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, c’est le sous-titre qu’Hugues Rebell donna à son esquisse inachevée d’une Histoire de l’Esprit français. On pense à lui, dont l’enterrement fut prématuré et l’apothéose tarde à luire.
Il n’a pas, comme romancier, la place qui lui revient, moins encore comme critique. Seuls, quelques lettrés se souviennent, pour les louer, des Inspiratrices de Balzac, Stendhal et Mérimée, portraits sympathiques et si vivants qu’on les croirait croqués d’après nature.
Ses chroniques du Soleil viennent d’être recueillies en volumeRebell : Chants de la Patrie et de l’Exil. Histoire de l’Esprit Français. Chroniques du « Soleil » ; Cahiers d’Occident, Nº 7, Paris, F. Sant’Andréa, éd., et voici le Culte des Idoles, quatre portraits-charges qu’il se proposait de publier en 1902, qui ne parurent jamais ailleurs qu’à la Plume.
Ce double hommage que mérite si bien sa mémoire contribuera peut-être à mettre en lumière son génie qui fut et reste méconnu.
Hugues Rebell fut un critique érudit, fin et passionné. Dédaignant les grâces feintes et la futile ironie, il ne se souciait pas de plaire à ceux qui lui déplaisaient. Il ne ménageait pas leurs susceptibilités et ne flattait point leurs goûts. Il cherchait à élever vers lui les lecteurs et non à s’abaisser jusqu’à eux. Ce qu’il se proposait, c’était moins de convaincre que d’exprimer nettement, avec force, sa pensée.
Nullement disposé aux concessions et aux complaisances, il lui répugnait de rester neutre. Les livres l’irritaient ou l’enchantaient, selon qu’ils se rapprochaient ou s’éloignaient de sa conception de l’art et de la vie, qui était celle des grands créateurs de tous les siècles de la Renaissance en particulier.
Plus sensible au fond qu’à la forme d’un ouvrage, il débusquait tout de suite l’adversaire et fonçait dessus avec une superbe violence. Mais jusque dans ses emportements, il ne perdait jamais de vue la raison quil’inspirait et sous le signe de laquelle il combattait. Ses ennemis étaient ceux du génie français.
Classique de tempérament, en religion aussi bien qu’en politique et en art, il avait horreur du romantisme. À la Plume, à l’Ermitage, à la Cocarde, il mena de front une lutte acharnée contre le christianisme, la démocratie et la littérature décadente ou cosmopolite. Il tourna sa colère contre Maeterlinck, ses fantoches de cimetière et de laideur, contre les symbolistes impénitents, pleurards et sibyllins, contre les barbares, slaves ou nordiques, les Tolstoï et les Dostoïevsky, les Ibsen et les Strindberg qui avaient établi le culte de l’imbécile, du fou et de l’anormal.
« L’âme de la France, écrivait-il, c’est celle dont des poètes comme Racine et La Fontaine, des peintres comme Fragonard, des écrivains comme Montaigne, Montesquieu, Voltaire ont à jamais exprimé l’idéal. Notre art de penser, notre manière de sentir, de goûter la vie, d’imaginer l’amour, voilà nos trésors les plus chers. » C’est la singularité d’Hugues Rebell, que ce contempteur de la morale religieuse et sociale fut un moraliste à rebours, réclamant la liberté des instincts et rêvant d’hommes capables de produire des œuvresviriles. Aristocrate de nature et d’éducation, il devenait anarchiste au milieu de la démocratie égalitaire et voulait détruire l’édifice social pour le reconstruire selon ses plans ; adversaire des utopies, il en avait une à proposer, l’union des trois aristocraties qu’eut réalisée le Tyran beau et fort qu’il appelait dans ses Chants de la Pluie et du Soleil. C’est à lui qu’il pensait quand il écrivait : « L’artiste, l’écrivain, le philosophe doivent avoir toutes les facultés plus une : le génie. C’est à ce titre qu’ils exercent vraiment une fonction sainte dans l’humanité. Les grands maîtres de la Renaissance, dont on ne peut assez proposer l’exemple, étaient des hommes d’abord, des artistes ensuite. C’est à notre époque seulement qu’on s’est avisé de nous présenter pour modèle l’être incomplet, l’eunuque, le mutilé, et de nous donner sa maladie comme une qualité. »
L’idéal d’Hugues Rebell choquait trop de préjugés niais, bousculait trop de petites habitudes, pour recueillir de nombreuses adhésions. On trouvait généralement qu’il écrivait bien, mais qu’il pensait mal. En vérité, Rebell dominait son époque.
