Copyright © 2019 Sorbonne Université, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CCBY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
« Toutes les choses sont en germe dans les paroles. »
(Poète et philosophe
indien.)
Cicéron, le plus littéraire de tous les hommes qui ont jamais existé sur la terre, a
écrit une phrase magnifique, à immenses circonvolutions de mots sonores comme le galop
du cheval de Virgile, sur les utilités et les délices
Permettez-moi donc un retour intime avec vous sur mes premières et sur mes dernières
années. Je ne professe pas avec vous, je cause, et si l’abandon de la conversation
m’entraîne vers quelques-uns de mes souvenirs, je ne m’abstiens ni de m’y reposer un
moment avec
La contrée où je suis né, bien qu’elle soit voisine du cours de la Saône, où se réfléchissent d’un côté les Alpes lointaines, de l’autre des villes opulentes et les plus riants villages de France, est aride et triste ; des collines grises, où la roche nue perce un sol maigre, s’interposent entre nos hameaux et le grand horizon de la Saône, de la Bresse, du Jura et des Alpes, délices des yeux du voyageur qui suit la rive du fleuve.
De petits villages s’élèvent çà et là aux pieds ou sur les flancs rapides de ces
collines ; leurs murs blancs, leurs toits plats, leurs tuiles rouges, leur clochers de
pierres noirâtres semblables à des imitations de pyramides par des enfants sur le sable
du désert, la nudité d’eau et d’arbres qui caractérise le pays, les petits champs de
vignes basses, enclos de
La maison de mon père était cachée à l’œil par le clocher et par les maisons des villageois dans un de ces hameaux ; elle n’avait rien qui la distinguât de ces cubes de pierre grise, percés de fenêtres et couverts de tuiles brunies par les hivers, seulement qu’une cour un peu plus vaste, et un ou deux arpents de jardin potager s’étendant derrière la maison, entre la montagne et le village. La vie y était aussi agreste et aussi close que le site. C’est là que j’étais né et que je grandissais, sans autre idée de cette terre que ce qui en était contenu pour moi dans cet étroit horizon ; j’y vivais renfermé entre deux ou trois monticules, où les chèvres et les moutons montaient le matin avec les enfants, et d’où ils redescendaient le soir au village pour donner leur lait aux mères.
Cependant ma mère, femme supérieure et sainte, épiait jour à jour ma pensée, pour la
tourner à sa première apparition vers Dieu, comme on épie le ruisseau à sa source pour
le faire couler vers le pré où l’on veut faire reverdir l’herbe nouvelle. Elle
m’enseignait à lire et à former une à une ces lettres mystérieuses qui en s’assemblant
composent la syllabe, puis, en rassemblant encore davantage, le mot ; puis, en se
coordonnant d’après certaines règles, la phrase ; puis, en liant la phrase à la phrase,
Quoi qu’il en soit, je commençais à penser et à comprendre que d’autres autour de moi
pensaient plus que moi ; je commençais même à comprendre non la nature, mais le fait de
cette transformation en pensée des caractères matériel qu’on me faisait tracer ou lire,
et la transformation de cette pensée en caractères, c’est-à-dire en livres. Mes premiers
respects pour le livre, milieu surhumain où s’opère ce phénomène, me
vinrent d’où vient toute révélation aux enfants, de leur mère.
La mienne avait la piété d’un ange dans le physionomie, chose que l’on définit toujours,
parce qu’on n’est jamais parvenu à la définir. La physionomie est en effet le phénomène
lui-même visible, mais toujours mystère : l’âme dans les traits et les
traits dans l’âme. L’homme peut voir là, plus que partout ailleurs, l’union de la
matière et de l’esprit ; mais définir dans la physionomie ce qui est de la matière et ce
qui est de l’esprit, la nature nous en défie ; c’est la limite où les deux natures se
confondent : on adore et on s’anéantit.
Je voyais donc ma mère, soit le dimanche après les cérémonies du matin, dans le loisir
de
Ses lèvres articulaient à peine un léger et imperceptible mouvement ; mais ses yeux
tour à tour baissés sur la page ou levés vers le ciel, la pâleur et la rougeur
alternative de ses joues, ses mains qui se joignaient quelquefois en déposant pour un
moment le livre sur ses genoux, l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui se révélait à
moi par une respiration plus forte qu’à l’ordinaire, tout me faisait conclure, dans mon
intelligence enfantine, qu’elle disait à ce livre ou
Je compris ainsi à demi qu’il existait par ces livres, sans cesse feuilletés sous ses mains pieuses le matin et le soir, je ne sais quelle littérature sacrée, par laquelle, au moyen de certaines pages qui contenaient sans doute des secrets au-dessus de mon âge, celui qu’on me nommait le bon Dieu s’entretenait avec les mères, et les mères s’entretenaient avec le bon Dieu. Ce fut mon premier sentiment littéraire ; il se confondit dans ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de la sainte femme, quand elle ouvrait ou qu’elle refermait ces mystérieux volumes.
Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu’il n’y eût pas d’autre langue que celle qu’ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le sein de leurs nourrices ou sur les genoux de leurs mères. Ces années furent plus amères pour moi peut-être que pour un autre ; plus le nid est doux sur l’arbre et sous l’aile de la mère, plus l’oiseau déteste les barreaux de la cage où on lui siffle des airs empruntés qu’il doit répéter sans les comprendre.
Virgile, une strophe gracieuse d’Horace ou d’Anacréon, un discours de Thucydide, une mâle réflexion
de Tacite, une période intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers d’autres temps, d’autres lieux, d’autres
langues, et me donnaient une jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce,
de ce qui devait enchanter plus tard ma vie. C’était, je m’en souviens, comme une
consonance encore lointaine et confuse, mais comme une consonance enfin, entre mon âme
et ces âmes qui me parlaient ainsi à travers les siècles.
Les années austères de ces études s’écoulèrent ainsi. Les premiers essais de composition littéraire, qu’on nous faisait écrire en grec, en latin, en français, ajoutèrent bientôt à ce plaisir passif le plaisir actif de produire nous-même, à l’applaudissement de nos maîtres et de nos émules, des pensées, des sentiments, des images, réminiscences plus ou moins heureuses des compositions antiques qu’on nous avait appris à admirer. Je me souviens encore du premier de ces essais descriptifs, qui me valut à mon tour l’approbation du professeur et l’enthousiasme de l’école.
On nous avait donné pour texte libre et vague une description du printemps à la
campagne. Le plus grand nombre de mes condisciples était né et avait été élevé dans les
villes ; il ne connaissait
J’avais été élevé à la campagne, dans l’âpre contrée que je viens de décrire ; je n’avais vu, autour de la maison rustique et nue de mon père, ni les orangers à pommes d’or semant leurs fleurs odorantes sous mes pas, ni les clairs ruisseaux sortant à gros bouillon de l’ombre des forêts de hêtres, pour aller épandre leur écume laiteuse sur les pentes fleuries des vallons, ni les gras troupeaux de génisses lombardes, enfonçant jusqu’aux jarrets leurs flancs d’or ou d’albâtre dans l’épaisseur des herbes, ni les abeilles de l’Hymète bourdonnant parmi les citises jaunes et les lauriers roses.
À moins d’emprunter toutes mes images à
Je résolus de me passer de la nature imaginaire et de peindre le printemps dans les impressions, dans le cœur et dans les travaux des villageois, tel que je l’avais vu pendant mes heureuses années d’enfance, au hameau où j’avais grandi. Je pensais bien que ma composition serait la plus sèche, et que le maître et les condisciples auraient pitié de la pauvreté de mon pinceau. Cependant je pris la plume avec mes rivaux, et j’écrivis en toute humilité, mais avec tout l’effort de style dont j’étais capable, ma première composition. Au lieu de la fiction toujours froide, la mémoire des lieux aimés, toujours chaude, fut ma muse, comme nous disions alors ; elle m’inspira.
J’ai retrouvé, il y a peu de temps, cette composition d’enfant, écrite d’une écriture
ronde et peu coulante, dans un des tiroirs du secrétaire
« Le coq chante sur le fumier du chemin, au milieu de ses poules qui grattent de leurs pattes la paille, pour y trouver le grain que le fléau a oublié dans l’épi quand on l’a battu dans la grange. Le village s’éveille à son chant joyeux. On voit les femmes et les jeunes filles sortir à demi vêtues des portes des chaumières, et peigner leurs longs cheveux avec le peigne aux dents de buis qui les lisse comme des écheveaux de soie. Elles se penchent sur la margelle du puits pour s’y laver les yeux et les joues dans le seau
de cuivre, que la corde enroulée autour de la poulie criarde élève du fond du rocher jusqu’à leurs mains. « Le vent attiédi de mai souffle, semblable à l’haleine d’un enfant qui se réveille ; il sèche sur leurs visages et sur leurs cous les mèches humides de leurs cheveux. On les voit ensuite se répandre dans leurs petits jardins bordés de sureaux, dont la fleur ressemble à la neige qui n’a pas encore été touchée du soleil ; elles y cueillent des giroflées qu’elles attachent par une épingle à leurs manches, pour les respirer tout le jour en travaillant.
« Les hirondelles, qui sont revenues depuis peu de jours des pays inconnus où elles ont un second nid pour leurs hivers, n’ont pas encore pris leur vol ; elles sont rangées les unes à côté des autres sur les conduits de fer-blanc qui bordent le toit, afin d’y saluer de plus haut le soleil qui va paraître, ou d’y tremper leurs becs dans l’eau que la dernière pluie y a laissée ; on dirait une corniche animée qui fait le tour du toit. Elles ne font entendre qu’un imperceptible gazouillement, semblable aux paroles qu’on balbutie en rêve,
comme si ces charmants oiseaux, qui aiment tant la demeure de l’homme, avaient peur de réveiller les enfants encore endormis dans la chambre haute. « Enfin, le soleil écarte là-bas, du côté du Mont-Blanc, d’épais rideaux de brouillards ou de nuages ; l’astre s’en dégage peu à peu comme un navire en feu qui bondit sur les vagues en les colorant de son incendie ; ses premières lueurs, qui le devancent, teignent les hautes collines d’une traînée de lumière rose ; cette lueur ressemble aux reflets que la gueule du four, où pétillent le buis et le sarment enflammés, jette sur les visages des femmes qui font le pain. Elle ne brille pas glaciale comme pendant l’hiver sur le givre des prés ; elle chauffe la terre, et elle essuie la rosée qui fume en s’élevant des brins d’herbe et du calice des fleurs dans les jardins. Le caillou que le rayon a touché est déjà tiède à ma main ; le vent lui-même semble avoir traversé l’haleine de l’aurore du printemps ; il souffle sur les collines, comme notre mère, quand nous étions petits et que nous rentrions tout transis de froid, soufflait sur nos doigts pour les
dégourdir.
« Le soleil monte de plus en plus ; il atteint déjà la cime du clocher, dont il fait briller la plus haute pierre comme un charbon ; la cloche, ébranlée par la corde à laquelle se suspendent les petits enfants au signal du sonneur, répond à ce premier rayon de soleil par un tintement de joie qui fait tressaillir et envoler les colombes et les moineaux de tous les toits. « Les femmes qui tirent l’eau du puits, ou qui la rapportent à la maison dans un seau de bois sur leurs têtes, s’arrêtent à ce son de la cloche ; elles courbent leurs fronts en soutenant le vase de leurs deux mains levées, de peur que leur mouvement ne fasse perdre l’équilibre à l’eau ; elles adressent une courte prière au Dieu qui fait lever un jour de printemps. Les murmures, les bruits, les voix du chemin cessent un moment, et à travers ce grand silence on entend la nature muette palpiter de reconnaissance et de piété devant son Créateur.
« Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu’on leur rouvre les noires étables où on les enferme pendant la neige, bêlent de
plus en plus haut pour qu’on les ramène à leur montagne accoutumée. La mère de famille descend précipitamment l’escalier raboteux de la chaumière ; on entend résonner ses sabots de hêtre ou de noyer sur les marches. Elle lève le loquet de bois de l’étable ; elle compte ses agneaux et ses cabris à mesure qu’ils s’embarrassent entre ses jambes pour sortir les premiers de leur prison ; elle les donne à conduire aux enfants. « Les petits bergers, armés d’une branche de houx où pendent encore les feuilles, prennent avec leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux montagnes ; ils s’amusent en montant à cueillir les rameaux du buis, que le printemps rend odorants comme la vigne, et à cueillir au buisson les fruits verts de cet arbrisseau, qui ressemblent à de petites marmites à trois pieds, amusement et étonnement de leur enfance. Bientôt on les perd de vue derrière les roches, et ils ne reviendront que le soir, quand les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs mamelles gonflées de lait.
« Pendant que les troupeaux montent ainsi
vers les cimes, on voit briller dans les chaumières, à travers les portes ouvertes, la flamme des fagots allumés par les femmes pour tremper la soupedu matin à leurs maris avant d’aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la table luisante de noyer, entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles femmes sortir toutes courbées par l’âge et par le travail. Elles se rassemblent et s’asseyent sur les troncs d’arbres couchés le long des chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant ; elles y filent leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces quenouilles sont entourées d’une tresse rouge qui serpente autour de la laine. Elles gardent les petits enfants en causant entre elles des printemps d’autrefois.« Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison en glissant la clef par la chatière sous la porte ; l’homme tient à la main ses lourds outils de travail, le pic, la pioche ; sa hache brille sur ses épaules ; la femme porte un long berceau de bois blanc dans lequel dort son nourrisson en équilibre
sur sa tête ; elle le soutient d’une main, et elle conduit de l’autre main un enfant qui commence à marcher et qui trébuche sur les pierres. « On les suit de l’œil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le berceau de l’enfant endormi dans une
charrière(petit sentier creux entre deux champs de vigne), à l’ombre des feuilles larges, étagées de nœuds en nœuds, sur les sarments nouveaux de l’année. L’homme rejette sa veste ; la jeune femme ne garde que sa chemise de toile épaisse et forte comme le cuir ; ils prennent la pioche dans leurs mains hâlées, et on entend résonner partout sur les collines, jusqu’au milieu du jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui l’ébrèchent. La chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur sa poitrine et sur ses épaules comme si elle sortait d’un bain dans la rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui s’éveille, elle court s’accroupir auprès du berceau, entrouvre sa chemise et donne son lait à l’enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.
« Quand le soleil est au milieu du ciel, elle déplie un linge blanc qui préserve le pain et le fromage du sable que le vent y jette ; elle étend sur la tranche de pain noir le blanc laitage à moitié durci, entouré de la feuille de vigne et semé des grains luisants du sel gris ; ils mangent, essoufflés, l’un à côté de l’autre, comme deux voyageurs lassés d’une longue marche, au bord du fossé de la route, échangeant à peine quelques rares paroles sur les promesses que le printemps fait à la vendange. « Au pied d’un cep qui l’a distillée l’automne précédent, une bouteille rafraîchie par l’ombre leur verse goutte à goutte la force et la joie. Ils s’endorment après sur la terre qui fume de chaleur, la tête appuyée sur leurs bras recourbés, et ils repuisent leur vigueur dans les rayons brûlants de ce soleil qui sèche leur jeune sueur.
« Le soir, on les entend redescendre en chantant de tous les sentiers des collines, et les petits bergers, qui redescendent avec leur troupeau de la montagne, ramènent à la jeune femme, pour le repas du soir, sa chèvre
favorite, les cornes enroulées de guirlandes de buis. » ……………………………………………………………………………………………………
……………………………………………………………………………………………………
La composition déjà trop longuement citée se terminait par un hymne au printemps qui gonfle les bourgeons de la vigne, qui promet la grappe, qui distille lentement dans les veines du pampre le vin que l’automne répandra en pourpre sous l’arbre du pressoir, cette liqueur qui réjouit le cœur de l’homme jeune et qui fait chanter le vieillard lui-même, en ranimant dans sa mémoire ses printemps passés.
Mais je n’en copie pas davantage ; ces balbutiements d’enfant n’ont de charme que pour les mères.
Quoi qu’il en soit, cette première composition littéraire, échappée à une imagination
de douze ans, parut aux maîtres et aux élèves supérieure au moins, par sa naïveté, aux
redites classiques de mes condisciples ; on y reconnaissait
Ma description enfantine eut le prix, non de style, mais de candeur et de sincérité
descriptives. Deux maîtres tendres et vénérés, dont les vicissitudes de la vie et de la
fugitive opinion (aura) n’ont point refroidi en moi la mémoire, le
Père Béquet et le Père Varlet, professeurs des
classes littéraires chez les Jésuites, me témoignèrent depuis ce jour une prédilection
presque paternelle que je serais ingrat d’oublier. On peut changer d’esprit, on ne doit
pas changer de cœur. Ces professeurs aimés me cultivèrent avec une tendre sollicitude,
comme un enfant qui promettait au moins un amour instinctif pour les lettres : ils
étaient idolâtres du beau dans le style. Moi-même, je dois l’avouer ici avec toute
humilité aujourd’hui, je fus si étonné et si satisfait de la fidélité du tableau que
j’avais fait de mon hameau natal, sur mes pauvres collines calcinées, que j’en conçus je
ne sais quelle estime précoce et trop sérieuse pour moi-même. Je lus et relus vingt fois
ma première composition ; je l’envoyai à ma mère par l’ordre de mes maîtres ;
Une des circonstances qui grandit en moi ce vague sentiment littéraire m’est encore
présente à l’esprit ; j’aime à me la retracer
Il y avait, à quelque distance de la maison rustique de mon père, une montagne isolée
des autres groupes de collines ; on la nomme, sans doute par dérivation de son ancien
nom latin, mons arduus, la montagne de Monsard. Ses
flancs escarpés de tous les côtés sont semés de pierres roulantes ; ces cailloux
glissent sous les pieds, quand on la gravit, avec un bruit de vagues qui se retirent de
la falaise en entraînant les galets et les coquillages dans leur reflux.
Des sentiers étroits, à peine perceptibles, et tous les jours effacés par les pieds des chèvres, conduisent par des contours un peu plus adoucis jusqu’au sommet. Là, des roches grises, entièrement décharnées de sol et taillées par la nature, le temps, la pluie, les vents, en formes étranges, se dressent comme de gigantesques créneaux d’une forteresse démantelée.
Trois de ces roches sont creusées en niches, ou plutôt en chaires de cathédrales, comme
si la main des hommes s’était complu à préparer
La vue n’y est libre que du côté du soleil levant ; cette vue est vaste comme sur un horizon de l’Océan ; elle glisse sur les collines et les villages qui séparent ces montagnes du lit de la Saône ; elle franchit le ruban d’argent étendu comme une toile qui sèche sur l’herbe, dans les prairies presque hollandaises de la Bresse pastorale.
Elle se soulève au-delà pour gravir les flancs noirâtres du Jura ; elle ne se repose
que sur des cimes aériennes de la chaîne de neige des Alpes. Là, l’imagination, ce
télescope sans limite
On jouit sur cette hauteur d’un complet et perpétuel silence ; les bruits des vallées ne montent pas jusque-là ; on n’y entend que la chute accidentelle des petits coquillages pétrifiés qu’un mouvement du pied fait rouler jusqu’au bas de la montagne ou les imperceptibles sifflements que rend la brise en se tamisant sur les brins d’herbe mince, sèche et aiguë, qui percent les pierres comme de petites lances : accompagnement doux plutôt qu’interruption des hautes pensées que les hauts lieux inspirent.
Mon père, à qui son goût pour la chasse avait fait découvrir ce site élevé et presque
inabordable, s’y rendait souvent après le dîner, d’où l’on sortait alors à deux heures ;
il y portait avec lui un livre, pour y passer en société d’un grand ou aimable esprit
les longues soirées des jours d’été ; il m’y conduisait souvent
Dès qu’il y était assis, son livre ouvert dans la main, je m’occupais agréablement au pied des créneaux à choisir, parmi les pierres roulées, les plus belles pétrifications marines, ou à tresser des paniers pour mes sœurs, avec ces joncs qui croissent à sec sur les pelouses arides. Bientôt nous entendions, du côté de la montagne opposé à celui que nous avions gravi, des pas lents et mesurés ; ces pas faisaient rouler au-dessous de nous les pierres sèches ; un autre hôte de la montagne paraissait presque aussitôt après, un livre aussi dans la main ; il essuyait son front taché de sueur et de poudre blanche en regardant mon amas de coquillages, et en m’expliquant comment la haute marée des siècles les avait portés jusque-là ; puis il allait saluer avec une cordialité un peu cérémonieuse mon père, et il s’asseyait dans la seconde stalle du rocher.
C’était un homme de cinquante à soixante ans ; il était le cinquième fils d’une
nombreuse et remarquable famille de notre pays, appelée la famille des Bruys. On apercevait la maison de cette famille patriarcale, entourée de
terrasses et de parterres, au pied de la montagne de Monsard, au bord
d’une route poudreuse d’un côté, au bord des prés, des petits bois et d’un ruisseau de
l’autre côté.
Cette famille avait essaimé plusieurs de ses fils, avant la Révolution, à Paris, dans
les plus hautes charges de la monarchie. L’aptitude de cette race aux affaires ou aux
lettres était proverbiale dans nos contrées. Les sœurs n’y étaient pas moins distinguées
de caractère et d’esprit que les frères ; la dernière de ces sœurs vit encore, âgée de
quatre-vingt-quinze ans, dans la même maison que je vois blanchir d’ici, à l’époque où
j’écris ces lignes ; elle n’a
M. de Vaudran avait été directeur d’un des ministères les plus importants, au commencement du règne de Louis XVI. Lié avec M. de Malesherbes et avec les politiques et les écrivains les plus illustres du siècle, décapités en 1793, il était tombé avec la monarchie. Emprisonné, proscrit, puis amnistié par les mobilités des circonstances révolutionnaires, il avait été enfin laissé à sec sur la rive, comme un débris après la tempête, dans le petit domaine de ses pères.
Il y vivait en philosophe, auprès de ses sœurs, suspendu par ses opinions et ses
souvenirs entre deux temps ; doué d’un esprit étendu, d’une érudition profonde, d’une
éloquence sobre et précise comme les affaires qu’il avait maniées.
De tous ses biens à Paris il n’avait sauvé que sa bibliothèque ; il l’avait rangée comme son plus cher trésor dans une des chambres hautes de la maison de ses sœurs ; il s’y consolait avec ces consolateurs muets qui ont des baumes pour toutes les blessures. Le voisinage et la similitude de revers, l’avaient lié d’une estime et d’une inclination mâles avec mon père ; ce n’était pas précisément de l’amitié, c’était un respect réciproque qui donnait une majesté un peu froide et une apparence de réserve à leurs relations. Mais ces deux hommes se recherchaient, tout en se réservant comme deux caractères qui ont la pudeur de leurs épanchements. Ils s’étaient rencontrés un jour par hasard dans ce site solitaire, poussés par le même instinct de solitude et de contemplation ; ils y avaient passé des heures d’entretien et de lecture agréables l’un avec l’autre ; le lendemain ils s’y étaient retrouvés sans surprise, et, depuis, sans s’y donner jamais de rendez-vous, ils s’y rencontraient presque tous les jours.
« Je donne carrière à sa malignité, satisfait qu’elle me foule ainsi aux pieds
pour voir si à la fin elle n’en aura pas quelque honte !… »
Sa voix était grave, ses expressions choisies ; sa politesse un peu compassée rappelait
la cour de Versailles dans un hameau de nos montagnes ; son costume disait l’homme de
distinction qui respectait son passé dans sa déchéance ; sa chevelure était relevée en
boucles crêpées et poudrées sur les deux tempes. Il tenait d’une main son chapeau
entouré d’une ganse noire à boucle d’argent ; son habit gris, à boutons d’acier taillés
à facettes, s’ouvrait sur un gilet blanc à longues poches ; ses souliers
À peine était-il assis dans la chaire du rocher la plus rapprochée de celle de mon père
que j’entendais les pas plus légers d’un troisième visiteur ; celui-là gravissait
lentement aussi, mais plus résolument, la montagne. Bientôt je voyais se dessiner en
sombre sur le ciel bleu la redingote noire d’un beau jeune homme qui, sous l’habit d’un
ecclésiastique, avait la taille, la stature et la contenance mâle d’un militaire. Un
fusil double luisait au soleil sur ses épaules, un fouet de chasse badinait dans sa
main, un chapeau rond découvrait à demi son front haut et ses cheveux noirs ; ses bottes
fortes, armées aux talons d’éperons d’argent, trahissaient en lui l’homme de cheval et
l’homme de chasse plus que l’homme du sanctuaire. Sa figure avait la franchise virile du
soldat ; mais ses yeux pénétrants, sa bouche pensive, ses
Ce troisième visiteur était l’abbé Dumont, neveu du vieux curé du village de Bussières, hameau que nous voyions blanchir au pied de la montagne, parmi les vignes et les chènevières.
Ce jeune homme, né pour une autre profession, avait été dans son adolescence secrétaire
de l’évêque de Mâcon, homme d’exquise littérature ; l’abbé Dumont avait été relégué par
la Révolution dans le pauvre presbytère de son oncle ; il devait lui succéder. Il se
consolait par la chasse, par la lecture et par la société de M. de Vaudran et de mon
père, ses voisins, de la destinée contraire qui lui avait fermé
Après avoir salué, avec une aisance mêlée de respect, ses deux voisins, supérieurs en âge et en rang à lui, l’abbé m’abandonnait ses chiens, que je tenais en laisse ; il étendait avec soin son fusil, aussi poli que de l’or bruni, sur la mousse, et il s’asseyait dans la troisième chaire de roche que la nature semblait avoir taillée pour ces trois amis.
La politique était toujours le premier texte de l’entretien : l’élévation du site, la
solitude du lieu, la discrétion des rochers, qui inspiraient, dans ces temps suspects,
une parfaite sécurité aux interlocuteurs, la confiance absolue qu’ils avaient les uns
dans les autres, laissaient s’épancher leurs âmes dans l’abandon de leurs pensées. Ils
étaient tous les trois, dans des mesures diverses et pour des causes différentes,
ennemis du despotisme militaire
Ces trois amis s’entendaient admirablement dans une opposition commune au gouvernement
du jour ; les deux plus âgés, cependant, détestaient bien davantage la démagogie
sanguinaire de 1793, à laquelle leurs têtes venaient d’échapper. La triste option à
faire, en ce temps-là, entre des tyrans populaires ou des oppresseurs militaires, était
presque
Tantôt c’était un Montesquieu, ce prophète de l’expérience, qui montrait la source et
les effets des législations ; tantôt un J.-J. Rousseau, qui avait porté le rêve dans la
politique, et dont le Contrat social, oracle la veille, venait de
recevoir de la pratique et de la raison autant de démentis qu’il contient de chimères ;
tantôt un Fénelon, dont le seul vice dans ses utopies sociales était de ne pas croire au
vice ; tantôt un Platon, construisant des républiques comme des nuées suspendues sur le
vide ; tantôt un Aristote, ce Montesquieu de l’antiquité, cherchant des exemples plus
que des règles et faisant l’anatomie des gouvernements et des lois.
Plus souvent c’était un petit Tacite latin, que M. de Vaudran portait habituellement
Le lendemain, c’était quelque autre livre qu’on avait cité la veille dans l’entretien,
et que M. de Vaudran avait promis d’apporter de sa bibliothèque. On le feuilletait tout
haut, pour y chercher le texte discuté. Philosophie, religion, législation, histoire,
poésie, roman, journal même, tout passait et repassait tour à tour ou tout à la fois par
les controverses de cette académie en plein air. L’entretien qui interrompait ou qui
suivait les lectures prenait naturellement le ton grave, léger ou sentimental du volume.
C’était le plus souvent M. de Vaudran qui lisait quand le livre était dogmatique ;
l’abbé lisait les journaux, les pamphlets acerbes, les anecdotes analogues à son âge ;
mon père lisait admirablement les poètes. J’entends encore d’ici, après quarante ans,
ces voix à timbres divers résonner dans ce petit amphithéâtre sonore de rochers, qui les
répercutait
Je me souviens surtout d’un soir d’été où M. de Vaudran, ayant apporté par hasard avec
lui un Platon en grec, le lut en le traduisant à ses deux amis, jusqu’au moment où le
crépuscule manqua sur la dernière page du Phédon, et où les premières
étoiles scintillèrent dans le ciel autour du rocher, comme pour assister du ciel à la
mort de Socrate.
Ces trois hommes, attentifs au récit du juste résigné, essuyant leurs yeux des larmes
de l’admiration et de l’enthousiasme, me faisaient penser à trois sages d’Athènes,
conversant sur la nature et sur Dieu, assis sous les oliviers de l’Hymète. Ils me
rappelèrent bien plus vivement cette scène, longtemps après, quand, visitant moi-même
Athènes, la colline de l’Acropole, la roche taillée du Pnyx et les
pentes dénudées du Pentélique, je reconnus une
ressemblance parfaite entre ces collines rocailleuses de l’Attique et les collines
ruisselantes de pierres de mon pays.
On conçoit quelle vive impression de la littérature de pareilles scènes, de pareils sites, de telles lectures et de tels entretiens devaient donner à l’esprit d’un enfant. Ces livres, ainsi feuilletés et commentés en plein ciel, avec une ardeur continue d’intérêts divers par ces trois solitaires, me parurent renfermer je ne sais quels oracles mystérieux que ces sages venaient consulter dans le recueillement de l’âme et des sens sur ces hautes cimes. L’idée d’un livre et l’image des trois chaires de pierre sur la montagne devinrent pour jamais inséparables dans mon esprit. Ces réunions durèrent tout l’été, jusqu’aux froids de l’automne.
L’année suivante, un autre hasard contribua davantage encore à me communiquer une sorte
de superstition juvénile pour la littérature, et
Derrière la colline, au midi, qui sépare le village de mon père d’une vallée plus encaissée et plus pastorale, le village de Bussières, groupé autour de son noir clocher, s’étend dans le fond du paysage. J’y descendais presque tous les soirs, tantôt à pied, tantôt à cheval, pour passer une ou deux heures avec le jeune vicaire lettré dont j’ai parlé plus haut en racontant l’entretien des trois voisins.
Le chemin très-étroit qui conduisait à son presbytère se rétrécissait encore en
approchant, entre les vergers et les chènevières du village ; il laissait à peine place
au poitrail de mon cheval. À droite, il était bordé d’une petite muraille à hauteur
d’appui en pierres sèches ; à gauche, par un mur à ciment très-élevé, qui servait
d’enceinte à une maison bourgeoise de chétive apparence, et à un jardin suivi d’une
vigne et d’un verger enclos de tous côtés comme un cimetière de hameau. En me dressant
sur mes étriers, je parvenais à
La maison aux volets toujours fermés, aussi du côté du sentier, présentait, du côté du jardin, un escalier extérieur et une petite galerie couverte, à laquelle l’escalier aboutissait.
On apercevait quelquefois, assis au soleil ou à l’ombre sur cette galerie, un homme à cheveux blancs, dans un costume presque sordide, et deux demoiselles d’un âge moins avancé, mais à qui la négligence de leurs vêtements donnait prématurément les apparences de la vieillesse. Un chien blanc et une chèvre familière, suivie de deux ou trois chevreaux noirs, étaient toujours couchés ensemble sur les marches de l’escalier ou sur le mur en parapet de la galerie. Ces marches n’étaient jamais balayées par le balai de la servante : il n’y avait pas de serviteurs dans la maison ; les deux vieilles sœurs et le solitaire qui vivait avec elles épluchaient eux-mêmes leurs herbes, ou jetaient les coquilles des œufs de leurs poules sur la galerie.
C’était l’habitation d’un vieillard dont j’ai parlé ailleurs, et qu’on appelait
M. de Valmont ; les deux sœurs chez lesquelles il habitait depuis de longues années,
sans qu’on lui connût de relation de parenté avec elles, étaient du pays ; elles
possédaient pour toute
Tout était mystère dans l’existence de ces trois personnes ; le mystère aiguisait la curiosité, mais cette curiosité ne fut jamais satisfaite. Nul n’entrait dans cette maison, nul n’en sortait ; il n’y avait pas un voisin ou un paysan du village qui eût échangé en sa vie une parole ou un salut avec les habitants.
Moi seul je connaissais un peu plus que de vue M. de Valmont, mais non les deux sœurs ; il venait quelquefois à la ville passer une semaine ou deux de l’hiver ; pendant ces courts séjours il rendait visite, en costume alors très-décent et même recherché, à mon oncle. Cet oncle était un amateur exquis de sciences et de littérature ; il ouvrait sa maison à tous les hommes distingués de la province.
M. de Valmont avait eu l’occasion ainsi de me voir enfant dans le cabinet d’étude de
mon
Quoi qu’il en soit, un jour que je passais dans le sentier qui bordait le mur de la maison fermée, la porte du jardin se trouva par hasard entrouverte ; mon chien s’y précipita et effraya les chèvres ; le chien de la maison accourut de la galerie pour les défendre ; une grande rumeur s’ensuivit dans l’enclos ordinairement muet. J’entrai pour rappeler mon chien, cause de ce désordre ; M. de Valmont, assis sous un noisetier contre le mur, se trouva en face de moi ; il me reconnut, me sourit, me salua, et m’invita à entrer, avec une confiance très-étrangère à son caractère, mais inspirée sans doute par la candeur de ma figure et de mon âge.
Les deux sœurs, ses compagnes de solitude,
M. de Valmont était un homme de soixante ans, d’une belle figure, mais d’un regard inquiet, fier et oblique, qui semblait toujours épier ou regarder de côté s’il n’était pas épié lui-même. Il n’avait de complète sécurité qu’avec mon oncle, dont le caractère loyal et l’esprit ouvert l’avaient attiré. Il causait de toutes choses, politique, littérature, anecdotes secrètes des cours du Midi ou du Nord, avec une étonnante sagacité pour un solitaire qui semblait depuis si longtemps enfoui dans une masure de nos montagnes.
Cette connaissance si approfondie et si universelle
On chuchotait, sans le dire tout haut, qu’il avait été employé par la diplomatie secrète de Louis XV dans le nord de l’Europe ; qu’il avait vécu longtemps à Berlin et à Pétersbourg dans l’intimité confidentielle de Catherine II et du grand Frédéric ; qu’il avait été lié avec les politiques, les philosophes, les écrivains de cette dernière cour, et qu’il avait puisé là cette universalité de connaissances, cette fleur d’élocution et cette élégance exquise de manières dont il faisait preuve quand il revenait dans le monde. Mais il est mort sans que la confiance même qu’il avait dans mon oncle, et l’amitié que mon oncle lui témoignait, lui aient arraché son secret. Il dort dans le mystère comme il a vécu.
« Eh bien ! me dit-il, mon enfant, vous voyez le premier le grand mystère de cet
enclos,
Je balbutiai timidement quelques vagues paroles d’excuse sur l’étourderie de mon chien et sur mon indiscrétion involontaire, et je me préparais à me retirer ; mais son chien, lassé de sa solitude et qui jouait déjà avec le mien dans les hautes mauves, prolongeait accidentellement ma présence dans le jardin.
« Non, non, me dit alors le vieillard avec un sourire gracieux qui ne lui était pas
naturel, ne craignez pas de rester quelques minutes de plus dans ce lieu suspect. Ce
n’est pas contre des enfants comme vous que ce mur a été élevé au-dessus de la portée du
regard des hommes, et que ces fenêtres et cette porte se sont fermées ; c’est contre les
hommes curieux, calomniateurs ou méchants, qui vous persécutent quand vous habitez au
milieu d’eux et qui vous haïssent quand vous
En parlant ainsi il me fit monter l’escalier qui conduisait à la galerie d’où les deux
sœurs venaient de s’enfuir à ma vue ; l’une d’elles, au bruit de nos pas, entrouvrit
presque furtivement la porte qui s’était refermée sur elles ; elle la referma aussitôt
avec la précipitation d’une femme d’Orient à l’aspect d’un homme qui entre par
inadvertance dans le jardin du harem. Je n’avais eu que le temps
d’apercevoir son visage ; c’était une tête de Greuze, déjà un peu décolorée et décharnée
par le temps, dans un tableau de famille de notre compatriote, le Raphaël de la
vieillesse.
Des cheveux bruns, mêlés de quelques brins blancs, retenus autour du front par un ruban
noir ; des yeux doux comme le regret
Ce visage pâle, triste et doux comme une apparition au clair de lune, s’imprima d’un seul regard dans ma mémoire. Je n’ai jamais revu depuis, pendant un grand nombre d’années, cette plus jeune des deux sœurs, jusqu’au jour où on porta son cercueil blanc de l’église au cimetière du village, sans autre cortège qu’une chèvre blanche qui bêlait autour des porteurs, et qui gambadait avec son chevreau sur le monticule de terre fraîche tiré de la fosse. Aucune des femmes ses voisines ne put proférer ni blâme ni éloge sur ce cercueil mystérieux.
Plus près de la fenêtre, une petite table de bois vermoulu et un large fauteuil de noyer à dossier de planche étaient évidemment le siège et la table de travail du philosophe.
« Voilà, me dit-il, le secret de ma solitude et de mon bonheur ! J’ai connu le monde, je l’ai jugé, je l’ai fui ; mais, comme l’homme est un être instinctivement sociable, j’ai trouvé dans cette maison, dans l’amitié de ces deux sœurs aussi sauvages que moi, une société pour mon cœur ; et je trouve dans ces livres, rapportés de mes voyages et jetés pêle-mêle à mes pieds, une société pour mon esprit.
« Cette société me suffit ; je n’en regrette ni n’en désire point d’autres. Je n’ai pas
même voulu classer ou ranger ces volumes ; le peu de temps que j’ai à vivre ne vaut pas
cette
Il continua à me parler ainsi de cette société morte, en m’en faisant apprécier
l’inestimable supériorité sur la société des vivants, jusqu’au moment où les rayons du
soleil du soir, qui se retiraient un à un par les ouvertures du volet grillé, laissèrent
ce cimetière intellectuel dans une silencieuse obscurité. Je ne répéterai pas
Cette scène fit une impression magique sur ma jeune imagination. J’entrevis de ce moment-là tout ce qu’il devait y avoir de vie dans cette mort apparente de livres couchés dans la poussière, et tout ce qu’il devait y avoir d’entretien dans ce silence. Il fallait que cela fût ainsi pour qu’un solitaire qui avait traversé les foules et les bruits du monde pût se trouver plus heureux dans la société de ces morts que dans la société des vivants. La littérature, dans son acception la plus vaste, apparut tout à coup à mon esprit. Je vous la ferais apparaître du même aspect si les limites de cet entretien me permettaient de reproduire ici le sublime discours de M. de Valmont. L’impression littéraire était produite pour jamais en moi ; il suffit.
Ce fut l’époque où, après avoir écrit des volumes de poésie amoureuse, jetés depuis aux
L’âge en avançant changea la note, mais non l’instrument. Les révolutions de 1814 et de
1815, auxquelles j’assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me
consacrai, m’apparurent comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur
côté littéraire. J’aurais voulu que la vie publique mêlât le talent littéraire à tout ;
rien ne me paraissait réellement beau, dans les champs de bataille, dans les
vicissitudes des empires, dans les
L’histoire elle-même me semblait mesquine et triviale quand elle ne racontait pas les événements humains avec l’accent surhumain de la philosophie, de la tragédie ou de la religion. L’histoire n’était selon moi que la poésie des faits, le poème épique de la vérité.
L’éloquence de même. Dire ne suffisait pas, selon moi ; il fallait bien dire, et le talent faisait partie de la vérité. Je ne m’en dédis pas ; il y a dans les affaires humaines, en apparence les plus communes, un aspect intellectuel et oratoire vers lequel les esprits les plus positifs doivent toujours tendre à leur insu ou sciemment pour dignifier leur œuvre ; ce qui ne peut pas être littérairement bien dit ne mérite pas d’être fait.
C’est là la littérature des événements, aussi réelle et aussi nécessaire à la grandeur
des nations que celle de la parole. Lisez les annales des peuples ; vous vous
convaincrez d’un coup d’œil que, tant qu’ils n’ont pas été littéraires,
La tribune politique, où je montai à mon tour pendant quinze ans de ma vie, redoubla pour moi le sentiment des lettres ; j’étudiai nuit et jour, sans relâche, pendant ces quinze années, les modèles morts ou vivants de la parole, pour me rendre moins indigne de parler après eux ou à côté d’eux. C’est alors aussi que j’étudiai plus profondément les plus grands historiens littéraires de l’antiquité, pour raconter aussi les grands événements de mon pays.
La littérature n’est pas moins indispensable au récit qu’à l’action des grandes
choses ; le peuple lui-même le plus illettré, quand il est rassemblé et élevé au-dessus
de son niveau habituel, comme l’Océan dans la tempête par une de ces grandes marées ou
par une de ces fortes commotions qui soulèvent ses vagues, taverne ou de la borne,
mais dans la langue la plus épurée, la plus imagée et la plus magnanime que les hommes
des grands jours puissent trouver sur leurs lèvres. J’ai eu l’occasion d’observer
souvent par moi-même, pendant le long dialogue que le hasard d’une révolution avait
établi entre moi et la foule, que plus j’étais lettré dans mes harangues, plus le peuple
m’écoutait ; que la vulgarité du langage n’attirait que son mépris, mais que les paroles
portées à la hauteur de ses sentiments par ses orateurs obtenaient sur ce peuple un
ascendant d’autant plus sûr que ces orateurs élevaient plus haut le diapason de leur
éloquence. La grandeur, voilà la littérature du peuple ; soyez grand, et dites ce que
vous voudrez !
Voilà comment la littérature élève l’esprit dans l’action ; voyons comment elle console le cœur dans les disgrâces.
Loin de moi donc les timidités de paroles ! J’ouvre ici mon âme jusque dans ses
derniers replis. La bienséance des écrivains pusillanimes ne découvre jamais ces nudités
de l’âme en public, mais le cœur gonflé d’amertume soulève sur les plus mâles poitrines
ces vaines bandelettes par une impudeur de sincérité plus chaste au fond que les fausses
pudeurs de convention. Si le Laocoon se torturant dans le marbre sous
les nœuds redoublés du serpent n’était pas nu, verrait-on ses tortures ?… Quand le cœur
se brise, ne fait-il pas éclater la veine ?
Sous de trompeuses apparences, ma vie n’est pas faite pour inspirer l’envie ; je dirai
Je n’ai en moi de quoi sourire ni au passé, ni à l’avenir ; je vieillis sans postérité
dans ma maison vide et tout entourée des tombeaux de ceux que j’ai aimés ; je ne fais
plus un pas hors de ma demeure sans me heurter le pied à une de ces pierres
d’achoppement de nos tendresses ou de nos espérances. Ce sont autant
Tout ce qui me reste de vie est concentré dans quelques cœurs et dans un modeste
héritage. Et encore ces cœurs souffrent par moi, et ces héritages, je ne suis pas sûr de
n’en être pas dépossédé demain pour aller mourir sur quelque chemin de l’étranger, comme
dit le Dante. Les chenets sur lesquels mon père appuyait ses pieds, et
sur lesquels j’appuie aujourd’hui les miens, sont un foyer d’emprunt qu’on peut
renverser à toute heure ; on peut les vendre et les revendre au moindre caprice à
l’encan, ainsi que le lit de ma mère, et jusqu’au chien qui me lèche les mains de pitié
quand il voit mon sourcil se plisser d’angoisse en le regardant ! Je dois compte de tout
cela à d’autres ; ils y ont déposé, sur la foi de mon honneur et de mon labeur,
l’héritage de leurs enfants, le fruit de leurs propres sueurs.
Vous voyez donc pourquoi je subis souvent au-delà de mes forces la rude condamnation du
travail. Eh bien ! ce travail même, cette vertu forcée, mais enfin cette vertu de la
nécessité, on me la reproche comme une vaniteuse soif de bruit qui obsède les oreilles
de mon nom ? Hommes inconséquents dans vos reproches, que ne reprochez-vous aussi au
casseur de pierres sur la route d’obséder la voie publique de sa présence pour rapporter
le soir
Les enfants des Samiens insultaient Homère parce que, disaient-ils,
Homère obstruait les sentiers de l’île en récitant ses vers au seuil des maisons. Et où
voulaient-ils donc qu’il les récitât, si ce n’est dans le chemin, lui qui n’avait pas
d’autre publicité que la voûte du ciel ? La presse est pour l’écrivain aujourd’hui ce
qu’était la voûte du ciel pour Homère.
