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Roland furieux et non la
Pucelle.
Ouvrons donc ensemble ce poème inimitable, œuvre badine d’un homme qui n’a point eu
d’égal dans l’antiquité, point d’émule dans les temps modernes : le divin Arioste.
C’est un privilège unique de l’Italie entre toutes les nations d’avoir eu deux
jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n’en ont qu’une : quand elles
sont vieilles,
Il n’y a, disons-nous, qu’une exception unique à cette loi de l’irrémédiable décadence
des lettres et des arts : c’est la seconde jeunesse et la seconde littérature de
l’Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de
dégradation. C’est un phénomène qu’on n’a pas assez étudié, et qui ne s’explique, selon
nous, que par deux causes : d’abord la prodigieuse fécondité morale de la race
italienne ; ensuite la sève nouvelle, vigoureuse,
Quoi qu’il en soit, on s’extasie de surprise et d’admiration quand on voit une terre qui a perdu l’empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue même ; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup, dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et Machiavel.
Nous avons parlé de Dante, de Machiavel ; nous vous parlerons bientôt de Pétrarque, du Tasse. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que de l’Arioste, l’Homère du badinage.
Nous sommes allé une fois à Ferrare, uniquement pour visiter la terre où l’Arioste
chanta et la maison qu’il construisit du prix de ses chants ; plus sage ou plus heureux
que le Tasse,
Cette maison d’Arioste est encore vide aujourd’hui, comme par respect pour sa mémoire : excepté une veuve ou un fils, qui oserait habiter la demeure d’un homme surhumain ?
Elle est petite, étroite et basse, cette maison ; sa façade en briques, percée d’une
porte et de deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse, pareille
aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des quartiers ecclésiastiques de Rome. On
dirait d’un long cloître de chanoines dans les environs d’une cathédrale. Un corridor
fait face à la porte de la rue ; une chambre à droite, une autre à gauche, forment tout
le rez-de-chaussée ; un petit escalier de pierre conduit par peu de marches au premier
et seul étage de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du poète ;
les fenêtres prennent jour sur un petit jardin carré entouré d’un mur de briques et
entrecoupé de plates-bandes d’œillets. Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à
fait semblable aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants à chaque
Arioste était très fier d’avoir pu construire avec une certaine élégance architecturale cet édifice pour ses vieux jours, du prix de ses vers. On le juge à l’inscription en lettres romaines qui surmonte la porte :
Parva, sed apta mihi,
sed nulli obnoxia,
sed non sordida, parta
meo sed tamen ære
domus !
inscription qu’on peut traduire ainsi en vulgaire français :
« Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n’enlevant le soleil à personne, mais d’une propreté élégante, et cependant
bâtie tout entière de mes deniers personnels ! »
Nous y restâmes plusieurs heures accoudé, tantôt à la fenêtre de la rue, tantôt à la fenêtre du jardin, nous faisant à nous-même la charmante illusion qu’Arioste allait rentrer, et que nous allions jouir d’une soirée d’entretien avec ce bon sens exquis, avec cette philosophie souriante et avec cette poésie fantasque qui s’appelèrent autrefois l’Arioste.
L’Angelus qui sonnait en carillon dans les nombreux clochers de
Ferrare et dans la tour carrée du palais des princes de la maison d’Este, nous arracha à
cette illusion et nous rappela à l’hôtellerie.
Louis Arioste était né à Reggio, dans le duché de Modène, le 8 septembre 1474. Sa
famille était noble ; son père servait le duc Hercule d’Este dans l’administration et
dans la magistrature ; ses fonctions l’appelèrent à Ferrare, où il finit ses jours dans
la faveur du prince. Tasse le fut bientôt
après lui, l’ornement et le favori des hommes et des femmes de cette cour. La poésie
était née avec lui : il ne tarda pas à laisser échapper sous toutes les formes les
chefs-d’œuvre
Mais il se sentait trop riche d’imagination et de poésie pour en gaspiller les trésors en menue monnaie de cour et de fêtes, dans une capitale de province. Il résolut, vers l’âge de quarante ans, de construire un monument épique dans un style sans modèle dans l’antiquité, qu’on pourrait appeler un badinage immortel.
L’esprit de son temps était moins à l’héroïsme qu’aux aventures. L’Italie tout entière,
après avoir combattu, s’amusait ; le roman avait naturellement succédé au poème ; les
légendes, Turpin, archevêque de Reims, avait fourni par
ses écrits appelés romans une immense matière aux poètes. C’était
l’Hérodote des temps de Charlemagne.
C’était en France que le roman était né ; les troubadours provinciaux, poètes nomades
et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre
de composition. Ces romans, dans lesquels Arioste allait puiser les fables et les
merveilles de ses chants, rappelaient plus encore la Perse et l’Arabie que la France.
C’étaient des espèces de Mille et Une Nuits occidentales, récits
merveilleux de l’imagination des harems, des cours et des camps, auxquels on ne
demandait aucune vraisemblance, mais de la galanterie, de l’héroïsme, de l’imprévu et du
prodige ; les héros, les chevaliers, les enchanteurs, les fées, les femmes, en étaient
les acteurs de Pulci, premier type de don Quichotte et source inépuisable où
puisa Arioste, le grotesque cieco da Ferrara ; le Roland
amoureux de Boïardo, merveilleuse débauche de verve de ce poète, dans lequel
Arioste n’eut qu’à prendre tous ses personnages, déjà familiers à la multitude de son
temps ; tous ces poèmes héroï-comiques et beaucoup d’autres moins célèbres ouvraient la
voie à Arioste : il n’avait qu’à y marcher mieux que ses devanciers. Il allait se jeter
dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir
des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l’esprit du siècle :
seulement il pouvait Pulci ou le
Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie
héroïque, comme il le fit lui-même. La nature attique et délicate de son imagination, la
nature élégante et raffinée de la cour de Ferrare, ne lui permettaient pas d’hésiter ;
il prit son sujet en grâce, en folie, en ironie légère, tel qu’il convenait à un grand
poète qui voulait badiner et non corrompre.
Cela fait, il employa les dix plus fortes années de sa vie studieuse et solitaire à
écrire le Roland furieux, le dernier mot de l’imagination
humaine !
Nous avons partagé longtemps l’espèce de dédain que les esprits sérieux et tristes
éprouvent par prévention contre ce miraculeux badinage. On n’est pas toujours d’humeur
de s’amuser ou de plaisanter, même avec le plus beau génie des temps modernes. Un homme
Pucelle, avait commencé, comme nous, par mépriser l’Arioste sur parole ;
mais quand il eut vieilli, quand il eut essayé vainement lui-même d’imiter et d’égaler
cet inimitable modèle de plaisanterie poétique, il changea d’avis ; il se reconnut
vaincu, il écrivit les lignes suivantes en humiliation et en réparation de ses
torts :
« Le roman de l’Arioste, dit-il dans son examen des épopées immortelles, est si
plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé
plusieurs fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en
recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ?… Ce qui m’a
surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c’est que l’Arioste, toujours au-dessus de
sa matière, la traite en badinant ; il dit les choses les plus sublimes sans effort,
et il les conclut souvent par un trait de plaisanterie, qui n’est ni déplacé ni
recherché. Ce poème est à la fois l’
(Ici Voltaire traduit en
vers, mais traduit faiblement, quelques-uns des délicieux exordes que j’essayerai, à mon
tour, de vous traduire en prose.)Iliade, l’Odyssée et le Don Quichotte Roland furieux un mérite inconnu
à toute l’antiquité, ce sont les exordes de ses chants ; chaque chant est comme un
palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent : tantôt
majestueux, tantôt simple, même grotesque ; c’est de la morale, de la gaieté, de la
galanterie et toujours du naturel et de la vérité. »
« Il a été donné au seul Arioste, continue-t-il, d’aller et de revenir des descriptions les plus terribles aux peintures les plus gracieuses, et de ces peintures, à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a, dans son poème, presque
autant d’événements pathétiques qu’il y en a de grotesques. Arioste fut le maître et le modèle du Tasse ; l’Armide est d’après l’Alcine.… Je n’avais pas osé autrefois le compter parmi les poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des comiques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très humblement réparation. Le pape Léon X publia une bulle en faveur de ce poème et déclara excommuniés ceux qui en diraient du mal. Je ne veux pas encourir cette excommunication. »
Nous savons, en effet, que deux souverains pontifes firent à l’Arioste l’honneur de louer dans des bulles l’innocente et ravissante plaisanterie du poète de Ferrare, malgré les stances un peu trop lestes dont quelques-uns de ses chants sont un peu trop diaprés. Mais nous ne tenons pas pour avérée l’excommunication mentionnée par Voltaire. Ces légèretés du style de l’Arioste, au reste, étaient dans les mœurs de son pays et de son temps.
À ces observations de Voltaire il faut en ajouter une, qui donne seule le secret de la
composition de l’Arioste et du succès de cette œuvre
L’Italien est le seul peuple antique ou moderne qui ait à la fois assez d’imagination
pour s’enthousiasmer du merveilleux, et assez d’esprit pour se moquer de son propre
enthousiasme. C’est de cette double faculté qu’est né le genre héroï-comique ; ce genre
a besoin, pour être cultivé et senti, d’une dose égale d’enthousiasme dans le cœur et de
raillerie dans l’esprit. C’est précisément là le caractère de l’Italien moderne : il
imagine, et il rit de ses propres imaginations ; c’est aussi le caractère de la
vieillesse dans les nations et dans les individus. Quand l’Italie commença à vieillir,
elle produisit les poèmes facétieux du Morgante, du Roland amoureux, du Roland furieux ; quand l’Espagne toucha à
sa sénilité, elle produisit le Don Quichotte ; quand la France sentit
les atteintes de l’âge après son dix-septième siècle, elle produisit Voltaire et la Pucelle ; quand l’Angleterre eut passé son âge de raison pour arriver
à son âge de désillusion littéraire, elle produisit le Don Juan de
Byron, ce poème de l’ironie de toute chose,
J’aime à me retracer avec vous le lieu, l’époque, Roland furieux. Le lieu, la saison, les
personnes, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture.
Laissez-moi recomposer la scène et le tableau.
C’était en Italie. J’avais dix-neuf ans ; le printemps de la nature correspondait au
printemps de mes sensations. Sur une des collines légèrement boisées d’oliviers, de
mûriers et de myrtes, qui dominent non loin de Venise la mer Adriatique, et qu’on
appelle les collines euganéennes, s’élève un vaste château de plaisance, ou plutôt une
de ces villas de luxe, dans lesquelles les familles italiennes des
villes voisines s’établissent au printemps et en automne pour la villegiatura, c’est-à-dire pour prendre du bon temps et du bon air dans un
voluptueux loisir, après les lassitudes du carnaval.
Libecio agitait les vagues, on voyait frissonner la mer et courir
C’était là qu’on passait les heures brûlantes du jour.
La jeune comtesse Héléna G***, fille du prince G*** des États-Romains, était veuve d’un
officier supérieur des armées italiennes, mort de ses blessures en Espagne. Ce général
était allié à ma famille ; il avait amené sa femme en France pendant une de ses
campagnes, et il l’avait confiée à l’amitié d’une de mes proches parentes, chez laquelle
j’avais eu occasion de la voir souvent quelques années avant mes voyages. Il était
naturel qu’elle m’accueillît comme un enfant de la maison, quand mes parents, pour
achever mon éducation, m’envoyèrent séjourner dans le pays qu’elle habitait maintenant
elle-même ; aussi me reçut-elle avec le plus gracieux accueil à la ville dès que je me
fus présenté à elle, à titre d’ancienne connaissance et d’ancienne familiarité en
France. Elle partait le lendemain pour s’établir avec sa société de printemps dans sa
villa des collines euganéennes ;
Il aurait fallu un autre cœur que le mien pour refuser une si agréable hospitalité, à une époque de première jeunesse et de première impression où l’on croit aimer tout ce qu’on admire.
Dieu ! qu’elle me parut embellie et épanouie par les trois années d’absence et de veuvage qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vue pour la première fois ! Le ciel d’Italie a des rayons qui font fleurir deux fois les femmes comme les citronniers de cette terre ; elles ont autant de printemps que d’années, jusqu’à l’âge où il n’y a plus de printemps que dans le ciel ; c’est alors qu’elles disparaissent du monde et qu’on ne revoit plus leurs charmants fantômes que dans les corridors des monastères ou sous les colonnades de leurs églises ; de là leurs rêves montent pieusement au paradis, qui n’est encore pour elles qu’une dernière floraison de leur éternelle jeunesse.
La beauté de la comtesse Héléna, ou, comme on l’appelait parmi ses amies, par
abréviation familière, Léna, ne pouvait se peindre : les mots et les
couleurs, quelque nuancés qu’ils soient, ont des limites que le talent même de l’Arioste
ou de Corrège ne peut dépasser ; la beauté féminine n’en a pas, de limites. On aurait
plutôt pu la chanter en musique qu’on n’aurait pu la décrire en paroles ou la
représenter en couleurs. Il y a telle mélodie de Rossini, entendue dans une barque
portant deux fiancés sur une mer lumineuse, par une belle lune d’été, dans le golfe de
Naples, qui m’a fait revoir mille fois plus vraie dans l’imagination la comtesse Léna, que tous les portraits et toutes les descriptions du monde.
Moi-même j’ai essayé vingt fois dans ma vie, à tête reposée, de décrire
Ce n’était cependant ni sa taille, plutôt harmonieuse qu’élancée, ni ses cheveux
blonds, dorés comme les régimes de mais suspendus aux toits des chaumières de ses
collines, ni ses yeux bleus, plus foncés que les eaux de sa mer Adriatique, ni sa bouche
souriante, ni ses dents de nacre, ni sa tête ondoyante sur son cou de marbre un peu
long, comme la tête légère de la jument arabe sur son encolure, ni sa démarche un peu
traînante et un peu serpentante,
Telle était la comtesse Léna ; je n’ai connu que madame Malibran, sa
compatriote, qui me l’ait rappelée, non pour la beauté, mais pour l’attraction de l’âme.
Hélas ! elles ne sont plus, ni l’une ni l’autre, sur cette terre ; elles sont remontées
à ces régions inconnues d’où les belles matinées se lèvent derrière les montagnes de
leur pays, et où les beaux soirs s’éteignent dans leur belle mer Adriatique. Quelques
vagues, attardées comme nos cœurs, gardent leurs derniers reflets et les roulent jusqu’à
la nuit, d’un rivage à l’autre, avec des lueurs et des soupirs qui donnent leur
mélancolie même aux éléments.
La société très restreinte que la comtesse Léna emmenait avec elle à
la campagne pour passer la villegiatura se composait, outre sa fille,
d’un vieil oncle de son mari. On l’appelait canonico.
Ce nom de chanoine lui venait sans doute d’un prieuré ou d’un
canonicat qu’il possédait aux environs de Padoue. C’était une de ces figures
semi-joviales et semi-sérieuses, comme il y en a tant parmi les membres les plus
irréprochables du haut clergé séculier en Italie. Quoique très exemplaire dans ses mœurs
et très pieux dans ses pratiques, le canonico n’avait rien du
rigoriste dans ses plaisirs d’esprit ; il avait un tel fond d’innocence dans le cœur,
qu’il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation
autour de lui. La pruderie n’est pas la meilleure preuve de bonne conscience. Il n’avait
aucune pruderie ; le fin rire et la douce piété s’accordaient parfaitement sur ses
lèvres ; il n’entendait mal à rien ; son bréviaire sous le bras en sortant de la
chapelle, rien ne lui paraissait plus naturel que de prendre un Arioste dans son autre
main et de nous en lire quelques stances, qui finissaient souvent par un éclat de rire.
Les Italiens n’ont pas, sur ces badinages d’esprit, le rigorisme des Français, et
surtout des Anglais. Ce qui badine est rarement coupable à leurs yeux indulgents. Le
vice est sérieux, le plaisir est folâtre ; la bonne intention canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le
statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. Cet
excellent homme adorait sa nièce, et surtout sa petite-nièce ; il gouvernait la fortune
et servait tout à la fois de père spirituel et de père temporel à la maison.
Un professeur de belles-lettres à l’université de Padoue, vieil ami du canonico et de la comtesse, et qui n’avait pas d’autre nom que celui de signor professore, complétait tous les ans la réunion. C’était un homme
d’une belle figure, entre cinquante et soixante ans, d’une voix pleine et sonore,
accoutumé à remplir les vastes salles de l’université à Padoue. Il portait le front haut
comme le verbe ; son geste, majestueux et presque héroïque, accompagnait toutes ses
paroles, comme s’il eût voulu les sculpter indélébilement dans la mémoire de ses
auditeurs. L’habitude de professer donne souvent un pédantisme à la parole et une
impériosité au geste, qui révoltent au premier abord ; l’homme n’aime pas à vivre avec
les oracles. Mais le professore
Léna, et de composer sur chacun de ses attraits, sur chacun de ses pas, sur
chacun de ses sourires, des milliers de sonnets, qu’on imprimait sur papier rose, qui se
distribuaient aux amis de la famille. On a dit plaisamment de ces sonnets lombards ou
vénitiens :
Les sonnets que Turin voit éclore en un an Pourraient près de Ferrare engorger l’Éridan.
Le professeur avait, en outre, pour fonction, celle de lecteur dans la maison de Léna. Contempteur né de la poésie moderne, et partisan fanatique des
écrivains et des poètes du seizième siècle en Italie, Dante était sa divinité, Arioste
était sa monomanie. Il en avait une édition dans toutes ses poches ; ces éditions
étaient surchargées de notes sur toutes les marges ; il écrivait depuis dix ans des
commentaires qui devaient élucider toutes les allusions du poète de Ferrare. C’est par
lui que j’appris que l’Arioste, dans un voyage qu’il fit à Florence,
Le canonico et le professore me prirent assez vite
en amitié, par indulgence d’abord pour ma jeunesse, par complaisance ensuite pour la
comtesse Léna, qui me traitait en frère plus qu’en étranger, et enfin pour ma
prédilection de novice en faveur de la langue et de la poésie italiennes : seulement ils
se hâtèrent de me prémunir contre mes enthousiasmes juvéniles et inexpérimentés pour la Jérusalem délivrée et pour le Tasse. « Poème et poète de décadence,
d’afféterie et de boudoir, me disaient-ils tous les deux, avec une moue de mépris sur
les lèvres. Jeune homme, ne donnez pas dans ce travers, ajoutaient-ils souvent. L’Italie
n’a que trois poètes : l’un pour le surnaturel, Dante ; l’autre pour
le naturel, l’Arioste ; le troisième pour l’amour, Pétrarque ! Défiez-vous des autres :
— Je parierais que vous ne connaissez pas l’Arioste ! » me dit un jour, avec un air de supériorité un peu dédaigneux, le professeur. J’avouai modestement que je ne l’avais pas lu encore.
« Il ne faut pas le lui faire lire, dit le canonico : il est trop
jeune, il y a trop d’amourettes, trop d’Alcine, trop
de Zerbin, trop d’Angélique, trop de Médor.
— Oui, mais il y a des Ginevra, dit en rougissant un peu la comtesse,
il y a des héros et des femmes adorables qui sont de bien bonne compagnie pour une
imagination poétique de dix-neuf ans ; pourquoi les lui interdire ? On se modèle sur ce
qu’on aime : laissez-lui aimer les belles choses, les belles aventures et les beaux
vers ; peut-être que, plus vieux, il aura eu des chagrins et il aura trop de larmes dans
les yeux pour lire ces divins badinages à travers ses pleurs.
— Elle a raison, reprit le canonico, qui jamais ne contredisait sa
belle nièce, et je me charge, si vous voulez, de tout concilier. Prêtez-moi sinet aux
pages avant la lecture, de telle façon que le jeune étranger, la comtesse et même ma
petite-nièce Thérésina, pourront tout lire ou tout écouter sans qu’il monte une image
scabreuse à l’imagination du jeune homme, ou une rougeur au front de l’innocente. Je me
piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui
enivre depuis trois siècles notre Italie ; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a
la main callée et la peau dure ; on peut jouer avec les feux follets de l’Arioste sans
craindre de se brûler les doigts ou les yeux.
— Bravo ! cher canonico, s’écrièrent en battant des mains la belle
comtesse Léna, sa charmante fille, le professeur et moi ; nous pourrons lire, et, si
nous lisons une stance de trop, nous mettrons tous nos péchés sur la conscience du
chanoine. »
Ainsi fut convenu ; après souper nous nous endormîmes tous avec la perspective amusante
des enchantements, des tournois, des aventures,
La vie que l’on menait pendant la villégiature, dans la villa de la comtesse Léna et de
toutes les familles élégantes d’Italie, était éminemment adaptée à ces longues lectures
en commun qui sont l’occupation des longues paresses d’esprit. La villa, immense et
paisible, composée de vastes salles tapissées de vieux tableaux, et de quelques chambres
hautes sous les toits, ouvrant sur les cours de marbre de l’édifice, ou sur les longues
avenues de myrtes et de lauriers taillés en murailles, était généralement silencieuse
comme un cloître. On n’y entendait guère que le pas lourd et régulier du vieux majordome
de la maison, qui parcourait les corridors pour porter des cruches d’eau aux portes des
chambres des hôtes, et le jaillissement monotone des jets d’eau retombant en notes
argentines dans les bassins de la cour intérieure. Tous ces édifices, dont l’architecte
oïmè ! exclamation langoureuse qui accompagne un million de
fois par heure, en Italie, le geste de la femme entrouvrant ses persiennes après la
sieste ; c’était là le seul bruit qu’on entendait autour de la villa.
Ce dernier bruit surtout me charmait ; j’avais oïmè ! et pour regarder cette
blanche main qui se retirait sous sa manche de soie noire, après avoir écarté le
contrevent.
Il n’y avait point de déjeuner en famille ; chacun jouissait de sa première matinée à
sa guise et sans rendre aucun compte de ses heures jusqu’après midi. À sept heures du
matin, le vieux, majordome apportait à chacun, sur un petit plateau de vieux laque de
Chine, sa mousse de chocolat dans une tasse de Saxe, accompagnée de cinq ou six grissins de Turin, petites flûtes de pain durci au four jusqu’à la
moelle, et d’un grand verre de Bohême rempli d’eau à la glace : seul déjeuner des
peuples sobres nourris par le soleil, comme les Espagnols, les Italiens, les Portugais,
les Américains du Sud.
Après ce frugal repas, on restait ou on sortait, à son caprice. La belle veuve et sa
fille s’occupaient dans leur intérieur de quelques détails de ménage avec l’intendant,
le majordome et les fermiers de la terre ; le chanoine Angelus dans la tour carrée du village nous rappelait tous
au dîner.
On dînait alors en Italie au milieu du jour. Ce repas, chez la comtesse Léna comme partout ailleurs, était sobre et court ; une soupe de pâte d’Italie saupoudrée de fromage de Parmesan râpé, du riz, des oeufs, des légumes, quelques poules de la basse-cour ou quelque gibier de la colline ; un vin noir, épais et sucré, qui tachait le verre ; des figues et des olives du domaine, étaient tout le luxe de ces tables, même dans les plus opulentes villas.
Après le dîner, chacun se retirait de nouveau dans sa chambre pour la sieste ; on
dormait ou on rêvait, jusqu’à quatre heures. On redescendait
C’étaient ces heures nonchalantes de l’avant-soirée entre la sieste et la promenade du soir, que nous passions dans la grotte de rocaille à respirer l’air de la mer, à causer sans suite, à rêver tout haut, à jouer de la main avec l’eau courante qui scintillait et chantait dans la rigole de marbre à nos pieds. Ce furent celles aussi que nous décidâmes de consacrer tous les jours à la lecture de l’Arioste.
Le canonico avait fait scrupuleusement sa tâche. Après son bréviaire
dit pendant la matinée, il nous apporta tout radieux un volume poudreux d’une vieille
édition de Venise, en faisant retentir les deux couvertures du volume entre ses grosses
mains. Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu’il y en a
ordinairement dans un livre d’église à demi couché sur le pupitre à gauche de
Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous
prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du
repos : le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la
grotte, et qu’on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une
sieste commode dans les jours de canicule ; le professeur sur une espèce de chaise de
marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis
longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l’écume
verdâtre de l’eau courante ; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux
divan de paille qu’on transportait
Le professeur ouvrit le livre ; mais il ne regarda même pas la première page, tant il
savait
Le donne, i cavalier, l’arme, gli amori Le cortesie, l’audaci imprese io canto, etc.
c’est-à-dire en style littéral, le seul qui rende l’intention et le génie local du poète :
« Les femmes, les chevaliers, les combats, les amours, les galanteries, les aventures héroïques je chante, qui furent au temps où les Maures d’Afrique passèrent la mer et ravagèrent si cruellement la France, etc., etc.
« Je me propose de dire, par la même occasion, de Roland, des choses qui n’ont jamais été dites encore ni en prose ni en rimes ; d’homme si sensé et si estimé qu’il était au commencement, il devint, par amour, insensé et furieux. Je dirai ces choses, si toutefois celle qui m’a rendu presque aussi fou que lui, et qui m’enlève de jour en jour davantage le peu de sens que j’avais, m’en laisse assez pour accomplir ici ce que j’entreprends !
« Ô généreux descendant d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, Hippolyte (d’Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut ainsi vous offrir ; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en ouvrage d’encre, et, si je vous donne si peu, ne me l’imputez pas à ingratitude, puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous ! »
— Voyez, dit le professeur en s’arrêtant après ces deux premières stances, quelle sobre exposition et quelle invocation à la fois modeste et touchante à l’amitié de ce prince. Hélas ! le pauvre poète, ajouta-t-il, il n’avait pas besoin d’enfler sa voix pour célébrer la générosité de ses souverains, qui ne le payèrent presque jamais qu’en applaudissements et en familiarité. À l’exception d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV, les princes et les nations semblent s’être réservé le privilège d’ingratitude envers ceux qui les illustrent. Le Tasse, après Arioste, devait en être un mémorable exemple, à la même cour de Ferrare.
— Que voulez-vous, dit le canonico, on ne peut pas recevoir deux fois
sa récompense, sourire, car vous allez voir que l’Arioste ne déride jamais son génie jusqu’à la
bouffonnerie, ce défaut de ses prédécesseurs dans la poésie héroï-comique, mais
seulement jusqu’à la légère plaisanterie. Il est badin et jamais cynique ; sa poésie est
de la fantaisie toujours, de la sensibilité quelquefois, de la crapule ou de la grimace
jamais. L’imagination ne se salit pas avec lui, elle s’enjoue, si le
seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. Ce n’était pas un
homme de l’espèce de votre curé de Meudon : c’était un homme de bonne compagnie, d’une
éducation achevée, d’une figure aussi belle et aussi noble que son génie ; vivant le
matin dans sa bibliothèque, rêvant le jour dans les bois et dans les jardins des
environs de Ferrare, récitant Ginevra : il lui adressait mentalement des élégies, des odes et des
sonnets d’une perfection au moins égale à celle de son poème ; vous allez voir tout à
l’heure que ce nom chéri occupait sans cesse sa pensée et qu’il l’encadra dans son
poème, en faisant de Ginevra l’épisode le plus touchant et le plus
enchanteur d’un de ses chants. Mais il ne divulgua jamais son amour, par une discrétion
inséparable du véritable culte. Continuons. »
Le professeur nous lut alors, sans l’interrompre, tout le premier chant ; on y voit
avec plus de charme que de clarté comment Charlemagne, à la tête de l’armée d’Occident,
attendait au pied des Pyrénées l’armée des Sarrasins commandée par Agramant ; comment le
paladin Roland, neveu de Charlemagne et revenant des Indes avec Angélique, reine du
Cathay, dont il était amoureux jusqu’au délire, arriva au camp de Charlemagne pour lui
prêter son invincible épée ; comment Charlemagne, craignant que la passion de Roland
pour Angélique ne lui fît oublier ses devoirs de chevalier et de chrétien, lui enleva
Angélique, dont Renaud de Montauban, son autre neveu, Bayard, qui s’était échappé ;
comment Angélique, qui a Renaud en aversion alors, s’éloigne de lui à toute bride ;
comment, arrivée au bord d’une rivière, elle est aperçue par le chevalier sarrasin
Ferragus qui a laissé tomber son casque au fond de l’eau en buvant au courant du
fleuve ; comment Ferragus, enflammé à l’instant par la merveilleuse beauté d’Angélique,
tire l’épée pour la défendre contre Renaud ; comment Angélique profite de leur combat
pour échapper à l’un et à l’autre ; comment Renaud et Ferragus, s’apercevant trop tard
de sa fuite, montent sur le même cheval pour la poursuivre, l’un en selle, l’autre en
croupe ; comment ils se séparent à un carrefour de la forêt pour chercher chacun de leur
côté la
Ici le poète se complaît à décrire une des scènes pastorales de cette nature dont les imaginations poétiques sont le miroir complaisant, et qui rafraîchissent également le lecteur. Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n’est composée que de notes et de couleurs ! Voltaire l’a essayé en vers et n’a pas réussi ; il y faudrait la touche d’un Claude Lorrain.
« Angélique s’arrête à la fin dans un délicieux bocage dont une brise légère fait frissonner les feuilles ; deux clairs ruisseaux murmurent à son ombre ; leur onde fraîche y fait verdoyer en tout temps des herbes tendres et nouvelles ; les petits cailloux dont leur courant était ralenti leur faisaient rendre une suave harmonie qui charmait l’oreille.
« Là, se croyant en pleine sécurité et éloignée de mille lieues de Renaud, lasse de la course et de l’ardeur du soleil d’été qui la brûle, elle prend la confiance de se reposer un moment ; elle descend de son coursier sur cette
herbe en fleurs et laisse le palefroi débridé aller à son gré paître l’herbe tendre ; celui-ci erre en liberté autour des ruisseaux limpides qui ravivaient d’une verdure appétissante leurs bords humides. « Voilà que, tout auprès, elle aperçoit une belle touffe de broussailles, d’épines en fleurs et de vermeils églantiers, qui se mire comme dans un miroir dans cette eau courante, et que des chênes touffus et élevés garantissent des rayons du soleil. Ce bosquet était vide au milieu et laissait une fraîche salle enfoncée sous une obscurité plus épaisse ; les feuilles et les branches y étaient entrelacées tellement que les regards n’y pouvaient pas plus pénétrer que les rayons.
« Des herbes fines et molles y tapissaient à l’intérieur un lit qui invitait à s’y étendre ; la belle fugitive se glisse au milieu, s’y couche et s’y endort. Elle ne tarde pas à être réveillée par le pas d’un cheval qui s’approche, elle se lève en sursaut et sans bruit, elle regarde entre les feuilles, et elle voit un chevalier couvert de ses armes.
« S’il est ami ou ennemi, elle ne le sait pas ;
la terreur et l’espérance agitent son cœur serré par le doute ; elle attend, immobile, la fin de cette aventure, sans ébranler de sa respiration l’air qui l’environne ; le chevalier se couche à demi sur le bord incliné du ruisseau, passe un de ses bras sous sa tête où s’appuie sa joue, et s’abîme tellement dans une profonde rêverie qu’il paraît transformé en une insensible pierre.
Il resta ainsi plus d’une heure la tête dans ses mains, Mesdames, ce chevalier mélancolique, etc., etc. Puis il se plaint à haute voix, dans des strophes aussi pathétiques qu’amoureuses, d’avoir été abandonné et trahi, pour un autre amant, par la beauté qu’il adore. C’est dans cette élégie épique que se trouvent ces deux stances immortelles et si souvent reproduites et imitées depuis, même par le Tasse, sur la fleur de jeunesse et d’innocence qui donne seule son prix à la beauté :
« La verginella è simile alla rosa, etc. »« La jeune fille est semblable à la rose, qui, dans un riant jardin, sur l’épine où elle est
née, pendant que seule et intacte elle repose, ne voit s’approcher d’elle pour la cueillir ni la dent du troupeau ni la main du berger ; le zéphyr caressant, la rosée humide, la terre et l’onde se disputent à qui lui prodiguera le plus de sollicitude. Les beaux adolescents et les femmes amoureuses ambitionnent d’en parer leur sein ou leurs cheveux. « Mais non pas plutôt du rameau maternel ou de son buisson épineux elle est détachée, que tout ce qu’elle avait de faveur du ciel, de la terre et des hommes, tendresse, admiration, beauté, tout elle perd à la fois ; la jeune fille, qui de cette fleur d’innocence doit avoir plus de soin que de ses yeux et de sa vie, laisse cueillir le trésor, perd à l’instant, dans le cœur de tous ses autres admirateurs, tout le prix qu’elle avait avant à leurs yeux !
« Qu’elle soit désormais vile pour tout le monde, et chère seulement à celui auquel elle s’abandonne ! etc. »
Le guerrier qui soupire ainsi sur l’infidélité de son amante est Sacripant, roi de
Circassie, éperdument épris d’Angélique, et qui l’avait suivie du fond des Indes
jusqu’aux Pyrénées.
C’est là cependant le défaut de l’œuvre ; le fil multiplié et embrouillé des aventures
se rompt trop souvent, pour se renouer et se rompre encore. L’Arioste abuse de la
complaisance de l’imagination qui le possède, et risque d’impatienter la complaisance de
son lecteur. Au moment où le cœur se passionne pour un de ses paladins ou pour une de
ses paladines, il rompt lui-même le charme qu’il vient de créer, il
ajourne à un autre chant la fin de l’aventure, il prend un autre fil de sa vaste trame,
et il l’embrouille encore dans un autre épisode. Il
Infelix operis summa!
Jusque-là cependant, grâce à la curiosité toujours plus fraîche au commencement d’une lecture qu’à la fin, la comtesse Léna, la candide Thérésina sa fille, le chanoine, le professeur et moi-même, nous nous laissions délicieusement promener sur le courant capricieux de la verve d’Arioste, au bruit de ses stances aussi limpides que mélodieuses. Le rivage changeait avec le fleuve, mais tous les aspects étaient ravissants.
Le jour qui baissait, et la voix du professeur qui baissait avec le jour, nous firent
remettre au jour suivant la lecture du poème. Mais, au lieu de laisser dans notre
entretien
« Ne faites pas plus d’attention qu’il ne faut à tous ces héros et à toutes ces héroïnes secondaires du poème, nous dit le professeur au déjeuner ; tout cela n’est que le cadre plus ou moins bien ciselé des tableaux de la galerie infinie de mon poète : mais attachons-nous seulement à cinq ou six médaillons qui priment tout le reste. Nous voici arrivés au cinquième chant ; c’est, selon, moi le chef-d’œuvre de l’imagination de l’Arioste.