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Personne ne voulait admettre que l’histoire
Pour beaucoup de gens qui n’étaient pas tout à fait des imbéciles, la véritable raison de la défaite, c’était l’infériorité des officiers français en géographie !
Alors dans la littérature et dans les arts il y eut une sorte de vénération extraordinaire pour La Science, sorte de divinité vague, que chacun se représentait à sa façon, mais que tous adoraient en commun. Évidemment, la science ne Réforme intellectuelle et morale, si plein de pensées fortes, neuves, lumineuses, est à peu près inconnu des jeunes gens, et n’eut à son apparition qu’un tout petit succès d’estime dans le monde des lettres, l’œuvre de M. Taine est classique, les professeurs Ancien régime, en revanche les bibliothèques religieuses possèdent sa Révolution.
Tel est l’esprit de la science, paraît-il ; c’est de n’en point avoir. Avec quel mépris M. Taine, au début de son Ancien régime, parle de ces électeurs trop pressés qui savent, si jeunes, le gouvernement qu’ils désirent ! En 1849, il ne savait pas réellement ce qu’il était, ni ce qu’il souhaitait d’être. Il se mit à Origines de la France contemporaine pour faire quelque lumière dans son esprit et celui de ses contemporains. Quarante ans plus tard, au moment de rendre le dernier soupir, il achevait à peine son histoire. Certes il s’était passé beaucoup d’événements depuis 1849 ; quelques-uns fâcheux, quelques-uns heureux. Il eût mieux valu, sans doute, que la France et que l’humanité attendissent que M. Taine leur révélât comment il fallait vivre. Elles avaient été trop pressées. Il est vrai que si elles eussent attendu en dormant le mot de l’énigme et la règle de la vie, probablement elles dormiraient encore. Quelle est la conclusion de l’Ancien régime ? que l’ancien régime fut un temps de corruption, de mauvais raisonnements et d’abstractions froides qui devaient préparer la révolution. Révolution ? que la révolution fut un temps de désordre et d’horreurs qui devait préparer la centralisation à outrance et étouffante du régime moderne. L’auteur a écrit six gros volumes pour faire ces étonnantes découvertes. Il s’est donné beaucoup de mal et on ne peut pas dire qu’il n’en ait donné à ses lecteurs. Déjà il avait écrit ses cinq volumes de la Littérature anglaise, et ses deux volumes de la Philosophie de l’Art, pour nous prouver par de nombreux exemples qu’un écrivain et qu’un artiste subissent plus ou moins l’influence de la race, du climat et qu’ils peignent ce qu’ils ont sous les yeux. On comprend qu’après un tel travail M. Taine, de dégoût et d’ennui, ait senti le besoin de se faire protestant. Il voulait protester contre des événements
M. Taine a laissé une méthode d’histoire scientifique qui est à retenir. L’historien se place d’abord devant un sujet qu’il connaît vaguement. Il fait son plan. Tout l’Ancien régime est construit sur une idée fausse exprimée par un mot ridicule, l’esprit classique, mot qui désigne la culture, la pensée et l’art si variés de deux siècles ! Cette idée de l’esprit classique, M. Taine l’a eue pour la première fois en écrivant son étude sur Racine, étude qui montre bien à quel point un professeur de lettres peut rester insensible à la poésie, à la beauté s’essayer à voir les choses ou plutôt à les faire voir sous un aspect qui ne soit pas banal. Par exemple, quand vous lisez La Fontaine, lecteur bénévole, vous vous plaisez à voir vivre devant vous cette nature et cette humanité peintes avec tant de franchise et de grâce, vous regardez les hommes, les animaux, les paysages, vous sentez les allusions quand il y en a, et vous ne les cherchez pas, quand il n’y en a point. Mais pour M. Taine une pareille lecture serait indigne d’un grand esprit. M. Taine veut découvrir La Fontaine tout entier de la première à la dernière page. Pour lui, La Fontaine a
Vous direz : « Mais, Monsieur Taine, vous nous citez des témoignages bien suspects, vous mêlez ou plutôt vous
À notre époque, être philosophe c’est avoir un ou plusieurs systèmes pour expliquer le monde. M. Taine varie les siens, sans doute pour donner de l’agrément à ses livres. Voyez par exemple la renaissance chrétienne. C’est la contradiction complète du livre précédent, la renaissance païenne. Pourquoi ? c’est que M. Taine, s’il a une idée particulière pour faire son plan, n’a réellement que les idées ordinaires et pour ainsi dire obligées de son sujet. Dans la Littérature anglaise, ici l’éloge de la force et des instincts, là, de la contrainte et du sacrifice. Il subit Shakespeare, il subit de Foe ; il les voit comme un sauvage peut voir un tableau. Ses citations en sont une preuve : comparez les citations si fines, feuilletables que les siens. On ne perd rien en les lisant What a chattering ! dirait un Anglais, quel bavardage !