Je ne suis pas Homère, mais mes critiques sont plus durs que les Samiens. Sur ces pages où ils me reprochent d’entasser des monceaux de vanité,
ce n’est pas de l’encre que vous lisez, sachez-le bien, c’est de la sueur ! ce n’est pas
mon nom que je cherche à grandir, c’est le gage de ceux dont ce nom est toute la
propriété et toute l’existence. Mon nom ! ah ! je sais aussi bien que vous ce qu’il vaut
et ce qui l’attend ; je voudrais de tout mon cœur (le Ciel m’en est témoin) qu’il n’eût
jamais été prononcé ; je donnerais ce qui me reste de jours pour qu’il fût déjà enseveli
tout entier, avec celui qui l’a porté, dans le silence de la terre, sans bruit là-bas,
sans mémoire ici !… Il faut
La vie, dans ma situation, et après les épreuves que j’ai traversées ou que je traverse, ressemble à ces spectacles dont on sort le dernier et où l’on stationne malgré soi, en attendant que la foule s’écoule, quand la salle est déjà vide, que les lustres s’éteignent, que les lampes fument, que la scène se dénude avec un lugubre fracas de ses décorations, et que les ombres et les silences, réalités sinistres, rentrent sur cette scène tout à l’heure illuminée et retentissante d’illusions.
Et qu’y regretterais-je donc à présent dans cette vie ? N’ai-je pas vu mourir avant moi
toutes mes pensées ? Ai-je envie d’y chanter encore
Caton se révolte, le mendiant obéit ; obéir à Dieu, voilà la vrai gloire !
D’ailleurs, une réflexion juste m’a toujours paru condamner ces morts d’ostentation ou d’impatience. Cette réflexion, la voici : Ou la vie est un don, ou elle est un supplice. Si elle est un don, il faut la savourer jusqu’à la fin comme un bienfait quelquefois amer, mais enfin comme un bienfait, et si elle est un supplice, il faut la subir comme une mystérieuse et méritoire expiation de nos fautes.
Je vis donc, mais, comme vous le voyez, je ne vis pas sur des roses ; je défie Caton
lui-même
C’est ainsi que je vis ; et, cependant, faut-il tout dire ? je vis quelquefois heureux de vivre, quoique attaché à ce pilori du travail forcé qui ne déshonore pas, mais qui tue. Eh bien ! Savez-vous pourquoi je supporte la vie ? c’est par la vertu même de ce travail à mort qui est ma condition. Tout n’est pas supplice dans ce travail à mort ; non, le travail à mort, comme tous les autres supplices infligés par la Providence, a aussi sa goutte d’eau dans l’éponge à la pointe de la lance qui a bu le sang !…
J’ai renoncé pour toujours à tout rôle ici-bas ; je l’ai fait sans peine, car ce rôle,
je vous le dis devant Dieu, ce n’était pas ma personne, c’était ma consigne ; en
quittant la scène, il
D’acteur que je fus pendant vingt ans dans ce triste drame oratoire ou populaire de ma patrie, le prompt dégoût du peuple et la mobilité ordinaire des choses humaines m’ont rejeté au rang des spectateurs les plus oubliés ; je ne m’en plains pas : c’est le bon côté des disgrâces ; quand la foule se précipite où l’on ne veut pas aller, heureux l’homme seul !
Mon existence ainsi est bien plus à moi ; je m’enveloppe de cette obscurité, je la resserre de jour en jour plus étroitement, comme un manteau d’hiver autour de mes membres ; que ne puis-je en envelopper aussi mon nom ?
Mais d’où vient, me direz-vous encore, ce bonheur intime, si contradictoire avec une
situation que vous dépeignez comme si pénible ?
litteralettre. On a pris ainsi la
partie pour le tout.
Les lettres sont des signes qui en se réunissant et en se combinant de diverses manières, d’après les règles convenues de la grammaire, forment des mots.
Les mots contiennent des idées.
Les idées contenues dans les mots s’enchaînent d’après les règles d’une logique intérieure, et forment des phrases ou des sens plus complets.
Les phrases, en s’enchaînant et en se développant
C’est le phénomène moitié matériel, moitié intellectuel, de la translation de la pensée de l’un dans l’esprit de l’autre, ou de la pensée d’un seul dans l’esprit de tous.
Ce phénomène de la translation de la pensée de l’esprit de l’un dans l’esprit de l’autre, était nécessaire dans le plan divin pour que l’homme pût se communiquer à l’homme.
Sans cette communication de l’homme vivant à l’homme vivant, et de l’homme mort à l’homme qui naît sur la terre, l’homme serait resté un être éternellement isolé, le grand sourd et muet des mondes ; il y aurait eu des hommes, il n’y aurait point eu de société humaine, il n’y aurait point eu d’humanité.
C’est la littérature qui opère ce phénomène de la transmission de l’âme, non plus d’un
homme à un homme, mais d’un siècle à cent autres siècles. Elle est la répercussion du
son, du signe, du mot, de la pensée, jusqu’à l’infini.
L’homme est un être expressif.
Comment s’opère cette répercussion mystérieuse de la pensée à la pensée ?
Par les langues.
Que sont les langues ?
Les langues sont les signes et les sons qui expriment la parole.
Qu’est-ce que la parole ?
Le corps de l’esprit, pour ainsi dire.
La parole est si inconcevable, qu’il faut ces deux mots contradictoires pour en donner
seulement l’idée : Le corps de l’esprit.
On a écrit des volumes de controverses sans solution pour discuter sur l’origine de la
parole. Les uns l’attribuent à une révélation directe du Créateur à sa créature ; les
autres
Voici ce que nous écrivions nous-même récemment sur cette question ou plutôt sur ce mystère :
« Nous plaignons sincèrement les philosophes qui discutent depuis des siècles pour savoir si c’est l’homme qui a inventé la parole. Nous aimerions presque autant discuter pour savoir si c’est l’homme qui a inventé la pensée, c’est-à-dire si c’est l’homme qui s’est créé lui-même ; car il nous est aussi impossible de concevoir la pensée sans la parole qui lui donne conscience d’elle-même, que de concevoir la parole sans la pensée qui la constitue. L’homme a pu inventer les langues dérivées, qui ne sont que les modifications d’une parole primitive et révélée ; il a pu construire et reconstruire des langues postérieures et imparfaites, avec les débris de la langue primitive et parfaite qui lui fut sans doute donnée avec l’existence par Celui qui lui avait donné la pensée, ou le
verbeintérieur et extérieur ; mais avoir créé la langue avant la pensée, ou la pensée avant la langue, nous semble un effort au-dessus de tout effort humain, c’est-à-dire un miracle de la toute-puissance. La parole contenue dans la première langue a dû être révélée divinement à l’homme le jour où l’âme a pensé, c’est-à-dire le jour où elle a été créée avec la faculté d’avoir des sensations, de produire et de combiner des idées, d’avoir conscience de son existence et des choses existantes en elle et hors d’elle. « Avec cette révélation probable de la parole parlée, ou de la langue innée, est née aussi la première littérature du genre humain, autrement dit l’expression de l’humanité par la parole ; c’est-à-dire encore le seul lien intellectuel possible entre les hommes, c’est-à-dire enfin cette société intellectuelle d’où devait découler et se perpétuer l’esprit humain. »
……………………………………………………………………………………………………
L’homme est donc un être qui a besoin de s’exprimer au dedans et au dehors pour être un
homme, et qui n’est un homme complet
Quant à la parole écrite qui a produit la lecture, et par la lecture la littérature, on
conçoit très-bien que cet art d’écrire les signes et les sons ait été inventé par
l’homme. Il n’y a rien là qui dépasse ses forces. Du moment où Dieu lui avait révélé
divinement la parole et l’intelligence de la parole, il lui avait donné par là
l’instrument nécessaire et facile de toute convention et de tout progrès. L’homme
parlant a pu dire à l’homme comprenant : Convenons entre nous que tel signe signifiera
aux yeux ou à l’esprit telle chose ou telle idée, et qu’en lisant ce signe sur le sable,
sur la pierre, sur le papyrus, sur l’écorce, sur le vélin, sur le papier, nous croirons
entendre tel son, voir telle image, concevoir telle idée. Rien de plus
Aussi toutes les traditions antiques parlent-elles d’un inventeur ou de plusieurs inventeurs de l’écriture ; mais aucune ne parle de l’inventeur de la parole.
Or, du jour où la parole donnée par Dieu fut écrite par l’homme, l’homme, comme être sociable, expressif et perfectible, fut achevé.
« Examinons, disions-nous encore, ce que c’est que l’homme ; oublions que nous sommes nous-même une de ces misérables et sublimes créatures appelées de ce triste et beau nom dans la création universelle ; échappons, par un élan prodigieusement élastique de notre âme immatérielle et infinie, à ce petit réseau de matière organisée de chair, d’os, de muscles,
de nerfs, dans lequel cette âme est mystérieusement emprisonnée ; supposons que nous sommes une pure et toute-puissante intelligence capable d’embrasser et de comprendre l’univers, et demandons-nous : Qu’est-ce que l’homme ? »
L’homme est une petite pincée de poussière organisée, poussière empruntée pour quelques
jours à ce petit globule de matière flottante dans l’espace, appelé par nous la terre.
Qu’est-ce que cette terre ? On n’en sait rien : peut-être une éclaboussure ignée de lave
refroidie, lancée avec une impulsion rotatoire par quelque éruption d’un volcan
céleste ; peut-être un grain de poussière éthérée soulevé dans sa course par le vent de
quelque astre démesuré de grandeur ; peut-être un atome de fumée émané tout noir et tout
calciné de quelque foyer de soleil ? Peu importe. Cependant l’incalculable petitesse et
la prodigieuse insignifiance numérique de cet atome, comparé à l’immensité de l’espace
et au nombre des mondes qui le peuplent, devrait donner quelque mépris aux hommes et aux
peuples qui s’acharnent à s’en disputer des surfaces inaperçues,
L’homme considéré comme être corporel n’est donc rien sur une planète qui est elle-même moins que rien. Mais l’homme considéré comme ce qu’il est, c’est-à-dire comme être à deux natures, comme point de jonction entre la matière et l’esprit, entre le néant et la Divinité, change à l’instant d’aspect. L’homme atome noyé dans un rayon perdu de soleil, et qui se confondait par son imperceptibilité avec le néant, se confond tout à coup par sa grandeur avec la Divinité !
Pourquoi ? Parce qu’il pense. Et pourquoi pense-t-il ? Parce qu’il a la parole, parce qu’il s’exprime, parce qu’il accumule, à l’aide de cet instrument, des langues parlées et écrites, des sentiments, des idées, des vérités, des adorations qui l’élèvent de son néant jusqu’à l’infini.
J’adore, mot sublime et final où se résume
toute la création. Un vermisseau, mais un vermisseau parlant, résumant l’univers et Dieu
dans une pensée, voilà donc l’homme ! Ôtez-lui la parole ou la littérature, ce résumé de
lui-même et de l’univers, ce n’est plus qu’un vermisseau ; ôtez-lui son enveloppe infime
et matérielle, ce n’est plus un vermisseau, c’est un Dieu ! Mais laissez-lui à la fois
cette enveloppe matérielle des sens qui le dégrade, et cette pensée parlée qui le
divinise, ce n’est plus ni un vermisseau ni un Dieu, c’est un homme, c’est-à-dire un
être complexe et énigmatique, qui fait pitié quand
Sa grandeur, c’est de s’exprimer.
La littérature est cette expression de l’homme transmise à l’homme par l’écriture. Mais
pour que la définition soit juste et complète, il faut y ajouter un mot. La littérature
est l’expression mémorable, c’est-à-dire digne de mémoire, de l’esprit
humain.
Vous concevez que depuis le commencement des temps cette littérature ou cette expression mémorable de l’esprit humain a dû se multiplier dans une
proportion presque incalculable. Les langues et les livres écrits dans ces diverses
langues sont le dépôt de cette littérature universelle.
Mais Dieu, dans un dessein que nous ne pouvons pas connaître, a donné des bornes à la
mémoire des hommes comme à toute chose ici-bas. De même qu’il y a un horizon d’espace
au-delà duquel la vue se trouble et n’aperçoit plus rien, de même il y a un horizon de
temps
Les idées n’échappent pas plus à cette loi que les hommes et les empires. Les langues meurent avec les civilisations et avec les peuples qui les parlent. Les langues, comme des urnes brisées dont on transvase la liqueur pour la verser dans d’autres urnes, se transmettent de l’une à l’autre une faible partie de la littérature sacrée ou profane qu’elles contenaient ; elles en laissent fuir la plus grande partie dans l’oubli ; puis naissent, de la décomposition de ces langues mortes, d’autres langues formées de leurs débris. Des peuples nouveaux recommencent à penser, à parler, à écrire des choses dignes de mémoire. Ces livres forment avec le temps d’autres dépôts de l’expression humaine, destinés à périr à leur tour.
Cette diversité, cette instabilité et cette brièveté des langues sont le grand obstacle
à la perfectibilité,
Pour quiconque lit attentivement les chefs-d’œuvre littéraires des époques que nous
appelons la naissance des lettres, il est évident que ces chefs-d’œuvre ou ces fragments
de chefs-d’œuvre que nous croyons des commencements, n’étaient que des continuations ou des renaissances de littératures dont les monuments ne nous
sont pas parvenus. Il y a une brume sur les temps très-reculés, comme sur les distances.
On ne voit pas au-delà, mais on conjecture avec une presque certitude.
Job nous apparaît tout à coup avec le livre qui
porte ce nom dans la Bible, cette sagesse, cette expérience, cette éloquence, ne sont
pas nées sans ancêtres du sable du désert, sous la tente d’un Arabe nomade et illettré ;
il est également évident que quand un poète comme Homère apparaît tout
à coup avec une perfection divine de langue, de rythme, de goût, de sagesse, aux confins
d’une prétendue barbarie, il est évident, disons-nous, qu’Homère n’est pas sorti de
rien, qu’il n’a pas inventé à lui seul tout un ciel et toute une terre, qu’il n’a pas
créé à lui seul sa langue poétique et le chant merveilleusement cadencé de ses vers,
mais que derrière Job et derrière Homère il y avait des sagesses et des poésies dont ces
grands poètes sont les bords ; littératures hors de vue, dont la distance nous empêche
d’apprécier l’étendue et la profondeur. Rien ne naît de rien dans ce monde, pas même le
génie : quand vous apercevez un grand monument littéraire, soyez sûrs qu’il n’est pas
isolé, et que derrière ce monument il y a une littérature invisible
Cette distance du temps, cette décomposition des langues, ces morts et ces ensevelissements des empires qui parlaient ces langues, ont donc fait disparaître, dans le passé reculé du monde, d’immenses trésors de littérature. Nous en exhumons de temps en temps dans l’Inde, dans l’Égypte, dans la Chine, quelques débris. Gloire aux lettrés studieux qui les déchiffrent, et les recomposent comme Cuvier recomposait un monde antédiluvien à l’aide de quelques ossements ! En attendant le fruit complet de leurs découvertes, l’inventaire général de la littérature universelle, ou de l’expression mémorable de l’esprit humain par ses œuvres, est contenu dans nos bibliothèques en un petit nombre de chefs-d’œuvre en toute langue qui ne dépassent pas les forces de l’attention.
C’est cet inventaire que j’entreprends de parcourir avec vous, non par ordre de date,
ce qui
Cet inventaire de l’esprit humain, à l’heure où nous sommes, comprend l’Inde, la Chine, l’Égypte, la Perse, l’Arabie, la Grèce, Rome, l’Italie moderne, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Amérique elle-même naissante à la littérature comme à la vie, en un mot tous les peuples du globe qui ont apporté ou qui apportent un contingent littéraire à ce dépôt général de l’esprit humain.
Nous prendrons en main tour à tour une de ces œuvres, nous en traduirons les principaux
textes, en faisant goûter les beautés et en indiquant les imperfections, et nous nous
rendrons compte ainsi des trésors d’intelligence, de sagesse et de génie que possède
Nous ne nous interdirons pas de redescendre de temps en temps des hauteurs de l’antiquité jusqu’à nos jours : s’il a paru ou s’il paraît pendant que nous écrivons un de ces livres qui honorent notre nation ou notre époque, nous nous arrêterons avec prédilection sur ces œuvres, nous en parlerons avec impartialité. Notre critique est la recherche et la contemplation du beau ; nous ne citerons que les belles choses : les mauvaises n’ont pas besoin d’être jetées à l’oubli, elles meurent d’elles-mêmes. Un cours libre de littérature doit relever et non ravaler à ses propres yeux l’âme humaine. La plus sublime des facultés de l’homme, c’est l’admiration ; nous voulons donner une haute idée de l’homme par ses œuvres, afin de vous soutenir, en morale comme en littérature, à la hauteur de l’idée que vous aurez conçue de vous-même.
me Émile de Girardin vient de s’éteindre dans
toute la flamme de son esprit. Le plan de ce cours familier, et pour ainsi dire dialogué
de littérature, ne nous astreint pas tellement à l’ordre chronologique du génie, qu’il
nous soit interdit de faire de temps en temps des retours sur notre propre siècle, de
parler des œuvres remarquables qui s’y produisent, des écrivains d’élite dont les
talents le décorent, ni surtout d’y déplorer la perte de ceux que nous y avons le plus
aimés. La littérature telle que nous la comprenons n’a pas seulement des goûts, elle a
du cœur ; et quand le cœur a fait une partie du talent d’un écrivain, ce n’est pas à la
gloire seulement, c’est à la tendresse de mener son deuil.
me de Girardin a été toujours d’un caractère si fraternel et si littéraire, que
les charmes de sa figure n’ont été pour rien dans notre attrait pour sa personne, et
que, en la pleurant avec amertume comme amie, nous sommes sûrs de notre impartialité
comme écrivain.
Sans doute il est impossible de séparer complètement dans une telle femme la grâce du génie, et la beauté des traits de la beauté de l’intelligence : comment séparer ce que Dieu a si bien uni sur une physionomie éloquente ? Ce ne serait pas même rendre justice à la nature ; elle fond d’un seul jet l’âme et le corps, et elle ne permet pas qu’on les sépare, sans mutiler l’impression qu’elle veut produire en nous par les chefs-d’œuvre de sa création.
Cette impression que Mme de Girardin (alors Mlle Delphine Gay) fit sur moi la première fois qu’elle m’apparut, après en avoir
beaucoup entendu parler, fut si vive, que le lieu, le jour,
Le hasard semblait avoir préparé pour moi une scène digne de l’apparition. C’était en
1825 ; j’habitais l’Italie. Je revenais, par un ciel de printemps, de Rome à Florence ;
j’avais passé la nuit dans la ville pastorale de Terni, ville répandue
au milieu des eaux et des arbres dans la vallée sonore, assourdie des cascades et
rafraîchie de l’écume du Vellino.
Terni. De nos fenêtres
nous entendions la chute de cette cascade d’un fleuve, comme un tonnerre continu au fond
de la vallée ; l’aubergiste ajouta que la plus jeune et la plus belle des deux
voyageuses était, d’après le récit de leur courrier, la plus célèbre improvisatrice de la France.
Le nom de mademoiselle Delphine Gay me vint sur les lèvres ; je fis appeler le
courrier, qui préférait le vin de Montefiascone à toutes les eaux de
Terni, et qui buvait dans une salle basse en compagnie d’une fiasque
et d’un ami. Le courrier me connaissait parce que j’avais signé souvent son passeport
pour les villes d’Italie ; il me dit que ses voyageuses s’appelaient madame
Gay et mademoiselle Delphine Gay, sa fille ; que ces dames
avaient regretté de ne pas me rencontrer à Florence ; qu’elles avaient
On me préparait déjà en effet une calèche légère du pays, pour gravir la pente escarpée du plateau boisé d’où le fleuve se précipite.
Il y a environ deux petites heures de chemin de la ville de Terni au sommet du plateau.
La route, en quittant Terni, s’enfonce en serpentant sous des voûtes d’arbres
aquatiques, tout dégouttants de l’éternelle rosée de la chute. Ce chemin traverse, sur
des ponts romains à demi écroulés et verdis de mousse humide, trois ou quatre branches
du fleuve. Les vagues fuient encore avec la rapidité et le sifflement de la flèche,
toutes frémissantes de l’impulsion qu’elles ont reçue en tombant de si haut ; elles
rejettent à droite et à gauche, sur les prairies, les larges flocons d’écume qui les
blanchissent encore, pour aller s’enfoncer en tournoyant sur elles-mêmes dans la sombre
vallée Narni, où elles se rassemblent sous les arches
brisées du pont d’Auguste.
Après qu’on a traversé ainsi les prairies qui bordent le fleuve, on s’élève
insensiblement pendant une heure, par un chemin en corniche, sur les flancs mouillés,
suants et ombreux de la montagne. À mesure qu’on monte, le mugissement du Vellino
devient plus imposant. L’ombre accroît la terreur. Le flanc de la montagne tourné au
couchant ne voit le soleil que plus tard ; cette pente ruisselle, à ces heures de la
matinée, de fraîcheur et de rosée ; ce n’est qu’aux extrémités des coudes et des caps
élevés, formés par les sinuosités de la rampe, qu’on aperçoit à sa gauche les vagues
éclairées du fleuve roulant dans la vallée à travers les brumes roses, les
scintillations et les éblouissements du soleil levant. Vapeurs des eaux, verdure des
prairies, noirceurs des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers,
rubans bleuâtres des langues de la cascade qui
On ne peut s’empêcher de se rappeler, en approchant, les noms de tous les grands poètes
et de tous les grands peintres qui sont venus avant nous frissonner d’horreur et
d’admiration à ce même site, depuis Horace et Claude
Lorrain, jusqu’à lord Byron. Terni est le pèlerinage du génie ;
le poète y laisse en ex-voto des vers sublimes, et il en rapporte une
impression des puissances et des grâces de la nature, qui gronde aussi éternellement
dans son âme que le Vellino gronde dans son abîme. J’avoue que j’étais ivre seulement de
bruit avant d’avoir aperçu le précipice.
On eût dit que la terreur du précipice qu’il allait franchir l’étonnait lui-même, le suspendait et le faisait presque refluer en arrière, tant son onde verdâtre, huileuse et profonde paraissait s’attacher aux parois de son lit, et se voiler d’arbres et de roseaux penchés sur son cours.
Le bruit seul des eaux croulantes nous conduisit de bouquets d’arbres en bouquets d’arbres, qui nous cachaient la chute et la vallée, jusqu’à un promontoire avancé sur le vide, comme un cap démesurément élevé sur l’Océan.
Nous n’essayerons pas de le décrire. Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces
sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à
qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui
l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en
tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre
volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux
gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme
des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les
transparences vertes ou azurées des langues
Et si l’on ajoute à ce spectacle de la cascade de Terni ce grand jour, cette sérénité
d’un ciel d’Italie, ces teintes marbrées du rocher, cette atmosphère cristalline, cette
douce tiédeur de l’air tournoyant, qui vous baigne voluptueusement de l’haleine des
eaux, choses
Tels étaient la scène et l’amphithéâtre où je rencontrai pour la première fois celle qui fut plus tard madame Émile de Girardin.
Je m’avançai, sans être aperçu, un peu au-dessus de la petite pelouse où elle
s’appuyait sur le parapet de rochers pour contempler la chute. J’eus ainsi le loisir,
après avoir lentement mesuré la cascade, de reporter mes regards sur la belle jeune
fille qui s’enivrait du
Elle était à demi assise sur un tronc d’arbre que les enfants des chaumières voisines avaient roulé là pour les étrangers ; son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive ; sa main gauche, comme alanguie par l’excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l’herbe humide.
Sa taille élevée et souple se devinait dans la nonchalance de sa pose ; ses cheveux
abondants, soyeux, d’un blond sévère, ondoyaient au souffle tempétueux des eaux, comme
ceux des Sibylles que l’extase dénoue ; son sein gonflé d’impression soulevait fortement
sa robe ; ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l’espace. Soit
gouttes de vapeur condensée sur ses longs cils noirs, soit larmes de l’esprit montées
aux yeux par
Son profil légèrement aquilin était semblable à celui des femmes des Abruzzes ; elle les rappelait aussi par l’énergie de sa structure et par la
gracieuse cambrure du cou. Ce profil se dessinait en lumière sur le bleu du ciel et sur
le vert des eaux ; la fierté y luttait dans un admirable équilibre avec la sensibilité ;
le front était mâle, la bouche féminine ; cette bouche portait, sur des lèvres
très-mobiles, l’impression de la mélancolie. Les joues pâlies par l’émotion du
spectacle, et un peu déprimées par la précocité de la pensée, avaient la jeunesse mais
non la plénitude du printemps :
Elle se leva enfin au bruit de mes pas.
Je saluai la mère, qui me présenta à sa fille. Le son de sa voix complétait son charme : c’était le timbre de l’inspiration. Son entretien avait la soudaineté, l’émotion, l’accent des poètes, avec la bienséance de la jeune fille ; elle n’avait, à mon goût, qu’une imperfection, elle riait trop ; hélas !… beau défaut de la jeunesse qui ignore la destinée ; à cela près, elle était accomplie. Sa tête et le port de sa tête rappelaient trait pour trait en femme celle de l’Apollon du Belvédère en homme ; on voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait trop regardé les dieux de marbre.
La Sibylle a un temple admirable situé au-dessus
………………………………………………………………………………………………………
Nous revînmes ensemble à Terni ; nous nous y séparâmes le soir, elle pour aller à Rome, moi pour retourner à Florence. Elle m’avait laissé une gracieuse et sublime impression. C’était de la poésie, mais point d’amour, comme on a voulu plus tard interpréter en passion mon attachement pour elle. Je l’ai aimée jusqu’au tombeau sans jamais songer qu’elle était femme : je l’avais vue déesse à Terni !
Cette première impression me resta toujours ; elle était pour moi sur un piédestal, isolée dans son génie ; je la regardais d’en bas, il faut regarder d’en haut ce qu’on aime.
Cette charmante apparition de Terni avait alors à peu près dix-huit ans ; elle était
fille
Madame Sophie Gay était contemporaine de ces quatre ou cinq femmes de beauté mémorable et de célébrité historique qui apparurent à Paris après le 9 thermidor, comme des fleurs éblouissantes prodiguées toutes à la fois, la même année, par la nature pour recouvrir le sol ensanglanté par l’échafaud. Madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Récamier, madame Gay, étaient de belles idoles grecques qui firent un moment, sous le Directoire, rêver Athènes au peuple de Paris. Elles furent le nœud entre la liberté épurée de sang et la gloire militaire pure encore de despotisme ; un sourire fugitif, mais ravissant, de la France entre deux larmes.
Madame Gay, aussi étincelante au moins d’esprit que sa fille, bonne, tendre, généreuse,
héroïque de passion et de courage, fidèle à ses amis jusque sous la hache, cœur
d’honnête homme dans la poitrine d’une femme d’un temps corrompu, n’avait qu’un défaut.
Son âme, chargée de premiers mouvements, était pleine d’explosion ; dans les éruptions
de son cœur elle brisait tout, elle faisait scène, elle choquait les
scrupules ; elle scandalisait les pusillanimités de salon : c’était son seul tort ; mais
ce tort était racheté par tant de vigueur de sentiment et par tant d’élégance de
conversation, qu’on lui pardonnait tout, et qu’on finissait par aimer en elle jusqu’à
ses défauts.
Elle adorait sa fille, en qui elle se voyait renaître. Frappée des dispositions
précoces de
Cette gloire posthume et désintéressée, goûtée dans la personne de son enfant, est peut-être la plus touchante de toutes les faiblesses. La vanité s’y confond avec la tendresse, la maternité y sanctifie la vanité.
Madame Gay s’était faite elle-même le piédestal de sa fille ; on la raillait de son empressement à la produire et à faire admirer ses perfections : mais qu’y a-t-il de plus innocent et de plus désintéressé que de vouloir faire éclater aux yeux du monde le prodige qu’une mère a trouvé dans le berceau de son propre enfant ?
Les autres filles de madame Gay, aussi charmantes et aussi spirituelles que la
dernière, étaient déjà mariées ; elles n’animaient plus de leur présence son foyer
désert ; tout revivait pour elle dans sa Delphine. On connaît la prédilection des mères
pour les derniers venus à la vie. Ils semblent avoir plus besoin que les autres Benjamins sont une vieille histoire,
ils sont aussi vrais dans la civilisation qu’au désert.
De plus, madame Gay, après avoir possédé une opulente fortune, était tombée dans une médiocrité d’existence qu’elle ne soutenait que par le travail littéraire, souvent si mal rémunéré ; elle craignait la pauvreté après elle pour cette enfant : elle pouvait penser que le double talent de la mère et de la fille, et leur double travail, apporteraient un peu plus d’aisance à la maison, que sa fille se ferait avec ses vers une propre dot de sa gloire. Dieu lisait tout cela comme je l’ai lu moi-même dans le cœur de cette excellente mère, mais le monde cherche à voir les vertus même du mauvais côté.
Cependant l’enfant se développait dans la société des femmes et des hommes les plus
illustres, amis de sa mère, et entre autres de M. de Chateaubriand et de madame de
Staël ; elle dépassait en charmes et en talent tout ce que le
Ces vers, retenus de mémoire ou colportés de salons en salons par les amis, avaient fait une célébrité avant l’âge au nom de Delphine. Bientôt cette gloire domestique ne suffit plus à la mère.
La restauration des Bourbons s’était accomplie : la poésie, cette élasticité comprimée
des âmes, était revenue avec la liberté. Madame
Le roi lui-même était un lettré et un poète. La Restauration était la température où fleurissaient les talents naissants. Madame de Staël et M. de Chateaubriand leur donnaient le diapason, l’un de la liberté aristocratique, l’autre de l’enthousiasme dynastique. Ces deux enthousiasmes se confondaient dans ces réunions presque académiques, où l’esprit était la première dignité des hommes et des femmes.
La jeune Delphine y fut accueillie, comme l’Aurore du Guide, par
toutes les grâces du jour.
Elle y respira à longs traits partout l’enthousiasme qu’elle y répandait elle-même. Une
des meilleures preuves de l’incorruptibilité de sa belle nature, c’est qu’elle en fut
heureuse, mais sur le bonheur d’être
belle.
Ce fut dans ces heureuses années qu’elle composa la plupart de ses poèmes, recueillis
depuis sous l’humble titre d’essais poétiques. Nous n’en citons rien
ici ; à quoi bon citer ce qui est dans la mémoire de tout le monde ? On ne peut faire à
cette poésie qu’un reproche, c’est d’avoir respiré un peu trop l’air des salons : l’air
des salons est trop artificiel et trop tempéré pour donner à la poésie cette trempe esprit, ce génie trop familier des salons, y corrompt le véritable
génie, qui vit de grand air. Cet air des salons donne à la poésie des finesses au lieu
de grandeur. Les grands accents ont besoin de grands espaces, de grands mouvements de
l’âme, de grandes passions ; une jeune fille, élevée dans cette cage dorée des hôtels de
Paris, ne peut élever sa voix qu’à la portée de la société étroite et raffinée qui
l’entoure : si Sapho eût été une jeune fille de bonne compagnie dans la cour de quelque
roi des Perses, nous n’aurions pas ces dix vers, ces dix charbons de feux, allumés dans
son cœur, et qui brûlent depuis tant de siècles les yeux qui les lisent.
Mais les vers de jeunesse de madame de Girardin ont tout ce que l’atmosphère dans
laquelle elle vivait comporte ; c’est de la poésie à demi-voix, à chastes images, à
intentions fines, à grâces décentes, à pudeurs voilées de style. Le seul défaut de ses
vers, nous le répétons, « Ô sainte bêtise ! s’écriait un
grand juge des poètes de son temps, que tu es préférable dans ta naïveté à ces
raffinements de la pensée, qui ne valent pas à eux tous un cri de la
nature ! »
Mais le goût naturel et exquis de la jeune fille la défendait contre l’abus. De temps en temps elle avait des retours de nature contre le pli trop artificiel que la société donnait à son talent.
Cet excès d’esprit ne nuisait en rien à la tendresse de son cœur. Elle aspirait à un époux digne d’elle surtout, parce que l’amour est un dévouement. Je me souviens de l’avoir vue un matin d’une nuit sans sommeil, pendant laquelle elle avait veillé à côté du berceau d’un enfant malade de la comtesse O’Donnel, sa sœur. Tout le cœur d’une mère se lisait dans sa physionomie fiévreuse et dans ses traits pâlis. Ce fut l’occasion de quelques vers que je lui adressai le lendemain.
Ces vers commencent par des strophes dans lesquelles j’exprimais l’étonnement du
………………………………………………………………………………………………………
………………………………………………………………………………………………………
Il y trouve, ravi, des solitudes vertes, Dont l’agneau broute en paix le tapis velouté, Des vergers pleins de dons, des chaumières ouvertes À l’hospitalité ; Des coteaux de velours, d’ombrageuses vallées, Et des lacs étoilés des feux du firmament, Dont les barques sortant des anses reculées Rident le flot dormant. Il entend les doux bruits de voix qui se répondent, De murmures confus qui montent des hameaux, De cloches de troupeaux, de chants qui se confondent Avec les chants d’oiseaux. Marchant sur les tapis d’herbe en fleur et de mousses : « Ah ! dit-il, que ces lieux me gardent à jamais ! La nature a caché ses grâces les plus douces Sous ses plus hauts sommets. » Ainsi les noms qu’au ciel la renommée élève De leur éclat lointain semblent nous consumer, Jalouse de ses dons, la gloire leur enlève Tout ce qui fait aimer ! Ainsi, quand je te vis, jeune et belle victime Qu’un génie éclatant choisit pour ton malheur, Je cherchai sur ton front le rayon qui t’anime, Et je fermai mon cœur. Mais un jour, c’était l’heure où le soin du ménage Retient la jeune fille à son foyer pieux, Où l’on n’a pas encor composé son visage Pour l’œil des curieux. Les meubles dispersés dans l’asile nocturne, La lampe qui fumait, oubliée au soleil, Étalaient ce désordre, emblème taciturne D’une nuit sans sommeil. Des harpes et des vers, souvenirs d’une fête, Des livres échappés à des doigts assoupis, Et des festons de fleurs détachés de la tête, Y jonchaient les tapis. La veille avait flétri de ta blanche parure Les plis qu’autour du sein le nœud pressait encor ; Tes cheveux dénoués jusques à la ceinture S’épandaient en flots d’or. Ton visage était pâle, un frisson de pensées De ton front incliné lentement s’effaçait ; Comme sous un fardeau trop lourd, ta main glacée Sur tes genoux glissait. Au bord de tes yeux bleus tremblaient deux larmes pures : La pervenche à ses fleurs ainsi voit s’étancher Deux perles de la nuit, que les feuilles obscures Empêchent de sécher. Sur tes lèvres collé ton doigt disait : Silence ! Car l’enfant de ta sœur dormait dans son berceau, Et ton pied suspendu le berçait en silence Sous son mobile arceau. La mort avait jeté son ombre passagère Sur cette jeune couche, et dans ton œil troublé, Dans ton sein virginal, tout le cœur d’une mère D’avance avait parlé. Et tu pleurais de joie, et tu tremblais de crainte ; Et quand un seul soupir trahissait le réveil, Tu chantais au berceau l’enfantine complainte Qui le force au sommeil. Ah ! Qu’un autre te voie, enfant de l’harmonie, Trouvant que sur les cœurs un empire est trop peu, Lancer d’un seul regard l’amour et le génie, La lumière et le feu ! Pour moi, quand ma mémoire évoque ton image, Je te vois l’œil éteint par la veille et les pleurs, Sans couronne et sans lyre, et penchant ton visage Sur un lit de douleurs. Je t’entends murmurer ces simples cris de l’âme Que l’amour maternel apprend à ressentir, Et ces chants du berceau que la plus humble femme Sait le mieux retentir. Et je dis dans mon cœur : « Écartez cette lyre ! De la gloire à ce cœur le calice est amer : Le génie est une âme, on l’oublie ; on l’admire, Elle saurait aimer. »
Sa double célébrité de beauté et de génie croissait avec les saisons : dès qu’elle
paraissait dans les théâtres, dans les fêtes, dans les académies, un murmure
d’admiration courait
Mille bruits couraient sur son mariage ; aucuns n’étaient vrais. La gloire attire les yeux, mais fait peur au sentiment ; à moins d’être très-inférieur et d’accepter humblement son infériorité, ou à moins d’être très-supérieur et de ne craindre aucune éclipse, on redoute d’épouser ces grandes artistes qui introduisent la publicité dont elles rayonnent dans le ménage, qui ne veut que le demi-jour. On la trouvait trop grande pour la maison d’un époux ordinaire ; on rêvait pour elle on ne sait quel sort plus grand que nature. On ne la connaissait pas. Elle ne voulait qu’un cœur ; elle savait se proportionner aux plus humbles conditions de la vie commune, pourvu que l’amour, cette poésie du cœur, ne manquât pas à sa destinée.
Ce prince avait eu occasion de voir et d’entendre la jeune fille dans les salons des Tuileries, chez une des femmes de la cour logée au palais ; il avait exprimé pour elle une admiration qu’on pouvait prendre pour de l’amour.
On savait qu’il ne voulait pas se remarier d’un mariage authentique, par des délicatesses de famille et de dynastie ; mais on pensait que sensible encore, comme il l’avait toujours été, aux charmes d’une société de femmes, et trop pieux pour avoir une favorite, il serait heureux de trouver, dans un mariage consacré par la religion et avoué par l’usage des cours, une compagne des jours de sa maturité.
L’admiration qu’il avait témoignée pour la
Des intelligences dans les affections des princes sont des influences dans leurs
conseils ; la politique, sous les apparences de l’amour, assiège même l’oreiller des
rois. Une Diane de Poitiers légitime, ou une madame de
Maintenon jeune et séduisante, parurent une nécessité de situation au parti
royaliste. Ce parti ne pouvait pas choisir une personne plus accomplie pour l’un ou
l’autre de ces rôles : Diane de Poitiers n’était pas plus belle, madame de Maintenon pas
plus supérieure ; mais la jeune fille à qui on destinait leur rôle avait l’innocence qui
manquait à l’une, la franchise qui manquait à l’autre.
Tout semblait conspirer au succès du plan des courtisans, lorsque enfin le comte d’Artois, ému en apparence de tant de charmes, parut n’éprouver d’autre embarras que celui de déclarer sa tendresse. Ils vinrent en aide à sa timidité ; ils lui parlèrent d’un mariage qui concilierait, dans une demi-publicité, sa religion, sa délicatesse de père et de roi futur ; ils lui désignèrent la personne pour laquelle des yeux intelligents avaient deviné son attrait ; ils lui en firent un éloge qu’ils supposaient déjà gravé en traits plus profonds dans son cœur.
Le comte d’Artois les écouta sans surprise,
Je revins, peu de temps après cette conjuration de cour, à Paris. J’y revis Delphine et
sa mère. Rien ne ressemblait plus alors au poétique encadrement de l’apparition de
Terni ; la
Deux chambres basses où l’on montait par un escalier de bois, des meubles rares et
éraillés, restes de l’antique opulence, quelques livres sur des tablettes suspendues à
côté de la cheminée, une table où les vers de la fille et les romans de la mère,
corrigés pour l’impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes ; au
fond de l’appartement, un petit cabinet de travail où Delphine se retirait du bruit pour
écouter l’inspiration, voilà tout. Ce boudoir ouvrait sur une terrasse de douze pas de
circuit, sur laquelle deux ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie
recevaient à midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d’une écurie
voisine piétinaient dans l’eau de pluie. Ah ! qu’il y avait loin de là aux arcs-en-ciel
flottants dans l’atmosphère Tempé de l’Italie !
Eh bien ! malgré cette médiocrité d’existence de ces deux femmes, les plus beaux noms
de France et d’Europe se pressaient dans cet entresol. On y rencontrait depuis madame
Récamier jusqu’aux Montmorency et aux Chateaubriand. C’est la vertu de Paris de courir à
la beauté, à la gloire, à l’agrément, plus qu’à la richesse et à la puissance. L’air y
est cordial, c’est le cœur seul qui y règle l’étiquette. On ne pouvait s’empêcher de
penser, en contemplant et en écoutant Delphine, à cette Vittoria
Colonna, qui fut la noble et chaste Aspasie de Rome moderne, la passion
platonique de Michel-Ange, le modèle des Vierges de Raphaël, pendant qu’elle était, par
ses propres poésies, la rivale heureuse de Pétrarque !
Terni.
Je venais assidûment les visiter dans la matinée.
Depuis quelques semaines j’y voyais souvent debout, derrière le fauteuil de Delphine, un jeune homme de petite taille et de charmante figure, qui semblait à peine sortir de l’adolescence. Il parlait peu, on ne le nommait pas ; il paraissait vivre dans une intime familiarité avec les deux dames, comme un frère ou un parent arrivé de quelque voyage lointain, et qui reprenait naturellement sa place dans la maison.
Ce jeune homme avait les yeux sans cesse attachés sur Delphine ; il lui parlait bas ;
elle détournait négligemment son beau visage
Je demandai à sa mère quel était ce jeune inconnu, dont la physionomie forte et fine inspirait une attention et une curiosité involontaires. La mère me répondit que c’était M. Émile de Girardin ; elle me raconta son histoire ; elle me consulta sur de vagues idées de mariage. Je lui dis que le jeune homme avait une de ces physionomies qui percent les ténèbres et qui domptent les hasards, et que dans le pays de l’intelligence la plus riche dot était la jeunesse, l’amour et le talent.
Peu de temps après, j’étais retourné à mon poste, à l’étranger ; j’appris, hors de France, que la charmante apparition de la cascade était devenue madame Émile de Girardin.
En feuilletant les pages de ses poésies, on lit celles de son cœur. Beaucoup de ces
pages pourraient être signées par les premiers noms de la poésie française. Son
invocation à la
Ô martyre divin, supplice rédempteur, Sceptre du Tout-Puissant, Arbre dominateur Dont Dieu même jeta la racine féconde ; Étendard glorieux qui gouverne le monde, Symbole consolant, Croix sainte ! Noble don, Garant universel du céleste pardon ! Ton signe révéré, gage de délivrance, Prodigue à tous les maux des trésors d’espérance : La crainte et le bonheur t’invoquent tour à tour. Le soir, du pèlerin tu guides le retour…… Le crime, en ses remords, vient t’arroser de pleurs, Et la vierge au front pur te couronne de fleurs. Tu consoles les rois quand leur trône succombe, Et du pauvre oublié tu protèges la tombe ! Ah ! Puissent tes bienfaits s’étendre jusqu’à moi ! …………………………………………………… Fais que dans mes récits, déguisant leur faiblesse, La parole de Dieu conserve sa noblesse ! Pour raconter la mort qui sauva l’univers, Fais que l’Esprit divin se révèle en mes vers, Et que, douant ma voix de force et d’harmonie, L’ardente piété me serve de génie !