— Pourquoi cela ? dit la belle comtesse. — caro professore ; j’aimerai bien le livre s’il me fait
pleurer. »
Alors le professeur commença la lecture des aventures de Ginevra ; mais, pour les rendre plus distinctes de cette nuée d’aventures dans lesquelles elles sont intercalées comme un fil d’or dans une trame mêlée de l’Orient, il les cribla pour ainsi dire de tout leur alliage et il en fit un tout non interrompu de vaine digression. Écoutons-le un moment :
« Renaud, cherchant aventure en Écosse, arrive dans un monastère, monté sur son cheval Bayard, cheval infatigable, machine d’opéra nécessaire à transporter ce paladin
d’un pôle à l’autre. Il demande aux moines, en soupant avec eux, s’il n’y a pas quelque exploit à accomplir en faveur de l’innocence et de l’oppression dans leur contrée. L’abbé lui répond que jamais la Providence ne l’a conduit plus à propos pour le salut de plus d’infortunes. La fille de notre roi, lui racontent-ils, accusée justement ou injustement d’un commerce clandestin avec un étranger, est condamnée par la loi sévère du pays à mourir, à moins que, dans l’espace d’un mois entre le crime et le supplice, un chevalier secourable et vainqueur ne vienne, les armes à la main, prendre sa défense et faire mentir son accusateur. Renaud maudit une loi si féroce qui punit de mort une faute de cœur ; il excuse l’entraînement de l’amour dans des vers pleins de l’indignation du héros et de l’indulgence de l’amant. Il monte Bayard, et, sous la conduite d’un guide, il chevauche à travers les chemins de traverse de la forêt vers la ville où Ginevra attend vainement un libérateur. Des cris de détresse poussés par une voix de femme dans l’épaisseur du bois l’attirent, l’épée à la main, de ce côté. À son aspect, des assassins, prêts à immoler une jeune et belle victime, s’enfuient en laissant leur crime inachevé. Interrogée par Renaud, elle lui raconte par quelle série de trahisons elle allait périr, sans lui, sous les coups de ces assassins. « Apprends d’abord, lui dit-elle, qu’à la première fleur de mes années enfantines, je fus admise au service de la fille du roi, dont, en grandissant avec elle, je devins la compagne et l’amie plus que la suivante. Le cruel amour, envieux de mon bonheur, me fit paraître plus belle que toutes les autres belles de la cour aux yeux du duc d’Albanie.
« Imprudente, ajoute-t-elle, je le recevais en secret dans l’appartement le plus secret de ma maîtresse, où elle renfermait ses atours les plus précieux, et où quelquefois même elle venait dormir. C’est du balcon de cette chambre que je laissais glisser quelquefois une échelle de corde pour introduire le prince qui m’aimait. »
Ici le chanoine avait mis un sinet, sans doute pour préserver l’innocence de
Thérésina ; nous le respectâmes. Le professeur nous dit seulement en prose, et sans nous
expliquer la cause
« L’amour, dit la stance, qu’elle entretenait pour lui d’un cœur sincère et d’une fidélité vertueuse, se changea en aversion contre son odieux rival, le duc d’Albanie. Ce scélérat imagina de jeter le soupçon dans l’âme d’Ariodant, l’infamie sur l’innocence de Ginevra. Il se vanta à Ariodant de son intimité nocturne avec Ginevra, et, pour l’en convaincre par ses propres yeux, il le fit cacher dans des masures inhabitées qui couvraient le glacis du palais au pied du balcon de la princesse. Ariodant,
suivi de son frère, se cache en effet une nuit derrière les murs abandonnés de ce précipice. « J’apparus au balcon comme à l’ordinaire, vêtue de la robe de Ginevra ; ma parure blanche éclatait au loin sous les reflets de la lune ; ma taille et mon visage, qui ressemblaient à la taille et au visage de ma maîtresse, me faisaient confondre avec elle ; l’astucieux duc d’Albanie s’approche à pas furtifs, saisit l’échelle que je lui jette et monte sur le balcon. »
— Passez une stance inutile, dit le chanoine au professeur ; elle ne méritait pas un sinet, mais un silence. » Le professeur omit la stance et poursuivit.
« L’infortuné Ariodant et son frère furent témoins de cette entrevue au balcon.
Sans le secours de son frère, Ariodant se serait percé le cœur dans son désespoir.
— “Frère insensé, lui crie-t-il en lui arrachant l’épée des mains, peux-tu bien avoir
perdu à ce point la raison que tu t’immoles pour une femme ? Puissent-elles s’en aller
toutes de nos pensées comme la nue au vent !…” »
Ariodant renonce en
apparence à se tuer ; mais le lendemain matin il disparut, au grand étonnement du roi et
de la cour, sans qu’on entendît plus parler de lui en « Ta fille est seule coupable de la mort de mon frère, dit-il un jour
au roi, devant toute la cour ; la preuve de son impudicité, qu’il a vue de ses propres
yeux, lui a transpercé le cœur, lui qui aimait Ginevra plus qu’on aime la
vie. »
Alors il raconta la scène nocturne et trompeuse du balcon. Le roi, consterné d’entendre accuser sa fille chérie, ne peut refuser aux lois d’Écosse la satisfaction qui leur était due pour un pareil crime ; l’infortunée Ginevra fut vouée à la mort, après l’intervalle d’un mois, si un chevalier ne venait prendre sa cause, démentir le frère d’Ariodant, et triompher du calomniateur en champ clos.
Les hérauts du malheureux roi parcourent l’Écosse et les contrées voisines en publiant
en son nom que tout paladin qui veut venger une Lurcins : c’est le nom du frère d’Ariodant, accusateur de la
princesse.
Le malheur veut, continue la suivante Olinde, que Zerbin, le frère de Ginevra, ne soit pas en ce moment en Écosse. Il adore sa sœur, et il combattrait triomphalement pour elle, à qui sa vertu n’est pas suspecte.
« Cependant, ajoute Olinde, le prince perfide qui a abusé de mon amour pour perdre, par son subterfuge, Ginevra, craignant que je ne révèle son crime et l’innocence de ma maîtresse, m’a livrée à ces assassins qui, sans vous, allaient m’arracher la vie. »
Renaud fait monter Olinde, voilée, à cheval, et entre avec elle dans la capitale. Le
peuple s’assemblait déjà pour assister à l’épreuve du tournoi. Un chevalier inconnu,
arrivé la veille, allait combattre Lurcins dans une prairie voisine transformée en
lice ; le féroce duc d’Albanie, en qualité de connétable, présidait en champ clos. Monté
sur un puissant coursier,
Renaud, s’avançant vers le roi, lui dit d’interrompre le combat entre Lurcins et le
chevalier inconnu. « Car l’un, ajouta-t-il, croit combattre pour la vertu, et
combat pour la calomnie ; l’autre ignore s’il est dans le vrai ou dans le faux, et
combat, par une magnanime générosité, pour arracher à la flétrissure et à la mort une
si parfaite beauté. Moi, j’apporte le salut à l’innocence, j’apporte le démenti à qui
a ourdi le mensonge. »
On suspend le combat ; Renaud explique devant le roi et devant sa cour toute la trame
de Polinesso. Il défie le perfide calomniateur. Le roi et le peuple
font des vœux pour Renaud. Les deux chevaliers courent l’un contre l’autre ; Renaud
traverse du fer de sa lance le corps de Polinesso ; le vaincu demande la vie. Renaud
descend de son cheval, délace la cuirasse et le casque de Polinesso,
qui confesse son subterfuge et son mensonge devant le roi et devant le peuple ; le
scélérat meurt en rendant l’innocence et la vie à Ginevra. Des acclamations de joie et
de triomphe s’élèvent de la bouche du roi et du peuple
L’attention, qui était restée flottante et distraite sur toutes les physionomies jusqu’à cet épisode ingénieux et pathétique de Ginevra, s’était recueillie, concentrée, et comme pétrifiée sur toutes les figures, depuis qu’il se déroulait en stances cadencées sur les lèvres du lecteur. On respirait à peine ; on n’entendait d’autre bruit dans la grotte que celui de la rigole qui accompagnait, comme une basse continue, la musique des vers. Le visage de la candide Thérésina reflétait chaque sensation et chaque stance ; il y avait tantôt de la rougeur, tantôt de la pâleur sur ses joues, tantôt du sourire fugitif, tantôt des larmes superficielles dans ses beaux yeux. C’était la première fois qu’un grand poète jouait, pour ainsi dire, de son âme neuve et de son imagination encore endormie ; à lui seul ce visage était un poème.
Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée ; elle recueillait son
plaisir
Le chanoine même était attendri :
« Vous voyez, dit-il à la comtesse Léna, que l’épisode n’a rien perdu de son charme par les cinq ou six stances, non licencieuses, mais un peu étourdies, que j’ai retranchées. Et maintenant que le livre est fermé, que pensez-vous du chant de Ginevra et du génie d’Arioste ?
— Je pense, dit la comtesse Léna, que, si l’Arioste avait écrit beaucoup de chants comme celui-là, il ne serait pas seulement l’Arioste, il serait tout à la fois l’Arioste et le Tasse. Quel homme, à qui le sentiment sied aussi bien que le badinage ! Ah ! pourquoi badine-t-il trop souvent et ne s’est-il pas complu davantage à nous faire rêver et pleurer, lui qui a le don des douces larmes autant que celui du fou rire ?
— Vous oubliez, belle Léna, dit gravement le professeur, qu’alors il ne serait plus
l’Arioste, car le caractère de son génie est précisément de nager entre deux eaux, comme
on dit en français, d’être un poète amphibie, si Ginevra à
lui, avait été, comme celle d’Écosse, la victime de quelque calomnie féminine où les
apparences étaient contre elle, et où l’Arioste avait fait triompher son innocence. Car
Ariodant, c’est évidemment l’Arioste ; le poète n’a pu trouver que dans son cœur ce
magnanime dévouement ignoré même de celle pour laquelle on se dévoue, et qui ne demande
sa récompense qu’au mystère et à sa conscience d’amant. Les poètes, selon moi, portent
le modèle de leur héros en eux-mêmes ; ils ne peignent jamais bien que ce qu’ils ont
eux-mêmes éprouvé. Cette Ginevra florentine devait être adorable en effet, puisqu’elle a
pu inspirer à son amant un des plus beaux chants qui soit dans la mémoire des hommes.
Ah ! vous aurez beau faire, ajouta-t-elle en souriant, vous ne ferez jamais rien de
sublime ou de charmant qu’en pensant à Dieu là-haut ou aux femmes ici-bas. »
Le professeur et le chanoine lui-même convinrent qu’elle avait raison. « Et vous,
signor Alfonso, me dit à son tour la belle Léna, qu’est-ce que vous pensez de ce chant
de Ginevra ? Je ne le demande pas à Thérésina : son cœur a
— Je pense, dis-je alors modestement et en regardant avec timidité le professeur, le
chanoine et Léna, je pense qu’il n’y a dans aucun poème connu un épisode plus amoureux,
plus chevaleresque et plus dramatique que le chant de Ginevra. L’Arioste a inventé là
aussi beau que nature ; l’invention poétique ne va pas plus loin, et tout est naturel
dans ce merveilleux : c’est le merveilleux du cœur ici ; ce n’est pas le merveilleux de
la fable ou de la féerie. Aussi ce chant de Ginevra, transformé en drame, serait-il
aussi pathétique sur la scène qu’il est charmant à lire dans ce jardin. Une fille de
roi, aimée d’un paladin de la cour de son père ; une amitié tendre entre cette princesse
et sa suivante, devenue en grandissant avec elle son amie ; la séduction de cette Olinde
par un débauché qui abuse de son innocence, cette ruse infernale de l’échange des Roméo et Juliette ! Et comment
Shakespeare l’a-t-il méconnu ou l’a-t-il oublié ? et comment un poète tragique moderne
ne s’en empare-t-il pas pour faire trembler, frémir, applaudir tout un peuple ?...
— Je vous arrête, jeune homme, me dit le professeur ; vous oubliez qu’un poète de votre
propre pays l’a fait. Ce poète, c’est Voltaire ; Voltaire, l’adorateur et souvent le
plagiaire heureux ou malheureux de l’Arioste. Sa tragédie de Tancrède
n’est au fond que l’épisode de Ginevra, sous un autre nom. La
magnifique invention du sujet, qui appartient tout à l’Arioste, a donné à cette tragédie
de Voltaire un effet théâtral immense : mais Voltaire fait déclamer pompeusement la
passion dans sa tragédie, et Arioste la fait chanter, raconter et pleurer comme la
nature ; il n’y a pas un homme de goût, dans aucun pays, qui puisse comparer de bonne
foi les vers sonores et faibles de la
— Amoureux ou non, c’est un grand amuseur, dit le chanoine. — Amuseur, oui, dit la
comtesse, mais dans le chant de Ginevra il est bien plus.... — Tu veux
dire, maman, que c’est un grand enchanteur, ajouta vivement Thérésina. Jamais aucun des
livres que tu m’as laissé lire jusqu’ici ne m’a fait paraître l’heure plus courte, ne
m’a fait tant frémir, tant pleurer, et ne m’a tant consolée aussi par la belle aventure
qui fait éclater l’innocence de Ginevra et qui récompense la générosité d’Ariodant !
Oh ! quand me laisseras-tu lire seule et à ma satiété toutes ces belles aventures !
Maman, est-ce qu’il y a beaucoup d’Ariodant, beaucoup de Renaud et beaucoup de Ginevra
dans le vrai monde ?
— Ce livre en est tout plein, Mademoiselle, dit le professeur ; mais en voilà assez
pour aujourd’hui. Le soleil baisse, le livre nous a fait oublier l’heure de la promenade
en voiture ;
Le professeur ferma le livre et alla le renfermer à clef dans la bibliothèque. Le
chanoine nous quitta tout pensif pour aller dire ses vêpres dans la longue allée de
lauriers ; la comtesse fit dételer les chevaux et descendit avec sa fille et moi de la
terrasse vers une pente d’herbes en fleurs d’où l’on voyait plus librement la mer
Adriatique traversée çà et là de quelques voiles latines blanches ou peintes en ocre,
semblables à des oiseaux à divers plumages. Un vaste pin d’Italie, qu’on appelle
pin-parasol, s’élevait solitaire au milieu de cette pelouse ; sa tige rugueuse, sur
laquelle on entendait courir les lézards et bourdonner les mouches à miel qui aimaient
le suintement sucré de sa résine, s’élevait de cent palmes avant d’ouvrir ses grands
bras pour porter le ciel comme une cariatide végétale. Le jour, il faisait une large
tache d’ombre sur la colline ;
La lecture de Ginevra avait laissé une légère teinte de gravité douce sur le visage de la comtesse Léna, et quelques folles larmes sur le fond d’azur des yeux de Thérésina. « Allons, allons, dit la mère à la fille, tout cela n’est que songe, folie, badinage d’esprit ; ne vas-tu pas te faire du chagrin pour cette Ginevra imaginaire et pour cet Ariodant fantastique ? Si tu prends ainsi ces fantaisies de cœur, je ne te laisserai plus assister à la lecture après la sieste. — Oh ! maman, maman, ne me fais pas cette menace, répondit la jeune fille en joignant les mains, puis en les passant au cou de sa mère et en lui fermant la bouche par un long baiser !
En parlant ainsi, elle prit à deux mains la tête de la belle enfant, la posa de force à la renverse sur ses genoux, et, découvrant le front des tresses blondes qui tombaient sur les yeux de sa fille, elle lui tourna le visage vers le ciel bleu au-dessus de l’arbre, et vers la mer, plus bleue que le ciel ; puis, agitant légèrement l’air avec son éventail de papier vert, elle étancha en riant les larmes de l’enfant avec le double vent de la mer et de l’éventail.
Thérésina, qui se trouvait bien sur cette couche de tendresse, ne cherchait pas à se relever ; elle étendit un de ses bras à demi nu sous sa tête, comme pour se faire un oreiller ; elle passa l’autre autour du cou de sa jeune mère comme pour s’y suspendre ou pour attirer vers le sien le visage de la comtesse. Leurs longs cheveux, presque pareils et d’une égale souplesse, se confondaient pour les voiler à demi ; elles restèrent ainsi, moitié riantes, moitié attendries, laissant sortir deux visages d’une seule chevelure, comme deux roses sous une seule feuille.
Thérésina, qui n’avait encore de formé que le corps, égalait Léna de taille et de stature ; mais elle était loin de l’égaler encore en charme et en maturité de physionomie. Léna, qui était encore dans la fleur de la seconde jeunesse, quoique ayant porté déjà ce fruit de printemps, dans cette enfant, aurait pu lutter de candeur et de fraîcheur avec Thérésina ; en sorte que la fille, par sa précocité, atteignait la mère, et que la mère, par sa lenteur à prendre les années, attendait la fille pour ne former, pour ainsi dire, à elles deux qu’une image de ravissante beauté, répétée dans deux visages, et pour enivrer deux fois le regard.
Elles continuèrent à jouer ainsi l’une avec l’autre devant moi, comme une jeune brebis avec son agneau devant un enfant qui les contemple. Leurs légers éclats de rire retentissaient sous la forêt.
Quant à moi, je ne riais plus : j’admirais, et je n’aurais demandé qu’à adorer, sans
bien savoir si j’aurais adoré la mère plus que la fille ou la fille plus que la mère,
tant ces deux
Ce sont là de ces soirées qu’on n’oublie plus, et qui fixent dans la pensée l’heure où
l’on a lu pour la première fois un livre désormais incorporé à nos souvenirs. Est-ce le
livre, est-ce la scène, est-ce la personne, qui s’incruste ainsi dans notre âme, de
manière à en faire partie éternellement ? Je crois que le livre ne serait pas si
identifié à nous, sans la personne et sans le site ; et que le site et la personne ne
seraient pas si fascinateurs sur notre souvenir, sans le livre. Il y a des sites, des
heures de la vie, des personnes, des lectures, qui se complètent les uns les autres par
une certaine consonance de nos sens avec notre âme ; de telle sorte que, quand on pense
au livre, on revoit la personne et le site, et que, quand on revoit dans sa pensée la
personne ou le site, on croit relire le livre. Ainsi, dans cette circonstance de ma vie
poétique, la belle villa des collines euganéennes, les bois de lauriers sous nos pieds
au penchant de la pelouse, le pin murmurant sur nos têtes, la mer Adriatique à
l’horizon, le tintement du petit jet d’eau des terrasses qui venait jusqu’à nous sur les
tièdes bouffées du Ginevra dans la mère, une Angélique dans la fille, et que, si on
m’avait demandé : Êtes-vous dans le poème ? êtes-vous sur la terre ? je n’aurais su que
répondre, tant le poème et la terre se ressemblaient dans ces doux moments !
Ô souvenir ! puissance mystérieuse qui se réveille et qui s’attendrit en moi après tant
d’années, comme par un contact électrique,
Hélas ! je vous retrouve pour pleurer : car, peu de jours après que j’eus quitté les
collines euganéennes pour retraverser les Alpes, une maladie rapide comme celles des
enfants, un vent glacé, tombant des Alpes sur la villa, emporta Thérésina au séjour des
plus beaux fantômes, et il y a peu de jours qu’une lettre d’un inconnu, à cachet noir,
m’apprit la mort de la comtesse Léna, qui s’était souvenue jusqu’au
tombeau de nos belles jeunesses. La mémoire est un vase où la vie s’égoutte, et qui se
remplit de larmes secrètes jusqu’à ce qu’il déborde dans l’abîme de l’éternité.
Mais poursuivons les lectures de l’Arioste : on comprend maintenant pourquoi je l’ai tant aimé.
Roland
furieux ; mais, quoique marchant d’aventures en enchantements, nous ne
retrouvâmes pas l’émotion profonde et douce que nous avions savourée dans les chants de
Ginevra. Le récit se brisait trop souvent
Quand nous fûmes arrivés ainsi au sixième chant, il nous fit remarquer l’apparition
d’un chevalier moins fou que Roland, plus héroïque que Renaud, plus beau qu’Ariodant :
Roger, l’ancêtre des ducs de Ferrare, la souche de la
« Plaines cultivées, collines arrondies, ondes limpides, rives ombreuses, molles prairies, bosquets de jeunes tiges de lauriers-roses, cèdres, palmiers, orangers chargés de fruits et de fleurs, groupés et entrelacés en formes diverses, mais toutes gracieuses, faisaient un dais contre les ardeurs de l’été avec leurs épaisses
ombrelles, et parmi les branches s’abritaient en pleine sécurité, chantaient et voletaient les rossignols… « Près de là, auprès d’une fraîche source entourée de cèdres et de palmiers féconds, Roger dépose son bouclier, découvre son front de son casque, et, tantôt vers la plage de la mer, tantôt vers la montagne, il tourne son visage pour se faire caresser les joues par les brises fraîches et embaumées qui, sur les hautes cimes, font frissonner avec de gais murmures les feuilles des hêtres et des chênes.
« Il trempe alors dans l’eau claire et glacée ses lèvres sèches, et il agite l’eau courante avec ses mains pour faire évaporer l’ardeur de ses veines, etc... »
La forêt enchantée du Tasse, imitée de cette aventure de l’Arioste et d’abord imitée de
Virgile, se rencontre merveilleusement racontée ici pour la première fois en italien
moderne. La branche d’un myrte auquel Roger a attaché par la bride l’hippogriffe, et
dont le cheval cherche à se dégager, pousse une plainte humaine ; l’écorce sue de
douleur et de honte comme une peau humaine. Ce
Roger déplore le sort d’Astolphe, parce que Astolphe est cousin de cette Bradamante
qu’il adore. Il a l’imprudence, à travers mille aventures, d’entrer dans le palais
d’Alcine pour y tenter la délivrance d’Astolphe. Cette témérité le perd : il est fasciné
lui-même par la beauté surhumaine de la magicienne. La description de cette beauté égale
ou surpasse tout ce que l’Albane ou le Corrège ont de plus suave et de plus velouté dans
le pinceau. La peinture de leurs amours doit être aussi vive, car le chanoine avait mis
le sinet sur cinq ou six stances. L’Arioste n’y avilit pas la poésie jusqu’au
libertinage, mais il l’amollit jusqu’à la volupté ;
Pendant cet oubli fatal de Roger dans les jardins d’Alcine, sa vertueuse amante Bradamante s’informe partout de lui ; elle s’évanouit de douleur et de jalousie en apprenant qu’il est dans les bras d’Alcine. Mélisse porte à Roger l’anneau qui fait disparaître tous les enchantements de la magie ; dès que Roger a passé à son doigt l’anneau, Alcine lui apparaît sous sa forme hideuse d’une vieille magicienne, faisant horreur et dégoût. Il se revêt de ses armes, monte Rubicon, le cheval d’Astolphe, et s’évade du palais.
Ici on perd de vue Roger. On revient à Angélique, l’amante de Roland. Elle est jetée
par une suite de prodiges dans une île déserte ; des corsaires l’enlèvent ; elle est
condamnée à être dévorée par un monstre marin. Roland, qui est occupé au siège de Paris,
près de son oncle Charlemagne, gémit nuit et jour sur la destinée Brandimont, ami de Roland. Brandimont est suivi par Fiordalisa, sa maîtresse, qui le poursuit à son tour de contrée en contrée.
Cette chasse aux amants et aux maîtresses à travers le monde est une des conceptions
héroï-comiques les plus habituelles à l’Arioste dans son poème.
Roland, en courant après Angélique, traverse la Hollande ; il y accomplit des exploits
fabuleux en faveur de la belle Olympe, à laquelle il rend un trône. Instruit
qu’Angélique va être dévorée par le monstre marin dans l’île d’Ébude, une des îles de la
Zélande, il s’embarque pour cette île ; mais il est prévenu par Roger. Roger a recouvré
l’hippogriffe, ce Pégase de la chevalerie ; il fend les airs sur ce coursier ; il arrive
à la plage de la mer où Angélique, enchaînée nue au rocher, attend le monstre marin qui
va la dévorer. La description « Ses larmes
seules, dit le poète, baignant les roses et les lis de son beau corps, attestaient
qu’elle était animée. »
Roger, à l’aspect de ces yeux éplorés, se souvient de
sa chère Bradamante ; son coursier replie ses ailes ; Roger parle avec une respectueuse
compassion, mêlée d’une galanterie chevaleresque, à Angélique : « Ô beauté
céleste, faite pour porter seulement les fers avec lesquels l’amour mène ceux qu’il a
enchaînés ! quel est le misérable qui a pu flétrir de l’empreinte livide de ces
anneaux de fer l’ivoire de ces bras et de ces mains ? »
Angélique se colore à ces mots d’une couleur pudique ; elle aurait couvert son visage
rougissant de ses mains, si elles n’étaient rivées au dur rocher par des anneaux de
fer ; mais ses larmes, qui au moins pouvaient couler librement, tombèrent de ses yeux et
voilèrent son visage, qu’elle s’efforça de cacher en le baissant sur sa poitrine. Elle
commençait à
Roger le foudroie en découvrant son écu magique, qui a la puissance d’éblouir et d’atterrer tout ce qui est frappé de son éclat ; profitant de l’éblouissement du monstre engourdi, Roger déchaîne Angélique, la fait monter en croupe sur l’hippogriffe, part à travers les airs et ne peut s’empêcher de se retourner souvent pour admirer trop amoureusement celle qu’il a sauvée. Il fait abattre l’hippogriffe dans une clairière des forêts de chênes de la Bretagne française, prend Angélique dans ses bras et la dépose mollement sur l’herbe.
Angélique, exposée à d’autres dangers que ceux auxquels elle vient d’échapper, aperçoit
heureusement au doigt de Roger l’anneau enchanté qui lui a été ravi jadis à elle-même.
Cet anneau a la vertu de faire disparaître celui qui le met dans sa bouche. Elle le fait
glisser subrepticement du doigt de Roger, distrait par son amour ; elle le porte à ses
lèvres, et elle s’évanouit aux regards pétrifiés du chevalier. Il
La description de l’asile qu’Angélique trouve chez un pasteur du voisinage est égale ou supérieure à la même scène décrite par le Tasse, quand Herminie se réfugie chez les bergers. On voit combien ces poètes s’enviaient les uns aux autres ces poétiques inventions. Mais l’Arioste est le premier, et son tableau surpasse en sérénité et en fraîcheur toutes les pastorales du temps. Nous allons vous en traduire quelques stances ; elles sont du nombre de celles que Thérésina elle-même pouvait entendre sans que la délicate pudeur de sa mère s’en alarmât pour son enfant.
« Là habitait un vieux pasteur, qui gardait un grand troupeau de cavales ; les juments et leurs petits paissaient çà et là, dans la vallée, les herbes tendres à l’entour des frais ruisseaux. Il y avait de distance en distance, autour de la cabane, des abris en planches où elles se réfugiaient contre les ardeurs du milieu du jour. Angélique chercha en ce moment un refuge contre sa nudité dans un de ces hangars, et y resta longtemps sans être aperçue de personne. « Et vers l’heure du soir, après qu’elle se fut rafraîchie et qu’elle se sentit suffisamment reposée, elle s’enveloppa de quelques vieux et rudes haillons abandonnés dans cette hutte, vêtements trop contrastants avec les étoffes de luxe, vertes, jaunes, perses, bleues et pourpres, qui la paraient ordinairement ; mais, quelle que fût leur sordidité, des habits si humbles ne pouvaient déguiser ni la beauté ni la noblesse de la jeune fille.
« Qu’on cesse de parler de Phyllis, de Néère, d’Amaryllis, ou de la fugitive Galatée, dont la beauté ne put jamais rivaliser avec tant de charme, etc., etc. »
Elle choisit dans le troupeau la plus rapide des juments et songe à reprendre la route de l’Orient.
Le poète ici l’abandonne ; il revient à Roland dont il chante de nouveaux exploits de chevalier en faveur des dames. Roland trouve Isabelle enchaînée dans une caverne par des brigands ; il les assomme. Elle lui raconte ses peines ; l’histoire est naïve autant que pathétique :
« Je suis Isabelle, fille de l’infortuné roi de Gallicie, ou plutôt je fus fille de ce roi, car je ne suis plus maintenant que fille de la douleur, de l’infortune et des larmes ! Ce fut la faute de l’amour !… Je vivais heureuse de mon sort, aimée, jeune, riche, honnête et belle ; je suis maintenant avilie, misérable, malheureuse… Mon père allait assister à quelque tournoi dans la ville de Bayonne ; parmi les chevaliers qui venaient pour y figurer, soit qu’Amour me le fît ainsi apparaître, soit que sa valeur éclatât d’elle-même en lui, le seul Zerbin me sembla
digne de louange ; c’était le fils du grand roi d’Écosse, « Pour lequel, après qu’il eut donné dans la lice des preuves merveilleuses de sa chevalerie, je me sentis prise d’amour, et je ne m’aperçus que trop tard que je n’étais plus à moi-même ; et, malgré tout ce que je souffre pour lui, je ne puis m’arracher de l’esprit que je n’avais pas mal placé mon cœur, mais que je l’avais donné au plus digne et au plus beau des paladins qui soit sur la terre. »
Elle raconte comment ils s’aimèrent. « Puis, hélas ! dit-elle, après les grandes
fêtes qui suivirent les combats, mon cher Zerbin retourna en Écosse ; je restai seule,
pensant à lui le jour et la nuit. Je ne doute pas qu’il ne cherchât de son côté les
moyens de s’unir à moi ; mais la différence de nos religions, puisqu’il est chrétien
et moi sarrasine, l’empêchait de m’obtenir de mon père. Il songea à m’enlever, en
abordant, au moyen d’un navire, sur la plage d’un beau jardin que mon père avait au
bord de la mer. »
Complice de cet enlèvement, Isabelle fuit à toutes voiles de sa terre natale.
« Avec quelle joie, s’écrie-t-elle, je ne puis le dire, espérant
Une tempête les jette sur un
rivage inhabité. Zerbin s’éloigne afin d’aller chercher des chevaux pour Isabelle à la
Rochelle. Pendant son absence, un des deux amis qu’il a laissés auprès d’Isabelle
s’éprend d’un perfide amour pour elle. Odorie, c’est le nom de ce traître, veut
entraîner dans son crime son compagnon Coribe ; celui-ci résiste. Les deux gardiens
d’Isabelle se livrent un combat acharné : l’un pour la défendre, l’autre pour la ravir à
Zerbin. Pendant le combat, elle prend la fuite ; Odorie abandonne le combat, la
poursuit, l’atteint, veut lui faire violence ; elle pousse des cris qui sont entendus
par une bande de brigands, qui la retiennent captive depuis neuf mois dans cette caverne
pour la vendre ensuite aux pirates de la côte.
Roland la console et l’emmène avec lui.
Le lecteur, incertain du sort d’Isabelle, de Zerbin, de Bradamante, de Roger,
d’Angélique, est transporté au siège de Paris. Ce siège est raconté dans deux chants
héroïques, en stances dignes d’Homère au siège de Troie, du Tasse au siège de Jérusalem.
La guerre
Les aventures héroï-comiques de Griffon, qui poursuit une maîtresse infidèle en Palestine, diversifient heureusement ces longs combats. La comédie n’a rien de plus plaisant que les tours perfides joués à Griffon par sa maîtresse, et par son lâche mais spirituel rival, à Damas. Ce rival est un Scapin chevaleresque, et la maîtresse de Griffon est une Colombine, qui transportent dans un poème épique les scènes grotesques du théâtre italien. Arioste siffle comme il chante : c’est Molière et Homère dans le même homme. Au dix-huitième chant il égale Virgile en tendresse, dans l’admirable épisode de Nisus et Euryale. Arrêtons-nous pour pleurer avec lui sur l’héroïsme de l’amitié entre Médor et Cloridan.
Une grande bataille a été livrée entre Charlemagne et les Sarrasins ; ceux-ci ont perdu
leurs principaux combattants. Dardinel, leur roi, a été tué par Renaud ; son corps est
resté sur le champ de bataille. Pour aller relever le cadavre de Dardinel du champ de
bataille, il
« Deux jeunes Sarrasins, entre autres, veillaient dans le camp ; tous deux d’origine obscure, nés dans la Ptolémaïde, desquels l’aventure, comme un rare exemple d’attachement, mérite d’être racontée. Ils se nommaient Cloridan et Médor ; dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, ils avaient aimé également leur prince Dardinel, et maintenant ils avaient passé la mer pour venir combattre en France avec lui.
« Cloridan, intrépide chasseur toute sa vie, était de robuste stature et d’une rare légèreté à la course ; Médor, à la fleur de ses années, avait encore les joues colorées, blanches et fraîches de l’adolescence, les yeux noirs, les cheveux dorés et bouclés ; il ressemblait à un ange du chœur le plus élevé du ciel.
« Ils étaient ensemble sur les remparts à regarder, en soupirant, le ciel de leurs yeux chargés de sommeil ; Médor, dans toutes les paroles qui lui échappaient, ne pouvait s’empêcher de se rappeler sans cesse son maître et son seigneur Dardinel d’Almonte, et de pleurer
en pensant que ses restes allaient rester sans sépulture sur la terre. Se retournant vers son camarade : “Ô Cloridan, lui dit-il, je ne puis te dire combien le cœur me fend de ce que mon maître gît ainsi sur la terre nue, exposé à devenir la proie des loups et des corbeaux, lui qui fut toujours pour moi si tendre et si généreux : il me semble que, quand je donnerais ma vie pour préserver son corps de cet outrage, ce ne serait pas encore assez pour payer tout ce que je lui dois d’affection et de reconnaissance. « Je suis décidé à aller, pour qu’il ne reste pas sans sépulture, le chercher et le retrouver sur le champ de bataille, et peut-être Dieu permettra-t-il que je traverse inaperçu le camp endormi de Charlemagne. Toi, demeure ici, afin que, s’il est écrit dans le ciel que je doive mourir, tu puisses raconter ma mort...”
« Cloridan reste confondu que tant de courage, tant d’amour, tant de fidélité, se révèlent dans un enfant. Il s’efforce, tant il lui porte de tendresse, de le faire renoncer à cette entreprise ; mais Médor était déterminé ou à mourir ou à recouvrir d’un peu de terre
la tombe de son seigneur. Voyant que rien ne peut ni fléchir ni effrayer Médor, Cloridan lui répond : “Eh bien ! j’irai aussi, car quelle joie me resterait-il sur la terre, ô mon cher Médor, si j’y restais sans toi ? Il vaut mille fois mieux mourir les armes à la main avec toi, que de mourir de mon chagrin si tu étais enlevé à mon amitié ! ”
Ils traversent heureusement dans la nuit le camp ennemi.