Et M. Taine écrivit ses impressions de voyage en France, aux Pyrénées, en Angleterre, en Italie ! C’est inouï ! Lui qui attendit quarante ans avant d’avoir une opinion politique, en un mois, quinze jours, une demi-journée, il avait ses opinions sur les villes, sur leur histoire, il connaissait leurs mœurs. Jamais on n’eut à la fois tant d’outrecuidance et de timidité. Il ne voyait pas ou voyait mal, il ne regardait et n’écoutait que par volonté, il lisait rapidement et au hasard, et tout s’essayait à bâtir une théorie.
On a raconté l’histoire de l’homme qui a perdu son ombre. Mais combien plus étonnante est l’histoire de cette intelligence qui n’a plus de sens, de ce professeur qui veut juger la littérature, l’art des peuples et qui ne les voit pas ! Il s’en aperçoit bien un peu ; comme il a été à l’école, qu’il a beaucoup lu et qu’il a la mémoire des mots, il fait des descriptions qui, quelquefois, peuvent tromper le grand nombre. Flaubert, Balzac, les tragiques anglais, Théophile Gautier surtout, lui fournissent ses couleurs ; il peignait lourdement, grossièrement. « C’est étonnant », écrit ce pauvre Sarcey, « Taine à l’école n’avait aucun style. »
Je ne m’imagine pas qu’il en ait jamais eu un. Il ne voulait pas ressembler aux « classiques »
Et ce désordre de la phrase on le retrouve dans ses plans. Oui, rien n’est plus artificiel que l’ordonnance de ce prétendu logicien. Voyez l’Histoire de la littérature anglaise. Il y a quatre ou
Les traditions des temps, des génies, le mouvement lent et mystérieux qui transforme une société et une littérature, lien de tout cela n’est indiqué. Comment le roman de Fielding a-t-il donné naissance aux livres de Valentin et de Lewis, comment à Lewis succéda M. Austen, quels combats le puritanisme des clergymen et le libre naturalisme d’un Rowlandson se livrèrent dans la littérature et dans l’art, M. Taine ne le dit pas.
M. Taine est un exemple redoutable de ce que produit une intelligence orgueilleuse lorsqu’on l’abandonne à ses fantaisies, lorsqu’elle prétend sortir du petit royaume humain d’idées et de faits où il lui est permis de voyager. C’est, je crois, le premier mécanique que nous
Quel successeur pour Sainte-Beuve, si modeste, trop modeste même, qui revient sans cesse sur des jugements de la veille pour les compléter, pour les modifier, lui qui fut jusqu’à la fin si humain, si délicat ! Je ne sais pas s’il lisait en entier les livres dont il parlait, mais comme il Graindorge. Mais il ne recommença pas, et ses disciples jugèrent convenable de ne point ressembler au maître en cette posture fâcheuse. La grâce de l’esprit léger, ce sourire léger et adorable qui illumine jusqu’au dictionnaire de Bayle, le pesant magister les avait proscrits de notre littérature. Les reverrons-nous jamais ?
M. de Goncourt, parce qu’il se croyait gentilhomme et qu’il était célibataire, s’amusait à écrire sur les galanteries de Louis XV et les actrices du eme de Pompadour », « La Dubarry ». On ne peut y voir qu’une utilisation de vieux papiers et de livres anciens, un désir de collectionneur de rentrer dans ses déboursés. Nul récit, nul caractère, nulle réflexion d’historien, nul portrait, nul relief. M. de Goncourt ne se croirait pas un historien sérieux s’il se donnait la peine d’exposer son sujet. On jurerait qu’il a fait la gageure d’être ennuyeux. Il vous mène dans les cuisines, il entrouvre les cabinets de toilette, il soulève les robes. Quant à vous faire voir des êtres vivants, il s’en abstient. Sophie Arnould, cette charmante femme, qui était la joie, l’esprit, la gaieté de son siècle, est devenue, en passant par le cabinet de travail de
Mis en goût d’invention par ces publications de documents, ou peut-être poussé par son frère, Edmond de Goncourt s’adonna au roman moderne.
