Copyright © 2019 Sorbonne Université, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CCBY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
Les grands artistes avaient cru de tout temps au caractère sérieux et profond de l’art ; ils l’estimaient plus vrai et plus important que la réalité même : ils lui vouaient leur vie, se dépensaient pour lui sans compter. Ce respect de l’art, chez les plus mystiques d’entre eux, devenait une sorte de culte : Beethoven, en écoutant intérieurement ses symphonies, croyait, nous dit-il, entendre Dieu même parler à son oreille, et sans doute, aux yeux de Michel-Ange, les fresques dont il couvrait la Chapelle Sixtine étaient une nouvelle consécration, aussi auguste que celle du prêtre. Nous sommes loin aujourd’hui de cet ordre d’idées, si l’on en juge par les théories sur l’art qui sont le plus en faveur auprès des savants, souvent même des philosophes. Une première théorie scientifique et philosophique ramène l’art, comme le beau même, à un simple jeu de nos facultés ; du reste, nature même de l’art.
À cette théorie sur le jeu esthétique vient bientôt s’en ajouter une autre plus radicale : si l’art n’est que le jeu des hommes, il est infiniment au-dessous du travail sérieux de la science ; dès lors, a-t-il bien devant lui cet avenir qu’on lui promet ? Le jeu est plus nécessaire aux enfants qu’à l’âge mûr ; dès maintenant il y a un certain nombre d’hommes positifs pour lesquels l’art est un véritable enfantillage : l’humanité future ne leur ressemblera-t-elle pas ? L’art en apparence le plus ennemi de l’esprit scientifique, c’est la poésie : des objections particulières lui sont adressées. Le rythme compliqué du vers, la rime, cet arrangement délicat des mots qui semble si artificiel au premier abord, est ce qui déplaît le plus au rigorisme de l’esprit scientifique. On a comparé irrévérencieusement les poètes à ces joueurs de flûte qui distrayaient les oreilles des anciens pendant leurs repas ; aujourd’hui nous nous passons de joueurs de flûte en dînant, et nos repas n’en sont pas moins animés. Le banquet de l’humanité pourra ainsi, dit-on, se passer des poètes, mais non des savants, qui prépareront seuls le solide du festin et qui entendent le avenir de l’art et de la poésie.
Enfin, les artistes eux-mêmes contribuent de nos jours à déprécier l’art en le réduisant à une pure question de forme, de procédés et de savoir-faire. Les peintres vantent ce qu’ils appellent, dans le trivial argot du métier, la patte et le chic ; les poètes vantent la rime riche. La forme devient l’unique objet de la préoccupation générale ; et non seulement en théorie, mais en fait, l’art semble un simple jeu d’adresse, où c’est une preuve de force que de tricher quelquefois, de savoir leurrer les yeux ou les oreilles. — De là un troisième problème, relatif à la forme de l’art et surtout de la poésie, l’art qui semble le plus abaissé depuis un certain nombre d’années.
Ces trois problèmes dont nous venons de parler sont essentiels ; ils sont, en conséquence, de tous les temps, mais ils ont une particulière « actualité » à notre époque de science positive. Sans vouloir attribuer à l’art le caractère mystique qu’on lui a donné quelquefois, nous nous proposons de rechercher s’il consiste simplement, comme l’affirment les philosophes et les artistes contemporains, dans un jeu de couleurs ou de sonorités. Le principe de l’art, selon nous, est dans la vie même ; l’art a donc le sérieux de la vie. L’objet de notre livre tout entier, c’est d’établir ce caractère sérieux de l’art et surtout de la poésie 1º dans son principe et son fond, 2º dans son développement futur, 3º dans sa forme même, froid (suivant l’expression vulgaire et forte), c’est-à-dire tout ce qui n’atteint pas jusqu’à la vie même, demeure étranger au beau. Le but le plus haut de l’art, c’est encore, en somme, de faire battre le cœur humain, et, le cœur étant le centre même de la vie, l’art doit se trouver mêlé à toute l’existence morale ou matérielle de l’humanité. Que restera-t-il un jour de nos diverses croyances religieuses et morales ? Peu de chose peut-être. Mais, si on nous demande ce qui restera des arts, de la musique, de la peinture, et particulièrement de cet art qui réunit en lui tous les autres et qui mérite d’être étudié à part, la poésie, nous croyons qu’on peut répondre hardiment : — tout, — du moins tout ce qu’il y a de meilleur, de profond et, encore une fois, de sérieux.
En esthétique comme en métaphysique, la critique de Kant a devancé sur plus d’un point l’empirisme anglais. Le premier, Kant opposa nettement — et même avec excès — l’idée de beauté à celles d’utilité et de perfection ; il ramena le beau à l’exercice désintéressé, au « libre jeu de notre imagination et de notre entendement »
. Schiller, formulant avec plus de clarté la même pensée, en vint à dire que l’art était par essence un jeu. L’artiste, au lieu de s’attacher à des réalités matérielles, cherche l’apparence et s’y complaît ; l’art suprême, c’est celui où le jeu atteint son maximum, où nous en venons à jouer, pour ainsi dire, avec le fond même de notre être : telle est la poésie, et surtout la poésie dramatique. De même, dit Schiller, que les dieux de l’Olympe, affranchis de tout besoin, ignorant le travail et le devoir, qui sont des « limitations de l’être »
, s’occupaient à prendre des personnages de mortels pour jouer aux passions humaines ; — « ainsi, dans le drame, nous jouons des exploits, des attentats, des vertus, des vices, qui ne sont pas les nôtres »
.
La théorie de Kant et de Schiller se retrouve chez Herbert Spencer et chez la plupart des esthéticiens contemporains, mais formulée plus scientifiquement et rattachée à l’idée de l’évolution« Il y a plusieurs années, dit-il, je rencontrai dans un auteur allemand cette remarque, que les sentiments esthétiques dérivaient de l’impulsion du jeu. Je ne me rappelle pas le nom de l’auteur ; mais la proposition elle-même est restée dans ma mémoire comme offrant sur ce point, sinon la vérité même, du moins une esquisse de la vérité. »
M. Grant Allen, dans son Esthétique physiologique, a déduit de cette notion fondamentale une théorie de l’art ; en même temps, il a tenté d’expliquer par la « sélection sexuelle », où le plaisir du beau a un si grand rôle, le développement de nos sens esthétiques, principalement du sens de la couleur. M. James Sully, dans son important ouvrage sur la Sensation et l’Intuition, a également appliqué aux arts la théorie de l’évolution universelle.« trop au
; elle n’ose s’étendre librement, de peur de la raison ; il faut, au contraire, qu’elle se joue en pleine liberté et sérieux »« abandonne toute prétention directe sur le vrai et sur l’utile »
. Alors seulement la poésie et l’art en général « arrivera à son plein affranchissement »
. La première condition de toute œuvre d’art, c’est le désintéressement du vrai et de l’utile, « parce que ni l’utilité ni la vérité n’en doivent être les objets propres et directs, mais seulement l’émotion et la beauté »
. (Critique philosophique, 4e année, I, 304.) — Nous aurons à rechercher précisément s’il peut y avoir une vive émotion esthétique en dehors de toute vérité, de toute réalité, et même de toute utilité.
Quelque complet que semble l’accord des écoles actuelles sur l’identité de l’art et du jeu, il est permis de se demander si la théorie, aujourd’hui en faveur, a bien saisi la vraie nature des sentiments esthétiques. En s’attachant d’une manière exclusive au plaisir de la contemplation pure et du jeu, en voulant désintéresser l’art du vrai, du réel, de l’utile et dilettantisme, n’a-t-elle point méconnu le caractère sérieux et pour ainsi dire vital du grand art ? C’est là un premier et important problème, sur lequel se porte aujourd’hui l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux destinées de l’art en général et particulièrement de la poésie.
Nous pouvons comprendre maintenant comment le jeu nous cause du plaisir, en employant le superflu de notre capital de force. Passons, avec les partisans de l’évolution, à l’analyse du plaisir esthétique proprement dit. Ce qui le caractérise, suivant M. Spencer, c’est qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales, c’est qu’il ne nous apporte aucun avantage précis ; le plaisir des sons et des couleurs, ou même celui des odeurs subtiles, naît d’un simple exercice, d’un simple jeu de tel ou tel organe, sans profit visible ; il a quelque chose de contemplatif et d’oisif : c’est une jouissance de luxe. Quand nous entendons à la campagne la cloche du dîner, ce son n’est pour nous qu’un appel, et, en « Ce n’est pas le cri du désir, avait dit Schiller, qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l’oiseau. »
Tels sont les principes généraux qui dominent la théorie évolutionniste du beau.
Pour compléter cette théorie, nous ajouterons que, si l’art ne sert pas à la vie d’une façon directe et immédiate, il finit par en aider le plein développement ; selon nous, c’est une gymnastique du système nerveux, une gymnastique de l’esprit. Si nous n’exercions tour à tour tous nos organes de la manière la plus complexe, il se produirait en nous une sorte de pléthore nerveuse, suivie d’atrophie. La civilisation humaine, qui multiplie en chacun de nous les capacités de toute sorte et qui en même temps, par une véritable antinomie, divise à l’excès les fonctions, a besoin de compenser par les jeux variés de
Malgré la vérité que renferme, ainsi complétée, la théorie évolutionniste du beau, elle ne nous semble pas à l’abri de sérieuses objections.
D’abord, si tout art est un jeu et si tout jeu n’est pas de l’art, comment distinguerons-nous l’un de l’autre ? Selon M. Grant Allen, le jeu serait « l’exercice désintéressé des fonctions
, l’art, actives (course, chasse, etc.) »fonctions réceptives (contemplation d’un tableau, audition de la musique). Cette définition, qui enlève à l’action tout caractère esthétique, nous semble inacceptable. Il s’ensuivrait qu’un mouvement gracieux ne serait tel que pour les yeux des spectateurs et ne causerait aucun plaisir d’artiste à celui qui l’exécute. Les mouvements rythmés, la danse, perdraient en eux-mêmes toute valeur esthétique. Loin de contrarier ainsi le plaisir esthétique, le jeu des muscles, lorsqu’il est modéré, nous paraît y entrer comme élément. — En outre, distinguer la pure sensation de l’action est presque impossible : toute perception suppose un jeu de muscles et non pas seulement de nerfs ; l’œil juge la distance par des sensations musculaires ; l’organe vocal et les muscles de l’oreille nous fournissent des éléments essentiels dans l’appréciation du son. Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu’en nous cela seul est esthétique qui est passif. Au contraire, dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre ; le poète, le musicien, le peintre éprouvent un plaisir suprême à créer, à imaginer, à produire ce qu’ils contemplent ensuite. L’auditeur lui-même ou le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif, qu’il a une personnalité plus tranchée, que l’œuvre admirée est pour lui un sujet plus riche de pensées propres et comme un germe d’actions possibles. Lire un roman, c’est le vivre en une certaine mesure, à tel point que, si nous le lisons tout haut, nous tendons à mimer par le ton de la voix, quelquefois par le geste, le rôle des personnages. Dans une salle de théâtre, les acteurs ne sont pas les seuls à jouer la pièce ; les spectateurs aussi
Ainsi nous voyons s’effacer la distinction établie par l’école de l’évolution entre le jeu et l’art. Dirons-nous donc que tout jeu renferme des éléments esthétiques ? — Cette doctrine est plus conséquente, et elle est vraie. Le jeu, en effet, est l’art dramatique à son premier degré. Même quand il est purement physique, il est une mise en œuvre de la force et de l’adresse, deux qualités essentiellement esthétiques : l’impuissance et la gaucherie ont en elles-mêmes quelque chose de laid et de grotesque. Au fond, ce n’est pas sans raison que la supériorité dans les jeux de force ou d’adresse a été de tout temps considérée comme une qualité esthétique, un moyen pour un sexe de captiver l’autre. Le jugement féminin est peut-être sur ce point plus sûr que celui de nos savants.
Déjà nous avons beaucoup agrandi la définition du beau donnée par MM. Grant Allen et Spencer. Mais l’esthétique ne commence-t-elle vraiment qu’avec le jeu ? Tout ce qui est sérieux en nous cesse-t-il d’être beau ? Toute action qui a un but en dehors d’elle-même, toute action utile ne peut-elle nous apparaître comme belle sous le même rapport ? On se rappelle avec quel soin M. Spencer sépare le beau de l’utile. M. Grant Allen est plus précis encore : simulé et imaginaire. La beauté consisterait avant tout dans l’inutilité, dans une sorte de tromperie que nous nous ferions à nous-mêmes : le sculpteur s’amuse avec son marbre et son ciseau comme le jeune lionceau avec la boule de bois placée dans sa cage. Aussi un objet beau, en tant que beau, ne répondrait-il jamais à un véritable besoin et ne pourrait-il exciter en nous ni désir ni crainte. Si une statue nous rendait amoureux comme Pygmalion, le but de l’art serait manqué ; de même, toute la beauté d’un drame tient à la fiction, et si les grandes scènes en étaient réalisées sous nos yeux, elles nous épouvanteraient. Ce qui est réel et vital exclurait donc par soi-même la beauté.
Nous devons examiner avec soin cette théorie, partagée aujourd’hui par tant de penseurs.
intelligence, qui trouve la chose bien adaptée à sa fin, tantôt dans une satisfaction de la sensibilité, qui trouve cette fin agréable et qui en jouit. Le charme de l’utile est donc à la fois dans son caractère ingénieux et constamment agréable. Un voiturier passant sur un chemin s’écriera avec enthousiasme : « La belle route ! » Par cette épithète, il désignera tout à la fois l’art savant avec lequel elle a été construite et la facilité que rencontre sa voiture à glisser sur la chaussée unie, sans secousses et sans obstacles.
Sans doute ce charme de l’utile, que sentait si bien Socrate, n’est pas du genre le plus élevé. Dire, avec un certain réaliste, que les halles centrales de Paris sont le plus splendide monument de l’architecture moderne, Esthétique physiologique, fut à l’origine tout utilitaireÉvolution esthétique chez l’homme » (Mind, oct. 1880). Selon lui, l’évolution du sentiment esthétique a parcouru trois stages successifs ; ce sentiment s’est manifesté d’abord par l’amour de la parure, ensuite par l’ornementation des armes et des ustensiles domestiques, plus tard par la construction et l’ornementation des huttes ou des maisons. Dans les maisons, on a orné d’abord l’intérieur, puis, dans l’intérieur, l’endroit où pouvait pénétrer un étranger ; c’est l’origine de nos salons de réception. Plus tard, l’architecture (qui est comme le troisième art humain) s’est développée dans la construction des palais des chefs et des dieux.pensée. Nous aimons a retrouver dans les choses la manifestation de notre intelligence, à y voir marquée la trace de ce qu’il y a de supérieur en nous. En même temps, nous aimons à y reconnaître un caractère agréable fixé d’une manière définitive ; un objet qui semble toujours prêt à nous rendre service, à nous faire plaisir, et qui n’est lié d’ailleurs indirectement à aucune association désagréable, ne saurait tarder beaucoup à nous paraître beau.
Ainsi, dans les objets extérieurs, l’utilité semble être un premier degré de beauté. Passons maintenant des objets au sujet sentant. À l’utilité répond chez l’être sentant un besoin ; ce besoin, devenu conscient, donne lieu à un désir : recherchons donc si le désir peut être par lui-même la source d’émotions esthétiques.
Désirer, aimer (l’amour se réduit en partie au désir), n’est-ce pas dans une certaine mesure admirer ? — Pour notre part nous croyons qu’un désir, un amour quelconque produit dans tout notre être une excitation diffuse qui est
Nous nous trouvons ici en butte à des objections importantes de M. Spencer. Ce dernier considère le besoin et le désir qui en naît comme excluant toute émotion esthétique. Défendant contre nous sa théorieRevue des Deux-Mondes (août 1881). Cette étude est reproduite ici même.« rechercher une fin comme servant à la vie — c’est-à-dire comme
. M. Spencer reprend ensuite l’exemple des halles de Paris et fait la supposition suivante : bonne et utile — c’est nécessairement perdre de vue son caractère esthétique »« Je suis en quête de nourriture, j’ai à trouver le marché des subsistances ; suivant des directions données, je découvre le marché central de Paris, et enfin, le reconnaissant comme tel, j’y procède à mes achats et commissions ; — je me sers alors de mes perceptions visuelles en vue de l’alimentation, pour des fins destinées à soutenir la vie. Quand j’use ainsi de mes pouvoirs visuels, j’en use d’une façon que je regarde comme en antithèse
avec leur usage pour une action esthétique… Aussi longtemps que, dans de tels cas, l’esprit est purement occupé à guider des intérêts pour le maintien de la vie, il n’est le siège d’aucun sentiment esthétique. »
— Sans doute, répondrons-nous ; car, pour éprouver un plaisir esthétique, encore faut-il d’abord éprouver un plaisir quelconque ; il n’y a rien d’esthétique dans un état indifférent et neutre, et tel est précisément celui que plaisir chez le personnage en quête des halles de Paris, il ne suppose qu’une suite d’efforts, de raisonnements et de calculs : or, le raisonnement est opposé au sentiment en général, à plus forte raison au sentiment esthétique. Acheter des aliments, faire des commissions, trouver son chemin, débattre des prix, n’est une besogne ni agréable ni belle ; mais aussi est-elle d’une utilité encore lointaine et générale, car elle ne produira son effet que quand l’heure du désir sera venue. Mais supposons qu’un voyageur, fatigué d’une longue course d’été, aperçoive aux halles un panier rempli de raisins ou de pèches savoureuses, capables, comme disait La Fontaine, de se faire par avance manger des yeux ; éprouvera-t-il, en avançant la main vers ces fruits, juste le contraire, juste « l’antithèse » du plaisir esthétique ? Nous ne le croyons pas ; nous croyons au contraire que certaines sensations de ce genre sont dignes d’être mises en comparaison de telle jouissance esthétique très élémentaire
« Aussi longtemps, continue M. Spencer, que ma conscience est occupée à la fin que je poursuis, les sentiments qui accompagnent les activités déployées dans cette poursuite ne sont qu’incidentellement reconnus, ils
— Mais, dirons-nous, tout plaisir intense est toujours n’emplissent pas la conscience ; mais, quand on ne poursuit plus de fin servant à la vie, alors les sentiments qui accompagnent l’action des facultés consacrées à cette poursuite et les « distinctement apprécié par la conscience »
; or, il n’est pas de plaisirs plus intenses que ceux qui répondent à la satisfaction d’un besoin vital : ils « remplissent la conscience »
beaucoup mieux que telle jouissance esthétique élémentaire, par exemple celle que nous donne la vue d’une tache lumineuse sur un fond obscur ou l’audition d’une note de musique isolée. Il nous paraît donc impossible, pour cette raison, de considérer le désir et sa satisfaction comme essentiellement antiesthétiques ; au contraire, en projetant toute la lumière de la conscience sur leur objet, ils peuvent le transfigurer et lui créer de toutes pièces une certaine beauté. Chaque fois qu’un désir est puissant et continu, il tend à grouper autour de lui toutes nos activités, à devenir, pour ainsi dire, le centre d’attraction de l’âme humaine : c’est le cas pour le désir sexuel, foyer perpétuel de nombreux sentiments esthétiques.
La vie humaine est dominée par quatre grands besoins ou désirs, qui correspondent aux fonctions essentielles de l’être : respirer, se mouvoir, se nourrir, se reproduire. Nous croyons que ces diverses fonctions peuvent toutes revêtir un caractère esthétique. La première semble indifférente au premier abord ; pourtant, il est peu d’émotions plus profondes et plus douces que celle de passer d’un air vicié à un air très pur, comme celui des hautes montagnes. Respirer largement, sentir le sang se purifier au contact de l’air et tout le système distributeur reprendre activité et force, c’est là une jouissance presque enivrante « l’air, l’air libre, qui fouette le visage et fait courir le sang »
? — La fonction de nutrition, si intimement liée à la précédente, n’est pas plus exclusive de l’émotion esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, — tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler ces convalescences où la prostration est si grande que le moindre aliment amène une sorte de renaissance physique et morale, une reprise de possession de soi. En l’état de santé, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux : se sentir vivre, n’est-ce pas là le fond de tout art comme de tout plaisir ? — De même, il est doux et esthétiquement agréable de manifester au dehors la vie intérieure. Bien avant la danse et les mouvements rythmés, la simple action de se mouvoir a pu fournir à l’homme des émotions d’un genre élevé. Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. On se rappelle ces vers de Victor Hugo :
Oh ! laissez, laissez-moi m’enfuir sur le rivage, Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage ! Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers...
Outre l’idée morale et politique (que nous négligeons), belle femme, pour un homme du peuple, est une femme grande, vigoureuse, aux fraîches couleurs, aux formes amples, et c’est aussi celle qui peut le mieux satisfaire l’instinct sexuel. Si, dans les classes élevées de la société, l’idée du beau ne correspond plus aussi exactement avec les besoins primitifs de la race et de l’individu, c’est que ces besoins mêmes se sont modifiés d’une manière générale et épurés peu à peu. La plus belle femme, à nos yeux, est toujours celle qui correspond le mieux aux aspirations de notre être individuel, aux sentiments et aux
Si les organes de la vue ou de l’ouïe, qui n’intéressent que peu les grandes fonctions vitales, nous fournissent pour cette raison des perceptions presque indifférentes et sans désir, ni douloureuses, ni très agréables en elles-mêmes, c’est plutôt là une infériorité qu’une supériorité au point de vue esthétique. Nous verrons plus tard comment, dans la littérature et la poésie, on s’efforce de suppléer à ce défaut de nos deux sens les plus intellectuels et les plus abstraits. Non seulement ces sens ne nous fournissent pas seuls nos émotions esthétiques, mais de plus nous croyons qu’ils n’ont pas été au début et ne sont pas toujours aujourd’hui les vrais juges du beau. Ce qui plaît à nos yeux par exemple, c’est bien souvent ce qui plaît à nos autres Mind, oct. 1880)beau pays est encore pour les gens du peuple un pays riche où l’on mange abondamment ; pour un marin la mer semblera belle lorsqu’elle sera sûre, et laide précisément lorsque le touriste admirera ses grandes vagues blanches ; pour un cultivateur les charmants coquelicots rouges et les bluets sont une tache et une laideur dans un champ de blé. Un Américain trouvait l’Angleterre bien plus belle que son pays, parce qu’on y peut faire des milles sans rencontrer un arbre ailleurs que dans les haies. M. Grant Allen cite un paysan d’Hyères qui, félicité sur la vue que sa maison offrait du côté de la mer, se tourne à l’opposé, vers la plaine plantée de choux, et s’écrie : « En effet, il y
Le beau semble en grande partie dérivé du profitable et du désirable ; pour faire la genèse du sentiment esthétique, il faut faire l’histoire des besoins et des désirs humainsfacteur essentiel dans l’évolution du sentiment du beau (Mind, oct. 1880) ; pour nous, nous croyons que ce n’est pas un simple facteur, mais un élément même de l’émotion esthétique. Cet élément subsiste encore aujourd’hui et subsistera toujours. Pourquoi établir aujourd’hui une opposition si tranchée entre le beau, l’utile et l’agréable, lorsqu’on reconnaît qu’ils ont été primitivement confondus ?
Nous objectera-t-on que le désir est essentiellement égoïste et divise les êtres, tandis que le plaisir esthétique les rapproche toujours dans la même jouissance et les unit ? Nous n’admettons pas cet égoïsme irrémédiable du désir et des plaisirs qui y sont liés : tout est relatif. Il est des cas où le plaisir esthétique est lui-même exclusif ; ces cas sont seulement plus rares et ils le deviendront chaque jour davantage. Le pauvre peut-il connaître aujourd’hui, si ce n’est par hasard, tel ou tel chef-d’œuvre d’art que possèdent les riches amateurs ? Peut-il entrer gratis dans les salles de concert ? Si les beautés de la littérature et de la poésie sont plus à la portée de tout le monde, cela tient à l’invention de l’imprimerie. La vue même de la beauté féminine n’est pas libre dans tous les pays ; en Orient le propriétaire d’une jolie femme cache précieusement sous un voile cet objet d’art. La beauté a été assez rarement un moyen de rapprocher et d’unir ses divers amants. Si les Grecs firent jadis la guerre pour Hélène,
Il est sans doute un point, nous le verrons plus tard, où l’émotion esthétique la plus haute se confond entièrement avec le sentiment moral : alors beauté et moralité ne font plus qu’un. Mais cette parfaite identité ne se montre pour ainsi dire qu’au plus haut degré de l’échelle. Aux degrés inférieurs l’émotion esthétique ne diffère plus autant des autres émotions. Celles-ci ne demandent pas mieux que d’être partagées quand le partage ne les diminue pas et même les augmente. Jouir ensemble ou souffrir ensemble établit toujours un certain lien sympathique entre les êtres ; il est doux de sentir toute une foule traversée en même temps que soi par une même émotion, que cette émotion soit esthétique, morale, ou même simplement intéressée. Si on se réunit le soir pour faire de la musique, on se réunit aussi pour prendre le thé, pour dîner, pour causer politique ou affaires. L’humanité aime toujours à mettre en commun plaisirs et peines, à condition, encore une fois, que le plaisir même ne soit pas altéré par le partage. Et, Dieu merci, la rose sentie par plusieurs ne perd pas son parfum, l’ombre d’un jardin peut abriter bien des amis, un ruisseau peut
En somme, rien de plus inexact que cette entière opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme »
, de trouble et de désir. Il n’est pas d’émotion esthétique qui n’éveille en nous une multitude de désirs et de besoins plus ou moins inconscients ; quand nous sommes émus par une marche guerrière, nous éprouvons quelque impatience à être assis, nous avons besoin de marcher, de courir même, de chercher un ennemi à combattre. Certaines phrases musicales qui sont une sorte de caresse amoureuse font pour ainsi dire naître le baiser sur notre bouche. Quelqu’un a-t-il jamais lu ces vers de Musset :
Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous Voici la verte Écosse, et la brune Italie, Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux…
sans éprouver une vague nostalgie des pays poétiques et inconnus, un besoin d’horizons nouveaux ?
Il y a du plaisir dans le désir même et la période de désir nous reste souvent dans l’esprit comme plus délicieuse que la jouissance ; de là les grandes jouissances
intellectualiser à l’extrême le beau. Des trois éléments qui se trouvent dans tout état mental, sensibilité, intelligence et activité, l’élément sensible est notablement restreint par ces écoles dans l’émotion esthétique ; quant à l’élément actif, il est presque totalement exclu. Nous avons essayé de rétablir le premier de ces deux éléments négligés par l’école anglaise, d’agrandir ainsi le domaine du beau et de l’égaler même au domaine de la vie ; il nous reste à examiner le second.
Puisque l’émotion esthétique consiste en grande partie dans un ensemble de désirs tendant à se réaliser, l’action sort naturellement de l’art et de la contemplation du beau, et le sentiment esthétique est alors plus complet que jamais ; l’art est action non moins que passion, par cela même qu’il est désir non moins que plaisir, besoin réel portés à agir en tous sens.
L’émotion esthétique la plus vive, la moins mêlée de tristesse, se rencontre chez ceux où elle se réalise Marseillaise que le jour où elle les souleva d’une haleine sur les collines de Jemmapes. De même, deux amoureux penchés sur quelque poème d’amour, comme les héros du Dante, et vivant ce qu’ils lisent, jouiront davantage, même au point de vue esthétique. C’est un exemple assez banal que celui de Joseph Vernet se faisant attacher à un mât pour contempler une tempête ; dira-t-on qu’il sentait moins la sublimité de l’Océan parce qu’il était acteur en même temps que spectateur ? Allons plus loin ; s’il avait pu engager lui-même la lutte contre l’Océan, mettre la main au gouvernail et diriger seul le navire sur la grande mer furieuse, loin que son émotion esthétique en eût été affaiblie, il eût mieux compris cette antithèse de l’homme et de la nature dans laquelle se résout, selon Kant, le sentiment du sublime. Pour mon compte, je n’ai jamais mieux saisi la sublimité du ciel qu’en gravissant avec effort une haute montagne, alors que je me sentais entrer pour ainsi dire dans le ciel même, le conquérir à chaque pas avec effort, et que le désir d’infini semblait devoir être rassasié sans cesse à mesure qu’il s’éveillait en moi plus intense.