Pendant que Médor cherche parmi les cadavres le corps de son maître, Cloridan se charge de lui ouvrir une large voie pour le retour à travers le camp ennemi. Il fond sur les chrétiens assoupis, il immole une foule de guerriers, choisissant les plus illustres. Le poète décrit en traits sanglants et pathétiques leurs divers trépas. Une stance attendrie décrit la mort d’un duc d’Albret, surpris dans son sommeil, avec son épouse qui l’accompagnait à la guerre. L’Arioste, dans cette stance digne de Pétrarque ou du poète de Françoise de Rimini, laisse échapper de son cœur un cri de pitié ou d’envie qui révèle toute une âme amoureuse de Virgile :
« Cloridan était parvenu jusqu’à la tente où le duc d’Albret dormait dans les bras de sa femme, tellement rapprochés l’un de l’autre que l’air lui-même n’aurait pas pu passer entre eux. Médor leur tranche les deux têtes à la fois d’un seul coup ! Ô heureuse mort ! ô destinée si douce, qu’unis comme l’étaient leurs corps, je ne doute pas que leurs âmes, également enlacées, s’en allèrent ensemble au même ciel ! »
Médor, distrait de ce carnage par l’impatience de retrouver le corps de son roi, adresse une invocation ardente à la lune pour qu’elle lui découvre enfin le cadavre. La lune l’exauce, le nuage qui la couvrait se dissipe ; Médor court en pleurant à l’endroit où gît Dardinel ; il le reconnaît à ses armes, il s’agenouille, il baigne son visage inanimé de ses larmes amères, dont un double ruisseau coulait sous ses cils ; son attitude était si pieuse, ses gémissements si tendres, que les vents eux-mêmes se seraient arrêtés pour les entendre.
Il les réprime toutefois, non pas par crainte d’être entendu des ennemis et par aucun
soin de sa propre vie, dont il lui serait plus doux
Ils marchaient en silence sous ce fardeau sacré, et déjà les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel, l’ombre à s’éclaircir sur la terre, quand ils rencontrent Zerbin, qui rentrait au camp des chrétiens après avoir employé le commencement de la nuit à la poursuite des Sarrasins… Cloridan, à l’aspect de Zerbin et de son groupe de guerriers, supplie Médor d’abandonner sa charge, lui représentant qu’il serait trop insensé de perdre deux vivants pour sauver un mort.
En parlant ainsi, Cloridan jette son fardeau à terre, pensant que Médor va en faire autant ; mais cet enfant, qui aimait son maître mort plus que sa vie, le recharge seul sur ses épaules. Son ami, croyant qu’il est suivi par Médor, fuyait à toute course ; car, s’il avait su qu’il l’abandonnait ainsi à son sort, il aurait affronté mille morts au lieu d’une.
C’est Angélique, l’amante ingrate de Roland, la superbe fille du roi des Indes. Depuis
qu’elle avait recouvré son anneau enlevé au doigt de Roger, elle voyageait seule et sans
crainte, sûre de se rendre invisible à volonté.
Il n’y a rien d’égal à cette scène de pitié, d’admiration et d’amour naissant entre
Angélique et Médor, dans aucun poème, excepté peut-être le chant d’Haïdée dans lord Byron. Mais Haïdée est évidemment calquée sur Angélique. Or la
gloire doit remonter toujours de l’imitateur au modèle. Écoutez quelques stances de ce
chant des vrais amants. Le souvenir de la passion malheureuse de Roland pour Angélique y
mêle au charme de la scène on ne sait quel grain de sel comique qui ajoute encore, s’il
se peut, à la délicieuse saveur du sujet. C’est l’ombre du satyre portée sur le corps de
Galatée dans un tableau du Titien.
Après qu’Angélique a compati par tous ses sens et par toute son âme à la beauté, à la
blessure et au généreux dévouement de Médor, elle remonte sur son coursier pour aller
chercher dans les prés voisins les simples dont elle connaît la vertu, afin de panser la
blessure du jeune Sarrasin. Elle rencontre un vieux pasteur qui doit l’assister dans son
pansement. Lisons : nous ne lirons rien de plus frais dans Daphnis et
Chloé.
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Mais le jour même où nous devions continuer la lecture des amours d’Angélique et de Médor, nous quittâmes avec regret la villa des collines euganéennes. Une grande fête religieuse d’été, fête pour laquelle les seigneurs italiens reviennent toujours à la ville, força la comtesse Léna à rentrer pour quelques semaines dans son palais de Venise. Le chanoine, le professeur et moi, nous fûmes de la partie.
J’aurais dû naturellement profiter de ce déplacement de la comtesse Léna et de sa
maison pour continuer mon voyage vers Rome, par Pesaro et le littoral de l’Adriatique ;
mais
Son palais de Venise, baigné jusqu’au vestibule par le grand canal, était trop vaste
pour la fortune de la comtesse. On y sentait le vide des temps disparus. Le portique,
assez vaste pour contenir une foule de clients ; l’escalier de marbre blanc à rampes
moulées ; la salle des gardes, presque aussi longue et aussi large que le palais
lui-même ; la tribune haute qui régnait sous les corniches ; les fresques poudreuses qui
décoraient le sombre plafond ; les statues de
Léna et sa fille entrèrent dans une enfilade d’appartements, dont on apercevait à peine
le
Après les fêtes passées, nous reprîmes nos lectures à Venise aussi régulièrement qu’à
la
« Où en étions-nous ? dit le chanoine. — Ah ! je le sais bien, moi, dit Thérésina :
nous en étions à ce chant, si malheureusement interrompu
Léna sourit légèrement en admirant la mémoire heureuse de la jeune fille :
« Qu’aurait-elle pu retenir de plus analogue à son âge et à son imagination d’enfant ?
dit-elle, Eh bien, lisons avec confiance, ajouta-t-elle, si le canonico n’a pas mis trop de sinets à ce chant de jeunesse. — C’est une
pastorale, dit le professeur, une pastorale dans une épopée. Ne craignez rien : cela
rafraîchit, cela ne brûle pas l’âme. N’avez-vous pas dans la galerie du palais de
charmants tableaux de bergeries et de nymphes, entremêlés à vos tableaux de religion ou
de batailles ? Ce qui est dangereux pour ces jeunes âmes, ce ne sont pas les beautés de
l’imagination, ce sont ses laideurs. Des scènes de bonheur sont les perspectives de la
vie : vous en faites peindre sur les murs de vos villas et de vos palais ; ne craignez
pas d’en peindre sur
Alors le professeur rouvrit le livre, juste à la stance si bien remémorée par la naïve Thérésina.
« Angélique rencontre un pasteur parcourant à cheval le bocage à la recherche d’une jeune cavale qui s’était échappée déjà depuis deux jours de l’enceinte où elle était parquée avec le troupeau ; elle emmène avec elle le berger à la place où Médor, perdant toute sa vigueur avec le sang qui coulait de sa poitrine, en teignait l’herbe à l’entour et paraissait prêt à défaillir pour toujours.
« Angélique descend de son coursier et fait descendre comme elle le pasteur ; elle pile à l’aide d’une pierre les simples, en fait découler
le suc entre ses blanches mains ; elle le distille et l’étend sur le sein, sur les flancs et sur les hanches du blessé ; la salutaire liqueur arrête le sang et rend la vie à Médor. « Il reprit assez de force pour qu’elle pût le faire monter sur la jument du berger ; mais Médor se refuse à s’éloigner tant qu’il n’a pas recouvert de la terre de la sépulture le corps de son roi et celui de Cloridan. Après ces pieux devoirs accomplis, il suit Angélique où il lui plaît de le mener ; elle le conduit par compassion dans l’humble cabane du berger resté auprès d’elle.
« Elle ne consent pas à le laisser repartir tant qu’il n’est pas rétabli en parfaite santé, tant la tendre pitié qu’elle a éprouvée à son premier aspect, étendu sur la terre, puis, après le premier étonnement, tant sa beauté, sa grâce, ses manières, lui mordent le cœur d’une lime invisible : elle sent cette lime lui ronger peu à peu le cœur, qui se consume enfin tout entier d’une flamme amoureuse.
« L’habitation du berger, assez commode et assez belle pour une chaumière, était située dans un petit vallon en plaine entre deux
montagnes ; il l’habitait avec sa femme et ses petits enfants. Construite par lui tout nouvellement, tout y était neuf et propre de fraîcheur. C’est là que Médor fut promptement rétabli par les soins de la jeune fille ; mais, en moins de temps encore, elle sentit qu’elle avait au cœur une blessure plus profonde que celle qu’elle venait de guérir. « Plus l’une se referme et se
rassainit, plus l’autre s’élargit et s’envenime. Le beau jeune homme se remet à vue d’œil ; elle, au contraire, tantôt glacée, tantôt brûlante, languit d’une incurable fièvre. De jour en jour, la beauté de Médor fleurit ; de jour en jour, la malheureuse sent la sienne se flétrir, comme une neige tombée après la saison, que les rayons du soleil fondent dans un lieu sauvage.« Si elle ne veut pas mourir de son amour, il est temps qu’elle prenne sur elle de le révéler, car il n’est pas à espérer que Médor ose l’encourager à un tel aveu.
« Elle demande enfin pitié à celui qui l’a percée d’un tel coup sans le savoir. »
Ici le poète, par une apostrophe tragi-comique, qui sort d’elle-même du sujet, tourne
sa
« Ô comte Roland ! ô roi de Circassie ! votre éclatante valeur, dites-moi, à
quoi vous sert-elle ? »
Il en adresse autant aux autres héros adorateurs
d’Angélique : Agrican et Ferragus.
Puis il reprend la note sérieuse et tendre pour raconter la félicité des deux amants dans la solitude :
« Angélique laissa cueillir à Médor la première rose d’un sentiment qui n’avait encore été respiré par personne. Jamais jeune fille ne savoura une telle ivresse que celle qu’elle trouva dans ce jardin où se cachait et où se légitimait son amour. Les saintes cérémonies consacrèrent ce mariage, où elle eut pour marraine la femme du berger sous les auspices du tendre amour.
« L’humble cabane vit célébrer ces noces mystérieuses avec la solennité rustique qu’une telle solitude comportait. Les deux amants y séjournèrent plusieurs mois, pour en savourer seul à seule les délices. »
Bien que la description de cette retraite
Si Angélique s’asseyait à l’ombre ou si elle s’éloignait de la cabane, le jour, la nuit, elle avait le beau jeune homme à ses côtés, le matin et le soir ; tantôt cette rive du ruisseau, tantôt un antre elle allait cherchant, ou bien quelque prairie verdoyante ; au milieu du jour, une grotte les couvrait de son ombre.
« Dans ces doux entretiens, partout où un jeune arbre à la tige droite et élancée croissait au bord d’une source ou sur la rive d’un courant d’eau limpide, son écorce était à l’instant gravée avec l’aiguille d’Angélique ou avec le couteau de Médor. De même, s’ils venaient à découvrir un rocher d’un grain moins dur que les autres, et en dehors de la cabane, et dedans contre les murailles, les noms d’Angélique et de Médor, enlacés l’un dans l’autre par
différents dessins, se lisaient en lettres intarissables. »
Enfin ils s’éloignent à regret, après un long séjour, de la cabane ; Angélique, pour récompenser le pasteur et sa famille, leur laisse un bijou sans prix qu’elle a reçu de Roland. Elle s’achemine avec son jeune époux vers les Indes, où elle va faire couronner Médor roi du Cathay.
Ici le poète s’amuse de nouveau à éluder la curiosité de son lecteur par une autre curiosité. Il se complaît, pendant deux mille vers, à raconter vingt aventures épisodiques de Marphise, de Bradamante, de Roger, de Griffon, de paladins, d’amazones, de fées, d’enchanteurs.
Ce n’est qu’au vingt-troisième chant que l’on revient à Roland, le véritable héros,
mais le héros toujours oublié du poème. L’aventure qui le ramène sur la scène n’est plus
héroïque
La scène où Roland perd la raison en trouvant des preuves trop convaincantes de l’infidélité d’Angélique est admirablement inventée, et racontée avec autant de perfection de détails que la scène des amours d’Angélique et de Médor.
Roland, en courant une de ses aventures, arrive au vallon naguère habité par Angélique et Médor, sans se douter que ce beau lieu a été le théâtre de son infortune amoureuse.
« Il arrive, dit la stance, au bord d’un ruisseau qui semblait rouler des lames de cristal ; une riante prairie fleurissait sur ses rives, prairie émaillée de couleurs, les plus fraîches et les plus flatteuses à l’œil, parsemée de bouquets d’arbres élégants et majestueux.
« C’était l’heure où l’ardeur du jour fait chercher l’ombre des grottes aux rudes troupeaux et au pasteur dépouillé du poids de ses vêtements. Les armes et l’écu de Roland pesaient à ses membres brûlants ; il entra pour
se délasser un moment dans la grotte. Mais il y trouva un terrible et cruel refuge, et l’heure la plus funeste et la plus malheureuse de sa vie. « En parcourant des pas et du regard les alentours de la grotte, il vit des caractères gravés sur l’écorce de tous les arbrisseaux qui croissaient auprès de la source, et aussitôt qu’il y eut attaché les yeux avec attention, il fut trop convaincu que ces caractères étaient gravés par la main de sa divinité terrestre ; cet antre et cette source étaient un des sites que j’ai décrits plus haut, que la belle reine du Cathay avec son cher Médor fréquentaient le plus souvent, parce que c’était le lieu de repos le plus voisin de la cabane du berger.
« Il lit de tous côtés les noms d’Angélique et de Médor, enlacés ensemble dans des nœuds d’amour ; autant de lettres, autant de clous acérés qui lui transpercent le cœur. Il s’efforce de croire qu’il se trompe, et qu’une autre main que celle d’Angélique a écrit son nom sur ces écorces ; puis il se dit : “Ah ! je connais trop ces caractères, je les ai tant vus et tant lus dans un autre temps ! Mais peut-être qu’elle
s’est figuré un autre Médor imaginaire pour se faire illusion à elle-même, et qu’elle pense à moi en me donnant ce surnom dans son cœur !…” En cherchant ainsi à se tromper lui-même, Roland arrive à l’endroit où les deux collines, en se recourbant, enclosent la belle fontaine… Là les noms plus nombreux encore sur les troncs des hêtres, et des inscriptions commémoratives sur les rochers de l’antre, ne lui laissent plus de doute et enfoncent mille pointes de poignards dans son cœur. Médor, dans des vers tendres et amoureux, y remerciait les arbrisseaux, les gazons verts, les ondes limpides, la caverne obscure, les ombres rafraîchissantes, des douces heures qu’il avait passées avec l’incomparable Angélique, fille de Galafron. Il y suppliait tous les amants, chevaliers, demoiselles, que le hasard amènerait dans ces lieux, de bénir ces gazons, ces ombres, ces antres, ces ruisseaux, ces arbustes, et de demander pour eux au ciel ou aux nymphes les douces influences du soleil et de la lune. « Une main glacée lui serre le cœur, son désespoir muet ne peut s’échapper ni en paroles, ni en cris : comme un vase à large circonférence
et au cou étroit, quand on le renverse de sa base à son orifice, ne peut laisser écouler son contenu, car la liqueur pressée de sortir se hâte vers l’ouverture, et, se faisant obstacle à elle-même, ne peut s’écouler que goutte à goutte sous son propre poids. »
Enfin il arrive, espérant encore, jusqu’à la cabane du berger. Le berger et sa famille lui racontent innocemment le séjour d’Angélique et de Médor dans leur cabane, leur union, leur félicité, leur départ pour les Indes ; ils lui montrent avec orgueil le bracelet précieux qu’Angélique leur a laissé en mémoire de son séjour ici.
Ce fut le coup de hache qui trancha sa raison avec son espoir ; cette couche, cette
cabane de berger, ce vallon, lui deviennent si odieux que, sans attendre ni le lever de
la lune ni celui de l’aube, il prend ses armes, il remonte sur son cheval, il s’enfonce
dans le plus épais du bois, et, quand il se sent enfin seul, il répand en cris et en
hurlements sa douleur !… Au lever du jour, il croit voir sa honte et les railleries de
Médor gravées sur les montagnes et sur toute la nature. Enfin, après des transports
L’Arioste retrouve toute sa délicatesse de pinceau et tout le pathétique de son âme
dans
Zerbin et Isabelle, deux amants dont nous avons déjà parlé dans le commencement des
aventures de Roger, arrivent ensemble dans le beau lieu où Roland a perdu le sens et
jeté ses armes. Zerbin, par une respectueuse pitié pour le héros, élève un trophée de
ces armes ; il ne veut pas que l’épée de Roland soit profanée par une main étrangère.
Mandricaud veut s’emparer de l’épée, Zerbin la défend contre ce féroce profanateur en
combat singulier. Isabelle, tremblante, assiste au combat ; Zerbin a sa cuirasse fendue
de la tête au cœur par l’épée de Mandricaud ; mais ce premier coup, dit le poète, ne
pénètre qu’à peine au-dessous de la peau de Zerbin ; son sang tiède dessine en coulant
une longue ligne de pourpre sur sa cuirasse éclatante. « Ainsi j’ai vu
quelquefois, dit le poète, qui revient en esprit au souvenir
Zerbin succombe sous un coup plus mortel ; couché sur l’herbe dans son sang, ses
derniers adieux à Isabelle, et ses derniers soupirs recueillis par les lèvres de cette
amante sont des sanglots écrits pour l’éternelle consonance des cœurs aimants séparés
par la mort. Tibulle n’a pas écrit en larmes plus tièdes les transes et les épanchements
de l’amour malheureux. On voit que la sensibilité était le fond de ce génie de
l’Arioste. Un ermite aide l’amante désespérée à relever le corps de Zerbin pour
l’emporter jusqu’à son ermitage ; Isabelle est décidée à ne jamais s’en séparer.
L’ermite la console par les espérances célestes, les seules capables de rattacher
Isabelle à la vie. Il lui propose de l’accompagner jusqu’à une abbaye de Provence, où
elle fera ensevelir Zerbin et où elle restera gardienne pieuse de sa relique si chère.
Ils ensevelissent ensemble le corps embaumé de Zerbin dans un riche cercueil ; ils le
chargent sur
Rodomont, le roi d’Alger, les rencontre malheureusement dans un sentier de la forêt où
il s’est retiré non loin de cette abbaye de Provence. Les charmes d’Isabelle, quoique
pâlis par les larmes, lui ravissent le cœur ; il terrasse l’ermite, il le lance dans la
mer ; il menace Isabelle d’attenter à sa douleur et à sa pureté. La fidèle amante
conçoit subitement l’idée d’une ruse pieuse qui sauvera sa vertu en sacrifiant sa vie.
Elle feint de se rendre à ses désirs, mais elle veut, dit-elle, lui faire avant un
présent plus précieux pour un guerrier que le cœur de toutes les princesses de la terre.
Je connais, lui dit-elle, et j’aperçois près d’ici une herbe miraculeuse ; elle a la
vertu de rendre invulnérable le chevalier qui s’est une fois baigné dans un bain où
cette plante a été bouillie.
« Volez heureuse dans l’éternel séjour, âme fidèle et tendre, s’écrie en
finissant l’Arioste ; puissent mes faibles chants immortaliser en vous le modèle des
chastes amants ! »
Puis, en l’honneur de la victime, il fait décréter dans
On ne peut assez admirer dans cet épisode une des plus touchantes conceptions de ce
martyrologe de la vertu ou de cette épopée de l’amour. La chevalerie seule fournit de
pareils textes de poésie aux trouvères du moyen âge chrétien. Cette
admirable aventure est malheureusement coupée par le poète en trois tronçons que nous
avons rassemblés, épars dans le poème, pour la présenter dans son ensemble à vos
yeux.
Revenons :
L’histoire de Richardet, frère de Bradamante, amante de Roger, et de Fiordalisa, amante
de Richardet, est dans un genre opposé
Le chant qui contient l’histoire de Joconde ne forme plus seulement disparate, mais
scandale dans le poème ; il devrait être déchiré de toute édition populaire de
l’Arioste. La Fontaine l’a imité à sa manière dans le volume ordurier de ses Contes ; mais ce volume, feuilleté par le seul libertinage, est
soigneusement écarté des yeux de l’enfance et de la jeunesse. La Fontaine, au reste, a
la main bien moins légère et bien moins délicate dans Joconde que
l’Arioste ; Contes de la Fontaine.
Tout à coup Arioste redevient grave en faisant parcourir à Bradamante la galerie d’un
château enchanté dans lequel des tableaux prophétiques font apparaître d’avance à ses
yeux toute l’histoire de la maison d’Este, mêlée à l’histoire de l’Europe moderne ; il
s’élance de là à la suite d’Astolphe monté sur l’hippogriffe, et qui jetait du haut des
airs un coup d’œil géographique sur l’univers. Astolphe s’abat sur le paradis terrestre
où saint Jean l’Évangéliste lui enseigne les moyens de faire retrouver à Roland son bon
sens. Saint Jean conduit Astolphe dans la lune. Ici, dans une revue satirique très
plaisante de toutes les folies
Il vit aussi, parmi tant de choses perdues, ce qu’il croyait et ce que nous croyons
tous posséder en si grande abondance que jamais nous ne prions le ciel de nous
l’accorder, hélas ! c’est le bon sens. Oh ! que le vallon en contenait ! Il y en avait
une montagne, qui occupait plus d’espace que tout le reste ensemble. Le bon sens y
paraissait sous la forme d’une liqueur très subtile et très prompte à s’évaporer ; il
était, en conséquence, renfermé dans une multitude de petites bouteilles, plus ou moins
grandes. Toutes étaient hermétiquement fermées. La plus grande de toutes fut facile à
reconnaître : elle renfermait le bon sens du malheureux comte d’Angers ; elle en était
pleine en entier, et de plus il était écrit dessus : Bon sens du paladin
Roland.
Vous êtes transporté de la lune sous les murs d’Arles, que les Sarrasins et les
chrétiens se disputent. La belle guerrière Marphise, sœur de Roger, mais que Roger ne
connaît
Astolphe rencontre Roland au bord de la mer ; il lui fait respirer son bon sens avec la
Roger, pendant ces événements, fait naufrage et se sauve seul à la nage dans une île déserte ; il y trouve un ermite qui l’instruit dans la foi chrétienne. L’ermite avait bâti de ses mains une petite chapelle, tournée vers l’Orient, qu’il avait ornée avec soin des coquillages et des dépouilles que la mer jetait sur la côte. Le flanc opposé de la montagne offrait un aspect bien plus agréable et était bien différent de celui que Roger avait été forcé de gravir. Un petit bois descendait en pente douce jusqu’à la mer ; le laurier, le myrte, le genièvre, le palmier chargé de dattes, et des arbres fruitiers, y croissaient sans culture, et leur fraîcheur était entretenue par une fontaine pure qui, du haut du rocher, se distribuait en filets et tombait en petites cascades entre ces arbres féconds.
L’ermite habitait depuis quarante ans cet ermitage, qu’il semblait que le ciel eût
choisi pour l’entretenir sans cesse dans la prière et la contemplation. La vie frugale
et saine qu’il y
L’ermite alluma promptement du feu, couvrit la table de dattes et des fruits de la saison. Roger sécha ses habits, reprit des forces, et prêta de toute son âme une oreille attentive aux grandes vérités de notre sainte loi. L’ermite, touché de ses dispositions, n’hésita pas à lui conférer, dès le lendemain, le sacrement du baptême.
Roger, s’accommodant assez bien de cette habitation de l’ermite et d’une chère frugale, passa plusieurs jours avec le saint anachorète, qui, non-seulement lui parlait de tout ce qui tient à la religion, mais l’instruisait aussi sur son départ prochain, et même sur la postérité que le ciel lui destinait. Tout cet épisode respire la sérieuse piété du Tasse et de Milton.
On passe de là, avec une surprise que les mœurs seules du temps expliquent, à un chant
rempli tout entier par l’histoire du petit chien qui sème les perles, conte de fées dont
les détails égalent Boccace en grâce et le surpassent en poésie. Quoi de plus charmant
que la description
Adonis s’arrêta près de quelques cabanes voisines du château, jouant d’une petite flûte, au son de laquelle le petit chien se mit à danser. Le bruit des tours, de la danse et de la beauté de ce petit animal parvint bientôt jusqu’à la belle Argie : elle fit appeler le pèlerin dans sa cour, et c’est ainsi que commença l’aventure que le destin réservait au vieux sénateur.
Le pèlerin se mit aussitôt à jouer plusieurs airs différents, et le petit chien, ajustant ses sauts à la mesure, exécuta des danses variées de tous les pays, et parut obéir à son maître avec tant d’intelligence que tous ceux qui le regardaient ne prenaient pas le temps de cligner les yeux et osaient à peine respirer.
Argie sentit le plus ardent désir de posséder un petit chien si charmant, et envoya sa
nourrice pour parler au pèlerin, auquel elle fit offrir un prix considérable. L’adroit
pèlerin se mit à sourire : « Ah ! vraiment, quand vous auriez autant de trésors
, dit-il à la nourrice en la tirant à
part. Il pria l’épagneul de faire présent d’une belle pièce d’or à cette bonne dame. Le
petit chien ne fit que se secouer, la pièce tomba sur-le-champ. Le pèlerin la fit
accepter à la nourrice, en lui disant : « Vous voyez de quelle utilité ce
charmant petit animal m’est sans cesse ; je ne lui demande jamais rien qu’il ne me le
donne à l’instant. Bagues, joyaux, diamants, perles, riches habillements même, il me
fournit tout ce que je veux. Vous pouvez donc dire à votre belle maîtresse que mon
chien peut passer en sa puissance, mais il n’est aucun trésor qui le puisse
payer. »
La fin de ce récit, quoique ingénieuse, est cynique ; on regrette que la plume presque
incontaminée
Après avoir déridé ainsi ses lecteurs, l’Arioste revient à Roger ; il le conduit à
Paris, auprès de Charlemagne. Roger demande Bradamante en mariage ; Charlemagne la lui
refuse : il la réserve pour Léon, fils de l’empereur de Constantinople. Bradamante
s’indigne ; elle obtient de n’épouser que le chevalier par qui elle aura été vaincue
dans un combat singulier. Elle quitte furtivement la cour, elle est captive dans un
château fort. Roger part de son côté pour aller tuer son rival Léon dans l’empire de
Constantinople. Il combat à la tête des Bulgares contre Constantin et Léon, son
Cependant on publie, dans Constantinople, que Bradamante sera le prix de celui qui
triomphera d’elle. Le généreux Léon, indigné de la lâche vengeance de Théodora sa tante,
étrangle le geôlier de Roger, le délivre du cachot, lui rend son cheval et ses armes.
Ignorant que ce captif délivré par lui soit un rival, mais témoin de ses exploits
incomparables dans la bataille contre les Grecs, Léon, aussi modeste qu’il est amoureux,
propose à Roger de prendre son casque, sa cuirasse, son cheval, et de combattre à sa
place contre Bradamante. Charlemagne, sa cour, Bradamante elle-même, croiront que c’est
lui, Léon, qui a conquis ainsi l’héroïque beauté que les chevaliers se disputent. Roger
est forcé, par sa reconnaissance envers Léon son libérateur, de se prêter à ce
subterfuge ; mais il gémit tout bas des coups qu’il « Ô malheureuse Bradamante ! s’écrie le poète, si tu savais que
celui dont ta colère et ta honte te font désirer la mort est ce Roger qui t’est plus
cher que ta propre vie, c’est contre ton sein que tu tournerais ce fer que tu fais
tomber sur sa tête ! »
On sépare les combattants sans que Roger ait fait ou
reçu une blessure. Les pairs de Charlemagne décident qu’après un si rude assaut supporté
sans défaite par le prétendu Léon, Bradamante doit être le prix légitime de sa
valeur.
Pendant la nuit, Roger, à qui Léon a rendu son armure véritable, s’éloigne furtivement
du
Bradamante, de son côté, ne poussait pas des gémissements moins douloureux. Mais la
guerrière Marphise, sœur de Roger, se présente à Charlemagne au moment où ce roi des
chrétiens va livrer Bradamante à Léon. Elle déclare que cette belle héroïne est déjà
l’épouse de son frère Roger. On interroge Bradamante ; elle baisse les yeux et se tait,
ne voulant ni mentir ni déjouer la bonne intention de Marphise. Roland et Renaud, neveux
de Charlemagne, se réjouissent de ce que la fleur des héroïnes de leur armée ne
deviendra pas la dépouille d’un prince grec ; les pairs décident que Roger et Léon
combattront l’un contre l’autre, et que le sort des armes prononcera entre eux de la
possession de Bradamante. Léon y consent, décidé à se laisser vaincre et tuer plutôt que
d’attenter aux jours et au bonheur
Le généreux Léon le cherche partout, parvient à le découvrir, l’arrache à son
désespoir, le ramène au camp, avoue à Charlemagne la ruse du travestissement, obtient
Bradamante pour son ami. Le mariage des deux amants s’accomplit au milieu des fêtes dans
la cour de Charlemagne. Roger, toujours héros au milieu de son bonheur, tue le jour même
de ses noces le féroce Rodomont. Ainsi finit par un démasquement général ce poème rempli
de travestissements et d’imbroglios tantôt héroïques, tantôt comiques ; les derniers
chants qui rendent à chacun et à chacune son nom, sa gloire, son amant, son amante,
ressemblent à ce dernier jour du carnaval de Venise, et à ce premier jour de pénitence
où tous les masques tombent à la fois de tous les visages, et où les costumes de
fantaisie et les déguisements des saturnales font place à la vérité des figures et au
bon sens. Mais on sort de cette lecture comme d’un long bal masqué avec le tourbillon
dans la tête, la confusion dans l’esprit, l’ivresse dans l’imagination
Cependant ce défaut est encore la gloire de l’Arioste ; car, s’il fatigue le lecteur,
il ne se fatigue jamais lui-même. Il a chanté pendant vingt ans le Roland
furieux, et, si l’homme était éternel, on voit qu’il chanterait avec la même
verve pendant l’éternité.
Le dernier soir de notre lecture en commun dans la gondole fut aussi le dernier soir de
notre séjour à Venise. Le chanoine n’écoutait plus : il lisait pieusement son bréviaire
à l’avant de la barque. Le professeur, toujours enthousiaste de son poète favori,
s’efforçait en vain depuis quelques jours de rappeler notre
Notre bonheur, bonheur vague, indéterminé, indécis comme l’horizon du soir sur l’Adriatique, allait finir avec le volume. Était-ce la mère, était-ce la fille dont j’allais regretter le plus douloureusement la présence et promener le plus loin l’image ? Je ne le savais pas, je ne cherchais pas à le savoir ; mais c’était l’ensemble de cette situation, c’était ce groupe aimable, naïf, accompli, dont chaque figure était nécessaire à l’autre, et dont on ne pouvait en détacher une sans que le charme fût anéanti.
« Eh bien ! que pensez-vous de tout cela ? me dit Léna à la fin de la soirée, en
s’efforçant de provoquer un sourire de mes lèvres par un demi-sourire de son beau
visage. — Moi, dis-je, je n’y pense déjà plus ; mais je penserai éternellement à la
scène et à la société où j’ai écouté ces badinages d’un grand poète ! Un grand poète
cependant est-il fait pour badiner
— Vous le voyez, dis-je à la comtesse, voilà la critique de la nature ; c’est aussi la mienne, c’est aussi la vôtre, j’en suis sûr. »
Elle fit un signe d’assentiment. « Mais ce n’est pas la mienne, dit avec une certaine
supériorité de ton le professeur : ce que vous appelez un défaut, vous autres jeunes
cœurs et jeunes esprits, c’est précisément la qualité exquise et véritablement
philosophique de l’Arioste. Il sait jouer avec la vie ; il effleure la nature, il ne
l’épuise pas ; il sait que le cœur humain est un instrument à deux cordes dont l’une est
tristesse, l’autre gaieté, et, en touchant ces deux cordes tour à tour, il produit une
harmonie tempérée et douce qui est précisément l’équilibre vrai de cette vie, mêlée de
gémissements et d’éclats de rire. Quand vous aurez pris plus d’années, vous lui rendrez
plus de justice, et, tout en reconnaissant en lui le plus amusant des poètes, vous y
reconnaîtrez le plus agréable des philosophes. Son épopée est l’épopée du bon sens.
— Cela peut bien être,
— Précisément, reprit-il : ce n’est pas le poète de l’adolescence ni de la jeunesse, c’est le poète du soir de la vie. Quand on est à votre âge, on ne se moque ni de ses passions ni de son imagination : on en est le jouet ou la victime. Mais quand il n’y a plus, comme à notre âge, ni volcan dans le cœur, ni larmes dans les yeux, pour avoir trop brûlé et trop pleuré peut-être, oh ! alors l’Arioste est le véritable poète de la vieillesse !
— Oui, mais pourquoi cela encore ? dit Léna. Parce que la vieillesse devient indifférente et que l’Arioste est le poète de l’indifférence. Eh bien ! selon moi, c’est justement sa condamnation que vous venez de prononcer au lieu de son éloge ; car qu’est-ce que l’indifférence, si ce n’est le désenchantement de tout et de soi-même ? Croyez-vous que ce soit là un bel état de l’âme ?
— C’est de l’égoïsme aussi, maman, dit avec une précoce justesse de sens la petite
Thérésina. — Oui, mon enfant, dit la mère ; c’est
— Ah ! je vous arrête, répondit le professeur ; est-ce que vous prenez l’Arioste pour
un bouffon ? Passe pour Cervantès, dans sa spirituelle bouffonnerie de Don
Quichotte ; mais l’Arioste, ah ! vous lui faites injure ! Où avez-vous vu l’ombre
d’une bouffonnerie dans ces quarante-six chants, excepté peut-être dans la folie de
Roland et dans son bon sens rapporté de la lune ? Mais partout ailleurs c’est une fine
et délicate plaisanterie, qui s’allie partout à la grâce et souvent à la plus exquise
sensibilité !
— Eh bien ! dis-je à mon tour, remercions le professeur de nous avoir tantôt attendris,
tantôt amusés, tantôt assoupis pendant ces longs jours d’été au doux murmure de ces
— Vous attendrez longtemps, dit Léna en rougissant, car il y a encore bien de la lueur sous vos paupières.
— Eh bien ! oui, alors, poursuivis-je sans lui répondre, de peur de rougir à mon tour,
quand ce qui est flamme en nous sera cendre, quand la vie nous aura dit tout ce qu’elle
a à nous dire ; quand les hommes, les choses, les passions ne seront plus pour nous,
comme pour l’aimable et pieux chanoine, qu’un spectacle auquel nous continuerons
d’assister sans en attendre d’autre dénouement que dans le ciel ; quand nous serons
retirés dans quelque solitude champêtre, les pieds sur nos chenets et ne songeant plus
qu’à faire l’heure, far l’ora, comme vous dites en Italie : alors
ayons l’Arioste sur notre cheminée, et lisons-en de temps en temps quelques pages pour
poétiser nos souvenirs et pour dépoétiser notre expérience, j’y consens. Je ne dis pas
que je ne me
Les visages s’attristèrent, car cette réflexion faisait allusion à un prochain départ. Le professeur ferma le livre.