Cet homme qui n’eut de l’amour ni les rivalités savoureuses ni les regrets attendris, ce solitaire forcené s’imagina de conter, après ces soporifiques biographies du eRené Mauperin, Manette Salomon, dans Charles Demailly, dans le premier acte d’« Henriette Maréchal » on trouverait de jolies choses à glaner. Jules se promenait, regardait, observait, récoltait des anecdotes malicieuses, esquissait des portraits amusants, puis reportait le tout à Edmond qui les encadrait de ses lourds et prétentieux commentaires.
En sa qualité de frère aîné, il tenait à apporter à la collaboration la part la plus précieuse ; il donnait le tour littéraire, il dégageait l’esprit et la pensée des anecdotes, autant dire qu’il gâtait tout. Quand on lit certaines conversations de René Mauperin ou de Manette Salomon, écrasées par les pensées et les descriptions du frère, on songe à de jolis dessins du e
femme moderne. Ce serait infiniment douloureux si ce n’était si comique ; nul, en effet, ne le détrompa ; il parvint à faire croire qu’il était né pour découvrir les plus secrètes délicatesses d’une âme féminine ; et après le livre ridicule de la Fille Élisa parurent ces œuvres extravagantes, La Faustin, Chérie, où quelques bécasses prétendirent se reconnaître, subissant la suggestion
M. de Goncourt, comme Thomas Diafoirus, ne trouve rien de plus galant qu’une dissection. Il me semble, à moi, que rien ne fait mieux comprendre un être que ses actes, mais M. de Goncourt estime qu’un homme est surtout intéressant lorsqu’il ne lui arrive rien ; il supprime toute intrigue, même le plus léger événement ; il veut connaître la sensibilité des gens lorsqu’ils ne sentent pas ; comme certains pianistes, il adore les difficultés, il cherche l’impossibilité. Volontiers, il interrogerait les nourrices sur les facultés émotives de leurs nourrissons. L’enfant moderne qui est si aimable, si amusant dans les livres de Gyp ou de Mme Marni, devient dans Chérie une sorte de figure de cire où l’on a dessiné grossièrement les os et les
M. de Goncourt, historien, critique d’art, romancier, demeura collectionneur. Il y a des amateurs de tableaux qui vous parleront avec admiration de tel primitif espagnol qu’ils ont découvert quelque part et qui ignorent les Vélasquez et les Murillo les plus célèbres : M. de Goncourt était pareil à eux. Il lui fallait du rare, de l’inédit, fût-il d’ailleurs insignifiant. Dans ses études sur les peintures du esensations rares et par un style plus rare encore ; ainsi, pour certains bibliophiles, le contenu du livre importe moins que le papier et la reliure.
Cette recherche de la sensation rare est, si l’on veut bien y prendre garde, une preuve que l’on n’a pas de belles sensations ordinaires ou même que l’on ne sent rien du tout. Jamais un homme qui sent fortement ne fera, pour rappeler un paysage, ces ébauches de phrases si fréquentes dans le journal et les romans de notre écrivain. M. de Goncourt se dit : « Il faut que je voie cela », comme M. Taine se dit : « Il faut que j’admire cela. » Et en dépit ou à cause de cette notation des détails, tous les grands ensembles lui échappent ; qu’on lise le Journal du Siège, Journal de l’Exposition, le Journal du Voyage en Italie. M. de Goncourt surprend un détail, dans un musée, la corniche d’une maison, la statue d’une fontaine, et il ne voit pas un seul paysage, il n’a pas un seul aspect bien net de la ville devant les yeux.
C’est en somme la même maladie que celle de M. Taine, plus déguisée parce qu’on la soigne, mais infiniment plus douloureuse parce qu’elle est plus absorbante, parce que la pensée ne vient pas en arracher l’esprit. Et on peut remarquer qu’elle existe chez tous les descriptifs minutieux. Je ne parle pas de Balzac ni de Théophile Gautier qui ont parfois besoin de nous faire voir le détail d’une maison ou son décor. Mais, chez beaucoup, cette manie des longues descriptions vient soit d’une
On le voit chez les auteurs qui précèdent le romantisme : ils peignent rarement le monde extérieur, si ce n’est de quelques traits forts et prestement expressifs. Mais dès qu’une description devient nécessaire, ils la conduisent avec une telle précision qu’on imagine aussitôt ce qu’ils nous décrivent. De même les peintres, s’ils ne s’expriment pas toujours avec justesse, n’ont jamais cette incertitude, ni ces longueurs de la phrase, quand ils notent leurs sensations visuelles.
