’attrait de la difficulté. Erreur ? Comme le
latin en ce temps-là est beaucoup plus écrit que parlé, comme ils consultent leurs yeux
plutôt que leurs oreilles, la forme qui se rapproche le plus visiblement de la forme
ancienne est celle qui se présente le plus aisément à leur pensée. Application
différente de la même loi.
Tout mouvement est rythmique. Flux et reflux de l’Océan, courbes symétriques des
fleuves, battements du sang dans l’artère, fièvre, musique ou danse, tout autour de nous
et en nous révèle une alternance plus ou moins régulière. La littérature, elle aussi,
suit dans son allure un rythme composé. Réalisme et idéalisme se succèdent dans la vie
d’une nation comme de grandes vagues qui durent à peu près le même
Tout ensemble qui évolue part d’une forme moins cohérente pour arriver à une forme plus cohérente. Ainsi les nébuleuses se condensent en systèmes stellaires, les phénomènes isolés en sciences, les peuplades éparses en cités et en États. Regardez maintenant la genèse des chansons de geste à la lumière de cette loi. Est-ce qu’elles ne sont pas formées à l’origine de parties incohérentes qui s’ajustent, se soudent et deviennent peu à peu un tout organisé ?
On le voit, soit par une comparaison directe des œuvres littéraires entre elles, ce qui est le moyen le plus sûr et le plus fécond en résultats, soit par une application de lois générales ou universelles déjà découvertes, ce qui exige beaucoup de tact et de prudence —. c’est-à-dire le plus souvent par la méthode inductive et quelquefois par la méthode déductive — on peut obtenir quantité de vérités démontrables, qui contiennent et résument une multitude de faits particuliers. Calculera qui pourra l’enrichissement énorme de savoir qu’on peut atteindre par cette double voie.
§ 2. — De même que la comparaison d’un grand nombre de faits particuliers permet d’aboutir à des faits généraux, de même le rapprochement de plusieurs causes individuelles amène à constater des causes générales.
Ainsi l’examen de leur œuvre et de leur vie nous apprend que Marivaux, Montesquieu,
Voltaire, Diderot, Rousseau, Ducis ont tous aimé, admiré, reproduit certains écrivains
anglais : nous voici autorisés à déclarer que l’Angleterre a exercé sur la France une
forte influence intellectuelle au cours du e
Choisissons un cas plus compliqué. Dans la seconde moitié du siècle dernier renaissent
en France des goûts qu’on n’y connaissait plus ; on s’y éprend à la fois des voyages, de
l’agriculture, « romantiques »
, des tableaux représentant la
vie du village : choses d’ordre différent, mais qui se ressemblent et qu’on peut réunir
sous une seule formule en disant : la France revient à la nature
extérieure. Pourquoi ? se demande l’historien.
Il regarde autour de la France d’alors dans l’espace et dans le temps. Il remarque que le mouvement est général, qu’il se produit au Nord comme au Midi de l’Europe ; il suppose qu’il pourrait venir de quelque nation voisine ! Il écarte, après examen, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, dont les mœurs et les écrits sont peu connus ou peu goûtés des Français de l’époque. Mais il remarque que les écrivains anglais et un écrivain suisse, Rousseau, sont parmi les préférés du moment. Il considère les dates. Il voit que les œuvres de Rousseau, qui sont les premières à prêcher en langue française l’amour des champs, paraissent de 1750 à 1760 ; il constate que les Anglais, Thomson, par exemple, ont exprimé les mêmes sentiments plus de vingt ans auparavant. L’influence de l’Angleterre d’abord, et celle de Rousseau ensuite sont donc à l’origine du grand courant d’imitation qui s’est propagé par toute la France.
Mais ce n’est pas assez. Il en est des idées comme des plantes ; elles ne peuvent passer d’un pays à un autre et y prospérer que si elles y rencontrent un sol et un climat favorables. En d’autres termes, un peuple n’adopte des façons de sentir et de penser étrangères que si elles répondent à des aspirations qui existent déjà chez lui. Il faut donc que la France et l’Europe entière aient été prédisposées à ce réveil du sentiment de la nature.
L’historien cherche encore. Il ne trouve pas à cette variation du goût de causes physiques ou physiologiques. Point de changement grave dans les conditions atmosphériques ; le ciel n’est pas devenu plus bleu, les roses plus roses ; les hommes n’ont pas été doués d’un sens nouveau. Cette cause générale doit être une cause sociale.
L’historien regarde alors la fin du ee
Possède-t-il désormais la solution complète du problème ?
Pas encore. Pourquoi, d’une part, l’Angleterre a-t-elle été la première à réagir contre les mœurs et les idées de la France de Louis XIV ? Question de race peut-être ; mais surtout parce que l’esprit mondain y fut une importation, une mode exotique venue d’outre-Manche, par conséquent une chose superficielle, un vernis peu solide, et aussi parce qu’une nation de marins, de commerçants, de voyageurs était par là même restée en contact perpétuel avec la nature. Pourquoi, d’autre part, est-ce Rousseau qui a « fait reparaître du vert » dans la littérature française ? Parce qu’il avait dans sa jeunesse contemplé de près la splendeur des montagnes et des lacs, vécu dans leur, intimité, respiré dans l’air pur l’âme des paysages alpestres ; parce qu’il avait parcouru à pied la Suisse et la Savoie, deux pays où des contrastes grandioses et charmants parlaient plus qu’ailleurs aux yeux et aux cœurs, où les fêtes, les usages, la vie de tous les jours avaient encore la saveur d’une agreste simplicité ; parce qu’enfin cet être si sensible, écrivant en un moment où la sensibilité se réveillait en France, rencontrait des lecteurs préparés aux émotions qu’il allait leur communiquer.
Si l’on veut après cela résumer les causes qui ont amené en France cette renaissance du
sentiment de la nature, on arrive à cette formule : Cause
essentielle : la longue et fatigante durée d’une civilisation trop exclusivement
mondaine, durée qui Causes secondaires : l’action dans le même sens de l’Angleterre et celle de la
Suisse s’exerçant par l’intermédiaire de Jean-Jacques et de quelques autres.
J’ai réduit au minimum les preuves dont on peut étayer ces conclusionsIntroduction aux morceaux choisis de J.-J.
Rousseau (Charavay frères, Paris, 1883) et dans mon étude intitulée : L’influence de la Suisse française sur la France (Recueil inaugural de
l’Université de Lausanne. Lausanne, 1892).
Je choisis un second exemple. J’observe chez Racine une soumission absolue aux règles
de la tragédie. D’où provient cette docilité ? Peut-être des excès antérieurs du drame
libre. Boileau, Bossuet, l’Académie, l’entourage de Louis XIV m’offrent dans des
domaines divers le spectacle d’un pareil respect de l’autorité. N’aurait-il pas une
cause analogue ? Les désordres de la Fronde ont pu dégoûter de la liberté politique. Les
querelles de religion ont pu renforcer le pouvoir de l’Église, le désir d’unité
religieuse. « La folle du logis » s’est si bien donné carrière dans les œuvres de
Scarron, de Bergerac, de Saint-Amand que le besoin d’une discipline pour la langue et
d’un code pour la littérature a pu se faire sentir impérieusement. La supposition
initiale se consolide à mesure qu’on avance ; on en cherche la confirmation dans les
témoignages des contemporains ; dans les lois déjà connues qui président à la marche de
l’esprit
C’est par des procédés tout à fait semblables qu’en rapprochant plusieurs effets particuliers on constate des effets généraux. Je crois inutile d’insister sur les applications possibles de la même méthode.
Nous savons comment d’un grand nombre de faits particuliers on peut tirer des vérités plus larges, plus étendues qui s’y trouvent contenues. Nous pouvons dès lors chercher ce que nous avons appelé la formule générale d’une époque littéraire.
Nous croyons devoir répéter ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet : qu’une littérature est, comme tout ce qui vit, matière et mouvement et que par suite la formule cherchée doit être double. Elle doit, d’une part, comprendre les éléments littéraires qui composent l’époque étudiée, les divers groupes qui s’y touchent et s’y combattent, l’importance relative de ces différents groupes et des différents genres littéraires, etc. Elle doit nous faire connaître, d’autre part, le sens dans lequel ont marché durant cette époque les parties solidaires et distinctes dont le tout est composé, et, s’il y a lieu, le courant dominant qui a emporté cet ensemble à la fois un et multiple.
Mais, pour atteindre cette formule, suffit-il d’étudier les faits purement littéraires,
dont la liaison étroite n’a pas besoin d’être démontrée ? Évidemment non. Tout tient à
tout et le moment est venu de replacer la littérature au milieu de tout ce qui
l’environne-. Seulement reste à savoir comment il convient de mener cette enquête,
portant non seulement sur toutes les branches de la civilisation, mais sur toutes les
forces qui peuvent modifier l’évolution humaine. C’est là un ensemble si complexe qu’en
voulant le considérer dans toutes ses manières
Or nous avons vu (2e partie, ch. milieu
psycho-physiologique ; milieu terrestre et cosmique ; milieu social. Ce
classement nous fournira les grandes lignes de notre itinéraire dans notre exploration
d’une époque.
Aucun de ces trois groupes de forces n’est à négliger ; mais ils ne nous permettent pas tous une moisson égale de renseignements utiles.
Le milieu psycho-physiologique est le moins important pour nous dans l’ordre de recherches où nous nous engageons, puisqu’il change d’un individu à l’autre et que nous travaillons maintenant à déterminer les caractères généraux d’une époque.
Le milieu terrestre et cosmique a déjà une importance plus considérable, quoiqu’elle aille en diminuant à mesure qu’on s’éloigne des temps primitifs. L’homme, en effet, s’affranchit de la nature et la soumet de plus en plus, à mesure que la civilisation progresse.
Le milieu social est celui dont l’étude est la plus féconde et la plus variée. Aussi faut-il prendre pour l’étudier toutes les précautions possibles.
L’observation la plus superficielle nous révèle qu’une société, à une époque quelconque
de son existence, n’est pas un simple total d’éléments rassemblés au hasard et
juxtaposés. Suivante un mot connu
Nous savons donc que l’évolution littéraire ne peut être séparée que par abstraction du reste de l’évolution sociale ; qu’il y a ainsi des ressemblances et aussi des rapports de cause à effet ou d’effet à cause entre les œuvres qui nous intéressent et leur entourage. A vrai dire, l’historien d’une langue et d’une littérature devrait être universel au profit de l’histoire spéciale qu’il construit ; il devrait connaître les relations sans nombre que l’une et, l’autre soutiennent, les actions et réactions sans nombre que l’une et l’autre exercent et subissent dans leur contact perpétuel avec la science, l’art, la religion, en un mot avec toutes les manifestations diverses de la vie nationale. Par malheur, le programme est plus facile à dresser qu’à exécuter. Cette universalité, même restreinte aux limites d’un seul pays, est un idéal à peu près inaccessible, comme tout idéal, mais, comme tout idéal aussi, utile pour guider les pas du chercheur, pour lui montrer le but lointain, dont il peut sans cesse approcher tout en désespérant de l’atteindre jamais complètement.
On a le droit toutefois d’être effrayé en songeant à la masse de connaissances qu’il faudrait réunir pour rétablir tous les liens de la littérature avec l’ensemble dont elle dépend ; on a le droit aussi d’être inquiet et de se demander si, en voulant la replacer au milieu de tout ce qui l’environne, on ne risque pas de l’étouffer, de la perdre de vue, de sacrifier le principal à l’accessoire.
Ce malheur ne lui a pas toujours été épargné. Taine, au lieu d’étudier la littérature
pour elle-même, l’a considérée trop souvent comme un moyen de mieux connaître la société
dont elle exprime les mœurs, les tendances, les rêves. D’autres, au lieu de viser
uniquement à en dérouler l’histoire, ont subordonné
Il arrive parfois, dans l’exécution d’une cantate par une société musicale, que les chanteurs, basses, barytons, ténors, se groupent au fond du théâtre et forment en sourdine un chœur puissant, tandis que, sur le devant de la scène, en pleine lumière, se détache une prima donna ; elle chante et sa voix domine toutes les autres, sans cesser cependant d’être en harmonie avec elles. Tel doit être le rôle de la littérature dans une histoire qui. lui est consacrée ; à elle, sans conteste possible, revient la place d’honneur ; mais autour d’elle, au second plan, doivent se grouper harmonieusement les voix des autres parties de la société, qui accompagnent, soutiennent et font ressortir le chant du personnage en vedette.
Ainsi, puisque la littérature
Estau centre de tout comme un écho sonoreVictor Hugo. ,
l’historien parcourra tous les domaines, mais il les parcourra en vue de tout rapporter
à la littérature. Les faits de toute nature, qu’il rencontre chemin faisant, n’ont pas
pour lui d’intérêt en eux-mêmes, ils ne méritent de l’arrêter que par leurs rapports
avec les idées, les sentiments ou les formes qui des signes, tantôt des causes, tantôt des effets, d’un état d’esprit qui
se reflète, qui s’incarne dans les ouvrages des écrivains ou des orateurs. C’est
seulement à ce triple point de vue qu’il convient de les envisager.
Nous allons donc parcourir lentement la série des opérations qu’il convient de faire
pour étudier dans une époque donnée les divers milieux où se développe la littérature,
en nous gardant d’oublier que les faits environnants doivent être envisagés tour à tour
par nous comme révélateurs, producteurs ou produits
de faits littéraires.
Par milieu psycho-physiologique nous avons désigné les aptitudes qu’un homme apporte en venant au monde, les germes de qualités et de défauts qui existent en lui à sa naissance, cette combinaison particulière d’éléments qu’on appelle souvent du mot vague de tempérament. Il est certain que ces dispositions premières sont développées ou atrophiées, en tout cas modifiées par la vie. Il s’agit donc de découvrir, dans les limites de l’époque qu’on a choisie pour champ d’études, les phénomènes généraux qu’il faut rapporter soit à l’hérédité, soit aux circonstances nouvelles qui ont pu modifier l’organisation primitive des hommes durant cet espace de temps.
On a beaucoup parlé dans notre siècle de la transmission héréditaire de certains
caractères qui se fait dans un peuple de génération à génération. On a raisonné à perte
de vue sur l’influence de la race, pour prendre le mot consacré. Il est en effet naturel
de supposer que, dans l’incessante mobilité des coutumes et des goûts par lesquels passe
une nation, il y a des traits fondamentaux qui subsistent toujours. On peut admettre que
des causes permanentes ou presque insensiblement changeantes ont dû produire en tout
temps sur les corps et les humeurs des effets à peu près identiques. On s’accorde assez
à reconnaître, en théorie du moins, que la moyenne des Français se distingue de la
moyenne des Espagnols ou des Allemands par la taille, la complexion, le visage, la
constitution
Mais, dans le domaine intellectuel, combien il est difficile de préciser, alors que le génie national se manifeste sous des apparences s. diverses, ce qui appartient à la race, et surtout ce qui lui appartient exclusivement ! Voltaire est Français comme Bossuet, Rabelais, est Tourangeau comme Alfred de Vigny. Essayez un peu de démêler l’écheveau embrouillé que forment les croisements de sang dans un pays composite où se sont mêlés, dès les premiers temps, des Celtes, des Romains, des Germains, des Basques, des Israélites ! Comment calculer l’apport que, par invasion ou infiltration, fournirent à maintes reprises l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ? Comment suivre de nos jours, dans ce Paris cosmopolite où se fondent tant d’éléments originaires des quatre coins du monde, ce qui est purement français ? Il est convenu en notre siècle que le peuple de France est mutin, remuant, indocile, incapable du calme et de la sagesse pratique que montrent ses voisins d’outre-Manche. C’est une de ces vérités banales qu’on ne prend plus la peine de démontrer. Et pourtant, de 1660 à 1750, lorsqu’on voulait citer aux Anglais rebelles et agités le modèle d’un peuple soumis et tranquille, on venait le chercher de ce côté-ci du détroit.
Au reste, dans la formation du caractère national, si tant est qu’on arrive à le déterminer, quelle part attribuer à l’hérédité physiologique proprement dite ? Le climat, la langue, l’éducation façonnent et transforment les gens avec une telle puissance qu’on s’expose à de singulières erreurs, lorsqu’on prétend reconnaître en eux ce qu’ils doivent uniquement à leurs ancêtres. « Nourriture passe nature » ? disaient nos pères. Une famille qui s’établit à l’étranger s’assimile assez vite au milieu nouveau qui l’enveloppe. N’y a-t-il pas en France de vrais Français portant des noms germaniques ? Et ne prendrait-on pas pour des Allemands pur sang tels descendants des réformés que Louis XIV chassa de son royaume et qui se réfugièrent à Berlin ou à Francfort ?
Faut-il conclure de là qu’il n’y ait point à relever, dans une époque donnée, des faits physiologiques généraux utiles à l’histoire de la littérature ? La conclusion serait excessive. Je m’aventure ici sur un terrain peu exploré ; il faudra beaucoup de bons travaux médico-littéraires pour fouiller en tous sens cette contrée inconnue, mitoyenne entre deux ordres de choses séparés, semble-t-il, par une large distance. On me pardonnera, si je ne puis guère qu’indiquer des commencements de sentiers, têtes de ligne des grandes routes à tracer.
§ 1. — Je vois d’abord un curieux rapport de coïncidence entre la prédominance de
certains tempéraments et celle de certains caractères littéraires. Il y a presque
toujours dans une période ce que j’appellerai un tempérament régnant,
et ceux qui en sont doués sont par là même prédestinés à représenter la tendance
maîtresse de leur temps, à devenir les grands hommes du moment.
Ainsi, la seconde moitié du e« Les grandes pensées viennent du
cœur »
, disait déjà Vauvenargues, et il entendait par là qu’il n’est point de
génie ni d’héroïsme sans passion. Duclos fait bientôt chorus avec lui. Il s’écrie :
« Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! »
Un jour, il accompagne Mme d’Épinay dans une visite qu’elle rend au
précepteur de son fils, et, comme on cause de la manière dont l’enfant doit être élevé,
Duclos, avec sa brusquerie habituelle, lance tout à coup ces paroles : « N’allez pas
faire la bêtise de lui dire du mal des passions et des plaisirs ; « L’homme qui médite est un animal dépravé. »
Il se plaît à
railler la raison, à l’humilier, à la fouler aux pieds ; il proclame la royauté, que
dis-je ? l’infaillibilité du sentiment. Il dit, en effet, dans son Emile : « La nature ne se trompe pas. »
Et « la nature » signifie
là les penchants naturels au cœur humain. Quelques années plus tard, la sensibilité a si
bien absorbé tout l’homme qu’on le définirait volontiers un être qui sent, et Bernardin
de Saint-Pierre propose, en termes formels, de remplacer le fameux argument de
Descartes : « Je pense, donc je suis »
, par celui-ci, qui lui paraît plus
simple et plus général : « Je sens, donc j’existe ! » — La raison, dit-il encoreEtudes de la nature, tome III, étude XIIe.
Ce triomphe de la sensibilité éclate alors partout. Rousseau restaure, je ne dirai
point la religion, mais le sentiment religieux. Il fait dire au Vicaire savoyard,
interprète fidèle de ses propres opinions : « Quand tous les philosophes du monde
prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas
davantage. »
Sa démonstration de l’immortalité de l’âme ne repose pas sur une
autre base. Il disait un jour : « J’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre
une autre. Je sens qu’il doit me revenir quelque chose. » On sait
qu’il médita un grand ouvrage qui aurait eu pour titre : la Morale
sensitive. Voltaire, de son côté, veut faire des tragédies tragiques, qui
arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Il s’écrie, à propos de CorneilleDictionnaire
philosophique.« Qu’est-ce qu’une pièce qui ne fait pas
pleurer ? »
La comédie s’est faite larmoyante ; le drame Manon Lescaut, y débordent avec la Nouvelle Héloïse. Rousseau dit en parlant de certaines lettres de Saint-Preux :
« Quiconque ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l’attendrissement doit
fermer le livre. »
Les apostrophes, les élans passionnés, les effusions
lyriques, les explosions d’éloquence, d’indignation, d’enthousiasme animent mille pages
fiévreuses ; et si l’emphase, les tirades creuses et sonores les phrases ampoulées
abondent également, si la sentimentalité fade et la sensiblerie fausse donnent une
saveur écœurante à des ouvrages médiocres et gâtent çà et là ceux des meilleurs
écrivains, c’est que, à toute époque, défauts et qualités sont intimement unis, c’est
que toute forme d’esprit a, comme toute médaille, un revers et que ce revers est
d’ordinaire la caricature de l’autre face. Michelet, à propos de Zaïre, écritHistoire de France, vol. XVIII,
p. 117.« L’âme française un peu légère, mobile et refroidie par le
convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. »
Ce qui
était vrai dès 1732 l’est bien davantage dans les soixante années qui suivent. Qui
pourrait dire le déluge de larmes dont la France fut alors inondée ? Il y a sous
Louis XVI des pièces officielles qui commencent ainsi : « La sensibilité de mon
cœur me porte à…, etc. »
La Révolution fut le paroxysme, le déchaînement,
l’éruption brûlante de la passion accumulée dans les cœurs, comme une lave volcanique,
depuis plus d’un demi-siècle.
Je ne crois pas avoir besoin de détailler davantage le rôle considérable que joue la
sensibilité dans la deuxième moitié du e
Sans doute, il y eut alors, comme toujours, bien des tempéraments divers et aussi,
comme toujours, bien des hommes, singes d’autrui, qui affectaient les manières d’être à
la mode. N’importe ! Il est aisé de noter chez la majorité de ceux qui ont Etudes de la Nature, une jeune
fille de Lausanne, dans un accès d’admiration, lui écrit pour lui offrir sa main.
« Je veux avoir, dit-elle, un mari qui n’aime que moi et qui m’aime
toujours. »
Elle ajoute naïvement qu’elle est belle et riche ; mais elle veut
que l’élu de son cœur se fasse protestant, et cette pieuse exigence met fin au roman
ébauché. Chaque fois qu’une jeune femme est présentée à Voltaire, devenu le patriarche
de Ferney, il est d’usage qu’elle pâlisse, tremble, frissonne, se trouve mal en
l’apercevant. S’il faut en croire Mme de GenlisRetour de Voltaire, p. 45.« on se
précipitait dans ses bras, on balbutiait, on pleurait, on était dans un trouble qui
ressemblait à l’amour le plus passionné »
. Eh bien ! les plus grands hommes
ont alors des transports pareils. Voyez Diderot, En un clin d’œil, il s’anime,
s’allume : c’est un volcan qui toujours gronde, fume et bouillonne ; son cœur est dans
une perpétuelle fermentation. Voltaire l’appelait Pantophile, et, en effet, il s’éprend
de tout, admire tout, s’attendrit sur tout. Il lit un roman de Richardson, et il
pleure ; il assiste à une comédie, et il pleure ; la tsarine Catherine Il lui adresse un
mot d’amitié et il pleure. Son ami Sedaine vient d’avoir un succès au théâtre : Diderot
court chez lui, l’embrasse, veut le féliciter ; mais la voix lui manque et les larmes
lui ruissellent le long des joues.
D’autres sont encore plus faciles à émouvoir que lui. Il en est qui sont vraiment
martyrs de leur sensibilité, qui en souffrent cruellement, qui sont, comme la sensitive,
froissés et blessés par le contact le plus léger. C’est le cas bien connu de J.-J.
Rousseau. On sait assez que cet excès de nervosité tourna vers la fin à la maladie
mentale. Mais il n’est pas seul de son espèce. Bernardin de Saint-Pierre est, comme lui,
victime d’une sensibilité trop vive, et il le sait si bien qu’il fait cet aveu
significatif : « Une seule épine me fait plus de mal que l’odeur de cent roses Études de la
nature, IV, 239.
Je choisis un autre exemple de l’harmonie qu’offrent entre elles la littérature d’une époque et la constitution physique des représentants les plus connus de cette époque.
Un des traits les plus saillants des œuvres qui parurent pendant la période agitée de
la Fronde, c’est je ne sais quoi de heurté, de discordant, de difforme, de grotesque.
N’est-ce pas alors que le burlesque sévit en France comme une épidémie ? N’y a-t-il pas
dans les écrits de Scarron ou de Cyrano de Bergerac des dislocations comiques de style
et d’idées, des contrastes violents qui font rire, des bouffonneries énormes et
truculentes ? Or, il semble que la discordance, la difformité, la bizarrerie se
retrouvent alors jusque dans l’extérieur des gens Le grand Condé, avec son nez en bec
d’aigle, a l’apparence d’un oiseau de proie. Retz est « un petit homme noir qui
ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toutes
choses »
« un basset à jambes torses »
. Le prince de Conti, général en
chef des frondeurs, est bossu et disgracié de toutes façons, si bien que Condé, son
frère, passant devant un singe, s’incline gravement et s’écrie : « Serviteur au
généralissime des Parisiens ! »
Regardons de près d’autres personnages fameux alors. Le grand Arnauld est petit, sec et
de piètre mine. Pellisson, au me de Sévigné,
abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids ; il a été affreusement défiguré
par la petite vérole. Mlle de Scudéry est si noire de peau que, selon Mme Cornuel, une
de ses bonnes amies, la nature semble lui avoir fait suer toute l’encre qu’elle devait
employer ; elle a pourtant des attraits aux yeux de Pellisson, ce qui fait répéter aux
plaisants le dicton connu : « Qui se ressemble s’assemble ». On cite encore, en ce
temps-là, des nez qui ont une notoriété dont leurs possesseurs se seraient volontiers
passés. C’est celui de Fouquet, d’abord ; mais sa cassette de surintendant a de si beaux
yeux qu’il peut emplir une autre cassette de billets doux à lui adressés par nombre de
belles dames. C’est celui de l’abbé d’Aubignac, qui s’allonge démesurément au milieu
d’une tête carrée par le bas et pointue par le haut. C’est celui de Vincent de Paul, qui
eut une célébrité légitime et justifia l’adage que long nez est marque de bonté. C’est
surtout celui de Cyrano de Bergerac, qui fut (tout le monde le sait aujourd’hui)
l’occasion de plusieurs duels : car le porteur n’entendait pas qu’on raillât cette
partie trop remarquable de sa personne. Théophile Gautier l’a décrit avec amourLes grotesques, p. 182.« Ce nez
invraisemblable se prélasse dans une figure de trois quarts, dont il couvre
entièrement le petit côté ; il forme sur le milieu une montagne qui me paraît devoir
être, après l’Himalaya, la plus haute montagne du monde ; puis il se précipite vers la
bouche qu’il obombre largement, comme une trompe de tapir, ou un rostre d’oiseau de
proie ; tout à fait à l’extrémité, il est séparé en deux portions… Cela fait comme
deux nez distincts, dans une même face, ce qui est trop pour la coutume… »
Les gens de lettres sont alors riches en particularités comiques du même genre.
Saint-Pavin, l’esprit fort, le poète, l’ami de Ninon, trace de lui-même ce portrait peu
flatté
Mon teint est jaune et safrané, De la couleur d’un vieux damné, Pour le moins qui le doit bien estre Ou je ne sçay pas m’y connoistre. Soit par hazard ou par despit, La nature injuste me fit Court, entassé, l’espaule grosse ; Au milieu de mon dos je hausse Certain amas d’os et de chair Faict en pointe comme un clocher ; Mes bras d’une longueur extrême, Et mes jambes presque de même, Me font prendre le plus souvent Pour un petit moulin à vent.
Scarron, le roi du burlesque, est, par une harmonie de la nature, comme eût dit plus
tard Bernardin de Saint-Pierre, le burlesque incarné. Voici de quel ton il raille sa
propre laideur : « Les uns disent que je suis cul-de-jatte ; les autres que je
n’ai point de cuisses et que l’on me met sur une table dans un étui, où je cause comme
une pie borgne ; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une
poulie et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent… »
Il
proteste gaiement contre ces peintures de fantaisie ; mais, revues et corrigées par lui,
elles ne le rendent pas beaucoup plus séduisant. « Mes jambes et mes cuisses ont
fait d’abord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ; mes cuisses et
mon corps en font un autre et, ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble
pas mal à un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts
aussi bien que les bras ; enfin je suis un raccourci de la misère
humaine. »
Qui sait si cette apparence simiesque ne fut pas une des causes qui déterminèrent le succès de Scarron, si elle ne contribua pas à faire de lui la vivante expression du goût littéraire contemporain ?
Il y a ainsi une certaine similitude entre les types physiques et les types intellectuels d’une époque ; il y a de même une relation plus étroite qu’on ne pense entre des faits d’ordre purement matériel et les faits littéraires.
Qui croirait au premier abord que la cuisine et la littérature pussent avoir quelque
chose de commun ? Cependant l’une et l’autre se transforment sous la même influence. Le
Français de nos jours a introduit dans son alimentation le thé, qui était
Sur les productions d’esprit et de lumière,
et l’historien n’a pas le droit de dédaigner, comme faisaient les Femmes Savantes, la partie animale si intimement liée à la partie spirituelle.
§ 2. — Les modifications qui se produisent dans l’état physiologique d’un peuple ne sont pas seulement corrélatives de celles que subit sa littérature ; il est parfois possible de dire lesquelles sont effet, lesquelles sont cause des autres.
L’invasion brusque d’un fléau, comme la peste ou le choléra se répercute dans les œuvres littéraires. Elle amène, en général, une recrudescence à la fois de vie religieuse et de vie sensuelle. Préoccupation de l’au-delà et jouissance affolée du présent peur de la Mort et fougueux élan vers l’Amour, son frère ennemi voilà ce qu’inspire d’ordinaire une de ces calamités où l’homme se sent à la merci d’un mal mystérieux et implacable.
Qu’on se rappelle la peste de Marseille, contemporaine des orgies débridées de la
Régence. Qu’on cherche dans les romans, les pièces et les poésies du temps, le
contre-coup du grand choléra de 1832. Cela n’expliquerait-il pas, en partie, le coloris
funèbre qui assombrit la Lucrèce Borgia de Victor Hugo, jouée l’année
suivante ? Paris avait vu des milliers d’êtres humains emportés par une maladie inconnue
et foudroyante ; des rues entières dépeuplées, au point que les fabricants de cercueils
ne suffisaient plus à la consommation ; des cadavres empilés nus, pêle-mêle, à ciel
ouvert, dans des charrettes quelconques ; des terreurs paniques, où la foule avait mis
en pièces des hommes accusés d’empoisonner le vin et les fontaines ; le plaisir
De même que ces crises tragiques, un changement dans la nourriture, dans la manière de
vivre se répercute en sentiments et en idées que les écrivains expriment, sans en
soupçonner souvent l’origine. « Savez-vous, disait Edmond de Goncourt à TaineJournal des Goncourt, II, 200.
Cela est vrai en partie, semble-t-il. Il faut donc suivre avec attention les
changements que subit le tempérament d’une nation. Ils sont souvent très graves. Un
peuple a non seulement ses maladies comme un individu ; mais sa constitution, suivant la
manière dont il vit, peut se modifier de façon profonde. Il y a des époques sanguines et
des époques nerveuses. Au temps de Louis XIV, la France, à ne considérer que les hautes
classes, est de sang riche ; la saignée est le grand remède des médecins ; il y a
foison, à commencer par le roi, de grands mangeurs, de corps solides, de tempéraments
robustes. Qu’on regarde au contraire la fin du e
Le nervosisme, qui paraît être la grande maladie de notre siècle, a eu certainement sa part dans l’efflorescence éphémère de ce qu’on a nommé la littérature décadente. Perversion des sens, recherche de l’horrible, propension à se délecter dans les corruptions et les déliquescences de la langue et des mœurs, tout cela relève en une certaine mesure de la pathologie, et les médecins-philosophes ont dans ces phénomènes morbides un sujet de curieuses études.
§ 3. — La littérature à son tour réagit sur la santé physique d’un peuple. Elle peut faire l’effet d’un toxique ou d’un tonique. N’a-t-on jamais vu se produire, à la suite de quelque œuvre désespérément pessimiste, un étrange appétit de suicide, et, comme dit Victor Hugo :
Une facilité sinistre de mourir ?
Croit-on que les jeunes générations puissent impunément supporter une littérature qui,
de parti pris, excite aux raffinements de la volupté ? Ou bien encore n’arrive-t-il
jamais qu’à force de peindre des détraqués on aboutisse à en créer ? Certaines maladies
morales, trop complaisamment décrites, deviennent contagieuses ; elles le sont pour les
lecteurs par la magie et je dirais presque par la complicité de l’art ; elles le sont
pour les auteurs. Je veux bien que la masse de la nation demeure indemne, que la manie
d’imitation ne descende pas jusqu’aux couches profondes. Il n’en est pas moins vrai que
dans les classes les plus instruites se propagent des
La théorie des climats, comme celle des races, a inspiré de brillants essais à plus
d’un écrivain de nos jours. — Il suffit de rappeler l’espèce de géographie à la fois
physique et morale dont Michelet a rempli le livre III de son Histoire de
France ; c’est un effort hardi pour retrouver les liens qui rattachent à leur sol
natal les grands hommes de chaque région. Ainsi encore Taine, poursuivant la
« philosophie de l’art » en différents pays, n’a garde d’oublier que les habitants y
furent et y sont toujours façonnés par les mille influences de la terre, de l’eau, de
l’air ambiants. Oui, certes, il est très clair que, sous la pression constante du monde
extérieur, les esprits ne peuvent manquer de contracter des habitudes, de prendre des
plis ineffaçables. Comment refuser une formidable vertu plastique au climat, cette force
qui agit incessamment et presque toujours dans le même sens ? Le climat, qui modifie les
corps, qui, les endurcit ou les amollit, qui peut calmer les nerfs surexcités ou ranimer
la sève vitale dans des veines épuisées, est lui-même un des grands facteurs de la race.
Les naturalistes ont établi, de façon irréfutable, à quel point les espèces varient en
s’adaptant à des milieux physiques différents. Mais cela même crée une grave difficulté.
Quand on examine le caractère d’un peuple, le départ est souvent presque impossible à
faire entre le fond primitif, apporté par les ancêtres lors de leur établissement dans
le pays, et les couches successives qui, de génération en
Il faut une longue série d’observations prudentes et méthodiques pour déterminer les effets multiples et infiniment variés que tel ou tel aspect de la nature produit sur les imaginations, que telles ou telles conditions atmosphériques exercent sur les différents tempéraments. Ces études sont à peine commencées. Ceux des historiens qui s’en sont le plus occupés, Buckle ou Taine, par exemple, ont procédé par de vives intuitions qui, sans être le moins du monde à mépriser, n’ont pas une valeur vraiment scientifique. Ils ont fait d’ingénieuses ou profondes conjectures qu’il reste à vérifier. Ils ont remarqué avec raison que l’influence du milieu physique, très puissante aux débuts des sociétés humaines, va diminuant à mesure que la civilisation progresse. La chose est facile à comprendre. Le progrès matériel est toujours une victoire de l’homme sur la nature ; c’est un asservissement de forces jusque-là indomptées ; c’est, par conséquent, une diminution dans les moyens d’action du monde extérieur. — Il est évident que l’hiver, par exemple, aujourd’hui que les hommes savent se bâtir des maisons munies d’épaisses murailles, de doubles fenêtres, de tapis mœlleux, de tableaux ou d’étoffes qui égaient les regards, de lampes et de grands feux qui suppléent le soleil absent, de fleurs et de verdures qui donnent l’illusion du printemps, n’a plus d’effets aussi redoutables sur l’organisme humain qu’au temps où nos ancêtres, à demi nus, vivaient dans des cavernes froides, humides et obscures. Il est certain encore que le voisinage des fleuves endigués, régularisés, n’est plus aussi périlleux qu’il pouvait l’être lorsque les cours d’eau n’étaient, pour la plupart, que des torrents fangeux, s’étalant en nappes immenses après une pluie d’orage ou à la fonte des neiges. Les sentiments qu’ils inspirent doivent, par là-même, changer et s’adoucir.
Mais, pour être moindre qu’aux âges primitifs, cette influence est bien loin de
disparaître. Pour la déterminer, il faudra rechercher patiemment quels sont les traits
essentiels qu’on retrouve en tout temps chez les habitants d’un pays et qu’on ne trouve
que parmi eux, C’est l’œuvre de l’avenir de construire la
§ 1. — Il y a, d’abord, entre certains caractères de la littérature et certaines parties du milieu physique, des relations de coexistence intéressantes à constater.
A certains moments, c’est telle ou telle province qui prend le premier rôle ; qui exerce une sorte de suprématie intellectuelle ; qui marche en tête de la France ; qui est en possession de lui fournir ses plus grands hommes.
Au milieu du e
Bientôt le bassin de la Garonne hérite de cette prééminence. Il donne à la France un
roi, d’abord, Henri IV, et autour du Béarnais se presse toute une brigade d’hommes
remarquables ! Voici Montaigne et La Boétie, les deux inséparables. Voici Agrippa
d’Aubigné et Du Bartas, deux vaillants poètes qui mettent leur plume et leur épée au
service de la Réforme. Voici Montluc, le catholique impitoyable et le capitaine héroïque
dont les Mémoires seront le bréviaire des soldats.
Quelques années se passent. Le tour de la Normandie et des contrées avoisinantes est arrivé. Malherbe est de Cæn comme Bertaut, Sarrazin, Bois-Robert ; Régnier est de Chartres comme son oncle Desportes. Les Corneille sont de Rouen comme Saint-Amand, les Scudéry du Havre, Rotrou de Dreux comme Godeau, « le nain de Julie ». Benserade, Mézeray, Saint-Evremont sont Normands encore. Le Poussin est né aux Andelys.
Au milieu du eme de Sévigné, la reine du style épistolaire ;
Cyrano de Bergerac, malgré son nom de ; consonance gasconne ; Bachaumont et son ami
Chapelle, le bon buveur, qui doit son surnom au village de la Chapelle, devenu
aujourd’hui un faubourg de Paris agrandi ; Patru, Chapelain, Conrart, les petits grands
hommes de l’Académie naissante ; d’Aubignac, un auteur de pièces sifflées qui se venge
en se faisant le législateur du Parnasse ; le galant abbé Cotin, ce martyr de la
critique littéraire, d’autres encore, sans compter les peintres Lesueur et Lebrun,
attestent la fécondité alors décuplée de la grande ville. Port-Royal des Champs, qui est
en ce temps-là un foyer si actif de vie religieuse et morale, est situé dans la
banlieue, et la famille Arnauld est parisienne. Enfin. La Fontaine, Racine, la Bruyère
viennent au monde dans les alentours ou à Paris même.
Certes, il y a sans aucun doute des causes sociales qui expliquent la richesse des
moissons humaines portées ainsi tour à tour par les différentes provinces. Ces raisons
sont diverses : Paris et ses environs, dont l’importance est toujours considérable,
paraissent jouer un rôle plus éclatant dans les époques de troubles politiques ; telle
contrée a dû, semble-t-il, son éclat éphémère à un séjour de la cour, à l’existence de
quelque université prospère ; telle autre s’est trouvée sur la route d’un courant
d’idées venant d’un pays étranger : ainsi la Gascogne, à la fin du e
Lorsqu’on a noté ainsi la partie du territoire où s’est manifestée pour un temps la
vertu créatrice, lorsqu’on a aussi délimité l’étendue des pays où se parle et s’écrit le
français
En certains moments, cette part est à peu près nulle. Il est devenu banal de rappeler
que dans la seconde moitié du e
Il s’en faut que ce soient toujours les mêmes. Les contemporains du grand roi. la
dédaignent ; ceux de Rousseau l’admirent, mais encore de loin. Elle est pour Bernardin
de Saint-Pierre une immense harmonie. Elle devient pour Joseph de Maistre le théâtre
d’une éternelle entre-mangerie. Elle est pour ceux-ci une maternelle consolatrice qu’ils
associent, comme Diderot, à leurs chagrins et à leurs espérances. Elle est pour Victor
La tristesse d’Olympio.Les Châtiments (Force des choses).
On me croit une mère et je suis une tombe,
dit-elle par la bouche du poète, qui a peur de son impassible beauté. « La nature pour
moi est ennemie, s’écrie Edmond de GoncourtJournal des
Goncourt, II, 33.La Justice,
prologue.
La nature n’est plus la nourrice au grand cœur ;
Elle n’est plus la mère auguste et bénévole,
Aimant à propager la grâce et la vigueur,
Celle qui lui semblait compatir à la peine,
Fêter la joie, en qui l’homme avait cru sentir
Une âme l’écouter, divinement humaine,
Et des voix lui parler, trop simples pour mentir.
Il apprend que sa face, ou riante ou chagrine,
N’est qu’un spectre menteur ; tendre fils, il apprend
Qu’elle offre sans tendresse à ses fils sa poitrine,
Et berce leur sommeil d’un pied indifférent ;
Que c’est pour elle et non pour eux qu’elle travaille ;
Que son grand œil d’azur leur sourit sans regard ;
Que l’homme dans ses bras meurt sans qu’elle en tressaille,
Né de père inconnu dans un lit de hasard.
Il ne suffit pas d’observer les diverses conceptions du monde extérieur qui se
concilient ou se heurtent dans une société. On doit se demander quelle partie de la
nature a le don d’attirer l’attention ou la sympathie. Je sais tel siècle où les îles
ont été à la mode : c’est le einsularité, pour désigner la tendance de Jean-Jacques à s’enfermer dans le cadre
étroit d’un territoire insulaire ?
« Rousseau, écrit-il
—
J’allais oublier Bernardin de Saint-Pierre qui place dans J.-J. Rousseau jugé par les
Genevois d’aujourd’hui, 1819, p. 31.Robinson au-dessus de tous les autres livres, s’est toujours senti attiré par
les îles. Nul séjour ne l’a plus enchanté que l’île Saint-Pierre. Après l’avoir
quittée, son refuge est la Grande-Bretagne ; mais cette île était trop vaste. A
plusieurs reprises, l’ermite de Montmorency a fait des démarches peu connues pour
émigrer en quelque île de la Méditerranée ; il a songé à Minorque, à Chypre, à la
Corse. C’est une harmonie secrète qui a fait déposer sa dépouille dans l’île des
Peupliers, à Ermenonville ; et plus tard ériger, à Genève, sa statue dans l’île qui
porte son nom. Quel est, en effet, le symbole le plus naturel du génie de Rousseau ?
Une île volcanique, émergeant de l’immensité bleue, avec son panache de fumée, une
ceinture d’écume, un manteau de verdure et une couronne de fleurs. »Paul et Virginie.
A un autre moment, les lacs auront la préférence. Ce fut le cas au commencement de
notre siècle. Chenedollé, Lamartine, Sainte-Beuve sont nos lakistes,
Ce n’est pas sans raison que le Lac fut et demeure la pièce des Méditations la plus populaire. Ce n’est pas sans raison que Musset,
dégoûté par les imitateurs de son grand devancier, raille
les rêveurs à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles.
Des époques se sont éprises de jardins réguliers et géométriques, peuplés de statues et
d’arbres qu’on taillait en pyramides, en cônes, en éventails, c’est-à-dire qu’elles ont
aimé la nature parée, pomponnée, civilisée, humanisée, artialisée,
comme eût dit notre vieux Montaigne. D’autres ont préféré les rochers escarpés, les
ravins embroussaillés, les sites sauvages qualifiés tout d’abord de romantiques.
Chacun sait combien il a fallu d’étapes au goût français pour s’élever peu à peu, à
partir de Rousseau, de la forêt et de la prairie plus gracieuses encore que grandioses,
jusqu’aux âpres et tragiques splendeurs des hautes régions alpestres. Il a fallu une
centaine d’années et un bon nombre d’initiateurs pour que la rude majesté des sommets
glacés, leur silencieuse et formidable solitude fût comprise et sentie par les
descendants des habitués de Versailles et de Trianon. Chateaubriand, Mme de Staël avaient encore de superbes dédains pour la montagne.
La mer aussi n’a conquis les âmes que par degrés. Longtemps elle n’a été qu’une chose
effrayante, horrible, insensée, fertile seulement en naufrages et en dévastations. Il a
fallu presque un siècle d’apprentissage à la France pour goûter et surtout pour rendre
la magnifique horreur de ses tempêtes ou les séductions de ses perfides sourires.
Pendant que chaque été emportait dans les vallées et sur les glaciers des Alpes des
caravanes de plus en plus nombreuses, un mouvement simultané a entraîné sur les plages
de la Normandie ou de la Bretagne une foule croissante, ravie de jouer avec l’océan et
d’en contempler l’éternelle mobilité. Poètes et romanciers ont alors
On voit par là combien il importe à l’historien de déterminer dans chaque période quel est le genre, et, si je puis ainsi parler, quel est le degré des beautés naturelles qu’on a su y apprécier.
J’oserai ajouter qu’il existe un accord curieux, très explicable d’ailleurs, entre ce qu’on aime dans le monde extérieur et ce qu’on préfère dans le monde intérieur. Cela est bien visible à l’époque romantique. En même temps que les âmes, lasses de la nature arrangée, asservie par l’homme, revenaient vers la nature libre et indomptée, le dégoût pour les mensonges, les petitesses et les vulgarités de la société civilisée rejetait plus d’un écrivain vers l’humanité rude et fruste des âges ou des pays barbares. Ainsi Mérimée, pour n’en pas citer d’autre, plus enclin à regarder au dedans qu’au dehors, se plaisait à décrire en style assorti des états d’âme violents, des caractères âpres, des éclats de passion sauvages pareils aux paysages que les descriptifs et les peintres d’alors jetaient sur le papier ou sur la toile.
Ce qu’on peut se demander encore, c’est vers quelles contrées se portent les regards et
les rêves des écrivains et du public. Chaque époque a son ou ses pays de prédilection.
Le eMille et une Nuits, du
café, des sultanes, des Chinois, des Persans et des Juifs et les fantastiques mirages de
la Louisiane et de l’Eldorado, les prairies glacées des Hurons et des Iroquois, l’empire
des Incas, fils du soleil, les savanes : de Chactas et d’Atala. Si l’on me demandait la
ville qui parlait le plus à l’imagination de nos romantiques, je serais embarrassé : car
il y eut, aux entours de 1830, une orgie d’exotisme. Ce fut à qui se chercherait en pays
étranger quelque patrie idéale ; on s’échappa par toutes les frontières. Il est
impossible de ramener à l’unité la diversité des préférences qui se déclarèrent
Quelle que soit la partie du monde qui a ainsi l’honneur d’être le plus avant dans la
faveur publique, cela se trahit dans la littérature par une multitude de traits ; ce
sont des mots nouveaux désignant des choses exotiques, fleurs, arbres, animaux ; ce sont
des comparaisons, des images, des sujets empruntés qui viennent enrichir le fonds
national. A chaque moment de l’histoire, on retrouve des apports littéraires qui sont
dus à cette préoccupation des contrées voisines ou lointaines. Mais ce n’est pas assez
de constater les rapports du milieu physique et de la littérature qui peuvent être
considérés comme de simples indices des goûts d’une époque ; il faut
pousser plus avant et tâcher de mettre en lumière les phénomènes physiques qui peuvent
être regardés comme des causes véritables de phénomènes
littéraires.
§ 2. — Parmi les causes physiques dont l’action peut être sensible dans la courte durée d’une période, il en est d’accidentelles, il en est de permanentes.
Il peut se produire une catastrophe qui se répercute dans l’œuvre des écrivains. La
peur seule d’un cataclysme a suffi parfois. La simple apparition d’une comète a suscité
des prophéties, des fantaisies funèbres ou railleuses. Bayle a pris prétexte d’un fait
semblable pour émettre ses idées sur la tolérance religieuse. Nul n’ignore de quelle
épouvante l’approche de l’an 1000 frappa les imaginations. Il peut se produire aussi un
changement momentané de climat, et la chose est grosse de conséquences. Il n’est pas
indifférent, même au point de vue littéraire, qu’une nation traverse la série des vaches
grasses ou des vaches maigres. Il suffit de quelques degrés de plus ou de moins dans la
moyenne de la température pour qu’une époque s’éclaire d’un rayon de gaieté ou s’embrume
de tristesse. « Si les glaciers reculent, écrit MicheletLa montagne.
Faut-il un exemple des effets littéraires dont peut être suivie une de ces convulsions
de la nature que l’homme ne sait ni prévoir ni prévenir ? Au siècle dernier, en 1755, le
tremblement de terre qui détruisit Lisbonne devint aussitôt l’occasion d’un tournoi
fameux entre deux rois de l’opinion, Voltaire et Rousseau. Le premier se demanda avec
tristesse ce que faisait la Providence pendant ces bouleversements qui engloutissaient
tant de vies innocentes, et il posa une fois de plus cet angoissant problème de
l’existence du mal physique sur la terre. Le second, partant de son hardi principe que
« tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses », défendit la théorie
optimiste dans une longue lettre qu’il adressa au philosophe de Ferney. Voltaire ne
répondit pas sur-le-champ ; mais sa réponse vint plus tard sous une forme inattendue. Ce
fut le roman de Candide, qui doit ainsi naissance à un cataclysme
géologique.
La transformation du milieu ne se fait pas toujours aussi violemment. Elle peut être et
elle est en général lente et presque insensible. L’homme contribue à l’opérer par son
travail, et de la sorte il modifie lui-même les conditions où ses descendants vont se
développer. Ainsi, de la Gaule ancienne à la France moderne, quels changements
profonds ! Où sont les forêts impénétrables, les marais empestés ? Voici que les landes
elles-mêmes disparaissent peu à peu, vaincues et envahies par la culture. Or, avec la
mystérieuse obscurité des forêts s’en vont certaines croyances, certaines terreurs.
Adieu les fées, les sylphes, les lutins ! Qu’est devenue la peur du loup, qui met un
frisson dans tant de nos vieux contes populaires ? Les marais une fois desséchés, le
chœur des follets ne sait plus où dérouler ses rondes nocturnes. A mesure qu’un pays est
découpé en champs bien cultivés, sillonné dans tous les sens par des routes, l’humeur
des habitants devient plus douce, plus égale ; leur esprit, lui aussi, s’ouvre, s’aère,
s’assainit. Il se délivre des
Regardez la Bretagne. Presqu’île incessamment battue par la vague qui ronge et sape ses rocs de granit, pointe de terre qui supporte et brave, comme l’éperon d’un navire, le choc fougueux de l’océan, contrée encore hérissée d’ajoncs et de broussailles, elle a doué la race qui l’habite d’une ténacité sans égale en même temps que d’une mélancolie mystique. Tournée vers le couchant, elle semble suivre des yeux et du cœur le soleil qui plonge dans les abîmes de la mer et les vieilles choses qui s’enfoncent dans la nuit du passé. Elle a été le refuge des druides et la forteresse inexpugnable des Celtes ; fidèle à elle-même, elle se cramponne aujourd’hui d’une étreinte désespérée au catholicisme qui décline et à la monarchie qui s’en va ; et en même temps vaincue dans sa lutte contre les vagues, perdant chaque mois, presque chaque jour, quelques-uns des siens au milieu des écueils, elle a peur encore des sorciers et des korrigans ; elle est convaincue que tous les ans, à la Toussaint, les noyés remontent à la surface des eaux et pour rien au monde elle ne mettrait une barque à flot ce jour-là ; elle abonde en légendes tristes ; elle est pleine de fantômes vagabonds ; et par cela même elle a gardé une physionomie archaïque, qui, non seulement se reflète dans les œuvres de ses enfants, mais l’a rendue chère aux écrivains et aux artistes de notre siècle.
Sans connaître à fond les montagnards des Alpes, je les
Pour la France, ainsi que pour la plupart des pays d’Europe, le défrichement du pays, la multiplication des villages et des villes ont par une progression continue rendu possible une littérature élégante et polie dont le moyen âge n’a pu connaître les raffinements que par exception. On peut même observer que, depuis le milieu du siècle dernier, la nature, cessant d’être une ennemie et un objet de terreur, est devenue pour nos écrivains une inspiratrice et un objet d’admiration enthousiaste. Rien ne montre mieux le renversement des rôles qui s’est accompli dans ses relations avec l’homme ; rien n’atteste mieux les victoires qu’il a remportées. En effet, de même que le montagnard (j’entends le montagnard pur, non affiné et non gâté) appelle la montagne « le mauvais pays », l’homme redoute et n’admire pas les torrents, les ravins, les escarpements, tant qu’il y voit un danger et un obstacle permanents. Il n’apprécie la nature rude et sauvage que le jour où la nature civilisée lui permet d’arriver sans trop grand effort aux parties qui ont échappé à son action et de regarder sans crainte et sans arrière-pensée des forces imposantes contre lesquelles il se sent ou se croit abrité. On n’a jamais tant décrit et chanté les Alpes que depuis le moment où l’art des ingénieurs y a tracé des routes praticables, facilité l’accès des sommets et des gorges, où aussi les habitants des plaines, fatigués du spectacle uniforme de la campagne fertile et bien soignée, ont éprouvé le besoin d’un contraste violent et de nouveaux aspects. Le goût des voyages est alors né presque partout à la fois, et une foule d’œuvres ont surgi pour satisfaire ce goût, qui était chez nos grands-pères une rareté.
Eh bien ! la découverte de l’Amérique eut, à l’aurore des temps modernes, un effet
analogue. Elle contribua pour sa large part à la floraison poétique de la Renaissance,
aux spéculations élargies des philosophes, à l’essor plus hardi de l’esprit humain. En
ce temps-là toutefois, les voyages étaient lents, difficiles, périlleux. Rares étaient
les voyageurs qui maniaient la plume. On voyageait pour conquérir des terres, de l’or,
de l’ivoire, des esclaves ; on ne songeait guère à partir en quête d’idées ou d’images.
De nos jours les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les routes qui escaladent ou
éventrent les montagnes, les ponts qui franchissent les bras de mer, le télégraphe qui
vous permet de rester à portée des vôtres, fût-ce à mille lieues de distance, les
journaux qui sont aux aguets pour satisfaire la curiosité universelle par des récits
d’aventures piquantes ou dramatiques, tout cela a créé, multiplié la race des touristes,
fait pulluler les écrivains-voyageurs. Impressions recueillies à vol d’oiseau, notes,
études, enquêtes, réflexions philosophiques, poèmes descriptifs, récits d’ascensions, de
chasse, d’excursions, romans de mœurs exotiques ou cosmopolites, fantaisies à la Jules
Verne, itinéraires à la Chateaubriand, pérégrinations amoureuses à la Pierre Loti,
— comptez, si vous pouvez,
§ 3. — II resterait à intervertir les rôles, à rechercher maintenant les effets que la littérature peut produire sur le milieu physique. Au premier abord, l’idée seule de cette recherche peut paraître bizarre. Il y a apparence que l’action exercée sur les autres par les millions de pages qui s’impriment sur notre pauvre petite terre n’est pas considérable. On ne voit pas la marche d’une étoile troublée par quelqu’un des livres qui excitent notre admiration ou notre colère. Le climat non plus ne semble pas en devoir être beaucoup modifié. Les tempêtes, la pluie et le beau temps n’obéissent guère aux injonctions qui peuvent leur être adressées par un écrivain, fût-ce un savant, fût-ce un mage ou un journaliste.
Cependant, si étrange que soit le fait, la littérature a plus d’une fois contribué à la
conquête, à la transformation de la nature. Et comment ? En vulgarisant les résultats
acquis par le labeur humain, en décrivant les pays lointains, en chantant les exploits
des découvreurs de mondes, en contant les efforts des aventuriers héroïques qui ont
pénétré les premiers dans les déserts et les forêts vierges. S’il est vrai, comme je le
disais tout à l’heure, que les voyages ont vigoureusement aidé au développement de la
littérature, on peut dire, en retour, que la littérature l’a bien rendu aux voyages.
Elle en a répandu le goût en éveillant les imaginations, en faisant briller devant,
elles le mirage de l’inconnu. Combien de grands voyageurs ont pris en des livres,
dévorés par eux dans leur enfance, leur vocation d’explorateurs ! Bernardin de
Saint-Pierre, qui habita l’île de France, qui rêva d’aller établir une colonie en plein
cœur de l’Asie, sur les bords de la mer d’Aral, avait à peine huit ans qu’il s’enfuyait
de la maison paternelle pour vivre de racines et d’eau pure, comme les Pères du désert,
dont il avait lu ou entendu lire les légendes. Il n’alla pas très loin, cette fois-là.
Après avoir mangé les provisions qu’il avait emportées dans un petit panier, il se
sentit grand’faim. Il attendait avec quelque impatience les corbeaux qui devaient le
nourrir, comme ils
Un romancier de notre siècle a marqué fortement l’action des récits de voyages sur une imagination vive de femme qui s’ennuie. C’est Flaubert que je veux dire. Le romantisme avait excité dans une quantité d’âmes une fièvre intense de voir du nouveau, de changer de vie en changeant de lieu, de se mettre en quête par le monde de sensations artistiques et imprévues.
Il était convenu alors que le voyage était ce qu’il y avait de plus poétique, surtout
s’il était agrémenté de quelque accident, comme diligence versée, rencontre de brigands,
route perdue dans la nuit, etc. On peut suivre l’effet de ces excitations sur une femme
claquemurée dans la banalité d’une petite ville de province, dans l’uniformité d’une vie
casanière : Mme Bovary rêve de voitures qui l’emportent, au galop de
quatre chevaux, vers de vagues pays à noms sonores. « Dans des chaises de poste, sous
des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du
postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit
sourd de la cascade. » Le rêve que raille le romancier, il le fait pour son propre
compte, et il le réalisera en partie, quand il parcourra l’Egypte ou l’Espagne. N’est-ce
pas lui qui s’écrie (octobre 1847) : « Penser que peut-être jamais je ne verrai
la Chine ; que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ; que jamais
peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les
bambous !… »
Combien d’autres ont eu des regrets ou des aspirations semblables ! Combien sont partis sur la foi d’un livre séducteur pour des contrées mal connues, poétisées par la distance ! Combien de colonies sont nées d’un roman, d’un poème, d’un récit qui avait fait une profonde impression sur des âmes jeunes et naïves ! Ainsi s’établit cette vérité paradoxale que la littérature a contribué pour sa petite part à changer la face du monde qui nous environne.
Je m’arrête. Malheur à l’écrivain qui veut tout dire ! C’est enlever aux lecteurs le
délicat plaisir de collaborer avec lui, de
Le milieu social, dont nous avons maintenant à rechercher les rapports avec la littérature, est si complexe qu’il est nécessaire de le décomposer, si l’on veut être certain de le sillonner en tout sens.
Or les phénomènes divers que l’on y rencontre peuvent se ranger en neuf classes :
1° Economiques ; 2° Politiques ; 3° Juridiques ; 4° Familiaux ; 5°, Mondains ;
6° Religieux ; 7° Moraux ; 8° Scientifiques ; 9° Artistiques.
Je ne nomme point les phénomènes littéraires, en vue desquels nous devons étudier tous les autres ; cependant il y aura lieu de réserver une place à certaines institutions ou à certains groupements ayant un caractère spécialement littéraire.
Il va de soi qu’on pourrait diminuer ou augmenter le nombre de ces classes, qui ne sont que des compartiments voisins et souvent difficiles à délimiter avec précision. Telle qu’elle est ; cette division, qu’on est libre de perfectionner, ne nous paraît rien laisser de côté qui soit essentiel. Elle groupe les faits dans un ordre, qui s’efforce d’être simple, naturel et logique, puisqu’il va des plus matériels aux plus spirituels, des plus éloignés aux plus rapprochés de la littérature. Nous traçons comme une série de cercles concentriques, de moins en moins vastes, autour du sujet de notre étude.
Ce sera déjà beaucoup de parcourir tous ces domaines ; ce ne dehors,
soit avec le passé et ces rapports, comme tous ceux que nous avons à
relever, sont de trois sortes. Entre les œuvres d’une époque et les œuvres antérieures
ou étrangères, on peut trouver ou bien un développement parallèle, par suite des causes
semblables, ou un rapport d’effet à cause, ou un rapport de cause à effet.
Tantôt donc on découvrira une coïncidence entre ce qui s’est passé en France et ce qui
se passait vers le même temps chez les nations voisines ; c’est le cas, par exemple,
pour le retour à la nature qui a été un des faits saillants du
dix-huitième siècle.
Tantôt on reconnaîtra une action exercée sur la nation qu’on étudie par quelqu’une des époques de sa propre histoire ou bien par les sociétés se trouvant en contact avec elle ; ainsi en France, par une espèce d’atavisme, le moyen âge, le seizième siècle, le commencement du dix-septième ont obtenu, sous le premier Empire et lors de la Restauration, un regain de popularité qui est sensible dans le développement de notre école romantique ; ainsi encore on sait quelle déviation la résurrection de l’antiquité grecque et latine fit subir au génie français, lors de la Renaissance, ou à quel point nos écrivains du siècle dernier furent les disciples de l’Angleterre.
Tantôt enfin on constatera que la littérature française déborde à certains moments au-delà de ses frontières naturelles et agit sur les pays environnants. Qui n’a remarqué ; par exemple durant le règne de Louis XIV et les cinquante années qui suivent, l’expansion de l’esprit français sur toute la surface de l’Europe ?
Quand nous aurons passé en revue tous ces facteurs sociaux de l’évolution littéraire, nous aurons enfin rassemblé tous les éléments qui nous permettront d’esquisser la formule d’une époque donnée.
Eh bien ! non. Tantôt les deux ordres de phénomènes sont simplement concomitants. Tantôt la littérature est cause de certains phénomènes économiques. Le plus souvent, c’est le contraire. La littérature, comme un instrument très sensible, reproduit et indique les variations que subit la prospérité matérielle d’un peuple ; ou bien elle doit certains caractères particuliers à la prédominance du commerce, de l’agriculture, de l’industrie.
Il s’agit de le démontrer. Je ne veux pas épuiser le sujet ; il me suffira de présenter quelques aperçus qui mettent cette connexion hors de doute.
§ 1. — Historiquement et logiquement, les phénomènes économiques sont antérieurs aux
phénomènes littéraires. C’est ce que les anciens exprimaient par ce dicton fameux : Primum vivere, deinde philosophari. (Vivre d’abord, philosopher
ensuite.) Introduction à la sociologiesine qua non de l’art ; à la différence du producteur ordinaire,
l’artiste travaille irrégulièrement, à ses heures, c’est-à-dire quand le repos l’a rendu
sensible et irritable… ; c’est dans cet état nerveux que l’homme de génie inconscient et
véritablement inspiré enfante ces créations en apparence subites et spontanées, mais, en
réalité, jaillies d’une lente et considérable épargne d’accumulation d’énergie. »
Aussi y a-t-il une liaison perpétuelle entre l’état plus ou moins prospère d’un pays et les œuvres auxquelles ce pays donne naissance.
L’époque est-elle riche et heureuse ? La fécondité littéraire s’en ressent aussitôt. La
production est plus active. Les fêtes et la poésie vont volontiers de compagnie. La
comédie, qui, chez les Grecs, naquit des vendanges, fleurit encore dans les époques de
vie large et facile. Ainsi regardez les débuts du règne personnel de Louis XIV, de 1661
à 1672 environ. La France est alors paisible et puissante ; les coffres de l’État sont
remplis ; le commerce cherche et trouve des débouchés aux Indes comme au Canada. Colbert
imprime un mouvement énergique à la marine marchande aussi bien qu’à l’industrie ; il
administre avec une habileté prudente les ressources du pays. C’est aussi le moment où
la cour et la ville, comme on disait alors, passent sans relâche d’un divertissement à
un autre. Carrousels, ballets, opéras se succèdent à Vaux, à Paris, à Saint-Germain, et
l’esprit est de toutes les fêtes. Benserade fait descendre du ciel les Muses et toutes
les divinités pour célébrer la gloire du nouvel Apollon, du roi-soleil. Molière écrit
pour les plaisirs de Sa Majesté des pastorales médiocres et des farces immortelles qui
s’appellent l’Impromptu de Versailles ou le Bourgeois
gentilhomme. Des libéralités, des pensions encouragent les écrivains
Mais traversons le siècle. Transportons-nous au temps où Louis XIV vieilli survit à sa grandeur et à sa fortune. La France est épuisée d’hommes et d’argent par les guerres qui durent presque sans interruption depuis le début du règne ; le trésor est vide ; le roi est obligé de faire fondre sa vaisselle ; ou même de fabriquer de la fausse monnaie pour avoir de l’argent. On le voit un jour condescendre à recevoir et à promener lui-même dans le parc de Versailles un simple roturier, mais un roturier qui est le plus riche banquier d’alors, Samuel Bernard. Le grand roi daigne lui prodiguer des sourires et ces paroles obligeantes dont les courtisans étaient si avides et si rarement honorés. Et pourquoi cet excès d’honneur ? C’est que le souverain a besoin des fonds amassés par son sujet. Les sourires du prince coûtèrent au banquier quelques millions qui passèrent de ses coffres dans ceux de l’État. Grand signe de détresse !
La détresse est en effet profonde. L’expulsion des protestants a frappé l’industrie
nationale d’un coup dont elle a peine à se relever. Les impôts multipliés ont tari la
source où les ministres puisaient sans compter. Plus de bras pour cultiver la terre ; en
plusieurs provinces, les habitants obligés de mêler de l’argile à la farine pour faire
du pain ; de temps en temps, des émeutes terribles, émeutes de la faim et du désespoir ;
des hivers rigoureux qui tuent en germe l’espoir de la récolte future ; les laquais du
roi mendiant aux portes du palais ; les grands seigneurs et même Mme de Maintenon réduits parfois à manger du pain d’avoine ; tel est le tableau
qu’offre à la fin du grand siècle la France, près de faire banqueroute. Ceux qui
observent cette ruine, ces tristesses se demandent déjà, comme fait Fénelon, combien de
temps la machine délabrée pourra aller encore.
Or, que devient alors la littérature ? Elle est en pleine décadence. Les grands
écrivains de la période précédente disparaissent sans être remplacés. Boileau, sur le
point de mourir, « Les Pradon étaient des soleils auprès de ces gens-là. »
Voltaire écrira plus tard, frappé de cette stérilité soudaine : « La nature
fatiguée après avoir produit tant de beaux génies sembla vouloir se reposer. »
Et ce ne sont pas seulement les œuvres qui sont moins nombreuses, les grands hommes qui
sont plus petits ; il y a aussi un changement profond dans l’esprit qui anime les
auteurs.
Un esprit nouveau est né, esprit de doute, de libre examen, de critique, de révolte
contre l’autorité, l’esprit même du eMa République, et non
seulement il y introduit l’égalité civile et politique, le suffrage universel, mais il
va jusqu’à y proposer des mesures presque socialistes, témoin celle-ci : « Un homme qui offrira de cultiver les terres d’un autre mieux qu’il ne les cultive y
sera reçu en payant au propriétaire le revenu quelles lui produisaient. »
Massillon prêche contre la guerre, demande ce que les siècles futurs diront de ces
monuments élevés pour éterniser la mémoire d’un carnage, rappelle qu’à l’origine tous
les biens appartenaient en commun à tous les hommes et que la simple
nature ne connaissait ni propriété privée ni partage. Le voilà qui apparaît, cet
état de nature, dont on va tant parler jusqu’à la Révolution française ! Et Fénelon,
dans son Télémaque, propage cette haine de la société civilisée qui
sera le point de départ de Rousseau. Quand il vante le bonheur des peuples de la Bétique
(livre VII), on peut dire qu’il caresse un idéal anarchiste. Parcourez la philosophie du
temps : même rébellion commençante contre la morale courante. Et enfin, dans le domaine
littéraire, les règles, les sacro-saintes règles d’Aristote et de Boileau ne sont pas
épargnées davantage : on réclame des tragédies en prose, on bafoue les anciens. Bref,
c’est partout un mécontentement qui s’essaie, un désir timide encore ee« remettant tout, suivant l’énergique expression
d’un chroniqueur, aux mains du diable »
. Ils cessent de semer des moissons
destinées à être récoltées par d’autres, et alors la disette décime cités et villages.
La peste est amenée par le nombre des morts qui gisent sans sépulture ou par
l’entassement de la population dans des enceintes trop étroites. Guerre, famine,
épidémie forment ainsi un cercle meurtrier dont il est bien difficile de sortir. Ajoutez
que les soi-disant défenseurs du sol national, les soldats, sont autant et plus à
craindre que les ennemis. Ils vont tuant, brûlant, pillant, et ils sont désignés par la
terreur populaire sous les noms significatifs de Tondeurs, Houspilleurs,
Écorcheurs.
Or, cherchez en ce temps-là de grandes et belles œuvres ! Vous ne trouvez rien que
quelques poésies qui ressemblent à des plaintes, des ballades dont l’une des plus
connues a pour refrain : ça ! ça ! du l’argent ! L’histoire littéraire
du temps laisse une lugubre impression de vide. La nation, qui deux siècles plus tôt
fournissait l’Europe de contes, de romans, de poèmes, borne ses efforts d’invention à
traduire en prose ce qu’elle avait dit en vers, à se répéter lamentablement comme une
vieille qui radote. La langue garde surtout la trace indélébile de cet affaissement de
la société. Il arrive au français ce qui était arrivé au latin lors de l’invasion des
barbares. Plus de règles. Les manuscrits contemporains sont criblés de fautes énormes.
Une véritable anarchie grammaticale où se perdent
§ 2. — Si le degré de prospérité du pays influence ainsi la marche de la langue et la
littérature, il en est de même de la forme particulière ou dominante que prend le
travail national. Il n’est pas indifférent de savoir si l’agriculture,
le commerce ou l’industrie a la première place dans
la société.
Il y a des époques plus agricoles que d’autres dans la vie d’une nation. Une époque
pareille se présente au lendemain des atroces guerres de religion qui ont ensanglanté le
e« Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France »
, dit
Sully à son tour ; et on le voit tracer de grandes routes ombragées de beaux ormes,
planter des mûriers, dessécher des marais, protéger les villageois contre les violences
des gens de guerre et la rapacité des usuriers.
Le contre-coup littéraire de ces préoccupations agronomiques ne se fait pas attendre.
Olivier de Serres publie aussitôt un ouvrage qui a pour titre : Le théâtre
de l’agriculture et mesnage des champs. Et, pendant que les éditions s’en
multiplient, paraît un autre ouvrage dont la vogue durera (chose curieuse) à peu près
aussi longtemps que celle du livre précédent. C’est l’Astrée, du sieur
Honoré d’Urfé, ce roman pastoral qui met en scène des bergers et des bergères
enrubannées plus habiles à deviser d’amour qu’à conduire des chèvres et des moutons. A
coup sûr, nous sommes loin avec lui de la vraie vie des champs ; et pourtant certaines
descriptions de la vallée du Lignon nous sortent du monde convenu où il nous promène. Du
même temps sont les Bergeries de Racan, une pastorale dramatique cette
fois, comme il y en eut bientôt par dizaines. Oh ! les personnages
Les rochers et les bois n’entendent nuit et jour Que de pauvres bergers qui se plaignent d’amour.
Dans ce monde enchanté, les hommes abordent les femmes en leur disant : Mon soleil ! Mon âme ! Et les femmes répondent aux hommes en les appelant : Mon mieux ! Mon tout !
Merveille d’ici-bas, chef-d’œuvre de notre âge,
dit le berger à la bergère, et la bergère répond au berger :
Beau chef-d’œuvre des cieux, agréable pasteur.
Dans tout le cours de la pièce, c’est ainsi un assaut de galanterie, un tournoi
d’esprit et de courtoisie. L’amante malheureuse soupire une élégie. L’amant au désespoir
exhale sa douleur en une chanson. Mêlez à tout cela des satyres qui représentent la
brutalité, un peu de magie, des danses champêtres, des travestissements, des vers
coulants, faciles, des apostrophes aux oiseaux, aux forêts, à la nature entière,
ajoutez-y comme dénouement des mariages où l’on voit des rois épouser des bergères ;
vous aurez une idée de la façon dont une société mondaine transpose à son usage les
mœurs villageoises, et du même coup vous aurez la preuve qu’à l’agriculture aimée et
florissante correspond l’idylle dans le livre et sur le théâtre. L’idylle à son tour
réagit sur la vie réelle. Un seigneur eut l’idée d’épouser une Philis de village et les
deux époux, la houlette à la main, prirent plaisir à garder les troupeaux dans
Chaque fois que l’agriculture est en honneur, tel est le spectacle qui s’offre à nous.
Nous le retrouvons tout pareil à la fin du ephysiocrates proclament que la terre est la source de toute richesse. Et
c’est à qui raisonnera sur les blés, propagera la pomme de terre, discutera les
avantages de la grande et de la petite propriété, proposera des modèles de charrue, etc.
Aussitôt voilà que l’idylle reparaît, que la poésie pastorale refleurit. C’est un défilé
de poèmes rustiques qui font, il est vrai, quand on les évoque aujourd’hui, reflet d’une
procession de fantômes. « Un auteur de ce temps-làSaisons, de Saint-Lambert ; celles de Bernis ; les Mois, de Roucher ; l’Agriculture, de Rossey ; la Nature champêtre, de Marnesia, les Fastes, de Lemierre ;
les Jardins et l’Homme des champs, de Delille ! » La liste est
longue et incomplète. Après les jardins, c’était le verger qui avait
l’honneur d’être chanté en quelques milliers de vers ; le potager
avait son tour un peu plus tard, et les choux, les navets, les carottes, se présentaient
au public plus ou moins poétiquement travestis.
La prose ne le cédait pas à la poésie. J’en citerai une ou deux preuves entre mille.
Bernardin de Saint-Pierre n’est pas un ordinaire faiseur d’idylles. C’est un utopiste.
Ecrire est pour lui un pis-aller ; son bonheur eût été d’être un fondateur d’Etat. Il
chercha longtemps un pays où il pût créer « une république d’hommes vertueux ». Il
songea à l’établir au Brésil, à Madagascar, sur les bords de la mer d’Aral ; puis il se
convainquit que le siècle de fer où il vivait ne se prêtait pas à cette résurrection des
mœurs innocentes qui avaient dû, suivant lui, exister à l’origine des temps, et il se
décida, non sans soupirer, à reporter dans le passé ses rêves d’avenir, à se réfugier
dans l’antiquité, à imaginer en Arcadie un peuple de bergers et de « Les mœurs,
disait-il, y sont patriarcales comme aux premiers jours du monde. Point de querelles
entre les jeunes gens, si ce n’est quelques débats entre amants ; des inscriptions
simples sur l’écorce d’un hêtre ou sur un rocher brut conservent à la postérité la
mémoire des grands citoyens et le souvenir des bonnes actions. La mort même, qui
empoisonne tant de plaisirs, n’y offre que des perspectives consolantes. Les tombeaux
des ancêtres sont au milieu de bocages de myrtes, de cyprès et de sapins. »
L’heureux pays, n’est-il pas vrai ! Comme il ferait bon y vivre et même y mourir !
