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L’Esprit contre la raison est un texte véhément et inspiré qui porte le lecteur, sans qu’il puisse nécessairement situer son urgence, ni son actualité au cœur de l’œuvre de Crevel ; il se place entre les premiers romansDétours, éd. de La NRF, 1924 ; Mon Corps et moi, éd. du Sagittaire, Simon Kra, 1925 ; La Mort difficile, éd. du Sagittaire, Simon Kra 1926, Babylone, éd. du Sagittaire, Simon Kra, 1927.Le Clavecin de Diderot, paru en 1932Les Cahiers du Sud n°6, avec un portrait de l’auteur par Tchelitchev ; l’achevé d’imprimer est du 5 décembre 1927. Dans l’édition Tchou de 1969, un autre texte, « Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme », revu et complété à Davos en 1933, l’accompagne avec une préface de Marcel Jouhandeau. On le retrouve en 1986 aux éditions Pauvert avec d’autres écrits surréalistes de Crevel réunis par Michel Carassou et Jean-Claude Zylberstein, précédé d’une présentation remarquable d’Annie Le Brun : « Un palmier rose vif ».
L’essai de Crevel témoigne à plusieurs titres d’une inscription passionnée dans le débat d’idées qui divise les milieux littéraires des années vingt, de plus en plus violemment avec l’entrée officielle du Surréalisme sur la scène littéraire et avec, entre autres facteurs déterminants, la Guerre du Rif qui précipite les choix et durcit les clivages idéologiques. René Crevel, par ses amitiés à La NRF (Gide, Arland), ses relations dans les milieux mondains et littéraires les plus divers, et ses amitiés Dada puis surréalistes, est partout à la fois dans le champ littéraire, et nulle part à demeure. N’a-t-il pas donné en 1922 l’impulsion à la période pré-surréaliste dite des « sommeils hypnotiques », en relatant comment une dame D… a découvert ses talents de médium lors d’une séance d’expérience métapsychique alors à la mode ? Cependant, lorsqu’il participe à ces « vagues de rêve » qui porteront la jeune revue Littérature après sa sortie de Dada vers la Révolution surréaliste, ce n’est pas sans récuser l’attraction de l’irrationnel et les prestiges de l’inconscient ; il n’est pas convaincu en 1924 que « l’activité inconsciente de l’esprit » puisse servir de fondation à une redéfinition de l’homme. La libre navigation de Crevel devient au cours de l’été 1924 une contradiction vécue, un déchirement entre des présupposés incompatibles, que l’écriture doit fouiller, éclaircir, dialectiser.
Comme Marguerite Bonnet l’a montréLes Nouvelles littéraires du 9 février 1924, André Breton et la naissance de l’aventure surréaliste, José Corti, 1975, p. 378, n. 155.Feuilles libres de mars-juin 1924, il fustige Les Pas perdus d’André Breton, un recueil d’essais critiques entaché d’un suprême péché à ses yeux, celui de Littérature. Quelques mois plus tard, le voici qui défend le surréalisme, une « entreprise qui a le mérite de ne point vouloir être exclusivement littéraire » (« Voici Marcel Arland », Les Nouvelles littéraires, 15 novembre 1924) ; ce que Marcel Arland analyse comme « le nouveau mal du siècle », un surréalisme entaché d’un vague à l’âme encore romantique, devient « Le Bien du siècle » sous la plume de Crevel dans La Révolution surréaliste n°6, 1er mars 1926. Que s’est-il passé entre ces deux temps, sinon la publication du Manifeste de Breton, d’Une vague de rêves d’Aragon, la préparation du premier numéro de La Révolution Surréaliste et enfin la recherche d’une ligne d’entente avec le Parti communiste en raison de l’engagement de la France dans la guerre coloniale ? En juillet 1925, dans Les Cahiers idéalistes n°12, le Surréalisme devient la « Rédemption nouvelle », et ses membres ne sont plus aveuglés par les forces obscures mais font appel « à la force tout court », celle de notre inconscient. On voit ici clairement le renversement qui s’opère. De Valéry aux surréalistes, tous se réclament de « l’esprit », mais se trouvent pourtant sur des positions antagonistes : ainsi L’Esprit contre la raison peut-il apparaître comme une tentative de résolution philosophique d’une contradiction personnelle qui place Crevel en porte à faux : on le sent à la fois épris de rêve et de conséquence dans la pensée et le discours ; agacé par les attractions irrationnelles des surréalistes autant que par l’apologie de la rationalité occidentale, qu’il voit lui aussi comme une « rationalité restreinte ». Par ce texte, déjà partiellement esquissé ailleursLes Cahiers du mois n° 21-22 en 1926, repris dans L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, préface d’Annie Le Brun, Pauvert 1986, p. 32-37. Correspondance de René Crevel et Gertrude Stein. Traduction, présentation et annotations par Jean-Michel Devesa, L’Harmattan, 2000, p. 80.L’Esprit contre la raison, un peu paradoxalement si l’on en juge par son écriture bouillonnante.