Les descriptions de M. de Goncourt ne sont que des indications pour un
Nous avons observé que Taine n’avait point de sensations ; que M. de Goncourt, lui, n’a que des « sensations rares » et n’arrive pas à les dominer ; les grands hommes de la littérature font penser à un état-major d’invalides. Ah ! nous sommes loin des génies du e
Parmi les aventures les plus comiques de cette vie, il faut citer le Journal.
Écrire un journal quand on a une existence mouvementée, pleine d’événements, quand on voit des hommes très
M. de Goncourt écrivit donc son journal. Il notait ses états d’âme, et comme le chasseur à la passée il guettait la sensation rare. Il y avait aussi le dîner Magny. Sainte-Beuve, Saint-Victor, Renan, Flaubert et quelques autres écrivains dînaient de temps en temps avec M. de Goncourt. C’est par eux qu’il apprenait les nouvelles de cette planète. Il notait leurs conversations avec soin, et en commère quelquefois inintelligente qui entend un mot pour l’autre. De
Quand on venait lui demander des jugements sur les choses et les êtres, il renvoyait aux penseurs de profession, car en ce temps de division du travail, tous les écrivains ont leur spécialité. Sentir d’une manière rare, voilà quelle était sa spécialité, ou du moins celle qu’il se croyait et que tout le monde lui attribua.
Ses livres, romans ou journaux, ressemblent à une boutique de bric-à-brac ; ce sont les épaves d’une intelligence naufragée : ici une idée, là une conversation, plus loin une description ; rien ne se suit, rien ne s’enchaîne. La phrase elle-même n’est pas construite ; M. de Goncourt s’essaie sous vos yeux à la bâtir et n’y arrive pas. Mais demandez à nos grands critiques : ce désordre est
L’extravagance et la bizarrerie paraissent, en ce temps de profonde ignorance et de complète inculture, les signes d’un haut esprit. M. de Goncourt eut ses imitateurs, même des imitateurs inconscients. À part ce pauvre Francis Poictevin qui devint fou, je ne crois pas qu’il ait eu réellement des disciples, mais on peut dire que la plupart des romanciers et des écrivains de théâtre ont subi plus ou moins son influence. La haine de l’ordonnance, le mépris de l’intrigue, de l’aventure, de
Un délicieux écrivain, M. Jean Lorrain, a passé par le goncourisme, mais c’est à peine si la poussière du grenier d’Auteuil a souillé son manteau ; il aimait trop vivre et regarder la vie pour imiter ces façons de nombriliste. Tous ses articles du Journal, tous ses croquis de femmes sont la peinture fine, exacte, malicieuse, d’un temps, quelque chose d’aussi précieux pour notre époque que l’est pour le eJournal a une valeur bien plus pathologique
Ce qui est étrange, c’est que M. de Goncourt se réclame du eAngola du chevalier de la Morlière qui ait pu l’inspirer, et encore La Morlière écrivait-il d’une façon claire et a-t-il l’air simple auprès de ce maniéré.
Le testament de M. de Goncourt est le seul fait de marque qui frappe dans cette vie singulière, mais monotone. M. de Goncourt, qui ne fut durant son existence qu’un collectionneur, voulut être un Journal, une académie a pour but de maintenir certaines traditions, de conserver, de développer, par une action commune, un art déterminé. Que voulait faire M. de Goncourt ? Il n’a pas pris soin de nous le dire. Il est vraisemblable qu’il ne voulait pas qu’on y enseignât son art, car on n’enseigne pas à mal écrire, ni à mal penser.
Peut-être avait-il des doutes sur les qualités d’éternité de ses œuvres et crût-il avoir trouvé un moyen facile d’être immortel.
Quo Vadis, parle sans cesse de jeunes gens et jeunes filles qui sont beaux comme des marbres. Cette troupe élégante ne me séduirait pas. Moi, j’aime les marbres qui sont beaux comme des êtres vivants, voilà en quoi je diffère de M. Sienkiewicz et aussi de Flaubert qui avait cette conception d’un art et d’un style marmoréen. Je m’imagine que le style n’est qu’une imitation de la parole et qu’il n’a de beauté qu’autant qu’il en garde la liberté, le mouvement, le naturel. Flaubert passa toute son existence à désapprendre à parler. C’est une drôle de façon d’être un grand écrivain. Il n’imaginait pas un style, nous dit Guy de Maupassant, mais le style, c’est-à-dire une façon unique d’exprimer sa pensée.