Ce fut peu de jours après notre retour à la villa de la comtesse Léna que je pris
définitivement congé de ce lieu de délices, pour reprendre mon voyage vers Rome. Je
partis en pleine nuit, une nuit d’été en Italie, accompagné par un vieux paysan de la
ferme ; il portait ma valise et il devait me servir de guide jusqu’à la mer, pour aller
m’embarquer sur une felouque d’Ancône qui faisait le cabotage sur le littoral
Quand je fus à moitié chemin de la descente qui menait de la grotte en rocailles au
groupe de pins d’Italie sous lesquels nous avions lu pour la première fois Ginevra, je me retournai pour jeter un long et dernier regard à ce délicieux
édifice où je laissais je ne sais quoi de moi-même ; je ne sais pas bien, en effet, si
c’était mon imagination ou mon cœur.
La lune ruisselait du ciel à travers une chaude brume transparente comme une écume de
l’air sur les toits, sur les balustrades, sur les pilastres, sur les cariatides de
marbre de la façade ; le vent emportait à chaque bouffée les fleurs embaumées des
orangers en caisse qui encadraient d’une sombre verdure les parterres au bas du perron ;
les jets d’eau chantaient comme des oiseaux sans sommeil ; leurs légères colonnes d’eau,
transpercées par les rayons nocturnes,
Tout cet édifice, tous ces jardins, toutes ces eaux, tous ces murmures, rappelaient
tellement les demeures enchantées où l’Arioste avait égaré nos imaginations depuis un
mois de merveille en merveille, d’amour en amour, qu’en vérité je ne savais pas bien si
j’étais dans le songe ou dans la réalité. « Adieu ! m’écriai-je
Je regardai machinalement autour de moi : je ne vis que le vieux paysan boiteux qui portait ma maigre valise, et la felouque chargée de sacs de maïs et de ballots de soie qui balançait son unique mât sur les lames de la plage en attendant le vent de terre.
Et c’est ainsi qu’il faut lire les poètes, à deux, pour qu’un écho du cœur se répercute sur un autre cœur, et pour qu’une impression soit en même temps un souvenir.
Moniteur sous les yeux, en attribuant au gouvernement du général Cavaignac la
première pensée de l’intervention armée à Rome. J’avais pris l’embarquement des troupes
du général Mollière pour un commencement d’intervention à Rome. La
Voici la juste réclamation de M. Bastide, ministre des affaires étrangères à cette époque :
Je viens de lire dans votre cinquante-troisième
Entretien, pages 336 et 337, le passage suivant, dans lequel se trouvent quelques erreurs que je suis, à mon grand regret, forcé de vous signaler.
Vous dites : « Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples. « La république romaine, ou plutôt la république municipale, fut proclamée.
« La république française, gouvernée alors par un dictateur à vues droites, mais courtes, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape.
« La révolution romaine fut prise d’assaut dans Rome par l’armée française. »
Le paragraphe suivant commence ainsi : « Sous un autre président de la république, etc. » C’est donc bien le général Cavaignac et son gouvernement que, dans ces quelques lignes, vous accusez d’être intervenu à main armée en faveur du pouvoir temporel ; ce serait l’armée du dictateur Cavaignac qui aurait pris d’assaut la république romaine.
Permettez-moi de reprendre une à une vos expressions :
« Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte. » Quel jour ? Le 25 novembre. La nouvelle de cet événement parvint à Paris deux jours plus tard. Le 10 décembre suivant, Napoléon Bonaparte fut nommé
président. Il ne s’est donc écoulé que quinze jours au plus entre la fuite du pape et la fin du gouvernement du général Cavaignac. Pendant ces quinze jours, que s’est-il passé ? À Rome, la république fut-elle proclamée ? Non. La république romaine fut proclamée le 19 février 1849, c’est-à-dire deux mois après que le général Cavaignac et ses ministres avaient déposé leurs pouvoirs.
« La révolution romaine fut prise d’assaut par l’armée française. »
À quelle époque et par qui ? au mois de juin 1849, par le général Oudinot, plus de six mois après que Napoléon Bonaparte avait été élevé à la présidence.
Il y a donc erreur matérielle à dire que le gouvernement du général ait renversé la république romaine : c’est comme si on reprochait au comité de salut public d’avoir signé le traité de Campo-Formio.
Mais, « au lieu de se borner à offrir au pape un asile sûr et respectueux », ce gouvernement, pendant les dernières heures de sa durée, s’est-il rendu coupable d’intervention en faveur de la souveraineté temporelle ?
Voici, Monsieur, à cet égard, les actes officiels sur lesquels nous demandons qu’on nous juge : * * * « Vous n’êtes autorisé à intervenir dans aucune des questions politiques qui s’agitent à Rome. Il appartient à l’Assemblée nationale seule de déterminer la part qu’elle voudra faire prendre à la République dans les mesures qui devront concourir au rétablissement d’une situation régulière dans les États de l’Église. Pour le moment, vous avez, au nom du gouvernement qui vous envoie, et qui en cela reste dans les limites des pouvoirs qui lui ont été confiés, à assurer la liberté et la personne du pape.
« Je ne saurais trop insister pour vous faire bien comprendre que votre mission n’a et ne peut avoir pour le moment d’autre but que d’assurer la sécurité personnelle du saint-père, et, dans un cas extrême, sa retraite momentanée sur le territoire de la République. Vous aurez soin de proclamer hautement que vous n’avez à intervenir à aucun titre dans les dissentiments qui séparent aujourd’hui le saint-père du peuple qu’il gouverne.
« Je dois aussi insister sur l’emploi que vous pourrez avoir à faire des troupes qui sont confiées à votre direction supérieure. Leur débarquement ne doit être opéré qu’autant que, dans le rayon très court où il leur sera possible d’agir, elles pourraient concourir au seul résultat que vous ayez à atteindre : la liberté du pape. «
Signé: Jules Bastide. »* * * « Dans les instructions données à M. de Corcelles, il lui est prescrit de se borner à protéger la personne du pape. Il devra soigneusement s’abstenir de prendre part aux querelles intérieures du gouvernement et du peuple romain.
«
Signé: Jules Bastide. »* * * « Tant que durera l’absence de M. d’Harcourt, vous devrez continuer à m’informer le plus fréquemment qu’il vous sera possible de tous les événements qui vous paraîtront mériter de fixer l’attention de la République. Vous devrez également veiller aux intérêts de nos nationaux et leur accorder dans l’occasion la protection nécessaire. Mais il est bien entendu que vous n’interviendrez en aucune façon dans la question politique et dans les affaires intérieures du gouvernement romain.
«
Signé: Jules Bastide. »* * * « Si le pape s’est embarqué, votre mission étant évidemment terminée, je n’ai pas besoin de vous dire que vous aurez
à contremander l’expédition qui avait pour but de l’appuyer. Quant aux éventualités que peut faire naître le départ de Rome du souverain-pontife et son arrivée en France, je puis d’autant moins vous en entretenir en ce moment, qu’avant de rien arrêter sur une matière aussi grave, nous aurions à prendre les ordres de l’Assemblée nationale. «
Signé: Jules Bastide. »* * * De ce que vous venez de lire, il résulte que le gouvernement du général Cavaignac n’a point voulu intervenir, et n’est intervenu en aucune façon dans les affaires intérieures, non pas de la république romaine, qui n’exista que deux mois plus tard, mais dans les affaires de l’État romain.
Il résulte que nous nous sommes bornés à faire précisément ce que vous nous reprochez de n’avoir point fait : à offrir au pape un asile.
Il résulte qu’aussitôt l’évasion du pape connue, ordre fut donné à M. de Corcelles de considérer sa mission comme terminée, à la brigade réunie à Marseille de ne point s’embarquer. J’ajoute que cette brigade, placée dans un tout autre but, et depuis longtemps
sous la direction du général Mollière, ne quitta pas la France, et que pas un soldat ne fut embarqué. Il résulte encore que le général Cavaignac n’était point un dictateur, comme on l’a répété trop souvent. Un dictateur n’aurait point laissé écrire par son ministre qu’à l’Assemblée nationale seule il appartient de déterminer la ligne politique à suivre, et qu’avant de rien statuer, il aura à prendre les ordres de l’Assemblée.
Je suis affligé, Monsieur, d’avoir eu à rectifier quelque chose dans des lignes écrites par vous, qui êtes une des gloires de la France. Votre cœur comprend de reste le sentiment qui m’oblige à le faire, puisqu’il s’agit d’un ami qui n’est plus là pour se défendre, d’un homme que ses adversaires ont pu accuser d’étroitesse d’esprit, parce qu’il se tenait renfermé dans la stricte limite du devoir, mais à qui il n’a manqué qu’un vice, l’ambition, pour qu’on le plaçât parmi les grands génies.
Nos ennemis communs, vous ne le savez que trop, ont pour tactique de déverser la calomnie sur les hommes de 1848. Ils ont été assez habiles pour tromper un esprit aussi éclairé, aussi généreux que le vôtre.
Je vous remercie de l’occasion que vous m’avez
offerte de repousser encore une fois un de leurs mensonges. J’ose espérer, Monsieur, que vous voudrez bien insérer cette réponse dans votre plus prochain
Entretien.Veuillez agréer, avec l’expression de mes regrets, l’assurance de ma haute considération.
Jules Bastide.
Mais avant de parler de ce dernier poème que j’ai reçu hier, que j’ai lu d’une seule haleine cette nuit, rappelons-nous deux heureuses journées déjà loin de nous, qui nous feront connaître Laprade. La mémoire, c’est la lampe du soir de la vie : quand la nuit tombe autour de nous, quand les beaux soleils du printemps et de l’été se sont couchés derrière un horizon chargé de nuages, l’homme rallume en lui cette lampe nocturne de la mémoire ; il la porte d’une main tremblante tout autour des années aujourd’hui sombres qui composèrent son existence ; il en promène pieusement la lueur sur tous les jours, sur tous les lieux, sur tous les objets qui furent les dates de ses félicités du cœur ou de l’esprit dans de meilleurs temps, et il se console de vivre encore par le bonheur d’avoir vécu.
Vous souvient-il de ces délicieuses pages de Boccace, un des esprits les plus
optimistes, les plus souriants, les plus causeurs, de toutes les littératures, pages
dans lesquelles il raconte Décaméron, qui amusera le monde tant qu’il restera un sourire sur les
lèvres de l’humanité ?
La peste décimait Florence ; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts ;
les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo
se taisaient, faute de voix pour gémir ; les tombereaux précédés d’une clochette pour
annoncer leur passage aux survivants s’arrêtaient le matin de porte en porte, pour
emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait
fait tomber de tous les étages pendant la nuit ; on ne se fiait pas même pour une heure
à l’amitié ou à l’amour ; on n’était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu’on
laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible ; le
moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n’existait plus, l’avenir était mort
avec tant de morts.
Santa Maria del
Fiore, se groupèrent comme un essaim de colombes sous un coup de vent,
s’entretinrent, se concertèrent, se convièrent à quitter ensemble la ville infestée, et
à se réunir, en dépit de la mort, dans une de ces délicieuses villas
qui blanchissent au milieu des pins, des oliviers, des cyprès et des cascades de marbre
sur les collines de Florence. On sait la vie qu’ils y menèrent, et quels charmants
contes pour rire et pour aimer naquirent de leurs loisirs d’été à l’ombre des arbres, au
gazouillement des eaux et aux roucoulements des colombes. Je n’ai jamais pu lire ce
ravissant exorde en récit du Décaméron de Boccace, sans y voir une
fidèle image des bienfaits de la
Permettez-moi d’imiter ici Boccace, et de décrire à plaisir le site où je rencontrai ce
poète. C’était dans l’été de l’année 1844, une de ces années pleines et triples de ma
vie, où les hivers étaient remplis par la politique et la tribune, les printemps par la
poésie et l’agriculture, les automnes par des voyages, beaux coups d’aile vers l’Orient,
vers les Pyrénées,
Nous étions dans cette vallée de Saint-Point en nombreuse famille, prêts à partir pour
Ischia et pour Venise ; nous jouissions de ces journées splendides
qui précèdent un prochain départ. Quel que soit le plaisir qu’on se promette d’un grand
voyage, il y a toujours dans le paysage qu’on va quitter une voix prudente et un peu
triste qui semble vous dire par chaque rayon de soleil, par chaque ombre d’arbre, par
chaque rayon du soir qui se couche : « Pourquoi me quitter ? Est-ce que je ne brille pas
bien dans ce ciel bleu ? Est-ce que je ne répands pas bien mon ombre sur tes pas ?
Est-ce que je ne fleuris pas
Le cœur se serre à ces justes et tendres reproches du paysage et de la maison qu’on va quitter, à ses plus beaux jours d’été, et l’on se dit avec une certaine hésitation intérieure : Trouverai-je mieux ailleurs ? Et suis-je bien sage en effet d’aller chercher si loin ce que j’ai sous mes pas, et ce que j’ai avec ce bien inestimable que je n’aurai pas ailleurs : la douce habitude, l’ombre du toit paternel sur ma tête, les tendres souvenirs de l’enfance et de la famille autour de moi ?
Cette vallée se glisse, tantôt élargie par des golfes de prairies au confluent des
ravines, tantôt rétrécie par des caps de roches teintées de violet sous leurs bruyères,
entre deux chaînes de hautes montagnes. Au milieu de la vallée, un monticule, détaché
des deux chaînes
Une galerie extérieure en pierres de taille, bordée d’une balustrade à trèfles, unit
les grosses tours entre elles et sert de communication aux appartements. Les lierres,
les sureaux, les figuiers, les lilas, croissent en fouillis au pied de cette galerie, en
cachent aux yeux les arcades, et débordent comme une écume de végétation sur les
parapets. Les paons familiers, perchés dès l’aurore sur ces parapets pour attendre le
réveil des habitants du château, jettent par intervalles leurs cris rauques et sauvages
pour demander les miettes de pain qu’on leur jette du haut des fenêtres ; les
hennissements des poulains dans le pré, les gloussements des poules dans les
basses-cours, les joyeux aboiements
À l’exception d’un vieux portique de colonnettes accouplées en faisceaux, qui déborde
le seuil de la galerie extérieure portée par des arcades massives, et d’une tourelle à
flèche aiguë qui fend le ciel à un angle occidental du vieux château, rien n’y rappelle
à l’œil une construction de luxe : c’est l’aspect d’une large ferme creusée pour des
usages rustiques dans le bloc épais d’un manoir abandonné. La paille et le foin
débordent çà et là des lucarnes pleines de fourrages ; les portes des étables, des
fenils, des basses-cours, s’ouvrent sur le gazon autour du
Le seul charme de ce séjour, c’est son site : de quelque côté qu’on porte ses regards,
aux quatre horizons de ce monticule, on s’égare, depuis le fond de la vallée jusqu’au
ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières,
de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers,
d’eaux écumantes, d’écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs
cuivrés, de blé noir, d’épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons
On s’y arrête un moment pour respirer la fraîcheur humide du bassin, et pour contempler
les belles images renversées des frênes qui se peignent dans son miroir noirâtre, et demoiselles des lacs, patiner dans les rayons tremblotants de soleil sur la
surface, semblable à l’acier, bleue et liquide, de l’étang.
Mais l’extrême fraîcheur de ces feuilles, éternellement trempées dans le froid et dans l’eau de cette grotte d’ombre, empêche de s’y arrêter longtemps ; un petit sentier humide conduit en quelques pas à une halte, aussi ombragée, mais moins ténébreuse.
C’est un bouquet de chênes de haute futaie, épargnés jusqu’à ce jour par la hache des
anciens propriétaires du domaine. Les arbres, clair-semés sur un gazon grisâtre
perpétuellement tondu par les moutons, penchent leurs troncs maigres dans des attitudes
diverses, comme des mâts de barques de pêcheurs battus des vents sur une mer houleuse.
Ce bois comptait alors trois cents pieds de chênes de cent ou de deux cents ans.
J’espérais les respecter toujours et les réserver à d’autres générations pour la grâce
du paysage : hélas ! la nécessité cruelle en a abattu sous la cognée le plus grand
nombre ; ils sont
Et c’est vrai. Je n’ai rien à y redire.
Mais alors ces beaux arbres existaient encore ; et, quand le soleil de midi repliait
l’ombre perpendiculaire sur leur racine, c’est là que nous nous abritions du soleil
pendant les heures brillantes de la journée. On y portait ses livres, ses journaux, ses
crayons, ses causeries ; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de
temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de
turquoise sur leur brin d’herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet
encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. Les chiens
dormaient, leurs têtes sous nos pieds, leurs yeux dans nos yeux. C’étaient les
Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les
diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des
hôtes des bois. Ils nous connaissaient ; chacun d’eux portait le nom d’un des habitants
familiers du château. La famille, en effet, s’étend bien plus loin que le seuil, pour
qui sait comprendre les animaux, les arbres, les plantes, avec lesquels on cohabite
depuis son enfance. Jamais je ne pardonnerai à mon pays de m’avoir forcé, par sa dureté
de cœur, à vendre, en pleurant sur sa crinière, mon dernier cheval de selle, nourri,
élevé, dressé par ma main, pour payer de quelques pièces d’or, or à mes yeux sacrilége,
une dette que j’aurais préféré payer de quelques onces de mon sang ! Pays de Shylocks,
qui laisse vendre la chair de l’homme, que les malédictions de ceux qui aiment la nature
animée retombent à jamais sur toi ! Quand je vois ce cher et fier animal passer par
hasard sous son possesseur inconnu dans l’avenue des Champs-Élysées, je détourne la
tête, je pâlis ; et, si l’on me dit : Qu’avez-vous ? je réponds : « Ce que
Et toi aussi, tu seras punie ; je le pressens, l’heure approche : mais tu seras punie pour avoir resserré ton cœur, comme je le suis pour avoir trop élargi le mien.
Mais alors il ne s’agissait pas de ces misères. Tout était serein dans mon horizon,
comme dans le ciel d’été de cette belle vallée ; je ne prévoyais pas que j’en serais
bientôt déraciné par un coup de vent comme ces chênes paternels, et que les vils
insectes de l’envie, de la malignité et de la haine, se réjouiraient en rampant sur mes
débris, comme ces fourmis, en
Ce jour-là, nous reposions, paisiblement adossés aux arbres, la tête à l’ombre, les
pieds au soleil, les cheveux au vent, dans les poses des jeunes poètes et des jeunes
femmes de Boccace, épars à l’abri des pins parasols et des cyprès de Florence dans les
tableaux du Décaméron.
Par un heureux hasard, qui groupe de temps en temps les hommes comme les chênes, deux
grands et charmants artistes dans des arts divers étaient en ce moment en visite ou
plutôt en villégiature avec nous, sous ce même toit, sous ces mêmes
chênes qui avaient abrité ensemble autrefois le génie adolescent de Victor Hugo et
l’esprit péripatéticien et discinctus de Charles Nodier.
L’un de ces artistes était le jeune Allemand
La brise seule aurait pu écrire ses improvisations vagabondes, échevelées comme la belle tête blonde de l’Hoffmann de la musique. Mais ce télégraphe électrique de l’oreille qui fixera un jour ces fugitivités de l’inspiration des Liszt ou des Paganini, n’était pas encore inventé ; ces notes ne se fixaient qu’à l’état d’impression dans nos âmes, quand l’artiste improvisait pendant des heures sur le piano du salon, aux clartés de la lune, les fenêtres ouvertes, les rideaux flottants, les bougies éteintes, et que les bouffées des haleines nocturnes des prés emportaient ces mélodies aériennes aux échos étonnés des bois et des eaux.
Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les
jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient
de dormir,
L’autre de ces artistes était le sensible et infortuné Decaisne, peintre digne de
Rubens par ses aspirations à renouveler l’école de ce grand maître, son compatriote et
son modèle. Hélas ! ces aspirations l’ont tué avant l’âge ; il est mort de la mort de
Léopold Robert, de la mort de ceux qui ont trop aspiré. Decaisne était
las de mesurer l’infranchissable distance qui sépare la main de l’artiste de la
réalisation de sa pensée ; il était dégoûté d’un monde qui a pour les artistes des
engouements ou des aversions, et point de jugement juste et impartial. Saisi d’une
fièvre chaude, il a frappé avec colère la terre du pied ; il s’est précipité dans
l’éternité par
Cette humeur du talent méconnu, cette impatience de la justice, quand elles vont
jusqu’à la mort, sont un crime sans doute ; mais, dans le délire, où est le crime ? Il
n’est plus dans l’homme, il est dans la maladie. Son désespoir ne fut qu’un accès de
souffrance : ce n’est pas lui, c’est la fièvre qui fut coupable. Il était bon,
spirituel, lettré, tendre jusqu’au dévouement pour ceux qu’il aimait, courageux contre
l’iniquité, laborieux comme la charité filiale qui gagne le pain d’autrui avec plus
d’assiduité que son propre pain. Que le Dieu du pardon le rémunère ! Si l’artiste ami
regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d’un homme qui a
tant souffert du sien, qu’il jette un de ses regards sur cette demeure muette de
Saint-Point, vide aujourd’hui de ceux qu’il aima tant, et qui ne cesseront
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Un chien aboya tout à coup, et deux autres chiens, couchés à nos pieds, se levèrent en
sursaut, et traversèrent à grands bonds le ravin sous le bois pour aller voir quel
nouveau venu du château faisait aboyer leur chef de meute. Leurs voix firent résonner la
voûte des chênes et frémir les feuilles sur nos fronts. Deux têtes d’hommes vêtus de
noir apparurent derrière un rideau bas de noisetiers de l’autre côté du ravin. Ces
visiteurs ne connaissaient pas les lieux ; ils prirent, sur la piste des chiens, le
sentier des chèvres qui descend dans
Ce nouvel hôte montait d’un pas timide et hésitant vers notre groupe de famille.
Je me levai de ma racine pour aller au-devant de lui. Son compagnon me le nomma : c’était M. de Laprade.
Sa seule physionomie me l’aurait nommé ; il était jeune, grand, élancé, la tête chargée
de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions
comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits
mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la
physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette
Ce visage inspirait tant de sécurité et tant de paix par sa franchise et par son recueillement qu’on se sentait en amitié dès la première parole. Cette voix lente, grave, timbrée d’émotion, résonnait comme le puits où le passant jette une pierre du chemin pour mesurer par la lenteur de l’écho la profondeur de l’abîme. Son accent remontait ainsi du fond de sa poitrine ; il faisait involontairement penser : « Ce jeune homme a un grand abîme en lui ; le creux de son âme ne peut être comblé par les pierres du chemin : il y faudra jeter l’infini, Dieu, l’amour, la poésie, ces trois choses sans mesure ! »
Laprade connaissait Liszt : ces deux génies se convenaient par le goût du surnaturel.
Car Liszt est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et
Beethoven : il chante plus de symphonies du ciel que de mélodies de la terre ; il n’a
point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses ; il a plus
de verve que de sensibilité :
Longue fut la journée par les heures, brève par les entretiens à cœur ouvert qui nous l’abrégèrent.
Je connaissais, par des fragments recueillis déjà dans des recueils ou dans la mémoire
des amis communs, beaucoup des vers de Laprade. Ces vers, pensés dans le ciel et écrits
sur la terre, m’avaient transporté en idée au cap Sunium. C’est là que Platon méditait à
haute voix, en prose, sur la nature, sur l’immortalité, sur le Dieu unique, incarné en
esprit et en vérité, dont les divinités sensuelles et successives de l’Inde, de
l’Égypte, de la Grèce, n’étaient que les symboles adorés par
Les vers de Laprade m’avaient semblé avoir la transparence sereine, profonde, étoilée,
des songes de Platon. Ils m’avaient rappelé aussi Phidias, le sculpteur en marbre de
Paros de la frise du Parthénon ; ces vers, solides et splendides comme le bloc taillé et
poli par le ciseau de Phidias, avaient à mes yeux la forme et l’éclat des marbres du
Pentélique, et un peu aussi de l’immobilité et de la majesté de ces marbres. La muse de
Laprade était la plus divine des statues, mais une statue ; le poète était le grand
statuaire de notre siècle, un Canova en vers, taillant la pensée en strophes, un
sculpteur d’idées. C’était un assez beau partage dans un siècle où tant de poètes
avaient voulu chercher la perfection dans l’art, au lieu de la
chercher dans son élément éternel, le beau ! Il s’est bien animé
depuis.
« Que voulez-vous ! me disait-il, c’est ma nature. Je ne cherche ni à incendier ni à
éblouir : je cherche à adorer, à travers la nature
— Je l’ai compris dès vos premiers vers, lui dis-je : vous n’êtes pas un poète comme
nous ; vous êtes plus que poète, vous êtes un prêtre de la parole chantée. Vous n’avez
pas assez d’humain en vous pour la foule, vous serez mieux compris des anges que des
hommes, vous sacrifierez sur les hauts lieux. La piété qui vous caractérise est le plus
sublime des sentiments ; mais c’est un sentiment abstrait, c’est la confidence de l’âme
à son Dieu. Qu’importe que la généralité des hommes soit distraite, pourvu que votre
Dieu vous écoute ? C’est sa gloire que vous voulez, ce n’est pas la vôtre ; mais il y
aura toujours assez d’âmes mystiques autour du sanctuaire où vous chantez vos
mélancolies et vos adorations pour les entendre à travers les murs, et pour les retenir
dans leur mémoire comme des brises de l’âme, exhalant solitairement à l’oreille de Dieu
les mélodies sans paroles de la création. Et puis le cœur s’amollit avec l’âge, vous
aimerez un père, une
« Vous voyez ? dis-je à Laprade, on brûle du désir de vous entendre sous ces mêmes chênes ; ils ont inspiré tant de vers que leurs échos, s’ils pouvaient parler, parleraient en strophes et murmureraient en rythmes.
— Eh bien, je n’ai rien à refuser, dit-il en
Comme pour lui répondre, les arbres frémirent par hasard d’un coup de vent du midi qui passait sur leurs feuilles. Les beaux cheveux du poète s’agitèrent comme deux ailes d’inspiration sur son front. On eût dit d’un Ossian jeune, avant que l’âge eût blanchi sa barbe et aveuglé ses yeux inspirés. La voix du barde divin résonnait grave comme un souffle d’hiver à travers les troncs caverneux d’une forêt de Calédonie.
Laprade récita d’abord froidement, puis en s’animant peu à peu aux sons de sa propre voix, l’élégie sylvestre sur la mort d’un chêne :
Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée, Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil, Mon âme, au premier coup, retentit indignée, Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil. Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ; J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ; Je vis errer des bois les hôtes invisibles, Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants. Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage, Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours, Planèrent sur ton front comme un pâle nuage, Perçant de cris aigus tes gémissements sourds. L’onde triste hésita dans l’urne des fontaines ; Le haut du mont trembla sous les pins chancelants, Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs. Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre, Un arpent tout entier sur le sol paternel ; Et, quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre Eut un rugissement terrible et solennel : Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes, Comme un premier enfant que sa mère a nourri ; Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines, Et son front se levait pour te faire un abri. Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse, Où toujours en avril elle faisait germer Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce, Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer. Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures, Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial ! Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres, Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal. La terre s’enivrait de ta large harmonie ; Pour parler dans la brise, elle a créé les bois : Quand elle veut gémir d’une plainte infinie, Des chênes et des pins elle emprunte la voix. Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ; Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ; Cet être harmonieux sera fumée et cendre, Et la terre et le vent se le partageront ! Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ? Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ? Et n’est-il de vivant que l’immense nature, Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ? Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté. Dans un jeune univers, si tu dois y renaître, Puisses-tu retrouver la force et la beauté ! Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ; Poète vêtu d’ombre et dans la paix rêvant, Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles, Je porte haut ma tête et chante au moindre vent.
Il faudrait citer quatre cents vers exquis, si je citais ici les trois ou quatre
élégies viriles et pensives que le poète amant des forêts nous récita sur la mort et la
renaissance de ces jalons de l’éternité sur la terre qu’on nomme les cèdres ou les
chênes. Laprade professe, dans ces vers comme dans mille autres, la doctrine antique et
évidente que le Créateur a doué d’une âme tous les êtres. Partout où Laprade voit la
vie, il voit l’âme ; partout où il voit l’action, il voit la pensée. Cette doctrine, qui
ne contredit aucune de ses doctrines chrétiennes, et qui agrandit le Créateur en
agrandissant son œuvre, est une vérité vieille comme le monde, et qui ressemble à une
audace, tant le monde moderne semble l’avoir oubliée. Cette parenté de l’homme par
l’âme, commune avec tous les êtres animés de la nature, est une charité poétique qui
caractérise ses poèmes et qui donne à ses descriptions
Plus il fait jour, mieux on voit Dieu !
C’est ce sentiment qui inspira à Laprade ce poème grec et symbolique de Psyché. Il voulut bien en réciter les premiers vers, dignes de Théocrite ou
d’André Chénier :
Le matin, rougissant dans sa fraîcheur première, Change les pleurs de l’aube en gouttes de lumière ; Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs, Exhale, à son réveil, ses humides senteurs. La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée, Et sourit au soleil sous la brume envolée. Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l’eau, S’anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ; Et, baigné des vapeurs d’un sommeil qui s’achève, Son regard luit pourtant comme après un doux rêve. La terre avec amour porte la blonde enfant ; Des rameaux par la brise agités doucement Le murmure et l’odeur s’épanchent sur sa couche ; Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche. D’une main supportant son corps demi-penché, Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché Écarte l’herbe haute et les fleurs autour d’elle, Respire, et sent la vie, et voit la terre belle ; Et, blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis, Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.
Ce poème, publié en entier depuis, est, selon nous, le chef-d’œuvre de la poésie
métaphysique en France et en Angleterre ; son seul défaut est d’être métaphysique,
c’est-à-dire Églogues. Ces pages de Psyché seront comme ces
statues de marbre de Paros enlevées à un monument païen écroulé pour décorer à jamais
les musées ou les temples du christianisme. Ces chefs-d’œuvre sont divins, mais ils sont
abstraits ; ils ne peuvent servir à peupler le temple, ils le décorent : ce sont les
bas-reliefs de l’âme. Ce poème, fait pour le petit nombre, place Laprade au premier rang
des philosophes en vers. Si Psyché eût été de chair au lieu d’être de marbre, elle
aurait fait palpiter le cœur humain ; elle ne fait qu’illustrer le génie du poète.
Laprade feuilleta encore à haute voix sa mémoire ; il nous récita quelques fragments de
ses poèmes évangéliques, qui s’épanchaient
Klopstock avait eu la même inspiration en Allemagne, il y a soixante ans. La Messiade est le poème épique du christianisme surnaturel et miraculeux.
Les poèmes évangéliques de Laprade sont le poème bucolique du christianisme, ou, pour
mieux dire, c’est l’Évangile lui-même traduit en poésie. Selon nous, l’idée était
fausse ; l’Évangile, qui est une réforme sévère et rationnelle de la Bible, n’est pas
poétique pour le vulgaire.
C’est un enseignement, et non une fable. La morale a tout à y recueillir, l’imagination
n’a rien à y colorier ; les passions humaines, cette âme de l’épopée, en sont exclues ;
les prédications d’un homme né dans la cabane d’un artisan et suivi de village en
village par douze pauvres pêcheurs de Galilée ne sont un poème que pour les philosophes
qui étudient à loisir la semence et la germination des vérités divines. Les paraboles
mêmes, ces apologues évangéliques qui ne font rejaillir la vérité que sous la forme
ingénieuse de l’allusion, sont froides comme les images répercutées dans
Ce fut donc, selon nous, une idée fausse chez M. de Laprade que de consacrer son talent
à une traduction poétique de l’Évangile. Veut-on lire ces récits dans leur candeur, on
les lira dans les évangélistes. Veut-on les lire dans leur morale, on les lira dans
l’Imitation de Jésus-Christ, par Gerson ; l’Imitation, le plus sublime commentaire qui ait jamais été écrit sur un texte
humain ou sur un texte divin depuis que le monde est monde. Le vrai poème de l’âme
évangélique, c’est l’Imitation.
Esther ou d’Athalie. Nous retînmes des pages entières, qui résonnent dans notre
mémoire comme les marbres de Memphis sous le rayon du soleil d’Égypte. Lisez seulement
ces vers, pleins des mêmes parfums dont Madeleine brisait le vase aux pieds de son
Sauveur :
Dans l’urne aux blancs contours que de fleurs ont pleuré Pour l’emplir jusqu’au bord d’un encens épuré ! Oh ! que tout soit pour lui : donnez, ô Madeleine, Versez, sur ses pieds nus, votre âme toute pleine ; Versez le fond du vase et les parfums cachés, Les regrets, les espoirs, tout, jusqu’à vos péchés ! Versez les chastes jours et les nuits profanées, Et l’asphodèle vierge et les roses fanées ; Versez votre douleur, versez votre beauté. Tout en vous est parfum, et tout sera compté ! Brisez aux pieds du Christ ce cœur doux et fragile. Ce que la loi rejette est pris par l’Évangile, Des épis oubliés sa moisson s’enrichit ; À lui tout ce qui pleure et tout ce qui fléchit ; À lui la pénitente obscure et méprisée ; À lui le nid sans mère, et la branche brisée ; À lui tout ce qui vit sans filer ni semer ; À lui le lis des champs qui ne sait qu’embaumer, L’oiseau qui vole au ciel, insoucieux, et chante ; À lui la beauté frêle, et l’enfance touchante, Et ces hommes rêveurs qui sont toujours enfants. Tous ceux sur qui le fort met ses pieds triomphants ; Les faibles sont les siens, sa force les relève ; Il porte dans ses mains la grâce et non le glaive. Une eau mystérieuse a baigné vos genoux ! Le ciel même, ô Seigneur ! a-t-il rien de plus doux ? À ces flots onctueux, fumant d’un double arôme, L’homme a fourni les pleurs et la terre le baume : Tous les deux vous offrant leurs présents les meilleurs, La nature, ses fleurs, et l’âme, ses douleurs ; Puis versant tous les deux sur vos traces sereines Ce que vous avez mis de plus pur dans leurs veines !
