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Jean-Michel Wittman
Henri Ghéon s’est fait un nom comme critique, notamment grâce à ses collaborations
régulières à L’Ermitage, dès 1896 ; avec Gide, dont il est devenu un
intime, il y a créé un mode de dialogue critique original, à partir de 1899, les « Lettres
à Angèle » répondant aux « Lettres d’Angèle ». Après la disparition de L’Ermitage (1896), Ghéon est l’un des fondateurs de La Nouvelle Revue
Française — qui fait paraître un premier numéro en novembre 1908, puis, après ce
faux départ, le véritable n° 1, le 1er février 1909 — et l’un de ses
contributeurs les plus actifs. À ce moment, son œuvre littéraire comprend déjà plusieurs
recueils de poèmes, comme les Chansons d’aube (1897, dédiées à Francis
Jammes) ou La Solitude de l’été (1898), ainsi que des romans (La Vieille Dame des rues, 1899 ; Le Consolateur, 1902).
Au moment où paraît Nos Directions, en novembre 1911, sa « tragédie
populaire » en vers libre, Le Pain, est créée au Théâtre des Arts.
L’intérêt de cette publication dépasse cependant la personne de son auteur. La parution
de L’inquiète paternité de Jean Schlumberger et de Nos
Directions, fin novembre 1911, suscite en effet « quelques commentaires qui
commenceront à accréditer auprès du public l’idée qu’existe un groupe de la NRF »André Gide et
le premier groupe de « La Nouvelle Revue Française », t. Il : L’Âge
critique (1911-1912), Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1986, p.
140.Nouveaux prétextes
(Mercure de France, 1911) un certain nombre d’articles publiés dans la NRF, dont l’importante série « Nationalisme et littérature », publiés dans la NRF. Approuvé par Gide, le titre Nos Directions laisse
attendre une sorte de programme collectif, d’une manière d’autant plus nette que ce terme
a été très volontiers utilisé par les fondateurs de la NRF, « pris en un
sens intellectuel et esthétique, pour désigner les lignes maîtresses d’une œuvre d’art »,
chez Rivière, traversant « une frontière invisible entre l’artistique et le moral avec
Copeau », orienté « vers l’esthétique ou vers l’éthique » par GhéonNRF proposée par Auguste Anglès, op. cit., t. II, p.
287.
Tout autant que son allure dogmatique, la relative plasticité du terme, auquel les uns et
les autres donnaient chacun une inflexion singulière, était de nature à plaire aux membres
de la NRF, qui entendaient suivre leur pente singulière tout en se
réclamant d’un certain nombre de valeurs communes. À l’ambivalence de la notion elle-même
répond celle du recueil, à la fois cohérent et composite, comme Ghéon se plaît à le
souligner dans son Avertissement liminaire. Il présente ce livre comme le fruit d’une
réflexion critique menée au fil des ans, « suivant une courbe ininterrompue, dans un
mouvement progressif qui est sa vérité, son caractère et qui sait fondre en lui
d’apparentes contradictions » ; mais c’est pour insister aussitôt sur le fait que ces
réflexions sur « l’actualité littéraire » ont été « rangées autour de deux ou trois idées
maîtresses, de deux ou trois problèmes, qui sans doute nous apparurent comme les plus
urgents de ce temps-ci : le problème du classicisme, celui d’une renaissance lyrique du
théâtre, celui du rythme dans la poésie. » Et Ghéon d’insister sur une question qui fait
écho à l’ambition explicite des fondateurs de la NRF, « la question de
l’équilibre, — de l’équilibre entre la forme et la matière, entre l’art et la vie, entre
la tradition et l’innovation dans l’art », ajoutant : « les présents essais ne sont que
variations sur ce thème, thème favori de notre Nouvelle Revue française,
ou les plus récents, d’ailleurs, ont paru. »
Nos Directions rassemble effectivement des articles publiés dans la
décennie précédente et donc, pour un nombre d’entre eux, antérieurs au lancement de la NRF. « Réalisme et poésie », qui ouvre l’ouvrage, reprend le texte d’une
conférence donnée à La Libre Esthétique de Bruxelles, le 6 mars 1901, initialement publié
dans L’Ermitage, en avril 1901, sous le titre « La poésie et
l’empirisme ». Ghéon y rappelle que l’art est au-dessus des genres littéraires, avant
d’expliquer que le drame et le roman se sont égarés dans « l’empirisme » — le réalisme —
comme la poésie dans « le formisme », pour présenter finalement le classicisme, « la loi
de tout art objectif, humain », comme une issue pour sortir de ces impasses. La seconde
étude, « Notes sur le drame poétique », reprend la série de critiques publiées dans
diverses livraisons de L’Ermitage, en 1900 et en 1901, sous le titre
« Notes sur une renaissance dramatique », auxquelles s’ajoute un article sur les ballets
russes, publié dans le numéro 20 de la NRF, en août 1910. Il s’agit bien
d’analyses ponctuelles, qui témoignent de l’intérêt de Ghéon pour Maurice de Faramond ou
de son enthousiasme pour les représentations données en 1910 par les ballets russes ;
elles font la part belle aux écrivains favoris de Ghéon, Verhaeren, Claudel, et, bien sûr,
ses maîtres et modèles, Gide ou Vielé-Griffin, qui ne sont pourtant pas parvenus à
s’imposer comme des auteurs dramatiques de premier plan. Il est vrai que Ghéon, dans les
« considérations générales » données en introduction, rêve d’un « théâtre nouveau » qui
fleurirait sur « la nouvelle poésie » et célèbre un classicisme qu’on « nous a trop
habitués à considérer comme une formule — au lieu qu’il est une direction ». Quant aux
conclusions, elles débouchent sur cette profession de foi qu’illustreraient les uns et les
autres par-delà la diversité de leurs tentatives : « Toute voie est bonne où consciemment,
s’engage un artiste authentique. »
Le troisième article, « Le classicisme et M. Moréas », a quant à lui été publié — sous le
même titre — dans la toute jeune NRF, dans le numéro 6 de juillet 1909.
Il peut être considéré comme le cœur de l’ouvrage. En revenant sur ce classicisme défini
auparavant comme « une direction », en écho au titre choisi pour le recueil, Ghéon fait
entendre la voix de la NRF, avec sa nuance propre, dans la querelle qui
fait alors rage autour de cette question et de la définition d’une hypothétique
littérature nationaleNRF dans la querelle du
classicisme, voir notamment Auguste Anglès, op. cit., t. I : La Formation du groupe et les années d’apprentissage (1890-1910), p.
199-219. Sur la querelle du classicisme, voir la Revue d’histoire
littéraire de la France, Le classicisme des Modernes. Représentations de l’âge
classique au XX e siècle, 2007, n° 2.
Publié dans le numéro 31 de la NRF, en juillet 1911, « M. d’Annunzio et
l’art » constitue une charge contre l’écrivain italien ; fraîchement installé en France,
il venait de publier un Martyre de Saint-Sébastien, pour la scène, en
français. Ghéon se montre sévère pour une œuvre qui lui paraît pompeuse, sonore et creuse,
comme pour son auteur, qui lui paraît manquer de « décence esthétique ». C’est bien le
néoclassicisme de l’École romane qui est implicitement visé dans cet article qui prolonge
sourdement la querelle avec les nationalistes, champions du classicisme : sous « le masque
méditerranéen de la beauté », d’Annunzio aurait livré une œuvre artificielle et, en
réalité, « décadente ».
L’étude suivante, consacrée à « L’exemple de Racine », publiée peu de temps auparavant,
dans le numéro 26 de la NRF, en février 1911, prolonge heureusement les
deux précédentes. Ghéon s’y déclare agacé par la mode de Racine et prend prétexte de la
parution d’un essai de Masson-Forestier pour énoncer l’idée que « la tragédie racinienne
n’a pas, ne peut avoir d’autre direction, d’autre signification, qu’une signification
esthétique ». Il s’agit bien, une fois encore, d’affirmer une conception du classicisme
opposée à celle des tenants de l’École romane, en célébrant un artiste « qui se tient
solitaire et maître, au centre de l’art de son siècle, au centre du classicisme français,
et dont l’exemple nous enseigne une esthétique si peu pédante — une esthétique de culture,
de volonté, d’accroissement ! »
Après un modèle, un repoussoir. Ghéon concluait son article sur le « Pelléas
et Mélisande de Debussy », dans ses « Notes sur le drame poétique », en appelant de
ses vœux la fin du « romantisme de théâtre, renversé aujourd’hui par Claude Debussy de la
scène lyrique française, c’est-à-dire le culte du panache, de la baudruche et de l’effet,
au profit de la vérité et de la beauté classique ». Le succès remporté sur scène par
Rostand avec des effets parfois faciles le situait en effet à l’opposé de tentatives
dramatiques comme le Phocas de Vielé ou Le Roi
Candaule de Gide, four complet qui n’eut qu’une représentation… Dans « Le lyrisme
de M. Rostand », publié initialement dans le volume 59 de La Grande
Revue, en 1910, Ghéon ne s’attache au « vêtement lyrique » dont Rostand pare ses
pièces que pour y déceler « une préciosité toute verbale ». Rostand possèderait « des
qualités indéniables de verve gaie, de grâce déjà apprêtée, de banalité heureuse », mais
présenterait « un grave défaut aussi, le manque de conscience ». Trois mots suffisent à
Ghéon pour exécuter le dramaturge à succès : « Brio, mauvais goût, rhétorique ».
Autre article publié auparavant dans La Grande Revue, en novembre 1909,
« le mouvement dans la poésie lyrique française ». Ghéon rend compte de l’épuisement
progressif de l’alexandrin au fil des siècles et s’attache à prendre la mesure de la
rénovation apportée par les tenants du vers libre. Il célèbre le passage de la notion de
vers à celle de « strophe analytique », consommé avec Claudel. Contre ses détracteurs qui
en retiennent les « principes négatifs : liberté et facilité », Ghéon exalte la discipline
et la morale que suppose au contraire le vers libre, en rappelant que Vielé-Griffin le
définissait comme « une conquête morale ».
Cette discipline ne lui paraît pas toujours respectée, au point que dans « Supplément
pour la technique poétique », Ghéon insiste d’abord — en reprenant un article paru sous le
titre : « lettre sur le vers libre », dans Poésia, le 12 mai 1906 — sur
la nécessité pour la « strophe analytique », notion qu’il entend substituer définitivement
à celle de « vers libre », de « s’appuyer sur une double tradition », celle « des unités
rythmiques » et celle « du rappel des sons ». Dans une seconde partie, intitulée
précisément « Une discipline du vers libre, selon MM. Vildrac et Duhamel », il insiste
encore sur l’impossibilité de rejeter « l’héritage de la rime, de l’assonance, de l’écho
sonore ».
Sur les huit études qui composent Nos Directions, deux ont été publiées
dans L’Ermitage, trois dans la NRF (auxquels il
convient d’ajouter l’article sur les ballets russes, qui complète les « Notes sur le drame
poétique »), deux dans La Grande Revue et un dans Poésia. À bien y regarder, d’ailleurs, l’essentiel de la longue série consacrée au
théâtre étant issu de L’Ermitage, presque la moitié du recueil — une
centaine de pages — a été publiée dans cette revue, les contributions à la NRF et à La Grande Revue représentant à peu près un quart
chacune. S’il doit conduire à nuancer l’idée suivant laquelle Nos
Directions serait une sorte de manifeste de la NRF, ce constat
purement quantitatif ne l’infirme pourtant aucunement, et pas seulement parce que les
articles publiés dans la NRF, rassemblés au cœur du recueil, lui donnent
son assiette intellectuelle et théorique, en défendant une certaine idée de
« l’équilibre » et du « classicisme ».
À différents égards, les deux revues dans lesquelles ont été publiées les articles qui
n’ont pas paru dans la NRF ont un lien plus ou moins net avec cette
dernière. L’Ermitage, dont Gide et Ghéon formaient le noyau dur, aux
côtés d’Édouard Ducoté, à compter de 1900, s’est peu à peu ouvert aux futurs fondateurs de
la NRF, Jacques Copeau, André Ruyters, Michel Drouin, Jean Schlumberger.
Si la revue attache plus d’importance au théâtre, voire au roman, qu’à la poésie, les
collaborateurs de L’Ermitage guettent les signes d’une renaissance,
cette notion acquérant progressivement une « force nouvelle qui se développera avec la
fondation de la NRF »L’Ermitage, voir Michel Décaudin, La
Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française (1895-1914), Genève,
Slatkine, 1981, p. 145-146.NRF « ce que L’Ermitage aurait pu être, ce qu’il a presque été parfois »Correspondance
(1893-1938), éd. Robert Mallet, Gallimard, 1948, p. 257.La Grande Revue, fondée dès 1897, ouverte à un public plus large que celui
de L’Ermitage et abordant différents domaines (économie, politique,
littérature), son rayonnement littéraire s’est amplifié sous la gestion de Jacques Rouché,
à compter de 1907. Jacques Copeau y tient une chronique dramatique, elle accueille des
collaborations ponctuelles de Ghéon ou de Gide et, dans une certaine mesure, « elle est
plus ou moins contrôlée, guidée, par les fondateurs de la NRF »Entre classicisme et
modernité : la NRF dans le champ littéraire de la Belle Époque, Amsterdam,
Rodopi, 2003, p. 75.
Dans ce contexte, Nos Directions porte bien la marque propre de Ghéon.
Le combat pour le vers libre, en particulier, est son combat, lui qui
admire fortement Vielé-Griffin et rêvait de faire triompher cette forme nouvelle en
réussissant à monter Le PainHenri Ghéon, camarade de Gide. Biographie d’un homme de
désirs, Paris, Presses de la Renaissance, 2008, p. 82, et le chapitre huit, « Le
chantre du vers libre », p. 110-122.NRF.
La conception exigeante de la littérature qui sous-tend ces différents articles
correspond à la ligne directrice de la revue. Lorsque Ghéon réclame, de la part de
l’artiste, une rigueur et une véritable conscience morale, il illustre une volonté commune
de rénover les genres — à commencer par le roman — et de réformer les mœurs littéraires,
qui fonde en partie l’identité de la NRFNRF est perçue par certaines petites revues comme proche de
l’avant-garde, « les autres saluent ses efforts pour rénover le genre romanesque et pour
réformer les mœurs littéraires » : voir Maaike Foffeman, op. cit., p.
76.Traité
du Narcisse (1891), avait posé en principe que « les règles de l’éthique et de
l’esthétique sont les mêmes » et avait encore présenté la morale comme « une dépendance de
l’esthétique », dans L’ErmitageL’Ermitage, 15 janvier 1905), repris dans
André Gide, Essais critiques, éd. Pierre Masson, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 132.
Plus nettement encore, la position de Ghéon sur la notion de classicisme rejoint celle du
groupe de la NRF, on l’a vu, même si sa fibre patriotique le pousse à
ménager Maurras et les nationalistes davantage encore que ne le fait Gide, engagé pour sa
part dans une lutte ambiguë avec des adversaires dont il partage alors en partie les
convictionsNRF ».RHLF, 2007, n° 2,
p. 313-330 ; Éric Marty, « Gide et les “classiques” », article en ligne sur le site fabula.org.Nos Directions ? Même si le
débat autour du classicisme apparaît avec le recul comme une « querelle où l’on joue à la
balle avec des questions mal posées »RHLF, 2007, n° 2, p.
401-412.NRF, de contester le magistère
à Maurras et de l’Action française, en s’affirmant progressivement comme une force de
mouvement. L’enjeu ? Définir jusqu’à quel point et de quelle manière l’écrivain a partie
liée avec l’histoire et avec le mouvement de la société ; imposer, au fond, une idée de la
littérature, de sa fonction, et des devoirs de l’écrivain. Avec son livre, Ghéon apporte
une contribution limitée mais décisive à cette entreprise.
L’auteur n’a point prémédité ce livre ; ce livre s’est formé, à son insu, au jour le jour… Mais si une pensée loyale, sincère en face d’elle-même, est capable, est tenue de varier dans le temps, elle se développe nécessairement suivant une courbe ininterrompue, dans un mouvement progressif qui est sa vérité, son caractère et qui sait fondre en lui d’apparentes contradictions. C’est la seule unité qu’on doive réclamer de ces pages, une unité de mouvement.
Il se trouve pourtant que les divers sujets que nous amena à traiter l’actualité littéraire, se sont spontanément rangés autour de deux ou trois idées maîtresses, de deux ou trois problèmes, qui sans doute nous apparurent comme les plus urgents de ce temps-ci : le problème du « classicisme », celui d’une renaissance lyrique du théâtre, celui du rythme dans la poésie. L’auteur a d’autant moins la prétention de les résoudre en théorie, que sans cesse dans la pratique, les mêmes problèmes se posent devant lui et qu’il ne saurait présenter ses ouvrages comme de décisives solutions. La solution, il lui suffit que ce recueil d’éclaircissements la prépare. Avouons-le, ces trois questions que j’ai dites, se ramènent toutes trois à une question-mère et elle seule importe ici : la question de l’équilibre, — de l’équilibre entre la forme et la matière, entre l’art et la vie, entre la tradition et l’innovation dans l’art — et les présents essais ne sont que variations sur ce thème favori de notre Nouvelle Revue Française, où les plus récents, d’ailleurs, ont paru. Equilibre — et non pas juste milieu, point mort… — et non pas au prix d’un recul, d’une reprise d’haleine… Equilibre dans le choc même de deux vives forces contraires ; équilibre de haute lutte ; équilibre dans l’action. Ceux-ci ferment les yeux sur l’art, et ceux-là sur la vie. Ouvrons les yeux sur toutes choses, dût-on nous en faire grief ! Et dans l’ordre de la critique, poursuivons la tâche de « mise au point » que nous nous sommes bien inconsidérément imposée et qui nous place, sur le champ de bataille, à l’endroit le plus exposé, sous les feux croisés des primaires, des pasticheurs et des esthètes, réconciliés ensemble contre nous !
Ier Octobre 1911.
Nous sommes accablés d’un riche et confus héritage. — On a pu croire qu’en ces dix
dernières années la frénésie de belles-lettres eût atteint à son paroxysme suprême et
qu’elle ne dût désormais que décroître, pour la paix, la joie, le salut des véritables
écrivains, qui font leur œuvre sciemment, légitimement, en silence. Mais on a cru… parce
qu’on espérait. — La politique nous valut une trêve qu’on rêva bienfaisante et qui ne fit,
en somme, qu’aggraver la confusion. Ah ! le triste empire des lettres, pour manquer
d’empereur reconnu et de princes, n’est point cependant une république ! Plus y chardonne l’anarchie que la liberté n’y verdoie : car tous ont le droit de
parler, quoi qu’ils disent — et ceux qui disent quelque chose n’ont pas le droit de se
faire entendre — car, en même temps qu’eux, parlent ceux qui ne disent rien.
Il y a pire. Ceux-là mêmes qui devraient se rejoindre, se retrouver, s’unir, dans l’immense foule médiocre, ceux-là, ne se connaissant pas, ne se peuvent donc reconnaître ; — et puis, chacun d’eux a sa langue.
Nous assistons à ce spectacle, curieux autant que lamentable, d’une élite intellectuelle dispersée, contradictoire, comme étrangère à elle-même. L’individualisation, la spécialisation ont eu, pour résultat premier, le divorce complet qui semble à l’heure actuelle officiellement proclamé, non seulement entre des esprits de haute valeur littéraire, mais entre les genres littéraires eux-mêmes, ceux-là qu’on voyait, aux grandes époques, se développer de concert.
Car voici que les dramaturges (et je parle ici des meilleurs), n’entendent plus les romanciers qui eux, ignorent tout à fait les poètes.
Balzac pouvait sentir Hugo ; Racine, Bossuet. Mais quel point de contact entre un Curel,
un Rosny, et un Moréasinfra, « Le classicisme et M. Moréas.artistique ? Car sur telle vérité scientifique,
sociale, humaine dont ils alimentent leurs productions, ils peuvent s’accorder — ou
différer : cela n’importe. La question est celle-ci :
Ont-ils un souci d’art commun ?
Dans un sermon de Bossuet, Racine assurément, ne retrouvait rien moins que ses fines
préoccupations psychologiques, — mais soyez sûrs qu’il y admirait en tout cas la même volonté de nombre, d’équilibre et d’harmonie ! — comme d’ailleurs
Balzac, en dépit de sa hâte à créer, saluait un peu de son idéal personnel dans les plus
achevés et les plus lointains poèmes de Hugo.
Allez ! ces grands hommes savaient que, poème ou roman, discours ou tragédie, cela était de l’art, et du même art, le seul, celui que tous ils pratiquaient, librement, mais également — et nos contemporains l’ignorent… ou du moins semblent l’ignorer. Ils savent qu’ils sont romanciers, ou poètes, ou dramaturges, mais que ce sont trois métiers différents. Et ils oublient qu’avant le drame, et le roman et le poème, il y a l’art, je le répète, l’art qui est unique ; et que si le même souci d’art ne les dirige pas, tous tant qu’ils sont, c’est que certains d’entre eux se trompent.
Ah ! discerner l’erreur ! et la comprendre ! — rétablir de l’art littéraire une notion plus universelle et plus juste ! y subordonner chaque genre en le faisant frère de tous les autres ! rétablir l’harmonieux règne des concordantes libertés !
Tel est, Mesdames et Messieurs, le problème vital qui aujourd’hui se pose. Je n’ai pas la prétention de le résoudre devant vous. J’en voudrais simplement examiner les termes, étudiant parallèlement les conditions esthétiques du drame, du roman et de la poésie, fixant leur réciproque position au seuil du nouveau siècle, — et découvrant ainsi, peut-être, les raisons, qu’il faut espérer passagères, de leur éloignement présent.
Je dirai et sans paradoxe : un poème est une œuvre d’art ou n’est pas ; un drame, un roman, une comédie peuvent n’être pas des œuvres d’art et pourtant être.
Si l’on en croit les Grecs, le poète est celui qui fait, celui qui crée ; il faut les croire ; — ΠΟΙΗΤΗΣ — dans ce simple mot tient tout son art et toute sa fonction.
C’est en vain qu’on altérera sa figure, que l’on exigera de lui un rôle national, social et humain. Il n’en acceptera point d’autre que celui-ci : s’employer à son œuvre ainsi que le moindre artisan, — pour en doter un jour sa patrie, son temps et les hommes. S’il doit quelque chose au monde, ce n’est que de la beauté.
Que son chant élève les âmes ou émeuve les cœurs, contribue à la paix ou gagne des batailles, c’est par-delà sa volonté. L’acte du poète est intérieur à son chant ; le but de son chant n’est pas l’acte, mais son chant même.
Il représente l’art dans sa conception la plus haute, la plus pure, la plus affranchie de toutes conditions temporelles. On peut à la rigueur se l’imaginer seul au monde, constituant à lui tout seul le monde, et continuant à créer. Car — et j’exagère à dessein — par définition, il crée son œuvre de toutes pièces, de rien, ainsi que Dieu créa le monde ; il tire de lui-même son monde : à ce point qu’on peut dire, que « à la poésie, il est une seule condition, le poète ».
Aussi bien — et c’en est comme la réciproque fatale — aussi bien, il ne vaudra qu’autant qu’il aura créé — non pas indiqué, ébauché : créé.
Si hautes que semblent ses idées, si purs ses sentiments, si jeune sa vision et si nouveaux ses rêves, ils ne compteront pour rien s’il n’en a fait de la beauté : c’est-à-dire quelque chose qu’il appelle poème et qui est un monde en ce monde, un corps entre les corps et parmi les êtres un être.
Non plus que s’il s’agissait d’un être de chair, on ne saura d’où vient à cet être de mots de vie. Mais on pourra déterminer ses conditions d’existence, découvrir la merveille intime d’une organisation où les parties se correspondent, se soutiennent et se renforcent, et se subordonnent enfin à une conception première, une préconception de beauté.
Alors, mais alors seulement, on jugera si le poète fut « sincère » et s’il « pensa » ! On discutera, on disputera de ses vertus philosophiques ou humaines, — mais il aura créé.
Il faut se souvenir que le cerveau le moins humain et le plus faux de ce siècle aura été le cerveau d’un poète, et du plus grand !
Et certes nous préférerons ceux qui auront compris les hommes, qui auront puisé dans le monde la matière à repétrir ! — mais il faut dire et redire que la seule matière indispensable à un poète, c’est la langue.
Plus complexe apparaît le cas du romancier, comme aussi le cas de l’homme de théâtre — car il vaut mieux pour l’instant les confondre, et les opposer au poète ensemble.
Que ce soit dans un livre ou bien sur une scène, ils sont nés pour représenter.
Mais quoi ? leurs imaginations ? leurs rêves ? rien que vaine fiction ? Leurs drames, leurs romans ne seront-ils encore que des poèmes ?
Ils ont en face d’eux l’univers qui les tente.
Eux aussi vont créer. Mais non plus seulement une œuvre : dans cette œuvre des hommes ; — et non plus selon l’art alors, selon la vie.
Dès l’origine, entre le poète et ceux-ci, la vie se dresse ainsi qu’une formidable barrière. Le poète a le droit de n’en pas tenir compte, — en tout cas, c’est pour lui une secondaire pensée. Le romancier, le dramaturge en elle à jamais chériront la matière même de leurs créations, — s’ils n’y voient encore plus : le modèle, l’exemple.
Car tous les instincts et tous les vouloirs, tous les sentiments, toutes les pensées dont sont formés les hommes, ils auront à les découvrir, à les manier, à les joindre. Ils donneront à leurs personnages fictifs, un corps, des gestes, un visage : ils les mêleront ainsi que se mêlent les habitants d’une même cité.
Ne seront-ils un jour tentés de contrôler sur la nature la vérité de leurs créations ? Ne seront-ils amenés peu à peu, à ne désirer plus que tout simplement reproduire ? Le danger permanent de leur art est ici : qu’ils préfèrent la vivante matière de cet art à cet art même !…
Ce n’est pas tout. Issue des hommes, aux hommes va s’offrir leur œuvre. Pour eux sans doute ils chercheront à la rendre plus juste et plus convaincante et plus vraie. Le poète était seul. Ils œuvrent dans la foule. Leur effort ne déviera-t-il pas vers un rôle plus apparemment actif que le rôle de créateur ? Leur désir d’action ne débordera-t-il pas leur œuvre ?
Hélas ! la beauté, but premier, risquera fort de s’effacer bientôt pour eux, devant les clartés éclatantes de la réalité et de la vérité ! Là, la nature, ici la thèse primeront, supprimeront l’art ; — le pire sera qu’« eux » ne s’en aperçoivent.
Aussi bien leur faiblesse en face de la vie, fera leur force en face du public. Leur roman n’en sera pas moins roman, drame leur drame, — mais roman document, mais drame plaidoyer ; — et par là ils se sauveront, et par là ils vaudront encore — mais sans le moyen de l’art.
Or, pour qu’il soit bien dit que drame et roman d’une part et d’autre part poésie ont
quelque chose d’essentiellement étranger, divergent, non seulement à l’état de santé, de
puissance, mais aussi, mais surtout de maladie et d’amoindrissement, tandis que ceux-là
perdant pied s’égareront dans l’empirisme, celle-ci au contraire, par
respect de la tradition, s’attardera, s’enfoncera, et périra dans le formisme.
Et c’est ainsi. A chaque grande époque où naît, renaît, s’épanouit la poésie, il semble que les ressources de la langue, images, rythmes, sons, se présentent vierges devant le poète. Instinctivement ou volontairement, il les approprie à l’idée, idée neuve et précise qu’il a de la beauté. Les conditions vitales de son œuvre c’est lui seul à nouveau qui les détermine. Et l’on ne saurait alors distinguer la forme de l’esprit qui semble l’animer ; la forme, c’est l’esprit lui-même.
Mais le temps vient où vieillit le poète ; il a perdu la fraîcheur d’âme indispensable au créateur. Ses œuvres vivent hors de lui. Il les considère objectivement, sans en saisir la raison d’art cachée ; la forme à ce moment quitte l’esprit, s’isole, et désormais le poète déchu se borne à la remplir ainsi qu’une forme étrangère.
Que si pèse trop cette forme, à force de persuasive beauté, sur des contemporains, des descendants trop faibles, elle annihile en eux tout pouvoir nouveau de création. Ils eussent conçu la beauté toute différente peut-être ; ou bien ils eussent abouti dans leur libre effort individuel, à une forme toute voisine encore, mais légitime, obtenue légitimement…
Faute de cet effort naturel, les voici employés à une création inverse. Plutôt que d’enfanter ils ressuscitent un cadavre, qu’un nouveau grand poète bientôt enterrera.
Ainsi alternent dans l’histoire de la poésie, formisme et création. Ainsi naissent, ainsi vivent, se survivent des formes qu’il faut périodiquement anéantir.
Qu’était, après Villon, devenue l’allègre et fruste coupe qui convenait si bien à sa roture âpre et sincère ? Un pauvre jeu de rimes redoublées, croisées, répétées, sans raison… Ronsard vint.
A quoi, passé l’époque racinienne, correspondait la pureté dépouillée de l’alexandrin ? Chacun y versa les pensées qu’il se crut forcé d’y avoir et qu’il n’eut jamais eues sans elle.
Mais vint Chénier, et puis Lamartine, et Hugo.
Et enfin, comment nos aînés voici quinze ou vingt ans reçurent-ils des mains des derniers
Parnassiens, le vers encore si plein naguère, si puissant et si varié de la grande Légende, des Poèmes Barbares, des Fleurs du
Mal ? en quel état ? et descendu à quelle « inanité sonore »
Mais, nous voici naturellement amenés au centre historique de notre sujet, à la récente crise qui mit comme en présence, toutes les tendances, toutes les formes, toutes les forces de nos lettres modernes, et cela à l’époque où précisément, par une coïncidence singulière, tandis que sur la poésie le formisme régnait, dans le domaine du roman trônait l’empirisme à son apogée. Il sembla que les genres eussent divergé de concert, afin d’atteindre en même temps chacun à sa limite extrême. Là, réalisme ; ici, Parnasse. Ici, rien que la forme ; là, toute la matière. On vit l’art humain, l’art complet, dissocié, scindé en deux tronçons distincts, se croyant l’art chacun, chacun insoucieux de l’autre.
Mais tandis que le vieux Parnasse, ainsi qu’une ombre flasque se traînait, roi pompeux d’un royaume d’ombres, le Réalisme alors magnifié par vingt romanciers, prôné par autant de critiques, semblait vivre de la plus authentique des vies, de la plus saine, de la plus riche, de la plus organique, — et on l’eût pris pour l’Art, s’il n’eût été si près de la Science, et si semblable à la Critique.
Dans une intéressante préface à la réédition complète de ses œuvres, M. Bourget
« Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande. Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la Science. »
Et M. Paul Bourget ajoute :
« Je ne saurais les relire, ces lignes si simples, sans une émotion presque pieuse, et je crois que beaucoup des écrivains qui ont eu leurs vingt ans entre 1865 et 1880 y retrouveraient de même en un raccourci puissant, ce qui fut la foi profonde de leur jeunesse. »
Nous retiendrons ce mot : l’empirisme était devenu une foi.
Et certes, je l’ai dit, le roman en naissant, en s’attaquant à la matière humaine, acceptait le danger de dévier aussi, et dans ce sens précis, mais presque à son corps défendant, sans presque en prendre conscience. A priori, qui pouvait se douter, qu’un jour il accepterait l’empirisme comme une foi, pire : comme une méthode ?
L’essor spontané et soudain des sciences expérimentales n’eût point suffi à susciter
cette hérésie. Il fallait au nouveau roman un précédent ; un précédent artistique, cela
s’entend. On pensa le trouver dans notre Comédie Humaine ; on l’y trouva
— mais il n’y était pas.
La production effrénée de Balzac empêcha nombre de critiques de considérer son œuvre sous
le point de vue de l’art. On sait comment il composait ses œuvres, les écrivant tout d’une
haleine, les livrant à l’impression, et travaillant seulement sur épreuves, aux ciseaux.
Si hâtivement qu’il créât pourtant, il créait ; il avait de l’art une conception
instinctive qu’on retrouve à l’origine de ses plus véridiques productions. Entre lui et
tel artiste enfermé des années dans un labeur très lent, il n’y eut guère plus qu’une
différence de temps. Quand il « réussissait », rien ne semblait plus composé, plus
nécessaire et plus classique que ses livres, qu’il s’agît de César
Birotteau ou du Cousin Pons, du Curé de Tours
ou d’Un Ménage de Garçon ! Mais qui s’en avisa ? Personne ! Comme en
outre il « faisait vrai », on ne considéra que la vérité de son œuvre, et l’on efforça à
sa suite, de « faire vrai », mais autrement : chez ceux-là qui s’en réclamèrent, sa large
compréhension devint mesquine exactitude, sa sûre intuition, douteuse expérience.
Et l’on vit, la science aidant, d’aussi divers esprits que les Goncourt, Zola, Bourget, adopter, pratiquer, prêcher, sous divers noms, une doctrine unique. Le roman se fit impressionniste, ou naturaliste, ou psychologique. Disons empiriste, tout bonnement.
Empiriste, d’abord, le roman des Goncourt qui fut, qui plus qu’il ne fut encore, voulut être une notation successive d’instants, une sorte de cinématographe littéraire, et dont le souci d’art réel resta extérieur, à fleur de peau, tout pittoresque.
Empiriste, l’abstrait roman de Paul Bourget, lequel entassa, compila les petits faits de
la vie intérieure
Empiriste en principe, le roman de Zola qui s’appela documentaire, empiriste en dépit de
Zola lui-même. Car celui-là naquit poète, apte au lyrisme, prompt comme aucun à
généraliser ; il fut perdu par un principe. Il construisit à priori
toute son œuvre, — puis il y fit rentrer facticement les résultats de son expérimentation.