Les premiers vers de la Vision sont du
Sous les verts peupliers qui bordent nos prairies, Hier j’avais porté mes vagues rêveries ; J’écoutais l’onde fuir à travers les roseaux, Et debout, effeuillant le saule du rivage, J’attachais mes regards sur le cristal des eaux, Qui, du ciel étoilé réfléchissant l’image, La nuit sur le vallon répandait sa fraîcheur ; Et les vapeurs du lac dont j’étais entourée, D’un nuage céleste égalant la blancheur, Semblaient unir la terre à la voûte azurée. Mais soudain quel prestige a troublé mes esprits !… Le lac s’est éclairé d’une flamme inconnue ; Tremblante, je m’approche, et mes regards surpris Dans l’eau qui la répète ont vu s’ouvrir la nue ! Sur un nuage d’or une femme apparaît… Son sein était couvert d’une robe éclatante ; Du bandeau virginal sa tête se parait, Et son bras agitait la bannière flottante. Sur son front, dégagé du panache vainqueur, Des lauriers lumineux formaient une auréole. Alors un saint effroi venant saisir mon cœur, À genoux j’écoutai sa divine parole. « Lève-toi, me dit-elle, et reconnais en moi « La vierge des combats, le sauveur de son roi ; « Celle qui déserta sa tranquille chaumière « Pour suivre de l’honneur le périlleux chemin ; « Celle qui délivra la France prisonnière, « Et qui porte encor dans sa main « Et sa houlette et sa bannière. » …………………………………………………… Elle dit, et bientôt, du nuage voilée, L’héroïne s’enfuit sur la route étoilée. Je restai seule, en proie à mes nouveaux transports ; Un céleste pouvoir secondait mes efforts ; Le Seigneur m’inspirait ; sa divine lumière Embrasait de ses feux mon âme tout entière, Et déjà l’avenir était changé pour moi. Mes yeux entrevoyaient la gloire sans effroi ; D’un orgueil inconnu je me sentais saisie. « Guide-moi, m’écriai-je, ô toi qui m’as choisie, Protège de mon cœur la pure ambition ! Je jure d’accomplir ta sainte mission ; Elle aura tous mes vœux, cette France adorée ! À chanter ses destins ma vie est consacrée ; Dussé-je être pour elle immolée à mon tour, Fière d’un si beau sort, dussé-je voir un jour Contre mes vers pieux s’armer la calomnie ; Dût, comme tes hauts faits, ma gloire être punie, Je chanterais encor sur mon brûlant tombeau ! Oui, de la vérité rallumant le flambeau, J’enflammerai les cœurs de mon noble délire ; On verra l’imposteur trembler devant ma lyre ; L’opprimé, qu’oubliait la justice des lois, Viendra me réclamer pour défendre ses droits ; Le héros, me cherchant au jour de sa victoire, Si je ne l’ai chanté doutera de sa gloire ; Les autels retiendront mes cantiques sacrés, Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés, Les Français, me pleurant comme une sœur chérie, M’appelleront un jour Muse de la patrie ! »
Il est difficile à une femme de chanter, en vers plus sobres, plus nerveux et plus
virils, l’Exegi monumentum de son sexe.
Le retour dans la patrie, après le voyage en Italie où je l’avais rencontrée, n’est pas exprimé avec moins de simplicité et de grandeur :
…………………………………………………… Que j’aime ces vallons où serpente l’Isère ! Pourtant je les ai vus ces rivages si beaux, Où le Tibre immortel coule entre des tombeaux ! J’admirai de ses bords la superbe misère ; Mais les flots sablonneux de ce fleuve agité, De nos fleuves riants n’ont pas la pureté. Ce torrent qu’à ses pieds l’Apennin voit descendre, Et que Rome adora dans ses temps fabuleux, Semble, dans son cours orgueilleux, Des empires détruits rouler toujours la cendre. ……………………………………………………
J’ai besoin, pour chanter, du ciel de la patrie : C’est là qu’il faut aimer, c’est là qu’il faut mourir. Hélas ! si le malheur finit mes jours loin d’elle, Qu’on ne m’accuse pas d’une mort infidèle : Jure de ramener dans notre humble vallon Et ma harpe muette et ma cendre exilée ! Ah ! sous les peupliers de notre sombre allée, Une croix, des fleurs et mon nom Charmeraient plus mon ombre consolée Qu’un magnifique mausolée Sous les marbres du Panthéon.
La tragédie de Judith, celle de Cléopâtre,
élevèrent son style poétique au-dessus de l’élégie, à la hauteur de la scène antique.
Des vers tels que ceux-ci dans sa Cléopâtre ont le grandiose d’une
scène de Racine. L’âge et l’étude avaient affermi sa main. Qu’on en juge par le tableau
de l’Égypte que fait Cléopâtre à sa confidente Iras, dans l’ennui de l’attente
d’Antoine.
Iras doute des dieux, mais non de sa puissance. Il reviendra par mer. Un messager romain A dû le rencontrer dès hier en chemin. Deux vaisseaux de César l’attendent dans la rade. Peut-être il a voulu passer par l’Heptastade, Afin de recevoir les envoyés au port… Mais que lui veut César ? Dieux ! S’ils étaient d’accord ! Pour chasser de ses mers l’héritier de Pompée, Et reprendre sur lui la Sicile usurpée, Il a besoin d’Antoine… il presse son retour. Rome, qui me connaît, a peur de son amour… J’ai hâte de le voir… Oh ! Comme l’heure est lente ! Et que cette chaleur sans air est accablante ! Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur, Pas une larme d’eau dans l’implacable azur ! Ce ciel n’a point d’hiver, de printemps, ni d’automne ; Rien ne vient altérer sa splendeur monotone… Toujours ce soleil rouge à l’horizon désert, Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert. De ce constant éclat l’esprit rêveur s’ennuie ; Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie, Iras, je donnerais ces perles, ce bandeau… Ah ! la vie en Égypte est un pesant fardeau. Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre, Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre… On vante ses palais, ses monuments si beaux ; Mais les plus merveilleux ne sont que des tombeaux. Si l’on marche, l’on sent, sous la terre endormies, Des générations d’immobiles momies. On dirait un pays de meurtre et de remords : Le travail des vivants, c’est d’embaumer les morts. Partout dans la chaudière un corps qui se consume ; Partout l’âcre parfum du naphte et du bitume ; Partout l’orgueil humain, follement excité, Luttant dans sa misère avec l’éternité… Des peuples disparus qu’importent ces vestiges ? Art monstrueux, je hais tes vains et faux prodiges. Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi ; Tout, jusqu’à ses beautés, m’inspire de l’effroi ; Jusqu’à son fleuve illustre, énigme dans sa course, Dont, depuis trois mille ans, on cherche en vain la source. Son bonheur même a l’air d’une calamité ; Car le sombre secret de sa fertilité N’est pas le don du sol, l’heureux bienfait d’un astre : Cette fécondité naît encor d’un désastre. Il faut, pour qu’il obtienne un éclat passager, Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager. Il perdrait tout, sa gloire et sa fortune étrange, Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange. Oh ! C’est triste pour moi d’avoir devant les yeux Toujours ce fleuve morne aux flots silencieux, Et, regardant monter cette onde sans rivages, De mettre mon espoir en d’éternels ravages.
Le monologue d’Antoine après la bataille d’Actium a des accents de Corneille.
Actium !… Actium ! Depuis ce jour je pleure… Implacable destin !… rends-moi, rends-moi cette heure. Ce moment ne peut-il jamais être effacé ?… Ne pouvons-nous jamais rien reprendre au passé ?… Je donnerais ma vie et mes trente ans de gloire Pour arracher ce jour aux pages de l’histoire ! La gloire, c’était là mon rêve le plus beau, La gloire qui fait vivre au-delà du tombeau. Être pour l’avenir un immortel exemple, Avoir dans son pays une colonne, un temple, C’était là mon orgueil… et j’étais parvenu À gravir dans la gloire un sommet inconnu. Tout jeune, je faisais admirer mon courage ; Comme un vaillant aiglon, j’aspirais à l’orage… Ma mère (il m’en souvient, j’étais encore enfant) Me contait les exploits d’Hercule triomphant… Au superbe récit de cette noble vie, Mes yeux brillaient d’orgueil, d’espérance et d’envie ; Et ma mère joyeuse, en me tendant les bras, Disait : « C’est ton aïeul, et tu l’égaleras. » Et moi, j’entrevoyais une sublime tâche !… Qui t’aurait dit alors que tu couvais un lâche, Et que ce fils, objet d’un orgueilleux amour, Dans un combat fameux devait s’enfuir un jour ?… Il est heureux pour toi de dormir dans la tombe !… Mais pour grandir Octave, il faut bien que je tombe !… Ma lâcheté d’un jour fait sa valeur à lui ; Et s’il a triomphé, c’est parce que j’ai fui. Ô Cicéron ! Jamais ta haineuse invective Ne descendit si bas que l’opprobre où j’arrive. Tu m’accusais d’orgueil, de rêve ambitieux, D’infâmes cruautés, de vols audacieux, D’attentats qui souillaient la majesté romaine. Jouis !… J’ai dépassé les désirs de ta haine ! Triomphe dans ma honte, implacable orateur : C’est moi qui me suis fait mon propre accusateur !… ……………………………………………………
La force dans la tragédie, une finesse féminine dans la comédie, se révélaient à chacun de ses nouveaux ouvrages. Mais son véritable triomphe était la conversation. Son génie était un de ces génies qu’il faut lire sur la physionomie, dans les yeux et dans le son de voix de l’auteur. Leur meilleur ouvrage, c’est eux-mêmes. Il n’y a pas d’édition de leur esprit qui vaille une soirée passée au coin de leur feu. Hélas ! Nous ne nous y assoirons plus ! De tous ces familiers, ou aimables ou célèbres, que nous y avons aimés, admirés ou entrevus, elle était le lien : le lien brisé, le faisceau s’est dispersé.
Addison ou Sterne ; des tragédies bibliques, où le
souvenir d’Esther et d’Athalie lui avait rendu
quelque retentissement lointain de la déclamation de Racine ; des comédies, où la main
d’une femme adoucissait l’inoffensive malice de l’intention ; enfin des Lettres parisiennes, son chef-d’œuvre en prose, véritables pages du Spectateur anglais, retrouvées avec toute leur originalité sur un autre sol :
tout cela avait consacré en quelques années le nom du poète et de l’écrivain. Sa
jeunesse avait mûri sans rien perdre de sa fraîcheur ; et de plus, par une exception que
méritait son caractère, en acquérant beaucoup d’éclat, elle n’avait pas perdu une
amitié.
Telle on la retrouve après la révolution de 1830.
M. de Girardin avait créé un grand organe politique, la Presse,
puissance d’opinion qui comptait avec les puissances de fait. Mais en même temps qu’il
est une puissance, un journal est un tourbillon autour duquel se groupent et
s’entrechoquent les ambitions, les passions, les haines et les envies de tout un siècle.
La plus affreuse mêlée de sang sur un champ de bataille n’approche pas de cette hideuse
mêlée d’encre qui tache les combattants des partis divers dans ces ateliers de la
politique. Les noms s’y pulvérisent dans le choc des idées ou des systèmes. Le nom même
d’une femme peut être, comme ceux de madame de Staël ou de madame Roland, entraîné sous
l’engrenage, et profané jusqu’à l’insulte ou jusqu’à l’échafaud.
Madame de Girardin seule fut préservée de ces éclaboussures des passions par la douce
Quant à elle, elle se réfugia de plus en plus dans les lettres, pour mieux constater
son alibi dans les blessures que les différents partis se faisaient à
deux pas d’elle ; aussi ne la rendit-on jamais responsable des amertumes que la plume
des écrivains politiques répand dans le cœur des hommes du parti contraire. Elle savait
quelquefois s’irriter, jamais haïr.
Cet asile, qu’elle s’était réservé dans son talent poétique, profitait tous les jours
davantage à ce talent. Quelque temps avant la révolution de 1848, elle s’éloigna de
Paris au premier Cléopâtre,
dont le style a la solidité et le poli du marbre. Je n’oublierai jamais l’inspiration de
son visage et l’émotion de sa voix quand elle nous lisait, le jour, ce qu’elle avait
composé la nuit. C’était ordinairement le matin, à l’ombre d’un toit de mousse qui
couvre un pan du verger en pente, d’où le regard plane sur une vallée de Tempé, en face de sombres montagnes ; rien n’y troublait le silence, si ce n’est
le sourd murmure du ruisseau sous les saules, des bourdonnements d’abeilles dans les
sainfoins, et quelques gazouillements de linottes importunes sur les arbres. Ses beaux
vers faisaient taire en nous tous ces bruits du dehors ; les insectes cessaient de
bourdonner près de la ruche ; son visage, encadré de chèvrefeuille et de vigne vierge,
respirait plus de poésie encore que ses vers. Ce furent ses derniers jours de calme ; ce
furent aussi les miens. Quelques mois après, nous étions en pleine rue, opérant cette
grande évocation de la raison
Madame de Girardin était trop Romaine de cœur pour ne pas accepter la république, au moins comme une nécessité de l’occasion ou comme une épreuve du courage. La république seule avait un retentissement d’antiquité. La république à ses yeux, c’était la poésie des événements.
Madame de Girardin n’était d’aucun parti préconçu en politique. Ses instincts non raisonnés, si elle n’avait écouté que l’instinct, l’auraient plutôt reportée de regrets et d’affection vers la Restauration. On est toujours du gouvernement où l’on fut belle.
Elle avait été belle, heureuse, aimée, encensée, sous le gouvernement de ses beaux
jours ; elle ne s’était jamais attachée au gouvernement de Juillet. Ce régime avait péri
de prosaïsme ; elle sentait l’impossibilité de couronner alors Henri V, mais la
possibilité de couronner le Périclès en France, gouvernement tenté sans crime après la chute
spontanée d’un trône qui n’avait ni tradition ni principe. Ce gouvernement de Périclès
défendu par l’unanimité de la nation, conseillé par les talents de toutes les opinions
réconciliées dans l’amour de la patrie commune, et présidé fortement par un des
meilleurs citoyens, régulateur temporaire de la république, lui souriait. Aussi
s’intéressait-elle à cette république naissante, sortant d’une ruine qu’elle n’avait pas
faite, pour sauver la nation et l’Europe. Les factions trompèrent ses espérances. La
nation n’eut pas la patience qui fonde et qui laisse s’user les difficultés ; elle ne
donna pas le temps aux choses qui ne s’enracinent que par un peu de temps.
Mais madame de Girardin montra un courage mâle dans les péripéties de cette révolution.
Son mari, qui avait impunément attaqué le premier gouvernement de la république,
À dater de ce jour, elle ferma son cœur aux illusions et sa porte au monde ; elle ne vit plus qu’un petit nombre d’amis de toutes les fortunes. Elle ne travailla plus pour la gloire, mais pour la nécessité. Elle fut fière de se passer de la fortune en se suffisant par son travail.
De grands succès sur la scène récompensèrent
On l’y trouvait presque toujours seule, la plume à la main, le visage trop pâli ou trop coloré par le feu de la composition. Elle quittait tout pour causer, avec une liberté et une promptitude d’esprit qui faisaient de sa conversation le plus délicieux de ses talents. Toujours rieuse, jamais acerbe, elle ne permettait pas à son esprit de railler jusqu’au sang. Elle avait le cœur brusque, mais bon ; cette brusquerie de son cœur donnait plus de franchise à ses amitiés ; on était plus sûr de sa sincérité en éprouvant ses douces colères. Elle était incapable de flatter, même ses amis.
Ceux d’entre eux qui l’ont vue comme moi dans ces derniers temps, étaient frappés du
caractère solennel, majestueux et serein qu’avait Niobé, cette mère des douleurs du
paganisme. Elle pleurait les enfants qu’elle n’avait pas eus. Une maternité d’adoption
trompait ses regrets. Elle aurait été une grande mère pour un fils, elle aurait eu le
lait des lions ; car le trait dominant de son caractère, c’était l’héroïsme.
Rien n’annonçait une décadence dans la vie énergique dont elle paraissait déborder. Ses cheveux étaient aussi touffus et aussi blonds, ses bras aussi beaux, ses traits aussi fins, le regard aussi resplendissant de lumière et d’âme. Le ver était dans le cœur. Elle était allée respirer l’air des bois à Saint-Germain.
Tout à coup on apprit qu’elle se mourait.
Ramenée de Saint-Germain à Paris pour y mourir, où elle avait chanté et aimé, elle
parut reprendre haleine un moment sur cette pente du tombeau. La porte de sa maison sur
l’avenue des Champs-Élysées s’entrouvrit
La dernière fois, on me fit entrer dans une petite salle basse du rez-de-chaussée. Elle s’y était réfugiée pour éviter le bruit des ouvriers, qui renouvelaient ses appartements et son jardin. J’y trouvai un jeune écrivain, d’âme sensible et de main magistrale, qui ne rougit ni d’aimer ni d’admirer, Paulin de Limayrac ; une femme qui a perdu son sexe dans la mêlée du génie comme les héroïnes du Tasse, madame Sand. Ils étaient seuls avec elle dans la demi-ombre d’une chambre de malade ; ils parlaient bas ; leurs deux physionomies exprimaient ce sentiment complexe de l’amitié qui veut rassurer, et de la compassion qui souffre et qui doute. J’admirai ce hasard qui réunissait ainsi, dans un espace de quatre pas carrés, quatre âmes de nature diverse presque inconnues les unes aux autres, mais dont chacune avait un empire au dehors sur une région de l’intelligence humaine.
Ces royautés d’esprit, cachées sous les plus humbles costumes, semblaient, devant cette
mourante, oublier leurs talents et ne sentir
Malgré le froid de la saison, une grande porte vitrée était ouverte sur une petite cour fermée de tous côtés par de hautes murailles. Au milieu de cette petite cour, une fontaine en marbre distillait mélancoliquement un filet d’eau sonore ; une pluie fine, semblable à un brouillard liquéfié, tombait froide et sans bruit sur les dalles de la cour. Cette pluie ajoutait au frisson de l’âme le frisson du ciel.
La malade était étendue à demi sur un canapé placé en plein air sur le seuil de la
porte-fenêtre, entre la chambre basse et la petite cour, afin que la fraîcheur de
l’atmosphère
Je la trouvai peu changée ; elle avait maigri pendant son séjour à Saint-Germain, mais une coloration plus vive de ses joues, un éclat plus vif de ses yeux, un repos plus visible de ses traits, un timbre plus naturel de sa voix, me remplissaient de l’illusion d’une convalescence. La conversation fut souriante, légère, affectueuse, telle qu’il convient auprès d’un malade qui reprend à la vie, et à laquelle il ne faut donner que ces mouvements doux de l’esprit et du cœur, qui bercent l’âme comme dans ce second berceau de la mort.
Elle y prit part avec cette même élasticité de sentiments et de conversation qui
couvrait d’intérêt ou de gaieté même, un fond de tristesse. Nous abrégeâmes la visite,
dans la crainte de la fatiguer ; nous nous retirâmes un à un, sans bruit, comme des amis
discrets qui emportent une bonne espérance, et qui craindraient de la perdre en se la
confiant. Ce fut notre dernier serrement de cœur et notre dernier serrement de mains.
Nous apprîmes avec stupeur, le lendemain, qu’elle avait
Quand le bruit de cette mort se répandit dans Paris, on crut sentir que le niveau d’intelligence, de sentiment et de gloire du siècle avait baissé en une nuit d’une grande âme. Ceux qui ne la connaissaient que de nom la pleurèrent ; ceux qui l’aimaient ne se consoleront jamais.
Ses obsèques furent le triomphe de la douleur publique. Les salons mornes, où tout le
siècle avait passé sous le charme de son entretien et surtout de sa bonté, les cours, le
jardin, l’avenue même des Champs-Élysées, n’étaient pas assez vastes pour contenir
l’immense concours d’hommes de cœur et d’hommes de nom qui se rencontraient, sans s’être
concertés, au pied de ce cercueil. Chacun y apportait un tribut, un souvenir, un charme,
une piété,
Elle n’avait offensé qu’un seul homme dans sa vie, et c’était pour défendre son mari. Il faut effacer ces vers de ses œuvres, car la plus petite vengeance ne monte pas au ciel avec nous. Mais la sainte colère de l’amour est-elle une vengeance ou une vertu dans un cœur d’épouse ? N’importe, effacez-les. Ce tronçon brisé d’armes politiques ne sied pas sur une tombe de poète, encore moins sur une tombe de femme. Plaire, aimer, pardonner, ce fut toute sa vie : que ce soit aussi toute sa mémoire !
Dans une lettre jointe à son testament, et qui m’est communiquée par sa sœur, il y a
une prière et un reproche sorti du tombeau, auquel j’aurais été plus sensible si je
l’avais mérité. « Priez, dit-elle à son exécuteur testamentaire, M. de Lamartine
d’achever mon poème de la Madeleine, auquel il manque des chants, et
qui est celui de mes ouvrages poétiques auquel j’attache le plus de ma mémoire.
Hélas ! La prière arrive trop tard pour être exaucée ; la sève des beaux vers tarit avec le printemps, comme celle des roses. Le poème commencé par une main, achevé par l’autre, ne serait plus qu’un lugubre concert à deux voix, dont l’une est morte et dont l’autre est éteinte. Ce poème religieux s’achèvera par elle dans le ciel. Je n’y toucherais que pour le décorer sur la terre.
Et quant au tendre reproche qu’elle m’adresse du fond de son cercueil sur la froideur
et sur la déception de mon amitié pour elle, ce reproche serait pour moi un cruel
remords, si ce n’était un malentendu de nos deux existences. Dans la jeunesse, nos cœurs
remplis d’autres sentiments ne pouvaient se rencontrer que dans ces inclinations
d’esprit un peu tièdes
Mais jamais mon amitié réelle, constante et tendre ne souffrit de cette réserve ; et quand nous nous retrouverons dans la sphère des sentiments sans ombre et des amitiés éternelles, elle reconnaîtra qu’elle n’a laissé à personne, en quittant cette boue, une plus vive image de ses perfections dans le souvenir, une plus pure estime de son caractère dans l’esprit, un vide plus senti dans le cœur, une larme plus chaude et plus intarissable dans les yeux.
Mais reprenons l’entretien littéraire que cette larme a trop interrompu.
Le mot littérature, dans sa signification la plus universelle, comprend donc la
religion, la morale, la philosophie, la législation, la politique, l’histoire, la
science, l’éloquence, la poésie, c’est-à-dire tout ce qui sanctifie, tout ce qui
civilise, tout ce qui enseigne, tout ce
Ce qui sanctifie l’homme tient évidemment le premier rang dans la littérature de tous les peuples.
Les plus beaux livres sont les plus saints, et les plus saints sont les plus beaux. Le sujet élève le génie ; l’homme devient divin en parlant de la Divinité.
Nous sommes étonnés que les philosophes, en cherchant une définition de l’homme, n’aient pas trouvé avant tout celle-ci : L’homme est le prêtre de la création. C’est là en effet le caractère distinctif de l’homme. Il cherche Dieu dans la nature comme le grand et éternel secret des mondes ; il croit, il adore, il prie. Voilà les trois fonctions principales qui se rapportent à l’éternité ; toutes les autres fonctions sont secondaires, et ne se rapportent qu’au temps.
Ces trois fonctions de l’homme prêtre de la création lui ont été forcément et
glorieusement
Os homini sublime dedit, cælumque tueriJussit !
Les Indiens ont dans leurs proverbes une image qui exprime pittoresquement et
physiquement cette vérité : De quelque côté que vous incliniez la torche,
la flamme se redresse et monte vers le ciel.
La première pensée de l’homme lettré, au milieu de la nature ou de la société, est de chercher l’auteur de son être, pour lui porter l’hommage d’amour, de terreur, d’adoration ou de vertu qui lui est dû.
Sa seconde pensée est de le concevoir, de l’imaginer et de le définir dans les termes les plus sublimes que la force de son désir et la faiblesse de son intelligence, comparées à l’infini, puissent prêter à l’homme pour se représenter son Créateur.
Sa troisième pensée est de lui construire un
C’est ce qu’on appelle la théologie, la religion, le sacerdoce, la morale, la philosophie d’un peuple :
La théologie, science de Dieu et de l’âme, la première et la dernière de toutes les sciences, celle qui commence tout, celle qui finit tout, celle qui contient tout.
Si un seul mot sacré pouvait jamais exprimer Dieu, et les rapports de
l’homme avec Dieu, et les rapports de Dieu avec
l’homme, toutes les langues et toutes les littératures humaines mourraient sur les
lèvres ; elles n’auraient plus rien à dire ; tout serait dit !
Les livres sacrés des grands peuples sont le dépôt de leur théologie ; c’est la
littérature de leur âme. Nous allons dérouler devant vous quelques pages des livres
sacrés des Indes, les premiers monuments littéraires et théologiques
Mais avant nous devons dire ce que nous pensons de l’origine des théologies, des religions, des morales, des philosophies sur la terre, à ces époques antéhistoriques de l’humanité. Ce ne sont point des certitudes, ce sont des opinions. Dans ces matières sans autre solution que la foi, et où tout est livré aux conjectures, le vraisemblable est la seule approximation du vrai ; quand on ne peut pas prouver, on imagine.
Les philosophes de l’Inde sont spiritualistes par excellence. Ils ne ressemblent en rien aux philosophes matérialistes du douzième siècle, ni aux philosophes terrestres de la perfectibilité indéfinie de l’homme sur ce globe. Leur Éden, comme celui des chrétiens, est dans le passé.
Il s’est formé depuis quelque temps, dans notre Europe, en Allemagne et surtout en
France, une école de philosophie bien intentionnée,
Disons un mot de cette théorie à propos de la philosophie de l’Inde.
Ces philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue, à force de vouloir grandir
et diviniser l’humanité dans ce qu’ils appellent l’avenir, la dégradent et l’avilissent
jusqu’à la condition de la brute dans son origine et dans végétalisme. Avant
de nous engager dans la contemplation de la théologie primitive de l’Inde, qu’on nous
permette de confesser nous-même et du même droit que ces philosophes, du droit de nos
conjectures et du droit de l’histoire, une philosophie tout opposée.
Séduits par quelques analogies scientifiques encore très-douteuses qui leur montrent
dans le travail souterrain des éléments qui composent ce petit globe, et dans quelques
cadavres d’animaux antédiluviens, des traces d’élaboration progressive et de ce
perfectionnement prétendu ou vrai dans les espèces, ces philosophes ont conclu de la
matière à l’âme, et de la pierre à l’homme. Ils ont rêvé qu’à l’origine des choses et
des êtres l’homme ne fut lui-même qu’une boursouflure de fange
échauffée par le soleil, puis douée d’un instinct qui le force au mouvement sans
impulsion, puis de quelques membres
Singulier système qui, pour appuyer une théorie de perfectibilité sans limites,
commence la créature qu’elle veut anoblir par la brute ; qui déshérite Dieu de son œuvre
la plus divine ; qui prend pour créateur, à la place de Dieu, une pelletée de boue dans
un marécage, un peu de chaleur putride dans un rayon de soleil, un peu de mouvement sans
but emprunté aux vents et aux vagues, puis un instinct emprunté à une sourde puissance
végétative, de l’abstraction et de l’inertie !
Mais cette fange, ce rayon, ce mouvement, cette puissance végétative, qui donc les avait créés avant que votre humanité fangeuse se dégageât de la mare immonde ? Sublime imagination de larve, si elle faisait une création, un homme et un Dieu à son image !
Ombres de rêves !
Rêves pour rêves, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces théologiens
philosophes de l’Inde primitive, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, nous
aimerions mieux rêver que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi
bon alors qu’aujourd’hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d’êtres au
degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d’êtres dans
l’économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire
que l’homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité ; nous
aimerions mieux rêver, imaginer tomber, encore tout
imprégné des rayons de son aurore, instruit par la révélation de ses instincts
intellectuels, pourvu d’une science innée plus nécessaire et plus vaste, d’un langage
plus expressif du vrai sens des choses, vivait dans la plénitude de vie, de beauté, de
vertu, de bonheur, Apollon de la nature devant lequel toute autre
créature s’inclinait d’admiration et d’amour.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l’homme, à cette époque, doué d’une liberté mystérieuse sans laquelle il n’y aurait rien d’actif et de méritoire en lui, aurait abusé de cette liberté morale pour pécher contre son Créateur et contre sa destinée ; que cette faute ou cette déchéance successive aurait eu pour conséquence une dégradation et une expiation de l’espèce humaine ; que les ténèbres de l’intelligence se seraient épaissies alors sur ses yeux, en ne lui laissant entrevoir pendant longtemps que des lueurs et des mémoires confuses de son état primitif.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer ou
Nous rougirions surtout de rêver, d’imaginer et de croire que Dieu, comme un ouvrier impuissant et maladroit, n’a pas su créer du premier jet l’homme dans toute la plénitude de son humanité ; que le Tout-Puissant a tâtonné, comme un aveugle, en pétrissant son morceau d’argile, et qu’après l’avoir ébauché dans les marais diluviens de la terre, il a chargé je ne sais quelle force occulte de l’achever, de l’animer, d’en faire un homme !… Franchement cette philosophie, qui fait un Dieu progressif, fait par là même un Dieu absurde ! Nous croirions blasphémer en la partageant. Qui dit Dieu dit perfection et éternité.
Nous le verrons tout à l’heure dans les recherches sur la prodigieuse antiquité des Védas ou livres sacrés primitifs de l’Inde. Nous le verrons dans la
Chine. Il y a bien des siècles que l’homme existe. Des livres, aussi vieux que les
fondements de l’Himalaya, nous parlent de l’homme, de ses sens, de ses formes, de sa
stature, de son état physique et moral. La terre, la mer, la pierre s’entrouvrent
On répond : Mais la perfectibilité indéfinie donnera à l’homme une durée de vie plus longue. À supposer que cela fût possible, l’homme, au moment de rentrer dans le sein de la terre par la mort, trouverait encore avec raison sa vie courte ; car tout ce qui finit est court pour une pensée qui comporte et qui rêve l’immortalité.
Mais les philosophes qui affirment le progrès
On se perd dans un abîme de conséquences absurdes, toutes les fois qu’on sort du réel
et qu’on veut substituer au plan incompréhensible,
Mais si la nature donne, par tous ses phénomènes constants, un démenti évident à la théorie de la perfectibilité indéfinie de l’humanité sur la terre, l’histoire ne dément pas moins, à toutes ses pages, cette hallucination de notre orgueil.
Quel témoignage vivant l’histoire nous donne-t-elle donc de cette permanence et de cet
accroissement indéfini de lumière, de vertu, de civilisation, de félicité sur la terre,
dans les races qui nous ont précédés ici-bas ? Où est la perfectibilité visible dans ces
races qui ont pullulé en tribus, en nations, en dominations sur ce globe, depuis les
temps historiques ? Quelle est donc la race qui n’ait pas suivi le cours régulier de
naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections
d’hommes comme de l’homme lui-même, soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître,
croître, vieillir et mourir ? Ce globe n’est partout
Ces races en passant nous ont laissé, soit dans leurs livres, soit dans leurs monuments
maintenant ruinés, quelques vestiges de leur science et de leur force, qui attestent au
moins l’égalité avec nous. Cela est si vrai que, quand nous voulons parler d’une chose
supérieure en sagesse, en vertu, en force, en beauté matérielle ou morale, nous disons :
Cela est antique. Quelle raison avons-nous de préjuger
Est-ce dans les idées ? Nous ne pensons pas plus creux que Job ; nous ne rêvons pas plus grand que Platon ; nous ne chantons pas plus divinement qu’Homère ; nous ne parlons pas plus éloquemment que Cicéron ; nous ne moralisons pas plus raisonnablement que Confucius ; nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que Salomon.
Est-ce dans les passions ? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous avons les mêmes organes, et que la même lutte établie en nous par la nature entre la raison, qui est l’instinct de l’âme, et les passions, qui sont l’instinct de la matière, rompt aussi souvent en nous qu’en eux l’équilibre sans cesse rompu par le mal, sans cesse rétabli par le bien, pour se rompre encore.
Est-ce dans l’art ? L’Égypte, la Syrie, les Indes, le Parthénon, Phidias, les bronzes, les statues, les médailles, les vases étrusques nous répondent. L’éternel effort de nos arts modernes est de remonter à ces types du beau dans l’architecture et dans la sculpture ; et comme les arts prennent ordinairement leur niveau dans une même époque, tout fait conjecturer que les arts de l’esprit égalaient en perfection ceux dont la matière plus solide nous a conservé les chefs-d’œuvre.
Est-ce dans le respect de la vie humaine ? Mais jamais l’ambition, la gloire ou la conquête n’ont versé plus de sang sur les champs de bataille qu’on n’en a versé depuis soixante ans. Le nom de Napoléon, qu’on appelle le Grand, a coûté la vie à des millions d’hommes en moins de vingt ans ; et tant de sang humain répandu n’a déplacé ni une borne ni une idée en Europe. Les générations ont été fauchées dans leur fleur, au lieu de tomber dans leur maturité. Voilà tout le progrès.
Enfin est-ce en félicité publique ? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein
des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des
peuples ;
Est-ce dans le bonheur individuel ? Mais ce mot de progrès dans le bonheur jure avec
l’immuable condition de l’homme ici-bas. Tant que l’homme n’aura ni perfectionné ses
organes, ni vaincu la souffrance physique et morale, ni prolongé sa vie d’une heure, ni
prolongé l’existence de ceux qu’il aime ; tant qu’il sera ce qu’il est, un insecte
rampant sur des tombeaux pour chercher le sien et pour s’y coucher dans les ténèbres,
quel est le railleur qui osera lui parler des progrès de son bonheur ? Ce mot n’est
qu’une ironie de la langue appliquée à l’homme. Qu’est-ce qu’un bonheur qui se compte
par jour et par semaine, et qui s’avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la
mort ? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c’est le progrès quotidien
La philosophie de la perfectibilité continue et indéfinie n’est donc pas seulement l’illusion, elle est la dérision de l’espèce humaine.
Mais, dit-on encore, cependant Dieu, qui ne trompe pas, a jeté dans l’homme ce levain, cette invincible aspiration, cette espérance sourde et obstinée du perfectionnement indéfini de son espèce ? Tout instinct est une prophétie : cette prophétie est donc divine, elle implique donc un devoir pour l’homme, elle est donc destinée à se réaliser sur cette terre.
Nous ne nions pas et nous adorons même cet instinct naturel ou surnaturel qui porte
l’homme à espérer, contre toute espérance, un
En second lieu, nous croyons que Dieu a donné cet instinct de perfectionnement indéfini
à l’homme comme une impulsion au dévouement méritoire que nous devons tous à notre race,
à notre famille humaine, à nos frères en bien et en mal, à notre patrie, à l’humanité :
s’intéresser au sort commun de sa race, travailler avec désintéressement au sort futur
de cette race que l’on ne verra pas, c’est le dévouement, c’est le concours méritoire,
c’est le sacrifice de la partie au tout, de l’être à l’espèce, du citoyen à la patrie,
de l’homme au genre humain ; c’est le devoir, c’est la vertu, c’est le sacrifice, c’est
la beauté morale. L’égoïste est né pour lui seul, l’homme collectif
Or, pour que l’homme de bien se portât de lui-même à ce devoir difficile, il fallait qu’il eût en lui une secrète conviction de l’utilité de ce dévouement à sa famille terrestre ; il fallait qu’il crût vaguement à la possibilité de servir, d’améliorer, de perfectionner le sort commun. Cette conviction intime, qui devient illusion s’il s’agit d’un progrès indéfini et absolu de l’espèce, n’est nullement une déception s’il s’agit d’une amélioration relative, locale, temporaire d’une partie de l’humanité. Le progrès indéfini et continu est une chimère démentie partout par l’histoire comme par la nature ; mais le perfectionnement relatif, local, temporaire, est attesté comme une vérité.
Nous voyons partout en effet une race humaine tombée dans l’ignorance et dans la
barbarie,
Or, il n’est pas douteux que, dans l’œuvre de cette croissance relative d’une nation ou
d’une société, cette société ou cette nation ne soit réellement et saintement servie,
secondée, assistée, glorifiée par le dévouement des hommes supérieurs ou des hommes
secondaires qui en font partie. La pensée d’un seul est le levain d’une multitude, la
vertu d’un seul sanctifie une foule, le sang d’un seul rachète une race ; le
Mais ceux-là mêmes qui, comme nous, ne se font point l’illusion des progrès indéfinis
en intelligence et en bonheur sur la terre, sont convaincus que le moindre travail et le
plus obscur dévouement à l’humanité, quoique limités par la nature des choses mortelles
ici-bas, ne seront pas perdus pour l’être humain, et que, interrompu
ici-bas par la condition périssable des choses humaines et par la mort, ce progrès
Il en est de cet instinct du progrès et du bonheur indéfinis de l’humanité sur la terre, comme il en est d’un autre instinct que Dieu a donné invinciblement à l’homme ; instinct que l’homme sait parfaitement illusoire ici-bas, et qui cependant le pousse invinciblement aussi à tendre toujours vers un but dont il ne se rapproche jamais : nous voulons parler de l’aspiration au bonheur complet et permanent sur la terre.
Quel est l’homme qui ne sait pas le mensonge de cet instinct, et quel est l’homme qui
ne s’y laisse pas éternellement tromper ? Mais il était nécessaire dans le plan divin
que cet instinct du bonheur parfait mentît à l’homme, pour lui faire supporter
l’existence et poursuivre pas à pas dans la vie la route de l’éternité. Sans cet
instinct, l’homme s’arrêterait au second pas, s’assoirait le front dans ses mains
Nous le disions il y a quelques jours :
« Cette philosophie récente de la perfectibilité indéfinie de l’humanité ici-bas est donc une bulle d’air colorée aux regards de l’enfant qui l’insuffle de son haleine. Cela ne résiste ni au raisonnement,
ni à l’expérience, ni à l’histoire, ni à la nature. C’est le paradoxe de la douleur, de la misère et de la mort ; c’est le défi à toute réalité. Il faut n’avoir lu sérieusement ni une page des annales des siècles, ni une page de son propre cœur, pour se complaire à ce songe doré de vieux enfants. La première ruine d’empire dont la terre est semée le confond, le premier tombeau rencontré sous les pieds le dissipe, la première déception de cœur ou d’esprit le fait fondre en larmes. « La douleur est la seule vérité irréfutable d’ici-bas. Il n’y a aucune métaphore à dire ce qu’ont dit nos pères et ce que diront nos enfants :
Globe pétri de cendre et de larmes. Quelle couche, pour rêver le perfectionnement et le bien-être indéfinis, que cette couche où nous ne sommes retournés que par la douleur en attendant la mort ?… Je n’ai jamais compris qu’il y eût des hommes assez doués de l’obstination des chimères pour croire au progrès indéfini et au bonheur absolu sur une pareille claie qui les traîne à la voirie de leur néant. Heureux hommes, ils auront vécu, ils seront morts encore endormis ! »
Que dit cette philosophie de la douleur dans tous ces pays, dans toutes ces époques, dans toutes ces théologies, dans toutes ces langues ? Qu’a-t-elle dit d’abord dans les Indes ?
Elle dit : « Il y a un Dieu. Son œuvre le prouve. La vie est le témoignage de la vie. »
Elle dit : « Il a créé et il crée sans limite de temps, d’espace, de puissance, autant de créatures que l’infini de sa pensée comporte de sagesse, de puissance et de fécondité créatrices. Être, pour l’Être des êtres, c’est créer ! »
Elle monte par la pensée au fond des firmaments qui n’ont point de fond ; et elle dit : « Il est là » ; elle descend aux bornes de l’éther inférieur qui n’a point de borne, et elle dit : « Il est là » ; elle s’étend aux extrémités de l’espace qui n’a point d’extrémité, et elle dit : « Il est encore là, il ne finit jamais, il commence toujours, et il est tout entier partout où il est. »
Elle dit : « Il n’y a ni grandeur ni petitesse devant lui ; les choses ne se mesurent qu’à la gloire qu’elles ont d’émaner de lui. Chacune de ses pensées réalisées est aussi grande que l’autre, puisqu’elle est également de lui et en lui. »
Elle dit : « Nous sommes une de ses créatures,
« Qu’est-ce que l’homme ? » continue cette philosophie primitive de l’Inde.
« L’homme est un insecte éphémère, né des ténèbres et de la douleur un matin, pour
mourir dans les ténèbres et dans la douleur un soir. Il ronge pendant quelques
évolutions de soleil l’épiderme du petit globe auquel il est attaché, puis il y rentre
pour féconder cet épiderme de sa poussière. Si on le mesure à l’infini de l’espace qui
l’entoure, il ne vaut pas la peine d’être calculé ; si on le mesure à l’infini des temps
qui le précèdent et qui le suivent, il ne vaut pas la peine d’être supputé ; si on le
mesure à sa brièveté, à son insignifiance,
« Au commencement, se dit-il, il ne dut pas en être ainsi ; à la fin il ne peut pas en être ainsi. Conjecturons donc.
« Est-ce que la brièveté, l’imperfection, la douleur, la mort seraient les conditions
fatales de tout être créé, c’est-à-dire borné ? Non ; car Dieu étant infini, il n’y a
pas de limite à l’expansion de vie, de grandeur, de félicité qui
« Est-ce que la nature humaine, viciée tout entière dans son premier couple ou dans ses premières générations, comme une moisson dont tous les épis contenus dans la première semence se ressentent de l’altération du germe, aurait subi une déchéance et une punition à perpétuité pour avoir abusé de cette liberté morale, liberté morale qui est son danger et sa gloire ?
« Est-ce qu’en conséquence de cette première altération par la liberté, toute cette
race solidaire subirait une expiation inexpliquée, jusqu’à ce qu’elle eût reconquis par
cette même liberté régénérée sa première innocence et sa première félicité sur la terre.
Peut-être !… Il n’y a rien là, quoi qu’on en dise, de contradictoire à l’idée du Dieu
parfait. L’idée est ténébreuse, mais nullement absurde. Qui nous dit que les âmes ne
s’engendrent pas intellectuellement comme les corps, et que la dernière
« Enfin, est-ce que la sagesse et la bonté divines auraient voulu donner à l’homme le
mérite et la gloire d’achever, pour ainsi dire, sa propre création par l’exercice
douloureux et méritoire de sa liberté morale, en l’assujettissant ici-bas à des épreuves
pénibles et mystérieuses qui, bien ou mal subies pendant cette courte vie, le
ramèneraient vaincu à de nouvelles épreuves, vainqueur à la conquête de sa propre
félicité ? Peut-être !… Il n’y a rien là ni d’attentatoire au Créateur, ni d’humiliant
pour la créature. Se faire justice à soi-même, n’est-ce pas la suprême justice ?
Participer soi-même à sa propre perfection, n’est-ce pas la perfection suprême ? Ne
serait-ce pas là la plus belle explication de ce mot : Vous serez des
dieux ?
« Dans tous les cas, mystère ! Il n’y a d’évident que le sentiment de la douleur. L’humanité ne s’atteste que par son gémissement. »
Toutes les révoltes de la nature contre la douleur, toutes les imaginations de la
philosophie, de la perfectibilité indéfinie et de la jouissance ne corrigeront pas
l’amertume d’une larme de l’humanité. Pendant que les bergeries de cette philosophie de
la transfiguration de l’homme en dieu ici-bas font couler dans les idylles les ruisseaux
de lait et de miel, l’homme continue à s’abreuver de ses pleurs, à gémir et à mourir aux
chants faux de ces tristes épicuriens de la vallée de misère. Le sort est le sort,
l’arrêt est porté, le monde est vieux ; on a rêvé avant vous : ces sophistes de la
félicité croissante ont protesté depuis des terre, c’est-à-dire infirmité.
Mais, dès les âges les plus reculés aussi, une autre philosophie, la philosophie de la réalité, la véritable expression de l’homme complexe, âme et corps, une philosophie qui est raison et religion tout ensemble, vérité et consolation à la fois, une philosophie dont on retrouve les dogmes et les préceptes dans les premiers monuments littéraires de l’Inde, a réfléchi au lieu de rêver, et a trouvé dans la douleur même les deux seuls remèdes à la douleur : l’acceptation et la sanctification.
Cette philosophie découle des premiers livres sacrés de l’Inde jusque dans la
philosophie du christianisme de nos jours. Nous la préférons mille fois à celle de la
perfectibilité soi-disant indéfinie. Nous la trouvons aussi plus facile à pratiquer.
Elle repose sur cet
Elle ne dit pas à l’homme de sourire quand il sanglote, ou d’espérer quand il désespère. Elle lui dit : « Ta douleur est méritée ou ta douleur est méritoire ; accepte-la de la main de Dieu comme une expiation, ou accomplis-la sous les yeux de Dieu comme une épreuve. Ton juge sera ton consolateur, ton éternité compensera ta minute ; souffre pour justifier ta race coupable, ou souffre pour conquérir ta propre félicité ; et, dans l’une ou l’autre hypothèse, bénis ! »
Voilà la philosophie qui émane de la première théologie connue, celle de l’Inde
antique. Nous allons vous en donner une idée sommaire dans l’examen des livres sacrés et des poèmes primitifs de ce premier des peuples littéraires. Les
philosophes du progrès indéfini en théologie, en morale et en littérature, nous diront
ensuite si de telles idées, de tels dogmes, de tels préceptes et de telles poésies, à
l’aube des siècles, l’homme brute au commencement, de l’homme dieu à la
fin des âges.
