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On se souvient du bruit que souleva l’apparition de la
Je n’ai pas à apprendre au lecteur ce que contient la
À regarder de près, ces divisions sont cependant un peu artificielles.
Ainsi, sous la rubrique :
Ouvrez la porte Aux petiots qu’ont un briquet. Les petiots grincent des dents. Ohé ! les durs d’oreille ! Nous verrons là-dedans, Bonnes gens, Si le feu vous réveille !
j’en découvre au moins deux qui viennent en droite ligne de l’Anthologie grecque. La première est cette pièce de la
Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau. Aussi je végétais si frêle, qu’un oiseau En se posant sur moi pouvait briser ma vie. Maintenant, je suis flûte, et l’on me porte envie. Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais, Un matin, en passant, m’arracha du marais, De mon cœur, qu’il vida, fit un tuyau sonore, Le mit sécher un an, puis, le perçant encore, Il y fixa la gamme avec huit trous égaux ; Et depuis, quand sa lèvre aux souffles musicaux Éveille les chansons au creux de mon silence, Je tressaille, je vibre, et la note s’élance ; Le chapelet des sons va s’égrenant dans l’air ; On dirait le babil d’une source au flot clair ; Et dans ce flot chantant qu’un vague écho répète, Je sais noyer le cœur de l’homme et de la bête.
Voici le canevas de cette broderie exquise. C’est l’œuvre anonyme d’un des innombrables poètes, dont l’anthologie de Planude et celle de Céphalas nous ont transmis quelques feuillets merveilleux, quelques distiques inoubliables : « J’étais un roseau, une plante inutile, ne produisant ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m’a initié aux fêtes de l’Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j’ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers. »
Je n’ai pas besoin d’insister sur la supériorité de l’imitation. Ce n’est pas ici une simple traduction des idées, une reproduction des images du poète ancien ; c’est un développement du thème retrouvé ; c’est surtout une adaptation ingénieuse, exquise, de sentiments nouveaux sous ces formes grecques, les plus belles et les plus pures qu’on ait encore imaginées.
Quelquefois, comme dans la pièce du
« O bouc »L’expression de « bouche barbue » est devenue, dans Richepin, le point de départ d’une excellente peinture. Il décrit ce houe, dont on lui a montré un trait :, dit-elle, « des enfants t’ont mis des rênes de pourpre et ont garni d’un mors ta bouche barbue ; ils se jouent à figurer des courses de chevaux autour de l’autel du Dieu, tandis que doucement tu les portes tout réjouis. »
Si Richepin a lu de près les poètes grecs, il n’a pas moins étudié son seizième siècle. Il doit être un des rares auteurs de ce temps-ci qui réciteraient par cœur des pages de Rabelais. Je n’en veux pour exemple que cette pièce, l’une des plus curieuses du volume, et qui a pour titre
Le vieux Faisait une besogne à vous troubler les yeux. Il avait ramassé, parmi les tombes vertes, Les pommes de sapin dont elles sont couvertes ; Dans les petits enclos ravagés et fouillés, Il avait pris les bois de croix les moins mouillés ; Puis, pour faire son feu, se construisant un âtre Avec des os pour pierre et du sable pour plâtre, Il avait en chenets appuyé contre un mur Deux tibias posés en travers d’un fémur, Et, comme s’il était l’esprit du cimetière, Il se chauffait, assis sur le dos d’une bière.
Je n’ai pas peur que Richepin me démente, si je lui dis que sa pièce, de plus de deux cents vers, a été faite le jour où il s’est avisé de remarquer cette ligne du
« car les guenaulx (gueux) de Saint-Innocent se chauffoient le cul des ossements des morts. »Et je ne veux pas, en m’exprimant ainsi, diminuer l’idée qu’il faut se faire de Richepin. C’est, au contraire, la marque des imaginations de poètes de faire jaillir ainsi du premier texte venu quelque image inaperçue jusqu’alors, et de l’enchâsser richement dans le vers, comme une pierre de belle eau. Je serais bien étonné, par exemple, que Hugo, qui a tant lu et tant retenu, n’eût pas tiré de Rabelais, lui aussi, son dénouement d’
« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! » Et, prenant aux talons le cadavre du roi, Il marche à l’empereur qui chancelle d’effroi ; Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue, Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue Au-dessus de sa tête en murmurant : « Tout beau ! » Cette espèce de fronde horrible du tombeau.
Qu’on relise le chapitre vingt-neuvième du deuxième livre de
« Les géans n’en tindrent compte, voyant que Pantagruel était sans baston (sans armes). Lorsque approcher les vit, Pantagruel prit Lougarou par les deux pieds, et son corps leva comme une picque en l’air, et, d’iceluy armé d’enclumes, frappoit, parmi ces géans armés de pierres de taille et les abatoit comme un maçon fait des couppeaux… Et, à voir Pantagruel, sembloit un fauscheur qui de sa faux — c’estoit Lougarou — abatoit l’herbe d’un pré — c’estoient les géans. — »
Pour revenir à la
« les bouquets sont couleur des cieux », les vendeurs de mouron, c’est-à-dire la vieille aux jambes de fuseau avec les deux petits qui, trouvant le temps long,
« traînent en allant leur talon », voilà des sujets cueillis au bon endroit, et maniés en maître. Que nous sommes loin de la sentimentalité un peu fade d’un Coppée crayonnant les humbles ! Combien ici la plainte est pénétrante, la raillerie amère, le trait mordant, l’impression troublante ! C’est là le meilleur du livre, le chapitre qu’emplit un sentiment — profond sous sa forme discrète — de sympathie pour les déshérités.
Mais il faut tourner la page et arriver à cette longue plaisanterie des pièces en argot. Ce n’est pas une raison, parce que l’on admire Villon, et qu’il a écrit
Il y a bien de la fantaisie dans
« gavent »donc du matin au soir, et, du soir au matin, se grisent d’ale, de vin, d’espoirs fumeux et peut-être aussi de rengaines paradoxales. Leur plus grand tort est de nous détourner des misères du début et de nous faire oublier les vrais gueux, ceux qui n’avaient pas une croûte à mettre sous la dent. L’impression du livre en est, on peut dire, affaiblie.
Tel qu’il parut, le livre de Richepin semblait un peu gros ; il a éprouvé le besoin de le grossir, dans ce qu’on appelle l’édition définitive. Cette édition est épuisée, et l’exemplaire vaut déjà quatre fois son prix ; les exemplaires de l’édition saisie sont introuvables. Si j’étais l’auteur, je réduirais le livre à un assez petit nombre de pièces de choix. Mais que ce choix serait exquis et quelles pages achevées, impérissables même, que celles qu’on voudrait détacher pour les loger dans une anthologie, qui nous consolerait d’avoir perdu « la fleur du panier »
de celle de Méléagre ! Relisez, avec cette idée,
« Et mi-nud me verse du vin »; comparez à l’épitaphe de dom Buchet le petit chien, le
Voici un vrai livre, un de ceux qui défient le temps. Nous savions tous, et depuis la
Le sujet, on croit le connaître, et l’on se dit : « Qu’a-t-il de si nouveau ? Michelet l’a traité et, en y appuyant sa griffe, le vieux prosateur passionné en a pris possession »
. Ce n’est pas la mer de Michelet que Richepin pouvait chanter, car ce n’est pas la même mer qu’il a connue.
Pour l’étudier, pour la décrire, le frileux, le nerveux historien demeura blotti quelques mois dans une petite anse de l’estuaire de Gironde. C’est à Saint-Georges, sur rivière de Garonne, qu’il lit son livre. Il y reçut, c’est sûr, la visite des goélands ; il y entendit le bruit de la houle éloignée ; il y nota l’écho de l’ouragan ; il y observa le contre-coup de la tempête. Son imagination, plus érudite qu’on ne croit, a réussi à exprimer bien des choses qu’il n’a pas vues : mais comment aurait-il dit tout ce qu’on pouvait voir ? Il a laissé le meilleur du sujet, les marins, leurs joies et leurs peines, les propos du vieux en retraite, la chanson du mousse embarqué, la partance et les adieux, et les nuits de bordée et les heures de tourmente, et la minute de « sombrage »
, et les attitudes lugubres des veuves, sculptées dans ce vers d’un relief virgilien :
Et les femmes en deuil attendant sur le quai.
Pour regarder le sujet par cet aspect tout à fait émouvant, pour sentir et pour exprimer le pathétique de la mer, pour en faire vivre le drame, il fallait mieux qu’un écrivain hardi et imaginatif, il fallait un « gas » bâti comme ceux de la côte, « fil premier brin »
et qui se fût risqué sur l’eau. Sans être loup de mer, le « terrien ».
Richepin n’était pas un marin d’eau douce. L’idéal de ses jeunes ans, la vie errante, aventureuse, s’exprime dans tous ses écrits avec plus ou moins d’âpreté de désir. Cet idéal, il le poursuit déjà, en la compagnie de ses Gueux, dans la solitude des banlieues, sur les rubans de queue des grandes routes. La liberté du vagabond l’exalte. Ce besoin d’indépendance reparaît sous une autre forme, celle de la passion débridée, lâchée, emportée, dans les
« les vrais voyageurs », de ceux qui
« partent pour partir ». Il s’est embarqué, comme Ulysse, vers plus d’un horizon, sans parler du pays mystérieux, sans rappeler ce
« noir Blackroom », où le poète était hanté de visions funèbres.
La vie des gens de mer, de bonne heure, le sollicitait : il l’a vécue, un certain temps, au sens propre du mot, et il en est resté obsédé comme d’un long rêve. Il se souvient d’avoir dormi dans le bocart, d’avoir « blêmi »
sur le pont « que le flot balayait »
, d’avoir sué, soufflé d’ahan, et fait sa partie dans le chant des haleurs. C’est « au claquement des voiles » qu’il a rythmé ses vers, et il les a tous par avance entendus passer peu au prou, avec l’aile du vent de « suroît »
, lorsqu’il était de quart,
Le dos contre la barre et l’œil dans les étoiles.
Et c’est pourquoi les vers de ce poème de la
Richepin devait aller aux gens de mer pour une autre raison. Ce sont de pauvres gens, tous aussi pauvres que les
C’est ainsi qu’il a pu écrire de vraies chansons de matelots, des merveilles d’exécution. Car Richepin est, par-dessus tout, un incomparable chansonnier. Et en France, aussi bien qu’ailleurs, la poésie la plus pure, la plus inédite, se retrouve dans la chanson, non pas dans la chanson des Désaugiers, des Panard et des Béranger, mais dans celle qui sort des entrailles mêmes du peuple. Rappelez-vous la ballade de Jean Renaud :
Ah ! dites-moi, ma mère, ma mie ; rappelez-vous encore cette complainte marine au refrain si triste :
Les chansons de matelots du livre de la
Et ceux qui vont sur mer en reviennent salés.
À côté des chansons, bien des pages vraiment épiques. Oui, en dépit du terme familier, du vocable marin, du juron trivial, c’est un souffle d’épopée qui circule à travers les larges pièces réunies sous ce titre :
« lis et le jasmin », mais bien l’odeur de la mer,
« l’odeur de la femelle ». Quel garçon ne les convoiterait, les voyant cheminer avec leurs mollets arrondis, leur fines chevilles, leurs hanches en saillie, leur buste enflant le corselet, leur gorge apparaissant sous le fichu ouvert à l’entre-deux, et leur bonnet dont les coins
« envolés semblent des ailes blanches »? Les gas vaillants s’accoupleront avec les fières filles, et ils feront des enfants forts, rêtus et poilus, portant dans leurs yeux phosphorescents
La couleur de la mer que boiront leurs prunelles.
Les braves gens ! Le poète a raison de se complaire au milieu d’eux. Et qu’il est aisé de de l’y suivre ! Quel plaisir de s’attarder avec lui à recueillir les paroles imagées du morutier ! Quelle joie de s’embarquer avec les pêcheurs au chalut, de « chercher champ »
où le filet « ait prise »
, de sentir que le vent, appuyant, « traîne bien au tréfond la chausse et le râteau »
, de voir le fer monter au ras du flot, puis la poche gonflée sortir « hors de la tasse »
!
Ils passent, ils chantent. Quelle est leur chanson ? Celle des matelots de Groix. Quelques couplets « pauvres de sens, veules de rimes »
, sur cinq notes, pas une de plus. Mais toute la mer y résonne, et tout le deuil du naufrage l’emplit. Lisez cela, lisez la glose que le poète enroule sur sa complainte, ainsi qu’autour d’un thème usé la rhapsodie d’un rare musicien. Et voyez cette tempête surgir au loin, s’approcher, s’abattre sur le bateau et ruer ses flots monstrueux sur le mince équipage. Ce n’est pas ici la tempête classique, soulevée par les quatre vents à la fois : un seul l’amène, un seul l’emportera. Mais elle part en engloutissant l’un des deux matelots. La douleur naïve du survivant, la misère des orphelins, la destinée lugubre du cadavre errant sous les eaux, tout y est. Et la conclusion ? La mer avant tout ! « Houp ! quand même et gaîment ! »
Qui se serait douté que Richepin allait jeter si tôt une réponse au pessimisme ? Il ne déclame pas : il note la réalité et il la rend telle qu’elle est, toute simple, tout héroïque.
Pour nous délasser de l’émotion, regardons les crayons joyeux, les aquarelles chatoyantes ! Des images neuves, ou mieux encore, rajeunies. Les hirondelles, dont les noirs ciseaux découpent le brouillard, pour laisser passer le soleil printanier et faire infiltrer par les déchirures la caresse de ses yeux fous ; l’armée des flots, clairons sonnants, livrant l’assaut de la falaise ; la brume de la mer à midi, vapeur de bacchante, fleur du corps de la grande maîtresse du Soleil, qui hume cette haleine avidement ; et la Nuit, la veuve aux noirs cheveux, se penchant sur la glace du flot nocturne pour essayer l’effet de tous ses diamants, de ses écrins d’étoiles.
Puis des traits, des tableaux comiques :
Enfin, le mythe même de la Mer, la partie scientifique du poème. Au rebours de Victor Hugo, qui se défiait de la science — rappelons-nous l’
Il n’est pas surprenant de rappeler les Grecs à propos de Jean Richepin. Il les a lus ; il en procède. Il me serait facile d’indiquer, parmi les ruisselets de poésies qui sont venus grossir le torrent de la
Tel est ce livre : il a de quoi retenir et toucher la foule, mais il sera surtout un régal pour les connaisseurs.
Qu’ajouterais-je ? Un seul détail. J’ai eu entre les mains un document bien curieux : les épreuves des
« étoile »mal placée et faisant tache ou trou au haut ou bas de la page le mettait hors de lui. Les feuilles d’épreuves revenaient d’Angleterre, lardées de reproches et lacérées de marques d’exaspération. Pour effacer la trace de ce qu’il appelait
« des crimes », il ajoutait à sa pièce, ici, deux strophes, là, seize vers, plus loin, deux pages, qui repartaient par retour du courrier. Mais la suture est invisible, et la pièce semble coulée d’un seul jet.
« Il est fait de main d’ouvrier ».
« Les vers latins de M. Richepin »
! Les gens enquête d’idées toutes faites et d’opinions toutes mâchées ont adopté sans discussion cette formule dédaigneuse. La critique hostile flatte si sûrement nos petites passions ! Et lorsque le talent d’autrui est en question, c’est si bon d’en rabattre !
S’il était vrai qu’un vers de la
Les satyres dansants qu’imite Alphésibée. Mugissement des bœufs ! ……… …… l’allongement de l’ombre. Voilà, lorsqu’il traduit Virgile. Voici, quand il s’en tient au mot à mot de Juvénal : Ce qui fit la beauté des Romaines antiques, C’étaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques, Leurs doigts que l’âpre laine avait faits noirs et durs, Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal près des murs Et leurs maris debout sur la porte Colline.
Je n’abuserai pas de ces rapprochements. Si les vers de Richepin sont latins comme ceux de Hugo, de Chénier, de La Fontaine, de Corneille, je ne le plains pas.
Aurait-il abusé de notre candeur, et sous prétexte de
Et toutefois, qu’ils le sachent aussi, cette œuvre inspirée est antique. Latine ? Nullement. C’est grecque qu’il faut dire. Pour ma part, je ne puis pas ouvrir ce livre sans songer à quelque bouquet de violette sauvage, de rose rouge, de houx vert, comme celui qu’auraient formé certains feuillets disparus de l’Anthologie grecque. Ai-je tort de penser aux épigrammes antiques ? Songez à la
Grec, son théâtre l’est aussi, et je n’ai pas l’honneur de m’en être avisé le premier. À l’apparition de ce drame,
« Ne vous y trompez pas ; c’est de l’Eschyle. »Que faut-il entendre par là ? Que
« à grand succès ». Je n’aurais pas eu peur de le mener à l’Ambigu, lorsque
Nous retrouvons l’écho d’Eschyle jusque dans la sonorité superbe du drame de
— On distingue un galop de chevaux haletants. — Il s’y mêle des cris, comme des cris de fête. — Vous vous trompez. Ce sont des clameurs de défaite. — Voici le flot joyeux qui se heurte aux remparts. — La porte s’ouvre en hâte à des soldats épars. — La trompette ! Salut, salut, chant de fanfare ! — Salut, râle de la panique qui s’effare. — C’est le rajah vainqueur ! — C’est le rajah battu !
Ce dialogue impétueux, tout nourri d’action, tout éclatant d’images suggestives, n’est-ce pas celui des
Le rajah revient du combat ; il est blessé ; il est écumant de fureur ; il jette, en quelques cris de haine et d’orgueil invaincu, le bulletin de sa défaite. Écartez les images orientales, et, sous cette couleur, qu’exigeait le sujet, vous reconnaîtrez le grand sentiment de tel récit de bataille des
Où sont les vers latins dans tout cela ? Un critique affirmait qu’ils s’étaient surtout réfugiés dans
Dans l’œuvre poétique de Richepin, il y aura du déchet, je le veux, tout comme dans Hugo, dans Musset et dans Lamartine. À cette époque où l’on vit moins pour écrire qu’on n’écrit pour vivre, qui peut se flatter de durer tout entier ? Mais quels débris marmoréens subsisteront de la
Si quelqu’un, dans les six ou sept années qui viennent de s’écouler, a bien mérité de l’enseignement populaire, c’est assurément le poète Maurice Bouchor. Il était l’auteur des
Il est permis de s’en réjouir sans réserve ; il est permis également, en songeant aux projets ajournés, de mêler au sentiment de gratitude une nuance de regret.
À quelque point de vue que l’on se place, l’année 1895 est une date dans la vie de Maurice Bouchor. C’est l’époque où, pour la première fois, il tourna vers l’école son regard de poète et de penseur. Un concours avait été ouvert par la
Qui ne connaît aujourd’hui ces chants devenus populaires ? Quelques sentiments très simples et très forts, le culte des aïeux, l’amour du sol natal, le courage, le dévouement, l’idée de la justice, la beauté du travail, la poésie de la mer, des champs, de la montagne, le sentiment de la tristesse et de la joie humaines, voilà le fond de ces petits poèmes. La forme est d’une nouveauté singulière, dans sa simplicité charmante et sans effort. Entre la manière raffinée de la plupart de nos faiseurs de vers et la verve un peu grosse, la bonhomie un peu basse, des meilleurs de nos chansonniers, Maurice Bouchor a su garder une mesure bien rare ; il a eu l’heureux privilège de trouver un langage qui, sans rien sacrifier du sérieux de l’idée ou de la vertu poétique, ne cesse pas d’aller au cœur et à l’intelligence de l’enfant.
Ces chants une fois faits, Maurice Bouchor s’imposa le devoir de les porter et de les commenter lui-même dans l’école. C’est alors que commença son véritable apostolat. Le Directeur de l’Enseignement primaire ouvrit au poète les portes des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, et, à la suite du poète, entra, dans ces demeures un peu froides, un enseignement élevé et vivant, dont cette jeunesse, ardente à l’étude et au bien, fut réellement enivrée. Il m’est arrivé de me trouver, en province, sur le chemin de Maurice Bouchor et d’obtenir la faveur d’assister à ces fêtes de poésie et de musique, dont il avait le premier donné l’idée, et qui s’organisaient partout avec une touchante dévotion. Le souvenir que j’en ai gardé ne s’effacera pas. Chez ces disciples d’un jour du maître improvisé, c’était une véritable allégresse. Avec quel tact délicat il s’exprimait d’ailleurs devant son auditoire ! Que sa bonté, que sa volonté de faire le bien l’inspiraient heureusement ! Je n’ai vu qu’un autre éducateur qui eût, au même degré, le don de s’insinuer sans effort dans les esprits et de toucher ainsi, du premier mot, les âmes ; ce n’était pas un homme souriant, élégant, aisé, comme le poète dont je parle, c’était le grave, le sévère, le profond pédagogue Pécaut. Lui aussi, il avait dans son austérité une sorte de grâce rayonnante, et dès qu’il paraissait sur le seuil d’une classe à l’école de Fontenay, on pouvait voir, à un reflet heureux sur les visages des élèves, que tous ces jeunes cœurs allaient s’épanouir.
La propagande, la mission de poésie et d’art à travers les écoles devait aboutir tout naturellement à l’idée des
Personne ne définira mieux que ne l’a fait Bouchor lui-même le rôle de la littérature dans l’éducation du peuple. Il faut relire, dans le discours prononcé par lui en 1898, à l’Association Philotechnique, sa définition de la poésie d’Homère et ses éloquentes indications sur les leçons de morale éternelle répandues à travers les inventions terribles et touchantes de l’aède grec. « Le rôle essentiel de la poésie, disait-il, et, de façon plus générale, celui des lettres et des arts, c’est de nous révéler à nous-mêmes ; c’est de faire jaillir de nous, avec plus de force, la source des émotions généreuses sans lesquelles la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. »
C’est, avant tout, par les auteurs français que pouvait se faire, à Paris, cette initiation du peuple aux bonnes lettres. On lut du Molière, du Corneille, du Racine, du Victor Hugo. Chemin faisant, le poète qui était l’âme de ces récitations publiques apportait une contribution d’un autre genre, en publiant certains écrits spéciaux, trop rares, à mon gré, mais dont l’utilité autant que la beauté était incontestable. Tel est l’opuscule qui a pour titre
« des pages de son œuvre où il y a le plus de sa pensée, de son effort, de sa vie intérieure »: telle est enfin cette adaptation admirable de la
En lisant au peuple des chefs-d’œuvre, l’idée devait venir à Maurice Bouchor d’éditer pour le peuple tous ces écrits éducateurs. Il crut bien faire, et il fit bien assurément, de choisir dans Corneille, dans. Molière, les pièces les plus dignes d’étude, et dans ces pièces, les parties les plus belles, les plus expressives, les plus propres à élever les sentiments, à éclairer l’esprit des auditeurs ou des lecteurs peu informés. Ces éditions offrent ceci de particulier que l’érudition en est bannie. L’éditeur s’est donné pour unique tâche de choisir les morceaux qu’il est bon de mettre en lumière, de relier ces morceaux par des analyses qui tiennent lieu des parties supprimées, de donner sur les sujets traités, sur les événements, sur les personnages, les explications indispensables. Les meilleurs éloges à faire de ces éditions, c’est qu’elles vont à leur but : elles épargnent aux lecteurs novices les tâtonnements, les erreurs et les déceptions ; elles les mènent droit aux beautés de valeur, à l’émotion vraie, à la parole salutaire.
