Copyright © 2019 Sorbonne Université, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CCBY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
Il n’est pas d’usage, je crois, d’ajouter à une critique littéraire l’ornement d’une dédicace, car elle se dédie d’elle-même au prosateur ou au poète dont les
œuvres
en forment l’objet. Cependant mon amitié, qui trouve une joie vive à tracer ici votre nom, s’enhardit d’une excuse.
Vous en souvenez-vous ? Cet été, en Bretagne, lorsque nous parcourions ensemble les pages inachevées de ce petit volume, j’hésitais à confier au libraire un travail — du genre ennuyeux — qui m’a coûté quelque peine et me vaudra peut-être chez nos amis une solide réputation de pédanterie.
Vos conseils m’y ont décidé pourtant et ne faut-il pas dès lors que vous figuriez à cette place, — ne fût-ce que comme éditeur responsable ?
Chevauchée d’Yeldis et les Poèmes anciens et romanesques, par exemple, je voudrais arriver à établir indirectement le compte de doit et avoir d’une génération dont ces livres indiquent assez complètement, dans les limites de l’art, les tendances diverses.
La mode n’est plus aux parallèles. Il m’a semblé cependant qu’il y avait ici une opportunité véritable à renouveler ce genre ancien. Jadis, M. Ferdinand Brunetière, avec l’autorité de son talent et celle, plus discutable, de la Revue des Deux-Mondes, s’occupa longuement des symbolistes ; mais M. de Régnier n’était pas même Sites et les Épisodes avaient déjà paru. Un autre critique, annonçant à la foule les vers de ces deux poètes, n’hésitait pas à déclarer leur œuvre identique. On ne pouvait, de bonne foi, trouver entre eux de différence. Enfin un genre de sport fut quelque temps très en faveur dans les bons coins de la presse littéraire, — peut-être l’est-il encore — il consistait à accoler invariablement ces deux noms jusqu’à donner l’illusion d’une sorte de meilhacalévy poétique, tandis qu’un contresport les plaçait alternativement au-dessus et au-dessous l’un de l’autre. Cela n’est-il point assez pour servir de raison à cette étude ? Qu’on y lise un prétexte, cela suffira.
Frères par l’amitié, MM. de Régnier et Vielé-Griffin le sont aussi par leurs écrits, mais à cause de leurs différences mêmes, — en ce sens spécial que l’un complète l’autre à merveille et que leurs livres réunis donneraient l’idée presque parfaite de la poésie nouvelle. L’un deux l’emporte par le talent, l’autre par l’instinct poétique ; chez celui-ci des images plus nouvelles, plus d’inattendu une plus riche variété de rythmes et de gestes ; chez celui-là un sens plus pur de l’attitude, une rigueur plus grande dans l’expression, un style plus noble et plus voisin de la perfection. Mais, je le répète, tous les deux sont poètes, tous les deux sont artistes et, si dans la suite de cet article les mots défaillaient à ma pensée, je voudrais affirmer encore qu’ils sont égaux à mes yeux.
Philosophie. — Le poème, expansion dans les Formes. Philosophie de MM. de Régnier et Griffin. Morale de ces poètes.
Pour analyser avec justesse un artiste, il importe d’examiner d’abord ce qui fut le mobile de son œuvre — le motif étant toujours un besoin irraisonné d’expansion dans les formes — et, pour un Poète, à quelle occasion il prit la décision redoutable de rompre le silence.
Si je laisse de côté les premiers vers, balbutiements incertains et légers de l’âme qui sourit à elle-même et salue en chantant son éclosion dans la vie, cette occasion me paraît être, pour plusieurs poètes lyriques de cette époque, le sentiment d’une vision nouvelle des choses. J’entends bien que chaque Poète ne crée pas à nouveau l’univers, mais il le crée en partie pour ceux qui savent le lire et le compléter ; il le créerait totalement si son œuvre était l’Œuvre définitive à laquelle toute l’humanité travaille, et il peut même en donner une image
Alors il semble qu’on découvre ce qu’auparavant personne n’avait aperçu ; on voudrait dire comme Parsifal : « Nie sah ich, nie träumte mir was jetzt ich schau, und was mit Bangen mich erfüllt »
. — Cela est exact en ce sens qu’on voit les choses sous une clarté particulière et par conséquent nouvelle, et si l’on est poète, si l’on ressent ce besoin d’expansion dans les formes dont je parlais à l’instant, il semble que la bouche s’ouvre d’elle-même pour crier ce que l’on sait et annoncer au monde son nouvel Évangile.
Il ne faudrait pas ici qu’un facile plaisant voulût rire en feignant une méprise. Cet état d’enthousiasme où l’âme entend soudain le vivant tressaut d’elle-même est une des plus nobles attitudes de l’homme et tout être capable de comprendre la beauté a dû le connaître au moins une fois. Mais le Poète créateur se distingue de cet être en ce qu’il sait contenir ce qui tressaille au fond de lui et l’effuser ensuite en des rythmes et en des plastiques qui s’animeront de son frémissement. Plus tard, — bientôt sans doute — cet enthousiasme sacré ne sera plus aussi spontané en son beau tumulte, mais le Poète le rappellera par volonté et, s’il a appris à fixer les images de la vie aussi bien qu’il les sentit palpiter, s’il est artiste autant qu’il fut poète, alors sera créée l’œuvre qui dira toute sa pensée.
Sites déjà le vers est nombreux, ferme de lignes, enrichi d’élégantes images savamment serties qui annoncent l’harmonie des strophes futures. Au contraire, les premiers écrits de M. Vielé-Griffin manquent d’une direction certaine, on les sent agités de sourds bouillonnements qui hésitent et retombent ; le poète y est inférieur à lui-même par la beauté réalisée, mais il y révèle de plus larges désirs qui longtemps cherchent leur forme définitive et s’illuminent, plus tard, dans la Vie et le Rythme.
S’ils s’orientèrent ainsi vers des directions différentes, ce dut être à cause de la différence même de leur vision
Gardienne de M. de Régnier pourrait s’entretenir ainsi avec l’Yeldis de M. Griffin :
Yeldis !
Quand tu partis, frivole, pour ta chevauchée, qu’espérais-tu ?
Le monde est vain, où fuyait ta course échappée.
Oui, tu dis vrai, ce monde est vain quand il n’existe par moi-même.
Et par toi-même encore, n’est-il comme ces ombres fuyantes dont se désole celui qui les a poursuivies ?
Hélas jamais ne les atteignit personne.
La gloire et la joie sont de les poursuivre.
L’allégresse, c’est la force radieuse de l’acte, son résultat importe peu.
Yeldis !
Il n’osait tendre les bras, celui qui te rêva le mieux, celui qui le mieux te devinait, celui qui t’a le mieux aimée…
Pourquoi vint-il, n’osant vouloir ? Faut-il choyer un songe que l’on ne peut agir ? Mais celui-là m’a emportée qui leva vers moi ses mains fortes et sut vouloir ce qu’il avait rêvé.
Vouloir !
Si nous pouvons vouloir autre chose que nous-même… — nous, les dociles reflets de nos songes.
Ce que je veux, ce que j’attends, c’est de songer.
Sais-tu ce qu’est l’Amour ?
Un rêve nouveau d’où naissent d’autres rêves.
En l’ignorant tu le blasphèmes, avec la force qu’il a créée en toi. Tout passe, mais il demeure, sans cesse nouveau et renaissant à chaque effort ; il est ta vie, il est la mienne, et chacun de nos gestes affirme encore sa puissance. Toute la vie se résout en l’Amour et c’est par l’action que nous sommes dans la vie.
Mais ne vois-tu qu’hélas la Destinée tient l’une de nos mains ? En vain l’autre s’agiterait lorsqu’un bras inflexible va tantôt la saisir.
Rien n’est, Yeldis, de toutes choses, qu’une idée en sourires on en pleurs.
Crois en toi-même et prouve-toi par tes actes. Toute la joie est éparse à tes pieds ; qu’importe qu’autour de toi les choses soient vaines, si ton idée de chacune d’elles contient la joie d’un acte où ton être encore va grandir !
Toute expansion n’est que douleur, car elle doit demeurer stérile.
Va, fuis l’action, ne recherche que tes songes et regarde en face ton destin contre qui tu ne peux lutter.
Regarde, toi-même ! partout est l’amour. Incline-toi vers lui et saisis dans chaque chose Le reflet de la vie où tout espoir rayonne.
Non ! un seul être est selon la vie ; sache le connaître :
c’est celui qui renonce,et qui remet ses mains aux mains de son destin.
Réjouis-toi et sache croire.
Plutôt, Yeldis, résignons-nous.
Dans le dialogue qui précède, les mots en italiques sont des vers mêmes de MM. Régnier et Griffin. Il a, je crois, une réalité certaine en ce qui concerne le second de ces poètes ; pour M. de Régnier, son authenticité est au moins probable. On le voit, le παντα ρει d’Héraclite peut être considéré comme la source commune de ces deux philosophies ; il pourrait aboutir aussi à deux sentiments voisins : chez M. Griffin la générosité, par élans, à travers son amour de l’action qui lui fait aimer l’homme ; chez M. de Régnier une certaine pitié de l’homme pour l’homme — et assez puissante chez lui, bien que sous une apparence de réserve un peu dédaigneuse, parce qu’elle se nourrit fortement de son pessimisme. Mais à cela se bornent les ressemblances.
Le principe métaphysique de M. Griffin — s’il l’a bien démêlé, ce dont je ne suis pas sûr, — paraît être l’Énergie qui, à travers le flux des choses, se détermine « Dis-nous que toute vie est belle et vaut de vivre »
chante un poème, comme pour compléter le vers de Joies : « la vie est croulante, lustres sur lustres »
. — On dirait qu’Empédocle s’unit ici à Héraclite, mais pour une conclusion nouvelle dont la ferme expression fait songer aux écrits d’Emerson.
La suite de pensées et d’impressions qui a conduit M. Vielé-Griffin à cette philosophie, — laquelle est je crois plutôt de sentiment que de raisonnement, — peut nous intéresser au moins autant que cette philosophie elle-même. Quelques pages de vers écrites à l’instant du doute, nous révèlent le drame de son cœur et de son cerveau, et ce drame a été joué en chacun de nous par des acteurs muets qui sont la Crainte et l’Espoir, le généreux désir qui veut, la lâcheté qui hésite devant la vie, et notre faiblesse qui écoute et regarde. Les premiers poèmes de M. Vielé-Griffin montrent comme une défiance des choses, leurs formes extérieures peu-à-peu apprises, puis une recherche encore tâtonnante de leur sens réel qui hâtivement conclut, par des sensations
Mais voici la crise. « Pourquoi créer, pourquoi donner au monde mauvais la plus vierge part de notre âme ? »
Faire l’acte de Beauté pour sa simple grandeur, se donner comme donne un prince. Mais l’univers crie par mille voix : « Cesse ton effort ! ton œuvre n’est rien devant l’Immensité ; elle disparaît en l’infini ! »
Cependant, à cette objection rigide qui surgit devant tous les chercheurs en quête de leur foi, il faut répondre, car les mélodies intérieures ont de trop pures inflexions ! La vie est à nos pieds ; elle passe, mais l’ensemble de ses apparences subsiste au moins l’espace d’un long instant ; le Poète reporte son idéal dans la vie présente, et sans voir qu’il a passagèrement déchu, il veut créer une Beauté qu’il imagine vivante et mortelle comme il croit vivante et mortelle cette vie. — Il ignore encore, et peut-être l’ignorera-t-il toujours, qu’il n’a lui-même d’autre terme que l’infini ; la Vie, il ne la voit encore que comme une chose relative et concrète. Mais son propre rythme le guide ; et, d’avoir un instant placé son terme dans la Vie, il devine enfin l’ampleur de la Vie, il voit la Vie et la voit éternelle en ses principes d’activité et d’amour. « Crée donc en la vie, tu créeras en l’éternité, et aime, aime la vie qui continuera ton œuvre ».
Ainsi, par des associations d’idées dont j’ai voulu remplir les lacunes, le pessimisme et la révolte du début se sont transfigurés jusqu’à laisser jaillir une conclusion un peu vague mais certes optimiste que, sans vouloir trop prêter à M. Vielé-Griffin, je pourrais achever
Pour M. de Régnier rien n’est que les Idées, si j’ai bien lu ses livres. Mais chez lui l’Idée n’est pas considérée ainsi que chez Platon, comme une essence et un archétype, on le voit dès l’abord. Il est plus difficile de distinguer la mesure de ses rapports avec l’homme. Dans maints poèmes, assez obscurs il est vrai, l’Idée paraît seule participer de l’Etre et le moi ne serait donc qu’un moment de l’Idée, vivante émanation du Soi universel. Dans quelques autres, l’Idée semble plus subjective mais obéit pourtant à une fatalité cachée. Le moi n’est perceptible à lui-même que par ses idées et en ses idées ; le moi n’est que le lieu de ses idées et la vie se résout en un songe gouverné par le Destin. L’homme s’agite dans la Joie et dans la Tristesse mais tout effort tenté selon la vie est vain, donc douloureux : il faut ployer la tête et suivre son destin. — Cette philosophie est, il est vrai, trop peu clairement indiquée au long des œuvres de M. de Régnier pour que les lignes précédentes aient une signification autre que probable ; peut-être même ai-je complété ici ce que je devinais de la théorie pour en faire pressentir la consistance. Mais on y voit nettement les idées considérées comme indépendantes du vouloir, la force du Destin et la conclusion : se résigner ; enfin, et surtout, la ligne d’une pensée esthétiquement grande et belle, très propice à une grave poésie lyrique. Un vers de Pindare vient aussi caresser le souvenir :
.la vie est le songe d’une ombre
moi, un peu trop aisément confondu avec l’être, chante si haut son hymne de vie, étonne et séduit par sa virilité et son exaltation de la joie. Celle de M. de Régnier se caractérise par son fatalisme ; sa résignation est déprimante parce qu’elle prononce la vanité de tout effort — et pourquoi donc alors l’effort de créer ? Ne devrait-elle pas indiquer au moins le ressort de l’acte qui suscite la beauté ?
Loin de penser comme ce poète, je voudrais affirmer, en théorie de l’Art, cette vérité :
L’âme est en devenir vers elle-même ; à tous les stades de son épanouissement, le moi ne peut être connu que par ses phénomènes, les idées, qui évoluent selon la durée, et le regard direct ou la conscience des spiritualistes n’a pour objet qu’une synthèse d’idées, elle aussi mouvante : nous ne sommes pas les mêmes, au plus profond de nous, dans l’adolescence et dans la vieillesse ; ce n’est point comme on l’a dit le voile qui se déchire ou retombe en lourds plis, ce n’est pas la conscience qui s’obscurcit ou s’éclaire, — c’est notre âme qui s’est renouvelée. Au signe de l’Ange elle s’est surpassée et conquise, ou bien elle a attendu vainement et s’est détournée à la fin, ne se découvrant pas encore. Qui nous dira l’homme mûr dont la vie ne semble un mensonge pour l’enfant qu’il fut ? Et pourtant l’homme n’a point menti. — Dire que toutes choses varient autour du moi intact, c’est dire que les étoiles tournent autour de la terre, que la berge se meut si nous suivons la dérive du fleuve. Mais mouvante toujours et sans cesse changée, l’âme existe en tant que Rythme, en tant que direction vers un but à l’infini, et ce but, — c’est c’est en créant qu’il se crée.
Si l’on veut laisser de côté un illogisme partiel qui peut-être me frappe parce que M. de Régnier n’a pas encore énoncé sa pensée tout entière, il faut dire combien sa philosophie, débilitante pour l’homme, est au contraire féconde pour le poète, car elle lui donne à montrer les plus grandes attitudes morales et plastiques. M. Vielé-Griffin s’éclaire à la haute flamme de la Joie, mais M. de Régnier s’appuie à la stature de la Douleur que la résignation rend encore plus humaine et si la Fatalité n’est plus, dans ses écrits, le geste pétrifiant qui se tendait soudain sur les héros de la tragédie grecque, sa forme lointaine a gagné en mystère ce qu’elle perdait en majesté.
M. Vielé-Griffin montre plus directement les choses ; souvent son vers s’adresse à l’homme en le dévisageant. M. de Régnier, plus éloigné, plus tranquille, dit une parole aussi pénétrante mais sans se montrer jamais : il s’efface derrière les formes qu’il suscite et parle noblement de la tristesse avec une voix venue d’un tel horizon de songe qu’en nous faisant ressentir le poids de sa mélancolie il semble n’avoir jamais courbé le front sous elle.
Méthode. — Rapport de l’art à la philosophie. Allégorie, symbole, expression directe. Analyse de ces méthodes dans les arts plastiques et musiques et dans les lettres. Leur emploi chez MM. Griffin et de Régnier. Accord du paysage à l’idée.
J’ai examiné, peut-être moins longuement qu’il n’eût fallu, la philosophie de MM. de Régnier et Griffin, mais, en sortant des généralités, je risquerais de commettre vingt erreurs. Il n’est pas facile en effet d’analyser la pensée de deux hommes qui n’ont pas encore achevé leur œuvre. Mais le travail était sur tout rendu malaisé parce qu’il s’agit de deux poètes modernes qui, en véritables poètes, ont dit indirectement ce qu’ils avaient à dire en réfléchissant leur pensée sur des images et des symboles. Car un livre de vers n’est pas un livre de philosophie. L’énonciation précise et immédiate d’un concept métaphysique ne va pas sans une sécheresse qui répugne au rythme, et ses lignes abstraites ne peuvent se montrer sous les formes harmonieuses et les couleurs de l’œuvre d’art. La pensée philosophique doit être le naturel fondement mais non
La Philosophie étudie les conditions de l’être ; elle scrute sans répit le rapport du sujet à l’objet et tâche à trouver la raison de ce rapport, le générateur et la commune mesure de ses deux termes. Mais l’Art par la représentation symbolique en montre l’union vivante. Ce ne sont plus les sentences rigoureusement déduites et l’enchainement de théorèmes dont le type le plus parfait se trouve dans Spinosa ; l’œuvre de Spinosa est belle, d’une beauté sombre, glacée, sans plastique, mais elle n’arrive à la Beauté que par la Vérité dont elle contient quelques reflets. Au contraire, l’art atteint la Vérité à travers la Beauté, l’unité à travers les formes ; il illumine la soudaine effusion de l’Idée dans la nature et, prêtant par son harmonie un nouveau motif à l’intuition, lui permet de saisir tout-à-coup et d’ensemble les notions que la science s’efforce brin à brin de nouer en gerbe. Il lui sied de suggérer plutôt que de conclure.
MM. Vielé-Griffin et de Régnier se sont conformés à celle loi : chez tous deux l’expression est symbolique. Ils s’en écartent parfois, cependant, lorsque M. Vielé-Griffin énonce l’idée directement, lorsque M. de Régnier penche vers l’allégorie. Pour M. Vielé-Griffin, le changement de méthode est alors très visible ; mais pour M. de Régnier la différence est plus difficile à établir car on tend à confondre allégorie et symbole. Je vais tâcher d’indiquer ce qui distingue pour moi ces deux termes, mais je supplie qu’on veuille me pardonner le terrible vocabulaire usité ici : il faut bien y avoir recours pour exprimer plus vite et plus précisément ce qu’on veut dire. Les pages suivantes sont très ennuyeuses, je
On pourrait déduire cette théorie que je ne prétends pas inventer de toutes piècesTraité du Narcisse.
L’allégorie, comme le symbole, exprime l’abstrait par le concret. Symbole et allégorie sont également fondés sur l’analogie, et tous deux contiennent une image développée.
Mais je voudrais appeler allégorie l’œuvre de l’esprit humain où l’analogie est artificielle et extrinsèque, et j’appellerai symbole celle où l’analogie apparaît naturelle et intrinsèque.
L’allégorie serait la représentation explicite ou analytique, par une image, d’une idée abstraite préconçue ; elle serait aussi la représentation convenue — et par cela même explicite — de cette idée, comme on le voit dans les attributs des héros, des dieux, des déesses, lesquels sont en quelque manière les étiquettes de cette convention.
Au contraire le symbole suppose la recherche intuitive des divers éléments idéaux épars dans les Formes.
N’y a-t-il pas une analogie séduisante entre ceci et ce que M. Stéphane Mallarmé disait si heureusement du vers Remarquons aussi l’étymologie συμϐαλλω.« qui de plusieurs vocables refait un mot total »
? — le poème est donc une phrase dont les vers sont les mots.