L’importance de l’action dans le sentiment du beau a une conséquence qu’il faut remarquer ; c’est que la fiction n’est point, comme on l’a prétendu, une des conditions Vénus de Milo devrait d’être belle ; si ses yeux vides se remplissaient de la lumière intérieure et si nous la voyions s’avancer vers nous, nous cesserions de l’admirer. La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s’animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l’irréalisable idéal de l’artiste n’était pas d’insuffler la vie en son œuvre, de créer au lieu de façonner ! S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivants. La fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel-Ange La Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde sans le savoir était la parole inscrite au bas par un poète : « Elle dort. »
L’art est comme le sommeil de l’idéal humain, fixé dans la pierre dure ou sur la toile sans pouvoir jamais se lever et marcher.
On nous dira que l’imitation du laid et de l’horrible peut avoir sa beauté, précisément parce que c’est une imitation, une fiction et non une réalité. — Sans doute, mais alors nous admirons d’une part la valeur réelle de l’artiste, d’autre part quelque objet réel et vivant par rapport auquel l’imitation du laid n’est qu’un moyen d’expression. L’imitation du laid et de la douleur (au moins de la douleur physique, qui n’implique pas une grandeur morale) n’est point essentielle à l’art ; elle est, comme toute imitation et toute fiction, la conséquence même d’une certaine impuissance. La recherche du laid dans les arts s’explique en général par ce fait que l’artiste veut donner à ses conceptions plus de vraisemblance, ne pouvant leur donner la réalité même. Certaines laideurs sont nécessaires et forment pour l’œuvre d’art comme une condition de la vie. Elles ressemblent à ces froncements et à ces rides qu’impriment volontairement à leur visage les voyageurs traversant les pays polaires, pour ranimer leurs muscles et empêcher leurs traits de se figer sous le froid. Il faut que, dans les héros d’un drame, je puisse retrouver quelque chose de mes défauts et de mes laideurs même pour croire à leur existence : car l’essentiel, pour un personnage fictif, n’est pas de paraître beau ou laid, mais
Il existe dans l’harmonie intime de la vie, dans la solidarité qu’elle suppose entre tous les membres, une beauté profonde et vraie que l’art peut s’essayer à reproduire même au moyen de l’incorrection des formes ; mais il faut alors que l’artiste introduise en cette incorrection l’équilibre et la proportion méthodique sans lesquels la vie est toujours impossible : alors on pourra dans les dissonances mêmes retrouver un principe d’harmonie, sous la fiction la réalité, sous l’imitation la nature« Un vrai statuaire, a écrit récemment M. Sully-Prudhomme, peut faire un chef-d’œuvre du buste d’un bossu, s’il a pénétré et exprimé par le concert des formes l’intime
(solidarité vitale qui fait influer la gibbosité sur l’angle facial et sur les traits mêmes du visage, car les bossus les plus différents se ressemblent par le rayonnement de leur commun caractère ; ils ont la bosse partout. À ce point de vue, il y a un beau bossu pour le sculpteur, comme il y a un beau cas de bosse pour le naturaliste qui admire la coordination des caractères. Cette beauté-là n’est, bien entendu, qu’une condition du beau plastique, mais elle est fort estimée des artistes, parce qu’elle est essentielle et rare, et suppose une grande puissance d’observation. À leurs yeux, celui qui trahit la vérité plastique au profit d’une beauté imaginaire est inférieur à celui qui la respecte avec une imagination pauvre. »L’Expression dans les œuvres d’art, p. 204.) C’est donc la beauté de la laideur même, l’harmonie persistante sous les discordances, c’est la vie réalisant un certain ordre au sein du désordre, qui fait la beauté d’un bossu peint ou sculpté par un maître.
La science a, de nos jours, fabriqué des corps nouveaux ; si l’art humain pouvait ainsi produire des êtres vivants au lieu de peindre la vie, il ne songerait plus, en imitant encore les types fournis par la nature, qu’à les embellir. L’art deviendrait ce qu’il aspire à être, une sorte d’éducation de la nature. L’éducation, cet art supérieur qui agit sur des êtres vivants, n’a qu’un but, celui de produire les types les plus parfaits, les plus irréprochables : rendre plus beau et rendre plus heureux, tel serait aussi l’objet de l’art, si ses fictions prenaient vie. Le fond même de tout art, c’est l’effort pour créer, c’est la poésie (ποίησις), et si jamais cet effort pouvait entièrement réussir, si l’artiste pouvait être un véritable créateur, c’est la beauté et le bonheur qu’il voudrait toujours et partout réaliser. Au cas où les cariatides de Puget auraient dû vivre, il les eût sans doute débarrassées du poids énorme qui pèse sur elles, ou bien il leur aurait donné assez de force pour porter ce poids en souriant.
Dès maintenant, entre deux œuvres d’art qui semblent également animées et vivantes, c’est à la plus belle que nous donnerons d’habitude la préférence ; nous trouvons toujours le beau plus poétique, c’est-à-dire plus digne d’être créé. Il faut même une certaine éducation artistique pour comprendre ce que Rosenkranz a appelé l’esthétique du laid. En présence de certains drames de Shakespeare et de ordre universel ; l’imitation en général tend à devenir une création et la fiction tend à s’évanouir dans la vie. C’est donc, en dernière analyse, la vie qui est le but de l’art, et l’artiste ne feint que pour nous faire croire qu’il ne feint pas.
Le beau peut se révéler tantôt dans les mouvements, tantôt dans les sensations, tantôt dans les sentiments. Le premier caractère de la beauté dans les mouvements est la force : nous éprouvons un plaisir esthétique à sentir notre vigueur, à exercer notre énergie sur quelque obstacle ou à voir les autres exercer la leur. Le second caractère de la beauté est l’harmonie, le rythme, l’ordre, c’est-à-dire l’adaptation du mouvement à son milieu et à son but. Tout mobile, traversant un certain milieu, y rencontre des résistances plus ou moins grandes ; de là résultent, comme l’ont montré MM. Spencer et Tyndall, des mouvements successifs en avant et en arrière, des lignes plus ou moins ondulantes qui produisent le rythme. Le rythme ou l’ordre « Un soir, dit-il, j’étais à regarder une danseuse, et au dedans de moi je condamnais ses tours de force comme autant de dislocations barbares qu’on aurait sifflées si les gens n’avaient pas tous la lâcheté d’applaudir ce qu’ils croient être de mode d’applaudir ; je m’aperçus que, si dans l’ensemble il se glissait par hasard quelques mouvements d’une grâce vraie, c’étaient ceux qui, par comparaison, coûtaient peu d’efforts. Il me revint à l’esprit divers faits qui confirmaient mon idée, et j’arrivai alors à conclure, d’une façon générale, qu’une action a d’autant plus de grâce qu’elle s’exécute avec une moindre dépense de force. »
(Essai sur la grâce, traduction Bardeau.)schema d’un mouvement dans lequel très peu de force se perd, où aucun effort inutile n’est demandé à aucun muscle. Au contraire un mouvement maladroit est celui qui implique un changement soudain de direction, quelque chose d’anguleux, une perte trop grande de force, l’excès dans l’effort musculaire. En somme, à ce premier point de vue, toute beauté
Si telles sont les qualités esthétiques du mouvement, ne semble-t-il pas tout d’abord que les mouvements du jeu, non ceux du travail, puissent seuls les réaliser et que la théorie anglaise se trouve ainsi confirmée ? — Selon nous, c’est là une pure apparence, et le travail s’accommode aussi bien que le jeu des mouvements esthétiques. Voyez sur une échelle une grappe d’ouvriers se passant une pierre les uns aux autres : la lourde pierre monte peu à peu, soutenue par tous ces bras qui la saisissent et la lâchent tour à tour ; n’y a-t-il pas en ce tableau une certaine beauté inséparable du but poursuivi et conséquemment du labeur accompli ? De même, des hommes tirant sur un câble pour soulever un madrier, des rameurs, des scieurs de long, des forgerons sont beaux dans le travail, même dans la sueur et l’effort. Un faucheur habile peut être aussi élégant en son genre qu’un danseur : un peintre représentera même plus volontiers l’un que l’autre. Un bûcheron attaquant un chêne et brandissant la cognée de ses muscles raidis peut éveiller presque le sentiment du sublime. Nous voici cependant bien loin du jeu, car tous ces hommes poursuivent une fin déterminée ; le rythme qui règle leurs mouvements et les assouplit ne s’explique lui-même que par la recherche du but et la tension de toutes leurs forces vers ce but unique. Par là le caractère esthétique du mouvement, loin d’être diminué, est agrandi, car il s’y ajoute deux éléments nouveaux. D’une part, l’intérêt est excité par la recherche d’un but : un mouvement dont nous connaissons la direction et dont nous pouvons constater la réussite ne nous intéresse-t-il pas toujours plus qu’un mouvement sans objet ? D’autre part, l’intelligence est satisfaite, car nous pouvons calculer la proportion entre la grandeur du but à atteindre et l’effort dépensé. Aussi l’effort ne nous choque-t-il plus : au contraire, il est une condition de l’intérêt que nous portons au travail. La tension des muscles, la fatigue poussée jusqu’à un certain point et même une certaine altération des traits, tout acquiert alors une valeur esthétique : c’est en proportion et en harmonie avec la fin voulue. Au contraire, si un jeu coûtait autant d’efforts, nous en serions désagréablement surpris ; il y aurait disproportion entre les moyens et la fin. C’est pour cela qu’un jongleur ne doit pas laisser voir la même fatigue qu’un athlète ; c’est pour cela qu’un poète ne doit pas laisser sentir la recherche de la rime, tandis qu’on prend un certain plaisir à suivre le travail de pensée d’un mathématicien ou d’un philosophe. En général, tout travail qui se justifie rationnellement renferme des éléments esthétiques, tandis qu’il déplaît à l’intelligence de voir l’inutile pris comme but par la volonté. Le jeu, l’exercice frivole de l’activité, loin d’être le principe du beau, a donc par lui-même quelque chose d’antiesthétique ; il a besoin d’excuse ; il faut qu’on y voie une expansion folle et passagère de l’activité, une sorte de détente nerveuse, utile elle-même à son heure.
— Mais, nous dira M. Spencer, si la beauté des mouvements n’exclut pas toute idée de travail accompli, du moins la grâce proprement dite l’exclut ; car elle se ramène à la facilité, et la facilité à la moindre dépense de force. — Nous « L’homme n’est complet que là où il joue »
, a dit Schiller ; il faut dire au contraire : L’homme n’est complet que là où il travaille. C’est le travail, après tout, qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal et de l’homme civilisé sur le sauvage.
Une seconde conséquence, c’est que la beauté des mouvements ne peut pas se définir simplement l’économie de la force. Parmi les buts que le mouvement se propose, il en est d’assez élevés pour qu’auprès d’eux toute dépense de force devienne peu de chose ; il serait même mesquin de la calculer de trop près, et la plus haute beauté consiste alors non plus dans l’économie, mais dans la prodigalité de la force. Lorsque nous voyons sous nos yeux s’exécuter un mouvement, nous sympathisons, comme le remarque M. Spencer, avec le corps et les membres qui l’exécutent ; dans certains cas, nous aimons sans doute à ne pas sentir en eux la fatigue ; mais nous sympathisons bien plus
Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. À ce nouveau point de vue, la beauté des mouvements résidera surtout dans l’expression, et elle grandira à mesure que le mouvement traduira au dehors une vie plus élevée, plus intellectuelle et plus morale. Le mouvement
La première qualité du mouvement, la force, est en somme invisible et cachée ; quand ce mot ne désigne pas une simple formule de mécanique abstraite, il désigne un déploiement d’activité ou de volonté qui ne nous est connu que par la conscience. La force, cette première beauté, se ramène donc à un simple état de la conscience, lié lui-même à des sentiments de toute sorte, par exemple la confiance en soi, l’assurance et le courage. Il y a un point où la force et le courage grossier se confondent : à peine les distingue-t-on chez certains animaux comme le bouledogue, ou chez le sauvage, courageux dans la mesure même où il est fort. La force physique est de l’énergie morale en germe ; si vouloir, c’est pouvoir, ne peut-on dire avec autant de raison que pouvoir beaucoup, c’est se sentir excité à vouloir beaucoup ? Aussi
L’ordre ou le rythme, seconde qualité du mouvement, est plus expressif encore ; par lui le mouvement, devenu régulier, offre prise à l’intelligence et semble lui-même la manifester. Le rythme n’est pas seulement, comme on l’a montré, la conséquence de la continuité du mouvement et de la persistance des forces, il est encore le signe de la persévérance du vouloir, et son harmonie symbolise à nos yeux l’accord de la volonté avec soi.
Quant à la grâce, elle est bien autre chose que la simple économie de la force, seule définition que M. Spencer en ait donnée ; elle exprime essentiellement, elle aussi, un état de volonté. Remarquons-le en effet, chez les êtres vivants les mouvements gracieux sont toujours plus ou moins associés à la joie et à la bienveillance, deux sentiments voisins l’un de l’autre. La joie est la conscience
Dans l’expansion impliquée par la grâce, on pourrait montrer aussi un nouveau sentiment qui s’associe souvent aux autres, et qu’on n’a jamais bien distingué, croyons-nous. Pour le découvrir, imaginons ce que peut ressentir l’oiseau ouvrant ses ailes et glissant comme un trait dans l’air ; rappelons-nous ce que nous avons éprouvé nous-mêmes en nous sentant emportés sur un cheval au galop, sur une barque qui s’enfonce au creux des vagues, ou encore dans le tourbillon d’une valse : tous ces mouvements évoquent en nous je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle, je ne sais quel dédain de l’individualité, quel besoin de se sentir aller sans se retenir, de se perdre dans le tout ; et ces idées vagues entrent comme un élément essentiel dans l’impression que nous causent une foule de mouvements. L’Adam de Michel-Ange, qui s’éveille à la vie, allonge son bras démesurément en regardant devant lui, et ce seul geste traduit sous une forme visible toute l’infinité du monde qu’il aperçoit pour la première fois. Dans l’Assomption du Titien, le simple renversement de la tête et les yeux agrandis suffisent pour exprimer l’attraction immense du ciel ouvert. Ici la grâce proprement dite se fond avec l’émotion du sublime. Nous voyons des mouvements qui, physiologiquement, exprimaient la vie bien équilibrée et facile, devenir par l’association des sentiments l’expression de la vie morale la plus haute et la plus pleine, conséquemment de la plus grande beauté.
Si les mouvements empruntent la plus grande partie de leur beauté aux sentiments, en quoi consistera la beauté des sentiments eux-mêmes ? — Elle sera faite, elle aussi, de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révélera une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau, et nous sommes amenés à nous demander si, dans la sphère des sentiments, il y a une réelle différence entre ces deux termes. M. Spencer, lui, les sépare avec le même soin que Kant : c’est que l’identité du beau et du bien serait la ruine de sa théorie. Il est clair, en effet, que le bien ne peut être un « jeu » et que c’est au contraire la chose sérieuse par excellence ; si donc le beau est dans le jeu, il devra se séparer du bien : de là les efforts de M. Spencer pour distinguer les deux idées. — Dans le bon, dit-il, c’est la fin à réaliser que nous considérons ; dans le beau, c’est l’activité même qui la réalise. — Il nous semble au contraire que l’activité, la volonté,
— Mais, nous objectera M. Spencer, il est des sentiments auxquels l’art a toujours fait appel, la colère, la haine, la vengeance, etc., qui sont cependant immoraux ; donc, en admettant que tout ce qui est bon soit beau, tout ce qui est beau n’est pas bon. — Je réponds que, si vous prenez les termes de la comparaison sous les mêmes rapports et au même degré, les sentiments vous paraîtront bons par le côté et dans la mesure où ils vous paraîtront esthétiques. L’amour
Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentiments les plus inoraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquents. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentiments moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentiments ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à
Peut-être cependant l’émotion la plus esthétique qu’on puisse exciter en nous est-elle encore l’admiration morale ; Corneille l’a cru du moins ; dans les chefs-d’œuvre du roman ou du drame, les personnages auxquels nous nous intéressons le plus sont d’habitude ceux que nous admirons davantage. Au contraire, le mépris moral ne tarderait pas à produire le dégoût esthétique si, par une réaction nécessaire, il n’engendrait l’indignation, qui est encore un sentiment moral. L’art vit, en somme, par les sentiments mêmes dont vit la société, par ceux qui sont sympathiques et généreux. S’il est encore en nous tous des sentiments égoïstes et à demi barbares, endormis au cœur de notre être et qui aiment parfois à se réveiller un instant sans acquérir assez de force pour nous pousser à l’action, ces sentiments devront aller s’affaiblissant par degrés, s’engourdissant. L’évolution esthétique, Iliade même ? La prière d’un vieillard, le sourire d’adieu d’une femme à son mari, c’est-à-dire la peinture de deux sentiments élevés. Pour être dans l’éternel, il n’est pas bon de se placer dans l’immoralité. Un art qui évoque en nous des sentiments trop grossiers et trop primitifs, nous rabaisse, pourrait-on dire, dans l’évolution des êtres en nous faisant vivre et sympathiser avec des types destinés à disparaître, qui sont comme les survivants des âges primitifs. Au contraire, le sentiment de l’admiration nous élève et nous donne un plaisir esthétique d’autant plus complet qu’il est plus étranger au plaisir du jeu, plus sincère. L’admiration, en effet, ne saurait être un jeu, elle n’a rien de fictif. Qu’elle soit suscitée par la légende ou par l’histoire, par une vision réelle ou imaginaire, il n’importe : elle correspond toujours à un jugement moral, chose sérieuse par excellence. Bien plus, elle marque en nous une sorte d’amélioration morale : nous sommes vraiment meilleurs quand nous admirons ; nous nous sentons soulevés au-dessus de nous-mêmes, et capables peut-être d’actions devant lesquelles nous reculerions en temps ordinaire : l’âme se porte à la hauteur de ce qu’elle admire. À ce point, l’art touche à la réalité, est la réalité même : dans le sentiment de l’admiration coïncident pleinement le réel et le fictif, l’être et le paraître ; je voudrais devenir ce que je contemple, et je le
Nous arrivons donc à des conclusions tout autres que l’école anglaise : au lieu de séparer avec elle, dans le domaine des sentiments comme ailleurs, le beau et le bien, le beau et le sérieux, nous croyons qu’ils s’y confondent. La beauté morale est le contraire même d’un exercice superficiel et sans but de l’activité. Au point de vue scientifique, un beau sentiment, un beau penchant, une belle résolution, sont tels en tant qu’utiles au développement de la vie dans l’individu et dans l’espèce.
En premier lieu, ce qui nous paraît résulter des importants travaux de MM. Spencer, Sully et Grant Allen sur ce sujet, c’est que la sensation même enveloppe l’action et le mouvement, c’est que la beauté des sensations est en grande partie constituée par un déploiement intense et harmonieux de la force nerveuse, où se réalise, comme dit M. Spencer, « le maximum d’effet avec le minimum de dépense »
. Pourquoi, par exemple, dans les objets perçus par la vue et le tact, préférons-nous les lignes flottantes et onduleuses aux lignes dures et anguleuses ? C’est que les premières, pour être perçues, exigent un moindre travail des muscles de l’œil : en les suivant, l’œil n’a pas besoin d’arrêter soudain son mouvement ou de changer brusquement de direction, comme lorsqu’il suit une ligne en zigzag. Remarquons d’ailleurs que tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, présentent plus ou moins la ligne serpentine dans leurs mouvements et jusque dans leur structure. On peut expliquer aussi avec M. James Sully, par l’organisation même de la rétine, pourquoi nous aimons à voir les objets groupés soit autour d’un centre, — d’où notre préférence pour les formes circulaires, étoilées ou rayonnantes, — soit autour d’un axe, en forme d’arbres, de tiges et de fleurs : cette disposition économise de l’effort musculaire. Enfin les qualités de similitude que nous recherchons dans les formes, l’analogie des directions, l’égalité des grandeurs, la proportion, la variété réduite à l’unité, tout s’explique par les mêmes raisons :
Les mêmes considérations valent pour les sons et la musique, quoique le problème devienne ici plus complexe. Une des raisons qui rendent désagréable une voix piano succédant au forte, ou au contraire le forte succédant à des mesures piano, pendant lesquelles l’oreille s’est reposée et a recueilli ses forces. Le chant diffère de la parole en ce qu’il emploie une échelle de sons bien plus étendue et exerce ainsi successivement un bien plus grand nombre d’appareils auditifs. Suivant M. Grant Allen, les nerfs de l’oreille sont en perpétuelle vibration : quand les vibrations de l’air contrarient les leurs, il y a déplaisir ; quand, au contraire, elles les favorisent et s’y ajoutent, il y a jouissance. L’harmonie intérieure n’est qu’une traduction de l’harmonie entre le dedans et le dehors, qui assuré le jeu libre de l’organe. Ce qui fait que la plupart des bruits isolés sont désagréables, c’est que, si un corps est frappé une fois, les ondes excitées sont irrégulières ; si au contraire, il est mis en vibration continue, les ondes se régularisent : un coup de grosse caisse sec et subit est désagréable, tandis qu’un roulement rythmé commence à prendre un caractère esthétique. Si le rythme est essentiel au son musical, c’est qu’il permet à l’oreille de s’accorder pour ainsi dire aux vibrations extérieures, comme on accorde entre eux les instruments avant de les faire vibrer. Le rythme nous donne la possibilité de prévoir les sons, de nous y préparer : c’est un élément connu introduit dans l’inconnu des sensations
En somme, la perception n’est point aussi contemplative qu’il le semblait d’abord : nous y sommes acteurs autant que spectateurs. Les formes senties ne sont en définitive que des mouvements sentis, et les mouvements sentis ne sont que des mouvements exécutés. Dans la perception nous déployons notre force, en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures : s’il y a harmonie, il y a moins de
Dès lors, MM. Spencer et Grant Allen ne sont-ils point trop exclusifs et peu conséquents avec leurs propres principes quand ils soutiennent qu’une sensation ne saurait être esthétique si elle sert directement à la vie ? Ne pourrons-nous, malgré les philosophes anglais, maintenir entre la beauté et la vie même cette identité que nous avons établie jusqu’ici dans la sphère des mouvements et des sentiments ?
Il faut d’abord distinguer entre la vie de l’organe particulier qu’affecte la sensation et la vie générale de l’organisme. Selon M. Grant Allen lui-même, une sensation est désagréable quand elle tend à exercer sur l’organe une action destructive : une substance âcre (par exemple, la moutarde) est celle qui tend à désorganiser le tissu de la langue, une odeur âcre (par exemple, l’ammoniaque) est celle qui tend à altérer la muqueuse nasale ; un son antipathique à l’oreille est celui qui contrarie les vibrations propres de nos nerfs auditifs ; un assemblage de couleurs désagréable, celui qui épuise rapidement les nerfs optiques. Au contraire, les saveurs, les odeurs, les couleurs et les sons qui plaisent sont ceux qui stimulent légèrement chaque organe sans le fatiguer, et ainsi favorisent la vie sur un point donné de l’organisme. Seulement, pour rester esthétiques, il faut, selon M. Grant Allen, que les sensations s’arrêtent à ce point spécial et s’y localisent ; si elles rayonnent au-delà et intéressent l’organisme tout entier, si elles se trouvent liées à une excitation générale de la
En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d’esthétiques aux sensations de l’ouïe ou de la vue, qui seules n’intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu’elle soit, et lorsqu’elle n’est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré d’intensité, de retentissement dans la conscience. Aussi pensons-nous, contrairement à la doctrine habituelle, à celle de Kant, de Maine de Biran, de Cousin et de Jouffroy, que tous nos sens sont capables de nous fournir des émotions esthétiques. Considérons d’abord les sensations de chaud et de froid, qui semblent si étrangères à la beauté. Un peu d’attention nous y fera découvrir déjà un caractère esthétique. On sait le rôle que jouent la « fraîcheur » ou la « tiédeur » de l’air dans les descriptions de paysage. Ce n’est pas seulement la lumière du soleil qui est belle, c’est aussi sa vivifiante chaleur, qui n’est d’ailleurs elle-même que la lumière perçue par l’organisme tout entier. Un aveugle, voulant exprimer la volupté que lui causait cette chaleur du soleil invisible pour lui, disait qu’il croyait « entendre le soleil » comme une harmonie. Je me souviendrai toujours de la sensation extraordinairement suave que me causa, dans
Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer l’œil en grande partie. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statuesdoux, soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Les couleurs mêmes empruntent parfois quelque attrait à des associations d’idées tirées du tact. À l’image d’un gazon bien vert est associée l’idée d’une certaine mollesse sous les pieds : le plaisir que nos membres éprouveraient à s’y étendre augmente celui que l’œil ressent à le regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en les caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu’il soit, acquiert parfois une apparence du velouté, qui augmente son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.
Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille. — Dans le même ordre d’expériences je mentionnerai encore quelques
Qui porte dans ses mains un vase plein de miel.