La vraie poésie de Laprade, c’est la poésie de ce temps, c’est la nature. Il y
reviendra, il y revient déjà dans le dernier volume qu’il vient de publier, les Idylles héroïques. On sent partout dans ces idylles ce retour à la
nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poètes,
Cher pays de Forez, je te dois une offrande ! Terre où, dans mon berceau, les chênes m’ont parlé, Ta sève et ton murmure en ma veine ont coulé ; Il faut qu’un cri d’amour aujourd’hui te les rende. C’est toi qui la première, au sentier du désert, Fis marcher pas à pas mon enfance inquiète, Qui m’as nourri d’un miel dans les bois découvert, Et, dans l’eau du torrent, m’as baptisé poète. C’est ton doigt maternel qui dirigea mes yeux Sur l’alphabet sacré des couleurs et des formes, Et, dans l’accent divers des sapins ou des ormes, M’apprit à pénétrer des mots mystérieux. Par toi, dans l’ombre sainte, enfant des vieux Druides, J’ai connu des grands bois le sublime frisson ; Poursuivant l’infini des horizons fluides, Par toi, des hauts sommets je fus le nourrisson. Mon aile s’est ouverte au vent que tu déchaînes ; Enivré de ton souffle, à l’odeur des prés verts, J’ai senti circuler, de mon sang à mes vers, L’esprit qui fait mugir les taureaux et les chênes. Près d’une eau qui frémit sur son lit de gravier, Sous l’aune où le geai siffle, où se rit la linotte, De l’hymne universel m’enseignant chaque note, Tu conduisis mes doigts sur ton vaste clavier. J’appris des laboureurs et des batteurs de grain Ce rythme indéfini qui dans l’écho s’achève ; Que de soirs, j’ai trouvé, dans ce vague refrain, Enfant, un doux sommeil, jeune homme, un plus doux rêve ! Le foyer et le champ, les récits de l’aïeul, Tout ce qui pour le cœur compose la patrie, Tous ces trésors que j’aime avec idolâtrie, Cher pays de Forez, je les tiens de toi seul. Tous mes fruits ont germé sur tes douces collines ; Ma sève ne sort pas d’une immonde cité ; Si je fleuris au sol où je fus transplanté, C’est que je garde encor ta terre à mes racines. ……………………………………………………… ……………………………………………………… ……………………………………………………… ………………………………………………………
Mais, à la fin du volume, l’idylle se transforme en épopée, et le Pétrarque moderne
devient, dans deux ou trois belles ébauches héroïques, le Dante du Forez. Plus heureux
que le Dante toscan, on sent le bonheur intime à travers ses rugissements de poète
indigné ; car Heures de l’âme poétique ; ces vers sentent l’encens.
Mais, pendant que je lisais ces Heures précieuses de Laprade, une
nouvelle note éclatait très inattendue sur son mélodieux instrument : c’était la note
politique.
Nous avons, comme un autre, les passions nobles et collectives du temps où nous
vivons ; nous aimons avec une sainte ardeur la liberté régulière, le patriotisme honnête
renfermé dans les bornes du droit public, la grandeur irréprochable de notre pays,
pourvu que cette grandeur de la patrie ne soit pas l’abaissement des autres nations, qui
ont le même droit que nous de vivre batailles ne nous paraissent que
d’illustres crimes, quand ces batailles ne sont que des jeux de l’ambition. Nous
gémissons sur ces éblouissements stupides des peuples qui déifient ceux qui jouent le
mieux avec le sang, et qui semblent mesurer leur adoration au mal qu’on leur a fait.
Mais, malgré cela, nous n’aimons pas la poésie politique : c’est aux grands philosophes
et aux grands orateurs d’exprimer ces vérités dans leurs livres ou dans leurs
harangues ; la poésie n’y doit pas toucher, ou elle ne doit y toucher que bien
rarement.
Elle ne doit pas se mêler de politique en vers, pour plusieurs raisons : d’abord, parce
que la poésie ne parle pas aux masses, excepté dans quelques chants de Tyrtée, aussi
fugitifs que la bataille ; ensuite parce que, la poésie étant
Enfin la poésie est l’expression de l’idéal ; or le beau idéal, c’est l’amour
enthousiaste, la prière, la miséricorde, la charité du genre humain, comme dit Cicéron.
Voilà le thème des poètes. Quand ces poètes politiques, fussent-ils, comme Juvénal ou
Gilbert, les suprêmes satiristes, passent du beau idéal au laid idéal, objet de leur
satire, ils sortent de leur vraie nature et faillissent à leur vraie mission. Ils font
haïr :
Ces répugnances que nous éprouvons pour cette transformation de la lyre divine en fouet
sanglant est peut-être un tort de notre goût personnel ; nous regrettons que des
Virgiles et des Pindares daignent rivaliser avec des Juvénals et des Gilberts, qui ne
sont pas dignes de toucher à leurs ailes, et qui rasent la terre au lieu de se perdre
dans le firmament. Mais cette
) ne nous empêche pas d’admirer profondément des vers tels que
ceux-ci, que Laprade vient de jeter au temps qui court du haut de son immortalité.facit indignatio
versum
Ces vers sont intitulés : Pro aris et focis
On voit, dès les premiers vers de cette éloquente inspiration contre son siècle, que le grand poète partage au fond notre répugnance à employer la grande poésie aux petits usages de la vie civile. Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d’abaisser ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités. — Mais, si je n’en dis rien, s’écrie-t-il, c’est que j’aime mieux chanter la nature chaste et éternelle ; car,
Si rêveur qu’on m’ait dit, j’ai les yeux bien ouverts, Et pourrais, au besoin, mettre mon siècle en vers. Mais, reniant alors le vrai beau qui m’attire, Je devrais, après l’ode, épouser la satire ; C’est la muse qu’il faut à ce monde vénal, Et l’ère des Césars attend son Juvénal. Peut-être est-il venu ! Là-bas, où tout est sombre, Peut-être un fouet vengeur siffle déjà dans l’ombre, Et la haine au front rouge y chauffe longuement Le fer qui doit marquer chaque nom infamant. Voyez-vous défiler le troupeau de nos hontes ? L’avenir les attend et va régler nos comptes. Passez, tribuns d’hier, orateurs des banquets ; Passez, la bouche close, en habits de laquais ; Passez, nobles de race, admis à la curée, Par amour du galon prêts à toute livrée ; Prétoriens, bourgeois à barbe de sapeur, Qui sauvez votre caisse et gardez votre peur ; Passez, tous les forfaits et tous les ridicules… Vous n’esquiverez pas le glaive ou les férules ; Je vous laisse en pâture au lion irrité. Moi, j’ai besoin d’amour et de sérénité...
Aussi, après quelques fortes pages contre la bassesse et l’hypocrisie de certains
portraits auxquels le peintre ne met du moins pas les noms, voyez avec quelle hâte et
avec quel charme le poète, vite fatigué de mépriser et de haïr, nous ouvre son foyer de
vertu et
Dans ces bois où j’allais écouter l’infini, Comme l’oiseau chanteur j’ai su bâtir mon nid ; Mon cœur, dans la retraite où sa fierté l’enchaîne, Répond à d’autres voix qu’à celle du grand chêne, Et les fleurs du désert, les torrents, le ciel bleu, Les lacs, ne sont pas seuls à me parler de Dieu : De plus chères amours peuplent ma solitude. Le soir, lorsque je sors de la chambre d’étude, Quand je reviens des bois, rapportant des moissons De rameaux ou de vers cueillis sur les buissons, Devant l’âtre joyeux où le sarment pétille, Près de l’auguste aïeul se groupe la famille ; Non loin de ses genoux chargés de mes enfants, S’assied la jeune mère aux regards triomphants ; Tandis qu’avec les fleurs, butin de la journée, Ma sœur comme un autel orne la cheminée. Le portrait de ma mère est là qui nous sourit ; Je sens autour de nous rayonner son esprit ; Durant les entretiens, les jeux de la soirée, Je consulte du cœur cette image adorée, Sachant bien qu’elle assiste et protège ici-bas Le père en ses travaux, les fils en leurs ébats. Dans ces plaisirs naïfs que j’excite moi-même, Je leur montre à s’aimer entre eux comme on les aime ; Et, sans trop me hâter, dans leur folle saison, Je sème, en quelques mots, le grain de la raison. L’aïeul, à leurs propos, s’égaye et nous contemple : En mes leçons, toujours, je le prends pour exemple ; Mon récit en appelle à ses récits anciens ; Il parle, et de mes bras on vole dans les siens ; Avec des cris joyeux on l’entoure, on le presse ; À toute question répond une caresse ; Vers leurs lèvres son front se penche avec douceur… Et moi ! tous ces baisers, je les sens dans mon cœur. Ah ! prenez de l’aïeul notre âme héréditaire, Enfants, gardez-la bien sans que rien ne l’altère ; Au sang qu’il me donna je n’ai rien ajouté, Mais je vous ai transmis sa ferme loyauté. Vous saurez, comme nous, malgré la loi commune, Porter le cœur toujours plus haut que la fortune, Un cœur qui dans sa foi jamais ne se dément ; Et, de votre œuvre, à vous, quel que soit l’instrument, Ou le fer, ou la plume à mes doigts échappée, Tout sera dans vos mains noble comme l’épée. C’est ainsi que je rêve ! et par le droit chemin, À mon chaste foyer j’apprends le cœur humain ; Et je lis mieux que vous dans ses pages suprêmes. Écrivez vos romans, je reste à mes poèmes.
Quel tableau de famille !
Moi qui connais l’aïeul, l’épouse et les enfants
On est déjà bien loin des mâles imprécations des premières pages. Le poète essaye d’y revenir en finissant : on le regrette. Le fouet sied mal à cette main, qui tient mieux l’encensoir. On voit seulement que, si Laprade voulait, il serait Gilbert ; mais il aime mieux remonter bien vite dans sa sphère montagneuse de paix, d’amour, de religion, et il a raison. Cependant lisez encore cette dernière page :
Gardons, ainsi, gardons nos chastes solitudes : Le terme en est divin, si les sentiers sont rudes. Au moins nous y marchons libres et frémissants, Et jamais coudoyés par d’indignes passants. Qu’à ces autels nouveaux notre encens se refuse : L’édifice est construit de bassesse et de ruse. Passons, pleurant ces jours si tristement vécus ; Poètes et penseurs, nous sommes les vaincus. Nos dieux s’en vont ! Eh bien, fiers de notre défaite, Suivons-les au désert sans détourner la tête ; Dans le camp des vainqueurs, surpris de nos dédains, Les Muses n’entrent pas...Qu’il s’ouvre aux baladins ; Une vengeance est prête, elle peut nous suffire. Voyez-vous cette foule essayer de sourire, Ivre de ces faux biens dont vous ne voulez pas ? Vous êtes le remords qui les suit pas à pas ; De leurs fausses grandeurs démasquant l’imposture, Vos paisibles mépris font déjà leur torture ; Vous avez pour troubler leur magique festin Cet invincible espoir qui commande au destin. « Épargne, ô vieux Caton, tes stoïques entrailles, Survis, et tu vaincras, fallût-il cent batailles ; Survis, et tu rendras par ta seule fierté Des autels à nos dieux, à nous la liberté ! »
Ce sont là de ces vers vertueux qui retrempent les jeunes âmes dans le goût de
l’honnête, de l’antique, du beau moral, sans leur donner le vertige des illusions, des
perfectionnements indéfinis, qui sont du ciel, mais pas de cette terre, où tout est fini
et borné. La liberté qu’il aime n’est que la dignité de l’homme social : elle n’est ni
son délire ni sa fureur. Sa religion, Spes altera Romæ !
le Lépreux de la cité d’Aoste, cet
évangile des infirmes, ce manuel des lits de douleur, la plus chaude larme qui soit
tombée dans la nuit du cœur désespéré et résigné d’un misérable, pour arracher des
ruisseaux d’autres larmes sympathiques aux yeux des hommes sensibles dans ce siècle.
Nous avions entrevu, plusieurs années avant cette époque, ce jeune homme, qui n’était encore qu’un bel adolescent, marqué au front de ce double cachet du génie futur : la tristesse et l’enthousiasme. Son père nous l’avait amené un jour à Paris : bien que nous fussions resté plusieurs années sans le revoir, sa figure nous était demeurée gravée dans la mémoire de l’œil, comme un de ces songes qui passent devant notre esprit dans la nuit, et qu’on ne peut chasser de ses yeux après de longs jours écoulés.
Il était grand et mince comme ceux qui ne tiennent au sol que par l’extrémité inférieure, les pieds, et qui semblent prêts à s’élever dans l’atmosphère ; il ne lui manquait de l’esprit pur que les ailes ; sa tête oblongue avait l’organe du spiritualisme pieux, une proéminence visible au sommet du crâne, cette coupole intérieure où les spiritualistes contemplent et adorent d’instinct la divinité de leur pensée.
Cette tête était ornée par derrière et voilée par-devant d’une belle chevelure indécise
entre le brun et le blond, qui ruisselait jusque sur ses épaules, et d’où sortait, au
mouvement
Cette chevelure n’avait jamais senti, non plus que cette âme, la froide lame des
ciseaux ou le froid tranchant des déceptions ; deux larges yeux bleus, comme la mer de
la Bretagne, sa patrie, rêvaient dans la sérénité sous l’ombre de ces cheveux. L’ovale
des traits était sans inflexion irrégulière du moule ; la nature, sûre de ses lignes,
avait modelé cette tête : le nez grec d’une statue de Phidias, la bouche aux lèvres
gracieuses, mais un peu saillantes, comme celles des bustes éthiopiens dans le musée du
Vatican à Rome ; le menton ferme et proéminent d’un des élèves studieux de Platon dans
le tableau de l’École d’Athènes, de Raphaël. C’est le signe de
l’étude, donné par la nature ou par l’habitude, à tous ceux dont la vocation est de
penser ; malheur à ceux dont le menton manque ou fuit en arrière ! la base manque à la
main qui veut appuyer le visage. Ceux-là ont la légèreté de l’oiseau ; ils ne se posent
pas, ils ne ruminent rien, ils effleurent tout avec les ailes, figures sans contrepoids,
L’attitude de cet adolescent était conforme à cette stature et à ce visage ; un silence
attentif, qui se laissait arracher des réponses justes et brèves, silence presque
toujours révélateur de sérieuses puissances d’esprit : les amphores les plus
hermétiquement fermées ne sont-elles pas celles qui contiennent les plus précieux
parfums ? Une convenance naturelle ; ce bon ton inné, qui n’est que le rapport juste de
l’homme avec tout homme ou avec toute chose ; un langage sonore, cadencé et grave,
quoique gracieux dans ses inflexions un peu lentes ; un recueillement
Il devait plus tard faire partie de notre intérieur de famille pendant quelques
années ; compagnon volontaire de mes travaux et de mes tribulations intimes à la ville
et à la campagne, mais compagnon sans intérêt, auxiliaire sans solde, payé en amitié
comme il assistait en tendresse, génie familier et serviable du foyer, genius loci, comme Cicéron l’écrit d’un de ses secrétaires à qui il enseignait
l’éloquence, et qui polissait ses harangues à Tusculum.
Ce jeune homme, aussi heureusement doué des dons de la famille et de la fortune que des
dons de la nature, s’appelait Alexandre. Il a donné, depuis, son nom et son cœur à une
jeune femme accomplie de beauté, d’éducation et de vertu, fille d’une famille d’élite de
mon voisinage en Mâconnais. Il y vit aimé, indépendant, studieux, dans ce délicieux
loisir des jeunes années, repos d’une union formée lune de miel prolongée de l’existence, où la destinée bien rare verse du
jour sans ombre, des joies sans lie et des douceurs sans mélange d’amertume à ses
favoris. Puisse-t-il savourer jusqu’au terme une coupe qu’aucun coup du sort ne brise
jamais entre ses lèvres ! Il est doux, même pour les misérables, de contempler ces
félicités complètes ; elles leur prouvent que, si le bonheur est rare, au moins il est
possible en ce triste monde, et que, parmi tant de mauvais rêves, il y a aussi de
phénoménales réalités.
Cependant la pensée fait partie du bonheur. Même au sein des loisirs, de l’amour, de la famille, l’âme ne perd pas son activité ; seulement son activité est volontaire. Le génie et la fantaisie se tiennent par la main pour rêver et chanter ensemble à leur heure, ou bien pour (comme dit Virgile, connaisseur en indolence).
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ.
Dans un tel état de l’âme en équilibre sur son bonheur, on aimerait assez la gloire,
autant
Mais, si la gloire a quelques inconvénients inséparables des retentissements souvent
importuns qu’elle donne au nom du poète, alors on n’en veut plus, ou bien on n’en veut
qu’à sa mesure, c’est-à-dire une gloire commode, silencieuse, intime, pour ainsi dire,
chuchotée à l’oreille de quelques amis et qui fait dire au coin du feu de la famille :
« Tenez, lisez, jugez, jouissez ; mais ne faites pas de bruit de peur d’éveiller
l’enfant et la mère, et surtout de peur d’éveiller la jalousie des rivaux. Qu’il vous
suffise de savoir que, moi aussi, je serais célèbre si je ne
dédaignais pas la célébrité. Mais je ne veux être qu’amateur,
dilettante, selon le mot des Italiens : c’est le meilleur rôle dans tous les
arts, et même dans toutes les carrières de la
C’est à ce double sentiment d’instinct de la gloire et de peur du bruit dans ces hommes
délicats et exquis, appelés amateurs ou dilettanti,
qu’on doit ces petits volumes diminutifs du génie, sourdines de la gloire, qui se
publient de temps en temps à un si petit nombre de pages et à un si petit nombre
d’exemplaires qu’on ne les affiche pas sur les étalages de libraires, mais qu’on les
glisse seulement de la main à la main entre quelques amis discrets, comme une confidence
du talent échappée à l’imprudence du poète.
Mais il faut y prendre garde cependant : quand cette confidence mérite d’être divulguée
J’ai subi moi-même cet inconvénient de publicité éclose en une nuit, dans ma jeunesse : complétement inconnu la veille, j’étais célèbre le lendemain. Voici comment cela m’arriva, je ne dirai pas sans le vouloir (l’amour-propre n’a pas de ces hypocrisies), mais je dirai sans m’y attendre.
J’avais remis à M. Gosselin, le premier de mes patrons typographiques, homme de cœur,
de goût et d’initiative, quelques pages poétiques fasciculus relié en papier jaune et intitulé : Méditations.
Je n’y avais pas mis mon nom. Avant de l’inscrire, ce nom, il fallait le faire : il n’était pas fait.
Je ne désirais pas même que mon petit essai problématique de poésie nouvelle parût si tôt ; je sollicitais ardemment du gouvernement de la Restauration un emploi diplomatique qui m’ouvrît l’accès à la haute politique, ma véritable et constante passion.
C’était M. Pasquier, encore vivant et vivant tout entier aujourd’hui, qui distribuait alors ces faveurs en qualité de ministre des affaires étrangères de Louis XVIII : homme de goût, de cour, de tribune, de congrès, de grande société européenne. J’étais protégé auprès de lui par quelques-uns de ses amis, entre autres par les deux maîtres de notre diplomatie française, M. de Reyneval et M. d’Hauterive, l’un jurisconsulte, l’autre la tradition vivante et la science de notre cabinet national depuis Louis XVI jusqu’à Louis XVIII, en passant par la République, le Directoire et Napoléon.
hommes spéciaux, c’est-à-dire des hommes qui ne savent faire
qu’une seule chose, ce préjugé, la plus grande bêtise nationale de ce temps-ci, ce
préjugé inventé par la médiocrité pour s’en faire un rempart contre la concurrence du
talent multiple, ce préjugé, émané de l’École polytechnique, qui produit d’excellents
outils et peu d’hommes complets, ce préjugé, dis-je, qui m’était déjà connu, qui règne
encore à l’heure où j’écris, et qui sera un jour relégué parmi les mémorables inepties
de notre siècle, ce préjugé, je le répète, me faisait craindre qu’un peu de célébrité
poétique, répandu mal à propos sur mon jeune nom, ne me fît rejeter comme un intrus de
toute candidature diplomatique, carrière que je préférais mille fois à quelques
battements de mains ou à quelques battements de cœur des
J’aurais donc désiré que les presses de M. Gosselin fussent plus lentes à jeter mes vers au public, et qu’ils ne parussent qu’après ma nomination, encore indécise, au poste que je sollicitais. J’avais bien raison ; car, si je n’avais pas publié alors quelques vers passables, dont on s’est malheureusement souvenu toujours contre moi, ou si je n’en avais publié que de médiocres ou de ridicules, oubliés comme ceux de quelques grands hommes politiques de nos jours, j’aurais pu espérer, comme eux, de passer pour une capacité politique de second ou de troisième ordre dans les fastes de l’heureuse et prosaïque médiocrité.
Mais tant d’ambition ne me sera jamais permis dans mon pays, et j’y serai éternellement
Admirable logique de l’impuissance et de l’envie ! — « Tu as rêvé quelques beaux vers dans ta jeunesse, quand tu n’avais rien autre chose à faire qu’à rêver, à prier, à aimer : donc tu ne seras qu’un rêveur, un mystique et un amant pendant tout le reste de ta vie. C’est la loi du pays, c’est de ce qu’ils appellent la spécialité : retire-toi de notre soleil, chante quand il faut parler, cache-toi quand il faut combattre, et fais l’amour en cheveux blancs ! »
Non, je n’aurai jamais, comme les Romains et les Grecs, assez de mépris pour cette
mutilation de l’homme, pour cette castration de mon pays, la spécialité. L’antiquité disait, au contraire, comme dit la nature :
De là viennent
ces hommes qui n’ont qu’une faculté et qui ne voient les choses humaines que d’un seul
point de vue. L’envie et l’impuissance s’étant accouplées Timeo hominem unius libri !
Mais la colère contre ce préjugé de la spécialité m’emporte ;
revenons.
Et deux billets séparés, et d’écritures diverses, tombèrent de l’enveloppe sur mon lit.
Le premier billet, d’une main évidemment féminine, était de la princesse polonaise T..., sœur, je crois, du prince Poniatowski, le héros malheureux de la Pologne, noyé dans la déroute de Leipsik.
Cette femme illustre et lettrée était l’amie de M. de Talleyrand. Je ne connaissais pas la princesse ; son billet ne m’était pas adressé ; elle l’avait écrit avant le jour à un de mes plus chers amis, M. Alain, médecin et commensal du prince de Talleyrand pendant dix ans, aussi tendre et aussi vertueux que savant.
J’ouvris le second billet ; il était écrit d’une main évidemment précipitée et lasse
d’insomnie, sur un chiffon de papier large comme cinq doigts et taché de gouttes
d’encre. Ce billet disait en cinq ou six lignes : « Je vous renvoie, Princesse, avant de
m’endormir, le petit volume que vous m’avez prêté, hier soir. Qu’il
Le reste du billet était une prophétie de succès en termes brefs, mais si exagérés que je ne voudrais pas les transcrire ici. Cette âme de vieillard, qu’on disait de glace, avait brûlé toute une nuit d’un enthousiasme de vingt ans, et ce feu avait été rallumé par quelques pages de vers imparfaits, mais de vers d’amour.
Je relus vingt fois le billet du prince de Talleyrand, et je dis à la jeune fille qui
attendait, en me regardant lire et relire, toute rouge de l’émotion qu’elle lisait de
même sur mon visage sans le comprendre : « Viens que je t’embrasse, ma petite Lucy ! Tu
ne porteras jamais un pareil message ; à la loterie de la gloire, ce quine. »
C’était alors le langage compris des concierges, institution du hasard qui tenait toujours ouverte à la fortune la loge du portier. C’est peut-être dommage de leur avoir enlevé, à ces honnêtes affranchis des grandes maisons, cette loterie, illusion renaissante de la semaine ; ils rêvaient au moins de beaux rêves sur leur lit de servitude. La moitié de leur vie était heureuse : portiers le jour, ils étaient rois la nuit.
Je ne m’informai pas même, dans la matinée, du succès de mes vers. Le billet du prince
de Talleyrand, ce grand flaireur infaillible de toutes les choses humaines, me suffisait
pour augure. Je savais qu’un tel homme ne se trompait pas plus aux vers qu’à la prose.
Quel intérêt
À la lecture de cette lettre, je sautai en bas de mon lit et j’éprouvai ce qu’éprouve
le coursier entravé à qui on ouvre la carrière. J’avais peu de souci de la gloire des
vers : j’en avais un immense de la politique. Je dévorais déjà de l’œil les longues
années qui me séparaient encore de la tribune et des hautes affaires d’État, ma vraie et
entière vocation, quoi que mes amis en pensent et que mes ennemis en disent. Je ne me
sentais pas la puissante organisation créatrice qui fait les grands
Je m’en console à présent que ma destinée n’est plus de ce monde. Nous verrons ailleurs si nous sommes appelés à monter d’échelon en échelon dans une vie continue, jusqu’à une autre planète, la planète du bon sens.
C’est ainsi que le jeune poète dont je parle vient de faire sa modeste apparition dans
le demi-jour. Ignoré la veille, on se demande
.Digito monstrari et dici hic est
Quel poète est-il ? Je n’en sais rien : qui peut dire où l’emportera le souffle qu’il a
dans la poitrine, quand il aura pris confiance dans son talent et qu’il chantera à
pleine haleine ce qu’il gazouille aujourd’hui à demi-voix ? Avez-vous entendu un oiseau
chanteur à peine emplumé, sur le barreau de sa cage, dans votre chambre, à l’aube de son
premier printemps ? L’avez-vous entendu à son réveil, ou plutôt dans son rêve d’oiseau,
avant d’être tout à fait réveillé, essayer son instinct musical dans de courtes notes à
demi-voix, si imperceptibles à l’oreille qu’il faut se pencher vers son nid pour les
entendre ? On dirait qu’il écoute lui-même, en dedans de lui, un invisible musicien qui
lui note l’air, et qu’il répète timidement, en s’effrayant, en se relevant, en se
reprenant lui-même, le solfège que la nature lui fait épeler ! J’ai été bien souvent
témoin, dans les couvées de rossignols ou de fauvettes, de cet apprentissage mélodieux
des petits, qui gazouillent à la sourdine le matin ce que les mères chantent à grande
voix dans le plein soleil. Ce nouveau poète intime, c’est-à-dire un de ces poètes
rassasiés de la pompeuse déclamation rimée dont nos oreilles sont obsédées dans nos
écoles classiques ou dans nos théâtres redondants et ronflants d’emphase ; il sera un de
ces poètes nés d’eux-mêmes, originaux parce qu’ils sont individuels ; un de ces poètes
qui n’ont pour lyres (comme on dit) que les cordes émues de leur
propre cœur, et qui font, dans la poésie moderne, cette révolution que J.-J. Rousseau,
Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont faite dans la prose. Il sera de plus un
poète sérieux, ayant le respect de ceux qui l’écoutent, et non un de ces poètes moqueurs
et siffleurs, tels que nous venons d’en voir vivre et mourir deux ou trois, qui mêlent
le fifre au concert des anges, et qui soufflent la froide ironie dans
l’âme de la jeunesse, au lieu du saint enthousiasme,
Son petit livre rappelle au premier coup d’œil ces poètes condensés en sonnets d’or et
d’ivoire qui, tels que Pétrarque, Michel-Ange, Filicaïa, Monti, incrustent une idée
forte, un sentiment patriotique, une larme amoureuse dans un petit nombre de vers
robustes, gracieux ou tendres, vers polis comme l’ivoire, que ces poètes miniaturistes
façonnent non pour le temps, mais pour l’éternité. Y a-t-il eu depuis Pétrarque un poème
plus immortel qu’un de ses sonnets ? Heureux ce jeune homme s’il peut un jour rendre un
Pétrarque aux philosophes, aux poètes, aux amants ! Ce serait un grand don en un petit
volume. Nous le lui souhaitons, ce don, comme je me le serais souhaité à moi-même, à
l’époque d’adolescence où
Ce jeune homme aura évidemment un autre don de la poésie moderne, le don de rendre en vers familiers quoique expressifs les choses et les sentiments que l’orgueil emphatique de la poésie du dix-huitième siècle avait relégués dans le domaine de la prose, comme si le vers était incapable de dire juste et vrai, comme si la poésie n’était pas, par excellence, le langage du cœur !
Assez d’autres, jusqu’ici, avaient fait marcher le vers sur des échasses académiques :
il faut enfin le déchausser de son cothurne et de ses sandales à bandelettes d’or et de
pourpre, de ses ailes aux talons ; il faut le déshabituer de ses pas en trois temps sur
des planches, comme les pas de nos tragédiennes sur le théâtre,
, selon la définition si juste d’Horace.musa pedestris
Cette poésie qui marche à pied, qui ne se drape pas à l’antique, qui ne se met ni blanc ni rouge sur la joue, qui ne porte ni masque tragique ni masque comique à la main, mais qui a le visage véridique de ses sentiments, et qui parle la langue familière du foyer, cette poésie qui semble une nouveauté parce qu’elle est la nature retrouvée de nos jours sous les oripeaux de la déclamation et de la rhétorique en vers, sera la poésie de ce nouveau venu dans la famille qui chante.
C’est surtout dans ce genre en dehors de tous les genres, puisqu’il est le naturel, que
M. Alexandre nous paraît devoir exceller. Il écrit, à ce que disent ses amis, un poème
épique familier dont la vie privée, sans aventures et sans merveilleux, sera le sujet,
poème qui ne prendra son intérêt que dans les lieux, les choses, les impressions qui
nous enveloppent tous et tous les jours : l’épopée du coin du feu. Cela doit être
d’autant Iliade du cœur ! Quel sujet pour qui
sait voir, sentir et aimer : « Ah ! si je n’avais que soixante et quinze ans,
écrivait Voltaire à quatre-vingts ans passés, je leur ferais voir ce que c’est qu’un
poète ! »
Je me dis, comme Voltaire, quand je contemple la fécondité d’un pareil sujet : « Ah !
si je n’avais que quarante ans, je voudrais consumer vingt ans de ma vie à ce poème
épique de la famille ! » Mais je laisse avec confiance une si belle épopée à ce jeune
espoir des poètes. Il a le cœur, l’imagination et la main capables d’une telle œuvre ;
je n’en voudrais pour preuve qu’une promenade d’automne écrite, ou plutôt causée en vers, en montant, il y a quelques années, à Saint-Point, masure
pittoresque que j’habite dans un pli de haute montagne boisée, à quelques lieues de la
plaine habitée par le jeune poète breton. Je demande pardon au lecteur
Les beaux vers qu’on va lire ne me font donc aucune vanité en ce qui me touche ;
quiconque se juge est incapable de se glorifier. Mais, je le répète, mettez un autre nom
à la place du mien : Washington dans la détresse, relégué à Mont-Vernon, par exemple, ou
Jefferson, second président des États-Unis, forcé les Vendanges :
À un ami.Ami ! je poursuis seul notre pèlerinage Aux grands maîtres vivants ou morts que nous aimons ; Guidé par un poète, un ami de mon âge, J’ai pris l’âpre chemin des pâtres sur les monts. C’est un des vrais amis de cette idole à terre, Qui, de son vieux perron, aime à le voir venir, Du fond de l’avenue aujourd’hui solitaire, Dans l’abandon de tous porter son souvenir. Nous gravîmes Milly, cet aride village, Par un chemin à pic, de buis tout tacheté, Sur des coteaux pierreux où, sous l’or du feuillage, S’azuraient les raisins embrasés par l’été. La vendange joyeuse enivrait la montagne ; Hommes, femmes, enfants, chantant dans la campagne, Cueillaient les raisins mûrs sur les vieux ceps tordus, Ou prenaient leurs repas dans la vigne étendus. Puis les bœufs lents traînaient les charsaux lourdes tonnes,Et le sang des raisins ruisselait du pressoir ; Fêtes des derniers jours, allégresses d’automnes, Vous êtes un adieu comme l’azur du soir ! La fête disparut derrière un cap de roche, Comme soudain la vie au tournant de la mort. Quelques chèvres en paix, sans craindre notre approche, Rongeaient dans les ravins les broussailles du bord. Nous montâmes plus haut faire aussi nos vendanges De rêves purs à l’âme et d’air sain aux poumons ; C’est que la poésie est une vigne d’anges, Qui mûrit et qu’on cueille à la cime des monts. …………………………………………………………… …………………………………………………………… Il allait, il montait, le chemin en spirale, D’imprévus horizons en ravissant les yeux, Des vignes aux sapins, sauvage cathédrale, De la foule au désert, des abîmes aux cieux. Les vendangeurs, épars dans les vignes fécondes, Au vent de la montagne exhalaient leur gaieté ; Et les amis rêveurs montaient entre deux mondes, En haut la solitude, en bas l’humanité...
Le poète et son guide font halte au sommet, puis commencent à descendre vers la vallée du château.
Le sentier ruisselait de verdure et d’eau vive, Tournait autour des houx que l’eau froide ravive ; Leurs grains rouges semblaient des grappes de corail. Le clair-obscur des bois aux teintes de vitrail Recueillait le regard et baignait l’âme d’ombre. Cet escalier tournant qui descendait plus sombre, Les chants de ce bouvreuil dans ce bois effeuillé, Les eaux vives courant sur le caillou mouillé, Cette gorge sonore où la brise apaisée Accompagnait si bien le rêve ou la pensée, Cette marche en avant comme un pas aux combats, Ce haut isolement des tumultes d’en bas, Ce grand cloître des bois propice à la lecture Et la libre amitié dans la libre nature...
Ici le poète change de ton, et, saisi de ces
Où le barde muet, ce moderne brahmane, Vit entouré d’oiseaux et de chiens pour amis.