Loin de se soumettre aux faits, il voulut qu’ils vinssent corroborer une idée préconçue :
cette idée, par malheur, ne fut pas l’idée de beauté nécessaire, antérieure à toute
production de l’art, mais une idée d’ordre scientifique, mais une vérité. Il eût pu
peindre à fresque une harmonieuse, épique et rude société ; il préféra faussement
illustrer une théorie. — Qu’y gagna l’Art ? qu’y gagna la Science ? — Au lieu d’une œuvre
il laisse des morceaux — mais que de documents !
Auprès d’un empirisme à tel point volontaire, systématique et affirmé, étayé sur la science, représenté par des esprits si justement célèbres, le Parnasse sénile et son formisme inconsistant ne comptaient guère. Et aussi bien, la révolution nouvelle qui secoua alors les lettres engourdies se fit moins contre le Parnasse encore, que contre le Naturalisme. Les jeunes combattants ne pouvaient se tromper sur la valeur des forces ennemies…
Car il est temps de rendre à la poussée lyrique dont la clameur emplit ces vingt-cinq dernières années, son sens réel et sa juste physionomie. On affecta d’y voir comme une gamine rébellion de cénacle contre les tout-puissants du jour. On sacra ses représentants de noms grotesques et bizarres — décadents, symbolistes, d’autres — qu’ils acceptèrent en souriant.
Quel fou osa jamais grouper sous quelque nom générique d’école, des esprits aussi
différents, aussi contraires, que ceux de Verlaine et de Mallarmé, de Vielé-Griffininfra).supra, note 1
infra, « Le classicisme et M. Moréas ».
Ils dirent au Parnasse :
« Il n’est plus d’arbitraires règles. La forme en soi n’est rien. La forme est la pensée. Quiconque pensera formulera. »
Et de là, la libération du vers, de l’inspiration ; là, proclamé pour tous, le droit de créer, et selon soi-même.
Ils dirent encore :
« Celui-ci chantera son rêve, et celui-là sa vie ; celui-ci sa chimère, celui-là sa simple douleur ; cet autre la nature, et cet autre les hommes. Si le poète peut se passer de tout, tout cependant appartient au poète. Monde des idées et monde des corps, il saura célébrer toute chose créée… mais par le moyen artistique d’une nouvelle création. »
Et les ennemis du Parnasse, aux pontifes de l’Empirisme jetaient ces derniers mots, soudain, comme un défi.
L’art ouvre ses bras tout grands à la vie, mais pour l’étreindre, la faire sienne, pour la réduire à l’art. En lui, vont se joindre, se fondre, se compléter, empirisme et formisme, la vérité et la beauté.
On a trop ri du « Symbolisme » ; d’aucuns en rient encore ; on le jugea sur ses folies. Quand on aura fini d’en rire, un beau jour on s’apercevra que ce fut comme le réveil, un peu trouble sans doute, de l’éternel esprit classique qui accepte le vrai, mais exige le beau.
Cette révolution fut l’œuvre des poètes : eux seuls, hélas ! en bénéficièrent. Le Parnasse perdit le sceptre de la poésie. L’empirisme garda le sceptre du roman. Les suiveurs de Zola, avec tout leur talent, ne firent que prolonger la carrière du roman expérimental. Au lieu de le transformer ils l’« ornèrent ». A des influences lyriques eux et leurs plus jeunes émules durent un souci d’art nouveau. Le malheur fut qu’ils le placèrent dans le détail et non dans la conception. Et que dirai-je du théâtre !
Ainsi les années passent, la crise s’accentue. Trop exploitée, mal exploitée, la matière humaine semble tristement s’épuiser. Romanciers et dramaturges s’inquiètent, cherchent ailleurs, mais au hasard. — Ibsen, Tolstoï et Dostoïevski les dominent, puissants, véridiques et « neufs ». Mais nos auteurs manquent trop de santé pour s’assimiler leur œuvre sans risques. Entre les poètes et eux subsiste la même incompréhension.
Et cependant, aucun ne songe à simplement appliquer au roman, au drame, la simple loi du classicisme, la loi de tout art objectif, humain, qui tient dans cette brève formule :
« Subordonner le plus d’humanité possible à une idée préconçue de beauté. »
Allez ! le roman n’est pas mort, une vaste carrière sûre s’ouvre encore devant lui : la carrière de l’art. Et à ceux qui cherchent un guide, un maître, je dirai :
Il en est un. Mais il vécut si solitaire, si dénué de théories, si absorbé par le culte exclusif de la beauté, que parmi ses contemporains on ne sait lui donner de place.
Romantique il fit vrai, formiste il fit profond, réaliste il fit beau. Il sut donner à
chacun de ses livres une vérité différente, une différente beauté, mais une perfection
semblable.Bouvard et Pécuchet après l’Education sentimentale nous prouve qu’il rêvait d’y échapper, par un
assouplissement, une extension de la forme, qui est dans le caractère même du « roman »
et dont tant d’écrivains russes et anglais, et Stendhal, et Balzac nous ont donné
l’exemple. Lui imposant une ferme volonté d’art, réclamons pour le romancier, sinon pour
le dramaturge, dans le plus libre des genres, la plus large liberté. (NdA)
J’ai nommé Gustave Flaubert.
On lit dans la Correspondance à propos de deux livres d’amis, ces
paroles
« L’un a le charme et l’autre la force. Mais aucun des deux n’est préoccupé
avant toutde ce qui fait pour moi le but de l’Art, à savoir : la beauté. Je me souviens d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, etc., etc. ? — La loi des nombres gouverne les sentiments et les images et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans. »
J’ai cité cette page au hasard. On en trouverait cent, et de plus significatives, dans
l’acte de foi inlassable qu’est la Correspondance de Gustave Flaubert.
Il faut les méditer, puiser dans l’œuvre et dans l’exemple de classiques leçons. Car le
jour où refleurira la belle concordance des genres — poésie, roman, drame (et ce que j’ai
dit du roman s’appliquait au drame, développement et conclusion) — tous se seront soumis
ensemble, à l’idée unique, à l’idée suprême de l’art et de la beauté.
Le XIXe siècle aura vu s’accomplir une révolution dans les lettres
françaises. Une poésie lyrique nous est née, a prospéré, large, diverse — et si vivace
que, s’étant un moment figée, elle vient de rejaillir encore, d’un flot plus clair. Le
roman s’est fondé comme une ville, sur un terrain d’humanité ferme et brûlant, et son
actuelle décadence, non définitive peut-être, atteste seulement le prodige de sa prompte
et comme immédiate maturité. L’histoire enfin a surgi, lyrique et précise, histoire
épopée, histoire science… — et notre paresseuse pensée se plaît à résumer un si multiple
effort, en quelques figures nécessaires, maîtresses, pour ainsi dire symboliques :
Lamartine et Balzac, Hugo et Michelet ; Stendhal, Vigny, Flaubert ; Taine, Baudelaire,
Renan ; quelques autres, lointains ou proches, qui sont à eux seuls,
le Roman, la Poésie et l’Histoire. Que si nul parmi eux n’apparaît essentiellement
dramaturge, comment n’en pas conclure que le Drame n’existe pas ?
Nous possédons des drames, certes — mais non le Drame et c’est un
fait digne de remarque, qu’au cours d’un siècle aussi riche en expériences, toute
réalisation dramatique soit demeurée le privilège des esprits moyens. Je dis,
« réalisation », car si, depuis Cromwell, les grandes tentatives ne
manquèrent point, toutes échouèrent.
Le drame romantique de Dumas, tout encombré de pittoresque, ne put s’aggraver qu’en
passant, de la pensée méditative d’un Vigny. Déjà, Hugo répudiait avec l’impératif
formel de la tragédie classique, l’humanité profonde d’un Racine, et il construisait
arbitrairement, suivant une formule étroite et simpliste, les personnages et l’action ;
il ne vit que deux faces à la réalité ; il confondit la rhétorique avec la vie, et sans
la poésie qui recouvre ses drames comme un manteau de lierre un mur fragile, nul se fût
jamais mépris sur le factice des situations et le vide des caractères. Cependant, Alfred
de Musset, prétendant à moins, atteignait à plus. Soustraite à toute préoccupation
scénique, sa fantaisie jeune et légère s’épanchait : elle s’accommodait de certaine
convention de l’autre siècle, se souvenait heureusement de Marivaux, et soudain, parle
miracle de sa seule sincérité, créait dans un milieu de fiction aimable quelques êtres
de chair vivante, et, sur un perpétuel gazouillement de comédie, jetait quelques grands
cris de passion. Si le théâtre poétique eût dû lever, mûrir, pour de larges semailles,
il fût sorti non d’Hernani, mais d’On ne badine pas avec
l’amour. Par malheur, Musset fut joué trop tard et passé le moment propice : on
n’y goûta que de l’esprit, et son œuvre isolée ne suscita peut-être, et seulement plus
tard, que les bluettes de Banville…
Tombèrent Les Burgraves ; en vain la tragédie tenta de revivre en
Ponsard. Le Parnasse naissait : il n’y eut pas de théâtre parnassien. Ou du moins, on
assista à la lamentable agonie de la formule romantique, atténuée de faux classicisme,
exaspérée de brutalisme, suivant que l’employèrent MM. Coppée, de Bornier, Silvestre ou
RichepinCyrano de Bergerac
Aussi bien le véritable mouvement dramatique eut lieu en dehors de la poésie.
Scribe
C’est en partant de l’observation « bonhomme » d’Emile Augier, que, le théâtre réaliste
s’achemina insensiblement vers l’âpre et profonde vérité psychologique qui fait des Corbeaux et de la Parisienne les deux plus fortes
œuvres de la littérature dramatique moderne
C’est de la « pièce à thèse » de Dumas, que le drame d’idées devait naître, pour végéter d’abord, puis, enrichi de poésie, s’épanouir loin de la France dans le théâtre Scandinave.
Mais contrairement à Augier, à Dumas, Becque et Ibsen réalisèrent trop pour que leur
action fût profitable. Le Théâtre-LibreAmants, de Maurice Donnay, Amoureuse, de Porto-Riche, les
rudes satires de Mirbeau et les fines comédies de MM. Capus, Sée, Renard, Tristan
Bernard et quelques autres
Quant à Ibsen, une déplorable interprétation voulut qu’on imitât ses particularités les
plus étranges, et non ses qualités directement humaines ; d’où ce qu’on a nommé le
« symbolisme », tendance à priori stérile. — Cependant, en les œuvres
de François de Curelles Tenaillesla Clairière ironique qu’ont signée MM. Descaves et
Donnay
Ainsi donc, pour en revenir au passé, point de théâtre poétique ; naissance et
développement de la « pièce moderne » ; ou bourgeoise, ou mondaine ; pièce d’idées, de
mœurs, exceptionnellement de caractère ; des œuvres — et certaines puissantes — point
un œuvre : le plus complet de nos dramaturges Henry Becque, vaut par
deux pièces seulement. Nous sommes loin de la Légende des Siècles et
de la Comédie humaine ! Et à tout bien considérer, on ne voit pas que
le théâtre tel qu’on le comprend de nos jours, puisse d’ici longtemps, nous fournir rien
de comparable…
En quoi donc espérer, sinon en une profonde révolution dramatique ? Mais d’où viendra-t-elle ? Où ira-t-elle ? Qui la fera ? — Autant de questions qui méritent l’étude : nous y proposerons de prudentes réponses.
Voici plusieurs années, continuant le Théâtre d’Art, M. Lugné Poe fonda l’Œuvre
Le moment était mal choisi ; toute manifestation dramatique se condamnait alors à
rester « une exception ». Aussi bien, lorsqu’on ne vit point sur la scène se concréter
ridiculement un beau poème, on assista à des tentatives curieuses, mais trop purement
littéraires, dénuées d’objectivité, partant de généralité ; ainsi, l’œuvre de
Maeterlinck même ne put assez se dégager du livre pour prendre corps en un spectacle ;
ainsi telle pièce singulière comme la Lépreuse de Bataille
Cependant la poésie nouvelle se formait : clarifiée, élargie, libérée, elle quittait l’allégorie, reniait l’ornementation, et soucieuse, en même temps que d’art, de grande vérité humaine, se rapprochait du monde, d’un pas léger ; elle renonçait à une immobilité stérile ; la course renouvelait sa pensée ; tour à tour eurythmique et brusque, elle s’élançait vers la vie, elle était la vie elle-même. Un moment devait arriver où le lyrisme pur ne lui suffirait plus, où le drame seul serait capable de recueillir sa fièvre, de la multiplier, de la communiquer à des êtres fictifs — bientôt réels. Pourquoi le théâtre nouveau ne fleurirait-il pas sur la nouvelle poésie ?
Or, voici que s’éveille, nullement concertée, dans plusieurs esprits de poètes, que rien ne semblait y prédisposer, une forte vocation dramatique, attestée déjà par des œuvres. Résultat ou coïncidence ? Du moins, ces œuvres les faut-il étudier de près, dans l’espoir anxieux d’y découvrir le germe d’une poésie dramatique à venir, capable de détrôner enfin (le puisse-t-elle !) un réalisme épuisé, mais toujours régnant. Ce sera notre tâche. — Auparavant, un mot encore.
Si, de la nouvelle poésie, un art dramatique doit naître, le pur lyrisme ou la stricte observation ne saurait suffire à le fortement étayer. Romantique ni réaliste il ne peut vivre — mais seulement classique.
Et qu’on ne se méprenne point sur ce mot. Il ne s’agit nullement de pastiche. On nous a trop habitués à considérer le classicisme comme une formule, — au lieu qu’il est une direction. D’Euripide à Sophocle il y a loin, loin de Goethe à Racine, et de ceux-ci à ceux-là, plus loin encore. On ne saurait réduire leur égale et diverse perfection à un « canon » unique et nécessaire. Chacun d’eux, suivant son époque et son tempérament, réalisa son mode classique personnel. Il importe d’en créer d’autres.
Aussi bien, si, quittant le point de vue formel, on veut scruter l’esprit et la
structure intime de ces œuvres, que ce soit Phèdre, Alceste, Œdipe, ou
Iphigénie en Tauride, on se verra forcé de reconnaître que toutes
obéissent à une loi profonde de beauté, que l’on découvrirait pareille, sous l’apparent
désordre de Macbeth et de Coriolan.
Avant de travailler à l’ordonnance extérieure de l’œuvre, aux proportions de sa façade (langue, strophes, actes), le dramaturge classique cherche un équilibre intrinsèque entre les éléments d’humanité dont il veut composer cette œuvre. Equilibre tant dans le groupement des êtres que dans la construction psychologique de chacun d’eux. Choix surtout de traits, de sentiments, de gestes, par lesquels chaque personnage apparaisse réellement existant. Classicisme : précision et généralisation concordantes, capables de créer une « vie » et des « hommes » à côté de la vie et de l’humanité ; classicisme — il faut bien le dire : condition essentielle de toute œuvre d’art objectif.
Comment les novateurs n’accepteraient-ils pas de continuer si belle et si large tradition ? Elle laisse à leur inspiration sa date, sa forme, elle lui assure au surplus la durée. Ressusciteront-ils Euripide ou Racine comme au temps d’Athènes ou de Versailles, alors qu’une civilisation les a formés, les baigne, provoque en eux de jeunes pensées, de fraîches visions ?
Tout art, et le plus accompli — ils le savent — reste, par un côté, relatif à l’époque qui l’a vu naître. Et l’art dramatique plus que tout autre, qui se trouve subordonné aux moyens matériels de représentation, de siècle en siècle variables. De ces moyens, il faut cependant tenir compte ; non s’y plier, mais en user. Et ce doit être pour le dramaturge non un empêchement mais bien une ressource. De cette « collaboration » son drame ne sera en rien diminué. L’œuvre dramatique parfaite a deux existences en propre, l’une scénique, l’autre livresque, et qui ne peuvent se faire tort. Toutes deux sont également complètes, définitives, nécessaires. Le temps passé où l’œuvre fut pour la première fois jouée, dans de très spéciales conditions, il faut qu’elle demeure « œuvre d’art absolu » aussi absolue qu’un poème. Elle satisfera à la fois le spectateur moyen de son époque et toute la postérité lettrée.
Ainsi, quelques sujets qu’ils traitent, présents, historiques ou légendaires, les nouveaux dramaturges pourront se prétendre, classiques et modernes, tout ensemble. Etudions-les.
Maurice de Faramond a courageusement entrepris d’établir sa dramaturgie sur la réalité contemporaine. Son tempérament ardent et sensuel n’a point voulu séparer les ressorts profonds de la vie de ses manifestations extérieures. Les mœurs et les costumes l’ont séduit à l’égal des passions les plus secrètes. Il a vu dans l’humanité ambiante, « brute », telle quelle, une lourde matière aussi riche de couleur que d’action. Et soucieux de ne transposer point, il situa ses deux premières pièces dans son propre pays, Albi, ville ou campagne.
Certes, la Noblesse de la Terre et Monsieur Bonnet
diffèrent assez pour mériter deux études distinctes. Mais, en dépit de l’apparence, une
esthétique unique les régit, de l’un à l’autre drame modifiée et complétée. Et c’est
elle qu’il s’agit avant tout de discerner, en rapprochant attentivement les traits
épars.
Antérieurement à toute préoccupation artistique. M. de Faramond prétendit évoquer des
« hommes ». Il ne se passionna point à l’étude exclusive d’un ou deux caractères, au
rigoureux développement d’un seul conflit. Il vit dans la modernité non simplement un
cadre, mais presque un personnage, un élément tragique essentiel. Il conçut une humanité
sociable, sociale, formée et menée par le milieu. Et il peignit non des hommes, mais des
« groupes d’hommes », famille, ferme, village, ville. Il assumait ainsi un art de
groupement et d’harmonie — non de ligne et de déduction
Les personnages de M. de Faramond sont viables. Il n’en fit point des entités, ni des héros. Il composa leur figure avec une âpre précision, un soin minutieux de réaliste. Tous les traits psychologiques, tous les tics, tous les gestes furent par lui scrupuleusement choisis, pour particulariser des êtres dont nul ne ressemblât aux autres. Il leur donna une apparence et une intimité, et aussi une sorte d’ardeur vitale, puisée à chaque instant dans ce qui les entoure. La terre, un jour, parla par eux. Et ce jour-là, on salua un sens neuf du dialogue, précis, coloré, raccourci.
Au reste, les personnages de la Noblesse de la Terre, ne faisaient
que vivre, sans plus. Le poète nous les montra dans leurs occupations quotidiennes, dans
leurs joies ordinaires, dans leurs naturelles douleurs. Ce fut moins une pièce qu’une
série de tableaux d’une réalité si simple et si profonde que, dépassant le réalisme, ils
atteignaient à l’épique parfois. Harmonieusement groupées, les fileuses, jeunes et
vieilles, craignaient et déploraient la guerre. Le facteur annonçait la mort du fils :
la fiancée en apportait l’horrible nouvelle aux parents. La fille, peinant à la terre,
grisée d’été, « faisait le mal », comme une bête ; le père et le séducteur se la
disputaient âprement. Et les voisins, en chœur parlé, trouvaille entre toutes heureuse,
soutenaient de leur rude avis le vieux fermier : « Tiens bon, Sans-Quartier ! tiens
bon ! » Il y avait dans ces tableaux indépendants, comme une disposition de fresque,
comme une allure de « tragédie », dans le sens le plus noble et le plus plastique du
mot : la vie, simplement ; rires, larmes, instincts, colères…
Certains, se montrèrent surpris de l’absence de lien entre les parties. On voulut en
imaginer de secrets, oubliant que le poète les avait faites volontairement successives,
pour illustrer l’idée centrale de la Noblesse de la Terre. Cette idée
certes était vague, mais ample, capable d’enfermer un monde d’émotions ; moins une idée
qu’une atmosphère, ou bien un protagoniste invisible, toujours présent.
Le spectateur, ému par de simples et larges scènes, eût pu ne pas s’inquiéter de l’intention idéologique secrète, se bornera à la ressentir… — si par une maladresse fâcheuse, l’auteur, soudain, n’avait voulu la « formuler ». Elle faillit bien nous gâter le pittoresque lyrisme des personnages, lorsque, par leur bouche rustique, elle s’exprima ! Ils n’étaient point des héros, je l’ai dit, mais des hommes — à la plus grande louange de M. de Faramond. Comment eût-on accepté d’eux une parole de « pensée » ? La réalité purement humaine est capable de lyrisme, et non pas d’abstraction ; entre les deux il importe que l’on distingue. — L’idée en fut d’autant plus remarquée. On chercha à la suivre ; comment l’eût-on suivie ? elle n’était point développée, mais diffusée comme une lumière épandue ; on ne comprit pas. — Mais puisqu’il n’y avait rien à comprendre ! puisqu’il n’y avait qu’à sentir, qu’à se passionner !… Le mot était dit ; nous le regrettâmes.
Et voici que Monsieur Bonnet, œuvre plus aboutie dans deux actes au
moins, de tenue verbale presque parfaite — sans de ces accrocs ingénus qui avaient pu
susciter des rires, — se diminue du même fait : l’abstraction. Cette fois, Maurice de
Faramond, sans cependant renoncer à son esthétique « harmoniste », voulut
« construire ». Chaque acte évoquant un milieu, existerait en soi, mais fortement uni
aux autres. Une trame, une intrigue
Il imagina, ou choisit, un fait-divers tout simple mais fécond en conflits tragiques : l’enlèvement de la fille du boucher Victor par un jeune professeur de philosophie, M. Bonnet, fils du plus puissant bourgeois de la ville. Tout gaieté, franchise, couleur, le premier acte, en tous points réussi, exposait la tragi-comique aventure. Sur la place, la ville entière rassemblée, par ses avis divers, se révélait. Entre le boucher et le vieux bourgeois, jadis unis de liens intimes, la lutte commençait ; l’un défendait sa fille, l’autre son fils ; il n’y avait encore rien que d’humain.
Le deuxième acte nous montrait alors les deux amants réfugiés dans le Rouergue, exclus de la société, rêvant de se recréer, par l’effort, une libre vie sociale : idée qui pouvait s’exprimer avec simplicité et passion. Pourquoi M. Bonnet se lança-t-il soudain dans une tirade toute abstraite ? Pourquoi soudain, apparut-il, sans que rien nous y préparât, comme un homme de génie ? Rien de plus dangereux à peindre au théâtre que le génie, que le génie en plein travail agissant, découvrant, créant. M. de Faramond, qui nous avait habitués à des personnages de vie moyenne, nous surprit, nous froissa dans toute notre logique, en nous présentant (sans préparation, je le répète) une « exception ».
M. Bonnet, dans l’admirable troisième acte, devait redevenir humain. C’est qu’il l’était foncièrement, profondément, comme tous les autres personnages, tant que l’« abstraction » ne venait pas le déposséder de lui-même ! La réunion des bourgeois chez M. Bonnet père, d’un lyrisme caricatural, l’explication avec le boucher, le grand conflit de père à fils, tout cela attendu, prévu, nécessaire, nous sembla plus que de la « comédie moderne » au sens accoutumé du mot ; une sincérité, un mouvement nouveau emportait l’action devenue presque poétique. Et jusqu’ici, malgré la « révélation » du second acte, le sujet se déroulait donc nécessairement, en parties vivantes et bellement équilibrées, le sujet « humain » s’entend. Pourquoi l’auteur, lui, en avait-il un autre, de derrière de tête ? — Le fils cédait ; il abandonnait sa maîtresse : là eût pu s’arrêter le drame…
Mais M. de Faramond prétendit poursuivre arbitrairement, guidé par la seule « abstraction », par le « génie » conféré au jeune professeur, par l’idée préconçue d’une immanente justice… Et ce fut, dix années après, la promenade de M. Bonnet, devenu ministre, dans le nouvel Albi fondé par celle qu’il abandonna, et grâce à son « idée » prospère. Rencontre, souvenirs remués, attendrissement. Or le boucher survient, et — un peu tard — se venge. — Pourquoi M. Bonnet est-il devenu ministre ? Pourquoi les Victor ont-ils si merveilleusement réussi ? Ce sont là deux postulats, dont la gratuité, acceptable au début d’un drame, ne peut l’être au beau milieu, avant la conclusion.
En ce point précis, l’harmonisation originale de M. de Faramond a dévié de la route logique qu’il semblait s’être imposé de suivre en construisant son second drame. Il devait se laisser guider par une nécessitation implacable, la seule qui puisse satisfaire l’esprit infiniment délicat de nos spectateurs. Car, de la forme périmée de notre tragédie classique, il subsiste un principe que nous ne pouvons répudier : celui de l’évidence rationnelle dans l’enchaînement des caractères et des faits.
M. de Faramond, nous en avons la certitude nous donnera un jour l’œuvre définitive, par
laquelle s’imposera la nouveauté de sa noble formule. Le premier, notons-le, il aura
tenté d’infuser le lyrisme à la réalité moderne, au moyen, non d’une généralisation
abstraite, mais de la précision et de la saveur des détails, du mouvement et de l’accent
des dialogues. Sa première pièce révélait une esthétique unanimiste, et un don
merveilleux de créer de la vie. La seconde une pleine possession de la langue, et le
courageux désir de joindre la logique à l’harmonie. S’il n’y parvint point tout à fait,
la faute en fut à l’idée pure qu’il ne soumit pas à l’humain. Il échappera bientôt à ce
reprocheMauvais Grain
parfait exemple de son réalisme lyrique ; une curieuse, éloquente Drame
de Poitiers et surtout cette Dame qui n’est plus aux camélias
d’une saveur acide, d’un parti pris tout neuf et qui reste encore inclassable : le
germe de la « tragi-comédie moderne » ? — pourquoi pas. (NdA)
Il n’est pas de plus belle carrière poétique que celle de M. Emile Verhaeren. Son génie se développe suivant une ample et vivante nécessité et la filiation de ses œuvres se trouve exempte de caprice, de désir d’étonner, en un mot, d’artifice. Ce fut entre tous un « tempérament », respectueux de l’art, mais le subordonnant à son élan lyrique, capable de toutes les audaces par instinct, aimant même à voiler sa profonde raison de cette naturelle inconscience. Tempérament lyrique, épique, dramatique ; il semble qu’un drame se joue sans cesse en lui, qu’un conflit sous-jacent suscite la violence des gestes, l’ampleur du vers qui fauche, l’âpreté des phrases, des mots, qui se heurtent, se cabrent et s’exaspèrent. Il ne peut pas ne pas prendre à parti quelque chose, telle idée ou tel sentiment, la Ville, la Civilisation, la Loi, au nom de quelque idée ou sentiment antagoniste, la Nature, le Juste, le Beau : voilà certes tous les dons d’une sensibilité tragique. Et nous pourrions nous étonner de n’avoir pas vu plus tôt M. Emile Verhaeren aborder le théâtre, si nous n’avions le sentiment que la forme lyrique suffisait à son expansion et que le ton personnel de ses invectives semblait lui interdire de prêter sa voix à d’autres que lui-même.
Aussi bien, avant le vrai drame, dans la troisième partie de sa trilogie poétique,
M. Emile Verhaeren tenta une œuvre intermédiaire, qu’il y aurait mauvaise grâce à
considérer comme une tragédie. Le poème des AubesLe Cloître est bien le premier
drame de M. Emile Verhaeren.
Drame de pensée, d’humanité de psychologie. Le lyrisme ne vient qu’ensuite et c’est presque lui qu’on réprouve ici. Le sujet ? En dépit d’une parfaite précision, il est multiple : mais tout en lui concourt au même but, et en cela réside sa profonde richesse. — D’une part, un couvent, image de la société, où luttent les forces héréditaires et les instincts nouveaux : du mysticisme ou de la science, lequel l’emportera ? — D’autre part, Balthazar, espoir du très noble prieur, représentant dernier d’une haute lignée, que le remords a jeté dans le cloître, que le remords y poursuit, en rejette. Balthazar a tué son père jadis : le prieur l’accueillit pourtant, lui accorda l’absolution, et découvrant au fond de lui les grandes qualités ancestrales, il rêva d’en faire son successeur. Mais Balthazar, malgré dix ans de pénitence, ne peut apaiser en soi le remords : à la suite de la confession tragique qu’il a reçue d’un criminel, auquel il conseilla dans sa justice née, d’aller se dénoncer, il se sent tourmenté : il n’a pas expié son propre crime ; un autre à sa place fut tué ! le désir le brûle d’avouer à la face du monde. Mais le pardon de Dieu ne lui suffit-il pas ? — Enfin le Prieur l’autorise à se confesser devant le chapitre ; admirable exemple d’humilité, puisque le parricide eût pu se taire. Or, ce récit, au lieu de transporter d’extase les Moines, réveille en eux jalousie, haine, envie, et le Prieur en vain leur impose silence ; le moine Thomas, homme actif, cupide, rusé veut l’anéantissement complet de son rival. — Qu’il laisse Balthazar s’anéantir lui-même ! Le repentant ne peut se satisfaire de la pénitence ordonnée ; son crime le dévore encore. Sur l’ordre inspiré de Dom Marc, son jeune ami, qui est tout sainteté et prière, il se dénoncera aux juges de la terre ; en plein office, devant le peuple assemblé, il crie son crime. On veut le faire taire, on le frappe, on le chasse. Il ne s’est point contenté du pardon de Dieu ; il a jeté la graine de scandale dans l’inviolable couvent ; il est damné. Et, victime de quoi ? — de son orgueil ou de sa foi ? — il emporte avec lui le reste de cette aristocratique puissance qui dominait le Cloître ; Thomas, en prendra dans ses mains les destinées futures, plus temporelles.
A ce sujet la plus belle rigueur déductrice préside. Il se développe amplement d’acte en acte, dans une continuelle pénétration des deux éléments dramatiques ; le cas particulier de Dom Marc, drame de conscience ; le sort du Cloître, drame de mœurs et de réactions psychologiques. Tout au plus, souhaiterait-on entre le deuxième acte et le troisième, de la confession à la résolution nouvelle de Balthazar un lien plus fort. Là, une sorte d’arrêt et de reprise interrompt la superbe coulée de l’action. Et tout au plus préférerait-on un dénouement moins brutal, d’émotion moins extérieure ? Les clameurs inopinées de Balthazar ressemblent peut-être trop à un coup de théâtre ! Balthazar est lui aussi un dramaturge. Mais n’est-ce point précisément un trait de son caractère ?
Car les critiques, et ceux-là mêmes qui sentirent la netteté de vie psychologique des
comparses, dénièrent au caractère de Balthazar toute vérité et toute logique. Au milieu
des autres figures taillées franc, dans un seul bloc, le Prieur juste, doux, tant que la
fierté de l’Ordre n’est point menacée ; Dom Militien, de noblesse compatissante ; Dom
Marc, d’ardeur juvénile, d’amour mystique où dérive naïvement une sensualité malade ;
d’intuition sûre et pure, équitable, en dépit même de sa mysticité ; Thomas, de
combativité sourde et sanguine ; Idesbald, tout impuissance et tout aigreur ; se dresse
plus nuancée, plus obscure, plus complexe et supérieure, la figure de Dom Balthazar. Qui
démêlera qui précisera les raisons de sa conduite ? Qui dira quelle part de remords,
quelle d’orgueil, quelle de foi, quelle de folie entrent dans sa curieuse personnalité ?
De cet ad libitum, les plus grands créateurs sont seuls capables :
Shakespeare, Dostoïevski. Ils ne se soucient pas de réduire un être à une formule. La
logique d’un être est chose sublime ; il y a plus sublime qu’elle : ce mélange, ce
dosage, cette trituration, cet inconnu qui fait le héros plus gonflé de possibilités, à
mesure que s’efface sa vérité trop évidente.
Pourtant, une restriction s’impose ici. Le langage de Balthazar ne suit pas tous les
plis de son âme : il est souvent trop déclamatoire, trop tendu. Et le même reproche
s’applique aux autres personnages. La différenciation objective de chacun d’eux est
absente non de ce qu’ils disent, mais de la forme dans laquelle ils le disent. Les
douceurs illuminées de Marc, les précisions de Thomas, la bonhomie de Dom Militien et la
gravité du Prieur, les combats intimes de Balthazar se devinent — ne s’entendent pas. C’est toujours l’auteur qui parle, avec les rudesses, les
à-coups, le martèlement que nous admirons dans ses plus personnels poèmes ; il sent,
crée des êtres, mais parle pour eux. Et non dans tout le déploiement de son lyrisme.
Restreint à une atmosphère spéciale, celui-ci s’exerce durant quatre actes sur les mêmes
images mystiques : flammes, anges, incessantes fulgurations. Ce n’est pas la moindre
raison de l’apparente monotonie de cette pièce, si variée cependant dans la rectitude de
sa ligne tragique. Là, et là seulement surgit le romantisme, et c’est
une curieuse contradiction entre la construction admirablement sensée, réfléchie,
« classique » du drame, et la flambée artificielle de telle tirade — celle de la
confession, entre toutes, où le souvenir pompeux de Hugo nous trouble au plus fort de
l’émotion :
On meurt debout dans ta famille.
Oui ! nous pûmes le constater, ce que nous admettions à part nous, à voix basse, nous choqua, clamé haut, dans une salle de spectacle : l’abstraction de certains dialogues, l’audace de certaines images, leur répétition. Rien ne peut éclairer davantage le dramaturge que l’extériorisation de son œuvre : par là elle le quitte, se sépare de lui : il est spectateur, il la juge ; cela pour déplorer l’attente prolongée que subissent de jeunes auteurs, qui, faute d’une expérience, se tromperont longtemps et tenteront en vain.