Le Cantique des cantiques, cette œuvre de poésie ardente qui a passionné de tout temps les mystiques, est pleine d’images de ce genre : « Le parfum de ta bouche est comme un vin excellent… Ton sein est une coupe où le vin parfumé ne manque pas… Comme ton amour vaut mieux que le vin !… Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; il y a sous ta langue du miel et du lait… Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour. »
Toute la poésie des peuples
Les parfums saisis par l’odorat ont la même valeur que l’arôme saisi par le goût. La parfumerie, elle aussi, est une sorte d’art, qui d’ailleurs reste bien au-dessous de la nature même. Le principal reproche qu’on a adressé au goût et à l’odorat est le suivant : dans les impressions que ces sens nous donnent, l’intelligence ne peut saisir et distinguer le groupement des perceptions élémentaires ; une odeur ne se résout pas pour la pensée, comme un accord musical, en une série de notes distinctes, et d’autre part on peut difficilement combiner ou graduer les odeurs sans les confondre : ce sont les sensations où l’entendement peut le moins s’exercer et d’où ne peut jamais sortir une perception de forme. Sans doute, mais la perception de forme et de contour est si peu nécessaire à l’émotion esthétique qu’elle ne s’acquiert souvent qu’à la longue : pour un auditeur inexpérimenté les accords symphoniques les plus complexes restent indistincts et ne sont saisis que comme une seule note ; de même, pour quelqu’un qui n’a jamais regardé de tableau, la riche gamme de couleurs d’un Delacroix ne produira qu’une impression simple et confuse. Cependant, tous deux pourront goûter un charme esthétique dans cette symphonie de sons ou de couleurs où leur sensibilité non exercée ne saisit encore qu’un Un professeur me racontait qu’un jour, en ouvrant un vieux dictionnaire, l’odeur toute particulière de papier jauni qui s’en exhala suffit à évoquer devant lui sa jeunesse passée sur les livres, ses innombrables veillées occupées à tourner les feuillets ; puis, l’image s’agrandissant, il revit son collège, sa maison, ses parents, un âge entier de sa vie, et tout cela enveloppé en quelque sorte de cette odeur âcre des livres, dans laquelle il respirait son passé même. Si nous avions un odorat aussi aiguisé que celui du chien par exemple, il est probable que les odeurs entreraient comme élément nécessaire dans toutes nos émotions esthétiques, jusque dans nos jugements sympathiques (car un chien éprouve de la répulsion ou de l’attraction pour les gens suivant leur odeur, comme nous suivant l’expression de la physionomie).« A-t-on jamais dit : une belle odeur ? »
demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Italie sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers »
, si souvent chantée par V. Hugo, les landes sans l’odeur excitante des forêts de pins
Je viens d’ouvrir un volume d’Alfred de Musset ; j’y trouve le mot comment substituer à D’intéressantes recherches de M. Sully-Prudhomme confirment ces observations (publiées déjà par nous dans la beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisants : l’œil n’est pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odoratléger employé trois fois en quelques vers, ainsi que frais et mou. « La
, dit Hugo. Dans ce vers de Shelley :douce strophe du poète »Our sweetest songs are those that tell of saddest thoughtsweetRevue des Deux-Mondes, août 1881). M. Sully-Prudhomme a dressé un tableau synoptique des qualificatifs communs aux perceptions sensibles et aux états moraux : dans cette liste, c’est de tous les sens celui du toucher qui fournit le plus d’épithètes expressives, applicables aux états moraux ; ce sens en donne une cinquantaine ; les saveurs et les sensations de température en fournissent une trentaine qui comptent parmi les plus expressives de toutes (L’Expression dans les beaux-arts, p. 80).Volvox globator
En outre, les sensations de la vue, qui sont de toutes les plus représentatives, acquièrent une nouvelle profondeur par les associations d’idées sans nombre dont elles sont devenues le centre. Autour d’elles se groupent des fragments entiers de notre existence : elles sont la vie en raccourci. Pour l’être doué du sens de la vue, le souvenir est une série de tableaux, c’est-à-dire d’images et de couleurs ; ces images se tiennent et s’appellent l’une l’autre. Regardez une rose dans un vase ; aussitôt il vous viendra à l’esprit, comme par une bouffée soudaine, le souvenir indistinct de toutes les sensations, de tous les sentiments liés d’habitude à la vue d’une rose : vous vous représenterez un jardin, des bosquets, une promenade, peut-être une promenade à deux, peut-être une main cueillant la fleur pour vous l’offrir, peut-être un corsage dont elle pourrait être la parure. Une simple couleur est déjà expressive. Ce n’est pas sans raison que les rhapsodes qui chantaient l’Iliade s’habillaient de rouge en souvenir des batailles sanglantes décrites par le poète ; au contraire, ceux qui déclamaient l’Odyssée portaient des tuniques bleues, couleur plus pacifique, symbole de la mer où erra si longtemps Ulysse. Qui pourrait se représenter, fait observer M. Fechner, Méphistophélès, cet habitant du feu éternel, vêtu d’azur, la couleur du ciel, ou un berger d’idylle drapé dans un manteau rouge ? Entre les perceptions de la vue et les pensées, il existe une secrète
L’ouïe, qui a donné naissance aux arts les plus élevés (la poésie, la musique, l’éloquence), doit ses plus hautes qualités esthétiques à cette circonstance que le son, étant le meilleur moyen de communication entre les êtres vivants, a acquis ainsi une sorte de valeur sociale. Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances esthétiques de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivants. Aussi ce qu’il y a pour l’oreille d’esthétique par excellence, c’est l’ On voit combien est controuvée cette théorie de Μ. E. Hanslick, d’après laquelle la musique serait essentiellement « inexpressive », et aussi cette affirmation étrange de M. Fechner lui-même, selon laquelle la musique ne serait pas susceptible d’éveiller des associations d’idées. Remarquons d’ailleurs qu’on ne peut ramener tout à fait le plaisir de l’ouïe, pas plus que celui de la vue, au jeu indifférent d’un organe particulier. Les vibrations sonores peuvent être perçues par le corps tout entier, et indépendamment de l’ouïe doivent offrir déjà quelque chose de plus ou moins esthétique. Un aveugle sourd, qui reconnaît le passage d’une personne à l’ébranlement de l’air ou du plancher, doit pouvoir distinguer un pas léger ou pesant : c’est le germe de l’impression de la grâce.accent, expression directe et vibrante du sentiment. Toute la puissance de l’orateur est dans le ton et l’accent ; c’est là aussi l’élément essentiel de l’art dramatique ; la douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes. La poésie même n’est autre chose, au fond, qu’un ensemble de mots choisis pour pouvoir vibrer davantage à l’oreille et qui contiennent pour ainsi dire en eux-mêmes leur propre accent. — Quant au chant, M. Spencer l’a fort bien montré, il n’est qu’un développement de l’accent ; c’est la voix humaine modulant au contact de la passion. Cicéron avait déjà dit :
. La musique instrumentale, à son tour, n’est qu’un développement de la voix humaine. Au fond de tout son musical qui plaît se retrouve sans doute quelque chose d’humain : les sons durs et rauques nous rappellent le son de la voix en colère, les Accentus, cantus obscurior
Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? — C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré, et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.
Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois moments : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce que nous appellerons avec M. Spencer un choc léger ou violent ; il distingue plus ou moins vaguement l’intensité et la qualité spécifique de l’impression, mais rien de plus ; nous ne confondons pas une sensation faible avec une forte, ou une sensation de son avec une sensation de couleur, mais à ce premier moment nous savons à peine encore si la sensation sera douloureuse ou agréable : par exemple, un instrument tranchant qui pénètre dans les chairs ne produit tout d’abord qu’une vive sensation de Revue philosophique, 1877, p. 475).tonalité, devenu classique. On distingue la peine du plaisir comme on distingue le ton mineur du ton majeur, où les relations et les intervalles ne sont plus les mêmes. Enfin, lorsque la sensation de douleur ou de plaisir ne s’éteint pas immédiatement pour laisser place, soit à une action indifférente, soit à une autre sensation, il survient un troisième moment, appelé par l’école anglaise la diffusion nerveuse : la sensation, s’élargissant comme une onde, excite sympathiquement tout le système nerveux, éveille par association ou suggestion une foule de sentiments et de pensées complémentaires, en un mot envahit la conscience entière. À cet instant la sensation, qui ne semblait d’abord qu’agréable ou désagréable, tend à devenir esthétique ou antiesthétique. L’émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, dans une sorte de résonance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentiments. L’émotion esthétique timbre. Puisque les Allemands ont déjà appelé tonalité le caractère agréable ou désagréable de la sensation, on nous permettra d’appeler timbre la combinaison esthétique des plaisirs, les uns dominants, les autres éveillés par association, parfois mêlés de quelques douleurs ou tristesses confuses, comme de dissonances propres à relever l’harmonie de l’ensemble. C’est surtout dans ce timbre de la sensation que, selon nous, il faut placer le beau.
Si ces considérations sont vraies, nous pourrons établir les lois suivantes : 1º quand une sensation vivement agréable n’est pas esthétique, c’est que l’intensité locale de cette sensation est de nature à en entraver l’extension, la diffusion dans le système cérébral, d’où il suit que la satisfaction, à la fois sensible et intellectuelle, c’est-à-dire la satisfaction esthétique ; 3º le temps nécessaire à la diffusion nerveuse dans le cerveau et au retentissement dans la conscience explique pourquoi la perception du caractère esthétique n’est pas toujours immédiate ; le jugement Ceci est beau, doit en moyenne demander plus de temps que le jugement : Ceci est agréable ; ce dernier même exige plus de temps que la perception brute, qui demande en moyenne pour l’ouïe, 0″, 15, pour le tact, 0″, 20, pour la vue, 0″, 21. Le jugement esthétique ne devient presque immédiat que par l’accumulation des expériences chez l’individu ou chez la race« Si on peut en croire une expérience personnelle, ce n’est pas la première chute d’eau qui charme le plus. Le Niagara même, vu dans la première jeunesse, ne produit guère une aussi forte impression que la petite cascade de Swallow-Fall, à Bettws-y-Coed. »
(Mind
Il résulte de ce qui précède qu’en fait d’émotion, rien de ce qui est superficiel et partiel, rien de ce qui toucherait un organe spécial sans retentir jusqu’au fond même de l’être, ne mériterait vraiment le nom de beau. La théorie qui tend à identifier le plaisir du beau et le plaisir du jeu, malgré les éléments vrais qu’elle renferme, est donc dans sa direction même opposée à la vérité. Le propre du jeu, en effet, c’est de n’intéresser à lui que l’organe ou la faculté « Les Grecs, les interprètes les plus éminents de l’art, dit-il, transportaient dans l’Olympe ce qui devait être réalisé sur la terre… Ils affranchissaient leurs divinités bienheureuses des chaînes de tout devoir, de toute fin à atteindre, de tout souci, et faisaient du
Cette théorie est celle du quiétisme dans l’art ; en voulant élever ainsi l’art au-dessus de la vie, au-dessus de la sphère de l’action et du désir, Schiller le rabaisse réellement au-dessous ; la prétendue liberté de ses dieux artistes et épicuriens, jouant sérieusement avec des apparences, ne vaut pas la dépendance où nous sommes par rapport aux émotions réelles et passionnées, aux souffrances ou aux joies de l’existence dans le temps. La comédie ne vaut pas la vie.loisir et de l’indifférence le lot digne d’envie de la condition divine : ce qui n’était qu’une expression tout humaine pour désigner l’existence la plus libre et la plus sublime… Ils effaçaient des traits de leur idéal et l’inclination et toute trace de volonté… Chez leurs dieux il n’est point de force luttant contre des forces, nul côté faible qui livre passage à la vie du temps. »
Loin d’être, comme le voulait Schiller, un signe nécessaire de supériorité, le jeu est le mouvement qui se rapproche le plus de la simple action réflexe ou instinctive, et, d’autre part, tout jeu, tout exercice facile et rapide d’un organe déterminé tend par l’habitude à se transformer en action réflexe. On connaît l’histoire de ce violoniste qui jouait dilettanti eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressaillir la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est son contraire même. Les émotions vraiment esthétiques sont celles qui nous possèdent tout entiers, celles qui, en nous faisant battre le cœur avec plus de force, peuvent précipiter ou ralentir le cours du sang dans tout notre être, augmenter l’intensité même de notre vie. Beethoven, en écrivant sa symphonie héroïque qu’il voulait dédier à Bonaparte, pouvait être aussi envahi et troublé par l’émotion esthétique que Bonaparte lui-même l’avait été par l’émotion de livrer telle ou telle bataille. Le véritable artiste se reconnaît à ce que le beau le touche, l’ébranle aussi profondément, plus peut-être que les réalités de la vie ; pour lui, c’est la réalité même.
La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait à des conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes nécessaire à la vie ; 2º ce qui est utile à la vie ; 3º elle exclut même en général tout objet réel de désir et de possession pour se réduire au simple exercice, au simple jeu de notre activité. Selon nous, au contraire, le beau, se ramenant en somme à la pleine conscience de la vie même, ne saurait exclure l’idée de ce qui est nécessaire à la vie ; la première manifestation du sentiment esthétique, c’est le besoin satisfait, la vie reprenant son équilibre, la renaissance de l’harmonie intérieure, et c’est là ce qui fait la beauté élémentaire des sensations. De même, le beau, loin d’exclure ce qui est utile, présuppose l’idée d’une volonté accommodant spontanément les moyens aux fins, d’une activité cherchant à dépenser le minimum de force pour atteindre un but. De là résulte la beauté des mouvements. Pour être beau, un ensemble de mouvements a besoin qu’on lui reconnaisse une certaine direction dominante ; il faut donc qu’il soit d’abord l’expression de la vie, ensuite d’une vie intelligente et consciente Enfin le beau, loin d’exclure l’idée du désirable, s’identifie au fond avec cette idée. Beau et bon ne font qu’un, et cette unité, visible dans nos sentiments, se laisse pressentir dans les mouvements ou dans les sensations. Le beau, au lieu de rester quelque chose d’extérieur à l’être et de semblable à une plante parasite, nous apparaît ainsi comme l’épanouissement de l’être même et la fleur de la vie.
Les grandes émotions esthétiques sont en général très sensations les plus profondes de l’être, d’autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l’esprit. En d’autres termes, l’art devra intéresser indistinctement à l’émotion toutes les parties de nous-mêmes, les inférieures comme les supérieures. Il sera donc à la fois très matériel, très réaliste, et en même temps il fera la part la plus large aux sentiments et aux idées. Ce qui, dans l’art, est superficiel et blâmable, c’est le jeu de l’imagination pour l’imagination même, c’est-à-dire la succession d’images indifférentes, ne pouvant se traduire en sensations douloureuses ou agréables, ni en idées et en sentiments. Une pure fiction n’est pardonnable dans l’art que si elle est un symbole intellectuel ou moral, si par ce côté elle est réelle et fait penser ou sentir : mais rien de moins esthétique que le frivole. L’arabesque, au lieu d’être le principe générateur du dessin, de la poésie et de la musique, en est l’avortement. Quant à ce qu’on appelle la couleur en poésie et en littérature, c’est tout le contraire d’un assemblage de nuances provoquant un jeu indifférent de la vue, et les peintres en littérature, comme Th. Gautier et son école, qui prétendent avoir une palette au lieu d’une couleur est extraordinaire et où cependant il n’y a pas une image empruntée directement au sens de la vue :
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait… Elle n’avait plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde… Elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.
Pour que la représentation par le poète d’une sensation visuelle, indifférente en elle-même, produise tout son effet sur l’esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit environnée de sensations moins passives, et mêlée à des sentiments moraux. Voici par exemple, en trois vers, un tableau de V. Hugo (Stella) :
Je m’étais endormi la nuit près de la grève. Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve, J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Nous pourrions faire des remarques analogues sur cet autre passage de Flaubert où les représentations, empruntées à tous les sens et qui forment paysage, ne sont que l’expression et comme le « La nuit douce s’étalait autour d’eux… Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. » On remarquera que les images empruntées à la vue perdent leur indifférence dans ce passage, à cause du sentiment qui s’y attache : les ombres des saules telles que le romancier nous les montre, immobiles et démesurées, nous produisent aussitôt une impression plus morale encore que sensible : elles deviennent, comme il l’a voulu, un symbole de tristesse et finissent par s’étendre sur notre âme même.sensation vitale de la brise fraîche, cette action d’ouvrir les yeux en secouant le rêve ; le paysage lui-même se brouillera ; on ne verra plus l’étoile. C’est qu’en réalité on ne la voit pas seulement avec l’œil, tous les sens excités à la fois contribuent à la formation du tableau. Bien plus, un sentiment moral, une idée vient en hâte s’ajouter à l’image sensible : on pressent que, par cette clarté matinale de l’étoile, le poète entend autre chose qu’une simple lueur matérielle ; on entrevoit le symbole et la légende sous la réalité ; l’intelligence même aide alors l’imagination, et nous nous mettons pour ainsi dire tout entiers dans cette vision de l’astre dissipant la nuit et resplendissant « au fond du ciel lointain
.renforcement du sentiment même, de telle sorte que le tableau, vu sous un certain angle, est tout sensible, et, regardé à un autre point de vue, est tout moral :
Tandis que l’art s’efforce ainsi de donner toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer une fin analogue. Puisque, croyons-nous, rien ne sépare le beau et l’agréable qu’une simple différence de degré et d’étendue, voici ce qui tend à se produire et se produira toujours davantage dans l’évolution humaine La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès,
« Honnie soit la mémoire de Newton ! »
Les assistants furent assez étonnés, et Wordsworth, avant de boire, demanda une explication. Keats répondit : « Parce qu’il a détruit la poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme. »
Et l’on but « à la confusion de Newton »
. — La poésie des choses est-elle donc réellement détruite par leur connaissance scientifique ? Toute poésie ressemble-t-elle en effet à ce voile multicolore et léger qui flotte entre terre et ciel, à cette écharpe brodée par la lumière, que les anciens avaient divinisée et dont Newton mit à nu la trame toute géométrique et terrestre ? Dès le dix-septième siècle, Pascal disait ne pas faire de différence entre le métier de poète et celui de « brodeur ». Cette définition, assez méprisante dans la pensée de Pascal, fut exagérée encore par Montesquieu : « Les poètes, dit-il, ont pour métier d’accabler la raison et la nature sous les agréments, comme on ensevelissait
Ces paroles, qui révoltaient Voltaire comme des crimes de « lèse-poésie », et auxquelles pourtant on n’attribuait pas plus d’importance alors qu’à des boutades, paraîtraient aujourd’hui à un grand nombre de savants et de penseurs l’expression exacte d’une vérité. La poésie, qui avait pour elle, au dix-septième et au dix-huitième siècle, la majorité des « honnêtes gens », n’aura bientôt plus, nous dit-on, que la minorité. La science est la grande obsession de notre siècle ; nous lui rendons tous, quelquefois sans en avoir bien conscience, un certain culte au fond de l’âme, et nous ne pouvons nous retenir de quelque dédain à l’égard de la poésie. M. Spencer compare la science à l’humble Cendrillon, restée si longtemps au coin du foyer pendant que ses sœurs orgueilleuses étalaient leurs « oripeaux » aux yeux de tous : aujourd’hui Cendrillon prend sa revanche ; « un jour la science, proclamée la meilleure et la plus belle, régnera en souveraine »
. — « Il viendra un temps, dit à son tour M. Renan, où le grand artiste sera une chose vieillie, presque inutile ; le savant, au contraire, vaudra toujours de plus en plus. »
M. Renan regrette quelque part de n’avoir pas été lui-même un savant, au lieu d’être une sorte de dilettante de l’érudition. Qui sait si, renaissant aujourd’hui, un Goethe n’aimerait pas mieux se consacrer tout entier aux sciences naturelles ? si un Voltaire ne s’appliquerait pas plus qu’autrefois aux mathématiques, dans lesquelles il a déjà autrefois montré sa force ? si un Shakespeare, ce grand psychologue, cet esprit de tempérament si scientifique sous son imagination puissante, ne « qu’un soir de durée au cœur des amoureux »
; les toiles des peintres s’usent, et, dans quelques centaines d’années, Raphaël ne sera plus qu’un nom ; les statues et les monuments tombent eu poussière : seule, semble-t-il, l’idée dure, et celui qui a ajouté une idée au lot de l’esprit humain peut vivre par elle aussi longtemps que l’humanité même. Faut-il donc croire que l’imagination et le sentiment ne sont point vivaces comme l’idée, et que l’art finira par céder la place à la science ? Il y a là un nouveau problème digne d’attention, puisqu’il touche en somme à la destinée même du génie humain et à ses transformations dans l’avenir.
L’art, pour arriver à son plein développement, exige autour de l’artiste comme chez l’artiste même un culte de la beauté dont le peuple grec nous a donné l’exemple. Les Grecs — M. Taine aime à le répéter — avaient pour la pureté de la forme, pour la proportion harmonieuse des membres, pour les belles nudités un amour poussé jusqu’à l’adoration ; la beauté offrait à leurs yeux un caractère sacré, et Sophocle, encore éphèbe, avant de chanter en public un hymne aux dieux de la Grèce vainqueurs à Salamine, jetait bas ses vêtements devant l’autel. Ce culte de la beauté se retrouve à la Renaissance, au moment de la grande éclosion de tous les arts en Italie : un membre, un muscle, « Tu auras du plaisir à dessiner les vertèbres, ajoute-t-il, car elles sont magnifiques ; tu dessineras alors l’os qui est placé entre les deux hanches, il est très beau. »
« le plus charmant de tous les arts »
, subsiste sans doute et subsistera longtemps encore chez la femme, mais elle tend souvent à dévier de son but, qui est de faire ressortir la beauté des membres : on a peur de montrer même ses mains ! Les femmes, qui devraient plus que d’autres tenir à conserver des formes pures et correctes, entravent de mille manières le développement de leur corps et la circulation de leur sang. Aussi n’est-ce pas seulement le culte antique de la beauté, mais la « La beauté, dit M. Renan, disparaîtra presque à l’avènement de la science. »
En fait, les statistiques constatent une diminution de la taille, une augmentation des infirmités et des maladies. Le corps humain est un instrument auquel nous demandons avant tout d’accomplir avec précision l’ouvrage particulier auquel le destine la division croissante du travail : s’il se déforme, peu importe ; l’industrie, les grands ateliers, le simple bureau de l’employé penché sur sa table, les salons où la femme du monde va dépenser le peu de force que lui laisse son sang appauvri, toutes ces servitudes ou ces jouissances de la vie moderne ont pour effet la décadence physique de la race et l’altération des formes. Ajoutez-y encore l’effort de la science pour conserver les malades et les infirmes, pour les aider à se reproduire ; la conscription, qui prend les hommes robustes en laissant chez eux les faibles ; l’agglomération des villes, qui épuise et flétrit si vite les générations : — vous en viendrez à comprendre qu’une sorte de sélection à rebours pourrait produire l’infirmité et la laideur. L’organe actif par excellence est et sera de plus en plus le cerveau ; c’est donc lui qui attire à soi toutes les puissances de l’être. Selon certains anthropologistes, le système nerveux de l’homme civilisé est plus vaste de trente pour cent que celui du sauvage ; il ira s’accroissant encore, et cela aux dépens du système musculaire. On peut donc poser la loi physiologique suivante Rêve de d’Alembert.
À ces spéculations, nécessairement hasardeuses, sur l’avenir de l’humanité, une première réponse se présente : un être comme celui que Diderot et M. Renan imaginent est physiquement impossible ; la race en disparaîtrait au profit d’une autre mieux équilibrée. En outre, si vous attribuez au cerveau humain dans l’avenir un développement aussi miraculeux, vous devez logiquement lui supposer assez d’intelligence pour s’apercevoir à temps de la décadence qui menacerait le reste du corps. La grande anomalie de notre époque, c’est que la science, qui envahit l’instruction, n’a pas encore réglé pratiquement l’éducation tout entière ; mais le propre de la science est de guérir les blessures qu’elle a faites elle-même : elle le peut par une éducation mieux réglée, par une meilleure entente de l’hygiène et de la gymnastique, en un mot par une application plus méthodique des lois qui règlent le développement harmonieux des organes. Mettons cependant les choses au pis ; même dans ce cas, l’avenir de la beauté et de l’art serait-il absolument compromis, comme l’affirme M. Renan, comme semble le craindre M. Taine regrettant les superbes et tranquilles Vénus, « fortes comme des chevaux »
? plastique et « l’efflorescence de la chair » ; peut-être cependant la beauté suprême et vraiment poétique est-elle surtout dans l’expression et le mouvement. Pour un moderne, ce qu’il y a de plus beau dans l’homme, c’est encore le visage. Or le visage, par le développement du système nerveux, de l’intelligence et de la moralité, tend à devenir plus expressif« et, dans le fond des yeux, l’infini des pensées »
. Le corps fût-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géants charnus de Rubens, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme ? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque ; moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’intellectualiser pour ainsi dire ; il en est de même de l’art.. Si c’est surtout par l’expression que peuvent vivre l’art moderne et la poésie, si la tête et la pensée prennent déjà dans les œuvres de notre époque une importance croissante ; si le mouvement, signe visible de la pensée, finit par y animer tout, comme chez les Michel-Ange, les Puget et les Rude, l’art, pour s’être transformé, sera-t-il détruit ? On pourrait dire, en empruntant à la science contemporaine sa terminologie, que les anciens ont connu surtout la « statique » de l’art ; il reste à l’art moderne, avec le mouvement et l’expression, ce que nous appellerons la « dynamique » de l’art. Suivant dans son progrès l’évolution même de la beauté humaine, l’art tend à remonter, en une certaine mesure, des membres au front et au cerveau.
« auxquels l’avenir ne promet pas l’aliment dont ils ont besoin »
. « Le règne de la sculpture est fini, dit M. Renan, le jour où l’on cesse d’aller à demi-nu. L’épopée disparaît avec l’âge de l’héroïsme individuel ; il n’y a pas d’épopée avec l’artillerie. Chaque art, excepté la musique, est ainsi attaché à un état du passé ; la musique elle-même, qui peut être considérée comme l’art du dix-neuvième siècle, sera un jour faite et parachevée. »
L’art le plus compromis dans les temps modernes est la sculpture, et Victor Cousin avait dit avant M. Renan qu’il ne saurait y avoir de « sculpture moderne » avec les mœurs de nos jours. En admettant que cet art se « Il n’est pas permis au sculpteur, a écrit Ruskin, d’être en défaut soit pour la connaissance, soit pour l’expression du détail anatomique. Seulement, ce qui pour l’anatomiste est la fin, est pour le sculpteur le moyen… Le
La détail n’est pas pour lui une simple matière de curiosité ou un sujet de recherche, mais l’élément dernier de l’expression et de la grâce. »plastique et la science ne s’excluent donc point. Quant au changement des mœurs, qui ne date pas d’hier, il n’a point entraîné et n’entraînera pas, sans doute, la disparition de la statuaire. On ne refera point la Vénus de Milo ou l’Hermès de Praxitèle ; mais qui sait si le statuaire ne deviendra pas capable de fixer dans la pierre des idées, des sentiments poétiques que les Grecs, avec toute la perfection plastique à laquelle ils étaient arrivés, n’auraient pu rendre ni peut-être concevoir ? Praxitèle n’eût pas imaginé la Nuit ou l’Aurore de
La peinture a plus de chances encore de durée et même de progrès. La couleur est une chose éternelle. Nul Newton, en expliquant la courbe aérienne de l’arc-en-ciel, ne pourra la briser ni la faire évanouir. Le sentiment de la couleur n’a même fait que croître depuis l’antiquité. Les Grecs, on le sait, ne possédaient pas de mots précis pour désigner une foule de teintes ; sans tomber à ce sujet dans les paradoxes de certains physiologistes comme H. Magnus, on peut cependant admettre qu’ils n’avaient pas de la couleur un sentiment aussi fort que nos Titien et nos Delacroix. L’humanité semble devenue de plus en plus sensible à la langue des nuances, à tous les jeux de la lumière ; il y a là une voie qui reste ouverte pour l’art.
De même, la langue des sons est inépuisable. Prétendre avec M. Renan que la musique, qui date de deux ou trois siècles, sera bientôt une chose faite, c’est comme si l’on avait affirmé que la peinture était finie et « parachevée » avec Apelle et Protogène. On croyait aussi la poésie épuisée vers l’an 1820. L’idée mélodique répond toujours à un certain état intellectuel et moral de l’homme, qui change avec les siècles ; elle changera donc et pourra faire de nouveaux progrès avec l’homme même. Certains
Quant à la poésie, selon le rêve de Strauss elle constituerait, avec la musique, la religion de l’avenir. M. Renan, au contraire, désespère de sa vitalité ; il s’appuie sur ce que la poésie grecque est morte, l’épopée morte, la tragédie morte : la science, en inventant la poudre, les canons et les fusils à aiguille, nous a enlevé les Homère et les Virgile de l’avenir. — Peut-être, mais d’autres génies sont nés et peuvent naître, qui n’ont guère de commune mesure avec ceux du passé. Si l’on nous donnait à choisir entre Shakespeare et Virgile, il serait permis d’hésiter. La poésie lyrique a de nos jours remplacé l’épopée ; faut-il s’en affliger outre mesure ? L’épopée classique ne pouvait vivre sans le merveilleux ; le merveilleux se réduit à quelque chose d’impossible et de faux en soi ; même au point de vue purement esthétique, est-il probable que l’épopée constitue le « genre » suprême de beauté ? Si nos canons n’avaient jamais tué qu’elle, ils seraient plus innocents qu’ils ne le sont. Au reste, nous avons eu, même de nos jours et malgré nos canons, des équivalents modernes de l’épopée, comme La Légende des siècles. La tragédie grecque avec ses « poètes et peintres »
, tandis que les langues trop abstraites des modernes réduiront l’artiste à des « études d’archéologie »
; nous répondrons qu’en fait, les plus grands coloristes n’ont pas été les anciens, mais les modernes« visionnaires surmenés »
. — Nous répondrons que de tout temps les grands artistes ont été portés à abuser de leur imagination ; celle-ci, en vertu de la loi de « balancement organique », se développe alors d’une manière presque monstrueuse aux dépens des autres facultés : les Isaïe, les Dante étaient aussi des tempéraments mal équilibrés, ils avaient la fièvre et souffraient. Leur mal ne tenait point à leur langue ni à leur époque, mais à leur génie même.« haut en couleur »
, et que c’est la faute de la langue française ? D’ailleurs le style fleuri, auquel les langues du Midi semblent plus propres, ne doit pas être confondu avec le style poétique. Le vrai coloris ne vient pas des images qui se trouvent déjà toutes faites dans la langue et qui, fanées par l’usage, sont
Une dernière objection à l’avenir de l’art a été suggérée par l’histoire : c’est celle qu’on a tirée des faits politiques et économiques dont notre siècle est témoin. Les masses étant appelées à toutes les jouissances de l’art et devenant aujourd’hui les véritables juges du beau, l’art même ne tendra-t-il pas à s’abaisser pour se mettre au niveau de la foule ? On ne vulgarise pas le beau. L’art, selon M. Renan, ne pouvant rester le partage d’une petite élite aristocratique, ne sera pas. Même doctrine dans M. Scherer. « L’art est condamné, dit aussi M. de Hartmann, à n’être pour l’âge mûr de l’humanité que ce que sont le soir, pour les petits boursiers de Berlin, les farces des théâtres de notre capitale. »
Dans les raisonnements de ce genre, on oublie trop que le peuple a eu de tout temps comme de nos jours son art inférieur à lui, ses « farces », ses contes qui le charmaient à l’égal de certains romans contemporains. Parce que le peuple moderne aime ses théâtres plus ou moins grossiers, ses chansons gauloises, sa musique aux refrains sautillants, ses romans de cour d’assises, on dit que l’art s’abaisse ; au contraire, de la farce au vaudeville, il y a quelque progrès ; les paroles et la musique d’opérette sont encore Le Misanthrope ; mais n’était-ce pas déjà une belle chose que de voir les habitants de Pézenas écouter Molière ? En notre siècle, une sorte de « division du travail » se fait parmi les artistes comme parmi les savants ; il y a un art pratique et productif, une science usuelle et terre à terre, qui n’empêchent point le grand art désintéressé ni la haute spéculation scientifique ; de même qu’il existe des ingénieurs pour les manufactures de tabac, il y a des dramaturges, des romanciers, des chansonniers qui écrivent pour les yeux et les oreilles populaires. La loi économique de l’offre et de la demande règle la production artistique comme toutes les autres ; seulement les demandes changent suivant le milieu d’où elles partent. D’un groupe du public littéraire à un autre groupe, il y a parfois autant de différence qu’entre un siècle et un autre siècle : chacun d’eux a son art, ses talents, ses réputations ; ces groupes ne peuvent guère plus se passer les uns des autres qu’un grand siècle historique ne peut se passer des périodes de fermentation sourde qui l’ont précédé et produit. Loin de blâmer l’existence des arts populaires, on peut s’en réjouir, car c’est précisément ce qui permet à un art plus élevé de se maintenir au-dessus d’eux ; le peuple a toujours eu besoin de passer par ces degrés pour arriver plus haut : ce sont les marches du temple.