Dans la nature, toute la représentation est symbolique car l’âme s’y certifie et, comme je voudrais le dire, toutes choses convergent au but unique. Les Formes sont le verbe de l’être qui écrivit avec des mondes sa pensée ou lui-même. Pour le concevoir, il faudrait saisir l’universalité des Formes, ce qui est impossible ; mais nous reconnaissons Brahma dans Maya lorsque la concordance parfaite de quelques formes nous présente un reflet de la toute Harmonie future.
Car il existe déjà virtuellement en nous. — Puisque nous avons la notion de l’Harmonie, une harmonie aussi est secrètement incluse dans les propres mouvements du moi vers l’être qu’il veut atteindre. Condition invisible et sacrée de ces mouvements, elle se révèle mystérieusement avec notre désir lorsqu’entre les images par nous comparées jaillit un nécessaire rapport.
En cherchant dans les choses l’image de l’infini, en forçant les choses à exprimer l’infini, le Poète en découvre le signe en lui-même. L’âme a entrevu son
L’Art rachète Maya de son inconscient mensonge. Le Poète est celui qui saisit les rapports idéaux des Formes entre elles, et le symbole est créé par la cohésion soudaine de celles-ci, lorsqu’elles se montrent désormais nécessairement liées et expriment implicitement leur unité idéale. Ce serait, — je répète pour plus de clarté, — la fusion harmonieuse de formes disséminées et, en cet état, incomplètes, dont le rapprochement soudain fait jaillir l’unité avec la signification idéale. — C’est une synthèse.
Dans l’allégorie, le concept moral ou philosophique préexiste à sa forme plastique ; dans le symbole il est ordinairement le résultat de l’étude des formes. Dans l’allégorie, les formes sont artificiellement juxtaposées à l’idée qu’elles analysent ; dans le symbole la pensée, le sentiment, doivent naître naturellement des formes dont ils énoncent ainsi la raison d’être.
Quant à l’emblème — qui, en quelque manière, est à l’allégorie comme la partie est à l’ensemble, mais souvent se confond avec elle, — on peut le définir l’image conventionnelle d’une idée. Sa signification n’existe que par un accord tacite ; ainsi le langage des emblème, paraît être compris de façons bien diverses, il est vrai. Selon le langage courant qui le doue d’une portée large et vague, à l’égal du mot signe, par exemple, il pourrait en certains cas servir à désigner ce que j’ai appelé symbole. Mais je ne cherche qu’à préciser le sens des termes fût-ce avec maladresse, pour me bien faire comprendre.
Par l’adjonction d’un emblème, un fait de nature ou un symbole se change en allégorie, puisqu’il devient la représentation explicite d’une idée, grâce au sens conventionnel de l’emblème.
Une tête décharnée, un squelette, peuvent être regardés comme des symboles naturels ; mais le squelette armé de la faux est une figure allégorique : la faux est ici un emblème et suppose connue la métaphore « faucher les vies ». Cérès, Vulcain, sont des personnages allégoriques ; les attributs qui les expliquent sont des emblèmes véritables puisque, sans leur signification conventionnelle, Cérès et Vulcain ne seraient qu’un forgeron et une femme couronnée d’épis. Mais un poète ou un sculpteur traduisant le mythe de Prométhée, en ferait aisément une œuvre symbolique ; car Prométhée dérobant le feu, Prométhée enchaîné, peut s’exprimer tout entier par sa seule attitude. Je pourrais ajouter étourdiment : comme la déesse Vénus suscitant l’idée de Beauté par ses seules formes merveilleuses ; mais on objecterait avec raison à ce dernier exemple que toute œuvre d’art est donc symbolique, puisque, étant belle, elle doit susciter l’idée de beauté…, cela est vrai, tout juste comme la tour Eiffel est le symbole de la hauteur. On le comprend bien, l’œuvre d’art exclusivement formiste n’est un symbole qu’au même titre que les diverses images de la nature.
Si l’on admet ce qui précède, on doit conclure que le symbole, plus que l’allégorie, est conforme à notre loi d’art : car c’est à travers les formes qu’il saisit l’idée, et s’il tend vers la Vérité c’est en procédant de la Beauté. L’allégorie est, en son résultat, plus voisine de l’expression directe ; l’union intime des formes à leur contenu n’est plus chez elle indissoluble et parfaite, car elles n’apparaissent plus comme le moyen d’expression nécessaire et unique.
Un poète, s’il est préoccupé de philosophie, ou simplement s’il veut créer des strophes ayant une vie objective, devra symboliser à moins qu’il n’allégorise. Je pense que, à son insu peut-être, il sera presque toujours symboliste au moment où il sent l’œuvre s’agiter en lui, et c’est alors que dans les choses aperçues il recherche l’Idée. Il est symboliste dans la réalisation de son œuvre lorsque, sous des aspects variés d’opposition et d’analogie, il
Cependant un artiste peut avoir une idée abstraite comme point de départ même et parvenir à l’exprimer ensuite harmonieusement par la musique ou la plastique. Son œuvre ne sera pas une allégorie si, au lieu de choisir des formes isolément expressives il en a recherché d’étroitement concordantes, dont l’ensemble contient naturellement le sens pourtant préconçu. Alors il y a équation constante du fond et de la forme, leur union est parfaite et n’apparaît pas artificielle : le poème ou le tableau doit être assimilé à une œuvre symbolique, bien qu’il ait été commencé selon le procédé ordinaire de l’allégorie.
Une cathédrale, par exemple, est asservie à l’expression de certaines idées assez subtiles ou la philosophie se mêle à la théologie. Chaque entrelacs a sa signification ; les proportions des piliers et des nefs sont calculées selon le sens mystique de quelques chiffres. Mais, outre que le nombre est par nature l’intermédiaire du monde idéal au monde des apparences, dans les belles cathédrales le détail du monument est si bien fondu avec les grandes lignes et celles-ci expriment si naturellement l’idée religieuse que chaque courbe est véritablement subordonnée à la perfection harmonieuse d’une unité. L’œuvre est concordante en ses parties, les emblèmes désertant leur habituelle fonction n’y attirent point l’œil
La cathédrale parfaite s’élève ainsi comme un immense symbole ; on peut dire aussi que, par sa particulière nostalgie, elle suggère la Vérité (Dieu, ici) à travers la Beauté.
Mais si le Poète se préoccupe spécialement du concept philosophique, s’il l’envisage « à part » oubliant qu’il doit être inséparable du concept formel, la cohésion de ces deux éléments n’est plus intime. Alors la musique produit la symphonie à programme, les pièces à thèse encombrent les librairies tandis qu’en peinture sévissent les tableaux « littéraires »Vice suprême : l’allégorie y triomphe. Et encore s’agit-il, en cette planche comme en quelques autres d’une fantaisie d’un maître qui a du génie.
En outre, comme presque toujours l’importance du concept moral est exagéré à l’entier détriment du concept plastique, l’œuvre perd toute vie en même temps qu’est rompu l’équilibre d’où elle devait surgir. Alors l’artiste oublie que la pensée pour la pensée est, selon le grand Art, un pire mensonge que la forme pour la forme ; que, si celle-ci est un idéal borné pour qui peut Walkyrie ; s’il regarde plus bas, il trempe son art en pleine matière et s’efforce d’imiter convenablement l’eau qui coule, ou le tonnerre qui gronde, ou la tempête qui rugit, quand ce n’est pas le tintamarre grossier d’une fête à Montmartre. Celui-ci s’englue à l’expression directe la plus vulgaire ; l’autre s’imagine y échapper, mais ce qu’il crée n’est pas un symbole, c’est une desséchante allégorie.
L’œuvre n’est plus fondée sur une analogie intrinsèque ; le sens et les images sont artificiellement juxtaposés au lieu qu’ils soient unis par la nature. Alors la peinture se fait superficielle et sans saveur, la sculpture incohérente ou glacée ; la musique, devenue descriptive, n’est plus de la musique, la littérature disparaît en phrases incolores ou déclamatoires. Le fond et la forme ne sont plus inséparables comme une rose et son parfum, mais rappellent ces fleurs sans âme dans lesquelles un marchand instilla une essence d’iris ou de violette qui les a bientôt fanées.
Lavandières, où la philosophie de l’histoire prétend se mêler au lyrisme.
Cette erreur en accompagne presque toujours une autre qui n’en est souvent que le résultat et parfois, en musique surtout, se confond avec elle.
Je disais que l’œuvre symbolique exprime la signification des formes par ces formes elles-mêmes, en les présentant sous une certaine clarté qui en laisse deviner le sens caché. Mais le Poète doit chercher moins à conclure qu’à donner à penser, de telle sorte que le lecteur, collaborant par ce qu’il devine, achève en lui-même les paroles écrites. Les formes diverses dont l’œuvre est composée s’orientent alors comme un ensemble de lignes qui, sans atteindre le point précis de leur jonction, le révèlent au moins par leur unanime tendance, projetant ainsi dans l’espace le signe de leur raison d’être et de leur unité. Ce point où surgirait toute l’idée incluse en des strophes variées, est ici dans l’esprit même qui communie avec l’œuvre. L’inclinaison des lignes convergentes peut être à peine indiquée : l’esprit qui les reçoit est illimité par le songe — et ne croira-t-il pas saisir un certain aspect de l’Infini si de toutes ces lignes le point de jonction unique, si de toutes ces formes l’unique et radieux symbole s’illumine en lui-même ?
« l’épicuréisme de l’imagination »
.
Beaucoup d’artistes, même des plus récents, sans doute bouleversés par cette définition, s’imaginent au contraire devoir nettement conclure et veulent imposer leur idée à l’esprit confident en la précisant avec rigueur.
Plusieurs d’entre eux attirent par le talent ; mais, on ne peut s’empêcher de le remarquer, leur méthode et celle des œuvres suggestives diffèrent entre elles comme une plaisanterie fortement appuyée diffère de l’allusion qui indique tout sans rien nommer et déjà se détourne en créant des sourires.
Préciser une idée, c’est la borner et c’est enlever d’avance au poème qui la contient ce frémissement illimité que donne le chef-d’œuvre. Il faut évidemment qu’un poème ou un tableau puissent être compris, fût-ce de quelques-uns seulement. Mais il appartient au tact de l’artiste de dessiner sa pensée jusqu’à la rendre aisément perceptible en ses lignes générales sans la restreindre à une idée particulière.
L’idée particulière n’embrasse que le relatif, ce qui est éternel lui échappe ; elle ne peut s’envelopper de songe, elle ne nous conduit pas au-delà de nous-mêmes et rapetisse l’œuvre d’art à une réalité immédiate et tangible, lorsque la fonction même de cette œuvre est de nous suggérer l’infini. L’art ne marche point pas à pas avec l’homme, il le devance ; il ne s’adresse pas au raisonnement mais à l’intuition.
Si le Poète, sans exprimer encore directement son idée, veut que son œuvre la délimite avec précision,
Je ne sais si ce qu’il écrira doit toujours s’appeler proprement une allégorie ; mais si même on prononce apologue ou parabole, ce sont bien des espèces du genre allégorie et l’idée y apparaît distincte de sa forme musicale et plastique« le grain
», — elle devient une allégorie. De même l’interprétation du cantique des cantiques.de la pensée divine germera dans le cœur des hommes et l’on en verra grandir l’arbre immense de l’Église universelle dont les rameaux couvriront toute la terre
Comme l’allégorie, un tel poème a sensiblement les défauts de l’expression directe ; la pensée captive ne s’y joue point d’elle-même à travers les images ainsi qu’un rayon réfléchi, grandi, multiplié par des miroirs. En outre cette œuvre ne sera pas, comme le symbole, incessamment nouvelle, parce qu’elle ne recèlera pas comme lui ce dernier secret, cet indéfiniment inconnu qui, pour le lecteur de Faust ou d’Hamlet, peut toujours susciter une renaissante rêverie. Au contraire, le livre une fois lu, le tableau dûment examiné, le bas-relief compris, ne contiennent plus d’énigme ; ils ne nous laissent plus songer et sont désormais pour nous l’image connue d’une idée connue. Ils sont la femme qu’on a possédée, mais n’ont pas mille formes comme elle
la Discorde personnifiée. Dans la poésie lyrique la verve originale de M. St-Pol Roux n’est pas loin de se spécialiser à ce genre d’allégorie qui d’ailleurs y répugne peut-être un peu moins. Quelques Flamands s’y adonnent aussi et, je crois, avec plus de bonheur ; je connais des strophes où ne manquent ni la grâce ni l’énergie, bien qu’elles allégorisent ; mais quelle vie intérieure plus profonde elles auraient eue sans ce défaut ! Témoin cette pièce de M. Grégoire Le Roy, lequel possède pourtant maintes qualités bien latines.
Sur les fenêtres de mon cœur Deux pâles mains se sont collées Mains de douleur et de malheur, Mains de la Mort, mains effilées. C’était sinistre de les voir Si nocturnement illunées, Levant vers moi leur désespoir Telles que des mains de damnées. Et Celle de ces mains de deuil, Qui donc pouvait-elle bien être, Pour que la mort fût sur mon seuil, Depuis ce soir de la fenêtre. Non, ces mains ne pouvaient bénir ; Maudites, certes, étaient-elles ; Puisque j’ai désiré mourir D’avoir vu leurs pâleurs mortelles ; Puisque le vin de mes amours, Amertumeux et plein de larmes, Endolorit le pain des jours, Depuis leur signe aux fatals charmes. Mains sinistres ! mains de poison ! Geste de ténébreuses vierges ! Vous avez lui dans ma maison Comme deux mortuaires cierges. Ma douleur regarde la mort, Car l’espoir a fermé sa porte Et tristement, le vent du Nord Souffle sur ma chandelle morte.
ou celle-ci, de M. Maurice Maeterlinck, admirable certes, mais non point par son expression allégorique :
Ô les passions en allées Et les rires et les sanglots ! Malades et les yeux mi-clos Parmi les feuilles effeuillées, Les chiens jaunes de mes péchés Les hyènes louches de mes haines, Et sur l’ennui pâle des plaines Les lions de l’amour couchés ! En l’impuissance de leur rêve Et languides sous la langueur De leur ciel morne et sans couleur, Elles regarderont sans trêve Les brebis des tentations S’éloigner lentes, une à une, En l’immobile clair de lune Mes immobiles passions.
J’entrevois d’immobiles chasses, Sous les fouets bleus des souvenirs, Et les chiens secrets des désirs, Passent le long des pistes lasses. À travers de tièdes forêts, Je vois les meutes de mes songes. Et vers les cerfs blancs des mensonges Les jaunes flèches des regrets.
Et même en France, il faudrait citer quelques pièces de M. Retté, de M. Kahn, un assez grand nombre de pages de Régnier.
Ces vers ne sont point d’expression directe, car la pensée est constamment présentée par une image. Chez M. Le Roy, par exemple, c’est une fenêtre où deux mains apparaissent en un geste d’énigme ; mais au lieu de donner à penser qu’il évoque ainsi un moment du cœur humain, ce poète a cru devoir en avertir dès les premiers mots, et, en spécifiant qu’il s’agit des mains de la mort, il enlève beaucoup de son mystère à une vision qui demeure pourtant belle et hantante. Dans le Corbeau, qui a des analogies avec cette pièce, Edgar Poe avait su s’arrêter aux limites du connu.
Cette précision est souvent plus fâcheuse encore ; employée sans mesure, elle enfante des monstres absurdes. Je me souviens de quelques vers où je montrais des cavaliers en un furieux galop ; mais j’indiquais bien vite qu’ils représentaient « les désirs » et j’obtenais des chants vraiment peu lyriques, tels que ceux-ci :
Désirs, guerriers de fer à l’assaut du Bonheur
et, plus loin :
Lourds Désirs chevauchant l’Espoir vers la Douleur.
un excès d’effort visible. Le beau plastique est produit, — dans l’attitude d’un travailleur, par exemple, — par l’équilibre d’un rythme, par l’adaptation parfaite de ce rythme à son but, par un minimum d’effort pour un résultat à obtenir ; chaque muscle tendu prête aux autres son appui dans la stricte mesure de la force qu’il faut déployer. Ici, le sens étant deviné sans qu’on le précise, sa désignation explicite paraît un effort superflu ; il y a en cet excès une faute contre l’harmonie. — La nuance est plus aisément saisie au théâtre où toutes choses sont grossies. Lorsqu’à la scène une strophe ou une exclamation a « porté », souvent on voit « l’effet » bientôt réduit par les paroles qui suivent et que l’acteur prononce après les applaudissements. C’est que la fin de cette tirade prétend alors achever ou expliquer ce qu’on avait déjà compris.
Que l’on choisisse les mots avec précision, certes ! Tout artiste le réclame impérieusement. Mais non pour qu’ils se saisissent de l’idée et la présentent pieds et poings liés. Qu’au bout de la dernière strophe le lecteur sente encore de l’espace !
Que ton vers soit la chose envolée…
On souffre lorsqu’après des images grandes ou fluides apparaissent des mots prosaïques ressortissant du vocabulaire de la philosophie ou empruntés à la terminologie de la Science ; l’esprit qui croyait planer avec le rêve se retrouve soudain à terre. Les poèmes dont la conclusion est strictement définie contiennent une déception semblable. Plus est idéale leur beauté, plus la vision est allégée, musicale et lointaine, — plus est pénible une
Examinons ces vers de M. de Régnier :
Mon Âme, les vois-tu venir ? Ce sont tes frères les Espoirs, Qui heurtaient à la porte au travers de la haie, Les doux-venants de l’aube gaie, Les fiancés de la Belle Dame de Tyr, Les favoris de la Dame folle et gaie Qui s’accoudait au balcon pour les voir. Comme ils passaient par la roseraie Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir. Mon Âme, les vois-tu venir ? Ce sont tes frères les Désirs Avec leurs faces impérieuses et suppliantes Et leurs guirlandes d’amaranthes Et de soucis et de riantes Lèvres qui pleureraient vite À quelque dur déni d’un destin obstiné, Tu sais où leurs regards jadis t’ont conduite Pauvre Âme en qui le soir, comme une autre âme, est né. Pauvre Âme, les vois-tu venir ? Ce sont tes frères les Souvenirs ; Ils marchent sur des feuilles mortes Et portent des miroirs où leurs faces pâles Se confrontent à d’autres faces, les mêmes et plus pâles, Ils savent tous les coins des vieux jardins et les ombres, Et les clefs de toutes les portes Et l’âtre doux en reflet aux dalles, Et la maison filiale d’aïeules graves, Et d’autres qui teillaient le chanvre sur les portes Auprès de celles qui sont mortes. Pauvre Âme, les vois-tu venir, Espoirs, Désirs et Souvenirs, Ces doux frères que te ramène Une amertume bue à la même fontaine ? Vois, tous les soirs sont morts au large de la Tour triste Qui plonge au marais noir ses murs que verdit l’eau ; Ton diadème est lourd d’une antique améthyste Et tes cheveux d’or lisse échappent au bandeau, Et ta robe s’efface en chimères fanées. Le vent qu’elles plus las te chante les Années. Regarde, les voici qui viennent Une à une, les anciennes, Et du plus loin qu’il te souvienne, Pauvre Âme, Ombre de la Tour morne aux murs d’obsidiane.
Je n’ai pas à rechercher maintenant tous les mérites et les défauts de cette pièce, mais à en indiquer seulement la méthode. M. de Régnier sait fréquemment éviter la manière d’allégorie dont je viens de parler, ou plutôt s’il marche constamment à son extrême limite, il a sa manière propre d’y échapper lorsqu’il s’y sent glisser. Souvent le poète hésite, on dirait, entre l’expression allégorique et l’expression symbolique ; ailleurs il semble allégoriser vraiment, et soudain on le voit se ressaisir. Cet état est particulièrement sensible en un poème comme celui-ci dont la fin, très cohérente avec le début, est cependant formulée selon une autre méthode. Malgré l’intrusion de personnages abstraits sous leurs noms abstraits, je voudrais presque assimiler ces vers à un symbole ; j’y appliquerais volontiers une réflexion semblable à celles que me suggérait plus haut la structure d’une cathédrale, — sans vouloir autrement comparer. Ici les expressions directe, allégorique et symbolique se mêlent non seulement avec grâce mais avec une certaine force victorieuse qui nie chacune d’elles pour exalter leur seule union, et, par une suite
On trouverait pourtant dans les œuvres de M. de Régnier, surtout en son dernier livre (Tel qu’en songe), maintes pages vraiment allégoriques.