Ainsi ce charme infini qu’on éprouve à retrouver un écrivain, un homme sous les lignes d’un livre, Flaubert prétend l’Éducation sentimentale on ne sait quel est l’auteur ; on devine un être ennuyeux, voilà tout. Je ne suis point de ceux qui blâment le travail de Flaubert et prétendent qu’on doit s’en passer. Bossuet n’a pas écrit currente calamo ses oraisons funèbres, ni Montesquieu ses Lettres persanes, ni Balzac ses romans, ni Mérimée ses contes. Pourquoi ? c’est qu’ayant à dire des choses fortes et profondes, fines et délicates, ils ne trouvaient pas toujours de suite le moyen d’exprimer toute cette délicatesse, toute cette force qu’ils ressentaient. Pour Flaubert, il ne s’agit point d’exprimer quelque chose, mais de réaliser un idéal absurde, dément. Flaubert est fou quand se produit une répétition de mots, quand certains verbes qui faire, être, avoir, se rencontrent trop souvent sous sa plume ; les qui et les que, qui permettent à une pensée de se développer dans toute son ampleur, le bouleversent. Autant dire qu’il souffre d’une sorte de phobie littéraire spéciale, une certaine crainte absolument maladive analogue à celle d’un musicien qu’une note ou qu’un accord rendent épileptique, car je ne vois pas pourquoi un mot répété serait plus désagréable que deux notes qui se suivent ou reviennent dans une phrase musicale. Le radotage de la même pensée seul est à éviter, mais souvent la même idée doit revenir dans l’expression de deux ou trois pensées différentes, et par suite le même mot.
La vérité c’est que Flaubert s’est fait du style l’idée la plus puérile et la plus
Or l’invention du style doit être spontanée, sous peine de ne rien valoir, les images doivent naître avec la pensée et ne point venir en étrangères et à sa suite pour la rendre pompeuse. De même qu’il y a lieu de reprocher à Taine son manque de sensation, à Goncourt sa recherche de sensation, il faut reprocher aussi à Flaubert son absence d’imagination.
Je sais que je vais me faire honnir ou mépriser pour dire de telles choses, qu’importe. J’ai la conviction de voir juste, et, après tout, les défenseurs de Taine, de Goncourt et de Flaubert ne les ont sans doute pas lus et pratiqués comme
Si quelques jeunes gens, auxquels on enseigne à l’université, dans les brasseries ou les salons, que ces trois personnages sont de grands hommes, pouvaient lire ces pages et avoir l’envie de douter un peu de ces prétendues divinités, je n’aurais pas perdu mon temps. Il ne faut pas avilir ni compromettre nos admirations, mais les réserver.
Relisons l’ennemi de Taine, Joseph de Maistre, relisons Balzac, relisons Michelet, Stendhal, Mérimée, Renan, relisons même le vieux père Dumas et la vieille Sand. Ceux-là sont des écrivains nés ; ceux-là ont écrit parce que l’ivresse des choses qui était en eux les rendait généreux et avides de se prodiguer, parce
me Bovary, le pharmacien Homais, le curé Bournisien, et six ans avec Salammbô, Matho, Hamilcar, des années avec Frédéric Moreau, et des années avec saint Antoine, c’est en somme que tous ces personnages lui importaient moins que l’habit qu’il voulait leur donner.
Être artiste, c’est-à-dire faire de belles phrases sonores et creuses, tel était son rêve. Il s’attelait à la voiture du docteur
M. Bourget a écrit des pages sensationnelles sur le romantisme et le féminisme de Flaubert, mais Flaubert n’était point romantique et ne vivait point par l’imagination, sinon quand il écrivait à Mme Colet. Pourquoi, libre et riche, n’a-t-il jamais fait de grand voyage, si ce n’est une fois poussé par Maxime du Camp ? Pourquoi a-t-il passé toute sa vie à Croisset sans bouger ? On alléguera sa maladie (il était épileptique), son affection pour sa mère, mille choses.