Tout d’abord la démocratie peut-elle détruire les conditions organiques et physiologiques du génie chez l’artiste ? peut-elle réduire le nombre de ses circonvolutions cérébrales ou diminuer le poids de son cerveau ? — Cette thèse ne saurait se soutenir sans parti pris : il faudrait alors revenir à l’opinion de ce médecin, ennemi du suffrage universel, qui représentait l’« agitation électorale » comme devant s’étendre à l’esprit même des mères de famille, troubler le lait des nourrices et donner des convulsions aux électeurs encore naissants. Le jour où la démocratie produirait chez
L’artiste demande avant tout, pour travailler et produire, la liberté : il l’a sous un gouvernement démocratique, il ne l’a pas toujours ailleurs, et le despotisme de l’État ou les entraves des castes ont certainement privé l’humanité d’une partie de ses grands hommes. — L’artiste a besoin aussi d’une demi-indépendance par rapport aux nécessités de la vie ; en d’autres termes, il lui faut ce morceau de pain quotidien que Berlioz allait manger, en l’assaisonnant de raisins secs, au pied de la statue de Henri IV : l’artiste pourra d’autant mieux rencontrer ce pain de chaque jour, que les conditions sociales seront moins inégales et que tout travailleur pourra compter sur un salaire. Sans doute, il n’aura point à espérer la modique pension donnée et retirée à Corneille par une main royale, ni l’aumône de 100 francs accordée à Camoëns par Sébastien ; mais aussi il n’aura point à faire l’office de courtisan, ce Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet, de Molière, de tant de grands hommes que le peuple découvrit de prime abord. Une aristocratie, même purement intellectuelle, une société d’élite, une académie est bien souvent portée vers la réaction ; en supposant qu’elle compte les esprits les plus capables de comprendre l’art au point précis où il est arrivé à leur époque, elle ne compte pas toujours ceux qui peuvent le mieux comprendre l’art du lendemain. Au lieu de se plier au goût plus ou moins altéré d’une époque, le génie entreprend de le réformer ; or, le goût d’une époque est
De tout temps le génie a été plus ou moins incompris ; il n’en peut être autrement, puisque la nature même du génie est de se trouver en avant sur la moyenne des intelligences. Pour rencontrer un accueil plus sûr, il lui faudrait attendre la montée de la marée humaine, comme le pêcheur qui aborde au rivage attend, assis sur l’avant de sa barque, la vague qui doit le porter jusque sur le sable, se laisse soulever par elle et d’un bond saute gaiement à terre ; mais le génie est toujours pressé : en plein océan, il crie : « Terre ! » et s’élance pour aborder ; s’il arrive vivant, c’est une grande chance. Que lui importe ? il arrivera toujours ; au besoin il suscitera lui-même le flot qui doit l’apporter mort ou vif. Il faut le reconnaître, les génies et même les talents ont eu le plus souvent trop d’ennemis pour ne pas avoir, par compensation, un petit cercle d’admirateurs enthousiastes. De plus, si on trouve peu d’exemples de génies parfaitement compris de leurs contemporains, on en trouve moins encore de génies méconnus par l’avenir. Les fureteurs d’archives n’ont découvert jusqu’à présent les traces d’aucun génie de premier ordre qui serait passé inaperçu de tous. Le plus grand danger autrefois pour l’artiste ou pour le penseur, c’était de voir son œuvre anéantie par le feu sur place de Grève, privée ainsi de l’avenir, damnée pour ainsi dire à jamais. Rien de tel n’étant à craindre aujourd’hui, l’artiste peut faire bon marché de tout le reste. Le plus grand danger qu’il puisse courir, c’est l’obscurité, c’est de se débattre dans
Sans doute le génie poétique et artistique ne pourra jamais éclater aux yeux avec la violence de certains génies scientifiques. Un marbre sculpté avec un art infini ne peut faire tout de suite autant de bruit dans le monde qu’une nouvelle locomotive apparaissant toute haletante sur les rails ou une nouvelle forme de steamer beuglant dans la tempête. Les découvertes du poète ou de l’artiste sont toujours plus discrètes ; elles se sentent par le dedans plutôt qu’elles ne se touchent du doigt. Cependant elles finissent toujours, comme disait Pascal, par éclater « aux esprits »
. On nous représente la démocratie comme essentiellement « jalouse du génie » ; cette jalousie semble aussi platonique que l’a été bien souvent l’amour des gouvernements aristocratiques. Distinguons du reste entre les génies politiques et les génies de l’art : qui donc, parmi les démocrates les plus exaltés, a jamais eu peur de M. Gounod par exemple ? Qui a jamais voulu rabaisser le mérite littéraire de M. Renan ? Si les démocrates ont hésité à faire de M. Renan un sénateur, ils ont peut-être eu tort ; mais il faut bien convenir qu’ils avaient leurs raisons ; nul ne sait d’ailleurs si M. Renan eût été un bon politique, et lui-même, ce grand douteur, en douterait sans doute tout le premier. Quant aux génies proprement politiques, on s’est toujours défié d’eux, sous tous les régimes. Si la monarchie a eu ses Richelieu et ses Bismarck portés au premier rang, elle a eu aussi ses Turgot honteusement chassés. La démocratie moderne a su elle-même se servir, après tout, des hommes qu’elle a
Reste un dernier argument, tiré des conditions morales que l’art a besoin de rencontrer pour éclore. L’art, nous dit-on, ne peut s’accommoder de cet amour du lucre qui nous envahit aujourd’hui ; l’art est le contraire de l’« américanisme » ; or c’est l’américanisme qui l’emportera : l’industrie tuera l’art. — Cette opposition à outrance qu’on établit entre les préoccupations trop pratiques de la vie et le désintéressement de l’art renferme une part de vérité. L’« américanisme », cette science toute terre à terre, tout industrielle et mercantile, n’est pas seulement l’adversaire de l’art, mais aussi de la vraie science : dans la science, malgré l’importance croissante des applications pratiques, les spéculations théoriques et désintéressées, sont toujours le premier moteur, le ressort de tout progrès. Aussi l’américanisme finirait-il par faire oublier non seulement l’art, mais la science : c’est donc l’ennemi commun. Il se détruirait d’ailleurs lui-même si jamais il triomphait complètement chez un peuple, parce qu’il se transformerait rapidement en routine, abaisserait l’intelligence et entraînerait la perte de la nation qui l’aurait, favorisé à l’excès. Nous devons donc lutter contre les tendances trop exclusivement utilitaires que peut prendre à certains moments l’esprit national, lutter contre l’enseignement trop « primaire » ou « spécial », cette forme mitigée de l’ignorance, maintenir enfin tout ensemble dans l’éducation la part de la science pure et de l’art, deux choses trop élevées pour se contredire. Quant à croire que
En somme, l’histoire nous montre bien que l’art varie et que ses variations correspondent à celles des mœurs, de l’état social, des langues et même des formes politiques ; mais elle est loin de prouver que ces variations impliquent nécessairement une décadence actuelle ou future. Allons plus loin. Quel est le signe caractéristique du progrès pour un être sentant ? C’est de pouvoir, lorsqu’il est arrivé à un état supérieur, éprouver des sensations et des émotions nouvelles, sans cesser d’être encore accessible à ce que contenaient de grand ou de beau ses précédentes émotions. Or, c’est ce qui arrive à l’homme moderne pour les émotions de l’art. Tout en goûtant l’art propre à notre époque et à notre milieu, nous restons capables d’admirer les idées et les œuvres d’un autre âge. Nous pouvons avoir des préférences pour Alfred de Musset ou pour Victor Hugo, pour Beethoven, Chopin ou Berlioz ; nous sommes peut-être plus attirés par eux, ils nous racontent « notre propre rêve », comme disaient les anciens ; n’importe : nous pouvons comprendre aussi Racine, même Boileau, nous admirons « Comme poète, disait Goethe, je suis polythéiste ; comme naturaliste, je suis panthéiste ; comme être moral, déiste ; et j’ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes. »
Progrès, ici, n’est pas destruction. Chaque art, dans un milieu nouveau, ne peut plus revivre comme il a vécu, mais il ne meurt pas pour cela. Les grandes œuvres d’art s’élèvent les unes à côté des autres, comme de hautes cimes, sans jamais pouvoir écraser et recouvrir celles qui se sont dressées les premières.
« représentatives de leurs moteurs »
; un moulin à vent, par exemple, éveille aussitôt l’idée du vent qui doit le mettre en branle, un bateau à voiles de même. Au contraire, la vapeur, l’électricité sont des moteurs mystérieux dissimulés à l’intérieur de nos machines. Peut-être même viendra-t-il un jour où la force de la vapeur sera bien plus despotiquement gouvernée par le mécanicien, grâce à l’invention de quelque nouveau combustible moins volumineux et d’un métal plus résistant ; « alors la machine à vapeur se dépouillera de son énorme appareil extérieur pour se réduire à une forme de petites
. M. Sully-Prudhomme en conclut que nos machines à vapeur actuelles l’emportent autant, au point de vue esthétique, sur les machines de l’avenir que les « magnifiques vaisseaux à voiles d’autrefois »
l’emportent sur « nos laids bateaux à vapeur »
.
Ces considérations très ingénieuses renferment les conclusions les plus précipitées. Ce qui est esthétique dans une machine, ce qui frappe notre imagination, ce n’est guère la façon dont elle représente telle ou telle force de la nature. Nous songeons beaucoup moins qu’on ne pense à l’impulsion du vent, en voyant au loin errer sur la mer la voile blanche et légère d’un bateau ; le mouvement du bateau sera même d’autant plus gracieux qu’il aura l’air plus spontané, qu’il ressemblera mieux au battement d’ailes d’un oiseau, au glissement d’un goéland à la surface des flots. Ce n’est en aucune façon la représentation du vent que nous admirons dans le bateau à voiles, c’est surtout l’apparence de la vie sous sa forme la plus charmante, sous sa forme ailée. De même, un moulin à vent n’est beau qu’en mouvement et dans l’apparence de la vie : au repos et vu de près, c’est une assez laide machine. Un arc qui se détend pour lancer une flèche ne manque pas de grâce : pourquoi ? est-ce parce qu’il représente à nos yeux une force de la nature, l’élasticité ? non, mais parce que son mouvement, qui est le germe du mouvement réflexe, semble un signe et un commencement de vie. Moins une machine est représentative de la force extérieure la fait mouvoir, plus elle a de valeur esthétique. La machine qui ressemblera le
À cette question la réponse ne paraît pas douteuse : l’industrie, qui cherche à éviter toujours davantage les frottements et les dépenses inutiles de la force, cherche par cela même à produire la continuité et l’aisance dans les mouvements de ses machines, c’est-à-dire à les rapprocher du type des êtres vivants. Plus nous irons, plus nos mécanismes paraîtront vivre d’une vie propre et bien coordonnée ; plus le battement de nos balanciers se régularisera pour mieux ressembler à celui des cœurs ; plus la vapeur, l’eau ou l’air circuleront sans soubresaut dans les grandes artères de fer ; plus les mouvements visibles des bras d’acier prendront l’apparence de la spontanéité et de la facilité. En somme l’idéal de l’industrie, étant l’économie de la force, est bien la vie ; car c’est dans la vie que la force est le plus épargnée, c’est là le foyer qui produit le plus en dépensant le moins ; or la vie est l’idéal même de l’art.
S’ensuit-il que, dès maintenant, toutes les machines de l’industrie humaine offrent des types de beauté que puissent reproduire la peinture ou la sculpture ? Non, les œuvres actuelles de l’industrie paraissent vivre, mais à la façon des monstres. Leurs figures mêmes rappellent parfois les premières ébauches tentées par l’imagination de la nature, les mammouths et les plésiosaures. La principale plastique. Mais un grand nombre des machines de l’industrie possèdent déjà au plus haut degré une beauté poétique, parfois une véritable sublimité, qui tient précisément à ce que leur reproche M. Sully-Prudhomme, à ce que les puissances prodigieuses dont elles disposent sont condensées, cachées en leur sein, et se révèlent tout à coup par un apparent miracle. Les forces mécaniques de la nature sont si bien transformées en elles que, lorsqu’elles arrivent au point d’application, elles y aboutissent méconnaissables et éclatent à nos yeux comme une création nouvelle. Une sorte de surnaturel domine ainsi toute notre industrie et en fait la poésie ; cette apparence ne peut qu’augmenter avec le temps et le progrès des mécanismes : la locomotive grossière qu’un ingénieur anglais avait munie de béquilles pour la pousser en avant était grotesque, précisément parce qu’on assistait à chacun de ses efforts et à chaque transmission de la force. L’imperfection mécanique d’une machine est par elle-même une imperfection esthétique. Il ne faut pas voir les ficelles des polichinelles. En somme une locomotive d’aujourd’hui courant sur les rails de fer qu’elle fait trembler, puissante comme la volonté humaine, hardie et légère comme l’espérance, vaut bien les premières ébauches des locomotives routières ; elle vaut même,
Ce qu’il y a de peu esthétique dans les chemins de fer, concédons-le vite, ce sont les travaux de la voie, non pas les grandes constructions (comme les viaducs, comme la gueule sombre des tunnels), mais l’uniforme ligne des remblais grisâtres. L’esthéticien anglais Ruskin a voué une véritable haine aux railways ; le poète Tennyson lui a répondu que l’art peut, comme la nature, recouvrir de ses fleurs les voies même et les talus des chemins de fer. La véritable réponse à faire, c’est que les railways sont un mal nécessaire qui tient plutôt à la nature de l’espace qu’à la faute de l’industrie : la plus belle statue a encore besoin d’un socle, et il faut tendre la toile d’un Raphaël sur un prosaïque châssis. Les railways du mont Cenis ou du Saint-Gothard ont pour compensation la Suisse et l’Italie mises à proximité de Paris ou de Londres. M. Ruskin lui-même connaîtrait-il aussi bien Venise, Rome ou les Alpes, sans ces chemins de fer qu’il maudit en les pratiquant, et qui sont une des conditions du progrès esthétique chez l’homme ? Peut-être un jour les moyens de locomotion deviendront-ils en eux-mêmes poétiques, si le problème de la direction des ballons est enfin résolu et si l’homme peut changer de lieu comme l’oiseau, en planant.
Ce que nous disons de la beauté des locomotives ou des ballons peut s’appliquer à une foule d’autres œuvres de l’industrie. M. Sully-Prudhomme fait cette remarque, que « nos armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres, n’ont pas un aspect plus terrible »
. Il oublie que la
Une beauté du même genre se retrouve dans d’autres machines modernes d’un caractère plus pacifique. L’ancienne pompe à incendie manœuvrée avec les mains ne vaut pas la pompe à vapeur courant dans les rues et lançant sur les flammes un jet d’eau démesuré. Le simple marteau du forgeron n’a pas la sublimité du marteau-pilon, qui ressemble à une montagne mouvante se soulevant d’elle-même, pour retomber sur un incendie. Les bras décharnés de la grue primitive ne valent pas les tentacules énormes de la grue mobile à vapeur, qui tourne sur soi et se penche pour saisir dans le flanc même des vaisseaux les monceaux de blés ou les lourds tonneaux cerclés de fer. Notre télégraphe (qui disparaîtra peut-être un jour sous la terre) dépare quelquefois les champs par ses poteaux raides. Pourtant, dans les forêts de l’Engadine, les fils télégraphiques suspendus au tronc même des arolles, entre deux montagnes, n’ôtent rien à la majesté des vallées au-dessus desquelles ils se courbent en arc.
Enfin nos bateaux à vapeur, tant maltraités par M. Sully-Prudhomme, ont eux-mêmes leur beauté, bien plus leur grâce. Quand on en découvre un de loin, c’est d’abord un point sur la mer ; mais on distingue déjà nettement son panache de fumée, dont l’inclinaison marque sa vitesse, sa lutte contre le vent ; ce petit nuage qui le surmonte est plus Léviathan de Hobbes ; c’est une société humaine personnifiée, qui passe sur la mer, en marche vers des dominations lointaines. On comprend fort bien l’influence morale qu’exerce l’apparition d’une flotte de guerre chez des peuples à demi primitifs. Parfois deux flottes modernes se rencontrent en pleine mer et se saluent pacifiquement : les immenses vaisseaux, lancés à toute vitesse les uns vers les autres, se ralentissent, se détournent par une courbe arrondie, puis tout d’un coup s’enveloppent de fumée et d’éclairs, échangent gaiement leurs effroyables saluts. Là encore on a une personnification, sous une forme étrange, non plus seulement des forces de la nature, mais des forces sociales unifiées, disciplinées, dirigées par un pouvoir
imagination, instinct créateur et sentiment. C’est à la psychologie qu’il faut demander cette fois la solution du problème.
D’abord, selon certains savants et philosophes, le développement de l’esprit scientifique arrêtera celui de l’imagination poétique. Le règne de la science, succédant à celui des légendes et des religions, engendrerait, à en croire M. de Hartmann, le règne de la « platitude ». Lucrèce, en célébrant le triomphe de la science sur les croyances superstitieuses, célébrait en même temps son triomphe sur la poésie. Sans mystère point de vraie poésie, aiment à répéter les Allemands avec Schilling, Strauss et Wagner ; sans superstition, point de vraie poésie, ajoutait Goethe. Et, en effet, « Je cherche le plaisir, dit Goethe, et dans le plaisir je regrette le désir. »
Alfred de Musset supplie son dieu de briser la voûte des cieux, de soulever les voiles du monde et de se montrer ; si Dieu avait répondu à son appel, est-il sûr que Musset l’eût adoré encore ? Peut-être toute la poésie de l’univers se serait-elle évanouie. Si les cieux ne nous cachaient plus rien, qui les distinguerait de la terre que nous foulons sous nos pieds ? Ce « tourment de l’infini » qui désole certaines âmes leur a donné aussi les jouissances les plus délicates, et peut-être auraient-elles hésité à l’échanger contre la science universelle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien la science de nos jours, en analysant les métaux en fusion dans les étoiles, n’a-t-elle pas flétri ces « fleurs des cieux » où les anciens voyaient des êtres divins et immortels ! C’est ainsi, disent les esthéticiens mystiques, que la science fane ce qu’elle touche. M. Renan appelle quelque part la pudeur chrétienne une « charmante équivoque »
; on pourrait dire dans le même sens que toute la poésie mystique de la nature, toute la religion de l’art est aussi une équivoque ; mais ce sont ces équivoques qui font le prix de la vie. La nature n’est belle que voilée, et il faut peut-être se représenter l’art, comme l’amour même, avec un bandeau sur les yeux. Lorsque le beau nous aura révélé son nom, son histoire et tous ses secrets, qui sait si nous ne le verrons pas s’éloigner à « Ose le tromper et rêver »
, disait Schiller ; c’est la devise même de l’art.
Tels sont les arguments qu’on peut apporter en faveur de la poésie du mystère et du mysticisme dans l’art. Selon nous, l’opposition qu’on se plaît à établir ainsi entre l’imagination poétique et la science est plus superficielle que profonde, et la poésie aura toujours sa raison d’être à côté de la science. M. Matthew Arnold a dit, dans son Essai sur Maurice de Guérin : « La poésie comme la science est une interprétation du monde ; mais les interprétations de la science ne nous donneront jamais ce sens intime des choses que nous donnent les interprétations de la poésie, car elles s’adressent à une faculté limitée, non à l’homme entier : voilà pourquoi la poésie ne peut périr. »
Tous les efforts du savant tendent à abstraire des choses qu’il observe sa propre personnalité ; mais, après tout, le cœur humain est une partie maîtresse du monde ; entre lui et les choses doit exister une nécessaire harmonie : le poète, en prenant conscience de cette harmonie, n’est donc pas moins dans le vrai que le savant ; un sentiment vaut autant par lui-même qu’une sensation ou une perception. Ce n’est pas seulement la chose vue qui a une « valeur objective », c’est l’œil même qui voit. Nous ne pouvons pas plus abstraire notre cœur du monde que nous ne pourrions arracher le monde de notre cœur. Tous les théorèmes de l’astronomie n’empêcheront jamais que la vue du ciel infini n’excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel Les Contemplations sur le sort de notre globe et de l’humanité a pour titre un simple point d’interrogation. Y a-t-il des découvertes qui n’aboutissent pas à de nouveaux mystères, et qui ne favorisent ainsi l’essor toujours plus large de l’imagination ? La science, qui commence par l’étonnement, finit aussi par l’étonnement, dit Coleridge, et c’est de l’étonnement que naît la poésie comme la philosophie. Il y aura donc dans la science humaine une suggestion éternelle, conséquemment une poésie éternelle.
Bien plus, le « besoin de mystère et d’inconnu » qu’éprouve l’imagination humaine, si on l’analyse jusqu’au bout, apparaît lui-même comme une forme déguisée du désir de connaître. Nous parlions tout à l’heure du charme propre aux petits chemins, aux bosquets, aux tournants ; mais la principale raison de ce charme, c’est qu’ils nous permettent de faire des découvertes à chaque pas, c’est qu’ils tiennent en haleine la perpétuelle curiosité de l’esprit ; leur poésie ne vient pas uniquement de ce qu’ils nous ferment l’horizon, mais plutôt de ce qu’ils nous en promettent sans cesse un nouveau. De même, si on peut dire que la pudeur est la poésie, de l’amour, on dira, avec non moins de raison, que c’est l’amour qui fait la poésie « bercer au vent de l’inconnu, dans les sublimités de l’ignorance »
. La science peut faire disparaître, sans que la poésie les regrette, les mystères artificiels des religions, qui appliquent leurs symboles même à l’explication de phénomènes purement scientifiques ; mais la science ne détruira jamais le mystère métaphysique, celui qui porte non seulement sur les lois inconnues, mais sur l’essence peut-être inconnaissable de la réalité. C’est ce mystère qui suffira toujours à entretenir dans l’art, au-dessus du beau pur et simple, le sentiment du sublime.
L’obscurité qui prête un caractère mystérieux à certaines œuvres d’art peut tenir à deux causes bien différentes : tantôt au vague de la pensée, — comme il arrive dans Goethe, dans Shelley et dans Byron, — tantôt à la profondeur de la pensée, — et c’est ce qui arrive souvent chez le même Byron, chez Shelley et chez Goethe. — Dans le premier cas, le vague est un défaut, un signe de faiblesse, et ne constitue nullement la grande œuvre d’art ; dans le second cas, la profondeur, malgré l’obscurité du premier coup d’œil, offre une perspective plus ou moins lointaine sur des clartés que la science découvrira un jour. La poésie est elle-même une sorte de science spontanée. Le grand « qui s’étend aussi loin que la voûte des cieux »
. Nous la poursuivons encore aujourd’hui, et nous cherchons à lui faire envelopper la terre. Le savant écrit l’histoire précise et détaillée du monde, le poète en fait pour ainsi dire la légende. Mais la légende elle-même n’en est pas moins un document pour l’histoire, elle est souvent plus vraie et, comme dirait Aristote, plus « philosophique » que l’histoire. L’histoire ne nous fournit que des faits bruts, souvent contestables, tandis que la légende nous fait connaître les sentiments profonds et durables qui dominent ces faits et ont contribué à les produire. Ne retrouve-t-on pas, exprimés dans les légendes des vieux peuples, tout leur caractère personnel, toutes leurs aspirations confuses, en même temps que celles de l’humanité entière ? Dans les périodes de travail et d’élaboration sourde, comme jadis aux Indes, en Grèce, à la Renaissance, c’est chez les poètes qu’il faut chercher le mot de l’avenir, les premières formules vagues et profondes des pensées qui viendront plus tard en pleine lumière. Le poète peut dire de lui ce que disait Héraclite, ce philosophe au génie de poète : « Je suis comme les sibylles, qui parlent par inspiration, et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. »
Certaines paroles d’Héraclite ou de Parménide, en effet,
Pas plus que le mystère et l’ignorance, la superstition ne nous semble indispensable à l’essor de l’imagination poétique, quoi qu’en ait dit Goethe, ce grand superstitieux qui croyait aux présages et voyait l’annonce de Waterloo dans le portrait de Napoléon tombé à terre. « La superstition, écrivait-il, est la poésie de la vie. »
À l’origine, il est vrai, les mythes religieux ont eu leur poésie ; mais c’est qu’ils étaient, après tout, un premier essai d’explication. La superstition, en effet, consiste à placer dans les choses ou derrière les choses des volontés semblables aux nôtres : elle se réduit, comme l’a fait voir Auguste Comte, à une sorte de fétichisme. Les animaux ne sont pas superstitieux, parce qu’ils cherchent peu à comprendre ; l’humanité, au contraire, a voulu se rendre compte des phénomènes qu’elle apercevait, et pour cela s’est comme projetée en eux ; or cette première tentative pour systématiser l’univers avait sa grandeur, même au point de vue scientifique, et elle avait aussi sa poésie. Mais les mythes des anciens âges ne peuvent plus être pris au sérieux dans l’âge de la science. Faut-il le regretter au point de vue de l’art ? — Oui, nous dit-on, car il était plus poétique de placer derrière les objets Satyre brisant l’Olympe. Quand Leibniz replaçait avec respect sur une feuille l’insecte qu’il y avait pris pour l’examiner au microscope, il ne le voyait plus du même œil qu’un ancien eût pu le voir. En cet atome il avait aperçu, comme Pascal dans le ciron, un raccourci de la terre entière, des cieux et des mondes. Toute l’immensité, a dit Victor Hugo, « traverse l’humble fleur du penseur contemplée »
. Cette idée de l’infini, identique à celle du divin, vaut bien le merveilleux classique et les décors fripés de l’Olympe. Si on peut faire un reproche à Victor Hugo, c’est d’avoir encore trop usé du merveilleux dans ses vers, où les fantômes blancs et noirs, les Zénith, les anciens dieux n’ont plus de prêtres ; ce sont des astres qui portent aujourd’hui les noms sacrés de Jupiter ou de Vénus, — des astres que l’homme a découverts et pesés. Mais, faisant pressentir lui-même par une métaphore heureuse toute la poésie de l’astronomie moderne, il s’écrie :
Sous des plafonds fuyans, chasseresse d’étoiles, Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles Et suit de monde en monde un fil sublime...