Corneille et Molière ont ouvert la route ; Voltaire les a suivis. Ce n’est pas seulement à titre de prosateur incomparable, c’est en sa qualité de précurseur de la Révolution française que l’auteur de
Mais une tentative plus hardie, c’était de sortir de France et de publier, dès le début de cette collection, un chef-d’œuvre étranger. M. Bouchor n’a pas hésité à offrir aux habitués des lectures populaires une édition de deux drames shakespeariens ; il a traduit pour eux et il a tantôt cité, tantôt analysé
Il était tout naturel que M. Maurice Bouchor trouvât dans les beautés de la tragédie de
La version que M. Maurice Bouchor a donnée de
Les scènes de
L’émotion que nous procure le
La première scène traduite par M. Bouchor nous montre le vieux Lear en présence de ses trois filles, d’une part Regane et Goneril, jouant la comédie de la tendresse, d’autre part Cordelia, dont la pudeur de sentiment silencieuse paraît au roi sécheresse et froideur.
La scène deux, la scène quatre nous montrent le fou à côté de son roi. Ce sont, je suppose, ces scènes qui doivent le plus surprendre un auditoire français. Quand les acteurs anglais vinrent jouer Shakespeare à Paris, en 1828, ils avaient supprimé le personnage du fou. Ses lazzi, ses saillies, sa drôlerie d’allure forment avec les explosions de douleur du vieux Roi, qui s’emporte contre l’orage et maudit ses filles, un de ces contrastes violents où le sublime et le burlesque se côtoient, où les éclats de rire et les sanglots sont alternés. C’est surtout de ces effets saisissants que devait s’engouer l’école romantique ; mais la tradition des classiques français n’y avait point préparé les spectateurs lettrés de la Restauration. Il est intéressant de savoir que ces passages, dignes de toute admiration, ont été sentis cette fois par l’auditoire populaire.
Le dénouement du
« Ici le poète s’est épuisé à faire pitié. »Sur le cadavre de sa fille, de l’innocente Cordelia, après avoir exhalé quelques cris déchirants, quelques paroles égarées, le vieux roi, le misérable roi, expire de douleur.
Il faut remercier vivement M. Maurice Bouchor de tout ce qu’il a fait, depuis déjà longtemps, et tout particulièrement de ce qu’il vient de faire. Il a voulu mettre à la portée des lecteurs les plus humbles les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Ainsi compris, le
Post-Scriptum. — Dans cette étude, écrite il y aura bientôt une douzaine d’années, lorsque je rappelais les titres littéraires de Bouchor, je ne citais de lui que les publications antérieures à 1895. Ce serait de ma part une sorte de trahison que de me taire absolument sur ce qu’il a donné depuis ce temps-là, et de laisser peut-être supposer qu’en voulant acquérir la renommée d’instituteur, dont il est fier, il a cessé d’être poète. Le don de poésie, s’il est réel, ne s’aliène pas. On ne dépouille pas la faculté de s’émouvoir et de traduire en harmonies ses émotions, comme on dépose un vêtement qui se fatigue ou qui ne convient plus à la saison. Quand Maurice Bouchor s’est mis à parcourir les quartiers parisiens, puis les provinces de la France, pour faire entendre à travers les écoles sa parole d’éducateur, le lyrisme profond, qui était sa nature même, n’a pas cessé de bouillonner en lui et, par moments, de faire explosion. Dès 1897, il groupait, dans un livre intitulé
« et les mélodies populaires ». La naissance de l’enfant, l’éveil de l’amour, la beauté de l’hymen, les joies de la maternité, l’effort douloureux, mais viril, du travail, les tristesses du deuil, la perspective auguste du tombeau, voilà quelques-uns des sujets traités. Quelle est la conclusion du poète au sujet de la vie ?
« Elle vaut la peine d’être vécue. »Les
Le filon dramatique, qui depuis le moment où avait disparu le Petit Théâtre des Marionnettes, pouvait paraître abandonné, a été exploité, depuis 1897, avec un très rare bonheur. C’est pour les enfants que le poète a écrit ces œuvres légères et charmantes, le
« en pays lorrain », dans
« une école de Nancy ». Quant à la pièce de la
« Elle m’a été soufflée par les arbres, les oiseaux et les écureuils de la forêt de Fontainebleau. » Nausicaa, fantaisie dramatique inspirée d’un des épisodes les plus fameux de l’
« Si tu t’abaisses, je t’élèverai »
, lit-on dans le livre sacré : il se pourrait qu’en s’appliquant avec une tou chante modestie à satisfaire les enfants, le poète Maurice Bouchor se soit trouvé, sans le vouloir, atteindre un but plus haut qu’en s’efforçant de retenir, par-dessus tout, l’attention des hommes faits, qu’en se montrant préoccupé de gagner leurs suffrages.
On ne peut oublier le mystère à la fois vulgaire et douloureux de la naissance de Moreau ; il a pesé très lourdement sur sa destinée tout entière. C’était un fils naturel : condition cruelle, s’il en fut, à une époque où, parmi tant de préjugés, se manifestaient violemment l’éloignement instinctif et le mépris irréfléchi pour ce qu’on appelait avec rudesse le bâtard, même lorsque l’enfant était légitimé. Il connut donc, à certains jours, il redouta, comme le plus pénible affront, cette sorte de proscription aussi implacable qu’injuste. Ses deux parents moururent très tôt, l’un après l’autre, le père le premier, miné par la phtisie et emporté quatre ans après la naissance du fils, la mère un peu plus tard : elle expira, comme devait expirer à son tour Hégésippe Moreau, dans les draps d’un lit d’hôpital. Lorsque le compagnon, devenu l’époux, fut parti, — c’était un très modeste professeur, instruit et pauvre, — la femme, pour continuer à nourrir son enfant, était entrée en condition : elle fut, pendant huit années, la domestique dévouée d’une bourgeoise de Provins. En souvenir de cette autre « servante au grand cœur », la veuve de M. Guérard ou Mme Favier (c’est la même personne) prit pour elle la charge de faire élever le garçon : elle paya sa pension au collège d’abord, puis dans deux petits séminaires. On destinait cet écolier, très doux et brillamment doué, à la prêtrise : une influence inattendue détourna cette vocation.
Il y avait alors, dans cette antique et agréable ville de Provins, un vieillard d’un rare mérite, qui s’était fait connaître, sous l’ancien régime, par des recherches de laboratoire bien conduites et que ses compatriotes avaient élu, pour sa science et sa vertu, en qualité de député à la Convention Nationale. Il s’appelait Christophe Opoix. N’ayant pas voté la mort de Louis XVI, il n’était pas devenu, pour les habitants de sa ville, le Régicide, cet être terrible et maudit, cet objet d’aversion, d’horreur superstitieuse, que l’un des écrivains religieux du premier tiers du e
Le Conventionnel de Provins vivait assez retiré, presque toujours plongé dans ses travaux d’histoire naturelle et de psychologie, d’archéologie et d’histoire. L’orphelin contemplait de loin, avec un respect mêlé d’admiration, ce vétéran des luttes inoubliables ; puis, une fois, il regarda passer, d’un peu plus près, ce solitaire au front nu « de prophète »
; une autre fois, comme il le dit dans un vers éloquent forgé par l’indignation, il entendit qu’on l’insultait « d’une lâche risée »
et, petit à petit, « ce grand débris humain »
— c’est son expression — personnifia son idéal.
Ses classes achevées, le rhétoricien obtint, chacun le sait, d’être mis en apprentissage chez un imprimeur de l’endroit. Il y apprit, seulement à demi, le métier de compositeur. On l’aima dans cette maison ; les fils du patron l’admiraient ; la fille, Louise Lebeau, mariée bientôt, mais restée au logis de ses parents, lui témoigna, de loin comme de près, depuis le premier jour et jusqu’à l’heure où il mourut, la plus douce, la plus dévouée, la plus bienfaisante tendresse. Tout ce roman d’amour, ingénu, ardent, traversé de tourments, d’amertumes, de troubles profonds, mais jusqu’au bout demeuré idéal, a été dit et redit par les biographes : il vit encore et palpite dans les lettres écrites pendant dix ans par Hégésippe Moreau à celle qu’il nommait « sa sœur », et à laquelle il eut le droit de ne jamais donner un autre nom.
C’est dans cet atelier qu’il accomplit, — parlons plus justement — qu’il ébaucha, pour ne jamais la terminer, son éducation politique, trop sentimentale. Il lisait et relisait Jean-Jacques Rousseau. Son esprit sans timidité, mais bien plutôt aventureux et assez chimérique, engloutissait, sans trop y regarder, les formules du
« C’est un nouveau Béranger qui vient d’éclore », disait-on. Les encouragements de l’académicien Pierre Lebrun aidant, Hégésippe partit pour Paris à la conquête de la gloire.
Il fit ce qu’il fallait pour s’en montrer digne aux Trois Journées. Il s’arma d’un fusil et, avec beaucoup d’ouvriers ou d’étudiants de son quartier conduits par quelques grognards et par les élèves de l’École polytechnique, il enleva la caserne des Suisses après une fusillade de deux heures. Il vit tomber autour de lui des blessés et des morts ; plus heureux que d’autres, il sortit du combat sans une égratignure. « Tout est terminé, — écrivait-il un peu après, — à moins que des ambitieux ne veuillent recueillir le fruit de cette révolution toute populaire. D’après l’esprit qui règne autour de moi, — ajoutait-il, — je puis affirmer qu’en ce cas le despotisme ne serait pas plus fort au Palais-Royal qu’aux Tuileries. »
Il prenait donc l’engagement de s’insurger contre tout retour d’oppression, et cet engagement, il le tint avec quelques républicains candides de son espèce, sur de nouvelles barricades, les 5 et 6 juin 1832. Sans armes cette fois, comme ce capitaine à la canne de jonc du récit d’Alfred de Vigny, il s’exposa au feu avec un flegme très voisin du désespoir, en homme à qui pèse la vie. Depuis près de deux ans, il n’avait presque pas cessé d’être aux prises avec la misère. Pendant l’hiver de 1830, il écrivait à un de ses amis : « J’éprouve quelque embarras pour vous donner mon adresse : qui peut savoir où je coucherai demain ? »
En avril 1831, il avait pris le parti d’essayer du métier de maître d’études : il avait là, plus encore qu’ailleurs, montré son incapacité. En 1832, lorsque le choléra avait envahi tout Paris, terrifiant un million d’hommes, il avait cru inaugurer une nouvelle forme de suicide en prenant place dans le lit d’où l’on venait de retirer un mort, victime du fléau. Il ne put réussir, comme il disait, à se donner « la peste ». Au début de l’année 1833, il revenait à l’hôpital, très gravement atteint, et il y demeurait, dans le plus lamentable état, pendant deux mois entiers.
En voyant ce jeune homme de vingt-deux ans, imprévoyant et maladroit, tombé dans cette détresse, certains commentateurs de sa vie et de ses ouvrages se sont moins avisés de le plaindre que de le blâmer. N’était-ce pas le châtiment de sa nature ombrageuse ? Et ne s’était-il pas complu à dérouter, à décourager tout à fait ceux qui ne demandaient qu’à être ses tuteurs ? Sainte-Beuve est admirable : ce n’est pas sur Moreau qu’il s’apitoie, c’est sur M. Lebrun. Mais de qui donc, si ce n’est de Lebrun lui-même, le critique des
« On voit aussi des bienfaiteurs ingrats. »
Heureusement pour le poète, il avait de vrais amis. Au printemps de 1833, dans le commencement d’avril, par des journées d’une exceptionnelle douceur, il s’était mis en marche, si faible qu’il fût encore, et, à pied, sans argent, quêtant en route un peu de pain et obtenant parfois, de village en hameau, une soupe pour son repas, il s’était, lentement, péniblement, acheminé vers les campagnes de la Brie. Il s’était arrêté presque au terme de son voyage, à la ferme de Saint-Martin, auprès du jeune couple des Guérard qui l’avaient retenu. Chez ces braves gens, si simplement et si cordialement hospitaliers, sur le plateau fertile et verdissant, balayé d’air pur, pénétré de fine lumière, il retrouva bientôt les forces, la santé, la belle humeur, la joie de respirer plus librement et le besoin d’écrire encore ou, pour mieux dire, de chanter. Il descendit jusqu’aux pentes herbeuses où se déroule au grand soleil, avec un murmure léger, et en étincelant parfois comme un beau ruban d’argent neuf, le mince courant d’eau de la Voulzie ; il revit les monuments de Provins et ses ruines, le donjon du vieux château fort, la coupole de Saint-Quiriace, les murailles de la cité, élevées par les comtes de Champagne, et de Vermandois après qu’ils furent revenus de l’aventure des Croisades, les tours carrées et rondes alternant, les larges pans de remparts impérialement drapés de lierre toujours vert et ponctués, comme certains tapis de l’Orient, par le safran ou l’incarnat des fleurs des pariétaires : il se crut rentré au pays pour ne plus en sortir.
L’on sait comment il fonda à Provins une publication périodique en vers, une autre
« tueur de pauvres gens », et comment, toutefois, au retour de la belle saison, ayant élu domicile dans un vieux chêne, près de la mare d’Auteuil, il trouvait encore dans son imagination de riantes couleurs pour égayer son dénûment et pour jouir à peu de frais du seul « luxe » de la nature.
« Je vis heureux, écrivait-il. On m’a payé une romance vingt francs, c’est l’opulence. Trois sous de pain, deux sous de lait, telles sont mes dépenses de chaque jour. »
Ces dépenses, plutôt modestes, il ne gagnait pas toujours de quoi seulement y suffire. Il écrivait pour le
Mais, d’après le bilan de l’un de ces journaux, un autre pauvre hère a calculé que les contes d’Hégésippe Moreau avaient dû lui être payés, lorsqu’ils le furent toutefois, au tarif maximum de cinq centimes la ligne. Et c’est pourquoi, sur la fin de sa vie, il fut heureux de pouvoir revenir à sa besogne d’artisan. On l’accepta, chez l’éditeur Béthune et Plon, en qualité de correcteur d’épreuves : à sa grande surprise, son travail ne fut pas ravalé et rebuté finalement, comme il l’avait été ailleurs. Il gagna quatre francs par jour : son dîner lui coûtait un franc. Il n’avait plus à se préoccuper d’attendre sans espoir le pain porté au bec par quelque corbeau nourrisseur comme celui d’Élie. Mais tout son corps était déjà usé ; il dut reprendre le chemin de l’hôpital. Il y dormit, il y souffrit encore un peu de temps, il y mourut. On s’émut, reconnaissons-le, et l’on s’indigna sur sa tombe.
C’est au lendemain de la mort que s’opère, pour la poésie, le départ, entre l’œuvre qui doit survivre, et l’œuvre, qui, malgré les apparences, ou en dépit parfois de l’opinion, ne survivra pas, parce qu’elle n’a jamais vécu. Ce jour-là, des renommées s’écroulent, comme une muraille de terre et de plâtre s’effondre, d’elle-même, aux heures de l’inondation. Et l’on voit émerger du sol, plus d’une fois, quelque durable ouvrage d’art que beaucoup ignoraient et qui fixe à jamais l’admiration de ceux qui s’y connaissent. Comme les auteurs d’épigrammes de l’Anthologie grecque, Hégésippe Moreau, pour avoir seulement écrit quelques pages de prose d’une exquise délicatesse et quelques pièces poétiques d’un sentiment sincère, d’un accent pénétrant, d’une forme achevée dans sa simplicité souveraine, est entré dans le groupe glorieux des poètes incontestés, de ceux qu’on relira, qu’on aimera toujours. Son nom brille déjà depuis soixante-dix années, et il n’a pas subi d’éclipse. Il continuera à traverser les espaces du temps, et le doux bruit des vers, qui ont chanté le bon cœur de la jeune et belle fermière ou la fraîcheur des flots de la Voulzie, ne cessera pas de frémir sur les lèvres des hommes.
Ce qui me frappe, plus que tout, dans la vie trop courte, mais si pleine, de Michel Jouffret, c’est la place qu’y tient l’amitié. Les moralistes l’ont souvent fait observer : nous perdons, pour la plupart, tout le temps de notre existence à rechercher des biens que la mort nous enlève. Comme si le succès le plus brillant pesait, je ne dis pas dans la balance de l’Éternel, mais dans l’estime de tout homme indépendant et réfléchi, autant qu’un peu de supériorité professionnelle ou d’irréprochable labeur, nous courons après les honneurs, nous luttons pour nous élever, et tout ce qui fait la beauté, la douceur et le sens de nos jours, strictement comptés, nous échappe misérablement. Jouffret ne fut pas de ceux qui poursuivent une ombre : il s’attacha aux biens qui ne périssent pas ; il rechercha cette richesse morale, si rare et d’un si grand prix : des amis dignes de ce nom ; il sut les acquérir, il fut digne de ne pas les perdre ; il les conserve au-delà du tombeau. Ce sont eux qui, dans ce jour de commémoration, venus de toute part et rassemblés pieusement auprès de cette image expressive et durable, semblent donner à ces deux vers d’André Chénier leur signification la plus profonde :
Morts et vivants, il est encore pour nous unir Un commerce d’amour et de doux souvenir.
Je ne vous rappellerai pas dans le détail ce que fut la vie de Jouffret, ce que furent surtout ses plus jeunes années, si tendres à la fois et si viriles. Vous pourriez m’instruire à ce sujet ; plus d’un d’entre vous aurait le droit de se tourner vers le buste vivant que nous inaugurons, et de lui adresser les mêmes mots de bienvenue, que le personnage du chœur à Perdican, dans la pièce d’Alfred de Musset : « Vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé. »
Toutefois, dans cette adolescence exemplaire, qu’un des amis les plus intimes de Jouffret, M. Charles Chabot, décrivait, au lendemain de la mort« Jouffret n’était pas un élève préparant son agrégation, c’était un homme qui réfléchissait, qui cherchait, qui rêvait, qui voulait aussi : car vivre, pour lui, c’était agir, être utile, bien faire. Il est resté pour moi le modèle de cette fusion de la théorie et de la pratique, donc le type du sage, au sens antique du mot. Avoir pu lire à livre ouvert dans une telle âme est l’une des joies les plus profondes qui soient données à un professeur. »
Et ce que Jouffret, formé par un tel maître, fut lui-même comme professeur, depuis le jour où il s’assit en qualité de stagiaire dans la chaire de philosophie du lycée Louis-le-Grand jusqu’à ses derniers moments si douloureux, et si laborieux encore, des témoignages innombrables nous le disent éloquemment. Je ne me crois pas le droit d’insister sur mes propres impressions, quelque vives qu’elles soient restées ; c’étaient des impressions de lettré, de profane ; mais ce que j’ai le devoir de dire, c’est que les inspecteurs généraux qualifiés, les philosophes, démêlèrent, du premier coup d’œil, les hautes vertus professionnelles de Michel Jouffret et les mirent en pleine lumière. Que ne puis-je citer ici le jugement de celui qui fut la critique même, du maître des maîtres, de M. Jules Lachelier ?
Il ne tenait donc qu’à Jouffret — toutes ses notes en font foi — de venir professer dans une chaire de Paris ; il demanda « son maintien à Marseille »
. C’est qu’il avait trouvé à Marseille un champ d’action, et qu’il lui répugnait de le quitter. Il n’était pas de ces penseurs dont la pensée n’est pas apte à supporter tout le labeur de la vie même. Sa philosophie n’était nullement un jeu, à moins que jeu, ici, ne signifie apprentissage et accomplissement des offices du citoyen : ludus pro patria, ludus pro civitate.
Ce besoin d’agir, qui borna, de bonne heure, les ambitions du professeur à une chaire de lycée de province, poussa pourtant cet excellent Français hors des frontières de la France. Dans une excursion pédagogique, faite en 1895, à travers nos établissements d’enseignement secondaire, M. Martin Hartmann, aujourd’hui professeur à l’Université et au collège royal de Leipzig, était resté sous le charme des qualités magistrales de Michel Jouffret. Il réussit à s’assurer sa collaboration comme lecteur et conférencier, et pendant les vacances de 1899, du 20 août au 20 septembre, Jouffret fit une tournée de lectures, ou comme on dit en Allemagne, de récitations, à travers une douzaine de villes comme Leipzig, Dresde, Berlin, et il donna des conférences sur des sujets littéraires, au siège des associations des professeurs. Ces conférences ont été éditées chez Teubner à Leipzig, sur l’initiative du professeur Vietor, de Marbourg, avec ce titre tout vibrant :
Le succès fut extraordinaire : il se renouvela. Qui aurait pu penser que des efforts, même démesurés, auraient raison d’une constitution d’apparence si vigoureuse ? En 1899, regardant s’avancer vers eux pour la première fois ce Français bâti comme un athlète, les auditeurs d’outre-Rhin avaient cru voir venir, — c’est l’expression de l’un d’entre eux, — « l’image de la santé »
épanouie dans sa fleur. À cet ascendant de la personne, au charme du regard ouvert, lumineux et direct, aux caresses de la voix chaude, enveloppante, se joignaient toute la force des convictions, toute la précision des jugements, toute l’élévation de la pensée. On s’explique l’impression profonde, persistante, faite par notre compatriote sur des auditeurs « enthousiasmés »
. J’emprunte ce terme à une lettre de M. Martin Hartmann, et j’en détache encore cette image, qui prête aux sentiments de gratitude du pays étranger comme une sorte de grandeur : « Il a rayonné vraiment sur l’Allemagne entière. »
Ces aspects si divers, si dignes de retenir notre attention, n’expriment pas toute cette physionomie morale. Oui, Michel Jouffret fut professeur, et métaphysicien, et orateur, et, à son heure, homme public ; mais, au fond de son cœur, depuis ses jeunes ans, jusqu’à sa dernière heure, il garda religieusement un asile pour la poésie. Dès les vers latins du collège, il révéla son goût pour les rythmes subtils et les paroles cadencées. Il mania l’hexamètre dactylique avec assez de supériorité pour trouver du plaisir à s’y reprendre, au temps de l’âge mûr, et pour s’appliquer à traduire, dans la langue de Catulle et de Virgile, — avec une souplesse, avec une vigueur qui font penser à ces gageures de lettrés du ee
Ce n’était que le moindre effort dont Jouffret fût capable. Nous en avons la preuve dans les
« Chez Sully-Prudhomme, il y a deux natures, je ne dis pas juxtaposées, mais profondément fondues l’une dans l’autre : un tempérament de poète et une intelligence de philosophe. Le philosophe a grandi, évolué, grâce aux progrès de la réflexion et de l’étude, et a fini par dominer. »Je ne crois pas trop me tromper en disant que, chez Jouffret, s’il avait vécu plus longtemps, le philosophe, qui d’abord subjugua le poète et l’empêcha longtemps de se manifester, lui aurait laissé le champ libre. Des pièces, d’un réalisme poignant comme
Mais n’allons point fausser le sens d’une vie qui fut avant tout d’action et d’effort, en permettant à nos regrets mal dirigés d’y agrandir, sans que Jouffret nous l’ait permis, la part du rêve. Ne cédons pas à cette puérile prévention, qui nous représente le travail littéraire comme plus précieux qu’aucun autre, enveloppé qu’il est de je ne sais quel réseau d’illusion. N’est-ce pas se faire une plus juste idée de la valeur des choses que de reconnaître jusqu’à quel point nos occupations les plus ordinaires, notre labeur de chaque jour, soutenu sans défection, sous l’apparente monotonie des efforts et des résultats, « nous mettent aux prises »
, en silence et à notre insu, avec les « suprêmes énergies de la nature »
? C’est l’expression même du philosophe Emerson, et pour prêter à sa formule de penseur la clarté d’une image, il évoque, à grands traits, le souvenir de ce héros des légendes du Nord condamné à boire le contenu de la coupe de corne d’Asgard, à lutter contre une vieille femme, à rivaliser de vitesse avec Lok le coureur, et qui se trouva, au terme de ces trois épreuves, avoir bu la mer, s’être mesuré avec le temps et avoir cheminé du même pas que la pensée.