Le malheur est que ces Edens sont des paradis perdus dont on n’a jamais su retrouver l’entrée. N’importe ! Ils abondent dans les œuvres des poètes et des romanciers. La recette pour en fabriquer de pareils est si vieille et si connue qu’on pourrait la résumer en ces termes : Prenez deux ou trois couples de bergers et de bergères ; parez-les de tous les charmes, de toutes les grâces que vous pourrez imaginer ; faites-les tous, cela va sans dire, amoureux ; mais que des rivaux jaloux et des parents sévères traversent leur bonheur. Donnez à tous ces personnages un cœur si tendre, si tendre qu’ils tombent en pâmoison à la première émotion vive ; prêtez-leur avec prodigalité un talent merveilleux pour jouer de la flûte, composer de petits vers galants et débiter des madrigaux comme celui-ci :
Si je dis qu’elle est la plus belle Des bergères de ce hameau, Je n’aurai rien dit de nouveau : Ce n’est un secret que pour elle.
Couvrez les troncs des peupliers d’inscriptions langoureuses, faites retentir les
grottes de soupirs et d’élégies plaintives. Que l’amant meure d’amour… plusieurs fois et
envoie à son amante ces adieux éplorés : « Dites-lui que mon dernier soupir sera
pour elle, qu’en expirant je prononcerai son nom, que son image adorée me suivra
jusque dans la tombe. »
, ce qui n’est pas trop mal rédigé pour un berger : Que
des torrents de larmes
Ainsi toujours les cœurs sensibles Sont nés pour être malheureux.
Placez le tout dans une contrée où les rivières aient l’obligeance de ne jamais noyer les désespérés qui s’y jettent, où les gens de guerre épargnent toujours les amants infortunés qui veulent se faire tuer. Puis, à la fin, que tout le monde obtienne ce qu’il désire ; que la constance inébranlable des héros soit récompensée ; que tout se termine par des noces et des chansons ; que le lecteur puisse, comme dans un conte de fées, conclure par la formule consacrée : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »
Voilà comment, dans la seconde moitié du eEstelle que je viens de décrire ce monde enchanté. On aura remarqué
comme il ressemble à celui que Racan nous a présenté dans ses Bergeries. A un siècle et demi de distance, les mêmes causes ont produit les
mêmes effets ; tant il est vrai qu’une société ne peut se passionner pour l’agriculture
sans faire naître aussitôt, comme autant de fleurs champêtres, une quantité d’œuvres
inspirées par la vie des champs !
§ 3. ― Le commerce, lui aussi, apporte son contingent à la vie intellectuelle d’une nation. Dans les époques où il est dans toute sa vigueur, ce ne sont que marchands voyageant d’un bout de la terre à l’autre, sillonnant les mers, échangeant des produits de toute espèce avec les nations étrangères, semant des colonies françaises sur toute la surface du globe. Or l’échange des marchandises amène l’échange des idées. Le va-et-vient d’un peuple à l’autre prépare et opère en partie la fusion des races. Dans ces rapports perpétuels avec des hommes ayant d’autres lois et d’autres mœurs, l’esprit s’élargit, apprend à supporter des idées nouvelles, à goûter des formes imprévues du beau ; l’amour-propre national y perd de sa naïve infatuation.
Le goût des voyages, inhérent aux commerçants (témoin les Paul et Virginie. Chateaubriand a parcouru les savanes du
Nouveau-Monde avant de rajeunir notre littérature pittoresque en les décrivant. Et, en
notre siècle, est-ce que la littérature française ne doit pas ses peintures les plus
éclatantes de la nature dans le pays du soleil et des bengalis à un poète créole, à
Leconte de Lisle ? N’est-ce pas par l’intermédiaire de ce Français, né entre la France
et l’Inde, qu’a pénétré en nous la vision la plus nette et la plus puissante des jungles
où le tigre est aux aguets et l’esprit des doctrines où respire le génie endormeur de
l’Inde antique ?
Le commerce, qui convie toutes les civilisations à ses expositions universelles, a contribué plus que toute autre chose à donner à la littérature de notre siècle ce caractère cosmopolite qui la distingue. De même qu’un salon parisien a été souvent de nos jours un fouillis de bibelots et de meubles où la Chine coudoie l’Amérique, où le Japon fraternise avec le royaume de Siam, de même les œuvres de nos écrivains empruntent quelque nuance à toutes les littératures du monde. Vous y trouverez des pantoums malais, des romans chinois, des japonaiseries tant qu’il vous plaira, des souvenirs de Taïti et des pampas, des tableaux vivants de l’Islande glacée et de l’Afrique brûlée. Or, dans tous ces pays, qu’on ne l’oublie pas, explorateurs et commerçants sont entrés les premiers ; soldats, marins, et à plus forte raison écrivains et artistes ne sont venus qu’à la suite de ces précurseurs.
Turcaret sous des traits si peu flatteurs que les financiers du
temps firent tous leurs efforts pour empêcher la représentation de la pièce. Et dans
notre siècle, combien de fois la comédie n’a-t-elle pas exploité les ridicules ou flétri
les expédients des faiseurs d’affaires ! La Bourse, avec ses fortunes si vite élevées et
plus vite écroulées, est devenue un thème de satire pour les moralistes, les romanciers,
les auteurs dramatiques. Les uns se sont plu, comme Ponsard, à opposer, ainsi que deux
ennemis, l’honneur et l’argent. Balzac a incarné l’esprit d’intrigue et l’habileté, qui
à force d’être malheureuse, finit par devenir malhonnête, dans son personnage si actif,
si ingénieux, si roué de Mercadet. Alexandre Dumas fils lance cette épigramme à
l’adresse des boursicotiers : « Les affaires, c’est l’argent des
autres. »
Emile Augier, contemporain de la fièvre de spéculation qui sévit
sous le second Empire, revient dix fois à la charge contre les agioteurs. Tantôt il leur
attache ce nom qui leur reste : Les effrontés. Tantôt il les signale
comme un danger public (La contagion). Et je passe sur le nombre
énorme de romans, de pamphlets, qui depuis lors ou auparavant ont représenté au vif les
manœuvres, les travers et les vices de ces aventuriers de la fortune.
Il y aurait une contrepartie à opposer aux sombres couleurs Le philosophe sans le savoir, un éloge très senti
du commerce. Balzac a montré, par l’histoire de César Biroteau, que l’honneur commercial
peut avoir ses héros. Zola a puissamment décrit la vie intense d’un de ces grands
magasins où l’art de tenter la femme a été poussé près de la perfection (Au
bonheur des dames). L’économie politique qui n’est pas toujours « de la
littérature ennuyeuse », comme on l’a définie malicieusement, a consacré plus d’une page
brillante au flot incessant de richesses qui roule sur toutes les grandes routes
terrestres, fluviales ou maritimes du monde.
Mais le commerce ne s’est pas borné à fournir des sujets d’étude aux littérateurs : l’esprit de lucre, qui en est l’âme et qui a grandi si vigoureusement sous le régime de la ploutocratie bourgeoise, a de nos jours envahi la littérature elle-même. Et alors elle est devenue un métier autant et plus qu’un art.
Or, l’Art et le Métier ont des exigences contraires, et l’homme de lettres s’est trouvé tiraillé entre deux directions opposées.
— Produis vite et beaucoup, ordonne le Métier. Il faut vivre de ta plume. Puisque tu as
eu le tort de naître sans rentes, mets ton talent en coupe réglée, débite en menue
monnaie la cervelle d’or qui t’est départie. La valeur d’un livre est une valeur
marchande ; elle se mesure à ce qu’il rapporte. Ton seigneur et maître, c’est le public
qui te paie ; écris selon son goût, non selon le tien. Sois habile à flairer le vent et
à changer d’orientation selon celui qui souffle. Sois tour à tour vendeur de romans
épicés, de théories pessimistes, de nouvelles mystiques, de pièces à spectacle, de tout
ce qui est à la mode du jour. Tu n’auras pas sans doute exprimé tes idées, tes
sentiments, ta nature ; mais tu n’auras pas perdu ton temps et ta peine. Le prix de ta
prose se sera élevé, chemin faisant, de vingt centimes à un franc la ligne. Ton style
n’aura peut-être pas autant gagné : mais cela n’importe guère. On a calculé qu’un
chef-d’œuvre, comme les Maximes de La Rochefoucauld, n’aurait guère
produit, au taux actuel, que sept à huit cents francs : c’est une somme misérable. Mieux
vaut soigner ta réclame, comme un fabricant de chocolat, fonder, si tu peux, une usine
Histoire de la littérature anglaise, vol. II, p. 91.Un homme n’arrive qu’à l’aisance par le travail qu’il fait lui-même ; s’il
parvient à la richesse, c’est par le travail qu’il fait faire aux autres. » Tous
les moyens sont bons pour multiplier la copie destinée à se transformer en bon argent. A
l’aide de jeunes manœuvres littéraires, dont tu remanieras et signeras les manuscrits,
remplis de ton nom journaux, revues, théâtres. Ton œuvre sera éphémère : mais tu ne te
soucies pas d’une gloire posthume, n’est-ce pas ; et tu auras pu te payer, ta vie
durant, toutes les jouissances du luxe et même l’illusion du succès littéraire.
L’Art, lui, parle tout autrement. Il réclame des idées hautes et même, si possible, des idées neuves. Il exige effort et sincérité. Il dit à l’écrivain que l’on presse : — Le temps ne fait rien à l’affaire. C’est l’artisan et non l’artiste qui travaille à la vapeur. Dédaigne le profit facile des romans à la toise, des pièces bâclées, des volumes expédiés à la diable. Mets ton honneur à rester toi-même, à ne dire que ce que tu penses et à le bien dire. Aie le respect de ton talent. Préfère l’estime des connaisseurs et la tienne propre à l’argent des imbéciles. Porte fièrement ta pauvreté et moque-toi des succès mal acquis. Je ne te promets pas un bon rang dans la course aux écus : mais tu auras la pure et profonde satisfaction d’avoir poursuivi de toutes tes forces et d’avoir traduit de façon personnelle ton rêve de beauté.
L’homme de lettres de nos jours entend perpétuellement ces deux voix. Celui qui suit
les conseils de la première écrit, écrit, écrit, compile, compile, compile ; il arrive
ainsi à se faire bon an mal an une jolie rente, et il offre alors ce contraste paradoxal
d’être souvent l’auteur de trente ou quarante ouvrages et d’être à peu près nul et non
avenu pour l’histoire de la littérature. Celui qui veut demeurer artiste en dépit de
tout est apprécié d’une petite élite ; mais, à moins d’une chance Ou d’un talent
extraordinaire, il se condamne à une demi-obscurité qui a pour conséquence une certaine
médiocrité de vie ; il n’est pas coté sur la place : il est dédaigné des libraires
Le plus souvent l’homme de lettres obéit tour à tour aux deux suggestions qui
chuchotent à son oreille. Ceci n’arrive pas à tuer Cela, et il marche hésitant, ballotté, mécontent des autres et de lui-même,
s’épuisant à concilier deux choses à peu près inconciliables.
La littérature devenue une branche de commerce comme une autre a pris par là-même des caractères nouveaux. Au théâtre, il s’est formé parfois de vrais syndicats de vaudevillistes se réservant le privilège d’approvisionner une salle de spectacle et excluant tout concurrent de ce débouché monopolisé ; ce fut le triomphe de la pièce à femmes et à décors ou du vaudeville mécanique, si bien que quelques personnes ont pu se demander avec un mépris excessif, mais ayant quelque raison d’être, si le théâtre était encore un genre littéraire. Dans le roman, il s’est produit une profusion d’œuvres malsaines, flattant les appétits les plus grossiers, parce que la gaillardise était une denrée fort demandée sur le marché.
Autre résultat de la même cause : Comme le théâtre et le roman sont avec l’article de journal « ce qui fait le plus d’argent », ils ont attiré à eux la plupart des forces intellectuelles. Les genres peu lucratifs, l’histoire, la philosophie ont été durant de longs intervalles délaissés, négligés. La critique a été presque supplantée par la bibliographie, c’est-à-dire que la réclame payée par l’éditeur et quelquefois par l’auteur a pris la place du jugement raisonné et désintéressé des ouvrages. Les éloges tarifés sont entrés dans le courant des mœurs littéraires ; on commence à trouver naturel d’acheter sa gloire : n’est-ce pas aussi une marchandise qui se monnaie à son tour ?
§ 4. — Si les phénomènes littéraires se ressentent ainsi du voisinage des phénomènes commerciaux, ils se modifient également quand la civilisation revêt un caractère industriel. Il n’est pas d’époque où le fait soit plus saillant que dans notre siècle.
Chacun sait quel essor l’industrie a pris, du jour où une force inconnue ou du moins
insoumise à nos ancêtres, la
Certes, il est impossible, en présence des merveilles que l’industrie a réalisées en si peu de temps, de ne pas admirer la puissance de la science et du génie humain. Les chemins de fer, les télégraphes, tant d’inventions éclatant coup sur coup, rendant commun et banal ce qui eût semblé fabuleux à nos pères, permettant à des navires d’aller sans voiles ni rames, à des enfants de mouvoir les fardeaux les plus énormes, à tout le monde d’accomplir en quelques heures des trajets qui demandaient jadis des semaines et des mois, à la pensée et à la voix de voyager avec la vitesse de l’éclair, tous ces miracles devaient exalter les imaginations et fournir aux poètes des thèmes nouveaux. Aussi les hymnes au génie de l’homme ne manquent-ils pas dans la poésie de notre siècle.
Ce n’est pas tout. Les hommes chargés de diriger ces forces redoutables deviennent
populaires et prennent dans les romans, dans les pièces de théâtre les premiers rôles
réservés jadis aux grands seigneurs ou aux hommes de guerre. Comptez dans Les Chants
modernes. Préface, p.
« De quel fou rire ne serions-nous pas pris, mon Dieu ! si à l’heure qu’il est,
nous voyions arriver un chevalier armé de pied en cap, portant écu, haubert et
gorgerin, et qui viendrait tranquillement lancer des javelots contre des batteries de
canons. Nous dirions : « Cet homme est un fou ; mais il ne sait donc pas que toutes
ces vieilles armures dont il est risiblement accoutré sont bonnes à mettre en quelque
musée ; mais il va se faire tuer. Eh ! l’homme ! allez prendre d’autres armes si vous
voulez combattre et être bon à quelque chose ! — La littérature ressemble aujourd’hui
à ce preux imbécile et l’on peut lui tenir le même langage. En proie à l’amour du
passé, regrettant toujours d’inutiles fadaises, antique, moyen âge, rococo, bonnet
rouge et jamais actuelle, elle assiste au travail émouvant de son siècle en mal de
vérité, sans même paraître s’en apercevoir… »
Je n’ai point ici à juger si la poésie a répondu brillamment à cet appel. Il me suffit de constater que les aspects inattendus pris par le travail moderne offraient et offrent encore à la verve des écrivains une riche et nouvelle matière.
Mais nous n’avons regardé que d’un seul point de vue la transformation sociale opérée par l’industrie. Autre est l’impression, si l’on considère les produits ou les producteurs, les machines ou les hommes, les ouvriers de fer ou les ouvriers de chair.
Dès lors que de nouveaux problèmes s’imposent aux penseurs ! Quels sujets d’amère tristesse offerts aux poètes ! Quelle source de profondes spéculations ouverte aux rêveurs, aux théoriciens, aux philosophes !
En 1837, Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, fit un voyage
d’exploration dans les mines de Newcastle et les filatures de Manchester. Il crut avoir
pénétré, comme Dante, au séjour des damnés. Son poème s’intitule Lazare ; c’est le poème des misérables ; c’est la plainte des enfants, esclaves
de la machine, privés d’air pur, de jeux, de sommeil ; c’est l’appel de détresse des
femmes réduites à envier le sort de la vache, qui reste du moins à l’étable, oisive et
paisible, lorsqu’elle a mis au monde un petit. Et le poète s’apitoie sur cette
population qui ne peut se consoler de la vie qu’en s’abrutissant de gin ; il montre
Le fer use le fer et l’homme use les hommes.
Déjà, en 1833, Hégésippe Moreau, dans sa pièce intitulée L’Hiver,
lançait à l’égoïsme des riches un flot de malédictions et de prédictions sinistres :
Des hommes que la faim moissonne par millions, En se comptant des yeux, disent : Si nous voulions !… Oh ! quand donc viendra-t-il, ce jour que je rêvais, Tardif réparateur de tant de jour mauvais, Ce niveau qui, selon les écrivains prophètes, Léger et caressant, passera sur les têtes ?
Voilà dans notre poésie les premiers cris de pitié en faveur des ouvriers, les premiers cris de révolte à leur adresse ! Ils allaient être suivis de bien d’autres. Et Alfred de Vigny, et Pierre Dupont, et Victor Hugo ont fait tour à tour ressortir le contraste poignant de ces pauvres, condamnés de naissance à produire pour d’autres tant de richesses.
Est-il besoin de montrer davantage comment une révolution économique se répercute dans la littérature ? Mieux vaut montrer comment la littérature à son tour réagit sur les conditions économiques d’un peuple.
C’est un mécanisme des plus simples. Les idées, auxquelles les œuvres littéraires
servent de véhicule, sont formées en partie par l’état du monde environnant. Mais à leur
tour ces idées le transforment dans la mesure qui leur appartient. De même qu’au siècle
dernier les écrits des philosophes français ont ruiné, dans les esprits d’abord, dans
les institutions ensuite, les privilèges de la noblesse et du clergé, de même en notre
siècle le régime nouveau du travail (salariat et prolétariat, qui en est la conséquence) a créé des idées, suscité des écrits qui
tendent à le détruire.
Le régime industriel commençait à peine à se constituer en
Ainsi qu’il arrive toujours, cette littérature humanitaire (humanitaire est, pour le dire en passant, un mot né alors) excite des railleries
et des colères ; elle crée de la sorte, par contrecoup, une littérature contraire.
Musset en est la preuve. Il fut à ses heures teinté de socialisme. Il a écritLa Confession d’un enfant du siècle,
chap. où il n’y aura pas un épi plus haut que
l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au
milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres, quand alors vous remercierez Dieu
d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous de la vieille chanson qui berçait la
misère humaine, doivent nécessairement réclamer leur part immédiate de soleil et
de joies, ce même Musset parlait bientôt d’un autre ton. Le dandy qu’il était au fond se
réveillait en lui ; il se moquait en prose et en vers des utopies qui foisonnaient
autour de lui ; il s’est amusé à railler dans Dupont et Durand le
fourmillement des extravagances dans deux cervelles détraquées.
Vers le même temps, Louis Reybaud étudie les nouvelles doctrines dans un livre
superficiel, mais d’allure grave, que l’Académie couronne et que presque personne ne
lit ; puis il les parodie dans un roman satirique qui ajoute un type à la série des
êtres créés par les écrivains, êtres qui n’ont jamais vécu et qui sont cependant pour
nous aussi vivants, aussi réels que les personnages de l’histoire : c’est Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.
Concluons. Le désordre et l’injustice économiques commencent par enfanter des romans à thèse, des pièces et des histoires à tendance, des pamphlets et des satires, toute une littérature d’action et de combat, bref ce qu’on a nommé de nos jours un « art social ». Mais à leur tour ces œuvres militantes apportent des plans d’organisation, des idées directrices, des conceptions neuves de la vie ; elles contiennent en germe les lois à venir, la société de demain. Les révolutions sont les exécutrices testamentaires des penseurs qui les ont précédées et préparées ; elles sortent tout armées de leurs cerveaux et de leurs livres.
Il me semble inutile d’insister davantage sur les liens qui rattachent ainsi la littérature à l’industrie.
J’en ai dit assez pour faire voir l’intime connexion qui existe entre des phénomènes en apparence indépendants les uns des autres, et je ne voulais rien faire de plus pour le moment.
§ 5. —
À toute époque, il est utile de connaître ce que rapporte un livre, une pièce ; comment et de quoi vivent les auteurs ; à quelle classe sociale ils appartiennent par la naissance, quelles ressources leur sont offertes en dehors de ce qu’ils gagnent par la vente de leurs ouvrages ; quels genres sont encouragés ou découragés par ceux qui paient ; quels changements graves, comme une extension de territoire, un accroissement de population, une diffusion plus grande du savoir, élargissent les débouchés ouverts à la production littéraire.
Le développement de la littérature influe sur la situation faite aux écrivains, et réciproquement.
Veut-on voir grandir soudainement le salaire accordé à leur travail et du même coup les
égards accordés à leur personne ? Qu’on regarde un de ces moments où le goût des choses
de l’esprit pour une cause ou pour une autre se répand dans la nation. C’est ce qui
arrive, par exemple, au eer faisant un jour antichambre chez le
grand imprimeur et grand latiniste Robert Estienne. Mais il est bien certain que Ronsard
obtient des honneurs et des rémunérations insolites. Un de ses biographes nous conte
qu’il naquit l’année où le vainqueur de Marignan fut vaincu et pris à Pavie et que cette
naissance heureuse compensa le désastre subi par la France. Un contemporain déclare
qu’il aimerait mieux avoir fait une seule de ses odes que de posséder le duché de Milan.
Elisabeth et Marie Stuart, les deux reines ennemies, s’accordent
Au lendemain d’une grande époque littéraire on revoit ce même respect pour ceux qui manient la plume. Après le règne de Louis XIV, on s’avise que de grands écrivains font autant pour la gloire d’un peuple que de grands capitaines ou de grands diplomates ; on s’aperçoit que les Corneille, les Molière, les Racine ont opéré des conquêtes plus durables que celles du grand roi, et si Voltaire peut traiter presque d’égal à égal avec des têtes couronnées, en sa qualité de roi de l’opinion publique, s’il a des correspondants et des flatteurs parmi les souverains d’Europe, il doit en partie ce prestige au souvenir de ses illustres devanciers, à l’admiration qu’ils ont inspirée, à la haute idée qu’ils ont donnée des droits sacrés du génie.
Ainsi l’estime méritée par une littérature, glorieuse rejaillit en considération sur les littérateurs, même sur ceux des générations suivantes, comme, par un cas semblable et inverse, une décadence momentanée de leur art les fait descendre, eux et leurs successeurs, du rang qu’ils occupaient dans la société. Mais ce qui vaut surtout la peine d’être étudié en détail, c’est l’autre face de la question, j’entends la série des effets que leur position sociale produit sur la nature de leurs œuvres.
Il est à peine besoin de faire observer que les idées, les sentiments, le langage
varieront étrangement, selon que les auteurs sont nés dans l’opulence ou la pauvreté,
dans l’aristocratie, la bourgeoisie ou le peuple. Il est rare que toutes les classes à
un moment donné ne soient pas représentées parmi les auteurs ; mais la proportion
d’hommes que chacune fournit à la littérature est loin d’être la même d’une époque à
l’autre et il est toujours intéressant de relever laquelle est, pour un temps, la plus
féconde. Dans la première moitié du e
Autant que la classe d’où sortent les auteurs, il importe de noter leur degré de fortune. Ceux dont la vie est à l’abri des soucis d’argent forment une catégorie qui a des mérites et des défauts particuliers. Ils ne sont pas toujours les plus laborieux ; comme il leur est permis de produire peu, ils sont enclins à une certaine nonchalance ; ils laissent volontiers leurs facultés naturelles s’arrêter au demi-talent des amateurs ; mais en revanche ils peuvent se payer le luxe d’une indépendance de pensée qui décèle leur sécurité et d’un raffinement de forme qui prouve leur loisir.
Mais ces privilégiés, qui ne sont gens de lettres que par accident ou par une vocation
tout à fait désintéressée, ne sont le plus souvent qu’une petite minorité. Les autres,
les plus nombreux, sont obligés d’employer leur talent comme moyen d’existence et pour
ceux-ci il faut toujours se demander quel est, en dernière analyse, le groupe qui les
paie ; car de sa valeur intellectuelle et morale, de la part de revenus qu’il veut ou
peut consacrer à la satisfaction de ses goûts esthétiques dépend en
Quand on examine les groupes qui tiennent les auteurs par des chaînes plus ou moins
dorées, on voit qu’ils varient beaucoup suivant les époques. Parfois c’est une élite de
grands seigneurs, qui se chargent de nourrir et de loger poètes et poètereaux ; qui les
attachent à leur maison à titre d’aumôniers, de secrétaires, d’historiographes ; qui
mettent leur point d’honneur à se faire ainsi les protecteurs des lettres. A leur
défaut, des financiers, qui ont eu l’esprit de s’enrichir, savent dépenser un bien trop
souvent mal acquis en Mécènes généreux, tel ce fastueux et malheureux Fouquet dont le
nom doit à la courageuse reconnaissance de ses protégés une espèce de persistante
auréole. Fréquemment c’est le roi qui considère comme un devoir du souverain de répandre
ses grâces, sous forme de pensions ou de sinécures, sur des sujets dont les ouvrages
honorent son règne. En France, l’Église a eu longtemps en réserve des canonicats, des
abbayes, des évêchés même, pour des écrivains qui ne semblent pas avoir eu toujours
l’âme très ecclésiastique, témoin Rabelais et Régnier. A mesure qu’on approche des temps
modernes, l’homme qui écrit cesse d’avoir figure d’humble parasite et de mendiant
honnête. L’État impersonnel prend la place du monarque ; des institutions permanentes,
comme nos diverses Académies, distribuent des prix qui ne sont pas toujours des faveurs
ou des aumônes déguisées ; enfin et surtout l’écrivain s’habitue à tirer un profit
régulier de ce qu’il publie ; lecteurs, spectateurs, auditeurs lui apportent chacun leur
tribut modeste qui, multiplié par dizaines et centaines de mille, dépasse les largesses
les plus princières. Déjà Scarron, quoiqu’il s’intitulât « le malade de la reine »,
comptait pour remplir son escarcelle sur son « marquisat de Quinet » (Quinet était son
libraire) ; et de nos jours Scribe a pu inscrire sur sa maison de campagne : Offert par Sa Majesté le Public. Ce n’est pas en vain que l’instruction
s’est répandue : le nombre des gens capables de goûter et de payer un plaisir littéraire
s’est accru immensément et les écrivains ont aujourd’hui ce double avantage de gagner
plus qu’autrefois et d’avoir une dette moins lourde à porter envers la foule inconnue
qui leur fournit leurs ressources.
Pégase est un cheval qui porte Les poètes à l’hôpital.
Les « ratés » de la bohème s’épuisant à courir après un gîte et un souper problématiques, et ce qu’on appelle de nos jours le prolétariat intellectuel rejoignent à travers les siècles les misères d’un Rutebœuf, couchant sur la paille, toussant de froid, bâillant de faim, ayant pour toute fête l’espérance du lendemain, ou d’un Villon, vivotant d’expédients et de filouteries, frisant la potence et promenant de prison en prison son squelette plus noir qu’une mûre et plus maigre qu’une chimère.
Quoique la condition matérielle des ouvriers de la pensée se soit certainement élevée
du moyen âge à nos jours, et d’un mouvement presque constant, ces contrastes fréquents,
ordinaires même, d’opulence et de gueuserie ne permettent guère de suivre avec précision
les phases par où elle a passé. Il faut pour chacune des époques que l’on traverse
dresser une moyenne. Il en est où la vie littéraire a été plus difficile : qu’on se
rappelle-le pauvre Hardy, fournisseur attitré du théâtre du Marais, grand fabricant de
tragédies, comédies, pastorales et autres pièces innombrables, s’écriant
lamentablement : « Les fers de la pauvreté empêchent l’esprit de volet dans les
cieux ! »
En revanche, après des années où les forces vives de la nation ont
été détournées vers d’autres activités, comme ce fut le cas Cousin, par Jules Simon, p. 6,
Petite collection Hachette.
Mais qu’il soit rude ou adouci, éclatant ou dissimulé, le servage économique des écrivains, j’entends par là leur dépendance à l’égard de ceux qui les font vivre, ne disparaît jamais ; il est un des facteurs perpétuels et importants de la littérature.
Plaire à ceux qui tiennent les cordons de la bourse est, sinon une nécessité vitale, du moins une chance de succès et de vie aisée qu’on ne s’interdit pas de gaité de cœur. Aussi lorsque rois, princes et principicules tiennent à honneur de s’entourer d’une petite cour de lettrés qu’ils dispensent du souci de gagner leur pain, il est bien naturel que les adulations montent comme une fumée d’encens vers ces demi-dieux et leurs compagnes. Epithalames, madrigaux, épitres dédicatoires, oraisons funèbres, discours académiques, odes et dithyrambes, gros livres proclamant l’éternité du régime existant, histoires complaisantes immolant le passé au présent, acquittent sous mille formes diverses la dette de gratitude des protégés envers les protecteurs. La littérature est alors aristocratique et monarchique ; et, quand les rois dressent la liste des bénéfices, elle est aussi pleine d’indulgence pour le catholicisme. Les titulaires des charges lucratives que l’Eglise laisse s’égarer sur la tête de mondains plus recommandés que recommandables croient devoir, tout au moins sur la fin de leur vie, rimer une paraphrase des psaumes, et de là ces milliers de vers dévots qui ont trop souvent l’air d’avoir été composés pour la pénitence des lecteurs autant que des auteurs. Qui sait si l’évolution qui tourna les hommes de la Pléiade contre les réformés ne fut pas déterminée en partie, comme les pamphlets protestants le reprochaient à Ronsard, par les mérites temporels d’une Église si hospitalière aux poètes de cour, fussent-ils suspects d’être à demi païens ?
On voit déjà que la domesticité brillante acceptée ou recherchée « Prenez garde ; j’ai une plume »
. — Il leur arrive d’être employés à
de vilaines besognes, comme le pauvre Jodelle qui use les restes de sa verve à faire par
ordre l’apologie de la Saint-Barthélemy. Il leur arrive de devenir des espèces de bravi à gages, comme ces tristes hères qui, pendant la Fronde, aboient
tantôt pour, tantôt contre Mazarin, suivant le parti où ses caprices entraînent leur
bailleur de fonds.
Si l’on essaie de résumer l’effet produit sur l’esprit des écrivains par la tutelle des puissances établies, on peut dire qu’en général elle encourage l’art pour l’art, l’art élégant, aimable, soigné, occupé surtout à se parer, voilà pour la forme, et la pensée docile, réservée, soumise avec passion ou résignation, dénuée de hardiesse et fréquemment de franchise, voilà pour le fond des idées.
C’est donc chose grave quand ce patronage des écrivains passe d’un groupe social à un
autre, quand il échappe par exemple aux autorités officielles. Le cas se présente au
e« N’ayant point fait de bassesses, je n’éprouve pas le besoin d’être consolé
par des grâces. »
Voltaire reçut un jour un brevet de Franciscain pour je ne
sais plus quel service rendu à un couvent de l’ordre de Saint-François et il s’amusa
quelquefois à signer ses lettres : Capucin indigne. Mais on ne se le
figure guère chanoine ou curé, fût-ce de Meudon, et Diderot encore moins. Le même
Voltaire, loin d’être pensionné par les grands seigneurs, leur prête de l’argent qu’ils
ne daignent pas rendre, et c’est lui alors qui les tient ; il est bien plus que leur
favori ou leur ami : il est leur créancier ; il a barres sur eux.
Qu’est-ce qui permet aux écrivains cette émancipation relative et par moments ce
complet renversement des rôles ? C’est qu’ils ont alors des lecteurs dans toutes les
villes de France et d’Europe. C’est qu’ils se sont fait un public immense. C’est qu’ils
relèvent d’une bourgeoisie riche, active, ambitieuse, qui
En effet, ils se jettent sur les grands sujets qu’un La Bruyère, avec un soupir de regret, déclarait interdits à un homme né chrétien et français. Ils touchent aux questions brûlantes, ils sont novateurs, ils travaillent à la transformation sociale ; ils l’accélèrent vigoureusement. Une littérature d’action s’est substituée à la littérature fainéante. Les écrivains sont devenus eux-mêmes des puissances ; l’avènement des gens de lettres au rang des personnages les plus redoutés est désormais un fait acquis et qui reflète la révolution économique accomplie autour d’eux et à leur profit.
Dans la France nouvelle, leur position sociale s’est améliorée encore, et cela s’explique aisément. Démocratie et aristocratie ne sont pas, comme l’imaginent les esprits simplistes, deux termes opposés et contradictoires. Le principe même, qui est à la base de la théorie démocratique, est un principe aristocratique, au sens le plus élevé du mot. Il consiste à proclamer et à rendre les fonctions publiques aussi accessibles au fils d’un ouvrier ou d’un paysan qu’à celui d’un financier ou d’un marquis ; à égaliser le point de départ pour tous les enfants ; à exiger que la place de chaque citoyen dans la société soit en raison de sa valeur intellectuelle et morale. Il peut se résumer en cette formule : les plus hautes situations aux meilleurs. Il aboutit à remplacer l’aristocratie fausse, factice, convenue, celle qui se fonde sur des parchemins ou des sacs d’écus, par l’aristocratie vraie, naturelle, qui repose tout entière sur le mérite personnel. Comment les écrivains, qui ont toute leur fortune dans leur tête, n’auraient-ils pas bénéficié de l’expansion des idées démocratiques ?
Aussi leur rôle est-il devenu considérable. Leurs querelles ont parfois fait autant de
bruit que les querelles politiques, et ce n’est pas peu dire ; les tumultes excités par
la représentation d’Hernani furent à peine couverts par le fracas de
la Révolution
De plus, cette popularité croissante s’est traduite en écus sonnants. Non seulement la propriété littéraire a été reconnue par les lois ; mais les gens de lettres, associés pour défendre leurs intérêts, ont su fort habilement l’administrer. Ils ont soumis à des règles sévères la représentation des pièces, la reproduction des romans ; une législation internationale commence à se créer pour empêcher d’un pays à l’autre les fraudes de la contrefaçon. Il n’est pas étonnant qu’après cela les fortunes faites par les écrivains renommés aient dépassé ce qu’auraient rêvé les plus ambitieux d’argent parmi leurs devanciers.
Puisque nous parlons choses économiques, il nous sera permis de donner quelques
chiffresNos gens de
lettres, p. 262. Paris. Calmann Lévy, éditeur, 1887.
1° Ceux dont les ouvrages se vendaient jusqu’à 2.500 exemplaires
2° Ceux dont les ouvrages s’écoulaient de 1.000 à 1.200 exemplaires et s’achetaient de 1.000 à 1.200 francs le volume. C’étaient : Alphonse Karr, le bibliophile Jacob, la duchesse d’Abrantès, la Contemporaine (Ida Saint-Edme).
3° Ceux dont les ouvrages se vendaient de 600 à 900 exemplaires, et s’achetaient de 500 à 800 francs le volume. Il en voyait douze : Alfred de Musset était peut-être de ceux-ci.
4° Ceux dont les ouvrages se débitaient au-dessous de 500 exemplaires et s’achetaient de 10 à 300 francs le volume. Ils étaient en nombre confus : Théophile Gautier, dont les Grotesques se vendirent à 200 exemplaires, eut de la peine à sortir de cette catégorie.
5° Enfin, la masse de ceux dont le nom ni les chances ne méritaient d’entrer en ligne.
Tout cela fut changé par l’invention de la presse à bon marché et par la vogue
triomphale du roman-feuilleton. Alexandre Dumas père signait avec Émile de Girardin un
traité qui lui assurait 64.000 francs par an. Le même Dumas s’engageait à fournir au Siècle 100.000 lignes par an, payées 1 fr. 50 chacune, et encore se
réservait-il le droit, dont il usait et abusait, de composer une ligne de deux mots,
d’un seul, et souvent d’une seule syllabe comme Oh ! ou Ah ! Eugène Sue vendait son Juif errant 100.000 francs. De nos jours, ces sommes ont été surpassées
par ce que tel de leurs romans a rapporté à Zola, à Alphonse Daudet, à Georges Ohnet.
Jules Verne peut voyager, comme ses héros, dans un yacht à lui que lui ont payé ses
lecteurs.
Même transformation au théâtre. Grâce à l’accroissement de la population urbaine, les
salles se sont agrandies et, grâce aux tournées en province ou à l’étranger, les villes
les plus lointaines ont apporté leur contribution aux gains des auteurs dramatiques. La
même pièce a pu être jouée des centaines de fois, tandis que le plus grand succès du
eTimocrate de
Corneille, de celui qui ne fut pas le grand) ne dépassait pas quatre-vingts
représentations. L’accroissement a procédé en notre siècle par bonds énormes. Marion Delorme, Théodora de Sardou, aux environs de la centième, lui avait
déjà rendu un million, et le même Sardou possède à Marly-leRoi un château princier
précédé, comme le palais d’un Pharaon, par une avenue bordée de sphinx.
Qui dit richesse, dit pouvoir, dit surtout indépendance. Certes les écrivains sont plus
indépendants qu’autrefois. Les gens ne sachant pas lire commençant à devenir une rareté,
le public qui contribue à la rémunération de ceux qui écrivent est devenu le peuple
presque tout entier, et mieux vaut dépendre de cent mille maîtres que d’un seul ou de
deux ou trois tyran neaux. Le lien qui rattache un auteur à ceux qui achètent ses œuvres
est d’autant plus lâche qu’ils sont pour lui des inconnus et se divisent en groupes
différents de goûts et d’opinions. Or il ne faut pas que les mots fassent illusion : il
y a toujours en réalité, non pas un public, mais plusieurs publics coexistant côte à côte.
On peut toutefois constater des restes de servitude économique. Le peuple étant devenu
celui qui paie, on a cherché à lui complaire ; on a écrit, chanté, parlé pour lui ; il a
eu ses poètes, ses romanciers, ses orateurs, et même, comme le roi jadis, ses flatteurs,
ses courtisans. Ce n’est pas le moment de détailler les caractères bons et mauvais que
la littérature de notre siècle a pu devoir à ce déplacement d’influence ; mais on peut
être sûr qu’ils ont été nombreux et importants. Nous aurons l’occasion d’y revenir
Ils sont, à l’égard des éditeurs, dans la même relation que les ouvriers avec les
entrepreneurs qui les embauchent. L’auteur apporte son travail ; l’éditeur fournit le
capital pour la publication de l’ouvrage ; et le produit de la vente est partagé Métromanie:
Ce mélange de gloire et de gain m’importune.
Il existe un exemple plus frappant encore du pouvoir occulte exercé par la pièce de cent sous. A ne voir que l’apparence, la presse semble être la reine de l’opinion et par conséquent du monde contemporain. Mais c’est une reine-esclave, soumise à la grande, à la vraie puissance de notre temps, l’Argent.
Il est rare aujourd’hui qu’un journal soit seulement l’organe d’une opinion, le moyen d’expression d’un groupe politique. Il est encore, et trop souvent avant tout, une affaire, une spéculation, un instrument entre les mains d’un richard désireux de s’enrichir encore ou d’une société anonyme qui entend placer ses fonds au taux le plus élevé possible. Et alors, quoi qu’on fasse, la caisse domine la plume. Celui qui gouverne, c’est le financier qui, du fond de la coulisse où il reste invisible, donne leur consigne aux rédacteurs, décide en quel sens on se prononcera, ce qu’on défendra ou attaquera. Ce tout-puissant personnage vient-il à changer d’avis, à faire volte-face ? Le journaliste n’a que le choix entre deux partis : Ou bien obéir, courber la tête, suivre docilement ces variations, se résigner au rôle nourrissant et modeste de machine à écrire ; ou bien s’en aller chercher dans une autre feuille un gagne-pain qui sera aussi précaire, à moins qu’il ne se dégoûte pour jamais d’une profession où la pensée est sous le faix d’un pareil joug.
Mais trève à ces répercussions que la vie économique exerce
§ 1. — Faut-il prouver tout d’abord que les mêmes caractères se retrouvent dans les phénomènes politiques et les phénomènes littéraires d’une même époque ? Je choisirai ce moment de l’histoire de France connu sous le nom d’époque de la Fronde (1643-1661).
Que voyons-nous dans l’Etat durant cette période de troubles ? Un effort pour secouer
le joug de l’autorité, mais un effort à la fois timide et désordonné, fougueux et
éphémère, se gaspillant en intrigues et en aventures, condamné à l’impuissance par son
incohérence même, capable d’exciter une révolte, incapable d’opérer une révolution,
parce qu’il manque à ces velléités d’émancipation le sérieux, l’esprit de suite, des
principes nettement formulés. Aussi n’est-ce qu’une compétition d’intérêts, un
chassé-croisé de mécontentements, un imbroglio d’ambitions passant d’un parti à un autre
avec la plus étrange désinvolture. Condé est tour à tour pour et contre Paris. Turenne
est « Il ne convient pas que les
deux plus grands fous du royaume soient du même côté. »
C’est l’emblème de la
constance et de la gravité que les hommes du temps portent pour la plupart dans les
affaires publiques ; et voilà pourquoi le nom d’un jeu d’enfants désigne encore cette
effervescence de surface d’où ne se dégage aucune direction générale.
Que voyons-nous en sus dans cette guerre folle, dans cette « guerrette », comme
l’appelle Tallemant des Réaux ? Un rapprochement violent et soudain des diverses classes
sociales, qui, dans la France de ce temps-là, étaient échelonnées en une sévère
hiérarchie. Chacune avait son champ d’action. Au clergé le domaine spirituel ; à la
noblesse la guerre, le gouvernement des provinces, certaines fonctions honorifiques ;
aux parlements la justice à rendre ; à la bourgeoisie et au peuple le commerce,
l’industrie, la culture du sol et les tailles à payer. Tout cela est mêlé, confondu,
bouleversé durant quelques années. Un ballet comique joué en 1659 est intitulé : Chacun fait le métier d’autrui. On y voit en particulier une harengère
qui fait office de docteur en droit et donne à ses compagnes des leçons de politique et
de morale. Le titre du ballet pourrait s’appliquer à l’époque entière. Il y a une telle
discordance entre le rang ordinaire des personnages et le ton qu’ils prennent, entre
leurs fonctions traditionnelles et les rôles qu’ils usurpent, qu’il en résulte une série
de scènes burlesques, de contrastes comiques au premier chef.
Je rassemble entre mille quelques faits qui le prouvent. Princes et princesses
descendent de leur piédestal et semblent prendre à tâche de dissiper eux-mêmes le
prestige qui les environne. La reine régente a des colères où elle oublie sa dignité ;
témoin le jour où elle déclare au coadjuteur qu’elle aimerait mieux étrangler Broussel
de ses propres mains que de le rendre aux Parisiens… Et ce disant, elle lui portait ses
ongles au visage comme si elle eût voulu l’égratigner. Quand
Pendant ce temps, le premier ministre Mazarin n’a pas besoin d’être abaissé ; il
s’abaisse assez de lui-même. C’est un modèle de fausse humilité. Il est tout occupé à
demander pardon de sa haute fortune. Ce prince de l’Eglise qui lésine et triche au jeu
n’est pas fait pour inspirer le respect, et certaines aventures de son passé ne sont pas
de nature à lui donner l’ascendant qui lui manque. On conte sous le manteau les coups de
bâton qu’il a emboursés lors de ses amours juvéniles avec une fruitière d’Alcala. Ses
manières et son langage ne rachètent pas ces fâcheux antécédents. Il est fécond en
pantalonnades. Il parle un baragouin mi-partie français et italien. Il dit des
Parisiens : « Laissez-les chanter la canzonette : ils pagaront. »
Il
supporte les impertinences avec une patience plus que chrétienne. Condé, prenant congé
de lui, lui donne presque une nasarde en lui disant : Adieu, Mars ! Ou
bien il lui envoie une lettre qui porte cette adresse : A Al Illustrissimo
signor facchino.
Si tels sont « les maîtres du chœur », on peut deviner ce qu’il advient des autres
grands personnages du temps. Ils s’embourgeoisent, ils s’encanaillent à qui mieux mieux.
Le vainqueur de Rocroy descend à la guerre des pavés et des rues, à ce qu’il appelle
lui-même « la guerre des pots de chambre »
. Enfermé à Vincennes, il
emploie ses loisirs à cultiver des œillets, et Mlle de Scudéry, qui va plus tard comme
En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier Arrosa d’une main qui gagna des batailles, Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles Et ne t’étonne pas de voir Mars jardinier.
Mars n’est pas seulement jardinier : le voilà presque portefaix, se colletant,
échangeant des gourmades avec un gentilhomme. Il soufflette un M. de Rieux qui lui rend
son soufflet, et l’on est obligé de les tenir à bras le corps pour les empêcher de se
ruer l’un sur l’autre. Autre scène qui semble détachée, par avance, du Lutrin de Boileau. Chacun se rappelle la lutte à coups de poings et de livres
qui s’engage entre les partisans du chantre et du prélat ; au moment critique, le prélat
imagine une ruse de guerre : il étend le bras et bénit solennellement ses adversaires
qui sont forcés de plier les genoux sous l’implacable bénédiction. Une chose toute
semblable arriva pendant la Fronde. Retz et Condé se bravaient ; leurs partisans étaient
près d’en venir aux mains. Or, tout à coup, dans une rue étroite, Condé, suivi de ses
gens, rencontre Retz il la tête d’une procession. Retz saisit l’occasion, bénit le
prince qui enrage, mais qui doit se découvrir et s’incliner.
Toutefois Condé ne prèle pas toujours à rire. Il a des accès de férocité qui inspirent
la crainte à défaut du respect. La gaîté reprend ses droits avec le duc de Beaufort, le
vrai chef des Frondeurs. Ce « roi des Halles, cet « amiral du Port au foin », ce
prince-truand, qui est en même temps un prince-marguillier que deux paroisses se
disputent l’honneur d’avoir comme fidèle, offre ces contrastes heurtés d’où jaillit un
éclat de rire irrésistible. Il est fils d’un bâtard de Henri IV, de haute mine comme de
haute lignée, avec une chevelure blonde qui encadre son visage de boucles superbes ;
mais ce Phébus-Apollon écorche le français ; il bavarde à tort et à travers ; il est
coutumier des quipropos les plus saugrenus. Il parle des hémisphères
de Mazarin, voulant dire ses émissaires ; il dit que les ennemis sont dans la constellation, ce qui signifie qu’ils sont dans la consternation ; il se
plaint d’avoir reçu dans la conclusion, ce
qui serait pour d’autres une contusion. Un jour qu’il est appelé à dire son avis en
plein Parlement, il s’embrouille désespérément. Un libelle s’avisa de mettre en vers
cette malencontreuse harangue, si bien qu’un plaisant déclara que de la sorte elle
aurait la rime à défaut de la raison ; Il n’est pas étonnant qu’avec un pareil
personnage les affaires les plus graves tournent au grotesque. Dans une de ces trêves
qui séparèrent les différentes Frondes, les gentilshommes fidèles à la cour se
plaisaient à prendre avec les Parisiens des airs provocants. A leur tête était
M. de Janzé, celui pour qui l’on créa l’expression de « petit-maître ». Il se trouva un
jour attablé au cabaret de Renard, qui, situé au milieu du jardin des Tuileries, était
le rendez-vous de la bonne compagnie. Il offrait à des camarades un banquet aux violons.
Le duc de Beaufort, agacé, veut troubler la fête ; il entre avec quelques amis. On peut
croire que le sang va couler. Quelle erreur ! C’est à peine si les deux partis ont le
temps d’échanger quelques mots injurieux. Le duc tire la nappe, renverse la tablé,
coiffe plusieurs convives d’une assiette de potage, casse leurs violons sur la tête des
musiciens. Les épées sont tirées ; mais tout se termine sans qu’il y ait rien de
répandu, sinon la soupe.
Retz, moins bouffon, laisse pourtant à maintes reprises une impression comique. Mais on
dirait qu’il le fait exprès ; il semble un chef de troupe, un entrepreneur de
représentations théâtrales qui fait concurrence à Tabarin. Il est frappé lui-même de la
ressemblance ; les métaphores tirées de la vie du théâtre reviennent à chaque instant
sous sa plume. Il joue du reste son rôle dans la tragi-comédie et il attrape au passage
quelques bonnes railleries. Prélat belliqueux, il a un régiment qu’on nomme le régiment
de Corinthe, parce qu’il est évêque in partibus de cette ville
infidèle. Comme ses soldats sont battus à leur première sortie, chacun va répétant le
mot connu : « C’est la première aux Corinthiens. » Une autre fois, il se rend au
Parlement avec un stylet dont le bout dépasse, et les gens de dire : « Voilà le
bréviaire de notre archevêque ! » On sait la mésaventure qui lui arriva au Palais de
justice. Pendant que sas partisans et ceux de Condé, armés jusqu’aux dents, se
profitaient et se mesuraient des yeux dans la grande salle Franchise, sobriquet peu noble qui désignait le noble duc de La
Rochefoucauld.
Pendant que les hommes d’Église se font ainsi hommes de guerre, les magistrats se font hommes politiques, et ce n’est pas sans faire à leur toge de notables accrocs. Le chancelier, le chef de la justice, est trop heureux en un moment critique de pouvoir se cacher dans une armoire. Mais ceux qui paraissent le plus risibles, ce sont les bourgeois en armes. Les plaisanteries pleuvent dru comme grêle sur ces ventres cuirassés. Chaque maison munie d’une porte cochère devant fournir un cavalier, la troupe ainsi recrutée devient « la cavalerie des portes cochères ». On raille le comte de Brûlon avec son bataillon formé, dit une chanson, de cinq hommes et de quatre tambours. Une caricature représente le capitaine Picard composant à lui seul toute sa compagnie. Il n’y a pas du reste besoin de grand effort pour extraire le comique de la réalité. Dans la Journée des barricades, on rencontre des enfants de cinq à six ans avec des poignards à la main. Retz vit même une lance énorme traînée plutôt que portée par un petit garçon d’une dizaine d’années…
Si nous résumons ce qui se dégage de tout cela, nous pouvons dire que dans la vie politique du temps se détachent deux caractères essentiels, qui sans doute ne sont pas les seuls, mais qui nous apparaissent comme les plus saillants : d’une part, un désir de liberté, vague, confus, frivole, qui n’aboutit qu’à renforcer l’autorité royale ; d’autre part, un rapprochement brusque d’éléments contraires, le populaire et l’aristocratique, le plaisant et le sérieux, le grossier et le raffiné, contraste qui produit le grotesque.
Si nous regardons maintenant la littérature, nous allons y découvrir les deux mêmes caractères.
Théodore, vierge et martyre. Il risque des nouveautés
hardies. Il écrit des tragédies où domine le ton ironique et familier, comme Nicomède. Il hasarde ce qu’il appelle lui-même des pièces d’une
constitution assez extraordinaire. Il compose des comédies héroïques. Et Rotrou, son
émule, écrit, lui aussi, des œuvres dramatiques où souffle un vent de révolte contre les
théories formulées par Chapelain.
Dans la poésie, on se moque de la tradition, on parodie les anciens. Dans les romans (je citerai seulement ceux de Cyrano) se donne libre carrière une imagination débridée, capricieuse, celle qu’on allait nommer bientôt la folle du logis.
Dans la littérature religieuse, Pascal lance son immortel pamphlet, les Provinciales, et le jansénisme, à le bien prendre, est une Fronde contre Rome,
un essai de rébellion qui a peur d’aller jusqu’au bout de son audace. Le style à la mode
est hérissé de pointes, chamarré d’images, bigarré de métaphores. Il se rit des limites
qu’on voudrait lui imposer au nom du bon goût et du bon sens.
Et comment finissent ces velléités d’émancipation, ces folles équipées, ces aventureuses chevauchées ? Par la victoire complète de la raison, des règles, de la discipline. La littérature se pacifie, s’assagit ; elle achève de se soumettre au moment où Louis XIV prend en main les rênes du gouvernement ; elle a suivi la même marche que le reste de la société dont elle fait partie.
Voilà pour le premier caractère constaté ; voici pour le second : rien de plus facile à
relever dans la littérature d’alors que le rapprochement brusque de deux éléments
contraires. Nous rencontrons côte à côte le grossier et le raffiné, des précieux
assoiffés de purisme et d’élégance et des écrivains populaciers affectant le cynisme et
la trivialité. La carte du Tendre est contemporaine des farces de Scarron et de son Roman comique où retentit le tintamarre des poêlons et des casseroles,
où dans une rixe nocturne Ragotin, le souffre-douleur du livre, Crevaille, s’appelait
Sapurnius pour figurer à l’hôtel de Rambouillet.
Le plaisant et le sérieux se coudoient et fraternisent également. La comédie et la
tragédie font chacune un pas vers l’autre et il se trouve nombre de pièces, comme le don Sanche de Corneille, qui témoignent d’une réconciliation provisoire
entre ces deux sœurs ennemies.
C’est du reste le comique qui domine et je n’en veux citer qu’une preuve : cet épanouissement du burlesque qui dura une dizaine d’années et qui demeure le trait le plus caractéristique de la littérature d’alors. Il suffit de nommer Scarron, le burlesque incarné, qui eut en ce temps-là tant d’admirateurs, de rivaux et d’imitateurs.
Mais, de même qu’aux environs de 1661, la hiérarchie sociale un instant bouleversée se reforme plus sévère ; de même que les classes superficiellement mêlées se séparent, si bien qu’il se constitue deux Frances, l’une aristocratique, l’autre bourgeoise et populaire, ayant chacune ses mœurs et ses intérêts ; de même les mots de la langue se divisent en deux castes, ceux-ci nobles et réservés à une petite élite, ceux-là roturiers et abandonnés à la foule ; les genres littéraires un moment confondus s’écartent l’un de l’autre ; la comédie et la tragédie sont parquées dans deux domaines différents avec défense formelle de franchir les barrières qui les isolent ; le mélange des tons, accepté ou recherché comme quelque chose de piquant, répugne au goût nouveau ; le burlesque, où les deux faces de la vie étaient violemment confrontées de façon à faire rire aux dépens des choses graves et des grands de la terre et du ciel, tombe dans le mépris et l’oubli. L’évolution littéraire a passé par les mêmes phases que l’évolution politique.
§ 2. — Mais il ne suffit pas de constater cette marche simultanée dans le même sens. Il
importe de voir s’il y a eu entre les
Or ces rapports sont visibles, avant tout lors de ces grandes crises qui modifient dans ses profondeurs le régime de la société.
Si l’on étudie les causes qui ont amené au siècle dernier la Révolution française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence des écrivains. En effet, tous les écrivains qui comptent au dix-huitième siècle ont été des novateurs, tous ont travaillé plus ou moins à la ruine de l’ancien régime.
Si l’on étudie, au contraire, les causes qui ont amené en notre siècle la transformation de la littérature française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence de la Révolution. Ayant en effet changé les mœurs et l’état social, elle a produit par là même un changement correspondant dans les œuvres qui en sont l’expression.
Il y a ainsi entre la vie politique et la vie littéraire d’un peuple une série d’actions et de réactions. Nous allons en examiner quelques-unes.
A certaines époques, la forme de la société ne répond plus aux besoins, aux aspirations de ceux qui la composent ; les écrivains se font alors les interprètes de ce désaccord, les portevoix du mécontentement qui en est la suite. Ils essaient donc de modeler la réalité sur leur idéal ; leurs écrits sont des actes qui poussent dans le sens de leurs désirs et de leurs opinions. Ces époques-là sont celles qui précèdent les révolutions.
En France, la littérature a souvent joué ce rôle militant. Mais deux fois surtout elle a été en avance sur l’évolution politique et elle a préparé la transformation des institutions par la transformation des intelligences.
La première fois, c’est au quatorzième siècle, sous le règne de Philippe le Bel et de
ses successeurs. En ce temps-là, la satire domine ; elle se glisse partout et devient
virulente. Les auteurs ne cherchent pas à modifier les formes qui leur sont transmises
par la tradition ; ils sont trop occupés des idées pour songer à inventer des moules
nouveaux. Ainsi le Roman de la rose n’est dans sa première partie
qu’une idylle gracieuse Roman de Renart
contiennent une critique amère des lois et coutumes existantes, de véritables appels à
la révolte ; et pourtant ceux qui les ont composés ont gardé le cadre commode de la
fable tel que leurs aînés l’ont façonné ; ils se servent toujours des animaux pour
donner des leçons aux hommes ; ils racontent toujours les prouesses de leur héros
populaire. Seulement la fable est devenue entre leurs mains comme un tonneau où le vin
s’est tourné en vinaigre. Tous les genres littéraires subissent alors une métamorphose
analogue. Ils se transforment en armes redoutables dans la guerre acharnée que les
écrivains livrent au régime constitué ; et les choses durent de la sorte jusqu’au jour
où, après de terribles convulsions, un ordre nouveau s’établit sur les ruines de
l’ancien.
Même spectacle au dix-huitième siècle. Les écrivains, à demi conservateurs en matière
littéraire, sont résolument novateurs en matière politique. Voltaire ne touche guère aux
règles et au cadre consacré de la tragédie ; mais il remplit la tragédie de tirades
contre les prêtres et le despotisme. Un simple dictionnaire, l’Encyclopédie, devient comme un immense bélier manié par des centaines de bras et
destiné à saper les bases de la société monarchique. Aussi le jour où la Révolution
éclate, ce n’est, pour ainsi dire, qu’un passage de la théorie à la pratique. Les idées
sortent des livres, s’animent, courent les rues. Les hommes d’action prennent leurs
formules toutes faites dans les œuvres des penseurs qui les ont précédés. On pourrait
signer du nom d’un des grands écrivains de l’époque antérieure chaque réforme accomplie
ou tentée. Bien plus ! La Révolution, qui parcourt en quelques années avec une rapidité
vertigineuse le chemin que les esprits ont parcouru en un siècle, suit la marche que les
idées ont suivie. Ses phases se succèdent
Voyez plutôt ! En matière politique, l’Assemblée constituante, qui vient la première, veut une monarchie constitutionnelle, un roi qui règne et ne gouverne pas, mais admet des inégalités entre les citoyens actifs et passifs. C’est à peu de chose près l’idéal de Montesquieu, le premier en date des théoriciens du siècle. Plus tard, la Convention décrète et essaie d’organiser la république démocratique, mais sacrifie en partie la liberté à l’égalité. C’est Mably, c’est Rousseau, postérieurs à Montesquieu, qui prévalent à leur tour. Dans le règlement des rapports du pouvoir civil et de la religion, quand on enlève au clergé ses biens, quand on ouvre les couvents, quand on impose aux prêtres le serment à la Constitution, vous pouvez reconnaître l’inspiration de Voltaire. Quand on va plus loin, quand on célèbre le culte de la déesse Raison, quand on supprime les noms des saints, quand on remplace la semaine par la décade, ce sont les opinions de Diderot, de d’Holbach qui mènent le branle. Mais une réaction religieuse s’opère. Robespierre combat l’athéisme et fait décréter que le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême. C’est Rousseau, schismatique de la secte encyclopédique, qui triomphe en la personne de ses disciples. Il est difficile de rêver une relation plus étroite et une symétrie plus parfaite entre les deux ordres de faits que nous venons de rapprocher.
Mais regardez maintenant la contre-partie ! Une fois la société assise sur de nouvelles bases, une fois les lois mises en harmonie avec les idées des novateurs, c’est le régime politique qui se trouve à son tour en avance sur la littérature. Les formes que celle-ci employait hier encore paraissent vieillies, surannées ; elles ne sont plus adaptées au milieu environnant ; elles doivent changer pour se mettre en harmonie avec la société transformée.
C’est ainsi qu’après les bouleversements qui secouent et déchirent la France au
ee
Le renouvellement porte sur toutes choses. La langue littéraire s’élargit
démesurément ; c’en est fait du purisme, cette espèce de pruderie grammaticale ! Mais il
se produit des rajeunissements plus profonds ; Diderot les avait pressentis. Il
écrivait : « Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après le temps de
désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer.
Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses
inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. »
La prophétie s’est
réalisée à la lettreDialogues
philosophiques de Chamfort (dialogue 39e) une prédiction
analogue.Considérations sur l’Histoire de France,
ch. « Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des
cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du moyen
âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des
bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu, ce qu’ils avaient vu d’une
façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée. Il
leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils
ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les
contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le
partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique
En même temps que le sens historique s’aiguisait ainsi, des idées inconnues
surgissaient ; des émotions nouvelles, matière littéraire s’il en fut, sollicitaient les
écrivains. Les âmes n’ont pas été vainement agitées par de pareilles secousses. Tant
d’existences bouleversées ; tant de vieilles institutions jetées à bas ; tant d’exemples
éclatants des vicissitudes de la fortune ; un lieutenant d’artillerie devenu empereur,
presque maître du monde, et, après cette prestigieuse épopée, allant s’éteindre
misérablement dans une île perdue de l’Océan ; des rois décapités, détrônés, chassés,
remplacés par des fils d’aubergistes et des officiers d’aventure ; l’Europe entière
partagée, remaniée, des populations entières passant d’un maître à l’autre comme un
bétail ; voilà certes un amas de choses tragiques qui trouble, étonne, force à
réfléchir, à s’interroger, à scruter les mystérieux replis de l’âme et de la société
humaines, à chercher les ressorts secrets, les causes obscures des événements. Sans
doute la génération qui a été à la fois témoin, auteur et victime de cette Révolution
n’est pas celle qui pourra profiter des ouvertures que cette grande rupture de
traditions a faites en tout sens. Pour admirer un ouragan, pour en sentir l’épouvantable
et sublime majesté, il ne faut pas être livré soi-même à sa fureur, forcé de combattre
les vagues sans relâche, en danger de périr à chaque instant. Mais qu’on le voie du
rivage ou qu’on la revoie par le souvenir, c’est alors qu’on en peut apprécier
l’horrible beauté, c’est alors qu’on peut songer aux moyens de la rendre sensible aux
autres. Il faut du temps à l’épouvante, à
Voilà pourquoi ceux qui ont vu de près ces grandes tempêtes sociales, qui en ont fait partie, qui ont senti la terre trembler sous leurs pieds et la foudre gronder sur leur tête, ceux-là ont été comme atterrés, écrasés par ce cataclysme inattendu. Quand ils se reprennent à vivre et à combattre, leurs écrits trahissent le contre-coup de ce qu’on a énergiquement nommé « la peur rouge ». C’est une aversion passionnée des hommes et du régime dont ils ont subi la domination ; c’est une réaction violente contre les principes qui ont eu un triomphe éphémère ; c’est un violent effort de pensée pour les déraciner de l’esprit des autres. Une révolution est ainsi un tournant dans l’histoire des idées d’un peuple. Elle marque une orientation nouvelle chez beaucoup de penseurs ; elle coupe souvent en deux parties qui s’opposent de façon presque complète leur vie intellectuelle. Ils peuvent, quoique ce soit assez rare, reconnaître dès l’abord la grandeur de la tragédie où ils ont été enveloppés ; ils y verront même parfois je ne sais quoi de vertigineux et de surhumain ; mais pourtant, soit effarement prolongé, soit bouillonnement excessif de colère et de haine, leurs sentiments ont grand peine à se traduire en beaux développements littéraires. Et ce sont, d’ordinaire, d’autres hommes venus plus tard, quand le péril était passé, quand le ciel était rasséréné, qui ont été inspirés, stimulés, élevés au-dessus d’eux-mêmes par la vue lointaine de ce déchaînement gigantesque. Les faits ont eu besoin de passer par la mémoire pour enflammer les imaginations. Ainsi la Révolution, qui ne fut pas et ne pouvait pas être une grande époque littéraire, est pourtant le point de départ d’une ère nouvelle en littérature.
§3. — Il n’est pas nécessaire d’évoquer ces perturbations violentes pour mettre en lumière la liaison perpétuelle de l’évolution politique et de l’évolution littéraire. Elle est facile à constater en toute époque.
Si le pays traverse une période de compression, non seulement l’autorité triomphe dans
tous les domaines, du moins tant que le pouvoir réussit dans ses entreprises : c’est ce
qui s’est produit dans la partie brillante du règne personnel de La politique tirée
des propres paroles de l’Ecriture Sainte. Et ce n’est qu’une apologie de ce qui
existe, un panégyrique sans réserves de la royauté de droit divin. Mais de discussion,
point ! Toute tentative d’élever la voix sur les affaires publiques était sévèrement
interdite. La peine de mort fut prononcée contre je ne sais plus quel auteur d’écrit
séditieux. S’il s’imprime des pamphlets, ils paraissent hors de France, à Genève ou en
Hollande. Les faits les plus graves, qui en d’autres moments auraient amené des
controverses passionnées, s’accomplissent en silence. La paix et la guerre sont décidées
à la muette. Ainsi encore, lors de la révocation de l’édit de Nantes, les efforts des
pasteurs pour arriver jusqu’au roi furent vains pour la plupart. Un d’entre eux obtint
cependant un jour l’insigne faveur d’être écouté et le roi avoua qu’il n’avait jamais
ouï parler si bien ; mais cela ne l’empêcha pas, quelques mois plus tard, de donner
quinze jours aux ministres de la religion prétendue réformée pour quitter le royaume, de
faire condamner aux galères ou à mort ceux qui s’obstinaient à rester, et de faire
couvrir par le roulement des tambours la voix de ceux qui, du haut de l’échafaud,
essayaient de haranguer la foule. Comment l’éloquence et la science politiques
auraient-elles pu se développer dans de pareilles conditions ?
Mais, sans sortir de la littérature pure, il est un genre qui a souvent pâti de
l’humeur intolérante des hommes au pouvoir. C’est le théâtre. L’art dramatique est
asservi de tout tempsL’évolution
littéraire dans les diverses races humaines, p. 532. Paris, Battaille et Cie,
éditeurs, 1894.er, qu’une flatterie décidément excessive a surnommé le Père des Lettres, mais
qui fut un père fort impérieux, mécontent des
Combien de fois, depuis lors, la censure n’a-t-elle pas eu le même effet meurtrier ? La
chose crève les yeux sous le premier Empire, qui est peut-être dans notre histoire
l’époque du despotisme le plus complet et le plus brutal. Napoléon, à Sainte-Hélène,
écrivant pour la postérité et plaidant sa cause sans en avoir l’air, se vante d’avoir
récompensé tous les mérites, encouragé le libre développement de toutes les facultés.
S’il était sincère, il se faisait une étrange illusion. La vérité est qu’il a fait peser
sur les esprits un joug intolérable. Les tragédies qu’il aimait, c’étaient celles qui
pouvaient créer des soldats, lui fournir des recrues, exciter l’amour de la gloire
militaire, ce qu’il appelait lui-même « de bonnes pièces de quartier général
»
. Pour les autres, il n’avait que défiances, menaces et mauvais procédés. Il
disait de Corneille : « Je l’aurais fait prince »
; mais il disait
aussi : « Je n’aurais pas laissé jouer Tartufe. » Peut-être n’eût-il
pas laissé jouer non plus les Plaideurs. Picard, le meilleur auteur
comique du moment, s’était permis de ridiculiser des auditeurs au Conseil d’État. Il fut
invité à ne pas mettre en scène des fonctionnaires. Napoléon et ses censeurs sont à
l’affût de la moindre allusion. Un certain Brifaut avait fait une tragédie dont l’action
se passait en Espagne, et l’Empire français était en guerre avec l’Espagne. On le pria
de transporter la scène ailleurs ; l’auteur obéit ; il s’enfuit jusqu’en Babylonie, dans
les temps les plus reculés, sous le règne de Ninus II, et, pour le dire en passant, rien
ne montre mieux le peu de souci qu’on avait alors de l’exactitude historique ; on
pouvait conserver une pièce telle quelle en changeant le titre et les noms des
personnages. Je crois que le Cid, coupable de célébrer un héros
espagnol, eût fort risqué d’être arrêté au passage, si Richelieu eût été aussi ombrageux
que l’Empereur.
Histoire de la poésie à l’époque impériale.Jeunesse de Charles II. Mais Charles II, c’est un Stuart restauré ;
on songera aux Bourbons. Prière, c’est-à-dire ordre au poète de ne pas éveiller ces
pensées fâcheuses. En vertu du système ci-dessus indiqué, son drame devient alors la Jeunesse de Henri V. De l’an 1660, nous sautons à l’an 1413. Il y a bien
quelques inconvénients à reculer ainsi de deux siècles et demi. Il est question dans la
pièce de montre et de pistolet, engins qui avaient le tort de n’être pas inventés au
quinzième siècle. Mais qu’importaient ces détails ! L’ordre social était sauvé. — Le
même Alexandre Duval fait jouer une autre pièce intitulée : Guillaume le
Conquérant. Cette fois, le sujet est agréable en haut lieu. Napoléon n’avait-il
pas rassemblé au camp de Boulogne une armée destinée à conquérir l’Angleterre ? Si
seulement le poète voulait profiter de l’occasion pour faire l’éloge du nouveau
conquérant et lui prophétiser le succès, tout serait pour le mieux. Mais le poète
s’obstine à garder le silence sur ce point. Silence criminel ! La pièce fut interdite
après la première représentation, et l’auteur, harcelé de tracasseries sans nombre, dut
se résigner à quitter la France.
Népomucène Lemercier se heurte à des obstacles aussi insurmontables. Il compose une
pièce dont Charles VI est le héros. Mais un roi fou ! Cela compromet la majesté royale
et toutes les Majestés, royales ou impériales, sont solidaires. La pièce est interdite
avant la première représentation. Une autre fois, le poète veut porter Charlemagne au
théâtre. Charlemagne est de circonstance. Napoléon, encore consul, rêve d’être bientôt
un nouveau Charlemagne, sacré, lui aussi, par le Pape. Mais quoi !, On demande à
Lemercier une petite complaisance. Qu’il daigne placer quelque part une députation
venant offrir la couronne au futur Empereur. Chacun comprendra à demi-mot cette scène à
double entente. Le poète refuse, il sera dès lors persécuté ; sa maison sera démolie ;
il n’a plus qu’à se taire et à Napoléon, « Sire, j’attends. »
Il y a mieux encore. Raynouard écrit une pièce patiemment étudiée : Les
Etats de Blois. Il s’est efforcé d’y faire revivre l’époque tourmentée de la
Ligue. Elle est interdite, et voici en quels termes Napoléon motive cette mesure :
« L’auteur a fait d’Henri IV un vrai Philinte et du duc de Guise un Figaro : ce qui est
par trop choquant. Car le duc de Guise était un des plus grands personnages de son
temps, avec des talents supérieurs auxquels il ne manqua que d’oser pour commencer dès
lors la quatrième dynastie. D’ailleurs, c’est un parent de l’Impératrice,
un prince de la maison d’Autriche, avec qui nous sommes en amitié et dont
l’ambassadeur était présent ce soir à la représentation. » Ce dernier motif est
une véritable trouvaille. Je ne crois pas que dans l’histoire de la censure, si riche
pourtant en sottises, on puisse trouver allégation plus baroque où plus hypocrite. Il ne
restait après cela aux pauvres auteurs dramatiques qu’à cesser d’écrire ou à s’exiler.
Et c’est ce que firent tous ceux qui avaient au cœur quelque sentiment
d’indépendance.
Je ne parle point des orateurs réduits au silence par la suppression de la tribune et des délibérations publiques ; des journalistes privés de débouchés par la suppression des journaux : des historiens, qui doivent suivre le plan qu’on leur trace, s’enthousiasmer et s’indigner à point nommé, sous peine d’être (admirable expression de l’Empereur !) « découragés par la police ».
Les plus grands écrivains n’échappent pas à cette haine du sabre pour la pensée.
Chateaubriand avait commencé par être assez bien accueilli du terrible maître que la
France s’était donné. Mais, en 1807, il écrivait au Mercure les lignes
suivantes : « Lorsque dans le silence de l’abjection l’on n’entend plus retentir que la
chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et
qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien
paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère ; Tacite
est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus et déjà
l’intègre « La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres
qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie, du milieu des
peuples. »
Il avait eu beau prendre ses précautions, mêler à ses paroles un
hommage à César ; quand l’Empereur eut entre les mains le discours qui devait lui être
soumis avant d’être prononcé, il entra dans une colère frénétique. Il s’écria, en
s’adressant à l’auteur, comme si l’auteur eût été présent : « Sortez de mon
Empire, si mes lois ne vous conviennent pas. »
Et, quant au malheureux
discours, voici ce qu’en dit Chateaubriand : « M. Daru me rendit le manuscrit çà
et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon. L’ongle du lion
était enfoncé partout et je croyais le sentir dans mes flancs. »
Ai-je besoin
d’ajouter que le discours ne fut pas prononcé ? Mais le dénouement de l’affaire est bien
remarquable. « On avait copié le discours au château, dit encore l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Quelques phrases y furent supprimées, d’autres
interpolées, et peu de temps après il parut dans les provinces imprimé sous cette
forme. »
Mme de Staël ne fut pas mieux traitée. Elle avait un double tort ;
elle aimait la liberté ; elle avait en littérature des opinions qui ne portaient pas
l’estampille officielle. Il y avait en ce temps-la une douane littéraire. Une brochure
de Schlegel, qui n’était pas assez favorable à la Phèdre de Racine,
était arrêtée à la frontière. Napoléon rêvait pour les idées une sorte de blocus
continental ; défense leur était faite de circuler. Aussi quand Mme de Staël écrivit son livre De l’Allemagne, où elle soutenait
des théories peu classiques, où elle rendait justice à un peuple en guerre avec la
France, les ciseaux des censeurs commencèrent par pratiquer d’abondantes coupures, et,
comme cela ne suffisait pas encore, le livre fut mis au pilon et l’auteur prié de
s’exiler.
Est-il utile d’insister davantage ? On demandait en ce temps-là
Quand la littérature n’est pas ainsi émasculée par la volonté de fer d’un maître
absolu, elle prend, du moins, sous un régime de compression, des caractères
particuliers. Elle peut sans doute avoir un aspect florissant, tenir dans les
préoccupations du public une place plus grande qu’aux époques où l’attention est
distraite par les intérêts vitaux de la vie nationale. Mais elle s’abaisse, s’avilit, se
vide de pensée, se dégrade au rang de simple amuseuse. On le vit bien sous le second
Empire, copie et parodie du premier. Dans le silence de dix ans, imposé par l’homme du
Deux-Décembre aux écrivains indépendants, ce qui est encouragé par le nouveau souverain
et par la société positive et affamée de plaisir, qu’il représente sur le trône, c’est
la presse à commérages et à scandales, c’est le roman sensuel ou purement romanesque, ce
sont les fantaisies frivoles ou pimentées d’un dilettantisme indifférent à tout, sauf au
succès et aux questions de forme. Victor de Laprade, spectateur écœuré de cet
avachissement littéraire, le flétrit en ces termesPoèmes civiques. Les Muses d’Etat, p. 3. Paris, Librairie académique,
1873.