À cette transformation de l’univers par la science, le poète ne perd rien. M. Spencer, qui a défendu un jour la poésie de la science contre celle des « odes grecques », fait à ce sujet de justes remarques. Pour l’homme de l’antiquité ou pour l’ignorant de nos jours, une goutte d’eau n’est qu’une goutte d’eau : comme elle change aux yeux du savant lorsqu’il pense que, si la force qui réunit ses éléments était tout à coup mise en liberté, elle produirait un éclair ! Un simple tas de neige devient une merveille pour celui qui a examiné au microscope les formes si variées et
Non seulement la science nous inspire par elle-même un sentiment analogue à celui du divin, mais en outre elle ne préjuge rien sur le fond des choses, elle laisse le philosophe ou le poète généraliser dans leurs hypothèses les données certaines qu’elle nous fournit. Si le paganisme nous permettait de retrouver derrière les choses des volontés semblables aux nôtres, au fond la science maintient encore aujourd’hui cette conception. Elle ne supprime que le merveilleux et le miraculeux ; mais elle laisse dans le monde une vie sourde semblable à la nôtre, peut-être une conscience indistincte, peut-être une aspiration vague vers le « identité originaire entre l’homme et la nature »
sentie vaguement par les premiers poètes, et qui fait, selon Goethe, « l’objet même du génie »
; nous voyons se rouvrir plus abondantes les sources primitives de la poésie. Je me rappelle ce passage de la grande épopée hindoue où Rama, enivré d’amour, cherche dans la forêt silencieuse qui l’enveloppe une sorte de vague sympathie avec lui, une communauté de tendresse et d’amour : « Vois cette liane flexible ; elle s’est posée amoureusement sur ce robuste tronc, comme toi, chère Sita, fatiguée, tu laisses ton bras s’appuyer sur mon bras. »
Il y a plus que du symbolisme ici ; le poète hindou a entrevu cette réelle identité de nature entre tous les êtres animés qui permet au savant moderne, comme au brahmane antique, de se retrouver dans la plante et dans l’animal, et qui lui met au cœur une sympathie sans bornes pour la nature, frémissante comme lui-même de vie et de désir. Ainsi, la seule vraie poésie qui existât dans la mythologie ancienne subsiste encore Métamorphoses fabuleuses, plus naïves qu’il ne croyait dans leur froide subtilité.
instinct créateur. Quoi qu’en pensent nos « parnassiens » modernes, le calcul, la patience, la méthode, la bonne volonté sont impuissants à produire une grande œuvre : dans la morale, la bonne volonté est tout, a dit Schopenhauer, dans l’art et surtout dans la poésie, elle n’est rien. Le raisonnement même, en tant qu’il précède la conception de l’œuvre, semble un signe de médiocrité : c’est l’opposé du génie. Schiller écrivait avec profondeur, dans une lettre à Goethe : « Chez moi, le sentiment commence par n’avoir pas d’objet déterminé et précis. Tout d’abord, mon âme est remplie par une sorte de disposition musicale ; l’idée poétique ne vient qu’ensuite. »
L’artiste est hanté par un véritable instinct de production ; il n’est pas absolument libre ni conscient ; il ne suit ce qu’il a voulu « des rapports trop exacts avec un menuisier »
qui ajuste de propos délibéré les pièces d’un meuble. Maintenant, cet instinct spontané, qui semble seul constituer le vrai génie, ne subira-t-il pas de graves altérations lorsque l’homme, sous l’influence de la science, sera devenu un être de plus en plus réfléchi ? Que d’instincts ont ainsi disparu ! Les hommes préhistoriques, selon M. Bagehot, devaient avoir des sentiments et des impulsions que les sauvages actuels n’ont pas ; certains restes d’instincts qui les aidaient dans la lutte pour l’existence se sont effacés à mesure que la raison est venue. Des faits journaliers nous montrent encore cette influence destructive de la raison sur l’instinct. On connaît ces curieux enfants mathématiciens, ces prodiges en arithmétique qui, par une faculté innée, jouent de mémoire avec les sommes les plus effrayantes ; eh bien, ils perdent toujours quelque chose de cette faculté, et même ils la perdent entièrement, si on leur apprend à compter par règles comme les autres hommes. Un nouveau problème se pose donc : faut-il raisonner par analogie de l’instinct au génie poétique et affirmer avec M. Renan que l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’espèce humaine, tombera peu à peu, comme tout le reste, « de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion »
, deviendra une affaire de méthode, de calcul, de science en un mot, et s’effacera, s’évanouira
L’objection est fort spécieuse ; mais nous croyons qu’une loi fixe règle les rapports de la raison et de l’instinct, et nous allons chercher si cette loi menace l’humanité de voir disparaître peu à peu le génie. L’instinct a pour but de satisfaire un besoin de l’être plus ou moins déterminé ; si la raison peut satisfaire ce besoin avec une moindre dépense de force nerveuse et de volonté, elle se substituera nécessairement à l’instinct en vertu du « principe d’économie » qui régit la nature ; mais la raison ne détruit jamais un instinct que dans la mesure où il implique travail et peine et où elle peut le remplacer avec avantage
La science même ne peut se passer du génie. Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche « illuminations intérieures »
, à des sortes d’extases qui le soulevaient au-dessus de lui-même. Un jour, après de longues réflexions sur la force et la matière, il aperçut tout d’un coup, dans une vision poétique, le monde entier « traversé par des lignes de forces »
dont le tremblement sans fin produit la lumière et la chaleur à travers « l’immensité »
. Cette vision instinctive fut la première origine de sa théorie sur l’identité de la force et de la matière. La science, en face de l’inconnu, se comporte donc à beaucoup d’égards comme la poésie et réclame le même instinct créateur. Pour la faire avancer, il faut une puissance d’intelligence intuitive amassée par « vue intérieure »
dont parle Carlyle,
, qui pressent le vrai ou le beau avant d’en avoir la parfaite connaissance. Entendu de cette manière, l’instinct du génie n’est plus que la raison en son principe le plus profond et se retrouve à la source de la science même. Ce n’est donc pas le progrès de la raison et de l’intelligence qui peut le faire disparaître.insight
En fait, le dix-neuvième siècle est le siècle savant par excellence ; cependant ni Laplace, ni Darwin, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Helmholtz n’ont entravé le développement de Byron, de Lamartine, de Victor Hugo ou de Musset. M. Taine, partisan trop exclusif de la théorie des milieux, a consacré presque tout son livre de la Philosophie de l’art à analyser les conditions dans lesquelles l’œuvre des Raphaël et des Rubens a pu se produire ; mais la plus essentielle de ces conditions, après tout, c’était le génie, et le génie peut se retrouver dans les temps et les lieux les plus divers. Pourquoi la Hollande, ce pays assez grossier, où le corps trop nourri disparaît sous de lourds vêtements, où tous les goûts semblent si peu esthétiques, et qui est à l’antipode de la Grèce ou même de l’Italie, pourquoi la Hollande a-t-elle été si féconde en grands peintres ? pourquoi, dans l’ancien duché de Bourgogne, est-ce la Flandre seule qui prit le goût de la peinture, alors que la prospérité commerciale, les fêtes et les pompes étaient les mêmes dans une bonne partie du duché ? Pourquoi l’Espagne, cette nation à la tête étroite et dure, a-t-elle aussi ses grands peintres, et parmi eux un Murillo, — un mystique, à qui les nudités semblent avoir fait peur ? — comment, le génie une fois donné, la peinture italienne ou flamande a été ce qu’elle a été ; mais il ne nous dit pas et ne peut nous dire pourquoi elle a été : ce n’est plus là une question de milieux, mais d’innéité, de penchants héréditaires, créés et développés par une série de causes trop complexes pour être analysées scientifiquement. Ces causes inconnues qui ont agi à un moment donné sur un peuple, puis, plus spécialement sur des individus privilégiés, rien ne peut nous faire prévoir qu’elles cesseront d’agir sur un autre peuple, à d’autres époques, et qu’on ne verra plus, par exemple, de Rubens ni de Vélasquez. De plus, quand les génies naissent, ils sont spécialisés d’avance : ils obéissent à une loi intime qui détermine leur directionEsquisse d’une morale sans obligation ni sanction, l. III.)destins, et de trouver sa forme propre :
.fata viam invenient
sentiment : il faut aimer son idée pour éprouver le besoin de lui donner vie ; or, entre la science et le sentiment, on a encore établi un antagonisme. Stuart Mill lui-même, dans son espèce de confession morale (
« force dissolvante »qui produisit en lui une crise bien connue de désespoir :
« L’analyse tue le sentiment. »À cette crise il ne trouva un remède que dans l’art le plus éloigné de l’analyse réfléchie et de la réalité positive : la musique. Cette troisième opposition entre l’art et la science est-elle donc plus profonde que les autres ?
Ce serait évidemment une erreur de se figurer les sentiments humains, même les plus primitifs, comme invariables à travers les siècles. Ils se transforment lentement, mais d’une façon continue, et M. Taine l’a très bien montré dans sa Philosophie de l’art. Essayons d’établir, ce qu’il conscients et plus réfléchis. M. Renan et M. de Hartmann ont eux-mêmes fait voir comment la conscience tend de nos jours à pénétrer tout de sa lumière. En second lieu, les sentiments ont un objet plus général et plus abstrait ; ils n’ont pas besoin, pour être excités, d’objets extérieurs présents et tangibles ; ils peuvent s’appliquer non seulement à des êtres réels, mais à de pures idées, à de simples possibilités, à des formes, à des lois ; par exemple un peuple entier peut se passionner pour une idée, pour une doctrine philosophique ou politique, pour un système social, à plus forte raison pour un poème, un drame, un roman où la doctrine sera mise en action. Plus nous allons, plus le sentiment, qui n’était d’abord qu’une sorte d’extension de l’action réflexe, devient le prolongement nécessaire de toute pensée forte ; il tend à se fondre avec la pensée, il est la pensée même, vue sous un autre aspect. Notre sensibilité s’intellectualise et ne reste étrangère à aucun progrès notable de la science, car toute haute découverte scientifique a des conséquences philosophiques et finalement morales.
Analysons les sentiments les plus importants, ceux qui se rapportent à la nature, à la divinité, à l’homme : nous verrons quel changement ils ont subi et combien à notre époque ils sont devenus plus rationnels ou plus philosophiques, sans pour cela perdre de leur force et de leur Iliade, disent les esthéticiens anglais Ruskin et Grant Allen, lorsqu’un endroit est mentionné avec une allusion au paysage, c’est généralement parce que cet endroit est « fertile »
, « producteur de chevaux »
ou « riche en blés »
. Les paysages jouent un rôle secondaire dans la poésie grecque et latine, comme dans celle du dix-septième siècle. Ils ressemblent, selon la remarque de M. Shairp (
? Les plantes, les insectes, les oiseaux, tous ces êtres dont l’organisation et la vie, presque inconnues des anciens, nous ont été révélées dans leurs merveilleux détails, ont pris aux yeux du poète moderne la même importance qu’aux yeux du savant : l’univers s’est peuplé pour ainsi dire, non de dieux ou d’entités, mais d’êtres réels pullulant dans ses profondeurs. Chaque flammantia mœnia mundi« J’entends ce que crut entendre Orphée »
, s’écrie V. Hugo. Pour la poésie moderne comme pour la science, les êtres les plus infimes acquièrent de l’importance. V. Hugo s’arrête devant une marguerite des champs pour voir le symbole d’un monde dans sa corolle disposée en rayons autour d’un centre ; il pousse même à l’excès le culte de la vie inférieure : il chante le crapaud, le crabe, la chouette, la chauve-souris ; ses vers, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, marquent toujours une importante évolution dans les sentiments modernes. Michelet, E. Quinet dans la Création, ont fait en prose de véritables épopées de la nature. Nous connaissons et nous connaîtrons de plus en plus les mœurs, les amours, l’histoire mêlée à la nôtre de tous les êtres qui nous entourent, et l’homme ne pourra plus se considérer à part de cette sorte d’humanité inférieure qui l’enveloppe.
Le sentiment du divin, lui aussi, a subi des changements si considérables qu’il est inutile d’insister à cet égard : quelle évolution depuis Homère jusqu’au christianisme ! Il y en a une non moins sensible du dix-septième siècle à nos jours, des vers de Racine père et fils sur le « Dieu caché »
dont le monde révèle « la gloire »
à la prière qui termine l’Espoir en Dieu, ou — pour parler des contemporains — aux doutes de M. Sully-Prudhomme, aux « anathèmes » Horace, fait presque défaut dans les drames et les romans de Victor Hugo, ou bien il se fond alors avec l’amour de la multitude humaine. Plus d’un philosophe cesserait d’aimer le pays où il est né, et plus d’un poète hésiterait à le chanter si, par impossible, sa conservation leur apparaissait comme nuisible à l’humanité entière. Les sentiments de ce genre, quoique s’appliquant à des objets définis et réels, tirent leur justification dernière d’un raisonnement sur l’abstrait. — Même transformation dans les sentiments qui, au lieu de s’adresser à des êtres collectifs comme la patrie, ne se sont d’abord adressés qu’à des individus : telle est la pitié. De nos jours, la pitié est à la fois plus facile à exciter, plus intense et plus générale. Elle n’est pas pour cela moins propre à inspirer la poésie. Chez les poètes grecs, elle avait presque toujours pour objet une personne déterminée : Hector ou Priam, Antigone, Polyxène, Alceste. Un poète moderne procédera autrement : c’est tout une classe, un peuple, une foule pour laquelle il éveillera notre pitié. Déjà, au dix-septième siècle, tendait à se produire cette généralisation du sentiment, « tout couvert de ramée »
que nous représente La Fontaine : nous sentons derrière lui toute une classe d’hommes courbée sous le même fardeau ; bien plus, quand le paysan de La Fontaine, en son style puissant et trivial, nous parle de la « machine ronde »
, nous croyons voir dans le même cercle éternel de souffrance tourner l’humanité entière. C’est ainsi que, avec moins de sobriété, mais autant de poésie, Victor Hugo peut, dans un misérable, nous faire pressentir les innombrables misères de la vie humaine et même de toute vie. Peint-il un cheval frappé par son maître (Melancholia), c’est d’abord une image nette, isolée, aux contours tranchés ; notre pitié s’attache uniquement à ce cheval au poitrail en sang qui « tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête »
, tandis que le fouet tourbillonne sur son front. Puis le poète continue la « mélancolique »
histoire, en se demandant quelle loi livre ainsi « la bête effarée à l’homme ivre »
, et par degrés l’horizon du tableau s’élargit ; dans le pauvre être muet « dont le ventre nu sonne sous les coups de la botte ferrée »
, nous cessons de voir un individu, un cheval déterminé qui monte sur le pavé glissant ; l’image douloureuse a envahi tout le champ visuel, et notre pitié s’adresse à une multitude. De même, si Victor Hugo nous parle du travail des enfants dans les manufactures, il commence par nous montrer une grande usine où « tout est d’airain et de fer, où jamais on ne joue »
; puis, tandis que les machines tournent sans fin dans l’ombre sur la tête innocente des
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ? Qui brise la jeunesse en fleur, qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Nous retrouverions les mêmes procédés inconscients de généralisation chez Gustave Flaubert, ce poète sans le rythme : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude. »
En la vieille paysanne que le romancier veut nous représenter se personnifie et apparaît à nos yeux la foule des hommes écrasés sous la même oppression séculaire. C’est encore une image qui devient une idée générale et philosophique : elle y gagne une beauté supérieure.
L’amour, lui aussi, le plus puissant et le plus concret de tous les sentiments humains, a subi avec les siècles des transformations sans nombre. Il est surtout sensuel dans l’antiquité, même dans la Bible : l’homme alors ne voit guère dans la femme que son sexe et sa beauté. Au moyen âge, il devient mystique : il prend je ne sais quelle douceur et quelle onction religieuses Dans les vers curieux de l’ On voit par ce dialogue comment deux formes opposées d’un même sentiment, l’amour, finissent, en se développant parallèlement, par engendrer deux conceptions différentes du monde et de la vie humaine, l’une matérialiste, l’autre idéaliste.Cantique des cantiques, ce merveilleux chant d’amour, interdit jadis aux Hébreux avant l’âge de trente ans, puis le chapitre sur l’amour de l’Imitation de Jésus-Christ. Dans le poème hébreu, l’ardente passion physique n’est affinée par aucune arrière-pensée de pudeur moderne : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche, … car je suis malade d’amour. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa main droite m’embrasse !… Que tu es belle, au milieu des délices ! Ta taille ressemble au palmier, et tes seins à des grappes. Je me dis : Je monterai sur le palmier, j’en saisirai les rameaux ! »
Cet enivrement d’amour ne peut aller sans la jalousie : aussi le poète ne les sépare-t-il pas et les chante-t-il avec le même enthousiasme : « L’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. »
Dans l’Imitation, nous retrouverons le même mouvement lyrique, bien plus, les mêmes métaphores, comme celles des grandes eaux et de la flamme ; mais toute la portée en est changée : la flamme dont il s’agira n’est plus celle qui brûle et dévore, c’est celle qui, légère, s’échappe vers le ciel dans un élan. « Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête. Il donne tout pour posséder tout… L’amour ne connaît point de mesure, mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts… Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l’appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent ; mais, tel qu’une flamme vive et pénétrante, il s’ouvre un passage à travers tous les obstacles et s’élance vers le ciel… Si quelqu’un aime, il entend ce que dit cette voix. »
Cantique des cantiques, un senti ment tout instinctif, naïf et borné comme ce qui est purement naturel ; la passion moderne, pleine du moderne « tourment de l’infini », déborde en idées philosophiques et métaphysiques ; c’est ce qui en fait l’originalité et la valeur, au point de vue même de l’art. « L’immense espérance » dont parlent nos poètes est, après tout, un espoir métaphysique ; Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité »
; il va jusqu’à la prêter à son don « l’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil »
(Namouna). La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au-delà, c’est que sa croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve »
, une « fiction »
, derrière laquelle on n’entrevoit rien qu’un « être immobile qui regarde mourir »
(Souvenir)Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Schopenhauer :« cette hideuse réalité »
, « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde »
; la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce monde, la seule attestation suprême de l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur »
(Nuit de mai) ; « Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré »
(Tristesse). La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir.
Chez Victor Hugo, le sentiment de l’amour, trop souvent factice, n’atteint aussi toute sa force qu’à condition de prendre, pour ainsi dire, une teinte philosophique. Comme exemple d’un sentiment profond d’amour mêlé au vertige de l’immensité, nous citerons une petite pièce sans titre du Ve livre des Contemplations : « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. »
La fleur dont il s’agit, pâle et sans autre senteur que celle des « glauques goémons »
, croissait aux fentes d’un rocher, sur la crête d’une falaise, au-dessus de l’immense abîme où disparaissent « le nuage et les voiles »
. — « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée »
, reprend le poète, et sa pensée, se tournant vers celle qu’il aime pour revenir encore une fois vers les flots assombris, hésitante entre les deux infinis de l’amour « entrer dans son âme »
avec les frissons de la nuit.
M. Sully-Prudhomme, ce poète malheureusement inégal, développe lui aussi dans ses belles pièces, comme les Chaînes, une conception originale du sentiment de l’amour, et, par cela même, il y introduit une poésie nouvelle. Il voit à peine dans l’amour cette vive ardeur de la passion que les anciens y voyaient seule ; tandis que la plupart des autres poètes ont insisté sur les souffrances cuisantes du désir, il exprime plutôt cette souffrance sourde et profonde de l’attachement que déjà redoutait Pascal ; ce qui le frappe surtout, c’est le lien « frêle et douloureux »
qui retient et peut déchirer. Aussi l’amour humain ne lui apparaît-il plus que comme un effet de l’éternelle solidarité qui unit tout dans l’univers et qui joint l’univers à notre âme. De même que d’un sourire nous faisons la « chaîne de nos yeux »
et d’un baiser celle de notre bouche, ainsi de « longs fils soyeux »
unissent notre cœur aux étoiles, un « trait d’or frémissant »
au soleil, la « douceur du velours »
aux roses que nous touchons. Notre cœur se prend partout où notre intelligence s’applique ; nous nous trouvons ainsi enveloppés dans une sorte de réseau infini d’amour, et c’est avec cet amour même qu’est faite notre douleur, car tout point aimant du cœur est un point sensible et douloureux : la souffrance morale est la
… Je suis le captif des mille êtres que j’aime. Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux, Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.
Cette conception de l’amour se retrouve partout dans M. Sully-Prudhomme :
On a dans l’âme une tendresse Où tremblent toutes les douleurs Et c’est parfois une caresse Qui trouble et fait germer les pleurs.
Nul n’a senti mieux ce qu’il appelle la vanité des tendresses, c’est-à-dire l’impossibilité de retenir ceux qu’on aime, de se donner réellement à tous et de les avoir tous à soi. L’amour ne peut saisir ici-bas son objet ni, lorsqu’il croit l’avoir saisi, le garder : cet objet fuit toujours dans l’inconnu, sans laisser en nous autre chose qu’une blessure. Peut-être l’homme devrait-il, pour moins souffrir, se résoudre à aimer « comme on aime une étoile »
,
Avec le sentiment qu’elle est à l’infini...
En somme, tous les mouvements du cœur, quels qu’ils soient, deviennent à notre époque plus réfléchis et plus, philosophiques ; la poésie qui les exprime subit donc une transformation analogue. Cette intime pénétration de la sensibilité par l’intelligence est l’une des causes principales du progrès moral et esthétique. Ce qui amène en
Faust et dans Schiller (dont les poésies philosophiques, selon Lange, ont une grande profondeur). Le problème métaphysique du mal n’a été posé nulle part avec plus de force que dans le Caïn de Byron, — son chef-d’œuvre peut-être en même temps que son œuvre la plus philosophique. Les vers qui ont illustré Léopardi sont des vers philosophiques. Les plus puissantes visions de la Légende des siècles et des Contemplations, où se trouve mêlé, comme dit Victor Hugo lui-même, Ézéchiel à Spinoza, ont toujours un sens moral, social ou métaphysique, d’où elles ne tirent pas leur moindre valeur. Mais il y a ici des écueils de diverses sortes auxquels les écrivains de la génération présente nous paraissent souvent se
Une première méthode que nous trouvons parmi les artistes contemporains, c’est celle de nos « naturalistes ». Ceux-ci affichent la prétention de chercher comme la science la « vérité exacte », au lieu du mythe et des jeux de l’imagination, et ils croient trouver la vérité dans la réalité brute. Ils prétendent, comme dit le principal d’entre eux, « se passer de l’imagination »
et même du sentiment moral, c’est-à-dire de ce qui fait la poésie, pour s’en tenir à la pure sensation. Les romantiques demandaient autrefois à l’artiste d’avoir, comme disait Th. Gautier, le « sens du pittoresque »
ou de « l’exotique »
; aujourd’hui nos naturalistes lui demandent d’avoir la « sensation du réel ». On ajoute, il est vrai, que cette sensation doit être originale : une sensation originale en présence des choses, tel est, dit lui-même M. Taine, ce qui caractérise le grand artiste. — Mais, demanderons-nous, d’où vient cette originalité de la sensation ? Tient-elle seulement, comme M. Taine semble parfois le croire, à une perception plus facile, plus délicate et plus prompte que celle des autres hommes ? Non, elle s’explique en outre par une pensée plus large, plus systématique, conséquemment plus philosophique : l’originalité de la perception est dans l’intelligence encore plus que dans les sens. C’est le penseur qui fait le véritable artiste. M. Ruskin a eu raison de le dire, il y a deux classes de poètes : les uns sentent fortement, pensent faiblement et ont une vue inexacte de la vérité ; ce sont les poètes de maximus in minimis« et cette grandeur de manière consiste à saisir par la pensée, en même temps que le caractère
. Cette perception de l’universelle analogie dans l’universelle différence n’est-elle pas identique à ce que Leibniz appelait le sens philosophique par excellence ? La qualité maîtresse qui distingue le grand poète se trouve donc être au fond la qualité essentielle du philosophe.spécifique de l’objet, tous les traits de beauté qu’il a en commun avec les ordres plus élevés de l’existence »
La plus notable partie des êtres vivants sentent en moyenne de la même manière ; la principale différence entre leurs sensations vient de l’étendue plus ou moins grande de leur intelligence, qui tantôt ne saisit que l’objet brut, tantôt devine en lui un monde. Celui qui voyage en Normandie aperçoit de longues files de bœufs, couchés paresseusement, les yeux grands ouverts, regardant le frais paysage aux lignes noyées que parfois un peintre est précisément en train de reproduire : une même image se reflète ainsi à la fois dans les yeux de l’homme et des animaux ; la différence, c’est que dans le cerveau des uns cette image glissera sans
Nous croyons donc que l’art pourra être plus « scientifique » et plus philosophique sans que la poésie en souffre. Loin de nous d’ailleurs la pensée qu’un poète philosophe mette jamais en vers les catégories d’Aristote, ou qu’un romancier savant, voulant décrire une fleur, la range tout d’abord parmi les dicotylédonées ! Non, car l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus terre à terre ne vaut pas le moindre élan de l’imagination et de la pensée : « Le mirage du désert, a écrit M. Ruskin, est plus beau que ses sables. »
Mais ce qui nous paraît infiniment probable, c’est que le poète, et en général l’artiste, acquerra de plus en plus, d’une part l’esprit scientifique, qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l’esprit philosophique, qui, dépassant la réalité actuellement connue, se pose les éternels problèmes sur le fond des choses.