Sachons ouvrir les yeux et voir les attitudes ou les actes sous leur vrai jour. Tracer, toute sa vie, des sillons de labour, pour y jeter à pleine main les grains de seigle ou de froment ; façonner, sans relâche, de jeunes esprits pour y faire fructifier la semence, non moins nécessaire, des sentiments et des idées, ce ne sont là des besognes vulgaires que pour l’observateur inattentif ou aveuglé ; comme l’a dit, dans des vers animés d’un souffle divin, notre Victor Hugo dont Jouffret prêcha l’évangile : vienne l’heure crépusculaire ; aux lueurs augustes de la tombée du jour ou du mystère de la mort, le geste grave et bienfaisant du patient semeur prend un caractère sacré, et semble « s’élargir jusqu’aux étoiles »
.
M. André Bellessort a publié, depuis quelques années, de beaux livres de voyages, rapportés de pays divers. Il débuta par la
Il continua par d’éclatantes peintures de paysages ou d’intérieurs dans l’Extrême-Orient et il les rassembla, comme des pages d’album pleines d’inattendu ou même d’inédit, dans trois volumes que le public accueillit aussitôt avec une faveur marquée :
Mais, quelque valeur documentaire et littéraire qu’offrent ces ouvrages, M. André Bellessort nous apporte avec son dernier livre,
Ces écrivains sont des conteurs, des romanciers, sincèrement épris des coutumes de leur pays, et avec eux, au-dessus d’eux, les grands poètes scandinaves. Le romantisme violent et âpre d’un Almqvist ; la fougue de sentiment ou la vivacité de fantaisie d’une Selma Lägerlof ; l’art sobre et fort d’un Snoilsky, ce lettré longtemps enivré par les délices de l’Italie et ramené enfin vers sa pauvre Suède par une nostalgie que l’on a justement comparée à l’élan instinctif du tout petit enfant se rejetant vers le sein maternel ; la profondeur d’émotion et le naturel expressif d’un Karlfeldt ; l’originalité ardente, et qui s’acheminait vers la démence, de Tegnér ; le réalisme savoureux et l’ironie impressionnante de Fröding ; les ébauches fougueuses et troublantes de ce « déclassé » de génie mort trop jeune, Pelle Molin ; le son pur et profond des rêveries exquises de Kydberg ; les « idylles enivrées » de Bellman ; les intuitions étranges d’Heidenstam, ce dernier venu dont on a pu écrire — nous dit M. Bellessort — qu’il avait exploré « les passages secrets sous la gaieté des Suédois »
: voilà ce que le voyageur, pendant un long séjour dans les pays du Nord, a découvert, a lu, a traduit pour s’en pénétrer. Son imagination s’est imprégnée de ces couleurs, et, cessant d’être un étranger, les sentiments dont avaient vécu, dont vivent encore les habitants de ce pays qu’il visitait, se sont, au fil de l’heure, insinués jusqu’au fond de lui-même. N’est-ce pas ce qui donne à ses tableaux, si justes et si fins, du fjords de la forêt, du sol neigeux, du lac dormant, du fjell sauvage, du château hanté, du hameau perdu, de la ferme silencieuse, de la scierie en travail, de la butte, du campement, du ciel crépusculaire, étoilé, ténébreux, inondé de jour, un accent poignant d’intime vérité ? N’est-ce pas ce qui éclaire et fait saillir les figures qu’il nous dépeint, ce qui rend le frisson de joie ou de douleur aux âmes qu’il interprète, ce qui, dans ses évocations d’âge et d’ordre divers, fait vivre le présent, rajeunit le passé, ressuscite l’histoire ?
Je me garderai de trahir cet ouvrage en le résumant. Au lieu d’une glose pesante et ambitieuse, j’apporterai aux lecteurs des extraits. Je me donne pour tâche principale de répartir et de grouper les citations sous des rubriques commodes : nature, mœurs, gens, tradition, poésie ; et je m’efforcerai de réduire le commentaire à sa plus simple expression.
En pénétrant, au cœur de l’hiver, sur les routes de la Suède, M. André Bellessort se répétait tout bas le mot du poète Tegnér : « Les dieux y cheminent encore. »
Toute la Suède lui est apparue à lui-même comme un être vivant, pénétré d’un étrange attrait : « La séduction de ce pays est dans sa rudesse mystique, dans ses lignes grandes et tristes, mais parfois aussi fines que les traits d’un visage. »
C’est d’une foule d’impressions particulières, et, en quelque sorte, localisées, qu’est faite cette vue d’ensemble. Les pages que je vais citer diront aux lecteurs la qualité de ces impressions.
Voici l’office religieux, à Noël, en Dalécarlie. « Les gens des fermes se sont levés dès trois heures du matin. Quelle que soit la distance qui les en sépare, c’est toujours à l’église de leur commune qu’ils veulent fêter les dimanches et les grandes fêtes. Ils aiment mieux faire cinq lieues dans la neige que de se rendre en vingt minutes à l’église d’une commune voisine, mais étrangère. Ils ont bu le café, allumé les brandons ; et le traîneau les emporte le long des routes encore obscures, dont les riverains ont éclairé leurs fenêtres aux lueurs chaudes et dorées des chandelles à trois branches. Le chemin qui passe devant l’hôtel et tourne vers l’église retentit sous les souliers ferrés et crie sous les patins des traîneaux. Là-bas, au pont de Daleft, beaucoup lancent leurs brandons épuisés dans les eaux libres de la rivière ; et l’ombre est rayée de rouges paraboles. Mais ceux qui viennent de moins loin les tiennent penchés presque au ras de la terre et en secouent la chevelure d’étincelles, avant de les jeter, près de l’église, sur un monceau de neige rose. »
L’arrivée de la foule, si curieusement bariolée, le chant des psaumes de matines, l’apparition de l’aube qui fait luire « dans cette pauvre église dalécarlienne, la richesse de coloris d’un campement oriental »
, la sortie silencieuse, par rang d’âge, les jeunes d’abord, puis les vieux, avant le lever du soleil « qu’on sent proche », tout cela est étrange et impressionnant, comme le paysage même : « Les montagnes lointaines étaient d’un azur un peu plus sombre que le ciel. Un grand vol de cygnes émigrait vers le nord… »
Mais nous ne sommes pas assez dépaysés. Allons jusqu’au bourg de Floda « plus dalécarlien encore que Leksand »
. Inoubliable bourg avec ses riches paysans, aux gros gants tricotés de fleurs, « qu’ils emportent dans le tombeau »
, avec ses lourdes fermières, aux tabliers et aux fichus « plus éclatants qu’un parterre de curé »
, avec son rude et robuste pasteur, aux homélies terrifiantes, et au destin délicieux, dans son presbytère enchanté : « Il en domine le fleuve et la vallée, ses fenêtres semblent s’ouvrir à la hauteur des collines violettes qui ferment l’horizon. Sur le chemin de son vieux domaine, il me souvient que les genévriers perçaient la neige de leurs bouquets verts et que, dans l’air jaune du soir, les grands bouleaux faisaient une allée vaporeuse… »
Combien d’autres notations dont on regrette de ne remarquer la force ou la grâce qu’en passant ; par exemple, les aspects changeants du paysage neigeux : avant le lever du soleil, ce sont, sur les taillis, « les mêmes tons mous et mats que la ouate aux arbres de Noël éteints » ; mais quelle radieuse et joyeuse illumination, quand le dieu du jour entre en scène ! « La neige, qui n’est vraiment blanche qu’au crépuscule et dans la nuit, se colore de teintes aussi changeantes que les flots de la mer la plus nuancée. D’abord jaune pâle, puis rouge, le soleil, toujours oblique, est devenu bientôt d’un jaune de safran. Vers le milieu du jour, toute l’atmosphère est jaune ; mais dans les sous-bois clairsemés, les fûts des pins s’enflamment d’un rouge de cuivre. »
À la féerie du jour succède celle de la nuit, plus étrange et plus émouvante : « À quoi bon le clair de lune ? Une seule étoile fait la forêt étoilée. » La profondeur du silence est marquée, à de longs intervalles, par trois ou quatre bruits qui l’interrompent, le grincement de la poulie d’un puits, le « grondement d’un marteau sur l’enclume »
, un tintement de grelot, les « sons » d’un traîneau qui passe.
Et quels jours d’été, que ces jours de navigation sur le bateau parti du port de Luléa ; avec la station du soir, au bord d’un lac « dont la face d’insomnie se mit à luire comme si de la clarté en montait des profondeurs »
; avec l’émotion de l’admirable nuit qu’emplit la voix d’une vulgaire voyageuse, chantant religieusement « l’Ermeline Rose du poète danois Jacobsen »
. Plus loin, la scierie géante de Karlsborg, à l’embouchure du Kalix, où les eaux teintes du torrent « sentent la sève »
; plus loin encore, le bourg de Kalix lui-même, dont « l’église, au large toit de lattes et au clocher biscornu, est séparée du bourg par un village de trois cents cabanes qui l’enserrent, la bloquent, la veulent toute pour elles »
. Et tout à fait au nord, en pays norvégien, le bourg de pêche de Svolvœr : « une baie toute rose, des récifs et un rempart formidable »
, ou le port de Balstad, dans le plus riche district des îles Lofoten : « Le fantastique ne se mêle pas à la vie réelle comme sur les fjells de Pelle Molin. C’est un fantastique pétrifié, mais si beau par les étés sans nuit, même quand les étés sont froids et entrecoupés de bourrasques ! Nous sommes entourés de lacs dont la forme est charmante. En face de nous, dans le repli herbeux de la montagne, j’en sais un qui dessine un fin croissant noir. Un autre, au creux de la vallée, figure un trèfle à quatre feuilles……… La mer fourmille de ces romantiques canards qu’on nomme les eiders. Pendant que les mâles à la calotte verte émigrent aux plus lointains écueils, les femelles pondent sous les perrons et sur les toits de tourbe. Elles se laissent caresser par les pêcheurs qui volent leurs œufs, qui pillent le duvet de leurs nids, mais qui n’en parlent qu’avec une tendresse quasi mystérieuse. Une île de cristal ne serait pas plus sonore… L’atmosphère a une telle pureté qu’on sent l’odeur des forêts qui brûlent en Suède ; et je n’oublierai jamais ma stupeur sous l’averse, quand j’aperçus tout à coup, au-delà des régions de la pluie, à l’horizon de la mer lisse et pâle, des fjells d’un rouge de cuivre où, sur leurs crêtes de feu, j’aurais pu discerner des ombres humaines. On me dit qu’ils étaient éloignés de trente-cinq lieues. »
On comprend que cette nature à part doive créer une âme peu commune. De tous les voyageurs français qui ont écrit sur la Suède, M. Bellessort est, si je ne me trompe, le premier qui se soit préoccupé d’expliquer l’âme suédoise. Elle est rythmée, pour ainsi dire, par deux mouvements successifs et en sens inverse. C’est d’une part le längtan, quelque chose comme « le désir qui nous porte à sortir de nous-mêmes et la volupté mélancolique d’en ressentir l’impuissance »
. Il faut lire, dans l’ouvrage même, le commentaire curieux de cette parole d’un poète suédois : « Längtan s’appelle mon héritage, et mon château dans la vallée des soupirs. »
Et, d’autre part, c’est le stämming, une sorte de retour non pas sur soi, mais sur ce qu’on a près de soi : il délivre de de leur tourment fiévreux ces cœurs en peine. Se pénétrer de « l’harmonie » qui nous unit aux êtres, aux objets ; se réunir « non pas pour penser, mais pour sentir ensemble »
, voilà l’autre besoin impérieux, l’autre principe vital de l’âme suédoise.
Cette âme, définie avec un intérêt profond, M. André Bellessort ne l’oublie jamais au cours de son ouvrage : « Le socialisme, écrit-il, parviendra peut-être, dans les colonies ouvrières, à substituer ses mirages aux extases des visionnaires et son tumulte à leurs convulsions. Mais qui guérira, sous le toit des fermes affamées, les âmes malades d’isolement et dont une lumière toujours étrange enflamme la langueur ? »
Je ne recueille pas tous les exemples : chaque chapitre, sinon chaque page du livre, apporterait le sien.
Maintenant supposez l’équilibre rompu entre ces deux pouvoirs mystérieux, qui sont comme le flux et le reflux de la vie intérieure chez les Suédois ; donnez la prédominance à « ce désir qui nous porte à sortir de nous », et vous aurez des révoltés contre les conventions sociales, à la façon du romantique Almqvist. Au contraire, cherchez un milieu où la vie en commun et le culte des traditions, la superstition des habitudes développent surtout l’optimisme orgueilleux qui est le lest, quelquefois lourd, de la fantaisie suédoise, et vous aurez la correction un peu sèche, la mélancolique gravité que M. Bellessort a cru reconnaître chez les étudiants de l’Université d’Upsal.
Qu’a pu faire de la Suède cette âme, toute de contraste et de contradictions ? C’est seulement à l’éloquent auteur de ce livre de sensations, où les idées abondent, qu’il faut laisser le soin de l’expliquer : « Quand je la compare au Danemark et à la Norvège, la Suède m’apparaît comme la lourde arrière-garde de la race scandinave. Elle va lentement et traîne avec elle un attirail de statues en bronze… Elle est rude et polie. Ses petites filles saluent comme si elles faisaient des faux pas. Elle boit longuement et sérieusement, et, quand elle n’entonne pas des chansons bachiques, elle chante des psaumes… Elle a d’admirables érudits, des savants qui valent par la précision de leur information scientifique et par le scrupule de leur recherche, des artistes qui la désertent parce qu’elle ne les paie pas, des romanciers et des poètes qui aspirent à s’enfuir, qui s’enfuient et qui reviennent pour l’adorer… Elle aime trop la musique et le songe, et elle possède des fous merveilleux. Sa timidité est celle des orgueilleux qui n’ont pas toujours le courage de leur orgueil… Sa passion pour sa terre et pour ses traditions est très noble. Elle se raidit dans la force de ses souvenirs, et, loin d’en être entravée, elle n’en pose que plus fermement ses profitables empreintes sur la route sans fin. »
L’image que nous offre cette page étudiée, dont l’intérêt n’a pas échappé aux lecteurs, est celle de la Suède intellectuelle. Mais tout ce qu’il y a de dignité et de vertu dans la race suédoise n’est pas exprimé par le savoir de ses docteurs ou le pouvoir de ses artistes. La grande réserve de forces du pays, M. André Bellessort le démontre fort bien, se trouve dans les petites gens, et surtout dans les paysans « têtus, laborieux et probes »
. M. Bellessort remonte, avec le poète Snoilsky, jusqu’aux années de Charles XII pour nous expliquer ce que furent les paysans aux moments les plus tragiques de l’histoire de la Suède, et il nous analyse l’admirable pièce
« S’il n’y a pour nous ni lois ni justice, il y a pourtant le seigneur Dieu. Nous n’avons qu’à recommencer : ce n’est pas plus grave. »Kersti, consolée, répond par ces simples mots :
« Nous nous reverrons donc dans six ans ici, à Vernamo ? »C’est cet optimisme silencieux,
« plus tort que Pultava », que M. Bellessort nomme d’un nom heureux :
« le miracle suédois ». Et il ajoute à l’émouvant récit cette ligne de conclusion :
« Toute la grandeur du pays sort de l’endurance des Per et des Kersti ».
Où trouver, ailleurs qu’en un village de Suède, Olaf Larson, ce « notable » à tournure de rustre, qui, au retour d’un voyage chez sa fille, établie en Allemagne, endosse de nouveau « la peau de mouton et renoue son tablier de cuir »
? Où trouver, ailleurs que sur le bord d’un chemin suédois, la ferme centenaire avec les « deux vieillards, les longs cheveux bouclés au-dessus des oreilles, et penchant, à la lumière de la lampe, les larges méplats et les saillies rugueuses de leur face rasée », l’un raclant de l’archet un violon monocorde, l’autre tenant en main le livre de cantiques et entonnant un psaume que les femmes répètent après lui ? « Les pierres du foyer reluisaient comme des dalles d’autel. Les ferrures et les moindres clous brillaient. Cette pièce, où flottait un âcre relent de bergerie, était pleine de solennité. »
Entre la Dalécarlie et le Vermland il y a « l’espace d’une haie »
; c’est comme un autre peuple. Au lieu du paysan entêté et « sacerdotal jusque dans sa jovialité »
, c’est le paysan excité, fantasque, imaginatif, passionné, violent, épris de la terreur et du mystère.
Dalécarlie et Vermland sont d’ailleurs également « parsemés de petites colonies finnoises »
. Ici, les hommes « ruminent, les bras croisés, les yeux mi-clos ». Le travail est le lot des femmes « parfois accortes et rieuses, petits chevaux vaillants, qui secouent leurs sonnailles, et sur qui tous jettent indolemment leur fardeau ».
Sur les Lapons, que la plupart des voyageurs « depuis notre Regnard »
ont peint avec des couleurs qui les ont surtout enlaidis et rendus répugnants, M. André Bellessort s’exprime avec une sympathie poétique dont ils semblent transfigurés. « L’hiver, sur les plateaux neigeux que lèchent les rayons de l’aurore boréale, des ombres rapides, des bruits étranges, des aboiements de chiens, des bondissements de bêtes aux fantasques ramures. Quelle apparition qu’une tente laponne ! Les ombres qui glissent sont de petits hommes sur de longs patins de bois, des espèces de Trolls : jambes torses, large face, des yeux bridés d’Asiatiques, et, quand ils parlent, une étonnante douceur de voix. L’été, dans un cercle de jappements et d’échos sonores, les sombres jeunes filles traient leurs rennes au soleil de minuit ».
Quand on n’a connu les annales de ce peuple, et c’est le cas du plus grand nombre des Français, que par des précis historiques dont le modèle initial est le
Ce que M. Bellessort fait ici en mettant à profit la vision d’un autre, il le fait bien souvent, à travers tout son livre, en n’empruntant de témoignage qu’à lui-même, en nous exprimant seulement ce qui s’est fixé dans ses yeux. Il a visité Hammarby, la maison de Linné. Il a lu la devise au-dessus de la porte : Innocue vivito, numen adest. (Vivez purement, Dieu vous voit.) En parcourant la rustique demeure, d’où rien n’a disparu, ni le poêle en faïence verte, ni le canapé dont « l’âge a roussi le cuir », ni les tables « écaillées », ni les vitrines, ni « les lits étroits sous leurs rideaux à fleurs »
, il a vu revivre ceux qui l’habitèrent, les quatre demoiselles « aux cheveux relevés et piqués d’une fleur rose et d’une aigrette verte »
, le fils Carl, et surtout le simple grand homme « en manches de chemise, la calotte verte sur la tête, le pardessus jaune jeté sur le bras. Il se promène ; il aspire la douceur miraculeuse de la nature ; il encourage de ses yeux vifs et tendres la volonté d’éclore qu’il devine dans le bouton ; il caresse d’un sourire ses plants de fraisiers, dont les fraises naguère lui ont rendu la vie ; il s’est levé dès le point du jour, Seigneur, pour surveiller votre création. Dieu créa, Linné ordonna ».
Le voyageur français a vu aussi Skokloster, le musée des pillages, le conservatoire des trophées d’art et du bric-à-brac de la guerre de Trente Ans. Il a passé rapidement devant les verres de Bohême, les porcelaines et les grès ; le poète qu’il est s’en est allé d’abord et s’est tenu longtemps devant les deux portraits d’Emma Brahé : il a contemplé sa « petite bague » de fiançailles. Et il nous a cité la page la plus exquise qu’ait fait naître un roman royal, la lettre étrangement surannée et tendre que Charles XII écrivait à cette « noble demoiselle et chère parente de son cœur »
qu’il appelait « ma bien-aimée »
. Il a assisté au bal d’étudiants d’Upsal, et il nous a représenté ce qu’il y admira : la jeunesse de la Suède, dans les costumes anciens, dansant les vieilles danses. Il a dîné chez l’archevêque, le jour de l’ordination des jeunes pasteurs, et, d’un regard auquel bien peu de chose échappe, il a noté ce que la fête avait de curieux, ce qu’elle suggérait de réflexions, ce qu’elle offrait de heurts, de disparates. Il est entré et il est resté, sur le dos, cloué par un rhumatisme articulaire, dans la maison de santé, Samariterhemmel. Il y a trouvé pour garde-malade Mlle Elsa, la jeune infirmière, sœur d’un maître éminent de l’Université, et il a tracé de cette robuste et pure vierge suédoise un portrait magistral. Il y a là dix pages de roman vécu, dont je ne citerai rien, car rien ne peut s’en détacher sans grand dommage : je n’y vois pas un mot qui ne serve à former une délicate et rare impression : analyser, morceler, ce serait détruire.
Je n’aurais pas montré tous les aspects de ce livre si riche et si neuf, si j’omettais de donner aux lecteurs une idée du service que l’auteur de
Le mieux serait de citer toutes ces traductions. Faute d’espace, il faut en choisir une, et j’avoue tout mon embarras. Une poésie de Karlfeldt ?