Mais sa manière d’allégoriser n’est jamais sans une gravité noble et sans des formes harmonieuses qui en dissimulent le défaut. D’ailleurs, si cette méthode de poésie peut créer des monstres et si, à mon avis, elle reste inférieure au symbole, elle a au moins sur l’expression directe un avantage certain : comme le symbole elle suppose toujours l’image et suscite souvent comme lui une plastique continue ; en sorte que l’œuvre, imparfaite en tant que poème, peut être parfaite selon l’art au sens restreint de ce mot.
La même erreur, et maintes fois pareillement rachetée, existe aussi en musique. Peut-être Richard Wagner lui-même n’a-t-il pas toujours échappé à cette précision desséchante de l’idée abstraite, mais elle est compensée chez lui par une telle richesse de formes qu’elle disparaît en leur splendeuren traduisant le geste ou l’attitude qui les exprime, — mais de quelques-uns d’entre eux comme le thème de l’anneau, par exemple. Le thème du glaive est expressif par sa forme : celle-ci dessine non point l’arme elle-même mais le geste qui la brandit. Le leit-motiv devient un emblème, et rien de plus, s’il ne trouve dans l’orchestique sa raison d’être. De même la musique ne peut créer un paysage ; mais elle l’évoque en exprimant les sentiments qu’il éveille dans l’homme, en suscitant des gestes et des attitudes, traducteurs naturels de ce sentiment. Quelques conversations avec le compositeur Erasme Raway ont fait beaucoup pour éclaircir mes idées à ce sujet ; cette conclusion nous ayant paru certaine à tous deux à la suite d’une causerie, il me pardonnera de le citer ici.
On se rappelle le mot, peut-être authentique :
« MM. les hautbois, tâchez que ce fa dièse exprime le dégoût ! »
J’écrivais tantôt : le symbole existe par la cohésion soudaine des formes, qui les montre désormais nécessairement unies et exprime implicitement leur unité idéale.
Il y a ici une objection : une œuvre d’art, — un drame par exemple, — peut rendre nécessaire l’existence simultanée de formes nullement connexes.
Certes ; mais alors l’harmonie formelle naîtra de leur opposition dans l’unité générale du style. L’unité idéale qui en doit jaillir trouvera son centre non pas en chacune des formes ou en l’une d’entre elles, mais dans l’équilibre de leur conflit. C’est en ce conflit même qu’il faut chercher la « forme primitive » et le point de départ de l’œuvre.
De cette manière il y a encore symbole. On l’entend bien, le concept philosophique n’est pas nécessairement antérieur au concept plastique ; l’un et l’autre restent indissolublement unis si, encore une fois, les formes Ancæus de M. Griffin.
Dans la composition, dans l’ordonnance générale d’une œuvre souvent il faut bien que l’idée soit conçue avant que l’on précise sa forme plastique. C’est le cas ordinaire pour les « travaux de longue haleine »… Mais n’y aura-t-il pas symbole si l’idée et le songe qui l’environne se développent en l’unanime adhésion des formes, — si les formes restent concordantes en leur variété multipliée et dérivent naturellement de la forme première par analyse ou par antithèse ? Le poète crée un symbole s’il fait surgir l’idée en un tel ensemble de concordances harmonieuses qu’elle apparaisse désormais comme inséparable de celles-ci. Et c’est encore la suggestion dont je parlais plus haut ; l’idée, acquérant ainsi l’aspect d’une chose inconnue puisque le lecteur ne la vit jamais auparavant environnée de ces similitudes rayonnantes, semble naître à la vie par un effort de son esprit.
Au contraire, souvent une série de symboles sont réunis ensuite pour former une œuvre d’ensemble et les formes diverses en demeurent sans lien. C’est que l’artiste conçut partiellement son œuvre avant d’en saisir à la fois la forme et l’idée générales, d’où toutes les formes auraient dû procéder aussi bien que les idées. Nous le voyons parfois en certains recueils de vers : l’ordonnance, parfaite pour chacune des parties, fait défaut au livre entier qui, collection de symboles, donne pourtant malgré tout l’impression d’une allégorie. Cependant les formes y sont au moins virtuellement réunies par une idée commune, ce qu’on ne pourrait dire de la plupart des volumes de vers publiés tous les jours.
Mais le talent de M. de Régnier n’apparaît pas toujours avec cette tendance, sans doute inconsciente, et l’auteur des Poèmes anciens est bien certainement symboliste. Il se réjouit des images, non pas en général de celles qui portent un sens convenu, mais de celles que le Poète interprète et modèle en voyant de la vie. Il a le sens des « correspondances » et tels de ses poèmes, ces Odelettes qu’il réunit dans son dernier livre, sont une suite de décors pour un palais de l’esprit où, lorsque l’auteur évite de s’adresser à son âme, cette âme est suscitée en communion avec les choses dont elle profère les secrètes paroles. Un livre rare et personnel de M. Hector Chainaye est intitulé l’Âme des Choses. Ce titre qui semble énoncer l’idée même du symbole, caractériserait à merveille ces « Odelettes », l’œuvre la plus pénétrante et la plus suggestive de M. de Régnier. J’aime à y appliquer, de même qu’aux Poèmes anciens et romanesques, ce que je disais de la suggestion
M. de Régnier symbolise encore d’une plus subtile manière : ses œuvres éclairent souvent de vastes décors, en cohésion parfaite avec ce qu’ils contiennent et, comme dans les rêves les personnages des tentures descendus auprès de nous, de grandes figures paraissent s’en détacher à peine, et s’y mouvoir selon une tranquille noblesse qui porte en soi toute l’harmonie. Il rappelle ainsi Puvis de Chavannes et en particulier ce Bois-Sacré où l’accord merveilleux du site avec des femmes grandes et sveltes, aux attitudes lentes, fait naître la nostalgie d’une contrée surhumaine dont la Beauté serait l’unique loi. Le paysage chez M. de Régnier varie avec les personnages, ou avec l’état d’âme qui y est inclus. En ses lignes amples et fondues il est toujours significatif mais corrige par sa paix réginale le pessimisme des scènes qu’il enveloppe ; la pensée du Poète y apparaît mieux en sa simplicité, mais non plus désolée ; comme les hautes montagnes silencieuses dont la base repose dans les lacs de la brume, une radieuse sérénité grandit de sa mélancolie.
Le symbolisme de M. Vielé-Griffin n’est point subtil à l’égal de celui-ci ; je le dirais volontiers plus naturel et plus « classique » si ce dernier mot ne devait amener d’ennuyeuses méprises. Jamais ce poète ne penche vers l’allégorie et pourtant il n’est pas comme M. de Régnier lointain et voilé ; il ne revêt point de ces transparentes ombres qui parfois s’épaississent jusqu’à l’obscurité.
Le Porcher, la Chevauchée d’Yeldis sont des exemples singulièrement nets de cette méthode que je crois particulière à M. Griffin.
Mais au contraire de M. de Régnier dont le Je paraît représenter non le poète, mais un personnage supposé, il ne reste pas toujours fidèle à l’expression indirecte ; lorsqu’il n’use pas du symbole, il parle simplement sa pensée. On découvrirait malaisément en ses œuvres une seule allégorie, mais il ne répugne pas à la forme didactique, dont il s’efforce de sauver la sécheresse par des images diverses, sans pouvoir lui enlever ce défaut : qu’elle limite l’idée et la glace en la précisant outre mesure. Pourtant on ne peut nier la puissance de vers tels que ceux-ci :
Crois, vie ou mort, que t’importe, En l’éblouissement d’amour ? Prie en ton âme forte : Que t’importe nuit ou jour ? Car tu sauras des rêves vastes Si tu sais l’unique loi : Il n’est pas de nuit sous les astres Et toute l’ombre est en toi. Aime : Honte ou Gloire, qu’importe À toi dont voici le tour ? Chante de ta voix qui porte Le message de tout amour Car tu diras le chant des fastes Si tu dis ton intime émoi : Il n’est pas de fatals désastres, Toute la défaite est en toi.
Parfois une soudaine image suggère et symbolise après une strophe aux paroles immédiates :
Fleuves d’amours imperturbés, Où j’ai lavé le carnage de vivre, Ciel de clarté dont la splendeur délivre, Mers de douceur aux lointains courbés Vers des pays dont le nom vague enivre. Toujours plus avant ! la route est courue Des petits désirs et des lâches orgueils, Mon âme est forte et fut secourue Par des baisers de joie et des larmes de deuil … Vois, au ras du côteau, cette étoile apparue.
Souvent quelques vers directs après des strophes aux opulentes visions, ailleurs une pièce entière conçue sans nulle plastique et, apparue telle qu’elle s’illumine entre les symboles qui l’entourent, c’est alors comme au bout d’une longue route dans la forêt, le brusque tournant découvrant un village au soleil. Cette manière n’appartient pas en propre à M. Vielé-Griffin, ainsi que la précédente. Elle est commune, je crois, à tous ceux pour qui l’idée ne surgit pas avec sa forme visible, à ceux qui se préoccupent du sentiment humain avant qu’ils ne l’expriment et qui écriraient alors des allégories s’ils le voulaient traduire objectivement par une métaphore ; mais elle produit, chez d’autres, des effets moins heureux. D’habitude elle naît d’un manque d’imaginative et est le défaut commun des littérateurs moins Lavandières que j’ai déjà citées ; cependant lorsqu’elle ne domine point M. Griffin en tire presque une richesse de plus. Elle ne reporte guère chez lui à la chose présente, car elle n’arrête que rarement à un détail particulier et son apparition est trop rapide et trop intermittente pour faire retomber l’illusion évoquée ; mais, s’alliant avec le rythme personnel et la couleur d’esprit de ce poète, elle donne souvent à la strophe une puissance dont l’énergie inattendue ne permet point de sentir qu’elle rompt la trame de l’harmonie : elle est la sœur et la fille de cette morale de l’action qu’elle accompagne. Je l’expliquerai plus loin, M. Vielé-Griffin est un conteur lyrique ; chez lui, — chaque fois qu’il apparaît accidentellement, — le vers sans image fait penser au geste d’un habile narrateur, lorsqu’après avoir longtemps parlé comme pour lui-même il lève soudain la tête, et lance le mot décisif en vous regardant en face.
Forme. — Formes plastiques. Formes et lumière ; coloris, valeurs ; leur degré d’objectivité. La couleur chez M. Griffin et chez M. de Régnier. Le geste et l’attitude dans les arts plastiques et dans le poème. Correspondances de temps et d’espace, de subjectivité et d’objectivité, de geste et d’attitude. Ballet. Geste et attitude dans les vers de MM. de Régnier et Griffin. Elégance, noblesse. Décors.
De la philosophie et de la méthode de MM. Griffin et Régnier on pourrait déduire, presque à coup sûr et sans avoir recours à l’exégèse, les formes musicales et plastiques en lesquelles se condense leur vision de la vie. On le remarquera aussi plus tard, leur technique apporte comme le reflet de la forme et de la philosophie qu’ils ont choisies, et tous les caractères de leurs œuvres sont l’expression naturelle de leur personnalité.
M. de Régnier, dont le fatalisme répugne à l’action, écarte de son art le mouvement ; il se manifeste en général par la plastique plutôt que par la musique, et spécialement par des attitudes ; il y a du sculpteur en lui. Chez M. Griffin, poète épris de vie, la morale de l’activité se traduit d’elle-même : c’est le geste et le rythme qui caractérisent la strophe en l’enveloppant d’un souple et mouvant tissu.
L’énergie studieuse d’un artiste de la plastique porte sur deux objets principaux : la science des milieux lumineux
Comparée à la musique, la plastique est un art objectif : Aristote déjà l’indiquait. (Qu’on se rassure, je ne vais pas parler grec). De plus, il y a dans la plastique même un élément plus objectif, un autre plus subjectif
Les formes comme les masses lumineuses n’existent jamais que selon l’espace, cela n’exige pas d’être démontré, mais la ligne éveille une idée de direction : arrêtée et comme pétrifiée dans l’Attitude — effective et d’un mouvement sensible dans le Geste qui participe donc aussi de la durée.
Si nous prenons au sens le plus large les mots « couleur » et « ligne », celui-ci me paraît désigner un phénomène plus subjectif que celui-là. En effet, la nature ne nous montre que des masses lumineuses ; le trait n’existe pas en soi et suppose l’effort de l’homme qui l’abstrait du milieu ambiant, — je ne prétends pas donner cela comme une découverte ; — le trait implique un geste caché. Si nous examinons les formes en elles-mêmes, en tant que « lignes », indépendamment de la « couleur », de la lumière, nous voyons que l’attitude en est l’élément le plus objectif. Par ce mot attitude, et faute d’un autre, je veux désigner la pose stable et harmonieuse ; composée, certes, de traits subjectifs, elle nie chacun d’eux en leur opposant leur propre unité par la proportion. Son immobilité la met plus loin de nous, elle ne signifie pas l’individu aussi naturellement que le geste ; elle ne dépend pas du moment.
Pour la « couleur » même, l’élément le plus objectif doit être évidemment cherché dans la proportion des coloris suit davantage notre instinct, il se modifie au gré d’un sentiment individuel. Si nous supposons deux peintres maîtres de leur art, usant de la même technique — car il ne s’agit pas ici de la « manière » — et placés devant le même site ou devant le même groupe de personnages, ils en restitueront également les proportions et dans leurs tableaux les rapports des tons lumineux, les « valeurs » seront identiques ; mais les deux œuvres différeront par les qualités du trait et par le coloris. Remarquons enfin ceci : les rapports de « valeurs », de tons lumineux, sont fixes, au lieu que le coloris nous apparaît variable et que ses différents états impliquent jusqu’à un certain point l’idée d’une succession dans la durée.
MM. Vielé-Griffin et de Régnier sont tous deux poètes subjectifs, mais à des degrés très différents. Je l’indiquerai plus loin, le premier se fie avant tout à sa propre impulsion, le second se préoccupe infiniment plus de l’harmonie ; celui-ci s’arrête plus aux proportions lumineuses, à l’équilibre des tons, — non pas d’une façon purement objective, pourtant ; celui-là doue les choses d’un coloris personnel et vivant. Mais, j’y insiste, tous deux s’inquiètent de la ligne plutôt que de la couleur.
Cependant, peut-être parce qu’il est pessimiste et par une réaction inconsciente de ce qu’il sent vivre en lui, M. de Régnier prête parfois à ses poèmes l’héroïque splendeur qui faisait défaut aux choses aperçues. Au contraire, M. Vielé-Griffin nous présente plus souvent son idée sans la parer de ce manteau magique : c’est une
Ses premiers livres qui marquent la période la moins subjective de son talent, arrêtent de temps à autre par des essais de profondeurs nuancées :
La nuit est lourde et s’alanguit de désirs vagues, Il pâlit au zénith des éclairs violets…
ou, de-ci de-là, par une vision éclatante :
Les pourpres du brasier sanglant où s’effondra Le Dôme d’or rougi s’éteignent une à une.
Mais on n’y voit pas encore le coloris personnel dont j’ai parlé : plutôt la volonté de reproduire avec justesse les tons d’un paysage qui signifie. Dans les œuvres qui vinrent ensuite, ces gammes et ces oppositions de teintes ont une tendance à disparaître de tel passage isolé et à se fondre en la strophe et le poème entiers, comme pour ne point gêner l’allure des mille rythmes qui s’y meuvent et bondissent. Mais elles reparaissent avec un accent plus personnel en des vers comme ceux-ci :
Ils sont passés en riant près de moi, Au chemin creux du val, Des rubans flottants jaunes et roses Et deux sur chaque cheval…
ou bien c’est une page tout entière d’un coloris vénitien très particulier ; bien différente des œuvres de MM. Moréas et Gustave Kahn, mais riche et sapide autant qu’elles, sa vivante variété eût, je crois, séduit le grand Théophile Gautier :
Le pays était plantureux et riche en vins, Gai du soleil qui dans la mer se mire Et le port Était vivant matin et soir, De la foule bigarrée ; Toute l’heure de marée Était de bon espoir, D’accueils, d’adieux : Il entrait des navires de tous les horizons, De Carthage, de Rome et d’Orient Et du Nord et de l’Ouest mystérieux ; Il partait des vaisseaux vers tous les cieux — Avec leurs voiles claires, comme en riant. Philarque et moi nous veillions au port ; Et pour du vin, du blé ou pour de l’or, Selon l’échange, Nous prenions l’ambre ou les épices, Vidant nos celliers et nos granges Au gré des vents propices.
Mais M. Vielé-Griffin prête rarement au décor quel que faste. Sa couleur même n’est point la couleur solide de certains Flamands ; le plus souvent elle s’efface pour renaître en lumière. On a pu en juger par plusieurs des exemples cités jusqu’ici, lorsqu’il veut être imagé il tend à devenir poète plein-airiste. Non pas qu’il recherche savamment l’équilibre des plans lumineux pour créer ainsi de lointaines et aériennes perspectives ; mais par le sentiment né d’un coloris clair et sain, en ses récits comme à la surface des eaux, la brise passe d’un vol libre ; ils fleurent les parfums des prairies, respirent de l’aurore à l’égal du jour souple des bois et de strophe en strophe s’étendent et s’éjouissent de vivre ainsi qu’un paysage caressé par une bruine de soleil.
Il faut aimer les midis sur la mer et l’été dans les champs, il faut aimer l’instant ébloui où, à travers notre humide septentrion, tous les rayons unissent leurs
Il est aussi deux peintures ; l’une s’appuie immédiatement à la Vie en ses multiples apparences, — c’est le tableau de chevalet, par exemple ; — l’autre, architecturale et décorative, (et la plus hautement esthétique, il faut oser l’écrire), semble ne donner de la Vie qu’un reflet en une synthèse épurée. La première représente l’objet par la plénitude de ses couleurs et de ses lignes dans la lumière ; la seconde affaiblit les reliefs de la couleur comme pour un lointain au profit d’amples lignes expressives et choisies, — savamment ordonnées. M. Vielé-Griffin n’est pas selon celle-là, mais M. de Régnier est mieux que lui selon celle-ci ; ses personnages ont aussi des proportions comme en savent délinéer certains peintres décorateurs, M. Puvis de Chavannes,
En peinture, en sculpture plus encore, il faut admettre que la tranquille stature est supérieure au geste impliquant une action momentanée puisque, par leur nature même, les œuvres nées de ces arts se développent exclusivement dans l’Espace. L’immobilité de l’attitude, en niant toute idée de temps, garde à
Les deux modes d’Espace et de Temps se pénètrent réciproquement il est vrai, puisque chacun d’eux est la mesure naturelle de l’autre, et les lignes précédentes ne peuvent être interprétées absolument ; car, à moins d’en revenir aux doctrines d’Élée, l’harmonie en soi et, pratiquement, l’harmonie d’une attitude même, ne sont concevables que comme un équilibre de mouvements, comme un accord unanime de directions compensées. Toute forme contient un rythme et tout rythme une forme, je ne l’oublie pas. Mais le geste particulier, le mouvement qui indique l’état d’âme d’un instant laissent croire qu’une action nouvelle suivra l’instant d’après, avec son geste et son mouvement nouveaux ; il y a en eux de l’inachevé et lorsqu’ils se montrent dans la sculpture surtout, ils contredisent l’essence de cet art en un rythme qui suppose le temps
L’École parnassienne, qui fut avant tout plastique et s’orienta spécialement vers la sculpture, l’avait compris ; elle fut logiquement d’accord avec ce qu’exigeait sa tendance lorsqu’elle usa de l’image immobile. Sa gloire est de l’avoir apportée, — ou presque — dans nos lettres ; son défaut fut qu’elle l’admit quasi exclusivement et faillit ainsi lier la Poésie à une seule forme de l’art.
Certes nous leur devons de nous avoir appris (après Vigny, Gautier et les Orientales) comment les formes évoquées par les vers peuvent se préciser de fermes et forts contours, comment le vers lui-même, en cette langue fluide qui est sa matière propre, peut se modeler à l’égal de la glaise et bomber des reliefs aussi durs que le marbre. Les Trophées de J. Maria de Hérédia sont un parfait modèle à ce point de vue et leur beauté inébranlable suffirait à faire grande l’école parnassienne, n’eût-elle produit que ce seul livre. Mais la Poésie n’est pas que l’espace, elle est aussi le temps ; elle n’est pas l’image seule mais encore la musique, et le mouvement lui appartient au moins autant que la stabilité.