Ceci nous amène à parler d’un autre excès que nos contemporains n’ont pas toujours évité. Si les naturalistes ont tort de vouloir s’en tenir à la pure sensation, certains de leurs adversaires n’ont pas moins tort de transporter dans leurs œuvres la pensée abstraite avec le style didactique. Le style proprement didactique et technique est devenu presque incompatible avec la vraie poésie. Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully-Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on
l’échelle où se mesure L’audace du voyage au déclin du mercure (le baromètre),
c’est d’avoir parlé des « beaux yeux de la vérité »
dont le savant suit l’« amorce »
, — des « fougueux rouleaux de fer »
(les roues d’un train), — de « cette étrange nef pendue à sa voilure »
(un ballon), etc. Il vaut mieux ne pas parler en vers de choses dont on n’ose pas parler simplement dans le langage de tous. Simplicité et intelligibilité, tel est le premier mérite de la vraie langue poétique. Il y a donc ici une importante distinction à faire. « Les
La pure description n’a jamais été le plus haut genre de poésie, procédés de la science, — expérimentation, analyse, raisonnement inductif et déductif, — ne peuvent par aucun moyen devenir poétiques : ce sont leurs résultats seuls qui le peuventa fortiori la description de choses ardues, conséquemment ennuyeuses : décrire pour décrire, c’est trop souvent le contraire de penser, c’est donc l’opposé du véritable esprit philosophique et scientifique. Dans chaque nouvelle province conquise par la science, la poésie peut sans doute entrer et faire à son tour acte de possession, mais graduellement ; c’est là ce que semblent oublier plusieurs poètes contemporaine qui veulent immédiatement « mettre en vers » les un Poète philosophe : Sully-Prudhomme, M. Coquelin dit avec raison en parlant du poème de la Justice : « J’avoue que, pour mon compte, je trouve quelque chose d’excessif à traiter ainsi la poésie comme une science exacte. Nous serons bien avancés quand nous lui aurons donné, à elle qui est chose ailée et fuyante, l’allure positive et pointue de la science ! Si, pour suivre la pensée du poète, il nous faut déployer la même somme d’attention que pour suivre une théorie de Kant, que gagnons-nous à ne pas lire Kant lui-même ? »
suggérer, non enseigner. « Si le poète, dit M. Shairp, est obligé d’instruire préalablement ses lecteurs des faits qu’il veut traduire dans le langage de l’imagination, il se trouve force par là même de devenir froid et sans poésie. Ainsi Lucrèce n’est pas sans lourdeur dans les parties de son poème où il
Si Virgile, lui, a pu être didactique sans dommage pour la poésie, c’est qu’il argumente et expose philosophiquement la théorie atomiste, mais il prend son essor dès que, laissant derrière lui l’enseignement, il s’abandonne à la contemplation des grands mouvements élémentaires et de la vaste vie qui pénètre l’ensemble des choses. »
En résumé, la science, pour inspirer l’art, doit passer du domaine de la pensée abstraite dans celui de l’imagination et du sentiment : si on peut un jour écrire sur les idées universelles de la science, ce sera en prenant pour moyen les émotions qu’elles excitent. À ce prix seulement la science sera devenue poétique et, comme dirait Schiller, « musicale »
. La poésie, en effet, comme le croient les esthéticiens allemands, a de nombreuses analogies avec la musique, cette poésie des sons ; or nous avons vu que la musique, de plus en plus savante et complexe, cherche à mettre le monde entier dans ses symphonies : la voix humaine ne nous suffirait plus aujourd’hui si nous l’entendions isolée, à part de ce frémissement des choses qu’essaye de nous représenter l’orchestre. Ainsi en sera-t-il un jour pour la grande poésie, où ne pourront plus suffire les broderies mélodiques semblables aux « airs à roulades » de la vieille musique italienne ; on réclamera une harmonie plus ample, et le poète, s’inspirant de la science, qui est au fond la recherche de l’harmonie universelle, s’efforcera d’entendre et de traduire toutes choses à sa manière, sous forme d’accords. Rien n’y restera simple et pauvre, isolé, abstrait artificiellement du reste du monde. Selon un de nos savants contemporains, si nous avions une oreille infiniment délicate, nous pourrions, dans une forêt en apparence silencieuse, saisir les pas innombrables des insectes, le
Il y a, semble-t-il, trois périodes distinctes dans le développement de la poésie. Nous avons vu qu’à son origine la poésie ne faisait qu’un avec la science même et avec la philosophie de la nature. Que sont le Rig-Véda, le Bhagavad-Gitâ, la Bible, sinon de grands poèmes métaphysiques où la vision colorée de la, surface des choses s’allie à des vues profondes et mélancoliques sur l’au-delà ? Les Parménide, les Empédocle étaient des poètes ; les Héraclite, les Platon l’étaient aussi à leur manière. En même temps, c’étaient des savants. De même pour Lucrèce. À une période ultérieure, une sorte de division du travail s’est produite dans la pensée humaine. On a vu des poètes qui n’étaient pour ainsi dire que des êtres sentants ; on a vu des savants à l’intelligence tout abstraite. Dans un avenir plus ou moins lointain peut redevenir possible l’union de l’originalité) « Tout lasse, répondit le poète, excepté comprendre :
? Cet acte de la pensée, que Virgile finissait par élever au-dessus de tout, est en lui-même une jouissance, au point qu’Aristote y plaçait la béatitude divine ; et cette jouissance que nous donne la science, le grand art doit aussi nous la fournir : « comprendre » et pénétrer, tout au moins mesurer des yeux la profondeur de l’impénétrable et de l’inconnaissable, tel est le plaisir le plus haut que nous puissions trouver dans la poésie, et ce plaisir est tantôt scientifique, tantôt philosophique. D’une part, nous l’avons reconnu, les vues d’ensemble de la science ont une largeur qui peut donner essor à l’imagination ; d’autre part, dans la série des grandes énigmes de l’homme et du monde que nous fait parcourir la philosophie, il existe un attrait indéfinissable et éternel, comme dans les longues allées de sphinx des temples égyptiens, se perdant à travers l’espace désert. Même pour qui laisse ces énigmes irrésolues, elles gardent encore une sorte de charme anxieux ; car l’intelligence, qui devient de jour en jour la partie la plus vivante et la plus exigeante de l’homme, demande moins encore præter intelligere
poésie est éternelle, le vers le sera-t-il ? Le mètre, transformé depuis les Grecs et les Latins, bouleversé de nos jours mêmes par l’école romantique, a-t-il de longues chances de durée et de vie ? Déjà des poètes incontestés, comme Michelet, Flaubert, M. Renan, ont pu s’en passer. Autrefois, le vers régnait en maître dans la littérature ; les Grecs légiféraient même en vers ; aujourd’hui, quelle petite place il tient dans la diversité des genres littéraires ! Pourquoi le sentiment poétique resterait-il, comme il l’a été aux anciennes époques de l’histoire, nécessairement lié à une certaine forme rythmique et musicale ? En un mot, la poésie la plus haute a-t-elle besoin de la versification ?
Le problème qu’on pose ainsi n’intéresse pas moins le philosophe que l’écrivain. Il ne saurait être résolu que par une analyse vraiment scientifique du vers. Nous aimons presque tous le rythme et l’harmonie des vers sans trop savoir ce qui nous plaît en eux ; il faudrait le savoir. Il faudrait savoir si le vers n’est pas la seule forme de langage qui réponde complètement à certains états d’esprit par lesquels l’homme passera toujours, et si en conséquence le vers ne durera pas aussi longtemps que l’homme même, s’il n’est pas enfin, comme l’a dit le poète, ce
je ne sais quoi de frêle Et d’éternel, qui chante et plane et bat de l’aile.
Le vers moderne est constitué par deux éléments inséparables, d’abord le rythme ou la mesure (qui devient dans césure), puis la rime ; c’est à l’étude de ces deux éléments qu’on pourrait réduire toute la science du vers. Cette science a été l’objet, depuis quelques années, d’un certain nombre de travaux. Outre quelques pages très suggestives de M. Herbert Spencer, il faut mentionner particulièrement un ouvrage du savant éditeur d’André Chénier, M. Becq de Fouquières, où il a tenté de donner une théorie complète de la versification françaiseEssais de morale et d’esthétique, t. I (trad. Burdeau) ; M. Becq de Fouquières, Traité général de versification française (Charpentier) ; M. Renouvier, Études esthétiques (Critique philos., 3e année). — Voir aussi l’ouvrage de Μ. E. Gurney, Illusions musicales.Petit traité de poésie française (Charpentier). M. de Banville s’est souvent inspiré d’un volume aujourd’hui assez rare (Prosodie de l’école moderne, de Wilhem Tenint, 1844), dont il exagère beaucoup les théories.
Une seconde supériorité de la prose, selon ses partisans, c’est d’être plus exacte que le vers dans la reproduction de la réalité, plus scientifique, plus impersonnelle, plus « objective » en un mot, comme toutes les choses moyennes ; d’autre part, elle a acquis de nos jours une souplesse telle qu’elle ne recule devant aucun des effets réservés jusqu’alors « de la poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix, au fil du courant »
. Il faut maintenant plus que de l’inspiration, il faut du courage pour écrire en vers, « Trouver six beaux vers ! s’écrie spirituellement M. Taine (encore un poète sans le rythme) ; mais j’aimerais mieux commander une armée… Il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers ! »
Dès aujourd’hui, la prose est la langue
Selon nous, le vers n’est pas aussi artificiel que le prétendent les partisans exclusifs de la prose ; il a son origine dans la nature même de l’homme ; il a par conséquent des chances de durée indéfinie. D’après les données de la physiologie, la langue rythmée du vers, qui a pour but d’exprimer avant tout des émotions, a elle-même l’émotion pour cause première. C’est un fait que, sous l’influence des sentiments puissants, nos gestes tendent à prendre une allure rythmée. La loi de la « diffusion nerveuse » fait d’abord que l’excitation née dans le cerveau se propage plus ou moins loin à travers les membres, comme l’agitation dans l’eau auparavant tranquille. De plus, la « loi du rythme », qui, selon Tyndall et Spencer, régit tous les mouvements, change l’agitation en ondulation régulière. Dans la simple impatience ou dans l’inquiétude, notre jambe se remue et oscille ; dans la souffrance physique, parfois dans la souffrance morale, le corps entier s’agite et, si l’émotion n’est pas trop violente, il tend à se balancer d’avant en arrière et à régulariser sa propre agitation. Enfin une joie très vive porte à sauter et à danser. Mêmes lois et mêmes phénomènes dans les organes de la voix. Nous touchons ici au fait essentiel : la parole, par suite de l’excitation nerveuse, acquiert une force et un rythme appréciables ; un orateur, en s’échauffant, introduit par degrés dans son discours la mesure et le nombre qui manquaient au début : plus sa pensée devient puissante et riche, « l’entend et ne la parle pas »
; tous pourtant, à certains moments de notre vie, nous l’avons parlée, le plus souvent sans le savoir ; notre voix a eu de ces inflexions mélodiques, notre langage a pris quelque chose de ce rythme cadencé qui nous charme chez le poète ; mais cette tension nerveuse a passé : nous sommes revenus à la langue moyenne et vulgaire, qui correspond à un état moyen de la sensibilité. Le vers nous fait remonter d’un ton dans la gamme des émotions. Fixer, perfectionner cette musique de l’émotion, tel a été au début et tel est encore l’art du poète. On pourrait définir le vers idéal : la forme que tend à prendre toute pensée émue.
Le vers (au moins dans son principe premier, le rythme) n’est donc pas une œuvre factice. L’homme n’est point devenu poète ni même versificateur par une fantaisie plus ou moins passagère de son esprit, mais par un effort de sa nature et selon une loi scientifique. Il importait de poser dès le début ces principes de toute science du vers, principes dont M. Spencer a donné l’esquisse dans ses Essais, et que M. Becq de Fouquières a eu le tort de négliger dans son Traité de versification. Non seulement la plénitude de l’harmonie est le signe naturel de la profondeur du sentiment, mais encore, en vertu d’une autre loi physiologique,
De même que le vers exprime naturellement l’émotion et la propage, il est aussi un moyen de concentrer sur elle, sans aucune perte de force vive, l’intelligence de l’auditeur. En effet, un langage où tout est rythmé et régulier économise l’attention, l’effort intellectuel. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Spencer que la prose, en sa complète irrégularité, exige toujours du lecteur une dépense plus grande d’« énergie mentale »
, qu’elle tend à le distraire davantage du développement des idées ou des émotions, et que le rythme, au contraire, nous permet d’économiser nos forces « en prévoyant la dose d’attention requise pour saisir chaque syllabe
. — Les beaux vers sont souvent plus difficiles à comprendre que de la prose : cela tient tantôt à la condensation, tantôt à l’élévation plus grande de la pensée. Il faut reconnaître cependant que, par lui-même, le langage rythmé pénètre plus vite et laisse plus de trace dans le cerveau ; à ce point de vue, c’est un instrument plus parfait, dans lequel on a supprimé des Essais), dont M. Gurney critique avec raison certaines exagérations de théorie (
En même temps que le rythme épargne ainsi de l’effort pour l’intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l’importance capitale du rythme dans la musique : M. Gurney l’a montré récemment, le rythme forme l’ossature et comme le squelette de toute construction mélodique ; on a beau changer les notes d’un thème, si l’on conserve intact le rythme, l’impression musicale reste à peu près la même. Les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n’a pas une note commune avec le thème ; mais l’identité de rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n’y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude.
Le plaisir sensible que nous donne le rythme s’accompagne toujours d’un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : rythmer, c’est compter instinctivement. Leibniz disait que l’oreille fait le calcul inconscient du nombre des vibrations musicales ; musica exercitiumarithmeticæ
Après avoir posé ces lois générales du rythme et du nombre, qui s’appliquent à presque tous les systèmes métriques de l’humanitéaccent tonique des langues anciennes tombait tantôt sur les longues tantôt sur les brèves ; de là encore quelque chose d’anormal, malgré les inimitables effets de rythme qui en étaient la conséquence dans les vers antiques. En effet, l’accent tonique est caractérisé par une plus grande intensité et même acuité de son ; or un son plus intense, plus aigu, plus accentué, demande plus d’effort ; cet effort a peine à s’éteindre brusquement, et il s’en suit une légère prolongation de toute syllabe sur laquelle porte l’accent tonique. Par compensation, les syllabes sur lesquelles il ne porte pas tendent à se raccourcir. L’accent tonique était donc, dans les langues grecque et latine, en lutte perpétuelle avec la quantité. Le vers antique marque un équilibre essentiellement instable entre ces deux forces qui tiraient à elles le langage ; avant la fin de l’empire romain, on ne comprenait déjà plus le vers latin ou grec ; aujourd’hui, aucun de nous n’est capable de se représenter l’effet qu’il produisait exactement sur l’oreille : les hexamètres allemands ou russes n’en sont que des imitations assez grossières.
Pourtant la métrique ancienne obéissait aux mêmes lois générales que la nôtre ; bien plus, l’hexamètre était régi
Si le vers antique, fondé sur la pure quantité, a disparu, c’est qu’il y avait, nous le répétons, un défaut essentiel dans sa constitution même : rien de tel dans le vers moderne ; ce dernier est d’une architecture un peu grossière au premier abord, mais solide et résistante. L’alexandrin, type du vers français, repose sur cette loi que, si l’on fait entendre douze syllabes, les unes brèves, les autres longues, une sorte de moyenne s’établit entre leur quantité devenue incertaine aujourd’hui ; elles se compensent l’une l’autre, elles se corrigent ; après avoir défilé devant l’oreille de leur pas sonore, les unes en courant, les autres avec une démarche plus grave, elles laissent l’impression de tempérament, avec cette différence que c’est la durée et non la hauteur des sons qui est ainsi tempérée. Le vers français offre par là, en théorie, plus d’une analogie avec le piano, cet instrument imparfaitement juste et qui eût peut-être choqué l’oreille antique, mais dont la sonorité laisse bien loin la flûte double et la lyre à sept ou dix-huit cordes.
Maintenant pourquoi le nombre douze, qui régit l’alexandrin, est-il celui qui semble satisfaire le plus complètement notre oreille ? Nous croyons que sa supériorité, admise sans raisonnement par les poètes, peut se démontrer d’après les deux lois suivantes :
1º Toute succession de syllabes, surtout lorsqu’elle excède le nombre huit, ne peut être dénombrée facilement par l’oreille si elle n’est pas divisée au moins en deux parties, de manière à former une phrase musicale d’au moins deux mesures. Cette division se fera, comme elle se fait toujours en musique, à l’aide d’un temps fort que marquera la voix. Pour que la voix puisse marquer ce temps fort, il faut qu’il tombe sur une syllabe déjà sonore et portant un accent tonique. Le temps fort, multipliant ainsi l’accent tonique, constituera la césure.
2º Cette césure doit couper le vers soit en deux membres égaux, ce qui est l’idéal, soit en deux parties inégales dont les nombres offrent des rapports simples et soient divisibles par le même chiffre. chanter leurs vers ; le chant prolonge habituellement les syllabes plus que la simple parole. — Enfin, pour enlever au rythme sa monotonie, les autres peuples mêlent au hasard deux coupes possibles du vers de dix syllabes (4-6, 6-4), et souvent, comme en anglais, la troisième coupe (5-5) ; leur vers de dix pieds est ainsi plus varié que le nôtre ; il lui est supérieur, mais il nous paraît d’une sonorité moins ample et tout ensemble moins finement nuancée que l’alexandrin des V. Hugo et des A. de Musset.
Dès maintenant nous pouvons nous rendre compte de la constitution de notre vers français. Avec ses douze notes supposées égales en durée et qui se subdivisent en groupes de six, il forme une phrase de deux mesures à deux temps, ordinairement à 6/8, parfois à 2/4, souvent mixtes. Dans cette phrase la sixième note (hémistiche) tombe sur le temps fort de la première mesure, et la douzième sur le temps fort de la seconde. En notant ainsi deux vers à la suite l’un de l’autre, on obtient une phrase musicale parfaitement correcte et Voici comme exemple deux vers de Racine du rythme le plus simple et le plus typique :carrée
Remarquons d’abord que la syllabe de l’hémistiche et celle de la fin du vers, tombant sur un temps fort, tendent à gagner non seulement en intensité, mais en durée ; elles se prolongent et empiètent un peu sur les autres syllabes, dont les plus brèves deviennent des doubles croches. Dans ce vers de Racine par exemple :
Si je la haïssais, je ne la fuirais pas,
la voix, après avoir insisté sur le mot haïssais, tend à se précipiter sur le reste du vers et principalement sur les je ne la… Ainsi la césure allonge le sixième pied et en raccourcit d’autres par compensation. On a dit qu’elle marquait un repos, une suspension de la voix ; ce n’est pas très exact, car, si la voix insiste à cet endroit, elle peut fort bien ne pas se suspendre, et le doit même dans la plupart des cas. — À la première variété de rythme que nous venons de constater s’en joignent bientôt beaucoup d’autres. En effet, outre le temps fort marqué par l’hémistiche, les accents toniques qui peuvent se rencontrer dans les autres syllabes du vers leur donnent aussi plus d’intensité et plus de durée. Dans ce vers de Molière :
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,
la diction ne fait guère ressortir que pâle, jasmins, blancheur, comparable, et encore dans ces mots insiste-t-elle davantage sur les accents toniques â, in, eu, abl ; elle se plaît à faire entendre les accords vocaux que représente chacune de ces voyelles ou de ces diphtongues ; les autres syllabes du vers rentrent dans l’ombre : elles pourraient s’exprimer en doubles croches ou du moins en croches rapides et assourdies. Alors la phrase musicale de l’alexandrin, si monotone au premier abord, se varie et se nuance de toutes manières. Aucun vers bien fait ne doit ressembler de tous points à celui qui le suit ou le précède ; chacun a son individualité, chacun garde son rythme propre, parfois assez compliqué : on y rencontre entre les syllabes des différences délicates de durée et d’intensité qui parfois
Ainsi rentre par degrés dans le vers moderne la considération de la Sans doute le vers blanc ne peut se suffire à lui-même ; néanmoins, comme nous l’avons montré ailleurs (Préface aux L’harmonie de ces vers subsiste encore, quoique assurément très affaiblie. Maintenant, imaginons des vers rimés, sans césure régulière, et d’une coupe plus ou moins analogue à ceux qu’on essaye aujourd’hui d’introduire : Toute musique et tout nombre ont disparu. La rime, au lieu de charmer l’oreille, la choque plutôt, comme il arrive dans la prose.quantité, qui en avait d’abord été écartée ; mais la quantité, telle que nous la concevons aujourd’hui, est variable, subordonnée à l’importance du mot et au sens de la phrase : il n’y a plus dans le vers de mot insignifiant auquel la diction assigne une durée et une intensité fixes ; seuls les mots placés à la césure et à la fin du vers se trouvent soulignés, et il est justement de règle qu’ils doivent toujours avoir de l’importance. Le rythme de l’alexandrin, bien compris et bien traité, n’est donc rien moins que monotone ; il a quelques-unes des qualités du vers antique sans en avoir les défauts. En général, les alexandrins très harmonieux se suffisent à eux-mêmes ; isolés, il gardent encore leur harmonie, comme le faisaient les vers antiques ; us portent une marque : bien avant la rime, quelque chose les a consacrés vers. Ce qui leur donne ce césure, qui coupe les douze temps du vers en deux parties égales ; 2º le temps fort de la fin du vers, qu’on pourrait appeler la césure finale ; 3º les accents toniques, qui subdivisent encore d’une façon plus ou moins irrégulière les deux membres de phrase ainsi obtenus, varient le rythme, brisent la raideur primitive de l’alexandrinVers d’un philosophe), c’est encore un vers, et qui ne manque pas d’harmonie. Glissez-le au milieu d’une page de prose, on l’y découvrira vite, comme les deux vers trouvés par Musset dans un article de Sainte-Beuve. Au contraire des mots juxtaposés sans césure et sans rythme régulier, comme certains vers qu’on propose de nos jours et que nous analyserons plus loin, sont de la prose, malgré le retour périodique d’une rime suffisante et même riche. Voici une suite de vers blancs dont chacun est tiré d’Alfred de Musset :
Dès qu’il possède ses douze temps divisés par deux temps forts, le vers moderne est organisé. Il reste à le grouper avec d’autres. Nous avons étudié isolément cet organisme délicat ; il nous reste pour ainsi dire à l’étudier en société avec d’autres organismes semblables. C’est ainsi que va intervenir un nouvel élément, la rime.
mesure devenue sensible et vibrante à l’oreille. Si on la considère sous ce nouveau point de vue, on verra qu’elle se déduit très bien des lois physiologiques et psychologiques qui règlent la formation du vers : rime vient de rythme, et Joachim du Bellay écrivait encore au seizième siècle la rythme. Lorsque plusieurs vers se suivaient, il fallait trouver un moyen de les distinguer nettement les uns des autres, et pour cela de marquer avec insistance le temps fort de la douzième syllabe ; la rime était ce moyen. Elle ne fut d’abord qu’une simple assonance, puis alla se perfectionnant avec le sentiment même de la mesure. C’est elle qui, aujourd’hui, donne son unité au vers et permet de le faire entrer, sans le détruire, dans l’organisme plus compliqué tempo rubato par un musicien inexpérimenté ; l’oreille cherche les articulations des phrases sans pouvoir les découvrir, et, toujours déçue, elle pressent un chant mélodique qu’elle ne peut saisir. Par la rime s’introduit l’ordre et pour ainsi dire la lumière en cette harmonie encore obscure ; on entrevoit alors, dans la période poétique qui se développe, une correspondance et une dépendance mutuelle de parties ; une sorte de force attractive rapproche les vers les uns des autres et les fait désormais graviter ensemble dans la même orbite, avec une régularité de mouvements et un concert qui n’est pas sans rappeler par une lointaine analogie ce que les philosophes anciens nommaient la musique des sphères.
Au plaisir de nous faire sentir le rythme, la rime en Traité de versification française (Charpentier).timbre particulier, et que le timbre n’est autre chose qu’un accord entre la note fondamentale et les sons élémentaires appelés harmoniquesa, un e, etc. Les diverses positions de la bouche suffisent à modifier le timbre de la note produite, en amenant avec des différences d’intensité les séries de sons harmoniques dont elle se compose.d, tiennent un peu de la contrebasse ; les autres, comme les i, ont l’acuité de la clarinette ou de la flûte ; chaque vers peut se reconnaître alors au timbre de sa dernière syllabe ; les uns sont pour ainsi dire accompagnés avec un instrument, les autres avec un autre, et nous éprouvons, en retrouvant dans la strophe ces différents timbres, un plaisir semblable à celui du musicien distinguant dans l’orchestre les divers instruments qui tour à tour se renvoient une phrase mélodique· Ce plaisir, que nous donne l’écho et la reconnaissance du timbre, a sa part dans la jouissance causée par la rime ; cependant il serait peu de chose à lui seul : la preuve, c’est que nous ne le recherchons jamais dans la prose, nous l’évitons même, et les anciens l’évitaient aussi. Le rôle essentiel de la rime est donc de fixer le rythme par son choc régulier ; c’est le métronome du vers. Telle est sa justification scientifique, et c’est par là qu’elle se rattache indirectement au principe premier de tout langage rythmé : l’émotion.
Le romantisme a tenté de renouveler l’alexandrin classique, et ses théories sont aujourd’hui acceptées de presque tous les poètes contemporains (nous exceptons M. Sully-Prudhomme). Autant en effet le romantisme a perdu de nos jours son influence sur les prosateurs, autant il a gardé sur les poètes une domination presque exclusive. La petite école dite parnassienne n’est elle-même qu’un
, comme Dante disait d’Homère. Selon M. de Banville, qui a systématisé bien plus exactement qu’on ne pourrait le croire les principes esthétiques du romantisme, la poeta soveranoLégende des siècles doit être « la Bible et l’Évangile de tout versificateur français »
.
C’est que la Légende des siècles n’est pas seulement un chef-d’œuvre de poésie, elle renfermerait, selon M. de Banville, un nouveau type de vers, inconnu au dix-septième et au dix-huitième siècle, un vers construit d’après des principes tout autres, le vrai, le seul vers français. Μ. E. LegouvéTemps).« deux puissants dieux »
, dit-il en empruntant un vers Athalie, et il faut les servir tour à tour ; par malheur, il a toujours été difficile de maintenir le bon accord entre les dieux comme entre les rois. M. de Fouquières, par l’analyse scientifique, croît pouvoir en venir, lui aussi, à affirmer qu’il existe un vers romantique, construit sans césure à l’hémistiche, plus rapide et tenant en moins de mesures que l’alexandrin classique. Ainsi, s’il faut en croire tous les poètes contemporains et la plupart de ceux qui, de nos jours, se sont occupés de métrique, V. Hugo ne s’est pas contenté de varier à l’infini créé un nouveau, il aurait créé une métrique nouvelle.
Notre oreille, en changeant, a changé la musique.
Nous allons rechercher quels sont, d’après V. Hugo lui-même et ses disciples, les principes de cette métrique originale, et jusqu’à quel point ils peuvent se soutenir. Les romantiques ne se trompent-ils pas eux-mêmes quand ils essayent de formuler les règles de leur art, et existe-t-il un seul beau vers de V. Hugo qui échappe aux lois du vers précédemment posées ?
V. Hugo aime à le répéter, il a supprimé la césure et fait basculer la « balance hémistiche »
. En même temps il a introduit l’enjambement et l’a fait « patauger »
au beau milieu du vers, « comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge »
. Quant à ses rimes, elles sont d’une sonorité inaccoutumée qui compense la liberté du rythme : le vieux Pinde frémit en les entendant « rugir »
comme des « bêtes fauves »
. La rime, écrivait-il jadis dans la préface de Cromwell, est le générateur même de notre mètre, et il ajoutait que le poète doit être toujours fidèle à la rime, cette « esclave reine »
. Grâce à elle et par la suppression de la césure classique, le vers est affranchi. Autrefois, dit-il encore dans les Contemplations, le vers était un volant sur le front duquel on voyait piquées « douze plumes en rond »
, et qui sans cesse sautait sur la raquette de la prosodie ; aujourd’hui, le volant se change en un oiseau battant de l’aile, il s’échappe de la « cage césure »
et s’enfuit au fond des cieux, « alouette divine »
.
« rime, unique harmonie du vers ! »
Pour Th. Gautier, la poésie « est un art qui s’apprend »
; le fond de cet art est la rime riche, et il avait coutume de dire aux jeunes poètes qui venaient le consulter : « Commencez par vous faire un dictionnaire de rimes. »
Selon M. de Banville, qu’approuve presque entièrement M. Legouvé, le « secret » de l’art des vers est le suivant : « on n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime »
. Cette formule résume très bien la théorie romantique. M. de Banville en déduit naturellement la suppression de toutes les « lois mécaniques et immobiles »
du rythme : le vers n’a d’autre loi que le « frein d’or de la rime »
. V. Hugo lui-même a donc fait une révolution incomplète en maintenant encore un reste de césure effacée après la sixième syllabe du vers alexandrin ; en réalité, la césure peut être placée après n’importe quelle syllabe du vers, ce qui revient à dire qu’il n’y en a plus. « Osons proclamer la liberté complète, s’écrie M. de Banville, et dire qu’en ces questions l’oreille seule décide. »
Il ajoute, il est vrai, cette objection : « Mais si je n’ai pas d’oreille ? »
Il n’y répond guère.
La rime remplaçant la mesure et constituant à elle seule le rythme, le vers sera toujours d’autant meilleur qu’elle sera plus « opulente ». D’abord la consonance des dernières syllabes du vers doit être parfaite : loups, jaloux, devise, divise, etc. « Le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes
Mais il y a une chose meilleure que la consonance d’une syllabe : c’est la consonance parfaite de deux ou plusieurs syllabes et surtout de deux mots entiers ; de quel nom appelle-t-on cette identité de son, accompagnant la différence de sens ? C’est le calembour. Le romantisme devait arriver par la logique des choses à se proposer comme idéal « le vers calembour », et telle est en effet l’idée de M. de Banville. Qu’est-ce après tout que la rime, si on la considère scientifiquement, à part du rythme qu’elle marque et qui lui communique toute sa grâce ? Un calembour incomplet, avorté ; donc plus le calembour est complet, meilleure sera la rime, et aussi le vers, puisque la rime fait le vers. On ne peut contester la valeur de ce raisonnement ; on sait d’ailleurs la grande quantité de vers calembours que renferme déjà V. Hugo : souffre rimant avec soufre, Racine avec racine, Corneille avec corneille, j’ai faim avec génovéfain, etc. Ajoutons que l’impression produite par le rapprochement de mots disparates, rapprochement perpétuel dans les romantiques et qui constitue à leurs yeux le « pittoresque de la rime », a toujours beaucoup d’analogie avec la surprise excitée par le calembour. Il en est ainsi même quand ces mots n’ont pas un son tout à fait identique ; je citerai les rimes : Marengo, lombago ; gouine, baragouine ; affranchîmes, cacochymes ; prodige, callypige ; tonnez, tu n’es qu’un nez ; boyaux, royaux ; urêtre, prêtre, etc. Tous ces effets sont pour ainsi dire des ébauches de calembours. Selon M. de Banville, le calembour, qui n’est jamais déplacé dans la poésie sérieuse,
Le calembour complet ou ébauché étant le but, comment le poète romantique l’atteindra-t-il ? La langue du romantisme veut être la langue de tout le monde ; mais on sait combien, dans le langage usuel, le nombre des rimes riches est limité. V. Hugo, Th. Gautier, M. Leconte de Lisle, y ont suppléé par un emploi extraordinaire de noms propres (noms d’hommes, de villes, de pays, etc.), et de mots techniques. Les mots techniques, telle doit être encore aujourd’hui, selon M. de Banville, la grande ressource du poète : tant pis s’il ne les comprend pas d’abord lui-même ; avant tout il doit rimer. « Je vous ordonne de lire le plus qu’il vous sera possible des dictionnaires, des encyclopédies, des ouvrages techniques traitant de tous les métiers et de toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie et des catalogues de ventes, des livrets de musées, enfin tous les livres qui pourront augmenter le répertoire des mots que vous savez et vous renseigner sur leur acception exacte… Une fois votre tête ainsi meublée, vous serez bien armé pour trouver la rime. »
Oui, mais la raison ?… Pour M. de Banville, la raison du poète, c’est la rime ; le poète ne pense pas, à vrai dire, il entend des rimes ; aussi, quand il applique son esprit à un sujet donné, doit-il commencer par trouver d’abord « toutes ses rimes »
. Peut-être par « en bouchant les trous avec sa main d’artiste »
, et, pour boucher les trous, il a toujours la « cheville »
, ce secours des dieux. Pas de vers sans chevilles ; car, si la rime est l’essentiel, tout l’art du poète ne consiste plus qu’à lier deux rimes ensemble : or, ici, la pensée seule est impuissante, il faut ce qu’Alfred de de Musset appelait la menuiserie. Tout cela est très bien déduit des principes mêmes du romantisme. « Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles, dit M. de Banville, me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée. »
La seule différence entre les mauvais poètes et les bons, c’est que les chevilles des premiers sont placées « bêtement »
, tandis que celles des bons poètes sont « des miracles d’invention et d’ingéniosité »
. En résumé, selon M. de Banville, le poète n’a pas d’idées dans le cerveau, il a simplement des sonorités, des rimes, des calembours ; ces calembours le hantent et lui fournissent des idées ou un semblant d’idées ; puis, toutes les fois qu’une solution de continuité se présente entre les « bouche les trous »
avec la sérénité de conscience d’un bon ouvrier à la journée.