On sent en effet dans ce texte toute la colère qui anime René Crevel ; l’écriture, déconcertante par ses métaphores filées jusqu’à la déraison, produit un effet d’accélération et de vertige. À tout instant l’image s’autonomise, se ramifie en associations secondaires que l’emprunt d’un mot du lexique de Valéry, de Barrès, de Breton, de Rimbaud, pour peu qu’on le reconnaisse comme tel, relie à la démonstration souterraine. Crevel prêche par l’exemple : se laisser porter par l’écriture plutôt que de cultiver l’illusion de maîtrise permet l’illustration en acte de la nouvelle définition de l’esprit qu’il entend poser. Une belle envolée lyrique fait ainsi de la raison un abri médiocre, une masure à toit de chaume qui permet de se garder de l’aventure d’être. Un peu plus loin lui est opposée l’image de l’oiseau, métaphore de l’esprit. Ces représentations très visuelles, voire stéréotypées, de l’envol léger de l’esprit loin de la maison-raison, rustaude et massive, attachée à la glèbe, reprennent l’opposition du titre au moment où l’on croyait s’être définitivement éloigné du sujet.
Dans sa verve, le texte ne manque pas de courir plusieurs lièvres à la fois sans jamais lâcher l’ombre pour la proie. Tressant la métaphore des remparts barrésiens, des eaux vives devenues Aigues-Mortes à la responsabilité de Barrès dans cette décomposition fangeuse de la littérature, Crevel ne manque pas de vanter l’antidote — la libération du verbe surréaliste : « ils ont fait craquer les cadres, envoyé au diable les murs, les poivrières des faux remparts » ; les isotopies métaphoriques jouent sur plusieurs réseaux ; le mot « esprit » martelé, de citations en locutions, opposé à « fond », « forme », « raison », « intelligence », émergeant au cœur d’un paysage de Camargue ou dans une réminiscence du dernier recueil de Saint-John Perse, nous rappellent que le détour n’est pas gratuit. Glissements, superpositions, bifurcations : c’est au moment où l’auteur semble s’abandonner un peu complaisamment à l’évocation pittoresque, au délire ou à la fulmination que s’insinue le mot qui nous rappelle qu’on n’est jamais hors de propos.
Crevel reprend le leitmotiv surréaliste : « les usages littéraires ne seront jamais que des simagrées » ; mais la dénonciation de la rhétorique passe par une surenchère ironique, aux limites du pastiche de discours de remise des prix jusqu’à ce que déraille la métaphore filée. Le modèle rimbaldien est nettement revendiqué dans cette apologie de l’esprit survolté, un Rimbaud que les surréalistes placent alors, comme ils le font aussi de Lautréamont, du côté de l’emportement de l’automatisme. « Délires I », « Délires II », et plusieurs poèmes des Illuminations ont déjà fait résonner ces tambours de la déraison par l’image tirée vers l’allusion et l’énigme ; Crevel a perçu tout le profit pour la pensée de cet art de la dérive, du brusque court-circuit, du lyrisme conjugué à l’ironie, d’une poésie en action que ne défrisent pas les excès polémiques.
L’écriture de Crevel se manifeste comme une écriture de montage : on a souvent noté les reprises et recyclages qui lient les différents ouvrages de Crevel. On retrouve par exemple les « poèmes blancs sur blanc » de Paul Éluard associés à un vers de Saint-Léger dans « Merci, Paul Klee » édité pour la première fois à Berlin par la Galerie Albert Fleichtheim en mars 1928, L’Esprit contre la Raison associe de courts paragraphes, de longues citations et de grands morceaux de bravoure dont certains ont été testés ailleurs ; il nourrira à son tour deux conférences données à Londres, plusieurs articlesop. cit. p. 39-40.