En l’article bien digne d’attention que j’ai déjà citéRevue des Deux Mondes, 1er novembre 1888.e
Oui, certes, le Poème veut la musique ; mais, avec la musique qui lui manquait — et que l’inaptitude foncière de la plupart lui ménage encore non sans parcimonie — il faut lui donner tout ce que nos ainés lui conquirent. La Poésie n’est ni la musique, ni la sculpture, ni la peinture, ni l’architecture, ni la morale ; mais qu’elle soit philosophique par son idéale portée, que l’ordonnance la montre architecturale, que ses images la colorent et la dessinent, que par ses rythmes et ses harmonies elle atteigne la musique — et que, musique, philosophie, peinture et dessin, elle soit en même temps tout cela, car elle se nourrit de tous les arts et de toute la pensée, comme elle les pénètre elle-même de son vivant effluve.
Les Parnassiens ont péché par exclusivisme ; chez eux le poème paraît avoir eu pour objectif la plastique en soi plutôt que la poésie — lorsqu’ils ne cherchaient pas « l’art » seul, au sens restreint, c’est-à-dire « le métier », de préférence à la Beauté qui le divinise. Mais la poésie contemporaine (et je suppose ici réalisées toutes les promesses, sans doute inconscientes, qu’elle contient), a pris conscience de sa véritable nature. Ne le dirait-on pas ! Désormais complétée elle s’est découverte elle-même en son double mode, comme chez les lyriques grecs, art musique et art plastique, selon le temps et selon l’espace.
Mais peut-être a-t-elle aussi un peu dépassé le but à présent.
geste inscrit dans la durée, est un des deux modes fondamentaux de la musique, celui-là même qui lui est essentiel.
Supposons qu’une fantaisie du goût eût, pendant des années, contenu le ballet dans l’immobilité du « tableau vivant », par exemple. Son naturel génie lui rendrait enfin le souvenir de lui-même, et il reconquerrait ce qui lui appartient ; mais cette réaction dépasserait probablement à son tour les limites de l’harmonie propre à cet art et le ballet présenterait, pour longtemps, un excès de gestes à l’exclusion de toutes attitudes.
La Poésie nouvelle semble avoir suivi la même loi. Des contemporains lui ont apporté avec la musique toute la fonction de temps qui la caractérise ; les poses trop raides se sont peu à peu animées, il y a eu des gestes et, à ce changement, la Poésie n’a point déchu, car elle s’est emparé de son propre bien. Il fallait même qu’il en fut ainsi ; devenue plus subjective après la bataille contre le Parnasse, elle devait retrouver le geste avec le rythme. Elle réaliserait à ce point de vue l’harmonie des mouvements.
Il le faut avouer, elle paraît avoir acquis les mouvements sans en ordonner jusqu’ici l’harmonie avec assez de continuité ou de précision, et trop souvent encore les poètes nouveaux ont oublié la puissance inattendue que peut donner à telle page une grande pose immobile. Il suffit de citer les dernières œuvres de M. Émile Verhaeren et celles de M. Gustave Kahn, — et je choisis ces noms entre les meilleurs
M. Vielé-Griffin sait, comme M. Verhaeren, illuminer le mouvement nécessaire et décisif :
Il marcha vers elle et lui prit la main, Viril et franc, Elle fléchit le front comme une enfant, Et soudain beau de toute sa jeunesse Et de sa volonté et de son bel amour, Sans un détour, Il la prit sans un cri et sans un geste Et sans un mot, Bondit debout dans ses étriers Et cabra son cheval vers un galop.
Si ses vers n’ont point l’énergie abrupte et la belle violence colorée qui particularisent les Débâcles, leur grâce plus humaine, leur élégance de courbes infléchies s’effacent parfois pour un élan direct, qui a peut-être une force égale. Souvent le geste est merveilleux de décision ; ailleurs il s’éclaire et disparaît comme en une vision enchantée :
Seul, j’étais seul, malgré qu’à mes deux bras Pesait — à peine — un rire de tendresse Et frissonnait, à mes genoux, leur robe.
Il y a, chez l’auteur des Cygnes, des lignes un instant arrêtées en silhouette radieuse, bientôt fondues. Mais, quoique ses vers ne développent pas toujours une action et qu’ils se complaisent parfois en des états d’âme prolongés, on y découvrirait malaisément, du moins dans les livres les plus récents qui sont aussi les plus personnels, quelques définitives et marmoréennes statures. Souvent même il sacrifie l’harmonie des mouvements à leur diversité ; mais, c’est ici une observation qu’on saisira mieux en étudiant sa rythmique, car le mouvement existe chez lui autant dans la forme devinée du récitant que dans les images présentées par les vers. Encore M. Vielé-Griffin garde-t-il à ses plastiques une ordonnance relativement continue. D’autres, et des mieux doués, — M. Retté par exemple, malgré la réelle cohésion de ses derniers poèmes, — ne seraient pas loin d’ériger en axiome qu’il faut se confier à un certain hasard heureux.
Il importe donc de louer les Poètes qui, comme M. Merrill, M. Van Lerberghe, M. de Régnier, conservent fervement dans le vers moderne l’attitude. Mais remarquons-le, beaucoup d’entre eux l’exaltent au détriment du geste, qu’ils paraissent nier, ou plutôt ignorer trop fréquemment. Ceux-ci viennent du Parnasse plus directement que ceux-là ; ils restent liés à lui par des habitudes difficiles à rompre et, sans qu’ils s’en doute je crois, négligent à ce point de vue les conquêtes nouvelles pour continuer la réaction d’hier contre les derniers Romantiques. Les autres, épris du geste, vont
M. Henri de Régnier établit souvent la pose statique en dominatrice jalouse. Par les contours du vers aussi bien que par les images y incluses, (malgré quelques passages un peu faibles de rythme ou de syntaxe), certaines pièces s’érigent comme d’un seul bloc indestructible ; je veux nommer les Sites surtout, et les Sonnets ; mais il en est ailleurs, dans les Épisodes par exemple :
À la source des seins impérieux et beaux J’ai bu le lait divin dont m’a nourri ma Mère Pour que, plus tard, le glaive étrange et solitaire Ne connût point la honte aux rouilles des fourreaux ; Dans l’éblouissement de métal des barreaux D’un casque grillé d’or, orné d’une chimère, J’eus une vision vermeille de la terre Où les cailloux roulaient sous les pas des Héros ; Et fidèle à la gloire antique et présagée, J’ai marché vers le but ardu d’un apogée Pour que, divinisé par le culte futur Des temps, Signe céleste, au firmament, j’élève, Parmi les astres clairs qui constellent l’azur, Une Étoile à la pointe altière de mon glaive.
Il est curieux de le constater, cette belle page de Régnier invoquant pour leur beauté toute l’action et toute la lutte, serait la meilleure épigraphe aux œuvres de Griffin. Mais elle n’a de signification ici que selon l’art et si l’on a songé à l’héroïsme, c’est uniquement pour les grandes et nobles lignes qui en accompagnent l’idée. Celles-ci sont déduites brillamment plutôt qu’en Sites, les Sonnets et dans les parties de Tel qu’en Songe où M. de Régnier s’est rappelé sa première manière.
Mais il a respiré aussi l’air des temps nouveaux. Quelques-uns de ses poèmes sont remarquables par des mouvements divers qui restent cependant toujours inséparables de l’harmonie. Lisez celui-ci :
Avec la double odeur de la chair et du soir Et les souffles épars comme des chevelures Voici luire des torches hautes au bois noir. La poursuite dénoue aux nuques les brûlures Des cheveux roux où vit le feu des astres clairs Et les talons légers foulent les herbes mûres ; Une torche s’embrase en un bouquet d’éclairs Ou secoue aux étangs mornes des pierreries Ou s’enfouit vivante en des antres ouverts. La forêt vaste éclate en voix vers les prairies D’où les papillons lourds proviennent brûler l’or De leur vol nocturne autour des torches fleurie ; Et des rires, abeilles dont l’essaim vif mord Et harcèle ceux qui les voulurent captives, M’assaillent dans la nuit si l’une échappe encor ; Toutes ont défié les folles tentatives De mains à saisir l’ombre inerte où fuit l’odeur De leurs cheveux épars et des chairs évasives. ………………………………………………
Presque toujours aussi, lorsque les formes s’arrêtent comme fixées, elles n’ont point chez M. de Régnier le relief apparent de celles que créait le Parnasse. Ce
Ce lointain même est propice à l’immobilité et s’harmonise heureusement à la noblesse de l’image.
M. Vielé-Griffin, qui atteint plutôt l’élégance dans la plastique, nous montre aussi des images plus proches, où le geste se perçoit aisément. Et la noblesse de M. de Régnier comme l’élégance de M. Vielé-Griffin s’apparentent de près aux autres caractères de leur art : l’élégance, sœur jumelle de la grâce, est plus voisine du mouvement ; la noblesse, de la pose stable. L’élégance a quelque chose de plus individuel, de moins objectif que la noblesse. Celle-ci, dans l’action même, évoque le repos, en ce sens que chacun de ses mouvements paraît pouvoir se fixer en attitude ; au contraire une attitude élégante paraît vouloir se résoudre en un geste. Mais ce n’est pas à dire que les gestes ne puissent développer naturellement de la noblesse : dans un ensemble ordonné de mouvements la noblesse naît de cette harmonie même et s’applique à l’ensemble comme l’élégance à ses détails.
M. Vielé-Griffin regarde plus immédiatement autour de lui ; sans la copier, en la résumant par des traits significatifs, c’est dans la vivante nature qu’il trouve les formes de ses symboles et les paysages dont elles s’environnent. Mais, ni lui ni M. de Régnier — au moins en leurs derniers livres — ne montrent le site pour lui-même. Souvent, chez celui-ci, quelques mots au détour d’une strophe, quelques comparaisons ou même une simple allusion suffisent à en fixer les lignes générales et en apportent le sentiment comme un parfum : la mer, la forêt, la plaine, passent à l’horizon de la pensée. — M. Vielé-Griffin les déploie plus distinctement au milieu du poème qu’elles vivifient de leurs brises ; mais dans les nouveaux Cygnes comme dans les Épisodes, elles restent des décors pour une action ou une idée, ou bien elles sont l’impalpable manteau chatoyant dont peut s’envelopper une âme.
La Forêt en sa masse mystérieuse, ou vaste et triste et sœur du Songe par la solitude, est particulièrement aimée de M. de Régnier. Encore qu’il ne s’arrête pas à la décrire, je connais peu de poètes qui l’aient mieux que lui devinée, et qui aient mieux laissé entendre sa voix grave d’aïeule. Il faut apprécier M. Theuriet,
M. Vielé-Griffin se plaît parmi des sites joyeux, la tranquille Touraine se devine aux vers du Porcher ; ailleurs sont des visions de bois dans le soleil, de jardins fleuris, de ports bigarrés, d’hommes qui vont et viennent ; puis un village, des routes animées de chevaux qui galopent sous des grelots, et là-bas dans la campagne des groupes de maisons paisibles où la vie doit être bonne. Optimiste et viril, il a choisi les aspects d’une terre toute chaude de clarté, et l’a peuplée de silhouettes mobiles qui s’activent à quelque travail.
M. de Régnier recherche souvent les paysages aux lignes amples, et souvent les présences qu’il y évoque les laissent on dirait solitaires. M. Vielé-Griffin rétrécit les proportions des siens pour y faire glisser et chanter la vie aux cent voix.
Ces décors si différents concordent, on le voit, avec les formes qu’ils contiennent. Le geste se multiplie à l’aise dans la plaine ensoleillée : son accent mâle s’y révèle avec maitrise tandis qu’est plus difficilement perçue son instabilité ; on y sent moins impérieusement le désir du définitif repos qui manque à M. Vielé-Griffin — mais n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la pensée de
Quant aux vers de M. de Régnier, leurs attitudes mélancoliques conviennent au fond sévère et mystérieux des forêts. La monotonie de maintes strophes immobiles est moins frappante dans ce milieu grandiose, tandis que la haute futaie, encadrant avec harmonie la noblesse des images humaines, fait naître en déesse propice une atmosphère de rêverie qui les caresse de son souffle.
Forme. Formes musiques. Technique. — Rythme et harmonie. Le rythme est en fonction directe du temps, l’harmonie en fonction indirecte. Leur degré de subjectivité. Correspondances de la musique à la plastique. M. de Régnier et M. Vielé-Griffin : harmonie. Éléments de la strophe : analyse logique, rythme et mesure. Techniques nouvelles ; leur application chez M. de Régnier, — chez M. Vielé-Griffin. Anarchie et règle. Hédonisme. Mélodie, accord de l’Harmonie et du Rythme.
En analysant leurs livres au point de vue de la plastique, j’ai fait remarquer que l’auteur des Cygnes introduit dans son vers le geste, le mouvement, tout ce qui procède du Temps. M. de Régnier conserve l’attitude et la ligne arrêtée dans l’Espace ; il pratique aussi
La musique existe selon deux modes fondamentaux, non point harmonie et mélodie, mais Harmonie et Rythme-ces deux mots étant pris ici avec leur signification musicale la plus large. L’Harmonie, en ce sens, comprend les timbres aussi bien que les harmonies proprement dites, ou rapports organiques des tons sonores ; elle est tout ce qui est son, c’est à dire vibration et rayonnement. Le Rythme, en ce sens, comprend la mesure, comme les rythmes proprement dits ; il est le mouvement dans la durée. Pour plus de clarté, j’écrirai Harmonie et Rythme au sens général, rythme et harmonie dans le sens particulier.
Le Rythme est à l’Harmonie ce que la direction est à l’espace ; il s’effuse en elle, comme la Volonté dans la Représentation. On ne peut concevoir autrement qu’en théorie un ensemble d’harmonies absolument dépourvues de rythme, puisqu’elles ne procèdent que par succession
La mesure des intervalles dont se compose une harmonie est un nombre se rapportant à une relation de longueur, de diamètre, de densité, (la corde ou le tuyau sonores) et désignant lui-même la vibration qui ne peut être conçue en dehors de l’espace. Pour les timbres aussi, cette mesure existe dans l’espace. Le Rythme, au contraire, est tout entier dans le temps ; il mesure le temps particulier d’une action, et, en art, ne peut être étudié dans l’espace qu’à travers l’orchestique où l’on en acquiert la notion comme d’un geste inscrit dans la durée. Dans la musique même, — art tout entier selon le temps, par sa nature, — c’est surtout par l’impulsion du Rythme que l’Harmonie participe de ce mode.
L’Harmonie ne peut être en mouvement que selon un rythme, et le Rythme est le mouvement lui-même ; il est inutile, je suppose, de développer ce pléonasme ! Il est évident aussi que, longuement tenus ou si quelque vif élan les emporte, les accords demeurent identiques et gardent les mêmes combinaisons.
Mais il n’est point mauvais de montrer qu’en dehors mouvement propre, — qu’elles sont donc en fonction indirecte de la durée, et le rythme en fonction directe de ce mode.
Il faut bien, pour éviter des méprises, revenir encore sur ce que j’ai dit : l’Harmonie, au sens musical le plus large, comprend deux éléments : les timbres, élément adventice, et les harmonies proprement dites, rapports organiques des tons sonores et de leurs intervalles. Les timbres et leurs combinaisons peuvent être variés comme on le veut, aucune forme ne les régit, sinon leur classement par familles, analogues aux familles des couleurs ; l’artiste les dispose à son gré, d’après son instinct : ils sont donc plus subjectifs ; mais, s’ils s’affirment aussi dans la durée, il est superflu de démontrer qu’ils n’ont point de mouvement propre. Il en est autrement des harmonies : elles paraissent, en effet, contenir une sorte de Rythme particulier, s’attirent réciproquement et changent de l’une à l’autre en un perpétuel roulement ; mais ces évolutions procèdent par des progressions régulières et bien assises et ne sont en réalité qu’un résultat de l’inertie.
Chaque groupe d’harmonies délimité par la tonalité forme, virtuellement au moins, dans notre système musical, un tout complet et stable, gouverné par des lois. Ces lois (celles de l’attraction des accords) sont, il est vrai, des espèces de Rythmes latents, mais, et seulement, à la manière de la pesanteur d’un objet lequel n’a d’autre force que son inertie même. Je vais essayer de l’expliquer.
il n’y a nulle attraction du premier accord vers le deuxième ; quant à celle du deuxième accord vers le troisième, on sent qu’elle n’est rien autre chose que sa tendance au repos prolongé de la tonique ; ici, la comparaison de l’objet inerte qu’on soulève et que sa pesanteur fait retomber, est presque matériellement perçue. Elle est plus malaisée à saisir si le tissu sonore se complique, et pourtant elle me paraît demeurer parfaitement juste, car les suites d’accords les plus inextricables ne sont jamais formées que par la réunion et l’interpénétration de groupes harmoniques relativement simples.
Ce mouvement interne, (indépendant des rythmes marqués par la durée relative des sons et par la phrase musicale), cette sorte de courant qui glisse de note en note comme glissent en notre esprit les associations d’idées, est surtout perceptible lorsque des harmonies se suivent en série continue et dans plusieurs tons. Attiré en avant, toujours, par l’élision de l’accord qui conclut chaque groupe, il passe de son en son, cherchant en la tonique la cadence parfaite que longtemps on élude. Ce courant magnétique des harmonies progresse donc à travers elles de même qu’un objet entraîné par son poids, sur un plan incliné, roule et se meut selon presque l’horizontale, bien que ce poids même le pousse dans
On comprendra mieux par un exemple. Analysons celui-ci, que je rends à dessein compliqué :
En ces quatre mesures, comme dans tout passage analogue, on sent indépendamment du rythme des blanches et des noires un secret mouvement de chacun des accords vers les accords qui suivent. Mais cet ensemble d’harmonies n’est au point de vue purement
On le remarquera, chacun d’eux est ici complet avec sa conclusion logique. Celle-ci, écartée de la première tonique par la modulation, trouve sa cadence naturelle dans la tonique de l’accord suivant. Il n’y a par conséquent, dans ces harmonies, qu’une tendance à la stabilité et c’est dans cette tendance seulement, rejetée d’accord en accord, que nous devons chercher le mouvement propre des harmonies soutenues. Ce mouvement supposé n’est que de l’inertie : il n’est donc qu’apparent en tant que Rythme et, dans la durée, n’existe pas plus, en soi,
Il est malaisé d’abstraire l’Harmonie du Rythme qui se développe en elle. Telle qu’elle se manifeste — harmonies proprement dites, ou timbres, — on ne peut la réaliser que dans la durée, mais, cela me paraît acquis, elle en dépend moins exclusivement que le Rythme et, à la différence de celui-ci, participe aussi de l’espace.
Or, remarquons-le, dans cet art subjectif qu’est la musique, l’harmonie s’illumine relativement objective, les Grecs l’avaient indiqué déjà ; timbres ou rapports organiques des sons (intervalles), nous en prenons la matière en dehors de nous. Mais les timbres, encore, sont variables au gré du caprice musicien ; au contraire les harmonies proprement dites évoluent avec régularité, normalement. Elles sont aux timbres, en quelque manière, comme la mesure est aux rythmes et, de même que dans le Rythme (au sens large) les rythmes sont l’élément le plus subjectif, de même les harmonies sont l’élément le plus objectif de l’Harmonie. — Forme virile de notre pur instinct, le rythme, léger tel qu’un souffle ou fort comme une volonté d’homme, naît de notre désir et s’identifie avec nous-même. Les harmonies, comme des Mères, sont les matrices où fructifie le verbe jaillissant du rythme ; elles nous apparaissent comme en dehors de nous : des lois spéciales les régissent sans notre œuvre, elles ne nous obéissent que dans la mesure de ces lois et, plus immobiles et plus stables que le rythme, la résistance qu’elles nous opposent nous les révèle étrangères.
Le rythme spontané et libre correspond au geste, c’est la mesure qui correspond à l’attitude. Bien que le mouvement ne puisse exprimer strictement le repos (et pourtant la musique ne peut-elle évoquer le silence ?) il est tel Rythme qui le suggère ; un Rythme lent, dont la mesure immuable est énergiquement perçue, désigne une attitude avec assez de force ; la périodicité de ses formes éveille l’idée d’une forme constante et de ce qu’il est soumis à un nombre invariable et dessine une ligne aux proportions fixes et rigoureuses, il devient plus objectifbinaire que s’il est ternaire. Comparez, par exemple, le thème de Siegfried-Héros, dans la Gœtterdaemmerung avec le thème ingénu de Siegfried, ce thème de « l’enfant des bois », qui lui a donné naissance.