Les premiers de ces livres sacrés se retrouvent dans l’Inde ; on ne peut assigner de
date à ces livres, tant la date en est reculée. Ce sont les Védas.
Les Védas sont un recueil d’hymnes consacrés aux divinités
symboliques de ce temps primitif ; ces hymnes célèbrent les attributs personnifiés du
Dieu unique et créateur que les sages adoraient derrière ces incarnations, et que le
peuple adorait dans ces incarnations.
« Les
Védas, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, sont, chez le peuple indien lui-même, le fondement, le point de départ d’une littérature qui est plus riche, plus étendue, si ce n’est aussi belle que la littérature grecque. »
Quant à nous, nous la trouvons mille fois plus belle ; car cette littérature est plus
morale, plus sainte et pour ainsi dire plus divinisée par
« Poèmes épiques, continue le savant traducteur, systèmes de philosophes, théâtres, mathématiques, grammaire, droit, le génie indien a tenté toutes les grandes directions de l’intelligence. De son propre aveu, ce sont les
Védasqui ont inspiré cette littérature. »
Les Védas sont des chants pareils à ceux des prophètes et de David
dans la Bible ; avec cette différence que les chants bibliques ne sont que des cris
lyriques d’enthousiasme, d’adoration, de crainte ou d’amour à Jéhovah, tandis que les
hymnes des Védas indiens sont en même temps des dogmes religieux. La
poésie lyrique des prophètes hébreux est mille fois plus sublime d’expression, les
hymnes des Védas ont plus d’enseignement de morale et de vertu dans
leurs strophes. Il y a cependant de magnifiques percées d’imagination sur la création,
et sur le chaos qui couvait le monde avant sa naissance.
« Alors rien n’existait, dit un de ces hymnes, ni le néant, ni l’être, ni monde, ni espace, ni éther ; il n’y avait point de mort, il n’y avait point d’immortalité, il n’y avait ni lumière ni ténèbres. Mais la création future reposait sur le vide. Glorifier Dieu fut le désirde naître pour le premier germe de la création…« Cependant il y avait
Lui, dit le livre, il y avait Dieu ; lui seul existait sans respirer, il existait absorbé en lui-même dans la solitude de sa propre pensée, de sa pensée tournée en dedans de lui pour jouir de la contemplation de lui-même. Il n’y avait rien en dehors de lui, rien autour de lui ; il n’y avait que lui avec lui ! »
Quelle métaphysique déjà profondément spiritualiste, que cette création par le désir occulte qui presse toute chose, non encore née, de naître pour
s’unir à Celui de qui tout sort et à qui tout retourne, afin de l’aimer et de le
glorifier ?
« C’est ainsi, poursuit l’hymne sacré, que les
sages, méditant dans leur cœur et dans leur entendement, ont expliqué le passage du néant à l’être ; mais Lui, Dieu, quelle autre source put-il avoir que lui-même ? Lui seul peut savoir si cela est ainsi, ou si cela est autrement. »
Un autre de ces hymnes complète lyriquement cette définition par un cri répété de foi et de reconnaissance au Dieu unique créateur, et conservateur des êtres connus.
« Il naissait à peine de lui-même et déjà il était le seul maître des mondes créés par lui ; il remplit le ciel et la terre : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« Le monde ne respire et ne voit qu’en lui : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« À lui appartiennent ces sommets inaccessibles de montagnes blanchies, ce firmament, cet Océan sans limites avec tous ses flots ; à lui l’espace où il étend ses deux bras sans toucher les bords : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« C’est lui que le ciel et la terre, soutenus par son esprit, frémissent du désir de voir, quand le soleil dans sa splendeur surgit à l’orient : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ? « C’est lui qui parmi tous les dieux secondaires (incarnations de ses attributs) a toujours été le vrai Dieu, le Dieu suprême : à quel autre offrirons-nous l’holocauste ?… »
Cette litanie sublime des perfections et des droits divins du Dieu créateur se poursuit
de strophe en strophe avec l’accent d’un Te
Deum
La création de l’homme n’est pas célébrée dans un autre hymne avec moins de métaphysique et moins de poésie pleine de symbole.
« Dieu pensa ; il se dit : Voilà les mondes ! Je vais créer maintenant les hôtes de ces mondes. Il créa un être revêtu d’un corps ; il le vit ; et la bouche de cet être s’ouvrit
comme un œuf brisé ; de sa bouche sortit la parole, de la parole sortit le feu ; les narines s’ouvrirent, et des narines sortit le souffle, et du souffle sortit l’air qui se dilate et se répand partout ; les yeux s’ouvrirent, et des yeux jaillit la lumière, et de cette lumière fut produit le soleil ; les oreilles se sculptèrent, et des oreilles naquit le son qui donne le sentiment du loinet duprès(des distances) ; la peau s’étendit, et de cet épiderme étendu naquit la chevelure, de cette chevelure de l’homme naquit la chevelure de la terre, les arbres et les plantes ! etc., etc. »
On voit qu’en sens inverse du matérialisme moderne, qui fait naître l’intelligence des sensations brutales de la matière douée d’organes, le spiritualisme déjà raffiné des sages de l’Inde fait naître les phénomènes matériels de l’intelligence.
Et ces hymnes sacrés des Védas se chantaient dans l’Inde on ne sait
combien de siècles avant la religion des Brahmanes, et la religion des Brahmanes avait
été remplacée par celle de Bouddha, et celle de Bouddha était déjà vieillie du temps de la conquête d’Alexandre,
Non, en présence de tels monuments, nous ne croyons point avec eux que l’homme ait
commencé dans la fange et dans la nuit, mais nous croyons avec l’Inde qu’il a commencé
dans la perfection relative et dans la lumière de ce qu’on appelle un Éden. Nous croyons que les reflets de cet Éden et de cette
lumière ont resplendi longtemps sur son âme, avec plus de lueurs d’une révélation
primitive que dans des âges plus distants de son berceau ; nous croyons que cette
révélation primitive date de la création, que Dieu est contemporain de l’âme qu’il créa
pour l’entrevoir et pour l’adorer, et que s’il y a une plus éclatante effusion de la
lumière, c’est à l’aurore du genre humain, et non dans le crépuscule de sa caducité,
qu’il faut la chercher.
opium qui croît dans les plaines du Gange. Je me
souviens toujours du saint vertige qui me saisit la première fois que des fragments de
cette poésie sanscrite tombèrent sous mes yeux. Voilà en quels termes
je dépeignis alors moi-même mes impressions.
« Cette extase, disais-je, est comparable à celle que nous avons éprouvée quelquefois nous-même, en tombant par hasard sur une de ces pages mutilées des livres sacrés de l’Inde, où la pensée de l’homme s’élève si haut, parle si
divinement, que cette pensée semble se confondre dans une sorte d’éther intellectuel avec le rayonnement et avec la parole même de Dieu, de ce Dieu qu’elle cherche, qu’elle atteint, qu’elle entrevoit enfin au fond de la nature et du ciel, en jetant un cri de voluptueuse joie et de délicieuse possession du souverain Être. « Ces demi-pages sont si belles que, s’il y en avait beaucoup de cette nature, elles dégoûteraient l’homme qui les lit de vivre de la vie des sens ; elles suspendraient le battement du pouls dans ses artères, elles lui donneraient l’impatience de l’infini, la passion de mourir pour se trouver plus tôt dans ces régions indescriptibles où l’on entend de tels accents dans de telles ivresses, où l’intelligence bornée se précipite et se conjoint à l’intelligence infinie dans ce murmure extatique des lèvres, puis dans ce silence de l’amour qui est l’anéantissement de tout désir dans la possession de l’Être infini, infiniment adoré et infiniment possédé.
« Les deux plus fortes impressions littéraires de ce genre furent produites en moi par la lecture de ces pages mystérieuses de l’Inde, vraisemblablement déchirées de quelques livres
surhumains, et emportées par le vent des siècles du sommet de l’Himalaya jusqu’à nous.
« La première fois, j’étais seul dans une petite chambre haute et nue d’une maison de campagne inhabitée, où les maîtres en s’en allant avaient laissé quelques feuilles volantes de brochures et de journaux littéraires éparses et livrées aux rats sur le plancher. L’aurore se levait au loin sur une longue lisière de forêts monotones et sombres que j’apercevais en m’éveillant par ma fenêtre ouverte, à cause de la chaleur d’été. Les rayons presque horizontaux du soleil glissaient sur mon lit ; les hirondelles entraient avec eux, et battaient joyeusement les vitres de leurs ailes. Le vent frais du matin, en tourbillonnant doucement dans la tout, faisait bruire les feuilles de livres et de journaux sur les carreaux de brique comme des gazouillements d’idées qui se réveillent dans l’esprit.
« Ce bruit attira mon attention. Je n’ai jamais pu voir une page écrite sans éprouver
la passion
« Je lisais dans mon lit, le coude appuyé sur l’oreiller, dans cette voluptueuse
nonchalance de corps et d’esprit d’un homme indifférent aux bruits d’une maison
étrangère, qu’aucun souci n’attend au réveil, et qui peut user les heures de la matinée
sans les compter sous le marteau de l’horloge lointaine qui les sonne aux laboureurs.
Tout à coup je tombai sur un fragment de trente ou quarante lignes qui étincelèrent à
mes yeux comme si ces lignes avaient été écrites, non avec le pinceau du poète trempé
dans l’encre, mais avec la poussière
« Je lus, je relus, je relirais encore… Je jetai des cris, je fermai les yeux, je
m’anéantis d’admiration dans mon silence. J’éprouvai un de ces instincts d’acte
extérieur que l’homme sincère avec soi-même éprouve rarement quand il
Si le poète inconnu qui avait écrit ces lignes quelques milliers d’années avant ma
naissance, assistait, comme je n’en doute pas, du fond de sa béatitude glorieuse, à
cette lecture et à cette impression de sa parole écrite, prolongée de
Voilà la littérature du genre humain !
Mais la douceur envers l’homme et envers toute la nature est le second caractère divin de la philosophie et de la littérature indiennes. Je veux vous redire aussi un des effets de cette littérature sur mon âme.
« Un jour j’avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du
sanscrit; c’est la langue sacrée des Indes.« Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée sur la lisière d’un bois. Je l’apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de bruyères,
dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité. « J’étais fils de chasseur. J’avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses, les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n’avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l’homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s’ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait ; mon fusil était sous ma main ; je tenais le chevreuil au bout du canon.
« J’éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m’avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, être créé par la même Providence, doué peut-être
à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d’affection et de parenté que moi dans sa forêt ; cherchant son frère, attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l’instinct machinal de l’habitude l’emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup partit. Le chevreuil tomba, l’épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa douleur sur l’herbe rougie de son sang.
« Quand la fumée du coup fut dissipée, je m’approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n’était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l’herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n’oublierai jamais ce regard auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles ; car l’œil a son langage, surtout quand il s’éteint.
« Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m’accusais comme s’il avait parlé avec la voix. “Achève-moi”, semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres.
« J’aurais voulu le guérir à tout prix ; mais
je repris le fusil par pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l’avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri ; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort. « C’était l’heure de midi. J’attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à l’étable pendant les heures brûlantes repassât avec son troupeau sur la lisière du bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma poche un volume de ces restes des poèmes épiques de l’Inde, et je m’efforçai de me distraire par la lecture. Vain effort ! la page s’ouvrit sur une de ces merveilleuses allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes d’universelle charité. On croit y sentir, dans l’amour et dans le respect de l’homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour sa création animée ou inanimée.
« Le poète racontait l’ascension graduelle d’un héros, d’épreuve en épreuve, jusqu’au ciel, par les gradins ardus de l’Himalaya. À mesure que la route devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, le héros est abandonné de lassitude par ceux qui l’ont le plus aimé sur terre, qui ont d’abord tenté de le suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière, ou succombent à ses pieds sur les sommets de glace et de neige dans son ascension. Parents, amis, frères, amante même, finissent par se lasser de dévouement ou par s’épuiser de forces. Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l’amitié et que l’amour, suit en haletant les traces de son maître pour mourir à ses pieds ou pour triompher avec lui. « Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s’ouvrent pour lui, mais elles se referment devant l’animal. L’homme alors, pénétré d’une justice sublime et d’une abnégation qui s’élève jusqu’à l’immolation de soi-même, refuse d’entrer dans le séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses mérites, n’y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent
entrer l’animal avec l’homme, et le ciel se referme sur tous les deux. J’ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai bientôt dans ces archives des beautés de l’esprit humain.
« Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes religieux de l’Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine, qui interdit aux hommes, non seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des animaux, ces compagnons et ces hôtes de notre habitation terrestre, hôtes dont nous devons compte à notre Père commun, comme des êtres supérieurs d’intelligence et de force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J’admirai, j’adorai cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas dans la mesure de son intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poète indien était le sage, et que j’étais
l’ignorant et le barbare d’une civilisation qui avait perdu tant de chemin sur la route de l’amour, ou qui n’y était pas encore arrivée. Je pressentis que l’homme de l’Occident y arriverait un jour. « Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l’existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui savourent comme nous la courte joie de la lumière, et la conscience plus ou moins vague de l’existence sous le même rayon.
« Ils appartiennent à Dieu, me dis-je ; Dieu m’a fait leur ami et non leur tyran. La vie, quelle qu’elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que notre incomplète civilisation nous permet d’en faire impunément devant les lois, mais que le Créateur ne nous permettra pas d’avoir fait impunément devant sa justice. »
De ce jour je n’ai plus tué. Le livre, en commentant si pathétiquement la nature,
m’avait
Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une de ces deux choses : ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient encore présentes à la mémoire de l’homme, ou bien une maturité consommée d’âge et de raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans la poésie de la prodigieuse vieillesse d’une telle race humaine.
Aussi, avant d’entrer dans l’appréciation des œuvres purement poétiques de l’Inde,
laissez-moi vous donner brièvement un avant-goût de sa philosophie et de ses notions
morales sur Dieu, sur l’âme, sur l’homme, sur les rapports
Je puise cet exemple dans le Bagavagita, épisode du poème sacré du
Mahabarata, selon MM. Hastings et Wilkins, ses premiers traducteurs.
« La scène est un champ de bataille. Un des combattants, le héros
Arjoùn, à l’aspect de ses parents, de ses amis, de ses compatriotes, qu’il faut frapper dans cette guerre civile, sent défaillir en lui son cœur, et préfère recevoir la mort au malheur de la donner. Le demi-dieuKrisna, qui combat à côté d’Arjoùn, mais qui combat avec l’impassibilité divine, gourmande le héros de sa faiblesse. Un dialogue sublime, semblable à ceux de Platon, s’établit entre eux pendant que les deux armées opposées se reposent un instant du meurtre.
— « Que crains-tu ? » dit le demi-dieu ou le maître à son élève Arjoùn; « le sage ne s’afflige jamais ni pour les morts ni pour les vivants. J’ai existé de toute éternité, toi aussi, et nous ne pouvons jamais cesser d’exister. Nous nous transformons, mais ce n’est pas mourir ; l’âme, dans ces transformations successives, éprouve l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, comme nous les éprouvons ici-bas. Celui qui est ferme dans cette foi ne se trouble plus en rien. Ce sont nos organes matériels et passagers qui nous donnent ici ces sensations du chaud et du froid, du plaisir ou de la douleur ; mais ces choses n’existent pas en elles-mêmes. Apprends que celui par qui toutes choses ont été créées est incorruptible, immuable, inaltérable, et que rien ne peut détruire ou modifier ce qui n’est pas susceptible de destruction. L’âme qui habite ces corps sur lesquels tu pleures est incorruptible, impérissable, incompréhensible comme son auteur. L’âme ne peut ni tuer niêtre tuée : de même que l’homme rejette ses vieux vêtements, en revêt de neufs, de même l’âme, ayant dépouillé sa vieille forme, en prend une nouvelle. Le fer ne peut la diviser, ni le feu la brûler, ni l’eau la corrompre, ni l’air l’altérer… Mais, soit que tu penses qu’elle meurt avec le corps, soit que tu la croies, comme moi, éternelle, ne t’afflige pas : toutes les choses qui ont un commencement ont une fin, et les choses sujettes à la mort doivent avoir un régénérateur. L’état précédent des êtres est inconnu, leur état actuel est visible, leur état futur est un mystère. Ne consulte pas tes vaines opinions ou tes vaines terreurs ; ne consulte que ta conscience et ton devoir, qui te commandent de mourir pour tes frères et pour la cause de ton peuple. Peu importe l’événement, que tu sois vaincu ou vainqueur : la vertu est dans l’acte, et non dans ce qui résulte de l’acte. Celui-là seul est véritablement sage et sanctifié qui a renoncé à tout fruit temporel de ses actes ; il est délivré des liens de la matière ; il vit déjà dans les régions de l’immuable félicité ! »
— « Et à quel signe », lui demande son élève et son interlocuteur Arjoùn, « distinguerai-je cet homme sage et divinisé qui est déjà absorbé, vivant, dans la contemplation des choses immuables ? Où demeure-t-il ? Comment peut-il vivre et agir encore ici-bas ? »— « Écoute », répond le maître divin, « celui-là est affermi dans la sainteté et dans la lumière qui balaye son cœur de tout autre désir que la contemplation de Dieu et de soi-même, qui ne se réjouit ou ne s’attriste ni de ce qu’on appelle bien ni de ce qu’on appelle mal terrestre ; celui-là est affermi dans la sainteté et dans la vérité qui peut replier en Dieu tous ses désirs, comme la tortue replie à volonté tous ses membres sous son écaille. L’homme affamé ne pense qu’aux aliments qui peuvent rassasier sa faim, mais l’homme sage oublie la faim elle-même, pour se nourrir seulement de son Dieu !
« L’insensé dominé par ses passions ne rêve que dans
la nuit du temps, où toutes leschoses dorment dans les songes ; le sage ou saintne veille que dans le jour de l’éternité, où toutes les choses veillent ; et quand il meurt au monde, il est absorbé dans la nature incorporelle de Dieu !« Mais ce dépouillement de la forme infirme et mortelle », poursuit le philosophe divin, « ne peut s’accomplir dans l’inaction. Ce monde plein de travaux a été créé pour d’autres devoirs encore que la contemplation passive de la Divinité. Abandonne donc, ô mon fils, tout motif personnel, et accomplis tes devoirs par le seul amour du bien. »
Voilà pour la piété. Écoutez maintenant pour la charité :
« Servez-vous les uns les autres, et vous parviendrez à la félicité. Celui qui ne prépare ses aliments que pour lui mange le pain du péché. Tout être qui a vie
est produit par le pain qu’il mange ; le pain est produit par la pluie ; la pluie est produite par la prière qui l’implore ; la prière est produite par les bonnes œuvres ; les bonnes œuvres sont produites et données à l’homme par Brahma(nom de Dieu).« Moi-même », poursuit le demi-dieu Krisna dans sa leçon à son disciple, « moi-même je pratique les bonnes œuvres ; et cependant, par ma nature divine, je n’ai rien à faire, rien à désirer pour moi-même dans les trois parties (les trois continents connus du globe alors), et cependant je vis dans l’accomplissement des devoirs moraux. Si je n’accomplissais pas exactement ces devoirs, tous les hommes suivraient bientôt mon exemple, ce monde abandonnerait son devoir ; je serais la cause de la production du mal, j’éloignerais les hommes du droit chemin. De même que l’ignorant remplit les devoirs de la vie dans l’espoir d’un salaire, de même le sage parfait doit les remplir sans motif personnel d’intérêt, mais pour le bien ; et le bien, il le fait pour Dieu ! Voilà le sage. Ceux qui atteignent cette doctrine seront sauvés
par leurs œuvres, les autres seront retardés. »
« Mais par qui, ô Krisna », demande le disciple, « les hommes sont-ils poussés à commettre le mal ? »
« Apprends », répond le maître, « qu’il y a une concupiscence ou un désir mauvais, fille du principe charnel, pleine de péchés, et sans cesse agissant en nous, dont le monde est enveloppé comme la flamme est enveloppée par la fumée, le fer par la rouille ; c’est dans les sens, dans le cœur, dans l’intelligence pervertie, qu’il se plaît à travailler l’homme et à engourdir son âme. Applique-toi à le vaincre dans tes passions domptées.
« On admire vos organes matériels, mais l’âme est bien plus admirable : l’âme est au-dessus de l’intelligence ; mais qui est au-dessus de l’âme ? Combats ton ennemi, qui prend en toi la forme du désir ! »
« Où va l’homme après sa mort ? » demande le disciple. « Le bien va au bien, et le mal au mal », répond le maître ; « mais l’homme ne cesse pas d’exister sous d’autres formes jusqu’à ce qu’il soit régénéré tout entier dans le bien. »
Puis le dieu se définit lui-même par la voix inspirée et extatique du maître surnaturel.
« Des hommes d’une vie rigide et laborieuse », dit-il, « viennent devant moi humblement prosternés, sans cesse glorifiant mon nom, et constamment occupés à mon service. D’autres me servent en m’adorant, moi dont la face est tournée de tous côtés : ils m’adorent avec le culte de la sagesse, uniquement, distinctement, sous diverses formes. Je suis le sacrifice ; je suis le culte ; je suis l’encens ; je suis l’invocation ; je suis les cérémonies qu’on fait aux mânes des ancêtres ; je suis les offrandes ; je suis le père et la mère de ce monde, l’aïeul et le conservateur. Je suis le seul saint digne d’être connu. Je suis le consolateur,
le créateur, le témoin, l’immuable, l’asile et l’ami. Je suis la génération et la dissolution, le lieu où résident toutes choses, et l’inépuisable semence de toute la nature. Je suis la clarté du soleil, et je suis la pluie. Je suis Celui qui tire les êtres du néant et qui les y fait rentrer. Je suis la mort et l’immortalité. Je suis l’être!« Regarde ce monde comme un lieu de passage triste et court, et sers-moi uniquement ; le reste est néant ! Je pardonne au pécheur quand il revient à moi, et je purifie le souillé ! Je suis dans ceux qui me servent et m’adorent en vérité, et ils sont dans moi… Si celui qui a mal agi revient à moi et me sert, il est aussi justifié que le juste !… Unis ton âme à moi, et regarde-moi comme ton asile, et tu entreras en moi !… »
Ici le dialogue suspendu est repris par le disciple ; il fait une magnifique profession
de foi au Dieu unique et suprême, dont tous les autres dieux secondaires, êtres purement
symboliques, Te Deum de l’universalité divine ; la parole y luit comme le feu.
Le dieu lui répond par l’énumération des millions de formes sous lesquelles il se manifeste à la nature dans ses créations et dans sa providence. Enfin le maître se transfigure entièrement en esprit, et foudroie le disciple anéanti dans sa divinité ; puis il reprend sa forme humaine douce et souriante, et l’instruit des devoirs du culte et de la morale.
« Celui-là est chéri de moi, dit-il, dont le cœur, libre de toute haine, répand sa charité sur toute la nature animée ou inanimée ; qui ne craint point les hommes, et que les hommes ne craignent point ; qui ne désire rien pour lui, tout pour ses frères ; qui est le même dans la gloire ou dans l’humiliation, dans le chaud et dans le froid, dans la peine et dans le plaisir ; qui s’élève par le détachement au-dessus des vicissitudes de la courte vie d’ici-bas, pour chercher le seul Brahma (Dieu), le souverain principe de toutes choses.
« Or, sais-tu ce que c’est que ce divin secret
dont la connaissance te conduira à l’immortalité ? C’est Celui qui n’a ni commencement ni fin, et qui ne peut être appelé ni la vie ni la mort, car il est au-dessus et en dehors de la mort et de la vie ! Il est tout mains et tout pieds, il est tout visage, toute tête, tout œil, tout oreille. Milieu de tous les mondes, il les remplit de son étendue ; n’ayant lui-même aucun organe, il est le résumé de toutes les facultés des organes ; sans être incorporé dans rien, il contient tout, et sans aucune qualité des choses il participe souverainement à toutes les qualités. Il est le dedans et le dehors, le mobile et l’immobile de la nature ; par l’imperceptibilité de ses parties dans ce que nous appelons l’infiniment petit, il échappe à la vue ; il est loin, et cependant il est présent ; il est indivisible, et cependant il est divisé en toutes choses ; il est ce qui détruit et ce qui produit ; il est la lumière, mais il n’est pas les ténèbres » (nette protestation contre le panthéisme dont ces doctrines sont accusées) » ; il est la sagesse, l’objet et la fin de toute sagesse ! « Celui qui me connaît ainsi par ce que je
suis entre dans ma nature et s’y divinise. « Toutes choses animées ou inanimées sont produites par l’union des deux principes, la matière et l’esprit.
« Quand tu vois toutes les différentes espèces d’êtres qui sont dans la nature comprises dans un seul être, de qui elles émanent et se répandent au dehors, alors tu conçois Dieu !
« Ceux qui, par les yeux de la sagesse, aperçoivent que le corps et l’esprit sont distincts, et qu’il y a pour l’homme une séparation finale qui l’émancipe de la nature animale, ceux-là entrent par l’intelligence dans l’état des êtres. »
Vous voyez que cette sublime philosophie, comme la philosophie du christianisme, ne place pas la perfectibilité indéfinie dans ce monde des sens et de la mort, mais dans le monde supérieur de l’âme et de l’immortalité !
Le dialogue suivant explique la théorie du bien pour le bien, du renoncement complet au
« Écoute, et retiens maintenant mes dernières paroles », dit en finissant le maître ; « ce sont les plus mystérieuses ; je vais te les dire pour ton bonheur, parce que tu es mon bien-aimé… »
Il résume en peu de mots toute cette doctrine au disciple, et lui recommande de ne la révéler qu’à ceux qui l’aiment.
« Et maintenant », ajoute le maître divin, « as-tu écouté avec attention ? et le nuage de ton esprit, qui ne vient que d’ignorance, est-il dissipé ? »
« Il est dissipé », répond le disciple, « et j’ai retrouvé à ta voix l’entendement. Je serai ferme maintenant dans la foi, et je vais agir conformément à ce que je crois. »
« Et c’est ainsi », chante alors le poète, « que je fus témoin et auditeur du miraculeux entretien entre le fils de
Vaasedaet le magnanime fils dePandoa, et que j’ai obtenu la faveur d’entendre cette suprême et divine doctrine,telle qu’elle a été révélée par Krisna lui-même, le dieu de la foi. Plus je repasse dans mon esprit ce saint et merveilleux dialogue de Krisnaet d’Arjoùn, plus mon cœur est dilaté par une joie surnaturelle. En quelque lieu que soitKrisna, le dieu de la foi ; en quelque lieu que soitArjoùn, le puissant lanceur de flèches, là se trouvent certainement la vérité, la fortune, la victoire et la vertu ! »
Y a-t-il rien dans ce langage et dans ces doctrines théologiques et morales, datant de quatre mille six cents ans, qui atteste la prétendue barbarie et la grossière superstition que certains philosophes ont besoin d’attribuer au vieux monde pour motiver leur orgueilleux système ? N’y sent-on pas, au contraire, ou la sagesse d’un âge déjà très-avancé en foi et en vertu, ou le reflet encore tiède et lumineux d’une révélation primitive mal effacée de la mémoire des hommes ? Ne dirait-on pas, à la lecture de ces lignes, qu’une racine pleine de la sève morale du christianisme futur végétait dans les flancs de l’Himalaya ?
Avant de feuilleter avec vous la littérature
Passons aux poèmes de cette littérature. Ses poèmes sont tout à la fois son histoire en poésie et sa théologie en actions.
la
Presse, un hymne à l’amitié déguisé sous la forme d’une critique, me reproche
d’avoir désespéré du monde, d’avoir découragé l’esprit humain de sa sainte aspiration au
progrès, d’avoir exhumé, dans une lecture de l’Imitation et ailleurs,
ce qu’il appelle les miasmes méphitiques du moyen âge, d’avoir désossé l’homme de ses
forces et de sa virilité, en lui enlevant les mirages, selon nous très-dangereux, d’un
progrès indéfini et continu sur ce petit globe.
Nous lui répondrons incessamment entre deux Entretiens littéraires,
ou même dans un des Entretiens littéraires que nous publions ; car
M. Pelletan, qui parle comme Platon, a le droit de rêver comme lui de beaux rêves. Mais
nous, hélas !… il y a longtemps que nous sommes réveillé !… Nous croyons plus beau et
opium. Ce suc de pavots, quelque bien apprêté qu’il soit, et M. Pelletan
l’apprête en grand poète, n’est bon qu’à donner les délires de la perfectibilité
indéfinie et de la félicité sans limites sur une terre qui ne fut, qui n’est et qui ne
sera jamais qu’un sépulcre blanchi entre deux mystères !
Du progrès local, relatif et borné, oui ! Du progrès indéfini et continu, non ! Rien
n’est illimité dans notre petite espèce, bornée à un éclair de durée, à un
atome d’espace, à une pincée de poussière. De l’utopie avec les idées, passe encore ;
mais de l’utopie avec la nature ! Oh ! les éléments mêmes se moqueraient de nous. Ce
genre d’utopie me rappelle les fossoyeurs d’Hamlet, qui jouent aux
osselets dans leur cimetière avec les crânes vides et déterrés des morts. Respectons nos
belles destinées futures là-haut, mais ici respectons au moins notre néant !
Un historien dont l’érudition nourrit le bon sens, et dont le bon sens se relève quand
« Tu te souviens peut-être, ô roi », dit un chef saxon à son prince, « de ce qui arrive quelquefois dans les jours d’hiver quand tu es assis à table avec tes capitaines, qu’un bon feu brille dans le foyer, que la salle est chaude, mais qu’il pleut, qu’il neige et qu’il gèle au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire-d’aile, entrant par une porte, sortant par l’autre : l’instant de ce trajet est plein de douceur pour lui, il ne sent plus ni pluie, ni vent, ni frimas ; mais cet instant est fugitif, l’oiseau disparaît en un clin d’œil, et
de l’hiver il repasse dans l’hiver! Telle me semble la vie des hommes sur cette terre, et sa durée d’un moment, comparée à la longueur du temps qui la précèdeet qui la suit : de l’hiver il repasse dans l’hiver. »
L’air extérieur, la pluie, la neige, le vent, les frimas, c’est la condition de
l’homme ; la salle chaude et abritée, c’est le progrès ; l’oiseau, c’est la civilisation
qui traverse un moment cette douce température, mais qui, hélas ! ne s’y repose pas
longtemps, et qui, poursuivie par l’instabilité humaine, repasse de l’hiver
dans l’hiver.
Jetons du bois dans le foyer, et prions Dieu que la lumière et la chaleur durent, dirai-je à M. Pelletan ; mais ne flattons pas le pauvre oiseau qui passe, et ne croyons à l’éternité de rien ici-bas, pas même de nos songes !
Mais, avant de vous donner quelques fragments de ces immenses poèmes épiques de l’Inde primitive récemment découverts, un mot sur ce qu’on entend par la poésie.
J’ai souvent entendu demander : Qu’est-ce que la poésie ? Autant vaudrait dire, selon moi : Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce que l’homme ?
On ne définit rien, et cette impuissance à
Laissons donc le grammairien ou le théoricien définir, s’il le peut, la poésie ; quant à
nous, disons simplement le vrai mot : mystère du langage.
La poésie, comme nous la concevons, n’est en effet rien de ce qu’ils disent ; elle n’est ni le rythme, ni la rime, ni le chant, ni l’image, ni la couleur, ni la figure ou la métaphore dans le style ; elle n’est même pas le vers ; elle est tout cela dans la forme, bien qu’elle soit aussi tout entière sans forme ; mais elle est autre chose encore que tout cela : elle est la poésie.
Il y a dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie
usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la
nature terrestre, quotidienne, et en quelque sorte domestique, de notre existence
ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles,
une partie éthérée, insaisissable,
L’homme, par un instinct occulte, mais universel, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d’exprimer dans un langage différent ces choses différentes. Placé lui-même, pour les sentir et les exprimer, sur les limites de ces deux natures humaines et divines qui se touchent et se confondent en lui, l’homme n’a pas eu longtemps le même langage pour exprimer l’humain et le divin des choses. La prose et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. L’homme a parlé des choses humaines ; il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et tout ce qui s’y rapporte ; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse, dans l’impression des choses terrestres, l’humanité. En un mot, la prose a été le langage de la raison, la poésie a été le langage de l’enthousiasme ou de l’homme élevé par la sensation, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d’exprimer. La poésie est la divinité du langage.
Dans toutes les langues, l’homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la vie physique ou sociale : domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire, sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation, mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l’utilité a été dévolu sans délibération à la prose.
Dans toutes les langues, au contraire, l’homme a chanté généralement en vers la nature,
le firmament, les dieux, la piété, l’amour, cette autre piété des sens et de l’âme, les
fables, les
Le verbe familier s’est fait prose ; le verbe transcendant s’est incarné dans les vers. L’un a discouru, l’autre a chanté.
Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l’expression humaine ? Qui est-ce qui a enseigné ou imposé à l’humanité qu’il fallait parler en prose ces choses, et chanter en vers celles-là ? Personne. Le maître de tout, l’instituteur et le législateur des formes et de l’expression humaine n’est autre que l’instinct, cette révélation sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale, de la nature dans notre être et dans tous les êtres. Analysons-nous nous-mêmes :
L’homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et
À l’exception de l’extrême douleur, qui brise les cordes de l’instrument et qui leur arrache un cri inarticulé, cri qui n’est ni prose ni vers, ni chant ni parole, mais un déchirement convulsif du cœur qui éclate, l’homme se sert, pour exprimer son émotion, d’un langage simple, habituel et tempéré comme elle.
Quand l’émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie ; quand l’imagination de
l’homme se tend, et vibre en lui jusqu’à l’enthousiasme ; quand la passion réelle ou
imaginaire l’exalte ; quand l’image du beau dans la nature ou dans la pensée le
fascine ; quand l’amour, la plus mélodieuse des passions en nous, parce qu’elle est la
plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu’il
aime ; quand la piété l’enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à
Donc, à une impression transcendante un mode transcendant d’exprimer cette impression. Voilà, selon nous, toute l’origine et toute l’explication du vers, cette transcendance de l’expression, ce verbe du beau, non dans la pensée seulement, mais dans le sentiment et dans l’imagination.
Mais comment l’homme discernera-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l’émeuvent ?
Nous répondons encore par le même mot : mystère.
Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage :
Voilà une plaine immense, cultivée, fertile, couverte d’épis ou de prairies, grenier de l’homme ; mais cette plaine n’est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des collines, ni penchée vers la mer, et ses horizons monotones se confondent avec le ciel bas et terne qui l’enveloppe. Certes, c’est un spectacle agréable au laboureur et consolant pour l’économiste, qui calcule combien de milliers d’hommes et d’animaux seront nourris après la moisson par le pain ou par l’herbe fauchés sur ces sillons. Mais vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce niveau, sans qu’un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l’âme de ce grenier de l’homme.
Peut-être parce que l’alouette présente le contraste d’un peu de joie au milieu de cette monotonie de tristesse, et d’un peu d’amour maternel au-dessus de son nid, cette délicieuse réminiscence de nos mères ?
Peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie, où le cri du même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de la terre ?
Peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d’épis mûrs sous la brise folle nous transportent, par l’analogie de leur bruit, sur les vagues ridées de l’Océan, au pied du mât où frissonne ainsi la toile ?
Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois petites images sont-elles à nos
yeux la seule poésie de ce vaste espace ? Parce que de ces trois phénomènes et de ces
trois images il
Ce n’est donc pas l’utile qui constitue la poésie, c’est le beau. L’épi est utile, mais l’alouette vit, le grillon chante, la brise pleure, le cœur sympathise, la mémoire se souvient, l’image surgit, l’émotion naît ; avec l’émotion naît la poésie dans l’âme. Vous pouvez chanter l’alouette, le grillon, la brise dans le chaume ; je vous défie de chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment : cela se compte, cela ne se chante pas. L’instrument humain n’a point d’écho pour le chiffre.
Mais vous approchez des Alpes ; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se
découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer ; l’étoile s’y laisse
entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’océan de l’espace infini ; les
grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis
Voilà la poésie du paysage ! Je vous défie de parler, en face de ces merveilles, le
langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l’instrument
peuvent être émues sans briser les cordes. La poésie est née en vous, elle vous inonde,
elle vous submerge, elle vous étouffe ; l’hymne ou l’extase naissent
Voilà une des poésies de la terre ! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.
Mais la mer ? La mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les montagnes. Pourquoi ? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots : Parce qu’elle a plus d’émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.
D’abord, la mer est l’élément mobile ; sa mobilité
Ensuite, la mer est transparente ; elle ressemble au firmament ou à l’éther, qui répercutent la lumière de l’astre du jour ou des étoiles de la nuit ; elle se transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la lumière, tantôt la nuit dans ses vagues. — Émotion !
Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l’infini. — Émotion !
Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la respiration douce du sommeil d’un enfant sur le sein de sa mère. — Émotion !
Quand elle écume, au lever d’un jour d’été, sous la brise folle, et que le goëland,
renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette
écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de
Quand elle s’accumule en montagnes humides sous le vent lourd d’automne, et qu’elle s’écroule avec des contrecoups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre qui déracinent les cités. — Émotion !
Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d’avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils. — Émotion !
Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et
inconnus où cette voile ira aborder, après avoir traversé pendant des jours sans nombre
ce désert des lames ; ces terres étrangères se lèvent dans l’imagination avec les
mystères de climat, de
Si une flotte dont on attend le retour montre, au coucher du soleil, les étages successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte une colline au-dessus de la courbe de l’horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille ; toutes les images de la guerre, de la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil, assiègent la pensée. — Émotion !
Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la côte s’allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots. — Émotion !
Si la mer est vide, on songe à l’espace qu’aucun compas ne circonscrit, domaine
incommensurable du vent qui laboure ses vagues
Si l’œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des abîmes qu’elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les mystères de ce monde des eaux. — Émotion !
Enfin, si on calcule par la pensée l’incalculable ondulation de ces vagues succédant aux vagues qui battent depuis le commencement du monde, de leur flux et de leur reflux, les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces frôlements de l’eau, on s’égare dans la supputation des siècles et on a quelque sentiment de l’éternité. — Émotion !
Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l’homme la poésie de la mer ; elles
finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d’impressions. Il s’assoit sur
le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et il demeure seul, immobile et muet, à
regarder Te Deum de la grandeur de
Dieu et de la petitesse de l’homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la
sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et
s’harmonisent sur la succession et sur l’alternation des ondes par le rythme,
c’est-à-dire par la mesure musicale des mots. Mais le cœur de l’homme lui-même n’est-il
pas un organe rythmé ?….
Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du
Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l’âme humaine depuis
l’enfance jusqu’à la caducité, depuis l’ignorance jusqu’à la science, depuis
l’indifférence jusqu’à la passion, pour y décerner d’un coup d’œil ce qui est du domaine
de la poésie de ce qui est du domaine de la prose ? Nous trouverions partout que c’est
l’émotion qui est la mesure de la poésie dans l’homme ; que l’amour est plus poétique
que l’indifférence ; que la douleur est plus poétique que le bonheur ; que la piété est
plus poétique que l’athéisme ; que la vérité est plus poétique que le mensonge ; et
qu’enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l’homme public qui se dévoue à sa
patrie, soit que vous la considériez dans l’homme privé qui se dévoue à sa famille, soit
que vous la considériez dans l’humble femme qui se fait
Voilà pourquoi les vrais poètes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poètes inférieurs chantent les sophismes et le vice. Ces poètes du vice sont de mauvais musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et courte, au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À talent égal, le son que rend l’émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son tiré des passions légères ou mauvaises de l’homme ; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême c’est Dieu. On a dit : Le grand architecte des mondes ; on pouvait dire : Le grand poète des univers !
le vers, nous répondrons franchement que cette forme du vers, du
rythme, de la mesure, de la cadence, de la rime ou de la consonance de certains sons
pareils à la fin de la ligne cadencée, nous semble très-indifférente à la poésie, à
l’époque avancée et véritablement intellectuelle des peuples modernes.
Nous dirons plus : bien que nous ayons écrit nous-même une partie de notre faible poésie sous cette forme, par imitation et par habitude, nous avouerons que le rythme, la mesure, la cadence, la rime surtout, nous ont toujours paru une puérilité, et presque une dérogation à la dignité de la vraie poésie.
N’est-il pas puéril en effet, n’est-ce pas un peu jeu d’enfant, que cette condition
arbitraire et humiliante de la prosodie des peuples consiste à faire marcher
l’expression de sa pensée sur des syllabes tour à tour brèves et longues, comme une
danseuse de ballets qui fait deux rime à chacun de ses vers deux consonances
métalliques, comme la bayadère de l’Inde attache deux grelots à ses pieds pour entrer et
pour adorer dans le temple ?
En vérité, quand l’homme est arrivé à l’horizon sérieux de la vie par les années et par
la réflexion, il ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine honte de lui-même et un
certain mépris de ce qu’on appelle si improprement encore les conditions de la poésie.
Quoi ! la poésie ou l’émotion par le beau, la poésie, cette essence
des choses contenue dans une certaine proportion en toute chose créée par Dieu, la
poésie cessera d’être ce qu’elle est, parce que l’émotion par le beau, ne consentira pas à ravaler ce sens
intellectuel à une puérile symétrie et à une vaine consonance de sonorité ? Il faudrait
rougir du nom de poète, le plus beau des noms de l’homme dans la région des
âmes.
Nous concevons le vers, à l’origine des littératures, quand
l’intelligence pure était moins dégagée des sens.
L’homme est composé de sens et d’esprit. La sensualité et l’intellectualité de son être devaient s’associer à un certain degré dans son langage poétique. La partie sensuelle ou musicale de ce langage poétique devait peut-être prédominer alors sur la partie intellectuelle et immatérielle de la pensée. Le son pouvait prévaloir sur le sens.
Ce fut l’époque où la sensualité populaire inventa les rythmes, les cadences, les
intercadences, les césures, les nombres, les hémistiches, les strophes, les rimes.
L’habitude de
Parmi les grands écrivains poètes, les uns par impuissance, les autres par dédain, se
sont dispensés avec bonheur de la forme des vers ; ils n’en ont pas moins inondé l’âme
de poésie. Platon, Tacite, Fénelon, Bossuet, Buffon, Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre, Chateaubriand, madame de Staël, madame Sand en France, une foule d’autres
en Allemagne et en Angleterre, ont écrit des pages aussi émouvantes, aussi harmonieuses
et aussi colorées que les poètes versificateurs de nos temps et des temps antérieurs. On
peut même affirmer sans scandale qu’il y a plus de véritable poésie dans leur prose
qu’il n’y en a dans nos vers, parce qu’il y a plus de
Ce n’est pas le genre en ceci qui décerne la primauté, c’est le génie. Cependant ou peut, si l’on veut, classer les genres de poésie par leur nature. Moins il y aura de sensualisme dans le poète, plus le poète sera véritablement spiritualiste, c’est-à-dire surhumain.
Ainsi, les premiers des poètes sont évidemment les lyriques, c’est-à-dire ceux qui chantent, parce que leur poésie est plus spiritualiste que celle des autres poètes, et parce qu’elle s’adresse exclusivement à la plus haute des facultés humaines : l’enthousiasme.
Après eux, et d’après le même principe de plus ou moins pure spiritualité dans l’œuvre, viennent les poètes épiques, c’est-à-dire les poètes qui racontent, parce que leurs poèmes s’adressent principalement à une faculté secondaire de l’esprit humain : l’intérêt pour les aventures de la vie héroïque ou nationale.
Pourquoi ce genre de poésie, qui comparaît le plus souvent sur nos théâtres devant le peuple, est-il inférieur aux deux autres ? Parce qu’il s’adresse spécialement aux deux facultés inférieures de l’esprit humain : la curiosité et la passion.
Pourquoi encore ? Parce qu’il est celui de tous ces genres de poésie qui se suffit le moins à lui-même, qui vit le moins de sa propre substance, et qui emprunte le plus de secours matériels aux autres arts pour produire son effet sur les hommes.