Il est impossible de tracer plus fidèlement l’idéal que devait finir par se proposer la poésie « parnassienne » ou « romantique », en s’inspirant non pas des vers mêmes de V. Hugo, mais de ses théories. Ajoutons que, si toute la poésie se réduit à la rime, elle doit pouvoir Les exemples deviennent plus curieux encore si, au lieu de les emprunter à des maîtres, on les recueille chez les jeunes poètes contemporains. M. Aicard par exemple, qui a tenté de faire la théorie de son art et défendu dans une préface la suppression de la césure classique, écrit des vers comme ceux-ci : M. Richepin : M. Guy de Maupassant : Enfin un poète d’origine péruvienne, M. Vergalo, admiré sans réserve par MM. de Banville et Soulary, approuvé dans une certaine mesure par M. Sully-Prudhomme et appelé (il n’en doute pas lui-même) à régénérer la poésie et la poétique françaises, écrit ces vers, qui doivent être dits d’une seule haleine, sans aucune césure, parce qu’ils sont « s’apprendre »
, comme disait Th. GautierProsodie de l’école moderne, p. 89.« surnaturel et inexplicable »
. « Si vous êtes poète, le mot type se présentera à vous tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime. Vous n’avez pas plus à vous occuper de le trouver que Zeus n’eut à s’occuper de coiffer le front de sa fille Athéné du casque horrible et de lui attacher les courroies de sa cuirasse, au moment où elle s’élança de son front, formidable et sereine comme l’éclair qui déchire la nuée. »
Voilà de la mythologie et non de la science. Pourquoi donc M. de Banville, d’accord avec Th. Gautier, conseillait-il tout à l’heure à son apprenti poète de lire force catalogues de ventes, de musées, etc., et d’avoir une bonne mémoire ? Les dictionnaires et les catalogues de ventes ne seraient-ils pas encore plus féconds que la tête de Jupiter, et n’est-ce « horrible et formidable
?« faits d’un seul coup de pinceau, pleins et immenses »
:« Ce sont là des vers très harmonieux, nous dit leur auteur avec conviction, pleins d’images et pas ennuyeux ; évidemment c’est un
Malheur à ceux qui ne comprennent pas les coup d’art. Voilà le doigté créé par nous, voilà la facture de l’école vergalienne ! »« nouvelles voluptés de l’oreille »
, et qui refusent de suivre M. Vergalo dans la voie où il veut, d’accord avec M. de Banville, entraîner la poésie française ! « Je suis un poète
Nous ne savons si la poésie contemporaine tend à « devenir vergalienne », mais à coup sûr elle aboutit parfois à d’étranges cacophonies.innovateur, écrit-il dans sa Poétique nouvelle (Lemerre, 2e édition)… Je sais où marche l’humanité… Je fais une poétique nouvelle, une prosodie nouvelle, c’est-à-dire un coup d’art, une révolution… Notre école, l’école vergalienne, est celle du progrès et du sens commun… La poésie contemporaine ou celle du vingtième siècle sera vergalienne, ou elle mourra. »
En somme la théorie romantique et parnassienne du vers, sauf ce grain de mysticisme qu’y ajoute M. de Banville, est très logique, très consciente d’elle-même et très raisonnée dans ses conséquences les plus paradoxales. Ses deux affirmations essentielles sur l’absence de césure et sur la richesse continue de la rime méritent donc examen.
Et d’abord existe-t-il vraiment, comme on le répète chaque jour, un vers tout nouveau, le vers romantique, caractérisé par l’absence réelle de césure à l’hémistiche ? Voici quelques lignes tirées des poésies de MM. Leconte de Lisle et Coppée ; ces lignes nous paraissent bien répondre au type nouveau de vers admis aujourd’hui :
Et les taureaux, et les dromadaires aussi… Et triomphant dans sa hideuse déraison... Comme des merles dans l’épaisseur des buissons... (L. de Lisle).L’habilleuse avec des épingles dans la bouche… Des grisettes qui lui trouvaient l’air distingué… (Coppée.)
Et la fièvre lorsque tout à coup je remarque…
Si les prétendus vers « romantiques » que nous venons de citer ne sont pas des vers, s’ensuit-il que l’alexandrin conçu par Boileau soit le seul possible ? Bien loin de là ; dès le dix-septième siècle, il y avait un versificateur d’un génie très supérieur à Boileau (parfois à Racine) ; nous voulons parler de La Fontaine, qui a manié l’alexandrin comme les petits vers, avec une habileté merveilleuse ; plus tard est venu André Chénier ; plus tard enfin notre V. Hugo. Aucun n’a changé d’une manière fondamentale le rythme du vers français ; mais chacun d’eux, surtout le dernier, lui a fait subir des variations considérables. Pour comprendre ces variations et les apprécier à leur juste valeur, il faut
Nous arrivons à ce résultat que, s’il n’existe pas de vers « romantique » sans césure régulière, du moins le rythme du vers classique peut subir de très nombreuses variations, qui se justifient théoriquement. Nous avons écarté tout à l’heure, comme ne rentrant pas dans le type du vers, certaines espèces vraiment monstrueuses ; il reste à voir, par de nouveaux exemples, comment d’autres espèces peuvent prendre naissance et vivre sans faire exception aux règles générales de l’esthétique. On peut ici raisonner par analogie de l’architecture et de la musique à la poésie. Les esthéticiens d’Allemagne ont montré que, dans l’architecture, les proportions diverses des lignes sont régies par une règle qu’on a nommée règle d’or, et qui établit entre les lignes un rapport simple. Par exemple, une croix n’est Légende des siècles, où se trouve à la fois un enjambement et la suppression (apparente) de l’hémistiche :
… Et la voix qui chantait S’éteint comme un oiseau se pose : tout se tait.
Le premier vers, très bien coupé, a donné le sentiment net de la vraie mesure ; à l’hémistiche du second vers se trouve la diphtongue sonore eau qui porte accent tonique ; l’oreille sent que c’est ici le temps fort, la voix semble devoir y appuyer, s’y reposer longtemps : tout d’un coup elle glisse ; par un effet de rythme merveilleux se trouve représentée la courbe brisée du vol d’un oiseau ou d’une vibration mourant dans l’air. Aucune loi du vers n’a été violée ; la mesure de | a été conservée avec un simple contre-temps à la seconde mesure, et cependant quelque chose de nouveau se trouve dans ce vers : une image, une idée a été produite par un procédé tout musical, sans le secours des mots.
La porte tout à coup s’ouvrit bruyante et claire... Le preux se courbe au seuil du puits, son œil s’y plonge … Remarquons que l’effet cherché dans tous ces vers disparaît si en les lisant on ne fait pas sentir légèrement avec la voix le point où devrait tomber le temps fort. Qu’on lise par exemple le vers suivant comme le voudraient certains versificateurs d’aujourd’hui avec MM. Renouvier et Becq de Fouquières, en le coupant en trois tronçons :
Les dieux dressés — voyaient grandir — l’être effrayant, toute la force du mot
grandir, mise en relief par le contre-temps, s’efface, et le vers devient non seulement boiteux, mais banal. De même ce vers se disloque et perd tout rythme si on le lit ainsi :Il est grand et blond ; — l’autre est petit, — pâle et brun. La voix doit évidemment insister sur
l’autre, qui exprime un rapport d’opposition, et le vers doit rentrer dans la forme classique.
Dans ces exemples, où le contre-temps produit au milieu
La première de ces deux règles a pu être niée fort souvent en théorie ; mais, dans la pratique, V. Hugo s’est presque toujours soumis à la césure ; il a aussi fort peu d’enjambements qui dérangent d’une manière durable l’équilibre des vers. Son oreille l’a généralement empêché de faillir là même où sa théorie était en défaut. Dans ses vers, comme dans la nature même des choses, tout contre-temps, par cela même qu’il est un Il a écrit à propos du « vers romantique », donnant à la fois le précepte et l’exemple : Ses disciples couperaient ce vers comme nous le coupons ici, et croiraient que la césure de l’hémistiche n’existe plus. Elle existe toujours, et pour le prouver il suffit de forger le vers plat qui suit, où l’on n’observe plus en rien le repos de l’hémistiche ; Elle a si bien disparu ici, que ce n’est plus un vers. M. Becq de Fouquières, qui cherche à les excuser en déclarant que le vers romantique est un vers d’un type nouveau, compte presque quatre césures dans l’alexandrin classique ; il en compte trois seulement dans le vers « romantique », et il en conclut que le second a seulement les trois quarts de la durée du premier. Ce sont là des affirmations un peu fantaisistes, et c’est même, croyons-nous, tout le contraire de la vérité. Le vers classique n’a, en général, que deux forts accents rythmiques et qu’une véritable césure ; le vers dit « romantique » multiplie les accents rythmiques et les césures ; de plus, il accumule les idées et les phrases, et à chaque phrase nouvelle il se trouve coupé naturellement de virgules ou de points. Aussi est-il non seulement aussi long, mais fort souvent plus long que le vers classique ; dans le même nombre de pieds, il fait tenir plus d’idées et plus de mots sur lesquels la pensée et la voix puissent s’appesantir. Ces deux vers : ont une durée égale et même supérieure à ces deux autres : La chose est si évidente que nous n’insisterons pas. Quant aux vers sans césure normale que M. Becq de Fouquières vient à proposer en les justifiant par cette étrange théorie du « vers romantique », il suffit de les citer sans commentaire (ce sont des vers de V. Hugo arrangés par M. Becq de Fouquières ; nous corrigeons une faute laissée par lui dans le premier) : Tout ce qu’on peut dire de ces vers, c’est qu’ils valent bien ceux des poètes que nous avons cités plus haut, ils sont d’ailleurs construits d’après les mêmes principes.effet, ne devient jamais une règle. Aussi, quoi qu’il en ait dit plaisamment « patauge dans ses strophes
. Les poètes et les esthéticiens modernes s’appuient sur une analyse inexacte du vers même de V. Hugo, quand ils font des alexandrins sans aucune césure au sixième pied. Le sixième pied doit toujours être pourvu d’une syllabe sonore, portant accent tonique, et sur laquelle la voix glisse parce qu’elle le veut bien, non parce qu’elle ne peut faire autrement. Donc, rien d’inacceptable comme ces mots placés à cheval sur l’hémistiche par les poètes contemporains, ou ces articles qui appellent le substantif retenu dans l’autre moitié du vers, ou ces que et ces qui cherchant en vain à se poser, comme une jambe boiteuse. Tous les articles, pronoms ou conjonctions (surtout ceux d’une syllabe), tous les mots qui n’ont pour ainsi dire pas d’existence indépendante des mots suivants, ne peuvent être placés au sixième pied. Si encore un poète prenait une fois en passant des libertés pour introduire dans le vers une expression vraiment forte, qui le déborde et le brise pour ainsi dire, on pourrait le comprendre à la rigueur ; c’est au contraire
L’alexandrin de Boileau se composait de deux vers de six pieds juxtaposés ; le vers romantique juxtapose en outre un vers de huit pieds et un petit vers de quatre. Pour se rendre compte de sa facture, prenons deux vers de huit syllabes, par exemple les suivants de V. Hugo ( Je remarque que la sixième syllabe du premier vers porte un accent tonique et qu’elle est assez sonore pour marquer une césure voilée ; je puis alors introduire ce vers sans aucun changement dans un alexandrin, et j’obtiens la phrase musicale suivante, avec un léger contre-temps qui fait image : Maintenant pourquoi la forme huit et quatre, adoptée dans beaucoup de vers de V. Hugo, satisfait-elle particulièrement l’oreille ? C’est qu’elle donne lieu à des rapports numériques très faciles à saisir. Après la foi me classique de l’alexandrin (6 et 6), qui présente à l’oreille deux nombres égaux, la forme 8 et 4 (ou 4 et 8) est la meilleure, parce qu’elle offre un nombre double de l’autre. La forme dix et deux peut encore se soutenir ; mais, comme les rapports des nombres sont plus complexes, elle est plus lourde et se rencontre rarement. En voici un exemple remarquable : La forme 9 et 3 (ou 3 et 9), offrant encore des rapports simples, ne manque pas d’harmonie ; ce qui la rend moins fréquente, c’est que le vers de neuf pieds, pour être bon, a besoin généralement de deux césures et se fond ainsi avec le vers alexandrin au milieu duquel on l’introduit. Reste une dernière forme (7 et 5, ou 5 et 7), qui, selon nous, est dans la plupart des cas injustifiable. Elle présente des rapports numériques complexes, qui sont fort désagréables à l’oreille. V. Hugo, généralement irréprochable sous le rapport de l’harmonie, ne l’emploie que très rarement (peut-être deux ou trois fois sur mille). Nous citerons un cas où il n’est pas parvenu à rendre cette forme acceptable : C’est là un des rares vers de V. Hugo qu’on puisse vraiment appeler désharmonieux, d’une désharmonie peut-être imitative ; cette division du vers en cinq et en sept pieds, qui n’est pas même palliée par un accent tonique suffisant sur la sixième syllabe, est par elle-même choquante pour l’oreille. D’autres fois, à force d’art, le grand poète est parvenu presque à sauver ce que les rapports numériques de cinq à sept ont de mauvais : pour cela, il place à côté du sixième pied un monosyllabe sonore et représentant une idée importante, qui se trouve par ce dur contre-temps mise dans un étonnant relief ; d’autres fois, au lieu d’un monosyllabe, il emploie un mot de deux syllabes, comme Ce beau vers est d’autant plus irréprochable que, malgré le temps fort de la septième syllabe, il revient ensuite à la vraie forme du vers romantique, huit et quatre. En résumé, on peut simplifier la théorie du vers dit romantique en ramenant toutes ses formes à quatre, dont la première seule est et doit être fréquemment usitée : 8 et 4 (ou 4 et 8), 10 et 2 (ou 2 et 10), 9 et 3 (ou 3 et 9), 7 et 5 (ou 5 et 7). Par là tombent certaines affirmations contenues dans le traité de M. Becq de Fouquières sur la Rayons et ombres) :aime, plane, etc., ce qui atténue encore la surprise de l’oreille.versification française.
Peinture qui se meut et musique qui pense E. Deschamps. ,
mais à la condition que la variété des rythmes n’altère jamais au fond la mesure.
Rappelons les principes établis plus haut et sur lesquels on doit se régler dans ce genre d’essais : 1º tout vers excédant huit syllabes Le vers de huit syllabes lui-même a des césures, mais irrégulièrement disposées. La césure typique le coupe pourtant en parties égales : Le rapport des nombres est alors d’une simplicité parfaite : 4 et 4. D’autres fois il est de 2 et 6 (ou 6 et 2). D’autres fois encore de 3 et 5 (ou 5 et 3) : le rapport est alors plus complexe, mais l’intelligence le saisit facilement parce qu’il s’agit ici de deux très petits nombres, et une simple variété est introduite au sein d’un rythme constant.(V. Hugo).rapports simples et sont divisibles par le même chiffre. C’est ce qui arrive pour le vers de dix pieds coupé en deux parties de quatre et de six syllabes :
L’amour forgeait ; au bruit de son enclume Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux (V. Hugo).
Malgré l’inégalité des deux hémistiches, l’oreille n’est pas choquée, parce qu’elle saisit sans effort le rapport des deux nombres pairs. Au contraire, au lieu des nombres 4 et 6, mettez 3 et 7, ou, en supprimant une syllabe, mettez 4 et 5 ou 5 et 4 ; vous obtiendrez des rapports mathématiques choquants pour l’oreille. Faute d’avoir connu cette règle, on a composé des vers de 9 syllabes qui sont vraiment inadmissibles :
En proie à l’enfer plein de fureur, Avant qu’à jamais il resplendisse, Le poète voit avec horreur S’enfuir vers la nuit son Eurydice (Th. de Banville).Je n’aimai pas le tabac beaucoup (Sedaine).
Au contraire, coupez le vers de neuf pieds en parties égales, c’est-à-dire établissez deux césures, l’une après le
Oui, c’est Dieu — qui t’appelle — et t’éclaire ! À tes yeux a brillé sa lumière, En tes mains il remet sa bannière, Avec elle apparais dans nos rangs. (Scribe.)L’air est plein d’une haleine de roses. (Malherbe.)
Si un vrai poète s’emparait de ce rythme, il pourrait produire le plus grand effet ; car ces deux césures se succédant si rapidement à temps égaux donnent le sentiment d’une harmonie toujours présente, et l’oreille est bercée sans que rien d’inattendu ou de disproportionné vienne la surprendre. La monotonie serait le seul inconvénient de ce vers, si on voulait l’employer pour un trop long poème.
Quant au vers de onze pieds, l’impossibilité οù l’on est de le diviser en parties égales ou offrant des rapports simples, nous semble vraiment le condamner. Le voici sous ses deux types, avec la césure après la cinquième ou après la sixième syllabe :
Belle dont les yeux — doucement m’ont tué (Ronsard.)Et le ciel ne voit point — d’amant plus heureux (Voiture.)
Il a toujours l’air d’un alexandrin manqué ; l’inégalité des deux hémistiches produit l’effet d’une dissonance revenant
Ariane, hélas ! de quel amour blessée Tu mourus aux bords où tu fus délaissée.
Ce distique boiteux fait ressortir toute la différence qui sépare le vers de onze pieds d’un véritable vers. Il ne pourrait servir que là où le poète se donnerait à tâche de causer une sorte d’irritation, d’agacement du système nerveux.
Pour la même raison, le vers de treize pieds n’est pas justifiable : Le chant de l’orgie — avec des cris au loin proclame Le beau Lysios, — le Dieu vermeil comme une flamme. (De Banville.)
Il n’est pas moins boiteux, mais il l’est plus lourdement. De même pour le vers de quinze syllabes :
Ô des poètes l’appui — favorise ma hardiesse (Baïf.)
Restent donc les vers de quatorze et de seize pieds. On a essayé du vers de quatorze syllabes, divisé par la césure en deux tronçons de six et de huit :
Voici qu’elle reflue et que, l’une de l’autre écloses, Ses vagues sans fracas remontent vers leur lit de roses. (André Lefèvre.)
Quoique ces deux nombres offrent entre eux une proportion satisfaisante, ils représentent déjà un chiffre trop
Il fait meilleur à Paris — où l’on boit avec la glace (Scarron.)
Nous croyons que ce dernier type de vers serait possible ; mais en somme il se réduit à la juxtaposition de petits vers de sept pieds ne rimant que deux à deux : ces vers, s’ils rimaient tous entre eux, ne produiraient-ils pas meilleur effet ? Le vers de quatorze pieds est un alexandrin alourdi, et cependant le nombre impair des pieds dans chaque hémistiche lui donne quelque chose de sautillant qui étonne par contraste.
Quant au vers de seize syllabes, qui se rapproche du long vers sanscrit, il est incapable de se plier au mouvement de la pensée moderne ; c’est plutôt une période oratoire bien cadencée qu’un véritable vers :
Je me meurs vif, ne mourant point ; je sèche au temps de ma verdeur. (Baïf.)
La disposition 6 et 6 de l’alexandrin ou 4 et 6 du vers de dix syllabes demeure donc le type des arrangements agréables à l’oreille. Comme nous venons de le voir, l’intelligence ne reste jamais étrangère au plaisir de l’ouïe ; or, c’est le vers de 12 syllabes qui nous fournit et nous fournira longtemps encore les éléments les plus variés et
Comme les poètes contemporains ont tenté de briser le rythme et le nombre du vers français, ils ont voulu réformer les lois de l’harmonie des syllabes et rétablir l’hiatus. Cette question de l’hiatus nous paraît beaucoup moins importante que celle du rythme et du mètre, puisque le vers français a existé longtemps et peut encore exister avec des hiatus. Nous croyons qu’il est sur ce point peu de règles absolues ; pourtant il y a cette règle générale de mécanique qu’un mouvement s’accomplit avec d’autant plus d’aisance qu’il donne lieu à moins de frottements. La rencontre des voyelles est condamnable parce que c’est, au point de vue scientifique, une perte de force pour les organes vocaux et une fatigue pour l’oreille.
Comme l’a montré M. Becq de Fouquières, l’hiatus est une interruption brusque, une solution de continuité dans le son. Quand nous prononçons deux voyelles consécutives très distinctement et en les accentuant toutes deux, le courant d’air expirateur doit s’arrêter après la première pour attendre que la bouche soit prête à l’émission de la seconde : de là un temps de silence qui suspend la parole et toute sensation acoustiquesuavité, jouet, poète, Danaé, etc. Ces sons composés ont au contraire une expression caressante. Tout autre est la rencontre de voyelles qui appartiennent à deux mots distincts et qui ont ainsi une existence indépendante l’une de l’autre : cette rencontre ne peut avoir lieu dans la langue française sans un heurt vraiment désagréable. C’est que dans notre langue l’accent tonique porte précisément sur la dernière syllabe de chaque mot ; la voix, au moment où elle s’allongeait sur cette syllabe, se trouve donc arrêtée brusquement dans son extension : on a le sentiment d’un obstacle qui intervient, d’une sorte de choc. Le choc est d’autant plus violent que le sens de la phrase permet moins de s’arrêter entre les deux mots, ou que la voyelle du second mot est moins sourde : par exemple, cet hiatus : l’oiseau apparaîtra , est plus dur que cet autre : l’oiseau ami de l’homme, parce que la syllabe ap porte un accent tonique secondaire, tandis que la première syllabe d’ami n’en porte pas.
En somme, la langue française est infiniment plus susceptible d’hiatus que les autres langues : 1º à cause de la disposition de ses accents toniques ; 2º à cause de la prononciation distincte et indépendante de chacune de ses syllabes ; 3º à cause du son franc et simple de ses voyelles, qui peuvent plus difficilement que celles des autres langues Ah !
La rencontre des voyelles ne pourra donc jamais être dans les vers français qu’une exception. De là à bannir du vers ces locutions adverbiales, ces dissonances consacrées par l’usage : Comme dans des vers tels que celui-ci : Cependant M. Sully-Prudhomme, dans une lettre publiée par M. Vergalo et qui semble authentique, lui a donné absolution entière pour ses hiatus. C’est là, semble-t-il, une absence momentanée de la part d’un musicien aussi raffiné que M. Sully-Prudhomme.sang et eau (Racine), folle que tu es (Musset), vingt et un (V. Hugo), etc., il y a loin. Certains hiatus, comme il y a, sont harmonieux à cause de la parfaite fusion des voyelles l’une dans l’autre. En général, la rencontre de la voyelle i avec les autres est peu choquante, parce qu’elle se rapproche du son de l’l mouillée ; mais la rencontre de l’é et de l’a, par exemple, est très dureVergalo, Le livre des Incas.)
incessu patuit
« Dans l’harmonie des mots, écrit Flaubert, dans la précision de leurs assemblages, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ?
Si la loi des nombres est le dedans de la prose même, à plus forte raison est-elle le dedans de la versification, qui ne fait que la rendre sensible et régulière. Quant à la rime, comme nous l’avons prouvé, Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est le dedans. »essentiel est terminé. Le prosateur qui renforce et resserre sa pensée n’arrive pas à la rime, mais il arrive au rythme. Si l’on demande à la rime de jouer un rôle plus important, ce peut être une question de préférence personnelle, mais la rime « opulente » n’a pas beaucoup plus d’importance dans une théorie scientifique du vers français que la rime annexée, batelée, etc., du quatorzième et du quinzième siècle. À aucune époque de l’histoire, la rime riche ne fut tenue en aussi grand honneur que pendant ces deux siècles. Des oreilles qui n’étaient pas encore assez délicates pour être choquées des hiatus trouvaient un plaisir extrême dans la répétition des mêmes sons accompagnée de la différence de sens ; à cette époque, les vers étaient bien proprement, selon l’idéal de M. de Banville, d’harmonieux « calembours ».
Pour dire vrai, au temps qui court, Courest un périlleux passage ;Pas sagen’est qui va en cour,Courtest son bien et avantage.
Non seulement les rimes annexées de cette manière, mais les enchaînées, les fraternisées, les batelées, les couronnées et tant d’autres, produisaient de charmantes surprises pour l’oreille et pour l’esprit. La rime batelée, par exemple (du vieux verbe bateler, faire des tours), qui ramenait la même consonance non seulement à la fin des vers Iliade entière copiée sur parchemin dans un œuf de pigeon. Que de petits poèmes contenant, comme cet œuf, des trésors de patience et de génie ! La difficulté vaincue était toujours sûre de provoquer l’admiration, tandis que la vraie beauté l’était beaucoup moins. Il est si commode d’avoir un « critérium » fixe pour juger l’œuvre d’art) Une femme du peuple disait au sortir d’un sermon : « Quel grand prédicateur ! Il a parlé pendant deux heures entières. » C’est ainsi, par le temps et l’effort, qu’on appréciait la poésie, et la rime permettait de supputer mentalement la longueur du travail. « Quels beaux vers ! ils sont si cherchés ! » Par malheur, ce genre de beauté passe bien vite : plus une œuvre d’art sent l’effort, plus elle est ingénieusement arrangée, frisée, pomponnée, plus tôt elle se démode ; rien ne se fane comme les papillotes : il n’y a d’éternel que ce qui est simple.
C’est pourtant vers cette époque d’effort stérile, de jeux de rimes et de jeux de mots que nos poètes contemporains, depuis Th. Gautier, ont tous essayé de revenir. Presque toujours, dans les périodes où l’art vieillit, il se produit un M. de Banville veut qu’on fasse les vers à la façon de Chapelain, que Saint-Évremond représente composant ainsi un madrigal : (Je voudrais bien aussi mettre en rime M. de Banville ne se serait pas contenté à moins de Beaucoup de nos parnassiens modernes sont des Chapelains ; mais quelques-uns n’ont même plus peur des hiatus.flambeau)déesse).prophétesse.peu à peu !Eviradnus où le premier hémistiche enjambe sur le second, le second sur le vers qui suit ; la rime est loin d’être riche (quoique Hugo ait souvent rimé exactement même avec la terminaison anche) ; le rythme est des plus complexes ; l’effet d’harmonie est incomparable :
Zéno l’observe, un doigt sur la bouche : elle penche La tête, et, souriant, s’endort, sereine et blanche.
On pourrait trouver dans Victor Hugo et dans La Fontaine nombre d’exemples de ce genre avec des rimes masculines ou féminines. Là où l’enjambement est une qualité, il plaît par lui-même et à condition d’un retour rapide à la coupe typique du vers ; là où il est un défaut, la richesse des rimes ne pourra jamais y remédier, pas plus qu’elle ne remédierait à un vers de treize pieds. Une rime riche n’a jamais sauvé un mauvais vers.