Ces rapports de Rythme à geste (ou attitude) et d’attitude à harmonie, servent de transition entre la musique et la plastique : l’orchestique est leur trait d’union. Je l’ai indiqué déjà partiellement au chapitre II Il serait intéressant de compléter l’énumération de ces similitudes. La corrélation de l’ En son leit-motiv et au chapitre III en parlant du ballet : c’est grâce à la transcription du geste en un rythme, souvent aussi d’une attitude en des harmonies, que l’orchestre peut exprimer par des formes sensibles les mouvements humains et les statures humainesamplitude lumineuse à l’intensité sonore se devine d’instinct. Mais les correspondances de rapports lumineux (ce qu’on appelle « valeurs » en peinture) à harmonie (rapport des tons sonores) et de timbre à coloris, ne pourraient être démontrées sans une dissertation longue et subtile que je n’oserais tenter aujourd’hui ; d’ailleurs, je m’en aperçois, les dissertations de ce genre font écrire de bien mauvaise prose. On remarquera pourtant qu’il y a entre un fragment exécuté au piano par exemple (un seul timbre) et un fragment pour orchestre, la même différence qu’entre un dessin monochrome et un tableau ; une aquarelle diffère d’un vitrail comme telle instrumentation diffère de telle autre. De plus, — ceci étant dit pour éviter une confusion souvent observée, — l’amplitude lumineuse d’un ton n’est pas en rapport direct avec sa position dans l’échelle des teintes qui, pour chaque couleur va du « pâle » au « foncé » ; une teinte « foncée » peut être plus vigoureuse, plus lumineuse qu’une teinte « claire » : on sait assez ce qu’est un tableau crayeux. Malheureusement les mots gênent ici par leur sens flottant. Enfin, (de même que le timbre et l’harmonie ne sont point régis l’un par l’autre,) la position d’un ton dans l’échelle est indépendante de son coloris, sans cela on ne pourrait disposer des « valeurs » dans un dessin. Mais il est des couleurs plus lumineuses en soi, — le jaune, par exemple, nous dit Herschell, — de même qu’il est des timbres plus lumineux, plus éclatants, comme la trompette. On pourrait aussi émettre timidement cette hypothèse peut-être d’avance controuvée : si la hauteur dans l’échelle des sons dépend du nombre des vibrations en un temps donné, (c’est-à-dire de leur succession dans la durée), et si l’intensité sonore procède de l’amplitude des vibrations, (c’est-à-dire de la mesure des mouvements de chacune d’elles dans l’espace) comme la physique nous l’apprend, — n’en serait-il pas ainsi pour les vibrations lumineuses ?Traité du Verbe, livre de haute curiosité aux conclusions trop hasardeuses, M. René Ghil a des considérations très différentes de celles-ci, — quant à leur but surtout ! — d’un ordre voisin pourtant. Peut-être les réflexions ici formulées l’ont-elles été déjà, et souvent : on se rappelle le sonnet de Baudelaire, Correspondances. Je n’ai pas d’ailleurs la puérile prétention de rien inventer, sinon, peut-être, un Poème.
Pour M. de Régnier le vers ne va point sans une plastique modelée en sûrs contours : il développe avec style l’équilibre des proportions dans l’espace. Mais, outre l’ordonnance « harmonieuse » au sens
J’ai déjà dit que la logique le lui imposait ; peut-être sans qu’il le veuille, ses poèmes ont le plus souvent une continuité de son très réelle. Il use d’assonances multipliées, de voyelles logiquement unies et les déduit les unes des autres, au moins rudimentairement, par familles de sons. Il n’arrive pas, il s’en faut, à la radieuse perfection mélodique de M. Stéphane Mallarmé et, si je le compare à des poètes de sa génération, il me paraît certes dépassé par la richesse aux cent voix qui se répondent dans les Fastes de M. Stuart Merrill, par des détours chanteurs comme il s’en trouve en certains vers du Geste ingénu de M. Ghil
Viens dans les calmes eaux laver tes mains coupables Et ton manteau froissé de vents et d’orages Et les yeux remplis du sable Des routes d’ombre et des plages Interminables à tes voyages Des terres de folie au pays des sages Où l’eau terne languit en âges de sommeil Parmi les arbres grêles et sous de pâles ciels.
Il est d’ailleurs très difficile d’allitérer ainsi sur une dominante, et les poètes les plus musiciens, fût-ce M. Merrill, y montrent souvent de la gaucherie. Ici l’on sent l’effet malencontreux du mot « interminables » placé entre « plages » et « voyages », en revanche j’aime à faire observer l’heureuse disposition, aux derniers vers, des mots âges, arbres, pâles ; celui-ci, dernier écho du son prépondérant de toute la strophe, s’unit par une allitération à la rime, qu’une homophonie annonce elle-même et vient soutenir à la césure.
Voici un autre fragment exceptionnellement parfait ; sur une basse continue de syllabes sombres et nasales très habilement conduites, des notes longues et graves s’entrelacent, étoilées çà et là d’un point clair :
Des faces mortes sont au fond de nos silences… De grandes ailes ont plané sur les eaux. Le marbre et le basalte et l’ombre et le silence Érigent, dans la Nuit, des tombeaux Où la face sculptée au fronton du silence Éternise sa vigilance À revoir sa durée aux taciturnes eaux.
Dans les livres de M. Vielé-Griffin, l’harmonie se sacrifie au rythme qui gouverne tout. Et pourtant ce poète se révèle un subtil écouteur de sa pensée lorsqu’il écrit Eurythmie. En ce bel hymne, œuvre la plus parfaite je crois au point de vue de la forme, se trouvent des passages mélodieux comme celui-ci :
Je t’aimai d’un amour de musique Au luth enguirlandé de jasmin, D’un amour de fidèle et de prêtre Qui s’éperd en cantique Dès hier jusqu’en demain ; Et tant je t’ai doucement nommée Que d’un amour un autre vint à naître, Que mon amour et toi n’étiez qu’un être Et la chanson d’amour se fit l’aimée ; J’ai péché pour t’avoir trop doucement nommée… Il s’accumule en nos mémoires mornes Trop de verbeuses, vaines chansons mortes : Nous avons lu la route à trop de bornes, Demandé le chemin à trop de portes ; Je veux la rose, ô Reine dont tu t’ornes, Je veux le lys, que dans ta main tu portes.
On y sent les inflexions de la voix suivre chaque mouvement de l’idée, en gardant une couleur sonore assez continue selon l’objet de cette idée.
Un poème ainsi écrit manque de base tonale ; je l’ai déjà fait observer ailleurs, il contiendra des musiques plutôt que de la musique : car la musique suppose cette concordance des sons ininterrompue et comme organique, cette harmonie, que le rythme vivifie et dont il détermine la direction, mais qu’il ne peut entièrement remplacer sans enlever à l’œuvre son caractère de plénitude et de perfection.
Pour M. Griffin, le rythme est le lieu même de sa pensée. Mais la rythmique de ce poète ne peut se bien comprendre si on la disjoint de sa technique ; chez M. de Régnier les rythmes, intéressants aussi, bien qu’à un moindre degré, semblent presque découler de la technique au lieu qu’ils la régissent : voyons donc
C’est l’analyse logique qui détermine les limites du vers moderne. Si l’on relit les divers exemples de « vers libres » que j’ai cité, on remarquera que les divisions de la strophe concordent avec les divisions naturelles de la phrase. La proposition grammaticale coïncide avec le vers, ou, plus souvent, les membres de chaque proposition sont présentés séparément ; parfois même il suffit d’un fragment de l’un d’eux pour remplir tout un vers lorsqu’il a une particulière importance descriptive, suggestive ou dramatique et, — chez M. Griffin, — oratoire. On voit que l’analyse est alors poussée plus loin mais reste le fondement de la strophe.
Cette sorte de règle n’est certes pas nouvelle. Tous les classiques, et avant eux les chantres épiques du Moyen-Âge, l’ont appliquée soigneusement et il semble qu’elle s’offre naturellement à l’instinct de qui veut écrire. Bien plus, le typographe qui dispose les lignes d’un titre ou d’une affiche s’y conforme jusqu’à un certain point, — quoique sans trop de délire poétique, on peut le supposer. Il semble qu’elle procède, chez lui comme chez nous, du désir de mettre en relief les divers membres d’une phrase et j’ajouterai, — pour le Poète, — qu’elle fournit en quelque sorte une matière à la mesure ou au rythme. L’art consiste à accorder ensuite le mètre
La strophe des classiques est basée uniquement sur la conjonction précise de ces deux éléments du vers. Mais la rigide mesure forçait à ne penser que par six syllabes à la fois, — uniformément, — et, l’on s’en souvient, la monotonie de ces jeux produisit par réaction les coupes hardies des Romantiques. Si l’enjambement parut alors un si grave délit, c’est qu’il rompt cette simultanéité des impressions syntaxique et musicale qu’une habitude de plusieurs siècles avait érigée en charte constitutionnelle de la Poésie.
Cependant la monotonie était née non pas de l’union parfaite de chaque membre de la phrase avec chaque membre de la strophe, mais de cette mesure artificielle qui divisait les syllabes six par six et douze par douze en supposant à chacune d’elles une valeur rythmique égale. Les Romantiques, sans en discerner la vraie cause, à ce que je crois, tentèrent bellement de remédier au défaut du vers. S’ils gardèrent intacte sa charpente, ils voulurent au moins en renouveler l’intérieur décor et toute l’atmosphère ; le vers, conservé en ses strictes limites, put désormais faire mouvoir entre ces bornes solides les rythmes internes qui le varièrent, tandis que l’accent oratoire, issu de la logique même de la phrase, passait à travers la mesure en se combinant avec elle ou en s’y opposant à la manière de ce qu’on nomme en musique la Syncope. La grâce et la force des œuvres de ce temps fut de cacher souvent la mesure arbitraire révélée par la seule rime, de la voiler sous l’ondulant tissu de vers réels, de vers inégaux et libres ayant d’une la Dame qui tissait, de M. Vielé-Griffin ; je pourrais : citer aussi des poèmes de M. de Régnier.Préface, le Magnificat, parlaient une langue morte.
Il n’est pas inutile de faire remarquer à ce propos que l’harmonisation note par note des hymnes sacrées avait une analogie surprenante avec la conception de l’alexandrin, compté syllabe par syllabe. On plaquait, — et malheureusement on n’en a pas encore perdu par tout l’habitude, — un son d’orgue sur chaque son de la mélodie chantée, au lieu qu’un discant libre en certains : cas ou, plus souvent, des accords soutenus vinssent souligner et enrichir chaque groupe rythmique de la phrase. Il ne faut pas s’étonner qu’avec une si spéciale
Mais aujourd’hui le folklore a remis dans toutes les mémoires les mélodies du peuple ; les chants grégoriens, depuis les savantes dissertations de dom Pothier, sont étudiés tels qu’ils doivent l’être et, (avec la nuance d’une interprétation qu’on ne peut ici discuter), la congrégation bénédictine de Maredzous s’est vouée à leur exécution intégrale. Enfin l’on a senti l’influence de Wagner qui, développant le récit beethovénien, supprime la carrure de la phrase au profit d’un rythme large et continu et, devancé en cela par les Romantiques, comme on l’a vu, juxtapose parfois des mesures aux nombres divers. Tout semble enfin s’unir pour favoriser le développement libre du rythme Une méprise aussi fréquente qu’elle est bizarre amène chez la plupart des poètes la confusion du rythme et de la mesure. Et cependant la mesure est un Un vers fondé sur le retour constant d’un même nombre de syllabes supposées égales est une mesure arbitraire et artificielle mais point un rythme. Un vers fondé sur un nombre constant de toniques est une mesure naturelle et fréquemment se trouvera le multiple d’un rythme ; mais il n’est point en lui-même un rythme. L’alexandrin, fût-ce celui de Hugo, est et ne peut être qu’une mesure dans les limites de laquelle se jouent des rythmes aux courbes diverses.nombre qui forme une division (relativement) constante de la durée. Le rythme est une série de mouvements successifs indépendants de la mesure mais qui souvent s’arrêtent aux limites de celle-ci ou de ses multiples. Bien qu’il ait en général comme racine les nombres 2 et 3, le rythme n’est pas fatalement identique à lui-même et sa force comme sa richesse est de se renouveler sans cesse. Théoriquement il existe des mesures en quantités indéfinies. L’artiste choisit à son gré sa mesure et la remplace par une autre lorsqu’il le veut, mais une fois élue, elle demeure toujours strictement semblable tant qu’elle subsiste : obéissant à un nombre invariable, existant en elle-même, indépendamment de nous, la mesure est donc objective par rapport au rythme libre et spontané. En soi, n’étant qu’un Nombre elle ne dépend même pas absolument de la durée où nous la voyons nécessairement se manifester. Dans les limites d’une mesure on peut inscrire des rythmes différents presqu’à l’infini, et une même mesure en contient souvent plusieurs à la fois. Le rythme ne me paraît se confondre avec la mesure que dans un cas particulier : lorsqu’il offre le retour périodique des mêmes mouvements, c’est à-dire lorsqu’il est formé de groupes semblables entre eux ; la mesure coïncide alors avec chacun de ces groupes, sinon elle est le multiple du rythme ou son diviseur naturel. Il y a des rythmes de plusieurs mesures, il y en a d’une demie, d’un quart, d’un dixième, d’un centième de mesure, en théorie au moins.
Si les Romantiques avaient dû, pour amoindrir la monotonie de la strophe, entrelacer souvent par des dispositions contrariées les mouvements de la phrase et l’armature fixe du vers, il n’est plus besoin d’un tel artifice dans les techniques d’aujourd’hui. L’enjambement, autrefois constamment nécessaire, est devenu un moyen d’expression nullement distinct des autres et ne sera plus employé que dans un but prévu, et par exception : l’analyse logique peut dorénavant coïncider avec le vers sans amener l’uniformité, car elle s’unit au rythme désinvolte et primesautier, et chaque ligne nouvelle (ou presque !) peut offrir un nombre de syllabes nouveau. Le vers est né à sa propre vie ; sa longueur comme sa force rythmique ne dépendent plus que du sens grammatical qu’il contient — du sens plus élevé qu’il apporte par sa plastique
La mesure traditionnelle ne pouvait plus régner seule sur la strophe. Comme les autres vers français anciens, l’alexandrin est fondé sur cette convention que toutes les syllabes ont une égale durée. Imagine-t-on une symphonie composée tout entière de noires ou de rondes, obligatoirement ? On l’a ditRevue indépendante, 1889, lettre de MM. Achille Delaroche, Albert Saint Paul et Albert Mockel. Cette réflexion appartient, je crois, à M. Delaroche.exiger l’emploi continu des vers de 8, de 10 ou de 12 syllabes, — ou même du vers de 3, 4 ou 5 toniques, — que de forcer un musicien à écrire en 32 : ou en C tout un mouvement de son quatuor, toute une scène de son drame, On pourrait, il est vrai, alterner sans cesse les mesures comme s’y appliqua La Fontaine, ou comme c’est l’usage depuis un certain nombre d’années pour les musiciens. Mais dans ce cas précisément ces divisions de la durée ne sont utiles qu’en musique où l’on paraît en avoir gardé les signes pour faciliter la lecture et l’accentuation des rythmes qui les amènent, sans plus. Si, dans un poème, on les change sans repos selon les exigences du rythme, elles n’ont plus d’existence réelle puisqu’elles ne sont plus un nombre périodique, et leur nom, vainement conservé, ne peut servir qu’à faire confondre encore une fois les rythmes avec le chiffre des syllabes alignées.
La raison d’être du mètre fixe est d’objectiver le vers ; il le distingue dès l’abord du langage quotidien et donne à la parole l’aspect de la chose définitive et invariable. Mais ce résultat est accessible par d’autres règles, (chaque poète peut avoir les siennes, comme l’a dit M. Stéphane Mallarmé), et par l’harmonie des sons qui objective bien mieux encore. En outre on a montré souvent combien les mesures des vers anciens gênent l’épanouissement de la pensée : elles sont le lit de Procuste ; elles restent identiques, quels que soient les contours à délinéer, et ni les rythmes intérieurs ni les coupes du vers, malgré leur puissance expressive, n’ont assez d’élasticité pour envelopper toujours étroitement l’image et se fondre avec elle.
aussi souvent qu’il le faudra, mais non pas sans retour et non pas absolument au hasard ; et lorsqu’il s’en dégage sous la poussée victorieuse du rythme, que ce soit fréquemment pour un but immédiat où se glorifie l’exception. La mesure de quatre temps peut contenir des vers de sept à douze syllabes, selon que les rythmes sont binaires, ternaires ou alternants, et davantage si à chaque syllabe forte correspondent trois atones ; et quelle richesse de mélodie variée, par l’entrelacement des tonales et des semi-toniques, des longues et des brèves, des notes graves ou subtiles ! Ce n’est plus le lit de Procuste ! D’ailleurs la mesure naturelle basée sur les syllabes toniques s’impose presque à notre instinct car elle se fait sentir dès qu’une série de vers s’animent d’un même nombre d’accents rythmiques
Bien plus, les mesures anciennes elles-mêmes, encore que moins logiques, ont leur place marquée dans les strophes modernes si le Poète les y introduit savamment. Peu à peu amenées par les rythmes qui se confondent
Les Parnassiens ont accusé ceux d’aujourd’hui (vraiment ce fut un réquisitoire complet) de souhaiter la mort du vieil alexandrin qui depuis Lambert le Tort s’obstinait à garder le pouvoir absolu. Mais il ne s’agit point de décapiter l’ancien monarque ; on s’est borné à lui adjoindre des ministres responsables, des chambres législatives, une presse bavarde, — et le voici devenu roi constitutionnel.
On n’applaudit plus s’il crie « l’État, c’est moi ! », mais il lui est permis de protéger les lettres, les arts et l’industrie, d’envoyer des ambassadeurs, de s’entourer d’une noblesse encore jalouse de pur renom, de dissoudre au besoin une chambre des députés turbulente ; et dans l’apparat glacé des cérémonies officielles, lorsque musiques et discours célèbrent les fastes de la nation, la séculaire mémoire de sa race et sa hautaine stature imposent encore par leur grandeur.
Après les essais de MM. Verlaine et Moréas, qui suivaient eux-mêmes la tentative heureuse de Rimbaud, M. Gustave Kahn innova une strophe ondoyante et libre dont les vers appuyés sur des syllabes toniques
D’une longue fréquentation chez les Parnassiens, l’auteur des Épisodes a gardé des habitudes sévères de travail et le goût du définitif. L’étude stricte de l’alexandrin a peut-être contribué à lui donner le sens des toniques et des atones : car ce mètre demeure entre tous le plus propre à des combinaisons de coupes et, pour sauver sa monotonie, requiert avec instance des mouvements adroitement combinés. Lorsqu’il pratique l’alexandrin, M. de Régnier le vivifie par une riche variété de rythmes internes en lui laissant sa force roide et ses formes sculpturales, mais en usant
Lorsqu’il renonce à user de cette mesure, il ne peut se résoudre à l’oublier. Ses vers polymorphes ne le sont pas assez ; on ne sent pas en eux cette impulsion ingénue que M. Griffin suit, je crois, à l’excès. Le vers libre ne procède pas de soi-même, chez M. de Régnier, mais dérive de l’alexandrin qu’il allonge ou réduit pour s’y égaler de nouveau. Comme l’a fait remarquer M. Mallarmé, le fondement de ce vers est le souvenir du mètre ancien qu’il fuit, revient effleurer, quitte encore pour se confondre enfin en sa plénitude. Telle est du moins la technique de la plupart des Poèmes anciens et romanesques et des poèmes principaux de Tel qu’en songe, — technique à laquelle plusieurs écrivains déjà loin de leurs débuts, M. Fontainas entre autres et surtout M. Ferdinand Hérold, paraissent s’être définitivement ralliés.
On peut regretter que chez eux, comme chez M. de Régnier, le vers ne semble pas avoir en lui-même sa raison d’être ; cependant ce n’est pas à proprement parler un défaut et, je l’ai déjà dit, il est plus que légitime d’user à la fois de rythmes et de mesures.