Il faut au poète dramatique, pour émouvoir de toute sa puissance le cœur humain, un
théâtre, une scène, des décorations, des musiciens, des peintres, des acteurs, des
costumes, des gestes, des paroles, des larmes feintes, des déclamations, des cris
simulés, du sang imaginaire,
Nous savons bien, nous le répétons encore, qu’en dehors de cette supériorité ou de
cette infériorité relative des genres dans la poésie, il y a la supériorité ou
l’infériorité des poètes, qui dément souvent cette classification par la souveraine
exception du talent ; que tel poète épique, comme Homère, par exemple, est égal ou
supérieur à tel poète lyrique, comme Orphée ; que tel poète dramatique, comme
Shakespeare, par exemple, dépasse tous les poètes épiques des temps modernes, et
contient, dans son océan personnel de facultés poétiques, l’hymne, l’ode, le récit, le
drame, la tragédie, la comédie, l’élégie, tout ce qui vibre, tout ce
J’ai tort d’avoir écrit tout ce qui rit, car le rire n’est pas du domaine de la poésie
telle qu’elle doit être entendue. Même quand on rit en vers, non seulement le rire n’est
jamais poétique, mais encore il est l’opposé de toute poésie, car il est l’inverse de
tout enthousiasme et de toute beauté. Le rire est une des mauvaises facultés de notre
espèce ; c’est l’expression du dénigrement, de la moquerie, de la vanité cachée, et
d’une maligne satisfaction de nous-mêmes en surprenant nos semblables en flagrant délit
de ridicule. Le rire est amusant, mais il n’est pas sain. Les grands comiques peuvent
avoir le génie de l’infirmité humaine ; ils peuvent être de grands peintres, ils ne sont
jamais des poètes, si ce n’est par hasard dans l’expression. Le rire est la dernière des
facultés de l’homme. L’envie rit, la malignité rit, l’ironie rit, le mépris rit, la
foule rit dans ses mauvais jours ; jamais la bonté, jamais la pitié, jamais l’amour,
jamais la piété, jamais la charité, jamais la vertu, jamais le génie,
Passez-moi cette imprécation contre le rire en poésie. On ne rit pas au ciel. Satan seul rit quand l’homme tombe. Le beau et le saint sont sérieux. Il s’agit du beau.
Le titre et la forme d’entretien que nous avons donnés à ce Cours
familier de littérature universelle, disent assez d’eux-mêmes que nous ne procéderons
pas toujours méthodiquement dans cet inventaire des œuvres intellectuelles de l’homme ;
mais que, pour éviter la monotonie, la satiété et l’ennui, ces fléaux de l’étude, nous
passerons quelquefois d’un siècle à l’autre, d’un homme à l’autre, d’un livre à l’autre,
avec la logique secrète des analogies, mais aussi avec la liberté de la conversation.
L’ordre des matières, qui est le fil dans le labyrinthe, n’en sera toutefois brisé qu’en
apparence pour l’ouvrage tout entier ; car nous aurons soin de ne point entrecroiser,
dans le même entretien, des sujets appartenant à des temps, à des nations, à des auteurs
différents, ce qui jetterait la confusion dans l’ouvrage, mais de consacrer chaque
entretien tout entier ou plusieurs entretiens à un seul et même sujet ; nous placerons
en tête ou en marge de chacun
Un sujet aussi vaste que l’inventaire de toutes les littératures comporte essentiellement quelques-unes de ces grandes divisions qui sont la distribution de la lumière entre les différentes parties d’un même sujet.
Notre procédé, à cet égard, ne sera pas celui de la science systématique et arbitraire qui divise par genres ; il sera celui de la nature, qui procède par succession de temps et qui divise par époques.
La division par genres, bien qu’elle puisse être employée dans une
certaine mesure et comme subdivision dans nos études, a l’inconvénient d’être plus
spécieuse que vraie et plus convenue que réelle ; car les genres ne
Nous diviserons donc, comme la nature, par générations de génie ou par époques.
Pour éviter la dissémination d’attention qu’un trop grand nombre d’époques jetterait dans la mémoire et dans l’esprit, nous ne diviserons la littérature du genre humain qu’en quatre grandes époques :
L’époque primitive ou orientale, indienne, chinoise, égyptienne,
arabe, hébraïque ;
époque gréco-latine, commençant à Homère et finissant
au christianisme ;
L’époque intermédiaire, décadence, barbarie, renaissance, commençant
à la chute de l’empire romain, finissant à la naissance de Dante à
Florence, époque dans laquelle l’Italie joue le plus grand rôle, et qu’on pourrait
appeler l’époque italienne ;
Enfin l’époque moderne, commençant au quinzième siècle, se
caractérisant en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, et se
poursuivant avec des phases diverses d’ascendance ou de décadence jusqu’à nos jours.
Ainsi, l’époque primitive,
L’époque gréco-latine,
L’époque intermédiaire (ou l’interrègne des lettres),
L’époque moderne,
Voilà nos jalons. En ne les perdant pas de vue dans les différentes excursions que nous allons faire ensemble à travers les œuvres de l’esprit humain, nous saurons toujours où nous sommes, et nous pourrons pressentir peut-être où nous allons.
Le grand rideau qui nous cachait tout un monde, s’est déchiré sur l’antique Orient à
deux époques récentes. Le rideau qui nous dérobait la Chine, ses religions, sa
philosophie, son histoire, sa prodigieuse civilisation à peine soupçonnée des Grecs et
des Romains, comme une de ces planètes lointaines dont les astronomes aperçoivent, à
travers des distances infinies, quelques lueurs. Les Portugais et les Vénitiens furent
les Christophes Colombs qui découvrirent à l’Europe ce nouveau monde. Les
Le rideau enfin qui nous cachait les Indes, rideau qui s’est déchiré plus récemment,
qui se déchire de jour en jour davantage par la main des savants anglais, depuis le
jour où les armes de l’Angleterre ont accompli cette conquête des Indes, rêvée
seulement et à peine ébauchée par Alexandre. Chaque jour nous apporte, depuis ce jour,
de nouvelles lumières, de nouvelles langues, de nouveaux monuments de cette région,
berceau des philosophies, des poésies, des histoires ; véritable Éden des littératures antiques retrouvées au pied de l’Himalaya, aux bords du
Gange et de l’Indus.
Comme l’hiéroglyphe et le papyrus de l’Égypte, les monuments et ces langues
mystérieuses qui contiennent un secret dans chaque mot, ne nous ont pas tout dit
encore ; écoutons d’abord, néanmoins, ce qu’elles nous ont dit déjà de plus antique,
de plus saint et de plus beau. Nous conjecturerons librement le sanscrits, comme des ouvriers à la fouille des sphinx dans le désert
du Nil, ne nous laissent plus manquer de texte pour nos études sur la littérature des
Indes. Nous avons parlé déjà des Védas.
« La poésie mystique de l’Inde »
, nous écrit un de ces savants
orientalistes qui a percé un des premiers pour l’Allemagne et pour la France les
ténèbres de la langue sanscrite (le baron d’Eckstein), « la poésie mystique a
pour texte habituel l’amour passionné et extatique de l’âme pour son créateur. Cet
amour, le plus éthéré et le plus saint que l’homme puisse sentir, s’y exprime par
les images sensuelles du
Nos mœurs, qui ne comportent plus
cette naïveté de l’âme pour qui tout est sain, m’interdisent de reproduire ici ces
extases de la littérature sacrée de l’Inde.Cantique des cantiques, mais avec une
candeur d’expression que l’hébreu lui-même n’atteint pas. On y
sent la nudité innocente de l’homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans
ombre d’un autre
La littérature morale de l’Inde se compose, selon le même critique, de formules et de maximes qui, sous une forme brève et sentencieuse, renferment les préceptes moraux les plus épurés. Jamais la conscience du genre humain n’écrivit avec plus d’autorité et d’évidence ces lois inspirées de Dieu, qui sont le code inné de l’être créé pour vivre de justice, de dévouement et de vertu en société.
« C’est la sagesse biblique des patriarches conçue dans une forme brève, et exprimée dans un rythme grave par une image frappante et simple qui s’imprime comme l’empreinte d’un cachet dans la mémoire. Cette poésie morale de l’Inde », ajoute le critique, « aurait pour nous quelque chose d’analogue aux
Penséesde Pascal : une grande expérience de la vie se manifeste dans ces résumés de la sagesse de l’Inde ; cette sagesse a quelquefois des sourires de vieillard sur les lèvres ; elle n’a jamais d’ironie. »
Des dialogues explicatifs du sens de ces lois et des dogmes de la religion sont un
des plus admirables monuments de cette littérature. On croit y entendre des Platons du Gange discourant avec leurs disciples. Les plus
remarquables de ces dialogues sont intitulés en effet d’un titre qui signifie
« les Séances, c’est-à-dire :
Cours de sagesse dans lesquels les
disciples sont assis aux pieds du maître et écoutent sa parole. »
D’autres fragments moraux, contenus dans les immenses poèmes indiens, s’appellent le
Chant du Seigneur ou du Très-Haut. Le philosophe, devenu poète
pour s’attirer l’imagination du peuple, chante la Loi de la délivrance de
l’âme, ou de son émancipation des liens de la matière.
Ces poèmes gigantesques de deux cent mille Bible poétique, où les législations de Moïse et les
mystères de Jéhovah seraient entremêlés des contes les plus merveilleux de
l’imagination arabe ou persane.
Ce sont des épisodes surtout, épisodes vastes comme des poèmes, qui ont été traduits, depuis la conquête des Indes, par les érudits, en anglais, en allemand, et quelques-uns en français.
lyrique, après la
poésie qui pense, ou philosophique, la poésie qui raconte, ou la poésie épique, est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Plusieurs des
plus grandes races humaines, appelées nations, n’ont laissé pour trace de leur passage
sur la terre qu’un poème épique. C’est assez pour une mémoire éternelle. Un poème
épique résume un monde tout entier.
L’Inde en a deux. Ces poèmes, nous le répétons, ne sont pas d’une seule main. C’est
le peuple qui semble s’être élevé à lui-même, de siècle en siècle, ces prodigieux
monuments, comme ces temples d’Athènes ou de Rome auxquels chaque génération ajoutait
une assise de plus. Ces deux poèmes, sortis d’océans de souvenirs dans lesquels
venaient se recueillir et se conserver les traditions religieuses, héroïques,
nationales, populaires de l’Inde, sont le Mahabarata et le Ramayana.
De même que l’Iliade et l’Odyssée, ces deux Ramayana et le Mahabarata, furent primitivement des récits
héroïques et des systèmes religieux réunis, combinés, chantés par les derniers poètes,
auteurs de ces poèmes.
Quelle que soit la fécondité de la pensée, l’imagination d’un homme ne suffirait pas à la création de ces multitudes de fables sacrées ou récits populaires. Un poète épique n’est au fond qu’un historien qui chante, au lieu d’écrire. Pour qu’une nation écoute et retienne ces récits chantés, il faut que ce qu’on lui chante soit déjà accepté comme un fonds de vérité dans ses traditions. De tels poèmes ne sont jamais pour un peuple que les archives illustrées de ses croyances, de ses mœurs, de ses événements nationaux, ou tout au moins de ses fables théogoniques. C’est là le caractère des grandes épopées indiennes.
Ramayana est surtout un poème symbolique. On y
reconnaît la source où la mythologie grecque puisa, en l’altérant, la fable de
Proserpine. Vous allez en juger.
Kora, jeune et pure vierge, fille de Damata, est ravie à sa mère à
la fleur de ses jours par le dieu de l’abîme ou de l’enfer. Ce dieu l’épouse, et
l’entraîne dans un monde inférieur et souterrain. Elle devient la reine des morts.
Mais le dieu de l’abîme, son époux, la rend chaque année pour un temps aux
lamentations de sa mère ; elle y reparaît en été au temps des moissons, saison où les
âmes des morts s’occupent particulièrement des vivants, en leur assurant le blé ou le
riz, leur nourriture sur la terre.
Sita, l’héroïne de l’épopée indienne, est la fille du
sillon ; au lieu de naître de la mer comme la Vénus grecque,
elle naît du sillon sous le soc de la charrue du roi laboureur son père.
On reconnaît à ces fables le génie divers des
C’est autour de cette fable symbolique que se groupent et se succèdent les récits
épiques de la conquête de l’Inde méridionale et de l’île de Ceylan,
par les héros de l’Inde montagneuse. Nous citerons de ces poèmes des fragments
traduits par les savants interprètes de la langue sanscrite, dans laquelle ces poèmes
sont écrits. Le génie héroïque et le génie sacerdotal s’y confondent tantôt dans des
récits de batailles, tantôt dans des raffinements spiritualistes de la morale et de la
théologie. On sent que ce sont des traditions guerrières, conservées et transfigurées
par des prêtres.
Le sujet de la grande épopée indienne du Mahabarata est la guerre
de deux grandes races
Un des épisodes les plus touchants du poème est celui des amours de Nala et de Damayanti. Ève dans Milton, Pénélope dans Homère,
ne personnifient pas des amours plus naïfs, plus constants et plus saints. Les
paysages sont un cadre digne du tableau. Nous allons ébaucher les principaux traits de
ce poème ; transportez-vous en esprit dans un autre monde poétique et dans une autre
nature, et écoutez :
Nala est un jeune héros aussi beau et plus doux que l’Achille
d’Homère. Il est fils d’un Damayanti, fille unique du roi d’un royaume voisin ; son imagination
allume son cœur ; il brûle de voir et de posséder pour épouse Damayanti.
Damayanti, de son côté, est sans cesse obsédée des récits que la renommée fait de la beauté, de l’héroïsme et de la vertu de Nala. Elle le voit dans ses rêves ; elle s’entretient nuit et jour avec ses compagnes des perfections idéales de Nala. Le ciel intervient pour réunir les amants.
Un soir, le jeune héros, en proie à cette tristesse vague, symptôme et pressentiment
des grandes passions, s’enfonce seul dans une forêt pour rêver plus librement de
Damayanti. Il
Peu de temps après, la belle Damayanti, en folâtrant avec ses compagnes dans une
prairie entourée de forêts auprès des jardins de son père, voit s’abattre à ses pieds
la volée de cygnes auxquels Nala a rendu la liberté. Les jeunes filles, pour s’exercer
à la course, imaginent de choisir chacune un de ces cygnes, et de
Là, il s’arrête, il se laisse caresser par la jeune fille, il prend une voix douce comme son chant de mort, et révèle à Damayanti l’amour dont Nala brûle pour elle. Ce double message est porté et reporté par ces divins messagers qui rappellent les colombes grecques de Vénus, établissant ainsi, par leurs voix modulées et harmonieuses, une secrète confidence entre les cœurs des deux amants.
Voici les vers que le poète fait articuler au cygne :
« Ô Damayanti, écoute-moi ! Il est un prince nommé Nala, semblable aux dieux jumeaux qui habitent le ciel ; c’est le dieu de l’amour lui-même, revêtu d’une forme terrestre.
Si tu devenais l’épouse de ce héros, ô charmante fille de roi, l’enfant qui naîtrait de cette union éclaterait de perfections surhumaines. Ô vierge à la taille svelte et élancée, nous avons vu des dieux, des demi-dieux, des hommes, des géants, des génies ; mais nous n’avions rien vu de semblable à celui qui t’aime ! Tu es la perle des femmes, et Nala est le diadème des hommes ! « Ô cygne, adresse à Nala les mêmes paroles ! » répondit en rougissant Damayanti.
Alors l’oiseau déploya ses ailes, pour reprendre son vol vers le séjour de Nala. La
Juliette de Shakespeare, dans la tragédie de Roméo, n’a ni plus de
passion, ni plus de langueur, ni plus d’innocence que Damayanti. Les grands poètes se
rencontrent égaux en dessin et en couleur devant leur éternel modèle la nature, à
travers tous les siècles, toutes les mœurs, toutes les langues.
« Les compagnes de Damayanti », dit le texte indien, « la voient pencher la tête comme une belle fleur qui languit sous l’ardeur du soleil du printemps, et qui fléchit langoureusement sur sa tige. »
Elles avertissent son père, qui songe à lui donner un époux.
Les filles des rois guerriers ont le droit de choisir leurs époux parmi les
prétendants des familles royales, convoqués pour cette cérémonie à la cour du père. La
beauté célèbre de Damayanti les fait accourir de tous les royaumes voisins. Les dieux,
c’est-à-dire les génies intermédiaires qui habitent une espèce d’Olympe indien au
dernier étage des monts Himalaya, veulent assister par délassement à ce concours des
prétendants. Ils se mettent en route, revêtus de leur costume divin. Ils rencontrent
Nala qui s’y rend de son côté, dans tout l’éclat de sa beauté et de sa magnificence.
Ils veulent l’éprouver ; ils lui ordonnent, au
Qu’on juge du désespoir de Nala, chargé de demander ainsi la main de son amante pour un autre ! Mais l’obéissance religieuse l’emporte dans son cœur sur l’amour même ; il fléchit volontairement sous les dieux ; il s’immole à sa piété ; il accomplit le cruel message.
La première entrevue des deux amants, dans l’appartement de Damayanti, est biblique.
« Prédestinés l’un à l’autre », dit le poète, « ils ne s’étonnent pas de se voir pour la première fois ; ils semblent s’être vus toujours ; ils ne se reconnaissent pas, ils se connaissent ; ils se regardent immobiles et ravis, avec ce charmant sourire qui dit : Nous ne commençons pas, nous continuons de nous aimer. »
Cependant le cruel message sort des lèvres de Nala. La poésie moderne la plus éthérée
et la plus mystique, celle de Dante lui-même, n’a pas une scène
aussi émouvante, aussi dramatique
Cependant, une fois le devoir accompli par Nala, Damayanti lui jure qu’elle saura tromper la ruse des dieux déguisés en prétendants ; qu’elle le reconnaîtra, malgré toutes les apparences, entre tous, et qu’elle ne sera qu’à lui seul.
Le concours des prétendants nous rappelle les plus majestueuses scènes de la Bible ou d’Homère. La scène se passe sur un des plateaux de
l’Himalaya, dont la description forme un des paysages les plus grandioses et les plus
terribles que l’imagination d’un Salvator Rosa ait jamais conçus.
Les chefs, les héros, les dieux y passent en revue, dans leur majesté et leur terreur,
sous l’œil du poète.
À ce tableau, digne du pinceau de Michel-Ange, succède un autre tableau que l’on
dirait
Enfin les dieux, après avoir suffisamment éprouvé la sincérité de ses paroles et la
soif de vérité qui la dévore, accueillent ses vœux : ils se montrent
à ses regards. Chacun d’eux se revêt des signes qui le distinguent. Elle les voit, le
regard immobile, portant une couronne de fleurs immobile comme leur attitude. Leurs
contours sont sévèrement dessinés ; ils ne paraissent pas respirer ; nulle chaleur,
aucun souffle ne trahit chez eux l’existence vulgaire ; aucune sueur ne couvre leurs
fronts majestueux, élevés au-dessus du sol, et à l’abri de la poussière terrestre.
Nala, au contraire, est déchu de sa grandeur ; ses traits sont flétris, ses vêtements
magnifiques tombent en lambeaux ; la sueur découle de son front, il est couvert de
poussière. Mythe profond, allégorie sublime, qui rappelle ce passage des Écritures :
« L’homme, sorti de la poussière, rentrera dans la poussière ; il travaillera
à la sueur de son front. »
Cette scène, qui atteint à une sublime hauteur vérité, que Damayanti invoque avec des
expressions si pathétiques, paraît enfin à ses regards, l’arrache à son incertitude,
et devient sa récompense. Elle apprend à connaître le prix et la réalité des deux
mondes terrestre et céleste. Tout cela est symbolique. C’est là la première épreuve de
l’âme aimante, entraînée par un mystérieux instinct vers l’âme aimée, qui signifie ici
l’être de l’être. Le poète, mystique et épique à la fois, réserve à son héroïne de
plus cruelles épreuves.
« Quand Damayanti a reconnu Nala, enhardie par son amour, forte et craintive à la fois, rougissant et cachant son front pour dérober sa rougeur, elle saisit un pan du manteau de Nala, et, en déclarant ainsi son choix, elle montre que la femme doit s’appuyer sur l’homme. »
Nala la soutient, la console et la glorifie. « Tu n’as pas craint, lui dit-il,
de me confesser en m’honorant en présence des dieux ; moi, je te serai fidèle tant
que ma raison n’aura pas abandonné cette enveloppe mortelle de mon âme. »
On
pressent les catastrophes
Dante, le poète épique et mystique de nos temps modernes, a-t-il aucune scène ou aucune conception, dans ses trois poèmes, supérieure à cette scène, et à cette conception de la littérature indienne ? Et dans cette immense conception tous les détails sont, en naïveté, en force ou en grâce, égaux à la majesté de l’ensemble. Reprenons le poème.
Nala emmène sa jeune épouse au royaume de son père. Un des dieux, témoins de son
mariage avec Damayanti, le poursuit de sa jalousie : ce dieu trouble sa raison, il le
possède, suivant l’expression moderne ; il lui inspire la passion du jeu jusqu’à la
frénésie. Le jeu ici signifie tous les autres vices. Nala perd au jeu jusqu’à son
empire. L’adversaire implacable contre lequel il joue et perd même ses vêtements, lui
propose à la
Nala ne répond pas par des paroles à cette proposition sacrilège ; mais il lance sur son adversaire un regard dans lequel se résume plus d’indignation, plus de désespoir, plus de remords et plus de reproches aux dieux, que n’en contiennent même les lamentations de Job.
Dépouillé, proscrit par sa propre démence, réduit à un seul manteau pour tout bien,
Nala s’enfuit au fond des forêts. Damayanti, sans lui adresser une plainte, s’associe
à la misère et à la honte de son mari. Ils n’ont à eux deux qu’un seul manteau, dont
la moitié couvre la nudité de Nala, l’autre moitié, la nudité de sa belle épouse.
Jamais le poème de l’indigence et de la faim n’a eu des cris plus déchirants que dans
cette fuite. Le ciel même, par de cruels prodiges, semble conspirer contre les deux
époux. Ils n’avaient eu pendant trois jours que de l’eau pour soutenir leur vie ;
pressés par la faim, ils arrachent des racines à la terre et des baies sauvages aux
arbustes ; une troupe d’oiseaux plane enfin sur eux : « Voilà des
, s’écrie Nala dans la joie. Les oiseaux s’abattent
sur le sol ; Nala jette sur eux son manteau comme un filet, pour les prendre ; mais
les oiseaux soulèvent le manteau sous l’effort de leurs ailes réunies, ils l’enlèvent,
l’emportent dans leur vol, et laissent Nala et Damayanti entièrement nus.
« Ô femme adorable et dévouée ! » dit Nala ; ce misérable, cet insensé plongé dans la boue de l’infortune, c’est ton époux ! Écoute-moi donc, écoute les ordres qu’il te donne, et qui peuvent seuls te sauver de son sort ! Abandonne-moi aux dieux qui me poursuivent, et enfuis-toi seule vers le royaume de ton père !
« En vérité, en vérité », répond l’épouse. « Ô mon roi, mon cœur tremble, mes genoux fléchissent sous moi, ô prince ! Lorsque je pense et repense aux conseils que tu me donnes. Dépouillé de ton empire, dépouillé de ta fortune, sans vêtements, sans nourriture,
dévoré par la faim, par la soif, tu veux que je t’abandonne dans ce dénuement, au milieu de ce désert, et que je songe à mon propre salut ? Non, non, je resterai ici, ô mon roi, dans ces sombres forêts pour calmer les peines qui te rongent, lorsque, accablé sous le poids de ces angoisses de la faim, de la soif, du froid, tu reportes un triste et lointain regard sur ta félicité passée ! Aucun de ces remèdes que la médecine inventa ne vaut, dans les tortures de l’âme et du corps, les tendres soins d’une épouse. » « Tu dis vrai, réplique Nala ; tu dis vrai, ô fille à la taille de palmier ! Ô Damayanti ! Abattu par la tristesse, l’homme ne trouve nulle part un berceau aussi doux que dans les bras d’une tendre épouse ; non, je ne te quitterai pas, femme timide. Mais pourquoi redouter ma fuite ? Plutôt m’abandonner moi-même, que de t’abandonner ! »
Damayanti, rassurée, conjure son époux de se rendre avec elle dans le royaume de son
propre père, qui leur donnera asile. « Oui », répond Nala, « ce royaume est à
ton père ; il le partagera avec moi. Je n’en puis douter ;
Damayanti comprend cette pudeur de l’infortune, et n’insiste plus.
Les deux époux, après cet entretien, s’étendent pour dormir sous le seul manteau qu’ils ont retrouvé, et s’endorment sur la terre nue, sans herbe et sans mousse, pour reposer leurs membres épuisés.
Une scène déchirante, que l’épisode d’Ugolin dépasse à peine en horreur, interrompt ce repos. Nous regrettons de ne pouvoir en donner ici que l’esquisse. Chaque vers est un gémissement d’un cœur qui se brise.
« Damayanti dort à côté de son époux, sous la moitié du manteau jeté sur leurs membres.
Nala se réveille ; il se demande s’il ne serait pas mieux à lui de mourir ou de fuir dans une inaccessible solitude, que de faire endurer à cette femme de tels tourments : « Près de moi, dit-il, cet être charmant ne peut trouver que les agonies du cœur ; fuyons ! elle retrouvera le bonheur loin de moi ! »
Après une longue angoisse d’incertitude, il se décide enfin à abandonner Damayanti pendant son sommeil.
« Pourrai-je faire », dit-il à voix basse, « deux parts de ce manteau qui nous
recouvre, sans que Damayanti, mon amour, s’en aperçoive ? »
Il se lève ; le
mauvais génie qui l’obsède présente à sa main une épée nue sur l’herbe ; Nala coupe en
deux le manteau et s’enfuit, en emportant la moitié de cette seule richesse qui leur
reste.
Après quelques pas, sa raison revient avec sa tendresse ; il se rapproche.
« Elle dort », dit-il ; « elle dort maintenant sur cette terre nue, sous la
branche ténébreuse, ma bien-aimée, elle qui jusqu’ici n’eut jamais à subir ni les
ardeurs du soleil ni les intempéries des tempêtes, femme au sourire d’où coulent les
Il s’éloigne cependant de nouveau, revient sept fois, rappelé par sa tendresse ; sept
fois le génie ennemi l’entraîne loin de Damayanti ; l’amour et la
pitié le ramènent. Il semble que deux cœurs battent dans son sein. Comme le balancier
qui va et revient, Nala part et revient sans cesse ; enfin il a fui.
Damayanti se réveille. Elle se voit seule sous la moitié coupée du manteau, comme
symbole de la séparation définitive entre les deux corps et les deux âmes. Ses
lamentations remplissent la forêt, le délire s’empare de ses sens ; elle appelle Nala
et le redemande aux arbres et aux montagnes, avec un accent qui « Ô mon époux ! » s’écrie-t-elle, « quand un jour tu
penseras à ma destinée, quels seront tes remords ? Tu te diras : “Ai-je bien pu la
fuir et la délaisser dans la solitude ? ” Toi, le lion des hommes, qui chassera de
toi les noirs soucis, quand la fatigue, la faim, la douleur vont
t’assaillir ? »
Un chasseur, qui parcourait la forêt, entend des cris, accourt, perce le serpent d’une flèche. Fasciné d’admiration devant les charmes de la beauté qu’il vient de délivrer, il ose lever les yeux sur elle et lui parler de son amour. La chaste indignation de l’épouse fidèle est si foudroyante, que, d’un seul regard, elle fait tomber le chasseur mort à ses pieds. Sa beauté est relevée par sa vertu.
« Son corps était droit et ferme », dit ici le poète, « son sein de marbre, son visage plus resplendissant, d’une lueur plus douce que la lune ; ses sourcils formaient un arc majestueux au-dessus des yeux, ses paroles résonnaientcomme une musique enivrante. Au nom du grand Nala mon époux, que je porte gravé dans mon cœur, ainsi périront », dit-elle, « tous ceux qui profaneront d’un désir l’épouse qui lui appartient jusqu’au tombeau ! »
Damayanti, restée seule, s’égara en remplissant la solitude de roucoulements semblables à ceux de la colombe.
Ici le poète devient le plus sublime des peintres ; la palette humaine n’a en Europe
ni dessins ni couleurs comparables à la description du monde végétal au milieu duquel
erre Damayanti sur les pentes de l’Himalaya, au milieu des glaciers, des torrents, des
volcans, des rochers, des arbres d’une nature vierge et primitive. C’est la jeunesse
de la création, coulant avec une sève de vie qu’on voit et qu’on entend sourdre aux
rayons des premiers soleils. La beauté pudique de l’amante abandonnée resplendit dans
ce tableau au-dessus du soleil lui-même ; c’est l’Ève d’un autre jardin. Un tigre
Elle parvient enfin aux portes d’un monastère de Brahmanes, religieux ascétiques ;
monastère bâti au sein de ces forêts. Les ermites étonnés l’entourent et
l’interrogent ; elle leur raconte ses malheurs ; ils lui prédisent le retour de sa
félicité. À son réveil, le monastère et les ermites se sont évanouis comme une
apparition ou comme un rêve. Damayanti reprend sa route ; elle s’arrête au pied d’un
arbre dont l’ombre donne la mort : « Ah ! » dit-elle, « cet arbre est heureux
au milieu de la forêt, c’est le souverain des bois environné des festons de lianes
qu’il soutient et qui lui donnent la joie. Hâte-toi, ô bel arbre, de me délivrer de
mes souffrances ! Toi qui enlèves à l’homme le sentiment du fardeau de ses peines,
n’as-tu point vu Nala, qui m’est si cher ? Nala, dont la peau délicate n’est
protégée que
L’arbre insensible lui laisse la vie. Elle poursuit sa course, rencontre une caravane
de marchands dont la cupidité affairée et dure fait à peine attention à sa beauté et à
ses larmes. On voit que, dès ces temps primitifs, le poète indigné peignait la dureté
déjà proverbiale des trafiquants de l’Inde. « Nous n’avons rencontré dans ces
forêts que des lions, des tigres, des serpents », lui disent-ils ; « nous ne savons
ce que c’est que Nala : nous voyageons pour chercher la richesse. Si tu es une
déesse comme ta beauté le révèle, protège notre négoce et
enrichis-nous ! »
Damayanti suit néanmoins la caravane, couverte à peine de haillons, et insultée à
l’entrée et la sortie des villes par les dérisions de la populace. La pitié ne peut
émouvoir le cœur par un plus grand avilissement de la jeunesse, de la beauté et de
l’innocence. Elle est enfin rendue
Nala, après des aventures aussi tragiques, était entré au service d’un roi voisin en qualité d’écuyer conducteur de chars. Son mauvais génie l’a transfiguré, son corps méconnaissable est devenu difforme ; mais il a conservé son héroïsme et recouvré sa vertu.
Damayanti, informée enfin que son époux existe, mais que la honte l’empêche de se
découvrir à elle, fait usage d’un subterfuge qui doit arracher à Nala le cri de la
nature. Elle feint de vouloir choisir un nouvel époux, et fait proclamer dans tous les
États voisins que les prétendants à sa main peuvent se présenter à la cour du roi son
père. À cette nouvelle, Nala peut contenir à peine son secret et son désespoir. Le roi
dont il conduit les chars veut aspirer pour lui-même au choix de Damayanti. Il charge
Nala de préparer ses coursiers, et de le Wacouba. Écoutons le poète épique :
« Nala, sous ce nom de Wacouba, choisit, dans les écuries du roi son maître, quatre coursiers aux flancs minces, aux muscles vigoureux, lançant la fumée et le feu par leurs naseaux roses, aux joues larges, au cœur palpitant. — Hé quoi”, lui dit le roi en les voyant, “veux-tu donc tromper mon impatience ? Ces coursiers efflanqués et amaigris n’auront ni la force ni la rapidité nécessaires pour me conduire en un jour au royaume de Damayanti.”
« — Remarque, ô roi, ces signes heureux”, lui répond Nala ; “cette étoile sur le front, ces deux taches sur la tête, ces deux fois deux épis sur chaque flanc, autant au poitrail ; cette large tache de poil sombre sur le dos. Ils nous emporteront comme le vent, et ne s’arrêteront qu’au terme de notre course.” »
Odyssée pour tenter Pénélope.
« C’était le soir », dit le poète ; « le char conduit par Nala ébranla la ville de Damayanti du bruit de ses roues ; les chevaux de Nala, qui ne l’avaient point oublié, entendirent ce bruit, qui retentit jusque dans leur écurie. S’agitant et se cabrant d’ardeur, ils pressentirent les premiers le retour de leur ancien maître. Ce sourd tonnerre du char de Nala sur le pavé des rues, semblable à un grondement
de foudre lointain, frappa aussi les oreilles de Damayanti, qui frissonna d’émotion et d’attente ; elle entendit en même temps les chevaux du prince son époux, qui bondissaient de joie et qui hennissaient de désir dans l’écurie ; elle crut déjà revoir le char de Nala attelé dans la cour comme jadis, quand la formidable main de son époux tenait ses rênes. Les paons, debout sur le parapet de la forteresse, et les éléphants dans leurs stalles hautes, donnèrent des signes d’attention et d’inquiétude à ce bruit ; ils dressèrent la tête, jetèrent des cris, et saluèrent ainsi cette foudre souterraine qui annonçait jadis l’arrivée du héros. « Dieu ! que mon âme est réjouie », s’écria Damayanti, « par ce bruit du char qui semble en roulant ébranler la terre et remplir son orbite ! Oh ! C’est Nala ! C’est le monarque du monde ! Je mourrai, je le sens, si je ne vois dès aujourd’hui ce prince, plus resplendissant de vertu et de beauté que l’astre des nuits ! La vie s’arrêtera dans mon cœur, si ses bras, dès aujourd’hui, ne se referment pas sur son épouse. Je veux m’élancer dans le
bûcher des veuves aux flammes d’or, si le héros de Nishada ne me presse pas dès aujourd’hui sur son sein ! »……….
Dans son trouble et dans son impatience, elle monte les degrés de la plate-forme de la forteresse, pour apercevoir de plus loin celui en qui elle soupçonne son époux. Elle ne voit que des écuyers et des serviteurs qui flattent de la main des chevaux en les détachant, et qui rangent un char royal dans les cours où sont rangés les chars de son père.
« Va », dit-elle à une esclave confidente, « et informe-toi quel est ce conducteur de chars que j’ai vu assis sur son siège avec une apparence grossière et un bras plus court que l’autre. »
L’esclave obéit, porte et reporte des messages scrutateurs au héros soupçonné sous
son déguisement. Tantôt Damayanti espère, tantôt elle retombe dans ses doutes et son
anxiété. Elle renvoie mille fois l’esclave confidente pour interroger tantôt Nala
lui-même, tantôt ses compagnons de voyage. Des demi-mots révélateurs s’échangent peu à
peu entre l’esclave et le héros. Il pleure en entendant
« Ô femme, aux cheveux noirs comme la nuit », dit-il en s’adressant par une apostrophe involontaire à Damayanti, « ne t’indigne pas contre l’homme infortuné, privé de sa raison, qui cherchait en vain la nourriture de sa femme et la sienne, et à qui des oiseaux néfastes venaient d’enlever jusqu’à son manteau ; si tu vois jamais revenir ton époux, dépouillé de l’empire, indigent, dévoré de remords, ah ! ne le repousse pas de ton sein !
« Arrêtons-nous ici », dit en s’interrompant le savant traducteur de cet épisode, « et admirons la délicieuse et touchante naïveté du poète, qui tantôt rappelle la majesté d’Homère, tantôt la sublimité de la Bible. Cette poésie indienne est vivante ; dans ses veines circule une sève ardente et riche, le feu créateur : ainsi se répand dans les feuilles et dans les fleurs du palmier de ces climats ce suc vigoureux qui fait végéter l’arbre, renouvelle sa tige, et se transforme en liqueur enivrante. Tout y est passionné, mais calme ; la raison yplane sur la passion ; tout y est naïf comme la nature surprise dans ses cris les plus spontanés : jamais elle n’inspira à une poésie des accents plus vrais et plus intimement émanés de l’émotion et de la conscience. Faisons des vœux, ajoute-t-il, pour que cette poésie nouvelle, à force d’être antique, et qui présente des traits de ressemblance et souvent de supériorité avec la poésie des Grecs, soit associée un jour à ces œuvres de la Grèce dans l’enseignement de la jeunesse. »
Nous disons comme lui.
Une série d’épreuves naïvement ingénieuses, tentées sur le cœur de son époux par
Damayanti, pour forcer Nala de confesser son vrai nom, rappelle celle que Pénélope
fait subir à Ulysse, dans l’Odyssée, avant de le reconnaître pour
son mari. La plus touchante de ces épreuves est celle de ses deux petits enfants
qu’elle lui envoie en apparence, sans intention, par l’esclave confidente. À leur
aspect, le cœur « Ô esclave », dit-il à la nourrice,
« ne t’étonne pas de ces larmes qui montent à mes yeux : ces enfants ressemblent à
mes deux petits enfants ! J’ai pleuré, dans la surprise que m’a causée cette
ressemblance née du hasard. »
Enfin, les deux époux sont mis en présence l’un de l’autre sous les yeux du père et
de la mère de Damayanti. Leur dialogue et leur reconnaissance, toujours ambigus et
suspendus par la transformation du héros en conducteur de chars, n’ont ni modèle ni
imitation dans le pathétique d’aucune littérature. Nala reproche à son épouse d’avoir
songé à se choisir un autre époux. Elle lui avoue que cette faute apparente n’était
que la ruse de son amour pour le forcer par la jalousie à se découvrir. Les dieux, par
une pluie de fleurs qui tombe miraculeusement du ciel sur l’épouse, attestent la
pureté de Damayanti. Nala reparaît sous sa vraie forme et sous sa beauté primitive.
« La femme aux joues vermeilles attire sur son sein la tête de son
bien-aimé ; elle soupire et sourit à la fois ; ils passent la nuit à se redire
Nala, purifié de ses fautes par le pardon de l’amour, rentre, suivi de Damayanti, de ses enfants et de ses serviteurs, dans ses États. Il les reconquiert dans une bataille sur un frère usurpateur. Après avoir vaincu, il pardonne, et donne à ce frère la moitié de son royaume. Dans son bonheur, il ne reconnaît plus d’ennemi. Il pousse la charité divine jusqu’à pardonner au dieu jaloux la cause de tous ses malheurs.
Le commentateur chrétien de ce poème trouve, dans ce pardon universel et surhumain du
héros, une faute de morale, une omission de cette justice qui doit rétribuer le
châtiment aux coupables. Nous ne partageons pas cette opinion. Cette charité à tout
prix, qui est le caractère de ces poésies sacrées de l’Inde, et qui est
La morale de ces grands poèmes symboliques et sacrés de l’Inde primitive est donc aussi divine que la poésie en est sublime ; il en découle partout une onction qui n’attendrit pas seulement l’imagination, mais qui édifie le cœur. En fermant le livre on n’est pas seulement charmé ; on est meilleur : le poète y est le sanctificateur de l’âme ; ce n’est pas de l’ivresse qui monte de sa lyre, c’est de l’encens.
Cette littérature sacrée de l’Inde a, de plus, un caractère qui la rapproche de la
littérature hébraïque ; elle est exclusivement religieuse. Tout poème est un symbole
qui revêt un dogme ; tous les vers sont des ailes qui emportent l’âme au-dessus de la
terre. On peut comparer ces poèmes à de grands sacrifices où l’imagination,
Mahabarata, épisode qui ne dépasse pas les limites de quelques minutes
d’attention, et qui ressemble plus à un apologue humain qu’à un chant épique. Il est
intitulé le Brahmane infortuné. Le poète est inconnu. Lisons :
« Un soir, Kounti, la mère fugitive que le brahmane avait recueillie, était restée seule à la maison avec un de ses fils, nommé
Bhima, pendant que les autres enfants étaient allés mendier leur nourriture dans la ville. Tout à coup elle entend des gémissements et des lamentations retentir sourdement dans l’appartement du brahmane, son hôte.« Quand ses fils furent rentrés : “Mon fils”, dit-elle à
Bhima, “nous habitons en sûreté eten paix la maison de ce vénérable prêtre ; tous les jours je me demande à moi-même : Comment pourrons-nous reconnaître les services que nous devons à sa demeure ? car on n’est vraiment homme qu’en se souvenant des bienfaits, et en payant deux fois le prix de ce que les autres nous ont fait de bien !… Voilà pourquoi, ô mon fils, je voudrais tant connaître la cause de la douleur qui afflige le brahmane, et soulager la peine de cette maison.” « “Oui, ma mère”, dit Bhima, “sachons la cause de cette douleur ; rien ne me coûtera pour la soulager.”
C’est ainsi que la mère et le fils parlaient, quand les sanglots du brahmane et les plaintes de sa femme éclatent avec un cri déchirant ; aussitôt Kounti s’élance dans l’appartement d’où sortent les voix : ainsi la génisse accourt aux cris de son nourrisson. Elle voit le brahmane, sa femme, son fils et sa fille dans la stupeur ; le père inclinait sa tête vers le sol.
« “Honte à la vie ! disait le père, elle est la racine de tous les maux ; la vie n’est qu’une puissante faculté de douleur… Je t’ai dit autrefois, ô noble prêtresse, mon épouse, ces
mots dont tu te souviens : Fuyons vers le lieu où la paix habite ! — Tu m’as répondu : Je suis née ici, j’y ai grandi ; restons dans la demeure de mon père !… Infortunée, tu insistas pour ne point abandonner ces lieux, mes prières ne purent te convaincre ; bientôt ton père est remonté aux cieux, ta mère l’a suivi, tous tes parents sont morts !… Maintenant c’est l’heure de ma mort qui approche, je mourrai ; je ne puis sauver une vie lâche et criminelle en laissant mourir un des miens à ma place !… Femme pieuse, toi que je vénère à l’égal de ma propre mère ; épouse chaste et dévouée à tous les devoirs, toi que les dieux m’ont envoyée pour être mon amie, toi que tes parents m’ont accordée pour compagne de ma demeure, toi mon souverain bien, toi mère de mes enfants, je ne puis te livrer à la mort, ô toi qui es si bonne, si tendre, si innocente de tout mal ! « “Et mes enfants ? et mon petit enfant, le laisserai-je immoler dans son bas âge, lui dont le plus léger duvet ne couvre pas encore les joues ?
« “Et ma fille ? elle que le pur esprit Brahma a formée de ses mains pour la maison d’un
époux, elle qui me fait participer par sa pureté, moi et mes ancêtres, à sa virginité ; elle aussi pure que le jour où elle fut engendrée, elle qui porte dans son sein une longue postérité et des mondes à venir ? Non, non, je ne l’abandonnerai pas. « “Mais si je m’immole moi-même, je ne puis, sans que mon cœur se déchire, m’élancer vers un autre monde. Comment vivront-ils si je leur manque ? Je suis plongé dans un abîme d’anxiété, ô douleur ! Où trouver un asile pour moi et les miens ? Ah ! Il vaut mieux mourir tous ensemble ! ” »
Ici finit le premier chant du Brahmane. Le second chant s’ouvre par
le discours sublime, touchant et sentencieux de la femme, qui, à l’inverse des amis de
Job, cherche à consoler son époux, et à le convaincre qu’elle seule doit mourir à sa
place. Pour avoir une idée de l’élévation, de la sainteté des sentiments qui animaient
cette société conjugale des Indes primitives,
« Il ne faut pas te lamenter ainsi, lui dit-elle, comme un homme de caste vulgaire. Tous les hommes marchent vers la mort ; c’est l’ordre inévitable de la nature. Un homme doit-il se plaindre de ce qui est la nécessité de tous ? L’homme, pour le salut de son âme, désire une épouse, un fils, une fille : tu les as. Modère ta douleur, c’est à moi de m’offrir au meurtrier, c’est le sublime devoir de l’épouse ; elle doit jusqu’à sa vie au bonheur de l’époux. Une fois le sacrifice accompli, tu vivras paisible ici-bas ; je vivrai éternellement dans le ciel, et j’acquerrai dans ce monde la gloire du devoir accompli. Je t’ai donné tout ce que peut donner une femme à un homme : un amour, un fils, une fille ; ma dette est payée. Tu peux nourrir et protéger ces deux enfants ; je suis incapable par mon sexe de le faire… Ainsi que les oiseaux dans leur faim s’ébattent sur la semence qu’on a répandue sur un champ, ainsi les hommes s’approchent d’une pauvre femme privée de son époux… S’ils m’obsèdent de leurs prières, serai-je coupable de me maintenir
toujours dans cette rectitude de conduite que toute âme vertueuse doit suivre ?… Et cette jeune fille, la seule de sa race, la vierge pure de toute souillure, comment la conduirai-je dans cette route illustrée par son père et par ses aïeux ? Elle deviendra peut-être la proie des hommes pervers, qui ne respecteront pas sa mère ; ils m’éloigneront, ils voudront connaître et profaner les mystères des saintes écritures qui leur sont interdites, et, si je veux la défendre, ils me la raviront par violence, comme les hérons ravissent les prémices des sacrifices offerts et laissés sur l’autel désert !… Hélas ! ils périront privés de leur mère, nos deux chers enfants, ainsi que les poissons meurent privés d’eau dans le lit du fleuve desséché. « …… J’ai goûté les félicités de la vie, j’ai accompli ma destinée, je t’ai donné une postérité.