Des chroniqueurs épilogueront tout un mois sur un cas de psychologie conjugale, ou sur une théorie sociale. Mais qui s’attaquerait aux multiples pensées que suscite à l’esprit le souvenir du Cloître ? D’aucuns y voudraient voir une transposition de l’« Affaire ». D’autres y découvriraient la satire de l’hypocrisie. Certains y liraient les plus graves pensées aristocratiques de Nietzsche : morale des maîtres, morale des esclaves ; les maîtres perdus par orgueil et par dégénérescence des instincts supérieurs ; les esclaves dans la pire subordination s’élevant à un affinement spirituel redoutable. Mais rien de cela n’est dit, et de cela le théâtre ne doit rien dire ; tout cela est en germe, dissimulé, agi… — et encore supprimerait-on volontiers, sans appauvrir l’ouvrage, certaines déductions qui allongent inutilement le dialogue…
Voici du moins, du poète Emile Verhaeren, non un poème, mais un drame. Non romantique,
mais « classique », dans l’esprit sinon dans la forme. Nous saurons désormais quelle
souveraine raison, se cachait sous tant de poèmes effrénés. Et nous nous réjouirons de
voir par là se compléter encore l’image d’un maître qui fait tout à son heure,
simplementPhilippe II tout
uniment romantique du maître nous a déçus. Nous attendons son Hélène de
Sparte impatiemment. (NdA)
Celui qui entreprendra d’écrire l’histoire littéraire de ce temps, avec le recul nécessaire et une impartialité dont nous ne sommes pas encore capables, croira sans doute avoir caractérisé indélébilement le symbolisme, quand il aura posé chacun des écrivains qu’on a coutume d’y ranger, comme un champion de l’individuel à tout prix et du plus personnel lyrisme. Francis Vielé-Griffin n’échappera point à cette qualification, et reconnaissons-le, nombre de ses poèmes, qui ne sont pas les moins vivants, semblent avoir jailli naturellement de son âme, certains irrésistibles comme un cri, presque tous ondulant d’une sorte de palpitation organique. Mais à le juger exclusivement sur des pièces d’expansion toute spontanée, on fera tort à une autre partie de son œuvre, par laquelle précisément il s’oppose aux poètes de son école, et même à l’esthétique subjective qu’il a tenté avec eux de régénérer.
Dès la Chevauchée d’Yeldis, le premier en date de ses contesl’Ennemi des
Lois et du Jardin de BéréniceEn Arcadie, de Swannhilde, de Wieland, de
l’Amour Sacré, de Παλαιsupra, note 8.
Sur Moréas, voir supra, note 1 et infra, « Le
classicisme et M. Moréas ». Charles Van Lerberghe (1861-1907) est notamment l’auteur
de Phocas le
Jardinier, il ne l’eût pas désignée comme il fit, sous le nom d’« essai
psychologique », modestement. Phocas n’en existe pas moins, et si
nulle scène encore ne l’accueille, il importe pourtant, et d’autant plus, d’en tenir
compte ici — où je voudrais montrer comment, tout en demeurant poème, il s’achemine
doucement vers la scène ; comment il ouvre une voie neuve à l’art lyrique et dramatique
de demain.
On confond trop souvent, sous le mot tragédie, l’art sacré, total, populaire, l’art de
« plein air » — il faut bien le dire — des Grecs, avec l’art créé par Racine, art
nuancé, discret, subtil, art « en dedans » qui ne s’adresse qu’à l’élite. Quand je
prononce le mot de tragédie à propos de Phocas, c’est à Racine que je
songe, c’est à la tragédie française ; tandis que l’effort théâtral d’un Claudel ou d’un
Faramond m’apparaît plutôt hellénique. De ces deux tentatives toutes deux également
nobles et légitimes, pour rénover la scène par la poésie, la première — la tentative
racinienne — a chance de trouver plus tôt que la seconde, son public, car elle le
souhaite en petit nombre. Mais ce public déjà existe ! c’est le même qui au Théâtre
Français, sait se plaire à Bérénice ? Pourquoi le Théâtre Français ne
joue-t-il pas Phocas le Jardinier ?
Un homme simple, laborieux, honnête, bon chrétien, tiède chrétien, parvenu à l’aisance, songe, comme on dit, « à vivre sa vie ». Il aime une païenne, Thalie. Pour elle, non, il ne reniera pas sa foi. Mais c’est un accommodement qu’il cherche. Ira-t-il à elle, n’ira-t-il pas ? Il hésite ; son âme indécise contient tant d’anciens devoirs mêlés aux tentations de la vie. Il plie sous le fardeau de son passé. Ira-t-il ? — Le diacre Johannes, chrétien farouche, chair maigre vouée aux fauves du cirque, âme fascinée, entre par hasard chez Phocas. Il se rit de son luxe, de l’embourgeoisement qui menace l’ancien jardinier. Mais quoi ? Le Christ interdit-il la joie ? Phocas se révolte, il s’apprête, il part, en costume de fiançailles, et Christ est avec lui. — Hélas ! On proscrit les chrétiens, et non seulement les forcenés, mais les paisibles, ceux qui rendent à César ce qui lui est dû. Un décurion interrompt Phocas dans son rêve : Phocas est sur la liste des martyrs. — Phocas pourrait s’enfuir ; il s’est fait passer pour le maître de l’esclave Phocas, par un subterfuge innocent ; les soldats, ivres de son vin, s’endorment, car il a donné sa parole que Phocas serait bientôt là. Mais Phocas ne peut pas échapper à sa destinée, à la destinée que lui a faite son vieux père ; il n’a pas la force de vivre pour soi. Phocas se sacrifie par devoir, par faiblesse, par lassitude, sous le poids d’une foi en laquelle, hélas ! il ne communie plus guère. La vraie parole, la parole de vie, il la lègue à Glaucos, le petit aide jardinier ; celui-là du moins saura être libre, peut-être ?… Lorsque Thalie, prévenue trop tard, accourt pour sauver Phocas, Phocas succombe sous l’épée d’un soldat, dans le délire de son lâche courage.
Si l’objet du théâtre est de nous présenter des caractères, Phocas a toute la variété,
toute la complexité de traits requise ; il ne s’avance pas au devant de nous tout d’une
pièce comme une figure poétique ; même, s’il encourt un reproche, c’est celui d’une trop
grande complexité. Mais est-ce à un public lettré, choisi, sensible aux détours subtils
de l’âme de Bérénice ou d’Andromaque, de bouder si rare plaisir quand par hasard on le
lui offre ? — Si les caractères dits de théâtre doivent se montrer à nous, se dérouler,
se développer devant nous en action, dira-t-on que Phocas se tient sur la scène
immobile, quand l’indécision le porte sans cesse de droite à gauche et réciproquement,
quand les incidents du dehors l’abordent au plus tendre de l’âme, le font sans cesse
dévier, réagir, et subir ? Qu’il y ait quelque lenteur dans les deux premiers actes du
drame, soit ! mais faut-il s’en plaindre, et la brutalité des drames de
M. BernsteinPhocas, où la menace du martyre, l’espoir du salut s’entrechoquent, où
Phocas, le Décurion, Glaucos, les soldats, l’absente Thalie concourent activement, dans
un mouvement sans répit, à une émotion proprement tragique, mélo-dramatique dirais-je,
si ne dominait leurs démarches, la faible et belle figure de Phocas. Un acte d’action
extérieure ne suffit pas à nos critiques ! Il a suffi longtemps dans la tragédie
française. Tant pis donc !
Cela aussi est du « théâtre » — et les monologues même dont on regrette ici l’abus. Phocas s’explique, Phocas dans l’abandon d’une causerie familière avec lui-même, se peint sans complaisance, sans éloquence factice, sans éclat. — On tolère encore le monologue, à condition que le personnage se campe face au public, Hernani ou Ruy Blas et joue son air le plus brillant, le plus sonore. Le monologue familier, naturel, l’afflux aux lèvres des simples pensées que l’esprit à part soi remue, le théâtre moderne ne l’admet point, dit-on ! Il est urgent de rendre aux personnages le droit de se confesser devant le public ; que si l’acteur désormais y répugne, il n’est point assez grand acteur. Et qu’on n’objecte point encore, qu’en outre du poème intime de Phocas, exprimé par Phocas lui-même, qu’en outre de la figure de Phocas, il n’y a rien ici. Relisez avec attention les répliques de Glaucos, du centurion, des soldats, vous constaterez en chacun l’ébauche d’un caractère — un caractère à son plan, sans doute, et qui n’empiète pas sur le héros, un caractère secondaire, mais non pas conventionnel ; admirez comment la rudesse, l’humanité, le sentiment de la discipline, la reconnaissance sont dosés dans ce brave homme de Décurion, et la qualité de fraîcheur qui marque les moindres paroles de Glaucos ; or ces caractères-là, c’est dans l’action seulement qu’ils se montrent, dans la plus vive action…
Des qualités dramatiques ? Mais ce petit ouvrage en fourmille, dont je n’ai pas dit la
grandeur, la portée, l’intime rayonnement. Est-il assez proche de nous ! On y entre
comme dans la maison d’un voisin, porte à porte. — Mais je ne me laisserai pas détourner
de mon dessein présent, pour louer de Phocas la valeur poétique, telle
ici, telle au théâtre, (si quelque jour on l’y admire) qu’elle se montrait dans la Clarté de Vie ou dans Plus Loin, Il me semble plus
important, oui ! de première importance, d’attirer l’attention sur la forme, sur la
miraculeuse souplesse de la forme qu’on ne peut pleinement goûter qu’à la lecture à
haute voix. Et c’est bien ce qui rend plus déplorable encore l’ostracisme scénique que
doit subir ce drame, précisément le plus capable d’imposer aujourd’hui à l’oreille des
spectateurs une prosodie neuve, alerte, vivante, scandée par le souffle même, élargie
par l’émotion, une prosodie qui est en fait, en même temps qu’une stylisation de la
parole, une parole ! Oh ! la légèreté de cette strophe dialoguée :
Glaucos ! Qu’est-il, maître ? Dis-moi, tu as donc vu Thalie. Je te l’ai dit. Je crois… peut-être ? Voyons, qu’en as-tu pensé ? Je n’ose. Je te permets d’oser. D’abord, maître, une chose : Est-ce ma pensée mienne qu’il faut dire Ou ce que j’en pensais pour toi ? Dis l’une et l’autre, Nous verrons après si tu dois pleurer ou rire. Pour toi donc, maître, j’ai pensé : Ô belle fille blonde Vous m’avez plu dès que je vous ai vue Plus qu’aucune chose qui soit au monde, Je vous épouserais demain — ce soir Si vous n’adoriez Saturne et Cybèle Ou si j’adorais Vénus sans y croire Donc selon mon strict devoir De bon chrétien. Je veux oublier que vous êtes belle. Et pourquoi pensais-tu ainsi, gamin ?… Etc..
Et le son pathétique de la rêverie de Phocas creusant sa tombe avant l’aurore :
Comme la nuit est calme et sans émoi. Comme on a honte de vivre Et qu’il fait bon s’en aller sans retour. Et sans révolte Vers l’infini qui sourit et délivre. Souvent j’ai retourné cette terre noire Sous les étoiles d’avril dès le soir, Ainsi, Dormant à travers le jour lourd A rêver des récoltes. Ce soir, je creuse joyeusement ma couche Car le fruit de la vie est amer à ma bouche.
Ces deux exemples suffiront. Le vers-libre commande le geste, le vers-libre crée le
mouvement, le vers-libre est par essence, dynamisme, action, drame. La principale vertu
dramatique de Phocas, c’est bien sa forme. Si on en doute encore,
qu’attend-on pour tenter l’épreuve ? Craint-on de discréditer le vers romantique à
rejets, ce monstre usé, qui n’est plus désormais ni vers ni prose ? Attend-on du vers
classique intégral la restauration de la tragédie ?
Quoi ! ressusciter la mort par la mort !
Si renaît la tragédie discursive selon Racine, pour s’adresser à une élite cultivée,
elle n’en devra pas moins repousser le passé, les moyens et les formules du passé,
trouver en notre temps des moyens analogues. Les moyens neufs de cette tragédie, Phocas le Jardinier nous les offre. Libre à l’auteur en d’autres œuvres,
et libre à nous, de réduire la part de la poésie pure, d’accentuer les poussées
alternatives de l’action, — mais non de renier le dynamisme lyrique sous-jacent dont est
né le présent ouvrage. La poésie a épousé le drame ; elle ne peut plus le quitter ; elle
l’étaie, elle le soulève ; elle l’informe par le dedans. Laissons Phocas le
Jardinier. Il ne s’agit pas ici de faire admirer l’œuvre charmante et profonde
d’un grand poète, mais de montrer tout le profit que poètes et dramaturges, et
Vielé-Griffin lui-même, pourront retirer, s’ils le veulent, de cette juste
admiration.
Pour écrire du Roi Candaule, l’amitié pourrait me gêner si l’auteur
n’était mon ami pour cette raison, entre cent, qu’il écrivit le Roi
Candaule. J’ai assisté à la genèse de cette œuvre, j’en ai salué le progrès et
l’achèvement, suivi la réalisation sur une scène : j’en dois savoir parler mieux que
beaucoup. Et puis, que ceux qui croiront de ma part à de la complaisance ou de
l’aveuglement, y croient ; cela n’importe. Je m’abstiendrai de toute louange qui ne
constate, commente, éclaire.
La fable, ici, ne déguise pas une idée, — une thèse, encore moins. Qu’elle suscite des idées, c’est autre chose, et là-dessus je reviendrai. En vain donc, s’inquiètera-t-on de ce que l’auteur voulut dire. Comme si l’œuvre d’art jamais ne devait être que la mise en valeur artistique d’une opinion !
Mais, rien non plus ici ne déguise la fable, nul ornement, nulle variation. On imagine l’exquise fantaisie que sur un semblable sujet, Banville, par exemple, eût construite, fragile, rien que de rimes, d’images, d’agrément. L’histoire de Candaule, ah ! le joli prétexte ! Comme si la beauté des mots ne risquait rien à quitter la pensée ! Pour moi, je ne sais guère de plus harmonieuses phrases que celles de ce premier acte royal où s’expose l’action ; mais je défie qu’on m’en montre une qui résonne « gratuitement ». Au reste, blâma-t-on assez la nudité des autres actes ?
Ici, la fable veut par elle-même valoir, et cette chose seule importe : « Comment Candaule, roi de Lydie, en vint à donner Nyssia, sa femme, au malheureux
pêcheur Gygès — et ce qui en résulta. » J’ai dit « comment » et le souligne. Par ce seul
mot, la fable d’HérodoteCandaule du reste.
Que d’abord soient mis en présence tous les éléments de l’action, et
rien qu’eux : un événement et des êtres. Que cet événement, fortuit
ou volontaire — postulat premier de la tragédie — donne comme l’élan à ces êtres fictifs
— dont chacun n’est encore qu’un postulat en outre. Mais que par cet élan unique, et que le dramaturge n’a plus le droit d’aider, ces êtres se montrent,
se créent, atteignent jusqu’à un paroxysme d’action, celui précisément que prémédita le
poète et qui sera suivant le cas un dénouement, ou bien un centre… Et dans ce second cas
que, sans intervention étrangère, la crise se résolve et l’action se ferme fatalement. Car la tragédie sera close : une simple anecdote, développée en
toute logique devra pousser à bout, épuiser chaque caractère, au point que le rideau
tombé, on ne désire plus rien d’aucun d’eux ; et en retour quelques caractères choisis,
par simple contact réciproque, devront complètement et exclusivement, vivre l’anecdote posée.
Le banquet est servi ; Candaule, lyriquement s’explique : Nyssia se tait surtout : Gygès paraît et frappe. Mais dans ce premier acte il y a déjà tout Candaule, Nyssia toute, et tout Gygès — eux et point d’autres. Car aussi, par un sacrifice classique à l’économie de l’action, voici les seigneurs de Lydie, semblables en cela aux confidents du grand siècle, n’exister strictement ici, qu’« en fonction » des protagonistes, par eux, pour eux. Et la bague trouvée, et déchaîné Gygès — péripéties initiales — ils s’enfuient « sous la table », on n’a plus besoin d’eux.
Alors le drame se dépouille : il vivra tout entier sur les « avances » de l’exposition.
Ah ! nulle crainte qu’il s’égare : la lumière le suit. Nulle crainte qu’il languisse :
il partit avec des réserves. Etant donné l’anneau, la beauté de Nyssia, Candaule
généreux et Gygès impulsif, que pourrait-il arriver d’autre au cours du second acte,
quoi de plus important ? Dans sa nudité simple et sûre, et pleine cependant, je vois
comme un maximum nécessaire. Il a son but, à son but il s’arrête. Mais
ce but dépassé n’était-ce pas une autre action ?
Aussi bien, par un sacrifice nouveau, l’auteur s’imposa dans le dernier acte, de simplement « liquider » l’action : parce qu’il faut que ça finisse. Brièveté toujours logique où, quand même, les caractères s’indiquent jusqu’au bout, jusqu’au mot impudique d’une Nyssia émancipée :
Archelaüs, ce soir, nous aurons des danseuses. jusqu’au brutal, Recousez-le !
de Gygès, époux, ennemi et maître. On ne peut plus douter de leur attitude nouvelle
vis-à-vis l’un de l’autre, non plus qu’au cinquième acte de Britannicus des réciproques positions de Néron et d’Agrippine. La belle leçon de
« dessin » !
Racine dessinait d’abord ; mais peignait tout de même ensuite, encore que de couleurs
discrètes et lavées. Autour des faits solidement et subtilement combinés, il répandait
son éloquence modérée, exquise et lente ; la pureté de la trame sous la pureté de la
langue transparaissait ; ce lui était du moins un voile. Ce voile discursif, l’auteur du
Roi Candaule a prétendu le rejeter. C’est la première nouveauté de
sa tentative. Il a rêvé de conférer aux simples gestes, aux naturelles attitudes, aux
actes francs de ses héros, une beauté inhérente capable de se suffire à elle-même. Il a
soigneusement évité, du moins dans la partie dramatique de l’œuvre, toute analyse ou
commentaire. La tragédie française n’avait guère encore été que parlée. André Gide la voulut cette fois agie, tout comme un
drame, sans du drame accepter les compensations. De là l’austérité d’une pièce en somme
scabreuse, qui déconcerta tant de gens.
Le poète se trompait-il, tentait-il l’irréalisable ? L’acte central est là, trop complet dans son raccourci, pour ne répondre du contraire. Et ceux qui ont compris la valeur d’art de l’œuvre, seraient presque tentés de lui reprocher les préparations discursives du premier acte, où s’exprime directement le caractère de Candaule et le petit prologue dit par Gygès. Mais, quel tremplin eût pu remplacer ces discours ? La faute en revient au sujet, sans doute…
Oui, c’est à nous de l’affirmer, une tragédie de faits (de faits
extérieurs et psychologiques, mais de faits bruts), une tragédie de
gestes était possible. Non point sur tout sujet : sur celui-ci certainement.
Pouvait-on rétrécir, dessécher à ce point un thème d’humanité générale, banale, j’allais
dire normale ? Je ne le pense pas. Je crains que des sentiments trop quotidiens et dont
ne sait intéresser que la « manière », eussent mal supporté une semblable crase. Pour
que le dessin satisfît, il fallait qu’il reproduisît des modèles d’exception, et ceux-là
mêmes. On en viendrait facilement à dire que cette tragédie de faits
ne pouvait être que le Roi Candaule — dont, par cela, se trouve encore
accru l’aspect de nécessité artistique.
Au reste, Racine eût reculé devant la fable d’Hérodote. André Gide, si j’ose dire, l’a
fait reculer devant lui, l’accentuant, la caractérisant davantage, la corsant, la
haussant : et c’est ici tout un. Dans les Histoires, Candaule montrait
la reine à Gygès — imprudence ! Dans le drame, il la donne — volontairement. Mais nous
arrivons là au point essentiel du drame, à ce qui en fait la valeur profonde, — comme en
fait la valeur plastique, le dessin pur, — à sa nouveauté idéale, psychologique et
morale, à Candaule.
La comédie de mœurs et le drame bourgeois ont imposé à nos contemporains une optique
scénique bien arbitrairement simpliste. En entrant au spectacle, on est tenu d’admettre
à priori que tous les personnages ont sur l’ensemble de la vie une
opinion uniforme ; que ceci, pour eux tous, est bien, et ceci mal ; qu’ayant atteint
ensemble au même point de culture, seules des nuances les séparent et
caractérisent chacun. Dans ces pauvres conditions, quel intérêt viendront présenter les
conflits ? à quelles médiocres possibilités vont-ils forcément se réduire ? Jamais ne
s’y doivent toucher, joindre, heurter deux mondes moraux différents —
et dans ce heurt, quelles ressources !
Nos auteurs n’ont point lu Nietzsche ; pire, ils ne l’ont point senti, car on peut sentir Nietzsche sans l’avoir lu. Le
dramaturge qui naîtrait aux lettres, naturellement nietzschéen, aurait à parcourir une
neuve et vaste carrière. Le monde lui apparaîtrait non plus comme une combinaison de
chinoiseries sociales, mais comme le champ de bataille des antagonismes moraux. Il
saurait ce qui persiste encore d’instinct au fond de l’homme, ce que des siècles de
culture y ajoutèrent. Il vivrait quotidiennement le grand problème de l’instinct et de
la culture que Nietzsche nous légua et que l’art seul résout. Il toucherait aux limites
de l’âme humaine, du plus profond passé à l’extrême avenir. Il pourrait en face de Gygès
placer Candaule, et entre eux Nyssia.
Gygès est un pêcheur, un simple, un sain, un fort. Il croit en Dieu : il croit en sa femme, et la tue dès qu’il cesse d’y croire ; il a l’honnêteté de celui qui possède ; sous l’humilité dort l’instinct.
Nyssia est une femme, formée à la pudeur, simple aussi, mais plus fine ; elle croit en Candaule ; quand elle n’y croit plus, elle croit en Gygès ; il faut qu’elle croie : et la pudeur voile l’instinct encore.
Tous deux n’obéiront jamais qu’à des sentiments, — naturels, acquis, instinctifs, bourgeois, il n’importe ! — à des sentiments… Mais Candaule !
Candaule est au sommet de la culture : culture sensuelle, intellectuelle et morale. Il n’est pas une jouissance, un sentiment ou une idée qu’il n’ait connus ou ne doive connaître. De là vient son inquiétude. Tout lui est trop facile, l’ivresse, la bonté, l’amour, la générosité : il est trop riche, trop beau, trop grand, trop large. Les sentiments de tous ne le peuvent plus satisfaire. Trop conscient, il les a trop considérés. Il est au point où les idées vont prendre vie et remplacer les sentiments, où la pensée, cessant de s’abstraire, va battre de la pulsation même du cœur. Candaule va penser comme on sent, d’une pensée éperdue, et la partie idéologique de l’œuvre, nullement rapportée, nullement extérieure, va ressortir au caractère de Candaule, tout à fait légitimement. Il pourra, il devra parler de son bonheur ; ainsi ses discours au banquet s’excusent. Candaule encore se cherche ; il lui semble qu’en se formulant à haute voix et devant tous, il s’affirme, se trouve, se crée. L’idée du « risque » naît en lui ; il suffira d’un incident, — le meurtre, de Trydo, femme de Gygès, par Gygès, — pour que l’acte suive l’idée. Drame d’exaltation cérébrale. Tout l’intérêt du drame est là, dans la façon dont naît l’idée, dont l’acte suit, à la faveur des plus contradictoires sentiments.
Car le caractère du roi Candaule n’est rien moins que réductible à une formule ; il y a loin de lui aux entités géométriques de M. Hervieu ; il a maintes raisons d’agir, et d’autant plus qu’il atteignit à un degré plus haut de culture. Gygès jaloux tua Trydo ; il admire Gygès : mais il lui donne sa propre femme Nyssia et de cela s’admire ! Candaule expérimente. — Ah ! ceux qui virent en lui un maniaque ne se trompèrent pas plus que ceux qui le baptisèrent apôtre !
Un apôtre, Candaule ! Mais qui veut-il convaincre ? Rien que soi-même. Un apôtre est
buté, sans détours psychologiques, tout d’une pièce. Candaule flotte.
Ce n’est point par un sentiment de justice qu’il distribue ses biens, c’est par excès de
biens, et par générosité naturelle. Il ne se prive point de ce qu’il
donne. Ecoutez-le :
Ne parle pas des pauvres, Gygès ; Je peux les faire riches comme des rois Sans même apercevoir une diminution de ma fortune.
Et de même il ne croit point se priver de Nyssia s’il la partage avec un autre. Agit-il par pitié ? Un peu. Mais surtout par orgueil, vanité, fanfaronnade. Il est généreux avant tout ; son acte extrême ne peut être qu’un acte de générosité ; Candaule pousse à bout sa vertu principale. Il s’en grise, il s’en gonfle, il la défie, disant :
Plus haut ! parle plus haut, ma jeune pensée ! Où veux-tu me mener ? admirable Candaule !
Il sent le risque, son désir de risquer s’en accroît :
Oh ! oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que je m’en vais oser faire ? Je ne peux plus… Candaule, tu faiblis ? Qui donc alors ferait jamais cela si ce n’est toi ?
Candaule fera ce que ne feront jamais d’autres. Et si, à cet instant précis — et rien qu’à cet instant — il y a sacrifice — sacrifice de la pudeur de Nyssia, — ce n’est plus, déjà plus par pitié pour Gygès ; sa misère d’hier est déjà oubliée : c’est par soif du péril et par désir vaniteux d’affirmation ; mais cette vanité est belle.
L’action principale, on le voit, a lieu au-dedans de Candaule ; chaque réplique ajoute un trait à son complexe caractère ; on ne connaît bien celui-ci qu’à la fin du deuxième acte ; il suit le drame extérieur, et il en accentue perpétuellement l’intérêt. Gygès et Nyssia motivent les répliques et l’action seconde est entre eux et Candaule, l’action seconde seulement. Aussi n’insisterai-je point sur le retentissement du crime. Pour expérimenter, il n’eût point fallu à Candaule des « sujets » d’instinct primitif, imbus de morale bourgeoise, comme Gygès et Nyssia ; contre lui, aussi bien, se devait retourner l’expérience. Pourquoi faut-il qu’il la regrette au dénouement ?
C’est peut-être le seul reproche fondé que s’attire le caractère : de se démentir à la
fin. Littérairement parlant la tirade dernière à Phèdre : (Ces palais, ces
festins, me doivent maintenant appartenir à moi tout seul, etc.) reste
défendable : elle fait contrepoids et donne plus de relief au meurtre. Psychologiquement
parlant, je ne la crois pas invraisemblable. Mais il me semble que Candaule se montre
alors bien humain, « trop humain » pour un ancien « danseur de corde », celui dont parle
Nietzsche au début de Zarathoustra
Pièce d’exaltation cérébrale, ai-je dit ; sur l’œuvre règne la pensée et moins la pensée de l’auteur que celle du héros central. De Candaule elle naît, elle émane, rayonne, gagne les autres personnages, les force à exprimer le peu d’« idée » que renferme tout sentiment ; elle crée une véritable atmosphère où respirent Gygès, Nyssia, les courtisans. Et celui-là dira :
Que celui qui tient un bonheur, qu’il se cache. et celle-ci : Ah ! mais il faut pourtant bien Que l’un de vous deux soit jaloux ! et d’autres : Si ton bonheur était une amitié Tu ne parlerais point de le risquer. Etc. Mais écoutez Candaule : — N’est-ce pas qu’il n’est digne que des pauvres De se préoccuper d’être heureux ? — … Chaque bien nouveau que l’on possède Entraîne un nouveau désir de l’essayer, Et posséder pour moi c’est expérimenter. — … Pour plus de bonheur l’homme s’use Quand il est pauvre à désirer… … Risquer, c’est l’autre forme du bonheur, Celle des riches…
Qu’on n’y voie point la signification de l’œuvre, mais sa matière ; à retrancher cette matière, l’œuvre ne perdrait point son sens, mais sa valeur, sa beauté, mieux : sa vie ; elle cesserait d’être. La pensée vit en elle, nourrit les caractères, aggrave les conflits, gonfle les périodes… Et je ne louerai point une langue autre part admirée, pure et neuve, rare et plastique, et qui du haut de la scène s’impose, comme dans le livre.
Drame social ? — Pourquoi ? — Drame philosophique ? — Drame. Un soir, au Théâtre de l’Œuvresupra note
32.
Convient-il de tant s’indigner à la pensée que le plus considérable des poètes
dramatiques de notre temps, j’ai nommé M. Paul Claudel, n’ait encore trouvé chez nous,
ni une scène, ni un public lorsque de fait, il n’a cherché ni l’un ni l’autre ? Si notre
scène, si notre public ne sont pas à la mesure de son œuvre, il n’y a pas lieu de leur
en vouloir. Peut-être devons-nous nous féliciter au contraire de ce que leur mesquinerie
ait rejeté le poète de l’Arbre
On a peine à imaginer sur les planches la Jeune Fille Violaine, la
Ville ou même l’éclatant Tête d’Or. Comment prêter aux
spectateurs si formidable appétit de lyrisme ? Dès que le moindre des personnages de
Paul Claudel ouvre la bouche, un flot s’en échappe, un torrent de versets pleins de
sens, de suc et de splendeur verbale : et ces mots sont si neufs, si apparemment
spontanés, et ils semblent si peu sortir de la bibliothèque universelle où
M. Annunzioinfra.
Est-ce à dire que dans son œuvre le lyrisme étouffe le drame et qu’au-delà des mots
ici, il n’y ait pas à ressentir ce choc puissant d’événements et de caractères qui
emplit d’horreur et de joie les plus hautes formes tragiques rêvées, le drame de
Shakespeare, la tragédie des Grecs ? Non, nous nous refusons à croire que Paul Claudel
ait élu sans raison profonde la forme du drame, quelque extension lyrique qu’il n’ait
pas craint de lui donner. Si l’on veut mesurer la portée tragique de ses ouvrages, la
véhémence des conflits qu’y recouvre la poésie, si l’on veut se fortifier dans l’espoir
de voir un jour le dramaturge, à nu, venir exalter, rehausser la médiocre scène
française, il suffit de lire l’Echange, le plus sobre, le plus direct
des cinq drames contenus dans l’Arbre. Oh ! de combien peu s’en
faut-il, qu’il puisse être représenté !
Quatre personnages, pas plus, quatre protagonistes en présence. Et c’est un fait digne
de remarque, le plus frappant sitôt qu’on aborde l’Echange et
d’ailleurs tous les drames de Paul ClaudelTête d’Or, puissant essai d’un tout jeune homme, lourd de richesses,
mais encore marqué d’influences (Eschyle, Shakespeare etc.) (NdA)la Ville) ils occupent tous l’avant-scène ; ils
semblent se disputer le tréteau. Aussi bien, dès que deux d’entre eux s’y avancent,
c’est l’acier contre le silex : l’éclair jaillit.
Rencontre, avouons-le, souvent métaphysique. Nos frères par le cœur, ils portent
souvent dans l’esprit les hauts soucis de pensée de poète : la Ville,
par exemple, est un drame puissamment intellectuel où s’entre-choquent les forces de
l’instinct, les découvertes de l’intuition, les volontés et les philosophies ; où règne
l’obscure conscience des lois des hommes et de Dieu. Une si complexe émotion ne saurait
toucher une foule d’un coup droit, théâtral, impossible à parer. Mais qu’il arrive,
c’est le cas de l’Echange, que le drame propose des héros primitifs,
plus limités dans leurs inquiétudes, un problème moins ardu, à quatre nombres au lieu de
dix, alors la marche dramatique vers la solution nous emporte et dans toute son
évidence, s’impose à nous la force intime du conflit.
Pourtant, n’attendez pas du dramaturge l’abstrait dénudement de son sujet. Non moins que les ressorts profonds, l’atmosphère même lui importe, où le drame prend vie et respiration. Pour matérialiser une ambiance, il ne compte pas sur l’artifice, toujours insuffisant de la mise en scène la plus habile ; il ne veut pas s’en remettre à un tiers. Il fera tout, et son devoir de dramaturge comporte aussi l’effort de suggestion plastique, qu’il prétend ne laisser ni au décorateur, ni à l’électricien. L’atmosphère, incluse dans le texte, sera comme une émanation de la parole, une émanation poétique, lyrique. Et ainsi que tels vers choisis ébranlent d’un écho retentissant le discours mesuré de la tragédie racinienne, ainsi dans l’œuvre de Claudel, le lyrisme toujours présent rayonnera de la bouche des personnages, et l’air, sans cesse remué autour d’eux, les modèlera selon la vie. Louis Laine dit :
« Il est dix heures, et le soleil monte dans la force de sa cuisse. Ce n’est plus l’heure où l’eau des lacs a la couleur de la fleur du pommier, Blanc avec un peu de rose et la figure de l’enfant s’ouvre comme une rose rouge. Mais de la gauche tu frappes les hommes avec une lumière éclatante, Et la sueur brille sur leurs fronts etc… …………………………………………………………………………………… Les hommes d’argent, aux yeux de sourds aboient et agitent les mains. Et la nuit ramène la volupté. Et le dimanche ils iront aux champs rapportant des feuilles et des bouquets de fleurs jaunes. Mais moi, je ne fais rien de tout le jour et je chasse tout seul, tandis que les rayons de soleil changent d’endroit, écoutant le cri de l’écureuil… »
Puissance de l’évocation lyrique sur un fond de décor uni ! Un peintre oserait-il lutter avec ce verbe ? Mais quel accessoire, auprès de ces mots, ne paraîtrait superflu, ridicule ! Claudel replace en son rang la parole : elle est pensée, milieu, action : elle est tout.