Tout son lyrisme en effet est plaqué sans goût, d’une façon artificielle, dans les passages où justement la scène demande à être simplement décrite. Lisez par exemple la mort d’Emma Bovary : « Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre,
sous la pression d’un regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. »
Comme toutes ces scènes d’amour, de douleur et de mort, écrites dans le même style glacé, précis, méticuleux, symétrique, sont fatigantes ! Dans un paysage, même par le plus lumineux
La « poésie » de Madame Bovary, de Salammbô, lui avait paru déplacée ; et sans peine, parce que ce n’était chez lui qu’un procédé, il use, dans l’Éducation sentimentale, d’un style plat, aussi méticuleux que le premier, mais sans précision, incorrect, boursouflé, un style à la Homais. « L’infamie, dont le rejaillissement l’outrageait »
est un des ornements de la nouvelle manière, et la promenade à Fontainebleau, où deux amants
Si Flaubert avait gardé pour lui ce genre exécrable, on lui eût pardonné, mais il est devenu chef d’école. Tout le naturalisme et tout le Parnasse l’ont accepté pour un maître. L’émotion a été regardée pendant un demi-siècle comme une vulgarité en art. Musset abhorré, les parnassiens, dont Alphonse Daudet et Paul Arène se sont si joliment moqués, cherchèrent à la suite de Leconte de Lisle des sujets qui ne les inspiraient pas, des sujets où ils pouvaient être des artistes impeccables, c’est-à-dire de soporifiques versificateurs. Même dans l’Assommoir où Zola a de si heureuses trouvailles d’expressions familiales et populaires, il lui faut retourner à cette langue sacerdotale, solennelle, pédante, et faire éclater
Le style Flaubert a été moins funeste encore que son esprit, si on peut appeler ainsi la lourde et triste raillerie, l’espèce d’ironie pesante et féroce qu’on retrouve dans tous ses livres modernes. Je crois bien que c’est une nouveauté dans la littérature que cette haine d’un auteur pour ses héros, et ce plaisir de dessiner sans fin des êtres antipathiques. Les Hollandais ont peint des buveurs ivres, de grasses commères sans coquetterie ; Cervantès nous a montré des brigands et des catins, Callot a dessiné des gueux, et il est certain que tous ont pris plaisir à nous présenter leurs personnages. Il faut arriver à notre temps pour trouver des auteurs qui s’ingénient à immortaliser Les Sœurs Vatard, laissait voir des dispositions moins pessimistes ; et c’est de lui que Maupassant tient cette phrase carrée, sans pénombre, comme ce dégoût et ce mépris des êtres qui rendent si douloureuse son œuvre. On peut dire que Flaubert a empoisonné pendant quarante ans la littérature française et des écrivains qui valaient mieux que lui.
Son talent seul, qui était médiocre, sa pensée qui était celle d’un enfant — sa correspondance le prouve bien — n’eussent point suffi à l’imposer, mais la foule, comme cela a lieu dans ces tristes temps de démocratie, donna son opinion la première et y soumit les artistes. Les femmes amoureuses qui cherchent Madame Bovary, comme elles s’étaient jetées sur Paul et Virginie. Leur fantaisie se joua autour de ce terne adultère. Jules Sandeau avait eu un succès pareil avec sa Marianna et Feydeau devait en retrouver un plus tard avec Fanny. En somme, sauf Marianna, qui est mal écrite, mais pleine de passion, tous ces livres sont sans humanité, et le caprice et la nervosité des femmes oisives leur a beaucoup prêté, mais l’âme en est absente. Ah ! comme nous sommes loin de Manon Lescaut !
Aujourd’hui, la plupart des traducteurs font leurs traductions comme ils feraient de la dactylographie. Ils s’imaginent que pour traduire un poète ou un philosophe d’une langue dans une autre, il suffit de les savoir passablement toutes les deux. Quand on les parle avec facilité, on se croit tout désigné pour une telle tâche.
Même bien traduite, comme l’est le livre Humain, trop humain, par M. Desrousseaux, l’œuvre de Nietzsche est incomprise. Il vaudrait mieux que les
Je me souviens de la joie que j’éprouvai il y a une dizaine d’années en ouvrant mon premier livre de Nietzsche.
Comme on était loin, avec lui, des petites timidités de pensée, du misérable esprit de servitude moderne ! Ce fut tout de suite pour moi un ami — un maître ? non — car Nietzsche a des maîtres qu’il est facile de connaître et qu’on peut lui préférer, depuis Aristippe jusqu’à Voltaire, depuis Machiavel jusqu’à Hobbes et La Rochefoucauld. Il n’a peut-être point lu le marquis de Sade et pourtant sa philosophie se rapproche de celle du célèbre écrivain érotique, qui n’est point, comme on l’a dit, un amas de divagations, mais un système très intéressant où Sade semble avoir Zarathoustra, le « Chant de minuit », est certainement de la folie pure. Que valent aussi sa théorie du surhomme et ses hymnes tristes au plaisir ?
C’est pourquoi Nietzsche a eu tort d’attaquer Wagner pour son pessimisme. Wagner le déchire à chaque instant par la force même de son génie ; c’est à peine si Parsifal, œuvre de vieillesse, est un chant de douleur, mais comme il y a plus Maîtres Chanteurs, dans Siegfried, même dans Tristan et Tannhäuser, que dans les pages les plus riantes de Nietzsche !