« le perron sculpté ». Le Seigneur l’y accueille gaiement avec ce mot de bienvenue :
« Entre donc, ô mon saint Prophète. — Et il fait signe à un ange, son valet, qui arrive alerte et vif, et conduit au pâturage les hôtes essoufflées ». Ou bien la rêverie de la Vierge Marie
« au teint de fleur d’amande »s’en allant
« seule et songeuse »à l’heure où
« le vent du soir fraîchit parmi les rangées d’ancolies »et où
« les jeunes gens et les jeunes filles de Dalarna vont deux par deux »? Une histoire de Pelle Molin ? Par exemple le récit qu’Anders, au milieu d’un cercle de Lapons, accroupis près de lui et en ripaille, fait d’une terrible chasse aux loups et de sa lutte avec le plus grand de la bande :
« Sans le clair de lune, le loup eût échappé ! Lorsque Anders le joignit enfin, l’animal se redressa et sa gueule grimaça de ses dents pointues. Il n’y avait pas auprès des marmites un seul œil qui n’exigeât du sang. » Une chanson du Vermland ? Celle du Vieux Troll de la Montagne ? Sauvage élégie, s’il en fut. Que l’on est loin de Polyphème ! dit M. Bellessort après l’avoir traduite. Oui, le Polyphème de Théocrite peut paraître un berger sentimental auprès de l’ogre nain, avide de sang, affamé de chair fraîche encore plus que de baisers. Imaginez Caliban follement amoureux : il sera moins barbare et moins dément que le Vieux Troll.
Mais je me dis qu’entre tous les morceaux traduits par M. Bellessort, celui qui a ses préférences est cette délicieuse Chanson d’Inga qu’il a traduite en vers. Il se la répétait, le 13 janvier, dans la maison du garde forestier, en regardant tomber la neige interminable, dans ce paysage où régnait « une tranquillité de mort »
. Il écrivait alors : « Je n’entends pas un cri d’oiseau, rien, rien que le bruit d’une source, un petit bruit continu, allègre, pur, touchant comme un filet de voix humaine. D’où jaillit-elle ? Où coule-t-elle ? La solitude en est remplie. Le cœur en est charmé. Et je songe aux vers de Fröding, dont je voudrais, même, hélas ! aux dépends de l’exactitude, faire passer dans ma langue un peu de leur rythme et de leur langueur. Je songe à toute cette vie de tristesse qu’il a si merveilleusement exprimée. »
Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie, Je suis si solitaire au chemin de la vie, Et mon âme est si seule en sa mélancolie ! Chante-moi ta chanson : chante-moi ton doux air, Qui sonne si gaîment dans mon palais désert ! Chante-moi la chanson, petite Inga, ma mie, La chanson vive et tendre et qui vole sur l’eau, Et qui court à travers le chaume : Et je te donnerai tout l’or de mon château, Et la moitié de mon royaume. L’or et l’argent de mon château, c’est ma tendresse, Et la moitié de mon royaume, C’est la moitié de ma tristesse, As-tu peur de la tristesse, Petite Inga, ma mie ?
Je n’avais pas besoin de rencontrer ces vers pour me rappeler que M. André Bellessort débuta dans les lettres, à vingt-cinq ans, par
Sous ses aspects divers et dans son étendue déjà considérable, l’œuvre critique produite par M. Victor Giraud est remarquable à plus d’un titre, et tout particulièrement par sa cohésion, par sa forte unité. On le démontrera sans peine ou même on le tiendra pour évident, lorsqu’elle sera achevée. Il suffira de se donner alors le temps indispensable pour la lire du premier volume au dernier, et de prendre le recul voulu pour l’envisager tout entière.
En attendant, cette œuvre, en cours d’exécution, mérite l’attention des connaisseurs et j’ai voulu les inviter à visiter un coin de l’édifice. La partie que j’aborderai est caractéristique. Elle va de Taine à Bourget. L’auteur y explique et y apprécie les mouvements d’idées de l’époque contemporaine. Mais je m’arrogerai le droit d’indiquer tout d’abord comment cette partie tient à l’ensemble. La présenter comme distincte, indépendante et isolable, ce serait en fausser le sens, en méconnaître la portée.
Au premier coup d’œil et rangés dans l’ordre chronologique, les ouvrages de Victor Giraud semblent s’acheminer vers des voies assez différentes. En 1898, c’est un paquet de notes sur Pascal qu’il abandonne à son libraire, et c’est bien de Pascal qu’il semble occupé pour longtemps. Mais, en 1900, il donne son
Blaise Pascal. Mais la même année 1903 voit paraître la
Blaise Pascal, études d’histoire morale, c’est-à-dire une suite de problèmes pascaliens très méthodiquement, très ingénieusement élucidés, et dont la solution présente, dans la plupart des cas, l’élégance géométrique. Enfin, le premier trimestre de l’année 1911 s’achevait à peine que déjà nous avions pu lire la première partie des
« sera suivi le plus tôt possible d’un second ».
À cette liste d’ouvrages publiés ajoutons ceux que M. Victor Giraud annonce comme devant bientôt paraître :
Apercevoir le terme où cette œuvre veut aboutir, n’est-ce pas découvrir aussi le plan très concerté qui n’a cessé d’en diriger et d’en assurer la conduite ? Un critique consciencieux et méthodique — j’emploie ces mots dans leur sens élevé — aurait-il pu se flatter d’aborder, un jour, pour son propre compte, le problème religieux et les rapports du catholicisme avec les destinées présentes ou futures du peuple français, s’il ne s’était pas tout d’abord appliqué à étudier, à éprouver, à recueillir, comme un pécule précieux, les traditions, pleines d’éclat, de l’apologétique en France ? Ne devait-il pas faire de Pascal, de ses
« duel ininterrompu »pour et contre la foi chrétienne ? L’expression, si heureusement trouvée,
« le duel ininterrompu », est de M. Victor Giraud, et, à ses yeux du moins, ce combat des idées, plus auguste et plus émouvant que la lutte des Olympiens, fait l’intérêt vital et le durable honneur de nos plus renommés chefs-d’œuvre. S’en détourner pour n’y pas revenir, ne serait-ce pas abdiquer en partie cette hégémonie littéraire attribuée dans le passé, dans le présent — il serait bien fâcheux de ne pouvoir dire dans l’avenir, — à la race française ? C’est avec des préoccupations de cet ordre qu’en 1900 M. Victor Giraud écrivit ou, pour parler exactement, récrivit son
Ce livre, dont l’ingéniosité de construction et la vigueur d’analyse valurent à l’auteur bien des suffrages et notamment celui de l’Académie française — l’Essai obtint le prix Bordin — était le développement ou la transformation d’une esquisse tracée, dix ans plus tôt, sur les bancs de l’École Normale supérieure. Communiquée à Hippolyte Taine lui-même par le maître de conférences de philosophie, M. Georges Lyon, l’esquisse avait charmé l’auteur des
Entre le travail d’école de 1890 et l’essai magistral de 1900 s’étaient écoulées, presque silencieusement, dix années laborieuses. Seule, l’avant-dernière année, (1898), avait été marquée par une publication que j’ai déjà citée, mais que je me reprocherais de ne pas définir, au moins en quelques mots, pour en marquer le caractère peu commun. Sous le titre :
« Une étude d’ensemble comme je la conçois, lisait-on dans la préface, doit être l’œuvre de presque toute une vie ». Le jeune maître gardait peut-être le secret espoir de devenir, un jour, le critique qualifié pour écrire cette large étude, mais, en attendant, c’est un recueil de
Si peu que l’auteur de cette première et provisoire enquête sur Pascal parût préoccupé de la faire valoir, elle éveilla plus que de l’attention chez ceux qu’il importait surtout d’intéresser. Comme le prédisait M. Émile Boutroux au lendemain de la publication, et déjà sa prédiction s’est plus d’une fois vérifiée, « quiconque voudrait s’occuper de Pascal »
ne pourrait s’abstenir d’aller chercher ici un « auxiliaire ».
D’ailleurs, en regardant le livre d’un peu près, on s’aperçoit que, dans sa nudité austère, il n’est pas sans laisser une impression d’art. Je le comparerais à un dessin étudié représentant un arbre sans feuillage, quelque ancêtre de la forêt comme en fixa sur le papier, de la pointe assurée et loyale de son crayon, le paysagiste Rousseau. On voit le tronc et ses rugosités, des racines aux maîtresses branches ; on peut suivre, on peut dénombrer, distribuant la sève en tous les sens, non seulement les grands rameaux, mais les ramilles extrêmes au bout desquelles le chaton ou le bourgeon n’attendent pour se déployer que les caresses du soleil ou les effluves de la pluie.
Quelque vénération qu’il eût gardée pour Taine, M. Victor Giraud ne pouvait pas se comporter avec son œuvre comme avec celle de Pascal et, tout en l’étudiant minutieusement, il n’alla pas, lorsqu’il s’agit de l’expliquer, jusqu’à répudier une seconde fois le charme littéraire.
C’est la méthode de Taine qu’il adopta pour pénétrer l’esprit de l’homme et pour commenter ses écrits. Il l’affirmait du moins, par déférence. Il empruntait les cadres, en effet, mais, pour se mettre seulement en état de les bien remplir, il s’y prenait d’une façon toute nouvelle. Voici comment il entendait que l’on doit pratiquer les ouvrages d’un écrivain avant de se permettre d’en parler : « Je ne me suis pas contenté de lire — ou de relire — dans une édition quelconque, les livres de Taine. J’ai comparé entre elles les éditions successives qu’il en a données, j’en ai examiné les variantes. Même, lorsque l’ouvrage avait tout d’abord paru dans un journal ou dans une Revue, je me suis reporté le plus souvent que j’ai pu au texte primitif, afin de saisir, tout près de la source, la pensée de Taine. En un mot j’ai traité l’auteur des
La rigueur scientifique de l’investigation, voilà donc ce qui donne leur prix aux enquêtes de M. Giraud. Nous n’avons rien ici qui puisse rappeler les alliages à bas titre. C’est par de longs et délicats travaux d’approche, critique des textes, examen pénétrant de certaines obscurités de la biographie, discussion serrée et décisive d’interprétations risquées ou de traditions suspectes, que se préparent, depuis longtemps, le
Après avoir relu ce très beau livre et s’être presque rallié au culte un peu dévot qui semble faire, par endroits, de l’
Pourquoi M. Giraud, qui sait les droits tout aussi bien que les devoirs de la critique, n’a-t-il pas exprimé, sur la méthode de recherche de Taine et sur la valeur documentaire de ses écrits, quelques-unes des réserves les plus nécessaires ? On en devine la raison : l’
Tout ce qui, dans l’
Peut-être M. Giraud s’est-il trop attaché à mettre en lumière les avantages de cette large éducation du normalien, du jeune professeur ? Si large qu’elle soit, n’a-t-elle pas ses limites et son point faible ? N’y avait-il pas lieu de nous en avertir plus clairement que par voie d’allusion ou de prétérition ? Qu’est-ce que Taine à vingt ans ? Ce qu’il sera toute sa vie. Dans l’adolescent, d’esprit agile et d’énergique volonté, qui triomphait avec aisance au Concours général, l’enseignement secondaire avait façonné, avant tout, un argumentateur éloquent et robuste. Superposée à l’entraînement, d’ailleurs avantageux, de deux années de rhétorique, l’éducation philosophique dont le jeune logicien fit provision dans sa dernière année du collège Bourbon, pendant les trois années d’École Normale et pendant une année d’enseignement au lycée de Nevers, avait gardé trop exclusivement le caractère d’un humanisme supérieur, ou tout au moins, comme l’a très bien indiqué dans un article de critique, intitulé
Il n’a pas même vu toutes les conditions qui sont à réunir pour mériter ce titre. Sa propre correspondance nous donne là-dessus les plus nettes indications. Il s’est efforcé, pendant assez de temps, d’une façon fort méritoire, de combler certaines lacunes de sa préparation initiale. Il s’est attaché, de préférence, aux sciences naturelles. Il avait compulsé, à Nevers, des livres de zoologie ; de retour à Paris, il travaille à se munir de connaissances en médecine et en physiologie. Poursuivant avec une sorte de fièvre, au Muséum, au Collège de France, à l’École pratique, ce complément d’informations, et saisissant avec avidité, peut-être avec indiscrétion, tout ce butin de notions trop rapidement englouties, il aspirait surtout à trouver un support solide pour ses analyses psychologiques ; je dirais volontiers qu’il travaillait à les enraciner. En procédant ainsi, il découvrait peut-être et désignait aux philosophes à venir un élément de nouveauté ; mais aux professeurs dont il fréquenta les amphithéâtres, entre la vingt-deuxième et la vingt-septième année, il était tenté d’adresser le reproche de ne pas cheminer du même pas que lui ; avide de généralisation, il attendait d’eux ce qu’il était impatient de produire lui-même, des conclusions. Il les eût redoutées comme venant trop tôt, s’il avait abordé leurs exposés de résultats avec cette disposition d’esprit que donnent l’éducation spéciale reçue à temps et l’initiation, acquise lentement, aux méthodes de laboratoire.
Assurément, l’une des parties les plus originales et les plus fortes du livre, plein d’idées neuves, de M. Giraud est celle où il nous montre toute l’influence de Hegel sur l’esprit et les œuvres d’Hippolyte Taine. Déjà reconnaissable dans
Certaines formules de l’esthéticien l’ont trouvé, toutefois, peu accommodant. Pas plus que Brunetière, son vrai maître, M. Victor Giraud, n’admet, en matière d’art, cette théorie de « la bienfaisance du caractère »
envisagée comme un principe essentiel qui « assigne à chaque œuvre son rang dans l’échelle »
; il nous montre du doigt à quelles puériles conclusions peut aboutir une philosophie de l’art dans laquelle s’introduirait par ce biais « toute la morale »
. Il reproche encore au païen que fut Taine de rester insensible et, pour ainsi dire fermé, à la beauté idéale de l’art chrétien. Il pourrait, s’il le voulait, faire le procès à son auteur sur d’autres points. Et qui même, si ce n’est M. Giraud, nous a cité le premier, sans les commenter il est vrai, mais avant toute publication d’inédit, les confidences significatives tirées des « sept petits cahiers de notes »
et de la correspondance ? « Pour jouir — écrivait, d’Italie, Taine à Paradol — j’ai de trop mauvais yeux et une imagination empressée qui déflore d’avance. Je t’avouerai que j’ai trouvé les choses plus belles dans les gravures que dans la réalité. »
Cette sincérité est d’une espèce rare, on doit le reconnaître, mais quel aveu pour un auteur qui, par devoir professionnel, va consacrer des années de sa vie à la critique d’art !
Au sujet d’Hippolyte Taine, M. Giraud reprend, mais je doute qu’il la fasse sienne, cette formule brillante, un « logicien-poète »
, improvisée nonchalamment, au bonheur de la plume, par le plus souple et le plus ingénieux des critiques contemporains, Jules Lemaître. Logicien, cela est évident, mais poète, on peut hésiter. Si le luxe des comparaisons et si la profusion fastueuse des métaphores suffisaient à faire un poète, l’auteur du
Mais si le labeur poétique est plus mystérieux, s’il y faut avant tout et surtout l’émotion profonde, le frémissement délicat de l’esprit devant les plus subtiles, les plus intimes révélations de l’âme humaine, de la nature et j’ajoute de l’art, ce n’est peut-être pas l’éloquence descriptive de Taine, si colorée, si emportée, et si impérieuse qu’elle soit, que l’on voudrait confondre avec la poésie.
Ne nous y trompons pas. Ce que le texte de l’
Au début de sa conclusion, il cite cette parole échappée à Taine dans un moment d’enthousiasme ou de parfait contentement de soi : « Penser, surtout penser vite, est une fête. »
M. Giraud ajoute simplement : « Il a pensé trop vite. »
Que pourrait-on dire de mieux ? Que pourrait-on dire de plus ? Tout ce qu’on voudra formuler de critiques méticuleuses sur les ouvrages d’histoire, de philosophie, de littérature et d’art produits par cet esprit fertile, réfléchi, fougueux, ample, étoffé, presque puissant qu’a été Hippolyte Taine, ne tient-il pas déjà dans cette expression, atténuée de parti pris, mais aiguë et perçante ?
l’
Empruntons à M. Giraud un de ses procédés les plus constants. Si l’on se demandait quelle est celle de ses aptitudes qui domine et ordonne toutes les autres, on trouverait chez lui le talent exceptionnel de discerner et d’illustrer dans un écrit, dans un auteur, l’élément que j’appellerai, faute d’un mot meilleur, la qualité morale. D’autres critiques de ce temps ont poursuivi d’autres desseins. Dans ses études sur les contemporains ou sur les auteurs du passé, Jules Lemaître a déployé, légèrement et sans effort, une habileté infinie à s’exprimer lui-même avec son naturel flexible et onduleux, avec la délicatesse subtile de sa pensée et la grâce de son langage ; il a fait, on l’a dit souvent, de la critique d’impressions : qui pourrait s’étonner qu’elle ait, de bonne heure, abouti au roman, au théâtre ? Par les moyens si variés dont témoigne son œuvre, par l’accumulation vraiment paradoxale des sujets qu’il a tour à tour ou ensemble abordés, et sur lesquels son esprit vif, agile et clair a projeté tout aussitôt une belle lumière, Émile Faguet a donné au métier de critique la popularité ; il a excellé dans l’analyse des ouvrages des penseurs, dans la reconstruction, ingénieuse autant qu’aisée, de leurs systèmes. Il y aura toujours des critiques philosophes, comme le fut par occasion et avec un accent si original en parlant de Hugo, le maître Jules Renouvier, ou des critiques psychologues, comme voulut être Hippolyte Taine, et comme est, après lui, autrement que lui, avec une élégance plus mondaine, Paul Bourget. Les critiques de tradition et de combat, tels que furent autrefois un de Feletz, un Nisard ou un de Sacy, occupent un rang élevé : après Brunetière, qui dépassa ses devanciers et dont la disparition n’a fait que consacrer quelques-unes de ses vertus, M. René Doumic, chroniqueur dramatique sans complaisance, habile conférencier, polémiste mordant, reste fidèle à l’idéal politique et religieux de sa première jeunesse. Les critiques universitaires ne manquent pas ; le plus qualifié d’entre eux, le mieux armé, le plus ardent, le plus persuasif, le plus dominateur a fait école ; prophète d’une nouvelle loi, d’une loi plus conforme qu’on ne le croit aux traditions anciennes, M. Gustave Lanson a deux ou trois disciples de valeur, et de nombreux élèves qui se flattent de lui ressembler, parce qu’ils ont reçu de lui de bonnes habitudes de travail : y a-t-il de quoi redouter et maudire son influence ? Les critiques poètes seront toujours rares : ils ne restent rivés au journal ou au feuilleton, comme le fut, sa vie durant, Théophile Gautier, que malgré eux, et l’on peut dire, à contre cœur : Anatole France et plus récemment Henri de Régnier en ont fourni la preuve.
M. Giraud n’a voulu suivre aucune de ces routes. Il a pris un chemin déserté et où l’herbe poussait, celui qu’avait connu et pratiqué jadis le sérieux, l’original Vinet. Il s’y est avancé d’un pas prudent et assuré : il ira très résolument jusqu’au bout de sa voie. C’est, en critique, un moraliste : le moraliste religieux. Je m’imagine que pour lui une page de livre est comparable à un épi de blé. Il rejette la page vaine et aussi vide, trop souvent, qu’une tige de paille sans grains. Le grain même n’est-il pas formé de déchets indigestes, peu utilisables, et, d’autre part, de la substance assimilable, nourricière, dont l’homme ne peut se passer ? Isoler l’aliment précieux de tout ce qui est négligeable et de nulle valeur, c’est à quoi le critique des
« Si le nom de moraliste convient surtout à ceux qui, ayant agité quelques idées dans leur vie, ayant observé longuement et curieusement les hommes et les choses, en rapportent la conviction que le point de vue moral est le seul auquel le monde mérite d’être envisagé et lui donnent enfin la place d’honneur dans leurs œuvres, bien des anciens méritent ce titre… »C’est sous cet angle, exactement, que les prosateurs modernes Pierre Loti, Ferdinand Brunetière, Émile Faguet, Melchior de Vogüé, Paul Bourget sont contemplés, scrutés et proclamés comme les meilleurs excitateurs d’esprits qui aient agi, en 1880, sur une jeunesse studieuse, pensive, curieuse de religiosité, et l’aient informée ou émue.
Pour pénétrer et pour définir devant nous ces auteurs contemporains, M. Giraud applique à ses études la méthode qu‘il avait, à peu de chose près, suivie pour écrire son
Quelqu’un a paru craindre qu’en procédant toujours ainsi le critique ne courût le danger de l’uniformité, de la monotonie. Il n’en est rien. Dans le
Le dirai-je en passant, et tirerai-je vanité d’un avantage peu enviable, celui d’avoir eu mes vingt ans longtemps avant M. Giraud ? Oui, ceux qui ont vu Brunetière tout jeune regretteront peut-être que son très pénétrant critique ne se soit pas préoccupé de le représenter tel qu’il était avant la gloire, avant l’heure du puissant crédit. La silhouette un peu farouche du répétiteur de l’institution Lelarge, impatient de renommée et de pouvoir, telle que je la retrouve à travers les vieux souvenirs d’une conversation avec Jean Richepin, mériterait d’être fixée. Et de même, l’Émile Faguet que j’ai eu pour collègue très gracieux, il y a bien trente-six ans, au lycée de Poitiers, le Faguet qui n’écrivait pas, qui dépensait joyeusement, à flâner sur les bords du Clain, ses heures de loisir, comme les camarades, ce Faguet, resté dans l’esprit de quelques hommes de son temps, M. Giraud n’a pas pu songer à nous le faire voir : il a connu uniquement le professeur de Sorbonne, le critique dramatique du
Si je voulais énumérer tous les endroits qui, dans ces cinq études, m’ont paru la précision même et « la même » raison, je n’en finirais pas, et je mériterais que l’on me reprochât de commenter sans fin ce qu’il suffit d’inviter à lire ou à relire. Un critique a plus de chances de paraître dans son rôle en formulant des restrictions, et comme l’écrivait déjà, à propos d’Émile Faguet, M. Giraud citant Pascal, en faisant « la part de l’envie »
. Quand l’auteur des
« Chateaubriand, oui ; les Natchez ont laissé sur moi une forte impression vers ma dix-huitième année. »Les
Mais si Loti ne doit rien à Renan, ni à Flaubert, ni aux poètes du Parnasse, oserions-nous jurer qu’il n’a rien lu des poètes anglais ? La goélette silencieuse, à l’ancre dans le petit havre, le calme plat dans un vaste océan, la mer d’huile, la mer de lait, vingt autres visions d’un réalisme délicat, que traverse parfois comme un rayon de merveilleux, où donc en avions-nous tant admiré le raccourci puissant, avant de les revoir, très émouvantes de beauté, dans les pages de
Et la composition même de cette remarquable étude sur Loti ne nous paraîtra-t-elle pas quelque peu concertée ? Telle que M. Giraud se représente la carrière littéraire du romancier, elle est, en quelque sorte, un acheminement très lent, mais continu, de ce point de départ, la philosophie du néant, à ce point d’arrivée, le regret de la foi chrétienne. Il y a quelque chose, ici, de la
Et nous touchons sans doute au seul défaut de cette critique si scrupuleuse et si soucieuse du vrai, du bien, de la beauté morale. Elle ne donne pas à la beauté sans épithète tout son prix. On le voit bien, quand un nom comme celui de Théophile Gautier se présente sous la plume de M. Giraud. L’impassibilité souveraine du maître d’
Quoi qu’il en soit, c’est en étudiant l’œuvre d’Émile Faguet, l’œuvre de Paul Bourget, que le moraliste catholique s’est cru le plus obligé d’aller jusqu’au dernier terme de sa pensée et de marquer, sous une forme très courtoise et toujours mesurée, ce que j’appellerai son inflexible indépendance. On me pardonnera de m’attarder un peu sur une seule de ces études : je prendrai la plus développée et la dernière du volume, les quatre-vingts pages si denses qui sont précédées de ce titre : M.