« …… Si je meurs, tu trouveras une autre mère pour tes enfants : ce n’est pas un crime pour l’homme d’épouser une autre femme ; mais les femmes qui s’engagent dans de secondes noces commettent un grand crime. Sauve-toi, sauve tes descendants, sauve ton fils et ta fille ! »
Le troisième chant est rempli tout entier par cette lutte de dévouement entre le père, la mère et la fille, qui revendiquent tous le droit et le devoir de mourir pour sauver la famille.
« Seule je vous sauverai tous, dit la jeune fille. Pourquoi désire-t-on des enfants ? Parce qu’ils doivent se dévouer pour leurs parents. Ici-bas, ou là-haut dans l’autre vie, le fils expie les fautes de son père : n’est-il pas appelé, dans les livres sacrés, Celui qui est le sauveur de l’âme de son père ? Mais, voyez mon frère, c’est un tout petit enfant ! Si tu pars pour le séjour céleste, ô ma mère ! Cette fleur innocente se fanera sur sa tige ; s’il monte dans le ciel avant le temps, nos ancêtres seront privés du sacrifice qu’il leur doit, et ils en seront affligés. En te préservant toi-même, ô père ! tu sauves à la fois toi, ma mère et mon frère, et les sacrifices
se renouvelleront à jamais dans la famille.… Ton fils, c’est toi-même ! Ton épouse, c’est l’âme de ton âme ! Ta fille, seule, est l’occasion de tes peines. Ah ! Permets-moi de mourir pour toi et pour eux. Songes-y : quelle horrible situation pour nous si, après ta mort, il nous faut mendier le pain de l’étranger et dévorer l’aumône avec des chiens affamés ! »
Ces paroles redoublent les larmes et les sanglots du père, de la mère et de la jeune fille. À ce spectacle le petit enfant, ému des larmes dont il ne comprenait qu’à demi la cause, et anticipant par son émotion sur l’âge où il pourrait défendre son père, sa mère et sa sœur, bégaya, dit le poète, ces mots à peine articulés en courant de l’un à l’autre :
« Ne pleure pas, ô mon père ! ne pleure pas, ô ma mère ! ô ma sœur, ne pleure pas ! » Et, brandissant dans sa main, au lieu d’arme, un brin d’herbe qu’il venait de cueillir : « C’est avec cela que je veux le tuer, s’écriait-il, le géant qui dévore les hommes ! »
On s’émeut d’admiration avec le Grec, on se sanctifie avec l’Indien.
Ce poème, qui n’a été traduit que partiellement de la langue sacrée des Indes, se termine par le dévouement des hôtes du brahmane, par la délivrance de la famille et par la punition du tyran.
Mais nous allons lire et commenter avec vous un chef-d’œuvre de poésie à la fois épique
et dramatique, qui réunit dans une seule action ce qu’il y a de plus pastoral dans la
Bible, Sacountala.
Si vous voulez juger de l’impression que fit sur moi ce chef-d’œuvre exhumé d’une langue depuis tant de siècles muette et morte, écoutez celle que la première apparition de ce poème fit sur l’esprit de son savant traducteur français, M. de Chézy. M. de Chézy était érudit, je n’étais que poète ; il y a plus de mérite à émouvoir la science que l’imagination. Je ne crus bien moi-même à la réalité des motifs de mon enthousiasme qu’en le voyant répercuté dans le cœur d’un homme de science.
« Jamais je n’oublierai, dit M. de Chézy, l’impression ravissante que fit sur moi la lecture du drame de
Sacountala, lorsqu’il y a environ trente ans, la traduction anglaise de ce chef-d’œuvre, par le célèbre W. Jones, vint par hasard à tomber sous mes yeux. Mais, pensai-je alors, tant de délicatesse, tant de grâces, cette peinture si attachante de mœursqui nous donnent l’idée du peuple le plus poli, le plus moral et le plus spirituel de la terre, et qui nous inspirent l’envie d’aller chercher le bonheur près de lui ; tout cela, pensai-je, est-il bien dans l’original indien ? Ou ne serait-ce point une pure illusion due au style gracieux, à l’imagination brillante du traducteur ? « Que faire pour éclaircir ce doute ? Il ne se présentait qu’un seul moyen, celui d’apprendre la langue sanscrite, langue la plus admirable en effet, mais aussi la plus difficile de toutes les langues connues, et pour l’étude de laquelle il n’avait encore été publié, à cette époque, aucun ouvrage élémentaire. La Bibliothèque du roi possédait bien à la vérité un essai informe de grammaire, un manuscrit composé, à ce que je crois, par quelque missionnaire portugais, mais ne renfermant que le simple paradigme du verbe substantif, le tableau des déclinaisons, une partie du vocabulaire d’Amara, et une liste des
dhatous; le tout fourmillant d’erreurs les plus grossières, et beaucoup plus propre à effrayer qu’à inspirer l’envie de déchiffrer cet horrible fatras, et de chercher la lumière dans cet écrit ténébreux.Aussi, plusieurs années se passèrent sans que je pensasse à recourir à ce moyen ; et ce premier germe de désir, déposé dans mon esprit par Sacountala elle-même, y demeura longtemps enseveli dans la plus profonde inaction. « Cependant la littérature sanscrite, grâce aux travaux des savants anglais dans l’Inde, acquérait de jour en jour une plus grande extension, et leurs mémoires de plus en plus intéressants, consignés dans le premier recueil des
Asiatic-Researches, finirent par éveiller ma curiosité, au point que je me déterminai un beau jour (c’était vers la fin de 1806) à essayer de comprendre quelque chose à l’indigeste compilation dont je viens de parler, et je me suis mis à bégayer l’alphabet.« Quelques mois d’un travail assidu m’ayant mis à même de me former une idée telle quelle du système de déclinaison et de conjugaison sanscrites, et de la manière non moins ingénieuse que compliquée avec laquelle les mots y sont orthographiés, je cherchai aussitôt à me faire l’application de ces éléments, en m’exerçant sur quelque manuscrit ; car il n’existait
pas même alors de texte imprimé, sauf celui de l’Hitopadèse, qui n’avait pas encore passé sur le continent. Mais la traduction de ce curieux ouvrage par le Nestor de la littérature sanscrite, le célèbre Wilkins, était déjà depuis longtemps entre les mains des savants ; et comme la Bibliothèque du roi possédait un manuscrit de l’original indien, ce fut là naturellement le texte que j’adoptai, en me servant pour le déchiffrer, en guise de dictionnaire, de la traduction anglaise dont je viens de parler.« Quant aux efforts qu’il m’en coûta pour m’y rendre raison d’abord de quelques mots, puis par-ci par-là de phrases isolées, et enfin de passages d’une assez longue haleine, il sera facile au lecteur de s’en faire une idée, comme aussi du plaisir qui me transporta quand je fus parvenu à cette intelligence.
……………………………………………………………………………………………………
« Quoique assez habile désormais dans la grammaire et dans la prosodie, je n’osai cependant
pas encore essayer de nouveau la lecture de Sacountalaavant de m’y préparer par celle d’autres petits poèmes plus difficiles que tout ce que j’avais lu jusqu’alors, mais qui, par leur brièveté, offraient une tâche de moins longue haleine. Je persévérai dans mes études, et vers la fin de 1813 je résolus de vaincre les seules difficultés qui me restaient encore, et je me crus enfin en état de publier ce chef-d’œuvre, sinon avec toute la perfection désirable, du moins avec la conscience de n’avoir rien négligé pour me rapprocher autant que possible de mon modèle.« Dieu veuille, ajoute le naïf et laborieux traducteur, que je ne me sois pas bercé d’une vaine espérance ; et puisse l’estime de quelques amis sincères et passionnés des lettres me compenser ma peine !
« Déjà mon texte était imprimé depuis plus d’une année, et les dernières feuilles de ma traduction étaient sous presse, lorsque, à la nouvelle de la publication des
Chefs-d’œuvre du Théâtre indien, par le savant Wilson, je craignis qu’au moment de paraître, notreSacountalane fût éclipsée par de fâcheuses rivales,et que le soin que j’avais mis à faire ressortir ses charmes ne fût entièrement perdu. Je lus ces pièces, et ma crainte fut bientôt dissipée ; car si ce sont là les chefs-d’œuvre du théâtre indien, il me semble que Sacountalapeut, à bon droit, mériter le titre de chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de ce théâtre.« En effet, excepté quelques scènes de
Vasantaséna, remarquables par la sensibilité et le naturel dont elles brillent, et quelques situations remplies de charme dans le drame d’Ourvasi, composition bien inférieure pour l’invention àSacountala, quoique fille, comme elle, du même père, les autres pièces de ce recueil n’ont rien à opposer aux beautés de premier ordre qui étincellent de toutes parts dansSacountala, et qui, par la manière dont le génie de Calidasa a su les disposer, font de cet ouvrage un ensemble accompli.« Quant à ceux qui ont voulu assimiler ce drame à une simple
pastorale, comme s’il s’agissait ici de bergeries et de moutons à la manière de Florian, nous conviendrons volontiers avec eux que le premier acte se rapprocheen effet de ce genre, et qu’il nous offre un modèle de l’idylle aussi parfait qu’il ait été conçu par aucun des meilleurs poètes bucoliques de l’antiquité ; mais, pour le reste, nous leur demanderons dans quelle espèce de pastorale ils ont jamais vu le pathétique, la noblesse, l’élévation des sentiments portés au point où ils le sont généralement dans ce drame, le quatrième acte surtout, qui, sous ce point de vue, nous semble avoir atteint le comble de la perfection. « Peut-être quelque esprit difficile, sans réfléchir que cette composition date d’
un demi-siècleavant notre ère, frappé du défaut d’unité de temps et de lieu qui y règne, lancera-t-il contre elle le terrible anathème deromantisme. Cependant, en faveur de la pureté éminemment classique de son style et du naturel exquis avec lequel y sont tracés les divers caractères qui lui impriment la vie, nous le prierons au moins de vouloir bien mitiger son arrêt, et de comprendre ce chef-d’œuvre sous la dénomination declassico-romantique, en lui souhaitant pour sa propre gloire d’en produire un pareil. »
Mon impression personnelle ne fut ni moins vive ni moins ravissante que celle du
traducteur, la première fois que le poème dramatique de Sacountala
tomba sous mes yeux. Je crus entrevoir, réuni dans un seul poète primitif, le triple
génie d’Homère, de Théocrite et du Tasse. Ce poème, originairement épique, devint
dramatique sous la main de Kalidasa, son second auteur. Donnons d’abord ici l’analyse
abrégée de ce délicieux et naïf épisode extrait du Mahabarata, et
écrit avec une force et une simplicité plus antiques que le drame lui-même.
Dans les œuvres de l’Inde, comme dans celles de la Grèce ou de l’Italie, le caractère
pour ainsi dire granitique des premiers poètes est une certaine
brièveté mâle et sobre qui calque la nature de plus près, et qui ne pare d’aucun
vêtement et d’aucun ornement inutile le nu et le muscle de la pensée. En vieillissant,
les poésies s’efféminent : au lieu de C’est beau comme
l’antique, disent tous les peuples lettrés. La poésie jaillit tout à coup, avec
une prodigieuse explosion de sève, du sein de la barbarie, au moment où cette barbarie
se civilise ; puis elle se corrompt en s’éloignant de la nature primitive, et quand on
veut la retrouver dans toute sa beauté, il faut la chercher presque dans son
berceau.
Ces observations sont justifiées dans les Indes comme dans l’Europe par le caractère
Sacountala avec le drame relativement plus moderne qui
porte ce nom. Parcourons le poème ; le voici :
Le héros primitif, Douchmanta, régnait sur l’Inde tout entière. Il
descendait déjà d’une race de rois immémoriale. Ses peuples étaient religieux,
obéissants, pacifiés sous sa main. La nature semblait prendre plaisir à favoriser cette
heureuse contrée : des pluies douces et fécondantes, dans la saison la plus favorable,
arrosaient régulièrement la terre, dont le sein fertile, sans être déchiré par le soc de
la charrue, produisait en abondance les fruits les plus nourrissants ; et d’immenses
troupeaux, errant de toutes parts dans de gras pâturages, apportaient chaque jour à
l’homme le tribut de leur lait.
Le jeune roi, doué d’un courage héroïque, aussi habile à monter un cheval fougueux qu’à
Un jour, accompagné d’une armée immense composée de chevaux, de fantassins, d’éléphants
et de chars, il résolut de se rendre à une vaste et épaisse forêt pour s’y livrer au
plaisir de la chasse. Comme il s’avançait au milieu des acclamations des guerriers, des
sons perçants de la conque et de la trompette, confondus avec le bruit des chars, le
hennissement des chevaux et le cri sauvage des éléphants, une foule de femmes, brûlant
de voir le jeune héros dans tout l’appareil de sa grandeur, se précipitent sur les
terrasses voisines de son passage. « Oh ! c’est l’intrépide Vasou lui-même,
s’écrient-elles transportées de joie. Indra, armé de ses foudres, s’avancerait avec
moins de splendeur ! »
Et mille mains gracieuses faisaient à l’envi descendre
sur sa tête une pluie de fleurs, tandis que de vertueux brahmanes, les bras tendus vers
le ciel, cherchaient
Un nombreux cortège de citoyens de toutes les classes s’empressa de suivre jusqu’à la
forêt leur souverain chéri. Porté sur un char aussi rapide que l’est dans son vol Souparna, la célèbre monture de Vichnou s’enfonça bientôt sous des
ombrages impénétrables à la lumière, séjour où tout inspirait une religieuse terreur.
Désolé, abandonné par l’homme, habité seulement par l’éléphant sauvage, le lion, le
tigre et autres bêtes féroces y troublaient sans cesse les airs de leurs affreux
rugissements. Inquiétés dans leur asile, ils se précipitent avec rage sur les chasseurs
acharnés à leur poursuite, et ceux-ci ont besoin de toute leur adresse et de toute leur
vigueur pour se rendre maîtres d’une aussi terrible proie.
Douchmanta leur donne le premier l’exemple de l’intrépidité et de l’audace. Plus d’un
tigre furieux tombe, soit assommé d’un coup de sa massue, soit percé de ses flèches
rapides. Relancés de toutes parts, on voit des lions, des éléphants par troupe se
rendre, couverts d’écume et de sueur, dans le voisinage
Cependant les chasseurs, aiguillonnés par le pressant besoin de la faim, dépècent un
certain nombre de cerfs et autres bêtes fauves qui, échappés à la dent meurtrière des
animaux féroces, étaient aussi tombés sous leurs coups. Ils font rôtir les chairs
amincies sur un brasier
Mais bientôt Douchmanta donne les ordres du départ, poursuit sa marche, et, après avoir
traversé une plaine stérile, il entre avec son cortège dans une seconde forêt d’un
aspect bien différent de la première. Ce n’est plus cette sauvage horreur que la nature,
abandonnée à elle-même, imprime aux vastes solitudes ; ici tout se ressent de la
présence et des travaux de l’homme. Ce ne sont plus les rugissements du lion, les cris
du tigre qui viennent effrayer les voyageurs ; mais le bramement lointain du cerf, le
chant des oiseaux, le bourdonnement de l’abeille, retentissant doucement à son oreille,
portent dans les esprits un sentiment inexprimable de calme et de bonheur. Les arbres
les plus élégants, mariant avec grâce leurs flexibles rameaux courbés sous le poids des
fruits et des fleurs, se balancent au souffle du zéphyr qui leur dérobe en passant les
plus suaves odeurs, et les répand au loin dans les airs ; sur la pelouse émaillée, des
troupes de Gandharvas et d’Apsaras (sorte de nymphes
dans la mythologie indienne),
Le héros s’égare avec délice sous les dômes de feuillages, où les rayons brisés du
soleil ne laissent pénétrer qu’une indécise et pâle lumière, et la tiédeur de l’air
suffisante seulement pour tempérer la fraîcheur des forêts. Il arrive sur les bords
fleuris d’une rivière qui descend, pure et fraîche, des glaciers de l’Himalaya. Il y
découvre un bocage sacré qui abritait l’ermitage d’un saint vieillard solitaire nommé
Canoua, célèbre, dans toutes les Indes, par sa sagesse, son don de
prophétie et son ascétisme. De distance en distance, sur les rives du fleuve, on voyait
la fumée des sacrifices s’élever entre les cimes des arbres vers le ciel ; des groupes
de brahmanes, prêtres et religieux, dissertaient entre eux sur les mystères, ou
chantaient en vers les exploits historiques des anciens héros ; d’autres se livraient,
pour atteindre à la perfection spirituelle, à des contemplations
Le héros, ravi d’admiration et de respect, s’avance vers l’ermitage de Canoua et l’appelle. L’ermite était absent ; sa fille adoptive, la belle Sacountala, sort à la voix de l’étranger ; elle reconnaît le roi.
Sacountala était dans le costume d’une jeune religieuse indienne
consacrée au culte de la divinité, sous la direction du saint vieillard. La beauté
presque divine de la jeune vierge éblouit et enlève le cœur du roi. — « Qui donc
es-tu, fille céleste ? s’écrie-t-il. Comment vis-tu cachée dans ce désert ? Où es-tu
née, toi qui resplendis de toute la divinité d’une fille des dieux ? En t’apercevant
seulement, j’ai senti que mon cœur était enlevé de ma poitrine par un attrait
surnaturel. — Je suis la fille de Canoua, répond Sacountala toute tremblante. — Mais,
reprend le héros, Canoua est un saint qui a fait vœu de dompter toutes les passions
humaines, et qui serait mort plutôt que de violer son vœu
Sacountala lui confesse alors la vérité : elle a entendu un jour Canoua en faire le
récit à un brahmane errant qui recevait l’hospitalité dans son ermitage. Elle n’est pas
la fille de Canoua, elle est la fille du célèbre anachorète Visoumitra, dont la sainteté a excité la jalousie d’un dieu secondaire
qui aspirait à surpasser en austérité et en perfection toutes les créatures. Ce dieu,
tremblant d’être surpassé lui-même par l’anachorète Visoumitra, lui
envoie la plus belle des Apsaras, sorte de Vénus du ciel indien, pour
le séduire. — « Qui, moi ? » répond-elle au demi-dieu, « j’oserais m’approcher de
cet anachorète pur, sévère et terrible, au front resplendissant comme le feu du
sacrifice, redoutable comme le temps qui détruit tout ? Cependant j’obéirai, puisque
tu l’ordonnes. Mais seconde-moi dans ma périlleuse épreuve, ordonne toi-même au dieu
des airs de se jouer avec grâce dans les plis de mes vêtements, et de les enfler
légèrement quand je danserai devant le brahmane ; que l’amour s’attache avec le regard
à mes pas, et que le zéphyr répande
Rassurée par la promesse du dieu qui lui promet son secours,
« la divine bayadère », dit le poète, « descend sur la terre, s’arrête non loin de l’antre du solitaire, et, feignant de se croire seule, danse sur une pelouse élevée d’où elle pouvait être aperçue de lui. Le vent à l’haleine embaumée se joue dans les plis ondoyants de sa robe, qui surpasse en blancheur et en transparence les rayons de l’astre pâle de la nuit.
« Le solitaire succombe, il aime la divinité cachée sous les traits de la danseuse céleste ; une fille est née de cette union ; l’
Apsara, en remontant au ciel, la laisse endormie à la porte de l’antre, sur un lit de mousse et de fleurs. »
Canoua, en allant se baigner dans le fleuve, aperçoit l’enfant
endormi sur la rive ; mille oiseaux de la forêt volaient et tourbillonnaient sur sa
tête, agitant leurs ailes pour rafraîchir et ombrager le front de la divine enfant. Il
la prit dans ses bras, la fit allaiter, et l’éleva avec la sollicitude d’un père. Il lui
donna pour nom le nom des oiseaux qui planaient sur sa tête au moment où il l’avait
recueillie au bord de l’eau.
« Tel avait été le récit de l’ermite Canoua. Ce récit redouble la passion deDouchmantapour la jeune fille issue d’une race divine. Il la conjure de consentir à l’épouser sans attendre l’aveu de l’ermite, son père adoptif. Elle résiste longtemps ; mais enfin, entraînée vers le héros par le même attrait qui entraîne le héros vers elle : — “Eh bien ! ” dit-elle, les joues colorées par la divine pudeur, “s’il est vrai qu’en consentant à être ton épouse sans le consentement de mon père adoptif, je ne pèche pas contre la sainte voix du devoir ; s’il est vrai que je puisse, ainsi que tu me le dis, ô mon roi, (et voudrais-tu me tromper ?) disposer seule de mon cœur, écoute, ô roi, les conditions qu’une fille timide ose apporter à son mariage avec toi. Si un fils vient à naître de notre union, engage ta parole royale de lui donner le titre dejeune roi, et à le faire reconnaître par tes peuples comme ton légitime successeur ! ” »
Après quelques jours passés dans les fêtes et dans les douceurs de l’amour, le héros repart pour sa capitale, et l’ermite revient après une longue absence.
Sacountala, confuse, tremble de paraître devant lui et de lui avouer son mariage avec
le roi. Mais, par le don de prophétie dont il est doué, l’ermite sait tout avant l’aveu.
« Ô femme mille fois heureuse, dit-il à Sacountala, le nœud que tu viens de
former secrètement, et sans m’avoir consulté, n’est pas contraire à nos saintes lois.
Le fils qui doit naître de cette union sera égal à son père, et donnera naissance à
une race de héros ! »
Rassurée par ce pardon et par cette promesse, Sacountala débarrasse avec joie le saint
prophète de la corbeille lourde de fruits qu’il
Après cette première partie le poème se presse vers l’infortune et vers le dénouement. Le fils né de Sacountala croît dans l’ermitage avec tous les instincts et tous les pressentiments d’un héros. Son enfance rappelle les jeux d’Hercule au berceau.
Cependant le héros, pour éprouver son épouse, feint d’avoir oublié Sacountala et son fils. Il n’a plus reparu dans les forêts voisines de l’ermitage. Le saint dit à sa fille que le temps est venu de sommer le roi d’accomplir sa promesse, et de proclamer l’enfant roi et successeur de son père. Un cortège religieux magnifique accompagne Sacountala à la capitale. Écoutons le poète.
« Voilà », disent les religieux compagnons de
Sacountala, ton épouse fidèle qui arrive de la forêt sacrée avec son fils, beau comme les immortels, et demande à présenter ses hommages à son époux et à son roi. »
Le roi fait un signe de consentement.
Sacountala, tenant son fils par la main, s’avance avec une timidité pleine de crainte
et de grâce : « Ô roi », dit-elle, « les temps sont accomplis où un jeune enfant,
fruit de notre légitime union, doit être sacré ! Tiens ta parole, ô toi chef et modèle
des hommes ! Ressouviens-toi des nœuds indissolubles qui nous lièrent, ressouviens-toi
de l’ermitage de Canoua ! »
Le roi feint d’avoir tout oublié. Sacountala se trouble, chancelle, s’indigne,
s’évanouit, reprend ses sens. — « Un juge caché n’est-il donc pas en toi ? » lui
dit-elle. « Peux-tu te croire seul quand tu fais le mal ? Le soleil et la lune, le feu
et le vent, la terre et le firmament, et la vaste étendue des eaux, le jour et la
nuit, les deux crépuscules du matin et du soir, tous les éléments sont les témoins des
actions les plus secrètes de l’homme : s’il n’a point agi contre la voix intérieure de
sa conscience, le juge incorruptible le fait jouir d’une
Un tel discours, dans un tel moment, est déplacé ; on voit que dans ces poèmes les situations les plus pathétiques servent moins au développement des passions qu’au développement de la haute morale qui domine dans l’âme des poètes les passions elles-mêmes. Le cri qui sort du cœur torturé de l’homme ou de la femme retentit dans le ciel plus que sur la terre : la nature s’absorbe dans la religion.
« Écoute la voix de nos anciens législateurs divins », poursuit magnifiquement mais inopportunément la femme outragée. « Rappelle-toi ce que, dans leurs chants immortels, ils ont dit de la femme, cette compagne modeste de l’homme : c’est elle qui, dans le fils qu’elle lui donne, prolonge son existence en le faisant revivre dans cet autre lui-même ; c’est à
ce fils qu’il doit la délivrance des âmes de ses ancêtres. La femme est la moitié de l’homme, elle est son ami le plus tendre : par sa voix douce et caressante, elle sait dissiper les ennuis de sa solitude ; elle est son consolateur dans les peines inséparables des sentiers de la vie ; et à la mort de son époux, avec quel dévouement ne se précipite-t-elle pas sur le bûcher funèbre, résolue à ne point s’en séparer et à partager à jamais son sort, quel qu’il soit ? Plus religieuse que lui, souvent elle rallume dans son cœur une faible étincelle de vertu qui allait s’éteindre ; elle le sauve ainsi à son insu, et attire sur sa tête les faveurs de Brahma. « Non, il n’est point de spectacle plus touchant que celui d’un père respectable entouré de sa femme et de ses nombreux enfants. De quel transport n’est-il pas lui-même saisi lorsqu’il reconnaît dans ces innocentes créatures sa vivante image ? Quand un enfant accourt vers son père et qu’il se précipite dans son sein pour l’embrasser, quoique tout couvert de la poussière qu’il vient de soulever dans ses jeux, quelles délices sont comparables à celles dont l’enivre ce baiser ?… Comment est-il possible
que tu te détournes avec mépris de ce tendre enfant, qui est ton fils, dans le moment même où ses beaux yeux se dirigent vers toi avec tant d’affection ? La petite fourmi protège ses œufs et ne les brise pas : et toi, être doué du sentiment de la vertu et de la justice, tu ne protégerais pas, tu ne chérirais pas cet être faible auquel tu as donné la vie ? Souffre donc que cet enfant, dont à ta vue le petit cœur palpite d’un mouvement involontaire, t’embrasse, te touche de ses douces lèvres ; car il n’est pas dans la nature de sensation plus délicieuse que le toucher d’un enfant. « Tous les pères éloignés quelque temps de leurs fils se réjouissent à leur vue, ou plutôt ne cessent un instant de les avoir présents à la pensée : toi seul demeures insensible à cette impulsion universelle de la nature ; toi seul entendrais sans en être ému ces touchantes paroles que prononce, pour le père, le brahmane à la naissance d’un fils :
« Ô toi qui proviens de toutes les parties de mon être ! toi, le fruit précieux de mes entrailles ! toi, qui es mon âme même, puisses-tu vivre cent ans ! Sur toi repose le soin de mon
existence ; de toi dépend la perpétuité de ma race : vis donc heureux, ô mon fils, l’espace de cent ans ! « Hélas ! un chasseur sans pitié est venu me séduire, abuser de mon innocence dans le paisible ermitage de mon père !… Menaça, ma mère, après m’avoir conçue du grand Visoumitra, m’a abandonnée au moment de ma naissance sur les bords écartés du fleuve Malini !… De quelles fautes, grands dieux, me suis-je donc rendue coupable dans une de mes régénérations précédentes, pour avoir été traitée d’une manière aussi cruelle, d’abord par celle qui m’a donné l’existence, et aujourd’hui par toi ?
« Soumise à mon destin funeste, je retourne cacher ma douleur au sein de la forêt sainte qui jadis me vit si heureuse ; mais ce tendre enfant, qui est ton fils, le ciel te défend de l’abandonner. »
L’épreuve continue, malgré ces touchantes paroles, jusqu’au moment où une voix éclatant
dans le ciel fait intervenir la Divinité elle-même pour proclamer devant le peuple
l’innocence, l’amour, la légitimité de l’épouse.
Voyons maintenant comment, quelques siècles plus tard, un autre poète, d’une époque plus raffinée, a converti en drame ce touchant et gracieux épisode. C’est le lingot brut effilé en trame d’or par l’art, qui amplifie la surface du métal en amoindrissant sa force.
Mais l’analyse et les citations de ce drame suffiront pour donner une idée du degré de perfection auquel, dans ces temps que nous appelons primitifs, et chez ces peuples inconnus avant l’époque historique de notre Europe, l’art théâtral était parvenu.
La représentation est précédée d’un prologue dialogué entre le directeur du théâtre et les principaux acteurs qui doivent jouer leur rôle dans ce drame.
Malini ;
le jeune prince Douchmanta, monté sur un char conduit par un écuyer,
apparaît dans le lointain l’arc à la main, et chassant un jeune faon
qui fuit devant ses coursiers.
« Vois », dit le prince à son écuyer dans un langage aussi harmonieux que celui de Racine, aussi imagé et aussi naïf que celui d’Homère, « vois comme ce faon nous a fait déjà parcourir un immense espace ; vois avec quelle grâce il incline de temps en temps sa souple encolure pour jeter un regard furtif sur le char rapide qui le poursuit ! Dans la crainte de la flèche, dont il entend d’avance le sifflement, vois comme il contracte et rapetisse en fuyant ses membres délicats ! Le sentier qu’il foule à peine est jonché çà et là de l’herbe tendre qui s’échappe à demi broutée de sa bouche haletante. Dans ses bonds précipités, il vole plutôt qu’il n’effleure la terre… Lâche les rênes tout entières ! »
— Le char vole. « Voyez », dit l’écuyer à son tour au prince, « comme ces nobles coursiers, depuis que les rênes ne retiennent plus leur
élan, portent avec grâce en avant leurs fumants poitrails ; la poussière qu’ils élèvent, sans que le fouet les touche, fuit en tourbillons derrière eux ; leurs aigrettes, tout à l’heure agitées sur leurs têtes, semblent maintenant immobiles par la résistance de l’air qu’ils fendent ; ils dressent avec énergie leurs oreilles veinées et nerveuses ; non, ils ne courent pas, ils glissent sur la plaine émaillée de fleurs. » — « J’atteins si vite les objets que je viens à peine d’apercevoir dans le lointain, répond le prince, et je les dépasse si rapidement, que rien n’est loin, rien n’est près de moi. »
Le char vole. — Près d’atteindre une gazelle qui s’est levée au bruit, un cri d’effroi s’élève de derrière un rideau d’arbres : « Épargnez la gazelle ! » L’écuyer resserre les rênes, un ermite paraît, joignant les mains en signe de supplications pour le pauvre animal.
« Ô roi, dit l’ermite, cette douce gazelle apprivoisée appartient à l’ermitage ; ne la tuez
pas, ne la tuez pas ! — Arrête les coursiers », dit le roi à l’écuyer qui murmure. — « Oui, grand prince », dit l’ermite, « cette gazelle est nourrie dans notre ermitage. Que le ciel écarte de son flanc le trait du chasseur ! Une flèche dans un corps aussi tendre serait comme la flamme dans une touffe de coton. Qu’est-ce que l’existence fugitive de ce frêle animal, comparée à la pointe acérée de tes traits ?
« Replace donc promptement dans le carquois cette flèche meurtrière. Vos armes, ô rois ! ne doivent être employées que pour protéger le faible, et non pour donner la mort à l’innocent.
La voici dans le carquois.
(Il l’y replace en effet.) Pouvait-on moins attendre d’un noble descendant de Pourou, d’un monarque aussi accompli ? Non, tu ne démens pas cette illustre origine. Puisse le ciel t’accorder un fils doué
de toutes les vertus, un fils digne de régner un jour sur le monde entier ! Puisse le sceptre de ton fils s’étendre sur les deux mondes !
Je reçois avec reconnaissance ce vœu d’un vénérable brahmane.
Nous sommes occupés à ramasser du bois dans cette forêt ; là, sur les bords du Malini vous pouvez apercevoir l’ermitage de notre maître spirituel Canoua, où il habite avec Sacountala, dépôt précieux que lui a confié le destin. Si d’autres soins n’exigent ailleurs votre présence, daignez entrer dans cette humble retraite, où vous recevrez tous les honneurs dus à un hôte. C’est là qu’à la vue des austérités effrayantes et sans bornes que s’infligent une foule d’anachorètes, vous jugerez si ces vertueux solitaires méritent que pour les protéger votre bras soit incessamment froissé
par le nerf toujours tendu de votre arc invincible. Vénérable brahmane, le chef de la famille est sans doute dans cet ermitage ?
Non, prince ; il vient de partir pour Somatirtha, où il se rend dans l’intention d’invoquer les dieux, pour détourner de la tête de Sacountala des malheurs dont la menace le destin ; mais, avant de s’éloigner, il a chargé sa fille de rendre aux hôtes qui pourraient survenir tous les devoirs de l’hospitalité.
Eh bien ! je la verrai donc ; et, satisfait de mon zèle, j’espère qu’au retour du vénérable Canoua, elle me fera connaître à lui sous l’aspect le plus favorable.
Seigneur, vous en êtes le maître, et nous cependant nous allons reprendre nos occupations.
(Le brahmane sort avec son disciple.)
Allons, fais avancer le char ; que la vue de l’ermitage purifie nos âmes ! Ainsi que le roi l’ordonne.
(Il imprime au char un mouvement rapide.) Certes, sans qu’on me l’eût dit, j’aurais aisément conjecturé que cette retraite paisible devait être consacrée à l’accomplissement des plus sévères austérités.
À quels signes donc ?
Comment, ils ne frappent pas ta vue ! N’aperçois-tu pas çà et là, épars au pied des arbres,
ces grains de riz consacré, échappés du bec des jeunes perroquets encore dépourvus de plumes, au moment où leurs mères leur portent la becquée ? Ici sont des pierres tout onctueuses de l’huile de l’ ingoudi, dont elles viennent de servir à broyer les fruits ; là, de jeunes gazelles, habituées à la voix de l’homme, ne se détournent pas à son approche ; et ailleurs ces lignes humides, tracées sur la poussière, et qui partent de divers bassins, ne doivent-elles pas leur origine aux gouttes d’eau distillées des vases nouvellement purifiés ?Vois encore ces jeunes arbres, dont les racines sont abreuvées par des canaux d’une eau limpide, que ride à peine le souffle adouci des vents ; vois l’éclat de ces tendres bourgeons, obscurci par la fumée qui s’élève des oblations aux dieux ; et, près de nous, ces faons légers qui, sans aucune crainte, se jouent au milieu de ces tas de cousa nouvellement coupé pour un sacrifice, et rassemblés sur la terre à l’entrée du jardin.
Oui, je vois en effet tout cela.
Mais gardons-nous de profaner cette sainte retraite ; arrête promptement le char, que je puisse en descendre. Prince, je retiens les rênes ; vous pouvez mettre pied à terre.
C’est sous de modestes vêtements que je dois pénétrer en ce lieu consacré à la piété. Débarrasse-moi donc de tout cet attirail du luxe, et de cet arc qui ne peut m’être ici d’aucune utilité.
(Il remet entre les mains de son écuyer ses armes et ses joyaux.) Cependant, en attendant que je revienne, après avoir visité les habitants de cet ermitage, aie soin de faire rafraîchir et baigner les chevaux.Prince, vos ordres seront accomplis.
(Il sort.)
l’Aminte, ou Gesner, ce Théocrite des Alpes :
« Chère Sacountala », dit une des jeunes compagnes de la fille de Canoua, qui arrose les plantes du jardin de l’ermitage ; « chère Sacountala, ne dirait-on pas que ces jeunes arbustes, ornements de l’ermitage de notre père, te sont plus chers que ta propre vie, quand on voit la peine que tu prends à remplir d’eau les bassins creusés à leurs pieds, toi dont la délicatesse égale celle de la fleur de
malicanouvellement épanouie ?Que veux-tu ? ce n’est pas seulement pour complaire à notre vénérable père que je prends
tous ces soins ; je t’assure que je ressens pour ces jeunes plantes l’amitié d’une sœur. (Elle les arrose.) Mais, mon amie, les plantes que nous venons d’arroser sont au moment de fleurir. Arrosons donc aussi celles qui ont déjà donné leurs fleurs ; nos soins désintéressés ainsi pour elles n’en auront que plus de mérite aux yeux des dieux.
Parfaitement senti, ma chère Preyamvada !
Ah ! ne faut-il pas que le vénérable ermite ait perdu, par l’âge, l’intelligence, pour souffrir que de si grossiers vêtements enveloppent un si beau corps ?
Assujettir une telle beauté à de pareilles austérités, une beauté qui, sans aucun artifice, enlève à l’instant tous les cœurs, c’est
être aussi insensé que si l’on voulait fendre le tronc de fer de l’arbre lamiavec le tranchant délicat de la feuille du lotus ! »(La jeune fille, qui se croit inaperçue, fait desserrer par sa compagne le tissu d’écorce qui gêne sa respiration.) « Quoique formé de petites mailles très-serrées », continue à chanter le héros, « le tissu d’écorces, négligemment jeté sur ses blanches épaules, ne peut déguiser entièrement les contours de sa taille : telle la fleur à demi voilée par les feuilles jaunissantes déjà flétries autour de son calice. La coupe du lotus, entrevue à travers le réseau verdâtre des plantes aquatiques, n’est pas moins ravissante ; les taches disséminées sur le disque argenté de la lune font davantage ressortir sa splendeur. Ainsi, cette belle fille, sous son voile d’écorce, n’en paraît que plus séduisante à mes yeux.
Ô mes chères sœurs ! ce charmant arbuste ne semble-t-il pas me faire signe de ses rameaux flexibles, que l’on prendrait pour autant de jolis doigts dans la mobilité que leur
imprime le zéphyr ? Voyons, il faut que je m’en approche. (Elle y court.) Chère Sacountala, oh ! Repose-toi, de grâce, quelques instants à son ombre.
Eh ! Pourquoi donc ?
C’est qu’en te voyant ainsi appuyée contre lui, ce bel arbre, comme s’il était uni à une liane élégante, en acquiert encore plus de grâce.
Es-tu plus digne de ce nom gracieux de
Preyamvada, toi dont les paroles sont remplies de tant de douceur ?Oui, Preyamvada, tu viens de dire une grande vérité. Ses lèvres ont l’incarnat de la rose ; ses bras, comme deux tendres rameaux, s’arrondissent avec souplesse, et la fleur attrayante
de la jeunesse répand sur toute sa personne un charme inexprimable. Sacountala, vois comme cette jolie malica a choisi pour son époux ce bel arbre, qu’elle entoure de ses rameaux en fleurs.
Ah ! Qu’elle est ravissante cette saison où les arbres eux-mêmes semblent s’unir dans de tendres embrassements ! Ne dirait-on pas que cette jeune plante ait mis à dessein, sous la protection de cet arbre robuste et tout chargé de fruits, ses fleurs si tendres et si délicates ?
(Elle s’arrête à le contempler avec admiration.) Sais-tu, Anousouya, pourquoi Sacountala attache si longtemps ses regards sur cette petite plante ?
Non, en vérité ; je voudrais bien le savoir.
« Ainsi que cette jolie malica est unie à ce
bel amra, que ne puis-je de même être unie à un époux digne de moi ! » Voilà, je t’assure, la pensée qui occupe en cet instant notre jeune amie. Allons, petite folle, voilà encore de tes extravagances.
(Elle fait jouer son arrosoir.) Chère Sacountala, vois, tu oubliais cette charmante madhavi, quoiqu’elle ait crû en même temps que toi, par les soins que ton père Canoua se plaît à vous prodiguer à toutes deux.
Va, je m’oublierai plutôt moi-même.
(Elle s’approche de l’arbuste, le regarde, puis s’écrie, transportée de joie :) Miracle ! Miracle ! Preyamvada, ah ! Que tu vas être heureuse !Comment cela, ma douce amie ?
Vois, cette liane est toute couverte de fleurs, depuis la racine jusqu’au sommet des rameaux les plus élevés, quoique ce ne soit pas le temps de la floraison. Dis-tu vrai ? Dis-tu vrai ?
En ce cas, ma douce amie, c’est toi que je vais rendre heureuse ; car ce pronostic ne t’annonce rien moins que la possession prochaine d’un héros pour époux.
F. de toutes ces plaisanteries ! Je ne veux plus prêter l’oreille à vos propos.
Mais ne crois pas que je parle en plaisantant ; car, d’après ce que j’ai entendu plusieurs fois de la bouche du vénérable Canoua lui-même, un pareil signe ne peut être pour toi que l’annonce de l’événement le plus heureux.
Ah ! Voilà qui m’explique le zèle que mettait notre amie à arroser cette plante chérie !… Méchante ! Cette plante est pour moi comme une sœur : pourquoi chercherais-tu d’autres motifs à mes soins ?
(Elle continue à l’arroser.) Certes, si elle appartient à la caste de Canoua, toute union lui est interdite avec celle des Kchatriyas. Que faire donc ? — Mais peut-être aussi… — Eh ! Pourquoi me tourmenter par de semblables doutes ?… Oui, la chose est certaine. Mon esprit incline vers elle avec tant de violence, qu’il est impossible qu’elle ne puisse devenir mon épouse ! — D’ailleurs, dans les choses sujettes au doute, l’événement est toujours favorable aux pressentiments du sage. Ainsi, je l’obtiendrai, je l’obtiendrai !
Ah, ah ! Une abeille, échappée du calice de
cette malica, voltige autour de ma figure et semble vouloir s’attacher à mes lèvres ! (Elle fait semblant de chasser une abeille.) Qu’elle est ravissante !
Sur tous les points où voltige cet insecte léger, plus légère que lui, avec quelle grâce elle le chasse sans relâche ! Mais si c’est par une crainte réelle que cette belle fille imprime aujourd’hui à ses sourcils une contraction si délicieuse, ne se ressouviendra-t-elle pas de la leçon, et ne la mettra-t-elle pas plus tard en pratique, lorsque, sans aucun motif de crainte, elle feindra cependant l’effroi pour déployer dans son regard toutes les ressources de la séduction.
Trop heureux insecte, tu peux donc dans ton vol effleurer l’angle de cet œil à demi fermé, où la crainte excite un tremblement enchanteur ; faire entendre à cette oreille charmante un murmure semblable à ces petits mots furtifs d’une amie à l’oreille d’une amie ; puiser un torrent de délices sur ces lèvres divines, dont une main délicate cherche en vain à t’éloigner ?
Hélas ! nous mourons dans le doute de jamais pouvoir la posséder ; et toi, petite abeille, tu t’enivres de volupté. Ô mes compagnes ! Délivrez-moi de cet insecte audacieux, qui brave tous mes efforts.
Eh ! Qu’y pourrions-nous faire ? Appelle Douchmanta à ton secours : n’est-ce pas au roi à protéger les habitants de cet ermitage ?
Excellente occasion pour me montrer !… Ne craignez……
(Il n’achève pas, et continue à se tenir caché.) Non, on me reconnaîtrait pour être le roi ; il vaut mieux que je me présente sous l’aspect d’un voyageur demandant l’hospitalité.L’impudent ne cesse de m’assaillir ; il faut que je cherche une autre place.
(Jetant les yeux derrière elle tout en courant.) Comment ! Il me poursuit encore ? Ah ! De grâce, délivrez-moi de son importunité.