Parmi les grands poètes, les uns ont eu une sorte de superstition de la rime, comme Victor Hugo ; les autres, comme La Fontaine ou A. de Musset (qui prenaient pourtant de grandes libertés de rythme) l’ont réduite au strict Selon le principe de M. de Banville et de M. Legouvé, ces vers ne rimeraient pas et ne seraient pas des vers. Il est vrai qu’on n’y trouve point de calembour, mais leur harmonie est incontestable. M. de Banville aurait plutôt raison s’il blâmait ces vers souvent cités qui terminent l’épisode du jugement dans Ceux-là ne riment vraiment pas, et pourtant ce sont bien des vers. L’exactitude de la rime semble devenir assez peu de chose, aux yeux mêmes de V. Hugo, devant l’harmonie de la phrase musicale et la puissance de l’image.Fiers rimant avec entiers, mer avec aimer ou écumer, sourcils avec attendent-ils, Christ avec écrit, luth avec salut, etc. Th. Gautier se contente parfois de la simple assonance et fait rimer par exemple baisers et appuyés. Les rimes avec consonnes d’appui, qui chez V. Hugo sont habituellement dans la proportion de soixante à quatre-vingts pour cent, tombent brusquement, en certains morceaux, à la proportion qu’on trouve chez Musset : trente-cinq à quarante pour cent, quelquefois moins. Voici par exemple une strophe des Contemplations où aucune consonance n’est parfaite, la consonne d’appui manquant (resse, paisse, etc.) :Melancholia :« La fille de Minos et de Pasiphaé »
, — déclarait que le chef-d’œuvre de V. Hugo est l’énumération de noms sonores placée au début de Ratbert ; il reniait énergiquement Alfred de Musset, comme un « poète bourgeois »
, sans sonorité. À Théophile Gautier et aux parnassiens Musset eût pu répondre : « De grâce, ne regardez pas seulement mon pourpoint ou mes chaussures ; regardez-moi en face, droit au visage, et tâchez de lire ma pensée au fond de mes yeux. » La faveur croissante dont jouit Musset auprès du public, malgré le discrédit où il est tombé auprès des poètes contemporains, montre combien le chatouillement de la rime riche touche
Recherchons donc scientifiquement, en dehors de toute tradition classique ou romantique, ce qui distingue une bonne rime d’une mauvaise.
La rime est constituée par l’identité de timbre ; or, c’est la voyelle qui donne le timbre, et c’est elle en conséquence qui est l’essentiel dans la rime. La consonne, au contraire, comme l’a fait voir M. Max Müller, n’est qu’un bruit accompagnant l’émission de la voyelle ; elle n’a pas par elle-même de valeur musicale. La consonne est si bien au second rang dans la rime, que celle-ci a commencé par n’être qu’une simple assonance. Empruntons un point de comparaison à l’analogie établie par Helmholtz entre l’ouïe et la vue. Le timbre est la couleur du son ; c’est même ainsi qu’on le définit en allemand et en italien ; chaque voyelle représente ainsi pour l’oreille ce qu’est pour la vue l’une des couleurs du prisme : le charme de la rime consiste à ranger ces couleurs selon un ordre régulier, à les faire disparaître et revenir tour à tour, comme cela se produirait si l’on faisait tourner devant nous un disque bariolé de nuances disposées savamment. Les voyelles constituant
Ce principe de la rime une fois posé, nous comprendrons vite comment l’identité des voyelles tend à produire l’identité de la consonne qui suit. Si je prononce, par exemple, ces mots âne et âme, la différence de la consonne est en elle-même peu de chose ; seulement, l’oreille reste sur cette différence, qui, se produisant à la fin du mot, acquiert ainsi une importance soudaine et compense la ressemblance des voyelles. De là une seconde règle : les consonnes qui suivent la voyelle de la rime doivent toujours avoir un son identique. Il faut donc regarder comme inexactes ces rimes que V. Hugo a reproduites si fréquemment et dans lesquelles les consonnes dernières sont tantôt muettes
Maintenant, lorsqu’une voyelle et la consonne qui la suit sont identiques, faut-il demander encore davantage et exiger, avec M. de Banville, l’identité de la consonne qui précède, dite consonne d’appui ? Sans doute, cela est préférable ; mais on ne peut le déduire scientifiquement des principes du vers, parce que l’identité de la voyelle et des dernières consonnes suffit très bien pour marquer le rythme et remplir ainsi le but essentiel de la rime. La voyelle émise, avec l’accord qu’elle produit, l’esprit reste sur une idée de ressemblance plutôt que de différence ; lorsque la voyelle est longue ou suivie de consonnes sonores, la différence même tend à disparaître : c’est plus qu’il n’en faut pour constituer le vers. — Quant à la rime proprement « riche » ou superflue, formée par la double consonance de deux syllabes à la fois, elle vaut précisément parce qu’elle n’est et ne sera jamais trop fréquente. Il ne faudrait pas prendre pour modèles ces deux vers gravement comiques des chœurs de Racine :
Pour comble de prospérité,Il espère revivre en sa postérité.
L’abus des consonances serait mauvais en poésie comme en musique ; la dissonance même est un élément d’harmonie, qui acquiert une importance croissante dans la musique moderne et qui a sa valeur jusque dans la poésie. C’est ce qu’a compris V. Hugo dans certains de ses vers, comme La Fontaine et Musset. L’harmonie est Outre la question de son musical, on a voulu aussi considérer dans la rime la question d’orthographe. Les vers, dit-on, ne sont pas toujours destinés à être entendus ; ils doivent aussi être lus et offrir quelque symétrie pour les yeux ; en outre, on invoque ici le principe philosophique de l’association des idées et des images ; même lorsque nous entendons un mot prononcé à haute voix devant nous, nous voyons aussitôt passer devant nos yeux l’image de ce mot fixé sur le papier ; il faut donc que les rimes soient non seulement exactes pour l’oreille, mais aussi pour la vue. — Nous répondrons en deux mots, par des exemples : nous sommes habitués depuis longtemps à voir rimer : Un dernier principe a été invoqué dans l’appréciation de la rime : la question de la difficulté vaincue. On a rejeté d’excellentes rimes pour l’unique raison qu’elles sont trop nombreuses. Par exemple, les rimes en « Il a fait de la rime, non pas un grelot sonore et toujours le même, mais une note variée à l’infini, dont le chant augmente d’éclat et d’intensité selon ce qu’elle doit peindre et selon l’effet qu’elle doit produire
faim et fin, jonc et long, fils et fis (cette dernière rime n’est mauvaise qu’à cause du son) ; peut-on trouver une raison scientifique pour s’arrêter là et blâmer Racine d’avoir fait rimer seing et sein, La Fontaine court et cour, coup et cou, V. Hugo long et salon, vert et hiver, etc. ? Tous les poètes ont eu un mélange d’audaces et de timidités assez étranges sous le rapport de l’orthographe ; en dehors des signes distinctifs du pluriel et du singulier, nous ne croyons pas qu’on puisse rationnellement leur interdire à cet égard aucune liberté. Maintenant pour quelle raison les poètes ont-ils évité de faire rimer le pluriel avec le singulier ? Ici les différences d’orthographe correspondent à des distinctions de classification auxquelles l’esprit tient à bon droit : la différence fondamentale du nombre et du genre doit donc être respectée dans la rime, précisément parce que la rime cherche à produire sur l’esprit l’impression du semblable. Ajoutons qu’il est assez logique de tenir compte dans la rime des différences qui peuvent reparaître à un moment donné dans la prononciation, par la liaison des mots. Ainsi l’s du pluriel et l’r de l’infinitif, sourdes d’habitude, doivent se faire entendre dès que le mot qu’elles terminent se trouve suivi d’une voyelle : ces consonnes existent donc toujours pour l’esprit, même quand l’oreille ne les entend pas ; elles restent pour ainsi dire sur le bout de la langue, tandis que l’m de faim, le t de tort, l’r de berger n’existent plus que pour les yeux et ne doivent plus frapper nulle oreille. En somme, et quoi qu’on en ait dit, la rime regarde l’oreille beaucoup plus que les yeux. Même quand on lit à voix basse, on entend intérieurement la rime plus encore peut-être qu’on n’en remarque l’orthographe.ir sans consonnes d’appui sont blâmées par les modernes, tandis qu’ils approuvent les rimes en er (sonore), or ou ur. On ne tolère pas les rimes en ant sans consonne d’appui, et on accepte d’habitude les rimes en an (par exemple, dans V. Hugo, Adam et océan). L’oreille n’est pour rien dans tout cela, bien entendu. — « Il serait trop facile de faire des vers », — voilà la seule raison que donnent les versificateurs. Mais ne serait-il pas toujours aussi difficile d’en faire de beaux ? Les poètes se plaisent parfois à se donner eux-mêmes des entraves et à se mettre, comme dit Musset, « de bons clous à la pensée »
. Comme s’ils pouvaient jamais avoir trop de mots pour bien choisir celui qui exprime le mieux l’idée ! Une pensée donnée veut un mot qui lui réponde exactement, et si tel mot en ant lui répond mieux que tel autre, pour quelle raison mutiler l’idée afin de satisfaire une fantaisie qui n’a pas son principe dans la théorie même du vers ! Il ne faut pas introduire dans la poésie ces fausses symétries et ces règles sans but que Pascal comparait aux « fausses fenêtres »
dans l’architecture. Le poète ne doit donc, selon nous, se préoccuper dans la rime que de la consonance, surtout de la consonance des voyelles. Quant à toutes les autres règles de la prosodie classique ou romantique au sujet de la rime, elles ne reposent sur rien et n’ont aucune valeur scientifique.
penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus. Si le soin de la rime absorbe uniquement le poète, il devient bientôt incapable de suivre une pensée jusqu’au bout ; son vers, sautant d’une idée à l’autre sur la « raquette » de la rime, perd ces ailes divines qui devaient, suivant Victor Hugo, l’emporter droit dans les cieux ; son vol en zigzag est celui de la chauve-souris. Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons. D’un cerveau ainsi façonné les idées partent l’une après l’autre, comme les coups de feu de jeunes recrues qui ne savent pas tirer encore. La pensée n’est plus maîtresse d’elle-même, elle disparaît sous le bruit discontinu du mot sonore faisant explosion à la fin du vers. C’est le lyrisme tel que l’a réalisé Boileau, avec l’incohérence remplaçant l’inspiration.
À ce premier inconvénient du culte de la rime, qui est pour ainsi dire de désapprendre à penser, il faut en joindre un second : celui de désapprendre à parler simplement, à employer toujours l’expression propre et concise. Le poète épris de la rime est sans cesse forcé, quand il ne veut pas laisser sa pensée interrompue, de la gonfler et de la « Delille flamboyant »
. Quant à Victor Hugo, il besoin de tout son génie pour se faire pardonner son habileté, et de toute la puissance de son art pour compenser les artifices où il se plaît trop souvent. Il est toujours resté en lui quelque chose de l’enfant-prodige, cherchant à « stupéfier les classiques » et parfois à les mystifier par quelque souplesse de son talent. Il éprouve du plaisir à montrer comment il sait jouer avec la rime, à nous présenter ses vers comme des solutions de problèmes insolubles ; semblable à sa Djali de Notre-Dame-de-Paris, il dispose et combine en un clin d’œil sur son tapis de magicien les lettres ou les syllabes les plus diverses ; seulement c’est une griffe de lion, souple et puissante, qui se glisse au milieu des mots, les pousse l’un contre l’autre et tout à coup les fait saillir en pleine lumière. On ne peut jamais assez l’admirer ; mais il y a quelque chose de supérieur encore à l’admiration : c’est l’émotion, et il ne la produit qu’en s’oubliant lui-même, en ne faisant plus sentir qu’il rime, en dépouillant tout à fait le magicien. Lorsqu’on faisait à Rossini l’éloge de ses opéras italiens, il répondait en hochant la tête : trop de roulades, trop de roulades ! « Trop
L’impossibilité de rester simple en cherchant des rimes riches risque à son tour d’entraîner comme conséquence un certain manque de sincérité. La fraîcheur du sentiment pris sur le vif disparaîtra chez l’artiste de mots trop consommé ; il perdra ce respect de la pensée pour elle-même qui doit être la première qualité de l’écrivain. Il est bon quelquefois de parler par métaphores et par tirades ; il est bon aussi de dire tout simplement sa pensée, telle qu’elle est éclose au fond du cœur. Lorsque le poète décrit ou raconte, l’exagération du coloris est encore pardonnable : on peut charger un paysage, cela n’a qu’un demi-inconvénient ; la terre est grande, et il est généralement possible de localiser quelque part ce que le poète nous fait voir. Aussi est-ce dans la poésie descriptive que la recherche de la rime a le moins de danger : les parnassiens l’ont bien senti, et leur école est celle de la description à outrance. Le poète, lorsqu’il veut décrire, se trouve en présence d’une multitude d’images simultanées, qui lui sautent aux yeux suivant le hasard de son regard : il n’importe quelquefois guère de mettre l’une avant ou après l’autre. De plus, rien ne serait froid comme une description méthodique et raisonnée, qui ressemblerait à une estimation de commissaire-priseur ; il y a dans la nature même un certain désordre : il faut l’y laisser. L’association des mots et des rimes peut donc avoir ici le pas. Lors même que, poussé par la rime, le poète rapproche deux images qui semblent discordantes, il produit souvent ainsi des Orientales, où le heurt d’images rapprochées par le simple hasard de la rime produit des couleurs crues comme certains paysages d’Orient. Lorsqu’on ne cherche dans la poésie absolument rien que des couleurs, on peut donc y mettre par surplus toutes les sonorités possibles : lorsque, avec certain héros de Th. Gautier, on ne rêve que trois choses dans l’existence, l’or, le marbre et la pourpre, on peut y ajouter ce quatrième idéal, la rime riche, et on sera parfaitement heureux à assez bon marché ! Mais la poésie descriptive n’est pas la vraie poésie. Comme l’a remarqué finement M. Sully-Prudhomme, « la palette du poète est si pauvre, comparée à celle du peintre, qu’il ne peut suppléer à l’insuffisance du vocabulaire descriptif qu’en associant toujours une émotion morale à son imparfaite copie de la ligne et de la couleur » ; or, dès que le sentiment et l’émotion reprennent le premier rang, les mots et les sonorités tombent aussitôt au secondadagio de la sonate pathétique, comme certains airs de danse, avec des cymbales et des castagnettes. Pour prendre un autre exemple du même genre, fait-on attention à une porte qui grince ou à une mouche qui bourdonne quand on écoute une symphonie d’un maître ? On peut dire à ceux qui ont entendu tous les murmures confus de la salle : c’est que vous n’écoutiez pas, ou que, comme musicien, vous n’avez pas d’oreille.
Un dernier inconvénient, et non le moindre, du système poétique que nous examinons, c’est qu’il tend à appauvrir le cerveau du poète, à l’épuiser, à le vider par un procédé tout mécanique. Le nombre des idées, en effet, se trouve juif, il se voit forcé d’amener suif pour avoir une consonance parfaite ; lueur fait venir sueur ; trop souvent aussi tombeau se lie à flambeau, monde à immonde, etc. ; on pourrait trouver par centaines des exemples de ce genre. Si, à toutes ces associations habituelles créées entre les mots par la rime riche on ajoute les associations nécessaires auxquelles le vers français a toujours donné lieu, — le rapprochement inévitable d’arbre et de marbre, seules rimes possibles, de voile et d’étoile ou toile, d’aigle et de règle, de glauque et de rauque, d’astre et de désastre ou pilastre, etc., etc., — on verra combien la pensée des poètes modernes est forcée de revenir sur elle-même, de se répéter, de se contourner pour se soumettre à des entraves souvent arbitraires. À en croire M. de Banville, si Boileau cherchait la rime « jusque dans les glaces où se perdit le capitaine Franklin »
, V. Hugo, lui, ne la cherche jamais ; c’est elle qui « le prend au collet »
. On a toujours beau jeu à comparer Boileau avec V. Hugo ; n’est-ce pas un peu comme si l’on mettait en parallèle un enfant qui joue à la balle et un hercule qui jongle avec des poids de quatre-vingts kilogrammes ? Malheureusement le plus puissant de nos poètes cherche lui-même la rime, et personne ne l’a cherchée autant que lui : ses vers représentent un travail de compilation effrayant. Les noms propres les plus inconnus, et parfois les plus bizarres, ont été soigneusement notés par lui, ou consignés dans sa vaste mémoire ; il ne les accroche pas toujours sans effort. L’Âne déborde d’une érudition de ce genre que les érudits prétendent quelque peu factice. Quand il n’a pas la ressource du nom propre, V. Hugo lui-même se voit parfois un peu embarrassé. Tout le monde en trouvera des exemples dans sa mémoire, mais ce sont les qualités et non les faiblesses du grand poète qui doivent nous servir d’exemple.
En somme, c’est dans le sens de la liberté que se fait en général tout progrès ; c’est dans ce sens que doit se faire aussi le progrès du vers. La liberté du rythme était très insuffisante chez les classiques ; celle de la rime est très insuffisante chez les romantiques. Nous avons vu que la conséquence est l’appauvrissement, la croissante stérilité de la pensée même ; car la forme du vers réagit toujours sur le cerveau du poète. Le remède serait l’absence d’entraves sans but, la suppression de règles non raisonnées : liberté c’est fécondité.
La grande supériorité des contre-temps et des enjambements vient de ce qu’ils peuvent, en condensant deux ou trois phrases dans le même vers, y faire tenir plus d’idées, plus de sentiments, y accumuler pour ainsi dire plus d’émotion latente, plus de force nerveuse. Lorsque l’alexandrin de Boileau, avec sa démarche solennelle, pouvait porter en lui et soutenir une idée, c’était déjà beaucoup ; celui d’André Chénier et de V. Hugo est tout ensemble plus plein et d’allure plus rapide. Les phrases courtes, sentencieuses, vibrantes, les longues périodes entraînant avec elles un flot d’images, tout entre dans ce vers, qui est toujours capable de contenir ce qu’y veut mettre une pensée riche. Les auteurs du dix-huitième siècle et du dix-septième avaient des vers lâches et traînants où ils
Alors que le romantisme marquait l’invasion d’idées nouvelles dans la poésie, on n’y a vu souvent qu’une innovation dans les mots, une réforme du vocabulaire, un retour au terme propre. Lui-même ne s’est guère mieux interprété ; attachant une importance essentielle à la rime, M. de Banville cite les deux vers suivants de V. Hugo : Dans ces vers il se contente d’admirer comment « vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu
. Le culte du « pittoresque », qui réside surtout dans les mots, remplaça celui de la beauté véritable, qui réside surtout dans la réalité et dans la pensée. De là, la recherche des termes « empanachés » et bruyants, qui laissent dans l’oreille une sorte de bourdonnement confus et dans l’esprit des images incohérentes, sans présenter aucune idée claire. Th. Gautier, doublement fier de son habileté dans l’art des mots et de sa force en gymnastique, aimait à s’écrier : Contemplations, I, « Moi, je suis fort, j’amène 520 sur une tête de Turc, et je fais des métaphores qui se suivent ! Tout est là. »
Des noms aux « triomphantes syllabes »
, sonnant comme des « fanfares de clairon »
, ou encore des « mots rayonnants »
, des « mots de lumière »
, voilà, selon Th Gautier, toute la poésie lyrique« le grand mot terrible
; mais, ainsi qu’on le lui a objecté avec raison, le mot citadelles est appuyé sur le mot court et solide âpre »citadelles n’est terrible que par le sens ; « autrement le mot
. (J. Weber, mortadelles serait plus terrible, s’il ne désignait une espèce de charcuterie »Les Illusions musicales.)« Les classiques ont pipé les niais de leur époque avec du sucre ; ceux de maintenant aiment le poivre : va pour le poivre !
Le romantisme touche ici de bien près au « naturalisme » d’aujourd’hui. G. Flaubert, qui se rattache si étroitement aux romantiques, n’avait pas un moindre culte du mot pour le mot même. Quoiqu’il n’eût jamais fait de vers, il émettait cette théorie singulière, en contradiction avec les paroles précédemment citées par nous, qu’« un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose »
. Si on prend au sérieux ces principes de poétique, il ne reste plus qu’à disposer en vers à rimes riches les belles sonorités empruntées à la langue turque du Bourgeois gentilhomme :
Marababa sahem, yoc salamalequi, Carbulath onchalla, croc, catamalequi.
On ne reprochera pas du moins à ces vers de signifier quelque chose.
De tels principes étant admis par les chefs du mouvement romantique, il était facile de déterminer d’avance où ce mouvement devait aboutir. Derrière les grands talents et les penseurs allaient venir ceux qui ne penseraient plus et qui, chose extraordinaire, s’en feraient gloire. À toutes les époques de la littérature, à la fin de la poésie grecque et latine ou de notre propre poésie classique, un fait analogue s’était produit : la recherche du mot avait remplacé celle de l’idée ; mais ni les Callimaque, ni les Stace, ni les Delille n’avaient raisonné aussi bien les principes de leur art. Pour trouver l’exact pendant du « Parnasse contemporain », il faut le chercher au temps où
D’après ces principes, nous pouvons maintenant mieux apprécier à leur juste valeur les théories étranges de certains poètes contemporains sur le rôle des « chevilles » dans la poésie, où elles seraient destinées à remplacer la pensée. Ces théories ont leur origine, il faut le reconnaître, dans une observation historique ingénieuse : il s’agit de la façon différente dont on faisait autrefois et dont on fait aujourd’hui les mauvais vers. Les poètes du dix-septième siècle usaient peu de la cheville telle que l’entendent les modernes, c’est-à-dire de ces chevrons placés à l’intérieur du vers pour accrocher deux idées souvent disparates, mises en relief à la fin. Le point faible du vers était plutôt chez eux à la rime, sous la forme d’une épithète ou d’un substantif superflus :
Je sors et vais me joindre à la troupe fidèleQu’attire de ce jour la pompe solennelle.
Afin de pallier ce défaut si fréquent dans le vers du dix-septième siècle, on sait le procédé vanté par Boileau et qui consistait à faire passer la rime faible la première, pour que l’esprit restât de préférence sur l’idée saillante. Construisant ainsi ses vers deux par deux, il les comparait à ces moines que le prieur ne laisse pas sortir seuls, mais envoie de compagnie, afin qu’ils se surveillent l’un l’autre. Ce procédé était trop primitif ; de nos jours, le savoir-faire est beaucoup plus grand. C’est dans l’intérieur du vers qu’on Contemplations de la toute-puissance du mot, cet être ailé « qui sort des
, V. Hugo ajoute aussitôt :bouches »
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.
Cette comparaison est évidemment une cheville destinée à amener la rime ; mais le point faible n’apparaît pas à la rime même, qui est sonore et faite d’un substantif ; il est dans tout l’ensemble du vers et dans l’image d’assez mauvais goût qui le remplit. Ainsi de nos jours la cheville peut coïncider avec des rimes « pittoresques » ; ce qui était impossible au dix-septième siècle, lorsque la pensée du poète se déroulait logiquement dans sa nudité et que le mot mis pour la rime, honteux de lui-même, se gardait de faire trop de bruit. Parfois alors, on distendait sa pensée pour la mettre en vers ; maintenant on préfère la laisser
Si la pensée est le fond de la musique du vers, s’ensuit-il que le poète pensera absolument de la même manière que le prosateur et suivra toujours les mêmes procédés de raisonnement ? Non, et Boileau, qui paraissait le croire, avait tort. D’abord la passion ne permet pas les longues séries de déductions savamment enchaînées : elle ne supprime pas pour cela le raisonnement, comme le croit M. de Banville, mais elle le raccourcit Les tournures poétiques, comme on l’a remarqué, ont beaucoup d’analogie avec les tournures du langage populaire, qui accompagne en général ou précède d’assez près l’action : elles se rapprochent du geste. Si les poètes peignent un combattant qui frappe, la phrase même tend à se disposer comme un bras levé, puis à retomber, frappant elle-même l’oreille (par exemple dans le combat du fils d’Égée contre le centaure, décrit par A. Chénier). De là les inversions destinées à mettre en relief la pensée saillante. Nous ne parlons pas, bien entendu, de l’inversion classique ridiculisée par V. Hugo dans le vers fameux : mais de l’inversion expressive, dont fourmille la langue de V. Hugo lui-même comme d’ailleurs la langue populaire. Outre cette hardiesse expressive des tournures, la poésie exige des mots concrets, avant tout des verbes, et parmi les substantifs ceux qui expriment autant que possible des actions. Les mots les plus primitifs, qui se trouvent souvent aussi les plus courts, sont en général préférés ; pour précipiter la pensée, on supprime une foule de mots secondaires qui servent en prose à relier les phrases ou à les remplir ; pour la diriger du premier coup sur l’objet à voir, on emploie les termes propres et concis. Précisément parce que le langage poétique doit être plus voisin de l’action, il doit être plus imagé que la prose. L’image, comparaison ou métaphore, n’est qu’un moyen de nous faire voir et sentir l’idée, conséquemment de la mettre en action ; toutes les fois que l’image n’est pas cherchée, elle ne complique donc pas, elle simplifie. Aussi le langage poétique est-il en somme le langage actif et primitif par excellence : quand il exprime les idées les plus hautes, c’est par les moyens les plus simples, et l’idée grandit dans cette simplicité même de l’expression.
Bien avant de subir l’influence de la rime, la pensée du poète diffère donc en sa marche de celle du prosateur, l’une étant toute droite pour ainsi dire, l’autre ondulant à travers le flux et le reflux des strophes. La rime, nous l’avons vu, accentue encore cette différence. Il serait absurde de soutenir que la rime n’agit pas ou ne doit pas agir sur la pensée du poète (quoiqu’il soit encore plus absurde de voir en elle un moyen infaillible de fournir l’idée). La vérité est que, dans l’esprit du poète, la rime et la pensée s’influencent l’une l’autre, s’attirent et gravitent pour ainsi dire l’une autour de l’autre sans jamais confondre entièrement leur marche et sans jamais se heurter. L’association des résonances et celle des idées doivent aller de front ; mais c’est dans l’inspiration seule que ces deux tendances distinctes — rapprocher les mots et enchaîner les idées — se coordonnent parfaitement : alors elles réagissent l’une sur l’autre de la façon la plus heureuse. C’est ainsi que dans une symphonie, où le musicien doit adapter l’une à l’autre deux phrases musicales, il peut, soulevé quelquefois par l’inspiration, les écrire toutes deux ensemble et mettre dans chacune prise à part plus de Notre-Dame de Paris.
En résumé, le langage du vers correspond physiologiquement à une certaine tension du système nerveux, psychologiquement à une certaine puissance de la pensée émue ; une fois débarrassé de tout artifice, ce langage vibrant et fait pour ainsi dire de passion restera le langage naturel de toute émotion grande et durable. Les mots simples, primitifs, concrets, qui seuls conviennent à ce langage, sont le plus souvent vieux comme le monde ; le poète les force à recevoir et à rendre nos idées modernes, et malgré nous ils résonnent à nos oreilles d’un accent profond comme le passé, doux comme ces vieux refrains auxquels sont associés des souvenirs de jeunesse : nous sentons en les entendant se réveiller en nous l’antique nature humaine, tout instinctive et passionnée. L’émotion que la poésie nous donne a ainsi la puissance du souvenir. « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. »
Ils sont eux, ils sont nous, ils sont aussi l’avenir. La pensée qu’ils expriment, tout imprégnée de sensibilité, est ce qui, dans l’homme, ne passe pas, ce qui survit aux formes souvent fragiles où s’enferme l’intelligence abstraite. Nous savons que la poésie est à peu près par rapport à la prose ce que les cris et les plaintes sont par rapport au langage articulé ; or un cri, c’est la joie ou la douleur rendue présente et saisissable pour toute oreille, à toute époque de l’histoire, en tout pays : c’est donc un langage toujours sûr d’être compris et dont la prose ne saurait jamais acquérir l’universalité. Ajoutons que le principe de la poésie — la sensibilité, avec sa joie et ses peines — semble être aussi le principe premier de toute pensée comme de tout langage. S’il en est ainsi, si des