Au début de cette étude, M. Giraud donne un portrait de l’auteur qu’il aborde, un portrait qu’il n’a point tracé. Comme il avait fait définir les limites de l’esprit critique chez Émile Faguet par Émile Faguet lui-même, c’est aux médaillons de Jules Lemaître qu’il emprunte cette effigie de
Paul Bourget. Mais, pas plus que M. Giraud, Jules Lemaître — qu’il me soit permis de le dire — n’a connu Bourget poète adolescent, et c’est, je pense, ce Bourget qu’il eût été intéressant de nous présenter le premier.
Pour démêler, d’ailleurs, les origines de l’auteur de
« une famille lorraine venue d’Alsace, il n’y a pas cent ans, et auparavant d’Allemagne ». De cette double descendance dériveront, j’en demeure d’accord, des facultés transmises très diverses ; mais peut-être que chez Bourget, comme chez la plupart des gens de maintenant, les qualités acquises comptent encore plus que le legs des ancêtres. Ce qu’il doit à son père et à sa mère — car il en est du plus connu comme du plus obscur — c’est son tempérament et son intelligence. Mais supposez qu’à vingt ans le jeune homme eût été placé dans un autre milieu que celui où, de vingt à trente, il s’est développé, nous aurions un Bourget tout autre. Ce qu’il y a chez lui de dandysme, par exemple, l’y retrouverions-nous aujourd’hui, si, à l’âge où l’on est de cire pour recevoir les impressions et en garder la marque indélébile, Paul Bourget n’avait pas admiré de loin, puis abordé avec beaucoup de révérence, puis fréquenté assidûment, et très fidèlement aimé jusqu’à la mort l’auteur de l’
Et ce n’est pas impunément non plus, ni surtout sans profit, que l’artisan subtil et douloureux de la
Même sous le prosateur, le poète survit. À chaque instant, il se trahit et se découvre, témoin deux citations que me fournit l’étude seule de M. Giraud : “ Tracer le tableau de l’Ame française dans cette fin de siècle qui prend parfois une noire couleur de fin du monde et parfois une rose couleur d’aube nouvelle.”
N’est-ce pas, en quelques mots, la condensation d’une matière poétique, celle du livre de l’
« Sa mère lui mettait son cœur saignant sur son chemin, et il passait outre. »N’avons-nous pas ici comme un hommage à la chanson fameuse de
On arriverait à démontrer que chez Paul Bourget les plus belles échappées de prose ont pour point de départ un vers. La graine germe, un jour ou l’autre, après avoir sommeillé dans un coin du cerveau, et tout à coup donne ses fleurs. Rappelez-vous, dans les
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir.
On ne reprochera pas à M. Giraud, dans son étude des ouvrages de Paul Bourget, d’avoir dissimulé la valeur du critique et la portée des efforts du penseur. Nul, mieux que l’auteur des
« L’état d’esprit et d’âme.» Que cherche M. Giraud dans Bourget lui-même, et dans Faguet, et dans Vogüé, et dans Pierre Loti, et dans Brunetière, et que cherchera-t-il encore dans les cinq autres qui suivront ?
« L’histoire intellectuelle et morale de chacun d’eux », c’est-à-dire un reflet diversement coloré, répandant plus ou moins d’éclat, de la
« pensée profonde de leur temps ».
Rien ne donne l’idée du talent de M. Giraud comme de le voir retrouver le lien qui rattache à la critique des
« l’apologétique expérimentale », comme de suivre, sur ses pas, cette évolution religieuse, qui commence au
Et rien ne donne l’idée de la fermeté de caractère de M. Giraud comme certaines exigences. « M. Bourget »
— reconnaît-il — s’est peu à peu « dégagé de M. Renan »
, mais « pas en politique »
. Et ce n’est point M. Giraud qui s’accommodera de cette attitude équivoque. Le catholicisme libéral, qu’il professait à vingt ans, qu’il admirait encore récemment chez Melchior de
Vogüé, reste sa foi. Elle lui fait répudier non seulement le « catholicisme athée »
— c’est son mot — de l’Action française, mais le catholicisme moins dénaturé, quoique encore bien imparfait, par où M. Bourget semble vouloir perpétuer les dangereuses traditions d’un Bonald, d’un Joseph de Maistre. Sur la fausse interprétation de l’Évangile, sur la conception politique dont M. Bourget et quelques autres voudraient s’enorgueillir, mais dont la misère ne saurait être déguisée par cette formule à effet : « l’émigré intellectuel »
, M. Giraud a écrit des pages qui sont non seulement parmi les plus nettes et les plus fortes, mais parmi les plus courageuses qu’un moraliste catholique puisse écrire aujourd’hui.
En s’exprimant comme il l’a fait, M. Victor Giraud a traité d’égal à égal avec un écrivain qu’il appelle son maître. Dans ce débat de doctrine, il ne cède pas un pouce du terrain. Une fois de plus, nous voyons un disciple qui s’affranchit, et, sur ce point particulier, c’est bien à lui que le dernier mot reste.
Post-Scriptum. — Ces études étaient rassemblées pour l’impression, quand j’ai reçu le volume de M. Victor Giraud,
« le logicien-poète », soit exact, se complairont sans doute à savourer les pages où M. Giraud a su exprimer tout ce qu’il y eut, dans Hippolyte Taine, de sensibilité frémissante et d’imagination emportée, sous l’appareil des déductions géométriques et derrière le rideau de fer des orgueilleuses abstractions.
Après nous avoir fait pénétrer plus avant dans la nature intellectuelle de son auteur, en nous rendant presque évident le « lyrisme » natif, réduit par l’effort continu d’une opiniâtre volonté « au ton et à l’allure de l’analyse oratoire »
, M. Giraud nous découvre le fond de cette nature morale, par l’interprétation de l’attitude « intérieure » de Taine à l’égard de la religion. À l’orgueil intellectuel de la vingtième année, à l’ivresse de l’affranchissement, succède, chez Taine, une crise, non pas religieuse, mais philosophique. Presque aussitôt, par besoin de s’attacher à l’opinion « la plus nouvelle et la plus poétique »
, se produit l’adhésion, très réfléchie, et non moins obstinée, à la métaphysique panthéiste. Nous rencontrons aussi la profession de foi, substituant à l’Évangile de Jésus celui de Marc-Aurèle. Nous voyons briller cet espoir, si vivace et si exclusif, dans l’avenir de la science, dans la puissance illimitée de l’intelligence humaine, pour qui « tout mystère » doit finir par se dissiper. Mais voici le premier effort de « conciliation », et comme une idée de retour à l’idée chrétienne, sous cette forme, à demi rationaliste, du protestantisme entrevu, étudié, admiré, dans la nation anglaise ; et, à la fin, surgit cette conclusion, assurément inattendue chez l’auteur des
« La vérité n’est supportable que pour quelques-uns ; il vaudrait mieux qu’on ne pût l’écrire qu’en latin. »Évolution émouvante, poignante même, par la noblesse de l’esprit qui l’accomplit, et par la cruauté des temps qui l’ont déterminée.
Ayant nommé les
« De toutes les voies, — et elles sont nombreuses, — qui conduisent ou ramènent à la religion, intimement sentie et vécue, Montaigne n’en a fréquenté aucune. Ni le désespoir métaphysique, ni la profondeur du sentiment moral, ni le sens et l’effroi du mystère, ni l’élan spontané de l’âme vers je ne sais quoi qui l’enveloppe et la dépasse, jamais, à aucun moment de sa vie ou de sa pensée, jamais Montaigne n’a rien connu, ni éprouvé de tout cela. Surtout, peut-être, il lui manque ce sentiment du tragique de l’existence humaine sans lequel il n’y a ni très grand poète, ni profond penseur, ni véritable croyant. »Toute la page est parfaitement belle, et de cette beauté, si rare de nos jours, celle des fortes convictions. Aux yeux de Victor Giraud, le christianisme de surface et de pratiques de Montaigne, même affirmé à l’heure de la mort par
« une fin fort édifiante », ne compte pas, et, comparé, à Montaigne,
« Rabelais lui-même »., a-t-il écrit, serait « je ne dis pas plus chrétien, mais peut-être plus religieux »
C’est la même rigueur de dialectique, la même autorité de jugement, que l’on retrouvera dans l’étude sur Sainte-Beuve, d’une précision si éclairée et si indépendante ; dans la magistrale leçon d’université sur Sully-Prudhomme, poète et penseur ; dans l’émouvant in memoriam sur notre cher et noble Angellier, l’auteur de deux volumes de critique sur Robert Burns, et de ces poèmes admirables :
S’il me fallait choisir dans cet ouvrage, et que, sans courir le risque de rien exclure, j’eusse à faire sa part à cet instinct secret, à ce plaisir, toujours si vif, de préférer, je mettrais au premier rang de ces divers essais celui qui a pour titre :
Il importe à chacun de nous de méditer un peu sur cette simple et très ferme manifestation d’un esprit foncièrement sincère. Elle doit ajouter encore aux sentiments de haute estime, — n’hésitons pas à dire de respect, — qu’inspire, à ceux qui savent lire, toute l’œuvre de Victor Giraud.
« Un normalien qui a mal tourné. »
C’est la définition que donnait de lui-même André Beaunier, dans une fine allocution, qu’il prononçait à l’École normale, un jour que l’on fêtait l’excellent directeur, M. Georges Perrot. Et l’on reconnaît là l’humeur plaisante, ironique et légère, qui est le trait distinctif de ce charmant esprit.
Ne nous y trompons pas, et entendons ce que parler veut dire. Et tout d’abord ce normalien a commencé par prendre tous ses grades en se jouant, sans excepter le titre d’agrégé des lettres, plus difficile à conquérir en 1893 qu’aujourd’hui. Mais l’agrégé de vingt-trois ans se sentait peu sollicité par cet apostolat, le professorat des lycées. Vue sous un certain angle, — assurément trop étroit, — la préparation du baccalauréat lui paraissait une tâche ingrate. La position, plus engageante, de maître de conférences dans une Faculté ne le tentait pas davantage. Il aspirait à prendre rang parmi les publicistes ; il voulait courir sa carrière dans les journaux. Le stage, qui s’imposait aux élèves de l’École, en troisième année, l’édifia. Il suppléa, pendant deux semaines, dans la rhétorique de Stanislas « un écrivain parfait et un pénétrant moraliste, Paul Desjardins »
. Ces deux semaines révélèrent à André Beaunier tout ce qu’offrait d’embarrassant, de redoutable, pour une nature comme la sienne, la fonction d’éducateur. Il nous a fait sa confession ; la voici tout entière.
« J’avais deux sortes d’élèves : les uns, sur lesquels je ne me sentais pas d’influence — ils ne m’intéressaient pas beaucoup — ; et les autres, sur qui j’avais de l’influence : ils me faisaient peur. Songez-y, ce n’est pas une petite chose, de se dire qu’on modifie une âme, et cela, justement, à un âge où l’on est tout plein de chimère et d’incertitude. Ce n’est pas une petite chose, de penser qu’une idée, partie de vous, va faire son chemin dans les esprits et dans les cœurs. Et d’autant que les idées ne voyagent pas comme des chevaliers vêtus de l’intangible et froide armure ; je les comparerais plutôt à de petits organismes éperdument sensibles, et qui, en route, se transforment, se teignent des couleurs nouvelles du paysage, prennent une importance imprévue, perdent leur signification première, et quelquefois, en attrapent une autre. Elles meurent, quelques-unes, avant d’arriver : ou bien elles sont, à l’arrivée, très différentes de ce qu’elles étaient quand on leur a donné leur vol. On a dit que l’histoire humaine était l’histoire des idées ; plus exactement, n’est-elle pas l’histoire des contresens, souvent magnifiques, que fait l’humanité sur les idées ? Aussi admiré-je, avec respect, les professeurs prudents qui savent gouverner la fraîche floraison des intelligences ; et, avec mépris, les faciles idéologues qui lancent allègrement leurs trouvailles d’un jour et n’ont pas l’air inquiet de la moisson. »
La page méritait d’être citée, non seulement pour sa subtilité exquise, mais pour son intérêt de document. Et, en effet, si Beaunier joue avec ses souvenirs, s’il se raconte ici, comme partout ailleurs, à la façon renanienne, c’est-à-dire cum grano salis, il n’invente pas, assurément, cette sensation de crainte, ce mouvement de recul, à la seule pensée de s’engager dans la forêt obscure. En écoutant sa confidence, ceux qui ont passé par l’ancienne École normale reconnaissent l’état d’esprit que produisait, de temps en temps, chez quelqu’un d’entre nous, une éducation trop exclusivement critique. Cette éducation, ce n’est pas chez le maître de conférences seul qu’on la recevait : on se la donnait à soi-même dans des conversations aiguës, paradoxales, dissolvantes, dans ces discussions sans mesure et sans fin de la cour de récréation, de la salle d’études. Elle influa sur deux ou trois des jeunes gens que j’ai connus — ce n’étaient pas les moins heureusement doués — jusqu’au point d’établir en eux un scepticisme aussi raffiné qu’exclusif, une sorte de dilettantisme élégant et un peu morbide, dont, une fois engagés dans la vie, ils mirent ou des mois ou des années à se déprendre, à se guérir. La même éducation formait d’ailleurs, je me hâte de le reconnaître, des pédagogues décidés, des esprits agiles, au sens latin du mot, c’est-à-dire enchantés d’exercer leur action, et dogmatiques « avec délices ». Sans remonter plus haut, j’en citerais plusieurs, si je voulais, parmi les camarades mêmes de Beaunier : ils entrèrent très résolument, d’un élan vif, presque joyeux, dans leur classe de rhétorique ou de philosophie, ils s’affirmèrent aussitôt comme des maîtres exemplaires.
Mais ce n’est pas impunément qu’on a passé plusieurs années de sa jeunesse à s’entraîner en vue de l’enseignement : un peu plus tôt, un peu plus tard, quoi que l’on ait pu faire pour éviter ce pas, il faudra bien qu’on monte en chaire. Jean Richepin, après avoir jeté au vent
Conférencier — ou professeur, car c’est, tout un — André Beaunier ne se prodigue pas autant que le bon chemineau des lettres. Il a pourtant cédé, plus d’une fois, aux instances de ceux qui avaient deviné le vif plaisir et le rare profit qu’ils auraient à l’entendre. Le 24 décembre 1911, il se rendait à une invitation des élèves du collège Stanislas et, renouant pour eux le fil rompu depuis près de vingt ans, il se laissait aller à discourir sans ombre de pédanterie, à deviser, pourrait-on dire, en honnête homme. Avec quelles adroites réserves, avec quel sens de la nuance littéraire ou artistique il indiqua les « torts » principaux de « l’admirable Renaissance »
! Des jeunes gens venaient d’en exalter l’ambitieuse activité ; il avoua que cette époque était un peu tumultueuse et trouble pour son goût. Produisant des raisons qu’un fanatique de Calvin, de Rabelais ou de Ronsard trouverait peut-être forcées, mais qu’il n’était guère possible d’exposer plus ingénieusement, il déclara qu’il préférait « le fier, subtil et savant moyen âge »
.
Le 18 février 1912, « sous les auspices de la Société de l’Université Lyonnaise », il parlait à Lyon. À ce livre encore récent et qui aura certainement l’honneur d’être plagié plusieurs fois :
Trois semaines plus tard, à Paris, rue de Chateaubriand, devant un public presque uniquement féminin et recruté surtout, m’affirme-t-on, dans l’aristocratie, Beaunier soutenait une thèse, une jolie thèse :
Et presque sans reprendre haleine, deux jours après, s’adressant au public, peut-être un peu différent, mais tout aussi mondain, de la Société des Conférences, il plaidait une cause difficile, celle de la mode sous le second Empire : à force d’enjouement, de tact, de sentiment de l’art, il la gagnait.
Il y a, dans tout normalien, un critique prêt à surgir. C’est à la critique littéraire et, par moments, à la critique d’art qu’André Beaunier, depuis qu’il tient la plume, a consacré une bonne partie de ses heureux efforts. Et toutefois, je ne serais qu’à moitié surpris, si quelqu’un m’affirmait que pendant les années qui suivirent immédiatement son succès à l’agrégation, il ne se défendit pas toujours du plaisir d’aligner des vers, encore qu’il ait pris la précaution de n’en pas publier un seul, après ceux du collège. S’il n’avait pas un peu pratiqué le métier — et peut-être avec ce mépris de la rime retentissante et des rythmes réguliers, qui fut de mode entre 1885 et 1895, — d’où lui viendraient la curiosité passionnée, l’enthousiaste sympathie que, dans un livre de critique intitulé
Décadents, vers-libristes, symbolistes, romanistes, simplistes, André Beaunier a étudié de près, avec une indulgence fraternelle, tous ces lettrés en insurrection. Il en croit volontiers Verlaine et il consent à voir après lui, d’après lui, dans le saturnien Arthur Rimbaud, un précurseur du nouvel évangile. Les airs de métaphysicien ou de psychologue profond que se donna l’humoriste Jules Laforgue en divulguant, dans des milieux plus littéraires que philosophiques, les théories de Hartmann, en remuant les mots d’Inconscient, d’Évolution, d’Introspection, d’Instinct, par un grand I, et quelques autres, semblent l’avoir impressionné. Il nous apparaît à demi subjugué par l’esthétique de Gustave Kahn, esprit original, j’aime à le reconnaître, et poète doué d’une aptitude singulière à évoquer, à faire affluer les images. Il accorde les louanges les plus larges à Moréas, inventeur d’un « traditionalisme »
enrichi « d’aucunes nouvelletés »
. Cette doctrine fut illustrée, personne ne l’ignore, dans les
Ce qui paraît intéressant à remarquer dans ce volume de critique écrit pour mettre sous nos yeux une brigade de poètes, c’est la place qu’André Beaunier a cru devoir y faire à un auteur de premier rang, qui est surtout un prosateur. Le recueil de vers, par lequel débuta Maurice Maeterlinck,
Mais, avant de s’attacher, pour si peu de temps que ce soit, à ce maître exceptionnel et d’exemple assez dangereux, André Beaunier en avait subi, ou volontairement suivi, de moins étranges. Comme plus d’un jeune homme de sa génération, il avait fait sa rhétorique d’homme de lettres dans Flaubert, son éducation de logicien et de penseur dans Taine et dans Renan ; il avait savouré les romans d’analyse de Paul Bourget, les contes, pénétrés de réflexion et d’ironie, d’Anatole France. Et ce n’est pas sans un très grand profit qu’après s’être abreuvé, comme à la source même de l’émotion et de la vérité, dans les écrits de Léon Tolstoï, il a pu s’accointer à sa personne, entrer jusqu’à un certain point dans son intimité, être son hôte à Iasnaïa-Poliana et recueillir, sur plus d’un sujet important, ses confidences, ses oracles.
Les visites d’André Beaunier au comte Tolstoï remontent à l’hiver de 1897-1898. Le journaliste français retourna encore en Russie au printemps de 1899. Il s’avança, cette fois, jusqu’à Kiew, jusqu’à ce fleuve large et lumineux, le Dniepr, dont Nicolas Gogol, le conteur satirique, a exprimé, dans un superbe élan de poésie, la souveraine splendeur. Ces deux séjours nous ont valu le volume qui a pour titre :
Je ne connais guère de livre de voyage plus attrayant et, par places, plus révélateur. Les paysages sont rendus de main de maître. Le charme effacé de Saint-Pétersbourg « avec sa foule qui s’amuse, mais sans bruit »
, la saisissante apparition de l’orientale Moscou, « un rêve des Mille et une Nuits dans un paysage polaire »
, la tragique solennité des plaines russes sous leur parure, tour à tour étincelante ou assombrie, de neige, de givre, de gel, s’expriment avec un bonheur d’expression qui fait penser — que pourrais-je dire de plus ? — au talent pictural d’Ivan Tourguénef lui-même. Comme dans l’auteur des
« Apprends du tranquille paysage d’hiver la résignation, la docilité parfaite aux lois de silence et d’oubli. »
Les descriptions chaudes et colorées du printemps méridional, qui donnent tant de charme à d’autres parties du volume, font, avec ces tableaux de régions glacées, un contraste des plus heureux. Ce sont bien là des impressions de vrai poète. Les émeutes d’étudiants, les scènes de famine, le mysticisme religieux, le réalisme de l’art russe nous sont représentés aussi avec une vivacité de notation qui conserve son intérêt, sinon son actualité. Mais ce qui domine tout le livre, c’est la figure admirablement fruste et tragiquement émouvante de Léon Tolstoï.
Dès la première apparition, ces yeux clairs dont le regard aigu se fixe sur les traits de son interlocuteur, le dévisage et le transperce, cette parole profonde où s’exprime si fortement la « certitude »
d’un esprit dominateur, donnent au jeune visiteur « l’impression absolue du génie »
, Et un seul trait lui suffira pour nous faire toucher du doigt le fond même du caractère. On est à table, chez le comte. C’est lui qui parle. Il explique sa conception actuelle de l’art. Il porte en lui, dès ce moment, le sujet de
« Si j’avais eu cette idée directrice sur l’Art, j’aurais écrit tout autre chose que mes livres de cette époque, dont je suis très mécontent ! »L’hôte français risque timidement une objection et murmure l’interrogation :
“Même Anna Karénine ?”. L’écrivain russe, impérieusement, frappe du poing la table et riposte d’une rude voix :
« Et si je le dis, ce n’est pas pour qu’on me dise le contraire. »C’est le même homme, d’ailleurs, qui, sortant avec le jeune Parisien dont les pas hésitent un peu sur ce sol de neige durcie, lui
« prend le bras »affectueusement, et le
« soutient », quand son pied
« glisse ».