Là finit le premier chant de ce poème pédestre. Il reprend le lendemain, au lever du jour, aux sons du cor des jeunes chasseurs réveillés pour courir le renard ou le loup dans la forêt :
Aux aboiements des chiens, aux fanfares du cor, Notre hôte aussi parut, à cheval, mâle encor. L’automne est la saison de Saint-Point. L’eau qui pleure. La cloche plus sonore au loin lançant mieux l’heure, Le vent d’automne humain aussi comme nos voix, Les arbres nus pleurant leur jeunesse effeuillée, Les sapins balançant leur deuil sur la vallée, Les grands brouillards rêveurs flottant le long des bois, Le ciel bleuâtre ainsi que des veines pâlies, Les feuilles gémissant sous le rythme des pas, Couvrent tout de mystère et de mélancolie ; La vallée attendrit et ne désole pas. Les chants du rouge-gorge errant dans l’avenue, Des doux morts envolés adoucissent l’adieu, Et le soleil, glissant des larmes de la nue, Ouvre dans le nuage une échappée en Dieu. …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… Mais il n’écoutait plus la voix de son génie, Ni l’ami, ni l’oiseau, ni le vent dans les bois ; Il sonnait le tocsin de sa vie aux abois. La saison et sa peine étaient en harmonie ; Sa demeure en débris et les feuilles tombaient ; Les bois tristes, les cœurs sans espoir, succombaient. Sur sa noire jument, à la tête étoilée, Il allait, en causant, sous la nuit de l’allée, Comme sa sombre vie au fond de l’inconnu ; Il n’avait plus d’étoile, et son ciel était nu. Au retour, un autre homme apparut ; la nature, Les amis revenus, les haltes ici, là, La paix du soir avaient apaisé sa torture. …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………
Après une soirée consacrée à la lecture en commun, chacun se retira dans quelques recoins des vieilles tours du château, presque ouvert aux vents. Les livres et les tableaux ont suivi ceux de Walter-Scott à l’encan des commissaires-priseurs de Londres et de Paris. Avant le jour suivant, les deux pèlerins, à pas muets, font le tour du château pour découvrir la lueur mourante de la lampe de nuit, à travers les vitres, de leur hôte. Ils savent que je suis à l’étude avant le soleil : ils cherchent à me voir sans être vus. Lisez cet inventaire prosaïque, et pourtant poétique, de ma tour de travail :
Tout dort dans le château plein d’ombre et de silence. Sous un cintre voûté, seul, un homme s’avance : Au sillon de la plume, avant son laboureur, Le poète est debout, et marche à son labeur. L’antre de la sibylle a la nuit du mystère ; La grotte du poète est sombre, nue, austère. Sa mère et son enfant sont tout près, chers tombeaux, Deux portraits devant lui, de son cœur deux flambeaux ! Il écrit, le front haut, sur des feuilles sans nombre, Sans courber comme nous sa taille sous l’effort, Dans l’œuvre de l’esprit attitude du fort. La lune du foyer, la lampe, luit dans l’ombre ; La flamme du sarment l’enivre de chaleur, Et le feu, la lumière, harmonieux mélange, Éclairant le poète avec un jour étrange, De leur chaude auréole enflamment sa pâleur ; D’un geste familier sa main gauche caresse Ses deux blancs lévriers, amis et fils d’amis, Dans l’épaisse fourrure à ses pieds endormis. L’hôte est bon : je l’ai vu veiller avec tendresse, Nuit et jour, sur son lit un pauvre chien mourant ! À qui sait compatir tout ce qui souffre est grand ! …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… Mais le phare du jour déchire les ténèbres Qui dorment sous l’église et les arceaux funèbres Où sont les morts, si chers qu’on ne les nomme pas ! À cette heure où tout vit, qu’est-ce que le trépas ? Chaque matin pour l’homme est une renaissance ! À l’appel du soleil on se lève soudain ; Le corps prend sa fraîcheur, l’âme son innocence, Dans cet air transparent et vierge du jardin. Oh ! la fraîcheur de l’aube ! oh ! comme elle réveille Et chasse de la nuit la lourde volupté ! Comme on rouvre son cœur oppressé par la veille, À ce vent de jeunesse et d’immortalité ! …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… Mais voici, du matin humant la fraîche haleine, Comme un marin serré dans sa veste de laine, Devant le cimetière et le sombre inconnu, Debout sur son balcon, qu’un homme, le cou nu, Jette aux oiseaux du pain ; ils viennent par volées, Du faîte de la tour et du fond des allées. Lui, fixe on ne sait quoi là-bas à l’horizon, Comme pour voir au ciel l’enfant de sa maison. La chapelle des morts, l’église du village Montent devant ses yeux, au-dessus du feuillage. Avec ses lévriers sur son balcon de bois, Il me salue au loin du geste et de la voix ; Et son salut sonore, envoyé dans l’espace, Vient vibrer jusqu’à moi, puis se prolonge et passe. Auprès des jeunes fleurs souriant aux vieux murs Des beaux livres rangés ainsi que des fruits mûrs, Des oiseaux voletant dans leur cage fleurie, La femme du poète aussi travaille et prie. Artiste matinale, elle écrit du pinceau Des poèmes de fleurs au bruit des chants d’oiseau. C’est charmant ! tu connais ces arches de corolles Où le poète, heureux aux jours de liberté, Chantait, et pour ses vers trouvait des auréoles : La poésie et l’art enlaçaient leur beauté. Ô vers, ô jeunes fleurs, qui mêlaient leur couronne ! Idéale union, pourquoi, pourquoi mourir ? L’âme, comme la terre, a donc des vents d’automne Qui l’effeuillent aussi, pour mieux la refleurir ! Les mains lourdes de dons, le poète avec grâce Descend vers les oiseaux et les chiens de la cour ; Au pas aimé du maître alors la bande accourt, Bondit, aboie, et vole, et chante sur sa trace. Il porte sur le poing, comme un cheik du Liban, Son perroquet splendide à l’amitié jalouse, Et, près de lui, les paons errant sur la pelouse Ouvrent leur arc-en-ciel et perchent sur le banc. Poète en action, il rassemble et convie Autour de son foyer d’un éclat tout vermeil, Tous les bruits, les rayons, la fête de la vie ; Il aime la splendeur, comme un fils du soleil. Il part pour la montagne, et son cheval l’enlève : Vivent les monts ! l’esprit avec les pas s’élève. Et le maître, emporté par des souffles divins, S’en va, poète équestre, au-dessus des ravins, Au galop, dans le vent, selon sa fantaisie, Humer, à pleins poumons, l’air et la poésie.
Ici le jeune pèlerin de Saint-Point se souvient d’une petite anecdote de village, dont
C’était en 1857. Le vieux manoir réunissait une nombreuse tribu de famille et d’amis de la famille, plusieurs jeunes nièces avec leurs petits enfants. Par un beau soir d’octobre, toute cette société, les jeunes gens à pied, les femmes à cheval, les enfants sur des ânes, partit pour visiter les plus hauts sommets des montagnes qui séparent le bassin de la Loire du bassin de la Saône. Cette chaîne, boisée d’épaisses bruyères et de rares châtaigniers, est un amphithéâtre d’où l’on a pour spectacle, d’un côté, les neiges dentelées des Alpes, de l’autre, la vallée creuse et verte de Saint-Point, avec ses tours dorées par le soleil des soirs : site solennel, quand on s’y assied en regardant le mont Blanc ; site modeste et recueilli, quand on s’y retourne pour regarder la vallée sombre et la vieille ruine du château.
Ces sites déserts ne sont fréquentés que par des bergers, enfants des chaumières
isolées de la montagne, qui y mènent paître les chevreaux et les moutons. Ces enfants se
réunissent par groupes de cinq ou six têtes blondes pour jouer ou pour cueillir les
mûres ou les noisettes au bord des sentiers ; ils sont tous petits, et se cachent au
moindre bruit sous les taillis, parmi les fougères, jusqu’à ce que le bruit des passants
disparus les laisse revenir à la place qu’ils ont quittée. Quelquefois ils sont si
pressés de s’enfuir qu’ils n’ont pas le temps de reprendre leurs sabots, et qu’ils
Il en était arrivé ainsi ce soir-là. Un essaim de petits bergers, étonnés et effrayés du bruit des conversations animées entre tant de personnes qui s’exclamaient à chaque pas sur les beautés du site, s’étaient enfuis bien loin et cachés dans les hautes fougères pour voir sans être vus. Ils avaient laissé huit ou dix paires de sabots très petits sur la place : la petitesse des sabots disait l’âge des enfants par la mesure des pieds qu’ils avaient chaussés. Les visiteurs et les enfants du château s’ingéniaient à chercher des yeux, à appeler de la voix ces petits bergers invisibles, et qui se gardaient bien de se montrer, quand j’arrivai moi-même au rendez-vous par le sentier opposé de la montagne.
Je mis pied à terre, et j’attachai mon cheval à un noisetier, pour m’asseoir sur la mousse avec mes convives. Le jeune poète se trouvait apparemment là, et voilà comment il raconte la petite niche que nous fîmes aux petits bergers de la montagne, plus enfants qu’eux sous des cheveux gris ou sous nos fronts chauves.
………………………… Le poète, En mettant pied à terre au sommet du plateau Aperçut des sabots près d’une cendre grise ; Les enfants avaient fui, saisis par la surprise, Effrayés des grands yeux des dames du château, Leurs chèvres mordillant en paix l’herbe des cimes. Et là, comme au désert les Arabes conteurs, Autour de notre Antaren rond nous nous assîmes.Écoutez le beau conte éclos sur ces hauteurs : Antarprend les sabots, sans rien dire ; il y glisseUn trésor, des gâteaux, de l’argent qui reluit ; Puis, les posant, sourit de l’heureuse malice. Ces malices du cœur sont ses gaietés, à lui ! Quand tu veux, quel fuseau de bonheur tu dévides, Ô cœur ! — Chacun joua le jeu de charité. Quand on partit, riant de ce tour de bonté, Les sabots étaient pleins : les bourses étaient vides. …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… Le lendemain venaient dans la cour du château De frais petits enfants à la joue en fossettes, Offrant ce qu’ils avaient, des paniers de noisettes ; C’était le tour aussi des bergers du plateau : Ils avaient deviné la main dans le cadeau ; Leur mère, en leur mettant leur chemise de fêtes, Leur avait dit : « Tu vas au clocher, fais-toi beau ! Quand on voit jusqu’ici monter les robes blanches, Notre semaine, enfants, a toujours deux dimanches ! » …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… Un jour la parabole apparaîtra plus grande, Au fond du clair-obscur doré d’une légende, Des souvenirs confus dans le cœur des petits, Comme au fond des ravins de bleus myosotis. D’autres bergers peut-être, ainsi qu’au moyen âge, Sur la montagne iront faire un pèlerinage, Et quelque vieille femme en indiquant le lieu, Leur dira : C’est ici que le miracle eut lieu ! Un conte amusera la chaumière idolâtre ; Les enfants, dans l’espoir du don miraculeux, Porteront leur sabot le soir au coin de l’âtre, Dans leur berceau dès l’aube ouvriront leurs doux yeux, Et, tout joyeux, croiront à ces douces chimères, En trouvant les présents cachés là par leurs mères !
Il y a dans ce petit volume des pages exquises comme celles-là ; mais quelquefois aussi
ces pages sont de bronze, et rendent l’accent du métal par leur profondeur et leur
solidité. Nous l’admirons et nous le regrettons. Que le jeune poète ne s’y trompe pas :
ce qu’il faut aux vers, ce n’est pas l’éloquence : c’est le charme. Il a reçu ce don des
dons : qu’il ne s’égare pas sur les traces des poètes politiques, systématiques,
empiriques, métaphysiciens, logiciens, faction de l’avenir. Deux de ces poètes, amis de
M. Alexandre, sont pleins de vertu, de patriotisme et de vrai talent ; mais, selon nous,
ils se trompent d’instrument en entrant dans ce grand concert des âmes qui accorde ses
lyres pour remuer le siècle nouveau ; ils veulent nous faire penser, il s’agit de nous
faire jouir. Plaire est le seul système en poésie ; or il n’y a rien de moins plaisant qu’un syllogisme, fût-il en beaux vers.
Que leur jeune ami, M. Alexandre, sache bien qu’une opinion, quelle qu’elle soit, n’est
point du domaine des poètes. Pourquoi ? parce que l’opinion est transitoire, et que le
charme est immortel. Le plus grand patriote de l’Europe peut être un détestable poète,
quoiqu’il soit excellent citoyen, et le premier poète de Rome a pu être un très mauvais
citoyen (nous voulons dire ici Horace). Qui s’avisera jamais de demander si Homère était
royaliste ou républicain, démocrate ou aristocrate ? Il était Homère, et c’est
Nous eûmes une de ces belles heures, oasis des vies inquiètes comme
la nôtre, le jour où nous rencontrâmes à Marseille, prêt à repartir pour l’Orient, un
autre homme dont nous vous entretiendrons bientôt avec l’admiration grave du poète et
avec la tendresse de l’amitié. C’est Joseph Autran, qui depuis a pris tant et de si
larges et de si hautes places dans la littérature poétique de nos jours. Il me semble
Je parlerai surtout bientôt d’un autre hasard ou plutôt d’un autre bonheur de génie, dans une rencontre qui nous a donné et qui donnera probablement à l’Angleterre, à la France, à l’Europe, d’étranges étonnements et de vives admirations quand l’heure sera venue. Voici comment ce miracle de la nature nous fut révélé, comme il le sera à tout ce qui lit.
C’était par une sombre matinée de novembre, à Paris, quelques années après la
révolution
Je travaillais, comme je fais aujourd’hui, d’un labeur mercenaire pour soutenir sur
l’eau ceux qui périssaient de ma perte. J’écrivais le Conseiller du
peuple, journal à cinquante mille abonnés, dans lequel je m’efforçais de modérer
les esprits impatients à qui l’élan exagéré allait faire traverser la liberté ; je le
voyais, je le disais. La sueur du travail et du patriotisme ruisselait dès l’aube du
jour sur mon front.
On m’annonça une jeune fille parlant le français avec un accent étranger et demandant à
m’entretenir ; j’ordonnai de la faire entrer. Je passai une main dans mes cheveux,
soulevés par l’inspiration, pour présenter un front décent à l’étrangère, et je jetai ma
plume fatiguée sur le guéridon qui portait, à côté de moi, le monceau de pages écrites à
la lampe et au soleil levant depuis cinq heures du matin. Je ne m’attendais pas à un
rafraîchissement d’esprit si charmant, mais j’en avais besoin : « Ce
n’était pas la saison des roses »
, comme dit le poète persan Saadi.
Je vis entrer une rose pourtant ; mais une rose pâle, une rose du Nord, une jeune
fille, presque une enfant, dont les traits, à peine indiqués par la nature, étaient
plutôt, comme la Psyché de Gérard, une ébauche de la beauté, une
esquisse de la grâce, qu’une beauté palpable, qu’une grâce éclose.
Elle grandissait encore ; aucune de ses formes, presque aériennes, ne se dessinait sous le cachemire des Indes qui l’enveloppait des plis perpendiculaires de la statue. On eût dit que ce corps si léger n’aurait pas eu besoin de ses pieds pour le porter ; ce n’était qu’une âme habillée. Je crus voir marcher, ou plutôt glisser sur le tapis, l’Inspiration.
Quoi qu’il en soit, ses grands yeux, d’un bleu sombre où l’azur et la nuit luttaient,
sous de très longs cils, comme l’ombre du bord et le bleu du large sur la mer pour en
nuancer l’éclat et la profondeur ; ses grands yeux, dis-je, ne pouvaient plus rien
acquérir de plus achevé par les années (que des larmes peut-être) ; ils luisaient comme
deux étoiles de première eau sous l’arc d’un front proéminent ; leur seule impression,
c’était surnaturel,
autrement dit ce qu’on n’a jamais vu dans un autre regard, et par conséquent ce qu’on
n’a pu comparer à rien. Je renoncerai donc à vous définir ce regard.
J’étais, je le confesse, intimidé par cette véritable apparition de lumière dans mes ténèbres. Je l’interrogeai avec le respect presque tremblant d’un homme qui ne craint aucun homme, mais qui tremble devant tous les anges.
J’appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise,
d’une famille aristocratique et opulente dans l’île d’Émeraude ;
qu’elle était fille unique d’une mère veuve qui la faisait voyager pour que l’univers
Ces vers ne
chantaient pas, ils frémissaient : leur seule musique était leur vibration en touchant
l’âme. J’étais confondu d’entendre une voix plus virile que celle de Talma, plus
tragique que celle de Rachel. Je méditais, les yeux baissés, en silence, mon étonnement,
bien plus étonné encore lorsqu’en relevant les yeux je me trouvais en face d’une enfant
de seize ans, pâle comme un spasme, calme comme l’héroïsme, belle comme l’idéal
traversant la sombre réalité du temps.Je sonne en tombant, non parce qu’on
m’a mis une cloche aux ailes, mais parce que je suis d’or.
Je la reconduisis tout ébloui d’intelligence jusque sur le palier de ma petite maison ; elle marchait devant moi dans le soleil, et j’avoue qu’au lieu d’une trace d’ombre derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu’elle avait foulées en se retirant.
Le monde l’appelait miss Blake ; je ne sais quel nom lui donnera la poésie, mais elle en aura un.
Hélas ! ils deviennent rares dans cette dernière et précaire demeure de nos bonnes
années. Sur cette clairière jaunissante où Laprade et tant d’autres étaient venus se
transfigurer depuis Hugo, comme sur un humble Thabor des poètes, les chênes ont été
abattus, pour convertir en une poignée d’or nécessaire les rêves mille fois plus dorés
qui tombaient avec leur ombre de leurs cimes ; les sentiers battus par les pieds d’amis
s’effacent, le château est désert ; le cheval Saphir, qui me portait,
dans les grandes journées de feu de Paris, à la défense des foyers et des familles, et
que la popularité honnête soulevait quelquefois des pavés sur les bras du peuple, erre
seul aujourd’hui dans
Malédiction, ô cher compagnon de mes jours de fatigues, à ceux qui t’ont laissé dix ans brouter déferré sur cette herbe sèche, et moi languir inutile dans cette masure presque démolie sur ma tête, pendant que le sang généreux de la force et de la liberté coulait encore, inutile, dans nos vieilles veines !
Rien n’est de ce qui devrait être, dit le proverbe des hommes ; tout est bien, dit la résignation, le proverbe de Dieu !
Ce n’est pas sur moi que je pleure, pauvre animal ! c’est sur toi. Qui sait si demain
j’aurai encore le droit de te laisser tondre l’herbe dans ce pré, où je t’ai donné
l’hospitalité à vie
C’est la bonne ou mauvaise conduite de ces grandes individualités qu’on appelle des nations.
Cette bonne ou mauvaise conduite est inspirée aux nations par leurs hommes d’État,
pratiquée par leurs cabinets, exprimée par leurs diplomates, promulguée par leurs
manifestes,
La diplomatie de chaque nation est l’expression de son caractère :
Égoïste, superbe, religieuse, humanitaire et philosophique, en Angleterre ;
Héroïque, généreuse et versatile, en France ;
Immorale, cauteleuse et improbe, en Prusse ;
Modeste, honnête et intéressée, en Hollande ;
Ombrageuse et amphibie, en Belgique ;
Persévérante, longanime, sans scrupule, mais non sans honnêteté, en Autriche ;
Vaine, chevaleresque et loyale, en Espagne ;
Grecque, habile, à petits manèges et à grandes vues, en Russie ;
Consommée, universelle, sachant toutes les langues des cabinets, à Rome, Rome, la grande école de la diplomatie moderne, puissance qui ne vit que de politique sur la terre, d’empire sur les consciences, de ménagements avec les cours, de résistance derrière ce qui résiste, d’abandon de ce qui tombe, d’acquiescement aux faits accomplis ;
Dépendante et adulatrice, dans les petites
Hardie, inquiète, insatiable, en Piémont ; prompte à tout recevoir, quelle que soit la main qui donne ; prête à tout prendre, quelle que soit la main qui laisse envahir ;
Alpestre, rude, pastorale, probe, mais intéressée, en Suisse ; non dépourvue d’une sorte d’habileté villageoise, se faisant appuyer par tout le monde, mais n’appuyant elle-même personne contre la fortune ;
Enfin, simple et franche en Turquie, jouissance arriérée dans la voie de la corruption des cabinets européens ; puissance de bonne foi, dont la candeur est à la fois la vertu et la faiblesse ; puissance naïve qui n’a jamais eu de diplomatie que la ligne droite ; puissance qui a toujours cru à toutes les paroles, et qui n’a jamais manqué à la sienne ; puissance, enfin, destinée à être la grande et éternelle dupe de tous les cabinets, dupeurs de son ignorance et de sa loyauté.
Voilà les caractères dominants des nations qui ont une diplomatie : leur diplomatie est à leur image.
guerre, justice de la mort, ou qui maintient la paix, la paix, première
propriété de l’espèce humaine, puisque c’est la propriété de la vie.
Les bibliothèques de ces actes de la littérature diplomatique sont les archives de nos
ministères des affaires étrangères. Ces archives recueillent ces actes comme les titres
des nations ; là sont enregistrés leurs droits et leurs limites. C’est dans les congrès,
tribunaux suprêmes de la société internationale, que
Puis vient en dernier lieu l’histoire, l’histoire, qui, telle que celle du
Consulat et de l’Empire, de M. Thiers, par exemple, compulse toutes les
négociations et tous les actes de ces diplomaties diverses, et les étale sous les yeux
des siècles pour l’instruction des diplomates présents et futurs, de façon que chaque
nation reconnaisse sa pensée, bonne ou mauvaise, dans les actes de son gouvernement, et
qu’un nouveau droit public devienne la loi pacifique des nations.
droit
public, la légitimité des nations.
Ce droit public, ce droit des gens, a ses règles écrites, aussi inviolables, aussi
sacrées que le droit privé entre les individus. Celui qui les viole est hors la loi ;
tout le monde a le droit de guerre contre lui ; c’est le grand anarchiste de la société internationale, c’est l’insurgé
contre la civilisation : car le droit public, c’est la civilisation. Les diplomates sont
les légistes des peuples civilisés.
Une Europe qui ne reconnaîtrait pas de droit public, ou qui ne le ferait pas respecter,
serait une barbarie universelle ; le monde y serait joué aux dés tous les jours. Tous
les peuples ont le droit ou le devoir de courir sus à celui qui s’insurge contre le
droit public : car ce droit public n’appartient pas
C’est ici que le mystère de ce qu’on appelle le droit d’intervention
s’explique très logiquement, malgré ses obscurités et ses contradictions.
L’intervention d’une puissance chez une autre est illicite quand il s’agit de s’immiscer dans les intérêts purement nationaux et intérieurs d’un peuple, libre de ses volontés et de son mode de gouvernement ou de dynastie chez lui-même.
L’intervention est licite et obligatoire toutes les fois qu’un pays franchit ses
limites, ses droits personnels, ses conventions, ses traités, sa géographie, et porte
atteinte, les armes à la main, au droit public, propriété commune de
l’Europe, et que l’Europe garantit à la civilisation générale.
C’est le beau phénomène de la solidarité du genre humain. Liberté chez vous,
inviolabilité de chacun, répression d’un seul par tous quand un seul veut se substituer
par ambition au droit de tous : tel est le droit public, Grotius, Pufendorf, Burlamaqui,
l’ont rédigé ; mais il est écrit mieux encore dans le bon sens
Voilà le code de la diplomatie dans les temps réguliers et dans l’Europe honnête.
Mais, en dehors de cette sphère plus ou moins régulière et plus ou moins morale de la
diplomatie, il y a la sphère des passions, des cours, des républiques, des cabinets, des
conquérants ; sphère où se meut une diplomatie plus ou moins intéressée, égoïste,
ambitieuse, immorale, quelquefois perverse, qui laisse un libre jeu aux diplomates,
selon que leurs caractères, leurs pensées, leurs vues, se proposent des succès plus
légitimes ou plus illégitimes, par des moyens plus consciencieux ou
Cette étude, souverainement intéressante et souverainement morale, serait une admirable
histoire de l’Europe par sa diplomatie, si je pouvais, sans fatiguer l’attention du
lecteur, la faire remonter jusqu’aux premières transactions diplomatiques connues entre
les grands cabinets et les grands ministres de l’Europe ; pactes de famille, nouaient ou dénouaient cette diplomatie. En 1789, tout
change, tout s’élargit à la proportion des intérêts des nations, prenant la place des
intérêts individuels. La diplomatie féodale, matérielle ou domestique disparaît : la
diplomatie intellectuelle commence.
C’est donc là aussi que nous devons commencer. Or l’homme qui a le premier et le
C’est donc évidemment dans la pensée, dans les négociations, dans les transactions de ce grand homme d’État, dont la vie se confond avec deux siècles et dix gouvernements de la France, qu’il convient le mieux, selon nous, d’étudier littérairement la conduite des affaires diplomatiques dans le système moderne de l’Europe.
Nos successeurs, plus heureux que nous,
Quant à nous, que l’âge, la retraite, la distance, l’isolement des partis rendent, non
indifférent, mais impartial, prenons hardiment cet homme supérieur à deux siècles pour
type de la littérature diplomatique ; feuilletons à la fois sa vie et ses pensées sur
les intérêts permanents
Une pensée, il faut le reconnaître, une pensée honnête les domine toutes et les relie
toutes dans leur incohérence. Cette pensée, c’est la paix. C’est
cette pensée honnête, persévérante, patriotique et européenne, la paix, qui surnage sur
la tombe de M. de Talleyrand ; elle donne une signification véritablement morale à une
vie grosse de petites immoralités, mais pure de crimes ; elle fait extraire, avec un
respect au moins politique, le nom de M. de Talleyrand de la gémonie des vices où M. de
Chateaubriand l’avait enseveli sous ses invectives.
M. de Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu’il a maniées, nouées, dénouées
depuis, sans interruption, pendant plus d’un demi-siècle, et qu’il n’a résignées qu’à sa
mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et fine révélait, dans ses yeux
bleus, une intelligence
Élu membre de l’Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec
ménagement, les opinions et les croyances ruinées, pour passer au parti de la force et
de l’avenir. Il avait senti qu’un nom aristocratique et des
Ses opinions n’étaient souvent que ses situations ; ses vérités n’étaient que les
points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l’a prouvé, à la
royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des institutions des peuples,
au droit ou au fait des gouvernements, les gouvernements n’étaient, à ses yeux, que des
formes mobiles que prend tour à tour l’esprit du temps ou le génie national des
sociétés, pour accomplir telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées
populaires, Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de
dynasties, n’étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se dévouait pas à
ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se préparait, dans sa pensée, le rôle
de serviteur heureux des événements. Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il
servait les forts, il méprisait les maladroits, il
L’instant où M. de Talleyrand entrait, avec les préliminaires d’une telle nature, d’un
tel caractère et d’une telle aptitude, dans la politique extérieure de la France,
ouvrait une carrière neuve et sans limites à son intelligence et à la diplomatie. La
politique du cardinal de Richelieu (l’abaissement de la maison d’Autriche) n’avait plus
le sens qu’elle avait eu pendant tant d’années. Il ne s’agissait plus de combattre la
monarchie universelle de Charles-Quint et de Philippe II. Louis XIV avait assis la
maison de Bourbon sur le trône d’Espagne ; l’Angleterre avait anéanti la puissance
navale des Espagnols ; la Hollande était redevenue indépendante ; les Pays-Bas n’étaient
plus qu’une colonie politique presque
Une politique de secte, contre nature et contre bon sens, ne rêvait pas alors, comme
aujourd’hui, de refaire l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne. L’unité de
l’Allemagne serait la crise incessante et le danger de mort perpétuel de la France. Ce
patriotisme contre la patrie n’avait pas encore été inventé par des publicistes
français. Quatre-vingts millions d’Allemands unis en une seule nationalité militaire
contre trente millions de Français, quelle perspective de sécurité et de grandeur à
offrir à la France ! En vérité, ces rêves d’unité italienne ou germanique ne
ressembleraient-ils pas à des trahisons, s’ils n’étaient pas les inepties du
patriotisme ? La sécurité de la France est dans la division de ses ennemis. C’est la
confédération de l’Allemagne et de l’Italie qui maintient la paix. Trente millions
d’Italiens dans la seule main d’une maison de Savoie, quatre-vingts millions d’Allemands
sous le seul sceptre de la maison de Lorraine, je défie les ennemis les plus acharnés de
la France de construire contre nous de plus redoutables machines de guerre. Ah ! qu’un
grand diplomate
Cette vérité avait frappé déjà, quelques années avant la révolution, un diplomate
éminent. Le génie léger, mais prompt, du duc de Choiseul avait compris, comme le
cardinal de Bernis, que l’Autriche n’était plus, par nature, l’ennemie mortelle de la
France ; que la Prusse, alliée de haine contre nous avec l’Angleterre, et avant-garde de
cet immense empire moscovite qui venait de surgir, et qui avait besoin d’une tête de
pont sur l’Allemagne pour atteindre jusqu’au cœur de la France, était désormais le nœud
des triples coalitions contre nous ; qu’une guerre de la France avec la Prusse serait
toujours triple ; qu’une guerre avec l’Autriche pouvait être presque toujours isolée et
par conséquent bien moins dangereuse à la vitalité française. Le duc de Choiseul avait
donc
Napoléon, conseillé plus tard par le prince de Talleyrand, comprit la politique occidentale comme le duc de Choiseul, et s’allia lui-même avec l’Autriche par son mariage avec Marie-Louise. On a sottement depuis accusé ces deux mariages politiques des catastrophes qui suivirent.
C’est une superstition hébétée du peuple, digne des aruspices de Rome au temps des
augures. Certes, ce ne fut pas l’Autriche qui formula la révolution française et qui
dressa l’échafaud de sa propre maison ; ce ne fut pas l’Autriche qui poussa Napoléon à
la folie de Moscou ; ce ne fut pas M. de Metternich qui poussa Napoléon à refuser toute
paix acceptable au congrès de Prague et à poser obstinément ainsi la question
Le duc de Choiseul, le prince de Talleyrand, Napoléon lui-même, tant qu’il écouta quelque chose et quelqu’un dans ses intérêts et dans l’intérêt de la France, penchèrent donc, depuis l’agrandissement de la Prusse et de la Russie, vers l’alliance avec l’Autriche.
Cette vérité neuve se faisait pressentir plus clairement aux esprits nets, à l’époque où M. de Talleyrand touchait aux questions diplomatiques de son pays, c’est-à-dire en 1790 et en 1791. Voici pourquoi :
Cet acte répréhensible de son ministre des affaires étrangères a fait sans doute quelque mal à l’Angleterre alors ; mais, comme tous les actes réprouvés par la conscience, il a fait plus de mal à Louis XVI et à la France.
La France, d’abord, quel avantage réel en a-t-elle retiré ? si ce n’est l’ingratitude
et souvent l’hostilité de cette république égoïste des États-Unis, qui a aboli de ses
lois la reconnaissance comme une vertu improductive pour ce peuple de caboteurs,
d’agioteurs et de négriers, qui a fondé sa législation politique sur un vice et sur un
crime à la fois, l’anarchie et l’esclavage, qui a fait à la France la guerre navale des
transports au profit de l’Angleterre et à la ruine de nos ports ; qui, pour comble
d’impudeur, après la paix, nous a demandé, sous peine de guerre, le
remboursement des
Louis XVI, ensuite, qu’en a-t-il recueilli ?
Le ressentiment légitime et implacable de l’Angleterre, la contagion de l’esprit d’insurrection contre lui-même, la glorification de la guerre civile, l’esprit d’insurrection importé d’Amérique dans sa monarchie ébranlée, les engouements de la France pour les idoles de Boston, la popularité de la licence, et enfin les applaudissements de Payne et de ses compatriotes de la Convention aux préludes de la mort du roi leur bienfaiteur !
De plus, ce ressentiment très fondé de l’Angleterre contre Louis XVI et contre la
France, en 1790, menaçait de compliquer la révolution
Or il y avait alors, comme il y a encore en France, deux esprits révolutionnaires très distincts et très opposés : l’esprit philosophique de la révolution, et l’esprit turbulent de la guerre.
L’un était l’esprit des hautes classes, y compris le club des Jacobins, les hommes de
paroles, de systèmes, d’utopies, de réformes, de liberté, d’égalité pratiques : ceux-là
regardant la paix et la fraternité entre les peuples comme le premier bienfait de la
révolution ; les autres, passions populaires et soldatesques plus qu’intelligentes,
vociférant la guerre universelle à grands cris, et surtout la guerre à l’Angleterre, par
ce vieux ressentiment hébété qui fait partout appel à son bras, ne pouvant pas faire
appel à sa tête, brutalité des places publiques et des casernes, qui n’a pour diplomatie
Les assemblées, les journaux et les clubs voyaient lutter dans leurs feuilles, dans leurs harangues, ces deux esprits. La guerre à tout le monde, et, avant tout le monde, à l’Angleterre, était le texte délirant des sociétés les plus populaires, à l’exception des supériorités de ce parti, assez hommes d’État pour comprendre que la guerre dévorerait, au premier coup de tambour, la liberté et la révolution.
La paix avec les nations inoffensives, et surtout la paix avec l’Angleterre, étaient la politique transcendante des révolutionnaires hommes d’État.
L’oracle infaillible et universel de l’assemblée constituante, Mirabeau, voulait la paix.
M. de Talleyrand donne le premier signe
M. de Talleyrand, aussi organisateur et aussi monarchique que son maître, avait pris
dans l’Assemblée le rôle de la pensée, le rapport, au lieu du rôle de la parole,
l’improvisation. Finances, liberté des cultes, éducation publique, diplomatie, telles
étaient ses larges sphères d’action dans l’Assemblée. En matière de culte, de finances,
d’éducation publique, d’administration départementale, de distribution géographique du
territoire, M. de Talleyrand exprimait, par système, la majorité. Trop habile pour la
devancer, trop souple pour lui résister, il se laissait emporter par le courant des
innovations, sans excès de zèle, sans fanatisme, mais sans scrupule envers ses préjugés
de naissance, de rang, de société ou
Il ne dépassa jamais la ligne de Mirabeau ; car il avait compris tout de suite qu’en deçà de Mirabeau on était timide, et qu’au-delà on était perdu.
Mirabeau, en mourant, voulut, pour ainsi dire, se perpétuer au sein de l’Assemblée dans la personne de son disciple, et le consacrer par sa mémoire, répandue sur lui comme le manteau d’Élie, à l’attention et au respect de l’Europe.
Ce fut M. de Talleyrand que Mirabeau chargea de lire, après sa mort, son discours posthume à l’Assemblée : c’était le désigner pour son successeur. Mais déjà Mirabeau était dépassé ; on se hâta d’ensevelir sa mémoire sous l’amas des couronnes civiques et de l’oublier.
Les orateurs secondaires constitutionnels, jacobins, girondins, terroristes, tels que
les Condorcet, les Barnave, les Lameth, les Vergniaud, les Guadet, les Danton, les
Robespierre, se partagèrent l’empire de Mirabeau à la tribune. M. de la Fayette, qui
était à Mirabeau ce que l’engouement de la bourgeoisie est à l’estime de l’Europe, était
devenu, par un reflet de Washington, le régulateur et l’instrument tour à tour de la
révolution. Pris comme drapeau par la garde nationale, la Fayette marquait le vent à la
multitude, il ne le dirigeait pas : ce n’était, aux yeux de M. de Talleyrand, qu’un
Pétion de cour, très habile dans le manège d’une popularité amphibie, mais livrant la
cour au peuple par complaisance, et le peuple à ses discordes par faiblesse. Quant à la
politique étrangère de la France à cette époque, M. de la Fayette n’avait pour toute
politique que la monomanie de la république américaine, sorte de mirage fantastique
M. de Talleyrand était en ce moment à Londres. Les hommes du dernier ministère de Louis XVI avaient envoyé à Londres M. de Chauvelin, jeune et ardent révolutionnaire, fils d’un favori de cour, dont le seul titre était sa défection à la cour.