Le réel avant tout… Fi du vieil idéal ! Donnez à vos romans une odeur d’hôpital ; Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves : Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ; Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant, Comme dit le critique, « en style truculent » ; Et pour féconder l’art dans ce nouveau domaine Traînez tout le fumier de la nature humaine.
Ailleurs dans un dialogue satirique, où il ressuscite les bergers de Virgile, il fait
dire à TityreIdem. L’âge d’or, p.
159.
Quel air faut-il jouer et sur quel instrument ?
Mon Dieu ! rien de trop neuf. Laissant là ta morale, Tu peux, comme au vieux temps, chanter la pastorale, Les roses, le sainfoin, le pasteur Corydon, La belle Amaryllis et son mol abandon, Le miel de l’Age d’or, les jeux dans les prairies Tous nos hommes d’Etat aiment les bergeries Rien de tel pour calmer les noires passions Et nous donner l’horreur des révolutions. Mais ne va plus, au moins, te perdre dans les nues, A travers tes forêts, tes cimes inconnues Où dans l’air libre et pour les aigles font leur nid, Où l’on fuit les tyrans jusque dans l’infini, Ou la liberté gronde avec les avalanches…
En pareille circonstance, il y a toujours une littérature française hors de France, une
littérature de proscrits. Elle porte dans les pays hospitaliers où elle reçoit accueil
la langue, les goûts, les idées de la mère patrie, et en même temps la haine du régime,
quel qu’il soit, qui la force à se développer sur le sol étranger. Par là même elle
propage autour d’elle et en France aussi, où elle pénètre en contrebande, l’amour
passionné de la liberté, ou tout au moins de la tolérance. Elle est en général d’une
extrême virulence, témoin les pamphlets des Réformés au lendemain de la Révocation de
l’Edit de Nantes ou ceux de Victor Hugo après le coup d’Etat de 1851 Elle est
mélancolique, parce qu’elle trouve amer le pain de l’exil, et cependant consolée par le
tenace espoir d’un retour triomphant dans le pays natal, encline même aux prophéties qui
annoncent aux vainqueurs une expiation prochaine et terrible. Enfin elle est le trait
d’union naturel entre la pensée française et celle des autres nations ; elle devient le
fil conducteur par où passent au-dessus des frontières ces subtiles influences qui
circulent invisibles comme un fluide électrique et vont à distance modifier les
esprits ; elle est en un mot l’agent le plus actif de la pénétration mutuelle des
littératures et des races. Tel est le rôle qu’ont joué, dans les deux siècles qui ont
précédé le nôtre, les réfugiés protestants, et dans notre siècle, et dans notre siècle,
après chacune de nos révolutions, les bannis de la monarchie, de l’Empire, de la
République, tous ces essaims jetés et dispersés sur la surface du
Quant aux écrivains qui restent dans le pays, c’est, suivant les caractères, ou une adulation qui va jusqu’à la servilité ou un effort d’adresse pour insinuer une partie de leurs convictions secrètes. Ainsi au temps de Louis XIV, la flatterie se gonfle en hyperboles énormes, quand Boileau s’écrie :
Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ;
quand l’Académie met au concours ce sujet : De toutes les vertus du prince laquelle mérite la préférence ; quand la même Académie reçoit comme un de ses membres, le duc du Maine, âgé seulement de treize ans, mais bâtard du roi ; quand Racine l’assure que, s’il n’y eût pas eu de place vacante, chacun des académiciens existants aurait été heureux de mourir pour lui en faire une.
Ces flagorneries renaissent dans les platitudes officielles, qui, au temps de Napoléon
ler, sous le titre de cantates, d’épithalames, de dithyrambes,
célèbrent victoires, mariages, naissances princières avec le même enthousiasme de
commande. N’y eut-il pas un professeur pour appliquer vers par vers au roi de Rome la
quatrième églogue de Virgile et pour annoncer au monde le retour de l’âge d’or ramené
par cet enfant miraculeux ?
Mais ceux qui gardent un peu plus de fierté ou qui ont des idées et ne veulent ni les
taire ni les trahir, que feront-ils ? Ils chercheront mille moyens détournés pour faire
entendre le quart ou la moitié de leur pensée. Qui n’a remarqué, dans notre
e
Ainsi le développement ou le dépérissement de certains genres littéraires, les procédés employés par les écrivains, l’esprit général qui anime leurs œuvres, dépendent du plus ou moins de pouvoir que s’arrogent ceux qui sont à la tête de l’État. On comprend avec quel soin il faut noter les changements de direction qui se produisent dans la politique du : groupe ou de l’homme qui gouverne ; le relâchement ou le resserrement des liens qui garrottent la presse ou le théâtre ; les mille fluctuations de l’atmosphère dans ces hautes régions dont la littérature, comme un baromètre très sensible, subit et reproduit les moindres variations.
Les effets qui résultent de là sont si nombreux et si importants qu’il ne sera sans doute pas superflu de les envisager d’un autre point de vue. Nous savons ce qui arrive quand l’autorité prédomine dans le domaine politique. Qu’advient-il, quand c’est la liberté ?
§ 4. — Il est aisé de pressentir que nous allons rencontrer des effets exactement contraires à ceux que nous venons de parcourir. Mais nous ne pouvons-nous en tenir à cette brève indication : ils méritent qu’on les détaille.
La liberté dans une société organisée est toujours relative, limitée, et elle comporte une infinité de degrés. Mais elle implique, pour tous les citoyens ou du moins pour une partie privilégiée d’entre eux, le droit et l’habitude d’exprimer leur opinion sur les objets d’intérêt général, et par suite des conflits, une lutte entre les différentes convictions.
La vie politique est donc intense dans les pays ou dans les moments de libre
discussion. Elle l’est parfois assez pour faire tort à la vie littéraire. Quand un
peuple est appelé à décider s’il doit
Cela explique pourquoi les époques les plus littéraires, au sens étroit du mot, sont celles où la nation retrouve le calme dans un ordre accepté par la grande majorité ; où il se forme pour un temps une quasi-unité de la conscience collective ; où le régime établi, quel qu’il soit, féodal, monarchique, démocratique, donne une impression de stabilité.
C’est alors que brillent ces glorieux âges d’or, après lesquels il semble souvent qu’il y ait une décadence irrémédiable, quoique ce soit seulement un acheminement vers un autre moment d’harmonie sociale et de perfection relative correspondante.
Mais revenons aux moments de lutte ardente et ouverte entre des principes politiques rivaux et tâchons d’en noter la répercussion sur les œuvres des écrivains.
En tout pays et de tout temps, les hommes aiment à parler d’eux et à occuper les autres
de leur personne ; mais, en ces moments-là, ce désir devient une passion et pour
beaucoup un besoin véritable. Les uns, après avoir donné leur jeunesse à l’action,
consacrent le soir de leurs jours à raconter ce qu’ils ont fait et se plaisent à revivre
ainsi leur vie trop tôt passée. D’autres ont le souci de défendre leur honneur, de
repousser les accusations ou même les calomnies dont les partis sont prodigues envers
leurs adversaires. D’autres encore, qui sont restés simples spectateurs, qui ont regardé
la mer en tumulte sans quitter le rivage, ne résistent pas à la tentation de retracer un
spectacle qui les a émus ou amusés. C’est pourquoi le eee
Mais c’est peu de constater un fait si facile à remarquer, si l’on n’ajoute que la langue, le style, le ton de tout ce qui s’écrit ou se dit alors se trouve modifié par cette surexcitation de la vie nationale.
Polémistes et orateurs sont obligés de frapper fort et de frapper vite. Ils sont, les uns et les autres, des improvisateurs. Ils n’ont pas le loisir d’arrondir leurs périodes, de polir leurs expressions, de remettre leur ouvrage deux et trois fois sur le métier. Il faut saisir l’occasion au vol, profiter de la minute d’attention que le public veut bien accorder, lui jeter sa pensée toute brûlante et telle qu’elle a jailli du premier jet. Impossible de faire le délicat sur le choix des mots. Les premiers venus, les plus aisés à saisir sont les meilleurs.
Or quels sont les résultats de cette nécessité ? Notre littérature
Il faut dire encore que la pensée devient plus hardie et plus franche ; qu’elle soumet au contrôle de la raison les traditions les plus accréditées ; qu’elle réduit, par le contact étroit avec les réalités, la part du merveilleux, du romanesque, du préjugé ; qu’elle juge avec une entière indépendance les hommes et les doctrines ; qu’elle est d’ailleurs dans un perpétuel état de fermentation qui produit pêle-mêle des rêveries, des utopies, des chimères, mais aussi des idées neuves et des projets viables. Ces époques tumultueuses sont comme des fonderies où s’élaborent et s’accumulent dans le bruit et la fumée quantité d’ébauches que les époques calmes reprennent, trient avec soin, dégrossissent et achèvent plus tard à loisir.
§ 5. — Si les traits de la littérature changent ainsi selon que la vie politique est intense ou languissante, selon que le gouvernement est fort ou faible, il n’importe pas moins de considérer à quelle classe appartient le pouvoir.
Est-il aux mains de l’aristocratie ? La littérature aura des qualités et des défauts
aristocratiques : élégance et mièvrerie, noblesse de style et allure guindée, etc. Nous
en reparlerons, quand nous rencontrerons sur notre chemin le monde et les
Est-ce, au contraire, la démocratie qui l’emporte ? La littérature va se teindre de couleurs nouvelles.
A qui veut étudier les effets du régime démocratique sur la littérature française, il
faut avant tout rappeler une difficulté grave. C’est que ce régime n’a jamais existé en
France, sinon à l’état d’ébauche. Quand Alfred de Vigny dans Stello
allègue l’exemple d’André Chénier pour prouver que le poète est malheureux dans un pays
où le pouvoir est aux mains du peuple, il étend abusivement à un état social qui serait
régulier et organisé ce qui a pu être vrai dans un moment de crise aiguë et de lutte
désespérée. L’argument peut lui avoir paru commode pour la thèse pessimiste qu’il
soutenait ; il n’a pas grande valeur aux yeux d’une logique froide et sévère. Il faut
d’abord qu’un régime soit fortement enraciné, et cela depuis une certaine durée, pour
qu’on puisse juger avec équité les fleurs et les fruits qu’il peut porter. Depuis un
siècle sans doute la France, avec une ténacité qui est demeurée inébranlable sous son
apparente légèreté, s’est malgré les obstacles et les entraves de toute sorte rapprochée
de l’idéal qu’elle avait entrevu au temps de sa grande Révolution. Mais, si les
hésitations et les reculs dont elle a donné le fâcheux spectacle ont été compensés par
de formidables bonds en avant, si sa marche saccadée a en somme abouti à un avancement
dans une direction toujours la même, il s’en faut que le but lointain poursuivi par elle
ait été atteint. Elle tâtonne et trébuche toujours ; elle est retenue sur la route de
l’avenir par les liens mal rompus qui l’attachent au passé.
C’est à peine si les bases du régime nouveau sont constituées. Le suffrage universel,
après cinquante ans d’existence, n’est pas organisé. L’instruction universelle, qui en
est le complément ou plutôt la condition indispensable, ne date que d’une vingtaine
d’années et, limitée à l’enfance, elle n’a pas eu le temps de relever le niveau moyen
des intelligences. La puissance de l’argent, qui permet d’acheter des votes, des
journaux, des sièges au Parlement, et les privilèges de l’Église qui a gardé mille
moyens de peser sur les consciences, font
Or, comme une période de transition, de conflit, de désharmonie est peu favorable à
l’éclosion d’œuvres sereines, équilibrées, harmonieuses, il se peut que, parmi les
premiers effets du grand mouvement démocratique qui entraîne notre siècle, nous en
rencontrions plus d’un qui nous apparaîtra comme fâcheux et choquant. Il ne fallut pas
moins de cent ans après la Renaissance pour que l’esprit français se coulât sans effort
dans le moule classique et sût dégager son originalité de la servile imitation des
anciens. Que d’œuvres manquées ont précédé les chefs-d’œuvre ! Faut-il s’étonner si
notre littérature, pour arriver à un nouvel âge d’or, digne, mais différent de ceux
qu’elle a traversés au ee
Quoi qu’il en soit, on peut essayer de marquer quelques-unes des modifications déjà opérées.
Le peuple en tout temps, je parle du peuple mal dégrossi, tel qu’il l’est encore par la faute d’une élite trop longtemps insouciante ou malveillante à son égard, aime ce qui émeut fortement ; il a le goût du grandiose, du passionné et en même temps du simple ; il comprend peu ce qui est savant et raffiné.
De plus, le peuple de France, par instinct peut-être ou grâce à
Ces caractères permanents du goût populaire se reflètent dans le succès des deux écoles littéraires les plus bruyantes et les plus fécondes de notre siècle. Le romantisme et le naturalisme représentent, sous des formes diverses et à deux degrés différents, l’entrée de la démocratie dans la littérature.
Le romantisme, si l’on me permet de répéter ici ce que j’ai dit ailleursÉtudes sur la France contemporaine. Le naturalisme, p.
39.
pénètrent pêle-mêle ! A bas le style noble et la périphrase académique.
Plus de mots roturiers ! Plus de mots sénateurs !
écrira plus tard Victor Hugo, le démolisseur en chef de l’ancien régime littéraire. Et déjà le roman s’imprègne de pitié pour les faibles, de tendresse pour les petits. C’est en ce temps-là que le socialisme reçoit son nom de baptême.
Toutefois, révolution bourgeoise plus que populaire, le romantisme est le contemporain
et l’équivalent du libéralisme de 1830. Il a peur d’être trop hardi ; il n’ose pas être
franchement peuple. Le drame n’ose pas s’abaisser à la vie et au langage de tous les
jours ; il reste historique et empanaché ; il parle
Mais pendant ce temps la société continue à se démocratiser. Les droits électoraux, réservés aux plus riches, sont étendus à tous les citoyens ; un second et un troisième essai de république, une première et une seconde explosion de socialisme menacent les derniers privilèges des classes dirigeantes. Ce qui va répondre à ce mouvement, c’est l’école réaliste ou naturaliste. Si elle est par certains côtés une réaction contre l’école romantique, elle en est par d’autres la continuation. Elle marque dans la littérature l’avènement de ces nouvelles couches sociales dont Gambetta signala l’entrée dans la vie politique.
En effet, le drame descend des princes aux simples bourgeois et des vers à la prose ; le roman campe au premier plan des ouvriers et des paysans ; les pauvres, les gueux, les humbles, envahissent jusqu’à la poésie. Quant à la langue écrite, elle s’élargit jusqu’aux extrêmes limites de la langue parlée. Victor Hugo se vantait quand il disait :
J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Il n’avait fait, dans le domaine du vocabulaire, qu’un Quatre-vingt-neuf ; Zola y opère un Quatre-vingt-treize.
Sans qu’il soit besoin d’insister davantage, on voit comment, par leur tendance essentielle, les deux écoles qui ont régné tour à tour en notre siècle, sont d’accord avec la tendance dominante du siècle entier, celle qui emporte la société française et même la société européenne vers la démocratie. Mais ce n’est pas assez de constater cet accord général : il faut détailler les changements que nous venons d’indiquer en bloc et les envisager sous les deux faces qu’ils présentent.
Pour la langue d’abord, c’est la fin du purisme qui régnait depuis Malherbe. C’est le
droit de cité rendu dans la république des lettres à tous les mots populaires. C’est la
rentrée dans le style de locutions savoureuses et pittoresques. C’est par suite un
enrichissement énorme des ressources offertes aux écrivains. C’est la possibilité
reconquise de tout dire, de mouler
La langue est modifiée du même coup dans sa grammaire ; la rigidité de certaines règles
s’adoucit comme le sens de certaines finesses se perd ; et l’orthographe à son tour tend
à se simplifier. On discute les complications introduites par les savants. On se demande
pour quels motifs ignorés du vulgaire l’Académie a décrété que honneur
et honnête prendraient deux n, tandis que les mots latins
correspondants, ainsi d’ailleurs qu’honorable en français, se
contentent d’en avoir une. On trouve étrange qu’applaudir et aplanir, malgré leur formation identique, s’écrivent de façon
différente ; que poids, venant de pensum et non de
pondus, reste agrémenté d’un d superflu, n’ayant
d’autre raison d’être que de perpétuer une vieille erreur d’étymologie. On réclame la
correction de ces irrégularités et la réclamation, assez molle tant que la lecture et
l’écriture étaient les privilèges d’une élite, devient vive et pressante du jour où
l’obligation de savoir lire et écrire est imposée à tout le monde. Il faut économiser le
temps et la peine des enfants du peuple, qui n’ont que peu d’années à consacrer à
l’école, et c’est ainsi que, servant les intérêts de la démocratie, des réunions
d’instituteurs, des comités formés à Paris, en Belgique, en Suisse, travaillent à la
suppression des pièges sans nombre dont est semée notre orthographe. Une œuvre semblable
s’est accomplie sous l’influence des mêmes causes en Angleterre et en Allemagne. Une
simplification notable, à défaut de la refonte totale souhaitée par quelques
intransigeants qui veulent calquer l’écriture sur la prononciation, s’accomplira aussi
en France, avec l’Académie française, si elle consent à sortir de ses perpétuels
atermoiements, sans l’Académie, si elle tarde ou se dérobe.
Mais aussi et surtout, si l’on pénètre jusqu’à l’âme des œuvres en qui le souffle populaire se fait sentir, quel élargissement ! Au poète libéré de la tyrannie des bienséances le droit de parler de tout et de lui-même en particulier, de chercher son inspiration dans les sentiments de famille ou dans les incidents de la vie quotidienne. Une communion fraternelle, non seulement avec les déshérités, mais avec les animaux, nos frères inférieurs, avec les arbres et les fleurs, avec tous les êtres qui, comme nous, respirent, sentent et vivent. Le monde était, pour ainsi dire, divisé en castes que séparaient des abîmes. Or, dans la conception démocratique de l’univers, il y a rapprochement et comme fusion des espèces ; et l’homme, petit dieu terrestre, roi despotique du globe, rentre dans la nature hors de laquelle il se classait superbement. Le passé, comme le présent, change d’aspect à la lumière des idées dominantes. L’histoire n’était guère que le récit monotone des hauts faits et surtout des méfaits ayant pour auteurs des princes, des conquérants, des gens de cour. Démocratisée, elle s’efforce de suivre l’obscure ascension des masses anonymes vers le mieux être, le lent et pénible dégrossissement des nations et de l’humanité entière. Le peuple, là aussi, a détrôné les rois.
Est-il nécessaire de répéter que l’infiltration de l’esprit démocratique
Les détracteurs de la démocratie n’hésitent pas à clamer que c’est la seule littérature
que ce régime puisse produire. Affirmation gratuite autant que haineuse ! Un regard
rapide jeté sur le siècle qui vient de s’écouler prouve déjà que, si l’on veut porter un
jugement sérieux, il faut, comme toujours, opposer en un tableau bilatéral les pertes et
les gains littéraires qu’on peut attribuer à l’orientation politique de la France
nouvelle. J’ai déjà dit pourquoi notre expérience historique, réduite sur ce point à
cent années, court espace de temps pour une transformation sociale aussi grave, ne nous
permet pas d’embrasser toutes les conséquences qui doivent en découler. Je n’ai plus
§ 6. — Mais quittons l’avenir pour retourner au passé ! Nous pouvons encore envisager la vie politique à des points de vue qui offrent une autre espèce d’intérêt. Ainsi, il n’est pas inutile de rechercher les effets qu’a pu produire la centralisation croissante.
C’est un fait propre à la France moderne que cet effacement presque complet des
provinces, que cette concentration des forces vives de la nation dans une seule ville.
Paris, que Henri III appelait déjà « tête trop grosse pour le corps »
, a
pris une telle prépondérance qu’il a imposé sa langue, son goût, ses modes au reste du
pays. D’un côté, le dialecte de l’Ile-de-France est devenu la langue de la France
entière ; il refoule et fait reculer sans cesse les patois qui agonisent. Paris, d’autre
part, a peu à peu éteint les foyers qui brûlaient et brillaient jadis dans les autres
cités. Il a jeté une teinte de ridicule sur les œuvres nées loin de lui ; il a dédaigné,
ignoré les hommes qui n’ont pas pu ou voulu entrer dans son orbite. Il s’est accoutumé à
régner sur la France, dont il a drainé toute la sève vitale, toute la force nerveuse.
Certes, la Ville-Lumière, comme l’appelle Victor Hugo, a rayonné ainsi d’un éclat
intense ; elle est restée sans interruption un phare éblouissant ; elle est encore comme
un milieu électrique où le frottement de tant d’éléments divers fait perpétuellement
jaillir l’étincelle et la flamme. Mais on peut se demander si la littérature française,
devenue presque exclusivement littérature parisienne, n’a pas perdu en profondeur et en
variété, en fraîcheur et en naïveté surtout. On peut se demander si l’accumulation des
talents dans un espace trop étroit n’en a pas étouffé plus d’un en germe. On peut se
demander si la corruption inhérente aux grandes villes n’a pas marqué certains écrivains
d’une tache ineffaçable. Il faudrait mettre tout cela en regard des services éminents
que Paris a rendus et rend encore en affinant les esprits, en émancipant la
Du reste, comme il y a eu de nombreuses étapes dans la marche de la France vers l’unité et qu’un commencement de mouvement en l’autre sens paraît se dessiner, il est toujours important de noter en chaque époque quelles extinctions ou quelles résurrections de la vie locale se sont produites ; quelles villes, quelles provinces, quelles régions ont adopté ou combattu les modes et les mots d’ordre venant de la capitale. Il est toujours curieux de rechercher pourquoi telle littérature provinciale, assoupie durant des siècles, comme celle qui s’exprime en langue d’oc, a repris tout à coup vigueur et faveur. Il n’est jamais indifférent de savoir qu’à tel moment une Université, une petite cour, une Académie ont été, sur tel ou tel point du sol national, des centres lumineux d’un rayonnement plus ou moins vaste. Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nérac, la Provence ont droit dans l’histoire de la littérature française à une place qu’on néglige trop souvent de leur accorder.
§ 7. — On peut encore, si l’on veut (et on doit le vouloir), se préoccuper de la politique extérieure qui a été suivie dans une époque donnée. Les alliances, les guerres surtout réagissent sur la littérature. Les premières, en rapprochant les peuples, créent de l’un à l’autre des courants d’imitation. Les secondes ont des effets multiples.
Quand la guerre est, faite par des mercenaires, des volontaires ou une classe spéciale
qui se fait gloire de ne payer que l’impôt du sang, comme on disait jadis, ou encore
quand elle a son théâtre à l’étranger, aux colonies, loin du cœur de la patrie, elle
peut ne susciter que des passions modérées ; comme elle n’a pas pour la nation un
intérêt vital, elle n’a souvent qu’un faible retentissement sur les autres branches de
l’activité sociale. Mais quand tout le monde est soldat, quand l’enjeu du
On le vit bien sous le règne de Napoléon Ier. Il faut combler les
vides faits dans l’armée par des batailles perpétuelles ; il faut fournir à cette
effroyable consommation de chair à canon qui dure quinze ans sans interruption et qui
ensanglante toute l’Europe. Or, ainsi que l’a dit un écrivain moderne« les grands poètes naissent comme les bluets dans les blés ; mais dans les
moissons humaines que faisait Napoléon, les bluets tombaient avec les épis »
.
— Que d’espérances fauchées alors en leur fleur ! Parmi ceux qui périssaient sous les
balles ou les boulets, par les coups de sabre ou les fatigues, il en était certes plus
d’un qui dans une période pacifique aurait vécu et apporté son contingent d’efforts aux
œuvres de la paix ; et parmi ceux mêmes qui faisaient sous les armes leur réputation et
leur fortune, il en était plus d’un qui en d’autres temps aurait gagné une gloire moins
trempée de larmes et de sang.
Veut-on une preuve du dédain que la jeunesse, grisée par le bruit des tambours,
ressentait pour tout ce qui n’était pas la Servitude et
grandeur militaires. Chapitre premier, p. 14. Edition Calmann Lévy.Te Deum. Lorsqu’un de nos frères, sorti
depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en
écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les
maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armées et nos cris de
vive l’Empereur ! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des
hérauts d’armes, nos salles d’études à des casernes, nos récréations à des manœuvres et
nos examens à des revues. »
A considérer sous une autre face cette prédominance des préoccupations belliqueuses,
guerre et centralisation sont deux termes corrélatifs. Militarisme et liberté sont deux
choses ennemies. Tout peuple, qui veut être fort contre ses voisins, resserre les liens
qui unissent ses membres et réprime les écarts de la fantaisie individuelle. Aussi le
sabre et la pensée, qui ne peut se passer d’indépendance, font-ils d’ordinaire mauvais
ménage, et le dressage des futurs soldats est-il calculé, en vue de leur inculquer le
respect de la discipline, même en matière intellectuelle. S’il était besoin de le
démontrer, je renverrais à ce cri de colère où éclate la rancune de Lamartine
vieillissantDes destinées de la poésie, p. 31.
Furne et Cie, 1860.« Tout était organisé contre la résurrection du
sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques
contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé.
Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de
tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le
fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit
ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre
missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une
idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût baillonnée
par sa main de plomb. »
Si la guerre prolongée et l’organisation de combat qu’elle « Ce n’est pas pour
l’histoire, c’est pour l’épopée que travaille ce jeune homme. Il est hors du
vraisemblable. »
Le Genevois Mallet du Pan s’écriait : « Sa carrière
est un poème. »
Et en effet, Napoléon n’était pas mort qu’il était
légendaire ; il prenait des proportions de géant ; il apparaissait au début du siècle
comme un colosse dépassant la stature humaine, comme un volcan couronné de fumée,
suivant la comparaison d’un poète. On voyait se reproduire dans un siècle se croyant
éclairé l’admiration fanatique qui avait grandi démesurément la figure de Charlemagne et
avait fait de l’illustre empereur le héros de tant d’aventures fabuleuses. La poésie
trouvait là un magnifique thème à lyriques effusions et l’histoire le plus beau sujet de
méditation. Aussi comptez ceux qui depuis Béranger et Victor Hugo, jusqu’à Lamartine,
Quinet, Barbier, ont chanté, en l’exaltant ou en le maudissant, l’homme à la redingote
grise, le vaincu de Waterloo, sa vieille garde et ses grenadiers épiques. Comptez aussi
ceux qui, depuis Thiers jusqu’à Lanfrey et Taine, depuis le général Marbot jusqu’à Mme
de Rémusat, ont essayé de déchiffrer l’énigme de sa destinée ou conté les moindres faits
et gestes du conquérant et de ses compagnons.
La guerre, quand elle a été malheureuse, entraîne d’autres conséquences. Abattement
momentané, suivi d’un réveil violent du sentiment national ; éclosion de poésie et
d’œuvres patriotiques où revivent les hauts faits et les héros du passé ; imitation du
peuple vainqueur et à la fois réaction contre son influence, allusions et rancunes se
glissant partout, au théâtre, Nouvelle
Revue (15 août et 1er septembre 1884 ; 15 août et 1er septembre 1885). On me pardonnera de n’y pas insister
ici.
Mais terminons là cette revue à vol d’oiseau des principales relations qui existent entre la vie politique et la vie littéraire d’une nation. J’en ai dit assez pour montrer combien il importe de noter en chaque période la forme et l’essence du gouvernement, le degré de liberté atteint, les grands événements intérieurs ou extérieurs.
Je laisse au lecteur le soin de compléter cette étude, et je pousse plus avant sur la route encore longue qu’il me reste à parcourir.
§ I. — Faut-il prouver tout d’abord que la littérature et le droit passent au même moment par des phases analogues ?
On peut employer deux méthodes de démonstration : partir des faits particuliers, en accumuler un grand nombre et voir à quelle vérité générale ils aboutissent ; ou bien supposer établie cette vérité, la prendre elle-même pour point de départ et voir si elle conduit, par voie de conséquences, à des faits prévus qui la confirment.
Je choisis ici cette dernière méthode et je dis par exemple : Si à une époque quelconque le réalisme domine en littérature, les théories dominant à la même époque dans le domaine juridique ont dû, en vertu de la concordance que nous posons comme régulière et nécessaire, être également réalistes.
Éprouvons la valeur de cette conclusion, en prenant pour champ d’expérience une période
très voisine de nous, celle qui commence vers 1850 et se termine aux environs de 1885.
Chacun sait qu’en France, durant ces trente-cinq années, tous les genres littéraires ont
vu triompher avec éclat, sous le nom de réalisme ou de naturalisme, la tendance à
subordonner le beau au vrai, l’art à la science. Il est presque banal de rappeler les
aspects multiples de ce triomphe : le roman s’efforçant d’être impersonnel, documenté et
de calquer le langage parlé ; le théâtre s’ingéniant à réduire au minimum la part de la
convention et à porter au maximum l’exactitude de la mise en scène ; l’histoire se
confinant dans les travaux d’érudition et
Or, quelles ont été, pendant ce temps-là, les théories régnantes en matière de droit ? Je n’entends pas des théories qui aient régné sans conteste. En tout temps les esprits sont partagés ; en tout temps il y a des gens qui restent attachés au passé ou qui s’élancent dans l’avenir ; mais, en tout temps aussi, du conflit des opinions individuelles se dégage un courant plus fort, qui, malgré les remous et les contre-courants, entraîne la majorité de ceux qui pensent et la masse de ceux qui se reposent sur autrui de cette fatigue.
Eh bien ! Ce qui caractérise ces théories provisoirement victorieuses, c’est le dédain, la peur, l’aversion de l’idéal.
Entre nations, on pratique et on proclame le droit de la force, le vieux « droit du poing », selon l’expression allemande. On considère le fait accompli comme faisant loi, comme créant une légitimité. On en revient aux annexions de territoires, fondées non plus sur la volonté des habitants, mais sur le succès des armes ; et pour défendre cet abandon des principes modernes, ce retour aux brutalités des âges barbares, on s’appuie sur la science mal comprise. On invoque les découvertes de Darwin ; on remarque que parmi les animaux et les végétaux les plus faibles sont la proie des plus forts, que les espèces inférieures sont détruites ou asservies par les espèces supérieures ; et l’on conclut que de même, parmi les hommes, le progrès est au prix de la disparition des races mal douées, que les nations sont vouées à une entremangerie où les mieux armées, ce qui constitue et implique leur supériorité, ont pour mission de dompter ou d’exterminer les autres.
Hélas ! Qui peut avoir oublié en France les sanglants démembrements opérés au nom de
ce culte de la force, les rogues et froids mépris jetés à la face des vaincus par les
docteurs qui représentaient cette conception naturaliste du droit international.
Affligeante contagion ! La France, victime de cette politique de conquête, en est
devenue bientôt la complice, et on a pu la voir figurer au nombre des puissances
européennes, qui, fières de leur haute culture attestée par des millions de soldats
Il y a eu, je le sais, des protestations. Quelques obstinés ont rappelé le droit qu’ont
les peuples de disposer librement d’eux-mêmes. Ils ont fait observer que VoltaireDictionnaire philosophique, article « Guerre ».edoit être ?
Mais quelle grêle de railleries s’est abattue sur ces idéalistes impénitents ! Comme on leur a fait expier leur chevalerie sentimentale ! Comme on les a traités de rêveurs et d’utopistes ! Pendant près d’un demi-siècle l’esprit dit pratique et positif a étouffé ce que nos pères appelaient le droit naturel et ce qu’il est beaucoup plus exact de nommer le droit idéal.
Entre citoyens d’un même État comme entre États, le souci de la justice a été sacrifié
au respect du fait historique. En effet qu’avons-nous entendu répéter à satiété ? Qu’une
société
Combien de fois Taine n’a-t-il pas écrit que la forme sociale dans laquelle un peuple peut entrer et durer ne dépend pas de sa volonté, mais lui est imposée par son caractère et son passé. En vertu de cette conception réaliste, empruntée mi-partie à l’Allemagne et à l’Angleterre, il n’a pas eu assez de reproches et de sarcasmes à l’adresse de Jean-Jacques osant poser pour base de son système l’égalité des citoyens entre eux, quand si visiblement les hommes sont inégaux de nature ; il a foudroyé « l’esprit classique » formulant des principes universels et aboutissant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; il a écrasé de son mépris les « métaphysiciens » de la Révolution s’épuisant à forger de toutes pièces des Constitutions qui, suivant lui, ne pouvaient être viables, par cela seul qu’elles n’étaient pas le produit d’une sorte de végétation inconsciente.
En même temps que ce dédain du droit idéal se faisait sentir dans l’interprétation de
l’histoire, il condamnait les efforts qui ont pour but d’améliorer la société présente.
Renan, se défiant, comme Taine, de la raison et des hardies revendications formulées au
nom d’une justice extérieure et supérieure aux faits, déclarait qu’il était sage
d’entretenir l’inégalité des races, des classes, des conditions individuelles. Il
écrivait sans hésiter : « Des classes entières doivent vivre de la gloire et de
la puissance des autres. »
Ainsi toute une partie de l’humanité était vouée
pour jamais à n’avoir que la fumée ou les miettes d’un banquet où serait assise une
élite privilégiée. Impossible de douter que la misère ne fût éternelle, comme la maladie
et la mort, puisqu’elle avait toujours existé. C’était chose convenue qu’à l’état actuel
des choses humaines, on ne pouvait, sans folie et témérité, opposer
Ces théories, qui s’étalaient dans des livres graves, avaient leur répercussion dans les Chambres et dans le Conseil des ministres. C’était un abandon volontaire des réformes promises par les républicains avant leur arrivée au pouvoir ; c’était, sous l’étiquette équivoque d’opportunisme, le dessein bien arrêté de subordonner toute application de principes à l’intérêt du moment ; c’était, par crainte des aventures et de l’inconnu, une prédilection avouée pour une politique d’affaires qui risquait fort de dégénérer en une politique d’expédients.
Mais où se montre de la façon la plus éclatante et la plus singulière la prédominance tyrannique de la conception réaliste chère à toute cette époque, c’est peut-être dans le caractère que prend alors le socialisme. Il a beau être, à son origine et dans son essence, un élan spontané de ceux qui souffrent vers le mieux-être, vers une répartition plus équitable des jouissances matérielles et spirituelles entre tous les membres de la société ; il a beau être, à ce titre, une aspiration vers une cité future qui n’existe qu’en idée dans le cerveau d’un petit nombre de penseurs ; sous l’inspiration de Marx et de ses disciples, il change de figure ; il se pique de renoncer aux chimères, de ne relever que de la science ; il raille les visées humanitaires ; il affiche la haine du sentiment ; il se moque de la fraternité et autres « fariboles » ; il met tout son espoir dans la force, cette accoucheuse des sociétés en travail ; il bannit l’idéalisme de l’histoire comme de la formation de l’avenir ; il déclare que l’intérêt est le point de départ réel de tous nos actes. Est-ce Taine ou un théoricien du marxisme (on pourrait aisément s’y tromper) qui a dit que la volonté est serve, et non maîtresse des faits ; que les concepts de justice, d’égalité, de liberté sont de la mauvaise métaphysique ? Sans doute, tous les socialistes n’acceptaient pas, même en ce temps-là, ces doctrines si peu conformes à la tradition française ; mais l’école qui les propageait rencontra des esprits préparés à les accueillir, parce qu’il y avait alors un véritable interrègne d’idéal ; elle profita de son accord avec les opinions ambiantes et elle put croire durant quelques années qu’elle avait triomphé, comme elle s’en vantait, « de l’illusion juridique ».
§ 2. — Mais le droit et la littérature ne se teignent pas seulement des mêmes couleurs sous l’influence des mêmes causes : ils agissent et réagissent l’un sur l’autre.
Parfois le droit fournit des sujets à la littérature qui, à son tour, travaille à modifier certains articles du code.
Rien de plus visible que ce va-et-vient dans ce qui s’est écrit en notre siècle à
propos de la peine de mort. Elle inspire à l’implacable apôtre de la rédemption par le
sang, à ce catholique si peu chrétien que fut Joseph de Maistre, des pages rouges et
sombres comme le manteau de ce bourreau dont il fait un être providentiel et l’une des
pierres angulaires de la société. Puis elle devient thème à discussion passionnée ; la
vertu des sacrifices humains est mise en doute ; on se demande si la suppression du
criminel est utile et légitime, si au contraire elle ne doit pas être condamnée au nom
de l’Évangile, de la pitié, de la justice largement comprise, si la rosée sanglante
tombée des échafauds n’est pas une semence de haine et de cruauté. Et alors dans le
roman, dans la poésie, à la tribune se multiplient les attaques contre cette survivance
des âges barbares. Victor Hugo fait ce tour de forceLe
dernier jour d’un condamné.« Que messieurs
les assassins commencent ! »
Ainsi tout autour de la peine de mort s’épanouit
une abondante floraison d’œuvres littéraires, qui, si elles n’ont pas encore réussi à la
faire disparaître, l’ont du moins réduite à se défendre, à se cacher, à reculer devant
la lumière du jour et le regard de la conscience humaine.
Comme le code pénal, le code militaire a excité la verve des écrivains. Peintures
tragiques de soldats qu’on fusille ou torture, souvent pour une peccadille ; puis, par
contre-coup, éveil d’un sentiment d’horreur contre les férocités de ce livre de sang ;
enfin dessein avoué d’y faire pénétrer un souffle d’humanitéLes mystères de Paris.Déserteur, dont le héros
était fusillé au dénouement ; c’était le seul homme que ce dramaturge débonnaire eût tué
dans sa carrière ; encore le ressuscita-t-il à la prière de Marie-Antoinette ; le
déserteur, dans une version nouvelle de la pièce, fut gracié au dernier moment. Plus
tard, Alfred de Vigny, dans le meilleur de ses ouvrages en prose : Servitude et grandeur militaires appela l’attention sur les
périls et les tristesses de l’obéissance passive. De nos jours, une dizaine d’œuvres
vraiment vécuesSous-offs de Lucien Descaves, Le cavalier Miserey d’Abel Hermant, La grande
famille de Jean Grave, Sous le sabre de Jean Ajalbert,
etc.
Le droit civil à son tour peut prêter et emprunter beaucoup à la littérature. Qu’on
regarde par exemple la question du
Tant que le mariage est proclamé indissoluble, le désaccord du mari et de la femme mène
à une situation insoluble, par conséquent triste et tragique, si les caractères en
présence sont sérieux et passionnés ; bouffonne au contraire et propice au vaudeville,
si les caractères mis aux prises sont tièdes et vulgaires. On sait quelle a été dans
notre théâtre comique ainsi que dans nos fabliaux, contes et chansons, la profusion des
plaisanteries grasses sur les maris malheureux et sur les femmes revêches. On sait en
revanche à quelles catastrophes aboutissent dans nos drames modernes et dans nos romans
de passion les défaillances de la fidélité conjugale et les complications causées dans
le ménage par l’intrusion d’un tiers trop aimé. Dans la Princesse de
Clèves, l’époux meurt de chagrin et de jalousie en séparant par sa mort ceux
qu’il a séparés de son vivant. Dans la Nouvelle Héloïse, c’est la
femme qui périt par accident, juste à temps pour ne pas tomber dans les bras de son ami
ou dans une profonde désespérance. Dans Jacques, de George Sand, c’est
le mari qui disparaît par un suicide discret, parce qu’il se sent de trop sur la terre.
Ajoutez à cela les duels, les assassinats ; l’amant sauvant l’honneur de l’amante en la
poignardant, comme dans Antony ; l’époux outragé se vengeant par le
meurtre des deux coupables ou de l’un d’entre eux ; la femme empoisonnant ou faisant
tuer celui qui la retient sous le joug. Que de larmes, de colères, de déchirements, de
sang !
Chose remarquable et qui s’explique par ce fait que les mœurs sont toujours en avance
sur les lois et souvent la littérature sur les mœurs, tant que le mariage apparaît comme
une chaîne rivant l’un à l’autre pour la vie deux malheureux, victimes d’une illusion
plus ou moins courte, la plupart des romanciers et des dramaturges plaignent ou même
poussent à la révolte les couples prisonniers. L’adultère devient sous leur plume
quelque chose de poétique ou tout au moins de sympathique ; car il a l’excuse d’une
quasi-nécessité en certains cas de tyrannie masculine et d’impossible union ; il prend
une certaine
Mais un jour vint où cette prédication aboutit, un jour où le divorce, institué par la
Révolution, pratiqué par Napoléon Ier, supprimé par la Restauration,
fut rétabli dans la loi française. Aussitôt dans l’attitude des écrivains changement
bien significatif, correspondant au changement survenu dans le code.
Alexandre Dumas fils, un des littérateurs qui ont le plus vivement réclamé pour chacun
des deux époux le droit de rompre le lien légal, quand il est devenu insupportable,
écrivait prophétiquement ces paroles
L’étrangère, 1879.
Que les Chambres nous donnent enfin le divorce, et un des résultats immédiats de ce vote, celui qui entre certainement le moins, qui n’entre même pas du tout dans les raisons que font valoir les promoteurs de la réforme, ce sera la transformation subite et complète de notre théâtre. Les maris trompés de Molière et les femmes malheureuses des drames modernes disparaîtront de la scène, l’indissolubilité du mariage autorisant seule les revanches secrètes ou les lamentations publiques de la femme adultère. Il y aura au théâtre toute une esthétique nouvelle, et ce ne sera pas un des moins heureux effets de la modification de la loi. On ne pourra plus nous reprocher de rendre l’adultère intéressant, par la raison bien simple que, le divorce existant, l’adultère de la femme ne sera plus que le désir de bénéficier du mari et de l’amant et qu’il s’appellera le libertinage. La question ne relèvera plus du drame, mais de la comédie, les conséquences du divorce ne pouvant amener que des situations comiques.
Cela s’est trouvé vérifié presque à la lettre. Il s’est produit une série de comédies et de vaudevilles, roulant sur les démariages et les remariages : divorces essayés, abandonnés, raccommodés, femme entre deux maris, mari entre deux femmes ont ouvert une veine nouvelle de situations aisément drolatiques.
Autre changement non moins curieux ! Parmi les littérateurs deux camps se formèrent.
Fruits amers par Mme Caro, Rose et
Ninette par Alph. Daudet, La seconde vie de Michel Teissier.
par Ed. Rod, etc.
Pendant ce temps, d’autres écrivains étaient frappés des illogismes, des timidités, des
compromis qui vicient la loi récente. Loin de la trouver trop libérale, trop destructive
de l’antique foyer domestique, ils l’accusaient, de gêner encore, par des bouts de
chaîne mal coupés, la libre expansion des individus. Ils blâmaient telle disposition,
qui a été une concession forcée à des adversaires, comme celle qui proscrit le divorce
par consentement mutuel et provoque ainsi au scandale public, ou bien celle qui interdit
aux deux complices, en cas d’adultère constaté, de réparer leur faute en s’épousant. Ils
concevaient comme supérieure au mariage, attachant de force l’un à l’autre deux êtres
humains qui peuvent en être venus à se haïr ou à se mépriser, une union ne reposant que
sur Les tenailles, par Paul Hervieu ; L’ornière, par Mme Marya Chéliga, etc.
On voit combien d’œuvres sont écloses autour d’un seul point du code civil. A quel
total n’arriverait-on pas, pour peu qu’on voulût compter celles qu’ont fait naître tant
d’autres des prescriptions qu’il contient ! Est-il nécessaire de rappeler que certains
auteurs, Alexandre Dumas fils, par exemple, se sont donné pour mission de corriger, non
seulement les mœurs, mais les lois ; que la condition des femmes, celle des enfants
naturels, voire les principes régissant l’héritage et la propriété ont été maintes fois
débattus par le roman et le théâtre ; que des cas de conscienceRemords d’avocat, par Masson-Forestier ; L’affaire
Allard, par Dick May, etc.« l’art
fainéant ! »
― En dépit de ces oppositions, les écrivains ont continué et
continueront avec raison à dire leur mot sur des problèmes qui nous concernent tous
comme citoyens et comme hommes et à croire que le talent ne perd rien à servir la cause
de la civilisation ; et selon leurs opinions, leurs tempéraments, le milieu où ils
vivent, retenant ou poussant en avant la société dont ils font partie, ils ne cesseront
§ 3. — Il est dans nos codes une partie qui se lie plus intimement encore à la littérature : c’est celle qui porte sur la publication de la pensée et sur les profits que l’auteur peut en tirer.
Ce serait une longue et intéressante étude que celle des rapports de la pensée
française avec les lois ou coutumes qui en ont régi la publication depuis le temps où
l’on avait la langue percée d’un fer rouge pour un blasphème et où l’on était brûlé sur
un bûcher pour une hérésie jusqu’au moment où le livre a conquis une franchise presque
absolue. Si l’on voulait faire avec soin cette étude (dont nous pouvons tout au plus
esquisser ici les grandes lignes), il faudrait suivre dans chaque période le régime
imposé à la pensée écrite et à la pensée parlée. On
verrait que l’une et l’autre ont été peu à peu affranchies dans l’ordre même où je viens
de les ranger.
L’invention de l’imprimerie, en permettant la multiplication rapide et indéfinie de la
pensée, est le fait capital qui en a rendu possible l’émancipation. Toutefois le livre,
pendant très longtemps, on peut dire jusqu’en 1789, a été soumis aux tracasseries d’une
autorité capricieuse, à ce « despotisme tempéré par l’arbitraire », qui fut la règle
souple et inquiétante de l’ancienne monarchie. Légalement il ne pouvait paraître sans un
privilège qui était délivré après mûr examen par des censeurs royaux. Contre ceux qui
contrevenaient aux ordonnances étaient édictées les peines les plus sévères comportant
pour les libraires la saisie des exemplaires mis en vente, l’amende, la prison, le
pilori, les galères, entraînant pour les auteurs le bannissement, la Bastille, et même
en certains cas la mort. On connaît le mot de Duclos. Défense était faite aux écrivains,
par un édit de Louis XV, de médire de la religion, du roi, des ministres, des traitants,
de tous ceux qui, de près ou de loin, touchaient à la chose publique. Et le philosophe
de s’écrier : « Messieurs, parlons de l’éléphant ; c’est la seule bête un peu
considérable dont il soit permis de parler. » L’histoire du e
Emile qui fut à son apparition un ouvrage séditieux ; il
prévenait Diderot des perquisitions dont son logis était menacé. Ainsi les mœurs
adoucissaient la rigueur des lois. Pourtant l’on n’était jamais sûr de rien ; c’était le
bon plaisir avec toutes les sautes d’humeur dont il est coutumier.
Sous, la Révolution, la crise où se débattait la France empêcha d’établir quoi que ce
fût de régulier. Les tempêtes sociales rendent difficile, sinon impossible, le paisible
exercice de la liberté ; mais la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen avait posé ce principe, base de la législation future : « La libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de
l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Ce droit, solennellement proclamé, n’en fut pas moins étranglé par l’Empire. C’est seulement à partir de la Restauration que la publication des livres fut réglée par des textes précis. Il y eut depuis lors des alternatives de compression et de relâchement. Mais, en somme, le volume imprimé a fini par avoir ses coudées franches ; la censure préalable n’est plus, en ce qui le concerne, qu’un souvenir.
Si l’on essayait de déterminer dans quel ordre s’est opéré l’affranchissement des
diverses matières qui peuvent faire l’objet des livres, on verrait que la littérature
pure, celle qui borne ses visées à plaire et à divertir, qui par conséquent ne heurte
aucun intérêt grave et ne peut guère commettre d’autre méfait que d’ennuyer, a la
première, comme il est naturel, obtenu sa place au soleil ; que la science, grande
redresseuse de préjugés et par là suspecte, mais protégée contre les défiances du
pouvoir par sa sereine impassibilité comme par les formules mystérieuses dont elle est
d’abord enveloppée, a eu déjà plus de peine à se dérober au contrôle des gouvernants
excités contre elle Châtiments, de V. Hugo, n’entraient
en France que par contrebande. Certains livres d’audacieuse théorie (par exemple La société mourante de Jean Grave) y ont été saisis voici quelques
années à peine. Mais heureusement les faits de ce genre sont de plus en plus rares.
Quant à la morale, rien de plus vague, rien de plus élastique que la loi ayant la
prétention de la faire respecter. Elle a été mainte fois remaniée. Le difficile a été
toujours de marquer le point précis où finit le droit incontestable de l’art à peindre
le vice et où commence l’excitation voulue à la débauche. Délicate affaire
d’appréciation où, pour comble de difficulté, peuvent se cacher des motifs qui n’ont
rien à voir avec la morale. Est-il bien certain que dans les chansons de Béranger le
gouvernement de la Restauration eût songé à poursuivre la gaudriole, si elle n’eût été
assaisonnée de satire politique ? Madame Bovary, de Flaubert, la Chanson des gueux, de Richepin, ont-elles mérité d’être traduites en
justice et condamnées plus que tel ou tel roman de l’école naturaliste ? L’arbitraire
est là si évident et le public s’est si bien habitué depuis une vingtaine d’années à
toute espèce de nudités de style que le cercle des choses jadis défendues s’est
étrangement rétréci. Il semble que l’on s’achemine doucement vers cette conclusion : le
livre est justiciable de la conscience des lecteurs ; il ne relève de la loi qu’en des
cas très exceptionnels, par exemple quand il prend le caractère d’une tentative avérée
de corruption sur des mineurs.
Plus que le livre, la feuille périodique (journal, revue) ou encore l’écrit de peu de
pages (brochure, pamphlet) a subi des restrictions sévères et durables. Pourquoi cette
différence de traitement, dont Courier s’est si joliment moqué ? Sans doute parce que
ces petites choses légères, ailées et le plus souvent e
L’article de journal et le livre sont fatalement en concurrence. Le premier, leste et
court, s’adresse aux gens pressés ou paresseux. L’autre, compact et volumineux, veut des
lecteurs attentifs qui aient des loisirs. Aussi, dans les époques où. la presse se
développe sans entraves, le livre, pour ne pas être tout à fait vaincu dans une lutte
inégale, doit se faire plus mince et moins coûteux. Que sont devenus ces énormes
in-folio qui donnent une si haute idée de la patience de nos pères ? A peu près
disparus, ces Léviathans de l’imprimerie. Mais en même temps que la verve des écrivains
est invitée à se renfermer dans des limites plus restreintes, elle est stimulée par la
possibilité d’atteindre, au moyen du journal même, un public plus vaste, de monnayer
leur talent à la journée, d’obtenir une rémunération immédiate et plus forte. Avantages
qui ont, hélas ! leur contrepartie ! S’adressant à une foule encore mal dégrossie, ils
s’abaissent volontiers à sa taille au lieu de l’élever à leur niveau, ils se gaspillent
en œuvres bâclées ; ils ressemblent à cet homme à la cervelle d’or dont parle quelque
part Alphonse Daudet : ils s’arrachent chaque matin un morceau du trésor qu’ils ont dans
la tête et, quand ils ont durant des années éparpillé ainsi leur pensée, ils
s’aperçoivent un peu tard qu’ils sont parvenus au bout de leurs forces et de leur vie
sans avoir rempli leur mérite,
Supposez au contraire une époque où la presse rencontre des barrières à son expansion. Comme en pareil cas, les sujets politiques et religieux sont d’ordinaire ceux qu’on lui interdit (on l’a vu sous le premier Empire et sous le second), le livre reprend faveur, parce qu’il est seul admis à traiter certaines questions graves, et le journal pour remplir ses colonnes recourt à cette causerie sur les faits du jour qu’on nomme la chronique, au récit des crimes et des accidents, aux commérages de salon ou de coulisses, aux descriptions de cérémonies, aux feuilletons ; il se fait de la sorte plus littéraire, à condition de se maintenir dans ce que des mécontents ont baptisé dédaigneusement « la littérature facile » ; ou encore il invente, pour toucher aux matières brûlantes, une série d’allusions, de périphrases, de réticences, de malices sournoises qui passent, comme des pointes d’aiguille, à travers les mailles du réseau où la loi s’efforce de l’emprisonner.
S’il importe ainsi, pour s’expliquer le ton, l’abondance et le succès de certaines
œuvres, de connaître le régime légal où a dû évoluer la pensée écrite, il ne faut pas
non plus négliger les conditions faites à la parole. Pouvant s’adresser directement à un
grand nombre de personnes, plus vivante, plus immédiate dans ses effets que l’article de
journal, elle a été la dernière à triompher de la peur qu’elle inspire. C’est une des
raisons pour lesquelles le théâtre demeure encore soumis à la censure. Une assemblée est
plus facile à remuer qu’un lecteur isolé. Il y a là comme une contagion d’émotions qui
circule dans les rangs d’une foule et qui semble à certains moments créer une âme unique
à cet être multiple. Il n’est donc pas étonnant que la
Je crois inutile d’insister davantage pour montrer à quel point les lois réglementant la publication de la pensée peuvent et doivent en modifier l’expression. Mais outre ces lois de police, il est nécessaire de considérer également celles qui régissent la propriété littéraire. Elles sont toutes modernes ; la première, si je ne me trompe, date de 1791 ; leur action n’a donc pu se faire sentir qu’en notre siècle. Je ne veux pas la détailler ; il me suffira de dire qu’en fixant pour combien de temps une œuvre appartient à l’auteur et à ses héritiers, au bout de quelle durée elle tombe dans le domaine collectif, elles ont permis aux écrivains de prendre dans le monde la situation confortable et nouvelle pour eux de propriétaires ; qu’elles leur ont fourni l’occasion et les moyens de s’organiser en corporation, de former des associations nationales et internationales ; bref qu’elles ont contribué puissamment à régulariser le métier littéraire avec ce que ce mot implique de bon et de mauvais : d’une part, l’indépendance de l’homme qui vit de son travail et ne relève que du public ; d’autre part, la littérature industrielle fabriquant à la vapeur des romans ou des pièces comme on fabrique des robes de soie ou des bas de laine.
§ 4. ― Si rapide que soit cette revue des rapports de la littérature et du droit, je ne saurais oublier que le droit positif s’incarne en des corps spéciaux et en des personnages qui, à des titres divers, coopèrent à la tâche de rendre la justice.
Ce monde de la basoche, comme on l’appelait jadis, a sa vie littéraire propre :
plaidoyers des avocats, réquisitoires des farce de l’Avocat Patelin est demeurée le
chef-d’œuvre dramatique de notre moyen âge.
Ce qu’on a moins remarqué, c’est la nature des appréciations portées le plus souvent par la littérature sur les usages et le personnel des tribunaux. Il faut avouer qu’elles sont plutôt aigres et sévères. Sans doute je pourrais citer l’éloge enthousiaste d’un Lamoignon par Boileau, d’un Mathieu Molé ou d’un Michel de l’Hospital par Voltaire ; on rencontrerait aisément des pages à la gloire d’un d’Aguesseau ou d’un Malesherbes. Mais ces amabilités sont assez rares. La plupart du temps, une certaine hostilité se trahit dans les opinions des gens de lettres à l’égard de la magistrature.
Pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce parce que la justice a eu et a encore la prétention de contrôler et de refréner les incartades de la littérature ? Est-ce parce que la pensée indépendante, volontiers novatrice et aventureuse, se heurte au passé cristallisé dans les formules rigides des codes, se sent en désaccord avec l’esprit d’un corps qui, par la langue qu’il parle, le costume qu’il porte, les usages qu’il pratique et maintient, est régulièrement en retard sur les idées et les mœurs de son temps ? Toujours est-il que, dans le cours des quatre derniers siècles, juges, plaideurs, huissiers, avocats ont été mainte et mainte fois maltraités en vers et en prose.
Les plus grands parmi nos poètes et nos conteurs ont contre
La Fontaine nous présente Grippeminaud, le bon apôtre, croquant ceux qui recourent à lui, et un de ses pareils avalant l’huître dont il leur abandonne les coquilles. Racine esquisse en Perrin-Dandin un fou féroce qui offre à une jeune fille le divertissement d’aller assister à la question :
Car cela fait toujours passer une heure ou deux.
Boileau même s’égaye aux dépens de « l’antre de la Chicane »
. Si plus
tard Montesquieu (et pour cause) épargne les Parlements, Voltaire bataille contre eux
pour les forcer à réhabiliter Calas et Sirven, pour leur faire honte du sombre plaisir
qu’ils trouvent à conserver la torture et les supplices raffinés. Beaumarchais, le futur
père du formaliste Bridoyson, commence sa renommée par le combat épique qu’il soutient
contre des juges vendus qui le « blâment » et qui sont blâmés à leur tour par l’élite du
Paris d’alors. André Chénier, avant de mourir par eux, décoche un trait envenimé « aux
juges tigres, nos seigneurs ». Ainsi se renouvelle d’âge en âge une protestation dont la
forme, la cause et les destinataires varient, mais dont le fond est presque identique.
Béranger chansonnera les commissaires et les procureurs du roi, pendant que Paul-Louis
Courier criblera de railleries les phrases emphatiques du maladroit harangueur chargé de
requérir contre lui. Victor Hugo, tantôt flagelle le riche juré qui condamne un pauvre
hère, coupable d’avoir volé un pain pour nourrir sa famille, et il en appelle
au Christ pensif et pâle, Levant les bras au ciel dans le fond de la salle,
tantôt il traîne dans la boue la robe rouge des hauts magistrats qu’il assimile à la casaque rouge des forçats, parce que ces punisseurs officiels de la trahison se sont faits complices d’un coup d’État qui a réussi Enfin il n’y aurait pas à chercher bien loin, si l’on voulait signaler une dernière révolte des « intellectuels » contre les superstitieux adorateurs de la chose jugée.
Mais nous en avons assez dit pour faire voir la liaison perpétuelle et intime des phénomènes littéraires et des phénomènes juridiques, et puisque, dans cette brève étude, nous nous sommes placé au point de vue de l’historien soucieux de démêler les rapports d’une littérature avec le milieu social environnant, nous pouvons résumer ainsi les recherches qui s’imposent à lui dans le domaine que nous venons de parcourir. Il importe, dans chaque période, de se demander quelles questions de droit public, pénal, civil, etc., ont préoccupé les contemporains ; quelles théories générales ont été alors acceptées pour vraies ; quelles conditions ont été faites par la loi aux différentes formes de la pensée et aux écrivains eux-mêmes considérés comme producteurs ; enfin quelles œuvres ont été suscités par l’activité spéciale des cours de justice. Il y a de tout cela une ample moisson de renseignements à recueillir pour qui voudra écrire le chapitre de sociologie dont nous avons tracé les linéaments.
§ 1. — Cette société primitive, naturelle, fondamentale qui s’appelle la famille se compose du père, de la mère, des enfants, des parents plus éloignés et encore des domestiques. Ce sont les relations de ces différentes personnes entre elles qui en forment la vie. Elles ont une influence continue sur la littérature, de même que la littérature à son tour les modifie incessamment. En effet, tantôt les écrivains reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà, opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le Code.
Aussi convient-il à toute époque d’étudier avec soin la vie familiale, de savoir si elle est forte ou faible, sévère ou relâchée, de noter les différences et les ressemblances qu’elle présente d’une classe, d’une région et presque d’une ville à une autre.
Il faut commencer par déterminer quelle est dans ce milieu restreint, mais
singulièrement enveloppant pour l’individu, la situation relative de l’homme et de la
femme. Cela revient à rechercher la conception que les différents groupes sociaux se
font de l’amour et du mariage ; et il est à peine besoin de faire remarquer quel rôle
immense cette conception changeante joue dans l’histoire littéraire de la France. Car,
lorsqu’on passe des
Durant notre époque classique, il domine au théâtre ; il est le thème principal ou
l’accessoire obligé de presque toutes les pièces ; il est le roi et souvent le tyran de
la scène. Aristote assignait à la tragédie comme ressorts essentiels la terreur et la
pitié. Ouvrez au contraire l’Art poétique de Boileau. Quoique Boileau
respecte profondément Aristote, qu’il n’ait jamais été accusé d’être galant à l’excès,
qu’il ait même fait une lourde satire contre les femmes, il écrit :
Bientôt l’amour, fertile en tendres sentiments, S’empara du théâtre ainsi que des romans. De cette passion la sensible peinture Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
Dès lors, point de sujet qui ne s’agrémente d’une intrigue amoureuse, quand ce n’est
pas l’intrigue amoureuse qui fait le fond de l’ouvrage. On peut compter les pièces où
elle manque : Athalie, la Mort de César, quelques
tragédies de Marie-Joseph Chénier font exception à la règle générale ; mais ces
exceptions sont bien rares. Même quand le poète veut s’affranchir de l’usage, les
comédiens et surtout les comédiennes l’y plient bon gré mal gré. J’ai déjà cité
l’aventure de Voltaire à ses débuts, lorsqu’il voulut mettre en scène Œdipe, cette
victime sanglante du destin. Il dut faire soupirer amoureusement Jocaste, comme Racine,
cinquante ans plus tôt, avait cru devoir transformer en amoureux Hippolyte, le héros
virginal voué chez les anciens au culte de la déesse de la chasteté.
Si de la tragédie nous passons à la comédie, la tradition lui impose un dénouement heureux et elle finit régulièrement par un mariage, le mariage étant toujours un dénouement heureux au théâtre. Faut-il rappeler combien de fois les mésaventures conjugales et les méfaits des belles-mères ont fourni un thème à plaisanteries vieilles comme le monde et cependant toujours goûtées de nos ancêtres aussi bien que de leurs descendants ?
Les contes d’autrefois, les fabliaux ainsi que les romans, depuis ceux de la Table
ronde jusqu’à ceux qui s’étalent sous des couvertures neuves dans les vitrines des
libraires, ont
Elle s’est étrangement diversifiée, cette forme. L’amour s’est raffiné, nuancé, compliqué à l’infini. Amour chevaleresque et héroïque, amour platonique et éthéré, amour léger et à fleur d’âme, amour passionné et fort comme la mort, amour sensuel et libertin, amour ingénu et délicat, amour fougueux et volage, à la hussarde, amour dégénérant en un duel entre les deux sexes, amour coupable et perverti, amour avant, pendant et hors le mariage…, que de variétés voisines, mais distinctes ! Elles peuvent coexister dans la même époque ; elles peuvent se combiner de façon à produire des variétés nouvelles. C’est une tâche parfois ardue de démêler laquelle a dominé dans un moment donné et en quelle proportion les autres étaient alors représentées dans une société. Il faut, pour la remplir aussi bien que possible, interroger les Mémoires, les lettres, les procès, les statistiques, et, au cours de ces investigations, on remarquera vite que les œuvres littéraires ont souvent agi, non seulement sur l’expression, mais aussi sur l’intensité ou même sur la nature des sentiments que les deux sexes ont l’un envers l’autre. Il me paraît que les poètes et les romanciers ont maintes fois fait l’éducation amoureuse de leurs lecteurs et de leurs lectrices, qu’ils leur ont appris à sentir plus vivement et plus finement, qu’ils ont ainsi leur grande part dans la complexité plus grande et dans les allures romanesques ou tragiques que l’amour a prises dans les temps modernes. Suivant un mot de Buffon, l’imagination a brodé de soie et d’or l’étoffe simple fournie par la nature. Combien d’hommes se sont modelés sur Saint-Preux ou sur don Juan ! Combien de femmes ont aspiré à être des Elvires ou des Lélias ! L’histoire des mœurs en notre siècle rencontre bien des cas où des personnages réels ont emprunté des traits à des personnages fictifs, où la vie a imité cette imitation de la vie qu’est en partie la littérature !
Ainsi la littérature et la réalité, quoique toujours séparées par un écart qui est plus
ou moins large, suivant que l’époque est réaliste ou idéaliste, se rapprochent assez
pour qu’on puisse
Sans vouloir dérouler la longue histoire des façons, diverses dont l’amour a été compris par les différentes époques, il est permis de choisir quelques exemples pour montrer les phases extrêmes par où ont passé ce sentiment et son expression.
Les chansons de geste, surtout les plus anciennes, ne s’occupent guère de l’amour. Dans
la Chanson de Roland, sa fiancée, la belle Aude, apparaît à peine et
c’est pour mourir subitement en apprenant la mort du vaillant capitaine. Cette mort sans
phrases a, d’ailleurs, sa grandeur et sa délicatesse. Dans Berte aux grands
piés, l’héroïne du poème est victime d’une odieuse trahison ; pendant qu’une
serve prend sa place d’épouse auprès du roi Pépin, on la perd dans une forêt. Là elle
souffre, vit misérable dans la solitude, parmi les bêtes, mais toujours résignée, parce
qu’elle croit avoir déplu à son seigneur et maître et avoir subi ce traitement par son
ordre. C’est une martyre de l’obéissance conjugale. La femme de Guillaume
au court nez, dame Guibourg, est un modèle de bravoure, d’énergie virile. Elle
est restée gardienne d’une place forte ; Guillaume blessé, vaincu, mis en fuite par les
Sarrasins et déguisé lui-même en Sarrasin pour mieux leur échapper, se présente aux
portes de la ville. Sa femme le regarde du haut d’une tour et elle refuse de faire
ouvrir. — Vous fuyez, lui dit-elle. Vous n’êtes pas Guillaume. A ce moment, passent cent
cavaliers musulmans, qui sont sur le point de s’emparer du fugitif. Il insiste pour
qu’on lui donne asile. — Quoi ! reprend dame Guibourg, l’ennemi passe à votre portée et
vous ne l’attaquez pas ! Vous n’êtes pas Guillaume. ― Désespéré, le héros fait un
suprême effort. Il se jette sur les cavaliers, les disperse et alors seulement sa femme
daigne le reconnaître et le laisser entrer dans la ville avec tous les honneurs qui lui
sont dus. Si la femme joue ainsi parfois un rôle brillant ou touchant, on sent pourtant
le plus souvent que sa place dans la famille féodale du nord de la France est encore
humble et secondaire. Dans un autre poème (Garin le Loherain), la
femme du roi Pépin voulant se mêler de lui donner un conseil politique, le roi lui
assène un coup en plein visage, et, comme sa main est gantée de fer, la pauvre reine
s’en va, toute saignante,
Tout autre est, vers la même époque, la condition de la femme, et par conséquent, le
rôle de l’amour, dans le midi de la France. Là le respect, la courtoisie envers la femme
sont les premiers devoirs d’un chevalier. — Il doit, dit une formule du temps, servir et
honorer toutes les dames pour l’amour d’une seule. Il gagne ainsi l’estime en ce monde
et le paradis dans l’autre. Car, suivant une autre maxime du temps, qui sert loyalement
sa dame est sauvé. La femme noble, au pays des troubadours, est véritablement reine.
Dans les tournois en champ clos, elle décerne le prix au champion le mieux faisant. Dans
les tournois poétiques, elle accorde la palme au poète le mieux disant. Entourée
d’adulations, elle est l’objet d’un amour romanesque, qui tantôt s’exalte en dévotion
presque mystique et tantôt s’évapore en galanteries légères. Elle préside des débats sur
des questions graves comme celles-ci : — Vaut-il mieux perdre sa dame par son mariage
avec un autre ou par la mort ? — Lequel aime le mieux, du jaloux ou de celui qui ne
l’est pas ? ― L’amour doit-il et peut-il exister entre époux ? — Et à cette dernière
question, la réponse ordinaire est Non. C’est qu’en effet l’amour tel
qu’on le conçoit dans cette civilisation déjà raffinée, loin d’avoir le mariage pour
aboutissant naturel, en est presque l’opposé. Il est regardé comme un sentiment si libre
qu’il se dérobe à toute contrainte, même à celle du devoir. Cela était poussé si loin
qu’on cessait d’être le chevalier en titre d’une dame, par cela seul qu’on devenait son
mari. Et, autre forme de la même idée, un chevalier et sa dame pouvaient fort bien se
marier chacun de son côté et avoir chacun, dans son ménage, beaucoup d’enfants, sans
briser le lien idéal qui les avait unis.
On comprend sans peine que les deux littératures correspondant à ces deux conceptions de l’amour et de la famille soient séparées par une large distance.
On retrouve ce contraste dans toute l’histoire de la France. Corneille nous représente
fréquemment l’amour noble, élevé, austère, inspirateur des beaux sentiments et des
grandes actions. Ainsi Pauline, qui aime encore Sévère et qui est encore e« un droit furieux »
. Il en fait
gaillardement l’oraison funèbre et prédit qu’il passera bientôt de mode. Mais enfin,
quand la mode en sera passée, faudra-t-il que le monde, devenu un immense monastère,
soit réduit au célibat à perpétuité ? Les philosophes du e
Entre les fleurs simple grisette.
Je vous ai vu, perfide, caresser la tulipe, la jonquille, la tubéreuse. Et le papillon répond à la rose : Eh ! que faisiez-vous pendant ce temps-là ? N’avez-vous pas accueilli l’abeille et le frelon, et le moucheron encore ? — Le poète termine cette querelle de ménage par cette morale, si le mot de morale peut ici s’appliquer :
C’est providence de l’amour Que coquette trouve un volage.
Eh bien ! que toute femme à son gré puisse être la rose et tout homme le papillon,
voilà, selon beaucoup d’hommes et de femmes de cette époque, le vœu même de la nature.
Le mariage ne doit plus être qu’une étiquette destinée à couvrir les unions libres et
passagères, facilement nouées, plus facilement dénouées. Voulez-vous retrouver ce
papillonnage dans le roman : Crébillon fils et bien d’autres l’y introduisent. Vous
plaît-il de le revoir au théâtre : on joue alors une petite pièce intitulée : Le préjugé à la mode, et savez-vous quel est ce préjugé,
d’ailleurs combattu par l’auteur
Je pourrais suivre chez les romanciers et les auteurs dramatiques de notre siècle les métamorphoses subies par les idées et les sentiments qui se rapportent à ce sujet si grave : l’union de l’homme et de la femme. Mais elles ont été si souvent étudiées qu’il serait banal d’y insister. J’aime mieux indiquer ce qu’il sied de noter avec soin à chaque moment, si l’on veut aboutir à des résultats précis et nouveaux.
Il faut remonter à la raison d’être de ces métamorphoses, et la principale, c’est la condition de la femme dans la famille et dans la société. La prépondérance de l’amour dans les littératures modernes est due sans aucun doute au puissant mouvement qui depuis l’antiquité a relevé sa situation. Ce n’est point le lieu de rechercher les causes nombreuses de cette lente ascension qui dure encore : il y faudrait tout un volume. Mais il est bon de se rappeler que dans ce long effort, qui tend à établir une équivalence parfaite, c’est-à-dire une égalité de droits n’excluant pas une diversité de fonctions entre les deux moitiés de l’humanité, il y a eu des moments d’arrêt, de progrès rapide et aussi d’effervescence désordonnée. Tout cela se reflète dans les œuvres contemporaines : car les femmes exercent toujours une triple action, comme partie intégrante du public comme auteurs, comme conseillères ou inspiratrices d’un frère, d’un mari, d’un amoureux, d’un ami. Il importe donc de savoir si elles ont été tenues à la maison, occupées à filer, à coudre, à faire le ménage, à soigner les enfants ; si, au contraire, plus ou moins émancipées, plus ou moins instruites, plus ou moins fringantes, elles ont pris une part active aux choses qu’en d’autres temps les hommes se réservent jalousement.
Un bon historien devrait distinguer des époques où les femmes sont viriles, d’autres où
les hommes sont féminins,
Regardons une époque où les femmes se virilisent, où elles secouent le joug des traditions et des règles qui les assujettissaient, où elles réclament fièrement leur indépendance et se donnent libre carrière en tous domaines. Je ne vois pas d’époque, sauf peut-être celle où nous vivons, qui soit à cet égard aussi remarquable que la minorité de Louis XIV.
Les femmes, durant les années troublées de la FrondeNouvelle
Revue du 1er septembre 1888 sous ce titre : Les femmes de la Fronde.« de femmes qui valent des
hommes »
.
Quels rapports maintenant entre cette espèce d’insurrection féministe et la
littérature ? D’abord la littérature pourrait bien y avoir été pour quelque chose. Les
poètes et les romanciers, dans la première moitié du e
Eh bien ! Vous le voulez, il faut vous satisfaire. Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous. Il n’a point jusqu’ici tyrannisé les âmes ; Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés.
Les héros les plus héroïques deviennent, comme Cinna, des modèles achevés de faiblesse amoureuse ; ils font même volontiers parade de leur servitude. Polyeucte, le futur martyr, s’écrie :
Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort.
César humilie sa gloire devant Cléopâtre : il lui rend grâces-de la victoire qu’il vient de remporter à Pharsale :
Carle dieu des combatsM’y favorisait moins que vos divins appâts. Ils conduisaient ma main : ils enflaient mon courage ; Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.
C’est uniquement pour la reine qu’il est venu en Egypte ; il se soucie peu d’être le premier de Rome et du monde, s’il n’ennoblit ce titre par celui de captif de Cléopâtre.
Tels étaient les sentiments romanesques qui étaient applaudis par les spectateurs, sans
parler des spectatrices. Bientôt Corneille, mêlant de plus en plus l’amour et la
politique, outre encore les volontés tyranniques de ses héroïnes. Rodogune, sa pièce favorite, n’est qu’un duel entre deux femmes qui toutes deux
commandent un crime atroce ; l’une parle en mère et ordonne à ses deux fils de tuer
celle qu’ils aiment ; l’autre parle en amante et ordonne aux deux mêmes princes de tuer
leur ; mère. Que croyez-vous que fassent deux jeunes hommes loyaux et généreux pris
entre ces deux furies ? Sans doute ils vont éclater en cris de révolte et d’indignation.
Point. Ils ne savent que soupirer en se dérobant plaintivement au meurtre qu’on réclame
de leur obéissance. Quand l’un des frères se permet de protester avec quelque vigueur
contre les terribles exigences de leur princesse, l’autre le rappelle à l’ordre en lui
disant :
Plaignons-nous sans blasphème… Il faut plus de respect pour celle qu’on adore.