Que d’autres gestes spontanés, qui décèlent la vie ! « Il se met à tricoter avec ses gros doigts »
, ceux qui ont écrit
« Je ne puis pas souffrir qu’on ne soit pas de mon avis… Il n’y a pas des opinions, il y a de la vérité. »Ce n’est pas celui-ci qui se résignerait à préférer ce qui lui plaît, sans exclure avec force ce qu’il n’aime pas. Il s’assied au piano ; il joue du Schumann et conclut :
« Voilà de la musique : cela vaut mieux que vos Wagner ! »
Mais quel enchantement, dans les plus graves entretiens, que ces vives comparaisons : « Êtes-vous chasseur ? etc. »
que ces paraboles pleines de fraîcheur, jaillissant tout à coup comme une source d’eau très pure ! Une fausse doctrine s’est introduite dans la vie, c’est un « fétu de paille »
dans la montre : « rien ne marche plus ; mais enlevez cette paille, et subitement, tout se remet à marcher »
. Et cette image admirable pour marquer les limites de l’esprit humain dans la poursuite du savoir, dans la possession si précaire de la vérité : une lanterne sur la neige ; elle projette son éclat, sur un espace très borné, tout autour d’elle ; on peut la déplacer, elle illumine vivement une place nouvelle ; mais les ténèbres règnent encore sur tout ce qui reste à parcourir de la steppe sans fin, et ce qu’on a laissé derrière soi est rentré dans la nuit profonde.
Il y a près de quinze ans qu’André Beaunier prenait ces notes sur Tolstoï. Pour qui les relit aujourd’hui, elles sont surprenantes de pénétration, d’intuition sagace. Le Tolstoï qui, depuis, s’est révélé par ses derniers écrits ou par ses dernières résolutions, on le voit apparaître et on la reconnaît déjà dans ces croquis tracés, en un clin d’œil, d’après nature. La vie de l’apôtre russe ne s’est clairement expliquée qu’à l’heure de la mort. Il a vécu comme tous les hommes, c’est-à-dire qu’il a laissé derrière lui — je prends la formule à Victor Hugo — « plusieurs fantômes de lui-même »
. Mais, au rebours des autres hommes, il n’a pas admiré, il n’a pas adoré ces fantômes évanouis ; il les a tous pris en pitié, ou même en aversion. Il a passé son âge mur, non pas à regretter les joies, mais à réparer les fautes de la jeunesse ; il a passé une partie de ses vieux ans à renier tous les efforts de l’âge mûr ; et enfin, dans l’isolement de cette âpre agonie qui a causé tant de scandale, il a voulu comme expier les suprêmes attachements. Cette étrange évolution, André Beaunier, sans en prévoir exactement le dernier terme, en avait eu le sentiment, il l’avait presque définie. Est-il besoin d’en dire plus pour indiquer et l’intérêt durable et la haute valeur de ces
Si je me borne à désigner par leur titre d’autres volumes publiés à peu près à la même date,
Parmi ses œuvres de critique de toute sorte, c’est aux essais littéraires, puis-je l’avouer ? que vont mes préférences. J’arrive donc à cet ouvrage :
Y eut-il jamais, à vrai dire, drame intime ou roman de cœur comparable à l’existence de Pauline de Saint-Hérem, fille de M. de Montmorin ? Mariée jeune au comte de Beaumont, très jeune aussi, et « le plus mauvais sujet de Paris », séparée de lui aussitôt, en attendant l’évasion lointaine du divorce, elle conduit, pendant les deux années qui précèdent la Révolution, « le train magnifique » de la maison de son père, un des ministres de Louis XVI. Elle jouit des douceurs de l’amitié et, on peut le penser, des enchantements de l’amour, dans cette société d’élite où d’admirables jeunes femmes, célébrées par un grand poète sous des noms modernes ou antiques, « Fanny, Camille, Chloé, Glycère, Euphrosine ou Lydé, Pannychis », se laissaient adorer délicieusement par des gentilshommes accomplis, Calixte de Montmorin, François du Pange, Adrien de Lezay, André Chénier, d’autres encore. Elle assiste aux premiers revers du régime royal, à la démission du ministre, et, dès les débuts de la Terreur, elle a sa large part dans les angoisses les plus cruelles. Après l’assassinat de son père, après l’exécution de sa mère et de son frère, échappée comme par miracle au même sort, elle se retrouve, vivante encore — si c’était vivre — dans une masure de village, cachée, protégée et servie par d’anciens domestiques de son père, chez de pauvres gens qui l’ont recueillie. Elle y est découverte, un jour, par Joseph Joubert. L’amoureuse amitié de ce sage, de ce chrétien, sa discrète adoration, si dévouée et si profonde, s’effacera mélancoliquement et, sinon sans souffrance, du moins sans un accent de reproche ou un pli d’amertume, devant la jeunesse et l’ardeur de René de Chateaubriand.
Mais quelle autre aventure sentimentale que cette réclusion, à Savigny, de deux êtres de qualité rare, s’enivrant de tendresse amoureuse et travaillant ensemble au livre que l’on connaît ! « J’attribue à Pauline de Beaumont, écrit André Beaunier, la délicate et la mélancolique poésie qui est le plus subtil parfum du Génie du christianisme. Telle est sa gloire à elle aussi. »
Hélas ! les tourments de la pauvre hirondelle et son « engourdissement fort triste »
commencent presque aussitôt. René s’est follement épris des « longs cheveux blonds »
de la jolie Delphine de Custine. C’est avec une finesse d’analyse exquise, mais implacablement ironique et railleuse, que le critique nous expose, à l’aide des lettres de Chateaubriand, cette cruelle trahison, accomplie non sans allégresse. Tout à coup, le secrétaire d’ambassade part pour Rome. Pauline de Beaumont, déjà demi-mourante, se ronge d’ennui et de regret dans sa solitude à Paris, ou au Mont-Dore, pendant une saison d’eaux, qui l’exténue et qui l’achève. Elle n’y tient plus : elle va rejoindre René. Elle expire bientôt à Rome devant lui. Mort admirable de douceur passionnée, d’abnégation suprême et récit d’agonie plus émouvant, plus inoubliable encore que la fameuse page funéraire d’
Je ne veux pas quitter tous ces volumes de critique sans nommer avec gratitude l’un des plus récents :
Il contient vingt-quatre portraits à la plume, improvisés d’abord pour le journal
André Beaunier n’a vu de près Charles Bordes que « tard ». Il l’a représenté tel qu’il était, depuis qu’une congestion l’avait terrassé jeune encore, et lui avait laissé presque un côté du corps inhabile, invalide, paralysé. « On était d’abord attristé de le voir, si chétif et blessé, sa main gauche tout à fait morte, sa jambe gauche qui se faisait traîner, ses yeux qui ne remuaient pas ensemble… On allait avoir pitié de lui : mais la dignité de son attitude imposait. Dans cette extrême faiblesse du corps il y avait visiblement une vive énergie de l’esprit. Il semblait pauvre, et, avec tant de naturelle modestie, si fier ! Il était comme le saint charmant d’Assise, lui aussi, le Poverello — oui, le Poverello de la musique. On s’attristait d’abord ; et puis, non… Il était heureux, en effet ; on ne tardait pas à s’en apercevoir : une gaieté enfantine, et de qualité presque divine, l’animait bientôt, dès qu’il entrait en sécurité… Il avait été assez riche, et puis tout son argent s’en était allé sans qu’il sût avec exactitude comment. Il avait été bien portant ; et puis sa santé aussi s’en était allée, un jour, avec tant de soudaineté qu’à peine s’en aperçut-il……
Son allégresse était la flamme de son intelligence ; et les défaillances de la réalité n’y portèrent pas atteinte ».
C’est bien là le Bordes des dernières années : une sensibilité admirable, une foi héroïque dans un corps à demi glacé. Mais d’autres l’ont connu jeune, vaillant, et à l’époque où cette foi faisait chaque jour des miracles. Je le vois encore, groupant autour de lui, pour préparer les premières exécutions de la musique polyphonique du e
Il faut avoir pénétré, à la suite de Charles Bordes, dans ce milieu-là, pour bien savoir ce qu’il y eut en lui — dans ce temps déjà éloigné — de radieuse autorité, de séduction toute-puissante.
Je me résume en quelques mots. Précise dans sa documentation, nette dans ses formules, diverse dans son objet, dans son aspect, dans ses ressources, la critique d’André Beaunier a cet attrait qui lui est propre : elle intéresse le lecteur au même point et par les mêmes procédés qu’une œuvre d’imagination. Elle est toute psychologie ; elle sait pénétrer et exprimer les caractères. Est-il besoin d’en dire le motif ? Tous les lecteurs l’ont deviné. Critique par métier, André Beaunier est romancier par vocation. Et c’est de ses romans que j’aurais dû parler, et parler très abondamment, si j’avais eu à cœur de donner, d’un seul coup, toute sa mesure. Mais, à chaque tâche, son temps. L’occasion pourra se retrouver de définir le romancier, et de montrer qu’on ne peut pas étudier avec quelque attention
Je dois à l’obligeance de mon ami, le peintre Félix Bouchor, d’avoir pu étudier tout à fait à loisir un document qu’apprécieront les esprits curieux de reconnaître et de scruter les origines littéraires d’un poète. Ce document est un cahier de poésies composées et transcrites par Paul Verlaine, pendant la période la plus secrète de son existence, au fond de ces cachots rébarbatifs de la Belgique d’où il sortit, le cœur redevenu chrétien, et avec un talent renouvelé ou accompli par le plus admirable effort vers la sincérité et la simplicité parfaites.
Lorsque l’auteur de ce cahier de vers s’en sépara, il ne livrait d’ailleurs rien d’inédit, si nous nous en tenons au sens ordinaire du mot. Sur les vingt poèmes plus ou moins étendus dont se composait le recueil, dix-neuf étaient imprimés et le seul qui, presque entièrement, restait à publier, ayant été, depuis ce temps, distribué par fragments dans des groupements ultérieurs, se trouve, à peu de chose près, divulgué comme tout le reste.
Le manuscrit, pourtant, par ce qu’il peut encore offrir d’inattendu, de vraiment initiateur, mérite une étude critique, et je voudrais en apporter la preuve à des lecteurs lettrés. Je m’en tiendrai, ici, à la description sommaire du recueil, et ce sera comme un point de départ pour présenter certaines réflexions sur la formation toute savante de cet artiste exceptionnel que fut le poète Verlaine, sur la genèse obscure et la claire révélation de son intime originalité.
Un mot d’explication d’abord sur la provenance du manuscrit. Au printemps de l’année 1890, Verlaine était à l’hôpital. Il emprunta à l’infirmier ou à l’étudiant de service une feuille de l’Assistance publique portant au recto la devise : « République Française. Liberté, Égalité, Fraternité », avec la formule imprimée : « Nom de l’établissement, service de M., etc. » Au verso de cette feuille, d’une écriture lourde, quelque peu tremblée, comme celle d’un égrotant pour qui le moindre effort est malaisé, il traça ce billet laconique, mais expressif :
« Le 4 juin 90.
« Mon Cher Bouchor,
« Veuillez accueillir MM. Paterne Berrichon et Édouard Rist qui veulent bien se charger de vendre quelques manuscrits que je crois intéressant
(sic).« Bien à vous,
« Paul Verlaine.
« Paul Verlaine, très souffrant, au lit et redoutant l’ . »
Le post-scriptum ne fut point achevé. Quel est le mot qui manque ? On songe à la banale et plausible leçon : « redoutant l’indigence. » Mais on se rappelle que Verlaine appréhendait peu pour lui-même, et pour le poète en général, le dénûment. « L’hôpital, au bout de sa course terrestre »
Il n’est pas besoin d’insister : « redoutant l’indigence »
n’est pas verlainien. Est-ce le mot « ataxie » qui est resté en l’air ? Le poète saturnien, que tenaillait un rhumatisme aigu, se croyait-il voué aux « douleurs fulgurantes »
? Quoi qu’il en soit, le manuscrit fut acquis champ par le destinataire de la lettre et, en le déclarant « intéressant »
cet autre émule du Poverello n’a point surfait sa marchandise.
Le titre du manuscrit,
« J’ai été dans les fers : c’est là que j’ai appris à prendre patience dans les adversités. »L’écrivain qui devait, dix-neuf ans plus tard, donner le livre en prose,
Très ordonné presque sans intention, et d’une composition rendue dramatique avec un minimum d’arrangement par la seule suite des événements de la vie intérieure, ce recueil de poèmes, pour la plupart excellents, aurait dû susciter le zèle d’un éditeur intelligent ou animé de quelque bon vouloir. Mais dans quel coin du Paris de 1875 le repris de justice Verlaine eût-il trouvé cet indispensable complice ? On sait l’inanité de ses efforts antérieurs pour faire aboutir à l’impression les
« état de siège »de transporter dans l’Yonne et de rééditer à Sens son journal,
Le seul fait de s’être mêlé, si peu que ce fût, au groupe des publicistes de la Commune avait mis Verlaine en fâcheuse posture auprès du libraire Lemerre et des auteurs accrédités « au passage Choiseul ». Mais, après le procès scandaleux de Bruxelles et la condamnation à deux ans de prison pour une tentative de meurtre, de piteuse allure, qui eût osé marquer ouvertement quelque intérêt au « pauvre Lélian » ? Il a fait le compte des amis parnassiens qui, depuis son internement aux « Petits-Carmes » de Bruxelles et dans la cellule du « château » de Mons, jusqu’au triomphe retardé, mais tout à coup impressionnant, du livre de
Las ! je suis à l’Index, et dans les dédicaces Me voici Paul V… pur et simple. Les audaces De mes amis, tant les éditeurs sont des saints, Doivent éliminer mon nom de leurs desseins.
Imprimés dans
Leconte de Lisle :
J’arrive, ramené par cette citation, au contenu de
De ces vingt pièces, brèves ou longues, deux seulement,
Seize pièces sur vingt sont précédées d’une épigraphe. Les textes cités de la sorte dans le manuscrit témoignent des lectures les plus diverses : Cervantes, La Fontaine, Homère, Michel-Ange, Alfred de Vigny, Jules de Rességuier, Shakespeare, le Psalmiste, l’Office religieux, sainte Catherine de Sienne. Plus d’une citation révèle une intention, une tendance : nous aurons lieu d’en tenir compte. Enfin, chaque pièce est datée scrupuleusement : nous verrons le parti qu’on peut, qu’on doit tirer de cette indication.
Si jamais écrivain parut peu préparé par son éducation, par ses antécédents, à devenir l’auteur du livre de
Dans une étude, ancienne déjà, sur les poètes symbolistes, Jules Lemaître, ayant à définir celui qu’il regardait alors comme le chef de l’école nouvelle, imaginait de le représenter comme un satyre à qui serait, par aventure, échue une âme musicale, et dont les chants tiendraient sans doute le milieu entre le maladroit récitatif d’un gardeur de troupeaux et la plainte d’Orphée.
L’image est suggestive et nous voyons d’ici ce Marsyas « sauvage », au crâne presque bestial, à la bouche impudente, aux yeux étrangement subtils : il est armé de fragiles roseaux, il fait monter dans un éther céruléen, par-dessus la rumeur stridente des cigales ou les murmures concertants de l’yeuse et du peuplier, ses traits de flûte mal rythmés, aigres comme verjus, discordants à faire frémir, puis tout à coup, presque sans y songer, il donne aussi l’essor à de très pures mélodies, et leur grâce est si délicate et leur contour si plein de vénusté que la chanson du chèvre-pieds égratigne de jalousie le cœur secrètement ému, mais orgueilleusement dominateur, du dieu de la lyre, Apollon. Vraisemblable, sous certains aspects, cette assimilation est plus séduisante qu’exacte. Ni à l’heure, déjà surprenante, de ses débuts, ni au moment, presque miraculeux, de sa maturité, ni dans le crépuscule louche et affligeant de sa caducité précoce, Verlaine n’a été ce rustique inspiré, que son irrésistible instinct pousse aux vulgarités, aux images obscènes, mais par moments transporte, transfigure et fait rayonner comme un dieu. Le jeune homme, chez lui, — on peut dire l’adolescent, — est déjà un insigne artisan du vers, un virtuose sans égal, un raffiné voluptueux, un dandy littéraire, et, — pourquoi reculer devant le mot ?… — un corrompu.
Il fait au lycée Bonaparte d’assez bonnes études latines et grecques ; mais là n’est pas son cœur. À seize ans, en seconde, il a « tout lu en fait de poésies et de romans »
. Il cache dans son pupitre les
« sensualité »qui, d’après ses aveux, le
« prit »et
« l’envahit »entre
« douze et treize ans », le pousse à rechercher une délectation morbide dans des poèmes qui lui parlent de
« perversités », de
« nudités »: à quatorze ans, il pioche les
« ne les comprend guère »; il en demeura pourtant comme obsédé. Les
« géniale entrée en scène »de Catulle Mendès et, quarante ans plus tard, il citera, de mémoire, avec des témoignages enthousiastes, le prologue de ce premier recueil de vers
« avec les Vignes folles », écrit-il,
« son livre de chevet ».
Au sortir du collège, il poursuit sans méthode, mais sans répit, ses investigations d’impatient chasseur d’idées, d’émotions, d’images. Il ouvre, avec une curiosité de bon aloi, les écrits du grand philosophe des temps nouveaux, notre Descartes, et ceux du moraliste cher à Mme de Sévigné, le rigoureux et délicat janséniste Nicole ; mais il y joint, avec une candeur bien regrettable assurément, le par trop pauvre et trop grossier catéchisme matérialiste de l’Allemand Büchner,
« texte espagnol, édition du temps »: il y étudie le cultisme. Ce que l’on a mis en français des éminents romanciers d’outre-Manche, Thackeray et Dickens, ne lui échappe pas : il goûte encore plus
« de ce soixante-sept à ce soixante-dix », — il sait par cœur la
Pour aussi libertin, dans les deux sens du mot. que l’aient laissé les années de collège, et quoiqu’il nous paraisse, avant tout, s’attacher à continuer routinièrement la tradition de tant de bons garçons, qui parvenus au tournant assez dangereux de la vingtième année, eurent pour principal souci de mener la vie de bohème et de rééditer ces fredaines de quartier Latin, magnifiées ou romancées par le très populaire, très banal, mais non pas très inoffensif Henri Murger, Verlaine n’est-il pas déjà, — ne fût-ce qu’un moment et dans l’intervalle de deux excès, — tenté de ne pas réprimer on ne sait quelle aspiration vers un autre idéal ? Avec la même avidité qu’il a pu mettre à dévorer les contes de Crébillon fils et toute cette littérature érotique du règne de Louis XV, répudiée avec une sorte d’horreur par l’idéalisme élevé des grandes âmes romantiques, il passe brusquement, comme pour changer d’air, à la lecture de Joseph de Maistre, et manifeste une salubre joie à voir passer le flot puissant, pénétré de fraîcheur, de ce torrent d’apologétique chrétienne. Il aime les mystiques : il a pour l’Espagnole d’Avila, sainte Thérèse, une prédilection ; il ne se lasse pas de méditer sa vie.
Tout cet acquis n’étouffe pas en lui les germes naturels d’originalité, mais les recouvrira d’abord et les comprimera comme sous une armure de brillant savoir. Qu’est-ce que les
Dans le
Il n’est pas inutile ici de remarquer combien le sens artistique de Paul Verlaine, bien plus aigu que celui du grand nombre des Parnassiens, — le très subtil « Catulle »
mis à part, — répugne, de bonne heure, à s’incliner devant la froide et décevante majesté des poèmes du chef du chœur. N’oublions pas à quel mépris, — très injuste, je le reconnais, — aboutira le sentiment, ou le ressentiment, du poète des
Cet individu fait de la poésie Qu’il émet d’ailleurs sous « un nom pompeux » Comme dit Molière à propos d’un fossé bourbeux Pour ne pas laisser de doute à ses lecteurs sur son intention hostile, Verlaine, dans une note, a mis le point sur l’ i: il cite tout le vers de Molière : « Et de Monsieur de l’Isle il prit le nom pompeux », en soulignant« Monsieur de l’Isle. »
L’auteur des
À la manière de plusieurs, et il goûte si fort ce jeu d’adresse, où il excelle, que l’on commettrait une bévue en négligeant d’envisager, sous cet aspect ironique et railleur, certains morceaux de son premier ouvrage.
Qu’on relise
Il est grave, il est maire et père de famille, et qu’on daigne seulement noter l’allure des tercets : Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a Plus en horreur que son éternel coryza, Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.
On avouera que c’est ici une caricature, exécutée avec un art au moins malicieux, dans le goût de l’ami Coppée.
Ce pourrait être un divertissement que de chercher, dans les
« cuadro de chevalet » des Fleurs du mal:
xcix Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, Notre blanche maison, petite, mais tranquille ; Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus, Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus, Et le soleil, le soir, ruisselant et superbes Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux, Contempler nos dîners longs et silencieux, Répandant largement ses beaux reflets de cierge Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. Voici comment le très habile débutant va refaire ce joli tableau : Après trois ans Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu’éclairait seulement le soleil du matin, Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle. Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin… Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle. Les roses comme avant palpitent ; comme avant, Les grands lys orgueilleux se balancent au vent, Chaque alouette qui va et vient m’est connue. Même j’ai retrouvé debout la Velléda Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue, — Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.
Ce sont les mêmes traits, adroitement repris et à peine altérés : le soleil du matin a remplacé celui du soir, et Velléda a délogé Pomone. Mais déjà les menus détails sont vus par un autre œil plus sensible, plus scrutateur, et, si je puis risquer l’expression, plus tenace.
Autant, d’ailleurs, cette influence prétendue, mais toute en apparence, de Leconte de Lisle est contestable, ou pour le moins, à négliger, autant on risquerait d’omettre un trait essentiel si, sur la foi de Verlaine lui-même, on évitait de signaler l’ascendant très marqué que prit, avant tout autre, et que reprit, plus d’une fois, sur le jeune poète, ce mystique blasphémateur aux vers industrieusement élaborés et nettoyés, de chevilles ou de longueurs jusqu’à nous paraître parfaits, ce mosaïste, armé de fine érudition, un vrai book-worm, dévorateur de certains livres seulement, des poètes latins et de quelques auteurs anglais pas toujours bien comprisperversity, c’est-à-dire excentricité, horreur de la route suivie par tous, manie du chemin de traverse : en traduisant ce terme faussement par le français « perversité », Baudelaire a leurré et chaviré bien des crédulités naïves. Un grand savoir et la plus heureuse mémoire ont permis à M. Périé de dépister tous les emprunts de Baudelaire et de faire le compte de ses centons. Que ne publie-t-il ce livre projeté dont nos entretiens du temps jadis m’ont permis de deviner tout l’intérêt !« impeccables »
.