Ce jeune homme, novice et inexpérimenté en diplomatie, n’était accrédité que par son
titre auprès des hommes d’État du cabinet de Saint-James ; il passait pour être l’envoyé
secret et actif du jacobinisme français auprès des factions anarchistes de Londres ;
Cet homme d’État, accrédité ou non, caché ou non derrière ce jeune apprenti négociateur, encourut les suspicions et les répugnances que M. de Chauvelin inspira à Londres.
Il comprit tout de suite que ce n’était plus le temps des affaires, mais des violences, dans sa patrie ; que ses opinions constitutionnelles et novatrices, son amitié avec Mirabeau, ne rachèteraient pas, aux yeux des girondins embarrassés de leur victoire, des jacobins exaltés, des cordeliers sanguinaires, les torts de sa naissance, de son état, de ses mœurs aristocratiques, de ses talents incriminés. Il savait qu’il y a des années où les hommes qui ne se sentent pas trempés pour la lutte doivent disparaître des révolutions, sous peine d’y périr inutiles à eux-mêmes et à leur patrie. L’éloignement alors est la seule innocence.
Mais il savait aussi que les colères du peuple sont aussi transitoires que ses faveurs,
et que
Il ne se trompa point en attendant beaucoup de la versatilité de la France. Les fureurs
de la révolution démagogique, bien longues pour ses victimes, furent courtes pour
l’histoire. La Terreur se dévora elle-même ; la république se concentra dans le
Directoire, ébauche de dictature collective, prélude de dictature militaire, prélude
elle-même de monarchie
M. de Talleyrand avait passé ses années d’obscurité volontaire en Amérique, pauvre,
solitaire, errant, sans agir, sans écrire, sans faire retentir son nom en Europe par
aucune voix de la renommée. Sa seule consolation avait été d’y rencontrer çà et là
quelques rares compagnons d’infortune, membres, comme lui, de l’Assemblée constituante,
fuyant l’échafaud, naufragés sur ce nouveau monde, cultivant avec leur famille les
steppes de l’Amérique du Nord. Il faut lire, dans les Mémoires
Nous avons entendu nous-même ce récit, à la fois pastoral et romain, du temps des proscriptions, de la bouche de cette belle matrone française, devenue, après la restauration, ambassadrice de France auprès d’une grande cour de famille.
M. de Talleyrand touchait à l’indigence quand, en lisant avec assiduité les journaux de
sa patrie au-delà de l’Atlantique, il comprit que l’heure juste de son retour en Europe
sonnait pour lui. La république représentative et gouvernementale avait succédé à
l’accès de démagogie, de fanatisme, de tyrannie
On lavait partout le sang des échafauds ; on cherchait, en tâtonnant parmi les débris, l’ordre à l’intérieur, la réconciliation avec l’étranger. Le Directoire, qui représentait confusément cette résipiscence après le délire, avait besoin de noms, autour de lui, qui rappelassent 89 au lieu de 93. Il lui fallait des réparateurs pris parmi les proscrits ; il fallait, de plus, que ces réparateurs fussent assez compromis dans la révolution philosophique pour que la réparation n’allât pas dans leurs mains jusqu’au royalisme.
M. de Talleyrand, reflet de Mirabeau, portait précisément dans son nom cette nuance et cette garantie. Peu compromis avec la monarchie, il l’était beaucoup avec l’Église ; or la répudiation qu’il avait faite de son caractère épiscopal le séparait radicalement de l’ancien régime ; de plus, ses votes antiféodaux à l’Assemblée constituante ne le séparaient pas moins de l’ancienne noblesse.
Et cependant son grand nom parmi cette noblesse de la France lui laissait ce que
l’aristocratie
Ces considérations étaient trop justes pour échapper à ce diplomate inné, décidé à se
rendre
Cette opulence fut plusieurs fois renversée par des prodigalités et par des opérations
hasardeuses ; plusieurs fois elle fut reconstruite par son esprit d’affaires appliqué
avec bonheur a ses intérêts domestiques. Grand joueur, accoutumé à tout perdre ou à tout
gagner avec les événements, il les fit entrer toujours comme enjeu dans sa fortune. De
malversations, jamais : il savait trop combien la probité est un prestige dans l’homme
d’État. De scrupules, pas davantage : il savait trop combien la prodigalité est utile à
coïntéresser beaucoup de cupidités ou d’ambitions à sa grandeur. N’est-ce pas à ses
dettes que César avait dû l’empire ? N’est-ce pas à sa pauvreté que Mirabeau avait dû
ses vices, sa vénalité, sa déchéance dans l’opinion ? Supposez Mirabeau assez riche pour
avoir les dettes
L’opulence, pour M. de Talleyrand, était donc une politique autant qu’une élégance de sa vie. La source de cette opulence, peu scrupuleuse alors, mais licite pourtant dans les usages de l’ancienne diplomatie, cette source fut dans les présents diplomatiques que les négociations conduites à leur fin et les traités conclus permettaient aux négociateurs de revendiquer, comme des étrennes de paix, et d’accepter, comme des reconnaissances honorifiques, des cours étrangères. L’usage blessait peut-être le désintéressement, mais il n’offensait pas la probité. Les présents faits par l’empereur d’Autriche au général Bonaparte après le traité et après la paix de Campo-Formio ne furent jamais imputés à crime au général négociateur et au premier magistrat de la république.
Fille de M. Necker, épouse du ministre de Suède en France, écrivain sublime, orateur de
salon, publiciste passionné, femme du monde, femme politique bercée au branle de la
révolution, émigrée, proscrite opulente, puis rappelée dans cette capitale dont elle
avait fait sa patrie, elle y exerçait un ascendant dominateur sur le Directoire. Sa
seule présence à Paris était une réaction ; elle y symbolisait le retour à
l’aristocratie révolutionnaire, à la liberté intellectuelle, à la paix possible entre la
république et l’Europe. Elle aimait dans M. de Talleyrand tout à la fois l’aristocratie
réhabilitée par
M. de Talleyrand était pour elle un autre chevalier de Narbonne, mais un Narbonne aussi solide que l’autre était léger. La grâce était égale. Mais la grâce de M. de Narbonne, premier favori de madame de Staël, n’avait que de la surface ; celle de M. de Talleyrand avait de la profondeur. Son goût pour le premier n’était que de l’engouement ; son goût pour le second était de la politique. Il lui convenait de jeter ses favoris dans les affaires, afin de gouverner l’Europe par les hommes dont elle gouvernait le cœur et l’esprit.
Elle persuada aisément aux principaux membres du Directoire, et surtout à Barras, le
Périclès des Aspasies de ce temps, que M. de Talleyrand était le seul homme, capable de
traiter de niveau avec l’aristocratie diplomatique européenne ; que les généraux de la
république suffisaient assez pour la faire
M. Pitt, le ministre de génie que la Providence avait donné à l’Angleterre pour lui
faire traverser les plus grandes crises intérieures et extérieures de son pays, avait
été lent à rompre irrévocablement avec la France révolutionnaire, même après le 10 août.
Ce ministre, plus philosophe et plus libéral qu’on ne le peint généralement Confidences de Dumouriez, leur général) aspiraient à fonder, c’était la
neutralité de l’Espagne, la faveur de la Prusse, l’alliance de l’Angleterre. Ces
traditions de 1789 formaient alors le fond de la diplomatie de M. de Talleyrand :
c’était celle du Directoire. En désavouant la Terreur au dedans, il désavouait la guerre
systématique au dehors.
Le lendemain de brumaire, Bonaparte, ébloui par la lucidité d’esprit et séduit par l’admiration de M. de Talleyrand, le rapprocha de lui en l’élevant de nouveau au poste de ministre des affaires étrangères.
Mais, pour que ce trône imaginaire devînt une réalité, il fallait que le sol de
l’Europe fût raffermi sous tous les trônes, et que le sol de la France pût porter le
sien. Liquider les guerres de la république et remettre le gouvernement consulaire en
société diplomatique avec l’Europe entière, c’était donc la nécessité habile du premier
consul, comme c’était l’instinct traditionnel de M. de Talleyrand. L’intérêt du consul
et la pensée du ministre travaillaient dans un parfait accord à cette œuvre préliminaire
de toute reconstitution d’une monarchie. Aussi ces premières années du consulat,
fécondes en négociations, en congrès, en traités de paix, en alliances provisoires au
moins avec toute l’Europe, furent-elles les plus laborieuses et les plus prospères de la
vie du prince de Talleyrand. C’est dans ces
Il faut contempler, dans l’admirable histoire du Consulat et de
l’Empire, par M. Thiers, l’annaliste le plus scrupuleux et le plus complet des
temps modernes, il faut contempler le tableau vivant avec les portraits historiques de
toutes ces négociations du consulat. C’est le dictionnaire universel en action de la
diplomatie de deux siècles ; ce sont les archives Carmen sæculare de notre époque.
Nous ne lui reprochons que d’avoir sacrifié, dans M. de Talleyrand, l’homme d’État au grand général, M. de Talleyrand à Bonaparte : mais M. Thiers a le culte du sabre plus que le culte de l’esprit ; il immole tout à la bataille gagnée, même la paix, seule liquidation des batailles.
On voit, on sent, on respire, on lit le génie restaurateur de M. de Talleyrand dans
toutes Moniteur, des proclamations
dictatoriales à l’univers, et de temps en temps, dans le Moniteur, des
insultes aux ministres, et des apostrophes outrageuses aux rois et aux reines qui
disputaient leurs trônes ou leurs peuples à l’absolutisme de la victoire et de
l’usurpation.
Mais, tant que l’inspiration du cabinet consulaire vint de M. de Talleyrand, la diplomatie du Consulat fut aussi grandiose que la victoire, mais en même temps aussi modérée que la paix. Tout reprit sa dignité, les vaincus comme les vainqueurs. Les notes et les dépêches de la main de M. de Talleyrand, retouchées seulement par le consul, ont un accent d’héroïsme tempéré par un accent de philosophie. On sent, en les lisant, que l’esprit de l’Assemblée constituante est rentré dans les conseils de la république, et que l’âme de Mirabeau respire encore dans son disciple.
Ce fut pendant ces courtes et belles années
Voici ces actes, exprimés en paroles dignes de leur grandeur :
Les honneurs de la sépulture rendus à l’infortuné souverain pontife Pie VI, mort dans
la captivité en France, et resté jusque-là sans sépulture royale ou pontificale à
Valence : « Il est de la dignité de la nation française et conforme à son
caractère de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers
rangs sur la terre, des honneurs funèbres et un monument conforme au caractère du
prince enseveli sans décrets. »
Des envoyés dans toutes les cours où ils peuvent être reçus avec dignité sont nommés
Un présent diplomatique, signe d’attention particulier, est offert au prince de la Paix, qui tient à Madrid le cœur et la politique de cette branche de la maison de Bourbon.
Une lettre fière et pressante pour le cabinet de Londres est adressée par le chef du gouvernement au roi d’Angleterre pour le convier à la paix.
Un appel à l’armistice et aux négociations est adressé de même à l’empereur d’Allemagne. M. de Talleyrand offre à l’empereur les bases du traité de Campo-Formio, et des possessions notables en Italie pour indemniser l’empereur de celles que la dernière guerre lui a enlevées en Allemagne.
Il provoque le cabinet de Berlin à se porter médiateur armé pour contraindre l’Angleterre et l’Autriche à la pacification.
Il institue la république Cisalpine, barrière vivante contre l’Autriche, sous le
protectorat
Les rêves des publicistes d’aujourd’hui ne trouvent pas d’accès dans ces deux têtes
d’hommes d’État, l’une tout expérimentale, l’autre toute militaire. M. de Talleyrand
modère dans le consul le vain orgueil qui le porterait à enclaver l’Helvétie dans ses
frontières. Il croit la liberté un meilleur gardien des frontières de la France que
l’annexion. Il inspire
Mais cette sagesse devait baisser dans le cabinet à mesure que l’esprit des camps y
pénétrait avec la brutalité des triomphes. Bonaparte aspirait à l’empire ; la fortune
l’autorisait à tout espérer, l’audace à tout prétendre. L’esprit monarchique de M. de
Talleyrand ne résistait certainement pas au rétablissement
M. de Talleyrand, pilote plus exercé aussi aux pronostics de l’opinion publique en France, croyait plus que Bonaparte lui-même à la prostration facile des hommes et des choses ; il savait combien la France politique est complaisante aux événements, et combien le lendemain d’un coup d’État ressemble peu à la veille. Son juste dédain pour le caractère civique des peuples était une preuve de sa sagacité.
Bonaparte voulait laisser mûrir la versatilité publique ; M. de Talleyrand la croyait
mûre tous les jours pour qui oserait en arracher le fruit. Les frères de Bonaparte,
particulièrement Lucien, pensaient comme M. de Talleyrand ;
Mais voilà qui étonne :
À mesure que le premier consul s’approche du trône, l’influence pacifique du grand
diplomate baisse. La politique de la violence succède à celle de la paix. M. de
Talleyrand n’est plus que le ministre officiel d’une diplomatie passionnée et menaçante
qui porte encore son nom, mais qui n’est plus sienne ; il continue à tort de la servir
sans pouvoir la tempérer. Cette diplomatie d’état-major n’a plus besoin de cabinet ; ses
notes sont des boutades aux Tuileries, des victoires sur terre, des défaites sur mer.
L’Angleterre elle-même, déjà lasse de la paix d’Amiens, revient à M. Pitt, et donne
cette fois de sérieux motifs à la rupture de cette paix. La guerre à mort est désormais
la seule diplomatie entre les deux peuples. L’alliance libérale rêvée en 1789 par
Mirabeau, M. de
Les historiens et les pamphlétaires bonapartistes ont voulu rejeter ce sang sur le prince de Talleyrand pour en laver la main de leur idole : atroce et lâche calomnie que la postérité n’acceptera jamais.
Que M. de Talleyrand ait été interrogé par
Mais que M. de Talleyrand ait suggéré l’enlèvement, contre le droit des nations, d’un prince de la maison de Bourbon, dont il ne connaissait pas même le nom et l’existence à Ettenheim ; qu’il ait fait plus, qu’il ait conseillé au premier consul le meurtre, sans phrase et sans sursis, de cette victime de la précipitation et de l’ambition : voilà la calomnie.
De tels crimes ne se conseillent pas, ils s’improvisent sous l’empire d’une passion ou
d’une peur. Il faut un intérêt brûlant et implacable comme le crime lui-même pour le
concevoir et pour l’exécuter. Où était l’intérêt de M. de Talleyrand au meurtre d’un
prince de la
La Russie éclata de réprobation ; l’Autriche se tut d’horreur : mais le frémissement
irrité
M. de Talleyrand, interrompu dans son travail de reconstitution de l’ordre européen, n’eut qu’à pallier, à gémir ou à se taire. Ce coup tranchait sa pensée entière, et on voudrait qu’il l’eût conseillé ! C’eût été le suicide de son œuvre. Six mois après, un plan de coalition générale contre la France est formé par la Russie, revu et approuvé par M. Pitt, alors ministre, signé par toutes les cours, à l’exception de l’Espagne. Qu’on juge du bouleversement des idées de M. de Talleyrand. L’empire était proclamé, et la guerre sous-entendue avec l’empire.
De ce jour, ce n’est plus la diplomatie qui pense, c’est la passion qui veut. Napoléon,
devenu
C’est ainsi que Napoléon l’appelle après Austerlitz, pour rédiger le traité de Presbourg, traité qui impose trop d’humiliation à l’Autriche en Italie pour être autre chose qu’une pierre d’attente de guerre nouvelle.
C’est ainsi qu’après la déroute de la Prusse, à Iéna, il appelle M. de Talleyrand en Pologne, pour déchirer la carte de la Prusse, en laissant trop de territoire encore pour l’anéantir, trop peu pour la concilier à ses intérêts. Les traités, pour être sûrs, ne doivent jamais être implacables. Effacer la Prusse valait mieux que la mutiler.
C’est ainsi qu’il appelle encore M. de Talleyrand en Pologne, pour promettre une patrie
indépendante aux Polonais et pour ne faire de la Pologne qu’un champ de bataille : faute
M. de Talleyrand lui objecte en vain le danger de ces promesses : « La Pologne est de la chevalerie peut-être, lui dit-il, mais ce ne peut plus être une puissance ; c’est le plus triste, mais le plus réel des faits accomplis. Pour la reconstruire, il faudrait anéantir les trois plus grandes puissances de l’Europe, et, quand vous l’auriez reconstruite, il faudrait la soutenir tous les jours. Or ce peuple, héroïque dans ses camps, est la plus inconstante des anarchies dans ses gouvernements. » Napoléon, convaincu, mais cachant ses desseins, flatte les Polonais pour en être flatté, et les sacrifie sans scrupule aux conférences de Tilsitt avec l’empereur de Russie.
M. de Talleyrand ne lui sert qu’à donner de la grandeur, de la grâce, de la décoration à la conférence.
L’empereur de Russie en sort enivré, la Prusse irritée, l’Autriche ombrageuse, M. de
Talleyrand plein de sinistres pressentiments sur la folie de livrer l’Orient aux Russes.
Il
Ici la diplomatie de M. de Talleyrand reprend un moment son rôle, non dans le cabinet,
mais dans le conseil de Napoléon. Les adulateurs du maître du monde ont rejeté sur
Qu’était-ce que le traité de Fontainebleau, dans lequel en effet M. de Talleyrand mit
sa main, non officielle, mais officieuse, de grand diplomate ? Le plan de ce traité
secret entre le premier ministre d’Espagne Godoy et le gouvernement français consistait
à s’emparer du Portugal, devenu vassal de l’Angleterre, au moyen d’une armée
En retour de ces deux souverainetés, la France recevait en toute possession les provinces pyrénéennes espagnoles, jusqu’à l’Èbre, soit pour dominer de là et de plus près la fidélité de l’alliance espagnole, soit pour voler plus vite au secours de l’Espagne, si cette monarchie venait à être attaquée par l’Angleterre. Un mariage de Ferdinand, héritier de la couronne d’Espagne, avec une princesse française de la maison de l’empereur, devait compléter et cimenter cette seconde alliance de famille. Le roi d’Espagne prendrait, en outre, le titre d’empereur des Amériques.
C’est en vertu de ce traité, conseillé en effet comme une transaction pacifique par M. de Talleyrand, qu’on a imputé à ce diplomate quoi ? précisément le contraire de cette pensée, c’est-à-dire l’invasion de l’Espagne, l’expulsion de sa vieille dynastie, l’usurpation purement vaniteuse d’une dynastie napoléonienne sur le trône de Charles-Quint et de Louis XIV ; la trahison de Bayonne, où toute une dynastie est prise au piège prémédité d’une fausse conciliation entre le père et le fils ; enfin une guerre de conquête dynastique qui coûte à la France un million de ses meilleurs soldats, à l’Espagne des flots de sang, et à notre alliance un empire.
Mais, si le traité de Fontainebleau manquait d’honnêteté, du moins ne manquait-il pas d’honneur et de vue. Il ne trahissait personne ; il conservait à l’Espagne sa dynastie et ses droits de nation ; il épargnait des torrents de sang ; il assurait à Napoléon l’alliance de la famille de Louis XIV. C’était une paix mal assise, mais enfin c’était la paix du Midi.
De ce jour le prince de Talleyrand se replia dans une respectueuse humeur contre la
diplomatie inique de Bayonne ; il ménagea même si peu les termes de son opposition que
Napoléon s’emporta jusqu’aux invectives contre lui en plein conseil, lui reprochant
quoi ? de lui avoir conseillé la politique de Louis XIV
Une telle accusation de Napoléon n’était-elle pas la pleine justification de la diplomatie de M. de Talleyrand dans cette affaire ? La colère égarait Napoléon dans cette scène ; il voulait prouver à M. de Talleyrand qu’il avait été son complice à Bayonne, et il prouvait qu’il avait été son antagoniste dans ce détrônement de Madrid. M. Thiers, dans cette circonstance, est hors de la vérité, complètement partial contre M. de Talleyrand, par sa partialité habituelle pour Napoléon.
La répugnance vengeresse de l’Europe entière contre l’événement de Bayonne fit ce que
l’horreur du meurtre du duc d’Enghien avait fait à une autre époque. Les cours et les
peuples frémirent, se turent, tremblèrent pour
Des ministres inhabiles, ou trop compromis dans sa cause, n’avaient ni les vues
supérieures,
Napoléon voulut fonder un système à l’époque de son divorce avec Joséphine. Il eut à se
prononcer alors entre un mariage russe et un mariage autrichien. M. de Talleyrand,
presque seul parmi les conseillers appelés à délibérer devant Napoléon sur ce choix
entre deux alliances de famille, n’hésita pas à se prononcer pour le mariage
autrichien ; il le fit en termes d’oracle qui n’explique pas ses arrêts, mais qui les
promulgue. C’était, en effet, l’oracle de la destinée pour la dynastie de Napoléon et
pour celle de la France, si Napoléon n’eût pas rêvé au lieu de réfléchir, et si
l’expédition d’Alexandre le Grand chez les Scythes
Cet avis porta des fruits de paix deux ans après ; il aurait fondé un équilibre européen dont la France et l’Autriche auraient tenu les poids dans leurs mains réunies, si Napoléon avait pu être jamais lui-même un homme d’équilibre. Où penchait sa volonté il fallait que penchât le monde : le monde ou lui ne pouvaient manquer d’être bientôt brisés.
On ne peut lui demander compte du délire d’un grand homme, ni des négociations
désespérées et contradictoires. Le monde diplomatique, depuis son absence, était livré
au favoritisme et à l’incapacité :
Les armées de Napoléon étaient détruites ; la France n’en
avait plus dans sa population tarie de sang ; le Rhin était franchi par la coalition du
Nord ; les Pyrénées, par les Anglais et les Espagnols ; 1814 se levait comme le jour du
jugement sur l’univers politique. Napoléon errait, coupé de sa capitale, avec trente ou
quarante mille généreux soldats, débris de tant de millions d’hommes, objet de pitié,
d’admiration, mais non de ralliement.Quos vult perdere
dementat !
La France ne se levait pas à sa voix :
M. de Talleyrand se montra, et tout convergea vers lui : son intervention fut le salut de son pays. On l’a nié, comme l’esprit de parti nie tout, même le patriotisme. La moindre équité et le moindre bon sens lui rendront la justice qui lui est due par l’histoire. Sa diplomatie couvrit la patrie, qu’une épée napoléonienne ne pouvait plus couvrir, puisque cette épée, brisée à Moscou, à Dresde, à Leipsick, sur le Rhin, n’était plus qu’un glorieux tronçon qui avait laissé violer jusqu’à sa capitale. Que pouvait faire M. de Talleyrand contre le monde et contre le sort ?
Il n’avait point trahi Napoléon, quoiqu’il désespérât de lui depuis la guerre
d’Espagne, depuis la campagne de Russie, depuis le refus de la médiation de l’Autriche
dans la campagne
L’évacuation sans condition du territoire français ? Mais où était le million de soldats français pour faire accepter à la pointe des baïonnettes une telle évacuation à l’Europe ?
Une régence de l’épouse de Napoléon ?
Mais l’impératrice n’était déjà plus en sa puissance : elle ne s’était pas jetée à
propos entre les armées de son père et le détrônement de son fils ; elle était, à demi
captive, entraînée aux extrémités de la France par les frères de Napoléon, sans armée,
sans gouvernement, sans liberté et déjà sans couronne. Le moment était passé ; ce
n’était plus le cœur de l’empereur d’Autriche qui allait prononcer : c’était sa raison,
c’était son cabinet, c’était son armée. Or
M. de Talleyrand pouvait-il proposer à cette Europe monarchique la résurrection d’une république nationale en France comme gage de paix et de sécurité ?
Mais, outre que M. de Talleyrand, quoique ayant servi la république par nécessité et
par diplomatie alors, n’était pas républicain, quel gage à offrir à l’Europe monarchique
armée, victorieuse, campée sur la place de la Révolution, autour des traces de
l’échafaud de Louis XVI et de toute une famille royale,
Il n’y avait donc aucune option pour un homme d’État aussi clairvoyant que M. de Talleyrand alors : ou la ruine de sa patrie, ou la dynastie des Bourbons rapportant à la fois, d’un long exil, la conciliation avec l’Europe, l’amnistie de tous les actes et de toutes les opinions de la révolution, et la liberté constitutionnelle garantie à la France par la monarchie représentative.
C’est ce que M. de Talleyrand, redevenu en une heure l’oracle de la France et de l’Europe, définit admirablement dans le conseil des rois : « La république est une impossibilité ; la régence, c’est Napoléon continué, avec le ressentiment de sa déchéance et l’inimitié de l’Europe ; Bernadotte (candidat alors de la Russie), c’est une intrigue : la légitimité seule est un principe. »
Cette note verbale était l’expression exacte et forte de la France, de l’Europe et du
temps ; elle portait en peu de mots un sens souverain et irréfutable. C’était l’axiome
de la diplomatie ; il forçait la conviction des puissances : une
Premier ministre et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, M. de Talleyrand domina, quoique vaincu, les vainqueurs ; les Bourbons rentrèrent de plain-pied, et avec la France ancienne tout entière, dans la société des rois et des peuples. M. de Talleyrand fut véritablement arbitre de l’univers au congrès des rois ; il ne dut cette autorité personnelle qu’à son génie de diplomate, et non à son titre de plénipotentiaire. Ce fut sa personne qui négocia ; il portait dans sa tête ses instructions : un signe de ses sourcils faisait taire les ennemis de la France.
Le rôle du grand diplomate alors, nous le reconnaissons, fut délicat aux yeux de ceux qui reconnaissent uniquement la France dans le sol. Rallier les souverains contre Napoléon, c’était rallier les armées de l’Europe contre les armées de la France : c’était une œuvre de Thémistocle. En la considérant sous un aspect purement militaire, peut-être M. de Talleyrand, plus scrupuleux, aurait-il dû alors se récuser, comme Français, de toute intervention au congrès comme diplomate des Bourbons, et se retirer dans la triste neutralité du citoyen qui gémit sur l’erreur de son pays, mais qui n’arme pas contre sa patrie l’étranger.
Nous pensons ainsi. Mais nous reconnaissons cependant que M. de Talleyrand pouvait se
dire que Napoléon n’était plus le souverain
Il pensa ainsi ; il agit, non en citoyen, mais en ministre des Bourbons ; il parvint, à force de volonté, de résolution, d’habileté, de promptitude, à renouer une coalition déjà dissoute et à faire marcher d’un seul pas l’Europe entière au secours des Bourbons. Ce fut un miracle de diplomatie, mais ce miracle était une coalition contre la France. Que d’autres l’exaltent comme diplomate et comme homme d’État ; nous le plaignons : une telle intrépidité, nous ne nous en sentirions pas capable.
Après le second retour des Bourbons, l’œuvre de la diplomatie était accomplie ; l’œuvre
Les quinze ans de la Restauration laissèrent, non sans importance et sans dignité,
M. de Talleyrand dans une sorte de négligence. Il n’y fut pas frondeur, mais
indépendant ; il y fréquentait de jeunes talents, tels que MM. Thiers, Mignet,
Villemain, auxquels il donnait le goût des grandes vues et le ton des grandes
élégances : magister elegantiarumHistoire de l’Empire, ne nous paraît pas
avoir compris la supériorité de ce modèle, pas plus que la supériorité de M. Pitt ; il
parle avec légèreté de ces deux hommes d’État,
M. de Talleyrand voyait souvent le duc d’Orléans, sans être néanmoins de sa faction. Ce prince, d’une habileté très inférieure à celle du ministre, était l’héritier présomptif des fautes ou des malheurs de la Restauration : héritier très légitime, s’il avait su attendre et recevoir de l’avenir ce que la nature des choses lui promettait ; héritier très équivoque, si sa dynastie prématurée expulsait du trône deux générations de sa famille et un enfant innocent de ses calamités.
Le duc d’Orléans, parvenu au trône, eut le mérite de résister à la folle impulsion du
prétendu libéralisme soldatesque qui poussait la révolution de Juillet à la guerre. Tout
ce qui bouillonne tend à s’extravaser ; le
Les Français ont-ils donc seuls le privilège de l’orgueil national ? « Qu’en
pense le prince de Talleyrand ? »
demanda le nouveau roi à ses confidents
avant de prendre un parti sur les affaires étrangères.
M. de Talleyrand, fidèle au principe de toute sa vie, démontra au roi, dans une longue
conférence, la nécessité de la paix pour asseoir son gouvernement sur les sympathies de
l’Europe. Malgré l’impopularité acharnée dont le parti de la guerre révolutionnaire,
dans les journaux et dans la chambre, poursuivait le ministre de 1815, inventeur de la
légitimité et de la paix pour sauver la nationalité, le duc d’Orléans, devenu roi, eut
le courage d’avouer M. de Talleyrand pour son conseil intime devant la tribune
belligérante et devant la presse injurieuse. M. de Talleyrand lui-même, qui ne manquait
point de l’héroïsme du diplomate dans le cabinet, eut le courage de braver l’opposition,
la tribune,
Sans doute, il devait lui en coûter de paraître apostasier son principe, la légitimité, pour aller représenter le principe de l’illégitimité dynastique à Londres ; mais peu lui importait cette inconséquence apparente, pourvu qu’il sauvât son principe supérieur, la paix.
À l’âge de quatre-vingts ans, rassasié de fortune, de dignité, de renommée, ce n’était
certes pas une ambition vulgaire qui pouvait le porter à sortir de son repos pour
exposer sa personne et son nom aux outrages des partis bonapartistes, des partis
royalistes, des partis républicains et des partis perturbateurs du monde, en défendant
contre eux tous la paix, contre laquelle tous alors semblaient conspirer. Il y a des
moments où ce qui paraît une ambition insatiable est un dévouement pénible à l’idée
qu’on croit nécessaire au salut de son pays. Selon nous, M. de Talleyrand eut un de ces
dévouements très
La paix ou la guerre ne tenait, en ce moment, qu’à un fil. Entre des mains moins délicates et moins expérimentées, ce fil pouvait se rompre, on peut même dire qu’il était déjà rompu par la révolution de Belgique, contrecoup de la révolution de Paris. Or la question qui venait de se poser devant les cabinets de France et d’Europe était celle-ci :
En 1815, on avait reconstitué l’Europe à peu près telle qu’elle était géographiquement
constituée avant 1790. Cependant l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Autriche, étaient
tombées d’accord qu’il fallait unir la Hollande et la Belgique en une seule monarchie
sous la royauté du prince d’Orange. Cette annexion de la Belgique catholique à une
royauté étrangère
La révolution de Belgique démantelait donc l’Angleterre et les puissances du Nord de leurs principales fortifications contre les ambitions de la France. L’Angleterre et l’Europe se refusaient naturellement à reconnaître ce déchirement de la Belgique et de la Hollande en deux parts ; on menaçait de les contraindre par la force à l’unité, qui leur répugnait comme la mort. La Hollande invoquait à son secours l’Angleterre et les Prussiens du Nord pour l’aider à contraindre les Belges à l’annexion. La Belgique invoquait la France, et lui offrait même sa couronne pour la coïntéresser à son indépendance.
Ce chef-d’œuvre donc, M. de Talleyrand était chargé de l’accomplir ; il serait trop
long de raconter comment il l’accomplit en deux ans de sagesse, d’habileté, de poids et
de contrepoids maniés avec la dextérité d’un instrumentiste dont l’Europe aurait été le
clavier. Grâce à son zèle véritable, et on pourrait dire instinctif, pour la paix du
monde, il sortit vainqueur, triomphant, honoré, de sa longue lutte de vieillard contre
l’esprit de désordre, de violence, de discorde européenne ; et, après la signature du
dernier protocole des conférences de Londres, il put dire : « J’ai vaincu le monde, et
je l’ai vaincu par la raison. J’ai été le Napoléon de la paix ; il n’y a pas une
Le hasard m’avait conduit à Londres dans ce temps-là. Je puis attester que le vétéran de la diplomatie avait la conscience de l’œuvre honnête qu’il accomplissait, et j’ajoute, la joie intime de la conscience satisfaite.
Jamais je n’oublierai certaines matinées sombres du mois de novembre, où les
brouillards froids et épais de Londres empêchaient de distinguer le jour de la nuit, et
forçaient le diplomate matinal à écrire ses dépêches à la lampe, sur un petit guéridon
au pied de son lit. Le prince de Talleyrand ne donnait que peu d’heures au sommeil ; il
passait une moitié de sa nuit dans les salons aristocratiques de Londres ; il y semait
ou il y recueillait négligemment ces mots qui deviennent le lendemain des
Peu de temps après, il se retira pour toujours des affaires actives, se bornant, dans son magnifique loisir, à rechercher le commerce des hautes intelligences de tous les temps, à mépriser, avec une légitime insolence, la foule incapable de le comprendre, et à donner gratuitement des conseils aux rois, quand ils lui en demandaient.
Il fut diplomate jusque dans son dernier soupir. Soit ressouvenir de son premier état,
soit regret du scandale qu’il avait donné aux
Le roi Louis-Philippe sortit à pied de son palais, et vint recueillir en ce moment son
Immédiatement après le départ du roi : « Il est temps, dit le mourant
à sa nièce, faites entrer le ministre du ciel. » Et il lui remit la rétractation de sa
vie épiscopale.
Grâce à cet acte, il fut enseveli dans toutes les dignités du sépulcre.
Les marches du grand escalier étaient bordées d’une domesticité depuis longtemps
rentrée dans la retraite, mais dont les larmes attestaient l’attachement qu’ils
portaient au plus indulgent et au plus libéral des maîtres. Cette foule rappelait les
jours de 1814, où, dans un congrès intime entre l’empereur de Russie, le
Quant à moi, sans honorer, dans le prince de Talleyrand, des personnalités peu
honorables et des versatilités de services qui diminuent immensément la dignité de la
vie et le prix même de ces services, je n’ai pu m’empêcher de professer toujours la plus
haute estime pour le diplomate de la vraie révolution de 89, le diplomate de la paix, le
pondérateur de l’équilibre, le conservateur économe de la vie des peuples au milieu de
ces prodigues du sang d’autrui, qu’on appelle les gagneurs de batailles ; et, toutes les
fois qu’il y a eu, depuis Qu’aurait conseillé à son pays, dans cette circonstance, M. de Talleyrand ?
Ce sont ces conseils présumés de M. de Talleyrand dans les circonstances où s’est trouvée et où se trouve aujourd’hui la France, qui vont faire le sujet de ce second entretien sur la littérature diplomatique.
Je vais mettre en scène ce dialogue du mort
Toute diplomatie avait cessé d’exister pour M. de Talleyrand du jour où Napoléon, promu à l’empire par sa propre volonté et par les victoires de ses armées, avait résolu de substituer les conquêtes aux alliances, et de détruire au profit de la France tout l’équilibre européen.
Qu’est-il besoin d’alliance à qui veut régner partout ?
Qu’est-il besoin d’équilibre à qui ne peut souffrir d’indépendance ?