Comment donc !… quel est l’insolent qui, sous le règne d’un des descendants de Pourou, de Douchmanta, cet ennemi déclaré du vice, ose insulter les filles innocentes des pieux ermites ? (Toutes, à la vue du roi, éprouvent un moment de trouble.) Seigneur, personne ici n’est coupable d’une action criminelle : seulement, notre jeune amie se défendait contre une abeille obstinée à la poursuivre.
(Elle montre du doigt Sacountala.) Jeune fille, puisse votre vertu prospérer !
(Sacountala baisse les yeux avec modestie.) Allons ! Rendons promptement à notre hôte tous les devoirs de l’hospitalité.
Seigneur, soyez le bienvenu ! Toi, chère Sacountala, va, sans perdre de temps, à l’ermitage,
chercher des fruits dignes d’être offerts à notre hôte : cette eau, en attendant, peut servir à rafraîchir ses pieds fatigués. Il n’en est pas besoin ; le charme de vos paroles est pour moi la plus agréable offrande.
Eh bien ! Honorable étranger, daignez au moins vous reposer à l’ombre sur ce siège recouvert de gazon, d’une admirable fraîcheur, et où vous ne tarderez pas à oublier votre lassitude.
Mais vous-mêmes, charmantes filles, vous devez être fatiguées par toutes vos attentions pour moi : serais-je assez heureux pour que vous vous asseyiez un moment à mes côtés ?
Vois, ma Sacountala, nous ne pourrions honnêtement nous refuser au désir de notre hôte ; viens donc, prenons place près de lui.
(Toutes s’asseyent près du roi.)
Depuis que mes yeux se sont portés sur cet étranger, j’éprouve une émotion tout à fait contraire au calme parfait que devrait seule inspirer cette sainte retraite ! Charmantes filles, combien cette douce intimité qui règne entre vous s’accorde admirablement avec votre jeunesse et vos grâces !
Ma chère, quel peut donc être cet étranger qui, tant par ses traits profondément empreints d’une majesté calme, que par ses discours où règne la politesse la plus aimable, se montre digne d’occuper le plus haut rang ?
Ma curiosité n’est pas moins vive que la tienne, je t’assure ; voyons, il faut nous éclaircir.
(Haut, en s’adressant au roi.) Seigneur, la douce familiarité qui règne dans votre conversation m’enhardit à vous faire quelques questions : Pourrions-nous savoir de quelle noble famillevous faites l’ornement ; quelle contrée est actuellement dans le deuil, à cause de votre absence ; et quel motif, vous, dont toutes les manières annoncent une délicatesse exquise, a pu vous déterminer à entreprendre un voyage pénible, pour visiter cette forêt consacrée aux plus rudes austérités ? Ne palpite pas ainsi, ô mon cœur ! toutes ces pensées tumultueuses qui t’agitent avec tant de violence, ma chère Anousouya les dirigera.
Que faire ? Dois-je me déclarer ? Dois-je déguiser qui je suis ?
Il réfléchit, et déclare qu’il est un pèlerin pieux, lecteur des Védas, qui vient visiter le saint ermite ; il s’informe habilement par les jeunes amies de Sacountala de la naissance étrange de cette jeune beauté, et des causes de sa résidence dans cette solitude. Il apprend qu’elle est de céleste origine par l’union d’un saint avec une divinité secondaire. Il s’abandonne avec sécurité à sa passion pour elle.
« Ô bonheur ! » s’écrie-t-il en strophes lyriques ; je puis donc maintenant donner un libre cours à mes désirs ! Réjouis-toi, ô mon cœur ! ce que tu ne faisais que soupçonner est à présent changé pour toi en certitude ; ce que tu aurais craint de toucher il n’y a qu’un instant à l’égal du feu, tu peux t’en parer comme de la perle la plus précieuse ! »
Sacountala entend ces vers, et rougit de pudeur.
« Il faut que je me retire », dit-elle à sa compagne, « et que j’aille instruire notre vénérable supérieur,
Goutami, des paroles indiscrètes de cet étranger. » Ses compagnes cherchent à la rassurer et à la retenir, sous prétexte de soins que ses arbustes chéris exigent encore d’elle. Le héros semble prendre parti pour Sacountala.« Épargnez », dit-il en vers aux compagnes de la jeune fille, « épargnez, de grâce, votre belle amie ! elle doit être déjà assez fatiguée par la peine qu’elle a prise d’arroser ses plantes favorites. Voyez, ses belles épaules sont tout affaissées encore par le poids de l’arrosoir qu’elle vient à peine de déposer ; le sang
en colore plus vivement la paume de sa main délicate ; on reconnaît qu’elle est lasse, à cette respiration pressée qui agite délicieusement son sein ; le nœud charmant qui emprisonne avec tant de grâce les fleurs de siricha dont son oreille est ornée, est humecté de sueur ; et d’une main languissante elle est occupée à réunir les boucles de ses beaux cheveux, échappés de la bandelette à demi détachée qui peut à peine les contenir. »
Sacountala reçoit de lui un anneau ; le héros croit s’apercevoir qu’elle est émue d’admiration et d’amour pour lui. Il entend venir sa suite au bruit des chevaux dans la forêt. Il craint d’être surpris et révélé à la jeune fille par les respects de ses compagnons de chasse.
« Ô pieuses filles de l’ermitage ! » leur dit-il en langage vulgaire, « ne perdez pas de temps à mettre en sûreté les faibles animaux qui peuplent votre sainte retraite : tout annonce l’approche du roi
Douchmanta(c’est lui-même), qui se livre au plaisir de la chasse. » Puis, reprenant le langage des vers, comme cela a lieu dans le drame toutes les fois que l’expression s’élève avec le sentiment ou avec la description :
« Déjà », dit-il, « un tourbillon de poussière soulevé par les pieds des chevaux retombe sur vos vêtements d’écorce, tout humides encore et suspendus aux branches où ils achèvent de se sécher, semblables à ces nuées d’insectes qui, par un beau rayon de soleil, viennent s’abattre en foule sur les arbres de la forêt… « … Tenez-vous en garde surtout, ô pieuses ermites, contre cet éléphant sauvage chassé par la meute, qui répand l’effroi dans le cœur des vieillards, des femmes et des enfants ! Le voilà qui, dans un choc terrible, vient de rompre une de ses énormes défenses contre le tronc robuste d’un arbre qui s’opposait à son passage. Il est à présent embarrassé dans les branches entrelacées des lianes impénétrables, que dans sa rage il voulait déraciner. Ah ! quelle funeste interruption il a occasionnée dans nos rites sacrés ! Comme il a fait fuir à son approche la troupe dispersée de nos gazelles timides ! Quel dégât il a apporté dans notre sainte retraite, que la vue d’un char a jeté dans cet acte de fureur ! »
Sacountala, en s’éloignant à regret pour rentrer à l’ermitage, feint d’être ralentie
par les épines d’arbustes qui la retiennent par ses vêtements. Le héros s’afflige en
vers de la disparition de celle qu’il aime. « Je vais », dit-il, « faire camper
ma suite à quelque distance dans la forêt, afin d’avoir la liberté de la revoir ainsi
encore, car seule elle occupe mon âme tout entière ; en vain je voudrais m’éloigner,
mon corps peut bien tenter de le faire, mais mon âme toute troublée rétrograde vers
elle : telle la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent ! »
Au second acte, le héros, rejoint par deux de ses officiers, dont l’un est un bouffon
gourmand et poltron comme le Falstaf de Shakespeare, s’entretient avec eux, et feint
d’être dégoûté du brutal plaisir de la chasse. « Que les buffles », dit-il, « que
les buffles agitent dans leurs jeux, en la battant violemment de leurs cornes, l’eau
dans laquelle ils se seront abreuvés ;
Il veut, dit-il encore à ses confidents, se reposer quelques jours au soleil de cet ermitage sacré. Il leur vante la beauté céleste de la jeune cénobite dont il a été enivré ; puis, comme se repentant de son vain amour :
« Ô insensé ! » s’écrie-t-il, « n’est-elle pas la fille d’un anachorète ? À quoi nous servirait de la voir davantage ? Pense-t-on obtenir le croissant délié de la nouvelle lune, lorsque, le cou tendu et le regard fixe, on ne peut détourner les yeux de sa splendeur argentée ? Quand je réfléchis sur la puissance de Brahma et sur les perfections de cette femme incomparable, il me semble que ce n’est qu’après avoir réuni dans sa pensée tous les éléments propres à produire les plus belles formes, et les avoir combinés de mille manières dans ce dessein, qu’il s’est enfin arrêté à l’expression de cette beauté divine, le chef-d’œuvre de la création. À quel mortel sur la terre est destinée cette beauté ravissante,
semblable, dans sa fraîcheur, à une fleur dont on n’a point encore respiré le parfum ; à un tendre bourgeon qu’un ongle profane n’a point osé séparer de sa tige ; à une perle encore intacte dans la nacre où elle repose ; au miel nouveau dont aucune lèvre n’a encore approché ? — Ou plutôt, ce fruit accompli de toutes les vertus, qui en sera jamais l’heureux possesseur ? Hélas ! Je l’ignore. « Croyez-vous donc être aimé ? » lui demande son favori.
« Hélas ! » répond-il en vers élégiaques, « de jeunes filles élevées dans un ermitage sont naturellement timides ; cependant ce regard si modestement baissé en ma présence !… ce sourire dérobé, sur lequel on vous faisait prendre aussitôt le change d’une manière si adroite, n’est-ce pas là la preuve d’un amour qui, retenu par la plus aimable pudeur, s’il n’ose se dévoiler en entier, se laisse cependant deviner en partie ?
« Oh ! Son inclination pour moi s’est déclarée par des signes certains, au moment de son départ avec ses deux jeunes compagnes.
« Voyez », leur disait-elle en faisant un doux mensonge, « mon pied vient d’être cruellement blessé par cette pointe aiguë de cousa » ; et elle s’arrêta sans sujet. Puis, elle n’avait pas plutôt fait quelques pas, qu’elle retournait aussitôt la tête, feignant de dégager ses vêtements des branches d’un arbuste qui ne les retenaient aucunement ; et cela pour jeter les yeux sur moi !………… »
Deux ermites, compagnons du saint, paraissent, et aperçoivent le jeune chasseur. Ils s’entretiennent un moment des avantages de la vie religieuse pour le salut. Un d’eux reconnut dans le héros le fils du roi, roi lui-même.
« Je ne m’étonne pas », lui dit son jeune compagnon, « si ce bras, solide et noueux comme l’énorme barre de fer qui assure la porte de sa capitale, a suffi pour soumettre à
sa puissance la terre, noire limite du vaste Océan ; si, dans les combats acharnés qu’ils livrent, les dieux attribuent autant à son arc redoutable qu’aux foudres d’Indra les victoires éclatantes qu’ils remportent sur leurs fiers ennemis. »
Ils s’approchent, ils invitent respectueusement le chasseur à venir habiter quelques jours leur ermitage. Le héros les remercie, il flotte entre deux courants d’idée ; il sent qu’il est nécessaire à sa capitale, mais il ne peut s’arracher des lieux habités par Sacountala.
« La distance des lieux où je voudrais être à la fois tient mon esprit divisé, comme sont divisées les eaux d’un fleuve par un rocher qui s’oppose à son cours. »
Le troisième acte s’ouvre par une scène courte, où l’on voit les amies de Sacountala
cueillir des simples et composer des breuvages
La seconde scène est une longue et poétique complainte amoureuse du héros, qui déplore la maladie de celle qu’il aime et la force indomptable de son penchant pour elle. La poésie, dans cette scène, a la majesté du paysage et les images de la passion.
En exprimant dans toute sa physionomie la tristesse, Douchmanta soupire :
« Sans doute je connais toute la rigueur que lui impose la vie religieuse ; je sais qu’elle est entièrement soumise à la volonté de Canoua ; et cependant, semblable à un fleuve qui ne peut remonter vers sa source, rien ne peut détourner mon cœur du penchant où il est entraîné. Ah ! je le vois, le feu de Siva en courroux couve encore dans mon sein, semblable à ce foyer mystérieux qui brûle dans la profondeur des mers : pourrais-tu sans cela, réduit comme tu le fus en un monceau de cendres, allumer de tels feux dans nos cœurs ? Elle vient de passer dans ces lieux ! Je le vois à ces fleurs jetées çà et là, et dont les frais calices, quoique
détachés de la tige maternelle, conservent encore tout leur éclat ; par ces jeunes branches dont la sève laiteuse qui en découle trahit une blessure récente. Quel air vivifiant on respire en ce lieu ! Avec quelle volupté tout mon corps, consumé par la fièvre ardente, est caressé par ce doux zéphyr chargé des émanations parfumées du lotus, et des gouttes légères d’une rosée rafraîchissante qu’il vient de dérober en se jouant sur les vagues à peine sensibles du Malini ! »
(Regardant autour de lui.) « Ô bonheur ! C’est là, sous ce berceau formé des rameaux entrelacés de vitasas en fleurs, que repose Sacountala !« Oui, je distingue à merveille, sur le sable fin dont est couvert le petit sentier qui y aboutit, la trace récente de ses pas, de ce pied charmant qui s’y est moulé dans toute sa perfection.
« Regardons à travers les branches. »
(Il écarte le feuillage, et s’écrie, transporté :) « Je l’aperçois, ce charme de mes yeux ! La voilà négligemment assise avec ses compagnes sur une couche de fleurs ! De mon heureuse
retraite je vais jouir de leur conversation, pleine du plus charmant abandon ! »
Suit une scène de délicieuse entrevue entre le héros et Sacountala, que ses compagnes
ont laissée seule un moment au bord du Malini. Les deux amants
s’avouent leur amour. Le héros jure à Sacountala que si elle veut consentir à être son
épouse, il la fera monter plus tard sur le trône avec lui, et que son fils sera roi.
« Tu m’oublieras », lui dit la jeune fiancée. « Moi, t’oublier ! » répond le héros. « Va, céleste enfant, en quelque lieu que tu portes tes pas loin de moi, toujours tu resteras attachée à mon cœur. Telle, au déclin du jour, l’ombre d’un grand arbre fuit au loin dans la plaine, quoique constamment fixé à sa racine. »
Le bracelet de Sacountala tombe ; le héros le ramasse et le rattache.
« Ne dirait-on pas que c’est la nouvelle lune qui, éprise de la grâce et de la blancheur de ce bras charmant, a abandonné le ciel et a recourbé les deux extrémités minces de son croissant d’argent, pour embrasser avec amour ce bras arrondi ? »
Un peu de poussière des fleurs du lotus, chassée par le vent, entre dans les yeux de
Sacountala. Le héros lui souffle doucement dans l’œil pour lui rendre la vue : scène de
Daphnis et Chloé, où la simplicité et la candeur luttent de grâce.
Je regrette de ne pas la reproduire ici. Douchmanta et Sacountala se séparent au chant
de l’oiseau du soir, qui annonce la nuit à la forêt.
Cependant le héros est reparti pour sa capitale, laissant à Sacountala un anneau où son sceau est gravé. Il lui a juré de la reconnaître partout à la vue de ce signe.
Au dernier acte, le saint anachorète Canoua revient au monastère
après sa longue absence.
L’anachorète apprend d’elle-même qu’une union secrète, mais approuvée par la religion et les lois, l’unit au héros, et qu’elle porte dans son sein un gage de son union, roi futur du royaume. Le saint ermite approuve tout, et comble Sacountala de présents pour la faire reconduire dignement à son époux.
La description de ces présents de noce est aussi pittoresque qu’elle est poétique. Les
divinités même invisibles y apportent leur tribut. Les compagnes de la jeune mère
s’écrient : « Nous apercevons, flottant aux branches d’un grand arbre, un voile
céleste, du lin le plus fin, imitant dans sa blancheur la lumière argentée de la lune,
sûr présage du bonheur qui attend Sacountala. »
Un autre arbuste distillait
une laque admirable, destinée à teindre du plus beau rouge ses pieds délicats ; tandis
que, de tous côtés, de petites mains charmantes, qui rivalisaient d’éclat avec les plus
C’est ainsi que nous voyons l’abeille quitter le creux de l’arbre où elle a établi sa demeure, pour venir fêter la fleur du lotus, qui l’attire par son miel parfumé.
Les déesses, par cette faveur, ne déclarent-elles pas que la fortune du roi est désormais attachée à ta personne, et que tu vas pour toujours la fixer dans son palais ? »
(Sacountala baisse modestement les yeux.)
Le vénérable anachorète, supérieur de l’ermitage, chante en ses vers ces adieux et ses vœux à Sacountala, sa favorite :
« Divinités de cette forêt sacrée, que dérobe à nos regards l’écorce de ces arbres majestueux que vous avez choisis pour asile ;
« Celle qui jamais n’a approché la coupe de ses lèvres brûlantes avant d’avoir arrosé d’eau pure et vivifiante les racines altérées de vos arbres favoris ; celle qui, par pure affection pour eux, aurait craint de leur dérober la moindre fleur, malgré la passion bien naturelle d’une jeune fille pour cette innocente séduction ; celle qui n’était complètement heureuse qu’aux premiers jours du printemps, où elle se plaisait à les voir briller de tout leur éclat ; Sacountala vous quitte aujourd’hui pour se rendre au palais de son époux ; elle vous adresse ses adieux. « Que son voyage soit heureux ; que l’ombre épaisse des grands arbres lui offre dans tout son trajet un abri impénétrable aux rayons du soleil ; qu’un doux zéphyr, rasant la surface limpide des lacs tout couverts des larges feuilles du lotus azuré, leur dérobe pour elle une rosée rafraîchissante, et qu’il endorme ses fatigues à son souffle caressant ; puissent ses pieds délicats ne fouler dans sa marche paisible que la poussière veloutée des fleurs ! »
Sacountala revient sur ses pas, rappelée par
« Ô père », dit-elle à l’ermite, « lorsque cette charmante gazelle, qui n’ose se hasarder loin de l’ermitage, et dont la marche est ralentie par le poids du petit qu’elle porte dans ses flancs, sera devenue mère, ah ! N’oubliez pas de m’en instruire !
« Mais qui donc », continue la jeune fille, « marche ainsi sur mes pas et s’attache aux pans de ma robe ? »
Tu le vois, ma fille : c’est ton petit faon chéri, ton enfant adoptif, dont si souvent tu as guéri les blessures avec l’huile d’ingoudi, lorsqu’il accourait vers toi, les lèvres ensanglantées par les pointes acérées du cousa. Se souvenant avec quel soin tu lui faisais manger dans ta propre main les grains savoureux du syamoca, il ne peut abandonner les traces de sa bienfaitrice.
(Sacountala le baise, les yeux humides de larmes.) Pauvre petit, pourquoi t’attacher encore à
une ingrate qui se résout ainsi à abandonner le compagnon de ses jeux ? Va, de même que je t’ai recueilli lorsque, au moment de ta naissance, tu vins à perdre ta mère, à présent que tu souffres de ma part un second abandon, notre bon père va te prodiguer les soins les plus tendres. (Elle pleure sans pouvoir avancer.) Essuie, essuie tes larmes, ma chère fille ; prends courage, et jette un regard ferme sur le chemin que tu as à parcourir.
Viens-tu à surprendre sur ta paupière humide une larme qui chercherait à détruire l’effet de tes résolutions ? Dissipe-la aussitôt par le plus noble effort. Songe, mon enfant, que, dans la route inégale de la vie, la plus mâle fermeté se trouve souvent exposée aux plus rudes épreuves, et que, de les surmonter, c’est en cela que consiste la vertu.
Vénérable ermite, vous vous rappelez sans doute ce texte de la loi sacrée :
Accompagne tonami jusqu’à ce que tu rencontres de l’eau! Or, nous voici près de l’étang ; congédiez-nous, et retournez à l’ermitage !Vois, chère Sacountala, comme tout être, pour peu qu’il soit sensible, prend part à la douleur qu’occasionne ton départ.
En vain la femelle du tchairavaca, couchée derrière une touffe de lotus, fait entendre le cri d’amour à son mâle, qui, les yeux attentivement fixés sur toi, et le bec entrouvert, d’où s’échappent de longs filaments de verdure qu’il vient d’arracher, néglige de lui répondre.
Ô mon père ! Quand reverrai-je cette forêt sacrée ?
Ma fille, lorsqu’après avoir été pendant de longues années l’objet des soins de ton époux, qui ne seront partagés qu’entre toi et le gouvernement de son vaste empire, il remettra sa puissance au jeune héros que tu lui auras
donné, tu reviendras alors avec lui achever de couler des jours tranquilles au sein de cette retraite, consacrée à la vertu. (Sacountala disparaît derrière les roseaux de l’étang.)
Mais une divinité jalouse avait enlevé par
« Voyons, dit le héros, quelle fable vas-tu inventer encore pour me convaincre ? »
Ressouviens-toi du jour où, sous un berceau formé des branches flexibles de l’arbuste vétasa, tu recueillis dans le creux de ta main une eau limpide que contenait le calice surnageant d’un brillant lotus.
Eh bien ! Eh bien ! Après ?
Dans cet instant, mon petit faon favori était auprès de nous : « Bois le premier », lui dis-tu avec douceur, en lui tendant la coupe végétale ; mais le timide animal, peu habitué à ta vue, n’osa pas s’incliner pour boire, tandis qu’il but sans défiance quand je pris la coupe de ta main, et que je la lui tendis dans la mienne. Sur quoi tu t’écrias en souriant : « Il est donc bien vrai qu’on ne se fie qu’à ceux qu’on aime, et tous deux vous êtes habitants des mêmes bois ! »
Le héros toujours incrédule, se retournant vers les femmes âgées témoins de cette scène :
« Vénérables femmes, on dirait que la ruse est un défaut inné dans le sexe féminin, même parmi les êtres étrangers à notre espèce ? Voyez la femelle du cokila : avant de prendre son vol libre et vagabond dans les airs, ne dépose-t-elle pas ses œufs dans un nid étranger, laissant à d’autres oiseaux le soin de faire éclore et d’élever ses petits ? »
Sacountala se répand en reproches désespérés contre la cruauté d’un époux qu’elle ne
sait pas avoir été aveuglée par les dieux, mais
« Brahmanes ! » leur dit le roi, « n’entretenez pas cette jeune femme dans son erreur, jamais je ne fus son époux. Voyez », ajouta-t-il en empruntant au règne végétal de ces climats une de ses plus conjugales images :
« Voyez : l’astre des nuits se contente de faire épanouir de sa douce lumière la fleur odorante du
conmonda, sans toucher de ses rayons le lotus azuré, que l’astre du jour seul réveille à son lever par la chaleur de ses regards. Ainsi l’homme vertueux et maître de ses passions doit détourner avec soin, comme je le fais, ses regards de la femme étrangère ! »Ô terre, engloutis-moi pour cacher ma honte !
Elle se retire, recueillie comme une mendiante dans la maison d’un brahmane hospitalier.
Pourrais-tu nous dire où tu as volé cet anneau précieux, sur la pierre inestimable duquel nous voyons gravé en toutes lettres le nom auguste du roi ?
Pardonnez, illustres seigneurs, je ne me suis pas rendu coupable d’une action si indigne.
Ah ! Sans doute, tu seras quelque vénérable brahmane que le roi aura voulu récompenser par ce magnifique présent ?
Écoutez-moi, de grâce ; je ne suis qu’un malheureux pêcheur habitant de Sacrâvatâra.
Eh ! misérable ! Que nous importent et ta parenté et le lieu de ta demeure ?
Laisse-le s’expliquer, et ne le tourmente pas de la sorte. Ainsi que notre chef l’ordonne. — Allons ! Misérable, parle.
Eh bien donc ! Voyez en moi un pauvre homme, qui, avec son filet et ses hameçons, cherche, au moyen de la pêche, à soutenir sa nombreuse famille.
Beau métier, vraiment, et bien honorable ! Surtout.
Seigneur, ne parlez pas ainsi :
Quelque vil que puisse paraître l’état auquel nous avons été destinés par nos pères, nous ne devons pas nous y soustraire ; et d’ailleurs, quoique l’action de donner la mort à un animal soit, avec justice, considérée comme cruelle, cependant il n’est pas rare de trouver dans le boucher lui-même une âme tendre et accessible à la compassion.
Poursuis, poursuis. Or, un beau jour qu’ayant pris un superbe poisson, j’étais occupé à le dépecer, tout à coup je trouve dans son ventre cet anneau merveilleux ; et comme, dans ma joie, je venais de l’exposer pour le vendre, vos seigneuries ont mis la main sur moi. Voilà, je vous le jure, comment il est tombé en ma possession : maintenant vous êtes les maîtres de me battre ou de me tuer.
Cet anneau, sans aucun doute, a été renfermé dans le corps d’un poisson, à en juger par l’odeur de mer qui s’en exhale ; reste à savoir comment le fait a pu avoir lieu. Avancez donc, je vais trouver quelqu’un des familiers du roi.
En avant, misérable coupeur de bourses, en avant !
(Ils marchent ensemble.) Attendez-moi ici près de la porte de la ville, et faites la plus grande attention à votre prisonnier, jusqu’à ce qu’ayant pris à la cour les informations nécessaires, je revienne vous trouver.
Puisse notre seigneur recevoir du roi l’accueil le plus favorable !
Je l’espère.
(Il sort.) Le bout des doigts me démange furieusement…
(Jetant un regard farouche sur le pêcheur.) Je ne sais à quoi il tient que je n’étrangle ce maraud.Vous ne voudriez pas donner la mort à un innocent ?
Ah ! Voici déjà notre chef de retour avec l’ordre du roi : ainsi, notre ami, bientôt tu vas être rendu à tes chers poissons, ou servir de proie aux chacals et aux vautours.
Allons, vite, que cet homme…
Grands dieux ! Je suis mort. Soit délivré de ses liens ! Le roi n’a pas hésité à reconnaître pour vraies toutes les circonstances relatives à la manière dont le pêcheur a retrouvé l’anneau, telles qu’il nous en fait le récit.
Soit fait ainsi que notre chef l’ordonne. Va ! l’ami, tu peux te vanter d’avoir vu de près la triste demeure de la mort.
(Il met le pêcheur en liberté.) Ô seigneur ! Vous me rendez la vie.
(Il tombe à ses pieds.) Relève-toi, relève-toi, et apprends que, dans l’excès de sa joie, le roi m’a chargé de te remettre cette somme, égale à la valeur de l’anneau que tu lui as retrouvé ; elle est toute pour toi.
(Il lui met une bourse dans la main.) Ô heureux mortel que je suis !
Tout fier des faveurs du roi, ce misérable, à peine réchappé de la potence, n’a-t-il pas l’air de se pavaner, comme s’il était porté en triomphe sur les épaules d’un superbe éléphant ? « Le roi, dans l’excès de sa joie», dites-vous ? Il faut donc que notre monarque attache un grand prix à ce joyau ?Ah ! ce n’est pas tant la vue de la pierre précieuse dont il est orné qui a pu exciter l’émotion du roi, que…
Et quel autre charme pouvez-vous lui attribuer ?
Je ne sais, mais je soupçonne que cet anneau a, dans l’instant même, rappelé à son souvenir quelque objet tendrement aimé ; car, à peine l’eut-il considéré, que notre souverain, naturellement si profond et si calme, a trahi dans tous ses traits le trouble de son âme.
Ainsi, notre maître a procuré un grand plaisir
au roi, afin que tout le profit en revînt à ce misérable !
Dans la scène suivante, des jeunes filles du palais cueillent des fleurs pour la fête du printemps qu’on doit célébrer ; elles écoutent les chants mélodieux du rossignol, puis elles sont dispersées par des chambellans qui leur déclarent que le roi consterné ne veut que le silence et le deuil autour de lui.
Un autre chambellan leur décrit en ces termes l’abattement du prince : « Le roi
n’eut pas plutôt jeté les yeux sur ce fatal anneau, que, la mémoire lui revenant tout
à coup, il se rappela le mariage qu’il avait secrètement contracté avec Sacountala,
s’accusa de l’avoir repoussée avec tant de cruauté et d’injustice, et, depuis ce
temps, il est livré au plus amer repentir ; il a les plaisirs en horreur ; il se
refuse, contre son habitude, à recevoir chaque jour les hommages de son peuple. C’est
en vain qu’il cherche le repos sur sa couche tourmentée, où, durant la nuit entière,
il ne peut goûter un seul instant les douceurs du
Le roi paraît, s’avançant lentement et comme abîmé dans ses pensées.
« Ah ! chère Sacountala », murmure-t-il entre ses lèvres, « si tu as vainement cherché à retirer mon cœur du sommeil léthargique où il était plongé, à quelles veilles cruelles ne l’ont pas condamné depuis les remords cuisants du repentir ! Ah ! je me rappelle maintenant, comme
si un voile tombait de mon esprit, toutes les circonstances de ma première entrevue avec Sacountala ! « Et comment ne succomberais-je pas au désespoir, quand je me retrace la douleur de cette femme admirable au moment où je la repoussais avec tant d’indignité ? Vois : toute éplorée, bannie par moi, elle s’attachait aux pas de ses compagnons de voyage pour retourner avec eux dans son paisible ermitage !… “Demeure ! ” lui dit d’une voix sévère le disciple de Canoua, aussi vénérable que Gourou lui-même.
« À cet ordre terrible elle s’arrête, remplie de frayeur, et jette encore sur moi, moi si cruel, un regard suppliant troublé par les flots de larmes qui s’échappaient de ses yeux… Ah ! ce souvenir est comme une flèche empoisonnée qui me donne la mort.
« Au moment de quitter le bois sacré de l’ermitage pour retourner dans ma capitale, Sacountala me dit en levant sur moi ses beaux yeux mouillés de larmes : “Dans combien de temps le fils de mon seigneur daignera-t-il me rappeler près de lui ? ” Alors, lui passant au doigt cet anneau, sur la pierre duquel
est gravé mon nom, je lui répondis : « “Épelle chaque jour une des syllabes qui composent mon nom, et, avant que tu aies fini, tu verras arriver un de mes officiers de confiance, chargé de te ramener à ton époux ! ” »
Le roi maudit l’étang où Sacountala, en se baignant, aura sans doute laissé glisser son anneau. Il s’accuse lui-même du fatal aveuglement qui l’a empêché de reconnaître son amante et son épouse. On lui apporte le portrait de Sacountala, peinte au milieu de ses compagnes dans les jardins de l’ermitage. Ce tableau lui donne un vertige de tendresse qui s’exprime en vers incohérents mais délicieux. Il déplore le malheur d’un héros et d’un roi qui ne laissera après lui aucun héritier de son empire et de son amour pour ses peuples.
« Grands dieux ! » dit-il, « fallait-il donc que cette race antique qui, depuis son origine, s’était conservée si pure, trouvât sa fin en moi, qui ne dois pas connaître le nom si doux de père ; semblable à un fleuve majestueux dont les eaux limpides et abondantes finissent par se perdre dans des sables stériles et ignorés ! »
Il monte sur son char de guerre pour aller combattre. Le dieu Indra
le protège, et fait voler son char sur les nuées, à la hauteur des cimes les plus
inaccessibles de l’Himalaya, d’où le héros contemple d’un coup d’œil tous ses vastes
États.
« Nous touchons », dit-il à son compagnon, « à cette sphère étincelante de clarté qui, dans ses révolutions rapides, entraîne les astres innombrables et les flots sacrés du Gange, à cette sphère à jamais sanctifiée par l’empreinte divine des pas de
Wichnou… J’en juge par la seule impression du mouvement de ce char, par cette légère rosée que font jaillir au loin les roues humides, par ces coursiers à la crinière rebroussée et toute brillante de la lueur des éclairs qu’ils traversent, par ces aigles qui abandonnent de tous côtés leurs nids placés dans les fentes des rochers, et qui volent effarés tout autour de nous. »
« Quel spectacle admirable et varié me présente, d’instant en instant, grâce à la descente précipitée du char, le séjour habité par l’homme !
« Le sommet affaissé des plus hautes montagnes se confond à mes yeux avec la surface unie de la plaine, et l’on dirait que les arbres, dépourvus de troncs, la tapissent seulement de la plus humble verdure. Les fleuves les plus vastes n’offrent plus que de légers filets d’eau, coulant, à peine visibles, dans leurs lits rétrécis ; et, comme si elle était poussée par une force puissante, la terre semble monter rapidement vers moi. »
On voit, à cette description du char prêté au héros par Indra, ce
qu’on voit plus formellement encore dans les traditions de la Chine primitive, que cette
antiquité avait ses navires aériens et ses aéronautes.
« Nous touchons la terre », lui dit son guide, « et nous allons apercevoir bientôt sur la montagne la demeure habitée par le divin fils de Maritchi. »
Comment ! L’essieu n’a pas rendu le moindre
son ? Je ne vois pas s’élever le plus léger nuage de poussière ; je n’ai ressenti aucun choc, et, quoique touchant à la terre, le char cependant n’en a pas éprouvé le moindre contrecoup… Et dans quelle partie de la montagne habite donc le divin anachorète ? Là où vous apercevez ce pieux solitaire, fixant, dans une immobilité parfaite, le disque radieux du soleil ; le corps déjà à moitié plongé dans un monticule de sable, que les termites amoncellent sans crainte autour de lui ; portant, au lieu du cordon brahmanique, la peau hideuse d’un énorme serpent : pour collier, les branches entrelacées d’arbrisseaux épineux, dont il ne ressent pas même les blessures, et recélant, parmi ses cheveux relevés en partie en un énorme faisceau sur le sommet de sa tête et flottant en partie sur ses larges épaules, une foule d’oiseaux qui, pleins de confiance, y ont construit leurs nids comme dans un arbre touffu.
Vénération à l’être capable de se livrer à d’aussi effroyables austérités !
Prince ! Nous voici parvenus à l’ermitage de l’immortel Canoua. (Ils descendent du char.) Par ici, grand roi, par ici ! Admirez cette terre sacrée, théâtre où les saints solitaires se livrent constamment aux exercices pieux de la dévotion la plus austère.
Mon admiration est également excitée à la fois par le spectacle de cet asile vénérable, et par celui des êtres vertueux qui l’habitent. En voyant ces purs esprits sans cesse plongés dans la plus profonde contemplation, à l’ombre de ces arbres immortels ; tantôt occupés à se purifier dans une eau limpide et toute brillante de la poussière dorée du nénuphar sacré ; tantôt ravis en extase au sein de ces grottes silencieuses ornées par la nature elle-même de roches étincelantes, je m’écrie : « Oui ! Ce n’est que dans ce séjour qu’habite la sainteté. »
Le héros, descendu dans les bois qui entourent l’asile sacré, aperçoit un enfant
(c’est son fils, le fils de Sacountala réfugié et élevé dans cet asile) . L’enfant joue avec de petits lionceaux, malgré les reproches de deux jeunes filles du monastère qui s’efforcent de le faire obéir à leur voix.Quoi ! C’est un enfant (mais un enfant qui déjà semble déployer la vigueur d’un homme) ; il se révolte contre deux jeunes filles de l’ermitage qui cherchent en vain à le faire obéir. Le voilà qui, d’une main nerveuse, entraîne malgré lui un petit lionceau qu’il vient d’arracher à moitié repu à la mamelle de sa mère, et dont la crinière est encore tout en désordre.
Allons, petit lionceau, ouvre ta gueule bien grande, que je compte tes dents.
(Les femmes continuent en vain à gourmander l’enfant.) Petit mutin, c’est donc ainsi que tu feras sans cesse le tourment de ces jeunes animaux, placés comme nous sous la protection de notre divin Gourou. Dans ton humeur farouche, on dirait que tu ne respires que guerre et combats !
Chose étonnante ! je sens tout mon cœur incliner vers cet enfant, comme s’il était mon propre fils. (Après un moment de réflexion.) Hélas ! Je n’ai point de fils !…… pensée cruelle qui ajoute à mon attendrissement.Mais la lionne furieuse va se jeter sur toi, si tu ne lui rends son petit.
Ah ! Oui, j’en ai bien peur, vraiment !
(Il se mord la lèvre.) Cet enfant fait briller à mes yeux le germe d’une grandeur héroïque, semblable à une vive étincelle qui doit bientôt s’étendre en un vaste incendie.
Cher petit ! si tu quittes ce jeune lion, je te donnerai un autre hochet.
Voyons, voyons, donne-le d’abord.
(Il tend sa main.)
Ô prodige ! sa petite main porte distinctement les lignes mystérieuses, pronostic certain de la souveraineté : je les vois briller, ces lignes, légèrement entrelacées en réseau le long de ses doigts délicats, tandis qu’il les étend pour saisir avec avidité l’objet qu’il désire. C’est ainsi que le lotus trahit le précieux trésor que renferme son sein, lorsqu’il l’entrouvre au lever de l’aurore pour recevoir les rayons du soleil. Ma chère Louora ! Ce n’est pas là un enfant que l’on puisse amuser avec de belles paroles. Va donc, de grâce, à ma chaumière ; tu y trouveras un paon moulé en terre parfaitement colorée : prends-le, et reviens promptement avec ce trésor.
J’y cours.
(Elle sort.) Eh bien ! moi, en attendant, je vais toujours m’amuser avec le petit lion.
Veux-tu bien le quitter ?
Que cette mutinerie m’enchante ! (Soupirant) Ah ! mille fois heureux les pères, lorsque, en soulevant dans leurs bras un enfant chéri qui brûle de se réfugier dans leur sein, et tout couverts de la poussière de ses petits pieds, ils contemplent, à travers son gracieux sourire, la blancheur éblouissante de ses dents pures comme les fleurs, et prêtent une oreille complaisante à son petit babil, composé de mots à demi formés !
Le héros s’informe de la naissance de cet enfant dont la force rappelle l’Hercule indien Rustem. Une des femmes lui apprend qu’il est fils d’une nymphe réfugiée dans cet asile.
« Quel est son père ? »
demande avec anxiété le héros. « Ce
serait souiller mes lèvres que de prononcer le nom de l’infâme qui n’a pas craint
d’abandonner sa vertueuse épouse »
, lui répond la nourrice.
« Dieux ! C’est ma propre histoire »
, se dit le héros à lui-même.
D’autres signes de reconnaissance lui révèlent que l’enfant est son fils.
Sacountala, avertie par les nourrices des interrogations de l’étranger et des
transports du héros qui presse son fils dans ses bras, paraît.
Est-ce donc là Sacountala ? s’écrie-t-il à l’aspect de la jeune mère ; Sacountala, vêtue des habits de la douleur ; ses beaux cheveux sans ornements, réunis en une seule tresse, signe de veuvage ; son teint flétri par les larmes !… Quelle douce résignation se peint dans tous ses traits ! Quelle affection elle semble encore prête à témoigner au barbare qui l’a condamnée à un si terrible abandon !
Si ce n’est pas là le fils de mon seigneur, quel autre pourrait impunément souiller mon fils par son contact, malgré le charme qui le protège ?
Ma mère, cet étranger me commande comme si j’étais son fils !
Chère Sacountala ! J’ai été bien cruel envers
toi ; mais vois comme cette horrible ingratitude a fait place dans mon cœur à la plus sincère affection, et ne refuse pas de me reconnaître pour ton époux. Reprends courage, ô mon cœur ! Le destin, trop longtemps courroucé contre moi, a enfin pitié de la pauvre Sacountala. Oui, c’est bien là le fils de mon seigneur.
Délivré de ces odieuses ténèbres qui si longtemps, dans ma folie, ont obscurci ma mémoire, je puis donc enfin te reconnaître, ô la plus belle des femmes ! M’enivrer de ta vue ! C’est ainsi qu’au sortir d’une profonde éclipse, l’astre brillant des nuits retrouve de nouveau sa chère Rohini, et qu’ils confondent ensemble leurs rayons argentés.
Puisse la victoire !…
(Suffoquée par les larmes, elle ne peut achever.) Va, chère Sacountala, quoique mon nom
se soit égaré dans ce flot de larmes, ton vœu est parfaitement accompli… Oui ! J’augure de ma victoire, et par ce front pudique dépouillé d’ornements, et par cette pâleur qui a remplacé l’incarnat de ta bouche divine. Ma mère, quel est donc cet étranger ?
Pauvre enfant ! demande-le au destin.
(Elle pleure.) Eh quoi ! Pourrais-tu craindre encore d’être de nouveau abandonnée par moi ? Chasse, chasse cette cruelle pensée bien loin de ton cœur ! N’en accuse que cette inconcevable folie qui troublait ma raison !
Plongé dans d’aussi profondes ténèbres, quel usage l’homme le plus prudent lui-même pourrait-il faire de son discernement ? Vois l’aveugle rejeter, plein de terreur, loin de lui la couronne de fleurs dont une main amie vient de parer sa tête, et que, dans son erreur, il prend pour un odieux serpent.
(Il tombe à ses pieds.)
Ah ! relève-toi, ô mon époux, relève-toi. Oui, j’ai été longtemps bien malheureuse ; mais dans ce moment ma joie surpasse tous les maux que j’ai soufferts, puisque le fils de mon seigneur daigne avoir pitié de moi. (Le roi se relève.) Mais comment le souvenir de cette infortunée a-t-il pu renaître dans l’esprit de son époux ?Chère Sacountala, je te ferai le récit de cette aventure ; mais attends que la blessure de mon cœur soit un peu fermée : cependant laisse-moi essuyer cette larme, reste de celles que t’a fait répandre ma fausse erreur ; cette larme qui dépare ta figure ravissante. Puissé-je, en la faisant disparaître de ta paupière humide, faire disparaître avec elle le poids de mes remords ?
(Il l’essuie délicatement.) Cher époux, le voilà donc ce fatal anneau !
Oui, cet anneau retrouvé d’une manière tout à fait miraculeuse, et à la vue duquel le retour de ma mémoire était sans doute attaché.
Combien ne doit-il pas m’être précieux, puisque je lui dois d’avoir enfin regagné la confiance du fils de mon seigneur ! Eh bien ! Qu’il brille donc de nouveau à ton doigt, comme une fleur éclatante dont se pare une jeune plante au retour du printemps.
Non, non, je n’ose plus me fier à lui : c’est au fils de mon seigneur qu’il convient de le garder.
Vertueuse Sacountala, noble enfant, prince magnanime, ou plutôt la fidélité même, la fortune, la puissance réunies : voilà le trio enchanteur sur lequel se promènent avec avidité mes regards satisfaits.
Divinité puissante ! l’homme en est ordinairement réduit à former longtemps des vœux ardents avant d’obtenir la possession de l’objet désiré ; mais, dans l’excès de vos bontés, vous avez
même prévenu tous mes souhaits. D’abord paraît la fleur, et ensuite vient le fruit ; ce n’est qu’après la formation des nuages que la pluie descend en rosée sur la terre : mais, par la plus flatteuse exception, avant même le plus léger indice, je me suis senti comblé de vos faveurs. Prince, c’est ainsi que les dieux dispensent leurs bienfaits.
Et les méritai-je ces faveurs, moi qui, après avoir pris une épouse légitime selon les rites
Gandharva, l’ai méconnue ensuite, dans le trouble inconcevable de ma mémoire ; lorsqu’elle me fut amenée par ses parents, je la renvoyai inhumainement, en me rendant ainsi coupable du plus grand crime envers elle et son vénérable père adoptif ! Cependant, la simple vue de cet anneau m’ayant rendu plus tard la mémoire, je me rappelai alors avec amertume les moindres circonstances de cette union, et la manière indigne dont j’avais traité Sacountala. Toute cette conduite de ma part excite encore en moi le plus grand étonnement :n’en ai-je pas agi aussi follement qu’un homme qui, après s’être refusé obstinément à reconnaître un éléphant, tant que la masse bien distincte de cet animal lui frappait la vue, ne se serait ensuite laissé convaincre qu’à l’inspection de la trace énorme de ses pas ? Cesse, ô mon fils ! De te reprocher un crime dont tu n’es point coupable, et qui a été le produit d’un charme irrésistible. Sache qu’au moment où Ménacâ, descendue près de l’étang des nymphes, en ramena avec elle Sacountala désespérée de ton abandon, et la confia aux tendres soins d’Aditi, je reconnus aussitôt, par la puissance de la méditation, que toute ta conduite à l’égard de la plus vertueuse des femmes était due à l’imprécation qu’avait lancée contre elle l’irascible Dourvasa, et que le charme ne pourrait cesser qu’à la vue de ton anneau.
Ah ! me voici enfin délivré du poids de mes remords !