Or ce n’est pas impunément qu’à l’âge où l’esprit est si facile à façonner et même à déformer, cereus in vitium flecti, l’adolescent précoce a entendu, a retenu ces invitations à l’ivresse,
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde, Les baumes pénétrants que ta panse féconde Garde au cœur altéré du poète pieux ; Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie, Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie, Qui nous rend triomphants et semblables aux dieux
Et si Verlaine, en 1868, écrit le petit livre,
« artistes », mais libidineux, au licencié de Ségovie Pablo de Herlañez ; s’il s’est complu, comme un peintre de la décadence florentine, à perpétrer ces études de musée secret, c’est pour avoir sans doute été de très bonne heure initié par l’édition princeps des
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, etc.
Pour ne parler que des œuvres que l’on peut lire, le sceau de Baudelaire est reconnaissable partout dans les
« Épigraphe pour un livre condamné. La pièce fut insérée dans le premier »Parnasse contemporain (1866) avec un petit nombre de vers de Baudelaire, en même temps que sept pièces de Verlaine, dont six devaient passer dans lesPoèmes saturniens . Le deuxième Parnasse (1869) contient cinq pièces de Verlaine. Dans le troisième Parnasse, de 1876, le nom de Verlaine ne figure plus : l’éditeur l’a rayé de ses papiers.
Lecteur paisible et bucolique, Pâle et naïf homme de bien, Jette ce livre saturnien,Orgiaque et mélancolique. Si tu n’as fait ta rhétorique Chez Satan, le rusé doyen, Jette, tu n’y comprendrais rien…
La réflexion philosophique du
Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé Le pacte primitif par les siècles usé Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce De l’Harmonie immense et bleue et de la Force,
n’est qu’une redite diluée du distique baudelairien, plus concis, plus nerveux :
Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait D’un monde où l’Action n’est pas la sœur du Rêve. ( Le Reniement de saint Pierre .)
Ce vers du
« Sans bride, ni mors, ni trêve »est la transcription, avec un simple changement de rythme, de ce vers du
« Sans mors, sans éperon, sans bride. »
L’image finale de la pièce
… sous un fourré, là-bas, des sources vives Font un bruit d’assassins postés se concertant,
malgré tout l’intérêt de l’effet de surprise obtenu si adroitement par le doigté de Verlaine, perd quelque chose de son air d’originalité, lorsqu’on découvre une première intention de cette image dans un vers de la pièce de Baudelaire intitulée
Vous entendrez toute l’année Sur votre tête condamnée Les cris lamentables des loups… Et les complots des noirs filous.
La pièce
La mélancolie, Berce de doux chants Mon cœur qui s’oublie Aux soleils couchants, Et d’étranges rêves Comme des soleils, Défilent sans trêves, Défilent pareils À de grands soleils Couchants, sur les grèves,
n’est-elle pas l’écho, mais cette fois plus pénétrant et plus parfait, d’accents déjà délicieux ?
Les soleils couchants Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D’hyacinthe et d’or ; Le monde s’endort Dans une chaude lumière. ( L’Invitation au voyage .)
Et le
« Toi, Seine, tu n’as rien », qui parodie le vers fameux :
« Mais Grenade a l’Alhamhra »de la pièce des
… Deux quais, et voilà tout, Deux quais crasseux, semés d’un bout à l’autre bout D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne Qui fait dans l’eau des ronds et qui pèche à la ligne. ……… Puis tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré Lançant dans l’air bruni son cri désespéré, Son cri qui se lamente et se prolonge et crie, Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie. ……… C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur, Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ; Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ; Sur une clef de sol impossible juchées, Les notes ont un rhume et les dosont desla;Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela ! ……… Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence, Et la nuit terne arrive et Vénus se balance Sur une molle nue au fond des cieux obscurs : On allume les becs de gaz le long des murs.
Je ne crains pas d’y insister. Sans l’incitation de tel ou tel tableautin réaliste des
Baudelaire n’est pas le seul poète à qui le jeune auteur ait fait vraiment payer tribut. La manière nette, fine, curieusement pittoresque des proses romantiques d’Aloysius Bertrand, ce miniaturiste sur vélin cher à David d’Angers, se retrouve dans l’
… un gros de hauts pertuisaniers En marche… et leurs fers droits, comme des fers de herse Luisent à contresens des lances de l’averse.
C’est Théodore de Banville qui a planté dans la mémoire de l’adolescent ces vers de la
Et léguant devant tous leur étude profonde À la postérité, cette voix qui féconde, Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons… Ce souvenir viendra se placer, on peut le dire, machinalement, dans la conclusion de l’ Épilogue :Afin qu’un jour, frappant de rayons gris et roses Le chef-d’œuvre serein, comme un nouveau Memnon L’Aube-Postérité, fille des temps moroses, Fasse dans l’air futur retentir notre nom.
C’est Hugo, avec son alliance de mots si expressive et si exacte :
Gravir le dur sentier de l’inspiration,
et c’est aussi Théophile Gautier, avec ses déclarations de principes sur la nécessité de la forme impeccable et de l’effort laborieux pour sculpter l’œuvre d’art dans une matière dure, qui prêtent leur autorité à ce Credo littéraire proclamé emphatiquement :
Ce qu’il nous faut à nous, c’est aux lueurs des lampes La science conquise et le sommeil dompté, C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes, C’est l’Obstination et c’est la Volonté. ……… Libre à nos inspirés, ceux qu’une œillade enflamme, D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau : Pauvres gens ! L’Art n’est pas d’éparpiller son âme : Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?
Enfin, c’est dans une pièce des
« Watteau rêvé par Raffet », — l’expression a été glissée dans le poème même par son auteur, et sa précision critique indique assez l’artifice de son travail, — semble annoncer déjà le recueil qui fera suite aux
Puisque j’ai prononcé le nom d’Albert Glatigny, on me permettra de ne pas trop vite glisser sur ce rapprochement qui a son importance aussi : Glatigny et Verlaine. Parlant des
Le
« ce Walpurgis français », d’où est sortie la pièce de Verlaine, serait digne d’être placé au rang des ouvrages les plus heureux, s’il ne procédait pas lui-même d’un original antérieur. Il est bon de s’en souvenir : le point de départ de cette poésie galante est dans Théophile Gautier. Dès 1838, le maître artiste avait tout indiqué, sinon tout dit, dans trois petites pièces de la
Je ne crois pas nécessaire de supposer que pour peindre cet habile et piquant tableau :
… Imaginez un jardin de Lenôtre Correct, ridicule et charmant.
Verlaine ait eu besoin d’en prendre dans Gautier les éléments : l’intermédiaire offert par Glatigny a pu suffire. Ce qui n’est pas douteux, ce qu’il importera de démontrer, c’est que, pour composer son second ouvrage,
Shakespeare. Leur influence souveraine épure et subtilise, à un incroyable degré, son talent d’ouvrier en vers, déjà si varié, si net, si fin, si assoupli, si fertile en métamorphoses.
Les
« La moitié est parfois plus grande que le tout », c’est-à-dire vaut davantage. Mais pour être très pénétré de cette vérité paradoxale, et méconnue des poètes français depuis le jour où l’on rompit avec la tradition classique, Verlaine n’aurait eu qu’à soupeser son petit livre favori, les
Verlaine doit bien autre chose au « vieux Sachem »
Théophile Gautier qu’une leçon de goût. Il suffit pour s’en assurer de relire les
« nègre par son masque »et madré
« serpent par ses vives couleurs »son
« souffre-douleurs »Cassandre, le blanc Pierrot, qui bat
« de l’aile avec sa manche, comme un pingouin sur un écueil », le docteur bolonais qui
« rabâche », Scaramouche, qui, d’un coup d’épaule, écarte Trivelin et, d’une main preste, tend à Colombine
« son éventail et son gant »et, traversant cette musique, l’inconnue en domino noir !… mais son
« malin regard en coulisse »l’a décelée :
Ah ! fine barbe de dentelle Que fait voler un souffle pur, Cet arpège m’a dit : « C’est elle ! » Malgré les réseaux, j’en suis sûr, Et j’ai reconnu, rose et fraîche, Sous l’affreux profil de carton, Sa lèvre au fin duvet de pêche, Et la mouche de son menton.
Plus encore qu’à ce
Le biographe le plus copieux et non le moins utile de Verlaine, Edmond Lepelletier, affirme sans hésitation que l’idée des
Il l’abordait de biais, par les traductions ; mais il en rapporta pourtant des impressions très précieuses. Dès les premiers vers des
Votre âme est un paysage choisi Que vont charmant masques et bergamasques Jouant du luth et dansant et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Ce « paysage choisi »
s’est révélé à lui dans le
« Vous plairait-il de voir notre épilogue ? »demande le lourdaud Bottom à son seigneur,
« ou d’entendre une danse bergamasque, à deux, de votre troupe ? »—
« Pas d’épilogue, je vous prie : votre pièce n’a pas besoin de s’excuser. Vienne la bergamasque… »
Quel roué de l’époque de la Régence, rimant une lettre à l’absente, irait, pour lui donner l’idée d’un fol amour « égal »
aux « plus célèbres flammes »
, chercher le souvenir de Cléopâtre et comparer sa propre déraison aux folles équipées des triumvirs ? Marivaux lui-même, pour lire un peu de Shakespeare, est obligé de se procurer des versions manuscrites
Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi ! Par Marc-Antoine et par César que vous par moi, N’en doutez pas, Madame, et je saurai combattre Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre, Et comme Antoine fuir au seul prix d’un baiser.
La pièce intitulée
Le catalogue de sa bibliothèque en fait foi. Bah ! malgré les destins jaloux, Mourons ensemble, voulez-vous ? — La proposition est rare. — Le rare est le bon. Donc mourons Comme dans les Décamérons. — Hi ! hi ! hi ! quel amant bizarre. — Bizarre, je ne sais. Amant Irréprochable, assurément. Si vous voulez, mourons ensemble ! — Monsieur, vous raillez mieux encor Que vous n’aimez, et parlez d’or ; Mais taisons-nous, si bon vous semble. Si bien que ce soir-là Tircis Et Dorimène, à deux assis Non loin de deux Sylvains hilares, Eurent l’inexpiable tort D’ajourner une exquise mort. Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres.
La saynète est vraiment jolie. Mais quoi ! Ces amoureux, moins élégants sans doute, moins lettrés, on les reconnaît, on les a entrevus dans une gaillarde chanson de
Les amoureux crient Ô ! Ô ! C’est la mort ! Pourtant ce qui semble blessure à tuer Fait tourner Ô ! ô ! en hé ! hé ! hi !! Ainsi l’amour qui râlait vit encore : Ô ! Ô ! pour un moment, mais : hé ! hé ! hi !! Ô ! Ô ! finit sa jérémiade en hé ! hé ! hi !!
Le
Te souvient-il de notre extase ancienne ? — Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ? — Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non. — Ah ! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible. — Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! — L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Ce dialogue si serré, aux questions et réponses entre-croisées, comme deux lames de combat froides, rigides et brillantes, est la mise en valeur d’une amère réflexion de Lysandre. Aux craintes tendres d’Hermia, le mélancolique amoureux ajoute, pour surenchérir, un couplet tout formé de sombres pressentiments. Il énumère les fléaux, dont un suffit pour assiéger et ruiner la sympathie entre deux cœurs qui rêvaient de s’unir par une tendresse éternelle : elle devient « momentanée ainsi qu’un son, rapide comme une ombre, brève comme un songe, fugitive comme dans la nuit ténébreuse l’éclair, qui, d’un seul trait capricieux, découvre ciel et terre en même temps, et, avant qu’un homme ait eu le temps de dire : Regardez ! les mâchoires de la tristesse achèvent de la dévorer : tant ce qui resplendit, devient, dans un instant, ombre confuse ! »
Ce n’est pas, on peut bien le croire, mon dessein de diminuer, par ces rapprochements, l’admiration que les lecteurs de Verlaine doivent avoir pour cette œuvre de jeunesse, la plus fine de forme qu’il ait peut-être produite, et la plus accomplie dans l’art d’associer les mots selon la loi du rythme, de les faire, comme il lui plaît, soupirer ou sourire. Mais, quel que soit le prix des
Les changements profonds, bouleversant l’être du tout au tout, sont d’ordinaire préparés par plus d’un événement. Même la flèche de clarté, qui, sur le chemin de Damas, terrassa jadis le patron de Verlaine, l’apôtre Paul, et fit entrer, comme un glaive de feu, dans l’âme de l’homme le plus hostile au Christ, la foi nouvelle, n’aurait point dessillé ses yeux, si le dessein providentiel, déterminant sa volonté, ne l’eût acheminé sur cette voie, où devait brusquement briller la lumière surnaturelle. Et c’est peut-être ainsi qu’entre l’instant que nous venons d’atteindre et le moment où il nous tarde d’arriver, nous pourrions bien apercevoir, dans la façon de vivre et la façon d’écrire de Verlaine, quelques obscurs linéaments de sa conversion.
Dès les années 1869-1870, le vice du poète — il ne faut pas mâcher les mots — était l’ivrognerie. Il ne s’en est jamais caché. Ce ne sont pas seulement les « absinthes »
et les « cognacs »
du café de Suède, c’est le terrible alcool d’estaminet des Flandres qui l’incitait, selon son expression très peu fardée, à « se saouler carrément ». À Fampoux, près d’Arras, pendant les séjours quelquefois assez prolongés qu’il fit près de son oncle le fermier, il avalait, a. verres pleins, par curiosité, par fanfaronne veulerie, « de l’brenne et chel’blinque, et du gnief, sans compter les bistoules »
, — « mots amusants »
, nous dit-il, mais « choses dures pour un estomac de vingt ans et préjudiciables à une tête déjà en l’air »
. Il était à Fampoux, le soir où il apprit la mort de sa cousine Élisa, la bonne protectrice qui lui avait spontanément fourni de quoi payer l’impression de ses premiers vers : il ressentit un lourd chagrin, et si amer qu’il ne trouva, pour l’adoucir, rien de plus à propos que d’appeler à son secours la torpeur d’une noire ivresse.
Il descendait sur cette pente-là, quand la rencontre de Mathilde Mautté, la demi-sœur de son ami, le compositeur de musique Charles de Sivry, changea, pour quelque temps, l’allure et le sens de sa vie. Il a raconté ce roman, en prose un peu caduque dans ses
Il a noté le dialogue qui s’échangea entre elle et lui, lorsqu’ils se saluèrent pour la première fois, elle à son aise et gazouillant des mots de politesse sans portée, lui maladroit, mais sérieux, mais expressif, et engagé tout aussitôt, sans savoir comment ni pourquoi. « Mon frère m’a souvent parlé de vous et même m’a fait lire des vers qui sont peut-être… trop forts pour moi. »
— « J’espère pouvoir faire bientôt des vers qui mériteront mieux l’honneur que vous voulez faire à ceux que vous connaissez de moi. »
Ce fut là le point de départ de
« C’est une fleur dans un obus », fut le remerciement de Victor Hugo.
« Je ne sais si c’est bien vrai, écrit Verlaine en citant la formule du grand louangeur, mais toujours est-il que j’ai, dès l’origine, gardé une prédilection pour ce pauvre petit recueil où tout mon cœur purifié se mit… »
Sans être une œuvre puissante, ou pénétrante seulement, comme les deux autres qui suivront, cet hommage d’amour mérite l’attention par ce caractère tranché : il est l’indication, le premier résultat d’une orientation nouvelle. Plus d’intermédiaire, cette fois, au moins dans les meilleures pages du recueil, entre le poète et les sensations qu’il prend à tâche de traduire. Les clichés d’école sont répudiés. Les attitudes convenues, les cadres faits d’avance, les formules de tradition, l’expression déjà fixée, tout cela se retire le plus souvent pour faire place au détail vrai, directement perçu, au sentiment léger mais finement teinté d’émotion, à je ne sais quelle langueur que le tourment de l’imagination et l’exaspération des sens exalteront parfois jusqu’à donner au nerveux prétendant l’illusion de ressentir la passion profonde. Cet éveil d’une ardeur, non pas intime ni irrésistible, mais curieusement mêlée d’impatience et de timidité, semble dicter à l’écrivain la très lucide et très agile notation de tout ce qu’il éprouve ou de tout ce qu’il voit dans le paysage du Nord. C’est là que son roman s’engage et se déroule avec cette rapidité d’enchantement qui est pour les esprits doués — ou affligés — d’imagination, le bienfait de l’éloignement en attendant de devenir le péril de l’absence.
À quelques traits, d’une fidèle et expressive précision, saisis au vol par des yeux ravis :
En robe grise et verte avec des ruches,
ou par une oreille charmée :
Sa voix était de la musique fine,
on peut déjà prévoir ce que deviendra cet art, quand le poète aura été vraiment bouleversé par ses émotions et qu’ayant bu la plus amère lie de la tristesse humaine ou savouré le vin miraculeux de la divine charité, il laissera monter uniquement les cris du cœur, dans leur naïveté que rien n’imite, n’embellit, ne remplace, n’égale.
Quelques pièces de cette
Et qu’il vous suffirait d’un geste, D’une parole ou d’un clin d’œil, Pour mettre tout mon être en deuil De mon illusion céleste.
Il lui semble qu’il discerne, dans le bleu du ciel, un point noir, précurseur de l’orage. Est-ce un réel pressentiment ? Au moment d’atteindre de la main le bonheur qu’il avait rêvé, Verlaine eut-il l’intuition d’un avenir plein de ténèbres ?
On sait comment cette félicité fragile s’écroula. Repris par ses funestes habitudes, devenu pour sa jeune femme un objet de dégoût, peut-être même de terreur, subjugué par la tyrannie de ce cynique et formidable adolescent, Arthur Rimbaud, qui « né pour l’action »
, comme l’a dit un bon apologiste de Verlaine« un être tout de sensation »
l’influence de ce qui est « simple »
sur ce qui est « subtil, compliqué et flottant »
, ne trouvant plus, d’ailleurs, dans son propre foyer qu’intimes ennemis et que sujets d’affliction, préoccupé sans doute aussi — on l’oublie un peu trop — de ne pas rester à portée des conseils de guerre et des magistrats enquêteurs instruisant, à ce moment-là, sans beaucoup de pitié, le procès de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à l’insurrection de la Commune de Paris, le poète à la « tête folle »
, aux « allures de hanneton »
eut, un beau jour, comme un accès de manie impulsive, et il s’enfuit avec ce douteux compagnon, dont le génie, problématique et très peu démontré depuis, l’éblouissait. Les déclamations de ce jeune garçon contre l’idée de règle et de tradition, impudemment vociférées, aidèrent, semble-t-il, l’homme et le parnassien à s’affranchir de beaucoup trop de préjugés, à s’affermir aussi dans ce projet, déjà formé, de n’écouter, de ne traduire que soi-même.
La vie errante, envisagée déjà par l’inquiet auteur des
« Loin ! loin ! Ici la boue est faite de nos pleurs ! »
Comme le héros wagnérien, dont la lèvre a été brûlée au contact de sa propre main par une goutte du sang du monstre qu’il vient d’égorger, le vagabond n’entrera plus dans la forêt sans deviner tout ce que dit, au milieu des « ramures grises »
, le « chœur des petites voix »
, sans entendre « sous l’eau qui vire »
les cailloux et leur « roulis sourd »
, sans frissonner avec une indicible sympathie à ce « cri doux que l’herbe agitée expire »
. Loin de lui, près de lui, tout vit d’une vie intérieure et dont il a, pour la première fois, surpris le secret :
Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement ; Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant, Rôde discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.
Réminiscence frémissante du passé qui n’est plus le passé, tant il pénètre d’amertume douloureuse ou de sombre douceur la moindre image du présent ! La neige, qui n’arrive pas à se fixer sur la plaine interminable d’ennui, « luit comme du sable »
et harasse ce faible cœur comme ferait un désert glacé. La pâleur du ciel au-dessus de l’allée qui n’en finit plus a le charme apaisant de ce qui est vraiment « divin »
et « vers les prés clairs »
, sur le toit du château « rouge de brique et bleu d’ardoise »
, pour distraire ces jeunes gueux, lèvent, soufflant sans âpreté, « cherche noise »
et jette, en passant, son sec coup d’aile « aux girouettes ».
Beaucoup plus encore que des
Il y a trois façons d’être poète et je ne parle pas, bien entendu, de la contrefaçon qui prend impudemment, mais inutilement, toutes les formes.
Une source, formée de lointaines, d’obscures, d’incessantes infiltrations, arrive à sourdre en quelque endroit du soi, bouillonne à sa sortie et se répand en un ruisseau qui peut s’enfler et s’élargir sur son chemin jusqu’à creuser le lit d’un fleuve. Lamartine est le plus heureux de ces poètes du moindre effort dont les dons naturels et par moments presque surnaturels se soient manifestés sous cette forme.
Une fournaise où s’engouffre le bois de toute provenance et une cuve en terre réfractaire, où le fondeur jette sans se lasser tout ce qu’il a conquis et entassé de métal rare ou commun, pour amener la coulée du bronze en fusion à pénétrer jusque dans les moindres replis du moule préparé par ses mains et d’où doivent sortir des légions de médailles ou de statues ; c’est là aussi, n’en doutons pas, une œuvre de poète et c’est, autant que ce mesquin miroir métaphorique en peut donner l’idée incomplète, insuffisante, le labeur tout cyclopéen de notre fabuleux Victor Hugo.
Il y aurait enfin l’humble besogne de l’abeille. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour. Il commence à l’avant-printemps, il se poursuit jusqu’aux approches de l’hiver. Et la mouche camuse, allant, revenant sans répit, pendant les heures de soleil de la saison, doit butiner des milliers de fleurs pour distiller très lentement quelques gouttelettes de miel ; mais ces gouttes ont le goût sauvage et la délicieuse odeur que l’ours et l’ægipan flairaient, autrefois, d’une lieue.
Quelque amère et brûlante que soit parfois la poésie de ces
L’ombre des arbres dans la rivière embrumée Meurt comme de la fumée, Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. Combien, ô voyageur, ce paysage blême Te mira blême toi-même, Et que tristes pleuraient, dans les hautes feuillées, Tes espérances noyées !
Après des détours, peut-être un peu lents, mais toutefois de quelque utilité, puisqu’ils nous ont conduits par degrés, de recueil en recueil, jusqu’au point culminant d’une sorte d’ascension, nous voici, de nouveau, en présence du manuscrit intitulé
Condamné par l’arrêt rigoureux d’un tribunal belge à deux ans de prison, Verlaine est écroué aux « Petits Carmes » de Bruxelles, en juillet 1873. Le onzième jour de ce mois, date de son entrée, au moment où la cloche annonce qu’il faut dormir, le chemineau fantasque, entravé pour un très long temps, tire de sa mémoire un bout de vers de La Fontaine : « Mais attendons la fin »
et ouvre tout grands ses yeux de chat qui sommeillait et qu’on réveille : il regarde trotter « noire dans le gris du soir »
et « grise dans le noir »
Dame souris. La nuit se passe à écouter les ronflements du bandit d’à côté et à mirer, par les barreaux, le « large clair de lune »
. Mais
Un nuage passe, Il fait noir comme en un four,
et à la fin, le « petit jour »
paraît. « Rose dans les rayons bleus »
, de nouveau. « Dame souris trotte »
.