C’en est assez pour montrer que les écrivains ne furent pas innocents de la haute idée
que les femmes d’alors se firent de leurs prérogatives et du rôle qu’elles s’arrogèrent
en conséquence. Comme il arrive toujours, les mœurs à leur tour réagissent sur la
littérature et il est parfois difficile de décider quand les poètes et les romanciers
prennent ou fournissent des modèles à la société environnante. Corneille n’avait qu’à
transfigurer légèrement les grandes dames qu’il avait sous les yeux pour créer ses
héroïnes au caractère impérieux, fait de fierté, d’assurance et de fermeté mâle ; et
l’on comprend, que les Sévigné, les femmes qui avaient été jeunes dans l’époque
tumultueuse de la Fronde, aient toujours préféré à Racine (chez qui l’homme bien souvent
prend sa revanche) celui
Si nous sortons du théâtre pour entrer chez les précieuses, la souveraineté de la femme
est article de foi à l’hôtel de Rambouillet comme chez Mlle de Scudéry. M. de Montausier, avant que la belle Julie d’Angennes daigne se
rendre à ses désirs et l’accepter pour époux, doit faire quatorze ans bien comptés le
siège de ce cœur récalcitrant : le siège de Troie avait duré quatre ans de moins. Et
voici tout aussitôt le contre-coup littéraire des opinions qui ont cours dans ce monde
quintessencié. Mlle de Scudéry traçant le portrait de Sapho, qui est
le sien, la représente comme une ennemie déterminée du mariage. « Je le regarde,
dit-elle, comme un long esclavage. »
Et, fidèle à ses principes, elle
sauvegarde son indépendance avec une constance que sa figura lui rend peut-être plus
facile qu’elle n’aurait souhaité. La grande Mademoiselle, qui n’a pas encore rencontré
Lauzun, craint aussi de se donner un maître sous le nom de mari, et quand elle rêve de
transformer les dames et les officiers de sa cour en bergers et en bergères vivant aux
champs et gardant des moutons enrubannés, elle entend que le mariage soit interdit dans
cette société idéale. « Car, écrit-elle, ce qui a donné la supériorité aux hommes
a été le mariage, et ce qui nous a fait nommer le sexe fragile a été cette dépendance
où le sexe masculin nous a assujetties. »
La pucelle d’Orléans dont le pauvre
Chapelain a, si malheureusement pour elle et pour lui, fait la victime de son poème
épique, était habilement choisie pour plaire à ces vierges sages si jalouses de leur
liberté. Et les héroïnes de roman ne le cèdent pas sur ce point à celles de l’histoire.
Dans la Clélie, la hautaine Tullie pousse ce cri de révolte :
« J’aimerais mieux être soldat que princesse, tant je suis peu satisfaite de
mon sexe ! »
Or, pourquoi ce mécontentement ? C’est que la femme est toujours
esclave, esclave de ses parents, esclave des bienséances, esclave de son mari ; et
Tullie, qui pense ainsi, revendique pour elle et ses compagnes d’infortune une
émancipation complète.
me de Longueville par ces deux
vers. qu’il emprunte, en les remaniant, à une tragédie :
Faisant la guerre au roi, j’ai perdu les deux yeux ; Mais pour un tel objet je l’aurais faite aux Dieux.
Pascal n’a qu’à regarder autour de lui pour que lui vienne à l’esprit cette remarque :
« Le nez de Cléopâtre un peu plus court et la face du monde était
changée. »
Ainsi la littérature a subi la répercussion d’un mouvement qu’elle avait en partie
suscité. Si l’on voulait analyser dans les œuvres du temps la multiple influence des
femmes, il faudrait noter d’abord le grand nombre de femmes écrivains qui se sont alors
révélées et formées, Mlle de Scudéry, Mme de
Motteville, la grande Mademoiselle, Mme Deshoulières, sans oublier
les deux plus illustres, qui n’ont été connues que plus tard, mais qui ont fait en ces
années-là leur apprentissage de la vie,, Mme, de Sévigné et Mme de La Fayette. Chez toutes sans exception persistent une liberté
d’opinions et une franchise de style qui distinguèrent ce qu’on appela, dans l’entourage
du jeune roi Louis XIV, l’ancienne cour ; il n’est pas jusqu’à la délicate aventure de
la Princesse de Clèves où l’on ne retrouve quelque chose de Cornélien.
Il faudrait ensuite relever, en attachant une attention scrupuleuse aux dates, les types
nouveaux de femmes qui surgissent soit au théâtre soit dans le roman et voir en quoi ils
sont la reproduction de types apparus dans la réalité. Il faudrait rechercher si l’amour
romanesque, aventureux, fantasque, n’a pas envahi certains romans et certaines pièces.
Il faudrait se demander si le désir de gagner une élite féminine très remuante n’a pas
contribué à donner leur allure vive et cavalière aux Provinciales de
Pascal, qui font pour la théologie ce que les. écrits de Descartes avaient fait pour la
philosophie, je veux dire qui la sécularisent, la mettent à la portée des profanes, la
font pénétrer dans les causeries et les discussions du monde.
Aussi faut-il considérer les moments où la puissance des femmes s’exerce de façon moins
bruyante, mais plus profonde et plus sûre. Il n’est pas du tout nécessaire qu’elles
possèdent le pouvoir en titre. Il ne faut jamais oublier ces paroles de la duchesse de
Bourgogne à Mme de Maintenon« Ma tante, se mit-elle à
dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois ; et
savez-vous bien pourquoi, ma tante ? »
— Et toujours courant et gambadant :
« C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les
hommes sous les reines. »
Le règne des favorites en France a prouvé la
justesse de cette boutade, et, sans parler des Maintenon ou des Diane de Poitiers qui
ont, chacun le sait, inspiré, commandé, suscité des œuvres conformes à leurs
préférences, il y a des temps où les hommes féminisés subissent un ascendant qui, pour
être doux et insinuant, n’en modifie pas moins leur façon de penser et d’écrire. On peut
choisir comme exemple le second tiers du eVert-Vert
Cette action permanente que les femmes exercent ainsi, même sans y tâcher, explique bien des caractères de notre littérature ; mais il me suffit pour l’instant de l’indiquer ; nous la préciserons un peu plus tard en étudiant les effets de la vie mondaine qui est l’intermédiaire ordinaire par où passe cette subtile et puissante influence.
§ 2. — Revenons à la vie de famille. Il faudrait parler maintenant des relations entre
parents et enfants, entre frères et sœurs, etc. Il y a encore là bien des sentiments,
bien des situations, bien des luttes qui ont fourni aux écrivains de tous les temps une
abondance inépuisable de sujets. On pourrait croire qu’ils ont dû se répéter de la façon
du monde la plus fastidieuse. Mais non. De même que l’amour dans les temps modernes
s’est transformé avec une souplesse infinie et est devenu quelque chose de plus
complexe, de plus troublé et partant de plus dramatique que dans l’antiquité, de même
ces sentiments toujours jeunes, comme ce qui est éternel, ont varié, suivant les
époques, d’expression et même d’intensité. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, a suivi curieusement quelques-unes de ces
métamorphoses. Il resterait à en étudier la marche avec une méthode historique plus
rigoureuse. Mais je veux seulement effleurer ici deux ou ’trois points qu’il n’a pas
touchés.
Nul n’ignore quelle était la sévérité de l’éducation dans la plupart des familles
nobles et bourgeoises d’autrefois. Au seizième siècle, Agrippa d’Aubigné ayant
mécontenté son père par sa paresse, celui-ci le fit habiller comme un enfant d’artisan,
lui mit des outils à la main et l’envoya en apprentissage.
Considérons seulement trois auteurs appartenant à trois siècles successifs, Molière, Marivaux, Emile Augier.
Molière oppose l’un à l’autre deux systèmes d’éducation. D’un côté l’éducation
répressive, à l’ancienne mode : une jeune fille élevée dans l’isolement et comme
cloîtrée depuis son enfance ; sevrée des plaisirs du monde et même de rubans ; habituée
à n’avoir rien à elle, surtout une volonté ; maintenue dans l’innocence à force
d’ignorance, munie pour toute règle de conduite de préceptes sur la façon de se bien
tenir et de faire gracieusement la révérence, préceptes mondains auxquels se mêlent
quelques pieuses leçons sur la nécessité d’obéir à ceux qui ont reçu du ciel le droit de
commander. D’autre part la jeune fille qui a grandi dans une honnête liberté, partagée
entre le monde et la maison de son tuteur ; celle-ci n’est point une chose dont on
dispose ; c’est une personne qui a ses préférences, qui les avoue ingénument et ne
craint point qu’on veuille les violenter. L’une s’appelle Agnès ou Isabelle et n’a que
de l’aversion pour celui qui l’a élevée ; elle le dupe avec autant de sérénité que
d’innocente rouerie. L’autre se nomme Léonor et, pleine de tendresse pour celui qui a
veillé sur son enfance, elle finit, moitié reconnaissance, moitié amour, par l’épouser.
Molière commence ainsi la campagne que ses successeurs mèneront contre la discipline de
fer léguée par les couvents du moyen âge aux siècles suivants et qui pesait, qui pèse
encore si lourdement sur tant de jeunes fillesl’École des femmes et l’École des maris.Malade imaginaire, en
interrogeant la petite Louison, lui dit vous.
Chez Marivaux, il n’en est déjà plus de même. Il se moque de ces appellations
solennelles qui étaient encore d’usage entre père et fils. Il les admet dans la
noblesse, mais à condition qu’elles y restent. Des enrichis viennent rendre visite à
leur père qui n’est qu’un brave aubergiste, et ils lui donnent du Monsieur. Le bonhomme
se retourne, s’imaginant qu’ils parlent à quelqu’un placé derrière lui, Quand il est
bien convaincu que ses fils s’adressent à lui, il faut voir comme il se fâche ; et il
faut entendre de quel ton son frère lui explique cette mode du grand monde. « C’est,
dit-il, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il
n’y a que les petites gens qui s’en servent ; mais chez les personnes aussi distinguées
que Messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que
donne la nature, et, au lieu de dire rustiquement mon père comme le
menu peuple, on dit Monsieur ; cela a plus de dignitéLe paysan parvenu.
L’ironie est visible, et, dans les pièces de Marivaux, les parents tutoient déjà leurs enfants, ce qui est un acheminement à se laisser tutoyer par eux. Mince détail, si l’on veut, mais qui trahit un grand changement dans les idées. Ce n’est pas en vain que soixante ans de paix et de sécurité intérieures ont passé sur la France et que la bourgeoisie a conquis au soleil une place plus importante. L’antique sévérité, où il y avait à la fois de la rudesse et de la morgue, s’est quelque peu relâchée ; les parents sont devenus plus jaloux d’affection que de vénération ; en un mot, dans la famille comme dans la société, le principe d’autorité commence à perdre de sa force.
Le père est, en général, d’une bonté, d’une indulgence qui va presque jusqu’à la
faiblesse. Ce n’est plus un vieillard morose, un Géronte ou un Harpagon, qu’on berne et
dupe sans scrupule, parce qu’il semble prendre à tâche de rendre ridicule ou odieuse la
dignité paternelle. Non, c’est un brave homme qui veut se faire aimer plus que se faire
craindre et qui mérite l’affection de ses enfants par celle qu’il leur témoigne. Il ne
songe pas à imposer ses goûts et sa volonté. M. OrgonLe
jeu de l’amour et du hasard.« Je te défends toute complaisance à mon égard. »
Même indulgence à l’égard des fils. Il y a peut-être, suivant la coutume et la nature,
une nuance de tendresse de plus envers les filles. Mais les fils auraient mauvaise grâce
à se plaindre d’un joug despotique. Je rencontre dans une pièceL’École des femmes.
Si Marivaux s’est plu à nous montrer des pères souriants et débonnaires, il a été
infiniment moins favorable aux mères. Ce sont le plus souvent des femmes revêches,
acariâtres, impérieuses, de vraies belles-mères, conformes au type classique de ces
martyres de la comédie., Mais on dirait qu’à cette maternité La mère confidente.me Argante ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si
vous me traitez autrement, je n’ai plus rien à vous dire. » Il est donc convenu que les
deux amies n’ont plus de secret l’une pour l’autre ; la plus âgée met seulement son
expérience au service de la plus jeune, et comme celle-ci hésite à lui confier ses
peines : « Ah ! ma chère Angélique, s’écrie-t-elle, tu ne me rends pas. tendresse pour
tendresse. » Dans toute la comédie, Marivaux nous offre le spectacle curieux de cette
mère qui soutient comme une gageure le parti qu’elle a pris. Il expose à dessein
l’imprudente Angélique aux plus grands périls ; il l’amène au bord du précipice ; mais
c’est pour mieux faire éclater le triomphe de l’amitié maternelle. Mme Argante sauve l’étourdie d’elle-même et des entreprises de son amant, et cela
sans avoir usé une seule fois des droits que lui confère son titre de mère. Je n’ai
point à discuter ici la thèse développée par Marivaux ; il me suffit de remarquer que la
loi a plus tard conclu en sa faveur, en décidant qu’à vingt et un ans une jeune fille
est parfaitement maîtresse de sa destinée et n’a plus que des conseils à recevoir de ses
parents.
Faisons un pas de plus. Notre siècle nous a fait voir, dans la vie réelle comme sur les
planches, le père camarade et parfois frère cadet de son fils. C’est, pourrait-on dire,
une des conceptions favorites de Dumas fils et d’Emile Augier. Chez le premier, c’est le
fils naturel qui humilie et repousse le père tardivement repenti ; c’est le fils
raisonnable qui sermonne, sauve et marie le père prodigue. Chez le second, c’est le fils
honnête qui juge, condamne et abandonne à sa solitude le père usurierMaître Guérin.Effrontés, la scèneContagion, acte I, scène
. — Asseyez-vous, Monsieur. Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery.
. — Je sais bien.
. — Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?
. — Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu…
. — Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.
. ― Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement…
Adieu l’antique autorité paternelle ! Elle est ici raillée, bafouée ; et, pour en achever la ruine, c’est au dénouement le fils qui représente la morale et voit le père trembler et rougir devant lui.
Ces simples rapprochements parlent d’eux-mêmes. Qui ne sent l’abîme qui sépare la famille d’aujourd’hui de celle d’autrefois ? Et qui ne comprend pour l’historien la nécessité de noter en chaque époque à quelle étape en est l’émancipation des enfants ou, si l’on préfère, la désagrégation de la famille patriarcale ?
En même temps que le respect des enfants a diminué, la tendresse des parents pour eux semble avoir augmenté. C’est un fait qui éclate aux yeux dans notre siècle qui aurait pu prendre pour devise ce vers de Musset :
C’est mon opinion de gâter les enfants.
Chose étrange ! Rousseau, qui fut si dur pour ses propres enfants, qui les abandonna à
la charité publique, a fait entrer l’enfant dans notre littérature. Avant lui, on ne se
souciait guère d’observer et de peindre les petits hommes et les petites Emile et dans ses Confessions, a su tantôt
montrer l’épanouissement progressif de cette fleur délicate qui s’appelle un enfant,
tantôt rajeunir ces souvenirs du premier âge qui gardent pour la plupart d’entre nous la
fraîcheur d’une matinée de printemps, c’est à qui s’avisera de regarder et de saisir sur
le vif les joies et les douleurs naïves, les drames, les méfaits, les prouesses, les
mille et une expériences de la vie enfantine. L’enfant, peu à peu, est devenu le petit
roi de notre société. Dans la famille, tout le monde, à certaines dates, par exemple à
Noël et au Nouvel an, reconnaît son pouvoir et fête sa jeune Majesté. Hors de la
famille, il a sa cour ; il a ses journaux qui paraissent tout exprès pour lui ; il a une
armée de conteurs qui travaillent à l’amuser et à l’instruire ; il a des artistes pour
le peindre, des poètes pour le chanter, et parmi ceux-ci vous trouverez les plus grands.
On a pu faire tout un gros volume des vers que Victor Hugo lui a consacrés. Je ne sais
point si la ’tendresse maternelle a été plus vive de nos jours qu’autrefois ; je suis
tenté de le croire, bien qu’elle ait été de tout temps passionnée ; mais, à coup sûr,
l’art d’être père et grand-père n’a jamais été poussé plus loin qu’aujourd’hui, si cet
art consiste à satisfaire les désirs et les caprices de la gent enfantine ; et, comme il
est aisé de le voir, cette exaltation d’un sentiment naturel a leu aussitôt son
contrecoup dans les œuvres de nos écrivains.
§ 3. — Je ne rechercherai point les changements analogues qui ont pu se produire dans les relations des frères et des sœurs ou des autres membres qui composent la famille. Je rappellerai pourtant qu’il conviendrait de compléter cette étude par celle de la place qu’y occupent les serviteurs.
C’est à l’historien de mettre en parallèle la situation qui leur’ fut faite à chaque
époque avec la représentation qu’en ont donnée les peintres attitrés des mœurs. On a
déjà esquissé cette histoire en partie doubleLes aïeux de Figaro, Paris-Hachette, 1868.Maître Guérin en passant par Lisette
et Marton, la liste est longue des personnages en qui les écrivains ont incarné cette
classe populaire si intimement liée à la vie des classes supérieures.
Un exemple suffira pour montrer comment on peut noter, par comparaison, le degré atteint dans l’échelle sociale par le valet ou la servante. Je l’emprunte encore à Marivaux, et je me borne à considérer le valet tel qu’il l’a crayonné.
Sans doute Pasquin a toujours le malheur de rimer trop richement avec
coquin et faquin. Il reste, comme ses confrères,
Crispin, Dubois ou Trivelin, le roi des fourbes et des déclassés.
Il lui est arrivé d’être maître et propriétaire, d’avoir même, à Le jeu de l’amour et du
hasard.Le dénouement imprévu.officieux de Quatre-vingt-treize.
Ce valet a des ambitions et des espoirs qui étonneraient bien ses devanciers. C’est
qu’il a assisté au bouleversement des fortunes par l’aventure de Law ; il a passé par la
rue Quincampoix ; il a vu des camarades monter dans les carrosses au lieu de monter
derrière ; il se sent assez alerte d’esprit et assez léger de scrupules pour devenir,
lui aussi, financier. Il pourrait avoir entendu dire que le corps des laquais est « le
séminaire de la noblesseLettres
persanes.L’épreuve.La fausse
suivante.« Je te ferai périr sous le bâton, si tu me joues
davantage, s’écrie Lélio furieux. M’entends-tu ? »
— « Vous êtes
clair »
, répond Trivelin avec une placide insolence. Lélio, hors de lui, tire
son épée. Vous rappelez-vous comme Scapin tombe à genoux à la vue de cet instrument trop
aigu ? Trivelin ne s’émeut pas pour si peu. ― « Fi donc ! repart-il. Savez-vous
bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ? »
— Et
Lélio n’a plus qu’à rengainer son épée et sa velléité d’effrayer les gens. Le valet se
sent protégé par la douceur accrue des mœurs et par le progrès des idées d’égalité. Il
ne craint pas de répondre, quand on l’injurie : « C’est mon habit qui est un
coquin. »
Il y a déjà dessous un homme qui réfléchit et soupçonne que son tour
de commander pourrait venir un jour. On pressent Figaro.
J’arrête ici cette revue rapide des rapports de la vie de famille avec la littérature. Je crois pourtant nécessaire de ne point passer outre sans ajouter qu’elle développe chez ceux qui s’y complaisent le goût d’une certaine simplicité de manières et de langage, la propension au ton moral et aux vertus bourgeoises, l’habitude d’exprimer ses sentiments intimes sans apprêt et sans crainte du détail terre à terre. Quand elle est en honneur dans une société, elle agit doublement sur les écrivains, d’une part, en les marquant eux-mêmes de son empreinte, d’autre part, en les déterminant à donner à leurs œuvres la teinte toute particulière qui peut plaire à un public soucieux de ces qualités familiales. En somme, comme nous allons le voir, ses effets sont sur plus d’un point l’inverse de ceux que produit la vie mondaine.
§ 1er. — La littérature a eu sa part, non petite, dans cette
efflorescence de sociabilité qui se remarque en tant d’époques de notre histoire. Elle a
été l’amusement favori des élites à qui la cour et les salons ont servi de centres. Elle
a eu la même vertu éducatrice que la musique en Allemagne. Elle a été prétexte à
réunions, discussions, divertissements, fêtes de toute espèce. Elle a affiné le goût
dans les milieux élégants où elle pénétrait et s’est ainsi préparé à elle-même un public
de connaisseurs. Elle a fourni aux gens du bel air des types à imiter, des maladies
littéraires et distinguées à colporter. Elle a transformé certaines maisons mondaines en
bureaux d’esprit, en antichambres ou en succursales de l’Académie, et, du nombre des
amateurs, qui l’appréciaient comme un jeu, elle a fait sortir parfois de grands
écrivains. Bref, elle a souvent animé, vivifié, relevé, rendu à la fois aimables et
utiles des assemblées d’oisifs qui, sans elle, risquaient de consumer leur temps en
commérages, intrigues et vaines frivolités. Elle est devenue un des principaux attraits
et parfois l’âme même de ces petits
Mais si la littérature a de la sorte agi sur la vie du monde, elle en a bien davantage
subi l’action ; elle doit même à cette influence un de ses caractères essentiels durant
toute notre période classique. La cour, les ruelles, les salons, par qui cette action
s’exerce, sont toujours le rendez-vous d’une société triée ; aristocratie de naissance,
aristocratie de fortune, aristocratie de talent s’y rencontrent et y fraternisent. C’est
tantôt l’une, tantôt l’autre, qui, suivant les temps, y occupe le premier rang ; mais
toujours y prédominent des goûts et un esprit aristocratiques. D’autre part, la femme en
est la reine naturelle. — « Une cour sans dames, c’est un printemps sans
roses »
, — disait galamment le roi François Ier ; et qui
dit salon évoque aussitôt l’idée d’une femme présidant à la réunion. Il s’ensuit qu’en
étudiant les effets littéraires de la vie mondaine, c’est une série d’influences à la
fois aristocratiques et féminines qu’il s’agit de
préciser.
Cela entraine des conséquences graves : d’abord un dédain profond des classes
subalternes, un parti pris d’écarter ce qui peut rappeler les vulgarités de la vie
domestique ou populaire ; puis, entre les privilégiés admis sur un terrain de choix, un
code très sévère de bienséances : peu parler de soi ; épargner l’amour-propre d’autrui ;
flatter ou ménager les travers des gens en leur présence, ce qui n’interdit pas — au
contraire — de les railler en leur absence ; beaucoup de tact et de circonspection ;
adoucir les angles de son caractère ; mettre une sourdine aux émotions trop vives, aux
convictions trop fortes ; laisser entendre ce qu’on ne peut pas dire tout haut ;
s’habituer ainsi à une fine analyse des sentiments, à une psychologie déliée qui permet
de reconnaître à un froncement de sourcils, à un regard, à une inflexion de voix les
plus subtils mouvements du cœur. Puis encore, comme on est là en parade et pour se
divertir, éviter ce qui attriste, ce qui ennuie ; se montrer par ses beaux côtés ;
soigner ses gestes comme ses paroles ; parer sa pensée comme sa personne ; rechercher ce
qui est joli, léger, élégant. Enfin, comme les femmes ont ici la haute main apporter,
pour leur plaire, l’ombre au moins de l’amour : la
Le langage s’en ressent aussitôt. Il ne peut être, en pareil milieu, ni savant, ni populaire. Il relègue les termes techniques et rébarbatifs dans les gros livres et dans les dictionnaires plus gros encore où peuvent aller les chercher ceux qui en ont besoin : il condamne également les mots qui ont cours aux halles et qui gardent l’odeur du peuple. Il donne dans le purisme. Il proscrit les mots anciens, sous prétexte qu’ils sont surannés ; il n’admet guère eu fait de néologismes que des mots étrangers ; car le bon ton consiste, comme chacun sait, à jargonner en anglais ou en italien ce qu’on pourrait tout aussi bien dire en français. Il aime, en revanche, toutes les expressions qui sont capables d’enjoliver et d’adoucir la pensée. Tendances multiples et divergentes en apparence, mais qui partent toutes du même principe : du désir de se distinguer de la foule.
Suivons-les, si vous voulez, dans l’époque où la société polie se constitua en France,
c’est-à-dire dans la première moitié du elle de Gournay, une
vieille fille, qui est elle-même un honorable débris du siècle précédent, essaie-t-elle
de défendre ses contemporains, je veux dire les termes employés et consacrés par son
père d’adoption, Montaigne. On rit de ses efforts comme de son costume. On a tellement
peur des savants et des pédants — deux espèces voisines que l’on confond volontiers —
qu’on essaie de rendre les mystères de l’orthographe accessibles à tout le monde ; on
propose de supprimer les lettres parasites, inutiles, de rapprocher l’écriture de la
prononciation, « afin, dit un projet du temps, que les femmes puissent écrire aussi
correctement et assurément
Le mauvais usage est celui du plus grand nombre. C’est le suffrage universel à rebours.
Parler comme tout le monde, comme les bourgeois, comme les boutiquiers, fi donc ! Et
c’est alors un abatis impitoyable ! Besogne est condamné à mort : il
sent le travail servile et la roture. Pourquoi est menacé comme
indiscret. Coterie est vulgaire ; il s’appliquerait sans doute
merveilleusement à certaines ruelles ; mais, en dépit ou à cause de cela, les précieuses
le traitent en ennemi personnel. On ne veut plus que des mots nobles, choisis, des mots
de « bel usage ». On mettra en honneur celui urbanité devenu
nécessaire pour exprimer le raffinement des mœurs. On dotera le verbe féliciter d’une acception nouvelle, qui faisait faute dans un milieu si fertile
en congratulations. On empruntera aux Italiens concetti, lazzi, opéra,
le mot et la chose du même coup. On dira avec les Espagnols : « je vous baise les
mains », et même : « je vous baise les pieds ». On terminera une lettre avec toute
l’exubérance de la politesse méridionale en se proclamant « le très passionné
serviteur » du destinataire. On imaginera surtout mille tours ingénieux pour rendre
toutes les nuances et toutes les délicatesses de sa pensée. On se plaira aux périphrases
et aux demi-mots. On fleurira son langage d’images chatoyantes. On le chamarrera de
métaphores qui brillent comme des paillettes d’or ou de clinquant. On se gardera de dire
de quelqu’un qu’il a les cheveux roux : on trouvera qu’ils sont d’un blond hardi. On
n’aura pas la cruauté de déclarer crûment qu’une femme devient laide : on insinuera que
« la neige de son visage se fond ».
La langue, soumise à cette épuration, gagne assurément en finesse et en décence. Elle
devient académique et noble. Elle mérite de devenir dans l’Europe entière la langue des
cours, des salons, de la diplomatie. Elle acquiert ainsi dans la haute société des pays
environnants une sorte d’universalité. Mais aussi, comme toujours, l’abus n’est pas
loin. Comme toujours la médaille a son revers. La langue s’épure, mais elle s’appauvrit.
Qu’on relise, dans La Bruyère, la longue liste des mots Chaleureux, courtois, jovial, coutumier, certes et bien
d’autres y figurent. Ne voulurent-elles pas proscrire le mot de poitrine, parce qu’on
disait la poitrine d’un veau ? Il ne convenait pas que l’homme eût
rien de commun avec ce vil animal. Le mot de face faillit périr aussi
pour une raison non moins sérieuse ; on disait : la face du Grand Turc. Ce qui
s’appliquait à cet Infidèle pouvait-il être seyant à des chrétiens ? Le père Bouhours,
un agréable jésuite qui a laissé un traité sur le Je ne sais quoi, fut
un des apôtres les plus fanatiques de ce purisme mondain. Il avait des scrupules et des
pruderies sans nombre. Intrépidité lui semblait d’une hardiesse à
faire frémir ; tracasser était bien peuple ; desservir était bien vieux. Un écrivain ayant osé donner je ne sais plus à qui
le nom de « roi des peintres », le jésuite protestait avec indignation ; n’était-ce pas
un délit de lèse-majesté que le nom de roi attribué à un simple
« artisan », comme on disait alors ?
Le grand tort de tous ces réformateurs de la langue, du père Bouhours et de Vaugelas
lui-même, fut de procéder sans méthode, avec une légèreté qui reflète les frivoles
jugements du monde. Tel mot était condamné, parce qu’il avait déplu à telle grande dame,
à tel écrivain en vogue. On sait quelle bataille acharnée décida du destin de la
conjonction car, qui s’était attiré la colère du romancier
Gomberville. Voiture dut intervenir pour sauver le pauvre car qui n’en pouvait mais. Il
dut intéresser à son sort les beaux yeux de Julie d’Angennes. Il dut prouver que sans
lui l’autorité des rois de France allait péricliter, puisque tous leurs édits se
terminaient ainsi : « car tel est notre bon plaisir ». Car fut sauvé, mais il put se vanter de l’avoir échappé belle.
Heureusement que le peuple et les écrivains, moins dégoûtés que les précieuses et moins soucieux de leur approbation, réagissaient contre ces excès. Ils pouvaient dire :
Les motsque vous tuez se portent assez bien.
Ils les employaient dans leur parler et dans leurs écrits. Ils empêchèrent ainsi que la
large saignée pratiquée sur la langue française ne fût irrémédiable. Ils conservèrent
pour des temps
En même temps que l’influence mondaine amaigrissait la langue en l’affinant, elle gâtait le style en l’ennoblissant hors de propos. La crainte du mot propre, qui était le mot ordinaire, menait à des périphrases singulières. Une menteuse s’appelait « une diseuse de pas vrai ». Une ignorante avait « les lumières éloignées ». Une pendule devenait « la mesure du temps » ; la terre, « ce bas élément », etc. Le langage des précieuses, une fois engagé dans cette voie, pouvait être défini : l’art de ne pas appeler les choses par leur nom. Au lieu de dire comme aurait pu le faire le premier venu : Je rencontre souvent le prince — on dira : « Ce demi-dieu borne incessamment ma vue ». C’est aussi le vulgaire qui va dîner purement et simplement ; les précieuses se soumettent, se résignent avec quelque peine à ce qu’elles nomment « les nécessités méridionales ». Quand on en arrive à ce style alambiqué, la réaction n’est pas loin. Molière écoute ; il se prépare à faire rire « des commodités de la conversation » et du « conseiller des grâces » ; et Boileau, son auxiliaire dans sa campagne en faveur du naturel, va bientôt poursuivre aussi de sa rude critique ce qu’il nommera « le galimatias double » : incompréhensible pour l’auteur et pour l’auditeur.
Et pourtant, malgré les railleurs, malgré l’exemple des grands écrivains, cette influence mauvaise du milieu mondain s’est prolongée des années et des années sur notre littérature. A la fin du siècle dernier et même au commencement de celui-ci, les poètes se croyaient encore obligés de recourir aux périphrases les plus vagues ou les plus bizarres pour exprimer les choses de la vie familière. On n’appelait plus un chat un chat, mais :
L’animal traître et doux, des souris destructeur.
Fontanes, dans la Maison rustique, voulant parler poétiquement de la
ménagère qui fait des confitures, tirait de l’Etna le vieux roi des Cyclopes pour
l’aider en cette besogne difficile et il écrivait :
Cette pâte épaissie au souffle de Vulcain. Boit le miel du roseau que planta l’Africain.
§ 2. — Mais c’est assez parler de la langue et du style. L’influence du monde s’est fait sentir à bien d’autres choses dans la littérature française. Elle a donné un essor inattendu à certains genres littéraires.
Que faire en un salon, à moins que l’on ne cause ? On cause, donc, et alors se
développe l’art si français de la conversation. Entre ces esprits brillants qui se
rencontrent, c’est une lutte à qui brillera le plus, un feu d’artifice où la pensée part
en fusées, un pétillement étincelant de saillies et de mots spirituels. On ne saurait
désirer plus de finesse ni d’agilité. Et qu’on ne s’y trompe pas, si la légèreté est
toujours à la surface, le sérieux est souvent au fond. Dans les ruelles du ee
Mais la conversation, dira-t-on, ressemble à ces feux d’artifice dont nous parlions
tout à l’heure ; que reste-t-il de leur courte féerie après la pluie de perles, de
rubis, de diamants qu’ils ont fait ruisseler dans le ciel ? Ce qui reste, le voici. Sans
parler des écrivains qui causent leurs livres avant de les me de Staël et Alphonse Daudet,
n’est-ce pas là qu’on apprend à tourner vivement cette conversation écrite que l’on
appelle une lettre ? La perfection du style épistolaire correspond à l’apogée de la vie
mondaine, et ce sont souvent des femmes du monde qui excellent à laisser courir leur
plume la bride sur le cou, comme elles sont passées maîtresses dans l’art de diriger et
d’animer la causerie vagabonde d’un salon.
Puis c’est la comédie qui bénéficie à son tour de cette causerie alerte et brillante. Non seulement les salons sont le berceau de la comédie de société, de ces petites pièces légères et faites de rien, qui comptent en France plus d’un frêle chef-d’œuvre ; mais la vraie comédie, celle qui est destinée au grand public, trouve là le secret du dialogue vivant et aisé. Sans compter que les réunions du monde sont les endroits où le ridicule est le mieux senti, le mieux saisi, le mieux raillé ! Il est naturel que le meilleur poète comique de l’Europe moderne appartienne à la nation la plus mondaine de cette Europe, et que le meilleur poète comique de la France appartienne à l’époque la plus mondaine de son histoire.
Ce n’est pas tout. Les salons sont comme des jardins d’hiver où fleurissent certaines plantés qui craignent le plein air. Ce ne sont pas les fleurs les plus parfumées, les plus fraîches, les plus saines, les plus robustes. Non, ce sont des fleurettes, délicates et fragiles, qui ont quelque chose de musqué et d’artificiel, mais qui, en certaines heures, à la clarté des bougies, dans la douce atmosphère d’une fête, ont leur grâce et leur charme. La poésie légère s’épanouit dans ce tiède milieu ; le madrigal y foisonne ; le sonnet y brille de tout son éclat ; l’épigramme y pousse ses feuilles épineuses ; la pastorale galante y apporte l’illusion de la campagne. L’esprit, sous les mille formes qu’il peut prendre, y miroite et chatoie. A certains jours on s’amuse à esquisser des « caractères », des « portraits », à condenser en maximes piquantes l’expérience acquise dans mille escarmouches où la finesse est une qualité obligatoire ; et qui pourra croire qu’un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Marivaux n’ont rien dû à cette habitude d’observer et de disséquer les âmes ?
Notre tragédie classique était prédestinée à en subir l’empreinte ineffaçable. Inspirée
de l’antiquité, ressuscitant de parti pris des Grecs et des Romains, elle s’adressait
nécessairement à une élite de gens instruits, seuls capables de s’intéresser à
l’évocation d’un passé lointain ; elle était un spectacle élégant et noble ; et si elle
a brillé surtout au milieu du e
Que de traits révèlent son caractère aristocratique et mondain ! D’abord la condition
des personnages : ce ne sont que princes et princesses, rois et empereurs, à moins que
ce ne soient des héros légendaires à qui leur mystérieux éloignement prête je ne sais
quelle vaporeuse grandeur. Puis le ton général : aucune familiarité ; point de scènes
comiques où la dignité des grands de la terre pourrait se trouver compromise ;
l’étiquette règne sur la scène comme à la cour. Il est admis, en ce temps-là, qu’un
prince ne marche pas, ne parle pas, ne meurt pas, comme un simple mortel. La solennité
est une nécessité de son état. Suivant une expression du temps, « il représente »
toujours. Même en fureur ou au désespoir, il est contenu, réservé ; sa douleur sera
bienséante, sa colère gardera une noblesse décente. En un mot, que la scène soit à Rome,
à Athènes, chez les Barbares ou chez les Turcs, elle est toujours un salon : la
politesse y est de rigueur. « La politesse, a dit Alfred de Vigny, est la Muse de la
tragédie française. » Gestes et paroles trahissent le perpétuel souci des convenances.
Un terme grossier choquerait comme une fausse note, et il y eut des puristes pour
reprocher à Racine d’avoir hasardé dans Athalie les mots bouc et pavé.
Le même idéal inspire alors la poésie épique. Il suffit de regarder la moins mauvaise
des épopées artificielles qui encombrent notre période classique, je veux dire la Henriade. Voltaire a soin d’amputer le caractère de son principal
personnage des qualités qui pouvaient nuire à sa dignité. Henri IV, le Béarnais
sceptique et narquois, l’adroit politique qui changeait de religion comme on change
d’habits, l’homme qui appelait cela « faire le saut périlleux » et calculait que « Paris
vaut bien une messe », a été par Voltaire transfiguré, je dirais presque défiguré, en
héros dont la gravité ne se dément pas une minute. Il ne se permet ni railleries ni
familiarités et dans tout ce poème, où devait revivre l’époque frénétique de la Ligue,
vous chercheriez en vain un mot cru ou brutal.
La poésie descriptive, à son tour, essaie ce tour de force : peindre les choses en termes généraux, abstraits, incolores et nobles ; elle déguise ce qui est rustique sous des périphrases semblables à des manteaux de cour ; la mythologie couvre d’oripeaux de pourpre les vulgarités de la vie campagnarde, et voilà comme les blés se transforment en trésors de Cérès, la vache en Io, la chèvre en Amalthée, la bergère en Amaryllis. La nature n’est admise qu’en toilette, humanisée, civilisée, dénaturée.
Faut-il rappeler ces traductions qu’on appelait « les belles infidèles » ; la Bible
pomponnée, attifée, presque enrubannée ; les formules superbes prêtées aux orateurs des
républiques antiques : Messieurs les Athéniens, j’ai l’honneur de vous proposer telle
mesure. ; les hommes des siècles passés, qu’ils s’appelassent Achille ou Pharamond,
dotés de cette majesté dont Louis XIV ne se départait pas, « même en jouant au cœur de cerf et d’œil de chien, défendu par les
autres, au nombre desquels est Boileau, sous prétexte que le mot âne,
trivial en français, est parfaitement noble en grec.
La science, elle-même, quand elle pénètre dans les salons, cache son austérité sous un voile de dentelle ; elle sourit, s’adoucit, se défait de son parler rude et de sa physionomie sévère ; elle a peur d’être ennuyeuse, ce qui en pareil endroit est le pire des défauts ; elle s’efforce d’être piquante et même amusante autant que savante. C’est là que pourrait bien avoir pris naissance un art encore très français, celui de séculariser la philosophie et de populariser la science, j’entends le talent de mettre à la portée des intelligences à demi cultivées les mystères réservés d’abord aux initiés.
Les salons donnent ainsi le ton à toute la littérature. Ils imposent courtoisie,
élégance, amabilité. Au temps de Molière, ils font rentrer dans l’ombre le pédantisme et
les savants en us, qui depuis la Renaissance tenaient le haut du pavé.
Le débat de Clitandre et de Trissotin, dans les Femmes Savantes, nous
permet de prendre sur le fait la lutte de ce qui était alors l’esprit nouveau contre la
tradition mourante du e
Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire, Avec tout le respect que votre nom m’inspire, Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous, De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ; Qu’à le bien prendre, au fond, elle n’est pas si bête Que, vous autres, messieurs, vous vous mettez en tête ; Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout ; Que chez elle on sa peut former quelque bon goût, Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie, Tout le savoir obscur de la pédanterie.
Trissotin et Vadius sont alors battus dans la réalité comme dans la comédie. L’homme de
cour triomphe et l’esprit régnant s’incarne, comme toujours, en un type significatif.
C’est « l’honnête homme », comme on dit en ce temps-là, cultivé sans
étalage de savoir, spirituel sans presque y tâcher, aisé dans son langage et ses
manières, à la fois galant et respectueux à l’égard Cid jusqu’à nos jours, le duel, cette survivance mondaine des usages
chevaleresques, intervient comme moyen dramatique ; et vous aurez une idée à peu près
suffisante, quoique incomplète, des innombrables répercussions que la vie du monde a
eues et a encore sur les œuvres de nos littérateurs.
Elles n’ont pas toujours été heureuses ; et la revue rapide que nous venons d’en faire
laisse déjà pressentir le mal qu’elles ont pu causer. Le désir de plaire au monde a
poussé maintes fois écrivains et orateurs à sacrifier les qualités fortes et solides aux
qualités douces et brillantes. Il risque d’efféminer et d’amollir ceux qui le prennent
pour guide. Il les mène à l’affectation, à la mièvrerie. Le monde n’apprécie l’art que
rapetissé à sa taille, qui est petite. Il adore le gracieux, le joli ; il a pour le beau
simple une admiration froide, ou plutôt encore une estime de commande ; il ne comprend
guère le sublime. Il peut avoir lin engouement de parade pour une œuvre large et grande
qui a réussi sans lui et peut-être malgré lui ; mais, en général, ce qui est hardi,
puissant, énergique ou violent, le choque, le déconcerte et même l’irrite. Polyeucte fut dédaigné par l’Hôtel de Rambouillet et devait l’être. L’âme du
cercle, le grand homme du petit groupe, ce n’était pas Corneille ; c’était Voiture, un
amuseur. Que d’esprits rétrécis par le goût étroit des salons ! Que de talents affadis
par l’air parfumé qu’on y respire !
A chacun de leurs bons effets nous pouvons opposer une contre-partie. Ils enseignent à
causer, mais ils accoutument à
Ils ont fait apprécier le mérite d’un billet joliment tourné. Mais Balzac et Voiture sont là pour témoigner du vide de ces lettres, ampoulées ou badines, qui sont de purs exercices de rhétorique.
Ils ont fait naître d’aimables pièces de vers. Mais appeler quelqu’un poète de salon, c’est un éloge qui ressemble fort à une critique. Et que de rimailleurs ont gaspillé un temps qui aurait pu être mieux employé, soit à célébrer un petit chien chéri de sa maîtresse, soit à faire pleuvoir un déluge de versiculets musqués sur des Chloris, des Philis ou telle autre victime qu’ils s’étaient choisie !
Ils ont aidé la comédie à remplir la tâche difficile de faire rire les honnêtes gens ;
mais, dans la comédie même, le jeune premier est parfois trop réduit au rôle d’éternel
soupirant. Il perd alors ses qualités sans gagner celles des femmes dont il se
rapproche ; car jamais Hercule n’a dû filer aussi bien qu’Omphale. Chez Marivaux, par
exemple, Dorante ou Lélio (peu importe le nom ; c’est toujours le même personnage sous
des noms différents) est un joli garçon à combler d’aise toutes les jeunes
pensionnaires. Son unique fonction semble être de plaire aux dames, et il s’en acquitte
en conscience. Il les charme par l’élégance d’un langage toujours aussi bien peigné que
lui-même. Il ne leur parle qu’en madrigaux ; il met à leur service un fonds inépuisable
de friandises galantes. Les compliments ne lui coûtent rien. Ce qui lui coûterait, ce
serait d’y renoncer, et je ne sais pas même s’il le pourrait. Feint-on de mépriser les
douceurs dont il est prodigue, il répond, la bouche en cœurLes serments indiscrets, acte I, scène « Il ne s’agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela,
et il serait difficile de vous en faire. »
Le jeu de l’amour et du hasard.
C’est bien cet homme-là qu’on pourrait appeler « un confiseur déguisé ». Lubin, le
paysan, est tout émerveillé de son abondance en doux propos, et il s’écrieLa mère confidente, scène « C’est un plaisir que de l’entendre débiter sa petite marchandise ; il ne dit
pas un mot qu’il n’adore. »
Il arrive à Dorante d’être mécontent, maltraité,
joué par une coquetteL’heureux stratagème, acte 1,
scène ingrate celle qui lui perce le cœur. Il
s’écrie un instant : « J’ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de
colère. »
Mais ne craignez rien ; l’éruption reste à l’état de menace. Il a
beau, une fois seul, se plaindre qu’on l’assassine, qu’on lui plonge le poignard dans le
sein, il supporte avec trop de calme ces blessures mortelles pour inspirer beaucoup de
pitié. On pardonne aisément à l’auteur de l’assassinat.
Que ce paisible amoureux ressemble peu aux héros de notre théâtre contemporain, qui
ferraillent si volontiers avec les femmes à fleuret démoucheté ! Comme il les trouverait
grossiers et sacrilèges, ce paladin vêtu de soie, toujours prêt à baiser la petite main
qui le soufflette ! Est-il en guerre avec le beau sexe ; il ne connaît qu’une façon de
le combattre : c’est de le fuir. Lélio, trahi par sa maîtresse, s’est ainsi sauvé à la
campagne, et, à l’entendre, quand on lui vante une femme aimable, c’est comme si on lui
parlait d’une charmante vipère. Le voilà, semble-t-il, bien armé de haine et de
résolution ! Mais mettez-le en présence de l’ennemi et voyez comme il le ménage, comme
il a peur de l’égratigner. « Si je parlais (dit-il à une… vipère qu’il voit pour
la première fois), il pourrait m’échapper des traits d’une incivilité qui vous
déplairait et que mon respect vous épargne. »
Il aime mieux se taire que
blasphémer. On ne saurait être plus aimable en refusant de l’être, et c’est le cas de
dire des comédies de Marivaux ce qu’on peut appliquer à tant de pièces françaises :
Que jusqu’à : je vous hais, tout s’y dit galamment.
Les méfaits de l’influence mondaine sont plus graves encore, si l’on regarde les genres littéraires qui ont des visées plus sérieuses et plus hautes.
La tragédie, à son souci perpétuel d’élégance et de noblesse, a dû, il faut l’avouer, une fâcheuse monotonie. Elle a péché par là. contre la vérité en même temps que contre la variété. Elle a pu être accusée d’inventer à plaisir ces personnages implacablement guindés qui ne se détendent jamais en un sourire.
Elle a fatigué par un décorum et une solennité qui font regretter souvent des beautés plus simples. Puis, à force de plier ses héros aux règles d’une courtoisie raffinée, elle les a maintes fois affadis et faussés. Boileau signalait aux poètes de son temps le danger de :
Peindre Caton galant et Brutus dameret.
Avis excellent et inutile ! Ils roulaient sur une pente irrésistible. Quand Pyrrhus compare « sa flamme » pour Andromaque à l’incendie de Troie, quand il dit de lui-même :
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ;
j’entends un écho de la société précieuse. Quand je vois encore Racine transformer un Hippolyte ou un Bajazet en petit-maître ou en amoureux élégiaque, digne de figurer dans les galeries de Versailles, je retrouve le monde là où j’aimerais mieux ne pas le rencontrer. Et si le défaut est sensible chez un maître, que sera-ce chez les imitateurs ? Le langage, lui aussi, s’ennoblit à l’excès. Un enfant parle comme un maître des cérémonies.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ? Les vents vous auraient-ils exaucé cette nuit ? Mais tout dort, et l’armée, et les vents et Neptune.
Et, comme le critique professe une préférence nationale pour la sentinelle qui répond
dans Hamlet : ― Je n’ai pas entendu trotter une souris.
« Oui, Monsieur, s’écrie Voltaire, un soldat peut répondre ainsi dans un corps de garde, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation, qui s’expriment noblement et devant qui il faut s’exprimer de même. »
En vertu de ce système, s’agit-il de rendre un détail familier, mais nécessaire ; vite la périphrase académique accourt à la rescousse. Racine a besoin de faire savoir qu’Atalide est cousine de Bajazet. Mais cousine ! Quel mot trivial !
Il dira :
Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;
et les spectateurs devront faire in petto un petit calcul
généalogique. Il veut parler de la robe verte du prophète qu’on arbore chez les Turcs en
cas de péril grave. Cela devient
cet étendard fatal, Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
Devinera l’énigme qui pourra ! Je pourrais citer mille travestissements du même genre ;
je n’en rappellerai qu’un Legouvé (le père), dans sa tragédie La mort de
Henri IV, rencontra sur sa route le mot si connu : « Je voudrais que
chaque paysan pût mettre la poule au pot le dimanche. »
Une poule ! Un pot !
Melpomène fait la moue. Voilà Legouvé fort embarrassé ! Le dimanche même, c’est,
paraît-il, une chose terrible à exprimer en style noble. Il n’est pas jusqu’aux paysans
qui sont bien difficiles à amener dans ce salon qu’est alors la scène tragique. Aussi
quel détour, quel miracle, d’adresse ! Il écrit :
Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos L’hôte laborieux des modestes hameaux Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance, Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.
Ayant élaboré ce logogriphe, Legouvé dut être aussi fier de son ouvrage que Boileau le fut le jour où il eut déguisé sous les plis d’une ample circonlocution son âge et sa perruque. Conséquence extrême, mais logique, de l’idéal aristocratique que poursuivit toujours et réalisa parfois notre tragédie classique !
Si nous passons à l’épopée, Voltaire, dans la Henriade, s’épuise en
tours de force semblables, quoique un peu moins malheureux, pour faire entendre, sans
user des mots du langage courant, la messe et le mystère de l’Eucharistie. Au moment où
le roi abjure, le Christ descend sur l’autel
Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n’est plus.
L’auteur triomphe d’avoir ainsi fait entrer les dogmes théologiques dans le moule de l’alexandrin sans en compromettre la noblesse. Piètre victoire, qui n’empêche pas son poème entier d’être, à cause de son effort persistant pour polir son style et ses personnages, revêtu d’une teinte grisâtre qui efface et les caractères et les événements !
Parlerai-je de l’éloquence religieuse énervée par la crainte de hasarder un mot vif ou un reproche blessant ; du sentiment de la nature entravé dans son expansion et peu à peu étouffé, parce qu’on daignait à peine entrevoir la campagne par les vitres d’un château et qu’il était de mauvais ton de nommer par leur nom veaux, vaches, couvée et villageois aussi ? Dirai-je la critique et l’histoire impuissantes à comprendre les âges barbares, parce qu’elles se les figuraient à l’image des époques civilisées ; la poésie lyrique à peu près tuée en son germe, parce que toute effusion personnelle est d’un homme « mal élevé », ainsi que disait Buffon en parlant de Jean-Jacques ; enfin la vie du peuple et celle de la famille proscrites de la littérature comme choses basses et indignes de son attention ? Tout cela est connu, mais prouve avec quel soin il faut étudier, sous les deux faces qu’ils présentent, les résultats de l’influence mondaine.
Ainsi la préciosité est un des fruits ordinaires de la vie mondaine. Mais elle n’a pas
toujours le même caractère. Autre elle fut dans la chambre bleue de l’hôtel de
Rambouillet et aux Samedis de Mlle de Scudéry ; autre encore, au
temps de Fontenelle et de Marivaux, quand le fin, le pensé, comme on disait, sont devenus à la mode et trahissent une société
d’esprit plus subtil et plus quintessencié que celle du siècle précédent.
Il importe de savoir s’il y a une cour et quel est le ton donné par elle. La cour de
Louis XIV jeune est brillante et féconde en ballets, comédies, fêtes galantes ; celle de
Louis XIV vieilli est morose et vouée aux sermons, aux tragédies bibliques, aux
querelles de théologie ; celle du Régent provoque et encourage une littérature
décolletée et même débraillée. Un salon n’agit point de même sur les intelligences, s’il
est présidé par une grande dame ou par une bourgeoise, par une femme de vie régulière pu
par une célébrité du demi-monde ; ceux qui fréquentaient chez Ninon de l’Enclos étaient
certainement poussés en un autre sens que les hôtes habituels de la protestante Mme Necker. N’est-ce pas Sainte-Beuve qui a dit que l’Abbaye-au-Bois où
Mme Récamier trônait dans le demi-jour, comme une sainte dans sa
chapelle, était de nuance gris-perle ?’ On n’en pourrait certes pas dire autant du salon
de Mme de Staël en son château de Coppet ; il était de teinte plus
vive.
Il faut toujours chercher, pour chacun de ces petits milieux fermés, quel en a été le grand homme, le favori, le Dieu mortel ; si la préoccupation dominante y fut politique, littéraire, philosophique ; si la société qu’il admit fut triée sévèrement ou mêlée, nationale ou cosmopolite, parisienne ou provinciale, etc.
Mais ce n’est pas encore assez de parcourir et de définir avec précision les salons
d’une époque. A côté d’eux existent, sans parler des assemblées qui ont, comme les
Académies et les cénacles, un but spécialement littéraire, d’autres lieux de réunions
Preuve en soit, à la fin du règne du grand Roi, ce groupe mal famé de libres viveurs et
de libres penseurs, qui soupe, rime et s’ébaudit au Temple autour des princes de
Vendôme, entretient à huis clos un esprit de moquerie, d’impiété, de révolte et rattache
ainsi, comme un chainon vivant, la Fronde, qu’il rappelle, à la Régence, qu’il annonce.
Un peu plus tard, le Club de l’Entresol rassemble un certain nombre de réformateurs en
chambre qui donnent là carrière à leurs rêves et même à leurs utopies. Puis les cafés
deviennent des lieux de discussion, rendez-vous d’oisifs, de littérateurs, de critiques,
de nouvellistes. Michelet prétend quelque part que, si le e
En ces endroits-là où il n’y a point de femmes et où les conventions mondaines sont réduites à leur plus simple expression, la conversation est plus hardie, plus débridée que dans les salons. Elle ne craint pas de remuer des idées ; d’aborder les grosses questions politiques et religieuses, si bien que la police croit utile de s’y glisser, invisible et présente, et que pour la dépister on invente un argot incompréhensible aux profanes. L’âme s’y appelle Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ; Dieu, M. de l’Être. Qui sait si ce n’est pas dans ces foyers d’agitation philosophique que les écrivains du temps apprirent à se serrer les uns contre les autres, à former malgré leurs querelles un parti compact, à concentrer leurs forces éparpillées dans cette œuvre énorme et collective que fut l’Encyclopédie ?
En notre siècle aussi, comment faire l’histoire de la chanson sans aller la chercher
dans les nids où elle gazouillait avant de s’élancer à travers l’espace, dans le Caveau,
séjour de la gaudriole au temps de Désaugiers et de Béranger, et, naguère, Trente ans
de Paris, p. 88.« vrai salon littéraire, le salon où des
gens de lettres ou se croyant tels s’assemblent une fois par semaine pour dire de
petits vers, en trempant des petits gâteaux secs dans un petit thé, ce salon a bien
définitivement disparu. »
Je ne suis pas aussi sûr qu’il l’était de cette
disparition ; je croirais plutôt à une transformation ; mais il est bien certain que
telle brasserie, comme celle qu’il nous décrit dans le même livreIbidem, p. 240.Souvenirs et portraits de jeunesse,
p. 186.
Qui saura suivre ainsi dans ses variations sans fin la vie mondaine comprendra pourquoi la littérature française diffère si profondément de la littérature anglaise ou allemande durant notre période classique, et pourquoi elle s’en rapproche à partir du romantisme.
§ 1. — Quand on regarde de haut l’histoire religieuse de la France, on s’aperçoit bien vite de deux grands faits qui s’en dégagent : l’un, c’est que du moyen âge à nos jours l’Église catholique perd peu à peu sa puissance, ses privilèges, son autorité sur les esprits ; l’autre, c’est qu’elle passe par des alternatives de grandeur et de décadence qui se succèdent avec une parfaite régularité.
Voici la marche ordinaire des choses : si nous prenons pour point de départ une époque
où elle est maîtresse incontestée des âmes, par exemple l’époque des premières
croisades, nous la voyons d’abord, dans la plénitude et l’orgueil de sa force, faire
peser un joug de fer sur les consciences, régenter la société civile, essayer de
gouverner à la fois et les rois et les peuples, se faire l’arbitre de la paix et de la
guerre, s’ériger en dépositaire unique et infaillible de la vérité tant religieuse que
scientifique. Mais sous cette oppression s’éveille le désir de la liberté ; des abus de
pouvoir provoquent le mécontentement ; et ce sont d’abord des attaques sourdes, des
railleries légères ; l’ironie, l’arme des faibles, est tournée contre les prêtres, les
moines, les prélats ; puis les attaques se font plus vives, plus hardies, plus
franches ; de la satire contre les personnes et la discipliné ecclésiastique, on passe à
la critique du dogme ; on vise ainsi la religion au cœur. C’est alors une lutte très
vive contre les hérétiques, contre les incrédules ; et jusqu’au e
A partir du e
On peut suivre de siècle en siècle cette série d’actions et de réactions. Au
ee
C’est alors que se produit le grand schisme ; la tunique sans couture est déchirée ; il
existe à la fois deux et trois papes qui se foudroient mutuellement. L’Église est ainsi,
durant tout le e
Tel est le résumé rapide des phases que l’Église traverse en France au moyen âge. Si j’ai pris la peine de les rappeler, c’est que la littérature passe à la même époque par des phases tout à fait semblables.
Au début, toutes les œuvres littéraires sont pleines d’une piété sincère et naïve. Les chansons de geste respirent l’héroïsme religieux des croisades. Les héros dont elles disent les exploits finissent par devenir des saints. Charlemagne arrête le soleil comme Josué ; il a un ange à ses côtés qui le guide de ses conseils ; il reçoit du ciel des songes qui l’avertissent de ses périls futurs ! Guillaume d’Orange, dans sa vieillesse, se retire en un couvent qu’il a fondé et devient après sa mort saint Guillaume du Désert. Renaud de Montauban termine une vie d’aventures par une pénitence étrange qu’il s’inflige ; il se fait maçon pour travailler à bâtir la cathédrale de Cologne et il meurt martyr, assassiné par des ouvriers jaloux qui ne lui pardonnent pas de porter à lui seul des pierres que quatre d’entre eux ne pourraient soulever. A chaque instant éclate la foi ardente des auteurs et des auditeurs. Les reliques opèrent des miracles. Durandal, l’épée de Roland, doit sa trempe merveilleuse, qui lui permet de trancher le marbre, à un cheveu de la Vierge dont sa garde est munie. Guillaume d’Orange, sur le point de combattre un géant musulman, est rendu invulnérable par un bras de Saint-Pierre qu’on promène sur tout son corps ; seulement on a oublié une petite partie de sa personne, son nez, qui sera coupé dans la lutte, ce qui lui vaudra le surnom de Guillaume au court nez. Voyez alors tous ces chevaliers aller à la bataille : ils se confessent, se font bénir et absoudre par les évêques qui, comme Turpin, combattent les Infidèles à coups de sermons et à coups d’épée. Quand ils meurent sur le champ de bataille, loin des secours de la religion, ils communient, faute d’hostie, avec trois brins d’herbe mis en croix ; moyennant quoi ils vont tout droit en paradis, conduits par les anges qui sont descendus tout exprès du ciel pour chercher leurs âmes.
Même caractère de foi robuste et naïve dans les autres œuvres Contes dévots, annoncent l’intention d’exciter
à la piété, et l’auteur nous apprend même que le diable voulut un jour l’étouffer, tant
le Malin redoutait le bien que ce livre allait faire. Quand on les ouvre, après cet avis
au lecteur, on est tout étonné d’y trouver des scènes égrillardes, des peintures fort
peu édifiantes. Les personnages meurent en état de grâce ; mais ils vivent tout
autrement ; et, s’ils finissent par arriver au paradis, il faut avouer que c’est par des
chemins singuliers et après un véritable voyage en zigzag. N’importe ! Le sérieux de
l’auteur ne se dément pas et à travers tous les incidents scabreux il ne perd point de
vue son but, qui est d’amener des fidèles à la benoîte Vierge Marie.
En ce temps-là encore l’histoire n’est guère sortie des cloîtres ; la philosophie se confond avec la théologie ; le théâtre n’est qu’un appendice aux cérémonies du culte ; il se borne à rendre visibles les histoires de la Bible et de l’Évangile. L’Eglise règne bien sans conteste dans la littérature.
Les choses vont ainsi jusqu’au milieu du treizième siècle. Mais alors l’accord se brise entre l’Église et les écrivains. Voici déjà Rutebœuf qui flagelle à tour de bras jacobins et cordeliers. Voici plus tard Jean de Meung, qui met en scène dame Raison et dame Nature, deux dames peu orthodoxes qui reparaîtront de compagnie au temps de Voltaire et de Rousseau. Voici le pape qui nous apparaît sous les traits de Renart, le maître fourbe, croquant de pauvres poules qui n’en peuvent mais. Voici des fabliaux moqueurs qui choisissent pour victimes les curés et les nonnes et qui parlent de l’autre monde en termes fort peu révérencieux. On croirait entendre déjà les sarcasmes des réformateurs ou même les plaisanteries voltairiennes.
Cependant l’Église parvient à ressaisir l’autorité qui lui échappait ; et au quinzième
siècle des œuvres remarquables, comme l’Imitation de Jésus-Christ,
comme les discours et les miracles et de mystères que les pièces ont gardé ;
mais à la fin du moyen âge le nom devient menteur ; il couvre des sujets empruntés à
l’histoire nationale, aux romans d’aventure, à la vie de tous les jours et même aux
fables païennes. Le Mystère de Troie la Grand annonce que la
Renaissance est proche et que l’Église est menacée de perdre l’ascendant qui lui reste
encore.
§2. Dès les premières années du seizième siècle, elle engage en effet une lutte
formidable avec l’esprit classique, avec les idées païennes, avec les systèmes de la
philosophie antique, avec les souvenirs des premiers siècles du christianisme. Depuis
cette époque son histoire peut se résumer ainsi : Deux grandes
défaites ; l’une, c’est la victoire de la Renaissance et de la Réforme ; l’autre,
c’est le triomphe des philosophes du dix-huitième siècle et de la Révolution. Mais
aussi, au lendemain de ces deux défaites, deux grandes restaurations
catholiques ; l’une qui commence avec la création de la Compagnie de Jésus et la
réunion du Concile de Trente, qui se continue avec le retour à la discipline austère
parmi les Oratoriens et les solitaires de Port Royal, qui aboutit à la fougueuse
intolérance de Bossuet, aux dragonnades et à la révocation de l’Édit de Nantes ; l’autre
qui commence avec les théories ultramontaines d’un Bonald et d’un Joseph de Maistre, qui
continue avec la brillante apologie du catholicisme par Chateaubriand, avec le
Concordat, avec les tirades éloquentes de Lamennais contre l’indifférence religieuse,
Depuis lors, suivant les moments et les besoins, l’Eglise a essayé soit de faire alliance avec la démocratie montante, comme on l’a vu un instant lors de la révolution de 1848 et dans les premières années du pontificat de Léon XIII, soit, ce qui est plus conforme à sa tradition, d’enrayer la marche du peuple en s’unissant aux partis conservateurs, représentants, comme elle, du passé. Ainsi depuis 1830, en notre siècle où les courants contraires se sont succédé avec rapidité, où les vagues d’idées ont été, pour ainsi dire, plus courtes, on compte en moins de cinquante ans trois de ces coalitions avec les forces de résistance ; l’une après la première explosion de socialisme qui menaça la société bourgeoise, c’est-à-dire au lendemain des journées de juin 1848 ; l’autre après la seconde grande levée du prolétariat, lors de la Commune de 1871 ; la troisième enfin qui a commencé de 1885 à 1890 et qui dure encore, causée par les craintes que le progrès des nouvelles théories sociales inspire aux détenteurs des derniers privilèges.
Si l’on voulait suivre durant ces quatre siècles les influences diverses de la religion sur la littérature, c’est un livre entier qu’il faudrait écrire. Je choisis seulement deux époques, l’une où l’Église est à la fois soutenue par le pouvoir civil et acceptée, comme maîtresse par la majorité de la nation ; ce sera la fin du dix-septième siècle ; l’autre où l’Église a encore pour elle l’autorité séculière, mais où elle sent son ascendant sur les âmes contesté et menacé par la plupart des écrivains ; ce sera le milieu du dix-huitième siècle.
Sous le règne de Louis XIV, sûre de son appui, en harmonie avec les convictions des
contemporains, elle a la haute main sur la littérature. La chose est sensible, surtout
quand le roi, devenu vieux, tourne à la dévotion, quand, docile exécuteur des volontés
du clergé orthodoxe, il chasse les protestants, persécute les quiétistes et les
jansénistes, menace les Juifs d’expulsion. Dans les vingt dernières années du siècle,
une teinte catholique s’impose à toutes les œuvres qui se publient. La Bruyère termine
ses Caractères par un chapitre dirigé contre les esprits l’amour de Dieu. Je
ne parle pas des évêques, tels que Bossuet et Fénelon, qui brillent au premier rang des
orateurs et des écrivains de l’époque. Je ne parle pas de la controverse, qui est alors
uniquement religieuse ou littéraire. La domination de l’Église se montre à d’autres
signes. Dans les premières années du règne, l’éloquence de la chaire avait une rivale
dans la poésie dramatique. C’est même un des traits les plus caractéristiques de
l’époque, que cet équilibre qui se maintenait entre la scène et l’autel. Molière et
Racine faisaient échec aux prédicateurs. Tartufe attirait autant de
monde que les sermons de Bourdaloue. Mais Molière est mort et l’Église, qui depuis la
Réforme traite le théâtre, son fils légitime, mais émancipé, en véritable marâtre,
poursuit la comédie de ses anathèmes. Elle s’écrie par la bouche de Bossuet : Malheur à
vous qui riez ! et elle montre la main du Dieu vivant venant frapper jusque sur les
planches cet histrion qui fut l’auteur du Misanthrope. Si elle est
moins sévère pour la tragédie, elle l’engage dans une voie nouvelle, elle la pousse à
puiser son inspiration dans la Bible, à se faire chrétienne, et c’est ainsi que Racine
converti, repentant de ses œuvres profanes, compose Esther et Athalie. La philosophie s’est christianisée comme le théâtre. L’Eglise
avait vu avec peine et défiance Descartes mettre à la portée de tout le monde des
discussions réservées jusqu’alors aux initiés ; et tout d’abord, bien que Descartes eût
professé le plus pur spiritualisme, bien qu’il eût pris l’existence de Dieu pour preuve
de l’existence du monde, ses doctrines avaient inquiété les théologiens et elles avaient
été proscrites de l’enseignement. Cependant l’Église avait bientôt trouvé avantage à
absorber, à s’approprier cette philosophie conforme aux dogmes ; si vous cherchez quels
sont les philosophes du temps, vous rencontrez le Père Malebranche, Bossuet, Fénelon.
Ces noms seuls sont significatifs. La philosophie apparaît avec eux comme une sœur
timide et soumise de la théologie. L’histoire, elle aussi, se fait alors au profit et
sous la direction de l’Église : c’est Bossuet qui, dans son Discours sur
l’histoire universelle montre le catholicisme comme le terme triomphal où
aboutissent toutes les civilisations de l’ancien monde ; ce sont les Bénédictins
Un demi-siècle plus tard, quel changement ! Contre l’Église, l’esprit d’indépendance, disons plus, l’esprit de révolte a soufflé, et toute la littérature reflète cette hostilité.
Au théâtre, des tirades contre la fourberie et la cruauté des prêtres ;
Notre crédulité fait toute leur science,
disait déjà, dans l’Œdipe de Voltaire débutant, un personnage qui
n’est visiblement que le porte-parole de l’auteur. Et dès lors, qu’il nous transporte en
Arabie avec Mahomet, en Amérique avec Alzire, en Chine ou en Palestine, tous les héros
du poète viendront tour à tour prêcher le déisme et la tolérance.
« Les meilleurs prédicateurs de l’Empire, disait Voltaire, sont les auteurs
dramatiques. »
Mais il faut ajouter qu’ils prêchent tout autre chose que
l’orthodoxie catholique. Si le théâtre par une revanche imprévue fait à son tour la
guerre à la religion, la philosophie, elle aussi, se pose en ennemie de la foi. Le nom
de philosophe est alors synonyme d’esprit fort, de libre-penseur. Les théories soutenues
n’ont plus l’innocence du système de Descartes ; on ne pourrait plus dire des
philosophes qu’ils sont des théologiens sans le savoir ; sensualisme, matérialisme les
emportent à cent lieues de la doctrine chrétienne. La poésie chante la loi
naturelle et flétrit le fanatisme ; le roman, hardi dans ses propos comme dans
ses peintures de mœurs, raille tant qu’il peut l’idéal monastique. La morale se proclame
indépendante de la religion. L’histoire ne prétend plus dérouler une suite de miracles
opérés par la Providence, mais bannit le surnaturel de l’évolution humaine, pousse
jusqu’à l’injustice la sévérité envers rëglise, et n’est pas loin de voir une marque de
folie dans l’aveugle piété du moyen âge. Chose plus curieuse encore, et qui montre à
quel point la source des sentiments religieux est alors tarie ! L’éloquence sacrée, si
retentissante au siècle précédent, se tait ou du moins ne trouve guère de voix
énergiques qui viennent du cœur et qui aillent au cœur.
eHenriade coupable de flétrir la Saint-Barthélemy et de célébrer
Coligny, un huguenot. La Sorbonne, c’est-à-dire la faculté de théologie, censure un
conte (Bélisaire) où Marmontel s’est permis de prêcher la tolérance et
parmi les propositions qu’elle condamne se trouve celle-ci : « On n’éclaire pas
les esprits avec des bûchers »
. Les lettres de Voltaire sur l’Angleterre, où
il vulgarise les idées de Locke et les découvertes de Newton sur la gravitation
universelle sont lacérées et brûlées solennellement ; l’ouvrage a été déclaré
scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux puissances.
Mais l’Église a beau multiplier ces entraves à l’indépendance de la pensée ; les
écrivains éludent les barrières et ne voient dans la gêne qu’on leur impose qu’un grief
de plus contre la religion.
§3. — On voit assez quel caractère différent prennent tous les genres littéraires,
suivant que l’époque est religieuse ou antireligieuse. Mais il ne suffit pas de
constater vaguement le mouvement qui emporte la société dans l’un ou dans l’autre sens.
Les mots Eglise et religion ne sont pas assez précis. Ils désignent
des sectes et des doctrines distinctes et l’historien doit tâcher de démêler les effets
produits sur la littérature par la domination de tel parti ou de tel dogme religieux. Il
est évident que jésuites, jansénistes, quiétistes imprimeront des caractères spéciaux
aux œuvres écrites sous leur inspiration. Il est plus évident encore que catholiques et
protestants n’auront pas la même conception de la vie et de l’art.
Ainsi avec les jésuites, si nous les considérons surtout au dix-septième et au
dix-huitième siècles, domine une piété fleurie, qui ne déteste ni les plaisirs du monde
ni les agréments du style. Une chapelle bâtie et ornée à leur gré ressemble à une salle
de théâtre, tant le bariolage des couleurs, l’éclat des marbres et des dorures, la
profusion des statues sont calculés
Les jansénistes, au début surtout, dans la ferveur de leur austérité puritaine,
n’admettent point pareil alliage. Ils bannissent de leurs écrits et de leurs sermons la
vanité, le désir de briller. Ils condamnent les ornements qui gâtent, ’suivant eux,,
l’éloquence chrétienne. « Ces fleurs, disait l’un, nuisent aux fruits et
l’auditeur s’amusant à la gentillesse des paroles ne s’applique qu’à demi à la vérité
des sentences. »
— « C’est, dit un autre, une éloquence babillarde qui dit
tout et ne persuade rien ». Critiques sévères, ils déclarent qu’il faut viser au cœur,
non à l’esprit ; ils blâment ces gens qui auraient laissé déborder le torrent des vices
et périr le christianisme sans s’échauffer, de peur qu’un mot bas ou familier ne vînt à
leur échapper ou que la symétrie de leurs périodes ne fût rompue. Par réaction contre
l’éloquence académique, Port-Royal court à l’extrémité opposée. L’art lui devient
suspect ; tout ce qui brille lui semble mauvais ; les grands mouvements comme le grand
éclat sont proscrits. « C’est aux académistes de bien parler, dit Saint-Cyran ;
il suffit que le style n’ait rien de choquant »
. On obtient ainsi une
éloquence grave, mortifiée, vraiment pénitente, un tissu solide, mais gris et terne sur
lequel rien ne se détache. Le style janséniste (exception faite pour Pascal qui, étant
un militant, recourt aux moyens du monde, afin de gagner le monde) est en général sain,
judicieux, exact, correct ; mais il manque de brillant, de vigueur, de sobriété aussi.
« Les jansénistes, disait Voltaire, ont la phrase longue »
. Or,
qualités et défauts tiennent à l’idée
Faut-il passer à une autre secte catholique ? Le quiétisme consiste à s’anéantir en
Dieu, à chercher le parfait repos dans l’extase, à s’enivrer, pour ainsi dire, de la
contemplation des mystères, à endormir la volonté dans ce qu’il appelle le pur amour.
Or, le style quiétiste, tel qu’il nous apparaît dans Mme Guyon ou
dans Fénelon, est en harmonie avec cette doc trine mystique. Exaltation douce, onction,
tendresse, élans de sensibilité, voilà ce que nous trouvons chez la prophétesse et chez
l’évêque.
Plus visible est encore l’influence littéraire des idées religieuses, quand on passe
des catholiques aux réformés. Je n’oublie pas que le protestantisme s’est brisé en une
quantité infinie d’Églises et que de l’une à l’autre la distance est souvent
considérable. Malgré leur base commune, le calvinisme et le luthéranisme, pour n’en pas
citer d’autres, se sont violemment combattus et leur action sur les âmes et sur la
littérature n’a certainement pas été la même. Faisons toutefois abstraction pour un
instant de la multiplicité des sectes, et mettons en un bloc tous les chrétiens qui se
sont détachés de l’obédience romaine depuis le eGénie du Christianisme, qui n’est au fond et encore partiellement
que le génie du catholicisme, il défendit sa religion en montrant qu’elle était
artistique, aimable, qu’elle avait des fêtes charmantes, des cérémonies touchantes, des
beautés extérieures de toute espèce. J’ose dire que l’idée d’une pareille apologie ne
fût pas venue à un protestant. Les écrits des
Si du reste on considère, non plus un cas particulier, mais l’ensemble, comment n’être
pas frappé des caractères qui distinguent les Réformés français ou parlant français du
reste de la population française ! Une crainte de l’art dramatique, si puissante et si
durable, que les Genevois, il y a cent ans, brûlèrent la première salle de spectacle qui
se fut élevée sur leur territoire, et que la création d’un théâtre dans la ville de
Lausanne rencontra, voici une trentaine d’années, une vive opposition religieuse ; un
goût persistant pour le roman sérieux, moral et volontiers prêcheur ; une philosophie,
qui, grâce à l’élasticité de la doctrine protestante, n’a pas eu besoin, comme en pays
catholique, de secouer un joug pesant et est demeurée par cela même en bon accord avec
la théologieInfluence de la Suisse romande sur la France (Recueil de
l’Université de Lausanne, 1890).
On peut dire que la façon de penser et d’agir d’une population en est modifiée jusqu’en
ses profondeurs. Les nations réformées ont (ce n’est pas un vain jeu de mots) l’esprit
réformiste ; elles concilient la tradition et l’innovation ; elles ne croient pas qu’il
faille créer un abîme entre l’avenir et le passé ; en détruisant
Les nations catholiques ne savent pas marcher posément ; elles se meuvent par bonds et saccades ; elles passent de la soumission absolue à la révolte complète, et réciproquement ; elles vont presque incessamment d’un extrême à l’autre ; elles disent volontiers, comme l’Église qui les a conquises et façonnées : Tout ou rien. Elles sont tour à tour routinières et révolutionnaires. Elles ont de superbes élans en avant, suivis non seulement de piétinements sur place, mais de longs retours en arrière.