Bien plus, nulle technique n’est plus propre à développer les accents divers de la parole que celle qui fait alterner les mouvements naturels de la voix avec la fixe arcature d’un mètre logique — reposant sur les syllabes tonales — ou même, comme c’est ici le cas, avec les lignes infrangibles du vers héroïque conservées dans notre mémoire. Mais cette alternance est précisément très malaisée et M. de Régnier en a jusqu’à un certain point
Il faut y insister d’autant plus qu’il sait au besoin, — ou peut-être suivant le gré d’une heure inattendue, — tracer de tels vers aussi bien que personne, une souple musique délicieuse comme celle-ci :
Au bois des frênes nous avons pleuré. Était-ce d’avoir quitté les bruyères Où nous avions erré, Et les collines et les prés, Et les sentiers selon la courbe des rivières, Était-ce à cause de vieux hivers Et de tant d’hiers Où nous avions pleuré ?
Mais des exemples de ce genre sont rares et l’on trouve aussi des strophes semblables aux suivantes, où le mètre nouveau s’essaie à peine à vivre de lui-même et bientôt, issu de l’alexandrin, vient s’y résoudre. On y sentira un certain manque de force propulsive, qui procède plutôt de quelque inertie dans le rythme que des syntaxes bistournées et embarrassées auxquelles M. de Régnier se complaît trop souvent. Je dois avertir que j’ai choisi à dessein un passage assez médiocre où l’éclat des images ne pût voiler le défaut de cette technique ; (
, dirait sans doute plus d’un normalien.)quandoque dormitat
Seigneur, voici parmi les arbres Le vieux château que vous voulûtes Revoir à cette heure de fièvre et de larmes Où vos glorieuses blessures saignaient sur vos armes, Alors qu’en votre âme de littérature. Ainsi que les clairons se taisent à la flûte D’un pâtre parmi son troupeau qui broute et bêle, Des songes tressaillirent où se renouvelle, Avec ses soirs mornes et ses aubes belles Tout le passé muet que l’angoisse interpelle.
Cependant, qu’ils se rattachent à l’alexandrin ou s’en séparent, les vers de M. de Régnier sont d’ordinaire bien appuyés sur les syllabes toniques, leurs inflexions ont de la justesse, et un choix de mots d’une propriété parfaite dont la force n’a d’égale que la noblesse donne à ses poèmes une rectitude de forme, une certitude de trait qui apportent en chaque strophe l’impression de la chose définitive.
C’est à l’alexandrin qu’il doit, en partie du moins, cette fermeté. Il la doit surtout à son sûr jugement et à ce goût de l’ordonnance qui évoque en sa technique même la stabilité des attitudes qu’elle érige. Ses premiers livres, jusqu’aux Épisodes, ont une inflexibilité parnassienne. Mais il y a même parfois une solidité de pierre dans les alexandrins qu’il écrivit ensuite, et certes il objective le poème autant qu’on doit le souhaiter. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres on ne peut qu’admirer M. de Régnier. Sa strophe n’est pas très riche en rythmes neufs et la souplesse lui fait défaut mais, ses imbrications serrées ne permettant point de découvrir le poète qui parle, elle surgit d’elle-même et résonne comme au verbe d’une invisible bouche.
La technique de M. Vielé-Griffin est comme son incarnation. Il est homme avant d’être artiste ; pour lui, vivre c’est agir, regarder est une joie puissante, puisqu’en
M. Vielé-Griffin s’épanche entièrement en ses dernières œuvres ; la personne du récitant s’y devine et moralement et presque au physique. Nous l’avons vu, il use assez souvent de la forme didactique ; il s’adresse au lecteur et l’interpelle, ce qui suppose la présence de l’interpellateur. Que le je de ses vers désigne le Porcher, l’amant d’Yeldis ou l’évocateur d’Hélène, l’auteur met en scène — sans le vouloir, je le crois bien, — un narrateur qui paraît se confondre avec lui, et l’on aperçoit ses gestes derrière la pensée qu’il déploie. Je me garde bien de l’en féliciter, mais je veux faire remarquer ceci : la rénovation du vers a permis le jaillissement ébloui de tout son être ; de livre en livre on a pu le voir se profiler plus nettement à mesure que se précisait sa technique. Si donc celle-ci a en soi des défauts, et je tâcherai de les montrer, on ne peut nier qu’elle ne soit pour ce poète la plus logique entre toutes, puisqu’elle s’identifie si étrangement avec lui-même.
Il publia d’abord des recueils d’alexandrins et un drame, œuvres régulières selon le mode ancien, malgré déjà quelques tentatives de liberté. Son vers alors cherchait Ancæus est une étude d’harmonieuses plastiques motivées par une action simple, et non un réel conflit de sentiments humains. En ce livre qui parut peu de temps avant Joies, on discerne malaisément le poète instinctif et le trouveur de rythmes qui va naître bientôt ; cependant des compositions publiées avant ce drame (les premiers Cygnes) indiquaient déjà les vagues linéaments de la philosophie que j’ai exposée au premier chapitre de cette brochure, et, entre beaucoup de pièces agitées d’influences diverses, — celle de M. Paul Verlaine notamment, — quelques pages laissaient deviner l’auteur de la Chevauchée. Tel ce poème exquis, la Dame qui tissait, dont j’extrais un fragment ; l’attitude, appuyée sur de douces harmonies, domine encore le geste, mais déjà apparaissent maints rythmes comme des vers libres fondus dans l’alexandrin qui lui-même se désagrège et semble n’avoir plus de raison d’être. Les vers que je vais citer ne sont véritablement presque plus des vers, mais que de désirs ambiants ils annoncent !
Printanière, dans l’aube éternelle du rêve Et dans l’aurore assise, Elle tisse en rêvant Des choses qu’Elle sait, et sourit ; et, devant Elle, au gré de sa main agile, court sans trêve La navette laborieuse, et le doux vent D’avril emmêle ses cheveux qu’Elle soulève Et rejette sur son épaule ; et, relevant La tête, Elle fredonne un air qu’Elle n’achève… De l’ombre, Elle apparaît, comme en un cadre d’or : Derrière Elle l’azur et des plaines qu’arrose Un fleuve ; et, sur sa tête, un rameau de laurose Étend ses fleurs contre l’azur clair ; — et l’effort Du métier, comme un chant monotone et morose Se plaint très doucement : — on envierait le sort De celui qui baiserait la main qu’Elle pose Négligemment, parfois, et lasse de l’effort… Mais moi, la voyant rire en rappelant sans doute Quelque doux jour mort de sa joie un soir de mai, Je songeai que, peut-être, pour avoir aimé Son rire, d’autres ont repris la lente route Tristes d’un souvenir et le cœur affamé D’un mets où nulle lèvre impunément ne goûte. ………………………………………………………
Ce qu’annonçaient ces vers, Joies nous l’apporte bientôt, au moins en grande partie. Avec Joies — l’un des plus beaux livres de M. Vielé-Griffin, ce qu’on ne dit pas assez — nous sommes à une ligne de faîte qui sépare deux versants, l’ancienne et la nouvelle manière du poète. L’expression directe n’y apparaît qu’à peine, le vers didactique est encore absent, mais les lèvres d’où résonne la musique des rimes ne sont plus toujours cachées par le rideau des images, le geste victorieux détrône l’attitude, et les rythmes ont déjà trouvé leur vie propre en dehors des mesures ; cependant une hésitation, ou un reste d’habitude peut-être, les unit fréquemment à celles-ci, sans qu’ils osent déployer au vent qui passe leurs voiles toutes neuves. Ils sont comme un enfant qui, s’il a quitté la main de sa mère, court un instant joyeux et libre, et déjà revient vers elle pour régler de nouveau son pas sur le sien. Dans Joies se trouve quasi réalisée la strophe souhaitée par M. de Régnier, — à cela près que le vers dégagé ne se résout pas en l’alexandrin, mais plutôt en des mètres variés de 7, de 8, de 10, de 12 syllabes. Il s’ensuit que, malgré le rythme réel de la plupart d’entre eux, les vers les plus spontanés paraissent eux aussi des mesures traditionnelles
Des oiseaux sont venus te dire Que je te guettais sous les lilas mauves, Car tu rougis en un sourire Et cachas tes yeux en tes boucles fauves Et te pris à rire. Des fleurs t’ont promis quelque chose, Car tu leur parlais comme on admoneste, Puis voici que tu devins rose En les effeuillant d’un si joli geste Qu’il en disait la cause. La mer où s’en vont tes regards en nacelles Te dit, elle aussi : « ton heur te coudoie », Que, te retournant, tu t’épeures et chancelles À me voir, là, tout près, sous les lilas frêles, — La mer, ou les fleurs, ou les hirondelles, Ou ton âme à toi, subtile en sa joie ?
Déjà, à certaines places, il est vrai, le rythme se montrait seul maître de lui-même, avec l’accompagnement d’une mesure, non plus traditionnelle, mais logique ; encore peu divers, il était franc, ingénu et de primesaut :
« Vous, si claire et si blonde et si femme, Vous tout le rêve des nuits printanières, Vous gracieuse comme une flamme Et svelte et frêle de corps et d’âme, Gaie et légère comme les bannières ; Et ton rire envolé comme une gamme En écho, par les clairières — ». « Vous ma fierté tout enorgueillie, Vous seul but, seule voie et seule fin, Vous de qui seul je me rêvais cueillie, Vous mon poème et ma soif et ma faim, — Quel soir est tombé, quelle heure est vieillie ? » …………………………………………………
la Dame qui tissait, citée un peu plus haut, on verra comme ils correspondent déjà à l’analyse de la phrase. Progrès inconscient peut-être, mais naturel : l’enjambement n’a sa raison d’être qu’avec la mesure syllabique dont il cherche à combattre la monotonie ; il ne peut que nuire aux rythmes, — hors des cas particuliers pour lesquels, encore une fois, la sensation ainsi exprimée justifie l’exception ; — car, au développement naturel des mouvements qu’elle contient doit s’allier le développement naturel de la période.
Dans les derniers livres de M. Griffin l’analyse, vers par vers, du discours et des images, est conduite encore plus loin. On en trouve des exemples typiques :
Voici ma pensée : Si la flèche Que mon arc lance aux étoiles Retombe et blesse Ma main qui l’a lancée Vers les étoiles ; Et si le cri d’opprobre Que je jette à l’écho des bois — Bavard ou de réponse sobre, Selon ma voix- Se retourne comme une insulte Qui brûle mon cœur en moi ; Ainsi tout vieux rêve vers toi, Tout vieil émoi (Qu’un nouveau rire, croit-il, achève) Surgit encore comme un tumulte, Hélène, Et tout vieux rêve Me pèse jour et nuit en honte vaine Comme un remords : Tel l’espoir d’une aube qui jamais ne se lève, Tel que mon jour est las de porter mes jours morts.
Mais en une phrase ainsi déchiquetée, il est difficile de faire sentir un rythme de quelque force et d’une
M. Vielé-Griffin procède tout autrement ; il me paraît concevoir son vers comme une parole déclamée, ou plutôt contée ; chacun de ses poèmes suppose un diseur et la strophe se règle à la fois sur les images que la voix isole et sur le geste léger d’une main qui semble découper la phrase en en soulignant les nuances« Un geste, alangui, de rêverie, sursautant, de passion, lequel suffit scander. »
Aussi, la plupart de ses œuvres sont-elles des récits. M. Vielé-Griffin est de la race des conteurs, mais il ajoute à leurs talents connus d’élégance et de clarté un sens plus profond de la vie, de plus intimes paroles issues d’un être qui a vu et compris, et un souci nouveau de suggérer. Il a de leurs défauts une tendance à l’élocution trop facile, et, de-ci, de-là, au prosaïsme, — et la tendance aussi de ne se guère régler que sur son propre assentiment. Le rapport du rythme au geste et de ceux-ci à la mesure de la phrase n’est soumis qu’à
Ici, je sens la sympathie m’attirer vers lui tandis que m’en éloigne le raisonnement. Le goût du poète doit être toujours le premier juge de ce qu’il crée, cela est certain. Mais l’étude des proportions révélées par les traditions, l’entente progressive des manières d’art et des règles admises par autrui peuvent développer ce goût et faire du poète un artiste. N’est-il donc pas dangereux, (qu’on me trouve, si l’on veut, très prudhomme) ne pourrait-il être tout à fait néfaste de propager imprudemment un principe, en partie très vrai, mais en partie très contestable ? L’art est subjectif, mais il est objectif aussi, sans cela pourquoi ne point songer seulement, pourquoi écrire, peindre, sculpter ? Une œuvre trop exclusivement subjective n’acquerra jamais la suprême beauté, celle qui naît de l’harmonie, du parfait équilibre, celle qui fait d’une statue ou d’un poème un être distinct de son auteur, vivant d’une vie surnaturelle et qui se suffit à soi-même. M. Vielé-Griffin ne lira point cela sans protester ; il ne comprend pas qu’il soit besoin de règles, non pas imposées : apprises dans le travail et créées par lui ; mais ses écrits manquent précisément un peu des qualités objectives des justes bornes et de l’harmonie ; ils sont de belles paroles prononcées par une voix ; ils ne sont pas toujours la voix vivante.
M. Vielé-Griffin est, en art et ailleurs, un individualiste ; je ne l’aurais pas dit qu’on l’eût deviné. Il semble naturel que son caractère — car cela ne tient-il pas de self-government, qui est la plus féconde et suppose d’ailleurs des lois, mais celle d’une parfaite Anarchie.
L’Anarchie, en politique comme en littérature, est l’idéal, je le crois, mais comme tous les idéals il est à l’infini, et l’on doit tendre vers lui sans espérer encore l’atteindre. L’anarchie, prêchée immédiatement, est un anachronisme — ce qu’on appelle crime en politique — car elle ne peut exister dans notre société égoïste ; le procédé même, nullement angélique, employé de préférence par ses prophètes les plus actifs, suffirait à prouver que son jour n’est pas arrivé. Une société anarchique supposerait que l’altruisme est devenu la règle de tous les hommes, qu’ils appliquent cette règle même sans le vouloir, comme, pour les stoïciens, un homme vertueux pratique la vertu. Mais l’homme, jusqu’ici, pense à soi plus qu’aux autres hommes ; la Société est une collection d’égoïsmes, et la lutte pour l’existence s’y dénonce à première vue comme le seul principe un peu apparent : le socialisme, venu de l’autre pôle, doit donc précéder l’anarchie, — de quelques centaines, peut-être de quelques milliers d’années, — car il importe avant tout de protéger les faibles ; il faut d’abord paralyser les forces de l’égoïsme et le faire peu à peu céder au sentiment contraire, pour qu’enfin puisse grandir l’universel Amour. Le Socialisme est un mal nécessaire.
Il en est de même des règles. Après le pouvoir absolu et imposé des anciennes métriques, la Poésie doit s’imposer à elle-même, en chacun de ses créateurs, des lois qui sont pour elle le socialisme, le mal nécessaire. Certes, de même qu’il est bon de voir les individualistes l’équilibre du moment se trouve encore entre eux, et un peu en avant de M. de Régnier, je pense. Des hommes au goût sûr et au clair regard peuvent, il est vrai, devancer l’heure présente ; ils ne le font jamais avec succès que dans des limites restreintes et Hugo, par exemple, n’avait point deviné le « vers libre » ; il est douteux qu’il y eût excellé, malgré son génie, s’il avait voulu le tenter : l’équilibre momentané des idées et des formes ne s’était pas encore arrêté sur ce point.
Il faudrait, pour qu’en art l’anarchie pût régner sans dommage, il faudrait que le sentiment de la consistance parfaite des formes, de l’Eurythmie, de l’élément objectif de l’art, se fût à ce point fortifié chez tous, que tous, sans le savoir, y obéissent par leur seule nature ; que, par exemple, sans avoir appris la musique, un artiste pût écrire des suites d’accords aux conclusions euphoniques. Je ne sais si pour les Grecs ce miraculeux instant ne fut pas entrevu ; mais n’y avait-il pas, chez Pindare lui-même, l’accord quasi régulier des rythmes parlés aux sons de la flûte et des tétracordes, et savons-nous quelles règles, de lui seul apprises, il avait prescrites à sa voix ? Il semble que pour les Grecs aussi, l’heure n’était pas venue ; elle aurait dû, une fois née à la vie, se prolonger éternellement, car l’idéal ne suppose point de décadence ; — au contraire leurs sculpteurs furent asservis au canon rigoureux, précis, despotique, comme leurs cités connurent l’orteil du roi de Macédoine.
Cygnes sera peut-être surpris de se voir assimilé à Ravachol ; — comme il n’y a guère de propagande par le fait, disons plutôt Kropotkine. Je serais désolé si ma dénonciation devait mettre M. Griffin aux prises avec M. le préfet de police ; mais la querelle que je lui cherche ici n’est point nouvelle : il y a quelques années déjà, dans une étude sur JoiesLa Société nouvelle.
M. Vielé-Griffin qui est un bel et pur artiste peut se livrer à son goût ; il choisira sans doute des choses pures et belles. Encore pourrait-il fréquemment se tromper. Mais que feront des poètes moindres, que fera l’adolescent littérateur qui jette sa pensée vierge dans le tumulte des images et des rythmes ? La théorie de l’œuvre d’art régie par le bon plaisir du trouveur est proche de celle-ci : la recherche du plaisir immédiat, qui déshonore encore presque toute la musique françaiseun art d’agrément ? Et sa définition, dans tous les dictionnaires peut-être, — sauf Littré, — on se la rappelle aussi : « l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille ».
Elle apparaît visiblement dans les écrits d’autres poètes, et non des moins doués. Ceux-ci, après avoir libéré le rythme, l’ont ensuite laissé trop souvent dégénérer, s’amoindrir, se désagréger, au point qu’un grand nombre d’entre eux paraissent avoir oublié la force propulsive qu’il donne au vers, dont il demeure en somme le véritable fondement. Sans doute il s’agissait pour eux dans la réforme nouvelle, de supprimer la mesure, plutôt que de faire rejaillir sur le rythme le sang rouge de la vie. La confusion apparaît probable lorsque l’on songe à la confusion des termes eux-mêmes.
Quelques-uns remplacent le mouvement des toniques par un autre mouvement fondé sur l’accent oratoire, — j’en ai parlé plus haut, — ou par les modulations naturelles de la voix en chacune des parties de la phrase ; ils gardent ainsi à leurs poèmes une certaine base musicale, assez faible, il est vrai ; cependant d’autres affirment se trouver fort bien de n’avoir plus de base du tout. La plupart s’imaginent, je crois, écrire ainsi des mélodies. Mais il faudrait au moins savoir de quoi il s’agit. Car ce mot, la mélodie, je l’ai si souvent entendu prononcer, et par des bouches qui lui donnaient des significations si diverses, que je n’oserais permettre opposer l’harmonie à la mélodie. Autant vaudrait opposer Algol à Persée.
Il ne serait pourtant pas si difficile d’arriver à se comprendre. Une mélodie c’est une série de sons qui se succèdent selon un rythme, tout le monde en est d’accord. Il semble dès l’abord que si l’on ne peut concevoir la mélodie sans un rythme, elle ne peut exister non plus en dehors de l’harmonie, — puisqu’elle est son autant que mouvement, — et qu’on ne peut donc lui opposer l’harmonie qu’en opposant une partie à un ensemble. Mais il y a plus ; dans la musique proprement dite si l’on considère telle mélodie qu’on voudra, on aperçoit ceci : elle indique son ton et sa modalité, elle désigne en général son harmonie complémentaire naturelle qui peut être ensuite altérée et compliquée, mais subsiste toujours quant à sa racine ; enfin, en laissant de côté les notes de passage et appogiatures, indépendamment de tout accompagnement ou contrepoint, la mélodie forme elle-même, par ses intervalles, un accord ou une suite d’accords, complets ou incomplets, et indique la racine des autres. Les deux caractères précédents ne sont que les résultats de celui-ci, que l’on comprendra mieux si l’on se rappelle qu’un accord n’est pas toujours « plaqué », mais peut être écrit par harpèges ou par batteries et se résoudre en un trait.
La mélodie, les notes successives gouvernées par un rythme, c’est précisément le lot du poète qui ne peut en ses vers donner simultanément plusieurs sons. Elle est bien une mélodie, cette musique que nous admirons dans l’Après-midi d’un Faune, mais les littérateurs dont je viens de parler l’entendent sans doute autrement ;
Cette manière de versifier, quand elle ne conduit pas à une sensualité vaine permet évidemment à l’instinct de s’épanouir en claires fleurs ; elle peut s’accorder souvent avec le talent et ils l’ont prouvé ; mais si elle favorise la naissance de mille compositions légères et charmantes, elle ne recèle pas assez de force vive pour s’ordonner en une œuvre décisive et grande. Elle a le primesaut de l’instinct, mais il demeure en elle quelque chose de passager et d’inconsistant : fille de la fantaisie, elle en garde la faiblesse. On peut la supposer exquise avec une voix d’enfant comme elle incertaine et fragile, mais, sans compter qu’elle se confond bientôt avec la prose, un chant d’homme fier et grave exige pour son lyrisme un plus puissant soutien.