Qu’est-il besoin de paix à qui est résolu de ne faire de pacte qu’avec la victoire ?
Aussi, de ce jour-là, M. de Talleyrand se retira dans son inutilité et dans sa
prévision
Madrid, Lisbonne, Bellune, Essling, Wagram, Moscou, Dresde, Leipsick, Paris, l’île d’Elbe, Waterloo, Sainte-Hélène, victoires, conquêtes, retours, défaites, déroutes, double invasion de la France en une seule année, exil, proscription, coalition universelle contre nous, furent les résultats de la diplomatie de Napoléon. De cette immense ruine, M. de Talleyrand sauva la France et l’équilibre de l’Europe. Les deux diplomaties furent jugées.
Une fois M. de Talleyrand mort, nul de nos hommes d’État, quoique éminents, n’avait sur le roi Louis-Philippe et sur les cabinets européens l’ascendant, l’expérience et l’autorité acquise nécessaires pour diriger d’une main magistrale le système extérieur de la France. La diplomatie errait comme un aveugle, à tâtons, d’un pôle à l’autre ; le roi seul avait une volonté fixe, la paix, non parce qu’elle est la paix, mais parce qu’elle est l’immobilité.
Cette volonté diplomatique du roi Louis-Philippe était sans cesse contrariée et
contrainte par les cabales parlementaires, qui reprochaient à ce gouvernement sa seule
vertu, et qui lui remettaient sans cesse sous les yeux, comme un contraste, les
grandeurs de Napoléon, sans parler jamais des catastrophes et des expiations de ce génie
qui avait dépensé deux
Tantôt on poussait la diplomatie de Louis-Philippe à la restauration chimérique de la Pologne, restauration que Napoléon lui-même, à la tête de sept cent mille hommes et campé à Varsovie, n’avait pas osé tenter.
Tantôt on la poussait à humilier ou à coaliser l’Allemagne au nom des limites du Rhin ; tantôt à braver l’Angleterre, qui ne pouvait que s’en réjouir, en conquérant en Afrique un onéreux empire dont la France aurait la charge et dont l’Angleterre nous couperait la route en cas de guerre par de nouveaux Trafalgars et par d’autres Aboukirs.
L’Algérie était certainement un bras de la France engagé à perpétuité avec cent millions et cent mille hommes de l’autre côté d’une mer qui n’est pas à nous ; diminution immense de nos forces actives, de nos budgets, de nos soldats, gage de dépendance donné à l’Angleterre toujours prête à nous dire : « Ou la paix servile, ou l’Algérie perdue, comme l’Égypte sous Napoléon, grâce à nos escadres et aux Arabes soulevés par nous contre votre naissante colonie ! »
C’est à l’Angleterre seule de se féliciter du démembrement de l’empire ottoman par
Méhémet-Ali, ou de la promenade monarchique du roi de Piémont en Italie pour y lever une
armée de quatre cent mille hommes concentrés
Louis-Philippe, convaincu par son bon sens à courte vue du danger de ces politiques guerroyantes, chercha à s’affermir par des alliances.
Or savez-vous quel système lui conseillèrent les ministres de ce qu’on appelait alors
le tiers-parti dans les chambres, ministère d’honnêtes et discrets
légistes, ministère jaloux qui dissertait agréablement aux oreilles de la médiocrité, et
qui n’inspirait de la jalousie à personne ? Ils inventèrent pour la France ce qui
n’avait jamais été inventé avant eux en diplomatie, l’alliance avec les petites
puissances, c’est-à-dire l’alliance de la force avec la faiblesse, l’alliance de la
grandeur avec la petitesse, l’alliance de quarante millions d’hommes avec des puissances
de trois ou quatre cent mille sujets, l’alliance d’un budget d’un milliard avec des
indigents et des nécessiteux qui ont à peine de quoi solder la sentinelle veillant à
leur porte ; alliance qui compromet sans cesse les grands États dans la cause des
petits, sans que les petits États aient d’autres secours à porter aux grands que leur
faiblesse et leur insignifiance ; alliance qui donne
Un autre ministre, dont le seul défaut était de ne douter jamais de lui-même, conseilla
au roi de chercher le prestige de sa maison dans des alliances matrimoniales en Espagne.
L’ombre de Louis XIV apparut dans le cabinet révolutionnaire des Tuileries. L’Espagne se
prêta à cette illusion ; tout le parti orléaniste s’écria
Je me souviens du jour et de l’heure où le ministre de la maison d’Orléans tira le rideau qui voilait cette négociation et cette alliance, et où le pays jeta un cri d’admiration irréfléchie à l’aspect de ce chef-d’œuvre.
Il y avait une nombreuse réunion d’hommes politiques de toutes nuances, encore vivants, chez moi ce jour-là. « Eh bien, qu’en dites-vous ? » me disaient quelques-uns d’entre eux avec un air de triomphe. « Écrivez, leur répondis-je, que d’ici à six mois la maison d’Orléans aura cessé de régner en France. »
Ils sourirent d’incrédulité, comme on sourit à un paradoxe. J’eus quelque peine à leur
faire comprendre qu’un pacte de famille était un contresens diplomatique à une monarchie
élective et révolutionnaire en France, que la nation se soulèverait inévitablement à
cette nouvelle, comme à une déclaration de guerre au principe révolutionnaire de
Juillet, et que des défis d’opinions répondraient promptement
Quant au dehors, il me fut moins difficile de leur démontrer que l’Angleterre considérerait immédiatement ce pacte de famille en Espagne comme une déclaration de guerre à ses influences à Madrid ; que Louis-Philippe lui paraîtrait un transfuge de son alliance dans une alliance dynastique indépendante de l’Angleterre, et qu’à partir de cet acte (prise de possession de l’avenir en Espagne, pierre d’attente de l’union des deux monarchies, la France et l’Espagne), le cabinet de Londres abandonnerait le cabinet d’Orléans à l’animadversion des puissances du Nord, animadversion que l’Angleterre seule avait contenue jusqu’à ce jour.
Ces six mois écoulés, la monarchie d’Orléans n’existait plus.
Jamais une prévision si simple aurait-elle
La république de 1848, étonnement soudain de l’Europe et de ceux-là même qui la saisirent pour la diriger, eut à délibérer inopinément, le lendemain d’une révolution complète, sur la diplomatie qu’elle adopterait à la face de la France et du monde.
Appelé par le hasard à formuler et à motiver en une seule nuit cette diplomatie, dont
tous les liens et toutes les traditions venaient de se briser en un seul jour, je ne
manquai pas d’évoquer en silence l’esprit de l’Assemblée constituante, qui avait
toujours été l’âme de M. de Talleyrand tant que Napoléon avait souffert la sagesse dans
ses conseils, et je me demandai, avant d’écrire le manifeste de la république
« Il y a deux partis à prendre, quand on est maître absolu de ses décisions, le
lendemain d’un événement qui a fait table rase en Europe, quand on est la France de 1848
et qu’on s’appelle république : on peut se placer en idée sur le terrain des ambitions
napoléoniennes, des ressentiments de Waterloo, des vengeances militaires, des
humiliations populaires, des propagandes insurrectionnelles, des appels des peuples
contre tous les trônes ; on peut faire appel à toutes les turbulences soldatesques ou
populaires ; jeter au vent tous Marseillaise agressive, un million de soldats lassés de la charrue ou de
l’atelier ; les lancer, comme des proclamations vivantes, par toutes les routes de la
France, sur toutes les routes de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne, de la Belgique,
de la Hollande, et promener ces quatorze armées révolutionnaires avec le drapeau de
l’insurrection universelle des peuples contre les rois, la grande Jacquerie moderne, le rêve de tous les démagogues et de tous les forcenés de
gloire, contre toutes les bases sociales, contre tous les pouvoirs et contre toutes les
paix du continent.
« Rien de plus facile à exécuter ; je dis même rien de plus difficile à contenir dans un moment où l’effervescence d’une révolution sans gouvernement donne de l’air à tous les soupiraux de Paris et de l’Europe.
« En six semaines, les frontières de tous les peuples voisins de la France seront
franchies, les populaces debout, les soldats étonnés sous les armes, les uns se ralliant
à la voix et aux amorces de l’insurrection soldatesque, les autres Marius de caserne faisant ou défaisant des républiques ou des
démagogies partout ; la France pendant quelques jours triomphante, comme coryphée de ces
saturnales de la guerre, sur toute la ligne de ses frontières débordées.
« Mais qu’arrivera-t-il aussitôt après cette première ébullition de l’esprit militaire tombée ?
« Il arrivera que les peuples, les vrais peuples, ceux qui ont l’orgueil de leur
indépendance, la vertu de leur patriotisme, le zèle sacré de leur famille, de leur
propriété, de leur gouvernement, monarchie ou république, commenceront
« Ce million d’apôtres armés vomis par la république française leur paraîtront une insulte plus qu’un secours à leur patrie ; le patriotisme éternel se révoltera contre la propagande révolutionnaire ; ils se rangeront autour de leurs gouvernements, un moment abandonnés, pour défendre le pays, le foyer, l’honneur national, en ajournant une liberté conquérante, flétrissante ; les armées refréneront les populaces, elles s’entrechoqueront bientôt avec les envahisseurs français ; victoire ici, défaite là, mêlée partout ; coalition certaine des peuples et des rois contre ce débordement des baïonnettes françaises ; refoulement inévitable de la France sur toute la ligne.
« Et qu’arrivera-t-il à l’intérieur ? Enivrement si on est vainqueur, et proclamation
du premier général populaire et victorieux comme dictateur de la république,
c’est-à-dire recommencement d’un Napoléon de génie ou
« Il y a un autre parti à prendre par le cabinet de la république : c’est de déclarer
la paix à toutes les puissances qui ne se déclareront pas en guerre avec elle ; c’est de
respecter les limites, l’existence, la forme, quelle qu’elle soit, de tous les
gouvernements adoptés par tous les peuples ; c’est de déclarer la république française
compatible avec toutes ces formes de gouvernement, dont elle n’a pas le droit de
Ce fut cette diplomatie, unanimement adoptée par le gouvernement de
1848, qui jeta sur les matières incendiaires de l’Europe la poignée de cendre qui
rassura et pacifia la France et l’Europe.
Le peuple, il faut le reconnaître, fut aussi éclairé que le gouvernement ; les partis
même, et les plus exaltés, applaudirent à cette répudiation
Je n’eus que l’honneur d’avoir pris, avec tous mes collègues,
l’initiative d’une pensée juste qui était dans la raison publique. Et
qu’arriva-t-il ?
Il arriva ceci : c’est que tous les cabinets européens sans exception, les plus
hostiles à la France, et surtout à la France sous la dénomination de république, eurent
la bouche fermée et la main désarmée par cette déclaration d’inviolabilité de tous les
territoires, de tous les gouvernements et de tous les traités, même les plus onéreux
pour la France ; c’est qu’aucun gouvernement, monarchique, représentatif ou républicain,
n’eut le prétexte d’appeler ses peuples aux armes contre une république qui respectait
Il n’y eut que trois tentatives folles, coupables et insignifiantes de propagande armée contre les gouvernements voisins par des bandes furtives et désavouées du gouvernement français, une incursion d’une poignée de Parisiens en Belgique, une incursion d’une poignée d’Alsaciens sur le territoire de Bade, une incursion d’une poignée de Savoyards et d’ouvriers lyonnais à Chambéry.
L’incursion en Belgique fut avortée aussitôt
L’invasion de Chambéry fut réprimée par le commissaire de la république à Lyon, le jeune Arago, qui se hâta de m’informer de cette violation de territoire.
J’offris moi-même au gouvernement sarde de prêter les soldats de la France au gouverneur de Chambéry, si ses carabiniers ne suffisaient pas pour expulser les envahisseurs.
L’invasion dans l’État de Bade fut dissoute immédiatement par les agents de la république envoyés par moi dans les États de Bade.
Aucun de ces gouvernements étrangers n’eut à accuser la république de ces fuites de gaz démagogique échappées de France par les fissures de notre territoire en ébullition.
Notre système diplomatique d’inviolabilité des peuples et des trônes en fut confirmé au
lieu d’en être altéré ; au lieu de demander une réparation, le cabinet républicain n’eut
à recevoir que des remerciements. Il en fut de même à Londres, où la grande
manifestation radicale des trois cent mille chartistes, qui était
venue nous demander le concours de deux ou trois
Il en fut de même à Dublin, quand les fauteurs de l’insurrection irlandaise vinrent, par l’organe de leur chef, me sommer publiquement à l’hôtel de ville, à la tête d’un rassemblement populaire, d’appuyer l’insurrection de l’Irlande contre l’Angleterre. Ma réponse, publique aussi, fut la réprobation la plus éclatante de toute intervention de la république française dans les insurrections intestines d’une partie de la Grande-Bretagne contre la mère-patrie.
L’Angleterre devrait s’en souvenir aujourd’hui, où elle intervient à haute voix à Naples et ailleurs par les incitations de ses ministres dans leurs harangues, et par la présence de ses volontaires devant Gaëte, contre des princes avec lesquels elle est en paix ; intervention insurrectionnelle qui est le droit public de la guerre civile et le droit des gens de l’insurrection.
la guerre britannique. Malheur aux ministres qui trempent leurs noms,
jusque-là honorables, dans le sang de cette diplomatie de l’insurrection par fantaisie,
et de la guerre civile par volontaires !
Il en fut de même, enfin, pour la Pologne, quand, à la tête d’une émeute de trente
mille vociférateurs recrutés dans les rues de Paris, Vive la Pologne ! vint envahir une assemblée souveraine
française, et donner à Paris le spectacle des anarchies de Varsovie. Paris tout entier
se leva pour réprimer cet outrage à sa représentation, et pour désavouer cette
diplomatie en haillons qui jetait des cris sans les comprendre. Il ne fut pas donné à
une diplomatie d’émigrés de dicter des lois à la nation française.
Cette diplomatie provisoire ne démentit pas, dans la tempête, la diplomatie de la
France dans les temps réguliers ; elle n’eut que le mérite des gouvernements de
transition,
Maintenant un autre gouvernement a surgi ; mais la France est toujours la France, la vérité diplomatique est toujours la vérité. Examinons l’état de l’Europe à la minute juste où le temps et les événements nous ont porté. L’aiguille change de chiffre sur le cadran des temps, mais c’est toujours le même cadran.
La première chose à rechercher pour un grand diplomate, c’est un principe, un principe
Si la diplomatie civilisée n’a point ce principe dirigeant dans ses conseils, ce n’est
plus la diplomatie : c’est la barbarie, la violence, l’astuce, l’ambition, l’égoïsme
national, bouleversant partout et sans cesse les sociétés humaines, et ne reconnaissant
de juste que son intérêt, de morale que la victoire. Nous en avons vu et nous en voyons
en ce moment même sous nos yeux des exemples dans des contrées voisines. Cet athéisme à
ce qu’on appelle le droit public, ce défi à la conscience du genre
humain, ce mépris de l’honnêteté en diplomatie, cette lâcheté devant ce qui est fort,
cette oppression de ce qui est faible, ce Væ victis jeté impudemment à
tous les droits, ce Sauve qui peut de tous les traités, cette déroute
er, aux colosses
d’ambition et de talent, mais qui ne va qu’à eux. Les grands crimes ne siéent pas aux
petits moyens. Ces enjambées du monde veulent des géants, et encore ces géants
trébuchent-ils tôt ou tard dans leur carrière ; mais les pygmées !… qu’en
sera-t-il ?
Donc il faut un principe fondamental permanent ; nous ajoutons honnête, de diplomatie à tout cabinet national. Où trouver ce principe ? On en a inventé des centaines jadis et aujourd’hui, chez nous et ailleurs, selon les besoins de la circonstance et selon l’engouement passager et ignorant des masses populaires auxquelles on jetait en pâture ces soi-disant principes diplomatiques afin de donner un air de science à la perversité, et de profondeur au vide.
On a préconisé longtemps le principe dit machiavélique, c’est-à-dire
le principe de l’utile, sans considération des moyens d’astuce,
. Comme s’il y avait deux morales et deux consciences dans le ciel
et sur la terre ! comme si la politique était hors la loi de Dieu ! comme si la moralité
ou l’immoralité diplomatique était autre chose que du crime ou de la vertu à plus
grandes proportions que le crime ou la vertu à petites proportions du scélérat ou de
l’honnête homme ! Et à quelle mesure, dirons-nous aux partisans nombreux de ce sophisme,
à quel degré du thermomètre moral reconnaîtrez-vous que l’immoralité change de nature,
et que ce qui était crime dans le petit nombre devient moralité dans le grand nombre ?
Qui est-ce qui graduera cette échelle de la justice ou de la perversité diplomatique ?
Qui est-ce qui osera dire, le doigt sur l’échelon : Ici finit le crime, là commence la
vertu ; ce fourbe, au-dessous du chiffre convenu, est un fourbe ; au-dessus, c’est un
Richelieu ou un Mazarin ; ce meurtrier, qui ne tue qu’un de ses semblables, la petite morale tue la
grande
On a inventé plus tard le principe de l’ambition toujours légitime des cabinets, pourvu
que cette ambition per fas aut nefas
On a inventé et on cherche encore à réchauffer aujourd’hui le principe de la diplomatie
Si ce principe de l’unité de civilisation chrétienne par les armes
sur tout le globe était vrai en Asie et en Afrique, il serait vrai, sans doute, en
Europe ; s’il était vrai contre les peuples qui ne sont pas chrétiens, il serait vrai
contre les peuples qui ne sont pas orthodoxes ; la guerre et l’extermination seraient de
droit divin entre les catholiques et les schismatiques ; un symbole de foi serait
inscrit sur tous les drapeaux opposés des cultes qui se partagent le continent ; les
catholiques ne reconnaîtraient que des catholiques pour nationalités légitimes et
indépendantes, les grecs que des grecs, les anglicans que des anglicans, les luthériens
derviches et des
fakirs, mais ne pourra jamais être la diplomatie des hommes
d’État.
Ce principe, c’est ce qu’on appelle en ce moment le principe sacré, supérieur et absolu
des nationalités. Les publicistes quotidiens de Paris et de Londres
l’ont adopté avec l’enthousiasme des nouvelles découvertes et des généreux
patriotismes ; c’est un beau cri de guerre, mais est-ce un principe ? Examinons de
sang-froid.
Or, ce que ces écrivains bien inspirés par leur cœur, mais illusionnés par leurs nobles
inspirations même, appellent le principe des nationalités, s’applique-t-il en effet
partout et toujours, en tous les temps et en tous les lieux, en toutes les circonstances
à tous les actes internationaux du monde politique, de manière à constituer
Que vous répondra la maison de Savoie ? Si elle répondait par le principe des
nationalités, on lui répliquerait par un sourire ; il n’y a pas un de ses appels aux
nationalités qui ne soit une dérision de ce qu’elle invoque contre ce qu’elle a fait
depuis qu’elle existe et contre
Demandez à l’Angleterre, qui professe avec un front qui ne rougit plus le principe des
nationalités, parce que ce principe va peser cruellement et prochainement sur la France
au-delà des Alpes ; demandez-lui si elle reconnaît le principe de la nationalité
espagnole à Gibraltar, enclavé et retenu dans les serres de l’omnipotence cosmopolite de
l’Angleterre par deux mille griffes de bronze sur ses batteries dont elle ouvre et ferme
à son gré deux mers. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités
gréco-italiennes à Corfou et dans cet archipel ionien où ses vaisseaux, ses garnisons,
ses forteresses et ses proconsuls arrachent à ces îles leur indépendance et à l’Italie
ses archipels. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités sur ce rocher
moitié arabe, moitié italien et tout catholique de Malte, où elle
règne à la portée de ses canons sur la Méditerranée, et où elle a usurpé des ports tout
creusés par des puissances catholiques, pour en faire des ports et des arsenaux
protestants plus anglais que Portsmouth. Demandez-lui Parga, où elle traque des populations
grecques comme des troupeaux, avec des pasteurs musulmans. Demandez-lui si elle
reconnaît le principe de nationalité à Canton, à Shang-haï en Chine, où elle enclave des
comptoirs anglais dans des garnisons britanniques ; où elle proclame, au lieu du droit
public des nations, le droit d’empoisonner les peuples de la Chine, avec impunité et
privilège, au moyen de cet opium qui leur donne l’ivresse, la
stupidité, la mort, et qui enrichit les Anglais du salaire de cet empoisonnement
national. Demandez-lui enfin si elle reconnaît le principe sacré des nationalités dans
ces trois cent millions d’Indous arrachés à leurs nationalités légitimes et
inoffensives, martyrisés quand ils résistent à la conquête, martyrisés quand ils se
soumettent, martyrisés quand ils se révoltent contre l’oppression, et qu’ils protestent
par des assassinats nationaux contre les dominateurs britanniques.
L’Angleterre ne vous répondra pas, parce qu’il n’y a rien à répondre, et ses
publicistes continueront à déclamer, selon le degré de
Demandez à tous les États constitués de l’Europe s’ils reconnaissent ce principe des nationalités dans ces innombrables annexions de nations ou de fragments de nations qui, de gré ou de force, ont composé, avec le laps du temps, la puissance dont ces nationalités forment aujourd’hui le bloc national ; demandez-le à l’Écosse, demandez-le à l’Irlande, demandez-le à la Pologne, à la Galicie, à la Silésie, à la Hongrie, à l’Ukraine, à la Crimée, à tous ces démembrements de races, de tribus, de provinces, de peuplades, de familles humaines agglomérées aux noyaux des grands empires, des grandes républiques, des grandes monarchies.
Passez les mers, et demandez à l’Amérique anglo-saxonne du Nord de reconnaître le
principe des nationalités latines, espagnoles, portugaises, dans ces tronçons du Mexique
et des républiques espagnoles de l’Amérique du Sud, par cette fédération envahissante
des États-Unis, qui ne reconnaissent
Ce prétendu droit de nationalité imprescriptible n’est donc pas plus un principe de
diplomatie au-delà de la Manche, au-delà du Rhin, au-delà de la Vistule, au-delà de
l’Éridan, au-delà de l’Arno, que chez vous. Ce qui
Ce principe, il n’y en a qu’un, c’est la paix ; la paix, le bien
suprême et commun à tous les États constitués sur la terre. Voilà le but.
Et pour moyen, l’équilibre ;
L’équilibre, maintenu, autant que possible, par la force relative propre, ou par la force des alliances qui mettent le poids des petits États à côté des grands pour égaliser les systèmes.
La paix et l’équilibre, voilà le principe ; voilà le mot d’ordre ;
voilà l’honnêteté, l’honneur, la vertu, la sainteté de la diplomatie.
Or, pour assurer aux sociétés politiques la paix, et pour établir, autant que possible,
l’équilibre,
Il y en a deux : premièrement, la force nationale, qui donne aux États les conditions
défensives de leur nationalité par les armes ; car nous ne sommes
pas de ces béats de la paix universelle qui croient supprimer la guerre entre les
peuples, comme si l’on pouvait supprimer jamais l’injustice, la cupidité, l’ambition,
l’oppression, l’égoïsme, les passions, qui forment malheureusement la moitié de la
nature des individus ou des peuples ! Ne pouvant pas les supprimer, il faut les
contenir ; il faut se préserver soi-même, les armes de l’indépendance à la main, contre
les armes de la conquête, de l’ambition, de l’oppression des contempteurs du monde.
Les armées sont les remparts vivants des peuples : offensives, elles sont de vils instruments de tyrannie ; défensives, elles sont le droit armé des nations. Nous ne connaissons rien de plus beau dans l’organisation sociale qu’une armée donnant son sang pour la patrie. L’armée, ainsi comprise, c’est la paix sous les armes. Gloire aux armées !
Or ces systèmes d’alliances sont-ils (comme on le dit si mal à propos) naturels,
éternels, permanents entre les mêmes peuples ? — Non ! il faudrait pour cela que le
monde fût immobile, et le monde change à tout instant. Il n’y a donc point de système
d’alliance naturel et
Prenons pour exemple la France, et, sans remonter trop haut et sans utilité dans le
vague de l’histoire, examinons quel était le système de ses alliances avant la
révolution, et quel système d’alliance lui serait réellement le plus profitable
aujourd’hui, dans l’état tout différent où se trouve maintenant l’Europe. Nous allons
scandaliser les faibles et dérouter les engouements et les préjugés populaires ;
n’importe :
Ce ne
sont pas les multitudes qui dictent les arrêts de la sagesse des nations ; les
diplomates ne sont pas la foule. Les conseils où les États méditent leur diplomatie se
nomment des Vitam impendere vero !cabinets, pour indiquer le petit nombre, le recueillement,
le silence, le secret dans lequel doit s’élaborer la diplomatie, ce mystère de la vie
des peuples : Odi profanum vulgus et
arceo.
Jusqu’à ces deux hommes d’État, et après eux longtemps encore, la diplomatie française
ne fut que la résistance traditionnelle à la prépondérance de la maison d’Autriche,
héritière, en Allemagne, en Espagne et dans les Pays-Bas, de la monarchie universelle de
Charles-Quint. Les alliances très secondaires de la France, même celle de Louis XIV avec
Cromwell, ne furent que des positions prises en Angleterre, en Hollande, en Bavière, en
Russie,
Pendant qu’on se prémunissait à Paris contre la maison d’Autriche, on ne s’apercevait
pas que l’Angleterre s’inféodait l’univers insulaire et maritime, et affectait la
monarchie universelle des flots, plus vaste trois fois que la monarchie universelle des
continents. On ne s’apercevait pas que la Prusse rongeait, comme un champignon vénéneux,
l’Allemagne du Nord, en s’alliant de génération en génération avec l’Angleterre, son
soutien. On ne supposait pas que l’Espagne échappait elle-même à la maison d’Autriche,
par déshérence et par adoption de la maison de Bourbon. On ne s’apercevait pas que le
protestantisme, en s’étendant en Allemagne, y formait une ligue religieuse, la plus
envenimée des ligues, contre l’Autriche, vieille catholique d’habitudes espagnoles sous
Philippe II et le duc d’Albe ; on ne s’apercevait pas, enfin, qu’un empire mystérieux
Le duc de Choiseul, celui qu’on appelait le cocher de l’Europe, était ministre presque absolu de Louis XV. C’était un homme léger de ton, étourdi d’allure ; mais il avait du génie dans le coup d’œil, de la promptitude dans la conception, de la résolution dans la main.
Le duc de Choiseul fut le premier qui s’aperçut que le cabinet français s’obstinait,
par routine, à combattre des fantômes évanouis, en combattant la maison d’Autriche, dont
la monarchie universelle était ensevelie depuis longtemps dans le tombeau de
Charles-Quint. Le grand Frédéric de Prusse, l’impératrice Catherine II de Russie,
l’Angleterre, implacable quoique caressante, lui parurent avec raison
L’Espagne, autrefois si militaire, si navale, si terrible par son infanterie et par ses
flottes, n’existait plus, comme Espagne, qu’en Amérique ; en Europe, elle était notre
alliée à tout prix contre la maison d’Autriche dépossédée du midi ; les Pays-Bas
autrichiens n’étaient pour ainsi dire qu’une colonie continentale, trop séparée de
l’Autriche pour tenir longtemps à l’Empire ; les Italiens des papes étaient les ennemis
naturels et invétérés de l’Autriche, vieux Italiens de souche, détestant le joug des
Germains, toujours pour eux des barbares ; le beau royaume de Naples et de la Sicile
était devenu espagnol bourbonien, et par conséquent français ; la Toscane appartenait
encore à un dernier des Médicis, Parme à l’Espagne, Venise et Gênes s’appartenaient à
elles-mêmes ; le Piémont, puissance alors insignifiante, oscillait
Le duc de Choiseul le comprit, et le fit comprendre au cabinet des Tuileries. Cet
habile négociateur jugea, au contraire, qu’il était de l’intérêt bien entendu de la
France de s’allier avec la maison d’Autriche pour empêcher la Russie de déborder trop
irrésistiblement sur l’Occident, et pour empêcher la Prusse de créer à son profit cette
unité ambitieuse de l’Allemagne qui étoufferait sous sa masse toute influence française
sur le Rhin et au-delà du Rhin. Il prépara, en conséquence, le mariage tout politique de
Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse, avec le Dauphin, qui fut plus tard
l’infortunée victime d’une révolution tout intérieure. Ce mariage était évidemment une
œuvre d’excellente diplomatie ; il
Tant que la Révolution fut philosophique, théorique, monarchique, libérale, elle eut
dans l’esprit de Mirabeau et de M. de Talleyrand, lumières de l’Assemblée constituante,
l’alliance anglaise pour principe ; c’était le génie de la Révolution. La Révolution
n’avait pas pour objet et pour but un accroissement
Ce ne fut pas l’Autriche qui attaqua la première la république : ce fut la Prusse.
L’Autriche patienta autant qu’elle put : il lui répugnait de combattre la France, dont
la
M. de Talleyrand (on l’a vu), même après Austerlitz, Wagram et le traité léonin de Presbourg, se hâta de saisir la première circonstance décisive et la première lueur de haute raison dans Napoléon pour renouer, par un lien indissoluble, le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, l’alliance entre les deux monarchies.
Sans le crime diplomatique de Bayonne et sans l’extravagance militaire de Moscou, les
deux monarchies réunies étaient à jamais arbitres du continent pacifié ; leur influence
irrésistible excluait l’Angleterre, dominait la
Au congrès de Châtillon, et le Rhin franchi par sept cent mille hommes, M. de
Metternich tentait encore de négocier pour qu’on offrît des conditions plus tolérables
au vaincu de Leipsick (lisez les correspondances diplomatiques entre Napoléon et ses
plénipotentiaires au congrès de Châtillon ; elles sont écrites du champ de bataille ;
elles varient de la nuit au jour, selon la défaite ou la victoire).
Cette ténacité de l’Autriche à préserver l’empire napoléonien, même après toute
espérance perdue, éclate encore en mauvaise humeur évidente contre les Bourbons, après
l’abdication et après la réinstallation de Louis XVIII sur le trône. Tous les efforts de
M. de Talleyrand au congrès de Vienne ne tendent qu’à neutraliser cette mauvaise humeur
de l’Autriche. Cette mauvaise humeur du cabinet de Vienne précipite même M. de
Talleyrand dans la seule grosse faute d’habileté diplomatique qu’il ait jamais commise
dans sa carrière de négociateur. Nous voulons parler de son traité secret et séparé,
pendant une négociation commune, en faveur de la Saxe ; traité téméraire divulgué par
l’indiscrétion
Aussi tout le temps que la Restauration règne en France, l’Autriche, irritée d’avoir
perdu notre alliance exclusive, se montre-t-elle partout et en toute occasion l’alliée
la plus difficile, la plus susceptible, la plus envieuse, disons le mot, la plus hostile
contre nous : colère d’une puissance qui ne nous pardonne pas de caresser d’autres
alliances que la sienne. Elle ne manque pas, en Italie, en Espagne, en Afrique, au
congrès de Vérone, au congrès de Laybach et ailleurs, l’occasion d’un froissement avec
nous : libérale quand nous sommes absolutistes, jésuitique quand nous sommes libéraux,
papale quand nous sommes tolérants, piémontaise quand le Piémont nous donne des
ombrages, napolitaine sans concession quand nous désirons concilier à Naples le
gouvernement représentatif avec la maison de Bourbon, illibérale et tracassière en
Toscane quand le gouvernement toscan se popularise par l’esprit de Léopold et de la
France ; antagonisme systématique et perpétuel qui prouve plus d’animosité
Le règne de Louis-Philippe ne pouvait pas, par sa nature, renouer cette alliance avec le cabinet de Vienne. M. de Metternich se borna à ne pas donner de sujets de guerre au monde, déjà trop agité, selon lui, en heurtant la France. La seule alliance possible de l’usurpation de famille en France était l’alliance anglaise. Le roi de la branche cadette des Bourbons n’avait pas le choix : il fallait être Anglais ou être seul.
Une neutralité polie, mais malveillante, était la seule diplomatie possible des
souverains du continent avec la monarchie de Louis-Philippe. Aussi ses ministres
n’eurent-ils point d’alliance, mais des pourparlers de quinze
La république de 1848, mieux placée que la royauté à deux visages de Juillet, n’eut pas
le temps d’avoir un système d’alliance. Préserver la paix du monde était assez pour
elle ; elle la préserva : « Ne préjugeons rien », dis-je à l’ambassadeur d’Autriche, le
loyal comte Appony, que j’honorais de la plus juste estime depuis longues années ;
« dites à votre cour que nous ne lui demandons pas la paix, ce serait une lâcheté
indigne de la France ; que nous ne lui déclarons pas d’hostilité préconçue, ce serait
une provocation funeste à l’Europe ; que nous ne sommes avec elle ni en guerre ni en
paix, mais en expectative inoffensive ; que c’est à votre cour à faire elle-même sa
situation envers nous et notre situation envers
J’envoyai, peu de temps après cette conversation, un diplomate confidentiel en
observation à Vienne pour y tenir le même langage, et, sans la guerre d’agression du roi
de Piémont à l’Autriche, un système d’alliance, fondé sur des concessions libérales et
nationales en Italie, pouvait s’ébaucher entre la république et l’Autriche. Les bases en
étaient déjà éventuellement posées : elles
Toutes ces questions ont été ravivées, il y a deux ans, par la seconde guerre du second roi de Piémont contre l’Autriche et par la situation tout à fait critique où les extensions de cette guerre ont placé la France et l’Europe. Cette situation est telle que le moindre faux coup de gouvernail imprimé par le télégraphe du fond du cabinet des Tuileries peut jeter l’Europe dans une nouvelle guerre de Trente ans ou la faire rentrer dans un puissant équilibre. Supposons M. de Talleyrand appelé au conseil secret de son pays, et tâchons d’arracher à son sépulcre ce qu’il aurait dit de son vivant.
Or voici, selon nous, comment la géographie diplomatique de l’Europe se serait dessinée
à ses yeux exercés, et comment il aurait, de ce coup d’œil de haut sur les choses,
conclu au système le plus actuel d’alliance, soit pour la guerre, soit pour la paix,
convenable
« Déroulez-moi sur cette table la carte actuelle de l’Europe et de l’Asie, aurait-il dit à ses auditeurs, et suivez mon doigt sur ces continents, ces îles, ces mers, qui sont chacun une lettre de cet alphabet diplomatique de puissances, et qui forment en se combinant la langue politique et les systèmes de guerre ou de paix de tout l’univers. Il y a beaucoup de morts, beaucoup de cadavres de puissances dans tout cela ; nous vous en parlerons bientôt à leur place, mais nous vous parlons d’abord des vivants.
« Voici d’abord l’Angleterre, la plus bornée par l’espace insulaire de son domaine, la
plus