Et quand même on dirait que ces nations sont restées catholiques ou devenues protestantes, parce qu’elles devaient déjà soit à la race, soit au climat, une sorte de prédestination à cette différence de culte ; quand même on ferait ainsi remonter à une cause commune leurs préférences religieuses, politiques, morales, esthétiques, il n’en serait pas moins vrai que leurs croyances sur l’au-delà et sur la destinée humaine, cristallisées dans des institutions permanentes et dans des pratiques séculaires, ne peuvent que maintenir et renforcer leur tempérament primitif.
Elles sont si puissantes, ces habitudes imposées à la pensée par le catholicisme et le protestantisme, que la foi peut disparaître sans que le caractère national ou individuel perde le pli ainsi contracté. Il n’est pas difficile de retrouver l’onction et parfois le patelinage ecclésiastique chez des hommes qui, élevés au séminaire et destinés à entrer dans les ordres, ont abandonné cette carrière. Alphonse Daudet a pu dire de Renan qu’il ressemblait à une cathédrale désaffectée. Il n’est pas difficile non plus de retrouver un fond de gravité et de sévérité protestantes chez des hommes, qui, vivant à Paris, dans un milieu sceptique, ont jonché leur route des débris de leur orthodoxie. Le critique Schérer en fut un exemple frappant.
Si la tournure d’esprit varie ainsi d’une secte à une autre, elle se transforme aussi dans la même secte d’époque à époque.
La chose est sensible même dans le catholicisme, malgré sa Sottisier.« Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons
bien rendu »
. — Et, en effet, non seulement chaque civilisation, chaque
siècle, se représente Dieu à sa façon et le modèle d’après son idéal ; non seulement on
peut répéter en ce sens, après Renan : — Dieu n’est pas ; il devient ― ; mais encore le
Dieu des catholiques, si bien défini qu’il paraisse par la théologie orthodoxe, s’est
incessamment modifié.
Telle ou telle de ses faces est tour à tour mise en lumière. Rabelais, qui était curé
après tout, écrivait : « C’est celluy grand bon piteux Dieu, lequel créa les
salades, harans, merlans, etc., etc., item les bons vins. »
Il voyait en lui,
ce jour-là du moins, un être paterne et débonnaire, assez semblable à celui que Béranger
appela plus tard le Dieu des bonnes gens. Tout autre est le Dieu de Louis XIV et de son
temps. C’est un Dieu abstrait, qui parle à l’intelligence et peu au cœur. Il est le
grand architecte de l’univers ; il a créé et il maintient les lois qui le régissent ; il
y est soumis lui-même ; il est l’esclave de sa volonté une fois exprimée ; car il ne
connaît pas le caprice ni le changement. C’est un Dieu grand plus encore qu’un Dieu bon.
A l’égard des hommes, il est comme un souverain absolu envers qui ses sujets ont des
devoirs sans avoir de droits. Il peut sauver qui il lui plaît ; il peut avoir damné dès
l’éternité des pécheurs encore à naître ; c’est le mystère de la grâce et de la
prédestination sur lequel le eOraisons funèbres, représente comme des ennemis du Tout-Puissant,
comme des rebelles à l’autorité divine, tous ceux-qui en Angleterre ont ébranlé et
renversé le trône des Stuarts, tous ceux qui en France ont, au temps de la Fronde,
réclamé tumultueusement des libertés ; Dieu apparaît ainsi comme le garant de l’ordre
social, comme le protecteur particulier de la royauté de droit divin.
La religion ainsi comprise n’est pas un principe de vie intérieure, de perfectionnement
moral, d’amour pour ses semblables. Elle a quelque chose de raide et d’impérieux ; elle
se contente aisément de pratiques conventionnelles qui n’entraînent pas une conduite
conforme aux préceptes de l’Évangile, d’un culte pompeux qui admet bien des
accommodements avec le monde. Il découle de là de curieuses conséquences littéraires. On
est souvent étonné que le e
Chez toutes les sectes, quoiqu’elles aient gardé certains traits constants, il s’est
produit des variations analogues dans la façon de concevoir les rapports de l’homme avec
le divin et par suite avec la vie et l’art. La littérature réformée n’est pas
§ 4. — Il faudrait ici mettre en regard la contre-partie, l’action de la littérature sur la religion.
Il est évident qu’elle s’est exercée tantôt pour, tantôt contre elle. Je crois peu
utile de démontrer qu’elle a souvent opéré sur la foi comme un acide dissolvant. On
prête à Voltaire ces paroles : « Je m’ennuie d’entendre dire que douze hommes ont
suffi à établir le christianisme ; je veux prouver qu’un seul homme peut suffire à le
détruire. »
Il est possible que ces mots, comme tant d’autres mots
historiques, n’aient jamais été prononcés. Mais il est certain qu’ils résument la
campagne entreprise par Voltaire et menée par lui durant sa vie entière avec une
indomptable persévérance. Avec lui et avec la plupart des philosophes du siècle dernier
la littérature travailla (on sait avec quelle passion et quel succès) à délivrer la
raison humaine du joug pesant des dogmes, et c’est pourquoi depuis lors toute réaction
religieuse en France s’annonce par un nouvel écrasement posthume de Voltaire et de ses
compagnons d’armes.
En ces moments où le mouvement de l’évolution, comme
L’Eglise catholique pourrait par suite répéter du corps des écrivains ce que Corneille disait de Richelieu :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ; Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.
Mais si, suivant les temps, les lettres ont desservi ou servi la religion, si tour à
tour elles ont raillé dans Tartufe l’hypocrisie dévote et dans
M. Homais l’incrédulité niaise, on peut se demander, en considérant la série des
siècles, ce qui l’emporte en somme de leurs effets destructeurs ou réparateurs.
Question difficile, à laquelle il est peut-être nécessaire de répondre par un subtil
distinguo. Il semble que la littérature désagrège lentement en la
religion ce qu’elle a de dogmatique et d’impératif, ce qui en est comme la charpente
osseuse. Il semble en même temps qu’elle dégage et rende de plus en plus visible ce qui
en est l’âme, l’essence, je veux dire le sentiment religieux qu’éveille soit notre
ignorance de l’origine et de la fin des êtres, soit le contraste de notre existence
éphémère et de notre faiblesse avec la perfection et l’éternité que nous rêvons.
« Épaississez-nous donc un peu la religion qui s’évapore à force d’être
subtilisée. »
Chateaubriand a « romancé » le christianisme et l’a fleuri de
fleurs parfois artificielles. A plus forte raison, des écrivains, indifférents ou
hostiles, ont-ils introduit soit des tendances soit des idées hérétiques. Le théâtre et
le roman ont singulièrement ébranlé le crédit de la morale ascétique, et les auteurs
dramatiques, traités par Nicole d’empoisonneurs d’âme et maudits par Rousseau avec une
égale âpreté, ont fait éclore en bien des cœurs les premiers germes de rébellion à
l’égard des préceptes du catéchisme. La littérature, sans être aussi redoutable pour les
dogmes que la science l’a toujours été par sa ferme volonté de ne rien admettre qui ne
soit prouvé, est devenue, elle aussi, dangereuse pour eux, à mesure qu’elle a été
pénétrée de l’esprit scientifique ; l’histoire, la philologie, la philosophie, armées de
méthodes sévères, ont critiqué les faits, les textes, les conceptions qui s’offraient à
leurs regards aigus dans les livres dits sacrés, et nul n’ignore l’abatis qui s’en est
suivi de légendes et d’erreurs données comme des vérités révélées. Le libre examen s’est
ainsi peu à peu propagé, et les laïques, les profanes, réclamant le droit de dire toute
leur pensée, ont fait lentement prévaloir cette grande idée de tolérance qui est le
contrepied du pouvoir absolu que l’Église s’arrogeait jadis sur les intelligences. La
littérature a certainement contribué pour une large part à cet effritement de l’autorité
dans le domaine spirituel, et l’Église s’en est bien rendu compte. Ce n’est pas sans
motif qu’après avoir protégé les lettres dans les siècles où elles végétaient, dociles
comme des enfants, dans la tranquillité close des, monastères, elle les a poursuivies de
son hostilité, combattues, condamnées, une fois que, douées par l’imprimerie d’une force
inouïe d’expansion, elles se sont lancées hardiment à travers le
§ 5. — Il me paraît superflu d’insister plus longuement sur la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes religieux ; mais je voudrais encore résumer les principales opérations qu’elle commande à l’historien d’une littérature.
Il faut suivre en chaque époque l’histoire de l’Église, noter si son influence allait croissant ou décroissant, dans quelles limites elle était contenue, et si elle a rencontré un de ces points d’arrêt qui se trouvent d’ordinaire pour toute puissance au lendemain d’un triomphe et d’un excès de prétentions.
Il faut relever le caractère spécial qu’a revêtu alors le catholicisme ; quelle secte, quel ordre y dominait ; quel saint, quel grand homme du passé y était pris pour modèle ; quelle face du dogme y était exposée en plein jour et quelle laissée dans l’ombre ; si la première place y était donnée à l’Ancien ou au Nouveau Testament ; s’il s’adressait de préférence au peuple ou bien à telle ou telle classe privilégiée ; s’il voulait parler à la raison, au cœur, à l’imagination, aux sens ; quels étaient les ; sujets de controverse où il se complaisait, etc. Il faut regarder de près l’organisation de l’Église ; savoir si elle fut gallicane ou ultramontaine ; en quel sens le pape la poussa ; quels furent ses rapports avec l’État, sa richesse, ses moyens d’action ; quelle part elle eut dans l’éducation de la jeunesse en général et des écrivains du temps en particulier.
Il faut soumettre à une enquête analogue chacune des sectes qui ont alors existé, et
tracer ce que j’appellerai l’aire religieuse de l’époque ; j’entends
l’espace compris entre les points extrêmes atteints par la foi et par l’incrédulité. Ces
limites se déplacent incessamment d’une génération à une autre ; tel qui fut rangé parmi
les mécréants peut, vingt ans après, sans avoir
Ce qu’il importerait surtout de connaître, c’est l’importance relative des différents groupes. La statistique en est, je l’avoue, fort difficile à dresser dans la plupart des cas. Même de nos jours, pour les cultes reconnus par l’État, catholiques, réformés, israélites, les chiffres recueillis par les recensements officiels sont sujets à caution, et quand il s’agit de supputer en un moment donné le nombre des diverses variétés de libres-penseurs, la difficulté devient à peu près insurmontable. Il faut bon gré mal gré se contenter d’approximations, et il en est de même lorsqu’on veut se rendre compte des sympathies plus ou moins déclarées que les hommes de certains temps ont eues pour des religions anciennes ou lointaines. Il est pourtant nécessaire et intéressant de savoir que, par exemple, lors de la Renaissance, il y a eu un réveil du paganisme dont on trouverait la trace dans l’œuvre de Ronsard et de bien d’autres : qu’au dix-huitième siècle les surates du Coran ou les maximes de Confucius, témoin les écrits de Montesquieu, de Voltaire, du marquis d’Argens, ont eu parmi les philosophes une sorte de popularité ; que dans notre siècle le bouddhisme, preuve en soit la poésie de Leconte de Lisle ou de Jean Lahor, a rencontré en France des amis et presque des fidèles.
La littérature reflète toujours ces fluctuations des opinions religieuses, et les sujets traités, les tendances, le ton, le style des œuvres littéraires en portent la marque ineffaçable.
§ 1. — Il serait oiseux de prouver que les mœurs influent sur la littérature, puisque la littérature se donne souvent pour tâche de les reproduire. Il ne me semble pas beaucoup plus nécessaire de prouver que la littérature réagit à son tour sur les mœurs : on sait assez que les personnages créés par les poètes ou les romanciers servent fréquemment de modèles aux jeunes gens ; que les sentiments ou les idées exprimés dans des ouvrages qui réussissent peuvent devenir ainsi des motifs d’action. D’ailleurs l’institution de la censure, la police de la presse, la loi qui permet de déférer aux tribunaux les livres trop scandaleux sont autant d’actes de foi dans l’effet moral, ou, si l’on veut, immoral que peuvent avoir certaines œuvres.
Mais si la liaison de l’état moral et de l’état littéraire d’une société n’a pas besoin d’être démontrée, on se heurte, quand on veut la préciser, à plusieurs difficultés.
La première est de connaître exactement l’état moral d’une société à un moment donné.
Rien qui varie davantage d’une époque à une autre. Sans doute, on entend dire à chaque
instant : « Le cœur humain est toujours le même ; les vertus et les vices d’aujourd’hui
sont ceux d’hier et ceux de demain. Nous n’avons rien inventé depuis les anciens en fait
d’orgueil, de sensibilité, de cupidité. » — Cela est vrai et faux à la fois. Oui, les
passions essentielles qui poussent l’homme, comme les vents qui font mouvoir les ailes
du moulin, sont à présent les mêmes qu’autrefois, et, comme autrefois, ces forces font
du
Pour déterminer à quel niveau elle est dans une époque, il faut d’abord se défaire d’un
préjugé vulgaire. Pour beaucoup de gens, immoral signifie ce qui
blesse la pudeur. Il semble, de la sorte, que la vertu tout entière réside dans la
chasteté. Mais c’est garder trop pieusement un legs de ce moyen âge chrétien qui plaça
son idéal dans la vie monastique, glorifia le célibat, l’imposa aux prêtres, le
conseilla comme le plus sûr moyen de gagner le paradis. C’est conserver étourdiment
l’esprit d’un temps où régnaient cette haine de la chair, ce mépris de l’amour que le
christianisme naissant paraît avoir puisés dans le spectacle des voluptés impures de la
décadence païenne. Il convient aujourd’hui de rendre au mot de morale
l’extension large qu’il doit avoir. La moralité d’un peuple comporte non seulement les
relations d’un sexe avec l’autre, mais aussi les façons d’agir des hommes qui le
composent soit avec leurs concitoyens, soit avec les étrangers, soit avec eux-mêmes.
Elle forme ainsi un ensemble très complexe.
Il s’ensuit qu’une société est toujours un composé de vices et de vertus et qu’elle
peut être à la fois fort morale à certains égards et fort immorale à d’autres. Cela est
visible dans la France du eblanc-poudrés,
c’est-à-dire les soldats de Sa Majesté Louis XV, on faisait à Paris des chansons sur
leur retraite précipitée. Et cependant les mêmes hommes, qui applaudissaient aux
railleries contre les généraux d’antichambre ou même contre Jeanne d’Arc, étaient animés
d’un zèle incessant Dictionnaire philosophique
Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents.
Si quelqu’un dans la voie lactée voit un individu estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes.
Le cœur a partout les mêmes devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme, s’il est un abîme.
Des mots, des mots, dira-t-on ! Non, le chantre de la Pucelle fut
aussi le sauveur de Calas. Qu’on déplore tant qu’on voudra les vices qui souillèrent le
e« Il lui sera beaucoup pardonné, parce
qu’il a beaucoup aimé »
. Et, en effet, il suffit de se rappeler la noble et
vigoureuse campagne qui fut alors menée contre la guerre, contre les usages barbares
fidèlement conservés par les cours de justice, contre la torture, contre la
disproportion des délits et des peines, contre l’atrocité de certains supplices et déjà
même contre la peine de mort. Ainsi envisagé, sous ses diverses faces, le ee
Une seconde difficulté, dont il faut tenir compte, c’est que dans une société quelconque, il y a, en même temps, différents groupes qui, non seulement ont des vices et des vertus de nature différente, mais encore sont en désaccord, ou même en conflit sur les prescriptions pratiques et sur les fondements théoriques de la morale.
De nos jours, par exemple, il est évident qu’il existe, à côté d’un bon nombre de
préceptes universellement acceptés, des questions qui sont matière à controverses
passionnées. Faut-il faire rentrer l’assistance des pauvres dans les devoirs de pure
charité, qu’on remplit ou ne remplit pas suivant le caprice individuel ou parmi les
devoirs de stricte justice auxquels on ne saurait se dérober sans forfaire et qui
peuvent être imposés par le pouvoir civil ? A quel point précis l’obéissance du soldat
cesse-t-elle d’être obligatoire et légitime ? Doit-il être entre les mains de ses chefs
un instrument aveugle, perinde ac cadaver ? Ou doit-il rester sous les
drapeaux homme et citoyen, par conséquent libre de raisonner sa docilité et de se
refuser à l’exécution d’un ordre illégal ou injuste ? Faut-il, avec Tolstoï, déclarer
que tout service militaire est immoral, parce qu’il est en contradiction avec le
commandement du décalogue : Tu ne tueras point ? Voilà, entre vingt autres, des sujets
de discussion qui prouvent qu’une société peut contenir et contient d’ordinaire cinq ou
six morales en lutte les unes avec les autres.
Par suite, telle vertu devient vice et réciproquement, si l’on passe d’un groupe à un
groupe voisin. Ainsi, pour les catholiques, le culte des saints, des reliques, de la
Vierge fait partie intégrante de la piété chrétienne ; pour les protestants, la piété
chrétienne consiste à bannir ces pratiques soi-disant pieuses. Ainsi encore, pour le
fidèle de l’Église romaine, la soumission aux décisions du pape en matière de foi est
chose méritoire ; pour le libre-penseur, pour l’homme de science, soumettre tout
De même, si l’on passe d’une époque à une autre, on voit, si l’on peut ainsi parler,
des vertus qui meurent, répudiées et méprisées par les générations nouvelles avec autant
d’énergie qu’elles étaient honorées et recherchées par les générations précédentes. Ce
fut, au moyen âge, un acte de piété envers Dieu et de charité envers les hommes
d’exterminer les infidèles et les hérétiques. Chaque croisade fut précédée d’un massacre
de Juifs. On brûlait les corps pour sauver les âmes. Victor Hugo a incarné en la
personne de son Torquemada cette bonté impitoyable, cette charité
inhumaine. Or, un jour vint (c’était hier, au e
L’historien doit suivre avec soin ces changements d’opinion sur telle ou telle façon d’agir ; il doit aussi distinguer les particularités morales propres à chaque classe sociale. Les vices du grand seigneur ne sont pas d’ordinaire ceux du peuple. Les vertus bourgeoises sont souvent raillées de l’artiste et méprisées du militaire. L’orgueil est le péché mignon de toute société aristocratique ; l’avarice et la cupidité sont plutôt les plaies d’un monde ou l’argent est dur à gagner. La vie débraillée, hasardeuse, débauchée se rencontre plus fréquemment parmi les nobles, les peintres, les gens de lettres que dans un milieu de commerçants qui ont un intérêt trop puissant à être prudents et rangés.
On voit que de précautions il faut prendre pour se représenter nettement l’état moral
d’une époque. Cependant, malgré la variété infinie des caractères et des tempéraments
individuels,
§ 2. — Supposons vaincues les difficultés que nous venons de signaler. Supposons connu jusque dans ses nuances cet état moral si malaisé à démêler : la littérature le reflète comme un miroir qui peut l’embellir, l’enlaidir ou le reproduire tel quel, mais qui en donne toujours une image plus ou moins ressemblante.
L’époque est-elle guerrière ; ce qui domine dans la vie réelle, ce sont naturellement les vertus militaires, le courage, la force, le mépris du danger et de la mort. On est sûr de retrouver alors tout cela grandi, idéalisé dans les héros créés par les poètes. Ainsi, dans les chansons de geste contemporaines des croisades, la première qualité des personnages offerts à notre admiration, c’est la force. Les chevaliers assènent de si terribles coups d’épée qu’ils tranchent à la fois l’armure, l’homme et le cheval. Ils ont beau être moribonds : les restes de leur vigueur sont encore effrayants. Roland, blessé à mort, presque expirant, assomme avec son cor d’ivoire un Sarrasin qui a voulu le lui dérober. A chaque pas l’on rencontre des géants, vaincus comme de raison, quand ils sont musulmans, vainqueurs, dès qu’ils combattent pour la sainte cause. L’un de ceux-ci, un chrétien nommé Renoart, est armé d’un sapin de quinze pieds qu’il manie en guise de massue. On le charge un jour de s’emparer d’un cheval pour un héros qui se trouve démonté. Il se précipite dans la mêlée ; mais le malheur est que, chaque fois qu’il écrase un cavalier, le cheval est du même coup broyé, comme le papillon qu’un enfant saisit et serre dans sa main maladroitement meurtrière.
En ces corps solidement charpentés et vêtus de fer, les poètes ont logé des âmes
énergiques, violentes, poussant le courage jusqu’à des proportions surhumaines.
Combattre un contre mille, défier tous les supplices quand ils tombent aux mains de
l’ennemi, n’est guère qu’un jeu pour tous ces héros. Ils font bien davantage. Un jeune
homme, presque un enfant, Vivien, a fait serment de ne jamais reculer devant les
Sarrasins, fût-ce d’un pied de terre. Or, dans la bataille des Aliscamps, « Maudit soit le premier qui fut archer. C’était un lâche : il
n’osait approcher »
.
A cette vaillance se lie naturellement la loyauté. La ruse n’est point l’arme des
forts. Ces braves ont, au cœur même du combat, une générosité que de leur nom nous
appelons encore chevaleresque. Roland et Olivier sont aux prises dans un duel
formidable ; Olivier brise son épée ; Roland attend qu’on lui en donne une autre ; il ne
veut pas user de son avantage. Un peu plus tard, pendant une courte trêve, un homme du
camp d’Olivier apporte à boire à Roland et veut profiter du moment où le héros se
désaltère pour l’assassiner ; c’est alors Olivier qui protège son adversaire et tue sans
pitié le traître. — Le traître, le félon, c’est l’homme voué à la haine et au mépris. La
mémoire de Ganelon est restée flétrie à jamais. La trahison est le vice infâme par
excellence. En revanche, les poètes célèbrent l’amitié, le dévouement entre compagnons
d’armes. Roland s’évanouit, quand il voit tomber mort son ami Olivier. Cette tendresse
des chevaliers s’étend même à d’autres compagnons de leurs aventureuses chevauchées, je
veux dire à leur cheval et à leur épée. Le cheval a un nom ; celui de Roland s’appelle
Veillantif : celui de Renaud, le fameux Bayard, est un cheval-fée qui fait des bonds de
quinze pieds et révèle à son maître les embuscades dressées contre lui. L’épée, elle
aussi, a son nom ; elle
On peut deviner sans peine les vices qui correspondent à ces vertus guerrières et on
les rencontre à chaque pas dans les mêmes poèmes. Qui dit courage dit aussi presque
toujours témérité. Les fanfaronnades abondent. Les héros mettent leur point d’honneur à
refuser d’appeler à leur aide. Roland, trahi, surpris par une nuée de Sarrasins,
s’obstine à ne pas sonner du cor, pour qu’on n’accuse de lâcheté ni lui, ni ses parents,
ni la France. Il aime mieux se laisser massacrer avec toute l’arrière-garde de l’armée.
Ailleurs, c’est Guillaume d’Orange qui s’introduit avec deux hommes dans une ville
musulmane ; il est reconnu, enveloppé, mais il combat si crânement qu’il donne aux siens
restés hors des murs le temps d’accourir et de prendre la ville. — Qui dit énergie,
fermeté dit souvent aussi brutalité, violence, cruauté. Et, en effet, sous l’empire de
la colère, ces héros, tout à l’heure si généreux, deviennent de véritables sauvages.
Dans un banquet, ils se jettent à la tête les couteaux et les quartiers de viande. Dans
une partie d’échecs, ils abattent d’un coup d’échiquier leur adversaire qui est sur le
point de gagner. Dans la bataille, ils mutilent l’ennemi vaincu et l’accablent par
surcroît de plaisanteries féroces. « Tu es boiteux, s’écrie l’un, et Ernaut est
manchot : l’un sera portier, l’autre guetteur. »
L’ennemi tué, c’est pour eux
un plaisir exquis de plonger leur épée dans sa cervelle. Un chevalier arrache le cœur de
celui qu’il vient de terrasser et le jetant à un cousin du mort, il lui crie :
« Vous pouvez le saler et le faire rôtir. »
Les rancunes invétérées des
vainqueurs sont plus fortes que la mort et le temps. L’un de ces barbares fait exhumer
un cadavre, fait orner le crâne de pierres précieuses et se plaît à boire dans ce hideux
trophée transformé en coupe de fête devant le fils même de la victime. Que dire des
bourgeois, des paysans, des serfs ?
Ainsi l’état moral de la société féodale se reflète, sous ses deux faces contraires et inséparables, dans les types imaginés par les poètes. Qu’arrive-t-il, le jour où d’autres vertus prennent dans la vie réelle la place des vertus militaires ? Ce jour-là les types littéraires changent à leur tour. Les poètes comiques, qui à toute époque se chargent de faire saillir le désaccord existant entre l’idéal et la réalité, se moquent du personnage accepté comme modèle ; ils font la parodie ou la satire des héros qui sont déplacés dans un milieu nouveau. Un poème héroï-comique nous présente, par exemple, un vaillant chevalier qui part en guerre, affublé d’une armure rouillée, armé d’une gaule à abattre les noix, monté sur une vieille jument, vénérable aïeule de Rossinante ; il est le digne fils d’un père qui n’avait pas son égal pour transpercer les limaces et les papillons ; il a pour adversaire une vieille femme et il est battu. Ou bien nous voyons Charlemagne et ses douze pairs, qui, arrivés à la cour de l’Empereur de Constantinople et ayant peut-être bu plus que de raison, font assaut de gasconnades. L’un s’engage à remuer du bout de son petit doigt une énorme boule de fer qui git dans une salle du palais ; un autre se flatte de faire éclater les mailles d’un haubert en gonflant les veines de son cou et les muscles de sa poitrine ; un troisième prétend toucher un écu sur le haut d’une tour en lançant une flèche d’un quart de lieue. Voilà, n’est-il pas vrai, la bravade, qui est le péché des braves, joliment raillée ! Or le jour où l’on sait si bien tourner en ridicule les exagérations de la vertu depuis longtemps régnante, c’est qu’elle a été détrônée par une autre et ce jour-là aussi le héros des poètes et des romanciers a déjà pris un autre caractère.
§ 3. — Je choisis un autre exemple, un cas particulier que je suivrai dans trois
époques. Je choisis ce lieu commun du roman et du théâtre, la lutte de l’amour et du
devoir conjugal dans un cœur féminin, et je vais tâcher de montrer comment les solutions
différentes que donnent à ce conflit Corneille, Racine et
Corneille est le contemporain des jansénistes de la première heure qui sacrifient sans
hésiter les plaisirs du monde et les affections les plus légitimes au désir de vivre en
communion avec Dieu, qui prêchent et pratiquent les préceptes les plus sévères. Sans
être du parti des solitaires, il se développe dans la même atmosphère morale que les
fortes vertus des hommes de Port-Royal, que les volontés robustes et les âmes austères
de ces puritains catholiques. Il est le contemporain des précieuses, qui aiment sans
doute la galanterie, mais qui tiennent pour l’amour platonique, qui poussent la pudeur
jusqu’à la pruderie, qui proclament, comme Armande dans Les femmes
savantes, la suprématie de l’esprit sur la matière, de la raison sur la partie
animale. Ninon de l’Enclos, qui s’y connaissait, les appelait « les jansénistes
de l’amour »
. Il n’est pas jusqu’à l’entourage du roi qui n’offre, au temps où
Corneille est dans la force de l’âge, le spectacle d’une retenue assez rare. Louis XIII,
qu’on a surnommé le Juste, mériterait à meilleur titre le surnom de Chaste. Il se
distingue des autres Bourbons par une pureté de mœurs qui ne se retrouve ni chez son
père Henri IV ni chez son fils Louis XIV. Quelles sont encore, en ce temps-là (vers
1640), les théories morales en vogue ? La grande majorité est croyante et la morale
chrétienne n’est guère battue en brèche. Or, elle soumet les appétits des sens aux lois
de la raison et de l’Église. La morale philosophique est d’accord avec elle pour le
moment. C’est Descartes qui domine, et Descartes est profondément spiritualiste. Il voit
essentiellement dans l’homme un être qui pense. « Ô pur esprit », lui écrira Gassendi,
adversaire railleur, mais d’abord impuissant, de sa doctrine. Quant aux passions, qui
tiennent trop du corps, elles sont condamnées comme des causes d’erreur et
d’achoppement : ce sont elles qui empêchent l’homme d’aller droit au vrai et au
bien.
Trop malheureux et trop parfait amant.
Si nous passons il l’époque de Racine, les théories morales n’ont pas encore eu le temps de changer. Mais l’ascétisme n’est plus en faveur, on n’en est plus même aux vertueuses indignations de Pascal contre la morale relâchée. On semble admettre en pratique du moins, qu’il est avec le ciel des accommodements. C’est l’avis du roi et de la jeune cour. Louis XIV se partage entre ses favorites et son confesseur ; on remarque en lui, à certains moments, le combat de l’amour et du jubilé, suivant l’expression d’une malicieuse contemporaine ; mais c’est l’amour qui triomphe, sans préjudice de brusques accès de dévotion, jusqu’au jour où le grand roi vieilli fera décidément pénitence avec Mme de Maintenon. Quant aux autres femmes que le roi a aimées, elles rachètent leur grandeur
Ces surprises des sens que la raison surmonte… Et sur mes passions ma raison souveraine… Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments…
lle de La Vallière se fait carmélite ; Mme de
Montespan se retire dans un couvent. Si bien qu’on peut résumer ainsi la conduite de
cette élite sociale qui seule importe aux écrivains d’alors : brèves victoires de la
passion sur le devoir ; mais victoires mêlées de tremblement, de remords et suivies
d’une pénitence finale.
Qu’on regarde après cela le rôle de Phèdre. Ne semble-t-il pas fait sur le modèle de ces coupables repentantes ? Elle est faible contre la tyrannie de l’amour ; elle cède à l’emportement des sens ; mais elle se reproche sa faute en s’y laissant aller ; elle est malgré elle la proie de Vénus ; et plus tard, honteuse, désespérée, elle se réfugie dans la mort pour échapper au sentiment amer des maux qu’elle a causés, au regret tardif des crimes inutiles qu’elle a commis.
Si nous considérons maintenant l’époque de Voltaire, nouvelle et plus profonde
transformation. Dans le passage du eeDialogues des morts.
Obéissez donc à vos penchants ; suivez la nature, vous serez à la fois vertueux et
heureux, autant qu’on peut l’être dans la misérable condition humaine : tel est le
précepte ou plutôt le conseil auquel aboutit Fontenelle. Il se moque de la morale
Cette théorie, qui transporte de l’intelligence à la sensibilité la direction de la
vie, qui propose comme guides les mouvements du cœur, tout le e« Tout est bien
sortant des mains de l’auteur des choses. »
Est-il malaisé de deviner dès lors ce qui va dominer dans les personnages du théâtre de
Voltaire ? C’est à coup sûr l’impulsion du cœur, ce que le poète appelle les mouvements
de la nature. Et non seulement la passion les entraîne et les dirige, mais cette
suprématie de la passion est présentée comme nécessaire et légitime. Par suite, la
lutte, qui fait le fond de toute œuvre dramatique, change de caractère. Elle n’est plus
dans chaque personnage entre ce qu’il doit et ce qu’il désire faire. Il n’y a en lui qu’un conflit de passions différentes ; il y a
surtout effort et combat de sa part contre des forces extérieures à lui
Pour éclaircir ce que ces paroles ont peut-être de trop abstrait, il suffit de comparer Alzire à Pauline. L’Américaine Alzire a été mariée à demi contre son gré, à l’Espagnol Gusman.
Elle croyait que Zamore, son amant, son fiancé, avait péri, quand tout à coup elle se
retrouve en sa présence. La situation (ai-je besoin de le faire remarquer ?) est
exactement celle de Pauline revoyant Sévère. Mais que les choses : se passent
différemment ! Tandis que Sévère s’éloigne triste et résigné, Zamore presse Alzire de se
soustraire au joug qu’elle a subi et réclame
Il me semble inutile d’insister : on voit assez comment l’état moral des trois époques trouve son expression chez les trois poètes.
Il serait facile de multiplier les preuves de semblables répercussions littéraires. Au
temps de Louis XI, qui est bien près d’être celui de Machiavel, la ruse, le manque de
parole sont procédés familiers ; la finesse dégénère en déloyauté, l’habileté en
fourberie. La théorie du succès est proclamée, affichée. L’essentiel est de réussir ;
peu importent les moyens. Jusque dans les premières années du seizième siècle, la
conscience des rois, des princes, des hommes politiques est d’une souplesse infinie.
N’est-ce pas l’un d’eux, et non des pires, Gonzalve de Cordoue, qui disait que la toile
de l’honneur doit être lâche ? Louis XI demandait à la Vierge la permission et le
pouvoir de duper ses ennemis. On connaît aussi le mot de Ferdinand le Catholique ;
Louis XII disait avec humeur : « C’est la seconde fois qu’il me trompe. — Il en a
menti, s’écria Ferdinand. C’est au moins la dixième. »
Or, qu’on jette un coup d’œil sur la littérature de ce demi-siècle. Voici Villon qui
célèbre les Repues franches, c’est-à-dire les festins qu’il s’est
offert aux dépens d’autrui, et certains tours d’adresse qu’on qualifierait aujourd’hui
d’escroqueries. Puis Philippe de Comynes raconte avec une sérénité parfaite, sans un mot
de blâme, sans un cri d’indignation, les trahisons, les perfidies, dont abonde
l’histoire contemporaine, les trafics de conscience dont il a été le témoin et le
complice en qualité de conseiller du roi Louis XI. Il écrit sans sourciller :
« Qui aura le proufict aura l’honneur ! »
Et il semble même se délecter
dans le récit des intrigues savamment ourdies, des victoires de La farce de l’Avocat Pathelin, dont toute la moralité
peut se résumer en ces termes : A trompeur, trompeur et demi. Pathelin
est alors le héros populaire. C’est à qui le mettra en scène et lui prêtera de nouvelles
prouesses. La littérature a créé, comme toujours, un type en qui s’incarnent les
qualités et les vices du moment.
Un dernier exemple. Quand le chemin du paradis commence à être le chemin des honneurs
terrestres, quand Bossuet et Bourdaloue sont dans tout l’éclat de leur puissance, quand
le roi Louis XIV prépare la révocation de l’Édit de Nantes, quand les controverses
religieuses entre protestants et catholiques, entre jansénistes et jésuites passionnent
le public autant que les querelles politiques et sociales le font de nos jours, quel
sera le vice régnant ? Molière se charge de répondre par la bouche de son Don Juan :
« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour
vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on
puisse jouer. Aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est
un art de qui l’imposture est toujours respectée. »
Bientôt paraît Tartufe, et la fausse dévotion est si bien le vice de cette seconde
moitié du e
§ 4. — On ne saurait étudier les rapports de la littérature et de la morale sans parler de l’influence exercée sur les œuvres littéraires par l’idée même qu’on se fait des rapports qu’elles doivent avoir.
En cette matière il existe deux théories extrêmes et opposées. L’une soutient que la
littérature, ayant pour but unique le beau et ainsi sa fin en elle-même, n’a rien à voir
avec la morale, n’a nullement à se soucier de savoir si elle pousse au bien ou au mal.
Il y a des œuvres belles et des œuvres laides ; il n’y en a point de saines et de
malsaines. C’est ce qu’on appelle souvent la théorie de l’art pour
l’art.
L’autre prétend que la littérature n’est pas seulement un jeu d’esprit et une amusette
pour oisifs ; qu’elle propage des idées et des sentiments en les exprimant ; qu’elle
suggère parfois
Suivant que l’une ou l’autre prédomine, les caractères de la littérature sont bien différents.
Si l’on admet que l’art doive être « fainéant », comme dit Victor Hugo, si l’on veut qu’il ressemble aux lys des champs, qui ne travaillent ni ne filent et sont pourtant velus de splendeur, si l’on exige qu’il plane, indifférent et superbe, au-dessus des vils intérêts humains, sans avoir ni patrie, ni religion, ni préférence politique ou philosophique, on supprime, on retranche de la littérature plusieurs genres qui comptent pourtant plus d’un chef-d’œuvre. Adieu sermons, pamphlets, satires, discours politiques ! Dans ce qui reste après cette grave amputation, l’écrivain est condamné au perpétuel dilettantisme, qui jongle avec les opinions et dit tour à tour blanc et noir ; impassible, il risque de composer des ouvrages qui ont le froid et le poli de la glace ; détache de la lutte des idées, il est réduit au souci exclusif de la forme ; forcé de s’abstenir en toute question qui touche à la vie profonde de la nation, il s’abâtardit en une sorte de veulerie et de lâcheté intellectuelles ; il en arrive à fabriquer de jolis riens, des bibelots de décadence, flacons ciselés où ne demeure plus une goutte de liqueur, plus un atome de parfum ni de pensée. Il advient même qu’à force de répudier tout souci de la morale certains auteurs se plaisent à la heurter dans leurs ouvrages ; qu’ils prennent un goût dépravé pour les pourritures élégantes, pour les paradoxes effarouchants, pour les crudités répugnantes ; et alors, dénoncés par les moralistes comme des corrupteurs de parti pris et des malfaiteurs publics, ils compromettent et avilissent avec eux la littérature.
Si au contraire elle se donne pour tâche d’élever et de redresser les âmes, si elle
entend, non pas seulement faire naître des fleurs et des herbes folles, mais semer le
bon grain, elle aura d’autres qualités et d’autres défauts. Elle sera passionnée et
passionnante ; elle s’adressera, non plus aux raffinés, mais à la foule ; elle deviendra
militante, capable ainsi de soulever des enthousiasmes et des colères ; elle pourra
exercer
Je n’ai point à discuter ici ces deux théories, qui alternent dans le développement d’une nation. Elles ont tour à tour leur raison d’être et leur utilité ; elles répondent à des besoins changeants. Chacune corrige les excès de l’autre et entre elles deux se placent à certains moments des théories moins tranchantes qui essaient de concilier ce que chacune contient de juste. Mais l’historien n’a point à faire un choix entre ces conceptions diverses ; il aura rempli tout ce qu’on est en droit d’attendre de lui, s’il a su relever les effets littéraires différents qui en découlent.
§ 5. — Il devrait encore étudier à fond l’action de la littérature sur les mœurs, étude à la fois longue et délicate, dans laquelle on ne saurait trop se mettre en garde contre les affirmations erronées ou hasardées.
Assez souvent la liaison entre certains livres et certaines façons de penser, de sentir
et d’agir s’impose d’elle-même à l’attention. Il y a des épidémies morales qui sont, en
grande partie, d’origine littéraire. Ainsi, pour peu qu’on suive dans sa marche ce qu’on
a nommé de nos jours « le mal du siècle », cette espèce de petite vérole noire qui a
sévi durant bon nombre d’années, on voit, pour ainsi dire, la contagion passer de
certains écrivains fameux à leurs lecteurs ; on voit le suicide parfois, plus souvent
l’aveulissement de la volonté dériver des Le
disciple, a choisi pour sujet un cas de ce genre. J’aurais bien à dire sur le fil
un peu léger qu’il établit entre l’acte commis par un jeune détraqué et la doctrine du
savant austère qui fut son inspirateur sans le savoir ; j’estime qu’il calomnie le
déterminisme en lui reprochant de supprimer la distinction du bien et du mal ; je crains
qu’il ne conseille une chose de valeur morale très douteuse, quand il invite l’homme qui
croit avoir trouvé une vérité psychologique contraire aux opinions reçues à ne pas la
divulguer, de peur des conséquences qu’elle pourrait entraîner. Mais il a raison de
rappeler aux écrivains qu’ils manient des armes dangereuses, dont la portée dépasse
leurs prévisions ; qu’une idée lancée par le monde est, comme la balle du fusil, une
force déchaînée qui va sans qu’on puisse la faire rentrer dans sa prison ; que par suite
il convient, avant de la laisser aller, de s’assurer, par tous les moyens dont on
dispose, qu’elle est conforme à ce qui est ou à ce qui doit être. Il voudrait que tout
auteur se considérât comme ayant charge d’âmes et tenu de rendre compte aux générations
futures de ce qu’elles auront recueilli dans ses ouvrages ; et il écrit très justement à
ce proposLe disciple, préface.« Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il,
qui ne doive trembler de responsabilité. »
Voilà qui est bien ! Mais comment déterminer les effets moraux produits par une œuvre littéraire ? La tâche est des plus ardues et l’on comprend aisément pourquoi. Ces effets dépendent de deux choses : de la nature de l’œuvre, de la nature du public. Or, œuvre et public sont tous deux des ensembles complexes qu’il faut décomposer.
Pour prolonger la comparaison, le même fruit, poison pour un estomac, ne peut-il être,
pour un autre, nourriture délectable et salutaire ? Ecoutez Rousseau parler de La nouvelle Héloïse A l’entendre, la jeune fille « qui, malgré ce titre,
en osera lire une seule page, est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute pas sa perte
à ce livre ; le mal était fait d’avanceLa nouvelle Héloïse peut laisser une
tache sur une âme blanche comme un lys, de même qu’elle peut épurer une âme souillée.
Dangereuse peut-être pour les enfants d’une petite ville encore à demi puritaine, parce
qu’elle leur offrait des tableaux voluptueux de couleur assez chaude, la peinture de la
passion qui brûle Julie et Saint-Preux devenait inoffensive, voire même bienfaisante à
Paris, parce qu’elle ramenait la société frivole et débauchée de la grande ville à voir
dans l’amour, non plus un passe-temps, non plus « la bagatelle », selon l’expression
significative du moment, mais un sentiment grave et fort où le cœur a plus de part que
les sens. Tant il est vrai que deux groupes de lecteurs, suivant
Que faut-il donc faire pour triompher des difficultés qui entravent en pareille matière les investigations sérieuses ?
Il faut d’abord recueillir avec soin tous les aveux directs par lesquels les hommes
d’une époque ont confessé l’influence exercée sur leur conduite par tel ou tel livre.
Parfois tout un parti, toute une école, toute une secte crie son admiration pour une
œuvre ou un écrivain ; quand des gens se proclament calvinistes, byroniens,
stendhaliens, tolstoïstes, que sais-je encore, ils avertissent qu’on doit chercher sur
eux l’empreinte d’un maître ; et de fait, dans leur conduite et leur pensée, si l’on
connaît bien ce maître, on retrouve aisément les traces de l’ascendant qu’ils ont subi.
M. P. Bourget, dans ses Essais de psychologie, essaie de démêler
quelles ont été les idées dirigeantes suggérées à un homme de sa génération par les
écrivains de la génération précédente ; il aboutit de la sorte à des constatations
précieuses ; car elles sont incontestables pour lui-même et valent encore pour bon
nombre de contemporains qui se sont reconnus en lui. On sait après cela quels livres ont
influé sur un groupe d’esprits et en quel sens ils ont agi. Il serait à souhaiter qu’à
toute époque un représentant de tous les groupes intellectuels existant alors eût pris
la peine de faire un travail analogue pour lui et les siens ; on aurait de la sorte une
série de témoignages qui donneraient le droit d’embrasser une époque entière dans les
conclusions qu’on tirerait sur l’origine de ses principales tendances. Faute de mieux,
les biographies des hommes célèbres, les mémoires où ils ont conté la genèse de leurs
convictions sont fort utiles à consulter. Quiconque lit avec attention les Confessions de Jean-Jacques y découvre sans peine qu’en son enfance la Bible,
Plutarque et les romans de Mlle de Scudéry sont les ouvrages qui ont
eu la part prépondérante dans la formation de son caractère. Les registres des loueurs
de livres, des éditeurs, des théâtres fournissent aussi des renseignements sur ce qui
plaisait le plus au grand nombre et servent de guides dans la recherche des points sur
lesquels la vie a pu imiter la représentation de la vie.
Il faut conseiller encore à ceux qui poursuivent une enquête
Pour les premières (sermons, pamphlets, articles de polémique, pièces et romans à
thèse), animées d’un esprit réformateur et partant idéaliste, les documents du temps
révèlent l’accueil qui leur fut fait et souvent l’effet immédiat qu’elles eurent. Dans
les moments de ferveur religieuse la prédication a des triomphes qui paraissent
surnaturels ; des paroles tombées du haut de la chaire se traduisent aussitôt en actes
passionnés ; ainsi, à la voix puissante de Savonarole, jeux, danses, tableaux et statues
profanes disparaissent de la légère et païenne Florence et toutes les vanités mondaines
sont brûlées solennellement sur la grande place, en compagnie du seigneur Carnaval, par
une population fanatisée. Tel discours politique a renouvelé ces miracles de
l’éloquence ; telle proclamation affichée, en un jour de crise et de danger public, a
mis en fermentation tout un peuple. On n’a pas oublié la fièvre de maternité qui fit
éruption dans le beau monde de Paris, quand Rousseau eut dénoncé comme de mauvaises
mères les femmes qui livraient leurs enfants à des nourrices ; jusque dans les couloirs
de l’Opéra, on put rencontrer des enfants à la mamelle que leurs jeunes et pimpantes
mamans venaient allaiter durant les entr’actes. Quelquefois l’effet produit n’est pas du
tout celui que désire l’auteur : il peut même en être le contre-pied. Pour peu qu’une
sommation impérieuse à marcher dans un sens indiqué s’adresse à des esprits déjà las et
trouvant qu’ils sont allés assez loin, l’envie leur vient aussitôt de rebrousser chemin.
Tel est, en tout domaine, le mécanisme ordinaire des réactions. Il ne manque pas de
caractères contredisants à qui l’on fait aimer ce qu’on cherche à leur faire haïr et
ceux-là sont le châtiment des propagandistes à outrance. Quand d’Holbach et ses amis, au
siècle dernier, devenant des fanatiques à rebours, voulurent imposer autour d’eux une
sorte d’athéisme obligatoire, Duclos, le philosophe, qui n’était guère chrétien,
s’écriait avec humeur : « Ils en diront tant, qu’ils me feront aller à la
messe. »
On raconte qu’un avare, voyant l’Harpagon de Molière souffler une « Voilà une leçon
dont je profiterai. »
Leçon d’avarice tirée d’une pièce contre l’avarice !
J’ignore si l’anecdote est authentique, et peu m’importe ; mais elle enseigne que, pour
mesurer le résultat obtenu par l’effort de ceux qui prétendent terrasser un vice ou une
superstition, il faut très souvent regarder dans la direction opposée au but qu’ils ont
visé.
Pour les œuvres qui s’attachent à peindre la réalité sans essayer de la transformer,
qui mettent leur point d’honneur à ne pas trahir les préférences de l’auteur, qui
s’efforcent de reproduire impartialement le spectacle du monde environnant, pour les
œuvres réalistes, en un mot, il semble d’abord qu’elles soient, pour ainsi parler, amorales et, par conséquent, incapables d’exercer un genre d’action
qu’elle ne recherchent pas, qu’elles font même profession de s’interdire. Ce n’est
pourtant là qu’une illusion. Ces œuvres ont doublement leur moralité.
D’abord, par cela seul qu’elles déroulent une suite logique d’événements, un engrenage
serré de causes et d’effets, elles donnent souvent de lumineuses leçons de choses ;
elles montrent comment telle conduite engendre telle conséquence, et cela vaut un
prêche. C’est pourquoi des Sociétés de tempérance n’ont pas hésité à faire jouer le
drame tiré de L’Assommoir de M. Zola ; la déchéance et la mort de
Coupeau dans les convulsions du delirium tremens leur ont paru être
une illustration saisissante des dangers de l’ivrognerie. Puis on peut dire aussi que de
tout ouvrage, à moins qu’il ne soit d’une rare insignifiance, se dégage une conception
particulière du monde, un jugement sur la vie. En vain l’auteur a-t-il voilé ses intimes
convictions ; elles percent toujours à travers son masque impassible. Il suffit que
certains personnages, certains actes apparaissent plus sympathiques que d’autres (et
comment pourrait-il en être autrement ?) ; lecteurs ou spectateurs tendent à incliner
dans le sens où l’auteur a penché lui-même, et ils y sont entraînés d’autant plus
volontiers que celui-ci, au lieu d’asséner ses opinions, laisse à moitié deviner le fond
de sa pensée.
Du reste, qu’il s’agisse d’œuvres idéalistes ou réalistes, ce qui importe n’est pas
seulement l’idée maîtresse, la thèse inconsciente
Reste à savoir en quels cas et en quelle mesure ces forces font du bien ou du mal. Mais ce problème, qui intéresse l’éducation autant que l’histoire, ne sera résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques qui auront établi son bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération. Ai-je besoin de répéter que je n’ai pas songé à résoudre ici un problème aussi compliqué, que j’ai voulu seulement en préciser les termes et indiquer quelques moyens d’en préparer la solution ?
Il peut y avoir des ouvrages qui relèvent uniquement de l’une ou de l’autre ; un traité de géométrie ou d’algèbre ne se pique guère d’avoir des qualités littéraires ; un conte de fées ou un poème fantastique n’a le plus souvent rien à démêler avec la science. Mais il y a aussi quantité d’œuvres qui sont mixtes, qui ont un caractère double. C’est le cas, par exemple, pour les écrits qui traitent des sciences concrètes et sont appelés à tracer des descriptions du monde extérieur ou bien pour ceux qui exposent quelque vaste théorie. C’est le cas encore pour ce qui rentre dans le cadre des sciences dites morales et politiques, par exemple pour l’histoire et la philosophie.
Presque à toute époque, dans cette espèce de domaine indivis, la science et la littérature se livrent un combat acharné. La question de frontière n’a jamais été vidée. Chacune empiète tour à tour sur sa rivale. Chacune tour à tour prédomine, et il est assez aisé d’indiquer comment alternent leurs victoires successives. Dans les périodes réalistes, la science, qui constate, accumule et ordonne des faits réels, triomphe et fait invasion sur le territoire de sa voisine ; dans les périodes idéalistes, la littérature, qui ne peut créer la beauté sans avoir devant les yeux un idéal, prend sa revanche et ressaisit une partie du terrain conquis. A considérer l’ensemble des siècles, il semble bien que la science ait eu, en somme, l’avantage et obtenu des agrandissements définitifs ; mais ce n’est pas sans des reculs momentanés, sans des défaites partielles sur des points où elle s’était indûment avancée et où elle ne pourra jamais s’établir. Duel utile, qui stimule, fortifie, développe les deux adversaires ! Duel intermittent d’ailleurs, qui n’empêche pas entre elles un échange de bons offices, quand elles savent rester chacune à la place qui lui appartient en propre ! Elles peuvent, à l’occasion, se prêter mutuelle assistance ; et c’est pourquoi il importe de noter avec soin, aux divers moments de l’existence d’un peuple, la nature des relations qu’elles ont ensemble.
§ 1. — Comment la littérature peut-elle exercer sur la science une action heureuse et légitime ? C’est d’abord et surtout en lui donnant des leçons de beau langage.
On le vit bien en France au eEsprit des
lois. A l’Académie des sciences, Fontenelle, auteur
Or, en s’unissant ainsi à la science, la littérature lui rend des services signalés. Elle met à la portée de tout le monde ce qui risquait de rester enfermé dans un petit cercle d’initiés. Elle donne des ailes aux trouvailles qui ont vu le jour dans les gros livres techniques ou dans les creusets des laboratoires. Elle répand l’agrément, la grâce sur les notions les plus abstruses. Elle ôte à sa sœur, laborieuse, mais trop souvent pédante, sa mine rébarbative ; elle fait d’elle une personne, non seulement accessible aux profanes, mais avenante, aimable, séduisante.
Ce fut et c’est encore une des gloires de la littérature française d’être la grande vulgarisatrice. Elle a par là bien mérité de la civilisation humaine. Vérité inutile et comme non avenue, celle qui demeure au fond d’un puits, fût-ce un puits de science ! Il est nécessaire de l’en tirer, de la vêtir, de la parer pour l’introduire dans les salons, dans les familles, dans les écoles. Non seulement on lui donne ainsi le rayonnement auquel elle a droit, mais on fait davantage ; en augmentant le nombre de ceux qui la connaissent, on éveille parmi eux des vocations dormantes, on incite les générations nouvelles au labeur ardu d’accroître la somme de nos connaissances ; on fait germer une moisson plus abondante de savants, parce que la sélection des génies à venir s’opère sur un milieu plus large et de niveau moyen plus élevé. La littérature, en répandant la science, lui prépare une légion d’amoureux et des lendemains triomphants.
Oh ! sans doute, il y a une condition indispensable pour qu’elle ne fasse pas de mal en
croyant faire du bien. C’est de savoir se subordonner à celle qu’elle veut aider ; c’est
de ne pas satisfaire, aux dépens de la vérité, sa prédilection pour la beauté ! Si elle
prétend faire passer au premier rang le désir de plaire ou d’amuser qui est sa
principale raison d’être, [si elle devient de la sorte une servante-maîtresse, une
alliée qui commande,
Ce péril se fait déjà sentir dans les ouvrages essentiellement scientifiques ; mais il est plus sensible et plus grave encore dans les genres d’écrits qui sont mitoyens entre la littérature et la science, tels que l’histoire et la philosophie. Dans les moments où l’esprit littéraire prédomine et prend plus que sa part, l’exactitude est victime de la rhétorique et des effets de style. On a des philosophes qui remplacent les raisonnements serrés par des effusions sentimentales, les arguments solides par des tirades oratoires. On a des historiens qui glissent vers la fiction, qui prêtent à leurs personnages des mots superbes et des harangues sonores, qui refusent des documents gênants en disant : Mon siège est fait ―, qui seraient presque capables, comme Paul-Louis Courier le reproche à Plutarque, de faire gagner par Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir leur période. Heureusement, à mesure qu’on avance, les méthodes deviennent plus sévères et le départ se fait plus nettement entre les deux collaboratrices qui travaillent côte à côte dans ces sortes d’écrits. A la science revient de plus en plus la constatation des faits particuliers et généraux, la recherche des effets et des causes, la critique des textes, des dates, des documents ; à la littérature le souci de l’arrangement, des proportions, du style. La philosophie, si expérimentale, si scientifique qu’elle puisse être un jour, fie sera jamais dispensée de mettre toute la lumière et toute l’harmonie possibles dans l’exposé des systèmes de plus en plus vastes auxquels elle aboutit ; l’histoire si érudite, si prudente qu’elle veuille être, n’échappe pas à la nécessité d’être une résurrection et par là même une œuvre de vie, une œuvre d’art.
Dans le domaine de la science pure, la chose est assez rare. Il ne faut pas s’attendre
à trouver de grandes et nombreuses découvertes suggérées par des écrivains. Cependant
une imagination lancée à l’aventure peut rencontrer sur sa route quelque idée féconde.
On sait généralement que Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des
Etats et Empires de la Lune, indique parmi les moyens pour y monter un globe
rempli de fumée : voilà le principe de la Montgolfière plus d’un siècle avant
Montgolfier ! Ce qu’on sait moins peut-être, c’est que le même Cyrano dans le même
ouvrage prévoit le phonographe. Voyez plutôt la description d’un livre singulier usité
chez les habitants de la Lune : « C’est un livre miraculeux…, où pour apprendre
les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un souhaite
lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette
machine ; puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il veut écouter, et en même
temps, il en sort, comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique, tous
les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à
l’expression du langage. »
On pourrait dire de même que de nos jours tel roman
de Jules Verne, telle fantaisie d’un poète, de Victor Hugo, par exemple, dans Plein ciel, présagent l’invention des bateaux sous-marins ou des
nacelles ailées qui opéreront la traversée effrayante d’un astre à un autre. Le malheur
est que cette prescience n’a de valeur qu’une fois les choses trouvées, parce qu’elle
est le plus souvent trop vague pour servir de guide aux chercheurs.
Mais, dans les branches du savoir humain qui se partagent à proportions presque égales
entre la science et la littérature, plus fréquent et plus utile est le rôle de ces vives
intuitions qui précèdent les investigations méthodiques et lentes. On a connu des
voyants de l’histoire qui par une sorte d’instinct ont su deviner des faits oubliés ou
cachés, dont ils auraient été parfois bien embarrassés de démontrer la réalité que
l’avenir cependant a mise hors de doute. Il y a eu des philosophes-poètes
Cette projection hardie des vues de l’esprit peut, c’est trop évident, n’être qu’une équipée aventureuse de la fantaisie ; elle peut aboutir au chimérique, à l’impossible, si elle est en contradiction avec des vérités dûment éprouvées. Mais aussi, ce qu’on oublie trop, elle peut être un prolongement logique du réel, une construction ayant ses fondations dans un terrain solide en même temps que son faîte dans les nuages. Elle est souvent une protestation légitime et utile contre la prudence excessive de certains savants enclins à mettre au bout de ce qu’ils savent : Limite de ce qu’on peut savoir. L’imagination ne se laisse pas arrêter par cette défense d’aller plus loin ; elle se rit des barrières qu’on lui oppose et pénètre dans des régions où la science n’ose pas s’engager, mais finit un jour ou l’autre par la suivre. Or, ce déploiement de la faculté inventive et poétique, qu’est-ce autre chose souvent qu’une réaction de l’esprit littéraire contre les timidités et même contre les prétentions exorbitantes de l’esprit scientifique ?
§ 2. — Mais il faut regarder la contrepartie : l’action de la science sur la littérature. Elle est multiple et longue à détailler.
C’est en notre siècle surtout qu’elle s’est exercée. Pas n’est besoin d’être savant
pour savoir quels progrès immenses les sciences physiques et naturelles ont accomplis à
la fin du siècle dernier. Ce fut une éclosion subite, presque une éruption de sciences
jusqu’alors inconnues. Ce fut aussi une transformation
Si notre siècle n’a pas réalisé toutes ces espérances, il n’a certes pas été indigne de ce prodigieux essor. Toutes les sciences se donnant la main, fraternellement unies, se poussant mutuellement en avant, ont marché à pas de géant vers une interprétation plus profonde de l’univers. L’histoire ne saurait citer aucun autre siècle qui ait avancé aussi vite dans cette voie. Les hommes qui ont vécu il y a deux cents ans seulement seraient stupéfaits, s’ils pouvaient revenir au monde, de voir dépassés quelques-uns de leurs rêves les plus audacieux. Les plus savants d’entre eux seraient ravis autant qu’étonnés de voir courant les Revues et même les rues des centaines de mots dont ils ne comprendraient pas le sens : mots désignant tantôt des matières récemment découvertes (gallium, sodium, gaz acétylène, etc.), tantôt des machines créées par l’industrie (locomotives, microphones, cinématographes, etc.), tantôt même des sciences dont ils n’avaient aucune idée (biologie, météorologie, sociologie, que sais-je encore). Un simple collégien a sur mille choses, sur la composition du soleil, sur la respiration des plantes, sur la formation des montagnes, des notions plus claires et plus exactes que les plus grands esprits du temps de Louis XIV. Comment ne pas s’émerveiller du formidable espace conquis en si peu d’années sur l’inconnu ?
Aussi n’est-il pas surprenant que la littérature ait subi jusqu’en ses mœlles l’influence de cet énorme développement scientifique ? La langue d’abord en porte la marque indélébile.
Des mots nouveaux y ont fait invasion par milliers. Mots bizarres parfois : mots formés
du grec qui seraient des énigmes pour les grecs anciens (hypnotisme, électrothérapie,
téléphone, etc.) ; mots à terminaison latine qui jetteraient Cicéron ou Virgile dans
des abîmes de perplexité (aluminium, fuchsia, eucalyptus, etc.). Mots qui à force d’être
savants deviennent potassium, qui, semi-germanique et semi-romain, ressemble aux
fabuleux centaures ; tel le mot centimètre, qui est le résultat d’un
alliage imprévu entre Rome et la Grèce ; tels les mots kilomètre et
myriamètre, enfants mal venus, estropiés en naissant par des
accoucheurs maladroits. Assurément le français s’est ainsi enrichi, mais combien
alourdi ! Il traine désormais dans ses bagages quantité de vocables hétérogènes et
hétéroclites qui ralentissent son allure. Car, si beaucoup de ces termes forgés par la
science ne se hasardent pas dans le langage ordinaire, beaucoup aussi sont entrés dans
l’usage courant avec les choses qu’ils représentent et les plus délicats des puristes
n’oseraient affronter le ridicule de s’en passer.
Mais ce n’est là qu’une modification de mince importance. Le changement grave, profond, essentiel, le voici : c’est une orientation spéciale des intelligences. L’esprit scientifique, partout où il pénètre, apporte avec lui l’habitude de rechercher le comment et le pourquoi des choses, l’effort pour établir un enchaînement serré de causes et d’effets, le dessein de condenser une quantité de faits particuliers dans une formule générale, le désir de découvrir des lois constantes dans la suite des phénomènes.
Au siècle dernier, dès que la préoccupation scientifique envahit les écrivains, leurs
ouvrages prennent des titres significatifs. C’est Montesquieu qui écrit ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains.
C’est Voltaire qui compose son Essai sur les mœurs et l’esprit des
nations. Vers le même temps, Duclos lance ses Considérations sur les
mœurs de ce siècle et Diderot publie son Essai sur le mérite et la
vertu. Dans tous ces livres, comme dans l’Esprit des lois, se
décèle la volonté de percer l’écorce des choses et de chercher sous l’apparence ce qui
peut les expliquer. En notre siècle, la même préoccupation se traduit dans tous les
domaines par la prédominance de deux conceptions intimement unies : d’une part, l’idée
d’un déterminisme universel reliant entre eux par un fil de plus en plus visible tous
les phénomènes qui se succèdent dans le temps où se côtoient dans l’espace ; d’autre
part, l’idée d’un perpétuel devenir, d’une évolution
Nul ne songerait aujourd’hui à étudier les langues comme on faisait jadis. Nul ne
voudrait, ne pourrait en réduire l’enseignement à une collection de recettes empiriques
consacrées par l’usage. On ne se borne plus à constater une règle de grammaire : on en
cherche patiemment la genèse à travers les âges ; on remonte à son origine, à son
principe. On relève les transformations microscopiques par où ont passé les mots, les
lettres, les sons ; on analyse à la loupe les métamorphoses incessantes de la vie
linguistique d’une nation. Voltaire avait le droit de railler les audaces naïves de ceux
qui s’aventuraient au hasard dans les mystères de l’étymologie. Science étrange,
pouvait-il dire, où les consonnes comptent pour peu de chose et les voyelles pour rien
du tout. On comprend ces moqueries) quand on entend, cinquante ans après Voltaire, le
bon Nodier déclarer que le mot luron vient sans doute de tra deri
dera, attendu qu’on dit un joyeux luron et qu’un homme joyeux fredonne volontiers
un refrain. Cet homme a dû chanter tra deri dera, puis tra leri lera, puis luri, lura, comme le prouve le refrain
connu de turlurette. Il ne restait plus après cela qu’un pas à
franchir et on le franchissait gaillardement. C’en est fait à présent de ces exercices
de voltige. Philologie, étymologie sont devenues des sciences précises, soumises à des
préceptes rigoureux, accoutumées à une marche prudente, et s’il se produit d’aventure
quelque réminiscence attardée des fantaisies d’antan, elle tombe bien vite sous les
éclats de rire.
Tout ce qui a un caractère historique a bénéficié du grand courant scientifique qui
s’est si puissamment épandu travers notre siècle. L’histoire, qui est et sera toujours
science et art, a renversé l’ordre jusqu’alors accepté dans la proportion de ces deux
éléments. Elle a compris que son premier devoir est d’être vraie et elle a mis son point
d’honneur à devenir exacte jusqu’au scrupule. Adieu dès lors le surnaturel, venant
briser la suite logique des événements ; adieu le commode recours aux insondables
desseins de la Providence, que chaque historien sondait avec désinvolture et accommodait
au gré de ses convictions
Ce que nous disons là de l’histoire, il faut l’étendre à la critique. L’appréciation des œuvres littéraires ou artistiques, qui est affaire de goût personnel, varie et ne peut cesser de varier d’un individu à un autre ; mais ce qui est affaire de science, pure question de fait, je veux dire l’analyse des caractères qui distinguent un ouvrage, le relevé des rapports qui l’unissent aux choses du même temps, voire même la connaissance des causes qui font varier d’une époque à l’autre le genre de beauté à la mode, tout cela s’élève lentement au-dessus de la discussion. Cela revient à dire que la critique, appliquée aux œuvres d’autrefois, rentre de plus en plus dans l’histoire, en devient partie intégrante et gagne par là même en certitude. On commence à pouvoir parler, dans les limites que je viens de tracer, de critique scientifique.
La philosophie, elle aussi, s’est transformée sous la même influence. Au lieu de se
cantonner, comme elle l’a fait à certains moments, dans l’étude de l’homme et de ses
destinées, elle s’est assigné un domaine plus large. Elle a fait rentrer l’homme dans la
nature et elle s’est donné pour tâche d’expliquer, sans les séparer, la partie et le
tout. Si une science, suivant la définition de Spencer, est du savoir partiellement
unifié, la philosophie, ainsi élargie, aspire à être le savoir totalement unifié ; elle
La littérature pure n’a pas non plus échappé à cette féconde invasion de la science.
Le théâtre s’en est assez peu ressenti. On peut en relever cependant quelques traces dans l’effort qui s’y est dépensé pour détruire certaines conventions et serrer de plus près la vérité, dans le souci de donner une exactitude rigoureuse au costume, au décor, à la mise en scène, de rétablir ainsi quelques-uns des fils mystérieux qui rattachent les acteurs d’un drame au milieu où ils vivent. Je pourrais noter encore le rôle important dévolu souvent aux inventeurs, aux savants, aux médecins, les tirades sur les vibrions ou sur la liquéfaction de l’oxygène, et même l’emploi, en qualité de ressorts dramatiques, de certains engins nouveaux tels que le télégraphe et le téléphone : ressorts qui, pour le dire en passant, auraient été bien précieux au temps où régnait la règle des trois unités, puisqu’ils permettent de faire parler et prendre part à l’action les personnages absents. C’est à peu près tout, et c’est en somme peu de chose.
En revanche, le roman, ce cadre élastique, s’il en fut, a admis
Toutefois nous restons jusqu’ici à la surface du roman : c’est dans sa constitution
intime qu’il a été modifié par la science. On me pardonnera d’être bref sur ce point :
j’ai, voici déjà bien longtempsNouvelle
Revue, numéros d’avril-mai, 1884 ; ou mes Études sur la France
contemporaine, Paris, Savine, 1888.« la science appliquée à la
littérature. »
Il me suffira de les résumer.
Le roman naturaliste a été scientifique par le but qu’il s’est proposé : toute la
vérité, rien que la vérité, telle fut sa devise Histoire naturelle,
d’une famille toute une série d’œuvres dont les acteurs forment les rameaux d’un
grand arbre généalogique et il a pu croire ou faire croire qu’il se fondait, pour
dérouler leurs aventures, sur les lois mystérieuses de l’hérédité. Scientifique, il l’a
été encore et enfin par sa volonté de tout dire, par son intrépide emploi soit des
vocabulaires techniques soit des nudités et des crudités de style, par la précision et
l’ampleur de ses descriptions, par l’effacement de toute distinction entre la langue qui
se parle et celle qui s’écrit, par le soin scrupuleux de laisser à chacun sa façon
propre de s’exprimer. Il ne s’agit pas de juger en ce moment si les résultats obtenus
ont toujours été à la hauteur des prétentions déclarées ; ce qui nous importe, c’est de
constater la tenace résolution que durant une trentaine d’années le roman a eue de
« faire vrai » avant tout.
Ces retours de la littérature vers la vérité, retours qui se produisent plus ou moins
violemment à intervalles périodiques,
Mais il faut redouter aussi les abus de l’esprit scientifique. Qui s’attache aux faits positifs d’une étreinte trop exclusive, qui se cantonne dans la recherche trop méticuleuse des notions exactes, risque fort de perdre l’élan, l’essor ailé, l’allure souple et légère. Et bientôt c’est, dans la philologie, l’érudition lourde d’ennui qui sait à merveille corriger un texte, mais non plus en sentir la grandeur ou la grâce ; dans l’histoire, la monographie substantielle et indigeste qu’on estime et ne lit pas ; dans la philosophie, la peur des vastes synthèses et la mise sous scellés de la métaphysique et de ses éternels problèmes ; dans le roman, au théâtre, la décroissance de la verve inventive, la froideur, la sécheresse, la vulgarité du terre à terre, l’impuissance à créer un type supérieur ; en toute matière, le style pesant, épais, scolastique, engrisaillé de termes abstraits ou hérissé de vocables rébarbatifs ; bref, tout ce que comprend d’étroit, de rogue, de fastidieux, de glacé, de mort le mot de pédantisme.
Quand la littérature en est là, elle revient brusquement à l’idéal, à la passion, à l’amour ardent de la vie et de la beauté, et la science fait, non pas banqueroute, comme le croient et le crient les gens à courte vue, mais une retraite momentanée hors des territoires usurpés où elle prétendait commander. Pour parler sans métaphore, il se fait dans le domaine intellectuel un partage sur de nouvelles bases entre l’élément personnel ou subjectif fourni par l’homme et l’élément réel ou objectif fourni par la nature, et le mouvement de pendule qui fait tour à tour prédominer l’un ou l’autre continue ses régulières et larges oscillations.
§ 3. — J’ai réservé, pour en parler avec plus d’ampleur, les rapports de la poésie et de la science, parce qu’elles passent pour être placées aux deux pôles et parce que, sans être aussi opposées l’une à l’autre qu’on le dit, elles sont pourtant séparées par un vaste écart.
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !
Lyrique extravagance ! Le premier savant venu vous le dira : La planète Vénus, que le poète (bévue horrible !) qualifie d’étoile, n’a rien à voir avec l’amour ; comme le tas de boue que nous habitons, elle gravite autour du soleil suivant des lois connues, et pas n’est besoin de lui adresser des adjurations suppliantes pour qu’elle accomplisse sa route accoutumée. Arrière les vaines croyances ! Arrière les lutins et les fées dansant dans les clairières, les dryades palpitant sous l’écorce des chênes,
… et les nymphes lascives Ondoyant au soleil parmi les fleurs des eaux !
Les fées ont disparu, les dieux immortels sont morts ! Et la poésie va mourir avec eux,
tuée par la science. On a souvent cité ce toast d’un poète anglaisLa Justice, prologue, p. 5.
Comment chanter, pendant qu’un obstiné chimiste Souffle le feu, penché sur son œuvre incertain, Et suit d’un œil fiévreux un atôme à la piste, De la cornue au four, du four au serpentin ? Dans les combats légers de l’air avec la feuille Il nous fait voir un gaz attaquant du charbon. La fleur même, pour nous, depuis qu’il en recueille L’âme sous l’alambic, ne sent plus aussi bon.
Ennemie dangereuse de la poésie dont elle attaque l’heureuse ignorance, d’où naissent
les fables merveilleuses, la science est pour elle une alliée plus dangereuse encore,
quand elle s’offre traîtreusement à elle comme matière à mettre en vers. Qui dira la
formidable nullité de ces poèmes didactiques qui encombrèrent le moyen âge de leur
stérile abondance ? Qui lit encore pour son plaisir ces bestiaires,
volucraires, bréviaires du monde où la naïve crédulité de nos ancêtres a entassé
les contes de nourrice et les platitudes rimées ? Au commencement de notre siècle, dans
la pauvreté pseudo-classique du premier Empire, il pleut des poèmes du même genre :
pluie d’hiver, triste, froide, monotone. De patients versificateurs chantent (cela
s’appelle chanter !) la navigation, l’astronomie, la gastronomie. Ils chantent jusqu’à
l’alphabet et à la versification ! Et ils ne réussissent qu’à composer des œuvres
bâtardes, auxquelles il manque la précision pour être scientifiques et la poésie pour
être poétiques.
Ainsi, soit l’examen direct des effets produits par la science sur l’esprit, soit le souvenir des tentatives avortées d’un passé lointain ou voisin, tout semble démontrer que la science réduit sans cesse le domaine et menace même l’existence de sa rivale, et il n’est pas étonnant que certains savants, dignes pendants des littérateurs qui proclament la faillite de la science, aient gaillardement prononcé l’oraison funèbre de la poésie.
Quand on parlait à Victor Hugo de cette mort prochaine, il se mettait à rire et
répondaitWilliam Shakespeare, p. 103.
Le fait est que l’imagination est en l’homme une faculté non moins essentielle et immortelle que la raison ; et c’est pourquoi la poésie non seulement garde à côté et au-delà de la science son royaume inviolable, mais aussi sait puiser dans la science-même des éléments de vie et d’inspiration.
D’abord le livre d’or des savants, comme la légende dorée des saints, abonde en dévouements obscurs et en touchantes histoires qu’il est légitime et aisé de revêtir d’une pourpre éclatante. Pourquoi les martyrs et les héros qui plongent intrépidement dans le mystère, qui donnent à la recherche de la vente leur peine et leur vie, n’auraient-ils pas droit aux sourires de la Muse autant et plus que les capitaines qui reviennent triomphants au son des fanfares ou qui périssent enveloppés dans les plis du drapeau ? Serait-ce parce que leur gloire n’est pas rouge du sang d’autrui, parce qu’au lieu de coûter des larmes à l’humanité elle rayonne, sur elle en bienfaisante lumière ? Pourtant il est rude et multiple, le combat qu’ils ont à livrer, combat contre la misère, contre la faim, comme celui que soutinrent Bernard Palissy et tant d’autres, sacrés grands hommes après leur mort ; combat contre l’intolérance, contre une foi ombrageuse et brutale, comme ce fut le cas pour Galilée ; combat perpétuel enfin contre la nature, qui dérobe ses secrets, qui ne se les laisse arracher que par la force et qui se venge semble-t-il, des violences qu’on lui fait, témoin ces physiciens foudroyés par l’électricité qu’ils voulaient surprendre et dompter, ces chimistes mutilés, déchirés par la mitraille de quelque explosion et tombés dans leur laboratoire comme des soldats sur le champ de bataille, ces audacieux partis en plein ciel sur la foi d’un frêle aérostat etrejetés sans vie sur le sol ou dans les flots de l’Océan, à moins qu’ils n’aient disparu pour jamais dans l’espace sans y laisser plus de traces que des étoiles filantes. Certes, il y a dans ces victoires et ces désastres de l’homme lancé à la conquête de l’inconnu assez de grandeur d’imprévu, de courage, de périls, d’aventures dramatiques pour faire vibrer le cœur d’un poète.