Sans doute risque-t-il ainsi de prêter à ses personnages des propos imagés que lui seul est capable de tenir. Eh soit ! Ne sommes nous pas au théâtre ? dans le royaume des pires conventions ? Convention réaliste, convention lyrique, n’importe. Si loin que le dramaturge pousse le souci de « faire vrai « il ne peut pas ne pas tricher avec la vie, se moquât-il même de l’art : car rien ne doit paraître sur la scène que de significatif et la vie est étrangement inégale dans sa portée. — Si on ne consent pas à réduire l’expression théâtrale d’un débat intérieur, à une mimique passionnée qui ne vaudra qu’autant que vaut le mime ; si on accorde que tout personnage est tenu de « parler » ses sentiments les plus secrets, les plus résolument tacites, et que le théâtre ne saurait vivre sans cette transposition, — pourquoi le héros qui consent à nous dévoiler sa pensée, n’aurait-il pas la faculté, en outre, d’élucider, d’exprimer par des mots, tout l’inconscient de son être, ce poème confus de sensations, d’intuitions, de rêves, de souvenirs et de réactions obscures que chacun de nous porte en lui, ce lyrisme sourd et caché que l’émotion délivre ?
Regardons-y de près. Oui, partout dans l’Echange éclate la joie
verbale de Claudel, dans Marthe et dans Lechy, chez Thomas Pollock, chez Louis Laine :
joie, richesse communes mais, remarquons le bien, le ton de chacun est particulier. La
modeste et fidèle Marthe assouplira selon son caractère le dur et somptueux verset ;
miss Lechy Elbernon, en bonne comédienne qu’elle est, le gonflera de déclamation
factice ; il prendra dans la bouche de Laine le goût âpre de l’aventure et
l’inconsistance du vain désir ; il se fera tranchant, précis, pratique comme Thomas
Pollock lui-même, quand celui-ci l’adoptera. Ecoutez les versets de l’homme
d’affaires :
« Faites de la monnaie ! J’ai commencé sans le sou, moi ! Mais je n’avais pas de femme. Et deux ou trois fois, d’un coup J’ai perdu tout ce que j’avais, lots of fun ! Il y a de tout ici, prenez à même, vendez, mettez votre nom sur votre chapeau Car c’est ici le marché où la vieille Europe achète. Ils grouillent noir là-bas et ils n’ont plus assez à manger. Allez dans l’Ouest, achetez un ranch ! Faites un sillon, allant tout le jour dans le même sens et semez-y le blé, semez-y le maïs ! Le blé indien, qui a plus que la taille d’un homme, emplumé, présentant l’épi énorme et aigu. Elevez une mer de cochons. Peut-être que je me suis trompé sur vous ; vous comprenez la valeur de l’argent. Faites de la banque, achetez pour vendre ! Ou faites n’importe quoi, car un homme adroit peut faire tout. Mais faites de la monnaie ! — Bon, restez à déjeuner avec moi… »
Et les versets plaintifs de l’humble Marthe :
« Si tu le veux, je travaillerai pour toi. Je ferai un champ, j’arracherai l’herbe avec les mains, j’arracherai les souches d’arbre avec la pioche et la serpe ; et je sèmerai, et j’arroserai. Et je travaillerai tant que le jour est long et le soir tu me reprocheras toutes les choses une par une. Et je ne penserai rien là-contre et je serai devant toi comme devant quelqu’un de content et qui a mangé. Mais tu ne me commandes rien et tu n’as pas souci de moi et tu me laisses faire ce que je veux !… »
Et les versets de Lechy Elbernon sur le théâtre :
« Je les regarde et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches jusqu’au plafond. Et je vois ces centaines de visages blancs Et je sais qu’il y a là le caissier qui sait que demain On vérifiera les livres et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour. …………………………………………………………………………………………… Je n’ai point honte, mais je me montre et je suis toute à tous. Ils m’écoutent et ils pensent ce que je dis : ils me regardent et j’entre dans leur âme comme dans une maison vide. C’est moi qui joue les femmes. La jeune fille et l’épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe et la courtisane trompée. Et quand je crie, j’entends toute la salle gémir. »
Ce qui soutient, ce qui diversifie ces strophes, ce n’est pas comme il semblerait, la force et la variété d’invention lyrique du poète, mais la solidité, la vérité des caractères par dessous. Paul Claudel prête son langage à des êtres, et ils existent davantage à mesure qu’ils s’expriment mieux ; leur drame intérieur porte la beauté de la phrase ; jamais la phrase ne les détourne du conflit.
Sur une plage ingrate de l’Amérique les voici tous quatre : Marthe et son époux Louis Laine, les deux pauvres : Thomas Pollock et sa maîtresse Lechy Elbernon, les deux riches ; — Laine est surveillant chez sir Thomas. Or ceux-ci ont trouvé la vie, c’est-à-dire le travail, l’or et le plaisir, tandis que ceux-là la cherchent : Marthe, une vie modeste et servile, Louis Laine, toute la vie — risque facile, honte même, succès. Comme la douce Marthe pèse maintenant à Louis Laine qui l’enleva d’Europe vers le mirage des décevantes aventures ! et qu’il est facile à la comédienne Lechy de le fasciner en passant, de s’en offrir la fantaisie ! Mais de son côté Thomas Pollock a vu Marthe : il la désire, il la veut, il l’aura ! Il faut que l’échange se fasse, dût Sir Thomas acheter à Laine sa femme,
« Regardez ça ! Qu’est-ce que c’est que ces sous, gentleman ? Ça C’est la vie, ça, c’est la liberté pour toujours ! Ne me refusez pas ce que je vous demanderai, je vous donnerai ce qu’il vous faudra. Pensez-y jeune homme ! Je suis un homme religieux, mais si je veux avoir une chose L’enfer ne m’arrêtera pas et je me ferai damner pour rien ! Vous êtes Louis Laine et je suis Thomas Pollock. Ne vous mettez pas devant moi ! Car la passion d’un homme n’est pas celle d’un enfant et je n’ai pas de temps à perdre. Oui, quand la mort serait là ou que je sois blâmé ! Qu’avez-vous à vous embarrasser d’une femme. Pour la rendre malheureuse et que vous soyez misérables tous les deux ?… — Venez déjeuner avec moi. — Hé ! Je vous donnerai ce qu’il vous faudra. Libre pour toujours, comprenez-vous ? »
Ah ! rien de plus tragique, à la fin de ce premier acte, où quatre destinées, du fait de leur seule rencontre se sont orientées ensemble vers le drame, que les paroles de Lechy Elbernon, anxieuse des forces en présence :
« … Comme il y a une harmonie entre les couleurs, il y en a une entre les voix.
Et comme entre les voix il y a un concert entre les âmes, qu’elles se haïssent ou s’aiment.
Et nous, tous quatre, nous avons les cheveux noirs et c’est ainsi que nous sommes réunis
Comme des ouvriers qu’on a loués pour travailler à une même pièce.
Ah ! ah !
Rangeons-nous en rond comme font les enfants
Quand ils comptent pour savoir lequel sera pris.
(Elle compte.) Akkeri, ekkeri, ukerian
Fillasi, fullasi, etc… »
N’est-ce pas là du drame, et du plus sobre et du plus âpre et du plus neuf ? Il est lancé, suivez-le maintenant dans sa trajectoire implacable.
Le second acte est rempli par trois scènes : celle de la révolte de Marthe en face du honteux marché que Louis Laine veut conclure ; celle du reniement de Marthe par Louis Laine, en présence de l’insolente et cruelle Lechy Elbernon, que l’abandon de Sir Thomas Pollock autant que son amour pour Louis exaltent :
Lechy. — « C’est bien moi que tu aimes, Louis ? Louis. — C’est toi. Lechy. — Répète cela ! C’est moi que tu aimes et non pas elle ? Laine. — C’est toi que j’aime et non pas elle. Marthe. — Adieu ! »
Celle enfin où Louis Laine prévoit sa mort et s’abandonne à l’aventure voluptueuse et mortelle ; car Lechy, elle, ne pardonnerait pas l’abandon.
Il reviendra à Marthe, à son amour grave et fidèle ; Lechy Elbernon le pressent ; sa jalousie enveloppe à la fois Thomas Pollock, et Louis, et Marthe ; elle se vengera de tous trois. Peu importe qu’au dernier acte elle use de moyens un peu mélodramatiques pour ruiner Thomas par un incendie, pour tuer Louis dont elle attache le cadavre sur un cheval en liberté, — cela est défi à la mise en scène rien de plus. Il reste le pardon de Marthe, l’ivresse inspirée de Lechy, et le grave dialogue sur lequel se conclut le drame, entre Marthe et Thomas Pollock : trois scènes, toutes trois admirables.
marthe. — Thomas Pollock, pensez-vous que la vie ne vaille que d’être gaspillée ainsi ? thomas pollock. — Que voulez-vous que je réponde. Je ne sais plus rien. Je pense que la vie de chacun a son prix pour les autres. marthe. — C’est votre avis ? Pensez-vous que la vie des autres ait son prix ? thomas pollock. — Oui. marthe. — Prenez : C’est pour avoir cet argent un moment dans sa poche qu’il vous a livré sa femme Et sa propre vie. Reprenez cela ! C’est à vous. ………………………………………………………………………………….. Thomas Pollock. — Douce amère, quel que soit le mal que je vous ai fait, pardonnez-moi. »
J’ai tenu à citer aussi ces phrases excessivement simples, où se montre, dépouillée, la rare qualité de l’émotion ; elles s’enchaînent sans gaucherie aux plus riches, aux plus apparemment ornées ; elles ne paraissent que plus fortes et plus directes à côté. Grâce à elles, a-t-on compris que l’intérêt principal d’un tel drame n’est pas surtout lyrique, mais psychologique d’abord ? que cette psychologie évitant la dissertation rétrospective, la patiente dissection, cherche au contraire les occasions de réaction les plus frappantes, et affronte les êtres avec un cynisme parfait ? Dans l’attaque, dans le développement des scènes agies, quelle décision, quelle franchise, quel mépris des transitions habiles, des petits moyens ! Niera-t-on la puissance du lien tragique ? Et par ailleurs quelle complexité dans le bloc imposant, indissociable de chaque caractère ! quelle découverte sur le monde, derrière chacun d’eux ! Ils sont individuels et généraux ; comme la monade ils reflètent l’univers dont ils font partie ; ils apportent sur le théâtre beaucoup plus que leur être propre et leur être propre n’en souffre pas. J’aurais peu de peine à montrer que Laine représente l’esprit d’aventure et de fantaisie.
Thomas Pollock l’esprit de réalisme et d’action, Lechy, le démon du plaisir et du désir insatiable, Marthe, l’ange de la durée, du sacrifice et du fidèle amour — mais ils sont d’abord Laine, Lechy, Thomas Pollock et Marthe. Le poète les exhausse, mais ne les masque pas.
Ce drame, mais il suffirait de l’alléger de deux tirades pour qu’il se ruât sur la
scène où tend toute sa frénésie ! Ah ! qu’il vienne bientôt donner à nos auteurs la
nécessaire leçon d’héroïsme qui relèvera leurs visées ! Qu’il nous montre enfin des
héros, — j’entends des hommes semblables à nous, mais plus grands, dans la vertu ou dans
le vice ; plus simples dans les gestes, mais plus complexes dans l’esprit : solidement
établis sur la terre, mais dominant de plus haut l’horizon, et parlant une langue aussi
modeste parfois, mais plus belle : des personnages de tragédie en un mot. La comédie
bourgeoise n’est pas tout le théâtre, et le drame néo-romantique ne saurait suffire
éternellement à notre appétit d’idéal. Si nos directeurs ignorent que nous possédons
aujourd’hui un grand tragique, capable de renouer la tradition hellénique par dessus nos
classiques mêmes et de communiquer au théâtre de France une vitalité qu’il ne connut
jamais, puisse l’un d’eux être amené à feuilleter sans parti-pris l’Echange — et, s’il ose, à le jouerl’Arbre, a publié deux drames : Partage de
Midi et l’Otage ; sans coupure aucune, l’Otage pourrait être représenté. (NdA)
Si nous désespérions de l’art dramatique de demain, nous qui le rêvons, le tentons humain, simple, profond, lyrique, nous pourrions aujourd’hui reprendre confiance. Un exemple nous vient parfait comme un chef-d’œuvre, et c’est un musicien qui nous le donne.
D’autres diront la beauté, la valeur et l’importance musicales de l’œuvre de
M. Debussy, son style sobre et neuf, ses ressources subtiles, ses tonalités discrètes et
changeantes, sa continue et toujours surprenante perfection, comment aux harmonistes,
aux mélodistes, elle ouvre un champ nouveau et celui-là immense, après les avoir
délivrés du joug opprimant de Wagner. Ce n’est pas tout ; il faut qu’on sache que Pelléas et Mélisande tel qu’il vient d’être représenté, n’est pas
seulement un événement musical, mais encore, mais surtout un événement dramatique, ce
qui me permet d’en parler aujourd’hui littérairement.
Que si mon point de vue me force, en présence de ce fortuné mariage de deux artistes de rare talent, à sacrifier l’un à l’autre, ce sera contre l’apparence le poète au musicien : mais ceci vaut que je l’explique.
Loin de moi la pensée, en cette circonstance, de nier le mérite de M. Maeterlinck ; je voudrais simplement lui poser des limites, montrer jusqu’où il va et où il fait défaut, au point qu’il ne fallut pas moins de l’apport extraordinaire de M. Debussy pour qu’il regagnât son prestige et prît son véritable sens.
Au reste, M. Maeterlinck ne condamne-t-il pas lui-même cette « première manière » haut
et publiquement, au profit, il est vrai, d’une « seconde manière » qui nous apparaît
aujourd’hui, après Monna VannaPelléas
d’hier pour le Pelléas d’aujourd’hui, et aussi pour tous deux, car
l’un ne serait pas, si l’autre n’avait manqué d’être.
Plus nous considérons le poème de Pelléas et Mélisande, plus nous
frappe l’humanité de la conception première ; c’est en vain que les personnages
multiplient les allusions à l’« invisible », en vain qu’ils hantent des tours
légendaires ; ils ne sont pas des fantômes de rêve, mais des hommes de chair et de sang,
de sensualité, d’instinct, d’inconscience ; si le destin pèse sur eux, c’est comme il
pèse sur nous tous. La vie fait que Golaud rencontre Mélisande et la conduit vers
Pelléas : ce qui devait arriver arrive et reste mystérieux comme la vie. La chose est
nouvelle au théâtre : plus de conflits où se montrent les personnages, où se resserre
toute l’action ; dans cette pièce dite « symboliste », d’abord, les personnages vivent ;
ils vivent tel matin au bord de la fontaine, tel soir sur la terrasse qui domine la
mer ; mille petites actions les peignent, et font faisceau jusqu’à l’événement.
M. Maeterlinck aura choisi les traits, groupé les personnages, ordonné les scènes en
tableaux successifs, avec un tact et un art admirables, et jusqu’ici je ne saurais trop
le louer. Ma louange s’arrête aux mots et se récuse.
Non que les dialogues ne soient bien menés, naturels, voire nécessaires ; tout y est
dit de ce qu’il fallait dire, mais point comme il le fallait dire ou rarement. Les mots
sont sans couleur, sans chaleur et sans vie. Je veux bien que M. Maeterlinck se soit
précisément efforcé à cela : un ton neutre et pareil, mais il pouvait y cacher quelque
sourde flamme, quelque battement étouffé, il y pouvait graduer quelques douces et
subtiles nuances ; sa prose constate et traduit, elle n’exprime pas, même le mystère, ou
c’est par un procédé trop grossier de répétition, d’allusion, de balbutiement
volontaire. On ne peut la lire tout haut, elle semble sèche, froide et courte, elle ne
rend pas un son humain. Là résidait le défaut capital de l’œuvre, comme de toutes les
anciennes pièces de M. Maeterlinck, j’entends au seul point de vue dramatique. L’âme
vivante des héros au moment de devenir voix se figeait, en dépit de la vie des regards
et des gestes. Et Pelléas n’était qu’une admirable pantomime où chaque
mot eût détonné, quand M. Claude Debussy vint lui rendre une vie sonore.
Pour juger à son prix la tentative si complètement aboutie du musicien de Pelléas, il importe d’imaginer ce que sur le même poème eussent réalisé les
autres. La tour, les souterrains, l’anneau, la grotte, la fontaine, que de prétextes à
tout submerger de lyrisme, j’entends de ce bon lyrisme courant, tout gonflé de
chanterelles et de cuivres, qui ne s’inquiète du poème que pour en fausser chaque mot ;
le prétexte trouvé, l’harmonie se déchaîne, vers quoi ? jusqu’où ? n’importe ! vous ne
la suivrez pas. Songez au nombre de thèmes caractéristiques qu’on va pouvoir poser,
transposer, déformer, développer, mêler, représentatifs qui d’idées, qui de sentiments,
qui d’objets, car les objets symboles foisonnent dans le poème. Héroïsme intellectuel
dont le poids écrasa le plat livret de Louise, de quels accents
brutaux ne vas-tu pas magnifier l’histoire légendaire et sanglante de Golaud et de
Pelléas ?
M. Claude Debussy eut une autre idée de son rôle ; il vient de nous prouver qu’un « musicien dramatique » n’est pas fatalement moins qu’un musicien, mais peut, doit être davantage. Seul de tous ses contemporains, il aura abordé la scène sans parti pris de romantisme, avec la double conscience de la valeur de l’œuvre primitive et de sa valeur propre à lui, l’une devant compléter l’autre, et l’effort de ce novateur nous apparaît surtout classique.
Non que le lyrisme lui manque, mais il l’entend différemment. Au rebours d’un grand nombre de dramaturges — poètes comme musiciens — il prétendit employer son lyrisme non à gonfler, enfler, comme une baudruche fragile, les sentiments de ses héros, mais bien à les creuser, les approfondir au contraire, et ce n’est ni en éclats, ni en longueurs, ni en fastidieux conflits polyphoniques que s’épanche sa jeune inspiration : en profondeur je le répète et en compréhension. L’effet ? jamais ! — la vérité.
Avant le lever du rideau, juste ce qu’il faut de musique — deux pages — pour préparer à l’action et lui créer une ambiance ; de même, entre chaque tableau, juste pour ménager une subtile transition d’une atmosphère ou d’une émotion à l’autre. Et la symphonie court ainsi dans chaque tableau sous l’action, avec une modestie dont la qualité rare, complexe et riche, n’est perceptible qu’à un auditeur attentif, encore qu’elle charme les autres : qualité essentiellement dramatique, de s’adresser à tous et à certains.
Aussi bien, plus de paraphrase ; jamais d’oubli du but. L’action ne doit plus s’arrêter pour que la rattrape l’orchestre après de superflus détours, ni telle scène d’amour ou de meurtre se prolonger de façon arbitraire, pour qu’en grossisse l’impression. Non. M. Claude Debussy veut sa symphonie aussi promptement émouvante que le geste et que la parole ; pour elle ils ne peuvent se ralentir. Mais de quel art d’expression choisi et mesuré ne faut-il pas être le maître pour atteindre victorieusement à ce miraculeux objet ! Il ne s’agit pas dans l’orchestre de dire tout, mais l’important, c’est-à-dire de traduire l’impression immédiate, vivante, humaine, que comporte chaque situation, et non quelque métaphysique ténébreuse du genre de celles dont Wagner alourdit ses chefs-d’œuvre les plus spontanés. A de ces allusions froidement intellectuelles, le texte se prêtait ; le musicien n’en tint pas compte, ou si discrètement. Il sut que l’important au théâtre n’est pas l’idée, — anti-musicale en principe, à moins que devenue sentiment ou sensation — mais le sentiment et la sensation eux-mêmes, et il mit l’un si près de l’autre qu’ils finirent par se confondre. De la même suite d’accords ou du même dessin d’orchestre, toujours il évoqua l’un et l’autre à la fois, pour une impression commune ; la profondeur des souterrains et l’anxiété de Golaud, « tout l’air de toute la mer » et la jeune ivresse de Pelléas, la fraîcheur de la fontaine et l’inconscience des amants, ces choses vont par deux et chantent d’une seule voix, émue. La passion des personnages et l’atmosphère qu’ils respirent, musicalement, scéniquement, ne font plus qu’un, et d’un bout à l’autre du drame les personnages respirent « l’atmosphère de leur passion ». On ne peut séparer ici le « pittoresque » de l’« humain », comme dans tels drames romantiques. La vivante, vitale synthèse indiquée si sommairement par le poète, le musicien la tenta et l’obtint, non seulement à force d’instinct, mais dans l’instinct, à force de science, d’art et de « mesure ». Appropriation parfaite où chaque accord a sa valeur tour à tour grave, tendre et forte, et d’autant plus que plus discrète, où quel relief inattendu prendront de courtes scènes de violence comme celle de la colère de Golaud ! où jamais — même là pourtant — la symphonie ne submergera le dialogue, qui plane, flotte sur elle, comme sur une mer murmurante, radieusement.
Car nous n’avons examiné encore qu’une moitié de l’effort du musicien dramaturge. L’humanité que précisa la symphonie avec justesse et profondeur, était déjà incluse dans le drame : événements, caractères, attitudes et gestes ; j’ai dit qu’elle manquait aux mots, M. Claude Debussy, par la magie expressive de son orchestre, ne se contenta point d’aider ses personnages à vivre devant nous ; il leur donna en surcroît la parole, la parole de ce qui vit.
La symphonie, en s’effaçant, découvrait d’autant le dialogue ; il fallait qu’il montrât une singulière beauté pour résister à cette épreuve. Mais comme personne avant lui, Moussorgski excepté, M. Debussy le nota : au plus naturel, au moins héroïque. Pelléas ne déclame pas, ni Mélisande, ils ignorent ce genre de noblesse traditionnelle, admirable chez Gluck et poncive aujourd’hui ; aucun « leitmotiv » ne passe dans leur chant, pour le grossir de sens humain, par un trop facile artifice ; aucun italianisme de romance ne banalise leur simple diction ; ils chantent, oui, mais comme on parle. M. Debussy a créé pour eux une sorte de chant naturel qui suit le texte phrase par phrase, donne à chaque mot, à chaque syllabe la valeur rythmique, le timbre sonore, le plus justement expressif, ralentit là, là précipite, en presque insensibles transitions, communiquant au dialogue le mouvement changeant de la pensée, imposant à toute réplique son véritable accent humain, le seul légitimement dramatique. Par la vertu de notes successives (soutenues, il est vrai — mais presque inutilement commentées — par ces accords subtils qui fixent et qui changent la tonalité sans cesse) le musicien aura tout exprimé en raccourci des sentiments de l’âme humaine, la joie, le soupçon, l’amour, la terreur, et cette machinale inconscience. Loin que le chant se perde dans l’orchestre, chaque personnage a sa voix, différente de poids et de timbre, et chaque personnage existe scéniquement par sa voix, comme il existe par ses actes ; une nécessité commune les conduit, — nécessité d’être sincère.
A l’audition, toute porte, tout émeut, tout semble jailli des entrailles ; à l’analyse,
tout étonne à force de naturel. On voudrait citer des exemples, et le chant n’est qu’un
seul exemple tout entier. Comment exprimer mieux la soudaine terreur de la petite
Mélisande « au-dessous des événements », quand Golaud la poursuit : « Je
n’ai pas de courage… je n’ai pas de courage… ah ! ah ! » que par cette gamme
chromatique descendante qui à la scène n’est qu’un cri ? Et qui détaillera l’admirable
lecture de la lettre de Golaud à Pelléas ? « Un jour je l’ai trouvée tout
en pleurs au bord d’une fontaine… » — La scène s’évoque simple et mystérieuse,
puis soudain : « Et maintenant, cher Pelléas… » — de quelle tendresse
ne se gonfle pas cette phrase ? — de quel espoir joyeux celle-ci : « Je
l’apercevrai du pont de notre navire », et dans quelle détresse la dernière
s’éteint ! Qui qualifia de « psalmodie » cette arabesque perpétuelle, légère, enfantine
ou grave, multiple comme la parole et la vie, où la moindre inflexion sait nous
surprendre jusqu’aux larmes ?
C’est là, je le répète, de la musique et davantage : du drame comme nous le rêvons. Et je reprends deux mots que j’ai plusieurs fois employés dans le courant de ces articles : humanité et classicisme. J’admire qu’ils puissent s’appliquer au plus particulier des musiciens de ce temps, que, de son inspiration raffinée, ait pu surgir la grande et simple émotion de la vie, et que son art subtil ait rejoint la traditionnelle perfection. J’y vois la plus pure manifestation du génie de la France, toujours exquis, profond, complet et mesuré ; je me réjouis que sa valeur ait pu s’imposer à la scène, et que non moins que la musique, notre art dramatique s’en soit enrichi.
Enfin, nous aurons vu, dans un drame de poésie, la poésie ni ne cacher, ni ne déformer
l’action, et du tréteau les personnages ne dominer les spectateurs, ni en outrant, ni en
héroïsant leurs gestes, sans moyens romantiques d’intimidation, mais à force d’humanité
et de probité artistiques. Entre la sobriété dramatique de Pelléas et
de Candaule, y a-t-il tant de différence ? Et quoi de plus voisin de
l’arabesque vocale systématiquement employée ici « multiple comme la parole et la vie »,
sinon notre vers libre, celui de Phocas le Jardinier ? Que nos poètes
dramaturges méditent la leçon, s’il leur est impossible de suivre tout à fait l’exemple.
Puisse par eux périr le romantisme de théâtre, renversé aujourd’hui par Claude Debussy
de la scène lyrique française, c’est-à-dire le culte du panache, de la baudruche et de
l’effet, au profit de la vérité humaine et de la beauté classique.
Ballet d’art, féerie d’art, le rêve de Mallarmé, notre rêve se réalise — et non par
nous. N’étions-nous pas capables d’une pareille réussite ? N’avons-nous pas naguère, à
l’Œuvre, enveloppé tels drames scandinaves de l’atmosphère homogène créée par des décors
de Denis, de Vuillardsupra, p. 36. Fondateur et théoricien des Nabis avec Paul Sérusier,
Maurice Denis (1870-1943) a convaincu Édouard Vuillard (1868-1940) de rejoindre le
groupe en 1899 ; illustrateur de l’édition originale du
Trop de contradictions ! aucune cohérence ! L’effort réaliste submergea tout. Le
« vrai » prima le « beau » et le détail l’ensemble, et l’illusion l’harmonie. Que les
mises en scène gracieusement précises de M. Albert Carré puissent être prises pour de
l’art, c’est un signe des temps — temps bientôt révolus, nous l’espérons. Non, il ne
suffit pas d’avoir de bons danseurs, de régler habilement les figures, d’approfondir un
paysage peint, d’y faire lever la lune et coucher le soleil, d’habiller les acteurs de
costumes exacts et riches. C’est à la fois trop et trop peu. Le bon usage de moyens
limités eût donné d’autres résultats entre des mains expertes et sûres. Pourquoi ces
deux principes communs à tous les arts, unité de conception et respect de la matière, ne
s’appliqueraient-ils pas au théâtre ? Avec Shéhérazade, avec l’Oiseau de FeuGiselle. Entre l’ancien et le nouveau
ballet, nous étions libres de choisir. Mon choix est fait.
Sur « giselle »
M. de Diaghilew, organisateur remarquable, y mit quelque coquetterie. Il voulut que le
peintre Benois
C’en est fini du ballet pour étoile : du règne de l’étoile comme de celui de ténor.
Pour être juste envers la troupe russe, on devrait éviter la moindre personnalité à son
endroit. Elle est encore supérieure à tant de valeurs individuelles qui la composent.
Elle possède la suprême qualité de paraître indissociable, de faire corps avec l’œuvre
qu’elle représente, jusqu’à sembler naître de la musique pour se fondre aux couleurs du
décor. De « la danseuse en soi » âme du ballet de nos pères, nous connaissions toute la
grâce aiguë par l’œuvre admirable du peintre Degas : nous n’en avons rien appris de plus
par Giselle. Il s’agit maintenant non de « la danseuse » mais du
« ballet ».
Aussi ne parlerai-je point, si ingrat que soit ce silence, de la Rubinstein, mime
pathétique et voluptueuse, élancée comme une Diane de la Renaissance française ; ni de
la Karsavina, oiseau flexible à la danse précise et délicate ; ni de la petite
Lopoukhova, enfant joueuse ; ni même de Fokine danseur
— Je parlerai pourtant de Nijinsky. Car autant négliger, ma foi ! le « génie » qu’a
dressé Carpeaux dans le cercle éperdu de sa Danse. Il représente ici
plus que lui-même. Il ressuscite à nos yeux éblouis cet être merveilleux et chimérique
éteint depuis Vestris, le « danseur », et il est le signe le plus frappant de
l’exhaussement du ballet jusqu’à une beauté plus virile et plus noble. Non, je ne
perdrai pas l’occasion de réhabiliter son emploi.
Certes, nous avons désappris d’admirer le corps masculin. — Mais, n’est-ce pas un signe de barbarie ? et est-il possible d’admettre que la principale source de joie plastique du peuple grec reste pour nous définitivement tarie ? Je distingue une grande beauté dans la boxe, en dépit de ses fins sanglantes, dans le cricket, dans le tennis, dans tous les sports qui mettent les formes viriles en action : il importe que nous n’y demeurions plus insensibles. Et je ne vois pas, quant à moi, que le jeu gratuit de la danse se doive priver en principe de telles ressources.
La femme a trop de grâce par vocation et culture pour n’avoir pas fait de la danse son
domaine propre. Je crois qu’il y a place à son côté pour une grâce d’essence masculine
et qui ne soit pas efféminement, mais qui sauve au contraire de l’efféminement la
ballerine elle-même. Dans le ballet dégénéré, le règne exclusif de la femme a des
raisons, ne nous le dissimulons pas, moins esthétiques que sensuelles. Il crée
immanquablement, à la longue, un amollissement qui risque de s’étendre aux sujets
masculins appelés là par les nécessités de l’action. D’où le danseur conventionnel, être
hybride, soumis à une plastique étrangère, à peine distinguable des femmes par
l’exagération d’une musculature jurant avec la fadeur du visage : une sorte d’acrobate
et d’athlète femelle, la bouche en cœur et la main sur le sein. Archers du Prince Igor, renouvelez cette louche atmosphère ! Faites place à l’héroïsme dans
la grâce que nous apporte un Nijinsky ! Il est grand temps que le ballet se
virilise.
— Des jambes et des cuisses pleines, aux muscles anormalement développés, soutiennent fermement, emportent, selon la miraculeuse élasticité de leurs bonds, un torse jeune, des bras souples, une large et haute encolure, un visage grave et riant, puéril et pensif, le visage même de la race slave. Les pommettes saillantes, les joues en plan droit, les lèvres fortes… — mais vais-je tenter un portrait ? Nijinski n’a jamais que le visage de ses rôles et derrière son personnage il s’efface, modestement.
On l’a vu prince dans Giselle, svelte, fier, éperdu de noble douleur,
rugissant. On l’a vu esclave dans Cléopâtre, nègre sombre, servile et
rusé. On l’a vu pâle et rose, dans les Sylphides, bercé au vent d’une
romantique inspiration. On l’a vu dans Shéhérazade, pareil à un petit
animal voluptueux, roulant des gestes ronds et gras, un sourire de sensualité ingénue
lui découvrant les dents jusqu’aux gencives, ne pouvant croire à son bonheur… On l’a vu
dans les Orientales ; et tout le mystère divin du Cambodge et de
l’Inde, ondulait singulièrement en lui. On l’a vu djinn, ganté de la
tête aux pieds de ténèbres, la poitrine moulée de paillettes feu, bleu et vert : il
traversait la nuit d’un bond comme un mauvais songe et croulait en boule, comme un
déchu.
Ce danseur est un grand acteur. Il incorpore à la danse la tragédie, le pathétique à la plastique. Il joue toujours, quand il pourrait ne rien que danser. Il n’a pas moins souci du jeu des traits de son visage que du jeu de son corps. De son corps même, il n’admet pas un geste gratuit, du bout des doigts ; pas un geste de virtuosité pure, ni même de virtuosité belle, qui ne soit un geste expressif. Il donne au rythme une signification humaine que la plus puissante danseuse n’aurait pas les moyens, la force d’exprimer. J’admire que dans la mollesse des pires exotismes, une sorte de spiritualité juvénile, un souci de style constant le sauvent de toute équivoque, et qu’on ne puisse dans son jeu surprendre même l’esquisse d’un mouvement douteux.
Il fait la preuve de ce que j’avance. Il justifie la place du jeune homme dans le ballet, de sa grâce plus pleine, plus diverse et plus intellectuelle, au milieu de l’enchantement féminin. Si l’excitation sexuelle y perd, l’art en s’élargissant y gagne. Mais laissons Nijinsky rejoindre sa troupe, s’y mêler, se soumettre comme tous les autres, à la discipline du maître de ballet.
Demi-ténèbre de la scène. Sur le plateau envahi par les curieux, les danseurs et les
ballerines, quelle folle impatience règne !… l’impatience du créateur qui va achever de
créer. C’est sur une œuvre d’art qu’il faut que le rideau se lève. Les deux maîtres sont
là, le maître des couleurs et le maître des mouvements : le peintre des décors et des
costumes Léon Bakst, le danseur et maître de ballet Michel Fokinesupra, notes 47 et 48.
Large éclat des décors ; fantaisie rare des costumes. Certes nous avions admiré la loyauté de la couleur aux aquarelles des maquettes exposées chez MM. Bernheim. Elle ne prend sa pleine valeur qu’en scène, grâce à ce parti pris de vastes plans dont les bords flous augmentent la vibration et la vie, grâce à ces arabesques stylisées qui rompent de loin en loin l’uniformité de tons plats. Le grand rideau vert pomme éclaboussé d’or et de rose, relevé amplement sur trois portes d’outremer sombre, s’exaspère déjà dans la pénombre, au contact de la pourpre du Sultan Sharriar, de l’écarlate du tapis, des oranges, des roses, des vieil or, des amarantes, soutenus de bleus forts et noirs dont sont bariolés les costumes. Et j’imagine que le peintre s’étonne de ce que le geste du maître de ballet qui les mêle, crée avec ces couleurs des rapports et des chatoiements imprévus. Elle vit donc d’une vertu indestructible, cette harmonie qu’il a rêvée vivante, en la fixant sur le papier !