Dieux ! il est donc vrai que c’était involontairement
que le fils de mon seigneur m’a rejetée de son sein, puisqu’il ne pouvait me reconnaître !… Il faut que cette imprécation ait été lancée contre moi dans un moment où mon âme était toute concentrée dans l’objet de mon amour, et que mes compagnes seules l’aient entendue ; car je me rappelle fort bien ces paroles qu’elles m’ont dites à mon départ, d’un ton de voix qui trahissait leur inquiétude : « Si le roi refusait de te reconnaître, n’oublie pas de lui montrer son anneau. » Hélas ! Pourquoi ne les ai-je pas alors questionnées davantage !… Mais cela était-il en mon pouvoir ? Déjà, sans doute, ma langue était enchaînée par l’imprécation du redoutable Dourvasa ! Ma fille ! Instruite actuellement de la vérité tout entière, tu ne dois plus conserver le moindre ressentiment pour un époux qui, de sa pleine volonté, n’eût jamais cessé de te chérir.
La seule imprécation qui lui avait fait perdre la mémoire a été cause du traitement injurieux qu’il t’a fait éprouver ; et, dès que le charme a été rompu, vois comme, à l’instant même, tu as repris ton empire sur son cœur.
Tel un miroir dont la surface est ternie ne peut recevoir l’image d’un objet qui s’y peint ensuite avec la plus grande fidélité, dès qu’on lui a rendu son premier poli. Oh ! Voilà bien l’expression fidèle de tout ce qui s’est passé dans mon âme.
Mon fils ! As-tu embrassé ce charmant enfant que t’a donné Sacountala, et sur lequel j’ai voulu accomplir moi-même les cérémonies usitées à la naissance ?
Divinité bienfaisante ! je vois dans cette insigne faveur un gage assuré de l’illustration de ma race.
Sache que cet enfant est destiné à se rendre un jour, par sa valeur, maître du monde entier.
Oui, quelques années encore, et, porté sur un char si rapide que, volant sur les mers, il toucherait à peine la sommité de leurs flots,
ce héros invincible conquerra les sept îles dont se compose la terre ; il sera connu sous le nom de Bharata, nom à jamais célèbre que lui décerneront les peuples reconnaissants de la protection dont ils jouiront sous son empire. À quelles hautes destinées n’est pas réservé l’être auquel, dès sa naissance, la Divinité elle-même a daigné prodiguer d’aussi tendres soins !
Douchmanta ! il est temps que tu remontes sur le char d’Indra, ton protecteur, avec ton épouse et ton fils, et que tu retournes occuper le siège de ton empire.
Ainsi que l’ordonne le maître des dieux.
Puisse Indra, satisfait de tes nombreux sacrifices, entretenir par des pluies abondantes la fertilité dans tes vastes États ; et, dans cette lutte généreuse, puissiez-vous constamment l’un et l’autre assurer à jamais le bonheur des deux mondes !
Divinité puissante ! Comment ne ferais-je pas tous mes efforts pour me rendre digne de semblables bienfaits ? Mon fils ! Est-il quelque autre faveur que je puisse t’accorder ?
Ô mon divin protecteur ! Puisque votre bonté inépuisable me permet encore de former un vœu :
Que les rois de la terre ne désirent donc de régner que pour faire le bonheur de leurs peuples ! Que la déesse Sarasouati soit constamment honorée par les saints brahmanes ; et qu’en mon particulier, le souverain être existant par lui-même, le tout-puissant Siva, satisfait de mon zèle à le servir, me délivre à jamais des liens d’une seconde naissance !
Tel est ce drame : on y aperçoit déjà un raffinement de style qui touche de près à la
corruption
Ce caractère d’innocence du théâtre indien fait supposer que les représentations
étaient des fêtes religieuses ou royales, données rarement au peuple. Les pièces étaient
préalablement châtiées et destinées autant à l’édification qu’au plaisir. On n’en doute
plus quand on voit que les différents modes de musique ou de danse, qui jouent un si
grand rôle dans
Un cénobite de la religion de Wichnou reçoit la notion de l’art dramatique du père des
brahmanes. Cette notion a été découverte par lui dans les Védas ou
livres sacrés. Une divinité, épouse du dieu Siva, enseigne aux femmes de l’Inde un
troisième mode de danses suppliantes, qui subsiste encore de nos jours. Le drame indien
a donc sa source dans ces livres sacrés des Védas, dont l’antiquité
est incalculable.
La comédie elle-même, quoique d’un genre de littérature aussi inférieure au drame
héroïque, épique ou religieux, que le ridicule est inférieur à l’enthousiasme et que le
rire est inférieur aux larmes ; la comédie a son origine dans le ciel indien : une sorte
de divinité bouffonne et boiteuse, toute semblable au Vulcain de l’Olympe grec, nommée
Hanoumun, a pour père le dieu des tempêtes. Dans son enfance il
voulut courir après le soleil, comme un enfant court après une boule pour la saisir ; il
prit son élan, tomba, et sa chute le rendit difforme. « C’est (disent les
traducteurs du sanscrit),
Mais il paraît aussi en avoir été le poète ; car, après avoir accompagné dans ses
guerres le demi-dieu Rama, incarnation belliqueuse de Wichnou, le dieu
suprême, Hanoumun vint, dit-on, se reposer un jour sur les rochers qui bordent l’océan
Indien. Il grava sur la surface de ces rochers un grand drame héroïque plein des
exploits de Rama. Les traditions ajoutent que le poète postérieur Valmiki, auteur ou
compilateur du poème le Ramayana sur le même sujet, ayant découvert un
jour ces fragments de poésie gravés sous les eaux sur les rochers, tomba dans une
mélancolie mortelle, par le désespoir d’égaler jamais dans son poème, qu’il composait
alors, la force et la beauté de ces fragments antiques. Hanoumun, touché des
gémissements de Valmiki, et oubliant généreusement toute jalousie de poète, permit à son
rival de plonger au fond de la mer, et d’y copier les inscriptions et les vers que le
demi-dieu y avait gravés. Ces fragments de poésie primitive y restèrent, dit-on,
ensevelis sous les vagues, jusqu’au règne
La vertu, et non la passion, est le but moral des drames poétiques de l’Inde ; leur poésie, plus philosophique que la nôtre, tend à calmer l’âme du spectateur, et non à la troubler. L’équilibre des sensations, qui est la santé de l’âme, y est promptement rétabli après les péripéties modérées de la curiosité. Les règles de leur littérature théâtrale, règles puisées dans la religion plus que dans l’art, révèlent, dans ces temps reculés, de profondes notions sur la manière d’émouvoir, d’intéresser, de tendre et de détendre l’esprit des hommes rassemblés, et de les faire sortir de ces représentations dans un état d’édification morale où le plaisir même profite à la sainteté.
Nous trouvons ces règles du drame indien profondément analysées dans une étude de M. le baron d’Eckstein, qui a mêlé un des premiers la philosophie à la traduction.
Tout drame, dans la théorie indienne, doit un ;
car, sans unité, point de concentration de l’esprit sur une action diverse, par
conséquent point d’intérêt. C’est la règle inventée par la nature, et non par Aristote ;
elle a passé des Indes à la Grèce, de la Grèce à Rome, de Rome à nous.
Cette règle de l’unité d’action dans le drame admet néanmoins dans la pièce une
diversion légère qu’on appelle l’épisode, pourvu que l’épisode se rattache plus ou moins
directement à l’action principale, et que l’épisode serve seulement à suspendre un peu
le sujet, mais aussi à le développer. Le nom de cet épisode veut dire en sanscrit le drapeau flottant, c’est-à-dire une chose qui flotte librement au-dessus
de l’action représentée sur la scène, mais qui cependant tient à la scène, et sert à
attirer les regards et à embellir le sujet.
La troisième règle des pièces indiennes est le développement gradué et croissant de l’action, redoublant avec ce développement l’intérêt ou l’anxiété du spectateur. C’est le nœud.
La quatrième règle concerne le dénouement ; il doit être toujours heureux, c’est-à-dire
conforme à la justice et à la bonté divine, qui prévalent, à la fin de toutes choses,
sur le mal et
Non seulement un dénouement tragique troublerait la conscience du peuple, mais il blesserait la religion, qui révèle comme un dogme absolu l’absorption ou la réunion définitive de tout être à la source de son être dans le sein de la Divinité. Le drame indien finit comme finirait logiquement le drame chrétien, si le drame moderne, plagiat des littératures antiques, n’était pas plus véritablement païen qu’il n’est chrétien.
Quant au style dans lequel ces drames sont écrits, il égale et surpasse même en images,
en pureté, en harmonie, tout ce que nous admirons dans les anciens et dans les
modernes ; et si le mécanisme, la propriété de termes, la transparence de métaphores,
l’harmonie de sons, la richesse de nuances, la pureté élégante de diction, sont les
preuves sensibles de la perfection de mœurs, de civilisation et de philosophie chez un
peuple, le style des poèmes et des drames de l’Inde atteste évidemment
Cette littérature a eu ses époques d’enfance robuste et inculte comme les nôtres ; puis de perfection, où la simplicité s’unit au goût, à la richesse et à la force ; puis de décadence, où l’ornement et la manière efféminent le sentiment ou l’idée.
Dans les drames indiens, dit le philosophe que nous citons, le dialogue est en prose
lorsqu’il exprime des pensées tempérées ; mais cette prose est si harmonieuse, si riche,
si élégante, qu’elle pourrait servir de modèle à une belle expression poétique. Une
réflexion puissante vient-elle à jaillir de la profondeur de la contemplation ou de la
force de la situation ; le poète a-t-il à réduire en sentences énergiques une morale
élevée ; se livre-t-il à une imagination aussi exubérante que le ciel, le sol et le
climat de l’Inde ; s’élance-t-il
Les métaphysiciens de l’Inde, qui se sont occupés de l’art dramatique, comptent huit espèces d’émotions constituant le pathétique, ou la passion dont cette poésie doit agiter les âmes. C’est d’abord l’amour, qui ne sert pas toujours de texte au drame indien, mais qui souvent en est le sujet ; l’amour chaste et tendre, pur et innocent, semblable à celui qui brûle dans les pièces de Sophocle. C’est l’amour conjugal d’une Desdémona ou d’une Juliette dans Shakespeare, c’est un mélange du platonisme tout idéal de Pétrarque et de l’amour sensuel mais naïf, pastoral et pudique de Milton dans son Éden.
Cette poésie tend aussi à inspirer l’héroïsme, mais un héroïsme qui n’a rien de la
fougue, de la brutalité et de la férocité des héros sauvages de la Grèce, de Rome, de la
Germanie ; c’est l’héroïsme calme, généreux, supérieur à sa propre colère, protégeant le
faible, sorte de chevalerie religieuse et philosophique découverte en germe dans les
épopées ou dans les drames de l’Inde primitive. Cette poésie ne reconnaît de véritable
grandeur que dans la Rama, Chrisna, les Pandavas, sont des sages autant que des héros.
Par une métaphore qui doit être bien naturelle à l’homme, puisqu’elle se retrouve dans
les langues modernes comme dans cette langue primitive, les littérateurs indiens donnent
aux différentes impressions morales produites par les genres divers de leur poésie, le
nom de goût ou saveur ; ils y ajoutent
l’assimilation des différents genres de littérature aux différentes teintes de couleurs
qui affectent diversement les yeux. Ainsi le sombre azur, qu’on suppose la couleur du
dieu père et conservateur des êtres, Wichnou, est aussi la couleur de
l’amour. Le blanc est le symbole de la gaieté, parce que le sourire des bouches des
femmes laisse éclater cette couleur entre leurs lèvres sur les dents semblables aux
perles. Cette couleur appartient au demi-dieu Rama, divinité qui
préside au bonheur, depuis que, dans les fables Sita, dont nous verrons
bientôt la touchante histoire. La colère a pour emblème le rouge pourpre, image du sang
répandu. Cette couleur appartient à Siva, dieu de la guerre et de la
destruction des êtres. L’héroïsme magnanime a pour couleur le rouge clair ou le rose,
symbole de la divinité du cœur, représentée par Indra, le roi des
dieux secondaires. Le gris, couleur de la cendre, de la terre nue, de la mer terne sous
les nuages, est le symbole de la tristesse ; le noir, de la terreur et des enfers. Le
jaune, couleur où se fondent dans un éclat de lumière adoucie par une splendeur dorée
les autres nuances, est le symbole du surnaturel ; il est réservé à Brama, le dieu créateur.
Ainsi, par une analogie aussi morale que physique entre les impressions de l’œil et les
impressions de l’esprit, analogie tout à fait conforme à l’harmonie que la nature a
établie entre nos différents sens, et entre ces différents sens et notre âme, il y a
dans cette littérature une gamme de style, comme une gamme de couleurs, et comme une
gamme de sons ; en sorte que les genres de style adoptés par tel
Cette assimilation des styles aux couleurs qui impressionnent les yeux, ou aux saveurs qui impressionnent le palais, dénote dans l’Inde primitive une réflexion déjà très-exercée des choses littéraires. Un peuple enfant n’invente pas de telles analogies. L’Inde admet également, dans la classification de ses genres de style, l’analogie empruntée aux saveurs qui flattent ou blessent le palais : ainsi, dans les écrivains indiens de cette époque, le sucre est le symbole de la douceur ; l’amertume du sel est celui de la colère.
Il y a dans le théâtre indien, ajoutent les commentateurs, une singularité que n’offre
aucun théâtre moderne, et qui atteste assez le sanscrit, dialecte sacré réservé aux acteurs qui représentent les héros ou les
dieux, et une autre langue antique aussi, mais non sacrée, réservée aux femmes qui
représentent les héroïnes du drame.
Le nombre immense des spectateurs comprenant, comme à Athènes ou à Rome, le peuple entier d’une ville, excluait les théâtres murés pour ces représentations. Le lieu de la scène était ordinairement, ou un site choisi en rase campagne, ou une cour du palais des princes. Un livre dans lequel on donne aux poètes indiens les règles de l’action et de la décoration de leur scène, décrit ainsi l’appareil de ces représentations. On verra par cette description combien il y avait peu de barbarie dans cette antiquité du haut Orient.
« Le portique de la salle dans laquelle les danses auront lieu sera élégant et spacieux, couvert d’une draperie soutenue par de riches pilastres, auxquels des guirlandes seront suspendues. Le maître du palais s’assoira au
centre sur un trône. À sa gauche se placeront les personnes de sa famille habitant son intérieur, et à sa droite les personnes distinguées par leur naissance. Derrière ce double rang de droite et de gauche, s’assoiront les principaux officiers de l’État ou du palais : les poètes, les astrologues, les médecins, les savants, prendront place au centre derrière le trône. Des femmes tenant des éventails, secouant des plumes de paon, et toutes remarquables par leur beauté et la grâce de leurs formes, environnent le maître. Des gens portant des baguettes pour maintenir l’ordre prendront des postes différents, et des hommes armés garderont les avenues. Lorsque tout le monde sera assis, les acteurs entreront, chanteront certains airs : la principale danseuse soulèvera le rideau et se montrera ; puis, après avoir semé des fleurs dans l’assemblée, elle déploiera son talent et les grâces de son art. »
Ces représentations étaient rares, car les deux plus grands poètes dramatiques de
l’Inde, Kalidasa et Bavahbouti, n’ont
composé chacun que trois drames.
« Si Kalidasa est l’Euripide de l’Inde, il est un Euripide sobre, chaste, naïf, exempt des défauts d’affectation dont l’Euripide grec abonde. Bavahbouti, au contraire, est le plus énergique et le plus majestueux des poètes dramatiques de sa race ; on peut le nommer l’Eschyle du même théâtre. Kalidasa, se rapprochant de la noble et douce pureté de Sophocle, n’a rien de cette dégénérescence, de cette vulgarité d’intrigues qu’Euripide semble emprunter d’avance au roman moderne plutôt qu’à l’antique épopée. Quant à Bavahbouti, majestueux, grand, élevé comme ces forêts du Gondwana, dont l’ombre terrible se balança sur son berceau, vous le diriez sorti des mains de la nature, comme le Moïse de Michel-Ange s’élança de la pensée du sculpteur. En vain la conscience agitée se replie sur elle-même ; Bavahbouti va y chercher le crime et le remords, qu’il traîne au grand jour. Tel un guerrier redoutable arracherait aux profondeurs du sanctuaire le criminel qui voudrait y chercher un asile. Dans la poésie de Bavahbouti, mugissent et se calment tour à tour
les orages de toutes les passions, que sa main puissante sait éveiller et assoupir. Il vivait, comme on le voit dans l’histoire du Kachmir, dont Wilson a publié des extraits, vers l’année 720, à la cour du souverain d’Agra. Jamais accents plus passionnés n’émanèrent de l’âme humaine ; aussi le nomma-t-on Srikantha, l’homme dont la bouche est le temple de l’éloquence. Le père de Bavahbouti était un brahmane appartenant à cette illustre race, dont l’origine se perdait dans les temps héroïques. Sa famille habitait la province de l’Inde que nous appelons aujourd’hui le Décan, à l’occident des hautes montagnes et des vastes forêts qui versèrent leur ombre et leurs terreurs sacrées sur l’âme du jeune poète. »
Un autre drame de l’Eschyle indien, Bavahbouti est une tragédie historique et
mythologique sur le héros demi-dieu Rama. Nous allons l’analyser rapidement, en citant
seulement les fragments caractéristiques du style de ce grand poète. Un orteil des
bas-reliefs du Parthénon donne une plus juste
La scène s’ouvre par un dialogue conjugal, comparable au Cantique des cantiques de
Salomon, entre le demi-dieu Rama et sa jeune épouse Sita.
Un sage intervient ; il promène Rama et la charmante Sita dans une galerie de tableaux qui représentent leur heureuse enfance, et les chastes amours qui ont précédé leur union. Sita et Rama s’extasient ensemble sur les scènes reproduites par le pinceau :
« Jours heureux pour moi », s’écrie Rama à l’aspect de ces peintures, « quand un père vénéré vivait encore, quand la tendresse d’une mère veillait attentivement sur mon existence, quand tout était plaisir pour mon jeune âge… Voyez… Voilà que ma jeune épouse, la belle Sita, attire l’admiration de ma mère… Le sourire est sur ses lèvres, sa bouche entrouverte laisse éclater des dents aussi blanches que les calices allongés du jasmin ; de longues nattes de cheveux souples, et doux au toucher comme la soie, répandent un crépuscule sur ses joues ; tous ses membres, élégants de formes, gracieux de mouvements, ont la blancheur et
la flexibilité des rayons de la lune glissant dans le vague des airs ! — « Voyez cet autre tableau », lui dit Sita ; « il représente l’instant où vous vous revêtez de l’habit de pénitence parmi les saints cénobites. »
— « Oui », réplique le héros, « cet état de vie austère que les anciens rois de notre race adoptaient pour se sanctifier quand ils avaient abdiqué l’empire en faveur de leurs enfants, nous l’avons adopté à la fleur de notre âge, nous avons été heureux de languir dans ces ermitages au fond des forêts, pour nous former à la sagesse sous des maîtres inspirés des dieux.
« Nous arrivons ensemble », continue-t-il en s’adressant à sa chère Sita, « à ce site au milieu des montagnes du midi de l’Inde, sur le bord des ruisseaux tombant des rochers où habitent les saints anachorètes ; ils préparent pour leurs hôtes le plat de riz sauvage. Te souvient-il, ô mon amour, de notre humble et fortunée cabane sur le bord du torrent qui brille là aux rayons du soleil à travers les branches ? Là nous ne sentions plus, tant nous étions heureux, que le temps nous échappait… »
Rama et son épouse se retirent dans un pavillon au milieu du jardin ; là, une scène de chaste amour conjugal : les expressions brûlent comme le feu consacré qui dévore l’encens sans laisser de cendre. La Sulamite de la Bible n’a pas d’enlacements d’ailes ou de roucoulements de colombe plus saintement langoureux. Le poète indien surpasse Tibulle dans ses plus beaux vers, mais c’est un Tibulle sacré. Le scrupule des langues modernes jette un voile sur ces épanchements des deux époux.
Pendant que Sita dort, et qu’elle balbutie en rêvant avec terreur sur le bras du roi le nom de son cher Rama, celui-ci la regarde dormir :
« Elle rêve que je l’ai quittée », dit-il, « ou bien la vue de ces peintures qui retracent nos malheurs a troublé ses esprits… Ah ! qu’il est heureux celui qui, dans la peine comme dans le bonheur, peut compter sur une tendresse
éprouvée, dont le cœur repose avec confiance sur le cœur d’un autre dans toutes les fortunes, et qui, au déclin même de son âge, comme à la fleur de sa vie, jouit des douceurs d’une consolante union ! »
Rama est arraché à cette courte félicité par la voix d’un courtisan qui vient lui
annoncer que le peuple, irrité de son amour pour Sita, s’insurge
contre lui, et demande à grands cris l’éloignement de l’épouse accusée de crimes
imaginaires. Après un long combat, Rama cède au cri populaire ; il confie Sita à un sage
vieillard pour la conduire en exil. Leurs adieux sont déchirants.
« Devoir cruel ! Je suis donc un barbare ! » s’écrie-t-il. « L’épouse qui m’a donné chaque jour des preuves de tendresse et de fidélité jusqu’à la mort, je la sacrifie, comme le maître qui livre à la mort l’oiseau domestique ! Chère Sita ! Ne me retiens pas ainsi ! Laisse-moi… Ne serre pas dans tes bras un homme dégradé par sa cruauté. Tu crois embrasser l’arbre odorant du sandal, et tu embrasses
l’arbre sinistre du poison qui donne la mort ? (Il s’arrache des bras de Sita.) « Qu’est-ce que la vie maintenant ? Un poids inutile….. — Le monde ? Un désert affreux, aride, abandonné… Où puis-je trouver quelque consolation ? Le sentiment ne m’a été donné que pour la douleur ; vainement je résiste, elle s’attache à moi avec acharnement. Mânes de mes ancêtres, prophètes et sages, vous tous que j’ai aimés et honorés, vous tous qui avez eu pour Rama des égards et de l’amitié, flamme céleste, terre protectrice et mère des hommes, vers qui, parmi vous, puis-je élever la voix ? Quel nom puis-je invoquer, sans en blesser la sainteté ? Ne frémiriez-vous pas à ma voix, comme on frémit à l’attouchement d’un homme banni de sa caste ? Ne repousseriez-vous pas la prière de celui qui chasse son épouse, l’honneur de sa maison ; qui condamne au désespoir celle dont le sein porte le fruit de sa tendresse, qui la sacrifie comme la victime offerte pour les apaiser aux mauvais génies.
(Il s’incline aux pieds de Sita.) Fille adorable du roi de Vidéha, pour la dernière, oui, pour la dernière fois, que tes pieds charmants servent d’oreiller à la tête de Rama ! »
« Simplicité de cœur, sobriété de paroles, modestie de maintien, innocence même
de pensées, pureté d’imagination, affections pieuses, voilà la vertu »
, dit
l’anachorète en recevant le tribut de la nymphe.
Elle demande au vieillard quelle est la cause de l’agitation qu’elle voit dans la contrée habitée par les sages.
Nymphe ! Je vais vous dire quels événements troublent nos pieuses méditations… Deux petits enfants, apportés par quelque divinité dans ces forêts, sont arrivés dans nos ermitages et ont détourné nos religieux de leurs graves études. Les animaux eux-mêmes, par leur attitude à l’aspect de ces enfants mystérieux, exprimaient leur étonnement et leur attrait.
Et leur nom ?
Ils se nomment l’un Cousa, l’autreLava: ce sont les noms que leur avait donnés leur céleste nourrice ; et, pour preuve qu’ils sont d’une origine plus qu’humaine, ils avaient à côté d’eux des armes divines. Le maître des sages les adopta, les éleva, leur fit enseigner l’usage des armes, puis, lorsqu’ils comptèrent un plus grand nombre d’étés, il les revêtit du cordon de la secte des saints, et mit dans leurs mains lesVédassacrés…Une autre raison encore a dérangé nos pieuses études. Le sage Valmiki, un jour qu’il se promenait sur les bords du paisible et brillant Tamasâ, vit un oiseleur abattre d’un coup mortel un oiseau qui, à côté de sa douce compagne, faisait retentir la rive de ses accents amoureux. Affligé à ce triste spectacle, le sage exhala par des mots son indignation, et, inspiré par la déesse de l’éloquence, il exprima sa pensée dans un distique improvisé : « N’espère point, barbare, prolonger tes jours, toi dont la main a pu frapper un coup si cruel, et détruire un innocent oiseau qui a trouvé la mort quand il ne songeait qu’à l’amour. »
— Mais, reprend la nymphe, qu’est-il survenu
à l’infortunée Sita depuis qu’elle a été conduite dans la forêt ? On l’ignore.
Et que fait Rama ? Je tremble qu’il n’épouse une nouvelle reine ?
Vous le jugez mal : une statue d’or de sa chère Sita est sans cesse sous ses yeux.
Bien ! Il garde sa foi ! Oh ! Qu’il est difficile de connaître le cœur de l’homme ! Que de contradictions se rencontrent dans celui-là même qui passe pour le plus pur ! Comment la même main peut-elle allier à la rudesse de manier le fer homicide, la délicatesse de palper le velouté d’une fleur ?…
Mais éloignons-nous ? Je vais vous servir de guide… Le soleil, en ce moment, échauffe le ciel de ses rayons les plus ardents, et force à venir se réfugier sous l’ombrage les chantres
silencieux de la clairière. Seule, au milieu des rameaux les plus élevés, la colombe répète ses doux murmures. Les branches entrelacées répandent une ombre fraîche, sous laquelle se repose l’éléphant appuyé contre un arbre antique ; ou bien il étend sa trompe au sein du riant berceau, et fait tomber, en la retirant, une pluie de feuilles et de boutons fleuris, que l’on prendrait pour une offrande présentée au torrent sacré dont les ondes, pures comme le cristal, coulent paisiblement sous ce dôme de verdure.
Rama paraît sur son char de guerre, le sabre nu à la main. Il vient d’accomplir un de ses généreux exploits en sauvant la vie au fils d’un brahmane. Les religieux célèbrent sa gloire. Il reconnaît confusément les sites sauvages où il a passé sa jeunesse avec Sita.
« Quoi ! je contemple encore ces vastes et vénérables ombrages où ces arbres antiques versent une religieuse obscurité, où les torrents qui se précipitent des monts voisins font retentir
et trembler la terre… — Le tigre féroce guette sa proie sur la montagne ou se cache dans les cavernes ténébreuses ; à travers l’épais gazon se roule l’énorme serpent ; sur le dos du monstre, paré de mille nuances, le grillon s’attache en chantant, et étanche sa soif avec les gouttes de rosée qui mouillent ses écailles. Un silence profond règne dans la forêt, excepté dans les endroits où les sources, en murmurant, jaillissent du rocher, où l’écho de la montagne répond au mugissement du tigre, où les branches deviennent, en éclatant, la proie des flammes qui pétillent, et qu’au loin s’étend l’incendie qui allume le souffle du feu… Oui, je reconnais cette scène, et tout le passé se présente à mon souvenir… Ces terribles ombres n’effrayaient pas Sita, heureuse de braver les horreurs de la forêt obscure avec Rama à son côté. Telle était l’intrépidité de son amour qu’avec joie elle traversait le désert ! Quelle richesse peut désirer un homme qui, dans la charmante compagne de sa vie, possède un être qui partage ainsi ses peines, et qui, par d’ineffables affections, compense toutes ses douleurs !… « Scènes de repos », continue-t-il, « décorées
des grâces de la création ! Retraites tranquilles des timides oiseaux, des biches craintives ; torrents engouffrés sous des ponts verdoyants et fleuris des arbrisseaux qui les voilent, oui, je vous reconnais ! De ce côté la bande de l’horizon doucement ondulé, et pareille à une ligne légère de nuages abaissés, m’indique le sommet du mont Pravana, demeure du roi des tribus ailées ; de ses flancs escarpés un fleuve se précipite avec impétuosité… Au pied de la montagne, sur le versant de ce bois magnifique, s’élevaient de grands arbres noirs, dont les branches, penchées sur le lit du fleuve, servaient de retraite aux oiseaux. Que leurs chants étaient doux ! Là aussi était notre cabane de feuillage… Voici la demeure de la belle Vasanti, tendre amie de Sita, nymphe officieuse de ces bois antiques. Hélas ! Que ma fortune est changée ! Triste solitaire, je languis dans le veuvage ; le chagrin répand dans mes veines un poison mortel. Le désespoir, comme une flèche cruelle enfoncée dans mon cœur, demeure attaché dans la blessure qu’il a faite et qu’il déchire sans relâche… Ne puis-je tromper le temps et perdre le souvenir de mes douleurs en fixant mes yeux sur ces lieux qui me sont chers ? Eux aussi, ils ont changé. Là, où la rivière s’écoulait, s’étend une rive verdoyante ; ici, où les arbres s’enlaçaient pour repousser la clarté du jour, une plaine ouverte se développe aux rayons du soleil… À peine puis-je croire que ce lien est le même ; cependant toujours ces puissantes barrières s’élèvent dans les airs en bornant le pays, toujours les mêmes montagnes vont mêler avec le ciel leurs superbes sommets ! »
On voit, à ces pittoresques descriptions de la nature opulente et majestueuse de l’Inde, des arbres, des ondes, des animaux, que le sentiment du paysage dans la poésie, et de la mélancolie dans l’âme, ne sont point, comme on le dit, des inventions récentes de notre poésie, mais que la plus haute antiquité sentait et exprimait avec la même force l’œuvre de Dieu et le cœur de l’homme.
Le compagnon de Rama lui indique sa route en termes aussi poétiques.
« Notre route est de ce côté… Voici le superbe Crontchavat : sur les coteaux
obscurs de
(Ils disparaissent tous les deux sous les arbres.)
Une des femmes qui habitent ces solitudes retrace ainsi à une autre femme ermite la situation d’esprit de l’infortuné Rama :
« Rama, depuis longtemps, porte dans son cœur le deuil de son épouse, quoiqu’un calme extérieur déguise son chagrin. La langueur de son corps annonce la douleur qui déchire son sein. Malheur à celui qui aime à nourrir une affliction secrète ! Son âme succombe promptement. »
Cousa et Lava, qu’elle a enfantés sur les
rives du Gange, et qui lui ont été enlevés aussitôt après l’enfantement, vivent dans ces
solitudes, déjà âgés de douze ans. L’éléphant favori sur lequel elle était tout à
l’heure montée va périr sous l’assaut d’un autre éléphant monstrueux qui l’attaque sur
les bords du fleuve. Aux cris des femmes, Rama s’élance et sauve l’éléphant de la reine,
mais sans reconnaître encore Sita : les dieux la rendent invisible. Rama lui parle comme
dans un songe indécis :
« Sita ! » lui dit-il, « mon bras vient d’exaucer ton vœu ; ton éléphant favori,
celui qui, dans les premiers ébats de son enfance, allongeait sa trompe adroite et
délicate pour saisir autour de tes oreilles les fibres du lotus qui leur servaient de
pendants parfumés, maintenant il défie le puissant monarque de la forêt ! Vois par
quelles agaceries il cherche à gagner l’amour de
(Ils s’éloignent.) Sita, restée seule,
gémit sur l’absence de ses enfants.
« Ce petit éléphant », dit-elle, « me rappelle le souvenir de mes fils !… Comment ai-je mérité un si cruel destin ? Quelle faute ai-je commise pour qu’ils ne connaissent jamais les embrassements d’un père ? Ces aimables enfants au visage attrayant et doux, ombragé de longs cheveux bouclés, la bouche ouverte aux tendres sourires, quand entre leurs lèvres fraîches et vermeilles brillent deux rangées de perles pareilles aux boutons de jasmin qui vont éclore ! »
Rama, pour qui elle est invisible, poursuit ses souvenirs et ses plaintes dans la
forêt. « Laissez-le pleurer, disent ses serviteurs ; ceux qui souffrent doivent
parler de leurs souffrances. Le cœur trop plein qui s’épanche en paroles reçoit du
soulagement. Le lac qui se gonfle ne dévaste pas ses rives, quand ses
L’épouse invisible assiste ainsi aux regrets et au délire de l’époux dont elle est séparée ; la scène se prolonge toujours de plus en plus pathétique. Rama, dans son délire, ordonne à son écuyer de pousser son char vers le temple où il doit sacrifier aux dieux. Il emporte avec lui la statue adorée qui lui représente sa chère Sita.
Au quatrième acte, le poète introduit sur la scène le vieillard roi, père de Sita. Ses lamentations sur le sort de sa fille ont autant de douleur et plus de piété que celles de Priam ou d’Hécube dans les tragédies grecques :
« Le chagrin, comme une scie aux dents aiguës, déchire sans cesse mon cœur. Toutes les fois que je pense à ma fille, mes douleurs se renouvellent : c’est comme un fleuve toujours plein, dont la source ne tarit point. Qu’il est malheureux que ni l’âge, ni l’infortune, ni les austérités de la pénitence n’aient pu délivrer mon âme de ce corps qui l’accable ! Je n’ose pas non plus éteindre en moi cette
étincelle de vie ; car l’enfer le plus profond, où ne brille jamais le soleil, attend le misérable qui porte sur lui une main homicide. Mes années s’écoulent, et, en dépit du temps, rappelées à toute heure par le souvenir, mes douleurs me survivent à moi-même… Hélas ! Ma chère Sita, faut-il que toutes tes vertus n’aient pas détourné ce destin rigoureux ! Toujours à ma mémoire se représentent tes charmes enfantins, ton visage frais comme le lotus, orné tour à tour de sourires ou de larmes, tes premiers efforts pour exprimer ta pensée par des paroles. Fille du sacrifice, quel est aujourd’hui ton triste partage ! Ô Terre, déesse toute-puissante, et toi, brillant Soleil, dieu de ma race, sages et saints, qui deviez la protéger, cruels, pourquoi avez-vous abandonné Sita à son destin ?… »
Les enfants paraissent devant l’aïeul et l’aïeule : « À mesure que ces beaux
enfants s’avancent vers nous », se disent-ils, « ils entraînent vers eux notre âme
endurcie par les années, comme la baguette d’aimant attire une masse de
fer. »
« Comme il me rappelle Rama ! » se dit-elle : « il lui ressemble en tout, et par sa taille, et par son teint foncé, semblable à la feuille noire qui flotte sur le torrent, et par sa voix forte, pénétrante comme le cri du canard sauvage, au moment où il rassemble avec joie les tiges du lotus. Sa peau surtout est ferme au toucher comme celle de Rama, dure comme la coupe qui contient les graines du lotus… Mais son air… Ne me trompé-je pas ?
(À Djanaka.) Voyez-le vous-même : ce regard vif, animé, parlant, n’est-il pas celui de Sita ? »
L’interrogation des vieux parents et les réponses naïves des enfants sont dignes
d’Éliacin dans notre Athalie.
Des soldats accourent pour disputer aux enfants un cheval échappé, destiné au
sacrifice. L’un des fils de Rama protège l’animal, et fait face aux soldats ; il tend
son arc sous une grêle de flèches, et s’écrie en tirant les siennes, seul contre tous !
« Ah ! Voilà enfin la gloire ! Mon arc retentissant frémit et résonne comme le
nuage grondant que la foudre froisse et déchire, il s’étend, il s’élargit sous
l’effort de mes deux bras, comme la bouche énorme d’Yama s’ouvrant pour dévorer les
nations ! »
Un témoin s’écrie, en le regardant :
« Il me rappelle Rama, tel qu’il était dans sa jeunesse, lorsqu’il lançait ses flèches contre les esprits impurs.
« Je suis honteux, quand je considère sa valeur. Il reste immobile, quoiqu’autour de lui gronde la tempête du combat… Dans l’air obscurci par les nuages d’une poussière épaisse, le glaive flamboyant brille comme l’éclair. Les chars se précipitent avec un bruit horrible que grossit encore le tintement des sonnettes qui les décorent ; les éléphants monstrueux s’avancent, semblables aux nuages qui portent la foudre, enveloppés de l’obscurité orageuse de la bataille. Le héros les défie, et son cri de guerre est entendu par-dessus le roulement des tambours, plus fort, plus répété que la clameur de l’éléphant sauvage, retentissant dans les bois de la montagne. On se presse sur lui ; la fureur, la crainte agitent toutes les têtes qui se rapprochent. Il tire son arc… Tremblants, comme si la bouche d’Yama s’ouvrait pour dévorer le monde, nos gens
frémissent, ils chancellent, ils fuient ; hâtons-nous… en avant ! Volons à son secours ! — Ce jeune homme doit posséder des armes célestes, dit un autre : « Cela est vrai, répond un troisième ; car voyez, par un changement terrible qui est effrayant pour l’œil, l’obscurité succède à l’éclair éblouissant. Comme une armée en peinture, nos gens s’arrêtent immobiles, à mesure que le charme irrésistible subjugue leurs sens : dans le ciel, en ce moment, flottent de noires vapeurs amoncelées et massives, comme les pics du Vindhya. Les ténèbres, sortant des cavernes de l’enfer, s’étendent de tous côtés. Pareilles à l’airain en fusion, des flammes rouges, par intervalles, percent l’obscurité, et le vent mugit au loin, comme si c’était le vent de la fin du monde. »
Un héros s’élance pour combattre corps à corps l’enfant, fils de Rama.
« Leur fureur va éclater ; tous leurs membres palpitent, agités par la colère ;
leurs yeux remplis de sang brillent comme le lotus rouge ; leurs joues pâles, leurs
fronts plissés, ressemblent à la lune teinte de taches jaunâtres, ou bien au lotus,
lorsque sur sa fleur flétrie l’abeille
Pindare n’a pas plus de flamme, Homère ou Dante plus
d’images.
Rama lui-même paraît sur son char céleste pour séparer les combattants. Le guerrier,
dit le poète par la voix du chœur, apparaît au milieu d’une lueur livide ; son char est
d’un blanc cendré par la poussière des nuées, tout est flamme autour de lui ; le feu
pétille, flamboie, dévore, il roule sous ses rames comme les vagues. Rama descend du
char, il félicite l’enfant qu’il ne connaît pas encore. « C’est bien », dit-il ;
« il s’est conduit en véritable guerrier qui ne souffre pas impunément l’outrage et
l’insolence. Il sait que, quand le soleil lance ses rayons de feu, la pierre solaire
les renvoie encore plus brûlants. »
Son second fils, Cousa, paraît à son tour, revenant des lieux
consacrés. Rama se trouble à son aspect : « Il est étonnant », dit-il, « qu’en
touchant ces deux jeunes guerriers inconnus, un doux frémissement se répande sur tout
mon corps ; une sueur, tiède rosée que fait
Ici la scène change tout à coup de décoration et d’aspect ; le poète, pour amener le dénouement, la reconnaissance des fils et du père, le second couronnement de Sita, remonte de douze ans le cours du temps et des événements. On entend de loin, derrière un rideau de forêts et sur les rives du fleuve, les cris de détresse et les gémissements de la jeune épouse abandonnée, qui vient de mettre au monde les deux jumeaux recueillis par les brahmanes et adoptés par les nymphes sacrées.
Rama, ému de pitié et d’amour, se croit en « Roi ! » lui dit le sage anachorète, « ne comprenez-vous pas qu’on vous
apprend ici d’une manière détournée, en action et non en récit, la naissance de ces
deux enfants vos fils ?
« Faites taire les instruments de musique et les voix », dit-il aux acteurs,
« et que tous les spectateurs contemplent les merveilles qui vont éclater par la
puissance du dieu ! »
Sita paraît soulevée et portée par les eaux du Gange,
tout entourée de ses divinités protectrices ! « Recevez », disent ces divinités à
Rama, « une épouse chaste et fidèle ! »
Le père, la mère, l’époux, l’épouse, les fils, se reconnaissent, s’embrassent et s’abîment dans leur félicité et dans leur reconnaissance.
Le directeur du spectacle s’avance sur la scène sous le costume du saint anachorète à qui le héros doit le bonheur d’avoir retrouvé ses fils et son épouse :
« Rama », dit-il au héros, « pouvons-nous encore quelque chose pour votre bonheur ? »
Rama se lève.
« Pieux solitaire », répond-il, « je n’ai plus qu’une prière à vous adresser : Puissent les chants inspirés qui célèbrent cette histoire
charmer et purifier les âmes des spectateurs ! Que, semblables à l’amour d’une mère pour ses enfants, ils allègent nos peines ! Que, pareils aux eaux purifiantes du Gange, ces chants lavent nos péchés ! Puissent l’imagination dramatique et le goût délicat du poète lui assurer la gloire due au grand maître de son art poétique, et puisse-t-il nous initier toujours davantage dans cette science mille fois plus sublime et plus sainte, qui nous donne la connaissance des perfections de l’Être unique en qui se résument tous les êtres : Dieu ! »
La scène s’évanouit après ces paroles, et le peuple édifié sort du spectacle comme d’un temple, où le plaisir même sert de mobile à la religion et à la vertu.
Telles étaient les représentations scéniques de l’Inde primitive, pendant que le reste de l’Asie, à l’exception de la Chine, l’Afrique, l’Europe, la Grèce, Rome et les Gaules balbutiaient encore la langue de la philosophie, de la poésie et des arts ; quoi qu’en ait dit Voltaire, le jour moral s’est levé en Orient comme le jour céleste.
Contemplations, que M. Victor Hugo vient de publier. Il ne sied pas à un
poète de juger l’œuvre d’un poète, son contemporain et son ancien ami. La critique serait
suspecte de rivalité, l’éloge paraîtrait une adulation aux deux plus grandes puissances
que nous reconnaissons sur la terre, le génie et le malheur.
Nous nous sommes contenté de jouir en silence des beautés de sentiments qui débordent
Les poètes, les écrivains, les amis particuliers de madame Victor Hugo, ont eu l’idée de faire magnifiquement relier, pour elle, le volume de poésies de son mari, d’insérer dans ce volume quelques pages blanches, de couvrir ces pages blanches de leurs noms, et de quelques lignes de prose ou de vers attestant leur souvenir et leur affection pour cette illustre et vertueuse femme. L’un d’eux m’a apporté hier ma page à remplir ; cette page et sa destination m’ont inspiré ce matin les vers qui suivent. Je les donne ici, non comme un modèle de littérature, mais comme un témoignage de respect à madame Victor Hugo, et de souvenir affectueux de nos jeunesses à un ancien ami. Mais je les donne en demandant excuse à l’antiquité.
Le jour où cet époux, comme un vendangeur ivre, Dans son humble maison t’entraîna par la main, Je m’assis à la table où Dieu vous menait vivre, Et le vin de l’ivresse arrosa notre pain. La nature servait cette amoureuse agape ; Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits, Et l’anneau nuptial s’échangeait sur la nappe, Premier chaînon doré de la chaîne des nuits ! Psyché, de cette cène où s’éveilla ton âme, Tes yeux noirs regardaient avec étonnement, Sur le front de l’époux tout transpercé de flamme, Je ne sais quel rayon d’un plus pur élément : C’était l’ardent brasier qui consume la vie, Qui fait la flamme ailleurs, le charbon ici-bas ! Et tu te demandais, incertaine et ravie : Est-ce une âme ? Est-ce un feu ?… Mais tu ne tremblais pas. Et la nuit s’écoulait dans ces chastes délires, Et l’amour sous la table entrelaçait vos doigts, Et les passants surpris entendaient ces deux lyres, Dont l’une chante encore, et dont l’autre est sans voix… Et quand du dernier vin la coupe fut vidée, J’effeuillai dans mon verre un bouton de jasmin ; Puis je sentis mon cœur mordu par une idée, Et je sortis d’hier en redoutant demain ! ……………………………………………………………… ……………………………………………………………… ……………………………………………………………… ……………………………………………………………… Et maintenant je viens, convive sans couronne, Redemander ma place à la table de deuil ; Il est nuit, et j’entends sous les souffles d’automne Le stupide Océan hurler contre un écueil ! N’importe ; asseyons-nous ! Il est fier, tu fus tendre ! — Que vas-tu nous servir, ô femme de douleurs ? Où brûlèrent deux cœurs, il reste un peu de cendre : Trempons-la d’une larme ! — Et c’est le pain des pleurs !