Justice, a condensé en un
dialogue tragique l’antagonisme de ces deux voix que l’homme moderne entend retentir au
fond de sa conscience ; l’une est celle de la science, implacable et sereine, qui
renverse sans pitié les vieilles idoles, les croyances chères à l’enfance des peuples,
les préjugés enracinés par une longue accoutumance ; l’autre est celle du cœur qui
proteste, qui tantôt a peur de ce bouleversement, s’attendrit sur les choses détruites,
proclame l’inutilité du savoir humain et conseille au chercheur de s’endormir dans le
plaisir et l’insouciance, tantôt se révolte, taxe la science d’impie, l’accable
d’invectives passionnées, l’accuse de désenchanter la vie, d’anéantir le bonheur et la
vertu. Contestera-t-on qu’il y ait dans ces déchirements intimes une source féconde
d’inspiration pour une poésie, non pas frivole et joyeuse, mais grandiose et austère ?
Sully Prudhomme a répondu par avance ; il a fait comme ce philosophe antique devant qui
l’on niait le mouvement : il a marché.
Est-ce tout ? Non pas. La science devient encore et surtout poétique, parce qu’elle
transforme et renouvelle en nous la conception du monde, parce qu’elle fait naître une
philosophie plus complexe et plus large que les vieux systèmes désormais dépassés. « La
poésie, écrivait LamartineDes destinées de la
poésie.
La poésie sera sans doute autre chose aussi ; bien téméraire qui voudrait enfermer
l’incessante mobilité de l’art dans une
L’âge d’or, tel que l’imaginaient les anciens, avec ses ruisseaux de lait, son
printemps perpétuel, ses arbres d’où coulait le miel, ses hommes innocents parmi
lesquels erraient des lions, des ours, des tigres aussi innocents qu’eux, cette idylle
aimable et douceâtre a pu prêter à de jolis tableaux. Mais, sans compter que les vivants
ne sauraient être condamnés à copier et recopier sans cesse les tableaux de leurs
devanciers, est-il bien sûr que ce roman de l’humanité commençante vaille la réalité,
telle que la préhistoire la démêle peu à peu dans l’obscurité d’un passé aux trois
quarts effacé ? J’aime mieux, je l’avoue, ce que nous fait entrevoir la science
actuelle : les tumultueux bouillonnements de la vie à la surface de notre planète ; la
formation lente du végétal et de l’animal dans la vase épaissie et solidifiée ; puis
l’homme, ce nain intelligent, perdu d’abord au milieu de ces monstres dont les débris
gigantesques nous épouvantent encore, l’homme errant, muet et sombre, parmi ces
terribles compagnons, disparaissant dans l’épaisseur des
Guidés par le grand exemple de Lucrèce, nos poètes l’ont compris. Louis Bouilhet, Victor Hugo (et ils ne sont pas les seuls) ont osé s’aventurer, à la suite du géologue, dans ces époques reculées, dont l’immense lointain donne déjà la sensation de l’infini dans la durée. D’autres, à la suite de l’astronome, se sont élancés dans l’infini de l’espace. André Chénier suivait déjà dans l’éther impalpable
Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.
Et combien de fois Lamartine, reflétant dans le miroir de son âme la nuit semée d’étoiles, n’a t-il point plané au plus haut des cieux sur les ailes du rêve, laissant comme il le dit,
sa pensée Flotter comme une mer où la lune est bercée !
Où est-il, celui qui, devant le pullulement des soleils emplissant l’étendue illimitée, regrettera le temps où le ciel n’était pour le penseur et le poète qu’une voûte de cristal piquée de clous d’argent ? Il me paraît que l’imagination, prisonnière sous ce dôme étouffant, doit rendre grâce aux savants qui ont, en le brisant, ouvert à son vol ébloui l’abîme de l’azur, cet Océan sans fond et sans rivages.
Pour redescendre sur la terre, les êtres que nous y rencontrons, animaux, plantes,
rochers même, ne sont pas non plus pour nous ce qu’ils étaient pour nos ancêtres.
Saint-Lambert, le médiocre auteur des Saisons, a dit ce mot profond :
« Les anciens aimaient et chantaient la campagne ; nous chantons et aimons
Nous nous élevons de la sorte à des conceptions vraiment philosophiques où la science
se transfigure d’elle-même en poésie. Les grandes généralisations d’un Darwin, d’un
Spencer, l’effort pour enfanter une théorie nouvelle qui explique l’univers, cette
doctrine de l’évolution qui nous fait assister à la formation et à la transformation
incessante des continents, des plantes, des animaux, de l’homme, qui s’applique au
développement des sociétés comme à celui de la faune ou de la flore terrestres, tout
cela a reculé notre horizon et en même temps nous a fourni un moyen de nous orienter
dans la forêt touffue des détails. Chênedollé, au commencement du e« La science n’est pas encore nubile. »
Et il avait
raison. Elle ne présentait alors que des vérités éparpillées, des résultats
fragmentaires et presque sans lien entre eux. La philosophie aujourd’hui les coordonne ;
elle permet au penseur de monter sur un sommet d’où il peut embrasser le panorama de
l’univers et saisir ou du moins pressentir l’unité sous l’infinie variété des aspects.
Comment un pareil spectacle laisserait-il insensibles et froids ceux qui peuvent le
contempler ?
Et qu’on ne craigne pas la disparition de ce mystère, de cette pénombre chers aux rêveurs et aux défenseurs de la poésie du passé. Si nous voyons plus avant, nous ne voyons pas tout, nous ne le verrons jamais. — Il y a, dit Montaigne, ignorance abécédaire et ignorance doctorale. — L’une est celle d’où part la science ; l’autre est celle où elle aboutit. L’origine et la fin des choses sont encore impénétrables au regard humain ; beaucoup pensent qu’elles le demeureront toujours. Sans nous prononcer sur cette hypothèse, nous pouvons dire que, pour des centaines et des centaines d’années, il reste un vaste champ ouvert aux visions, aux rêveries, aux intuitions des poètes.
Il nous est permis après cela de conclure que la science et la poésie peuvent s’allier heureusement. Sans doute c’est à condition que le poète soit poète ; qu’il sache transformer des idées en émotions ; qu’il ne rime pas des formules techniques, mais les sentiments éprouvés par une âme enthousiaste ; qu’il ne se pique pas d’enseigner, mais qu’il travaille à suggérer des impressions ; qu’il s’appuie sur les données fournies par les savants, mais pour s’élancer jusqu’à des élévations qui les dépassent ; qu’il soit en un mot capable de comprendre et d’appliquer ce précepte d’André Chénier :
L’art ne fait que des vers ; le cœur seul est poète ;
ou, mieux encore, qu’il se conforme à cette définition de l’art proposée par
TolstoïQu’est-ce que l’art ? Traduction de
Teodor de Wyzewa, p. 266. Paris, Perrin, éditeur.« C’est un organe
vital de l’humanité, qui transporte dans le domaine du sentiment les conceptions de la
raison. »
Ces conditions marquent une fois de plus la limite que la science ne peut franchir dans son alliance avec la littérature sans lui faire tort. A l’historien de noter dans chaque époque et dans chaque œuvre mixte si cette frontière a été respectée ou violée.
§ 4. — J’ai montré quel entrecroisement de causes et d’effets relie étroitement le
développement scientifique et le développement littéraire d’une société. J’aurais
terminé là tâche que je me suis proposée dans ce chapitre, si je ne tenais encore à
signaler
On peut à toute époque relever entre les caractères essentiels de la littérature régnante et le groupe de sciences qui prédomine une analogie d’où ressort cette vérité, aujourd’hui presque banale, qu’une société, à un moment donné de son existence, est un ensemble organisé dont les diverses parties sont en harmonie.
Il est intéressant d’étudier à ce point de vue le milieu du e
Si l’on regarde les œuvres littéraires du temps, qu’y trouve-t-on ? Un style clair, qui
vaut surtout par la logique, la précision des lignes, l’enchaînement serré des idées,
qui n’admet guère que des épithètes abstraites et générales ; un théâtre où les
personnages sont comme détachés de leur milieu et se meuvent dans un cadre vague,
indéterminé, où ils se présentent presque comme de purs esprits dont les pensées et les
On dira que certains écrivains font exception. Molière, par exemple, se moque des précieuses qui font profession de mépriser en l’humanité
la partie animale Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
Cyrano de Bergerac, comme plus tard La Fontaine, n’a garde d’adhérer aux doctrines orgueilleuses qui refusent une âme aux chiens, aux chevaux, aux fourmis, à nos frères inférieurs. Mais ces écrivains-là, qui forment minorité, appartiennent à un autre courant d’idées ; ils sont disciples de Gassendi, le philosophe, qui, après Epicure et Lucrèce, se plongea dans la grande nature et réclama vigoureusement pour les sens méconnus. Leur opposition à Descartes et les qualités particulières de leur œuvre sont dans la littérature le reflet d’une autre philosophie, d’une autre méthode scientifique. Elles confirment, au lieu de l’infirmer, la relation perpétuelle des deux ordres de choses que nous mettons ici en regard.
Si nous considérons, au contraire, une époque où la première place appartient aux
sciences concrètes, à la zoologie, à la botanique, aux sciences naturelles et médicales,
nous pouvons deviner ce que seront dans leurs traits essentiels la philosophie et la
littérature du temps. Le problème est aisé à résoudre. Chacun sait comment Cuvier, au
moyen de quelques ossements fossiles, a pu reconstruire le corps entier d’un animal dont
l’espèce a disparu. Il s’est fondé sur l’harmonie qu’offrent les membres divers d’un
être viable, sur ce que les savants appellent l’unité de composition. L’historien, lui
aussi, peut opérer des reconstructions semblables. S’il connaît une branche
Or la philosophie, quand elle ne reste pas flottante dans le doute, quand elle ne se borne pas à la commode interrogation : Que sais-je ? quand elle se mêle d’affirmer quelque chose, oscille entre deux directions où elle s’avance plus ou moins selon les temps. Tantôt elle s’occupe avec prédilection de la vie mentale ; elle scrute, à l’aide de la conscience, ce microscope interne, les pensées, les aspirations, les rêves de l’âme ; elle s’envole dans l’au-delà, poursuit l’absolu, s’aventure dans l’infini, vogue en plein ciel au risque de se perdre dans les nues. Elle est alors, comme on dit, mystique, spiritualiste, idéaliste, mots qui expriment des degrés divers d’une même tendance. Ou bien elle s’attache avant tout au monde extérieur ; elle procède avec circonspection, marche pas à pas, appuyée, comme sur deux béquilles, sur l’observation externe et sur l’expérience. Alors elle ne s’élève jamais bien haut au-dessus du sol ; il lui arrive même de ramper à sa surface. On l’appelle en ce cas empiriste, positiviste, matérialiste.
Laquelle de ces deux tendances l’emportera, quand triomphent les sciences dites
naturelles ? Evidemment la dernière. En faut-il une preuve ? Comparez le milieu du
ee
La littérature a dans ces moments-là des qualités que j’oserais presque qualifier de
matérialistes. Le style est coloré, pittoresque ; il parle aux yeux ; il sait décrire la
nature, exprimer avec vigueur les sensations. Les romans et le théâtre ont une teinte
réaliste ; le décor, la mise en scène y prennent une importance
On pourrait pousser plus avant ces analogies curieuses entre la littérature et les méthodes en honneur dans le groupe de sciences dominant. On verrait, par exemple, comment les théories microbiennes d’un Pasteur, ses recherches sur les infiniment petits des corps ont pour pendant les fines études des romanciers analystes, les subtiles anatomies morales d’un Bourget coupant, comme on l’a dit, un cheveu en quatre, ses tentatives pour pousser ses délicates dissections jusqu’au plus menu détail, son talent à saisir et à rendre visibles les infiniment petits du cœur humain ; on verrait comment cette prédominance de l’esprit d’analyse se marque, dans l’érudition du temps, par des discussions acharnées sur un point ou une virgule, par une foule de travaux minutieux dont les auteurs fouillent à la loupe avec une patience infatigable quelque coin exigu du passé.
Mais il est temps de conclure. J’ai connu dans ma jeunesse un professeur de rhétorique qui se vantait à ses élèves d’ignorer les quatre règles élémentaires de l’arithmétique, et l’on sait le mot de ce géomètre qui disait après la représentation d’une belle tragédie : Qu’est-ce que cela prouve ? Il m’a paru qu’il serait bon de faire cesser ces étroitesses de goût, ces dédains réciproques, ces prétentions exclusives auxquelles les programmes d’enseignement servent encore aujourd’hui de champ de bataille. J’aurais voulu surtout démontrer aux historiens qu’ils ne peuvent retracer le mouvement littéraire d’une époque quelconque en l’isolant du mouvement scientifique contemporain, et j’ai tâché de leur indiquer les voies où doivent s’engager leurs investigations.
Les Muses étaient sœurs dans la mythologie antique et les peintres se plaisaient à les représenter fraternellement unies ; ils plaçaient côte à côte et la main dans la main celle qui présidait à la science et celle dont relevait l’histoire, celle qu’invoquaient les poètes lyriques et celle qui était la divine patronne de la dansé. Mais on pourrait dire que parmi ces sœurs immortelles quelques-unes sont plus étroitement liées ensemble que les autres, ou, pour parler en style plus moderne, que, s’il y a, par exemple, cousinage entre les lettres et les sciences, il existe une parenté plus rapprochée entre les lettres et les arts.
Les lettres et les arts ont ceci de commun que les unes et les autres visent essentiellement à plaire, poursuivent également et avant tout la beauté. Il est donc naturel que l’union soit plus intime entre ces deux branches de la culture humaine ; et en effet parfois elles exercent l’une sur l’autre une action directe, toujours elles présentent dans leur développement des analogies frappantes.
§ 1. ― Commençons par un coup d’œil sur l’histoire des relations que la littérature et la musique ont eues ou ont encore.
Comment méconnaître qu’elles passent en même temps par des phases semblables ? Les
gavottes et les menuets de Rameau, légers, gracieux et grêles évoquent l’idée de la
prose ailée, pimpante et sèche qui s’écrivait dans la première moitié du e
La musique, qui, étant le plus subjectif des beaux-arts, bénéficie comme la poésie de l’exaltation du sentiment, change de caractère avec la littérature. Chez Berlioz, elle est romantique, c’est-à-dire fougueuse, éclatante, colorée, passionnément descriptive, comme une ode de Victor Hugo ; elle s’inspire, comme plus d’un écrit du temps, de Shakespeare ou des légendes allemandes. Sous le second Empire, la musiquette d’Offenbach, leste, moqueuse, spirituelle et canaille, mène gaillardement la ronde d’une société affolée de plaisir et fait danser le cancan aux dieux, aux héros, aux grands de la terre. Elle est contemporaine d’une renaissance du burlesque ; elle est en plein accord avec les poèmes funambulesques de Banville, avec la parodie, qui, sous le nom de blague, raille les grands gestes et les grands sentiments, avec les acrobaties d’un style qui grimace et se disloque dans les pieuses invectives d’un Veuillot ou dans les drôleries virulentes d’un Rochefort. Trente ans après, grave et triste, bruyante et savante, avant tout théâtrale, c’est-à-dire aussi objective qu’elle peut l’être, la musique, avec Wagner et son école qui veulent réformer le drame lyrique et en bannir la convention, se rapproche, par cette recherche de la vérité, du roman naturaliste, qui est, lui aussi, violent, sensuel, pessimiste et scientifique.
Mais laissons ces coïncidences qu’on peut relever à toute
La littérature, dans toutes ses œuvres, a souci de plaire à l’oreille ; par conséquent, elle désire avoir et a souvent des qualités musicales. Les orateurs savent combien importe le choix des mots sonores, l’arrangement des périodes qui tombent avec grâce et solennité. Les prosateurs, qui, tel Jean-Jacques, suivent la dictée d’une voix intérieure et retournent vingt fois dans leur tête les phrases qu’ils construisent ; ceux qui, tel Flaubert, les font passer par leur « gueuloir » pour en éprouver l’euphonie, attachent une légitime importance aux délicates combinaisons de syllabes qui forment ce qu’on appelle « le nombre ». Mais la poésie, plus encore que la prose, se pique d’être agréable à entendre. On a pu dire qu’elle est elle-même une musique, ce qui est vrai en un sens, faux en un autre.
En réalité, la musique et la poésie sont deux arts complets, profondément différents, mais ayant quelques caractères communs. Nés tous deux du langage instinctif, ils se sont attachés chacun à l’un des deux ^éléments qui le composaient ; le premier a travaillé sur les cris et les inflexions qui expriment les différents sentiments ; le second sur les sons qui sont devenus des mots exprimant des idées. L’un s’adresse surtout à la sensibilité, l’autre à l’intelligence. Ils se sont ainsi écartés de plus en plus ; pourtant ils gardent des traces de leur lointaine communauté d’origine. A tous deux la voix humaine sert d’instrument ; à tous deux les mouvements de l’âme sont une matière inépuisable. Delà des rapprochements inévitables. La poésie, avec le soin qu’elle prend d’éviter certaines dissonances, avec son rythme qui mesure le nombre, sinon la durée des syllabes, avec l’écho régulier que fait la rime et parfois le refrain, s’efforce de charmer l’ouïe à sa manière et obtient une harmonie particulière qui n’est point à dédaigner. D’autre part, chaque fois qu’elle veut dire les agitations d’un cœur troublé ou un conflit de passions entre plusieurs êtres, elle marche sur un terrain où elle peut rencontrer la musique.
Ces rencontres ont amené entre les deux sœurs tantôt restant
La musique a parfois agi à distance sur la littérature. Elle a pu être une inspiratrice pour l’écrivain. Elle lui a fourni des effets à traduire et à transposer, à rendre intelligibles par des formes verbales.
Victor Hugo« Il semble qu’en certains instants l’oreille
aussi a sa vue. »
(Notre-Dame de Paris.)
Musset semble définir sa propre poésie — railleuse, séduisante et voluptueuse — quand
il parle de la sérénade du Don Juan de Mozart où l’accompagnement qui
rit se moque des paroles et de la mélodie qui supplient et caressent. George Sand, à
Genève, entendant Liszt jouer un rondo intitulé le Contrebandier,
tâche de rendre les impressions qu’elle a éprouvées et compose un conte
lyrico-fantastique qui porte le même titreGeorge Sand (Sa vie et ses œuvres). Ollendorff,
Paris, 1899.« expliquées en langue
vulgaire »
. La même George Sand a consacré deux romans entiers à la musique :
l’un, Consuelo, faillit par un singulier retour devenir un opéra entre
les mains de Liszt ; l’autre, Les Maîtres sonneurs, est un pieux
hommage à la musique populaire de son Berry. Depuis lors, TaineNotes sur Paris.
Outre ces prétextes à « transpositions d’art », la musique a encore fourni à la littérature des procédés et des modèles. Les poètes, sans parler de leurs efforts rarement heureux pour reproduire par l’harmonie imitative les voix de la nature, se sont livrés à des recherches de sonorité ou d’euphonie qui les ont menés fort loin. Ils se sont laissé entraîner hors des limites de leur art, sur les terres de la musique, et la poésie s’est trouvée alors transformée et même absorbée par sa voisine.
On le vit bien dans les curieux essais de l’école dite décadente. Ce fut au lendemain d’une époque où la musique avait suscité des admirations et des querelles ardentes ; ce fut aussi dans un temps où les âmes, troublées et désorientées, se plongeaient à s’y perdre dans la pénombre des sciences occultes et dans la grisante atmosphère du mysticisme ; ce fut enfin à un moment où le culte de l’art pour l’art rendait les écrivains plus sensibles au vêtement de l’idée qu’à l’idée même, plus attentifs à l’extérieur de la phrase qu’à son contenu.
Théophile Gautier, ce grand « visuel », n’était certes pas un fanatique de la musique,
témoin la fameuse boutade où il la définissait « le bruit le plus cher qui
existe »
. Il devait cependant contribuer à son triomphe. N’avait-il pas écrit
que les mots ont par eux-mêmes leur valeur et leur beauté propres,
Survint tout un bataillon de jeunes poètes pour pousser jusqu’au bout le mouvement qui emportait les esprits vers une poésie jalouse de rivaliser avec la musique. Le fond et la forme des vers furent également bouleversés.
D’abord il fut convenu que le vague était le fin du fin. « Ta pensée, garde-toi de la
jamais nettement direLa littérature de
tout à l’heure, p. 360.« du nimbe subtil d’une équivoque féconde »
. Par quoi les idées nettes
allaient-elles être remplacées ? Par des sentiments indécis et flottants comme les
brouillards du matin, par des rêves insaisissables comme des fantômes, par des symboles
volontairement obscurs comme les oracles des Sibylles. Par des sensations aussi, par des
« notations musicales » ; telle désinence avait, paraît-il, un éclat voilé qui éveillait
dans l’âme mille retentissements prolongés ; telle voyelle équivalait à tel instrument ;
A donnait le son de l’orgue, E de la harpe, U de la flûte ; il s’ensuivait qu’on pouvait
orchestrer un poème comme le compositeur marie dans une symphonie les cors, les fifres
et les hautbois.
D’autre part, le vers disloqué, désarticulé, désossé, devenait onduleux, fluide, vaporeux. Il perdait son rythme pour se mouler sur celui de la phrase musicale, et, comme la rime le gênait encore dans ce travail d’assimilation, il finissait par s’anéantir dans une prose chantante qui n’était plus qu’une mélodie continue.
Je fais ici de l’histoire, non de la polémique. J’explique le plus que je peux et je
juge le moins possible. Je ne rechercherai donc pas si la poésie lyrique, ainsi
comprise, mérite l’impertinente qualification que Montesquieu appliquait à celle de son
temps : une harmonieuse extravagance. Il se peut qu’un Verlaine, un Mallarmé aient
obtenu de la sorte quelques effets
Il faut dire qu’à d’autres moments la littérature prend sa revanche. C’est elle qui à son tour agit sur sa rivale. Elle a été maintes fois l’inspiratrice des musiciens ; elle a éveillé leur imagination par contre-coup. Telle légende, tel roman, tel drame (je parle d’œuvres dont les auteurs ne songeaient pas du tout à cet honneur et le redoutaient peut-être) ont été des sources fraîches d’où ont coulé sur le monde des flots d’harmonie. Sur telle pièce de vers qui s’épanouissait au soleil, drue, vivace, parfaite en son genre, sans désirer un inutile surcroît de grâce, le chant est venu se poser comme un oiseau sur un rameau fleuri. Rien de plus ordinaire que ces miracles de transsubstantiation artistique. Il est plus aisé de traduire la poésie en musique que de faire l’inverse, et c’est par centaines que l’on compterait les compositeurs qui ont laissé courir leur verve inventive à la suite des écrivains.
De plus, est-ce que parfois la musique ne s’est pas aventurée, elle aussi, dans des
domaines où elle n’avait pas le pied solide ? N’est-il jamais arrivé qu’à l’imitation de
la littérature elle se soit crue capable d’exprimer des idées abstraites et
compliquées ? Il me semble avoir rencontré, sur des programmes destinés à commenter des
symphonies, des considérations philosophiques ou historiques que l’auteur prétendait
traduire par des sons. Mais je laisse aux historiens de l’évolution musicale, plus
compétents que moi en la matière, le soin de décider si la musique ne s’est pas trompée
parfois sur la portée de ses forces, et je passe à l’étude des œuvres où les deux
rivales, appelées à travailler ensemble et de concert, ont
Leur union n’a pas eu le don de plaire à tout le monde. Lamartine ne pardonna jamais
aux musiciens, sauf à Niedermeyer, d’avoir osé surajouter une mélodie aux vers si
mélodieux du Lac. Suivant lui, la poésie et la musique se nuisent en
s’associant, perdent chacune quelque chose de leur puissance et de leur beauté. Malgré
cette protestation renouvelée plus tard par Laprade, leur alliance, aussi perpétuelle
que celle des cantons suisses, s’est maintenue depuis l’origine des temps.
Pour ne parler que de la France, elle se retrouve toujours dans le drame et dans la
chanson. Au moyen âge, dans les miracles et les mystères, on entend parfois un trio composé d’une basse, d’un baryton et d’un
ténor : c’est la Sainte Trinité qui est censée parler. La foule prend de temps en temps
une part active à la représentation, en entonnant un cantique avec les acteurs ; et dans
les profondeurs de l’église, à laquelle est souvent adossé le théâtre, l’orgue mêle au
chœur sa clameur puissante qui tour à tour gronde ou s’apaise au gré du Créateur. En des
époques plus anciennes encore, les troubadours accompagnent sur la viole d’amour les
chansons, aubades et sérénades qu’ils composent en l’honneur de la dame de leurs
pensées. Des cantilènes populaires sont l’origine et le noyau de nos chansons de geste,
et, plus tard, les jongleurs qui les débitent en font une sorte de récitatif ou de
mélopée, comme ce Taillefer « qui moult bien cantait »
et qui, en tête de
l’armée de Guillaume le Conquérant, lançait à pleine voix la Chanson de
Roland, vraie Marseillaise de ce temps-là. Plus près de nous,
l’alliance reparaît au théâtre, depuis le grand opéra et la comédie-ballet jusqu’au
vaudeville, à l’opéra-comique, au mélodrame, à l’opérette ! Elle se montre dans les
cantates, les oratorios, les chansons, soit qu’elles ressemblent à une sonnerie de
clairon, comme le Chant du départ, soit qu’elles s’élèvent jusqu’à
l’ode, soit qu’elles s’attendrissent en romances, soit qu’elles dégénèrent en
chansonnettes de café-concert ou se transforment en lamentations, comme celles que le
poète
On peut suivre dans deux de ces genres mixtes, la chanson et l’opéra, les effets de cette coopération. On ne sera pas étonné de rencontrer des tiraillements et des compromis entre les deux alliées.
Dans la chanson, la musique paraît avoir servi plus que gêné la littérature. Sur les ailes de la mélodie, des paroles parfois médiocres ont volé plus haut et plus loin qu’elles n’auraient pu aller par leurs propres forces. Grâce à quelque vieil air, resté dans les mémoires, telle piécette de vers a gardé une popularité qu’elle n’avait pas le droit d’espérer. Et puis le refrain, le rythme imposé, qui étaient souvent gracieux et légers, ont donné à l’allure du poète plus de vivacité. Le cadre étroit, où il devait s’enfermer, l’a forcé à une sobriété salutaire, à une concision énergique : son talent y a gagné une vigueur qu’il n’aurait peut-être pas eue sans cela. L’œuvre de Béranger fournirait, au besoin, mille preuves du profit qu’il a tiré de cette contrainte heureuse. Elle prouverait aussi qu’il en a quelquefois souffert, que sa pensée est devenue ça et là pénible et même obscure à force d’être condensée. Il semble pourtant que, somme toute, en ce domaine leur action combinée ait été bienfaisante aux deux collaboratrices et on ne voit pas qu’il se soit élevé entre elles de graves différends.
Il n’en est pas de même dans l’opéra. L’une ou l’autre s’est, tour à tour, montrée despotique.
La musique, à maintes reprises, n’a pas hésité à réclamer impérieusement la suprématie.
Mozart disait : « Dans l’opéra, la poésie doit être la fille absolument
obéissante de la musique. »
Et l’on pense si la pauvre fille, ainsi réduite à
l’humble place de Cendrillon, a été mal traitée. Auber, en France, le prenait de haut
avec le collaborateur de rencontre qu’il pouvait avoir pour les paroles. Il lui faisait
entendre une ariette, un motif quelconque, puis il disait : « Adaptez-moi à cela des
mots qui soient dans le sentiment de la phrase musicale, du rythme, et, autant que
possible, de la situation dramatiqueNouvelle Revue (juin 1899).
« Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le
chante. »
Scribe, le librettiste ordinaire de Meyerbeer, a commis des vers qui
sont des péchés impardonnables contre la poésie et même contre la langue française. On
connaît ce passage des Huguenots : « Ses jours sont menacés !
Ah ! Je veux t’y soustraire. »
Il ne faudrait pourtant pas oublier que des
libretti ont été signés des plus grands noms de notre littérature. Corneille ne dédaigna
pas de travailler avec et pour un musicien. Quinault, par la molle harmonie dont il fit
preuve dans ses drames lyriques, ne fut peut-être pas inutile à Racine, le futur auteur
des chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais aussi que de
fois les vers d’un poète n’ont-ils pas été brisés, tordus, défigurés, massacrés sous
prétexte de devenir un canevas à grands airs ou à chœurs plus ou moins ridicules !
Par une revanche facile à comprendre, les poètes ou leurs amis ont parfois prétendu réduire la musique au rôle accessoire. Un directeur de l’Opéra de Paris avait coutume de dire qu’il fallait avant tout s’occuper de la pièce, en choisir une qui eût réussi et possédât par avance la faveur du public, puis la confier à un arrangeur habile chargé de la découper en scènes à effet ; après quoi l’on pouvait jeter dessus n’importe quelle musique ; le succès était sûr. — Recette douteuse où le musicien est ravalé au rang du cuisinier qui se charge de faire passer, à l’aide d’une sauce affriolante, la fraîcheur douteuse d’un poisson !
Il est permis de rêver une entente plus fraternelle et plus heureuse entre les deux puissances. C’est celle qui repose sur une mutuelle reconnaissance de leurs droits et de leurs limites, sur une espèce de contrat où, considérées comme équivalentes, elles s’accordent l’une à l’autre un égal respect en se répartissant des fonctions différentes.
Chacune d’elles a par nature, comme l’homme et la femme dans un ménage, des aptitudes
et des attributions spéciales. La poésie possède une faculté de précision qui manque à
la pensée musicale ; elle est donc appelée à formuler l’idée mère Siegfried) les murmures de la forêt ? La musique, en outre, complète et
renforce l’expression dont la poésie a revêtu les sentiments ; elle donne aux paroles et
aux cris partis du cœur une puissance de pénétration plus grande ; elle leur donne en
même temps une signification plus large, plus générale, en les traduisant dans une
langue universelle. Elle n’accompagne pas seulement la poésie ; elle la dépasse ; elle
va jusqu’où les mots n’arrivent plus ; elle peut exprimer certains paroxysmes qui
défient toute notation ver baie. Et, parfois, le défaut qu’elle a d’être vague devient
une qualité précieuse ; elle excelle à rendre sensibles certains états d’âme imprécis et
crépusculaires ; elle est le langage de la rêverie, de l’indéterminé, de
l’indéfinissableLes rapports de la
musique et de la poésie considérées au point de vue de l’expression, un ouvrage
de M. J. Combarieu où, à côté d’idées très ingénieuses, on regrette de rencontrer
quelques assertions excessives ou erronées.
De la sorte, si l’on veut que chacune reste à la place qui lui appartient, c’est la poésie qui commande d’abord, tandis que la musique est obligée de se plier docilement aux inventions du poète, aux rythmes qu’il a choisis, à l’accent tonique des mots qu’il a entrelacés. Mais la servante devient bientôt maîtresse : la musique, en se développant dans le cadre qui lui est tracé, passe au premier plan ; elle efface par son éclat, en suivant les lignes qui règlent sa marche, la poésie même qui les a dessinées. On dirait un ministre, qui a reçu des ordres d’un souverain, mais qui l’éclipsé ensuite par la façon brillante dont il les interprète et les exécute.
La conception de ce partage équitable des rôles peut « La musique doit ajouter à la
poésie ce que l’heureux accord de la lumière et des ombres, la vivacité des couleurs
ajoutent à la correction et à la bonne tenue du dessin, en animant les figures sans en
altérer les contours. »
Seulement pour que l’accord et l’équilibre, difficiles
à établir et faciles à déranger, se maintiennent, peut-être faut-il qu’il y ait fusion
du poète et du musicien en une seule et même personne, et qu’en sus l’artiste doublement
doué ait une égale maîtrise dans l’un et l’autre art. En Allemagne, Wagner ; en France,
Mme Augusta Holmes, M. Vincent d’Indy jet quelques autres ont
poursuivi cet idéal et s’en sont approchés.
Mais ces relations d’une idéale intimité entre la musique et la littérature n’ont pas encore eu le temps de se développer, et, comme je n’ai voulu être ici qu’un historien, je m’arrête au seuil de l’avenir qui les rendra peut-être aussi ordinaires qu’elles paraissent l’avoir été aux beaux jours de la Grèce antique.
§ 2. — L’architecture et la littérature, pour peu qu’on compare leur histoire, apparaissent liées dans leur développement par des rapports étroits et constants.
Au moyen âge, églises, châteaux, hôtels de ville représentent les trois faces
principales de la société française ; ce sont les monuments d’une France chrétienne,
féodale et municipale. Or les chansons de geste, les poésies guerrières et galantes des
troubadours et trouvères, les mystères, qui étaient souvent joués par toute la
population d’une ville, ont dans leur ensemble les mêmes caractères. Si l’on voulait
pousser dans le détail la comparaison, on pourrait observer que les cathédrales mettent
plusieurs siècles à s’achever ; que, commencées dans un style, elles sont fréquemment
finies dans un autre ; qu’elles sont de grandes œuvres collectives où ont collaboré
beaucoup d’architectes inconnus ; que dans leurs statues, leurs bas-reliefs, leurs
vitraux, elles sont la vivante image des croyances du temps ; mais que d’ailleurs elles
laissent libre carrière à la fantaisie des artistes et admettent la satire et la
parodie, fût-ce celle du clergé. Or, n’en est-il pas ainsi des grands poèmes de la même
Le Roman de la
Rose est comme un animal chimérique, ayant une tête d’agneau et un corps de
loup ; il passe de l’allégorie quintessenciée à l’attaque violente de l’Église et des
autres puissances. Le Roman de Renart, qui débute par une malice
innocente, se termine par des appels à la révolte.
Si l’on doutait de la marche parallèle des deux arts, ce qui se passe lors de la Renaissance suffirait à la mettre hors de contestation. Au moment où Ronsard et son école ressuscitent les dieux du vieil Olympe, calquent les procédés et les mots mêmes des poètes de l’antiquité classique, l’architecture se refait grecque et latine comme la littérature. Adieu l’ogive ! Vivent le plein cintre et la coupole ! Et de même que les œuvres du moyen âge paraissent aux contemporains de Louis XIV barbares, grossières, surannées et sont flétries par eux du nom de gothiques, de même les plus belles cathédrales de l’ancienne France sont victimes de leur goût dédaigneux. Elles ne retrouveront faveur qu’à l’époque où la France, se retournant avec sympathie vers ce passé lointain, se reprendra d’amour pour la poésie des trouvères, c’est-à-dire au commencement de notre siècle. Monuments écrits, monuments bâtis ont souffert du même mépris, bénéficié du même regain d’admiration !
Qui croirait aujourd’hui, en parcourant les châteaux dont la Renaissance a semé les
bords de la Loire, en voyant ces merveilles d’élégance et de délicatesse, à la fois si
sobres et si riches dans leur ornementation, qu’à certaines époques ils ont déplu au
point d’être regardés comme indignes d’être conservés ? Ce fut pourtant le cas. Au
château de Blois, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, fit démolir toute une aile pour
la rebâtir à sa guise, et la mort seule l’empêcha de détruire le reste. A Paris, sous le
règne de Louis XV, on fit le plan d’un nouvel Hôtel de Ville, parce que l’autre, un
chef-d’œuvre datant de François Ier, paraissait d’une structure trop
peu
L’architecture subit ainsi les mêmes modes que les œuvres littéraires. Dans la seconde
moitié du e
Notre siècle enfin, qui a fouillé l’histoire avec tant de zèle et de patience, qui a pris tant de plaisir à ressusciter les âges disparus, a eu les plus habiles restaurateurs de monuments anciens, si bien qu’à force de reproduire tous les styles il a presque oublié d’avoir le sien propre. Il a bâti bien des maisons Renaissance, des églises romanes ou ogivales. Il n’a guère montré son originalité, vrai siècle de commerce et d’industrie, que dans des ponts, des gares, des viaducs, des palais d’Exposition, constructions souvent énormes où le fer et le verre remplacent en partie les antiques matériaux et inaugurent peut-être un art nouveau, capable d’une hardiesse et d’une puissance plus grandes. Evolution semblable à celle de la littérature actuelle, qui, dégagée peu à peu des formes et des traditions du passé, essaie en tâtonnant de créer des moules nouveaux pour la pensée.
Si nous cherchons cependant une action directe de l’architecture sur la littérature, il
faut avouer que nous trouvons peu de chose. Nous la voyons tout au plus lui fournir des
sujets de y description. Une cathédrale est l’héroïne d’un roman fameux de Victor Hugo.
C’est le temps où les mots ogive et pyramide
expriment le superlatif de l’admiration à l’égard d’un poème et l’on dirait parfois que
les écrivains romantiques se piquent Orientales. Le poète
y souhaite « pour la France une littérature qu’on puisse comparer à une ville du
moyen âge »
, et si on lui demande ce qu’il a voulu faire lui-même dans son
livre, il répond : une mosquée, « la mosquée orientale, au dôme de cuivre et
d’étain, aux portes peintes, aux parois vernissées, avec son jour d’en haut, ses
grêles arcades, ses cassolettes qui fument jour et nuit, ses versets du Koran sur
chaque porte, ses sanctuaires éblouissants, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque
de ses murailles ; épanouie au soleil comme une large fleur pleine de
parfums »
.
L’architecture ainsi a peut-être aidé parfois les littérateurs à concevoir leur œuvre
comme un ensemble touffu, complexe et ordonné quand même, dont les différentes parties
s’agencent en vue d’un effet harmonieux. Parfois aussi, elle a prêté un symbole de
pierre à l’idée d’un poète ou d’un romancier. Théophile Gautier, un soir qu’il rêve à
son existence passée, se représente visitant « le Château du SouvenirÉmaux et Camées.Ventre de Paris, l’Assommoir, le Bonheur des dames, Germinal, le Rêve,
etc.
Plus profonde serait l’influence de la littérature sur l’architecture, s’il fallait en
croire une prophétie sibylline que Victor Hugo, rapprochant la cathédrale de Paris du
premier livre imprimé, a condensée dans une formule de style lapidaire : Ceci tuera cela.
Cet oracle a deux sens au moins, ce qui est peu pour un oracle. Il peut signifier que
l’imprimerie doit tuer la foi catholique ; que Gutenberg est le précurseur de Luther et
de Voltaire ;
L’auteur a développé cette prédiction dans un chapitre magistral. On peut cependant se demander s’il n’a pas tordu les faits pour les besoins de sa thèse. Il s’en faut que tous les monuments construits depuis le moyen âge soient des monuments de décadence. Et à supposer même que l’architecture sacrée ait été frappée au cœur par une découverte qui contenait en germe l’émancipation des intelligences, ce n’est pas une raison suffisante pour conclure à une hostilité fondamentale entre l’art d’écrire et l’art de bâtir. L’architecture est en mue ; elle n’est pas morte et ne semble pas en voie de mourir.
Il est vraisemblable que la pensée humaine de l’avenir trouvera de nouvelles occasions et de nouveaux moyens de s’incarner dans des édifices qui auront aussi leur signification et qui symboliseront, à leur manière, les tendances des moments où ils seront élevés. Le chapitre du poète est curieux à lire : on ne saurait le prendre au pied de la lettre.
Cela est si vrai que V. Hugo lui-même, en faisant une guerre acharnée à ceux qu’il
appelait les gâcheurs de plâtre, a contribué,
L’influence des deux arts l’un sur l’autre n’a donc pas été nulle, mais il sont trop différents pour qu’elle ait été considérable.
§ 3. ― Plus nombreux et plus intimes sont les rapports de la littérature avec la
peinture, la sculpture, l’orfèvrerie, la gravure. Son union étroite avec elles est
prouvée déjà par ce fait que beaucoup d’expressions leur sont communes : la chose est
facile à remarquer dans le langage de la critique. Artiste est devenu
souvent synonyme d’écrivain. On parle couramment du coloris, de la
palette, du pinceau d’un auteur qui sait décrire. On dit volontiers, en argot d’atelier,
que les personnages d’un romancier sont « faits de chic », s’ils trahissent plus de
fantaisie que d’observation ; ou bien qu’ils sont solidement campés, peints en pleine
pâte, bien dessinés ou gravés en relief s’ils présentent des traits nettement marqués.
Oh définit un conte en l’appelant un tableau de genre. On donne titre à une série de
petits morceaux en prose ou en croquis, pastels, profils, etc.
Aussi est-il naturel que dans le développement de ces arts voisins qui font échange de
vocabulaire se remarquent à chaque instant des coïncidences. Aux environs de 1830, c’est
à qui jettera sur la toile ou le papier des idées empruntées à Byron, à Gœthe, à
Shakespeare. Peintres et écrivains ont mêmes modèles, même idéal. Les sujets traités,
les caractères généraux, le style offrent chez les uns et les autres de frappantes
ressemblances. Delacroix est un romantique en peinture comme Victor Hugo l’est en
littérature. Cette liaison existe plus ou moins à toute époque. Pour peu qu’on parcoure
un musée ou qu’on feuillette une collection d’estampes, on voit se dresser en pied
devant soi des êtres qu’on retrouve dans les pièces ou les romans contemporains. Les
amoureux et les amoureuses de Marivaux, si fins, si délicats, si gracieux, revivent dans
ceux Accordée de village et d’autres scènes villageoises bien propres à
toucher les âmes sensibles. De vraies vaches et de vraies prairies reparaissent dans
l’œuvre des peintres en même temps que dans celle de Rousseau. Lorsque André Chénier
essaie de reproduire la simplicité des idylles anciennes, David et son école se vantent
de faire « de l’antique tout cru ». A la fin du second Empire, Carpeaux, sur la façade
de l’Opéra de Paris, figure la danse par un groupe de bacchantes échevelées, et il n’en
faut pas davantage pour évoquer l’image de la haute vie parisienne durant les années qui
précédèrent la débâcle de 1870. Ces danseuses nues qui tourbillonnent emportées par un
mouvement vertigineux, qui semblent ivres de plaisir et prêtes à se pâmer, cette ronde
effrénée où le marbre palpite d’une vie si intense et si voluptueuse que, lors de sa
mise en place, la pudeur effarouchée de quelque pieux vandale l’inonda une nuit d’une
épaisse couche d’encre, comment les regarder sans entendre aussitôt dans sa mémoire les
flons-flons endiablés d’Offenbach, sans revoir par les yeux de l’esprit cette folle
orgie dont la cour impériale et les rois en exil ou en vacances menaient le branle et
dont témoignent encore les opérettes d’Halévy et Cie ?
Les théories dominantes d’une époque se reflètent dans ses arts plastiques comme dans
sa littérature. Chacun sait que l’exaltation de la sensibilité est un des traits
saillants du e« Ce talent, si
essentiel et si rare, quoiqu’il paraisse à la portée de tous les artistes, c’est le
sentiment. Il doit être inséparable de toutes leurs productions. C’est lui qui les
vivifie ; si les études en sont la base, le sentiment en est l’âme. »
Et les
contemporains le félicitent de faire sentir et penser le marbre, de le rendre capable
d’exprimer les affections douces et tendres aussi bien que les émotions vives et fortes.
Ses œuvres ont, en effet, quelque chose de fougueux et de dramatique. Or, Voltaire, au
même moment, se flattait de faire des tragédies plus tragiques, plus pathétiques que
celles de ses devanciers, ou, comme il disait, d’armer Melpomène d’un poignard plus
acéré.
En voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour prouver que les arts dont nous parlons suivent la même marche que la littérature et se transforment avec elle sous l’action des mêmes causes générales.
Mais agissent-ils sur elle ? Et comment ?
Il est aisé d’en montrer maint exemple. Je ne fais que mentionner les critiques d’art
qui, par métier, rendent compte des Salons et s’efforcent de traduire par des
combinaisons de mots des combinaisons de couleurs et de lignes. On peut signaler des cas
plus rares et plus inattendus, des œuvres littéraires inspirées par un tableau ou une
statue. Casimir Delavigne eut l’idée de mettre au théâtre l’histoire de Marino Faliero
en voyant à Venise, dans la salle où sont tous les portraits des doges, un cadre voilé
d’un crêpe noir et portant cette inscription : Hic est locus Marini Faletro
decapitati pro criminibus. Au salon de 1827, Mlle de Fauveau
exposa un bas-relief qui représentait Christine, reine de Suède, faisant assassiner son
favori Monaldeschi ; aussitôt trois jeunes écrivains, Brault, Soulié et Alexandre Dumas,
furent séduits par le sujet et composèrent chacun un drame qui roulait sur cette
vengeance royale. Victor HugoLes rayons et les
ombres.Introduction à l’histoire littéraire, p. 265, Hachette.
L’empereur surhumain, Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les Renommées Volaient clairons en main.
Ne dirait-on pas des figures détachées de l’Arc de triompher Cette influence des arts qui s’adressent à la vue s’est fait sentir non seulement à l’imagination des auteurs, mais à la langue littéraire elle-même. A la fin du siècle dernier, elle était abstraite et décolorée ; n’était-il pas recommandé de n’employer que les termes les plus nobles, c’est-à-dire les plus généraux et partant les plus ternes ? Aussi qu’ils étaient à plaindre les descriptifs d’alors, Delille tout le premier, qui « faisait » à volonté un colibri, un chameau, une forge, qui se vantait d’avoir fabriqué une dizaine de soleils couchants et tant d’aurores qu’il ne pouvait plus les compter ! Ils étaient condamnés à représenter les pourpres du soir, les nuances délicates du matin, la verdure naissante des bois, la moire changeante des lacs avec une palette sur laquelle il n’y avait guère que du gris. C’est peu à peu que le coloris est rentré dans la langue. Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand ont d’abord restitué à la prose la faculté de parler aux yeux, et les poètes, après eux, ont si bien su opérer un rafraîchissement analogue du vocabulaire poétique que les faiseurs de paysages ou de portraits à la plume ont abondé en notre siècle.
On peut dire qu’avec les romantiques la littérature est devenue pittoresque et plastique.
Théophile Gautier est à la fois un exemple et un artisan de cette transformation. Il
serait un de nos plus grands écrivains, si écrire consistait uniquement à décrire.
Peintre de vocation, il le resta la plume à la main. Admirateur du monde visible, il se
plut à en retracer le spectacle. L’ex-rapin, qui à la première représentation d’Hernani, arborait et mariait hardiment un pourpoint de satin cerise et
un pantalon vert d’eau, devint un Emaux et
camées. Titre significatif ; mais plus significative encore l’explication qu’il
en donneLes progrès de la poésie française depuis
1830 (1867). Voir dans le même ouvrage l’appréciation des sonnets de Joséphin
Soulary.« Ce titre exprime le dessein de traiter sous forme
restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d’or ou de cuivre avec les vives
couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la
cornaline ou l’onyx. Chaque pièce devait être un médaillon à enchâsser sur le
couvercle d’un coffret, un cachet à porter au doigt, serti dans une bague, quelque
chose qui rappelât les empreintes de médailles antiques qu’on voit chez les peintres
et les sculpteurs. Mais l’auteur ne s’interdisait nullement de découper dans les
tranches laiteuses ou fauves de la pierre un pur profil moderne et de coiffer à la
mode des médailles syracusaines des Grecques de Paris entrevues au dernier
bal. »
Est-ce un joailler qui parle ? On pourrait le croire. Son œuvre
apparaît comme un cabinet de gemmes, quand ce n’est pas comme une galerie de tableaux.
Il a toujours la mémoire tellement pleine d’œuvres d’art anciennes ou modernes qu’il
voit la nature même à travers. Il dit à chaque instant devant un paysage : c’est un
Claude Lorrain, un Ruysdaël. Il prodigue, pour exprimer ses sensations, les termes de
métier empruntés à l’architecture, à l’archéologie. C’est un artiste qui offre à ses
yeux une fêté perpétuelle et relègue au second plan idées et sentiments, absorbé qu’il
est par le plaisir de créer des images et de ciseler de belles phrases où les mots
brillent comme des rubis ou des émeraudes.
Les frères de Goncourt ont été en cela les continuateurs de Th. Gautier. Inventeurs et
propagateurs de « l’écriture artiste », ils ont, eux aussi, commencé par des études de
peinture ; ce sont des dessinateurs et des aquarellistes convertis et relaps. eJournal des
Goncourt, II, 202.« Ce soir, au
bord de l’eau, la crécelle lointaine des rainettes ; par instants, le cri guttural du
Cette fois,
c’est l’heure qui est notée, c’est la qualité spéciale d’une ombre. Car on sait que tout
ce qui nous entoure change de minute en minute et l’on envie à la photographie la
faculté de saisir des instantanés.tire-arache dans les roseaux ; un poisson qui saute ; des arbres
qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans l’eau, et dans toute cette nature
la paix de la nuit, de la mort. Je reste là jusqu’à onze heures… »
Madame Bovary, il avait voulu faire quelque chose nuance cloporte ou
punaise et, en composant Salammbô, une œuvre couleur pourpre. On
pourrait nommer beaucoup d’autres écrivains de nos joursLes artistes littéraires. Calmann
Lévy.
Le désir de rapprocher la littérature de la sculpture n’a pas abouti à un pareil
mélange. On pourrait cependant signaler chez les Parnassiens un effort vers les formes
impassibles et pures, une versification rigide, un style ayant parfois le poli et le
froid du marbre. Mais, sans insister davantage, il est permis de dire que l’historien ne
saurait négliger les effets de cette pénétration des arts plastiques dans les domaines
propres à la littérature. Balzac distinguait deux classes d’écrivains : les écrivains
d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent
le raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au
eeimages, ceux qui tiennent à
parler aux sens et veulent les frapper par l’évocation directe des choses visibles. Ces
derniers ont abondé au e
Ceux qui s’occupent de cette étude feront bien d’examiner aussi quels effets la
littérature à son tour peut avoir sur les arts de la forme, de la couleur et du dessin.
Le volume imprimé évoque des figures, des scènes entières devant les regards de
l’illustrateur et c’est par centaines qu’on nommerait ceux qui de nos jours ont excellé
à traduire par des lignes ou des couleurs la pensée ou les rêves d’autrui. Ils
deviennent alors les commentateurs et, à vrai dire, les collaborateurs des écrivains ;
ils forment, avec ceux qu’ils interprètent, une association étroite ; ainsi Tony
Johannot, Eugène et Achille Deveria sont inséparables des membres du cénacle romantique.
Lequel rend alors le plus de services à l’autre, de l’interprète ou de l’auteur du
texte ? Question qui, suivant les cas, peut être tranchée dans les deux sens. Gœthe, à
propos de son Faust, illustré par DelacroixHistoire du romantisme, pp. 205-208.« C’est certain : car l’imagination plus parfaite d’un
artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées
à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je
m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs
trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au-delà des
images qu’ils se sont créées. »
Mais à qui remonte en pareille occurrence
l’inspiration première ? Théophile Gautier dit de Delacroix : « Le fond de son
talent est fait de littérature. »
Et ce n’est pas alors une exception. Comme
le dit encore le même témoin irrécusable : « En ce temps-là, la peinture et la
poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les
artistes. On trouvait Shakespeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans
l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de
taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. »
« Le choix de ses
sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs »
; le Mauvais
Fils puni lui semble un excellent tableau-leçon ; dans l’Accordée du
village, il relève un détail qui lui plaît, et il s’écrie : « Voilà un
petit trait de poésie tout à fait ingénieux ! »
Décrivant un paysage du
Poussin, il s’extasie sur l’idée que le peintre a eue de mettre au premier plan une
femme enveloppée par un serpent, et il conclut avec assurance : « Voilà les
scènes qu’il faut savoir imaginer, quand on se mêle d’être un paysagiste !… Il s’agit
bien de montrer ici un homme qui passe ; là un pâtre qui conduit ses bestiaux ;
ailleurs un voyageur qui se repose ; en un autre endroit, un pêcheur, la ligne à la
main et les yeux attachés sur les eaux ? Qu’est-ce que cela signifie ?… Quel esprit,
quelle poésie y a-t-il là-dedans ? »
Diderot paraît ainsi avoir encouragé une
peinture théâtrale, philosophique, morale, littéraire. Les critiques d’art, en étudiant
ces revanches assez fréquentes de la littérature, apporteront à son histoire, telle que
nous la rêvons, une importante contribution.
§ 4. — Nous en aurions fini avec la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes artistiques, s’il n’existait des arts dits inférieurs, qui ne méritent pourtant pas d’être dédaignés, parce qu’ils contribuent, eux aussi, au charme de la vie ; j’entends ceux qui prennent à tâche de meubler et de décorer les habitations, de dessiner les jardins et les parcs, de parer la personne humaine, et à cela il convient d’ajouter les jeux, fêtes et divertissements qui aident l’homme à jouir de ses loisirs.
On s’est avisé en notre siècle que l’homme, n’étant pas un pur esprit, est sensible aux
choses qui l’environnent, non seulement aux divers aspects de la nature, mais aux objets
avec lesquels il vit tous les jours et qui par leur seule présence exercent une action
profonde sur sa manière d’être et de penser.
L’histoire littéraire doit bénéficier à son tour de la faculté précieuse acquise par l’intelligence humaine ; et, pour commencer, elle ne peut pas oublier les liens qui rattachent la littérature à l’ameublement. Le mot de style n’a-t-il point passé de l’une à l’autre ? Ne dit-on pas d’une pendule, d’un fauteuil qu’ils sont de style Louis XVI ou de style Empire ?
Cette liaison est si réelle que la vue seule d’un édifice, d’une chambre appelle l’idée
de certaines œuvres et exclut celle de certaines autres. Est-on en présence d’un manoir
du moyen âge, perché sur une montagne comme un nid d’aigle, emprisonné dans une triple
enceinte, formé de murs si épais qu’un réduit de plusieurs mètres carrés est parfois
taillé dans leur épaisseur ; pénètre-t-on dans les hautes salles, froides et nues, où la
lumière et les meubles étaient également rares ; on reconnait dès l’abord une demeure
calculée en vue de la sécurité, adaptée aux besoins d’une société où la guerre sévissait
partout et toujours ; on se représente aisément en ce château-fort une vie large,
puissante, batailleuse, mais aussi triste, d’horizon court, peu élégante, où les
plaisirs de l’esprit et les goûts délicats trouvent une place des plus restreintes. On
se figure très bien sous ces voûtes sonores une chanson guerrière déclamée d’une
Et en effet le jour où la société polie naît en France, le jour où la vie mondaine
s’organise, il faut un nouveau genre d’habitation qui réponde aux besoins nouveaux.
L’hôtel de Rambouillet, avant d’être le rendez-vous de l’aristocratie contemporaine, fut
une nouveauté par son ordonnance. La marquise, combinant des souvenirs d’Italie et
d’Espagne, en traça le plan elle-même. Il lui fallait, pour recevoir, plusieurs chambres
se faisant suite de plain-pied et communiquant par des portes à deux battants. Elle
relégua dans un coin du bâtiment l’escalier qui aboutissait à ce vaste appartement. Elle
laissa le jour entrer par des fenêtres hautes et larges s’ouvrant sur des jardins. Elle
fit peindre les murs de couleurs gaies. Elle amassa dans la fameuse chambre bleue où
elle se tenait assise ou couchée quantité de choses rares, des fleurs et des meubles
toujours à la dernière mode. C’est là que put s’épanouir à l’aise la littérature
précieuse. On comprend que dans l’enfilade de ces salles élégamment aménagées, embaumées
du parfum des fleurs, revêtues de tapis mœlleux, illuminées de l’éclat des bougies,
grands seigneurs et grandes dames aient pu prendre plaisir à mille jeux d’esprit
impossibles ailleurs, s’amuser à des bouts-rimés et à des énigmes, se divertir à tracer
des caractères ou à chercher des formules brillantes à leurs pensées ; on comprend que
les jeunes filles s’y soient parfois déguisées en nymphes et en bergères ; que la
galanterie et la poésie légère y aient germé comme sur leur terrain naturel
Toujours un changement de la décoration intérieure et du mobilier accompagne et trahit
un changement dans les goûts ee
Si l’on passe au temps de Louis XV, tout s’allège, devient leste, pimpant, coquet. Le
goût du confort et du luxe amène d’aimables métamorphoses. Le salon devient distinct de
la chambre à coucher, où le lit rétréci, frileux, blotti dans une niche cesse d’être un
meuble de parade. En revanche, ce salon, d’où est exilé ce qui a un caractère intime,
s’égaie de plafonds et de panneaux peints de couleurs claires, de lambris où des fleurs,
des fruits, des oiseaux se suspendent en guirlandes légères ; il s’encombre aussi de
bagatelles précieuses, de bibelots parisiens ou exotiques. Voici les figurines de. Saxe
et les vases de Sèvres, les porcelaines de la Chine et du Japon, les étagères chargées
de bronzes ciselés, les miroirs prodigués, les cheminées ornées de pendules et de
candélabres, les consoles sculptées, les parquets en marqueterie, les petits meubles en
bois odoriférant. Tout porte la marque d’un siècle voluptueux, de mœurs douces et
sensuelles. Plus de formes raides ! Les fauteuils prennent des contours onduleux. Les
bureaux sont remplacés par des « commodes », dont le nom seul est significatif. Les
canapés se changent en sophas, en ottomanes, en sultanes, en duchesses, et tous ces
sièges à noms variés ont ce caractère
Comment croire que la contemplation quotidienne de ces jolies choses ne donne pas des
habitudes à l’esprit comme aux yeux ? Est-ce qu’un éclat de voix et de passion ne
détonnerait pas au milieu de ces agréables brimborions ? Est-ce que des œuvres outrées,
amères, violentes ne seraient pas en plein désaccord avec ces appartements si bien
calculés pour réunir toutes les douceurs de l’existence ? Et, en effet, ce qui fleurit
dans cette première moitié du eLettres Persanes de Montesquieu. Ne cherchez plus
le sérieux d’un Boileau, l’austérité d’un Bossuet : C’est en souriant que Fontenelle
prépare le renouvellement de la philosophie. C’est en riant que Voltaire sape les
fondements de l’Eglise. C’est le temps où Marivaux est, sinon le père, du moins le
parrain du marivaudage. C’est le règne du joli et de l’esprit.
Les révolutions du mobilier continuent jusqu’à nos jours à s’associer à celles du goût
littéraire. A la fin du e
Il est inutile de prolonger cette revue des changements que les œuvres littéraires et la décoration des intérieurs subissent de compagnie. Mais il est bon de dire un mot des parcs et des jardins.
Qui veut avoir une bonne leçon de littérature comparée, ee
§ 5. — De même qu’il est utile à l’historien de chercher le goût d’une époque dans les
objets dont l’homme aime à s’entourer, de même il lui importe de connaître les types de
femmes qui ont été tour à tour à la mode. Il y a toujours un rapport entre le genre de
beauté féminine qui attire des adorateurs
On peut s’en rendre compte en regardant la Restauration. Trois types principaux de femmes sont en vue.
Le premier date de l’Empire : il est une survivance de la génération précédente ; il a
quelque chose de viril, de cavalier, de hardi, je dirais presque de soldatesque. Et,
comme les révolutions du costume marquent souvent des révolutions dans les mœurs, il
n’est pas superflu de consulter les journaux de modes. Jusqu’en 1824, nous voyons durer
le costume qui a été celui des contemporaines de Napoléon : des robes à taille remontée,
à jupe courte ; des chaussures en forme de cothurnes, se rattachant à la jambe par des
lacets ; une coiffure très haute se terminant par un chignon touffu, que soutiennent des
fils de fer, et, par-dessus cet édifice compliqué, un turban (le turban des mamelucks),
une espèce de baril de soie, comme on disait, ou bien un immense
chapeau chargé de fleurs, ou encore une toque sur laquelle flotte un menaçant panache de
plumes d’autruche. En somme, une toilette voyante, tapageuse, rappelant à la fois la
manie de l’antiquité qui avait sévi si fort au temps de la Révolution et l’allure
militaire qui fut de règle sous l’Empire.
Les manières ont gardé aussi une certaine désinvolture martiale. Mme de Staël, dans sa façon de marcher, de parler, de discuter, a une vivacité,
une fougue, une exubérance qui suffit à prouver qu’elle a brillé au temps du régime
impérial. Ses intimes la comparent à un bel orage. Mme Sophie Gay,
auteur de romans applaudis, mais dont l’œuvre la plus célèbre sera sa fille Delphine,
est également, pour prendre une expression qui a le tort d’être vulgaire, mais
l’avantage d’être très claire, toute en dehors. On a dit d’elle« Tout en elle était sonore : ses
amours, ses amitiés, ses haines, ses défauts, ses vertus. »
Elle avait le
verbe haut, la parole vive, animée. Elle était infatigable à causer, à veiller, à
s’amuser. Elle avait cette surabondance de vie que les hommes de sa génération
dépensaient sur les champs de bataille. Elle et celles qui lui ressemblent répondent à
la littérature pseudo-classique qui fleurit chez les écrivains libéraux et
bonapartistes, aux vers à cocarde et à panache Messéniennes de Casimir Delavigne ou des chansons de Béranger.
Pour avoir une idée du type de femme qui va succéder à celui-ci, je n’ai point à sortir
de la famille de Mme Sophie Gay. Il suffit de considérer sa fille,
la belle Delphine. Impossible de rêver contraste plus frappant. Pendant que la mère
s’étale avec éclat et fracas, la fille, malgré des succès qui la désignent aux regards,
apparaît modeste, vêtue de blanc, le front grave, l’air inspiré, tenant le milieu entre
l’ange et la muse. Mme Récamier, quoique son ingénuité soit un peu
défraîchie, conserve la grâce et la blancheur virginales d’un lys qui se fane dans la
tiédeur close d’une petite chapelle. Elle a, suivant le mot d’une jeune femme d’alors,
des mines de pensionnaire vieillie. « C’est la madone de la
conversation »
, ont dit plus tard les Goncourt. C’est qu’en effet l’idéal a
changé. La femme qui par son âge ou par sa volonté de rester jeune représente la
nouvelle génération est éprise de poésie, de rêve. Elle est mystique et nerveuse. Ce
n’est plus une beauté robuste, opulente, sanguine. Le règne est venu de la beauté frêle,
langoureuse, éthérée qui vit les yeux levés vers les étoiles et toujours prête,
semble-t-il, à s’envoler de terre. Si elle est brune, elle fera songer à Mignon aspirant
au ciel ; si elle est blonde, elle sera mélancolique et pâle comme Ophélie, ou
semblable
A quelque ange pensif de candeur allemande
(Il était convenu en ce temps-là qu’on était toujours candide en Allemagne). Elle aura
une admiration sans bornes, extatique, pour quelque grand écrivain. Si elle n’est pas
chateaubrianisée, c’est-à-dire lasse de la vie avant d’avoir vécu,
désenchantée, pénétrée du néant des choses, elle adorera Lamartine, elle rêvera d’être
une Elvire et de mourir poitrinaire. Il lui arrivera de défaillir en se trouvant
subitement en présence de son grand homme. Les modes, comme toujours, reflètent ce
nouvel état d’esprit. On se coiffe à la vierge, ou bien on laisse pendre ses cheveux en
longues boucles qu’on appelle des anglaises et qui font penser au feuillage éploré d’un
saule élégiaque. Les robes, agrémentées de bouillonnés, de larges manches pagodes, ont
je ne sais quoi de vaporeux, d’aérien, et l’écharpe dont les
Reste un troisième type intéressant. C’est la femme politique, suivant avec passion les
débats du Parlement, buvant les discours des orateurs, écrivant au besoin un article sur
les affaires publiques. Ce sera, si vous voulez, la duchesse de Broglie, qui passe des
journées à la Chambre des députés et chaque soir jette sur le papier des notes sur les
hommes et les choses qu’elle a vus, en citant bravement du latin au risque de
l’écorcher. Ce sera Mme de Duras, encore une duchesse, qui fait et
défait des ministres, et des ambassadeurs. Ce sera Mme Guizot qu’on
trouve un jour toute en larmes, parce que le gouvernement prorogeait les élections de
certains départements et que cela compromettait la nomination des députés de son parti.
Les femmes de ce genre sont ambitieuses, ardentes, désireuses de jouer un rôle par
l’entremise de l’homme de leur choix. On trouverait quelqu’une de ces Égéries à côté de
presque tous les hommes d’État du moment. Elles sont d’ailleurs austères, un peu
guindées, d’une vertu inattaquable ; elles ont quelque chose de protestant, de puritain.
Elles répondent aux théories doctrinaires, à toute cette littérature politique et
historique qui s’épanouit en gros livres, en discours, brochures et innombrablables
articles de journaux.
En toute époque, il y a une enquête semblable à faire ; et, bien menée, elle peut jeter quelque lumière sur les plus délicates variations du goût littéraire. Car toujours les variations de l’idéal en matière de beauté humaine les provoquent, les reproduisent ou les accompagnent.
Cette étude implique, on vient de le voir, celle des variations que subit le costume.
Quoi ! dira-t-on, la mode, ce papillon insaisissable et toujours en mouvement, ne
va-t-elle point au hasard ? Sa marche folle et désordonnée ne se dérobe-t-elle pas à
toute espèce de règle et de formule ? Eh bien ! non ! La mode, comme toute chose au
monde, obéit à des lois ; et elle est, à n’en pas douter, pour qui sait l’interpréter,
une grande révélatrice « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe,
l’histoire ne le voit pas vivre »
, et Renan a quelque part défini la
coquetterie « le plus charmant de tous les arts »
.
La mode tout d’abord enrichit la langue de termes nombreux dont la destinée est
diverse. Ou ils disparaissent après un succès éphémère ; ou ils demeurent comme des
témoins indestructibles de choses ou d’idées qui ont eu un instant de vogue. Ce sont,
par exemple, des noms de vêtements qui rappellent que telle influence étrangère
s’exerçait au moment où ils ont reçu droit de cité : le haubert, le
heaume nous reportent à l’époque guerrière où les Francs imposaient
leur domination et quelques-uns de leurs mots à la Gaule vaincue, tout comme, de nos
jours, redingote, raglan, mac-farlane, etc., montrent l’action de
l’Angleterre sur nos mœurs nationales. D’autres fois ce sont des sobriquets satiriques
donnés à ceux qui se piquent d’être les rois de la mode et qui en suivent ou même en
devancent les prescriptions. Le eroués ; et la France a vu tour à tour
défiler depuis la Révolution les muscadins, les mirliflors, les gandins, les dandies, les
lions et les tigres, les cocodès, les petits crevés, les gommeux, les
grelotteux, les poisseux, les pschutteux, les smarteux, etc. On me pardonnera si j’oublie
dans la liste quelques-uns de ces élégants bipèdes. Ces raffinés ont laissé des traces
de leur passage dans certaines particularités de langage ; ils ont parfois modifié la
prononciation usuelle ; ainsi les courtisans du es là où le commun des
mortels mettait une r ; ils disaient un pazoquet
pour un perroquet ; une chaise pour une chaire, et, comme le montre ce dernier exemple, nous parlons encore à leur
manière sans nous en douter.
Mais l’historien ne doit pas seulement noter au passage ces enrichissements ou ces altérations de la langue ; il faut qu’il tâche de démêler le caractère dominant de la mode à chaque époque ; car celui qui domine dans la littérature est analogue. On peut faire l’épreuve sur un siècle.
Au début du eRoman de la Rose, est hardie,
sensuelle,
« Nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose pour les desertes
Démérites. de nos peches, jaçoitBien que. a nous n’aparteigne pas de ce juger. Mais ce que nous voyons, nous tesmoignons ; car l’orgueil estoit moult grand en France, et meismement es nobles et en aucuns autres, c’est a savoir en orgueil de seigneurie et en convoitise de richesses, et en deshonnestete de vesture et de divers habits, qui couroit communément par le royaume de France. Car les uns avoient robes si courtes et si estroites qu’il leur falloit aide au vestir et au despouiller, et sembloit que l’on les escorchoit, quand l’on les despouilloit. Et les autres avoient robes froncees sur les reins comme femmes et si avoient leurs chaperons destranchesDécoupés. menuement tout autour, et si avoient une chausse d’un drap et l’autre d’autre ; et si leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre et sembloient mieux jongleurs que autres gens. Et pour ce ne fut pas merveille si Dieu voulut corriger les exces des François par son fléau, le roi d’Angleterre… »
Mais au milieu de la guerre de Cent ans il y a un intervalle de repos : c’est le règne
de Charles V, dit le Sage. Aussitôt le costume s’assagit comme la littérature. Les robes
longues et amples, vêtements cossus et bourgeois, reparaissent dans l’entourage du roi ;
et en même temps la raison, le bon sens Le
vrai régime et gouvernement des bergers et bergères, composé par le rustique Jehan
de Brie, le bon berger.
Cette trêve dans les calamités de la France est malheureusement courte. Charles VI
tombe en démence et avec ce fou couronné reparaissent les désastres de la guerre
étrangère et les horreurs de la guerre civile. L’esprit de vertige, de folie, qui semble
frapper l’époque entière, se traduit alors en costumes de la fantaisie la plus outrée,
de l’étrangeté la plus forcenée. On dirait une mascarade perpétuelle. Les hommes
semblent déguisés en femmes. Ils s’affublent de robes qui ont douze aunes de long ; ou
bien, sautant à l’extrême opposé, ils portent des chausses collantes avec des manches
qui traînent jusqu’à terre et des mahoitres, destinés à faire les
épaules plus larges que nature. Ceux-ci ont des habits brodés d’animaux du haut en bas ;
ceux-là se transforment en cahiers de musique ambulants ; ils étalent sur leur poitrine
ou leur dos des notes que l’on peut chanter ; ou bien encore ils sont tout bariolés
d’inscriptions comme un monument égyptien. Leurs souliers sont, comme on dit, à poulaines, c’est-à-dire qu’ils se terminent par des pointes qui ont
deux fois la longueur du pied et qui se recourbent en corne, en queue de scorpion, en
griffes diaboliques. On croirait parfois que les gorgones, les guivres, tous les
monstres inventés et prodigués dans les cathédrales par l’imagination des artistes se
sont détachés de l’édifice et sont venus folâtrer parmi les humains. L’Église foudroie
de ses anathèmes ces bizarreries, ces difformités, ces indécences. Monstrelet, le
chroniqueur, écrit :
« En ce temps aussi, les hommes se prindrent à vestir plus court qu’ils n’eussent
oncques fait, tellement que l’on voyoit les formes de leur corps, aussi comme l’on
souloit
Les femmes ne le cèdent point aux hommes. Leurs robes ont des queues d’une toise de
long ; leur coiffure est un énorme bonnet conique, c’est le fameux hennin, qui les grandit de deux pieds, les force à se baisser aux portes, à
entrer de côté, parce qu’il est garni de deux larges oreillettes, et qui de plus
s’agrémente d’un voile de dentelle tombant jusqu’aux pieds. Elles vont ainsi fières,
décolletées, parées comme des châsses, et elles fournissent bientôt aux moralistes et
aux prédicateurs le prétexte de véhémentes tirades. L’un, Nicolas de Clémengis, rappelle
que d’ordinaire le diable est peint sous la figure d’une femme cornue. Un autre, dans un
sermon, dénonce le hennin comme un danger public, et invitant tous les bons chrétiens à
courir sus à cette coiffure démoniaque, il crie : Au hennin ! Au hennin ! comme il
crierait : Au feu ! ou : Au loup !
Ici, comme on voit, les modes, ainsi qu’il est arrivé souvent au cours de notre
histoire, provoquent et alimentent directement la verve des orateurs sacrés et des
prêcheurs de morale. Mais, en outre, la littérature du temps a le même caractère de
sensualité, de bizarrerie ; elle est aussi fort préoccupée du diable ; la sorcellerie y
tient une grande place ; dans les mystères, que les confrères de la Passion, amuseurs
brevetés du roi et de la foule, jouent à Paris et ailleurs, non seulement Satan,
Belzébuth et leurs pareils deviennent les favoris du public par leurs lazzi, leur
accoutrement grotesque et leurs
On peut suivre dans des temps plus rapprochés de nous cette marche parallèle du costume
et de la littérature. Pendant les dernières années de Louis XIV, sous la domination
dévote de Mme de Maintenon, il existe encore des lois somptuaires
destinées à réduire les dépenses de toilette. La dernière, je crois, qui ait été édictée
en France, date de 1704. Et les modes du temps sont à peu près conformes à cet édit
royal. Les femmes de la cour portent alors des habits de couleur brune, uniforme ; les
cheveux se dissimulent sous une ample coiffe noire ; l’ensemble a quelque chose de
triste et de monacal. Survient la Régence et c’est comme une délivrance. La France
respire et s’égaie, et, comme il arrive après une longue oppression, c’est d’abord un
débordement de joie et de vie animale, une fureur de plaisir. La littérature et le
costume de la Régence seront donc également débraillés. Cette première éruption se calme
bientôt ; mais la gaîté subsiste et l’impudeur ; la littérature sera pendant tout le
siècle décolletée comme les femmes le sont alors, même en plein jour. Elle sera
coquette, sémillante, et les femmes à la même époque apparaissent vêtues de couleurs
vives, d’étoffes légères et brillantes, toutes pimpantes dans les dentelles, les
broderies, les guipures, le frou-frou de la soie ; elles ont de petits souliers à hauts
talons ; elles se piquent au visage et sur la gorge des mouches qui font valoir la
blancheur de leur teint. Les hommes, eux aussi, se sont faits papillons ; ils ont
raccourci la perruque, ils marchent dans un nuage de poudre de riz, ils se parfument à
l’ambre ou au musc ; ils pirouettent avec désinvolture sur leurs talons rouges ; ils
donnent le ton à toute l’Europe aristocratique. Et (voyez toujours la coïncidence) modes
et pièces de théâtre, romans et livres de philosophie légère, maîtres à danser et
perruquiers sont en ce temps-là pour la France de grands articles d’exportation.
Plus près de nous encore, la perruque, la poudre, l’habitude de se raser disparaissent
avec le style noble et les œuvres littéraires presque exclusivement consacrées à la vie
mondaine. « A la guillotine, les genoux ! »
fut un des
cris qui retentirent à la première d’Hernani. Il était lancé par les
sectateurs de Victor Hugo qui avaient grand’peine à pardonner au maître son col rabattu
et son menton imberbe.