Cette
Datée encore de juillet et composée en arpentant « le préau des prévenus », la pièce, qui, dans
«, nous paraît, sous ses traits de railleuse compassion, plus pénétrante, plus humaine :Panem et circenses»
La cour se fleurit de souci Comme le front De tout ceux-ci Qui vont en rond, En flageolant sur leur fémur Débilité, Le long du mur Fou de clarté. ……… Ils vont ! et leurs pauvres souliers Font un bruit sec, Humiliés, La pipe au bec. — Pas un mot ou bien le cachot, Pas un soupir, Il fait si chaud Qu’on croit mourir…
Ce tableau ne fait qu’exprimer l’humble réalité et toutefois, pour retrouver la même intensité de sentiment, il faudrait remonter à la
Mais, encore du même mois, est une pièce surprenante par sa beauté d’expression et par sa nouveauté de rythme :
Je ne sais pourquoi Mon esprit amer, D’une aile inquiète et folle, vole sur la mer. Tout ce qui m’est cher D’une aile d’effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?
Il y a là comme un dernier élan de cette âme « ivre de soleil et de liberté »
.
Peu à peu, cette résistance fait place à une profonde torpeur, à l’assoupissement, à l’immolation de toute « espérance »
et de toute « envie »
. Dès le mois d’août, le poète, hanté par ce vers farouche que Michel-Ange a mis dans la bouche de sa sombre
« Pero non mi destar, deh ! parla basso », traduit ainsi son désespoir, plus morne encore que celui du sculpteur florentin :
Je suis un berceau Qu’une main balance Au creux d’un caveau… Silence, silence !
Et, dans le même temps, sous ce titre :
« Pourquoi suis-je né ? »du patriarche Job sur son grabat.
Septembre se passe encore à ressasser tout ce « passé »
, tout ce « remords »
, qui se présente à la « lucarne »
du prisonnier,
Avec les yeux d’une tête de mort Que la lune encore décharne, et qui ricane près de lui.
Mais le rire sardonique de ce spectre ne le charme plus ; les gambades folâtres du « vieux turlupin »
n’arrivent qu’à l’irriter : chants et danses, il somme la macabre apparition de cesser tout cela. Elle répond avec sa voix de « vieillard très cassé »
:
C’est moins drôle que tu ne penses. ( Le Pouacre .)
En septembre également, sous ce titre
L’odeur est aigre près des bois, L’horizon chante avec des voix, Les coqs des clochers des villages Luisent crûment sur les nuages. C’est délicieux de marcher À travers ce brouillard léger Qu’un vent taquin parfois retrousse. Ah ! fi de mon vieux feu qui tousse ! J’ai des fourmis plein les talons, Voici l’avril ! vieux cœur, allons !
Il n’y a rien là qu’un réveil d’allégresse après le plus sinistre hiver. C’est plus tard, lorsqu’il voudra donner à ce passage tout profane un but religieux, que l’auteur de
« Debout, mon âme, vite, allons ! »et y joindra le court fragment, d’inspiration chrétienne, aboutissant au vers :
« Va, mon âme, à l’espoir immense. »Sans additions, sans changements qui méritent d’être signalés, la seconde partie de cette pièce, en passant aussi dans
« espoir »qui
« luit comme un brin de paille dans l’étable », c’est, dans la pensée du prisonnier poète, celui qu’il vit briller plus d’une fois jusqu’à la veille même de l’aventure qui le perdit, celui dont il se leurre encore dans les premiers mois de sa captivité : rêveur avide d’illusions, il se flattait d’obtenir le pardon et de reconquérir l’amour de la femme ardemment chérie et désirée. Et c’est ainsi que s’expliquent naturellement des vers qui, dépouillés de leur réelle intention, sont devenus surtout énigmatiques :
Midi sonnent. De grâce, éloignez-vous, Madame. Il dort. Et c’est affreux comme les pas de femme Répondent au cerveau des pauvres malheureux. Midi sonnent. J’ai fait arroser dans la chambre. Il dort. L’espoir luit, comme un caillou dans un creux. Ah ! quand refleuriront les roses de septembre !
Si l’interprétation mystique était possible, à la rigueur, avec ce sonnet passionné, mais qui n’est traversé d’aucune image luxurieuse, il n’en était pas ainsi du troisième fragment : « Les choses qui chantent dans la tête. »
L’auteur de
Frère de sang de la vigne rose, Frère du vin de la veine noire Ô vin, ô sang, c’est l’apothéose ! Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres Magnétisez mes pauvres vertèbres !
Et c’est aussi dans
Tout l’affreux passé saute, miaule, piaule et glapit Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohosAvec des indeedset desallrightset deshaôs.
Tout en remuant cette vase du passé, Verlaine renouvelle, à sa façon, le gémissement si profond de l’autre prisonnier, du premier en date et du plus immortel de toute cette lignée de poètes mauvais garçons : « À peu que le cœur ne me fend ! »
Ah ! vraiment, c’est trop la mort du naïf animal Qui voit tout son sang couler de son regard fané.
Et, dans un sursaut de colère contre le sort, il maudit cette « ville de la Bible » où « le gaz flamboie », où les « enseignes » sont rouges, où les maisons, dans leur formidable « ratatinement »,
Épouvantent comme un tas noir de petites vieilles.
Puisse le « feu du ciel » l’anéantir ! Il n’y a plus, ici, moine un soupçon d’esprit chrétien.
Mais déjà, en octobre, le pouvoir de la claustration a refréné les impulsions morbides de ce cerveau et régularisé le rythme fou de son activité. Loin de se mortifier et de s’appesantir dans un nouveau mode de vie, d’où est exclu cet élément perturbateur, et ruineux des forces de l’esprit, l’ivresse, l’imagination créatrice prend une acuité d’expression qu’elle n’avait pas jusqu’ici, — au moins à ce haut point, — manifestée. Les images du passé réel se disposent et s’associent dans un branle prestigieux, comme les fragments de verre de couleur du « kaléidoscope »
, et il en sort cet étonnant tableau :
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve…
Les associations d’idées qui dérivent du travail intérieur ne sont plus l’imitation, mais, à vrai dire, le retour, la réapparition des impressions autrefois éprouvées :
Ce sera comme quand on a déjà vécu. ……… Ce sera comme quand un rêve et qu’on s’éveille, Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor De la même féerie et du même décor, L’été, dans l’herbe, au bruit moiré d’un vol d’abeille.
Il n’y a pas de commune mesure entre ces pièces, frissonnantes d’émotion, et le travail de pur littérateur qu’exécutait, dans le même moment, — pour rentrer, je suppose, en grâce auprès des éditeurs, — l’original, l’âpre poète : je veux parler des contes en vers,
Amoureuse du diable. Abusé sans doute par la date présumée de la publication de ces « diaboliques » versifiées, un des admirateurs malencontreux de Verlaine, — il en eut plusieurs, — insiste avec candeur sur le progrès qu’une si
« hardie conception »accuse, par rapport aux écrits antérieurs, sans excepter même
« Brux., juillet 1873 »;
« Brux., août 1873 »;
« Brux., août 1873 »;
« Brux., août 1873 ». Le dernier conte :
« Mons, août 1874 ».
Quant au mérite, trop surfait, de ces récits improvisés, je ne prendrai pas l’attitude paradoxale de le contester pleinement. Si cette sorte de divertissement se rencontrait chez un Parnassien qui ne fût pas Verlaine, il y aurait lieu de démêler, dans cet ensemble assez grimaçant, assez froid, beaucoup de traits heureux de fantaisie ou d’ironie. Mais ce n’est pas à un poète comme celui-ci qu’il faut savoir beaucoup de gré de nous avoir donné ces « visions, légendes », et « chroniques parisiennes », rappelant tout, Banville, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, et Verlaine lui-même, mais le Verlaine seulement des parodies initiales dans les
« rêve »absurde, épuisant, qu’il attendait des excès de boisson, que le piège l’Ennemi, que la « Puissance des ténèbres ».
C’est à partir d’ici que le manuscrit
« château »de Mons. Il y resta claquemuré jusqu’au 16 janvier 1875, jour de sa mise en liberté.
La première impression fut celle d’un affreux accablement. Bien n’en démontre mieux l’effet que de se rappeler les notations peu joyeuses. mais sans horreur, de la pièce : « Dame souris trotte »
et de passer, sans transition, au sinistre retour sur soi qui porte pour devise : « Totus in maligno positus »
et qui a pour titre ce mot Réversibilités, pris aux lointaines
« sifflets »qui vont et viennent, de vagues
« angélus »ouïs du « fond d’un trou » et, entre de
« grands murs blancs », des essaims de
« rêves épouvantés », des redites sans fin de sanglots
« fous ou dolents ». Plus encore que l’espace, si resserré, le temps s’est racorni, et, dans une durée incertaine où se confondent le présent, le passé, l’avenir,
Tu meurs doucereusement, Obscurément, Sans qu’on veille, ô cœur aimant, Sans testament ! Ah ! dans ces deuils sans rachats Les Encors sont les Déjàs.
Cette sorte de glas sépulcral s’explique assez par cette simple mention : « De la prison de Mons, fin octobre 1873. »
Quelques semaines d’un silence absolu, de méditations sombres, d’effroi solitaire, d’apaisement progressif ont suffi : oblitération des empreintes des derniers ans, et rafraîchissement, réveil, quasi miraculeux, des impressions de l’âge innocent et candide. Tout l’éclat des cénacles s’est bien éclipsé. Les fameuses perversités, dont on était si fier, se sont brusquement enlaidies. Ces chefs-d’œuvre de facture, où l’on se flattait trop souvent d’échapper à la nature et de frauder la vérité, révèlent au regard, qu’une lumière aveuglante offusquait, qu’éclaire maintenant l’humble rayon de la cellule presque aussi bienfaisant que la lueur de l’au-delà, leur sotte ou vilaine grimace.
C’est aux images effacées d’un vieux roman, plein de tendresse, ou d’une chanson surannée, que l’admiration du captif se reporte ; c’est aux légendes illustrées par des imagiers malhabiles, mais si naïfs, que s’attache toute sa faveur. Les noms et les événements s’entremêlent, comme à plaisir, dans sa mémoire divertie : Paul, le seul Paul, celui des Pamplemousses, la Folle par amour, le troubadour Malek-Adel, Geneviève de Brabant, la veuve de Pyrame, Mme Malbrough, le comte Ory, retour d’Espagne, le futé et futile Cadet Roussel, tous ces héros d’aventures « aux couleurs douces »
sont les seuls dont il reste épris ; il se complaît dans l’adorable confusion de leurs étranges et touchantes destinées.
Toute histoire qui se mouille De délicieuses larmes, Fût-ce à travers des chocs d’armes, Aussitôt chez moi s’embrouille, Se mêle à d’autres encore, Finalement s’évapore En capricieuses nues, Laissant à travers des filtres Subtils talismans et philtres Au fin fond de mes cornues Au feu de l’amour rougies. Accourez à mes magies.
L’inventeur de cet art nouveau se crut le droit de trouver fade, ou de faible saveur, la gentillesse d’émotion du
« l’ami prudent », ce prisonnier, qui se croyait abandonné de tous, rima, mais sans entrain — il s’y reprit à plusieurs fois — le satire des
« Mons 1874. Janvier, février, mars et passim »), elle a, dans l’évolution du génie verlainien, moins d’importance encore que les contes.
Il n’en est pas ainsi de l’
Ici encore, la date de publication a trompé les plus fins lecteurs. M. Jules Lemaître voulait voir dans le manifeste un ouvrage écrit assez tard. J’ai dû le croire comme lui, avant d’y regarder de près. Nous avons au contraire ici, et dans certains vers du
L’un des profits que Verlaine nous affirme avoir retirés de la fréquentation de l’adolescent ardennais, c’est d’avoir été « presque forcé »
par lui de lire entièrement les poésies de Mme Desbordes-Valmore. L’étonnement fut grand : « nulle cuistrerie, avec une langue suffisante et de l’effort assez pour ne se montrer qu’intéressamment… Comme c’est chaud, ces romances de la jeunesse, ces souvenirs de l’âge de femme, ces tremblements maternels… Quels paysages, quel amour de paysages ! Et cette passion si chaste, si sincère, si forte et si émouvante néanmoins. »
Au sortir de cette lecture, Verlaine ressentit plus vivement qu’il n’avait pu le faire jusque-là le principal défaut des infaillibles Parnassiens, leur sécheresse foncière ; il écrira plus tard en parlant d’eux : « Du bois, du bois et encore du bois. »
Mais ce qui est autrement curieux, c’est qu’à lui, à l’auteur des
« un peu naïve, sous le rapport de la forme », que le plus inspiré perd quelque chose à n’avoir pas l’absolue possession du mécanisme de son art, mais que la virtuosité extrême offre encore plus de périls, et qu’il est presque nécessaire au vrai talent, pour n’être pas sournoisement ensorcelé, garrotté, étouffé par son propre acquis, de recourir à l’abandon d’une partie de ses moyens, de deviner le prix de l’ignorance. Il ne se trompa point, d’ailleurs, sur l’intérêt des innovations rythmiques de cette artiste
« sans trop le savoir »: il lui prit ses courts ou longs vers aux syllabes de nombre impair,
« celui de onze pieds entre autres. »Est-elle de Verlaine cette strophe charmante, d’un sentiment, d’une harmonie
« inusités »?
Elle allait chantant d’une voix affaiblie, Mêlant la pensée au lin qu’elle allongeait ; Courbée au travail comme un pommier qui plie, Oubliant son corps d’où l’âme se délie : Moi, j’ai retenu tout ce qu’elle songeait…
Et ces distiques suggestifs :
Ô champs paternels hérissés de charmilles Où glissent le soir des flots de jeunes filles… Ô frais pâturage où de limpides eaux Font bondir la chèvre et chanter les roseaux. Et ce refrain, qui semble détaché d’une chanson populaire ancienne ! S’il ne doit plus revenir Pourquoi m’en ressouvenir ?
Ces vers et bien d’autres non moins heureux sont de la vieille amie de Pauline du Chambge : Verlaine a dit très haut, plus d’une fois, et le plaisir et le profit qu’il eut à les connaître
Verlaine a surtout proclamé son vrai maître, celui dont l’œuvre fut la joie et l’aliment de son esprit dans la prison. « Je demandai des livres. On me permit d’avoir une bibliothèque. Dictionnaires, classiques, un Shakespeare en anglais, que je lus en entier (j’avais tant de temps, pensez !). De précieuses notes d’après Johnson et tous commentateurs anglais, allemands et autres, m’aidèrent à comprendre l’immense poète. »
Et c’est précisément sous l’invocation du grand nom de Shakespeare que Verlaine a placé son
L’épigraphe apporte sa révélation. Elle est tirée de la pièce
« L’homme qui n’a pas de musique en lui-même et qui n’est pas touché par l’accord des doux sons est tout prêt pour les trahisons, les stratagèmes, les pillages : les mouvements de son âme sont tristes comme la nuit, et ses affections sombres comme l’Érèbe. Ne vous fiez pas à cet homme. »C’est une exaltation tout aussi vive, mais plus tendre, qui remplit plusieurs scènes du
« le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes, dérobant et donnant l’odeur ». Au deuxième acte, c’est encore la mélodie de la veille qu’il veut entendre : elle est bien autrement capable de charmer son tourment d’amour que l’expression cherchée de ces fioritures agitées et d’allure étourdie :
« Allons, l’ami. »dit-il au fou que l’on est allé lui quérir,
« la chanson que nous entendîmes hier… Écoutez-la bien, Cesario. Elle est ancienne et simple. Les tricoteuses et les filandières de plein air, les belles filles qui tissent leurs brins de fil avec des fuseaux d’os ont coutume de la chanter : elle est innocemment douce, elle se joue avec la candeur de l’amour, comme au bon vieux temps ». C’est ce passage qu’en tête de sa pièce, l’Art poétique, Verlaine a recopié — ou plutôt cité de mémoire : il parle, en effet, de Shakespeare « lu et relu dans le texte à coups de dictionnaire et enfin su par cœur, pour ainsi dire ».
Et certes, si Verlaine a dû quelques indications à Desbordes-Valmore, il était beaucoup plus d’accord, de sentiment et de langage, avec Shakespeare, lorsque, aussitôt après avoir transcrit ces vers délicieux, il modulait subtilement quelques préceptes de son art, en homme parvenu à comprendre tout le sens de cette règle des anciens : « La poésie est la musique. »
Mais ce n’est pas chez les anciens, c’est dans un des sonnets du
« one god is god of hoth ». C’est la devise de Shakespeare : c’est aussi celle de Verlaine.
N’allons pas, par mégarde, oublier un nom que Verlaine prononçait alors avec un réel enthousiasme, celui de l’oublié ou, tout, au moins, du dédaigné Alfred de Vigny. Dès 1873, après avoir achevé ses
« Ah ! mon ami »Un souvenir des imprécations littéraires de la, écrit-il à Lepelletier « quel homme ! Poète et penseur, il cumule dans le sublime. »
Fuis du plus loin la Pointe assassine, L’Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l’Azur, Et tout cet ail de basse cuisine.
Mais Verlaine, du même coup, n’aurait-il pas donné à quelques critiques malins et à la foule des nigauds le signal des impatiences, des injustices à l’égard de Victor Hugo ?
Prends l’éloquence et tords-lui le cou… Ô qui dira les torts de la Rime !
Dans tous les cas, c’est aux chansons des fées d’Obéron et de Titania, au chant du coucou de
« De la musique encore et toujours »et en transposant, avec son goût si fin, cette image de
« le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes »:
Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym…
Mais si Verlaine a mieux saisi, s’il a pu définir la pure ligne de son art, en relisant Shakespeare, c’est que les déchirures de son cœur avaient ravivé et exalté au plus haut point sa sensibilité, c’est que la destinée, en infligeant à sa jeunesse dévoyée le bienfait du malheur, lui avait révélé son âme.
Comment n’eût-il pas abouti à l’œuvre capitale où quelquefois, pour un instant, chez les plus heureux écrivains, brille d’un vif éclat la flamme pure du génie ! Il suffisait qu’il attendît, qu’il ressentit le choc d’où devait jaillir l’étincelle.
On sait comment le directeur de la prison de Mons, devenu presque son ami, entra un jour dans sa cellule pour lui signifier avec douceur que tout espoir était perdu. Le tribunal parisien avait prononcé contre lui la séparation ; il ne reverrait plus ni sa femme ni son enfant. C’était, comme le dit dans sa forte simplicité le titre du drame norvégien, supporter « plus qu’homme ne peut »
. Il invoqua l’aide céleste. Il se jeta, en sanglotant comme autrefois la pécheresse, aux pieds du Rédempteur. Il fit prier l’aumônier d’entendre sa confession. Il prononça devant lui le mot des païens d’autrefois, lorsque la grâce, illuminant leurs yeux ardents, pénétrait tout leur cœur d’une allégresse aiguë et agissante : « Je suis chrétien. »
Et, une fois de plus, l’inspiration du dieu, comme disait déjà la Sibylle virgilienne interprétant le dogme de Platon, emplit une âme de poète et s’épancha des lèvres en chants brûlants.
Tout ce qui était profane fut écarté. Le flot shakespearien lui-même était trop trouble, trop souillé pour un cœur qu’enivrait enfin l’enchantement des sources mêmes de la foi. Après les Évangiles et les Commandements sans cesse médités, c’est aux Psaumes du roi David, c’est aux Confessions du plus humain des Pères de l’Église, saint Augustin, c’est aux effusions des mystiques passionnés, saint Bonaventure et sainte Catherine de Sienne, c’est aux commentaires de la religion, célèbres ou obscurs, que reste encore ouverte l’oreille de Verlaine converti ; mais c’est la voix de son remords purifié, la voix de ses espoirs transfigurés, tournés vers l’infini, qu’il écoute presque en tremblant et dont il rend les cris d’épouvante ou d’amour avec une simplicité sublime. « La vérité t’enveloppera de son bouclier : tu n’auras rien à craindre des terreurs nocturnes, de la flèche qui vole dans l’air du jour, du complot qui chemine dans les ténèbres et des assauts du démon de midi. »
C’est cette assurance qu’il médite, et c’est le chef-d’œuvre lyrique intitulé
L’œuvre est datée ainsi : « Mons, juin-juillet 1874. »
Elle a occupé, abrégé les délais qu’on avait imposés aux trop fougueux désirs de cette âme repentie, avant d’admettre au banquet de l’Eucharistie, une bouche qui proféra plus d’un blasphème si coupable. Enfin, le jour tant souhaité arrive, et, à la messe solennelle de la Fête de l’Assomption, Verlaine reçoit l’hostie où la prière et la bénédiction de l’officiant font descendre le corps du Christ.
Deux semaines auparavant, le poète chrétien, dans l’attente de cet instant où il s’unirait à son Dieu, composait, avec tout ce qu’il avait en lui de sentiments ardents, de vertu poétique revivifiée, cette prière pénétrée de charité, de foi et d’espérance :
Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer…
Pièce unique peut-être dans le lyrisme français et assurée d’être toujours tenue au plus haut rang parmi les témoignages immortels de la poésie religieuse.
Tout ce qu’il y a d’émotion et de grandeur parmi le livre de
« Un grand sommeil noir… »et
« Mon âme, qu’est-ce qui te triste ? », les douloureuses litanies où passe un souvenir des prières de l’Extrême-Onction :
« Voici mon sang… Voici mon front… Voici mes mains », deux ou trois autres pièces encore. Par contre, combien de pages du recueil imprimé trahissent la profane inspiration des
C’est une déception. Mais que deviendrait-elle, si nous poursuivions jusqu’au bout l’étude des œuvres et qu’il nous fallût observer les manifestations de cette stérilité, de cette sénilité précoce, qui s’explique surtout par le retour assez rapide aux habitudes déréglées. Le feu de l’âme s’est éteint : ce sont des cendres seulement qui obstruent le foyer. Verlaine fut peut-être le premier à le savoir. Mais il avait acquis enfin chez les littérateurs une réelle popularité : sachant mieux que personne ce qu’il avait été et ce qu’il n’était plus, il subissait sa gloire. Dans un cercle, d’ailleurs restreint, tout ce qu’il produisait était loué, exalté, imité, moins pour les mérites que pour les tares. Certaines parties de