D’un regard perçant et précis le maître de ballet Fokine juge d’un effet, rompt un groupe, ou règle un dernier bond d’un clignement. Dans son esprit le tourbillon enchevêtré des danses est chose aussi précise, aussi précisément réalisable que sur la toile la disposition des couleurs. De quelle logique ingéniosité, de quelles nécessaires trouvailles, il déborde sans cesse. Oh ! le bel art mouvant !
Mais ces grands gars stylés, mais ces fraîches fillettes dociles, à quoi pensez-vous donc qu’elles songent avant le lever du rideau, contre le châssis de ce coin de scène ? A leur art aussi, et rien qu’à leur art — à leur art qui est une joie ! Voyez-les. Celle-ci fredonnant un air, prend l’autre par la main, répète en souriant la courbe, le saut, la pirouette que le maître a calqués sur l’air. Au premier plan, Nijinsky assouplit, perfectionne un tournoiement, un rythme, avant de l’exécuter en public : il est déjà plein de la danse. La Rubinstein s’étire longuement sur la musique encore endormie à l’orchestre et que par avance elle rêve. La pensée de l’œuvre totale pèse sur tous, grands et petits. Tous s’y plient et tous s’y exaltent. Tous y croient, comme on croit à vingt ans. Tous — notons-le — ont la jeunesse…
Et le rideau se lève sur une œuvre d’art.
Je ne me donnerai pas le ridicule d’essayer de décrire spectacle d’une aussi
insurpassable splendeur. Depuis le théâtre Sada-YaccoShéhérazade le déchaînement des instincts…
Il fallait bien un jour appliquer au ballet la loi organique et centrale qui transforma
en drame lyrique l’opéra, par la suppression des hors d’œuvre et des acrobaties vocales,
par une obéissance absolue de la forme au fond. Les Russes donc, en auront eu l’honneur,
et dès le premier essai la maîtrise. Le ballet aussi devient drame. Dès qu’il n’est plus
simple divertissement, il appelle impérieusement au secours de la danse pure, l’art
sublime de la mimique qui n’en aurait jamais dû être séparé. Je défie aucun spectateur
de Shéhérazade de dissocier ces deux éléments confondus. Combien la
nouvelle carrière qui s’ouvre pour le ballet a plus d’ampleur, de variété possible, de
hauteur ! Il voudra toucher par les yeux notre âme. Ah ! par surcroît qu’une belle
musique l’enveloppe et le soutienne, et le fasse communiquer avec l’infini !
— C’est la tare de Shéhérazade d’avoir emprunté sa musique à un poème
symphonique trop connu dont l’affabulation n’était pas scéniquement réalisable. Et je
comprends qu’accoutumé à évoquer sur les rythmes du quatrième morceau par exemple, le
naufrage du vaisseau de Sindbad, un musicien se révolte de voir servir les mêmes rythmes
à souligner ce que M. Pierre LaloShéhérazade un splendide massacre absolument
tempétueux. Mais sied-il donc de tant crier au sacrilège à propos d’un morceau de
« musique à programme » dont le programme aura été changé ? Le premier coupable est le
musicien qui n’avait pas à détailler pour nous le rêve littéraire ou plastique, en tout
cas extra-musical, qu’il entreprenait de traduire en musique pure. Je ne conseillerai à
personne d’imiter MM. Bakst et Fokine en ceci, mais je considère que la traduction
qu’ils ont faite du poème symphonique de Rimsky Korsakow, sans égards pour le prospectus
original, est d’une justesse parfaite ; que ladite musique signifiait aussi cela, et
bien d’autres choses encore ; et plus généralement que sans l’aide d’un texte ou d’une
image, aucune musique prise à part ne saurait préciser idée ni sentiment, ni à plus
forte raison couleur ou forme. Rien que des mouvements. Les mouvements sont justes dans
Shéhérazade : cela suffit.
Que si cette expérience réussie, aboutit à discréditer le plus hybride des genres
musicaux, la « symphonie à programme », avouez que ce sera tant mieux. D’autant que déjà
la remplace ce que je nommerai la « symphonie dansée » dont le premier chef-d’œuvre, né
d’hier, est l’Oiseau de Feu.
Si tant de musiciens de nos jours, d’une culture trop plastique, trop littéraire, se
plaisent à lier leurs inventions musicales au souvenir précis d’un paysage, d’une
légende, d’une action ; si pourtant, ils ont peur que la parole humaine et la dureté de
ses mots risquent de déchirer la trame subtile de leur symphonie ; si le poème
symphonique, en dépit d’une absurdité incorrigible, demeure leur forme d’élection ; ils
ne se refuseront pas à désormais écrire pour la scène une musique qui ne se suffit point
et qu’un spectacle muet compléterait à merveille. J’estime que la réalisation féerique
du conte musical de M. Stravinsky, l’Oiseau de Feu, les décidera et
que par eux le ballet de demain va fleurir.
C’est comparé à l’Oiseau de Feu que Shéhérazade
sent un peu l’adaptation. Malgré tout le tact des auteurs, le spectacle en Shéhérazade l’emporte trop sur la musique ; celle-ci trop souvent fait figure de
simple accompagnement. L’Oiseau de Feu, œuvre d’une collaboration
intime entre le chorégraphe, le musicien et le peintre nous propose le prodige
d’équilibre le plus exquis que nous ayons jamais rêvé, entre les sons, les mouvements,
les formes. La vermiculure vieil or d’une toile de fond fantastique semble inventée
selon les mêmes procédés que le tissu nuancé de l’orchestre. Dans l’orchestre c’est
vraiment l’enchanteur qui crie, les sorciers et les gnomes qui grouillent, se démènent.
Quand l’oiseau passe, c’est la musique qui le porte. Stravinsky, Fokine, Golovine
Je ne narrerai pas le conte ; il n’est pas sensuel mais simplement naïf et merveilleux.
Il ouvre sur la fiction une porte plus pure, plus intellectuelle aussi que le conte de
Shéhérazade. Il ne prend pas du premier coup, comme elle, mais il
pénètre doucement — et l’on ne peut plus s’en lasser. Pépiement des timbres, vivace
caresse de la mélodie, cauchemar des formes, délire des danses, naïveté charmante du
prince Ivan (comme il méritait donc d’être sauvé !) ; nous replongeons, au moyen de
l’art le plus raffiné, à l’extase des contes de notre enfance.
Que cela est donc russe, que des Russes créèrent, mais que cela est donc aussi
français ! Quelle fantaisie dans la mesure, quelle simple gravité, quel goût ! C’est
l’Orient de Beardsleysupra, note 46.
Ces quelques études de circonstance n’ont pas eu d’autre objet que de proposer aux
dramaturges de demain un certain nombre d’exemplesDame à la Faulx de M. Saint
Pol Roux, des comédies en vers de M. Edouard Ducoté, des tentatives de M. Saint
Georges de Bouhélier dont la plus réussie, est sans conteste la dernière, le Carnaval des Enfants, joué au Théâtre des Arts, des pièces populaires de
M. Pottecher — sans oublier nos propres essais le Pain et l’Eau de Vie. Enfin plus récemment nous aurions été amenés à joindre à
notre liste les noms de M. Jules Romains, auteur de l’Armée dans la
Ville, de M. Georges Duhamel, auteur de la Lumière, deux
œuvres curieuses représentées aux samedis de l’Odéon ; celui de M. Jean Schlumberger
dont ce même Odéon va jouer la Mort de Sparte, œuvre éloquente et
neuve ; ceux de MM. J. Copeau et Croué qui ont réussi ce miracle de recréer après
Dostoïevski sous la forme dramatique, le plus complexe, le plus trouble de ses
romans : les Frères Karamazov ; recréer, je dis bien, et recréation
non seulement psychologique, mais poétique. — Devant une si abondante matière, il
valait mieux se réserver pour une nouvelle série d’essais. (NdA)
Confessons-le : nous sommes quelques-uns à avoir trop parlé de « classicisme »supra, introduction.
C’était au lendemain d’une période riche et confuse, où vingt énergies contradictoires montraient la noble ambition de relever un art tout à fait avili. Le « symbolisme » n’avait rien d’une école : il demeurait pourtant au regard de la foule l’école de l’obscurité — et les bons payaient pour les pires. Ce qu’il renfermait de grandeur, de jeune élan, de subtilité et de force, nous, la génération suivante, nous prétendions le recueillir et le faire fructifier.
Nous ne nous trompions pas en discernant sous tels ornements superflus les éléments d’un prochain classicisme, c’est-à-dire de cet équilibre parfait qui est la fin de l’art et sa suprême réussite. Et vive donc le classicisme ! — Il y eut un malentendu.
Combien de fois, depuis dix ans, opposâmes-nous ici et là dans des articles, ce neuf et vivant équilibre à un art d’archaïsme et d’imitation ? Plus nous parlions, plus il semblait que le mot gagnât en faveur, en puissance, mais hélas ! aux dépens de sa profonde signification. Du jour au lendemain on réveilla les antiques formules. Stances, tragédies pullulèrent… Le « classicisme » renaissait.
Les pauvres tragédies ! les mornes stances ! Comme tout cela nous inquiéterait peu, comme
nous laisserions mourir tout cela, — mourir ayant vécu à peine — si nos pseudo-classiques
n’avaient pas pour soutien, pour néfaste encouragement, l’exemple d’un vrai poète que nous
admirons tous — et qu’il faut cependant combattre… J’ai nommé M. Moréassupra note 1 et infra, « Le classicisme et M. Moréas ».
Aussi bien, aurais-je retardé encore l’instant de cette extrémité pénible, si dans son
Enquête de la Phalange « sur une littérature nationale » M. Henri
Clouard, en louant immodérément ma réponse, n’avait paru me rendre solidaire de ses
malheureuses conclusions
« J’aime à relire la page exquise où M. Henri Ghéon explique que tous les peuples de
l’Occident se touchent en nous, se fondent et s’équilibrent et que la France, la France
spécifique est réalisée au point où cet équilibre heureux s’accomplit. Notre originalité
supérieure, conclut-il, ce n’est ni la sagacité, ni la finesse, ni l’ironie, c’est de
savoir réduire à la mesure, à l’équilibre, à la beauté, l’originalité des autres et de
nous-mêmes, c’est notre culture et non nos instincts »
Ce qui mène notre enquêteur, on voit assez par quel chemin, à cette péroraison ineffable :
« Considérant cette survivance nationale (celle d’une littérature spécifiquement
française) dans son plus pur miracle qui est la poésie et voulant oublier l’indignité de
ces notes brèves, volontiers les eussé-je dédiées à Jean Moréas, en qui je
contemple la France. »
Non, Monsieur, non ! Je ne puis pas partager votre extase. Après la phrase (exquise, disiez-vous) que j’ai rappelée plus haut et que vous avez reprise comme vôtre, n’oubliez pas que j’ajoutais :
« Originalité durable qui trouve un aliment dans le romantisme, dans le symbolisme, qui fait sortir un ordre nouveau de tout excès — et nous permet, pour ne citer que cet exemple, de considérer comme une manifestation classique le vers libre enfin viable et organisé. Comment craindrions-nous de la perdre, quand nous pouvons lire aujourd’hui telle page de France, de Renard, de Gide, tel conte de Vielé-Griffin, telle période de Barrès, — en dépit de son romantisme ?… »
Nous voici loin de compte, dites-moi. A cela, il est vrai, vous objectiez — à propos du vers libre en note :
« Lorsqu’on s’inquiète tant d’une façon de s’exprimer, n’est-ce pas que l’on n’a pas grand’ chose à dire ? Je crois hélas ! que toute recherche trop acharnée d’une forme nouvelle enlève au service de l’Idée les forces les plus précieuses de l’écrivain etc… Mais ceux qui craignent pour le sort de l’Idée trouveront-ils donc M. Henri Ghéon dans les rangs de l’adversaire ? »
Je répondrai là-dessus, M. Clouard. Mais en passant, dites-moi ce que le champion de l’Idée va faire aux genoux de M. Moréas ?..
Assez citer. Dans ces deux façons de conclure se résume toute la question. Comment le problème du classicisme, qui semble de part et d’autre assez clairement posé, peut-il souffrir deux solutions si dissemblables, c’est ce qu’il sied d’examiner une fois de plus.
La belle, vaine et luisante « nuée » que leur classicisme rétrospectif ! Mais que ne la pourfend M. Charles Maurras ?
Une nuée, je le répète ; un concept vide ; un absolu affranchi du temps et du lieu, des mœurs et du caractère des hommes ; la panacée de l’art applicable indifféremment à tous les cas. Tel il était pour Sophocle ou pour Euripide, tel il reste pour nous. Nous le tenons de nos aïeux du grand siècle, qui le tenaient des Romains, qui des Grecs, qui… — des Dieux, sans doute. — Méditez leur exemple, ô classiques d’imitation ! car dans le domaine des lettres, les Grecs n’ont rien reçu en héritage — et ils se sont enrichis cependant.
Voici les faits. En deux mémorables occasions, à vingt siècles de distance, grâce à la rencontre heureuse du Nord et du Midi, l’art littéraire a pu réaliser son maximum de perfection et d’équilibre, une fois en Grèce sous Périclès, une fois en France sous Louis XIV. Deux équilibres, deux classicismes.
C’est à dessein que je ne parle pas de Rome. La littérature latine, issue directement et
immédiatement de la littérature grecque n’a fait que prolonger et que refléter celle-ci.
Elle n’apportait rien de nouveau que sa langue forte et concise ; ce fut vraiment une
littérature de seconde main, comme le pseudo-classicisme anglais qui singea notre XVIIe siècle.
Il en va tout autrement du classicisme français. Je veux bien que la connaissance profonde des littératures anciennes, que le culte qu’on leur vouait, aient eu une influence sur sa direction et sur son apparence… Je ne nie pas qu’un Racine, qu’un La Fontaine, qu’un La Bruyère se soient fait gloire d’imiter les Grecs… Mais quand je me reporte à ceux qu’ils imitaient, ou qu’ils prétendaient imiter, je trouve un primitif, Esope, le plus frelaté des classiques, Euripide, un alexandrin, Théophraste. Et quand je cherche ce qu’ils leur doivent, je ne rencontre que généralités vagues, comme « la fable », « la tragédie », des titres bien plutôt que des réalités, et quelques scénarios de pièces.
Remarquez que Racine, de nos classiques le plus grec, n’a « imité » les Grecs (si j’ose
dire) que trois fois dans la maturité de sa carrière : Andromaque,
Phèdre et Iphigénie. Il a créé de toutes pièces Bérénice et Britannicus, Bajazet et Mithridate,
Esther et Athalie. Que si je confronte ses trois « copies » et
leurs modèles, il faut bien l’avouer, je n’y rencontre aucune beauté analogue, ni dans la
conception, ni dans le développement, à peine dans le détail. Je me trouve en présence de
deux expressions d’art absolument dissemblables, un équilibre français et un équilibre
grec. D’une part la concrète et lyrique trilogie grecque, couronnée légèrement de son
drame satyrique. D’autre part les cinq actes progressifs, exclusivement nobles, un peu
oratoires, un peu abstraits, de la tragédie française.
Et que dirions-nous, si nous parlions maintenant de Molière et de la Fontaine ?
Imitation des « Anciens » ! Nos auteurs y croyaient-ils ? Je pense qu’ils mettaient une certaine coquetterie à y faire croire. Les anciens couvraient leurs audaces et leur offraient en outre un excellent terrain pour défendre contre la cabale médiocre des « modernes » la mesure, l’ordre, la solidité, l’harmonie, la discipline enfin, alors neuve et féconde, qui convenait à leur rationalisme et que leur rationalisme s’était choisi. Alexandrin classique, coupe en cinq actes, règle des trois unités, autant de nouveautés alors, autant de créations personnelles, résultats d’un siècle de tâtonnements et d’efforts à la recherche d’un équilibre original. Si tout cela est devenu formule, c’est au siècle suivant, chez les continuateurs immédiats de nos grands auteurs. Tout cela fut vivant, et non pas seulement par la matière humaine que le poète y savait enfermer, mais en soi, et en tant que forme : forme originale, absolue, nécessaire d’une inspiration maîtresse de soi… — et aussi bien que l’alexandrin de Racine, le vers libre de La Fontaine.
Et je dis, cela fut « classique », et ce qui fut classique ne peut pas le redevenir, — ou
exceptionnellement… Car il y a aussi les Stances — certaines stances —
de M. Jean Moréas…
M. Moréas n’est pas de notre temps. Il est entré dans la littérature française sur la fin
du moyen-âge, tel un joli trouvère naïvement musical. Il a comme naturellement évolué à
travers le fatras gréco-latin de notre Renaissance. Il vient de trouver son repos dans
cette discipline classique du XVIIe siècle dont je proclamais la
légitimité temporaire. Grâce à cette évolution, il nous sera dans une certaine mesure
permis de trouver ce repos lui aussi légitime. S’étant replacé dans la situation d’un
Malherbe, que le poète s’exprime naturellement et en toute sincérité ainsi que s’exprimait
Malherbe, cela ne nous choquera pas.
Aussi bien, c’est le miracle singulier de certaines de ses stances qu’elles semblent
avoir été pensées par M. Moréas au commencement du XVIIe siècle. Il y
a coïncidence absolue entre son inspiration et la forme archaïque dont il la revêt. Il
vivifie, il rénove Malherbe, il donne au XVIIe siècle qui n’a pas
connu le lyrisme, un peu du lyrisme qui lui manquait : un lyrisme court, j’en conviens,
puisqu’il se borne presque toujours au développement en douze vers d’un lieu commun
sentimental et d’une image, un lyrisme émouvant, noble et pur cependant.
Il n’a pu soutenir souvent un si extraordinaire rôle. Même à la lecture des Stances, un moment vient où l’inversion gêne, où l’archaïsme irrite, où l’on ne
peut plus ne pas voir en M. Moréas notre contemporain, s’évertuant à retarder de deux
siècles. Je ne parle pas d’Iphigénie, œuvre neutre, glacée, sans vie
intérieure, sans nécessité. Si M. Moréas a dépassé Malherbe, il n’a pu atteindre à Racine.
On devine pour quelles raisons.
Où je le sens le plus spontanément classique, c’est dans sa prose. Non que « l’Idée », pour parler comme M. Clouard, ait chez lui la vertu et le foisonnement que nous admirons en Pascal, en La Rochefoucauld, voire en La Bruyère… mais j’y trouve, à ne pas dire grand’chose, une désinvolture charmante, un tour aisé, leste et vivant — de la liberté en somme. Mais ce n’est pas en cela qu’on l’aura jamais « imité ».
M. Clouard se rend-il compte maintenant de mon effarement devant sa conclusion extatique ? Qu’il contemple en M. Moréas la France, libre à lui ; pour moi je ne puis contempler en ce poète, avec vénération et admiration du reste, qu’un coin d’une France passée qui ne ressuscitera pas.
Quoi ? Depuis le XVIIe siècle, notre patrimoine national s’est accru
de l’apport anglais de l’Encyclopédie, du romantisme, de la philosophie
allemande, de l’impressionnisme, de la psychologie russe et scandinave, du symbolisme, de
l’exotisme, et de toute la musique des siècles ! Suivant son rôle éternel, l’esprit
français a accueilli et absorbé la pensée et l’art de tout l’univers ! Et quand enfin il
tente de « réduire à la mesure, à l’équilibre, à la beauté » son originalité propre et
l’originalité diverse du monde, au XXe siècle commençant, l’équilibre
qu’il réalise serait celui-là même qu’il réalisait voilà trois cents ans, avant de
connaître seulement Shakespeare, et dans la même forme, suivant les mêmes coupes, dans une
langue qui n’aurait pas changé… Et il choisirait pour maître un Malherbe ? La chose est
risible, tout simplement.
Si attachés que nous soyons au passé, au plus parfait passé de notre histoire littéraire, nous ne pouvons pas faire que ce qui est ne soit pas, que la sensibilité de nos yeux, de nos oreilles, de notre âme, de notre raison même, ne se soit pas modifiée, et l’art, même classique, est une manifestation de la sensibilité. Notre sensibilité, comme celle de nos ancêtres, cherche une règle à son usage ; et elle doit la trouver comme ils firent, originale et neuve comme celle qu’ils trouvèrent, et réaliste — c’est-à-dire conforme à l’état présent de cette sensibilité.
Et voilà pourquoi nous voulons une autre poétique et une autre rythmique, pourquoi nous
ne désespérons pas de créer peut-être une tragédie. Non pas « la tragédie » — une « nuée »
aussi — mais notre tragédie. Nous aurons notre classicisme.
Ce classicisme n’acceptera pas, M. Clouard, vos formes toutes faites, aujourd’hui
périmées : Racine, revenant chez nous, n’en voudrait plus. Jamais, en aucun temps, quoi
que vous prétendiez, une forme devenue formule n’a pu servir l’idée. Elle l’amollit, la
ternit, la dilue, elle lui retire tout accent. Du reste, il y a contradiction dans vos
paroles, lorsque vous louez tour à tour la difficulté vaincue (oh ! difficulté enfantine
de l’alexandrin !) et la liberté d’esprit que cette même forme prévue et mécanique laisse
au poète pour « penser ». Vous parlez des « ornements » du vers libre comme quelqu’un qui
ne le connaît pas, puisque sa seule ambition c’est de s’adapter logiquement,
harmonieusement, exactement à la pensée nue. Quoi, en êtes-vous encore à
séparer la forme du fond ? Leur union irrésistible et absolue nous semble à nous un trait
fondamental du classicisme, de notre classicisme, de tous les classicismes passés et à
venir !
Marchons-nous dans la bonne voie ? Je le pense. Sommes-nous loin du but ? On juge mal de
la valeur exacte de son propre effort. Que devant nos réalisations sans doute imparfaites,
on nous traite de décadents ou de barbares. Tant pis ! Nous répondrons en prenant à témoin
l’histoire des grandes littératures à leur période de décadence. Car le signe d’un art
décadent, ce n’est pas l’anarchie, l’impatience de créer autrement, la folie, mais bien
précisément cette sagesse moutonnière qui se réfugie dans le souvenir d’une perfection
révolue, qui s’exténue à en évoquer l’ombre, qui use monotonement chaque touche d’un
instrument déjà usé. Que M. Charles Maurras écrivit là-dessus de justes lignes dans un
article récent contre le « beau vers » !
Que si devait triompher cependant ce « classicisme » décadent, formel et vide, aux dépens de notre idéal, — eh bien ! au nom de nos plus profondes aspirations, joyeusement, nous revendiquerions le titre de « barbares ». Car un équilibre vital peut sortir un jour de la barbarie — et nous aimons mieux nous trouver sur le chemin qui mène à la beauté classique, que sur celui qui en revient.
Nous n’avons pas le droit, en principe, de dédaigner l’hommage retentissant qu’a voulu
rendre à notre langue un auteur de renom aussi considérable que M. Gabriele d’Annunzio :
la France, par tradition, se fait une joie d’accueillir tout apport neuf, et d’où qu’il
vienne. — Il ne convient pas néanmoins d’en remercier le poète par un trop aveugle
applaudissement ; il s’indignerait le premier de notre indulgence. Quinze ans après la Ville Morte
Superbe spectacle d’orgueil, lorsque du moins l’œuvre le justifie ! Non certes, nous ne manquerons pas cette extraordinaire occasion d’atteindre enfin, sans l’aide d’aucun truchement, et pour ainsi dire en prise directe, l’art d’un écrivain étranger. Notre examen, moins inquiet d’une possible erreur, n’en sera que plus libre, que plus assuré, que plus juste.
M. d’Annunzio aura proclamé assez haut qu’il s’agit ici d’une œuvre de foi et de sanctification pour que nous n’hésitions pas à le croire ; j’entends : à croire qu’il le croit, non à croire que cela est. Car nous ne doutons pas de sa sincérité ! Mais ne s’y glisse-t-il pas, à son insu, un grain d’illusion né de l’ivresse des images, une certaine infatuation de grand artiste, qui s’attribue le pouvoir merveilleux de tout ressentir, de tout exprimer, et d’incarner, même au sens chrétien du mot, le Verbe ? Il faut d’abord y aller voir, M. d’Annunzio n’étant ni saint ni moine et ne semblant point particulièrement préparé à une entreprise si délicate.
Composer un « mystère », quelle simplicité, quelle humilité d’âme cela suppose, cela exige ! Porter à la scène, non pas un conflit d’ordre chrétien, mais la divinité même, les gestes des saints et des anges ! Donner du martyre un spectacle, non pas brillant et curieux, mais si dédaigneux de l’aspect au contraire, que toute sa beauté, que toute l’émotion qu’il suscite, demeurent en dedans et par-delà les sens.
J’imagine M. d’Annunzio dans cette attitude d’humilité lorsqu’il se décida à écrire en
langue et en vers français son Mystère. Sans doute s’est-il défié de sa
virtuosité un peu voyante dans le maniement de l’italien ; a-t-il pensé montrer dans notre
langue une gaucherie plus naturelle, « être plus naïf en français »… De fait, si on lit de
près son ouvrage, on remarque qu’il se limite aux tours les plus simples, les plus
directs ; comme à plaisir, il les ressasse ; voilà bien l’archaïsme qu’il escomptait. —
Trop averti de leurs difficultés, et suspectant — qui sait ? — leurs sonorités trop
païennes, il évitera d’employer l’alexandrin ou le vers libre. Rien que l’octosyllabe et
privé de la rime — nouvel indice de macération — : le mètre le plus mécanique qui soit, et
le moins susceptible de modulations intérieures. Il saura bien de temps en temps le
relever de quelques rimes, en rompre la monotonie par de petits vers en rejet ;
l’ingéniosité ne lui manque pas, et ce sont faciles ressources.
Par malheur, sa mémoire est grande ; il connaît trop de mots, même de mots français et tout à coup les mots l’obsèdent, ceux de nos plus vieux auteurs, ceux aussi des plus récents ; car c’est évidemment en manière de plaisanterie qu’il affirme n’avoir admis dans son mystère « que des mots vieux de quatre siècles ». Comme ils vont être tassés là-dedans ! que d’enjambements se préparent ! Dans ce torrent, les pauvres vers risquent de perdre tout leur rythme, de former une sorte de prose boiteuse, découpée à l’emporte-pièce au mépris des accents et des arrêts du sens… N’importe ! le poète aura suffisamment prouvé la qualité de son intention première ; il ne veut plus de sacrifice ! Dans cette forme barbare et naïve, tranchant sur elle, voici tout son luxe ressuscité.
Lisez en petit texte, entre les scènes, les indications de décors et de mouvements : débordent-elles assez de romantisme ! Mesurez la longueur des strophes ! Etonnez-vous du foisonnement des images ! Et même, admirez en passant quelques strophes nettes et sonores, point indignes de Signoret ! — Vous pouvez contester à l’auteur tous ses autres dons, non point son luxe. Son luxe aura vaincu ici une naïveté factice… Mais que devient dans tout cela l’esprit chrétien ?
J’entends M. d’Annunzio répondre que, par tempérament, il appartient à cette Eglise triomphante pour laquelle il n’est pas de trop riches offrandes, et que ce
luxe convenait à l’exaltation du martyr-chevalier, qui succomba sous les flèches de sa
cohorte ; le mystère est chrétien d’esprit, malgré les contradictions de la forme. —
Examinons l’esprit du Martyre de Saint-Sébastien.
Marc et Marcellin sont liés au poteau ; leur mère, leurs sœurs, leur vieux père les
supplient d’abjurer le Christ. Ils vont céder, quand le chef des archers, proclamant la
foi qu’il tenait secrète, les exhorte au martyre auquel ils sont voués, eux, leurs
parents, Sébastien lui-même. La scène se trouve décrite tout au long dans la Légende Dorée. Tant d’humanité et tant d’héroïsme devaient transporter le poète.
Hélas ! pour deux cris justes, que de déclamations ! — Nous n’exigeons pas de psychologie
d’un genre qui n’en comporte pas : une suite d’images animées, mais qu’elles soient nobles
et pures, noblement humaines, purement divines… Rien de louche encore ne les gâte, et
pourtant elles n’arrivent pas à nous toucher profondément. Dès ce premier acte si plein
d’action, si gros de pathétique possible, commence le « spectacle », et tous les
accessoires et tous les artifices de « spectacle », défilent devant nous : rhétorique
outrée de la mère, — inutiles offrandes des jeunes filles, en rondels gracieux, oiseux, —
insistance dans les vœux, redoublement dans les miracles, — sans oublier la foule et sa
loquacité confuse autour du préteur « dormant dans sa graisse ». C’est le plus chrétien
des quatre actes ; il pouvait être beau.
Alors il avoua (le préteur malade) qu’il possédait dans sa maison une chambre où était représenté tout le système des étoiles et qui lui permettait de prévoir l’avenir… Et Saint-Sébastien : « Aussi longtemps que cette chambre ne sera pas détruite, tu ne recouvreras pas la santé. » Sur cette indication de Jacques de Voragine, M. d’Annunzio devait s’en donner à cœur joie. Le second acte serait l’acte magique : sibylles, sortilèges, hermétisme ! — Cela ne suffit pas encore. Il invente « la fille malade des fièvres », portant dans son sein le linceul du Christ. Et ce linceul sacré il l’étale sur le théâtre ; on y compte à la trace chaque blessure du fils de Dieu. Le sang, les plaies et la sanie, voilà le thème principal que se complaît à développer le poète, en mots parfois beaux, mais impurs… Passons.
« Le troisième acte, — comment le supporter ? Le personnage de Saint-Sébastien s’y
précise. — J’ignore de quelle tradition s’autorise M. Gabriele d’Annunzio, mais il
n’apparaît pas d’après la Légende Dorée que l’empereur Dioclétien ait eu
pour son chef de cohorte plus que l’affection due à un très loyal serviteur. « Ingrat,
dit-il ; je t’ai appelé dans mon palais et toi tu as travaillé contre moi et les Dieux. »
Et Sébastien : « Pour toi et pour l’Etat romain, j’ai toujours prié Dieu qui est dans le
Ciel. » Alors il le fit attacher à un poteau au milieu du Champ de Mars, etc. Mais cela
eût été trop simple.
Selon le poète italo-français, Sébastien est beau, et non de cette beauté spirituelle, qui transfigure la forme, qui en éloigne toute velléité impure de désir. Sébastien est beau, païennement ; païennement, l’empereur l’aime. Il veut le sauver par amour ; il veut que le peuple l’acclame :
… Que les Dieux justes conservent ta beauté pour l’empereur, Sébastien…
il veut le faire Dieu ! — Sébastien est « le sagittaire à la chevelure d’hyacinthe »,
« celui qu’Apollon aime », le « bel archer d’Emèse ». Il est aussi le beau chanteur : il
coupera les cordes de la lyre d’Orphée ; il est aussi le beau danseur : il dansera la
Passion ! On le couche douillettement — car il est beau — sur la lyre
mutilée ; le cortège des femmes le pleure ; il va périr sous les couronnes, sous les
colliers, sous les parures — car il est beau.
De ce premier supplice, notons que la Légende Dorée ne dit rien ; il
fut subi par d’autres saints, et M. d’Annunzio avait le droit d’en faire usage. Il prit à
cela un certain plaisir : c’est un supplice luxueux. — D’ailleurs, Saint-Sébastien en
réchappe : il succombera, comme le veut la tradition, au dernier acte, sous les flèches de
ses archers.
— Ils sont condamnés à frapper leur chef ; de quelles paroles de viril respect, de noble camaraderie, ne vont-ils pas différer l’exécution ? quels cris douloureux et rudes une telle hauteur de conflit leur commande ! — Non, ils n’auront qu’un mot : « Aimé, bien-aimé » mot de femme. Et le saint, éperdu, sentira sous la pitié le désir, et réclamera d’eux, comme une volupté sensuelle, la souffrance…
Je vous le dis, je vous le dis : celui qui plus profondément me blesse, plus profondément m’aime…
Une apothéose céleste qui couronne l’ouvrage ne saurait racheter un si continuel blasphème.
Et qu’on m’entende bien, je n’ai pas à défendre ici la morale ou la religion offensée.
Loin de moi la pensée d’interdire au poète d’aborder tel ou tel sujet — fût-ce le moins
conforme aux mœurs du temps, le plus mystique. Le Saül de Gide et la Jeanne d’Arc de Péguy
Que M. d’Annunzio ne se sente pas le courage, entre tant de beaux mots, d’images rares, de faire une sélection, nous le comprenons bien ; à ne considérer en lui que le styliste, nous l’en excuserions encore. De Hugo à Whitman les exemples d’excès du verbe ne manquent pas. Nous admettrions donc son luxe dans la forme, si ce luxe ne l’entraînait à ne plus même choisir dans le fond.
La question se pose ainsi : Ou bien, il prétendait faire œuvre chrétienne, si chrétienne que le Saint Suaire pût s’éployer sur le théâtre, et que pût, sans scandale, y être mimée la Passion : il devait en ce cas écarter de la scène toute équivoque, la laver de toute souillure et enfermer l’ouvrage dans un cercle de pureté. — Ou bien, il se risquait à traiter comme un mythe, au mépris d’une foi en bien des cœurs encore vivace, l’histoire d’un martyr ; à replonger celui-ci dans la fable ; à lui prêter la forme adorable d’un dieu païen : il devait alors l’isoler le plus possible du vrai dogme et se garder, du moins, d’évoquer à propos de lui les attributs du supplice divin. Encore Sébastien devait-il rester un héros même dans le mythe ! Question de simple décence esthétique, question de choix. M. d’Annunzio n’a pas choisi.