Je le dis encore, le défaut de ces vers c’est qu’ils négligent dans la forme l’élément objectif de l’Art, et telle est malheureusement la tendance caractéristique de la plupart d’entre nous. Cependant plusieurs poètes ont voulu réagir, — presque tous, comme M. de Régnier, et plus encore M. Verhaeren, en accordant aux formes plastiques une importance décisive qui galvanise le vers en une image ; mais il est un autre moyen :
Rendons à la parole toute son énergie de voix chantante pour établir une strophe musicale fermement équilibrée. Les deux éléments de Rythme et d’Harmonie que Pindare et Sapho juxtaposaient pour ainsi dire, lorsqu’ils ajoutaient au vers les gloses de la musique
Ainsi réunis par la Parole qui les confond, le Rythme et l’Harmonie se vivifient en se pénétrant. Le Rythme dit tous les mouvements du sujet, il est la trouvaille, l’esprit libre, les mille gestes juvéniles… Mais l’Harmonie composée et concordante corrige dans le Rythme l’excès du caprice. Tranquille et puissante, elle appuie contre la durée son inébranlable stature en présentant au Rythme un mystérieux miroir. Si le rythme se
Personnalité. — Talent, génie ; invention, art. M. Griffin poète subjectif ; M. de Régnier artiste plus objectif. Spontanéité retrouvée aux sources populaires. La personnalité de MM. de Régnier et Griffin. Manière et personnalité. Le style.
Il me reste à examiner chez MM. de Régnier et Griffin — et l’on voudra bien étendre ces observations à d’autres poètes de ces jours, — des qualités et des défauts qui se rattachent de plus loin à la philosophie, à la méthode ou à la forme qu’ils ont préférées ; ces notes réunies achèveront d’éclairer leur personnalité.
Si nous appelons génie l’instinct que traduit une parole spontanée et nouvelle et talent la faculté d’ordonner, d’harmonier les mots, les images et les sons, on décidera que tout écrivain créateur, s’il veut faire œuvre pérennelle, doit avoir à un égal degré talent et génie, qu’il doit être à la fois artiste et poète, subjectif puisqu’il est trouveur et conscient aussi des masses objectives pour douer sa trouvaille d’une forme aux justes proportions.
Mais l’instinct parle plus haut en l’auteur des Cygnes, au lieu que les poèmes véritablement spontanés forment l’exception dans l’œuvre de M. de Régnier. Cette tendance est la conséquence nécessaire de leurs prédilections pour certaines formes musiques et plastiques ; leurs méthodes d’art la reflètent aussi. Je l’ai expliqué, tous deux ont employé le symbole, mais dès qu’ils l’abandonnent M. de Régnier s’approche de l’allégorie, M. Vielé-Griffin de l’expression directe. Que le second de ces deux modes soit plus subjectif que le premier, il est superflu de le démontrer et cette constatation a de quoi nous suffire ; mais bien qu’il se rattache étroitement à l’harmonie, le symbole lui-même me paraît plus que l’allégorie faire rayonner l’intérieure lumière. Certes, quant au résultat, il se montre comme elle objectif, — encore qu’il réclame du lecteur la complicité d’une pensée ; la différence jaillit quant à la cause d’où ces deux modes naquirent. Par le symbole le poète se recherche dans la vie ; il subjective les images au lieu d’objectiver en elles une pensée, — son but n’est autre que lui-même ; s’il examine les choses c’est pour en découvrir la synthèse, pour en recueillir les divers éléments idéaux, c’est-à-dire, — puisque nous ne connaissons des choses que leurs rapports avec nous-même, — les éléments les plus intimes de son moi qui s’y trouvent contenus. La création du symbole est une projection vers notre être futur. Au contraire, d’après M. de Régnier, l’allégorie objective l’idée qui le traverse : elle n’offre donc ainsi qu’une forme du passé. D’ailleurs, on se le rappelle, la vie pour M. Griffin est le miroir de l’action où se développe, où s’avère le moi ; et il ne faut pas s’y tromper, pour l’auteur des Épisodes le songe, s’il nous révèle parfois les images d’une antérieure existence, est un don venu de l’extérieur ; il éclaire notre âme et vivifie le lieu où il se déploie mais demeure une manifestation du Destin.
Que le génie l’emporte sur le talent chez M. Vielé-Griffin, tout le crie en son œuvre. Dans les Cygnes, dans la Chevauchée, le poète veut s’énoncer avant tout ; il parle d’une voix ingénue et libre, et le plus souvent ne paraît rien devoir qu’à lui-même ; comme M. Adolphe Retté, mais avec plus de simplicité et une personnalité très distincte, il étonne et captive par l’invention qui de strophe en strophe se renouvelle ; plus que personne il tire tout de son propre fonds et son vers est un vers de Griffin avant d’être un beau vers. Aussi la période est-elle inégale, souvent trop longue, — parfois dépourvue d’éclat lorsqu’elle dédaigne l’image, — de proportions plutôt naturellement venues que mesurées savamment et parfaites. Tandis que M. de Régnier, beau magicien
M. de Régnier est surtout un droit et pur artiste ; son vers a des lignes bien tracées, des couleurs transparentes et rares disposées avec justesse ; il démontre une grande probité d’écriture, un idéal d’art austère, la volonté d’un homme qui garde haute sa conscience. La strophe arrêtée à des limites assez précises reste presque toujours harmonieuse et ses éléments convergent vers un centre d’impression. Je crois pourtant qu’il y a là moins les effets d’un assidu travail que l’expansion naturelle de généreux dons lyriques. Avec son vocabulaire opulent et varié d’où surgissent à chaque phrase les mots strictement choisis, avec sa claire vision de paysages fondus, ses images dorées, ses plastiques ondulantes ou sévères, M. de Régnier a le goût qui distingue, élit, compare et dispose ; il a l’instinct souverain de l’ordonnance qui assigne à ses poèmes la solidité du verbe immobilisé comme un marbre. Cependant, par une défaillance peut-être de la volonté, cela ne va pas toujours jusqu’à l’ininterrompue continuité unité du livre ou même de chaque poème, — j’y ai fait allusion en même temps qu’à sa tendance vers l’allégorie ; et, marquée d’un défaut qu’on dirait contraire, cette expression rigoureuse et sûre peut amener de la monotonie. On la désirerait, à certaines places, secouée de plus de nouveauté, vivifiée par des trouvailles ; et, si elle devait ne chercher que sa propre beauté, s’arrêter à la seule splendeur de ses lignes sculpturales, il faudrait (mais je cherche ici par trop la petite bête !) que le vers acquît une plus totale fermeté, qu’un labeur patient achevât ce que les dons innés commencèrent, que l’artiste arrachât les quelques négligences laissées par le poète, — que ce fût par exemple la trame élastique et indéchirable des vers de Stéphane Mallarmé ou l’infrangible et sonore métal frappé du sceau de Hérédia ; que ce fût aussi l’impeccable et classique syntaxe des Trophées, ou cette autre syntaxe d’une intellectuelle logique, souple, fuyante mais impressive, étroitement serrée et pourtant impalpable, qui étonne et séduit dans l’Après-midi d’un faune ou dans Hérodiade.
Pas plus que M. Stéphane Mallarmé, M. de Régnier n’a voulu borner à la forme ses désirs ; il est pour penser ainsi, trop poète. Mais les visions qu’il rêve se prêtent on le dirait d’elles-mêmes à l’harmonie. — Une fée le toucha de sa baguette fleurie, lorsqu’il naquit, et de cette caresse enchantée ses yeux s’ouvrirent à la Beauté. Pour lui, le sens des belles formes n’a pas dû être, comme chez d’autres, développé par l’étude, la comparaison, la « mesure » de toutes choses qui se fait en nous vers l’adolescence ; il a compris sans doute l’eurythmie aux premiers mots qu’il ouït prononcer, au premier
, tant il semble que le simple délice d’écrire et la facilité inconsciente à modeler les courbes de la Parole ont suffi, dans une âme attirée vers le songe, pour tracer ces strophes aux lignes justesquidquid scribere conabar, versus eratla Wallonie en 1890 : « Le lyrisme doit découler de M. de Régnier comme le vin d’une amphore. On le sent naturel à sa bouche comme aux diamants les chevelures, comme aux corsages tous les bouquets »
etc. En revanche, sa prose paraît très malaisée.
Pour tout ce qui est forme, M. de Régnier ne doit se défier que de sa facilité même, si elle est bien telle que je l’ai supposée ici — et rendre parfait ce qui l’est presque. De toute la génération qui vient, il est peut-être à ce point de vue celui qui a le plus approché du définitif ; ses vers s’arrêtent lorsqu’il sied, chaque parole comme chaque strophe s’incline vers ses limites naturelles, et le poème s’érige par ses propres forces. Avec des qualités spéciales et beaucoup plus de vivacité et d’intimité dans le sentir, M. de Régnier s’apparie ainsi à M. Bernard Lazare dont on connaît la prose correcte et bien nombrée ; c’est aussi qu’il s’est préoccupé surtout de l’élément objectif de son œuvre ; de livre en livre, il en a précisé la forme plutôt que renouvelé l’espritles Odelettes qui, comme telle page de prose, semblent annoncer le poète plus subjectif que nous attendons.
Au contraire, c’est en la forme que M. Griffin se Joies, les Cygnes et la Chevauchée) comme à tous les endroits où je ne cite pas expressément les autres ; car il y a dans Ancæus, par exemple, la préoccupation de coordonner les formes et de les assembler, avec le vers lui-même, en une solide structure.
Le vocabulaire se montre relativement restreint ce qui n’est pas toujours, en soi, un défaut à mes yeux ; n’y a-t-il même pas pour un poète un mérite nouveau à exprimer avec un petit nombre de moyens autant et plus que d’autres, qui remuèrent toute la langue française ? la force des secrètes mélodies qu’il écoute est ainsi avérée avec plus de clarté. Mais une certaine indigence de mots et d’images se découvre à des prosaïsmes, à des expressions trop approximatives, qui étonnent et détonnent ; ou bien, à maintes places, un adjectif, un nom, un verbe qui ne sont plus de la langue chantée, ou qui ramènent trop près de nous. Ces défauts sont visibles dans les œuvres les plus anciennes aussi bien que dans les autres. Par exemple, dans les premiers Cygnes, il s’adresse à la Mer :
Quand rutilant et doux à l’occident splendide Le glorieux soleil s’immerge en tes flots d’or Je rêve au mythe exquisde la belle AtlantideQui sous ta houle avide à jamais rêve et dort.
Et, dans la Chevauchée, des banalités telles que celles-ci :
Sa vie avait une ombre de tristesse. …………………………………………… Le passé s’estompaitau lointain
Mais son vers séduit par une clarté diaphane en laquelle il se dissout, ne laissant de la parole envolée qu’un rythme et le souvenir de l’émotion qui le suscita. Il est ductile, fluent, allégé, « sans rien qui pèse ou qui pose »
. Il s’écrie comme d’une bouche juvénile, il attire et retient par sa sincérité. Il ne doit rien à la mythologie grecque, ni à l’histoire ancienne ou moderne, ni à Boileau, ni aux noms propres de M. Leconte de Lisle. Peut-être ce vers impudent se vante-t-il d’être ignorant ? Certes il aurait tort, malgré des apparences. Mais je ne sais. Au moins est-il lui-même, avec des défauts que j’ai indiqués, avec les qualités qu’on a définies. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres, il m’amuserait de comparer M. Vielé-Griffin à un poète qui fut plus savant versificateur que lui mais regarda de plus petites choses à Jean de La Fontaine. Et non seulement pour cette ressemblance extérieure que l’un composa des vers libres et l’autre des vers inégaux ; plutôt parce que leur parole écrite fut sincère et fidèle, — et plus encore parce que tous deux ils ont participé du génie populaire. La Fontaine fut près du peuple par bonhomie narquoise, sans doute aussi très naïvement, sans le savoir, en campagnard un peu touché par des souvenirs archaïques. Je n’oserais jurer que chez M. Vielé-Griffin ce retour à la terre nourricière ait été inconscient. Peut-être connut-il d’abord la tendance du lettré goûtant un arôme d’inédit parmi les formes naïves ; pourtant il ne paraît pas être de ceux-là qui cherchent de plus subtils détours dans tout l’inexploré des choses ingénues ; il fut
Dans Joies déjà, la chanson populaire lançait sa note claire et vive. Ou bien elle glissait, espaçant ses vers pour donner naissance à maintes strophes qui s’y enroulaient, ou bien quelques mots de vieille cantilène, au début de chaque pièce, bien que développés avec des richesses plus modernes et conduits loin de leur sens premier, ajoutaient au poème leur vert parfum agreste. Mais ce n’étaient encore que des essais. Plus tard, ce fut dans la chair et le sang de sa poésie que M. Griffin infusa l’esprit même du peuple, et il en passa quelque chose dans la forme désormais plus aisée qui trouva des grâces nouvelles, comme « à la bonne franquette » parmi les vergers fleuris.
Avant lui, M. Paul Verlaine avait compris la saveur des paroles et des tours populaires et maints poèmes furent enlacés de ces virides guirlandes. D’autres, comme M. Gustave Kahn et M. Moréas avaient retrouvé la veine oubliée de la chanson, mais avec peut-être trop de visible littérature, trop peu d’apparent abandon. (J’ai soin de dire apparent, car il n’est de plus belle simplicité que la simplicité conquise par le travail.) — M. Vielé-Griffin alla comme eux vers la poésie du peuple pour les raisons que j’ai énumérées plus haut, et aussi, je l’ai fait pressentir en parlant de la technique, parce que la liberté d’allure de ces rythmes devait attirer sa spontanéité ennemie des règles imposées
Odelettes dont j’ai parlé à plusieurs reprises, il se rapproche il est vrai des choses simples, mais dans un esprit différent. Il a des images de la campagne plutôt que l’âme populaire, laquelle est d’ailleurs de la ville aussi bien que du village ; il fait songer à un promeneur qui regarde et s’étonne mais demeure étranger au paysage.
Le cadre populaire n’est pour lui, d’habitude, qu’un décor propice judicieusement interprété, mais dont le choix s’indique seulement par une préférence momentanée, un goût de personnages plus humbles après de brillantes ou de rares visions. Tels de ses vers s’appuient sur des souvenirs de la mythologie antique et, ranimant des sylvains et des hippocentaures qui n’ont rien de commun avec les croyances et les traditions de nos races, dénoncent ainsi la main du littérateur, le souvenir d’études faites, de choses prises dans les livres. M. de Régnier s’inquiète de légende, transporte ses poèmes en des avenues de temps délicieux et flottants ; mais chez lui la légende est un motif à beaux vers et à mélancolie d’artiste, une occasion d’attitudes enchantées auxquelles une époque imprécise assigne du lointain, plutôt qu’une effusion contenue mais spontanée dans le vieux trésor des siècles. Encore qu’elle séduise par des beautés certaines, sa vision légendaire ne me satisfait qu’à demi ; elle n’a pas assez de verdeur ni de bonne foi crédule, on la devine trop vite maîtresse de soi, raison née, volontaire, telle qu’on la voit dans les ballades de Hugo ; d’une forme très pure, elle manque de naïveté soit innée, soit acquise, et j’en admire l’expression sans qu’elle me touche en mon intimité ; je la voudrais plus proche des contes de Perrault.
l’Ondine de l’allemand Lamothe Fouqué, telles que tant de contes du danois Andersen ne pourraient-elles naître chez nous ? Les pleines gerbées de fables, de traditions, de récits mythiques rassemblées chaque mois par les recueils de folklore prouvent que le génie de la France s’y prête à l’égal du génie germanique. Et en même temps que la légende, interprétée avec simplesse mais illuminée de symboles et grandie par toutes les magies de la langue, je voudrais la chanson enfin, car la chanson parfaite doit naître assurément en France ! Et elle dirait des mots purs, doux et vastes, la cantilène enfin trouvée ; elle serait d’allure ingénue, pourtant imagée, savoureuse, même subtile mais toujours naturelle et franche d’aspect, et naïve à force d’art ; je voudrais qu’elle parût jaillie d’elle-même sur des lèvres ignorantes, mais que le penseur et l’esthète vinssent avec elle s’unir, comme l’on songe, comme on se mire au clair tranquille d’une eau qui rafraîchira maintes bouches et coule sans les voir sous les visages penchés.
Les littératures de l’étranger se sont fréquemment rapprochées du vieux sol où fleurissent les croyances d’un temps jadis. L’Iliade et l’Odyssée (œuvre commune d’aèdes anonymes et quasi inconscients, je le sais, mais retranscrite et unifiée ensuite par l’art) sont un répertoire du folklore grec que vient encore compléter Hésiode. Les grands tragiques d’Athènes interprétèrent ce que songeait leur race. Shakespeare emprunta aux Faust de Goethe, les Nibelungen de Wagner pour ne citer que ces poèmes, sortent directement du fonds allemand
En soi, peut-être ce dernier trait ne serait-il pas un très grand mal ; ce qui nous intéresse c’est l’homme en le Roi s’amuse ; il s’agit de légende et non d’histoire. Pour le reste, je parle ici de poèmes et d’œuvres d’art ; on voudra bien admettre que la Henriade et même la Franciade ne sont pas en question ; faut-il absolument citer la Fille de Roland ?
Le fait que j’indique ici brièvement est à la fois un résultat et une cause. L’afflux trop puissant de la littérature antique aux ee
Une influence impérieuse doit grandir de ce folklore partout étudié à présent ; elle nous envahira comme elle faillit envahir les mystiques Allemagnes aux temps du Romantisme, — ces temps qui furent là-bas les frères de notre présent. Déjà nous nous sommes rapprochés de la légende, et la légende à son tour nous rapprochera de l’âme populaire. Ce ne seront plus, alors, les devoirs de littérature qu’on écrivit trop souvent chez nous ; ce ne sera pas non plus la ballade unie et assez vaine de Bürger, ni le récit uniquement pittoresque de Hugo ; mais puisque les hantises de la philosophie ont invinciblement enlacé nos esprits, puisqu’ils s’accoutument à susciter des choses la signification cachée, une Légende, une Chanson doivent se révéler, vivantes et nouvelles, où la spontanéité jaillira toute ingénue dans le rythme, où notre inquiétude d’art s’exercera à des plastiques sûres mais non dominatrices, — où notre idée s’affirmera plus claire en une mélodieuse simplicité.
Les longues pages précédentes ont fait pressentir déjà quelle est la personnalité des deux poètes dont j’ai choisi les œuvres. Celle de Vielé-Griffin est particulièrement apparente. Certes, il est avant tout un poète subjectif, et aussi un peu volontaire et entêté comme le sont les apôtres, mais il séduit surtout par ce qu’il montre
Il frémit des éclairs, il s’épouvante du souffle tout-puissant qui passe, contemple avec chagrin les arbres terrassés raidissant sur le sol leur stature vaincue, lorsque voici tomber enfin l’eau lustrale dans la fuite des tonnerres lointains et la lumière peu à peu, comme sur l’étendue des bois tout entiers, est redescendu en lui. — Alors il réfléchit et s’en retourne la tête penchée, cherchant la raison de ce qu’il a aperçu, songeant à la vie dure et belle, à la lutte ; mais longuement attristé par sa rêverie, il relève pourtant le front, s’exalte de la joie d’être et dit ce qu’il a vu et compris. Or, en cette promenade, ses émerveillements, ses émois, ses chagrins,
Têtu et songeur comme les Bretons dont il descend, M. Vielé-Griffin va jusqu’au bout de ce qu’il croit ; mais ses pères ont passé par ces Amériques où tout enseigne l’âpre bataille, où se forge plus dure la lame d’un personnel vouloir ; il a appris la lutte encore par d’autres ancêtres dont les mains portèrent des armes
M. de Régnier vient aussi de Bretagne, me dit-on, — au moins cela est-il vrai pour un lointain passé ; mais voici longtemps que la Champagne du Nord et l’Ardenne française l’ont vu vivre et il a mêlé heureusement les souvenirs anciens aux plus récentes visions. On le supposerait volontiers contemporain d’une autre époque (disons un frère cadet du vieux Chrestien de Troyes), s’il ne se liait à celle-ci par la modernité de son
On aime à se représenter ce poète en seigneur de jadis, et pourquoi pas choisir, à cause de son nom, ce Thibaut de Champagne qui parcourut la terre d’Ardenne et connut les rives de la Meuse ? Mais ce serait un Thibaut moins léger, au plus grand cœur, et qui eût saisi la main tendue de la destinée. Le vrai Thibaut, en son adolescence, rencontra à la cour de Lorraine la damoiselle Gertrude de Moha, sa cousine, et pour cette orpheline il composa des vers. Mais au retour d’un long voyage il la trouva mariée de force à Théobald, fils du duc Ferry. Alors il se lamenta et composa de vives rimes. Or, peu après, Théobald étant mort, le comte Thibaut parut un jour par surprise au château de Moha et vingt comtes et barons, chanoines et princes s’étant assemblés en grande fête, l’évêque de Liège Hugues de Pierrepont unit les jeunes amants. Après quoi Thibaut vécut paisible à Moha, puis abandonna la comtesse pour écrire ailleurs quelque tenson allègre. La Meuse était pour lui trop cristalline, et trop vastes les immémoriales forêts de ses domaines.