À qui donc doit aller Nietzsche ? — À quelques-uns, aux êtres de même famille, qui ont besoin de correspondre, eux, au-dessus de la mêlée humaine. Il y a dix, vingt, trente esprits par le monde que Nietzsche peut rendre heureux, qui trouveront en lui encouragement pour leurs propres pensées, et une consolation de leur solitude spirituelle. Ce ne sont pas des nietzschistes. Nietzsche a dit lui-même qu’il ne voulait pas de disciple. Ce sont des hommes qui ont à peu près la même façon de sentir l’existence. Ce sont surtout des êtres qui ont une grande œuvre à parfaire, un grand effort de Prince et le Discours sur Tite-Live. Certaines pages de Humain, trop humain l’eussent réconforté, s’il avait eu des doutes sur son œuvre. Mais, en réalité, et dès le début de leur existence, les grands hommes d’action n’ont point d’incertitudes ni de remords. Ils se sentent emportés dans un mouvement irrésistible ; tout leur effort est d’aller à droite ou bien d’aller à gauche, et ils le donnent d’instinct. Napoléon Ier ne commença à réfléchir que durant la campagne de Russie, et le résultat de ses hésitations fut la sanglante bataille de Borodino. Quand l’homme d’action se repose, il lui faut des actions, plus merveilleuses
Mais si Nietzsche ne peut parvenir toujours directement où il devait espérer d’aller, son esprit pour cela ne sera pas stérile ; des hommes prendront sa place, qu’il a encouragés mystérieusement et dont il a doublé la force vitale et la volonté.
Les hommes de la race de Nietzsche sont surtout des artistes. C’est par eux qu’il peut agir d’une façon efficace et noble.
Il est bien certain, au contraire, que l’influence de Nietzsche sera désastreuse dans la foule ; elle commence déjà de
Imaginez l’égoïsme et l’orgueil de certains niais ; et voyez comment le nietzschisme, compris par un parti politique, devient ridicule. L’honnête homme est obligeant par devoir, simplement, sans larmes et sans pitié. L’homme bas ne voit pas les liens qui l’unissent aux autres êtres, il agit pour lui-même ; seulement, autrefois, il y avait une vieille morale qui lui faisait honte de sa vilenie, et parfois l’orgueil le rendait humain. Ce sera le contraire à présent ; on a déjà le sentiment
C’est sans doute pour ces mauvais lecteurs que Nietzsche avait écrit cette page :
« Une culture supérieure ne peut vraiment
naître que là où la société forme deux classes distinctes : celle des travailleurs et celle des oisifs, capables d’un véritable loisir ; ou, pour mieux dire, la classe du travail forcé et la classe du travail libre. La question de la répartition du bonheur n’est donc pas capitale quand il s’agit de produire une culture supérieure. Dans tous les cas, la classe des oisifs est la plus apte à souffrir, est celle qui souffre le plus ; son contentement, son plaisir de l’existence est moindre, sa tâche est plus grande. Et quand un échange entre les deux classes a lieu, de telle sorte que les familles et les individus moins affinés, moins intelligents, sont transplantés de la classe supérieure dans la classe inférieure et que, d’un autre côté, les hommes les plus libres de celle-ci obtiennent l’accès de la classe supérieure, on arrive à cet état au-delà duquel on ne voit plus que la vaste mer des désirs infinis. C’est ainsi que nous parle la voix mourante de l’ancien temps, mais où se trouve-t-il encore des oreilles pour l’entendre ? »
Il dit encore :
« Ce que les hommes et les femmes de race ont de supérieur aux autres et ce qui leur donne un droit indéniable à une estime plus haute, ce sont deux arts perfectionnés de siècle en siècle par héritage : l’art de savoir commander et l’art de l’obéissance fière. Or partout où le commandement devient une tâche quotidienne comme dans le monde commercial et industriel, il se produit quelque chose d’analogue à la race, mais il manque toujours le grand art de l’obéissance qui chez les autres est un héritage d’un état
de choses féodal et que n’autorise plus le climat de notre civilisation. »
Des droits sans devoirs, un orgueil bas devant les hommes, nullement atténué par cette modestie humaine que produit la religion ou la simple conscience du monde, Nietzsche a bien vu les plaies de la société moderne, mais il ne se doutait pas qu’il allait les agrandir. Quand créera-t-on pour les philosophes une langue inaccessible aux traducteurs de commerce et aux lecteurs d’occasion !