En vain se réclame-t-il de Polyeucte pour opposer le « païen » au
« chrétien ». Mais son Mystère ne les oppose pas : il les marie, il les
mélange, il les embrouille ! De cette confusion, de cette incohérence, un monstre naît, à
la fois mystique et pervers, un soleil noir d’où rayonne un obscur malaise, que tous les
spectateurs, et les plus sceptiques, ont ressenti. La foi n’était pas seule enjeu : nous
nous trouvions en présence d’une œuvre fausse, faussée dans son caractère, falsifiée dans
son essence ; en présence d’un auteur qui n’a point le respect de son sujet.
Comment le respecterait-il quand il ne le connaît pas même ! Il ne sait regarder aucun sujet en face, avec ce tremblement, avec cet amour exclusif qui rend le véritable poète si humble, si prêt à renoncer aux plus glorieux de ses dons, pour mieux habiter son sujet ! Dès que M. d’Annunzio s’approche, curieux et sans doute animé d’un sincère désir d’étreinte, toute sa culture de musées et de livres s’interpose soudain ainsi qu’un écran de soie merveilleux, cette culture dont il se sent si fier et qui lui donne tous les droits — à l’entendre !
Va-t-il directement épouser la légende, quand tant de peintres l’ont déjà retracée, dont les tableaux tapissent sa mémoire ? D’Hans Memling au Pérugin, il voit un jeune homme nu, criblé de flèches ; il est jeune, il est beau de corps ; car sa beauté spirituelle est devenue beauté plastique par une nécessaire transposition ; — mais de ceci, M. d’Annunzio n’a cure. Il est beau, il est désirable : sur quelques académies de musée, M. d’Annunzio établira sa psychologie du martyr. Psychologie ornementale, chère à « l’amateur » en voyage. Sous le pittoresque, sous l’accessoire, va périr étouffé le drame intérieur !
A propos d’un martyr, les plus beaux souvenirs helléno-latins se réveillent. Les choses s’abîment dans les mots ; les mots, au rebours, créent les choses. Adonis naît d’Adonaï, Hadrien de Dioclétien, et d’Hadrien, Antinoüs ! Dans la forme d’Antinoüs, voici donc l’extase de Sainte-Thérèse ! M. d’Annunzio ne saurait plus douter d’avoir créé une œuvre belle ; il n’a daigné y fondre que des « éléments de beauté ».
— Ceci ne s’appelle point art, mais artifice, mais « artistisme » — pour me permettre un
mot barbare, moins barbare que ce qu’il désigne. La beauté ne se transmet pas toute faite.
Elle naît d’une continuelle création ; de la découverte renouvelée d’un rapport juste
entre la forme et la pensée. Supprimez ce juste rapport, n’eussiez-vous formé votre
ouvrage que d’or et de pierres rares, que de morceaux du Parthénon ; plus de beauté. La
vraie beauté n’est pas « excentrique » mais bien « centrale ». Il semble que M. d’Annunzio
qui crut sauver tant de ses livres par des descriptions de tableaux, ait promulgué dans
son mystère la loi de cette esthétique funeste, qui méconnaît le processus essentiel de
l’art et substitue à la création, le placage. Elle peut donner lieu à de brillants
morceaux. Il y en a dans le Martyre. Comment les admirer, quand on sait
ce qui les soutient
L’auteur du Martyre de Saint-Sébastien nous a déçus dans notre
attente : les poètes français n’auront pas à le jalouser. Du moins nous aura-t-il donné
l’occasion de mettre au jour une vérité par trop oubliée : c’est que la barbarie n’est pas
forcément inculture ; c’est que, de l’excès de culture, une autre barbarie peut naître,
irrémédiable celle-là, par défaut de matière vive et d’autant plus dangereuse qu’elle
porte le masque méditerranéen de la beauté. Si nous avons lutté contre elle à la période
décadente, alors qu’elle menaçait de compromettre le renouveau du lyrisme français, est-ce
pour applaudir à son bruyant retour, lorsque M. d’Annunzio nous la ramène. Le goût
français si mesuré, si fin, sait pourtant accueillir et fêter un Swinburne, un
Dostoïevski, un Ibsen ; mais croyez bien qu’obstinément il se refuse à prendre des leçons
de latinisme de M. Gabriele d’Annunzio.
Notre « grand siècle » dit « classique » — oui, si rétracté mais si violent, si économe
mais si prodigue ! — est en train de singulièrement s’appauvrir aux yeux de nos
contemporains, par l’habitude que semblent prendre les plus acharnés de ses partisans, de
résumer tout son effort, toute sa réussite littéraire, tout son exemple, en l’œuvre d’un
seul maître : vraiment ! on ne jure plus que par Racine
Au fait, quel racinisme confessent-ils ? celui de Voltaire ou celui de Sainte-Beuve ?
celui de Taine ou celui de Brunetière ? Quand ils défendent, contre un conférencier que je
n’ai garde en cette affaire d’excuser, précisément « Racine, auteur d’Iphigénie », ignorent-ils qu’aucune tragédie, pas même Athalie
ou Esther ne le représente plus mal ? Enfin, quand ils le veulent, entre
tous, représentatif de son siècle, s’avisent-ils que, dans ce siècle, il figure justement
la plus extraordinaire exception ?… Les génuflexions ne sont pas des réponses, pas plus
que la négation toute pure des détracteurs… Il est passé le temps du « credo »
universitaire ! passé celui de l’excommunication romantique ! Qu’on y consente ou non,
« le cas Racine », se pose devant nous, neuf, actuel, urgent, comme une question non
encore résolue, à peine débrouillée, et qui laisse un vaste champ libre aux exégètes, aux
critiques, aux historiens. A cette heure, tous s’interrogent. Ce fut M. LemaîtreBérénice, figure esthétique maîtresse de l’époque de Louis XIV, je ne saurais
continuer, comme ceux-là mêmes à qui j’en fais reproche, de l’invoquer en toute occasion…
— que d’abord je n’aie vu bien clair dans l’admiration que je lui voue, dût celle-ci en
souffrir quelque peu. Du moins, regagnera-t-elle en conscience ce qu’elle aura perdu en
aveuglement traditionnel.
Que ne m’est-il permis de considérer l’œuvre et l’artiste en oubliant tout ce que l’on
connaît ou croit connaître de l’homme ! Outre que l’attitude est passée de mode depuis
Taine et dès avant lui, cette dissociation, en d’autres cas aisée, présente en celui-ci
les plus graves difficultés. Je n’ai pas l’intention de suivre M. Masson-Forestier dans
son étude curieuse, passionnante même, de la vie de RacineAutour d’un Racine ignoré. (Mercure de France). (NdA)à-priorisme absolu, passer sous silence le fait capital, fait peut-être
unique dans l’histoire des lettres, qui brise en deux la ligne de vie et de production du
poète : après douze ans d’une fécondité admirablement régulière, ce brusque renoncement au
théâtre, qui, selon Louis Racine, coïnciderait avec une subite conversion. Péripétie sans
importance, s’il était avéré, reconnu généralement, que, là précisément, finit Racine, et
que les tragédies sacrées forment non pas une conclusion à son œuvre, mais une sorte de
supplément. Or, en dépit des protestations de maints critiques, la gloire du tragique
continue à participer de la gloire de Port-Royal. Formé sous la discipline des solitaires,
il ne s’en serait affranchi afin de suivre l’impulsion de son génie, que pour s’y
soumettre à nouveau, douze ans après et reniant alors ses tragédies profanes, pour
s’épanouir — ou se concentrer — en la chrétienne Athalie prélude aux Cantiques Spirituels.
Quelle ample courbe ! Quel cercle bien fermé ! Quelle satisfaction pour ceux qui souhaitaient que la même harmonie eût ordonné et l’œuvre et la carrière du poète ! Que cela eût été beau, si cela eût été vrai ! — Oui, certes ! elle eût paru banale la fin d’un Molière à même les planches, celle du vieux Corneille conséquent jusqu’au dernier jour avec son espagnolisme héroïque, la fin de ceux qui n’ont sacrifié à rien leur art — auprès de la claustration orgueilleuse et prématurée d’un Racine « rentrant dans le Christ ». Son génie même s’en trouvait agrandi, — augmenté de tous les chefs-d’œuvre profanes dont la conversion avait arrêté la croissance : un génie, songez donc, qu’il n’eût fallu rien moins que Dieu pour vaincre ! Oui, Racine atteignait la taille d’un Pascal — colonne double du jansénisme.
Il faut renoncer à l’apothéose. M. Masson-Forestier n’eût-il pas à peu près prouvé que la
première conversion, après Phèdrein extremis, je ne veux pas douter, mais elle n’intéresse pas
l’œuvre. (NdA)Esther faible et bêlante ? Cette Athalie, aux proportions d’opéra, si belle d’arrangement, d’entente scénique —
mais si dureAthalie, l’épanouissement chrétien d’une âme, le
rejaillissement d’une nature impétueuse, dirigée par une force intime supérieure vers un
but plus neuf et plus haut. Rien que la splendide « littérature » d’un esprit desséché qui
prend le masque de la foi pour dissimuler sa défaite, et qui s’imagine créer encore, parce
qu’il garde en main le métier le plus sûr et le talent le plus prestigieux. Ni Athalie ne conclut chrétiennement l’œuvre de Racine, ni Phèdre à qui aurait « manqué la grâce » ne prépare cette chrétienne conclusion, ni
aucune des tragédies ne sort de Port-Royal et n’y retourne : dans l’œuvre de Racine, aucun
rameau, aucun germe chrétien.
Je dirai plus : aucun germe moral, aucune propulsion idéaliste. Amoral, dit
Masson-Forestier. Païen, dit Péguy. Oui ! païen qui ne reconnaît pas ses dieux. Chez
Racine, la morale s’appelle « bienséance » et ses héros, quand ils se sacrifient — oh !
rarement… — ce n’est jamais qu’à leur amour, qu’à leur puissance, qu’à une raison
matérielle, raison des sens ou bien raison d’Etat ; je n’en excepte à peine qu’Andromaque : mais autour d’elle, quelle solitude glacée ! On s’explique
comment la légende de Louis Racine a été accueillie avec tant de faveur. Retirez à l’œuvre
racinien sa prétendue signification chrétienne, il perd d’un coup toute signification. Et
cela, comment l’admettre en un siècle où chaque écrivain, ou prêche, ou moralise, ou, pour
le moins, conclut ? Corneille ennoblit, il exalte, et il promulgue un code de l’honneur.
Molière entreprend d’améliorer l’homme social. La Fontaine lui fait la leçon. Et La
Rochefoucault ! et La Bruyère ! Je ne parle pas de ceux dont c’est la fonction de prêcher.
Et le XVIIIe siècle approche où la littérature tout entière va se
mettre bénévolement au service de la pensée. Racine lui, n’a prêché qu’une fois, en
finissant.
Apprenez, roi des Juifs et n’oubliez jamais Que les rois dans le ciel ont un juge sévère…
Va-t-on tirer de là une morale pour Racine ?… Il faut en prendre son parti, la tragédie
racinienne n’a pas, ne peut avoir d’autre direction, d’autre signification, qu’une
direction, qu’une signification esthétique. C’est là sa force originale
et la raison de son éternelle actualité. On n’a pas assez remarqué que parmi les
chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, du XVIIIe, et même
de l’époque romantique, elle se trouve seule dans ce cas, seule à pouvoir se contenter
d’une esthétique. N’est-elle pas le type de l’œuvre d’art ? Aussi bien, quand —
sincèrement ou facticement, peu importe — Racine songe à lui assigner un but extérieur à
l’art, elle a déjà perdu sa vertu personnelle ; le formulisme, flagrant dans Iphigénie, et qui gâte la fin de Phèdre, l’a envahie
définitivement : aucune idée, chrétienne ni morale, ne saurait plus la rajeunir. Non !
Racine n’est point Pascal, même en puissance, et il renonce à tout quand il renonce à
l’art tout court.
Je conçois en un certain sens que l’on souffre de cet amoindrissement d’un grand homme. En déplaçant le centre de gravité de son œuvre, en découronnant sa carrière d’une fin quasi-surhumaine, en contestant non pas seulement la portée, mais la valeur même de ses tragédies sacrées à l’avantage des profanes, je ne me dissimule pas que je suis conduit à poser des limites à son génie et ce qui est plus douloureux encore, un point d’arrêt, d’épuisement. Charles Péguy a parlé de doute, d’impuissance — je n’y contredis point. On est trop tenté de considérer les grands artistes du passé dans la brume d’or de la gloire, comme une race de demi-dieux qui exploitent à l’infini un fonds illimité, inépuisable, et qui mépriseraient, sans doute, les faiblesses de nos hommes de lettres d’aujourd’hui. S’il exista de ces héros en lesquels il semble que la mort seule ait pu figer l’irrésistible montée de la sève, le flux des mots, des formes, des idées, (tel un Shakespeare, tel un Beethoven, tels même un Hugo, un Corneille…) plus je lis Racine, plus je me rends compte qu’il n’est pas né de cette race-là. Ce ne fut ni un vaste esprit créateur, ni une grande âme généreuse, ni même un rhéteur débordant. Mais justement, moins ses dons premiers me paraîtront considérables, plus je m’étonnerai, j’admirerai, et jusqu’à l’émerveillement, que, de si peu, il ait su former des chefs-d’œuvre qu’aucun génie inspiré ne désavouerait.
Ici, M. Masson-Forestier proteste. On sait qu’il n’a détruit la fausse légende d’un Racine chrétien, que pour lui en substituer une autre qui ne paraît pas mieux fondée, celle d’un Racine en quelque sort nietzschéen. Si nous voulons l’en croire, Racine aurait vécu la forte vie des hommes de la Renaissance italienne, celle de ses ancêtres francs, envahisseurs des Gaules, les Sconin. De sorte qu’un sang tout barbare aurait noyé en lui le sang latin — si tiède — des Racine, et que le jeune Viking se serait lancé dans le siècle en jouisseur, en conquérant. Je ne disputerai pas sur ses origines maternelles, nettement septentrionales ce qui est fâcheux, n’est-ce pas ? pour la cause du nationalisme classique français… Mais de ce qu’il ait eu successivement pour maîtresses la Du Parc et la Champmeslé, de ce qu’il ait connu l’amour charnel, l’amour-passion selon l’expression de son plus récent biographe, il ne s’ensuit pas qu’il ait mené une vie plus audacieuse que bien des hommes de théâtre de son temps et de tous les temps. Dissipation n’est pas nietzschéisme. Au reste, on s’explique assez mal que, dès avant la quarantaine, pareille frénésie de vivre se soit éteinte ou ait consenti à se satisfaire de la table, du faste bourgeois, de la gloriole d’un historiographe du roi. Admettons néanmoins, sans plus de preuves, et ce feu véhément, et qu’en quelque douze ans Racine s’y soit consumé lui-même. Douons-le gratuitement de la plus indomptable nature, celle d’un Cellini, d’un César Borgia, y compris même le poison… Cela ne préjuge en rien de sa nature de créateur et d’artiste. Mauvaise occasion pour vous de triompher, zélateurs absolus d’une discipline restrictive, élagueuse, polisseuse, etc. Vous avez mal choisi votre « sujet ». Il vous plairait que le surabondant génie, même Scandinave, du maître tragique se fût enfermé courageusement dans le triangle sacré des règles de la tragédie unitaire. Avoir dompté, réduit, avoir poncé, fourbi, une matière si rugueuse et si dure, un si rude tempérament.
Halte-là ! il ne s’agit pas de confondre puissance de vie et puissance d’expression. Si l’une et l’autre, d’aventure, se rencontrent dans le même homme, celle-ci n’implique nullement celle-là ! Le plus souvent l’une supplée à l’autre : l’artiste crée ce qu’il n’a pas vécu. Si vous voulez parler de « discipline » invoquez donc Corneille, voire Molière, et j’étudierai avec vous ce que leur soumission leur aura fait perdre et gagner. Mais qu’a-t-on, dites-moi, à mettre en jeu la discipline, là où précisément il n’y eut jamais rien à discipliner ? Je suis intimement persuadé que le développement de Racine suivit un processus absolument inverse. Je prétends que le cadre de la tragédie s’offrait à lui, dès l’origine, trop vaste en proportion de ses dons naturels. Il lui fallut s’augmenter et non se réduire. Nous assistons à un bien plus extraordinaire miracle, bien plus fécond et bien plus exemplaire : le miracle de la culture et surtout de la volonté.
A une époque de culture, Racine naît pour ainsi dire déjà cultivé. Une connaissance
approfondie des littératures grecque et latine, la pratique courante de la prose et du
vers français, fort commune en son temps et même dans sa famille milonaise : autant de
moyens hérités ou acquis dont il use alors aisément. Clarté, propreté, ordre, correction,
ce sont là qualités, mais plutôt négatives chez un jeune homme ; négatrices, du moins,
d’une abondance excessive de dons verbaux, et non particulières à lui, mais à son siècle…
Une certaine sécheresse aussi ; la tient-il de nature ou de ces messieurs de Port-Royal ?
en ce cas, ce serait bien là la seule influence janséniste qu’il eût subie ! — mais non,
si artificielle, il s’en serait débarrassé un jour… Or il use déjà, il usera jusqu’à la
fin, d’un vocabulaire restreint, fort pauvre en somme ; ce qui l’entraînera, dans ses
meilleurs ouvrages, à de fréquentes répétitions de mots. La serpe de Boileau n’eut rien à
émonder en ce Racine : rien ne dénote à ses débuts, rien ne confirme dans la suite, fût-ce
en un éclair passager, ni le bouillonnement d’images qui tourmentait un d’Aubigné, ni
l’impulsion grandiloquente d’un Corneille, ni l’aisance si variée d’un La Fontaine, ni la
verve drue d’un Molière, — je n’excepte point les Plaideurs. Racine
porte en lui quelque chose de moins puissant mais de plus rare, et ses premières poésies,
par quelques vers de paysage doux, fins et frais, le révèlent à qui sait lire : l’instinct
de la valeur sensuelle des mots, selon leur place dans la phrase, une voix non pas faite
pour convaincre ni exalter, mais pour chanter, aimer, séduire… Oui, même cruel, le tendre Racine ! D’une tendresse qui n’a rien de chrétien, d’une tendresse
synonyme de caresse, toute pétrie de sensualité…
Caresse du langage, voilà son don premier, personnel et irréductible : il s’affinera sans
cesse ; jamais il ne sera vaincu. A peine si, dans la Thébaïde, une
rhétorique empruntée (à Corneille, à Rotrou) le submergera au passage. Dès Alexandre, à plus forte raison dans Andromaque, nous en
reconnaissons le veloutement singulier : duvet de fleur, la fleur de l’âme de Racine, si
sèche et dure par ailleurs. Aussi bien, quelque passion qu’épousent ses personnages, ils
ne se dépouilleront jamais complètement de ce charme. Il oindra toutes les tragédies comme
d’une huile parfumée ; il amollira la flexion des vers les plus furieusement contractés.
Nous pouvons nous tromper sur les intentions de Racine, non sur le timbre de sa voix. Ce
n’est pas la voix d’un rhéteur ; tout le contraire : d’un poète. Elle révèle une
sensibilité poétique de restreinte envergure, sans doute, mais de la plus exquise et de la
profonde qualité. — Or, songez que la tragédie, au temps où l’aborde Racine, vit
d’éloquence !
Désigné comme aucun pour chanter sa tendresse, je sais bien ce que fût devenu Racine,
s’il eût vécu en un temps comme celui-ci, où le lyrisme personnel a reconquis sa juste
place, mais semble faire obstacle, chez trop de poètes puissants, à la création d’œuvres
plus ambitieuses : un élégiaque et rien de plus. Il eût accordé tout son souffle à
l’élégie sensuelle de son amour. Elégiaque délicieux, ardent, profond, peut-être même
psychologue, car son don de lucidité analytique eût fini par se découvrir… (mais ce don se
fût-il si cruellement aiguisé à ne disséquer que Racine, au lieu d’une Phèdre, d’un
Narcisse, d’une Roxane ? eût-il pénétré si avant, même dans le secret de l’amour ?) Racine
eut le bonheur qu’au XVIIe siècle la poésie lyrique personnelle fût
tenue à la cour en maigre considération et que tout poète rêvât de consécration théâtrale.
Avant même qu’il eût pu prendre conscience de son originalité lyrique, l’ambition le
conduisit à s’oublier, à se dépasser, à cultiver d’autres dons que sa sensibilité
particulière, à placer la fin de son art hors de soi-même. L’élégiaque né — se voulut
poète tragique — malgré sa voix.
Il pourra sembler étonnant, qu’élégiaque né — s’efforçant au tragique. Racine, loin d’élire des héros nobles mais moyens, se soit plu à ne peindre que « des bêtes féroces » — le mot est de Brunetière, comme on sait. Je compte dans la ménagerie racinienne, un certain nombre de douces exceptions. Si pourtant, je le reconnais, Racine choisit de préférence les héros les plus excessifs, mais n’est-ce pas précisément pour échapper à l’élégie, à l’irrémédiable modération de ses moyens et de son style personnel ? Ce style, il avait trop de goût sans doute, pour consentir à le surcharger de placage, à le gonfler, à l’étirer, à l’essouffler ; donc, il l’accepte tel, — le subordonne : serviteur de la passion. Mais quelle révolte là-dessous ! il compte sur la fureur d’un Oreste ou d’une Hermione pour l’animer spontanément d’un autre accent !
Racine ne veut pas être Racine. A la fatalité de sa nature il n’échappera pas toujours.
Nulle de ses pièces où ne se glisse, fût-ce par la bouche d’un personnage secondaire, un
peu de sensualité doucereuse, quelques tendres mots… Et Madame lui commandera Bérénice… Et l’amour, ressort obligé d’une tragédie qui se soutient par le jeu de
l’intrigue, lui offrira trop d’occasions de soupirer… Mais qu’on ne s’hypnotise point sur
ses tragédies dites « amoureuses », qui ne sont pas si exclusivement amoureuses qu’on le
prétend. Partout ailleurs et même ici, quel acharnement à s’étendre, à se dépayser, à se
multiplier ! Aussi semblables entre eux m’apparaissent les personnages de Corneille, et
entre elles ses tragédies, (dans la même gamme éclatante et sourde, univoque), aussi
divers les personnages, diverses les tragédies de Racine, par la force éperdue de
l’objectivation. Parmi ses amoureuses mêmes ! pas une seule qui ressemble aux autres, bien
qu’elles se posent de la même façon : les mêmes traits se combinent différemment en
chacune. Gardons-nous bien de nous laisser tromper par l’égalité de la langue qui revêt
tout, personnages et tragédies, d’une sorte de vernis abstrait. Chaque pièce a son
atmosphère — et l’atmosphère à la fois âpre et molle, voile d’une forte race à son déclin,
qui entoure Britannicus, n’est point celle de Bajazet
si singulièrement orientale. — Dire qu’on a parlé de Versailles ! Est-ce la peine
d’insister sur ce point ? Si je reconnais quelquefois dans la tragédie racinienne le tour
et l’étiquette de la cour de Louis XIV, je n’en respire jamais l’âme. Non seulement Racine
surmonte l’élégie, mais il surmonte son milieu et son temps.
Je l’imagine en face de la tragédie, telle que l’a fixée Corneille, telle que la formule
Boileau. Il sait bien qu’il ne peut la remplir d’un seul flot, comme faisait le vieux
tragique. Racine n’a pas le don d’amplification. Il lit les Grecs : qu’en retient-il ?
rien que la décence plastique. Il se méfie de la simplicité d’action qu’il admire dans
leurs ouvrages : il ne se risque pas à l’imiter. S’il leur emprunte deux ou trois sujets,
il est nécessaire qu’il les complique. Il semble qu’il ait peur de manquer de matière pour
occuper les cinq actes prévus. Toutes les conséquences de la guerre de Troie, il les
entasse en Andromaque, toute la plus complexe époque de Rome Impériale
il la presse en Britannicus. Si l’histoire ne suffit pas, il corse
d’intrigues l’histoire. On n’insistera jamais trop sur l’importance de l’intrigue dans ses
pièces, sur la complication du « métier » racinien. Intrigue double, souvent triple, et
sans gain apparent de renforcement dramatiqueBérénice, sujet non pas choisi, mais imposé, que le thème
présente une ressource par trop nue, il répète indéfiniment la même péripétie ; l’action
recommence à chaque acte et s’élève en spirale vers le dénouement…
Au dedans de la forme tragique héritée, Racine s’évertue ; il en combine à nouveau
l’aménagement ; il y construit à son usage une sorte de mécanisme dont l’ingéniosité,
l’équilibre et même parfois l’harmonie peuvent nous étonner, mais qui ne vaut, en fait,
que comme support nécessaire à la présentation dramatique des personnages. Que la
psychologie défaille — ce qui advint une fois, dans Iphigénie, — la
carcasse paraît au jour. C’est pourtant de cette carcasse que Voltaire se saisit pour la
proposer en exemple ! Nous nous contenterons de l’admirer comme l’artificieux degré
imaginé par le poète pour atteindre à la tragédie. Mais il ne peut pas nous suffire que
Racine ait renié Racine afin de devenir un « habile homme de métier » un Sardou, ou même
un Voltaire. Où son métier finit, commence son esthétique seulement, une esthétique
créatrice.
Brunetière ne dit pas tout à fait vrai, quand il insinue que Racine « ne crée pas », mais qu’il « utilise ». Racine fait plus : il compose. Il nous prouve sans cesse que composition peut égaler création. Pas plus que chaque tragédie ne naît en lui d’une illumination soudaine, d’une idée simple et riche portant en soi son nécessaire développement, (mais on l’a vu, par un jeu de combinaisons cherchées où l’art peut s’exercer, mais où c’est le métier qui règne), pas plus ne bondissent ses personnages, armés de pied en cap, de son cerveau ou de son cœur. Lorsque Shakespeare a mis la main sur un héros, dans la légende ou dans l’histoire, il semble que l’histoire ou la légende ne compte plus, que le héros n’a qu’à parler et comme pour la première fois : il le possède. Racine, lui, le circonvient par approches. Qu’est-ce d’abord ? un nom. Il juxtapose trait à trait, le trait que la réalité lui fournit, au trait que l’histoire lui propose ; il joint ce qu’il a ressenti à ce qu’il se contraint de ressentir, les découvertes de sa sensibilité aux inductions de son intelligence ; et le héros prend forme hors de lui-même ; il faut que le poète puisse tourner autour. Que d’inquiétude et de circonspection, que de préméditation passionnée ! Enfin, le héros parle. Il ne dit pas un mot qui ne soit propre à éclairer son caractère : effrayante lucidité… dont nous commençons à souffrir déjà… Quand, de tant de traits rapprochés, de tant de paroles analytiques, un vers soudain se détache, un regard, un geste, préparé de si loin, si profondément commandé, que c’est l’âme même qui s’y montre. Non seulement le héros parle : il vit. Prodige inattendu de la composition ! L’effort concerté de création d’un Racine est plus près du sursaut intuitif de Shakespeare que le débordement tout oratoire d’un Corneille. Je prononce le mot à dessein contre Brunetière : création.
Mais n’est-ce pas le seul mode de création qu’il nous importe de connaître ? L’inspiration pure, à qui la donner en exemple ? Au génie ? le génie n’a besoin d’exemple ni de lois… Racine nous offre le spectacle d’une entreprise plus humaine, de la plus haute entreprise qu’ait menée à son terme un poète doué d’un court génie, par la force seule de son talent.
Je rêve aux heures de combat où penché sur Tacite, Racine entrait par ruse et par force dans la pensée d’un Néron, d’un Burrhus, d’une Agrippine, d’un Narcisse… Je songe à son désespoir quand, hélas ! son amour personnel prenait le pas sur ses héros, le contraignait à reparaître en eux lui-même…
Ne nous étonnons pas si, après six chefs-d’œuvre, sa volonté retombe ; si les
combinaisonsVictor-Marie,
comte Hugo. (NdA)Iphigénie aura sonné comme l’avertissement salutaire — et
Phèdre est le dernier grand cri. L’esthétique racinienne siège au plus
haut degré de la raison créante et non à fleur de peau, dans la forme ou dans le métier.
Racine, n’ayant plus rien à dire de significatif, se tait.
Il me faudrait étudier son vers, son rythme, ce talent suprême de mise en œuvre objective que l’on retrouve dans la forme encore : ah ! comme il prolonge, sans l’altérer, la plus exquise musique personnelle connue !… Mais dans le moment de conclure, mon sujet me défend de me laisser reprendre au charme du fin Racine sensuel qu’a surpassé l’autre Racine. C’est son exemple que je recherche ici, non son parfum. Si je me suis senti contraint, au cours de ces réflexions cursives, de lui reconnaître moins de génie que de génie-talent, si j’ai trouvé dans son œuvre une autre doctrine que celle qu’on a accoutumé de prêcher en son nom, mon admiration sort pourtant de cet examen, rassurée, augmentée et purifiée. Racine n’est plus ce dieu en cage. Un homme, rien qu’un homme, qui se dépasse chaque jour : élégiaque, architecte d’intrigues et psychologue, créateur d’autres hommes… et qui se lasse de créer… Qu’il est donc près de nous !… Quel encouragement il nous apporte, ce jeune littérateur ambitieux qui se tient solitaire et maître, au centre de l’art de son siècle, au centre du classicisme français, et dont l’exemple nous enseigne une esthétique si peu pédante — une esthétique de culture, de volonté, d’accroissement !…
Nos auteurs dramatiques sont étonnants. Ils font mine de détenir de prestigieux secrets qui ne seraient pas du domaine de la littérature pure et encore bien moins de la poésie. Ils jugent donc poètes et littérateurs de haut… Ne risquent-ils pas à ce jeu, que, la littérature pure ou, s’ils parlent en vers, la poésie, en manière de représailles, s’avise de les rejeter à son tour ? Ils finiraient bien par nous faire croire que, art d’exception, l’art du théâtre est un art inférieur. Mais nous n’y consentirons pas. Ils n’échapperont point aux lois difficiles du genre où si aisément ils s’exercent ; et tant que, franchement cyniques, ils n’auront pas assimilé le drame au spectacle du cirque, du cinématographe, du music-hall, nous aurons le droit d’exiger qu’une pièce soit non seulement visible mais lisible, et qu’elle vive d’une double vie, ici scénique, là livresque, c’est-à-dire littéraire — et même poétique s’il y a lieu. Que la représentation achève de mettre en valeur ce qui fut écrit pour la scène, il serait absurde de le contester. Mais une certaine valeur doit s’y trouver d’avance incluse. On ne s’étonnera donc pas que, comme je ferais Racine ou Molière, j’entreprenne de lire M. Rostand aujourd’hui.
Pourtant, je sens trop d’injustice à me placer au même point de vue en face de lui qu’en
face de ces maîtres. Et si, dans les ouvrages de notre célèbre contemporain, en vertu
d’une inspiration plutôt romantique, la sensualité verbale a nécessairement le pas sur
l’approfondissement des caractères — le contraire de ce qui advient dans Tartuffe et Britannicus, — j’aurais mauvaise grâce à négliger
les qualités lyriques pour m’attacher à la psychologie ! Mais non, je prétends faire au
poète de Cyrano la partie belle. Je commence par lui reconnaître à priori, et tout l’art d’analyse, et toute la maîtrise de composition que
l’on voudra. Je n’étudierai aujourd’hui ni les ressorts intimes, ni l’équilibre, ni
l’affabulation de ses pièces, mais exclusivement le vêtement lyrique dont il les pare
volontiers. A la veille de Chantecler qu’on annonce comme un poème
Il est très difficile de le lire bien, je vous assure ! — j’entends directement, comme on
lit tous les autres, sans l’intermédiaire sonore de Sarah ou de Coquelinl’Aiglon, mais
c’est Hamlet », disait Mendès
C’est une chose malgré tout singulière que ce poète, si prodigue à la scène de tirades et
de couplets, n’ait pas trouvé plus souvent l’occasion de chanter, loin de la place
publique, pour lui-même. Quand nous aurons cité son livre de début les Musardises, quelques pièces de circonstance
(sur la Grèce,
Oh ! oh ! c’est une impératrice ! sur la strophe célèbre dont il salua l’arrivée du président de la République du Transvaal : Oh ! quand tu débarquas sur la terre natale, Vaincu qu’on reçoit en vainqueur, Il me sembla, Krüger, et j’en devins tout pâle, Que tu débarquais dans mon cœur.
Nous-mêmes ne le voudrions pas. Nous admettrons que le meilleur de son lyrisme il l’a réservé pour ses drames, que le succès l’a seul détourné des poèmes dont il était capable comme aucun, et le prenant pour tel qu’il s’est réalisé, nous tâcherons de découvrir dans la succession de ses œuvres l’essence précieuse de son lyrisme pur.
Précieuse, n’en doutez pas, trop précieuse — et non au sens le meilleur de ce mot ! Sans
doute, on a tort d’attacher une considérable importance aux essais d’un jeune poète. On y
peut cependant puiser d’utiles indications. Le germe du Rostand futur, je le discerne
avant d’entr’ouvrir le volume, dans le titre, rien que dans le titre de ce premier livre
de vers qui se nomme les Musardises : nonchalance et préciosité. Il s’y
joindra plus tard l’entrain — mais c’est affaire d’entraînement.
Ce livre, naïvement dédié aux « enfants perdus de Bohème » à ses « bons amis les ratés »,
est du reste des plus médiocres. On y sent l’influence de Mürger plus que de Banville, et
plutôt du Musset cursif d’Une Soirée perdue, que de Hugo ; celle-ci
suivra celle-là. En attendant règne le prosaïsme : ballades, triolets, formes à refrains,
— celles qui donnent le plus tôt, et au moins possible de frais, l’illusion d’un peu de
rythme…
De pareils volumes, il faut bien l’avouer, il en paraît cent chaque année, dont les auteurs méritent de rester obscurs. Dans celui-ci, n’étaient quelques images assez jolies, rien ne décèlerait la moindre sensibilité. Un certain don, mais de loquacité banale, une certaine facilité, mais si facilement contente de soi, disons le mot, si paresseuse ! Veuillez écouter cet aveu :
Mes vers pour qui je sens la plus grande tendresse, Sont tous les non-finis qui vont par un, par deux, Ces vers dont on remet l’achèvement sans cesse, Qu’on retrouve en fouillant dans les papiers poudreux. …………………………………………………………………… Souvent, quand la beauté d’un sujet vous enivre On se met au travail, mais le feu tombe, mais Les vers vont faiblissant si l’on veut les poursuivre. Les meilleurs sont les vers qu’on ne finit jamais.