Bien que les annales n’en content rien, (et c’est grand dommage), je pense qu’à sa place Henri de Régnier eût agi autrement. Il a de Thibaut l’élégance et l’esprit ; mais s’il avait aimé la comtesse de Moha il se fût refugié au plus profond des sylves de l’Ardenne. Il n’aurait point cherché celle qu’on lui avait ravie, — il a pour cela trop de fierté, peut-être aussi trop de dédain ;
Quant à M. Vielé-Griffin, il eût assurément tenté lui-même ces prouesses, par la hache et le glaive, car il aime tout ce qui montre en action la magnificence de la force. Il y a en M. de Régnier la noblesse d’une attitude morale face à face avec la noblesse des attitudes arrêtées au clair de ses strophes ; il est cependant bien loin du poète des Cygnes, qui me paraît épris de la Beauté morale au moins autant que de la Beauté plastique ; la joie de l’Acte est belle en soi, pour l’un, et, pour l’autre, presque indifférente si on la sépare de la forme qui l’exprime. Aussi, je le répète encore, tandis que M. de Régnier s’abandonne tout entier à une contemplation résignée et presque passive, M. Griffin, arc-bouté déjà et prêt au corps à corps, exalte l’énergie, la parole qu’affirme ou remplace le geste. Les Cygnes comme la Chevauchée montrent l’élan direct d’un cœur Cygnes sont des poèmes humains, dans le meilleur sens de ce mot, puisqu’ils font vivre l’homme, l’homme d’à présent, d’hier et de demain, celui qui a toujours été, celui que nous voyons, celui-là même de l’avenir : l’homme en tant qu’être sensitif et agissant, voué à la douleur et à la joie et tenant en ses mains la force qui fait créer.
Mais, bien qu’elle commande irrésistiblement la sympathie, je ne m’attarderai pas à expliquer en détail la personnalité de M. Griffin, car elle se révèle trop franchement pour qu’on n’en ait point saisi depuis longtemps l’aspect. Celle de M. de Régnier diffère infiniment de celle-ci ; pourtant, — outre la sympathie, — elles ont toutes deux, sinon au même degré, au moins une qualité commune : la « santé », par laquelle je n’entends pas précisément ce qu’appelle ainsi, dans Pro Arte, M. Edmond Picard — mais le naturel, la sincérité et aussi le goût de ce qui est lumineux, frais, vivace et pur.
Cygnes soient sains il n’y a là rien de surprenant. M. de Régnier a peut-être plus de mérite à garder tels ses songes mélancoliques, car par certaines prédilections il se rapproche parfois d’une école issue de Baudelaire, et dont l’idéal fut étrangement factice. C’est en Belgique, en Flandre et à Bruxelles, qu’elle se développa le plus complètement et je me rappelle y avoir entendu souvent des axiomes tels que ceux-ci : « la douleur est plus artiste que la joie ; la pureté n’offre guère d’intérêt non plus que la franche vie ; il n’y a de beau que le vice, la maladie, la souffrance et la mort. »
M. Maurice Maeterlinck lorsqu’il créa ses admirables Serres chaudes admettait certainement qu’un poème doit être profondément « malade », et sans doute M. Albert Giraud, aussi bien que M. Gilkin ou M. Van Lerberghele Lys. Il est vrai qu’à la différence de ses confrères Flamands il restait fort loin du but. Détail curieux : cette influence ne dépassa point Bruxelles ; les littérateurs liégeois, tels que MM. Demblon, Chainaye, et plus récemment MM. Gérardy, Delchevalerie et Edmond Rassenfosse, y échappèrent complètement. — Je le dis sans regret : un seul exemplaire de des Esseintes nous suffit et il vaut mieux qu’il demeure isolé, plus prestigieux par son exception. Je pense d’ailleurs qu’à présent les idées ont un peu changé ; M. Giraud, par
Si sa personnalité n’a pas un dur relief, il s’en faut qu’il n’en possède aucune ! M. Vielé-Griffin laboure des terres aux bornes plus reculées mais M. de Régnier cultive aussi son propre jardin et l’orne d’une flore plus précieuse. Le titre d’un fragment exquis de ses « poèmes anciens » paraît avoir été choisi par un devin subtil pour signifier à jamais les paroles qu’il devait dire ensuite : motifs de légende et de mélancolie… et voilà l’œuvre entière du poète appelée par ces mots. Plusieurs passages des chapitres précédents ont déjà laissé voir la particulière clarté douce et grave de l’âme ainsi révélée. Les exemples cités l’auraient indiqué davantage si trop souvent la préoccupation de la forme n’atténuait le vif éclair du sentiment et de la pensée. Du sentiment surtout, car M. de Régnier communie avec les choses plus qu’il ne théorise ; et cette communion fait naître une mélodie pénétrante et persuasive qui, sur un mode égal et lent de tristesse sans révolte, s’enlace invinciblement à l’esprit qu’elle atteint ; elle fait songer à ces dards fleuris des féeries qui percent comme en une caresse et déjà sont devenus un captivant réseau. C’est un long geste, sans surprise, élevant par guirlandes de riches, somnifères et troublantes corolles bientôt nouées à notre front ; ou bien un doigt haut levé « Ces visions enchantées, (ainsi écrivais-je dans
la Wallonie), elles sont de l’ordre le plus noble ; elles passent dans le soleil parmi des cristaux, des lacs aux forêts captives, des femmes qui sont reines ou fées bien loin dans nulle histoire. Et elles se déploient doucement, vêtues de gaze comme d’ailes nacrées, en de vagues paysages aux grandes lignes qui sont de courbes et pensives. »
Mais, sinon quant à la parure d’images devenue plus distante, M. de Régnier ne s’est pas assez renouvelé jusqu’ici : ce motif de mélancolie n’a guère changé depuis les poèmes qu’il désigne, sans doute parce qu’il apparut au tournant de la route où le voyageur pressentit enfin son but après des chevauchées trop vainement glorieuses ; au moins s’est-il dégagé avec plus d’évidente force en quelques pièces récentes où le songeur a mis le plus de lui-même et qui s’illuminent telles qu’un miroir propre à refléter peut-être un plus lointain essor.
Cette adolescente expansion dans l’enthousiasme des choses soudain comprises, cet élan vernal et clair dont j’ai parlé aux premières pages de cette étude, M. de Régnier semble en avoir trop tôt réglé la bondissante énergie ; l’artiste est né précocement à côté du poète qu’il a voulu dominer jusqu’à l’asservir. Des visions opulentes et chaudes comme de lumineuses fanfares lui signalèrent les formes et il s’en éblouit au point de les faire régner sur ses vers en impératrices absolues, par les plastiques de brillantes métaphores, par la plastique même de la strophe qu’avaient pétrie ses doigts. Les formes ne furent plus pour lui les vassales
Ces vers et beaucoup d’autres, si on les confronte à des pages composées plus tard font penser aux sveltesses d’un adolescent qui aurait bouclé sur sa poitrine le miroitant métal d’une armure. Sous le casque les cheveux disparaissent, mais on devine encore derrière les sept barreaux d’argent s’éveiller de longs yeux pensifs. L’armure du guerrier n’est pas faite à sa taille, pourtant il la meut sans fléchir, même avec grâce ; mais comme sa juvénile chanson ne passe qu’avec peine à travers le resplendissant grillage, voilà qu’il arrache son cimier, délace le gorgerin et respire ! Et la cuirasse encore le gêne et la rondache pèse à son bras : alors il rejette tout cet arroi rigide, foule aux pieds l’écrasant appareil de la guerre et marche soudain libre dans les champs et les prés dont il compte les fleurs.
M. de Régnier a dépouillé aussi ses vers de leur trop inflexible éclat et, comme l’enfant de cette authentique légende, le voici maître de ses mouvements. Mais il n’a pas je crois abandonné l’armure sans la regarder à loisir ; il en a considéré les justes proportions, il a compté les gemmes incrustées et je sais fort bien qu’il en a détaché une sombre et radieuse améthyste pour parer sa mélancolie.
Fastes, M. Stuart Merrill, qui trouve une voix inconnue, infiniment douce, très simple et véridiquement personnelle pour moduler ses petits poèmes d’automne. Quant à la voix nouvelle de M. de Régnier, elle a des inflexions spécialement rares et pures, avec parfois une sorte de chaleur interne qui, pour les Sites, les Épisodes, les Poèmes anciens, l’Alérion et la Gardienne, demeurait étrangement inconnue ; on l’entendra chanter en tous ses derniers vers, et surtout en ceux-ci qui sont des plus proches de la perfection et s’orientent vers un mystère émouvant et discret :
J’ai vu fleurir, ce soir, des roses à ta main, — Ta main pourtant est vide et semble inanimée — Je t’écoute comme marcher sur le chemin, — Et tu es là pourtant et la porte est fermée — J’entends ta voix, mon frère, et tu ne parles pas ; L’horloge sonne une heure étrange que j’entends Venir et vibrer jusques à moi de là-bas… L’heure qui sonne est une heure d’un autre temps. Elle n’a pas sonné, ici, dans ta tristesse Il me semble l’entendre ailleurs et dans ta joie Et plus l’obscurité de la chambre est épaisse, Mieux il me semble qu’en la clarté je te voie. L’ombre scelle d’un doigt les lèvres du Silence : Je vois fleurir des fleurs de roses à ta main, Et par-delà ta vie autre et comme d’avance De grands soleils mourir derrière ton Destin.
M. de Régnier est en effet d’une réserve telle qu’elle fut longtemps un défaut. Il répugne, on le dirait, aux abandons sans réticences, à la confidence complète et ouverte de soi que le fait d’écrire des vers promet implicitement au lecteur. Certes, les livres de M. Griffin sont la preuve que cette expansion, d’ailleurs limitée chez lui, peut s’allier à de la distinction ; mais je présume que le poète de Tel qu’en songe la redoute pour lui-même — et chez d’autres, non sans raison, la hait comme un acte d’impudeur : qu’il y voit un peu le débordant tumulte du commis-voyageur qui se raconte à tout venant. Et pourtant il est, lui aussi, le conteur de soi-même ; mais sur un mode tranquille et froid, à l’aide d’emblématiques personnages comme le Silence, la Nuit, la Tristesse, avec des mots vagues et voilés, qui gardent un doigt sur les lèvres ; le plus constamment usité d’entre eux est le mot taciturne. Même lorsqu’il parle de son âme — ce qui arrive trop fréquemment, — il semble impossible qu’il ne s’agisse pas d’une âme supposée. Il y a dans les œuvres de M. de Régnier, comme en sa vie elle-même, beaucoup de cet ancien précepte si complètement oublié aujourd’hui : qu’un homme bien élevé évite de se mettre en scène.
À cela tient, sans doute, que sa personnalité n’apparaisse point sinon distante et cachée à demi. Viril et combattif, au contraire, le poète des Cygnes se dessine en un relief certain. J’ai dit la présence du poète devinée
Or, il faut distinguer la manière de la personnalité : elle est à celle-ci ce que le paraphe est à la signature. La manière tient à des particularités dans l’expression, à des habitudes du pinceau, de la plume ou de l’ébauchoir ; elle ne se confond pas toujours avec l’afféterie comme le suppose le langage courant, mais son défaut est d’arrêter un peu trop à des formes extérieures qu’elle disjoint ainsi de leur contenu ; elle signifie l’Individu au lieu de signifier l’Homme et n’est pas la conséquence nécessaire de la personnalité : Chopin, Grieg, Schumann ont une manière très visible ; le grand Bach n’en a point mais n’est-il pas plus personnel ? La noblesse ineffable de ses musicales architectures, le jet tout puissant de sa pensée, la force et la grâce de son tour ont signé toutes ses œuvres sans qu’il eût besoin d’y ajouter la boucle d’un trait de plume.
Le génie et le talent ont souvent leur manière, il est vrai, — Rembrandt, Hugo en sont la preuve aussi bien que M. Carrière, — mais ce n’est pas elle qui les grandit ; le plus souvent, comme pour les musiciens que j’ai cités, elle indique dans les idées une certaine inquiétude impuissante, en s’unissant pourtant chez Chopin à une distinction mièvre et anémiée, maladive, passionnée par intermittences, — chez Grieg à une compréhension originale et vive du génie populaire et de la légende, à de claires et juvéniles visions, à des trouvailles de cantilènes peu profondes mais douces et qui donnent à
La « manière » est d’ailleurs peu sensible chez M. Vielé-Griffin et peut-être ai-je eu tort d’y faire allusion. Malgré l’importance parfois excessive de l’enveloppe visible, elle n’existe guère chez M. de Régnier, en ses vers du moins
Si l’on entend par personnalité l’originalité interne, foncière d’un artiste, laquelle se trahit en révélant une nuance de la Beauté, certes M. Vielé-Griffin en affirme une vigoureuse, nul ne le niera ; mais celle de M. de Régnier, moins rudement musclée, élève une silhouette aux traits presque aussi fermes. La première affirme, ordonne et convainc, la seconde suppose et persuade ; l’une parle et s’écrie, l’autre chuchotte. Selon le précepte de Flaubert celle-ci se dérobe pour devenir cette « impersonnalité » haute et pure, où le poète laisse parler son œuvre plutôt qu’il ne parle lui-même. — Tandis que M. Griffin développe sa personnalité et la manifeste en un style subjectif et particulier, M. de Régnier détruit la structure apparente de la sienne pour la subordonner à des lignes objectives et atteindre le Style.
Car, comme il est un William Shakespeare et un Jean Racine, il est deux sortes de styles. L’un demande Cygnes. Enfanté par l’invention, c’est elle encore qui l’alimente sans cesse ; il a moins d’eurythmie que de variété, plus de couleur que de plans, des gestes plutôt que des attitudes, le mouvement avant l’harmonie. Il séduit surtout par d’inédites saveurs, par des aspects inattendus, par d’inouïes légèretés qui se volatilisent ou par le choc d’une force tout à coup surgie. Il porte la marque durement sigillée de l’artiste qui se profère par ses mille voix et de l’un à l’autre change et se meut comme le moment dont il est le reflet. M. Joris Karl Huysmans et M. de Goncourt l’ont efficacement célébré par leurs œuvres et M. Camille Lemonnier, qui le pratique avec maîtrise, en a rappelé par d’éloquentes paroles la puissance trop souvent oubliée.
Mais outre ce style entièrement subjectif il en existe un autre, celui que l’on désigne ordinairement par ce mot. La règle du premier paraît être : rien de trop peu ; il prétend exprimer toute la pensée, toute l’image, avec toutes leurs nuances, avec toutes leurs complémentaires musiques. Le second est proche de l’architecture ; son précepte est bien connu et le rien de trop n’a pas été gravé récemment sur la pierre du temple. Je n’en dirai rien ici, pour ne point répéter ce que j’ai déjà écrit au sujet de l’Harmonie ; comme elle il est stable et comme elle définitif. La logique est sa raison d’être, la proportion est sa méthode ; son but est la pureté impeccable des formes, — leur objectivité, son aboutissement.
Il est des artistes qui donnent à l’un de ces deux styles toute leur dévotion, et presqu’à l’exclusion de
Car il s’est trouvé des hommes pour fondre en un seul et indestructible métal les styles et le Style, le Il n’est pas de demi Beauté ; et nous ne serons pas assez vils pour rechercher d’autres buts que le seul, parce que nous n’avons pas oublié le passé et parce qu’aux lointains du songe, comme un énorme monolithe d’un bloc inébranlable, l’œuvre future déjà nous apparaît, érigeant haut sa face immobile et polie où les mondes en tournant refléteront sans fin leurs ellipses.
On remarque que chaque ordre dans la musique correspond à l’ordre de même rang et de même position dans la plastique ; ainsi Rythme à forme, Harmonie à lumière, valeurs à harmonie, rythmes libres à gestes, etc. Plus on se rapproche de la gauche, plus les phénomènes se manifestent en fonction directe du temps, plus aussi ils sont subjectifs ; plus on va vers la droite, plus ils participent exclusivement de l’espace, plus ils sont objectifs. Chacun pourra déduire, s’il le veut, la conclusion la plus probable des observations ici rassemblées.
Tel était le but de ce petit livre, — et de suggérer peut-être que, si nous percevons directement nos mouvements et notre fondamental rythme, (ce que, par un être), l’harmonie demeure au fond de nous cachée et comme sommeillante et n’affirme point sa présence, sinon lorsqu’en face des formes décisivement ordonnées, elle se révèle en se reconnaissant. Car rien ne nous touche d’absolument étranger, rien ne possède pour nous d’éloquence s’il ne trouve en nous-même son écho véridique ; et, ainsi que pour la physique supérieure tous les phénomènes ne sont peut-être que des modalités de l’unique Énergie, l’objectif serait un mode ignoré de notre âme, tout le possible encore obscur qu’elle contient et où elle se découvre par sa trace, comme le rythme dans l’harmonie, comme le temps à travers sa mesure d’espace.
Enfin, en comparant ceci à ce qui fut écrit plus haut, j’aimerais à terminer par cette affirmation :
Le rythme nous avertit de la vie en sa marche incessante vers le but ignoré ; l’harmonie, qui en procède, est le signe de notre Prédestination.
Les lendemains, vers, (livre édité en 1885).
Apaisement, vers, (livre édité en 1886).
Sites, vers, (édités en 1887), chez Vanier.
Épisodes, poèmes, (1886 à 1888), chez Vanier.
Poèmes anciens et romanesques, (1890), Librairie de l’Art Indépendant.
Épisodes, Sites et Sonnets, (1891), réimpression des Sites et des Épisodes, augmentée de pièces nouvelles. Chez Vanier.
Tel qu’en songe, poèmes, (1892), Librairie de l’Art Indépendant.
Direction de la Wallonie (poèmes et articles de critique ; la Gardienne).
Collaboration à Lutèce, aux Écrits pour l’Art (1re série), aux Entretiens politiques et littéraires, à la Jeune Belgique, à l’Art Moderne, au Mercure de France, à Floréal, à l’Ermitage, à la Société Nouvelle, à la Revue Blanche, etc.
Cueille d’avril, premiers vers, (édité en 1886) chez Vanier.
Les Cygnes, poésies, (1885-1886), chez Alcan-Levy.
Ancæus, poème-drame, (1885-1887), chez Vanier.
Joies, poèmes, (1888-1889), chez Tresse et Stock.
Diptyque (le Porcher, Eurythmie), Paris, mars 1891, sans nom d’éditeur.
Les Cygnes, nouveaux poèmes, (1890-1891) ; ce volume paru en 1892 chez Vanier contient le précédent, et de nombreuses pièces ajoutées, parmi lesquelles le Tombeau d’Hélène ; mais il n’a rien de commun avec les premiers Cygnes (1885-1886) indiqués plus haut.
La Chevauchée d’Yeldis et autres poèmes, (1892), paru en 1893 chez Vanier.
Direction des Entretiens politiques et littéraires (articles divers, de combat, parmi lesquels des « Réflexions sur le vers libre » ; le Porcher y fut aussi publié).
Collaboration à Lutèce, aux Écrits pour l’Art (1re série), à l’Ermitage (où parut « Swanhilde »), au Mercure de France, à la Wallonie (entre autres pages les « Jeux Parnassiens » et « le Tombeau d’Hélène »), à la Revue Blanche, à Floréal. etc.
Swanhilde, poème dramatique, en vers, (1890-1893), de M. Vielé-Griffin et Contes à soi-même, prose, de M. de Régnier, ont paru lorsqu’on imprimait cette brochure.