Il arrive, à certains moments, que la littérature donne à la mode une impulsion
passagère. Cela est sensible à l’époque du Directoire. Poètes, historiens, orateurs,
philosophes avaient si bien vanté les anciens qu’on crut bon de se vêtir comme eux. Les
merveilleuses imaginent des robes à la Minerve ou à la Cérès, des
coiffures à la Vénus ou à l’Aspasie ; elles inventent aussi des syncopes à la Didon, des
caprices à la Médée, des vapeurs à l’Iphigénie. Mme Tallien, la
reine des salons, paraît portant sur le front un croissant ; ce jour-là elle est Diane ;
un autre jour elle sera Calypso. On aime tant la Grèce, qu’on s’habille ou plutôt se
déshabille à la grecque. Le cothurne remplace le vulgaire soulier et laisse voir les
anneaux d’or dont la cheville est ornée ; la chlamyde flottante découvre la jambe ; la
poche, cet accessoire inconnu des anciens, a été supprimée et les femmes doivent se
faire suivre d’un cavalier servant qui porte leur mouchoir et leur éventail. La toilette
des hommes a subi des changements analogues. En voyant l’Assemblée des Anciens, on eût
pu croire qu’elle devait son nom à son costume. David et ses élèves ne se contentent pas
d’être les conseillers ordinaires des femmes du monde qui veulent être drapées en
statues ; ils ont adopté pour eux-mêmes une espèce de tunique dont la coupe se
retrouverait sur les bas-reliefs de la colonne Trajane. Quelques-uns d’entre eux, plus
hardis, osèrent déjà, en dépit d’un usage vieux d’un siècle et demi, hérisser leur
menton d’une large barbe, à l’imitation des figures qu’ils avaient vues sur des vases
étrusques ; les deux chefs de cette secte barbue, que l’on appelait la secte des
penseurs ou des primitifs, se promenèrent même dans Paris travestis en héros de la
guerre de Troie.
La même époque nous offre un autre exemple d’une admiration littéraire aboutissant à l’adoption d’un costume spécial.
Assommoir de M. Zola, il y eut des bals du grand
monde où les invités trouvèrent charmant de se présenter en blouse et en casquette.
§ 6. — Mais c’est assez nous promener dans le domaine du tapissier, du tailleur pour hommes et du couturier pour dames. Il sied encore de ne pas oublier les divertissements de toute espèce qui se lient d’une façon étroite à l’histoire de la langue et de la littérature.
Que de locutions françaises seraient inexplicables, si l’on ne remontait aux jeux qui
ont tour à tour amusé nos ancêtres ! Ces jeux peuvent avoir disparu depuis longtemps ;
mais quelque dicton, quelque métaphore entrée dans le langage courant en conservent le
souvenir. Ainsi les tournois, plaisirs évanouis d’une société guerrière, revivent dans
ces expressions : descendre dans l’arène, entrer en lice, combattre à armes courtoises,
se faire le champion de quelqu’un, etc. La chasse au vol, la chasse où l’on employait le
faucon, nous a légué, en descendant peu à peu au rang des choses mortes, un bon nombre
de termes. Si leurrer quelqu’un signifie le tromper par l’appât d’une fausse espérance,
c’est que le leurre était primitivement un morceau de cuir rouge, en forme d’oiseau, qui
servait à rappeler le faucon, quand il ne revenait pas droit sur le poing de son maître.
De là aussi le mot déluré, désignant d’abord un faucon qui ne se laisse plus tromper par
le leurre et plus tard, par extension, quelqu’un de déniaisé, dessiller les yeux, sans songer que nous
faisons ainsi allusion à l’usage où l’on était de coudre les cils ou les paupières de
l’oiseau de proie, afin de le dresser plus facilement. Nous répétons souvent ce
proverbe : Il faut saisir la balle au bond, sans penser qu’il nous vient du jeu de paume
si cher à nos arrière-grands-pères. Nous félicitons un habile homme de savoir tirer son
épingle du jeu, et beaucoup de personnes ignorent qu’elles font là un emprunt à un jeu
de petites filles. Les fillettes mettent des épingles dans un rond, et avec une balle
qui, lancée contre le mur, revient sur le rond, elles essaient d’en faire sortir les
épingles ; celle qui réussit à regagner ainsi sa mise a « retiré son épingle du
jeu »
. Les écoliers, du reste, en fait de mots prêtés à la langue courante,
n’ont rien à envier aux écolières. Ne disons-nous pas d’un homme qu’il a « barres » sur
un autre, et des gamins maniant la fronde dans les fossés de Paris, à la barbe de la
police, n’ont-ils pas eu l’honneur inattendu de voir le nom de leur amusement passer à
un parti d’opposition politique ?
Ces curiosités du langage abondent. Le mot silhouette rappelle à la
fois le plaisir que les gens du eMater,
signifiant dompter, abattre, est une réminiscence du jeu d’échecs. Les jeux de cartes
ont fourni aussi beaucoup d’expressions et nous permettent de constater un lien de plus
avec la littérature. Les valets (le mot a gardé le sens qu’il avait au
moyen âge) portent des noms empruntés à l’histoire et à nos plus célèbres romans de
chevalerie. Lahire fut un compagnon de Charles VII, un contemporain de Jeanne d’Arc.
Ogier, Lancelot, Hector représentent nos trois grands cycles épiques, celui de France,
celui de Bretagne et le cycle antique.
Si l’historien peut glaner de la sorte quelques renseignements utiles, plus riche est
la moisson qu’il a droit d’espérer des fêtes religieuses ou patriotiques, populaires ou
princières, auxquelles l’esprit a été si souvent intéressé. La poésie dramatique et la
poésie lyrique en ont surtout tiré profit. Au moyen âge, les cérémonies du culte
catholique ont engendré les miracles mystères. La
farce est née, dans les fêtes de la Basoche, de ces causes grasses qu’avocats et
étudiants en droit plaidaient et jouaient à certains jours dans la grande salle du
Palais de justice. Le jeu de Robin et Marion, qu’on a nommé notre
premier opéra-comique, se lie à des réjouissances annuelles qui avaient lieu dans la
ville d’Arras. Dans les temps modernes, les parades de la foire et celles de Tabarin sur
le Pont-Neuf, les Guignols et autres théâtres de marionnettes, les cortèges de carnaval
et les ballets de cour n’ont pas été inutiles au développement de la comédie. Les
mariages des grands de la terre, les naissances d’enfants royaux, la célébration d’une
victoire ou d’un traité de paix, l’érection d’une statue, commémorative d’un grand homme
ou d’un grand événement, ont fait éclore par centaines les poésies et les pièces de
circonstance.
Sans doute toutes les œuvres ainsi provoquées n’ont pas été de premier ordre. Nombre de
cantates officielles sont froides, ternes et vides. M. de Talleyrand disait un jour à
des personnes que Napoléon Ier avait invitées à une représentation
théâtrale : « Messieurs, l’Empereur entend qu’on s’amuse. »
— L’Empereur
entendait aussi qu’on fût inspiré pour chanter ses exploits ; mais le génie, assez
indocile de sa nature, ne répondait pas toujours à l’appel. Cependant ces pompes
solennelles ont été parfois l’occasion qui a éveillé un talent encore endormi. Racine, à
ses débuts, fut peut-être jeté dans la voie où il devait trouver la gloire par le succès
de son ode sur le mariage du roi et le traité des Pyrénées ; Casimir Delavigne, Pierre
Lebrun (poetæ minores) réussirent, presque au sortir de l’enfance ;
dans des poèmes ayant une origine semblable, qui leur valurent des encouragements
précieux à cet âge. Songe-t-on que les odes de Pindare et les tragédies d’Eschyle
naquirent ainsi presque sur commande et osera-t-on affirmer que ce miracle ne pourra
jamais se répéter ?
A mesure que la démocratie s’affermit et s’organise en un pays, il semble que la
littérature s’associe de plus en plus aux fêtes dans lesquelles tout un peuple communie
et prend pour quelques heures une seule et même âme. On le vit bien, sous la Révolution,
dans ces immenses concours de multitude sur
Donc, que l’historien d’une littérature ouvré les yeux et ne dédaigne pas de regarder de près cette face du passé !
Nous avons tourné tout autour de la littérature pour étudier ses rapports avec les autres branches de la civilisation. Mais il existe aussi dans une société des institutions permanentes ou des groupements éphémères qui ont un caractère spécialement littéraire et qui, par conséquent, sont liés plus étroitement au développement de la littérature et de la langue. Il ne s’agit plus des salons et autres réunions mondaines dont nous avons déjà signalé l’influence : nous voulons parler des établissements d’instruction, des Académies, des Cénacles.
Il n’y a pas lieu de montrer que ces trois espèces de choses suivent dans leur évolution une marche analogue à celle du mouvement littéraire ; elles en font en effet partie intégrante ; il suffit d’indiquer quelles impulsions elles donnent ou reçoivent tour à tour ; comment elles modifient les œuvres d’une époque et comment elles en sont modifiées.
§ 1. — Si l’on veut un exemple frappant de l’action que l’enseignement et les méthodes
qu’on y pratique peuvent exercer sur la littérature, on n’a qu’à regarder ce qui s’est
passé au moyen âge. Il est aisé d’y constater deux faits : le progrès très lent qu’y
firent la philosophie, la connaissance du passé, et d’autre part, dans les écrits du
temps, même les meilleurs, le style lâché, la composition flottante, la prolixité, bref
l’à peu près d’écrivains qui ne sont pas maîtres de leur métier.
La lenteur que les esprits mettent à faire des acquisitions nouvelles s’explique sans
peine. Dans l’Université de Paris, qui servait de modèle aux autres, la théologie avait
la première place : c’était un arbre touffu et immense qui couvrait tout de son ombre. A
entendre Erasme, les murs des collèges suaient la théologie. Et quelle théologie ! Elle
ne ressemblait en rien à celle qu’on peut trouver de nos jours dans les chaires des
Facultés protestantes ; elle ne recourait pas à l’étude des textes originaux ; elle ne
songeait point à les interpréter en suivant leur genèse et leur histoire à travers les
siècles. Elle se bornait à faire apprendre par cœur une quantité formidable de dogmes
qu’il fallait commenter à perpétuité. Ils étaient renfermés dans des manuels d’une masse
aussi écrasante qu’imposante. La Somme de Saint-Thomas d’Aquin (je
crois utile de rappeler que Somme signifie ici Abrégé) ne comprenait
pas moins de dix-huit volumes in-folio ! On ne pouvait rien ajouter, rien retrancher aux
articles de foi dont étaient bourrés ces énormes volumes. On ne pouvait discuter que des
points de doctrine secondaires qui, non prévus ou n’ayant qu’une faible portée,
n’avaient pas été fixés pour l’éternité. Dans ces limites, on usait et abusait de la
discussion. Il semble que l’esprit d’examen se précipitât avec fureur dans la voie
étroite qui seule lui restait ouverte. On s’enfonçait alors dans un labyrinthe de
subtilités rebutantes. Dans un latin barbare, qui n’avait qu’une lointaine ressemblance
avec la langue de Cicéron, on argumentait à perte d’haleine sur telle question oiseuse
ou ridicule. Clément Marot dira des théologiens de son temps :
Ils nourrissaient leur grand troupeau de songes, D’ utrum, d’ergo, dequare, de mensonges.
Erasme, parmi les questions débattues, cite celles-ciÉloge de la folie.
Le pis, c’est que la méthode autoritaire, dogmatique, passait de la théologie aux autres branches du savoir humain. On ne pensait plus par soi-même ; on cherchait ce qu’un autre avait pensé. On se combattait à coup de citations, non de raisonnements fondés sur des faits. On érigeait en dogme intangible l’opinion de quelque mort illustre ; Aristote devint sacré, comme s’il eût été, lui aussi, inspiré de l’Esprit saint. Ses livres, tels qu’on les possédait, avaient beau être mutilés, altérés ; en vain sa pensée arrivait-elle trouble et incertaine à travers la traduction latine d’une traduction arabe. On se gardait de changer, de corriger un mot aux manuscrits ; on n’osait contredire des assertions infaillibles ; il semblait qu’il n’y eût plus rien à découvrir après lui et qu’on fût réduit pour jamais à coudre des commentaires admiratifs à cet Évangile philosophique. Au lieu d’ouvrir les yeux, d’observer l’homme et la nature, de grossir le bagage scientifique transmis par les siècles, on jugeait de la vérité par ouï-dire, sur la parole d’un ancien. La scolastique, en somme, se concentrait en la logique.
C’est elle qui paraît avoir doté la langue française du mot d’ergoteur. Et, en effet,
ceux qui croyaient devenir savants demeuraient englués dans les minuties du raisonnement
déductif. On distinguait toutes les façons possibles de construire un syllogisme ; on en
étudiait à fond les formes et les règles ; on leur donnait des noms bizarres ; on
poussait des arguments en barbaro, en baroco ou en
baralipton. Bref, on apprenait aussi bien que possible à tirer une
conclusion juste de prémisses une fois posées ; on n’oubliait que la chose essentielle,
à savoir de vérifier les prémisses, de s’assurer que les bases de l’édifice étaient
solides. Il ne serait pas exact de dire que les intelligences étaient immobiles en ce
faisant ; mais le vice de la méthode suivie transformait leur activité en une
Autant que la pensée, le style et la composition littéraire souffrirent des habitudes
de l’École. L’Université enseignait à parler, fort peu à écrire. Toutes les épreuves de
la Faculté des Arts étaient orales et se faisaient d’ordinaire en latin. Les exercices
imposés aux élèves étaient sans exception des tournois oratoires : « On dispute ici
avant le dîner, écrivait Vives au eHistoire de la langue et de la littérature françaises, II, 372-579.
Si l’on désire voir la littérature réagissant à son tour sur l’éducation, il suffit de regarder ce qui se passa quand ce même moyen âge fut à l’agonie.
Collèges, écoles, universités même ont toujours eu la fonction de transmettre d’une
génération à l’autre une certaine provision de connaissances, des habitudes d’esprit,
des procédés de travail, bref des résultats acquis par l’expérience des siècles. Ce ne
sont donc pas, en général, des foyers d’idées neuves. Leur rôle ordinaire n’est point
d’inventer, mais de
Lors du grand mouvement de la Renaissance, les écrivains travaillèrent ainsi à faire avancer l’école qui demeurait attardée et embourbée. Clément Marot écrivait déjà de ses maîtres :
… c’estoient de grands bestes Que les regents du temps jadis. Jamais je n’entre en Paradis, S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse !
Rabelais les attaque avec son arme favorite, la raillerie. Chacun sait comment le
pauvre Gargantua commença par être mis aux mains d’un « sophiste ès lettres
latines »
, lequel lui faisait apprendre par cœur, puis redire à l’envers une
grammaire et une logique, si bien que le jour où on voulut l’examiner, « il se
print à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet, et ne fut
possible de tirer de lui une parole. »
Son père, Grandgousier, qui voit
alerte, dispos, maître de sa langue et de ses idées, un garçonnet de douze ans élevé de
façon moins surannée, entre dans une colère terrible contre les pédants dont « le
sçavoir n’est que besterie abastardissant les bons et nobles esprits. »
On
décide alors de refaire l’éducation du géant, fils de prince, et son nouveau précepteur
lui apprend tant et de si belles choses que l’élève devient habile, non seulement à
sauter, lutter, nager, botteler du foin, mais encore à sculpter, peindre, jouer du luth,
faire des vers, et qu’il peut deviser avec les docteurs comme avec les artisans. Aussi,
lorsqu’il est enfin « hors de page »
, est-il le plus fort et « Ce
n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse ; c’est un homme. »
Et,
ne voulant pas non plus qu’on fasse de l’enfant « un âne chargé de
livres »
, il entend compléter ses études par le commerce avec le monde, par
les voyages à l’étranger. Sans doute beaucoup des réformes préconisées par lui et par
d’autres restent longtemps à l’état d’utopies. Rousseau, deux cents ans plus tard, put
lui emprunter des principes qui parurent tout neufs et qui l’étaient : car ils n’avaient
jamais servi. Mais le contrecoup des idées émises par les novateurs se fait sentir peu à
peu aux établissements d’instruction. Ramus ose médire d’Aristote et entreprend de
modifier l’enseignement supérieur. Les calvinistes, pour qui la lecture de la Bible
devient une obligation, créent l’enseignement primaire et rajeunissent la vieille
théologie en y faisant entrer la discussion des textes. C’est bientôt une émulation
féconde entre catholiques et réformés. Les Jésuites comprennent que, pour combattre
efficacement l’hérésie, il leur faut se faire aussi doctes que les hérétiques. François
de Sales, un peu plus tard, dit aux prêtres de son diocèse, en leur conseillant de
s’instruire : « C’est par là que cette misérable Genève nous a surpris. »
Et en 1600, sous les auspices de Henri IV, est décrétée une grande réforme de
l’Université qui porte essentiellement sur la « faculté des arts »
, comme
on disait alors. Le trait saillant en était la place d’honneur accordée aux classiques
latins et grecs ; la Renaissance pénétrait triomphalement dans les collèges.
Elle était grosse de conséquences, cette réforme. Désormais la pensée païenne s’offrait
aux jeunes intelligences à côté de la pensée chrétienne ; l’autorité se trouvait
partagée entre les auteurs profanes et les auteurs sacrés ; c’était une porte ouverte au
libre examen, un commencement d’émancipation. L’Église a plus d’une fois déploré,
dénoncé les conseils d’indépendance et de révolte qui s’échappaient d’un Lucrèce ou d’un
Lucien.
Il ne faut point s’en étonner. Les discussions passionnées sur l’éducation se
produisent chez un peuple à tous les moments de crise morale, quand la société, lasse de
ce qui existe, aspire à un ordre nouveau ; elles annoncent, elles marquent la fin d’un
régime. Elles pullulèrent dans la seconde moitié du siècle dernier avec Jean-Jacques,
Diderot, Condillac, Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet, pour aboutir sous la
Révolution à des tentatives éphémères, mais aussi à des créations solides et durables.
Elles reparaissent, depuis une quinzaine d’années, avec une abondance qui semble
promettre, pour le début du e
Puisque les rapports de la littérature et de l’instruction nationale ont une telle
importance, il faut que l’historien envisage celle-ci sous ses faces multiples. La
première chose à considérer, c’est le total approximatif de la population scolaire,
c’est la proportion des hommes et des femmes qui ont fréquenté, en une époque donnée,
les établissements primaires, secondaires ou supérieurs. Il est utile de distinguer les
degrés différents atteints par les différentes
Il convient ensuite d’examiner de près chacune des corporations qui se chargent de
distribuer le savoir. Au ee
Mais, pour ne parler que des institutions vouées à répandre l’instruction, il faut
déterminer le but qu’elles se proposaient ou qui a pu leur être imposé du dehors. Les
congrégations religieuses regardent l’éducation comme un moyen ; leur but est
naturellement la propagande de la foi et quelquefois la conquête d’une influence
politique. Il s’ensuit qu’elles redoutent la philosophie qui invite à réfléchir et
incline à discuter les opinions traditionnelles ; c’est pourquoi sans doute les Jésuites
étouffèrent avec tant d’acharnement les théories de Descartes, bien qu’il fût sorti d’un
de leurs collèges ; c’est pourquoi ils aimaient mieux passer sous silence que réfuter
les doctrines non orthodoxes. L’histoire, surtout celle des temps modernes, leur inspira
des craintes du même genre ; elle risquait de réveiller des souvenirs fâcheux, de
remettre en lumière des faits qu’on eût été réduit à voiler ou à dénaturer et qu’il
valait mieux laisser dans une ombre discrète. N’est-ce pas un Jésuite qui a poussé ce
cri d’alarme : « L’histoire est la perte de celui « à mieux connaître et à mieux servir
Dieu. »
Elles deviennent dès lors « les bonnes lettres », comme on disait au
temps de la Restauration. Les auteurs sont expurgés, selon les décrets du Concile de
Trente, non seulement de tout ce qui pourrait choquer la pudeur, mais aussi de tout ce
qui pourrait troubler la piété. Et ce n’est pas assez. Comme malgré les plus cruelles
mutilations la pensée d’un ancien ne se laisse pas aisément ramener aux dogmes du
catéchisme, comme malgré les plus adroites interprétations il est difficile de répéter
le tour de force de cet oratorienee
Au reste, s’il y a des caractères communs à tous les systèmes qui subordonnent
l’éducation au dessein de travailler avant tout pour la religion chrétienne, l’esprit
dans chacun d’eux varie suivant la façon dont ceux qui l’ont adopté comprennent le
christianisme. Chez les jésuites, qui ont voulu avoir prise sur la noblesse et la haute
bourgeoisie, cet esprit a été par cela même le plus accommodé aux goûts du monde. A
l’Oratoire, il
A côté de ces divers enseignements visant à faire des chrétiens, supposez-en un autre,
tout laïque, se donnant pour tâche de faire avant tout de bons citoyens et des esprits
libres, accoutumés à éprouver toute opinion par le contrôle de l’expérience et de la
raison. On devine l’écart immense qui séparera les hommes ayant subi l’action de deux
disciplines si opposées. C’est hélas ! l’histoire de la France contemporaine. Il s’est
formé en elle deux Frances qui se dressent menaçantes en face l’une de l’autre, deux
nations différant de principes, de convictions politiques, de préférences littéraires,
celle-ci tournée avec regret vers l’ancien régime, favorable aux prétentions de
l’Eglise, admiratrice forcenée de Bossuet, du ee
Ce contraste criant est une preuve tragique de la force de pénétration qu’ont les
notions et les sentiments enfoncés dans la molle argile des âmes adolescentes. Il prouve
la nécessité de connaître, pour en juger les effets, le ressort essentiel de tout
système scolaire. Au temps de Napoléon Ier, par exemple, ce qu’on
veut faire dans les lycées et prytanées, ce sont des officiers. Tout dès lors devient
une préparation au régiment. Donc partout le tambour et la discipline militaire ; un
uniforme pour le corps et pour l’esprit, pour les élèves et pour les maîtres ; des
grades dans toutes les classes ; un enseignement où les lettres, ces superfluités, sont
sacrifiées aux connaissances dites positives ; car à quoi les lettres pourraient-elles
bien servir à un futur sous-lieutenant ? Aussi, au lendemain de l’Empire, y a-t-il une
telle disette d’hommes ayant fait des études supérieures
Ce n’est pas trop d’une série de questions entrecroisées pour saisir à toute époque la tendance maîtresse (sans compter les autres) qu’avait l’éducation dans les divers organes qui ont eu mission de répondre à ce besoin social. L’esprit en était-il idéaliste ou réaliste ? égalitaire ou aristocratique ? catholique ou protestant ? religieux ou neutre ? monarchique ou républicain ? national ou cosmopolite ? civil ou militaire ? A chacun de ces caractères correspondent des répercussions d’une importance indéniable.
Mais il ne suffit pas de considérer ce qui a été voulu par ceux qui enseignent et par le pouvoir auquel ils obéissent. La pratique n’est pas toujours d’accord avec la théorie. Port-Royal fulminait contre les auteurs dramatiques qui, par la plume de Nicole, furent qualifiés d’empoisonneurs d’âmes ; et en même temps il faisait lire aux écoliers les tragédies de Sophocle et d’Euripide qui allaient éveiller le génie de Racine et le pousser du côté du théâtre. Que de fois les conséquences d’une mesure se dérobent de la sorte aux prévisions de ceux qui la prennent !
Il faut donc interroger les programmes. Quelle part y est faite aux sciences, aux
lettres, aux arts, aux exercices du corps ? Quelle est la proportion entre les
différentes branches se rattachant à la littérature ? Il n’est pas indifférent que les
problèmes de la philosophie soient ou non posés devant les jeunes esprits ; ce n’est pas
sans motif que les heures accordées à l’enseignement philosophique ont toujours été
réduites ou supprimées, chaque fois que la peur de l’Idée a régné en France,
c’est-à-dire après des révolutions qui en avaient démontré la force expansive, comme on
peut le vérifier sous le premier et le second Empire. Ce n’est pas sans raison non plus
que Michelet et Quinet furent chassés de leur chaire par la réaction triomphante, de
même que Guizot eut pendant plusieurs années la bouche fermée par le gouvernement de la
Restauration. L’histoire, elle aussi, a été bien des fois suspecte
Le eEloges des savants, ne
croit plus nécessaire de contraindre la langue de Cicéron à exprimer les mystères de
l’algèbre ou de la physique. Le latin est trahi par ses meilleurs amis. Rollin écrit en
langue vulgaire son Traité des études et on le félicite de savoir
parler le français comme si c’était sa langue naturelle. Quant au grec, on ne le sait
guère. « Dans trente ans, écrit en 1753 un Père Jésuitee
Ce langage sonore aux douceurs souveraines, Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.
Mais, tandis que les Grecs et les Romains perdent momentanément de leur influence
littéraire, ils conquièrent en revanche une énorme influence politique et sociale.
Rousseau propose Sparte et la Rome primitive à l’admiration de ses contemporains. Il
vante la vertu et la simplicité de Cincinnatus. Il a sans cesse à, la bouche et devant
les yeux les héros de Plutarque. Vers 1750 commencent à retentir en France des mots
qu’on n’y entendait plus depuis longtemps. On y parle de démocratie et de citoyens. Le
nom de tyran descend de la scène tragique dans la rue et est appliqué tout bas au roi
régnant ; Ce sont là des réminiscences de la Grèce et de Rome. Mably écritMémoire lu en 1760.Histoire romaine, vol. I, p.
« Les Romains ont été regardés dans tous
les siècles, et le sont encore aujourd’hui, comme des hommes d’un mérite
extraordinaire et qui peuvent servir de modèles en tout genre dans la conduite et le
gouvernement des États. »
Marie-Joseph Chénier
Où des républicains étaient maîtres du monde, Où le Tibre orgueilleux de leur porter son onde Admirait sur ses bords un peuple de héros.
Cela fait bien des héros ! Une ville tout entière peuplée de grands hommes ! On n’a pas
vu souvent pareille merveille ! Mais « comment exagérer, quand on parle de Rome ? »
C’est l’abbé Delille
Voilà une admiration bien enthousiaste, et c’est durant une quarantaine d’années le ton
général. D’où vient cet accord pour demander à l’antiquité classique des leçons de
civisme ? Si l’on veut se l’expliquer, il faut pénétrer dans les collèges où se sont
formées les générations d’alors. J’ai jadis étudié longuement les causes et les effets
de ce regain de popularité dont les anciens furent l’objet : on me pardonnera de
reproduire un court fragment de cette étudeDe
l’influence de l’antiquité classique sur la littérature française pendant les
dernières années du dix-huitième siècle et les premières années du
dix-neuvième, pp. 51-55. Lausanne, 1815. Depuis lors ce sujet a été repris par
M. Louis Bertrand, sous un titre semblable, dans une thèse de doctorat. Bien que
l’auteur m’eût demandé communication de mon livre épuisé en librairie, il a jugé bon
de le passer sous silence. Je regrette qu’il m’ait forcé, de réparer un oubli plus
fâcheux encore pour lui que pour moi.
Qui croirait que Rollin, le bon Rollin, l’inoffensif Rollin dût être cité parmi ceux qui ont préparé la Révolution française ? Il a pourtant, sans le vouloir, contribué au grand changement qui devait bouleverser la France. N’est-ce pas lui qui s’avisa le premier de composer pour les écoliers une histoire ancienne, de leur mettre sous les yeux un tableau complet des guerres, des révolutions, des conquêtes de la Grèce et de Rome ? Par lui les jeunes imaginations
furent nourries de ces exemples d’héroïsme et de dévouement à la patrie si communs dans les républiques anciennes. Par lui fut éveillé dans les âmes un fanatisme nouveau de l’antiquité, qui n’allait plus chercher dans Plutarque ou Tacite des leçons de style, mais qui en rapportait l’amour des institutions républicaines et l’enthousiasme de la liberté. L’histoire des autres peuples et des autres époques aurait pu servir de contrepoids. Mais on la laissait de côté, et Rollin déclarait même impossible de trouver quelques heures pour les consacrer à l’histoire nationale. De la sorte, l’enfant sortira du collège ignorant les institutions du pays où il doit vivre ; il ne saura pas ce que sont les Parlements ou les États généraux ; mais en revanche il pourra expliquer ce qu’étaient les éphores et les tribuns, raconter dans le plus grand détail ce qu’ont fait les Gracques ou César. Il n’a pratiqué que l’histoire ancienne et n’est-ce pas le cas de répéter : Timeo homines unius libri. Ce ne sont pas des Français, ce sont des Grecs et des Romains que les collèges rendent à la société…Quelle ne sera pas l’influence de l’antiquité sur des enfants naïfs, inexpérimentés, qui, pendant six ou sept ans, ont promené leur pensée du Capitole au Parthénon ! « Oh ! la délicieuse étude que celle de ces anciennes histoires, s’écrie André Chénier
Edition de Gabriel de Chénier, II, 131. ! Elles entretiennent le cœur dans une noble haine de la tyrannie. « Et ce n’est pas assez que les jeunes gens apprennent à vivre avec le vieux Caton, à mourir avec Socrate ou Léonidas. Il semble qu’ils soient élevés pour les orageux débats du Forum, pour les gloires retentissantes de la tribune. Ils apprennent à parler au peuple avec les orateurs antiques, et Camille Desmoulins, sortant du collège, laisse voir l’impression qu’ils ont faite sur son âme ardente :J’entends plaider encor dans le barreau d’Athènes : Aujourd’hui, c’est Eschine et demain Démosthènes ; Combien de fois avec Plancius et Milon, Les yeux mouillés de pleurs, j’embrassai Cicéron Épitre à MM. les administrateurs du collège Louis-le-Grand. !On confie à la mémoire des écoliers ces harangues toutes brûlantes de passion, et ce n’est pas assez encore. On les fait orateurs. Il faut qu’ils combattent contre Philippe de toute l’énergie de leur parole ; il faut qu’ils s’emportent contre Antoine en invectives virulentes, qu’ils défendent leur vie, leur honneur, leur patrie. Comment ne pas s’exalter dans ces assauts d’éloquence ? Ils regrettent comme Rousseau, de ne pas être nés Romains. « Si j’avais vécu dans ce temps-là, écrit André Chénier
Même édition, I, p. 117. , je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses…J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats, Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ; Et si du grand César l’invincible génie A Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie, J’aurais su, finissant comme j’avais vécu, Sur les bords africains défait et non vaincu, Fils de la liberté, parmi ses funérailles, D’un poignard vertueux déchirer mes entrailles. Combien d’autres pensent ainsi dès le collège ! Tous ces héros futurs en sont-ils sortis ; adieu tribune, éloquence, liberté ! La société dans laquelle ils se trouvent lancés tout à coup n’offre rien de tout cela. Faudra-t-il donc renoncer à des idées caressées dès l’enfance, à des talents qu’on a pris tant de peine à cultiver ? N’aimeront-ils pas mieux essayer d’acclimater dans la société ce qu’ils y cherchent en vain ? Marmontel raconte dans ses
Mémoiresqu’étant en rhétorique il fut menacé du fouet par un maître injuste et sévère. Comme sa dignité s’oppose à ce qu’il subisse le châtiment ignominieux, il se souvient des discours qu’il a appris et composés, il rentre dans sa classe, adresse à ses camarades une véhémente exhortation, il les soulève et leur fait jurer de ne pas l’abandonner. C’est une révolte qui éclate à la voix du tribun improvisé. Vous avez là sous une forme plaisante l’image de ce qui se passe dans ces jeunes esprits, quand, au sortir du collège, ils se trouvent aux prises avec la réalité. Qu’on ne leur parle plus d’accepter docilement, l’autorité d’un roi et le nom de sujets ! Ils sont capables de répondre : Nous sommes citoyens romains.Ces conséquences, tous ne les tirent pas, mais tous sont prêts à les tirer. Ecoutez l’un d’entre eux
: « On nous élevait, dit-il, dans les écoles de Rome et d’Athènes et dans la fierté de la République, pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne de Claude et de Vitellius, gouvernement insensé qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles et admirer le passé sans condamner le présent ! » Dans une lettre qu’il écrit à l’un de ses camarades, celui qui parle ainsi lui rappelle le temps où, élèves du même collège, ils puisaient aux mêmes sources la haine des institutions de leur pays et le saint amour de la liberté, le temps où ils gémissaient sur la servitude de leur patrie et regrettaient de n’avoir pas un professeur de conjuration qui leur apprit à l’affranchir. Ce dernier enseignement peut sembler superflu, si l’on pense que cette lettre est écrite par Camille Desmoulins et adressée à Robespierre. — « Il n’y avait pas grand effort, écrit un autre Histoire secrète de la Révolution, p. 11.(c’est Charles Nodier), à passer des études du Souvenirs de la Révolution(les sociétés populaires).collège aux débats du Forum. Notre admiration était gagnée d’avance aux institutions de Lycurgue et aux tyrannicides des Panathénées. On ne nous avait parlé que de cela. Les plus anciens d’entre nous rapportaient qu’à la veille des nouveaux événements le prix de composition de rhétorique s’était débattu entre deux plaidoyers à la manière de Sénèque l’orateur en faveur de Brutus l’ancien et de Brutus le jeune… Le lauréat fut encouragé par l’intendant, félicité par le gouverneur, couronné par l’archevêque. » Des jeunes gens ainsi encouragés, félicités, couronnés, pour s’être montrés bons avocats des actes les plus farouches qu’ait inspirés aux Romains l’amour de la liberté, étaient tout disposés à transporter dans la société moderne les idées antiques dont ils étaient remplis. Ils portaient en eux la Révolution…
Est-ce à dire que Tite-Live, Tacite, Plutarque soient les seuls ou les principaux auteurs de la Révolution française, que sans eux elle ne se fût pas accomplie ? Assurément non. Mais autant il serait puéril d’amplifier jusque-là leur action, autant il serait déraisonnable de la nier. Or, si un enseignement historique exclusif, aidé d’une rhétorique assortie, a pu avoir pareilles conséquences, on peut imaginer combien il importe de noter dans l’enseignement littéraire l’espace accordé aux différentes branches.
Les effets ne sont pas les mêmes, selon que, dans l’étude des langues mortes, dominent les auteurs profanes ou les auteurs sacrés, selon que le latin tire à lui presque toute l’attention ou que le grec obtient une recrudescence de faveur. Par cela seul que Ronsard et ses amis, au collège de Coqueret, se sont plongés dans Pindare, Anacréon, les tragiques athéniens, aussitôt les sujets de leurs poèmes, leur style, les mots qu’ils forgent attestent ce retour à l’hellénisme. Corneille, élève des Jésuites, qui sont. surtout latinistes, fait une sorte de cours d’histoire romaine en sept ou huit tragédies. Racine, élève de Port-Royal, où on lui apprend à remonter jusqu’aux originaux imités par les Romains, s’inspire d’Euripide, de Sophocle, d’Aristophane et met volontiers en scène les fables de la Grèce primitive.
On aura soin également de marquer les étapes par lesquelles le français, relégué
d’abord avec mépris hors de l’école, finit par y pénétrer en vainqueur. L’Oratoire
commence par l’admettre Esther et Athalie trouvent déjà grâce auprès de Rollin, si Molière est encore
écarté. Puis le cercle s’élargit. Le eÉtudes sur la littérature
française, 2e série. Perrin, Paris, 1899.
Croit-on que cette lente invasion des modernes dans un domaine qui, leur fut si longtemps interdit soit à négliger pour l’historien de la langue et de la littérature ? Est-il exagéré de dire qu’elle a contribué à dégager nos écrivains du latinisme qui pesait sur eux comme un joug pendant et après la Renaissance ; à rendre l’allure de leur style plus légère et plus leste ; à façonner le goût public en donnant pour nourriture aux enfants le suc et la mœlle du génie français ; à renforcer l’âme même de la nation par une assimilation permanente d’éléments qui ont aidé à la former ?
Les langues étrangères, à leur tour, n’échapperont point à l’examen de l’historien. Il notera quand telle ou telle apparaît au programme ou en disparaît. Que l’espagnol et l’italien soient au nombre des objets étudiés à Port-Royal ; qu’en 1732 l’abbé Pluche propose de remplacer l’espagnol par l’anglais ; que l’allemand et plus tard le russe soient admis dans les lycées de notre siècle, ce sont là des faits dont il me paraît superflu de faire saillir le sens et la portée.
Il y a aussi façon et façon d’enseigner les lettres. M. Compayré rappelleHistoire critique des doctrines de l’éducation en
France, I,421. Librairie Hachette.ee
On le voit, l’historien idéal, dont nous essayons de préparer la besogne, devra être doublé d’un psychologue rompu aux problèmes si nombreux qui relèvent de la pédagogie.
§2. — Parmi les institutions permanentes intimement liées à l’évolution littéraire, nous rencontrons sur notre chemin les Compagnies de gens de lettres, dont l’Académie française peut passer pour le type le plus accompli. Aussi est-ce son histoire qui va nous servir à démêler leur rôle.
On peut faire tout d’abord une remarque générale. Toute institution permanente est
conservatrice de sa nature ; elle aime la stabilité, par cela seul qu’elle est stable. A
plus forte raison en est-il ainsi pour une Compagnie, où l’on entre déjà mûr et d’où
l’on ne sort que par la mort. L’Académie française, à sa naissance, représentait assez
exactement le goût moyen de la société environnante ; mais, dès qu’il fut décidé que le
nombre de ses membres ne dépasserait pas quarante et que les nominations seraient
viagères, il s’ensuivit un renouvellement si lent du corps académique que la majorité se
trouva bientôt en retard sur le mouvement du dehors. Ce retard, qu’on peut évaluer à un
espace de quinze à vingt ans, n’a depuis lors jamais cessé d’exister et il durera autant
que ce sénat littéraire ;
Une lutte nécessaire s’établit entre deux forces, l’une intérieure qui tend à la maintenir dans ses opinions et ses habitudes, l’autre extérieure qui tend à la mettre en harmonie avec les changements opérés autour d’elle. D’une part, elle est un centre d’opposition aux idées neuves et aux mots nouveaux ; elle est un conservatoire de la littérature et de la langue nationales ; elle a écarté sans pitié un certain nombre d’hommes ou de termes qui effarouchaient par trop son attachement au passé. Mais, d’autre part, elle subit la pression perpétuelle de la vie ambiante, et elle y cède bon gré mal gré ; puis, il faut bien qu’elle puise dans le milieu qui l’enveloppe pour combler les vides que la mort crée dans ses rangs ; aussi, à mesure que les nouveautés triomphent et cessent d’être nouvelles, s’ouvre-t-elle aux hommes qu’elle a repoussés, admet-elle un, à un les vocables qui l’ont choquée ; elle enregistre ainsi les réputations consacrées et les faits acquis ; elle se rallie sur le tard aux révolutions qui ont réussi. Seulement d’ordinaire, au moment où elle accepte ce qu’elle n’a pu empêcher, elle est déjà distancée par la société qui a continué de marcher ; elle se trouve derechef en arrière, défendant ce qu’elle condamnait vingt ans plus tôt, combattant ce qu’elle accueillera vingt ans plus tard.
Quelques exemples permettront de saisir le jeu de ce mécanisme qui se résume en une série de résistances volontaires et de concessions forcées.
L’Académie à son origine est formée des écrivains qui figuraient avec honneur à l’hôtel de Rambouillet et dans les cercles du même genre. Elle est fortement teintée de préciosité.
C’est pourquoi, une trentaine d’années après, quand la littérature de ruelle et
d’alcôve devient matière à raillerie, quand Molière et Boileau livrent à la risée
Chapelain, Cotin et les autres petits grands hommes de la même école, l’Académie garde
tant qu’elle peut son admiration et ses suffrages aux écrivains abandonnés par la faveur
publique. Elle ne daignera jamais admettre Molière, ce moqueur ; elle ne subira Boileau
Mais aussi, le grand roi disparu, elle restera fidèle à l’esprit de l’époque révolue.
Elle formera, dans la première moitié du eeLettres persanes et, le jour où l’on se sera résigné à le
recevoir, il sera tancé vertement sur l’insuffisance de ses titres à pareil honneur.
Voltaire, repoussé plusieurs fois, multipliera les tours d’adresse pour se faire
admettre et il n’entrera que grâce à un certificat de bon catholique arraché à la
complaisance d’un père jésuite.
Notre siècle nous montre les mêmes efforts passionnés contre les inventeurs de formes
ou de pensées nouvelles, les mêmes soumissions tardives à la force des choses. Le
romantisme, vainqueur sur la scène, dans le roman, dans la poésie, est, longtemps après
1830, férocement combattu par l’Académie. Elle ferme obstinément ses portes à Balzac, à
Dumas père, à Michelet. Quand Victor Hugo se présente, on lui préfère Dupaty, un de ces
immortels comme il y en a tant, morts de leur vivant. Et Thiers dit alors à Cousin :
« Je donnerai ma voix à M. Hugo, quand vous m’aurez montré quatre vers de lui qui soient
seulement médiocresCousin, par Jules Simon, p. 88.
Petite collection Hachette.
En vertu de la règle posée, que sera l’Académie sous le règne de Napoléon III ? Un
refuge des idées qui régnaient au temps de Louis-Philippe ; le temple des regrets
orléanistes ; un rendez-vous pour les débris du régime tombé. Guizot, le ministre
renversé avec le trône en 1848, y est le grand électeur et chaque séance solennelle est
un prétexte à épigrammes contre le gouvernement et la littérature du jour. Il est permis
de dire que
L’Académie sert ainsi de frein pour ralentir le mouvement qui emporte la langue et la littérature ; mais il ne faut pas s’en tenir à ce coup d’œil rapide sur la fonction qu’elle remplit ; il est bon de la préciser par des faits.
Fille de l’époque précieuse, l’Académie naquit puriste. Sur la proposition de Faret, elle se donnait pour tâche de « nettoyer la langue des ordures qu’elle a contractées dans la bouche du peuple et les impuretés de la chicane. » Elle prétendit donner la liste des mots de bel usage, exercer en matière de vocabulaire et de grammaire une sorte de magistrature. D’autre part, conformément aux vues de Richelieu, elle devait avoir dans la république des lettres une autorité officiellement reconnue ; et, conformément à l’esprit du temps, elle crut qu’elle pouvait fixer cette chose vivante et par suite incessamment changeante qui s’appelle une langue. C’est en vue de mettre dans le français toute la dose possible d’élégance et d’immobilité qu’elle commença son fameux dictionnaire.
Elle est restée fidèle à sa tendance primitive. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que la langue se transformait dans le temps même où l’on proclamait l’éternité de certaines formes passagères. Une épigramme courut bientôt Paris, épigramme qui n’était pas une simple méchanceté, mais qui exprimait une vérité aujourd’hui incontestée :
On fait, défait, refait ce beau dictionnaire, Qui, toujours très bien fait, sera toujours à faire.
Dès lors l’Académie dut renoncer à la chimère d’arrêter le mouvement ; elle se contenta
d’en diminuer la vitesse. Elle a opposé une barrière infranchissable à certains mots
créés par le peuple ou les écrivains, ou encore importés de l’étranger ; elle a forcé
les autres à faire un véritable stage avant d’obtenir leurs lettres de grande
naturalisation ; elle les a traités comme des candidats à la nationalité française, dont
bon nombre, veto
suspensif. La décision suprême appartient à l’usage, c’est-à-dire en somme à la nation
qui demeure la vraie souveraine, malgré tous les efforts qu’on a pu faire pour lui
imposer la volonté d’une élite qui est parfois une coterie. Cela est si vrai que
l’Académie finit toujours par céder, quand le public s’obstine à lui donner tort. Il
suffit de considérer, pour s’en convaincre, les éditions successives du dictionnaire et
surtout les dernières. En notre siècle, sous l’action des idées démocratiques, le
purisme a été vaincu ; les mots nouveaux ont fait en foule irruption. Mais, qu’il y ait
inondation ou infiltration, l’Académie est toujours une digue au flot envahisseur ; sa
force de résistance aboutit régulièrement à un compromis, où la combinaison des éléments
est variable entre la tradition et l’innovation.
Il en est de même, si l’on considère l’orthographe, la prononciation, la syntaxe.
L’Académie opère là encore une série de transactions. L’orthographe qu’elle consacre est
à mi chemin entre le système phonétique et le système étymologique ; la langue écrite
suit lentement, d’âge en âge, les changements qui se produisent dans la langue parlée ;
et les règles, multipliées par des grammairiens subtils, se simplifient aussi à mesure
qu’augmente le nombre des gens sachant lire et écrire. On peut affirmer, du reste, que
l’Académie, institution aristocratique, autoritaire et centralisatrice, qui a été un
grand instrument d’unification pour la langue française, voit son influence décroître
dans la France nouvelle. Elle n’a plus la même raison d’être qu’autrefois dans une
époque où le bon usage a cessé d’être « le bel usage », où le dédain du populaire est un
sentiment suranné, où la liberté en tout domaine a été revendiquée avec passion. Aux
Parisiens elle apparaît souvent comme attardée, comme venant à la remorque de l’opinion
publique, comme une chambre d’enregistrement pour des arrêts qui lui sont dictés ou
imposés par la société environnante. Elle est déjà plus respectée en province ; mais
c’est parmi les étrangers qu’elle a gardé le plus de prestige, et la chose est aisée à
comprendre ; sur bien des points elle les tire d’un chaos d’incertitudes où ils
risqueraient
Si son influence sur la langue demeure considérable, quoique amoindrie, que dire de son influence sur la littérature ? Elle a toujours été moins forte ; cependant elle s’est exercée et s’exerce encore sur les écrivains, surtout à trois moments de leur existence ; d’abord quand ils débutent ; puis quand ils sont candidats à l’Académie ; enfin quand ils en sont devenus membres.
Aux débutants ou, du moins, à ceux dont la renommée n’est qu’à demi faite, elle offre des encouragements sous forme de prix qu’elle leur décerne.
Il faudrait distinguer ici les prix qui sont donnés après concours à des œuvres manuscrites dont le sujet est fixé par l’Académie elle-même et dont les auteurs doivent rester inconnus à leurs juges, et ceux qui sont accordés à des ouvrages imprimés et livrés au public.
Les premiers ne sont qu’au nombre de deux et alternent d’année en année (prix de poésie, prix d’éloquence). Ceux qui les briguent sont réduits à enfermer leur pensée dans un cercle tracé d’avance ; ils sont soumis à des conditions d’espace et de temps rigoureuses ; ils ne peuvent ainsi se mouvoir en pleine liberté ; en revanche ils sont protégés en grande partie contre les passe-droits par les enveloppes cachetées qui dérobent leurs noms à la sympathie ou à l’antipathie de la compagnie ; ils ont chance d’être impartialement appréciés. On a beaucoup médit de ces récompenses. Elles ne délivrent certes pas un brevet de génie à qui les obtient. On rencontrerait toutefois sur la liste des lauréats plus d’un nom devenu illustre : Victor Hugo, Sainte-Beuve, Villemain et bien d’autres ont trouvé dans ces premiers succès, non pas une simple satisfaction de vanité, mais une invitation à mieux faire et à s’engager plus avant dans la carrière des lettres.
Quant aux autres prix, ils se sont multipliés de telle façon, par suite de legs et de
donations, que l’examen des volumes présentés aux suffrages des académiciens est devenu
pour eux une charge très sérieuse et que le total des sommes distribuées chaque année
s’élève aux environs de cent mille francs. Les écrivains qui appellent ainsi sur eux, à
visage découvert, l’attention
Il convient d’ajouter que l’Académie, au cours de son existence déjà longue, s’est
affranchie de certaines conventions et timidités. A l’origine, par exemple, le prix
d’éloquence, fondé par Balzac, était en réalité destiné à récompenser un sermon
élégamment écrit ; il garda ce caractère jusqu’en 1758 où l’éloquence sacrée fit place à
l’éloge des grands citoyens et des grands écrivains ; et depuis lors, cet exercice
oratoire tend à se
L’Académie, qui a ainsi quelque action sur les écrivains désireux d’obtenir en passant ses faveurs, en a bien davantage, comme il est naturel, sur ceux qui aspirent à y conquérir un fauteuil. Un candidat, quel qu’il soit, courtise et flatte volontiers les gens dont dépend sa nomination. S’il est critique, il découvrira des beautés cachées dans le livre ou la pièce de l’éminent confrère dont il espère la voix ; il ménagera l’opinion de tel salon qui est une antichambre connue de la docte assemblée parmi laquelle il désire siéger. S’il a été d’aventure un briseur d’idoles, s’il a porté dans sa jeunesse le drapeau d’une révolution ou d’une émeute littéraire, il sera tout à coup atteint d’un accès de modération ; il affichera une sagesse tout au moins provisoire. Dans l’œuvre d’un Voltaire ou d’un Sainte-Beuve, il est aisé de signaler tel ouvrage ou tel passage qui prouve que l’auteur était, au moment où il l’écrivit, en mal de candidature académique. Dans cet assagissement quelques-uns sont allés au-delà de ce qu’aurait exigé la prudence ; il en est qui ont atténué, adouci leur pensée jusqu’à la trahir ; on pourrait en citer qui dans les visites officielles, prélude obligatoire de toute élection, ont humilié plus qu’on ne voudrait leur indépendance. L’ambition d’entrer à l’Académie, en inclinant les têtes les plus fières, n’a donc pas toujours favorisé la franchise, et l’on comprend que des caractères peu flexibles se soient mal accommodés des concessions qu’il aurait fallu consentir pour y être admis. C’est pourquoi sans doute de grands écrivains ont dédaigné de se mettre sur les rangs, contents de figurer avec éclat parmi les occupants du quarante et unième fauteuil, celui qui n’existe pas et qui fut toujours le mieux rempli.
La nécessité d’émousser les pointes de son esprit ne cesse pas « sucrer sa moutarde »
. Mais il n’est pas moins vrai qu’à
l’Académie, comme dans un salon, il est de règle de mettre une sourdine à ses opinions,
de procéder par demi-mots et sous-entendus. De là est né ce qu’on nomme « le
style académique »
. C’est un style fleuri, élégant, ingénieux. L’esprit y
entre comme un ingrédient à peu près indispensable. Allusions délicates, périodes
harmonieuses, phrases pompeuses ou finement ciselées en sont les ornements ordinaires.
Le malheur est que, comme toujours, le défaut tient à la qualité. Alphonse Daudet raille
quelque partLes rois en exil.« ce style académique avec des un peu »
, des « pour ainsi
dire »
, qui font à tout moment revenir la pensée sur ses pas, comme une dévote
qui a oublié des péchés à confesse, un style orné d’arabesques, de paraphes, de beaux
coups de plume de maître à écrire. » Et il faut avouer que la raillerie ne porte point à
faux. Un vers gaminNamouna.
Nu comme le discours d’un académicien…
On voit assez que les effets de l’Académie française sur la langue et la littérature
réclament l’attention de l’historien. Encore n’avons-nous parlé que d’une seule
compagnie littéraire ; et il en est d’autres qui ont joué leur rôle ou leur « rôlet ».
Au moyen âge, quantité de villes en possédaient une ; Toulouse avait déjà « ses jeux
floraux », dont Ronsard et Victor Hugo n’ont point dédaigné de cueillir les fleurs
symboliques ; Clermont, Rouen avaient leurs « puys » et le grand Corneille, avant de
tenter fortune à Paris, brigua les couronnes de sa cité natale. Après la Renaissance,
les Académies, venant d’Italie., pullulent en deçà des Alpes ; il y en a bientôt à
Annecy, à Dijon, à Nancy. Ce sont en général de bonnes petites Académies modestes et
discrètes, qui, comme les honnêtes filles, ne font pas parler d’elles ; mais il leur
arrive de sortir de l’ombre par un coup d’éclat. L’Académie florimontane, qui s’est
fondée à Annecy, donne Vaugelas à l’Académie française ; l’Académie de Dijon provoque
par deux fois l’éruption du génie de Jean-Jacques en proposant des questions d’une
singulière gravité. De nos jours chaque province a voulu avoir son association locale ;
en Normandie, l’on s’est mis sous l’invocation de la Pomme ; les
poètes du Midi se sont souvenus que les cigales étaient jadis chères aux muses ; ils se
sont appelés cigaliers et leurs fêtes n’ont pas été étrangères à la renaissance de la
langue d’oc en notre siècle. Quelques-unes de ces confréries littéraires se rattachent
au développement de notre théâtre. Les Enfants Sans-Souci, les Confrères de la Passion ne peuvent être passés sous silence par
quiconque étudie les mystères ou les moralités d’antan. Nombre de cercles, dans l’époque
contemporaine, ont repris la tradition et joué ou fait jouer de petites pièces qui, Comédie-Française, exploitée sous le contrôle de l’Etat par
une Société d’acteurs, a rempli une fonction analogue à celle de l’Académie ; elle a
été, elle est encore, suivant une expression de M. Larroumet, « un conservatoire
de chefs-d’œuvre et le régulateur de l’art dramatique »
.
Je ne crois pas devoir insister plus longuement sur l’importance littéraire de ces institutions permanentes ; je passe à ces réunions éphémères qui sous des noms divers, pléiade, cénacle, école, ne sont pas moins dignes d’être regardées de près.
§3. Les cénacles, les écoles littéraires pourraient être définis : le contraire des Académies. Les Académies sont formées d’écrivains arrivés ou parvenus ; elles représentent l’âge mûr et la vieillesse. Les cénacles sont composés d’écrivains qui entrent dans la carrière, qui se mettent en marche vers la gloire ; ils représentent la jeunesse. Les Académies ont par suite le respect de la tradition, le culte du passé, elles incarnent la coutume ; les cénacles professent des idées neuves et révolutionnaires, ils s’élancent de toutes leurs aspirations vers l’avenir ; ils sont les agents de la mode. Les unes retardent sur l’opinion moyenne de quinze à vingt ans ; les autres sont en avance à peu près du même espace de temps. On peut aisément calculer l’écart qui les sépare.
Toutes les écoles littéraires qui se succèdent ont, malgré la diversité des théories qu’elles soutiennent, des caractères communs. C’est d’abord un dédain profond du passé le plus proche. La jeune génération, le jour où elle sent le besoin de quelque chose de nouveau, traite de haut la génération qui l’a précédée, et elle brûle sans pitié ce que celle-ci avait adoré. C’est l’usage en littérature qu’on hérite de ceux qu’on assassine, et les derniers venus ont beau profiter des travaux et des efforts de leurs devanciers immédiats, ils commencent le plus souvent par les condamner comme surannés, par les tuer autant qu’ils peuvent dans l’estime publique. Ingratitude naïve et cruelle, mais qui sera punie à son tour de la même façon par une autre génération montante !
L’histoire fournit à foison les preuves de ces sévérités régulières aujourd’hui pour hier et de demain pour aujourd’hui. Au temps de la Renaissance,
lorsque les poètes, dans un essai de groupement renouvelé des Grecs d’Alexandrie,
forment sous le nom de Pléiade une brillante constellation, il faut
entendre de quel ton ils parlent de leurs confrères du moyen âge et même des disciples
encore vivants de Marot : « Parmi les anciens poètes françoys, quasi seuls
Guillaume du Lauris et Jean de Meun sont dignes d’estre leus, non tant pour ce qu’il y
ait en eux beaucoup de choses qui se doivent immiter des modernes, que pour y voir
quasi comme une première imaige de la langue françoyse vénérable pour son antiquité.
Quant aux récents qui ont esté nommez par Clement Marot en un certain épigramme à
Salel, ils sont sujets à bien des reproches. La tourbe de ceux (hors mis cinq ou six)
qui suyvent les principaux, comme port’enseignes, est si mal instruite de toutes
choses, que par leur moyen nostre vulgaire n’a garde d’estendre guère loing les bornes
de son empire. »
Ainsi s’exprime Joachim du BellayDéfense et illustration de la langue françoyse.« rondeaux, ballades, virelays, chants royaulx, chansons et autres telles
espisseries. »
Même mépris insultant pour le théâtre des siècles précédents.
Qu’on ne parle plus des mystères ! C’était bon pour les populations ignorantes de ces
temps barbares. Grévin écrit (Prologue de La Trésorière) :
Ce n’est notre intention De mesler la religion Dans le sujet des choses feinctes. Aussi jamais les lettres sainctes Ne furent données de Dieu Pour en faire après quelque jeu. Celuy donc qui. voudra complaire Tant seulement au populaire, Celuy choisira les erreurs Des plus ignorants bateleurs…
Et Jehan de la Taille, en tête des Corrivaux, fait cette profession
de foi : « Vous y verrez non point une farce ni une moralité ; nous ne nous amusons
point en chose ni si basse ni si sotte, et qui ne montre qu’une pure ignorance de nos
vieux
C’était dur pour les pauvres auteurs du moyen Age. Sans doute les œuvres ne répondaient
pas toujours à ces superbes déclarations. Plus d’une pièce d’alors intitulée comédie
n’est qu’une farce affublée d’un nom antique et qui fait piètre figure à côté de la
farce immortelle de l’Avocat Pathelin. N’importe ! Les jeunes
conquérants de la Pléiade n’ont qu’un souci : pousser au tombeau toutes ces vieilleries
qui ne meurent pas assez vite. On l’a dit, pour une école littéraire « l’insurrection
est le plus saint des devoirs » ; et c’est un devoir que les jeunes accomplissent avec
enthousiasme contre le goût et les procédés de leurs anciens.
Mais aussi laissez passer une vingtaine d’années, parfois plus, parfois moins ; voici qu’une nouvelle insurrection détrône à leur tour les vainqueurs insolents de la veille. Quand Ronsard mourut en 1585, on lui éleva un tombeau de marbre surmonté de sa statue ; Apollon, les Muses, la France versèrent sur lui des torrents de larmes ; une oraison funèbre fut prononcée, où l’on évoquait les poètes de jadis pour immoler leur mémoire à la sienne. Le Parlement en corps suivit son convoi ; une pluie d’élégies et d’épitaphes célébrèrent Pindare et Homère mis au cercueil en sa personne. Moins de quinze ans après, Malherbe, relisant les poésies de Ronsard, en rayait la moitié ; et, comme on lui demandait s’il trouvait bonne la moitié épargnée, il répliquait que, réflexion faite, il valait mieux effacer le tout. C’était l’avènement d’une nouvelle école. C’était le déblayage obligatoire que les derniers venus pratiquent avec une brutalité presque féroce aux dépens des devanciers gênants qui encombrent les avenues de la gloire.
Les hommes mêmes qui à distance nous paraissent en matière littéraire les plus
conservateurs du monde, les plus purs représentants-de la tradition et de l’autorité,
ont commencé par être violemment novateurs, par se frayer leur voie à grands coups rudes
et souvent injustes. C’est le cas pour Boileau. Nous le voyons de loin, pontife du
Parnasse, légiférant tranquillement sur les règles de l’art d’écrire. Nous sommes
enclins à nous figurer qu’il a d’emblée atteint cette sérénité, cette calme assurance
Le siècle qui finit fut témoin d’un spectacle tout à fait semblable. Peut-être ce
brutal : Ote-toi de là que je m’y mette s’y est-il étalé plus visiblement encore. Le
xix° siècle, qui fut savant au point d’être pédant, s’est plu à multiplier les théories
sur l’art. Chaque école a pris soin de condenser en corps de doctrines ses idées
esthétiques, et les systèmes en isme, romantisme, réalisme,
symbolisme, illusionisme, etc., ont pullulé avec surabondance. Or, chacune de ces écoles
aux drapeaux si divers a débuté par accabler celle qu’elle remplaçait du dédain
réglementaire. Les romantiques proclament Voltaire rococo, s’écrient après le succès
d’un des leurs : ― Enfoncé, Racine ! — vont même jusqu’à le traiter de polisson ; ils
flétrissent Boileau de son prénom de Nicolas ; fiers de leurs longs cheveux, ils jettent
aux têtes chauves des derniers classiques une injure juvénile ; ils les traitent de perruques ; ils définissent l’art du eperruquinismeHistoire du romantisme, p. 4. Voir aussi Journal des Goncourt, II, 51.
Mais, par un juste retour des choses d’ici-bas, les réalistes et naturalistes,
successeurs et héritiers des romantiques, leur rendent la-pareille. Ils leur reprochent
leurs envolées dans les nuages, leurs débauches d’imagination, leurs orgies de lyrisme.
Victor Hugo, prophétisant du haut de son rocher de Guernesey, « Jocrisse à Pathmos »
. George Sand est foulée aux pieds par M. Zola.
Pour les adeptes de l’école du vrai à tout prix, dire d’un roman qu’il est romanesque ou
romantique est une condamnation en bonne et due forme. Bref, c’est le renversement des
dogmes et des demi-dieux devant qui la génération antérieure s’est prosternée.
Et l’éternelle Némésis continue son chemin et son œuvre. Les symbolistes, grands
prêtres de l’idéal ressuscité, ont dit bientôt de dures vérités à M. Zola. Ceux mêmes
qui avaient été de ses adorateurs se sont retournés contre lui. Et dès 1889, il a pu
entendre cet anathème à l’adresse des fidèles restés sous sa bannière : « Les jeunes
Naturalistes — ils sont déjà bien vieux — copient patiemment la nature à peu près telle
qu’un aveugle la verrait… Laboratoire et document ! Ces pauvres jeunes gens doivent bien
s’ennuyer. Ils n’écrivent, sans doute, que lorsqu’ils sont de mauvaise humeur… De leur
œuvre et de celle de leurs maîtres fuse l’ennui. Ce n’est plus le désespoir qu’ont
produit les classiques et dont les romantiques se sont follement enorgueillis ; c’est
tout simplement un ennui bête, animal, un écœurement, un dégoûtLittérature de tout à l’heure, p. 169.
En même temps que ce dédain du passé le plus voisin d’eux, les cénacles ont une
confiance extrême en l’avenir, en leur avenir ; ce n’est au fond
qu’une autre face du même sentiment. Ils sont convaincus qu’ils ont enfin trouvé le beau
suprême, le beau absolu. L’art va être renouvelé, que dis-je, créé de toutes pièces.
Jamais on n’aura vu, jamais on ne reverra rien de pareil. On éclate en cris d’allégresse
et de triomphe. On annonce des écrits, qui feront l’émerveillement de la postérité. On
prédit une moisson de chefs-d’œuvre. On va inventer la vraie poésie ; le cerveau humain
est gros de prodiges. On répéterait volontiers le vers fameux :
Le soleil est levé : retirez-vous, étoiles !
Franciade, on s’écrie qu’il va naître quelque chose de plus grand que l’Iliade et l’Enéide. Il arrive que ces ambitieuses
prédictions se réalisent : mais hélas ! que de fois la montagne accouche d’une souris !
Tel « qui cuide pindariser » et se hasarde en plein ciel sur des ailes fragiles tombe,
nouvel Icare, d’une chute d’autant plus lourde qu’il a voulu s’élever plus haut. Leçon
de choses qui n’empêche pas les générations suivantes de faire les mêmes rêves, de
tenter les mêmes aventures, d’éveiller au départ les mêmes espérances. Chapelain vécut
vingt ans sur la réputation de son poème encore à faire. Il escompta largement la gloire
de l’œuvre épique et symbolique qu’il couvait en lui. Mais le jour où il publia la
première partie de cette œuvre impatiemment attendue, cette gloire s’éclipsa comme par
enchantement et le public eut la cruauté de ne jamais réclamer la seconde moitié du
manuscrit. Ce fut un des plus beaux naufrages poétiques que l’histoire de la littérature
ait enregistrés.
Les apprentis écrivains n’en sont pas devenus plus prudents. On parle des enseignements
de l’histoire ; je vois bien ceux qui les donnent ; je cherche ceux qui en profitent.
Notre siècle a vu les romantiques partir à la conquête de la célébrité avec la même
ivresse d’enthousiasme que les poètes de la Pléiade. Et certes, bien des noms glorieux
se sont inscrits au livre d’or de la postérité ; mais aussi que d’avortements
douloureux ! que de destinées manquées ! Musset, qui fut l’enfant terrible du
romantisme, s’est amusé à railler ces théories nébuleuses et ces fièvres poétiques où
les illusions et les rêveries de la jeunesse x se mêlent toujours à une petite dose
d’idées sérieuses et fécondesLettres de Dupuis et
Colonel.« La
république sera naturaliste ou elle ne sera pas. »
Et Les
jeunes, p. 286. Paris, Perrin et Cie. 1896.
Si les prétentions ontrecuidantes des cénacles, si leur « intrépidité de bonne opinion » ont provoqué et souvent mérité des moqueries de ce genre, est-ce à dire qu’ils n’aient pas leur fonction utile dans l’évolution littéraire ? A coup sûr, il ne faut pas leur demander une critique impartiale et large. Ils sont coutumiers d’exagérations énormes, de bévues formidables, d’injustices criantes. Et pourtant, malgré l’excès de sévérité qui est leur péché mignon, malgré les paradoxes où la passion les entraîne, ils ont le mérite de signaler, dans des œuvres trop complaisamment admirées, dans des règles trop docilement acceptées, des défaillances et des côtés faibles. Mais c’est là le moindre service qu’ils rendent. Leur principale utilité, c’est d’être un principe d’action. C’est d’apporter dans la littérature le mouvement qui est la vie. C’est de pousser en avant les esprits que les Académies tirent en arrière ou voudraient maintenir au repos. Très vive est la lutte entre les deux forces opposées. Un jeune romantique disait qu’il mangerait volontiers de l’académicien et un académicien s’écriait avec indignation :
Avec impunité les Hugo font des vers !
Mes haines. Or la lutte est
la condition même de tout progrès.
Le progrès littéraire est la résultante du combat qui se livre entre les forces contraires. On commence à comprendre qu’il ne peut exister de beau immuable, de forme éternellement la même pour les conceptions changeantes de l’intelligence humaine ; qu’en ce domaine, comme en tous les autres, l’immobilisme est la pire des utopies. Mais le mouvement s’arrêterait sans ces démolitions et reconstructions partielles que les différentes générations opèrent à mesure de leur entrée dans le monde. Il est nécessaire de porter l’effort, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, suivant que l’art a suivi avec excès telle ou telle direction. C’est à ce travail incessant que les cénacles consacrent leur énergie et c’est pour cela qu’ils ont tous leur moment de succès et d’éclat, de vogue tout au moins, et leur influence heureuse sur la marche de la littérature.
Outre cette action, qui se fait sentir à l’ensemble du mouvement littéraire, ils ont
encore d’autres effets particuliers, qui sont, comme il arrive d’ordinaire, mélangés de
bien et de mal. Ils offrent aux débutants un milieu tiède et douillet où leur talent
novice peut se développer comme une plante délicate en serre chaude ; ils leur
fournissent aussi un centre de ralliement qui les sauve des désespérances de l’isolement
et leur permet en pleine bataille de reprendre haleine et courage. Bien qu’en
littérature le vieux proverbe : L’union fait la force soit le plus
souvent menteur, les jeunes gens qui se groupent et se serrent autour d’un même drapeau
forment un bataillon carré qu’il est difficile d’entamer et augmentent leurs chances de
faire une trouée victorieuse. De plus, en échangeant leurs idées, en les discutant
ensemble, ils donnent à leurs conceptions plus de largeur et de solidité que n’en ont
souvent les opinions individuelles ; ils élaborent en commun un credo
artistique qui, sans être parfait, gagne en étendue et parfois en profondeur
philosophique.
En revanche, les cénacles dégénèrent volontiers en petites chapelles, où, loin des
regards du public, fleurissent dans une
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Les complaisances de la camaraderie, les admirations mutuelles, les louanges intéressées faussent le caractère, habituent à déguiser la vérité, ôtent à la pensée son allure franche et digne. Péril plus grave encore ! Une école littéraire, comme toute école, contient beaucoup d’écoliers pour un maître, ou, si l’on préfère, beaucoup d’imitateurs pour un esprit original. Parmi les disciples, il en est plus d’un que son tempérament aurait entraîné sur une autre pente. Du temps où le réalisme était en faveur, j’ai connu de soi-disant réalistes qui étaient profondément idéalistes de nature. La mode et les engouements qu’elle suscite, la contagion de l’exemple, le désir d’associer sa fortune à celle d’écrivains déjà connus déterminent beaucoup de débutants à professer des théories contraires à leur propre talent et partant à composer des œuvres forcément médiocres. Ces suiveurs se condamnent ainsi à n’être que des copies, des reflets. Heureux ceux qui savent se détacher du troupeau, où ils se sont fourvoyés, assez à temps pour redevenir eux-mêmes !
En dirai-je davantage ? A quoi bon ? Les écoles littéraires se recommandent à l’historien par leurs polémiques bruyantes. Il n’a garde de les oublier ; mais il doit suivre minutieusement leur vie plus ou moins courte ; car leur naissance et leur disparition marquent des dates importantes, qu’il aurait peine à fixer autrement ; elles lui indiquent d’une façon précise les moments où s’opèrent ces variations du goût dont il s’efforce de dérouler l’enchaînement.
Une littérature n’est pas isolée dans l’espace ni dans le temps. Elle soutient des rapports avec les autres littératures qui se sont développées antérieurement ou qui se développent simultanément dans les pays étrangers. Elle en soutient aussi à chaque époque de son existence avec les œuvres de son propre passé. Il nous faut considérer maintenant ces deux catégories de relations nouvelles.
§ 1. — Quand on découvre des ressemblances entre une littérature et les autres littératures avec lesquelles elle a pu se trouver en contact, on peut être en présence de trois cas bien distincts : ou la littérature donnée a passé par les mêmes phases que ses sœurs sous l’influence de causes analogues ; ou bien elle a subi leur action ; ou encore elle leur a fait sentir la sienne.
Le premier cas n’est pas rare. Il est parfois d’une netteté qui ne permet aucune
supposition d’influence s’exerçant d’un pays ou d’un siècle à un autre. Ainsi quand on
voit, dans notre moyen âge, nos chansons de geste se former comme les poèmes homériques,
puis les trois grands genres littéraires, (épique, lyrique, dramatique) se succéder dans
le même ordre que dans la Grèce ancienne, comme il est impossible d’attribuer à
l’ignorance
On ne peut pas répondre non sans examen. Les peuples ne sont plus
aujourd’hui séparés par des murailles de la Chine. Entre eux s’opère un va-et-vient
perpétuel d’hommes, de livres, de journaux. Tel fait, qui s’est passé à Paris ou à
Londres, se propage et se répercute au bout du monde avec une merveilleuse rapidité.
Cependant, pour peu que la transformation des habitudes et des goûts qui nous a frappés
ait une certaine profondeur et qu’elle apparaisse en plusieurs milieux éloignés et
différents de langue et d’organisation sociale, il est bien difficile de croire à une
transmission d’une pareille promptitude et l’on est obligé de se demander s’il n’y a pas
eu sur ces points divers naissance multiple de phénomènes semblables. L’unité
géographique de l’Europe a beau être brisée en une quantité d’États, n’y a-t-il point
des éléments communs à ces États comme aux membres d’un même corps ? Certaines
conditions de vie, certaines coutumes, certains besoins n’ont-ils pas une coexistence
internationale ? On oseÉtudes de
littérature européenne. Armand Colin, 1818.Les idées
égalitaires, Alcan, 1899.
Ainsi, quand on étudie ces raffinements de langage, cette recherche de bel esprit, ce
bariolage de métaphores qui, sous le nom de préciosité, d’euphuïsme, de marinisme, de
cultisme, ont, à la fin du eee
Mais ce n’est pas à dire que l’imitation n’ait rien à voir dans d’autres cas de
rapprochement entre deux littératures. Elle en est souvent l’explication naturelle et
nécessaire. Et cela n’est pas contradictoire avec l’hypothèse que nous avons émise de la
naissance en plusieurs berceaux de certaines formes d’art ou de certaines façons de
penser et de sentir. Tout au contraire. Pour qu’une conception du beau passe d’un groupe
d’hommes à un autre groupe d’hommes, il faut qu’il y ait déjà entre eux certaines
analogies ; une idée, comme une plante, ne s’acclimate
Cette réserve faite, il est aisé de noter au cours de notre histoire des influences qui
nous viennent du Nord et du Midi, des anciens et des modernes. Au moyen âge elles sont
peu puissantes, peu nombreuses ; on n’en compte guère que cinq foyers principaux,
l’antiquité profane et surtout latine, l’antiquité juive et chrétienne, le monde
celtique, la civilisation germanique, l’Orient musulman. Mais, à partir du e
Toutefois, pendant notre période classique, surtout en son milieu, l’exotisme se glisse
avec une discrétion relative dans les âmes et dans les mœurs. Mais, au lendemain des
guerres de la Révolution et de l’Empire, il fait invasion et presque irruption par
toutes les frontières. Ce n’est pas en vain que le drapeau tricolore a flotté au Kremlin
comme à Lisbonne ; que Hambourg a été comme Rome une préfecture française ; que les
proscrits de la République, de l’Empire et de la royauté restaurée ont promené en tous
pays leur fidélité aux Bourbons, aux Bonapartes ou à la liberté ; que les nations
coalisées ont rendu toutes ensemble à la France la visite armée que chacune d’elles en
avait reçue. Il faut dater de ce temps-là le commencement de ce cosmopolitisme que la
suppression des distances par la vapeur et l’électricité a si prodigieusement accru
durant le siècle qui finit. L’Europe, secouée tout entière par cette longue commotion
sociale comme par un grand cataclysme naturel, y a ravivé le sentiment d’une étroite
solidarité, preuve en soit « la sainte alliance » des souverains, protectrice officielle
des
Un cercle immense et sans cesse grandissant s’ouvre ainsi devant quiconque veut connaître tous les tenants et aboutissants (qu’on me passe cette expression familière) de la littérature française. On ne saurait donc prendre trop de précautions pour ne rien omettre d’important et voici des conseils et des remarques qui pourront épargner quelque oubli à l’historien soucieux de faire à ce point de vue le relevé d’une époque déterminée.
Il faut commencer par un dénombrement exact des pays étrangers qui peuvent avoir laissé
quelque trace dans les œuvres littéraires de cette époque. Les plus petits, les plus
distants peuvent avoir eu leur action passagère. Par exemple, le premier coup d’œil
révèle, au e
Il est bon d’examiner ensuite quels ont été les rapports officiels de la France avec
les diverses nations. Une guerre qui heurte deux peuples l’un contre l’autre les
rapproche dans ce corps à corps ; elle leur apprend à se mieux connaître ; les
prisonniers deviennent entre eux un lien vivant ; le séjour des armées sur territoire
ennemi amène des contacts journaliers et prolongés ; les négociations entamées en vue de
la paix donnent lieu à des congrès où l’on discute autrement qu’à coups de canon. Aussi
la part que les reîtres allemands et les mercenaires suisses prirent à nos guerres de
religion entre catholiques et réformés est-elle encore sensible dans un certain nombre
de termes germaniques qui se sont introduits chez nous en ce temps-là et maintenus
depuis lors. Les guerres d’Italie, un peu plus tôt, aidèrent fort la Renaissance à
traverser les Alpes. — Une alliance a des résultats non moins graves. Par désir de se
complaire l’une à l’autre, les deux puissances amies s’envoient des ambassades,
s’offrent des fêtes, organisent des rencontres entre les grands personnages qui les
représentent ; un rapprochement des deux littératures est la conséquence, quand il n’a
pas été le prélude, de ces ententes cordiales. L’admiration de la France contemporaine
pour le
Mais ce n’est pas assez de considérer les relations politiques où l’État est engagé. Il faut se demander quels individus ont servi d’agents de transmission entre deux peuples ; il faut rechercher quels Français ont résidé à l’étranger et quels étrangers en France ; quels ambassadeurs, commerçants, voyageurs, quels écrivains surtout ont pu importer ou exporter les denrées intellectuelles qui échappent aux douanes ; quels croisements ont été opérés par des mariages ; quels enfants ont été envoyés de part et d’autre faire ou parfaire leur éducation chez le voisin. Une attention spéciale est due aux proscrits : ils prêtent souvent autant qu’ils empruntent aux hôtes qui les accueillent. Si leur exil dure longtemps, ils finissent presque par avoir deux patries, et souvent ils les interprètent l’une à l’autre. Voltaire, obligé de vivre à Londres quelques années, en rapporte, entre autre choses, l’incrédulité méthodique de Bolingbroke, la philosophie de Locke, les théories de Newton sur la gravitation, les drames de Shakespeare. Les protestants, réfugiés en Hollande, prêchent de là, par la bouche de Jurieu et de Bayle, la haine de la tyrannie et la tolérance religieuse. Mickiewicz, chassé de Pologne, révèle aux Parisiens les mérites de la poésie slave.