Et rapprochez-le aussitôt de ce quatrain lapidaire, qui contient toute une esthétique :
Quand on a longuement forgé Quelque belle forme vibrante, On a trop souvent égorgé L’Idée en son esprit vivante.
Je me trompe fort, ou bien, de peur d’égorger en forgeant, M. Rostand ne forgera guère. Une disposition naturelle, que peut-être il ne surmontera jamais, le fait reculer dès l’abord devant le rude effort qu’exige l’art. Hélas ! on ne saurait tolérer la paresse que de l’inspiré de génie : à cette époque, non, M. Rostand n’est aucunement génial. Qu’il le soit devenu depuis, il ne me suffit pas, pour y croire, de l’entendre dire.
En vérité, la seule pointe d’originalité qui perce de-ci de-là, et en particulier dans les dernières pièces du livre, on s’aperçoit, en y prêtant attention, que c’est une certaine grâce délicate, inclinant déjà vers le mauvais goût, de quoi charmer un peu et lasser vite. Je transcris deux petits poèmes pour l’exemple :
Chère, si quelque jour je faisais ton portrait, Quand j’aurais tendrement dessiné chaque trait, N’ayant pas pour fixer le rose de ta joue Le blond de tes cheveux où du soleil se joue Les cernes de tes yeux, d’assez fines couleurs, J’irais vite au jardin attraper sur les fleurs Qu’ils chiffonnent en leur contant des turlutaines Tous les beaux papillons aux mobiles antennes, Et je pourrais alors colorer mon croquis Ayant, avec le choix des tons les plus exquis, Dans chaque papillon, deux palettes : ses ailes, Et grave, je prendrais avec le doigt sur elles De l’or, du blanc, du bleu, du bistre et du rosé Comme un peintre qui prend du pastel écrasé.
Cela est lent, point neuf, mais point disgracieux, Mais que direz-vous de ceci ?
Dessous sa grande ombrelle roseElle est toute rose: on diraitUn peu d’une très pâle roseQu’un soleil couchant rosirait. Un rayon qui descend tout roseA travers le rosesatinAvive joliment son teint ; Et sa main blanche qui se pose Sur le long manche de bambou Les petits cheveux de son cou, Sa nuque blonde, tout est rose,Mais d’un rose, d’unrosefou !…
Si nous ne trouvions que quelques pièces de cet ordre pour justifier la préciosité
nonchalante du titre, nous ne nous hasarderions pas à tabler sur les Musardises pour prévoir nettement le lyrisme futur du jeune poète Rostand. Mais il
y a par ailleurs la préface, plus significative que le volume tout entier. Pour ceux qui
nous accuseraient d’insister volontairement sur les petits côtés d’un génie qui se forme,
je citerai tout au long cette curieuse page qui nous donne amplement raison :
Musardise: action de celui qui musarde.
Musarder: perdre son temps à des riens.« C’est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, ami lecteur. Et là-dessus tu n’auras pas grande estime pour un volume de vers qui s’appelle les
Musardises, c’est-à-dire les bagatelles, les enfantillages, les riens.Mais pour peu que tu sois un érudit, un lettré, ayant connaissance des mots de la langue ou de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire. Même, il t’apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.
Tu sauras que, musardise, musardie — comme on disait au vieux temps — signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée : car l’esprit musarde autant que les yeux, si ce n’est plus.
Tu sauras que, suivant certaines étymologies, musarder veut dire « avoir le museau en l’air », ce qui est bien le fait du poète, lequel, comme on sait, regarde tellement là-haut, que souvent il trébuche et se jette dans des trous.
Tu sauras qu’au temps jadis, les musards étaient de certains bateleurs et jongleurs qui s’en allaient de par le monde en récitant des vers.
Tu ne pourras être étonné que sous un titre qui ne semble convenir qu’à de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou des mélancolies, puisqu’en la langue wallonne « muzen » a pour sens être triste.
Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j’ai fait de ce mot, te souvenant que le savant Huet le faisait venir du latin
musaqui, comme on le sait, signifie : la Muse. »
Pour moi je vois là plus qu’un badinage ; la révélation d’un tour d’esprit particulier. Avant la virtuosité, avant le talent même, M. Rostand s’y montre tout entier. Quelque ambitieux et hautain que doive devenir son rêve, qu’il évoque Geoffroy Rudel, le Christ ou le duc de Reichstadt, toujours il considérera la poésie comme l’art — non pas de faire rendre aux mots le son profond de l’émotion ou de l’idée, mais de jouer avec les mots et sur les mots autour de l’idée et de l’émotion. Cette préciosité toute verbale, nul n’a le droit de la condamner en principe ; elle a, en certains cas, sa légitimité, sa valeur. Mais du moins elle exige une mise en œuvre parfaite, et ne saurait s’accommoder d’une esthétique de la négligence et d’à peu près. Voilà pourtant ce qui menace l’avenir du jeune poète. Saura-t-il concilier l’inconciliable, bâcler l’afféterie, improviser le jeu de mots ? Certes il nous paraîtra atteindre dans ce jeu à une adresse véritable, mais à condition que nous jugions ses coups de loin. Il souhaitera le recul et l’élasticité des planches.
On comprend comment une pareille conception, la même qui le conduisit au théâtre, dut
éloigner M. Rostand non seulement de l’impitoyable poétique du Parnasse, mais aussi de ces
recherches rythmiques, dérivées de Banville, de Verlaine, de Laforgue, qui font la
discrète gloire des poètes de la génération symboliste. En quête de l’instrument le plus
commode, il choisit nécessairement l’alexandrin, décide à le manier non pas comme Chénier
ou comme Hérédia, de façon stricte, mais comme Hugo quand il déclame, comme Musset quand
il conte, comme Coppée
Quand il écrit les Romanesquesle manque de
conscience. Il faut que le vers aille vite, il ira donc comme il peut, bien ou mal.
Deux choses seulement importent : 1° que le nombre de pieds y soit ; 2° que la rime sonne
— et fût-ce au prix d’inversions indéfendables, de barbarismes, de triple galimatias. Et
l’on s’étonne de trouver auprès de couplets bien venus et jeunes un tel distique par
exemple :
Oui, ces vers sont très beaux et le divin murmure Les accompagne bien, c’est vrai, de la ramure.
Osons le déclarer en passant : c’est plus que ne peut se permettre un ouvrier qui
respecte son art. Et ne dites point qu’il est jeune ! A deux ans de là, le même ouvrier,
plus habile, n’hésitera pas davantage à recourir aux mêmes bas moyens. Et nous lirons
tristement— ou gaiement— dans la Princesse lointaine :
Le sourire lui-même, elle l’a, des Amours
et encore :
Je n’ai plus d’où je suis, le sentiment bien net et enfin, car il faut en finir et demeurer modéré dans le blâme : Celui qui meurt pour moi, je l’aime, je le plains, Et l’autre je l’adore, et ma souffrance est telle Qu’il me semble, mon âme, entre eux, qu’on l’écartèle.
Mais comment passer sous silence un autre moyen de rimer que, dans la même pièce, M. Rostand inaugure ? A la faveur des « chevaleries » symbolistes dont il a subi alors l’influence, notre poète, sous couleur de néologisme, invente le barbarisme à la rime, le barbarisme sauveur !
Tant pis pour toute nef qui nous cherchera noise, dit un matelot. Quand donc voguerons-nous sur l’eau sarrasinoise, réplique un autre.
Et ainsi les perles seront indiques pour rimer avec véridiques, les turcs turquois, les doigts tremblants trembleurs. On verra du verbe scier répondre le mot pitancier, etc., etc.
C’est le signal d’une véritable frénésie verbale qui prend déjà des leçons des plus sonores de nos romantiques. L’influence d’Hugo rhéteur s’installe et règne, et M. Rostand pratique après lui, comme lui — mais sans l’excuse du génie, — entre autres procédés épiques, le remplissage par énumération, ce que j’appellerai « la tirade-cheville ».
Manteau brodé, stellé, gemmé, toi qui m’écrases De corindons, de céladoines, d’idoprases De jaspes, de béryls, de grenats syriens. Etc etc. ou bien encore Bruno, Bistagne, Pegofas, François le Remolars, Trobaldo le Calfat, Vous qui souffrez pour moi de maux de toutes sortes, Juan le Portugalais, Marrias d’Aiguesmortes, Toi Grimoart, toi Luc…
On continuerait très longtemps ainsi ! Oh ! scène des portrais d’Hernani,
Légende des Siècles ! Et cette question se pose. Ou devons-nous nous réjouir que la
main puissante d’Hugo réduise un poète de plus en vasselage, ne lui communiquant de sa
force que de quoi continuer, à l’occasion, le monologue picaresque de Don César de Bazan ?
Ou plutôt allons-nous pleurer la petite flamme personnelle que son énorme souffle risque
de trop peu respecter ?
Songez qu’à la tombée du soir, un des héros des Romanesques murmurait
autrefois ceci :
On ne voit plus les fleurs, mais on les sent bien mieux.
que la princesse Mélissinde trouvait encore hier des traits de la même délicatesse un peu mièvre, disant :
Je suis comme ces fleurs Qui naissent sous des cieux qui ne sont pas les leurs Et devinant au loin qu’elles ont des patries Peuvent sembler fleurir, mais se sentent flétries. que demain nous lirons dans la Samaritaine:C’est une âme légère autant qu’une corbeille.
et ceci :
Il vient de se former de son cœur à mon cœur, Un pont délicieux dont je sens trembler l’arche.
et ce couplet enfin qui peint le Christ :
Et quant à sa douceur elle est divine, elle est Comme une plume de colombe Qui blanche, quand l’oiseau se penche sur du lait, D’une blancheur dans l’autre tombe !
Songez qu’un « poeta minor » eût pu se faire une réputation honnête avec ces aimables images, s’il eût su les choisir à l’exclusion de toutes les autres, et les décemment sertir. Songez…
Mais non, M. Rostand opte pour une destinée plus ample. Même dans la Samaritaine
Les clefs de tous ces cœurs sur le coussin du mien. et, autre part, elle chante : Oh ! sur ce cœur, mon bien-aimé, qui te cherchait, Viens te poser avec douceur comme un sachet Puis avec force Comme un cachet
Il faut donc faire notre deuil d’une œuvre fine et modeste où prendrait forme l’exquisité
alambiquée que nous prêtons à l’âme de M. Rostand, et accepter qu’il ne donne toute sa
mesure qu’en ressuscitant — pour une heure — dans Cyrano de Bergerac, le
romantisme picaresque que l’on se figurait bien mort.
Enfin nous en tombons d’accord, voici mots et jeux de mots à leur place. Voici la
préciosité et le mauvais goût acceptables, que se moquent d’eux-mêmes au bout de chaque
vers. Cette faculté qu’il a, et que l’exercice a développée, d’accumuler intarissablement
toutes les analogies sonores des mots de France, M. Rostand n’est plus tenu de la régler,
et il laisse passer tout ce qu’elle lui apporte. Une lecture attentive nous montrerait ici
autant de barbarismes, d’inversions saugrenues, de néologismes créés pour les besoins
immédiats de la mesure ou de la rime, que dans les drames précédents : le mouvement, plus
vif, seul, nous illusionne. Nous ne pourrons rien objecter à cette conception de lyrisme
comique, sinon que nous la connaissions depuis le quatrième acte de Ruy
Blas, et que si coloré, si scintillant que M. Rostand se montre, à côté du géant,
il demeure pâlot.
Citerons-nous la tirade du nez ?… Qui ne la connaît pas ? Non, celle-ci plutôt :
… Si tu savais comme l’on marche mieux Sous la pistolétade excitante des yeux ! Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches Le fiel des envieux et la bave des lâches ! Vous, la molle amitié dont vous vous entourez Ressemble à ces grands cols d’Italie ajourés Et flottants dans lesquels votre cou s’effémine, On y est plus à l’aise — et de moins haute mine. Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi, La haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête La fraise dont l’empois force à lever la tête ; Chaque ennemi de plus est un nouveau godron Qui m’ajoute un gêne et m’ajoute un rayon, Car pareille en tous points à la fraise espagnole La haine est un carcan, mais c’est une auréole.
Brio, mauvais goût, rhétorique. Ce n’est pas après Cyrano que pourrait
se reprendre le poète. L’improvisation l’a grisé. Quand bientôt il s’avisera d’improviser
sur un sujet grave, il écrira les vers de l’Aiglon, affreux
souvenir.
Si l’Aiglon n’est pas une mauvaise pièce, et je ne veux pas le savoir,
je sais que le lyrisme en est tout à fait détestable. Prenons au hasard :
Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine Et je foule un gazon d’épaulettes de laine ! crie le duc, sur le champ de bataille de Wagram.
Et plus loin :
Il fallait qu’au-dessus de ces morts je devinsse Cette longue blancheur toujours, toujours plus mince Qui renonçant, priant, demandant à souffrir, S’allonge pour se tendre et mincit pour s’offrir !…
Arrêtons-nous. Plutôt que d’insister peu charitablement sur l’examen poétique de cette
pièce, qui concentre tous les défauts et rien que les défauts de M. Rostand, je crois plus
important, avant de conclure, de jeter un coup d’œil rapide sur deux poèmes, deux
poèmes-poèmes, — c’est chose rare n’est-ce pas ? — Les seuls du reste qu’ait produits dans
sa maturité le dramaturge. Ce sont Un soir à Hernani et le Bois Sacré.
Ici nous ne risquons plus que l’on réponde à nos critiques : « vers de théâtre » —
réponse qui ne répond d’ailleurs à rien. Les à peu près, les hachis de phrases n’y sont
plus du tout de mise, et rien ne les saurait sauver, même l’élan. Aussi bien, — miracle,
tardif miracle— ces deux poèmes donnent l’impression du travail. Ils se
présentent comme respectables et solides. Lorsque M. Rostand, dans la plénitude de sa
maîtrise, crée avec application, sans souci de la scène, que crée-t-il donc ?
Il crée Un Soir à Hernani, c’est-à-dire du Hugo narratif, du Hugo
épique, un peu plus contourné, beaucoup plus enflé que nature. Il se plaît à nous conter
ici le voyage en Espagne de l’enfant Hugo qui accompagne le trésor de la guerre : l’enfant
Hugo gardé par une armée traversant le village d’Hernani ! Vous imaginez bien tout ce que
Hugo, là-dessus, se fût amusé à broder. M. Rostand en vers d’Hugo, le brode. Mais qu’on en
juge un peu :
Zoin da herri hori ? Le vieil homme fit halte. L’heure rosait au loin les croupes de basalte. La montagne semblait courir au golfe clair Pour mêler ses moutons aux moutons de la mer… …………………………………………………………. Zoin da herri hori ? demandai-je, quel est Ce village ? Et du doigt je montrais un village, Tout en scandant les mots de la langue sauvage Vieille comme la roche et comme l’océan. … Mais ma voix n’avait pas l’accent guipuzzcoan.
Et cela continue ainsi avec les arrêts, les reprises, prosopopée et description
alternant, la familiarité et l’emphase, tout l’art que Hugo a créé et dont la
Légende des Siècles est le monument admirable. On s’y tromperait tout à fait, si
quelquefois ne faiblissait la langue, comme dans cette chute grotesque d’un pastiche
pourtant réussi :
Un homme d’une voix orgueilleuse et bourrue M’a dit : « Senor c’est là, dans cette vieille rue Que naquit Urbata, le brave à qui le roi François Premier rendit son épée ». Alors moi J’ai dit : « C’est là qu’est né, dans cette rue ancienne Le drame auquel le Cid pourrait rendre la sienne ».
Reste le Bois Sacré. Et c’est encore Hugo, cette fois, le Hugo païen du
Satyre, que le parisianisme de Banville allergeait. Je cite
encore :
L’ombre de trois cyprès sur le gazon progresse, Et tandis qu’au lointain s’argente un ciel de Grèce, Près d’une eau qui s’égoutte en creusant des viviers, Les dieux se sont assis dans un bois d’oliviers. Or une trompe crie. Qui s’annonce ? Qui se rue ? Ce qui fonce à travers le mystère écharpé C’est une trente-cinq quarante cinq HP Le double phaéton à portes latérales. …………………………………………………… Est-ce au carburateur, au différentiel, Qu’importe ? Dans ce bois tout transpercé de ciel Où l’aegypan naguère aimait son aegypane. On n’en peut plus douter maintenant : c’est la panne.
Vous voyez le sujet. Tandis que se reposera, endormi dans le bois sacré, le couple d’amoureux chauffeurs, les dieux s’empresseront autour de la voiture : ils fouilleront le coffre, le capot, le nécessaire de voyage, Vénus se poudrera, Vulcain réparera l’avarie, etc., etc. Ah ! quelle occasion de calembours modernes !
J’en demande pardon à l’Hellade, un Helleu ! dira-t-on de Vénus, et quant à Jupiter, il a… … dans son allure, bien qu’il reste De marbre par la pose encore et la blancheur, Je ne sais quoi qui sent son antique marcheur… J’aime mieux le pittoresque portrait de Morphée : Un petit vieux paraît, rythmant sa marche avec Le bruit d’un grain qui sonne au creux d’un pavot sec Les situations les plus embarrassées Il les dénoue à coups de papavéracées…
Ceci le prouve : de l’ancien Rostand, il ne reste plus que la verve, verve médiocre, et que le goût du jeu, jeu brillant, jeu lassant. Le jeu exclu, même dans un poème, il ne saura plus qu’imiter ce qui le plus commodément s’imite, des procédés romantiques de développement.
Je le redis, ce poète, dont on veut faire un grand poète, ce qui est faux et fou a quelque chose d’un poète cependant. Après Banville, après Hugo, son verbalisme étonne encore, qui ne nous apporte rien de neuf, pourtant ! Le don des mots, il le possède, indéniable ; le choix des mots, nullement. Il a du mouvement, de l’éloquence, ce qui convient au théâtre sans doute, mais le mouvement, l’éloquence d’un simple improvisateur. Il portait une âme rêveuse, capable de délicatesse, et de propager son émotion en ondes sonores autour d’elle, par le moyen d’images rares et de phrases un peu contournées. Elle méritait, je vous assure, de s’exprimer plus sobrement, en une œuvre plus condensée, plus réfléchie et plus durable : la facilité l’a perdue. On n’en saurait citer dix vers de suite. Que dis-je ? Pas même six. Une cheville énorme, un à peu près hideux, un mauvais bon mot vous arrêtent, quand ce n’est pas la désolation du vague et du vide, que l’on finit par préférer aux « concetti ».
La facilité n’est pas le génie. Aucun génie n’ignore la difficulté. La facilité difficile
de Victor Hugo coulait comme un torrent, mais laissait déposer, de loin en loin, de belles
strates dures de poèmes. La facilité facile de M. Rostand ne laisse déjà après elle que du
sable et quelques cailloux curieux. On le considérera plus tard, lorsque l’engouement
inhérent aux succès de théâtre aura atteint son juste terme, comme un jongleur brillant,
moins que Banville et plus que Glatigny
Je n’ai voulu parler ici que du poète. Si l’auteur dramatique est aussi considérable
qu’on le prétend, les défauts de ses vers, aussi bien que leurs qualités, auront trouvé
sans doute leur pleine justification à la scène. Mais des vers dits « de théâtre », on
sait que nous nous défions, et quant à eux, et quant au théâtre qu’ils couvrent. Nous
n’aborderons pas cette question. Que peut valoir le fond, quand vaut si rarement la
forme ? Puisse la lecture de Chantecler infirmer bientôt nos doutes sur
cela, et notre condamnation de ceci Chantecler est venu ; nos conclusions restent valables.
(NdA)
La poésie lyrique est par essence mouvement. Elle naît, au fond de l’âme du poète, d’un mouvement secret, l’émotion. Ce mouvement, il faut qu’elle le communique à l’âme du lecteur. Ce sera nécessairement par le moyen extérieur d’une parole non pas objective et glacée, abstrait constat de l’émotion, mais vibrante elle aussi, mobile… Et tout lyrique élan s’arrête, si le poète perd de vue ce principe primordial.
Le malheur a voulu que le grand vers de notre langue, celui qui a primé trois à quatre
cents ans, ne fût pas le plus vif, le plus léger, ni le moins lent, qu’il ne fût pas
précisément un vers lyrique. Il n’y a pas de récrimination admissible contre les faits, et
nous n’avons pas le droit de déplorer la révolution humaniste dont le classicisme est
issu. Elle nous a valu la tragédie… Mais il nous est permis de constater que, là, nos
divers modes d’expression poétique furent fixés, classés suivant une hiérarchie à
l’antique, et que de cette époque date la prééminence officielle de l’alexandrin,
considéré comme l’équivalent de l’hexamètre latin dans notre langue. Il fut et il régna.
Sans doute n’eût-il pas régné, s’il ne s’était trouvé si facilement adaptable à la poésie
de raison du XVIIe siècle français. Mais qu’eût-on fait alors d’un
vers lyrique ? Il prêta son appui à la stance un peu desséchée de Malherbe. Il atteignit à
sa plénitude sonore dans la voix mâle de Pierre Corneille. Il soutint la verve cursive et
prosaïque de Molière. Et Racine le conduisit à son point extrême de souplesse et
d’effacement. De notre grand vers oratoire, élégiaque et didactique, la carrière était
accomplie. Il eût pu accueillir Chénier pour doubler Ronsard, et s’arrêter là. Mais en
dépit d’une misérable vieillesse, de Crébillon père à Delille, sa position acquise resta,
par la force de l’habitude, inexpugnable. Et lorsque le XIXe siècle
apporta avec soi un besoin neuf, irrésistible de lyrisme, c’est l’alexandrin qu’il trouva
et prit.
A la rigueur, notre grand vers eût pu convenir au romantisme blessé d’un Musset ou d’un Lamartine. Mais, quand un Hugo le saisit dans ses mains brutales, que va-t-il en rester bientôt ? Oh ! ce n’est pas à tort que les « tenants » du classicisme se révoltent. Le barbare Hugo passera la mesure, j’entends les limites d’extensibilité de la forme qu’il veut à tout prix revêtir. Il ne va pas se contenter de prodiguer ces hardiesses de coupe dont il peut trouver des exemples (mais des exemples isolés, à certains endroits savamment choisis) et dans Corneille et dans Racine, ni d’exiger de l’alexandrin à chaque coup son maximum. A force de rejets, d’enjambements, il le disloque, et souvent le moment arrive où, bien que les syllabes y soient toutes, le vers n’est plus. Entre le mouvement lyrique que veut extérioriser le poète et le mouvement du vers, il n’y a plus coïncidence. C’est là qu’il fallait sauter la barrière, et trouver autre chose. Mais le lyrisme de Hugo était par certains côtés surtout oratoire, et c’est une qualité, un défaut aussi de l’alexandrin de faciliter l’éloquence. On comprend qu’Hugo s’en soit contenté.
On conçoit aussi — mais sans l’approuver — la réaction parnassienne. Que dix vers de
Racine paraissent animés et souples, à côté du meilleur sonnet de José-Marie de Hérédia !
C’est une matière métallique que verse l’auteur des Trophées dans le
moule de la tradition. Il faut que chaque mot y rende comme un son de bronze, et que plus
rien ne flotte entre les mots. Le sonnet est un bloc, formé de blocs égaux, qui s’ajustent
exactement, deux à deux, rivés par la rime dure. L’alexandrin y perd toute raison vitale.
Hugo le dépeçait. Les Parnassiens le momifient.
Ah ! combien il faut admirer des poètes comme Vigny, surtout comme Baudelaire. En eux
semble se résumer la tâche effective du XIXe siècle en face de
l’alexandrin. C’est dans la limite de ses possibilités rythmiques qu’ils se tiendront pour
l’assouplir. L’influence de leur lyrisme se soumettra à la forme classique pure, qu’à
défaut d’une autre ils ont dû choisir, l’animera, la variera, sans la détruire. Mais après
eux, après Mallarmé qui les suit dans la même voie, avec des soucis par ailleurs
différents, quel mouvement neuf peut-il désormais esquisser, notre alexandrin didactique ?
Les ornements pittoresques sous lesquels il parade dans le théâtre de M. Rostand ne
changeront pas sa nature. Les poètes dignes de lui, dont l’inspiration noble, stoïque et
résignée peut encore aujourd’hui s’y exprimer sincèrement, prennent à tâche de le rétablir
dans sa pureté primitive. Je songe à Moréas, à Marc Lafargue, à Charles Guérin, un peu à
Mme de Noaillessupra note 1
et infra, « Le classicisme et M. Moréas ». Marc Lafargue (1876-1926),
poète proche du naturisme que Gide avait rencontré en 1899, a publié e siècle, après
l’avoir en vain forcée, l’aura remise au point. S’il faut aller plus loin, ce ne sera que
par le moyen neuf d’une autre forme. Je sais bien que, parallèlement, romantiques, puis
parnassiens s’efforcèrent de reprendre à nouveau la tradition plus ancienne des petites
strophes chères à la Pléiade, et des vieilles formes populaires qu’immortalisa un Villon.
Grâce à ces mètres courts — le vers de dix pieds, celui de huit pieds et de moindres, —
ils obtinrent parfois une gaîté lyrique qui semble exquise et légère d’abord, mais qui
devient bien vite monotone, à mesure que s’accumulent les strophes, d’un sautillement
régulier. Là, plus qu’ailleurs encore, cette vérité apparaît, qu’un mouvement trop répété
donne à la fin l’impression de l’immobilité complète. Et lorsque s’élancent ainsi Hugo, ou
Gautier, ou Banville, les voilà bien vite lassés de courir en cercle, sur place, — et nous
aussi qui les suivons.
Sans doute Verlaine vint, et après Banville, il nous révéla les rythmes impairs. Et quel
charme inattendu, indécis comme l’émotion elle-même, descendit alors sur la poésie. Mais
ce n’est là qu’une altération délicate, non une rénovation du mètre traditionnel. Il
l’épuisera à lui seul, cette veine délicieuse. Et pour échapper à son tour à
l’insuffisance de la tradition, combien de mètres divers ne mêlera pas le jeune Laforgue,
dans les strophes fixes de ses Complaintes ! Le dogme de la fixité des
formes le tiendrait-il captif, même lui ? Le lyrisme qui sourd d’une génération tout
entière, abreuvée de musique, impatiente de mouvement, va-t-il, comme le lyrisme
romantique, consentir aux demi-mesures ?… Pan, le grand Pan des Moralités
Légendaires, ce chef-d’œuvre exquis et singulier, tout en poursuivant la petite
nymphe Syrinx qu’il désire, répond par cette chanson à la diable :
Je suis dégoûté des fraises des bois Depuis que j’ai vu en rêve Ma petite Eve Me sourire mais en mettant un doigt Sur ses lèvres. Je puis me dire dégoûté de tout mystère Depuis que la petite Eve maligne Tout en me souriant câline M’a fait signe Qu’il faut se taire. Mystère et sourire Ô mon beau navire ! Sourire et puis chut ! Ah tais-toi mon luth !
Oui, le luth ancien peut se taire. Ce n’est là qu’une improvisation ironique, comme un pied de nez au passé. Mais dans un cri comme celui-ci, spontané, jailli à la fois de l’âme de toute une génération de poètes, la forme lyrique attendue se montre ; ce qu’on appelle « le vers libre » est sur le point de naître, est né.
D’abord on rit, comme s’il s’agissait d’une gageure. Cela dura. On cria à l’aberration. Il y eut des œuvres, les premières confuses, les suivantes plus sûres, les dernières vraiment accomplies. Il fallut pourtant discuter. La discussion, après vingt et quelques années, dure encore.
Ceux qui proclamaient contre nos aînés « vers libristes » l’intangibilité du mètre traditionnel, s’aperçurent tardivement que, tout en s’en servant, ils ne le connaissaient encore guère. Ils vivaient sur les trois règles conventionnelles qu’on enseigne aux écoliers : la rime, le nombre des syllabes, la césure. Ils les opposèrent aux novateurs. Certains d’entre eux, — trop peu et trop tardivement, — pour à bon escient se défendre, étudièrent le vers régulier ; et quelle ne fut pas leur surprise ravie, de découvrir que sa valeur ne venait pas exclusivement des règles grâce auxquelles on le croyait déterminé. Et il leur fut permis de répondre à leurs adversaires : « Votre vers à trois règles n’est pas, ne fut jamais, ne peut pas être un organisme, si vous faites précisément abstraction de sa substance vitale véritable, les mots divers et leur très diverse accentuation. »
L’accentuation du français ! C’était une chose nouvelle. Il était entendu depuis longtemps, depuis toujours que, contrairement à la plupart des autres langues, composées comme on sait de syllabes brèves et longues, nettement différenciées, sur lesquelles flue le rythme du discours, la langue française ne pouvait prétendre qu’à une matière neutre, sans inflexion, toutes syllabes s’y trouvant égales, à quelques muettes près, et interchangeables indifféremment. Le français, langue morte, et sans avoir vécu, mort-née ! conception de grammairiens, et tout simplement monstrueuse.
La vérité est que notre admirable langue, la plus fine, la plus subtile qui ait peut-être
jamais existé, jouit d’une accentuation si délicate, si variable, si complètement
subordonnée non seulement à la place des mots dans la phrase, mais encore au mouvement
même de la pensée qu’ils expriment, qu’elle a échappé jusqu’ici à toute systématisation
prosodique. Et quand on songe que, pour obtenir des résultats positifs dans l’étude de la
valeur relative des syllabes, il a fallu la découverte du principe du phonographe, et
l’aide scientifique d’appareils enregistreurs (je fais allusion aux expériences de l’abbé
Rousselot sur lesquelles M. de Souza étaie ses fortes et ingénieuses théories
Accentuation délicate, je le répète, changeante — mais accentuation. Et il apparaît hors de doute qu’avant d’être syllabique, le vers français naissant, à sa période instinctive, fut un vers accentué, d’abord.
Mais hélas ! de cette accentuation spontanée, trop variable, nul dogme ne pouvait encore sortir. J’imagine qu’on dut renoncer assez vite à assimiler notre prosodie aux prosodies latine et grecque. Et faute de pouvoir réglementer le jeu alterné des syllabes brèves et longues, — pour conférer, du moins, au vers une apparence de nécessité et de tenue, on fut insensiblement amené à cette coutume barbare et qui pèse encore sur nous, d’une métrique numérique, établie non pas sur la qualité, mais sur la quantité des syllabes, et n’exigeant apparemment de nos poètes qu’une science : savoir compter sur ses doigts. Un accent obligé fut placé sur la rime, puis, dans les vers plus longs, sur la césure, celle-ci déplaçable d’abord, mais que, dès la Renaissance, on fixa…
C’était un pis aller. Pas autre chose. Hâtons-nous d’ajouter que, depuis lors, aucun poète digne de ce nom, ne s’en tint à ces conventions rudimentaires. Les règles de la tradition observées, restait encore l’essentiel, répartir dans le vers, suivant des lois que nul n’a formulées encore, les accents neutres et les accents pleins, et accorder entre eux ces vers égaux en apparence, rompus de la même façon, mais tout différemment rythmés. Consciemment ou non, à cette obligation, jamais en aucun temps les vrais poètes ne manquèrent.
Et soit, ripostent les pseudo-classiques. Mais n’allez pas sacrifier pour cela, à
l’accentuation, le numérisme. Et ils placent ici l’argument capital du défunt poète Sully
Prudhomme et aussi de M. Dorchain
Alors, le dogme croule. Et certes, ainsi que l’a prouvé M. Robert de Souza, auquel il
nous faut toujours revenir dans ces questions de technique, car il aura été le premier,
presque le seul, à les vouloir étudier de près, en philologue, la règle conventionnelle du
numérismesupra, note 75.
Un loup n’avait que les os et la peau Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde. L’attaquer, le mettre en quartiers, Sire loup l’eût fait volontiers…
ou bien :
Un homme de moyen âge Et tirant sur le grison Jugea qu’il était saison De songer au mariage. Il avait du comptant Et partant De quoi choisir : toutes voulaient lui plaire…
ou bien encore :
La cigale ayant chanté Tout l’été Se trouva fort dépourvue…
Mais vous m’avez compris, je pense, et je puis fermer le livre des Fables, notre classique justification.
Ce livre facile et sans morgue, presque à lui seul — n’oublions pas pourtant Psyché et l’Amphitryon de Molière, et tels opéras de Quinault —
fait équilibre aux théories absolues de Boileau et à tous les alexandrins de la France.
Boileau, ne trouvant pas là matière à système, devait le dédaigner… Vous vous souvenez du
mépris en lequel Lamartine tenait le fabuliste. De fait, La Fontaine resta longtemps un
poète de second ordre, pour vieux libertins ou pour écoliers ; durant trois siècles, son
influence demeura nulle ; ce fut comme s’il n’avait pas existé. — Il faut le proclamer
enfin : son rôle représentatif fut unique et considérable. A une époque de raison et de
passion policée, il maintint les droits du lyrisme et le principe du mouvement né de
l’émotion, — et tout cela en contant des histoires. La tige sur laquelle vient de
s’épanouir la floraison de cent hardis poèmes, c’est lui qui l’a fait jaillir de la
graine, qui l’a cultivée, élevée… — si différent qu’il fût de nous et que soit de son art
le nôtre… Oh ! moins différent qu’on ne croit…
C’est un autre livre que j’ouvre, et du même ton que les Fables, avec
le même sentiment de sécurité, le même élan et la même surprise, je lis :
Un grand auvent de chaume nous abrite. Entre les troncs des vieux tilleuls On voit la fuite Du fleuve, des nuages, et de l’heure subite. Une rose s’effeuille Et puis une autre rose Il modèle, je chante, on cause. Si je m’asseois auprès du portier, mon aïeul. C’est pour causer ; Il aime à parler à sa roue qui vire Même quand il est seul ; Il me fait arroser L’argile grasse que je lave Et mêle d’un peu de sable… Et je le laisse dire… (Fr. Vielé-Griffin : La Clarté de Vie).