Ces procédés d’enquête (ai-je besoin de le dire ?) ne peuvent
D’abord, qu’on ne se figure pas posséder un renseignement d’une précision suffisante,
quand on a remarqué que tel auteur étranger fut en vogue à telle époque. Cette notion a
besoin d’être complétée. Comment a-t-on compris l’auteur en question ? Quelle image se
faisait-on de lui ? Il n’est pas de grand homme qui n’ait eu aux yeux des générations
successives plusieurs physionomies fort dissemblables, et par suite des influences très
différentes sur leur esprit. Homère, tel que Boileau, son admirateur, et Perrault, son
dénigreur, s’accordent à se le représenter, est une sorte de poète de cabinet, calculant
soigneusement ses effets et choisissant ses termes, un Virgile plus ancien, de qui l’on
a le droit de réclamer la soumission aux règles et aux bienséances. Avec André Chénier,
l’aveugle harmonieux devient un grand vieillard inspiré qu’on fête et révère comme un
demi-dieu. Avec Anatole FranceClio. Calmann Lévy,
éditeur, 1899.Poétique.
L’erreur porte parfois, non plus sur un individu, mais sur toute une civilisation. Il
n’est pas rare de constater de graves J’ai écrit ailleurs (eÉtudes sur la France
contemporaine, p. 69) ces lignes que je me permets de reproduire, parce
qu’elles achèvent ma pensée : « Les idées vont vite en notre siècle ; il leur
faut cependant un temps appréciable pour passer de leur pays natal dans les
autres. Ce passage est rapide parfois ; le Rhin se franchit assez promptement,
quand la traversée se fait de France en Allemagne ; mais, quand elle se fait en
sens contraire, le Rhin semble plus large que la Manche ou que l’Atlantique ;
l’histoire, sinon la géographie, veut qu’il en soit ainsi. Ce qui augmente en ce
cas la durée du trajet, c’est la répugnance dédaigneuse des Français pour un
langage qui choque leur oreille et leur amour de la clarté. Aussi, curieux effet
de cette lenteur dans la propagation des idées, la France, en 1870, aimait et
croyait encore vivante la grande Allemagne de Kant et de Gœthe. C’est ainsi que la
lumière, qui met des années et des années à nous arriver des étoiles lointaines,
nous en révèle l’histoire ancienne et peut même nous apporter des nouvelles de
mondes qui ne sont plus… »
Je suis heureux de pouvoir ajouter que la cause
de méprise, signalée ici, n’existe plus au même degré qu’en ce temps-là.
Remarque non moins importante : c’est peu de savoir qu’un livre a été traduit à telle
date, si l’on ne se demande comment il a été traduit. Peut-on supposer un instant que le
Shakespeare atténué, affadi, édulcoré par la sage traduction de Letourneur, ait eu la
même répercussion sur les âmes que le
Au cours de ces investigations, on aura peut-être quelques surprises. On s’apercevra de
temps en temps que tel ouvrage, ayant eu un médiocre succès dans sa patrie, a
brillamment réussi au dehors. Le cas s’est présenté pour la Semaine de
Guillaume du Bartas, qui fit surtout fortune en Allemagne, et pour les Contes fantastiques d’Hoffmann, qui furent mieux accueillis en deçà qu’au-delà
du Rhin. Cette adoption par une famille humaine
Des enfants qu’en son sein elle n’a point portés
est toujours fertile en enseignements. On verra aussi tout à coup quelque auteur,
ignoré ou dédaigné durant des siècles, obtenir une vogue éclatante. Shakespeare, avant
d’être déifié par Victor Hugo, dut attendre deux cents ans pour se trouver en harmonie
avec l’état d’esprit de la société française ; il eut peine encore sous la Restauration
à conquérir ses lettres de naturalisation ; en 1822, il fut dénoncé par un patriote du
parterre comme « aide de camp de Wellington » et ses drames furent taxés de
« monstruosités dégoûtantes ». Que d’efforts n’a-t-il pas fallu, depuis le jour où
Voltaire risquait dans Zaïre une pâle réminiscence de la jalousie
d’Othello, pour que le grand dramaturge anglais forçât les portes de nos théâtres !
Milton, le vieux puritain, avait fait antichambre presque aussi longtemps avant de
prendre rang parmi les poètes appréciés de ce côté-ci de la Manche. Gloires tardives et
posthumes dont la clarté a mis des centaines d’années à franchir quelques dizaines de
lieues !
Quand on a relevé les points de contact établis, soit par les hommes, soit par les
livres, entre une nation et celles qui l’environnent, on n’a rempli qu’une moitié de sa
tâche. On possède
Il faut les suivre en tout domaine ; tout peut subir et trahir une influence
étrangère ; le jour où à Paris l’on porta des cravates à la Walter Scott, la popularité
acquise en France par l’illustre romancier fut, par cet hommage qui n’avait rien de
littéraire, démontrée d’une façon incontestable. Une fois qu’on a fait le tour de toutes
les branches de l’activité sociale, on se rabat sur la langue d’abord. Les traces
d’exotisme qu’on y découvre indiquent en quels domaines s’est exercée l’influence qu’on
étudie. On peut, en classant les termes empruntés durant une époque par une nation à une
autre, reconstituer les différences et même les principales supériorités qui
distinguaient alors la civilisation de celle qui les a prêtés. Un simple coup d’œil sur
les mots et locutions importés d’Italie en France depuis le règne de Charles VIII
jusqu’à la mort de Mazarin prouve qu’en fait d’élégance mondaine, de stratégie, de
beaux-arts, de marine, de commerce, de littérature régulière et classique, les Italiens
de ce temps-là ont été des initiateurs pour leurs voisins. Du reste, on peut très
nettement saisir dans les variations de la langue la lutte de l’esprit national contre
la pression étrangère qui menace parfois de l’étouffer. Au e
Mais c’est dans la littérature que les courants venant du dehors ont les effets les
plus multiples et les combats les plus acharnés soit entre eux, soit avec celui qui
emporte le gros de la nation. Placée entre le nord et le midi de l’Europe, la France est
souvent le champ de bataille où se heurtent des forces issues des deux régions
opposées ; au e
Il faut donc plonger au cœur des écrits de tout genre, pour y saisir le genre étranger
qui a pu les vivifier ou les gâter ; après quoi, l’attention doit se porter sur les
formes dont les écrivains ont revêtu leurs sentiments et leurs pensées. Il est bien
certain que le drame libre, à la façon de Lope de Vega et de Shakespeare, a contribué à
briser le moule de notre tragédie classique. Il n’est pas douteux que l’Allemagne est en
grande partie responsable du jargon dont plus d’un parmi nos philosophes de ces trente
dernières années s’est complaisamment
Qu’il s’agisse d’ailleurs de l’une ou de l’autre, une grosse difficulté est de distinguer l’imitation de la simple inspiration. A côté de quelques écrivains qui ont la franchise d’avouer leurs maîtres et de reconnaître leurs dettes envers eux, combien n’y en a-t-il pas qui cachent leurs emprunts, même les plus innocents, comme si c’étaient autant de larcins ! Excès d’amour-propre et de prudence ! L’ignorance des langues étrangères, qui fut si longtemps l’apanage des Français, a eu du moins cet heureux résultat de les sauver le plus souvent du plagiat et même de l’imitation trop littérale. Victor Hugo fut lancé dans le roman historique par l’exemple de Walter Scott : il se proclama l’adorateur de Shakespeare ; il n’existe cependant entre son œuvre et celle des devanciers dont il suivit les pas qu’une ressemblance générale et lointaine. Musset fut appelé par quelques camarades malins « miss Byron ». Son dandysme, sa désinvolture moqueuse mêlée d’élans passionnés justifient ce surnom ; mais si l’on cherche des tirades ou des vers dérobés au poète anglais, on ne trouve à peu près rien. Je ne dis pas certes que tous nos écrivains aient le droit de répéter fièrement avec Musset :
Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.
Il n’est pas impossible de constater chez quelques-uns d’entre eux un excès de facilité
à s’assimiler la substance d’autrui. Alphonse Daudet, qui avait, quand il voulait, une
vision si originale des gens et des choses, les a vues parfois à travers les lunettes de
Dickens ; Alexandre Dumas père a dans le vaste fleuve de son imagination débordante
absorbé quelques petits ruisseaux ; André Chénier, qui fut un vrai poète, fut aussi par
endroits un arrangeur industrieux de centons antiques. Il faut discerner la façon dont
chaque auteur a su profiter des modèles qu’il a choisis ou rencontrés ; il y a cent
degrés dans cet art ; on ne saurait confondre le copiste qui abdique son indépendance,
Dans cette analyse des procédés d’imitationLes lois de l’imitation, 2e édition, p. 16. Alcan, Paris, 1895.
Ce qui peut en cas pareil consoler les plus désireux de voir leur patrie grande et forte, c’est que, si la France s’inspire parfois de ses voisins, ceux-ci le lui rendent avec usure.
Il semble que, dans les derniers siècles, les principaux peuples de l’Europe occidentale se soient partagé plus encore que disputé l’honneur d’exercer une sorte de suprématie intellectuelle. Italie, Espagne, France, Angleterre, Allemagne ont eu tour à tour leur âge d’or, leur grande époque ; comme les coureurs dont parle le poète, ces nations se sont passé de ’une à l’autre le flambeau de la vie. Chacune d’elles, dans ses instants de rayonnement plus intense, répand sur le monde des idées qu’elle a marquées de son empreinte ; chacune, dans ses intervalles d’obscurcissement relatif et de reploiement sur elle-même, repense, mûrit, amende, perfectionne ce qu’elle a reçu des quatre coins du globe.
Il y a ainsi un tel entrecroisement d’échanges intellectuels entre les peuples, qu’il
faut, pour chacun d’eux, dresser un compte en partie double avec tableau des sorties et
des entrées. De bons travauxHistoire des relations littéraires entre la
France et l’Allemagne. Fischbacher, Paris, 1897.eetunnel ou budget ont été portés par
elle en Angleterre avant d’en être rapportés avec un son et un sens nouveaux, de même
certaines doctrines parties de chez elle ont fait de si longs voyages et se sont si bien
transformées sur la route qu’à leur retour dans leur contrée d’origine elles ont paru
avoir la saveur de l’inconnu. Problème délicat que celui
§ 2. — Un peuple n’imite pas seulement les peuples étrangers ; il s’imite aussi lui-même ; il a beau parfois se piquer de rompre la tradition ; il autorise cette rupture même par des exemples traditionnels ; il cherche dans son passé des précédents aux innovations qu’il hasarde. Les romantiques, en se dégageant des entraves classiques, se recommandèrent des audaces de la Pléiade et même des demi-révoltes de Corneille contre le joug que la critique de son temps lui imposait au nom d’Aristote.
Cette imitation est aussi variée dans ses procédés que celle qui a pour objet les
autres nations. Elle est également contre-imitation, j’entends par là que de parti pris
les hommes d’une génération font ou disent souvent le contraire de ce qu’ont dit ou fait
ceux de la génération précédente ; j’ai déjà montré comment ce développement par
opposition est régulier dans la succession des écoles littéraires ; c’est pourquoi aussi
la période la plus périlleuse pour la renommée d’un grand
On ne peut donc bien connaître la littérature dans une époque donnée sans déterminer quelles sont les époques de son passé qui revivent alors d’une vie posthume, qui sont admirées ou détestées, en tout cas discutées et par cela même présentes aux souvenirs.
« Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es. » La préférence qui reporte une société vers tel ou tel moment de son existence antérieure est révélatrice de son goût dominant. Si vous voyez la critique se prosterner devant Bossuet et traîner Voltaire dans la boue, grand symptôme de réaction cléricale. Suivant que le dix-septième ou le dix-huitième siècle est le plus estimé, vous pouvez conclure que l’esprit conservateur a le dessus ou le dessous. La nature d’un groupe, quel qu’il soit, se reflète dans le choix qu’il fait parmi ses ancêtres. Les romantiques, au début de leur lutte contre la tradition classique, appellent à la rescousse le moyen âge ; ils le réhabilitent, l’idéalisent, le proclament poétique, et leur révolution littéraire est ainsi aidée par la restauration monarchique et chrétienne, qui trouve son compte à cette renaissance de la vieille France.
Mais ces admirations rétrospectives, ces regains de sympathie pour un âge défunt ne
servent pas seulement à trahir l’arrière-pensée de ceux qui les favorisent. Les auteurs
qu’on exhume deviennent des êtres agissants. Ce sont des morts-vivants qui se mêlent aux
combats du jour. La légende raconte que le cadavre du Cid, marchant en cuirasse et à
cheval au milieu de ses vieux compagnons d’armes, remportait encore des victoires. De
même ces revenants jouent leur rôle dans la bataille. Ils modifient la langue et la
littérature. Tantôt, grâce à eux, des mots si vieux, si vieux qu’ils en sont redevenus
jeunes, reprennent une vigueur imprévue ; au commencement de notre siècle, le français
d’Amyot reparaît dans certaines pages de Paul-Louis Courier, surtout dans sa traduction
d’Hérodote. Tantôt les sujets traités par les écrivains sont profondément renouvelés. A
la même époque, sur les planches, seigneurs et « escholiers » jurent par leur bonne
lame de Tolède, et pourpoints, brassards, pertuisanes reluisent aux feux de la e
Ces regards en arrière ont la vertu magique de remettre en lumière des formes, des
idées, des œuvres oubliées, et quelque écrivain de jadis, sorti tout à coup de la nuit
du passé, se trouve avoir sa place et son influence parmi les fils d’un autre siècle.
Dans le nôtre surtout, une foule d’auteurs gardent la trace de ce commerce avec les
maîtres qu’ils se sont donnés. Cousin, l’amoureux de Mme de
Longueville, a travaillé et réussi parfois à écrire comme les contemporains de son
héroïne. Villon, Marivaux ont eu leurs suivants qui se sont modelés sur leurs chefs de
file. On pourrait citer des sous-Voltaire et des diminutifs de Chateaubriand. Il est né
jusqu’à des poèmes en vers assonancés à la mode de nos chansons de geste. Il semble que
la France, dans une grande débauche historique, se soit complu à passer en revue ses
traditions les plus différentes et à revivre toute son existence en quelques années.
Jamais, en tout cas, elle n’a eu littérature plus composite ; jamais il n’a été si
nécessaire de démêler les influences innombrables qui, de tous les points du globe et du
passé ont agi sur son évolution.
Au milieu de cette masse énorme d’imitations, il n’en faut pas oublier une espèce
particulière qui est de toute époque ; je veux parler de l’action que des écrivains
contemporains et courant la même carrière exercent l’un sur l’autre. On voit, à certains
moments, un auteur s’engager dans une voie nouvelle, parce qu’un autre vient d’y
réussir. Un esprit dévie de sa direction première, comme une aiguille aimantée, par le
voisinage Francillon, a repris un thème esquissé par
des confrères moins heureux. Mais qu’elle aille du petit au grand, ou, ce qui est le cas
le plus ordinaire, du grand au petit, cette assimilation entre gens qui se coudoient et
visent au même but se produit régulièrement et elle contribue à donner un air de famille
aux écrivains d’une même époque. Il faut suivre avec un soin extrême l’ordre des dates,
si l’on veut rendre à César ce qui appartient à César. On ajoutera ainsi un curieux et
dernier chapitre à cette longue étude des échanges et des contagions qui ont lieu
d’intelligence à intelligence.
§ I. — Supposons que nous soyons arrivés au terme d’une longue et multiple enquête à laquelle nous aurions soumis, sinon toutes les œuvres littéraires d’une époque, du moins la grande majorité d’entre elles ; que nous ayons relevé leurs principaux caractères et les rapports de tout genre qui existent entre ces expressions de l’esprit national et ce qui de loin ou de près entre en contact avec elles ; que nous ayons enfin réuni, en un tableau soigneusement dressé, les résultats obtenus. J’ose dire qu’au premier coup d’œil se présenteront à nous certains caractères communs à plusieurs de ces œuvres ; nous en remarquerons qui sont universels, d’autres généraux seulement, d’autres particuliers à quelques personnes, d’autres purement individuels. Une classification s’opérera, pour ainsi dire, d’elle-même. Elle aboutira à la distinction de divers groupes formés d’après la ressemblance de leurs éléments composants.
Pour opérer ce triage, il suffit de reprendre une à une les questions que nous nous
sommes posées pour faire l’analyse d’une œuvre isolée
Quand on a devant soi un bon nombre de ces chapelets, on peut essayer de déterminer la formule générale de l’époque qu’on étudie.
Pour être complète, elle sera complexe
D’une part, à côté des hommes qui représentent le goût moyen du moment, on est sûr de
rencontrer des attardés et des précurseurs. Les uns
gardent fidèlement les traditions et les habitudes de l’époque précédente ; les autres
préparent les idées et les formes de l’époque suivante ; et comme l’art d’une nation
oscille toujours entre deux pôles, idéalisme et réalisme, analyse et synthèse,
pessimisme et optimisme, etc., comme sa pensée se développe par actions et réactions, il
arrive souvent que les attardés sont en même temps des précurseurs partiels, qu’en
demeurant attachés aux conceptions d’hier ou d’avant-hier ils annoncent déjà celles de
demain ou d’après-demain.
D’autre part, de même que dans la marche d’un fleuve, à côté du grand courant qui
entraîne la masse clés eaux vers la mer, il se produit sur les bords ou dans les
profondeurs des remous et des contre-courants, de même dans l’évolution d’une société, à
côté de la tendance maîtresse qui est suivie par le gros des esprits, il existe aussi
des tendances secondaires qui la contrarient et la limitent sans pouvoir l’arrêter. Mais
la puissance relative de ces forces ne demeure pas la même ; celles-ci croissent,
celles-là, décroissent et un jour vient
Pour saisir le jeu de ces mouvements qui se mêlent et s’entrecroisent, on est souvent obligé de sortir de l’époque qu’on étudie, de regarder ce qui l’a précédée et ce qui l’a suivie. La courbe d’un mouvement est plus facile à calculer, quand le regard peut l’embrasser sur une plus longue étendue. On est donc amené à replacer l’époque dont on s’occupe dans l’ensemble de l’évolution littéraire de la nation ; à comprendre qu’elle est elle-même, à certains points de vue, partie intégrante de périodes plus vastes ; qu’elle est seulement une phase dans la transformation incessante des êtres.
Je ne me dissimule pas que l’opération réclamée ici de l’historien est difficile et délicate ; que la théorie peut en paraître vague et obscure.. Un essai d’application est sans doute le meilleur moyen de donner un corps à ces abstractions.
Essayons donc de trouver la formule de l’époque qui va de 1661 à 1685 environ, c’est-à-dire de relever dans les œuvres du temps les caractères qui s’y retrouvent soit toujours, soit le plus souvent, et de marquer, chemin faisant, lesquels sont en voie de se renforcer, lesquels sont en train de s’affaiblir. Il est entendu que nous supposons accompli le long travail préliminaire dont nous ne donnons que les conclusions.
La littérature d’alors nous apparaît d’abord comme une conciliation du
génie antique et du génie français. Un équilibre s’établit entre la libre
imitation des Grecs et des Latins et l’observation du monde environnant. L’élément
ancien et l’élément moderne se fondent en un tout harmonieux.
La tragédie emprunte aux anciens les sujets qu’elle traite, les personnages qu’elle met
en scène, la structure même qu’elle affecte ; mais elle coule dans le moule d’autrefois
des idées, des sentiments, des façons d’agir et de parler qui appartiennent au
e
Je suis chose légère et vole à tous les vents,
il se souvient de Platon qu’il adore. Un aveu qu’il laisse échapper donne l’idée de son
respect pour les maîtres de jadis. Il répèteFables.« C’est assez que Quintilien
l’ait dit. »
Il écrit encoreÉpitre à
Monseigneur l’Evêque de Soissons.
Térence est dans mes mains, je m’instruis dans Horace ; Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Mais il dit également :
Mon imitation n’est pas un esclavage.
Comme ses contemporains, il se soumet sans peine aux règles venues de l’antiquité ;
seulement sa soumission est spontanée et il n’oublie pas plus que Molière ou Racine que
« la grande règle de toutes les règles est de plaireLa
critique de l’École des femmes. Voir encore la préface de Bérénice.
Boileau, qui pour siffler Chapelain et Cotin ne prend conseil que de lui-même, invoque
et traduit sans cesse Aristote et Horace quand il compose son Art
poétique. Il a beau fulminer contre Ronsard ; il conserve la moitié de l’idéal de
la Renaissance ; il érige en principe l’imitation des auteurs de la Grèce et de Rome ;
il maintient les genres littéraires créés par eux ; il prescrit l’emploi de la
mythologie ; il en fait une condition vitale du poème épique ; il invite les faiseurs
d’odes à prendre Pindare pour modèle et il abritera sous l’autorité du poète thébain les
hardiesses prudentes (oh combien prudentes !) qu’il se permettra, quand il voudra
célébrer les hauts faits de « Louis » assistant à la prise de Namur. Bossuet sème ses
discours chrétiens
C’est un caractère à peu près universel pour la littérature du temps d’être nourrie du suc de la littérature antique, sans en être étouffée ni alourdie. Dans le même ordre d’idées, voici un autre caractère qui n’est que général.
Les écrivains qui admirent si vivement les anciens dédaignent les modernes, crient
arrière à l’Espagne et à l’Italie, ignorent l’Angleterre et l’Allemagne, effacent d’un
trait de plume le moyen âge et même le e
Enfin Malherbe vint…
On croirait vraiment que Malherbe a créé de toutes pièces la littérature française.
La plupart des Français de ce temps-là, avec un orgueil que justifie en partie la
docile admiration des autres peuples, sont convaincus qu’avec eux commence une ère de
grandeur et de perfection. Ils proclament hardiment la supériorité de leur goût comme
Louis XIV la suprématie de la France. Les anciens mis à part, ils n’entendent relever
que d’eux-mêmes. Loin d’imiter les étrangers, ils se flattent de leur servir de modèles.
Bref, l’époque est française, très française ; ses grands hommes sont pour la plupart du
cœur de la France, de Paris, de la Champagne, du bassin de la Seine et de la Marne ; on
imprime même alors un caractère national aux choses qui paraissent le comporter le
moins. L’église catholique, bien qu’elle soit universelle par définition et tienne par
conséquent à honneur de Considérations sur
l’histoire de France, chapitre I.
Il y a sans doute quelques exceptions à ce dédain des écrivains du temps, soit pour la littérature des pays voisins, soit pour celle de la vieille France. Il suffit de citer Molière, La Fontaine, Corneille. C’est qu’ils appartiennent à la génération antérieure et forment un groupe à part. Mais les vrais contemporains du roi Louis XIV sont si exclusivement partagés entre l’admiration d’eux-mêmes et celle des Grecs et des Romains que la grande controverse littéraire du temps sera la querelle des anciens et des modernes. Rien de plus logique ; rien qui montre mieux le caractère double et en quelque sorte hybride de l’époque.
Or en quel sens se fait ici le mouvement ? Il est visible que la France, qui chasse les
protestants, qui combat l’Europe coalisée, resserre ainsi son unité et cherche à se
soustraire de plus en plus à l’influence du dehors, mais qu’elle va la ressentir par
l’intermédiaire même de ces Français qu’elle a violemment déracinés. Il est visible
d’autre part que les grands écrivains du e
L’époque se rattache ainsi à la grande période classique qui commence à la Renaissance
et va jusqu’au romantisme, période où l’imitation des Grecs et des Romains est un des
traits essentiels de la littérature française, comme l’étude du grec et du latin est le
fond de l’enseignement donné aux enfants de la noblesse et de la bourgeoisie riche. Dans
cette période elle représente le moment où la France, qui a mis un siècle entier à
digérer toute la nourriture intellectuelle qu’elle avait dévorée avec avidité depuis la
Renaissance, achève ce travail d’assimilation, et, ayant éliminé l’excès de substance
venu de l’étranger
Un second caractère saillant de la littérature du temps est son respect
pour le principe d’autorité, et cela en tout domaine.
En politique, elle est soumise aux puissances établies ; elle est profondément monarchique ; je ne vois aucun écrivain qui se dérobe au prestige du roi-soleil, qui ne lui paie un jour ou l’autre son tribut d’adulation et d’idolâtrie. Il est oiseux, je pense, d’en accumuler les preuves. C’est le triomphe de la monarchie absolue, le terme de la poussée plus que séculaire qui a détruit peu à peu les privilèges des nobles et les libertés des bourgeois au profit de la royauté.
En matière religieuse, la littérature est soumise à l’Eglise catholique. Soumission
moins parfaite. Il y a des groupes dissidents : protestants, jansénistes, israélites,
quelques esprits forts. Mais on les exile, on les écrase, on les fait taire. Il y a bien
aussi des débats sur les pouvoirs respectifs du pape et du roi, et c’est le roi qui
l’emporte. Mais, ces réserves faites, tout s’incline devant l’Eglise. La philosophie se
plie aux exigences du dogme, ce qui ne l’empêche pas d’être traitée en suspecte ; la
doctrine de Descartes est proscrite de l’Université, les écrits de Spinoza sont
interdits en France. Bossuet est chargé d’élever le futur souverain de la France et il
s’érige en exécuteur des hautes œuvres ecclésiastiques sur la mémoire de l’auteur de Tartufe. Racine est sur le point de se faire chartreux, de même que La
Vallière est devenue sœur Louise de la Miséricorde. La Fontaine, après s’être tant moqué
des nonnes et des ermites, s’apprête à expier ses Contes et ses autres
pochés en faisant une paraphrase des psaumes. La Rochefoucauld, qui n’a pas été un
modèle d’orthodoxie, finit décemment entre les bras de l’évêque de Meaux. Molière, le
moins religieux des écrivains d’alors, a soin, quand il attaque les faux dévots, de
mettre dans la bouche d’un de ses personnages l’éloge de la piété sincère.
Saint-Evremond, l’épicurien, végète exilé en Angleterre. L’époque se termine par la
révocation de l’édit de Nantes, victoire éclatante de la grande Restauration catholique
commencée dans le dernier tiers du e
Art poétique
est un code et presque un code pénal. Il formule des dogmes aussi impératifs que ceux du
catéchisme ; il dit avec la même assurance : Hors de là, point de salut ! Huet, évêque
d’Avranches, écrit sur le roman une lettre-préface, et c’est pour imposer des règles au
roman.
Les hommes de ce temps-là essaient de donner aux formes du moment une éternelle fixité.
Ils croient être arrivés à quelque chose de parfait et partant d’immuable. La monarchie
absolue, incarnée dans le grand roi, leur paraît le but grandiose vers lequel la France
n’a cessé de s’acheminer depuis Clovis ; et maintenant qu’elle y est arrivée, elle n’a
plus qu’à s’y arrêter pour toujours. Le triomphe du catholicisme est pour Bossuet le
couronnement de l’histoire universelle, et tous les événements depuis le commencement du
monde n’ont eu d’autre raison d’être que de le préparer ; il admet implicitement que
tout ce qui change est par là même inférieur, et de là son grand argument contre les
Églises protestantes. Leur doctrine a varié, donc elle est fausse. De là aussi le manque
de sens historique chez les très médiocres historiens qui travaillent à conter
élégamment des faits qu’ils ne comprennent pas. De là cette naïve persévérance que
l’Académie apporte dans cette tâche impossible : fixer la langue. Bref un effort pour
conserver tel quel ce qui existe, une halte de la société et de la pensée dans une
immobilité sereine qui permet aux écrivains de songer presque uniquement à plaire et de
soigner leur style avec amour, voilà le bilan de ces trente-cinq années J’appliquerais volontiers à cette époque ces vers de Fernand
Gregh :Revue de Paris, 15 janvier
1900).
Cependant sous cette immobilité voulue, sous ce règne paisible de l’ordre et de la
discipline, contre lesquels Molière et La Fontaine sont à peu près les seuls à regimber
parfois, le mouvement de la vie continue quand même ; la monarchie de droit divin est à
son apogée ; mais l’apogée est toujours voisin
Ce qui s’observe ensuite dans la littérature du temps, c’est un caractère aristocratique et mondain. Il s’y présente sous mille
apparences diverses qu’il faut rappeler.
Il est sensible dans la conception de l’univers que se font les contemporains de Louis XIV ou, ce qui revient au même, dans la philosophie qui domine parmi eux et qui est celle de Descartes. Le philosophe mort est à la fois suspect et triomphant, ce qui n’est point contradictoire. Bossuet ne le nomme pas, mais il le commente et reproduit celles de ses opinions qui ne sont pas opposées au dogme.
Or, la conception de Descartes est dualiste et mécaniste. D’une part, très chrétiennement, il distingue de façon radicale la
substance pensante et la substance étendue, l’esprit et la matière. Mais à l’une
appartient toute la dignité, la réalité vraie et certaine ; c’est la première. Descartes
n’est, pas sûr que la nature existe ; il se défie là-dessus du témoignage de ses sens ;
il a besoin de se prouver à lui-même que le monde — tel qu’il le voit, tel qu’il le
touche — n’est pas une illusion, et c’est par un long raisonnement qu’il arrive à
établir que la terre, les arbres, les autres hommes sont bien des êtres réels. Ainsi ce
douteur, qui se défie de ses sens, a une foi inébranlable dans sa raison, dans sa
logique, dans les déductions de son intelligence. Il est sur ce point profondément
idéaliste.
Conformément à cette tournure d’esprit, il définit l’homme un être qui pense —
c’est-à-dire qu’il sacrifie en lui le corps à l’âme, et, disons plus, à une âme
incomplète, mutilée. Il n’attache en effet d’importance qu’à la pensée ; il laisse
presque tout à fait à l’écart la sensibilité et il la traite assez mal : les sens nous
trompent ; l’imagination est, comme dit Pascal, une maîtresse d’erreur et de fausseté ;
les passions sont des guides déplorables qui nous détournent de la vertu et de la
vérité, etc.
De la sorte Descartes creuse un abîme entre l’homme, être pensant, et
le reste de l’univers, être étendu. Et comme les animaux, placés entre
les deux extrêmes, l’embarrassent fort, il leur ôte l’intelligence et même la
sensibilité ; il ne veut pas qu’ils aient une âme, fût-ce un embryon d’âme ; il les
assimile à des horloges ; il en fait de purs automates qui n’ont que l’apparence de la
vie. Le Père Malebranche, disciple logique de Descartes, recevait à coups de pied sa
chienne qui venait le caresser et, comme on le lui reprochait : « Et quoi !
s’écriait-il, vous croyez que cela sent, que cela souffre ! »
D’autre part, le monde est pour Descartes une machine admirable, un assemblage merveilleux de rouages et de ressorts, une combinaison savante de mouvements aussi compliqués que réguliers. Dieu est surtout pour lui un mécanicien, un horloger, qui a calculé et réglé pour toujours la rotation des astres dans leur orbite, qui a organisé suivant les lois de la géométrie la transmission de la lumière et du son à travers l’espace, qui veille à ce que cette harmonie, cet ordre ne soient pas dérangés. Conception de l’univers qui est au moins aussi incomplète que sa conception de l’homme ! Descartes ne considère pas la nature comme un ensemble vivant, dont toutes les parties fermentent et agissent incessamment les unes sur les autres ; la nature est à ses yeux quelque chose d’inerte et d’inanimé. Et en même temps il ne considère pas dans tout ce qui nous environne ce qui s’y trouve d’éternellement changeant ; il se plaît au contraire à y rechercher ce qu’il y a d’immuable dans les lois qui régissent les rapports des différents êtres entre eux.
Ces principes ne comprennent pas toute la philosophie de Descartes ; mais ils résument
ce qui en est le plus apparent, ce qui frappe le plus la génération de Louis XIV. Tous
les écrivains s’en inspirent, sauf trois ou quatre exceptions. Mme de Sévigné, La Fontaine s’obstinent à défendre les bêtes ; ils sont Femmes savantes n’est pas seulement une attaque contre les survivantes de la
société précieuse ; elle est encore une charge à fond contre les théories du philosophe
qui fut leur contemporain et leur inspirateur. Ainsi protestent quelques indépendants
(toujours les mêmes) ; mais le reste des écrivains du temps acceptent et reflètent la
philosophie régnante. Il est aisé de trouver dans leurs théories et leurs œuvresEsthétique de Descartes, par
M. Emile Krantz, Paris, 1882, Germer-Baillère.
Pour le moment, suivons-y la veine aristocratique. Les mots de la langue et les genres
littéraires sont divisés en nobles et en roturiers, de même que l’homme est coupé en
deux parties, l’une toute animale et l’autre presque divine, de même que la France est
séparée en ordres et en castes. La tragédie est une grande dame, qui n’admet chez elle
que des personnes de choix, un ton et des manières raffinés. La comédie, qui est simple
bourgeoise et même un peu peuple, se permet un certain laisser-aller ; mais elle est
blâmée, quand elle s’abaisse à la farce, et invitée à se hausser à des sujets plus
relevés. Elle-même vante à chaque instant le bon goût de la cour. Quand vient à mourir
un prince, une princesse, un homme de haut parage, on tapisse une église de tentures
superbes ; on dresse au milieu de la nef un catafalque qui cache l’autel ; on expose des
tableaux qui racontent les hauts faits du personnage et de sa famille ; on construit des
estrades où s’entassent marquises, duchesses et grands seigneurs ; on fait en un mot de
la cérémonie funéraire une pompe théâtrale capable d’effacer les plus belles décorations
des ballets royaux. Puis un évêque monte en chaire, et dans un discours d’apparat
célèbre les vertus du mort, qui fut souvent un piètre sire, exalte l’esprit de la
princesse défunte, qui fut peut-être un modèle d’insignifiance, et ne manque pas de
placer
La littérature est mondaine aussi, ce qui est une autre façon d’être
aristocratique« Tirez-moi
ces magots ! »
Molière esquisse en passant quelques pauvres paysans qui
jargonnent leur patois en se laissant battre et berner par don Juan. La Fontaine, à peu
près seul, dans quelques-unes de ses fablesLe Meunier,
son fils et l’âne, le Bûcheron et la Mort, etc.« le moi est haïssable »
. D’autre part, la tendresse des
parents pour les enfants ne peut se montrer en public, surtout s’ils sont Andromaque de Racine, le petit Astyanax, autour duquel pivote toute l’action,
n’apparaît pas un seul instant. Autre lacune, si visible, qu’il suffit de la mentionner.
On n’ignore pas seulement la nature, on la redoute. Un courtisan ne rêve pas de
châtiment plus pénible que d’être relégué dans ses terres en tête à tête avec des
arbres, des vaches et des villageois. Molière, faisant jouer une pastorale, indique
ainsi l’endroit où se passe la scène : « Un lieu champêtre, mais
agréable. » Ce mais en dit plus qu’il n’est gros. Mme Deshoulières nous parle des bords fleuris qu’arrose la Seine et des moutons
qu’on y mène. Seulement c’est une allégorie pour demander au roi une pension en faveur
de ses enfants. Nous voilà bien loin des bergeries ; nous sommes ramenés à la cour au
moment où nous y pensions le moins. Bossuet ne daigne pas jeter un coup d’œil sur le
parterre de son évêché, au désespoir de son jardinier qui voudrait qu’on y plantât, en
place de fleurs, des livres de théologie ; ils auraient au moins chance d’attirer
l’attention du maître. La campagne représente aux yeux des hommes de ce temps quelque
chose d’inélégant, qui sent le fumier, qui est semé de bêtes malpropres et d’êtres
humains assez semblables à ces bêtes. Il n’y a guère que ce rêveur de La Fontaine, cet
ancien maître des eaux et forêts, qui sache apprécier et ose nommer veau, vache, cochon,
couvée, qui plaigne d’un cœur fraternel l’arbre dépouillé de ses rameaux par
l’ingratitude de l’homme, qui aime jusqu’à la solitude et lui trouve une douceur
secrète. Mais on sait que le bonhomme passait pour être un peu bizarre et que la fable
n’eut pas l’honneur de figurer dans l’Art poétique.
A cet égard, l’époque fait partie, mais n’est pas encore le point culminant, d’une
période où la société polie est le centre lumineux que reflète avec prédilection la
littérature ; la politesse se raffinera et surtout s’étendra dans les époques suivantes.
En revanche, la bourgeoisie monte (Saint-Simon n’accusera-t-il pas Louis XIV de n’avoir
choisi que des ministres bourgeois ?) et, en même temps que grandissent la fortune et le
savoir du Tiers-Etat, la littérature tend aussi à s’embourgeoiser. Ce n’est pas tout : à
mesure que la hiérarchie des castes perd de sa rigueur, la philosophie commence, elle
aussi, à rapprocher dans l’homme
Un quatrième caractère se découvre bientôt. La littérature de l’époque est psychologique, abstraite, jalouse de satisfaire la raison.
Faut-il rappeler que la philosophie du temps s’occupe surtout de l’âme, abstrait de la complexe réalité la pensée pure, se fie en aveugle à la puissance du raisonnement, use de la méthode mathématique ? La prédominance de la raison ne se montre pas moins dans les œuvres purement littéraires. L’imagination, à laquelle l’époque précédente avait laissé libre carrière, est tenue sévèrement en bride. Dans la poésie même on estime peu la verve inventive et la fantaisie capricieuse. Boileau adresse aux poètes ce conseil :
Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
Lui-même n’applique que trop rigoureusement ce précepte. Il roule sur la pente qui mène
A proser de la rime et rimer de la prose Vers de Régnier, satire IX. .
Le bon sens est sa Muse, et s’il lui inspire des ouvrages bien ordonnés, des vers
solides et pleins qui deviennent facilement proverbiaux, il ne peut, hélas ! sec et
terre à terre comme il est, lui donner les images brillantes, le vol audacieux, la
fougue emportée. L’ode se transforme en un effort de lyrisme factice, où l’émotion vraie
est remplacée par « un beau désordre » qui n’est le plus souvent qu’« un effet de
l’art ». L’épopée se construit d’après une recette qui dose savamment les descriptions
et le merveilleux, et le législateur du Parnasse réduit Vénus et Neptune à l’état de
froides abstractions. Les critiques, ses émules, dressent la liste des « machines
poétiques », dont l’emploi est dûment autorisé. S’il existe encore des poètes plus
hardis, plus aventureux, ils ne sont appréciés qu’à demi. La touche large, le style
métaphorique, l’allure franche de Molière
Pendant que la poésie s’amincit et se décolore à force de s’adresser à l’intelligence
pure, la prose a toutes les qualités de beauté calme et méthodique que préfère le goût
régnant. Chaque auteur fait effort pour suivre un plan savamment ordonné, pour
construire un tout bien proportionné, pour conduire la pensée par une série de
propositions qui s’enchaînent et s’opposent l’une à l’autre. Boileau déclare que les
transitions sont ce qu’il y a de plus difficile dans l’art d’écrire. Quantité de vérités
générales sont exprimées avec bonheur ; le style prend volontiers un air sentencieux,
et, à mesure qu’on avance dans le siècle, il se débarrasse des plis de la grande période
oratoire, s’applique à condenser plus de choses en moins de mots, vise aux formules
courtes et brillantes où la raison aiguisée reluit comme un diamant taillé à facettes.
Cette tendance est déjà visible en La Rochefoucauld. Elle ira croissant. La prose
deviendra peu à peu tendue et subtile, et, dès le début de l’époque suivante, La Bruyère
pourra écrire : « On a mis dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont
il est capable ; cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. »
Cette même tendance de la littérature à devenir de plus en plus raisonnable et
raisonneuse se montre sous une autre forme au théâtre. On peut la reconnaître dans tous
ces personnages qui débrouillent et expliquent leurs sentiments avec une logique et une
clarté parfaites, comme s’ils étaient des psychologues de profession. Molière y cède,
lorsque dans la plupart de ses pièces il introduit un représentant du bon sens, un
raisonneur, qui porte des noms variés, mais qui toujours est chargé de rappeler au
sentiment de la juste mesure ceux qui s’en écartent dans un sens ou dans l’autre.
Molière y obéit encore, quand il s’efforce de tracer, non plus des portraits, mais des
caractères, des types, quand il prétend peindre « l’avare » ou « le misanthrope ». Les
écrivains dramatiques du temps semblent convaincus que l’homme est le même dans tous les
siècles et sous
Cette conception est plus visible encore, si l’on quitte Molière pour Racine. Son système théâtral est une abstraction hardie qui supprime résolument une moitié de l’homme et de la vie. Rien qui fasse songer que les choses ont une double face, triste et gaie, tragique et comique. Rien qui fasse supposer que nous dépendons tous plus ou moins du milieu qui nous enveloppe. A quoi bon parler aux sens ? L’action semble se passer n’importe où, n’importe quand, entre des âmes qui n’ont des corps que par une vieille habitude ; le décor est réduit au minimum ; la mise en scène est simplifiée à l’extrême ; l’extérieur des personnages n’est pas ce qui doit intéresser, leur vie interne a seule droit à l’attention ; et encore dans la peinture de leurs pensées et de leurs sentiments ne veut-on exprimer par des formules définitives que l’essence de la nature humaine.
Des philosophes ont pu, de nos jours, écrire des volumes sur la psychologie dans
l’œuvre de Racine. Et son cas n’est point exceptionnel. Les écrivains psychologues
abondent autour de lui. A côté des auteurs dramatiques qui font jouer devant le public
le mécanisme secret des passions, il est des analystes qui préfèrent le démonter. Parmi
eux, ceux-ci sont des moralistes moralisants, comme Nicole ; ceux-là se contentent de
représenter les mœurs comme ils les voient, sans prétention à les corriger, tel La
Rochefoucauld, qui concentre dans son petit livre des Maximes
l’amertume et le désenchantement de son âme. Mais tous, en s’inspirant du monde
environnant, s’efforcent de s’élever au-dessus ; ils ne se bornent pas à constater des
faits particuliers ; ils veulent arriver à « des vérités qui soient vraies demain comme
elles l’étaient hier.
Une dernière preuve de ce dédain pour ce qui est purement individuel, c’est la façon dont on conçoit alors l’histoire. Que rencontrons-nous en ce genre ? Ou bien de vastes généralisations comme celle qu’a essayée Bossuet, une vue à vol d’oiseau, à vol d’aigle, si l’on veut, des grandes révolutions qui se sont succédé dans le monde, rapide coup. d’œil sur la série des siècles dans lequel les hommes et les faits particuliers s’effacent et disparaissent. Ou bien, chez les historiens secondaires, une impuissance remarquable à noter les différences qui ont pu exister entre les époques lointaines et celle où ils vivent. Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief.
Cette prédominance de la raison, ce goût de l’abstraction ne sont pas alors près de
disparaître. Ils dureront jusqu’au moment où le e
Certes, je ne prétends pas que les quatre caractères, dont je viens de montrer la
coexistence, suffisent à exprimer dans sa complexité la littérature de l’époque choisie
comme champ d’études. Il est trop évident que la synthèse, dans laquelle nous avons
condensé les résultats de notre analyse est incomplète. Mais, telle qu’elle est, elle
nous fournit déjà un ensemble de traits qui distinguent nettement l’époque littéraire
dont il s’agit de celles qui l’avoisinent. Les exceptions que me de
Sévigné ; tout soumis et pacifiés qu’ils sont avec la France entière, ils ont par
moments une indépendance de pensée, une liberté de ton et d’allure, une verdeur de
langage, voire une veine de gaillardise qui rappellent que leur jeunesse s’est écoulée
dans une société moins régulière. De plus, ils se ressentent pour la plupart de
l’engouement dont l’Espagne et l’Italie furent l’objet et ils ont des ressouvenirs de
l’ancienne France.
Le passé de la veille se survit encore dans les débris de l’école précieuse, dans les réputations éclipsées qui peuplent l’Académie et jalousent les gloires les plus éclatantes ; et, frappant exemple de la façon dont l’avenir se relie au passé par-dessus le présent, ces groupes secondaires, comme des chaînons vivants, rattachent la fin du siècle à son commencement. Parmi ceux qui sont jeunes, vers 1685, beaucoup rejoignent par la sympathie ceux qui l’étaient vers 1650. Fontenelle continue, en le transformant, le genre précieux et galant prolongé par Benserade. Les sceptiques et les épicuriens de la société du Temple recueillent la tradition de Saint-Evremond et de Ninon de Lenclos, qui s’obstinent à vivre assez longtemps pour se voir refleurir en eux. Ainsi des tendances, qui sont en sous-ordre dans cette première moitié du règne de Louis XIV, s’apprêtent à reconquérir, après cette trentaine d’années, l’importance qu’elles ont eue auparavant. La couleur dominante s’atténue peu à peu et, par une série d’insensibles transitions, il se trouve, au bout de quelque temps, que telle nuance effacée a pris la place et l’éclat de celle qui éblouissait les regards.
§ 2. ― Je ne pousse pas plus loin cet aperçu, destiné simplement
Seulement autre chose est la méthode qui convient à la recherche des faits, autre chose la méthode qui doit présider à leur exposition. On ne saurait ici codifier des prescriptions précises, indiquer un ordre qui s’impose. C’est à l’art de l’historien (et l’art comme le style est éminemment personnel) de savoir faire jaillir des documents entassés la lumière et la flamme ou, si l’on veut, de transmuer la vérité en beauté.
A peine oserai-je proposer quelques conseils à quiconque veut ressusciter une époque littéraire. On peut commencer par passer rapidement en revue tout ce qui environne la littérature, les milieux divers où elle se développe, les influences qui agissent sur elle du fond des pays étrangers ou des siècles passés, la condition faite alors aux écrivains. L’exposé des principaux caractères qui distinguent l’époque peut trouver sa place après ce travail préliminaire : théories régnantes, usages ou règles acceptés, conceptions du monde couramment admises, transformations subies par la langue, qui est l’instrument commun à tous ceux qui parlent ou écrivent, peuvent terminer cette partie générale.
Pour le reste, faut-il classer les auteurs par groupes ou les œuvres par genres ? Cela
dépend. Il y a des époques qui ont respecté avec un scrupule superstitieux ces cadres
qu’on appelle des genres littéraires. Au temps de Boileau, par exemple, il est admis que
l’élégie, l’ode, la comédie, la tragédie ont chacune leur existence individuelle et
leurs règles spéciales. Reproduire cette division traditionnelle peut être en pareille
occurrence une façon de mieux faire saisir l’esprit du moment. Mais, en ce cas même, il
semble que l’historien doive dans chaque époque, jeter en avant les genres qui ont alors
le mieux réussi. C’est
Mais il y a aussi des moments où la distinction des genres est presque entièrement
abolie. Notre siècle a mêlé le tragique et le comique ; il en est arrivé à des œuvres
théâtrales qui, né sachant, comment se définir, se sont vaguement intitulées pièces. Les poètes ont sauté par-dessus les barrières qu’avaient élevées
les critiques d’autrefois. On sait l’effarement de l’éditeur auquel Lamartine apportait
ses Méditations. Etaient-ce des élégies ? des odes ? des dithyrambes ?
Impossible de les classer dans l’un ou l’autre des compartiments ordinaires ! Le pauvre
homme en était tout désorienté. S’il avait vécu jusqu’à nos jours, il aurait eu bien
d’autres sujets de surprise. Qu’aurait-il dit devant certaines œuvres dont on ne saurait
dire si elles sont en vers ou en prose, lyriques ou épiques ou dramatiques ? Dans ces
époques de confusion voulue, il peut être avantageux de classer les auteurs par écoles,
de grouper les ouvrages que rapprochent des affinités profondes et non point seulement
des ressemblances superficielles.
Quel que soit d’ailleurs l’ordre qu’on préfère, il faut réserver une place d’honneur
aux grands hommes et aux chefs-d’œuvre qui représentent sans doute leur époque, mais la
dépassent et l’entraînent à leur suite, qui sont la brillante expression de l’esprit de
leur temps, mais en même temps de puissants agents d’innovation. Il faut, à côté d’eux,
placer les hommes et les ouvrages secondaires, qui a défaut d’autre mérite servent du
moins
Mais encore une fois, le tableau d’une époque peut être présenté de mille façons diverses et je me reprocherais la seule apparence de vouloir enfermer en un plan uniforme la libre inspiration de l’artiste que doit être l’historien digne de ce nom. Je reviens donc à ce qui est encore matière à science dans le vaste domaine que je suis bien près d’avoir achevé de parcourir.
Pour peu qu’on ait tracé le tableau de plusieurs époques successives d’une littérature, deux graves questions se présentent auxquelles on ne saurait se soustraire :
Pourquoi le goût littéraire varie-t-il d’une époque à une autre ? Comment s’opère cette variation ?
Nous allons tâcher d’y répondre, au moins partiellement.
§ 1. — Il ne servirait à rien de dire que, si le goût littéraire varie, c’est que l’état social en se modifiant modifie l’état mental. Nous avons, à l’occasion, donné maint exemple de la dépendance qui unit un de ces changements à l’autre. Mais répondre ainsi serait reculer pour mieux sauter. Il faudrait se demander ensuite pourquoi l’état d’une société varie. Mieux vaut donc aborder directement la question et remonter à la cause primordiale et commune de toutes les variations dont l’histoire de l’humanité nous offre le spectacle.
Or, si l’esprit régnant dans une époque cesse d’être prédominant dans l’époque suivante, la cause en est la nécessité de changement qui est imposée aux sociétés comme aux individus par la constitution même de l’homme et de l’univers.
Figurons-nous un ensemble social aussi homogène qu’il est possible non pas de le
réaliser, mais de le rêver. Imaginons-le si harmonieux qu’il y ait accord parfait entre
les tendances de tous les êtres qui le composent. Même en de pareilles conditions il ne
saurait rester dans cet état d’équilibre ; il doit
A ne considérer qu’un individu, l’obligation ou il est de changer avec le temps n’est
pas moins évidente. Pascal disaitPensées. Edition
Havet, I, 84.« L’éloquence continue ennuie. La grandeur a besoin
d’être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. »
Mme de Sévigné fait la même remarque, quand elle écrit« Ce que vous dites des arbres
qui changent est admirable ; la persévérance de ceux de Provence est triste et
ennuyeuse ; il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert. Corneille dit qu’il n’y a
que Dieu qui doit être immuable ; toute autre immutabilité est une
imperfection. »
Chacun connaît enfin le vers de Lamotte-Houdar :
L’ennui naquit un jour de l’uniformité.
Qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’est pas dans la nature humaine de se plaire longtemps
sans relâche à un spectacle ou à une occupation qui ont pu commencer par lui être
agréables. Le mot de monotone n’est-il pas devenu synonyme de
fastidieux ?
Cette impuissance à jouir de tout ce qui se prolonge sans se modifier s’explique sans
peine. Notre puissance de sentir, qui
C’est à ce besoin de changement que répondent mille choses dans la vie de tous les jours : l’institution des récréations et des vacances dans les écoles ; l’habitude d’entremêler dans l’enseignement divers sujets d’études, histoire, langues, mathématiques ; les brusques volte-face de la mode ; le goût des voyages et des jeux ; les règles de rhétorique qui recommandent à l’écrivain de réveiller l’attention par la diversité des tournures, etc.
Peut-être faut-il croire que, si nous éprouvons un si tyrannique appétit de changement,
c’est que tout change à tout instant en nous et autour de nous. Est-ce que notre être
physique et moral n’est pas en incessante métamorphose ? Notre substance ne se
renouvelle-t-elle pas plusieurs fois au cours d’une existence moyenne, si bien que le
vieillard a dans son corps bien peu. des éléments qui composaient les membres de
l’enfant ? Un seul de nous pourrait-il dire à la lettre : je suis aujourd’hui ce que
j’étais hier ? Chaque moment ne voit-il pas un état de conscience nouveau s’ajouter à
ceux dont la série constitue notre personnalité ? De même, autour de nous rien ne
demeure fixe et immuable. Nous voyons le jour succéder à la nuit, l’hiver à l’été, le
soleil à la pluie. L’arbre, le lac, le ciel n’ont plus le soir le même aspect que le
matin. Musset frappé, après Diderot, de cette éternelle mobilité des apparences, de
cette ronde fantastique où nous sommes emportés avec tout ce qui nous environne,
s’écriait avec éloquenceSouvenir. Voir aussi Lettre à Lamartine.
Oui, le premier baiser, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre, Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents, Sur un roc en poussière. Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage. La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds, La source desséchée où vacillait l’image De leurs traits oubliés. Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile, Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir, Ils croyaient échapper à cet être immobile Qui regarde mourir.
Et nous pouvons ajouter aux paroles du poète : Oui, tout meurt, mais pour renaître, et tout renaît pour mourir. Nous pouvons redire avec Ronsard :
La matière demeure et la forme se perd.
Et la Vie, inséparable de la Mort, nous apparaît de la sorte comme un mouvement sans fin, comme une circulation perpétuelle ; la Vie elle-même est dès lors la grande force motrice qui fait varier les choses, les individus, les sociétés et avec elles le goût littéraire.
§ 2. — Reste à indiquer le comment de cette variation, à trouver les
lois suivant lesquelles se transforme une littérature.
Il va de soi que nous ne saurions avoir la prétention de les connaître toutes. Le présent livre a précisément pour but d’esquisser une méthode qui mène à les découvrir. Il serait prématuré de viser à construire un système complet que l’avenir pourrait renverser ; il est sage de s’en tenir à quelques résultats généraux, mais certains, dont les travaux des historiens et des philosophes accroîtront peu à peu le nombre et la précision.
Cette loi me paraît être résumée par deux vieux proverbes, qui semblent se contredire
et qui en réalité se complètent : A père avare, fils prodigue, et Tel père, tel fils. Autrement dit, une époque procède de l’époque
antérieure par réaction et par développement.
Il s’agit de prouver et d’expliquer ce double mouvement. D’abord, je veux dire que la tendance qui domine en une époque est toujours remplacée dans l’époque suivante par une tendance exactement contraire ; que le triomphe de l’autorité éveille l’amour de la liberté ; que la victoire du réalisme a pour lendemain un réveil de l’idéalisme ; que le souci exclusif de la vie mondaine fait naître la passion de la solitude et de la vie des champs.
Cette loi, qu’on peut appeler loi d’alternance, est, comme l’a remarqué Herbert Spencer, universelle. Le philosophe anglais a constaté que tout mouvement, et par conséquent tout changement, toute évolution, suit un certain rythme plus ou moins compliqué. Les flots de l’Océan ont leur flux et leur reflux qui se calculent ; le sang dans nos artères et dans nos veines a un va-et-vient qui se mesure par les battements du pouls ; la fièvre comme le besoin de manger ou de dormir, revient à intervalles périodiques ; la danse, la versification, la musique nous plaisent par le retour régulier de certains sons et de certaines cadences ; les éclats de la douleur, comme ceux de la tempête, ont leurs intermittences de paroxysme et de répit ; le fleuve, qui coule intarissable, forme des courbes, qui, à moins d’obstacles entravant son cours, sont infléchies symétriquement tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre ; la lumière et le son se propagent par ondulations qui se creusent et se renflent comme les vagues de la mer. On ne voit pas pourquoi l’évolution sociale et en particulier l’évolution littéraire feraient exception à la règle.
Il ne suffit pas d’une probabilité ; il faut des preuves. Elles peuvent être psychologiques ou historiques.
paraît, ce qui est momentanément le plus neuf, c’est
ce qui était relégué le plus loin des regards, le plus dédaigné, le plus condamné ;
c’est le contraire de ce qu’on faisait ou de ce qu’on voyait autour de
soi. Et voilà comment, par exemple, à l’idéalisme qui, en se prolongeant et s’exagérant
risque de compromettre l’art dans l’allégorie, dans la convention, dans le surhumain, le
chimérique, le nébuleux, le réalisme vient opposer l’imitation de la nature,
l’observation de ce qui est, le retour prudent au terre à terre. M. TardeLes lois de l’imitation et La logique
sociale. Alcan, éditeur.« duels logiques »
, comme il les appelle.
Mais ceci nous amène aux preuves historiques. Avant de les présenter, ajoutons deux remarques qui complètent l’énoncé de la loi d’alternance.
L’une, c’est que les tendances contraires s’opposent par ce qu’elles ont de plus violent, de plus excessif. L’anarchie débridée conduit au despotisme cru ; le naturalisme, tombé dans la platitude et la vulgarité, fait surgir les rêveries mystiques du symbolisme et de l’occultisme. On peut répéter, avec l’antique sagesse des nations, que les extrêmes se touchent et l’on peut dire mieux encore que les extrêmes s’appellent et s’engendrent. C’est après le duel entre ces extrêmes qu’une conciliation provisoire s’opère entré les principes ennemis ; il faut d’abord, si nous les comparons à des courants électriques, qu’il y ait eu décharge de fluide par la rencontre du pôle positif et du pôle négatif.
Cela dit, vérifions si l’histoire confirme la loi que nous avons posée. On pourrait montrer que les siècles s’enchaînent et s’engrènent entre eux en s’opposant l’un à l’autre. Ainsi le seizième siècle est novateur, ardent, passionné, tumultueux. Il opère ou tente une quadruple révolution : une révolution économique, liée aux découvertes maritimes qui transportent du bassin de la Méditerranée aux bords de l’Atlantique le siège du grand commerce, qui ouvrent d’immenses débouchés à l’Europe soit aux Indes soit en Amérique, qui accélèrent la substitution de la richesse mobilière à la richesse terrienne, base du régime féodal ; une révolution intellectuelle qu’on a baptisée la Renaissance et qui n’est pas seulement la résurrection de l’antiquité classique, qui est aussi le réveil de l’esprit d’examen, l’essor de la pensée moderne, le point de départ d’une activité féconde dans les sciences, les lettres, la philosophie ; une révolution religieuse qu’on appelle la Réformation et qui, séparant l’Europe occidentale en deux confessions rivales, cause les guerres les plus atroces dont la différence de croyance ait jamais ensanglanté le monde ; enfin une révolution politique, conséquence des trois autres, qui ébranle les bases de la royauté, suscite des théories libérales et républicaines, des soulèvements populaires et même des appels au régicide. Bref le siècle est troublé, audacieux, révolutionnaire et les dernières vibrations des secousses qu’il a provoquées se prolongent jusqu’au milieu du siècle suivant.
Or, quel est le caractère dominant de celui-ci dès son début, mais surtout dans sa pleine maturité. C’est un siècle calme, ordonné, conservateur, où la pensée et la société se reposent sous le joug multiple de l’Etat, de l’Eglise, des Académies, des traditions, des convenances et des règles de toute espèce.
Mais ces contrastes de siècle à siècle peuvent paraître vagues,
Sous la minorité de Louis XIV, le burlesque est en plein épanouissement et le burlesque
consiste proprement à rabaisser de grands personnages par la trivialité des pensées, du
langage et des actes qu’on leur prête. Vienne le règne personnel du jeune prince,
occasion et début d’une nouvelle époque littéraire. Non seulement le burlesque est
renvoyé à la province, mais on essaie de mettre partout noblesse et solennité ; on ne
pardonne pas le sac de Scapin à l’auteur du Misanthrope ; et si
Boileau s’amuse, comme Scarron, à écrire une parodie d’épopée, il compose un poème
héroï-comique, où, par un procédé qui est juste l’inverse de celui de son devancier, il
pare et drape d’un style pompeux une mesquine querelle de chanoines.
En 1715, Louis XIV meurt, et la littérature officielle de ses dernières années, littérature dévote, guindée, retenue, fait place à un dévergondage d’athéisme, d’impudeur, de cynisme, de nudité.
De 1715 à 1750, le monde, la société polie, la vie de salon imposent aux écrivains l’allure sémillante et le ton léger, même quand ils traitent les plus graves questions. C’est pourquoi dans la seconde moitié du siècle la passion, l’emphase, le ton brusque et rude sont à la mode ; c’est pourquoi le mot de nature rallie tous les novateurs, pourquoi la vie des champs, que dis-je ! la vie sauvage trouvent aussitôt mille poètes et prosateurs pour la décrire et la chanter.
Au lendemain de la Révolution, Joseph de Maistre, de Bonald dressent dans toute son âpreté le dogme catholique, exaltent l’autorité paternelle et monarchique, vantent le moyen âge aux dépens de l’antiquité grecque et romaine : c’est le contrepied de l’esprit qui animait les philosophes du dix-huitième siècle.
En notre siècle le romantisme a été une débauche d’imagination ; l’école du bon sens qui se lève contre lui met le holà aux chevauchées de la fantaisie. Musset et ses imitateurs ont déifié la passion ; ils ont répété avec enthousiasme :
Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir. Ce que l’homme ici-bas appelle le génie, C’est le besoin d’aimer…
Les Parnassiens, qui leur succèdent dans la faveur publique, se piquent d’être impassibles et impersonnels.
Je pourrais multiplier ces exemples ; mais n’en est-ce point assez pour qu’il soit bien avéré qu’une série de mouvements s’opposant directement l’un à l’autre constitue la marche normale de l’évolution littéraire. Cette marche peut être troublée, déviée par quelque événement accidentel, venant du dehors. Elle reprend bientôt et à peu près comme s’il n’y avait pas eu interruption.
Mais, s’il est vrai qu’une alternance régulière ramène tour à tour le règne d’états
d’esprit et de procédés contraires, du réalisme et de l’idéalisme, de la raison et de
l’imagination, de l’analyse et de la synthèse, de l’optimisme et du pessimisme, etc., il
semble que la littérature, revenue au pôle qui fut son point de départ après avoir
atteint l’autre, devrait se retrouver dans la situation même où elle était quand
commençait l’oscillation. N’en est-il pas ainsi pour le balancier de la pendule qui,
allant sans cesse de droite à gauche et de gauche à droite, reprend à chaque seconde la
position qu’il occupait au début de la seconde précédente. Il semble, par suite, que
l’évolution se résolve en une série de mouvements qui reviennent sur eux-mêmes ; qu’elle
soit, dès lors, la négation de tout progrès ; qu’elle aboutisse à ces ricorsi, à ces retours périodiques au même point dont parlait jadis Vico ;
qu’elle puisse être figurée par un serpent qui se mord la queue, par un cercle où elle
chemine et tourne en repassant incessamment sur la trace de ses propres pas.
Or, l’expérience nous avertit que les choses ne se passent pas de cette façon à la fois
simple et décourageante. Si l’on compare une époque idéaliste à une autre époque
idéaliste, dont elle est séparée par un large intervalle où le réalisme a eu son tour,
on s’aperçoit vite qu’il y a entre les deux époques similitude, mais non identité ; on
constate que l’idéal de la seconde n’est pas exactement celui de la première ; que, si
nous considérons l’idéal comme ayant continué à vivre obscur
C’est pour cette raison que j’ai dit : Une époque procède d’une autre par réaction et par développement.
Développement, cela veut dire accroissement et variation ; cela veut
dire inventions accumulées, reproduites et perfectionnées ; cela veut dire imitation et
création. J’entends que dans une littérature, au moment même où décroît la tendance
régnante, d’autres tendances coexistantes croissent en vigueur, montent de l’ombre à la
lumière, se préparent à devenir à leur tour dominantes. J’entends que les écrivains
continuent leurs prédécesseurs en même temps qu’ils les contredisent. J’entends qu’ils
sont leurs héritiers autant que leurs adversaires.
Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce qu’une génération ne transmet pas à
celle qui la suit une langue toute formée, des moules et des procédés éprouvés par une
longue expérience, toute une technique enfin ? Est-ce qu’il est possible aux nouveaux
venus, même quand ils répudient une partie de ce legs, de faire table rase de ce qui a
existé avant eux, de n’en tenir aucun compte, de recommencer toute la civilisation,
comme si le monde datait de leur apparition sur la terre ? Eussent-ils la folie de
vouloir balayer tout le passé, est-ce que, malgré eux,
Puis, il ne faut pas se faire d’illusions sur l’unité d’une société quelconque. Si grand que puisse être l’accord entre ses membres, elle contient toujours différents groupes. On peut dire qu’à toute époque toutes les tendances sont représentées dans un ensemble social un peu vaste. Or, par ce seul fait que les jeunes protestent volontiers contre la tendance dominante, ils favorisent celles qui étaient étouffées par elle. Leurs sympathies vont à des hommes qui étaient dans la génération antérieure des isolés, des persécutés peut-être, des dédaignés en tout cas. Ils se cherchent parmi eux des pères spirituels. Ils acceptent, ils propagent, ils approfondissent les idées de ces méconnus de la veille, et ainsi, par une double voie, s’opère toujours d’une époque à l’autre le développement de choses déjà existantes.
Ce que suggère sur ce point la logique, l’histoire le confirme abondamment.
Malherbe a l’air de rompre en visière sur tous les points à Ronsard et à ses disciples ; par aversion de leur langue trop savante, il renvoie les poètes à l’école des crocheteurs du Port-au-Foin ; par réaction contre un lyrisme qui lui semble de verve et de versification trop lâches, il soumet la poésie à une discipline sévère qui en régente et le fond et la forme ; mais, ce faisant, il reprend à son compte en les aggravant des critiques qui avaient été dirigées avant lui contre l’abus du grec et du latin, témoin la fameuse rencontre de Pantagruel avec l’écolier limousin ; et, d’autre part, il consolide l’œuvre de la Pléiade, puisqu’il conserve l’emploi de la mythologie, les genres usités chez les anciens, l’imitation de l’antiquité. Donc, doublement, malgré l’apparence, il continue la génération précédente en la combattant.
« J’en suis et j’en enrage ! »
Flaubert, les Goncourt sont des traits
d’union plus visibles encore entre les deux écoles. Et, de plus, elles reposent sur un
fond commun ; elles représentent toutes deux l’invasion de la démocratie dans la
littérature, seulement à des degrés divers ; la dernière venue est allée plus loin que
son aînée dans la même voie.
Veut-on un cas plus restreint, plus aisé à suivre dans le détail ? Les Parnassiens,
nous le rappelions tout à l’heure, prennent le contre-pied des grands poètes qui les ont
précédés ; avec Banville, ils s’amusent à parodier le lyrisme ou ramènent d’exil les
dieux et les déesses de l’Olympe ; avec Leconte de Lisle, au risque de n’atteindre
qu’une petite élite d’initiés, ils refusent de troubler la sérénité de leurs vers par
des plaintes oratoires et des élans de sensibilité ; avec Baudelaire, ils recherchent le
paradoxe, l’étrange, l’artificiel ; avec Coppée, ils décrivent un coin de banlieue ou
content les malheurs d’un petit épicier ; avec Maxime Ducamp ou Sully Prudhomme, ils
chantent les miracles de l’industrie ou de la science. Mais, de même et plus que les
romantiques contre lesquels ils réagissent, ils sont des dévots de la rime riche, des
historiens et des archéologues, des écrivains plastiques et pittoresques promenant leur
Muse à travers toutes les civilisations. Ils développent des germes qui ont commencé à
percer chez leurs Bouteille à la
mer, des modèles de précision vigoureuse aux futurs ouvriers de la poésie
scientifique. Enfin, comme toujours, des êtres amphibies, appartenant par moitié à
l’école détrônée et à celle qui la remplace, servent de liens entre les deux groupes.
Théophile Gautier et d’autres, restés au second plan dans l’époque précédente, jouent ce
rôle d’hommes de transition.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer plus longuement que c’est bien par
un mécanisme de réaction et de développement qu’une
littérature et une société se transforment. Mais d’après quelles règles, quels motifs
conscients ou inconscients une époque opère-t-elle ce triage parmi les éléments que lui
fournit l’époque précédente ? Pourquoi garde-t-elle les uns, tandis qu’elle rejette les
autres ? Je crois qu’on peut ramener ce double phénomène à quelque chose de plus simple
encore. Je crois qu’en somme la loi d’alternance suffit à expliquer comment il se fait
qu’une époque soit toujours contredite et continuée par celle qui la suit.
Il existe à la fois dans une société des tendances d’inégale puissance, ou, ce qui
revient au même, d’inégale durée : il en est qui agissent pendant des siècles ; il en
est qui durent trente ou quarante ans ; il en est qui ne dépassent point une quinzaine
d’années ; il en est qui sont restreintes aux limites d’une ou deux saisons. Or, les
tendances les plus longues se succèdent selon la même loi que les tendances les plus
courtes. Il s’ensuit que l’une commence son évolution, tandis que telle autre la finit ;
que celle-ci est au tiers de son mouvement ascendant, pendant que celle-là est à son
apogée et cette troisième en plein déclin. De là résulte un enchevêtrement de rythmes,
dont la multiplicité cache la simplicité de la loi unique qui régit tout : telle la loi
de gravitation qui préside aux mouvements, en apparence
Quelques exemples éclairciront ces abstractions. A regarder de haut l’évolution de l’Europe occidentale et de la France en particulier, on y reconnaît une série de successions par opposition qui se sont produites entre de vastes ensembles. Le christianisme a succédé en s’y opposant au polythéisme païen, la monarchie centralisée à l’éparpillement féodal, l’expansion des idées égalitaires à la division de la société en une sévère hiérarchie de classes. Dans le domaine qui nous intéresse ici particulièrement, à la littérature du moyen âge spontanée, nationale, populaire succède et s’oppose notre littérature classique qui est savante et en un sens artificielle, inspirée de l’antiquité, aristocratique.
Chacun de ces ensembles, où un principe commun unit opinions, croyances, institutions, tendances, peut être considéré comme le produit d’une force unique qui agit sur les hommes durant une longue période, et l’on peut dire que cette force va d’abord croissant, s’assimilant ce qui l’entoure, conquérant et organisant à son profit le milieu où elle évolue, jusqu’au moment où elle atteint son maximum d’extension ; après quoi, épuisée par son effet même (car vivre, c’est se tuer à petit feu), elle décline, perd de sa vigueur et finit par laisser se désagréger les éléments de tout genre dont elle était l’âme et le Jien. Ainsi l’idée féodale a été durant des siècles comme la sève d’un grand arbre qui est allé grandissant, poussant des feuilles, des fleurs et des fruits, couvrant de son ombre un vaste espace ; mais un jour est venu où l’afflux du suc nourricier a cessé de suffire à une croissance nouvelle, puis s’est retiré peu à peu des racines et des branches les plus éloignées du tronc, s’est enfin, sous l’action hostile de l’âge et des forces extérieures, ralenti et réduit à rien. De même l’esprit classique, après une poussée printanière d’une fécondité luxuriante, a eu sa maturité splendide, puis une lente et irrémédiable décadence.
Or, les vastes périodes dessinées ainsi par la vie et la mort d’une de ces forces
contiennent non seulement des alternatives de hausse et de baisse dans l’intensité de
cette force, une série de pas en avant et de pas en arrière, de progrès et de
régressions, pendant qu’elle monte, de destructions et de restaurations
On comprend dès lors pourquoi, lorsqu’on veut donner la formule générale d’une époque, il importe de noter avec soin en quel point de son développement est alors chacun de ces mouvements rythmiques. Il faut se représenter une horloge très compliquée, où tel balancier battrait plusieurs siècles, pendant que les autres battraient cent ans, quarante ans, quinze ans, moins encore. L’historien doit savoir dire quelle est, en un moment donné, l’heure marquée à chacun des cadrans qui correspondent à ces invisibles balanciers. On voit que la loi d’alternance universelle, pour être simple, ne laisse point de réserver aux chercheurs amoureux d’exactitude une tâche assez compliquée.
La cause et la loi que nous venons d’assigner aux variations du goût ont ce mérite et ce défaut d’être très générales ; l’une fait comprendre pourquoi l’évolution littéraire est incessante ; l’autre permet de tracer la trajectoire sinueuse et pourtant régulière que parcourt une littérature. Mais il va de soi qu’elles ne peuvent, à elles seules, tout expliquer ; qu’elles ont besoin d’être complétées par des causes et lois secondaires qui s’appliquent au détail du mouvement.
Nous en avons indiqué plus d’une au cours de cet ouvrage ; mais il en reste une foule
d’autres à découvrir. Les questions se posent en foule : Quelles sont les conditions
favorables au développement du lyrisme, de l’humour, de la poésie épique ? Pourquoi le
e
On me dira sans doute : ― A la quantité de lectures et de connaissances diverses que
vous réclamez pour une pareille entreprise, savez-vous beaucoup d’hommes qui soient
capables de la mener à bien ? — Je n’ai pas dit, répondrai-je, qu’elle
Le jour où l’on aura su, ne fût-ce que dans la vie littéraire d’une nation, expliquer l’apparition et la disparition de tant de goûts divers, enchaîner l’une à l’autre les transformations subies par l’idée de beauté et les répercussions exercées par la littérature sur les autres branches de l’activité humaine, on aura certes accompli une œuvre dont la critique et la sociologie pourront tirer une grande utilité.
Le critique, juge et conseiller de ses contemporains, aura dès lors, la possibilité de
dire aux auteurs avec une autorité singulièrement accrue : — Prenez garde ! Tel genre ne
peut fleurir dans l’époque actuelle. Telle école a fait son temps et le public va exiger
autre chose. — Il pourra pressentir le goût de demain, être la vigie qui annonce la côte
voisine, qui crie Terre ! au navire encore perdu dans le brouillard ou la nuitÉtudes sur la France contemporaine, pp. 52-62. Paris,
Savine, éditeur, 1888.
Le sociologue, lui, dans l’histoire bien faite d’une littérature trouvera des lois démontrées, qui, lorsqu’un travail analogue aura été opéré sur d’autres littératures nationales, lui seront des éléments précieux pour une philosophie de l’évolution littéraire et même, comme les diverses parties d’une civilisation sont solidaires, de toute l’évolution sociale.
Bref, la science sera en possession de vérités qui, rendant