Je m’arrête à regret, mais lisez comme moi des poèmes de ces barbares qui se nomment
Jules Laforgue, Francis Vielé-Griffin, Emile Verhaeren, Gustave Kahn, Charles van
Lerberghe et aussi de Stuart Merrill, d’Albert Mockel, de Henri de Régniersupra, note 5 ; sur Gustave
Kahn, voir supra, note 7 p. 24 ; sur Charles Van Lerberghe, voir note
8 ; Stuart Merrill (1863-1915), Américain établi en France comme Vielé-Griffin, poète
proche du symbolisme et soucieux de renouveler les formes et les rythmes, est notamment
l’auteur de supra, note 6.
Si, dans l’œuvre de nos aînés, on trouve telles pièces tout à fait accomplies, capables
de représenter la maturité de leur art du rythme, ne croyez pas qu’aucun d’entre eux ait
atteint du premier coup à cette maîtrise. Il y eut des essais vains, des tâtonnements, des
erreurs. Ce n’est pas en dix ans, pas même en vingt ans, qu’une forme nouvelle s’organise.
J’ai invoqué le précédent de La Fontaine. Mais les premiers vers libristes y
pensaient-ils ? Leur attitude primitive fut nettement, délibérément anarchique. Ils
prêchèrent l’évangile de la liberté. De là ce mot malheureux de vers
libre dont je ne suis pas le premier à déplorer la fortune. Nous l’employons,
sachant ce qu’il veut dire : tout le contraire de ce qu’il dit… Mais il reste, pour le
public, le drapeau de l’« ad libitum », de l’école du caprice individuel, la plus vaine,
la plus contraire qui soit, à tout effort de création esthétique…
A dire vrai, quoi de plus différent que les laisses improvisées de Jules Laforgue dans
ses Derniers vers ? que les versets orientaux indéfiniment déroulés par
M. Gustave Kahn dans ses Chansons d’amant ? que les strophes brèves,
allantes, que scandait M. Vielé-Griffin dans son livre de Joies ? que
les refrains discrets du Pèlerin passionné de M. Moréas ? que les
bondissements grâce auxquels, par-dessus la règle, le Verhaeren des Flambeaux
noirs
On a été bercé dans l’habitude d’une cadence… On a beau vouloir la détruire, c’est d’elle pourtant que l’on part… C’est en elle aussi que l’on se retrouve, quand on est las de chercher… En l’espèce, l’alexandrin tant honni est le point de départ et le point de repos de ces premières tentatives, soit que, comme M. Verhaeren, on l’entremêle de brefs appels qui redoublent son martèlement, soit que, à l’exemple de M. Mockel, on le quitte pour le rejoindre, par altérations progressives, soit que l’on se plaise, comme M. Kahn, à le prolonger au-delà des limites de notre souffle, soit qu’enfin, selon la manière de M. Vielé-Griffin, on le réserve pour conclure, dans un mouvement de vaine éloquence, des poèmes de la vivacité la plus neuve. Et ainsi, partant de l’alexandrin, chacun s’en va de son côté, à la recherche de son rythme propre. Non d’un rythme tout gratuit, et indépendant de l’idée ; déjà on s’efforce instinctivement vers un mode d’expression surtout émouvant et fidèle, mais par quels moyens empiriques, hasardeux, incohérents ! On assemble tant bien que mal, plus ou moins altérés, et plus ou moins conformes aux lois de l’accentuation et de l’euphonie, les membres dispersés des formes fixes révolues… Personne ne distingue encore avec précision la règle de discipline intérieur à laquelle tous, peu d’années après, ils vont se soumettre, ou presque tous…
Non, le poète n’est pas libre. Et loin de moi le dessein ridicule de tracer des limites au génie. Le génie, même en art, est une exception, qui ouvre parfois un chemin, mais plus souvent l’ouvre et le ferme. Quand M. Paul Claudel (dont on s’étonnerait à juste titre de ne pas rencontrer le nom ici) crée de toutes pièces une forme intermédiaire entre les laisses de Whitman et les versets des prophètes, forme dont on ne peut dire que c’est de la prose, même lyrique, tant est puissant le mouvement qui la soulève, et qui pourtant demeure irréductible à aucun système de rythme, vieux ou neuf ; quand il s’écrie dans une ode admirable :
Les neuf muses, et au milieu Terpsichore Je te reconnais, Ménade, je te reconnais Sibylle, etc.
… nous l’admirons, lui, son poème, toute son œuvre, comme une manifestation solitaire que rien chez nous n’a préparée, qui n’aboutit à rien qu’à soi, et de laquelle ne peut sortir aucune tradition nouvelle. On n’analyse pas, on ne discute pas, on ne systématise pas certaines forces…
Mais c’est sauvegarder la flamme moins brûlante qui couve en un Racine ou en un Baudelaire, ces deux grands hommes de talent, que d’exiger d’eux la vertu d’enfermer cette flamme à l’abri d’une discipline. Et s’il existe des disciplines étouffantes par défaut d’appropriation, des disciplines usagées, qui, au lieu de fortifier, amollissent, — quel merveilleux bonheur dans la rencontre de l’alexandrin et de Racine, par exemple ! — dans celle aussi de nos plus modernes lyriques avec la discipline du vers libre… s’ils acceptaient toujours avec vaillance celle-ci !
Après quinze ans d’essais, voici le rythme nécessaire, insoucieux des
formes préconçues, du mètre impair ou de l’alexandrin. Il naît avec l’émotion… Il la suit
pas à pas… Il s’arrête où elle s’arrête… Il substitue à la notion du vers, conventionnelle hélas ! dans la langue française, où nulle prosodie vivante,
nous l’avons vu, ne la peut soutenir, la notion profonde de la strophe,
l’exacte strophe analytique qui est comme le calque de l’émotion.
Ecoutez cette chanson neuve, c’est celle d’Emile Verhaeren dans les Visages
de la Vie, celle de Gustave Kahn dans le Livre d’Images, celle de
Vielé-Griffin dans la Clarté de Vie, celle de Van Lerberghe dans la Chanson d’Evesupra.
En robe de pâle clarté Douce comme la nuit d’été Soyeuse et blonde, Des fleurs de l’autre monde En sa chevelure d’or, Celui qui est l’Ange en voyage Descend l’escalier des nuages Et vient vers celle qui dort. ………………………………………… Il souffle la flamme, éteint le bruit Met le silence de sa bouche Sur la bouche qui sourit Et pose doucement sur le cœur qui s’apaise Sa main qui ne pèse Pas plus qu’une fleur… ……………………………………………. En de vagues accords où se mêlent Des battements d’ailes Des sons d’étoiles Des chutes de fleurs, Dans l’universelle rumeur Elle se fond doucement et s’achève La chanson d’Eve…
Quelle délicatesse, quelle variété, quelle mobilité de ligne ! Ici les éléments rythmiques, divers de nombre, divers d’accent, qui animaient le vers régulier traditionnel, vont se grouper suivant des lois qui demeurent jusqu’à nouvel ordre mystérieuses, mais que l’oreille du poète perçoit, — suivant les mêmes lois qui les groupaient dans les anciens poèmes, — pour former des strophes vives, ductiles, dont les proportions, le mouvement, les temps d’arrêt devront coïncider avec les proportions, le mouvement, les temps d’arrêt du sentiment et de l’idée… Et il faudra que cette ordonnance logique des mots selon le sens nous satisfasse ainsi qu’une mélodie achevée. L’assonance et la rime la soutiendront, de leurs harmonies diverses… mais c’est là une autre question et qui sort des limites de mon sujet.
Cette satisfaction, à la fois intellectuelle et musicale, vous jugerez comment ces beaux
poètes nous la donnent. Me sera-t-il permis de regretter qu’ils ne nous la donnent pas
constamment ? Oui, leur strophe si variée, capable d’exprimer tous les tumultes — écoutez
la grande voix de Verhaeren ! — toutes les subtilités d’une atmosphère, — souvenez-vous de
ces quelques vers de la Chanson d’Eve, — tous les mouvements d’une âme,
et je vous renvoie aux admirables poèmes dramatiques de Francis Vielé-Griffin, à Phocas le Jardinier, à Sainte Marguerite de Cortone, au
récit du marchand païen qui a acheté la chrétienne Julie, Sainte Julie,
qui l’aime, qui par amour se laisse convertir… mais citerai-je ?…
Je souriais de tout cela alors Mais plutôt que lui dire : non, je fusse mort… Elle qui le voit bien Me sourit et s’endort Rêvant peut-être que je suis chrétien… Ainsi de jour en jour Je l’aimais mieux sans lui parler d’amour Et elle, elle m’aimait bien…
… cette strophe, dis-je, si variée, si pleine de ressources, et, par définition même,
capable de tout exprimer sans avoir recours aux formes traditionnelles qu’elle a brisées
et refondues, cette strophe qui doit se suffire… — trop souvent, comme si elle ne leur
suffisait pas, nos poètes la quittent soudain pour retourner à l’alexandrin didactique. A
ces moments exceptionnels, notons-le bien, correspond un notable fléchissement dans leur
pensée. Celle-ci n’a-t-elle pas trouvé sa forme ? Est-ce paresse ? lassitude ?
reviviscence du passé ?… Mais il suffit de quelques concessions semblables pour infirmer,
au regard du public, tout le système rythmique nouveau, et rétablir la notion vers aux dépens de la notion strophe. Et une définition comme
celle que lança un jour M. Vielé-Griffin, le plus conscient technicien du vers libre, « le
vers libre est une conquête morale »
Oui, on prend acte de ces flottements, de ces chevauchements sur deux systèmes qui
s’excluent, du cas particulier de M. Emile Verhaeren dont le vers libre, souvent oratoire,
n’aura presque jamais cessé de s’appuyer sur un rythme carré, comme l’alexandrin
classique, on prend acte de cela et de quelques inconséquences semblables, pour prêcher
une réaction forcenée contre le vers libre. A l’indécision de nos aînés dans l’affirmation
qui leur était possible d’une doctrine fixe et ferme, j’attribue le
retour de quelques-uns de nous à la convention dite classique, où ils trouvaient une
méthode, du moins.
Cette génération, hélas ! compte un très petit nombre de poètes du vers
libre, au sens véritable du mot ; encore semblèrent-ils n’en avoir accepté que les
principes négatifs : liberté et facilité, les plus commodes. J’aurais mauvaise grâce à
condamner comme inféconde cette attitude désinvolte, et je ne puis pas reprocher au
moderniste Henry Bataillesupra, p. 36Nourritures terrestres et paré Candaule ; et non plus à Paul Fort l’abus du rythme carré dans ces Ballades
Aussi comprendra-t-on que je salue à la fois avec joie et crainte la génération nouvelle,
si riche en énergies lyriques, si piaffante, possédée d’un si bel élan, mais si peu
disciplinée. Je me sens vraiment confus de ne devoir citer ici que quatre poètes, pas
plus : MM. André Spire
Le trait commun à ceux-ci, à ceux-là, c’est l’insouciance de la forme, partant, de la nécessité rythmique dont je vous ai tracé l’histoire. Tout est permis, voilà leur esthétique : l’alexandrin juste ou faux, rimé ou non, le vers long, le vers court, la strophe analytique intermittente. M. André Spire scande nerveusement, sans l’aide d’aucune rime, des versets d’une âpre ironie. M. Charles Vildrac s’écrie :
« Ô mon enthousiasme, ô mon si beau fils »
et, de fait, son enthousiasme transfigure le mélange peu conscient de formes
traditionnelles et de rythmes neufs dont il use. M. Valery Larbaud whitmanise, si j’ose
dire, mais avec ampleur, mélodie, et il sait où il va… mais vers la prose lyrique
peut-être ? M. Jules Romains enfin, le plus volontaire de tous, qui a mené à bien un poème
aussi long et aussi construit que la Vie unanime
Ces jeunes gens, d’une sève superbe, comment veut-on qu’ils n’aient pas saisi et dressé le drapeau d’anarchie de la première révolution vers-libriste ? Le mouvement, il suffisait qu’ils le sentissent en eux ! Ils éprouveront avec l’âge, le besoin d’une discipline précise, et justement afin de mieux traduire leurs profondes impulsions… — Mais que cela pourtant n’arrive pas trop tôt ! Car, n’en doutez pas, ils se soumettraient à la plus facile ; classique ? non ! académique : celle qu’on peut endosser sur l’heure, ainsi qu’un vêtement tout fait, et qui le plus souvent va mal.
C’est au havre d’une tradition mitigée, qu’épouvantés d’un si péremptoire cynisme, de moins ardents ou de plus délicats se sont réfugiés et attendent… Ils s’enhardissent jusqu’aux demi-mesures… Sauront-ils là se développer tout entiers ? Voilà la seule question qui importe et que mon inquiétude en cette occasion leur pose…
Mais sur qui donc faut-il compter, pour amener à sa perfection suprême, l’organisme déjà
si sain, si souple et vif du rythme nécessaire, au triomphe duquel la
plus vaillante et la plus noble génération de poètes s’est, en dépit des rires et des
insultes, consacrée ? — Sur l’exemple, encore mal compris, de quelques poèmes sans tache,
aussi durables que notre langue, legs neuf, legs impérieux de quelques-uns de nos aînés.
Les écoles et les modes passent, les œuvres durent : de celles-ci l’influence profonde
n’est pas au bout ; elle ne fait que commencer.
La revue « Poésia » ayant interrogé divers poètes sur la question du vers-librisme, nous avons répondu en ces termes :
Je pense, mon cher confrère, que le vers libre est mort, en tant que
vers, en tant que libre, du jour où l’effort concordant de ses apôtres a mis sur pied
la strophe analytique : quand nous disons : vers libre, c’est d’elle
qu’il s’agit.
La critique, mal informée, en est encore à la conception négative des premiers jours,
incompatible désormais avec notre souci cartésien de construire : nous en sommes au
rationalisme, Messieurs ! Ne nous objectez pas la technique flottante du délicieux
Jammes, individuelle du curieux Kahn : instinctifs purs, ils n’écoutent que leur génie,
celui-là autour de l’habitude balancée de l’alexandrin, celui-ci sans tenir assez compte
des éléments rythmiques traditionnels de notre poésie. Auprès d’eux, voici les
classiques, les Vielé-Griffin, les Verhaeren, les Van Lerberghe
Vers libre ? Qu’est donc la liberté dans l’art, sinon le choix d’une discipline ?
Arbitraire et habituelle chez les Parnassiens, personnelle et nécessaire chez les
nôtres, entre les deux il faut choisir. Et les plus novateurs, à certains moments de
leur œuvre, n’ont pas toujours assez choisi. Trop d’entre eux laissent se glisser, dans
leur strophe, sans spéciale intention, le bloc désuet et machinal de l’alexandrin
d’autrefois, et ce n’est pas, croyez-le bien, quand leur pensée s’affermit, mais
chancelle et ne trouve plus son rythme adéquat. Ce flottement, ce compromis ont perdu
momentanément notre cause devant le tribunal de l’opinion moyenne, en perpétuant
indûment la notion du vers organisme dont nous n’avons que faire
ici.
Vers libre ? Ni libre — je viens de le montrer — ni vers même, au sens académique du
mot. A moins d’appeler vers, sur la ressemblance typographique, les unités
rythmiques, les unités logiques (c’est tout un) que certains
d’entre nous ont pris l’habitude d’isoler chacune sur une ligne, comme on fit des vers
jusqu’ici, et qui ne valent jamais par elles-mêmes, mais par leur groupement, leurs
proportions, leurs relations réciproques dans la strophe organisme qui
les unit. Vous dirai-je que personnellement, je considère l’alexandrin, quand isolé,
complet, il se suffit (le bel alexandrin qu’on admirait si fort naguère) comme une
strophe de deux unités rythmiques en équilibre ? Que s’il en faut un autre pour le
compléter, la strophe change et les comprend tous deux ; elle se compose alors, en fait,
d’au moins quatre unités en équilibre, suivant le degré de fragmentation du vers… Et
ainsi de suite… De telle sorte qu’il est autant de strophes que de groupes d’unités
indissolubles, indépendamment du nombre de vers que chacune peut contenir. C’est
affirmer du même coup que ces unités rythmiques et logiques, nées de l’expressivité même
de la langue, nous ne les avons pas inventées, mais reçues de tous les poètes dignes de
ce nom qui ont chanté dans la langue de France. Sans les discerner sous le masque de
telle ou de telle forme extérieure que la mode leur imposait, ils les groupaient
d’instinct sous cette forme, autant que celle-ci le permettait, ramenant les mêmes
unités chez Racine, de plus diverses chez Hugo, et ainsi voyons-nous, à mesure que se
déroulent les siècles, à des pensées moins calmes, moins évidentes, plus subtiles,
correspondre des groupements plus nombreux, plus riches, plus variés, qui, enfin,
rejetèrent l’étreinte des règles pour tenter d’exister par eux-mêmes. C’est fait.
Certes, pas plus que nos ancêtres, nous ne sommes parvenus encore, à mesurer précisément ces unités rythmiques, à fixer les lois de leur groupement harmonieux : ceci fut et demeure provisoirement « affaire d’oreille » pour nous, comme pour Hugo, comme pour Racine, dont les vers tiennent leur valeur musicale de tout autre chose que de la prosodie de Boileau. Nos règles à nous, les voici, non plus empiriques, mais rationnelles.
Chaque unité expressive de la pensée, chaque unité logique du discours, créera une unité rythmique dans la strophe.
Corollaire : la strophe sera l’expression totale analytique, harmonique de la pensée. Une strophe, une pensée (c’est-à-dire une idée, un sentiment ou une image).
Et comme se groupent les pensées en s’appelant l’une l’autre, en s’opposant l’une à l’autre, ainsi : la strophe naîtra de la strophe précédente, prendra sur elle son point d’appui ou s’en écartera, en antithèse — et j’entends rythmiquement.
Ainsi le poème nous apparaîtra comme la forme nécessaire d’un système clos de pensées, à l’exclusion de toute cheville et de tout ornement. Et son rythme vaudra ce que vaudra ce qu’il exprime.
Mais le rythme ne suffit pas. Non plus que la tradition des unités
rythmiques, nous ne prétendons rejeter la tradition du rappel de
sons. La langue lyrique française exige l’accentuation fréquente et volontaire de
certains mots. Comme on soulignait d’un accent sonore, tout arbitrairement, la fin
périodique de chaque vers, nous en soulignerons chaque unité rythmique
avant le temps de repos qui la suit, accusant ainsi rationnellement, chaque mouvement
de Ia strophe, chaque progrès de la pensée et chaque moment du discours. Et ce ne
sera plus de façon symétrique, uniforme comme autrefois, mais suivant les mille
ressources du clavier infini des assonances et des rimes : vagues ici, précises là,
sourdes, éclatantes, lointaines, proches, sans dépasser pourtant la limite d’écart où
l’écho cesse d’être perçu. Pour invoquer encore l’autorité de l’exemple classique,
admettons que ce maximum est fixé par la distance qui sépare les rimes extrêmes dans le
quatrain d’un sonnet régulier, au total trois alexandrins : le champ est vaste. Par un
plus grand nombre d’échos, par leur altération, leur entrecroisement, leur parallélisme,
quel enrichissement sonore pour le discours ! Il faut le dire, l’influence de la musique
n’est pas étrangère à cette conception. Réglementer davantage l’emploi de ces échos
sonores, c’est restreindre les possibilités de combinaisons dans l’orchestre. « Affaire
d’oreille » ici encore — et de raison.
Telle est la strophe analytique qui subordonne à la pensée le rythme et le rappel de
sons, et n’admet qu’exceptionnellement pour certains effets isolés,
des moyens d’ordre différent, comme l’ancien vers-organisme à césures,
comme l’unité rythmique sans écho, et rend désormais inutile la rime
intérieure dont beaucoup abusent encore.
Voilà, mon cher confrère, où en est à mes yeux la question du vers libre, c’est-à-dire
de la strophe analytique. Je n’imagine point quel autre système on
pourrait édifier sur les meilleurs exemples de nos plus grands novateurs. Etablie selon
la raison, vivifiée par l’instinct, quels admirables poèmes nous doit permettre notre
forme !
12 mai 1906.
J’aurais répondu tout spécialement à l’article impartial de Michel ArnauldNRF dont il fut l’un des fondateurs, comme Ghéon lui-même.le Vers FrançaisNouvelle
Revue Française, 1er janvier 1910.(NdA)Le Mouvement dans
la poésie lyrique. (NdA)tout haut : 1°
l’insatisfaction que laisse désormais à nombre de lecteurs sensibles l’emploi
systématique et exclusif du vers régulier traditionnel, 2° la légitimité d’une autre
forme, non peut-être encore définitive, mais consacrée par des œuvres maîtresses et en
voie de perfection. Voilà le fait important à mes yeux de quiconque s’attache à rénover
notre technique poétique selon l’instinct et la raison. J’en prends acte — et sans
surprise : tous ici, nous communions — sous des espèces différentes, n’importe !… — dans
l’horreur du désordre autant que dans le mépris du poncif. Et tandis que tel d’entre
nous s’ingéniera à rendre à l’alexandrin ancestral la tonicité de la vie, ma tâche
parallèle et complémentaire sera de formuler la discipline du « vers libre », hélas !
trop souvent anarchique, fils en révolte de la plus profonde nécessité.
Je vois la tâche d’autant plus urgente que le renouveau « vers libriste » dont
tressaille presque unanimement la génération nouvelle, paraît avoir peu profité des
expériences décisives qui nous valurent le Saint Georges, la Clarté de Vie,
la Chanson d’Eve, les Odelettesl’Abbaye, n’avaient réuni récemment
quelques Notes sur la technique poétique
J’y trouverai incidemment sans doute l’occasion de répondre à Michel Arnauld, sur quelques points litigieux, tout en étudiant l’attitude consciente de la jeune génération vers-libriste en face de la forme dont elle se sert.
MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac font profession de modestie : ils ne se posent
pas en théoriciens. Il faut avoir longtemps cherché, éprouvé une théorie pour s’y
emprisonner sans risque de diminution. L’œuvre d’abord : or, ils débutent. Aussi bien je
n’attends de leur petit ouvrage rien de plus que l’aveu d’une « orientation » ; dès les
premières lignes ils me promettent pourtant davantage. « Un des caractères, disent-ils,
de l’effort artistique contemporain est la tendance vers plus de dignité, plus de
droiture, plus d’initiative ». Et ils ajoutent : « Même parmi ceux qui
admettent le vers libre (en note : vocable décrié avec raison)
certains n’en soupçonnent pas le mécanisme ». Bravo ! Mais si
mécanisme il y a, quel est-il ?
A vrai dire, ils nous en proposent plusieurs : c’est leur manière de ne point
théoriser. On sent qu’il va s’agir pour eux de justifier à la fois les poétiques les
plus dissemblables. Dans les exemples qu’ils citent on trouve Jammes à côté de
Vielé-Griffin, Verhaeren auprès de Bataille
Qu’il s’agisse de rejeter la métrique préétablie du vers traditionnel, et aussitôt ils
invoquent le principe connu du rythme nécessaire scandé par les
« arrêts de la voix et du sens ». C’est fort bien. Pourtant ils n’iront pas, comme le
voudrait la logique, jusqu’à la strophe analytique, où, disent-ils
« le vers disparaît » — Justement ! — En fait, la notion de la strophe
qui est l’acquisition la plus sûre du « vers librisme » et dans laquelle le vers se
réduit à l’état d’unité rythmique indivise qu’il s’agit de mettre en
valeur, ils la sacrifient volontiers, contrairement à leurs prémisses, à la notion
traditionnelle et scolaire du vers numérique à césures
A propos de l’alexandrin, j’aimerais pourtant à citer quelques remarques ingénieuses où
ils raillent ses facilités et analysent ses ressources. Même, n’y découvrent-ils pas un
vers libre de douze pieds ? — Ce vers libre-là on le voit déjà dans
Racine, quand la césure « émotive » surajoutée prend le pas sur la césure obligée et
crée à elle seule le rythme… Mais si l’alexandrin contient une façon de vers-libre,
pourquoi donc le quitter ? — Néanmoins ils excellent à montrer les effets curieux qu’on
en tire, en l’allongeant soudain comme fait Verhaeren, en étouffant d’une muette non
élidée telle sonorité centrale etc., etc. Ils examinent ainsi chaque vers pris à part,
du vers de sept pieds au vers de quinze ; et trouvent toujours le mot juste pour
désigner la qualité propre à chacun, selon la variété de ses coupes… Mais comme ces
mètres ne se présentent pas isolément, comme pour justifier leur union, il ne suffit pas
dans le cas présent d’invoquer l’exemple de La Fontaine, MM. Duhamel et Vildrac
s’avisent de nous fournir tout un lot de lois rythmiques « facultatives » et ils
appuient d’exemples nombreux, tour à tour, la loi de constante
rythmique, la loi d’équilibre rythmique, la loi de symétrie.
« L’ancienne poétique, écrivent-ils, alignait des corps numériquement égaux et les vers
étaient entre eux dans le rapport d’unité à unité. On constate fréquemment dans la forme
moderne que la cadence d’une strophe ou paragraphe poétique est due à la présence
répétée dans chaque vers d’un corps numérique fixe, que l’on peut appeler constante
rythmique et qui bat la mesure dans la mélodie continue. Le vers libre à constante rythmique est bien la première et la plus simple métamorphose du vers
régulier ». Exemple :
En allant vers la villeoù l’on chante aux terrassesSous les arbres en fleurcomme des bouquets de fiancéesEn allant vers la villeoù le pavé des placesVibre au soir rose et bleud’un silence de danses lassées.(H. de Régnier)
Le procédé, ainsi qu’on voit, est simple, — du moins lorsque la constante rythmique ouvre le vers ou bien le ferme. Mais, nous dit-on, il peut arriver qu’elle s’y déplace, tantôt extrême et tantôt médiane. Et à l’appui, on nous cite cette autre strophe :
La voix retentitcomme un hymne paré d’étoilesparmi les drapeauxet des miroirs de fêtedes cadences de marteaux géantsdans des forgeshantées de chanteurs athlètes, etc. (G. Kahn)
Arrêtons-nous… Vraiment, en toute bonne foi, est-il possible de le suivre dans ses
déplacements injustifiés, « ce corps fixe qui bat la mesure » ? Non souligné, le
trouverions-nous même ? Pour ma part, dans ces quatre vers, je lui dénie toute valeur
rythmique ; aveuglés par leur théorie, nos deux jeunes poètes nous entraînent dans le
chaos : la constante qu’ils cherchent, mais ils la trouveront partout, là même où il
n’est pas de rythme ! — Qu’il faut donc ici de prudence ! Songez que si tel poème ne
présente qu’une constante, tel autre, ajoutent-ils, en présentera deux, alternées ou
enchevêtrées, tel autre plusieurs… Examinons plutôt la loi des équilibres
rythmiques que nos auteurs exposent en ces termes :
« Un peu d’arithmétique. — Il arrive souvent que deux vers consécutifs formant strophe soient césures chacun de telle façon qu’on puisse dire : le premier hémistiche de l’un est au premier hémistiche de l’autre, comme les seconds hémistiches des deux vers sont entre eux. De même les deux hémistiches d’un des vers sont entre eux comme les deux hémistiches de l’autre.
Le rapport numérique tient alors à un
équilibre rythmiqueet les corps numériques jouent mutuellement un rôle de contre-poids comme les quatre facteurs d’une proportion etc. »
L’exemple éclairera suffisamment le théorème :
Cette rose — à ton corsage Cette fleur rouge — à ton col entr’ouvert (A. Salmon.) André Salmon (1881-1969), critique d’art connu pour sa défense du cubisme, était aussi poète ; proche de Moréas, il fut le secrétaire de la revue Vers et Prose , créée par Paul Fort.
Ou bien :
Oh ! elles existent — elles attendent Ils n’auraient qu’à choisir — ils n’auraient qu’à prendre (Ch. Vildrac.)
Nous n’insisterons pas. Ceci est d’une évidente justesse, d’une juste ingéniosité.
Voici un mécanisme clair, éprouvé et légitime. Nous en dirons autant du mécanisme de la
symétrie : symétrie de coupe, symétrie de tour ; le mot prononcé, la
chose se devine.
Mais, ces trois lois diverses (symétrie, constante, équilibre) ne se
laissent-elles pas ramener assez aisément à un principe général, qui est précisément le
principe essentiel de la tradition métrique : j’ai nommé le « parallélisme » ?
Parallélisme varié, retardé, raffiné sans doute, mais continuant et étendant le
parallélisme plus rigoureux et plus artificiel du vers classique.
Grâce à lui, « le vers libre », selon MM. Duhamel et Vildrac, satisfait aux conditions
dictées par l’étymologie, que naguère exigeait du vers Michel Arnauld : « Le seul mot de
vers (versus) disait-il, implique un certain retour régulier ». Oui
certes. Mais ne l’oublions pas, à côté de la régularité de Racine, il
y a la régularité déjà assez approximative de La Fontaine, et de
laquelle nous nous autorisons… Il me semble, quant à moi, que la vraie tradition du
rythme se continue dans « le vers libre » qui nous est proposé ici. Et ce « vers libre »
je le considérerais volontiers comme un intermédiaire heureux, viable, entre le mètre
régulier et la strophe analytique intégrale, s’il ne comportait la négation d’un
principe, à mon avis irremplaçable : celui du retour, sinon régulier, du moins
périodique, de la rime et de l’assonance : « versus » encore !
« Nous voulons un poème qui soit un chant » écrivait Michel Arnauld, autrefois, dans un
bel article sur l’Amour Sacrésonorités dans leur petit livre. « L’allitération, disent-ils, est une
des plus essentielles richesses du vers. Nous aimons un vers animé d’un souple jeu de
voyelles ou de consonnes, tendant à interpréter harmoniquement les évolutions de la
pensée ». Avec beaucoup de subtilité musicale, ils dépistent les allitérations là même
où elles jouent le plus mystérieusement… « Arabesques de voyelles » « amas de
diphtongues nasales » aucune ne leur échappe. Toute la musique du vers, ne vont-ils pas
l’y concentrer ? Je le crains fort. Quand ils arrivent à la rime, à l’assonance qui est
la rime atténuée, ils se montrent moins complaisants. Ecoutez ce réquisitoire :
« Nous ne les dirons pas, les torts de la rime, déclarent-ils. Nous dirons :
La poétique comporte maintenant d’autres protagonistes : la rime est un acteur dont l’emploi reste dans ce qu’on appelle au théâtre les « utilités ».
Par exemple :
Marquer parfois la fin de quelques vers à rythme émoussé.
Sonner, rouler quand il faut faire donner la batterie.
Taper du talon les pas d’une petite danse qui s’en accommode, etc., etc… »
La tirade est brillante ; libre à nous de nous en amuser ; mais notons-en bien le sens : dans « le vers libre » selon nos deux poètes, la rime ne sera plus la règle, mais l’exception… Hélas, ils ne traiteront pas mieux l’assonance !… Que nous importe qu’ils en sachent goûter l’« inattendu » et les « délicatesses » s’ils la relèguent dans le même coin, si doctoralement ils décident que son « emploi, érigé en règle, serait aussi dangereux que l’emploi constant de la rime » ? Donc, c’est dit, plus d’écho sonore, pour renforcer, asseoir périodiquement la carrure assez instable, nous l’avons vu, de leurs constantes rythmiques. Plus de musique que celle des « arabesques de voyelles », des « amas de diphtongues nasales ». Plus de réponse harmonique d’un vers à l’autre à travers la strophe. La musique du vers ? jeu d’allitérations ; un luxe pour suppléer au nécessaire qu’on exile !
Allitéré ou non, le vers blanc reste le vers blanc, à la frontière de la prose rythmée. Il nous paraît laid et barbare. Or, poètes français, il est un héritage que nous ne pouvons pas, physiologiquement parlant, rejeter : l’héritage de la rime, de l’assonance, de l’écho sonore. Comme on a assoupli, étendu l’ancien mètre, on peut, on doit étendre la rime et l’assouplir. La rejeter c’est renoncer à la moitié de la valeur sensuelle de la prosodie française. Il n’est pas un de nos aînés vers-libristes, je parle de ceux qui ont réalisé, qui ait consenti systématiquement à un pareil sacrifice : chez eux le vers blanc reste exceptionnel, en vue d’un effet très précis. Je crains que MM. Duhamel et Vildrac n’aient trop cultivé tels autres poètes, d’intention noble, mais de réalisation grossière : on ne saurait justifier à la fois le « vers libre » de ceux-là et le « vers libre » de ceux-ci. C’est la tare profonde de leur petit livre, par ailleurs si ingénieux et délicat.
« Nous voulons un poème qui soit un chant », mon cher Arnauld, moi comme vous, et nous
l’aurons. La dernière objection de votre article portait sur l’impossibilité où vous
êtes de retenir le chant du vers-libre. Votre oreille est tout habituée encore au
parallélisme étroit des rythmes classiques et au retour régulier de la rime… Elle
s’accoutumera peu à peu, croyez-moi, au parallélisme plus varié des « rythmes libres »
selon la doctrine de M. Vildrac s’il consent à le souligner de musique. Quant à la
strophe analytique