La rapidité, les ramifications, le style allusif peuvent faire que, pris dans la grande vague furieuse, on en manque les enjeux. Or, on est bien au cœur du débat idéologique et littéraire, Crevel faisant à la fois son entrée sur plusieurs scènes : celle du manifeste surréaliste, où l’ont précédé Breton (octobre 1924) et Aragon (Une vague de rêves dans la revue Commerce date également d’octobre 1924) ; celle du débat qui s’aigrit entre NRF et surréalisme après un temps de coexistence pacifique puis de paix armée ; celle de l’engagement politique enfin. L’apologie d’un « Parti de l’intelligence », l’antiasiatisme de Massis, les menées de l’Action française, les frilosités de Gide et de Valéry, et l’engagement de la France dans la guerre du Maroc exigent de chacun une identification rigoureuse des valeurs en présence. L’exaltation de l’intelligence rationnelle est brandie contre les avant-gardes : même Rivière dans ses articles — et il faut se souvenir qu’en 1920, il est en dialogue dans La NRF avec Breton, avec Artaud sur cette question de la préséance de l’intelligence logique et de la raison— défend l’idée d’une union sacrée des militants de l’Intelligence. Or le contentieux n’est pas réglé à l’égard des intellectuels qui n’ont pas su éviter le carnage et qui ont poussé par leur nationalisme toute une génération dans les tranchées. L’essai de Crevel réagit à des articles, livres et chroniques, qui sont dans l’actualité la plus récente : diatribes de Henri Massis contre l’Orient, et les BolcheviksLe Figaro du 19 juillet 1919 un manifeste maurassien, « Pour un parti de l’intelligence », en réponse à la Déclaration de l’indépendance de l’Esprit, de Romain Rolland ; le débat gagne La NRF où Henri Ghéon signe ce manifeste, tandis que Gide, Romain Rolland et Jacques Rivière, attaqués par Massis s’y refusent. Même si Défense de l’Occident d’Henri Massis, ne paraît qu’en 1927 chez Plon, les articles dans lesquels il voit la révolution russe comme une pointe avancée des hordes qui camperont bientôt sur les places de Paris nourrissent la polémique dans la presse depuis le début des années vingt. Dans un entretien (« Une heure avec Frédéric Lefèvre ») Jacques Maritain et Henri Massis développent en 1924 leurs accusations contre la menace asiatique. L’apologie de l’Orient dans les textes de Breton comme dans La Révolution surréaliste en 1925, prend le contrepied de ces thèses au moment de l’engagement contre la guerre du Rif -le Maroc, l’Afrique du nord faisant partie de l’orient « étendu » de Massis. La réception élogieuse d’Anabase en 1924, les articles enthousiastes de Crevel, résonnent sur cet arrière-plan idéologique qu’ils entendent contrer. Desnos publie en réponse à Massis son « Pamphlet contre Jérusalem » dans La Révolution surréaliste qui donne un texte de Théodore Lessing dans le n°3, 15 avril 1925, « L’Europe et l’Asie ».Anabase par Aragon dans La Révolution surréaliste…
À travers l’opposition esprit/raison, Crevel reprend d’un point de vue philosophique le récit de l’avènement du surréalisme, après les grands récits de fondation mythique de Breton et d’Aragon. Il répond d’un même geste aux enquêtes qu’il a manquées, aux manifestations qui ont scellé le groupe surréaliste, en un temps où il subissait d’autres attractions : Tzara à l’heure des soirées houleuses du Plus clairement l’article des Cœur à barbe, la revue Aventure, puis Dés, le Surréalisme d’Yvan Goll. L’Esprit contre la raison affronte l’enquête de 1919, antérieure à son entrée en écriture : « Pourquoi écrivez-vous ? » ; mais c’est surtout son propre réquisitoire dans le procès Barrès que Crevel, alors absent des rangs pré-surréalistes, est en train de livrer : il lui faut désormais prendre sa place encore vide au tribunal. Aigues-Mortes et ses remparts d’un autre temps, métonymie de l’attitude barrésienne, est une coquille qu’on essaie vainement de sauver de la ruine au nom du style et de la langue française, le rempart dérisoire et fragileCahiers du mois explicitait la comparaison : « Et certes ce n’était pas impunément qu’il avait choisi cette ville enfermée en soi et pourtant non capable de vivre de soi, et condamnée aux coquetteries esthétiques, au milieu d’une plaine aride, Aigues-Mortes définie par ses remparts comme Barrès de toutes les fausses pierres dont il se limite. » Op. cit., p. 36. Barrès plus tard analyse curieusement dans les mêmes termes son nationalisme : « J’ai voulu m’entourer de hautes murailles ».La Crise de l’esprit de Paul Valéry, un texte publié en revue en 1919, qui vient de reparaître en volume en 1924 et qui apparaît ici comme le brillant symptôme d’une posture néo-classique autorisant le catastrophisme délétère sur fond de nostalgie. Là s’exprime le plus clairement cette pensée que Crevel entend combattre, une pensée qui justifie selon lui le refuge dans une posture littéraire et prétend éviter la contagion du politique. Crevel cherche le vice d’origine : l’identification de l’esprit à la seule intelligence logique, à la raison, la survalorisation des valeurs occidentales mais aussi les fascinations dangereuses qui ont, il le montre, partie liée : l’esthétisation de la mort et la séduction de la forme. La dernière phrase assassine le virtuose du vers : « Mais quel technicien comprendra jamais ? »
On entendra enfin dans cette écriture véhémente, au-delà de la volonté de sauver l’Esprit des œillères de la Raison, la volonté de rappeler avec une force bouleversante la part du corps. La perception douloureuse d’une inadéquation physique au monde, d’une insatisfaction ontologique rappelle, dans sa violence, les expressions du mal être d’Artaud. Ici, l’intérieur fait exploser l’enveloppe charnelle étriquée ; l’armature bloque l’expression de l’infini. Cette dualité éprouvée, à travers le divorce entre le corps et l’être, ce clivage du sujet, non identique à soi-même, viennent pulvériser l’illusion de maîtrise et d’unité du sujet qui fonde la rationalité.
Dans la première de ses lettres sur la crise de l’esprit La phrase citée est légèrement différente dans l’édition des œuvres complètes. Valéry vient de montrer en quoi la guerre de 1914-1918 est le symptôme d’une crise de l’esprit, qu’elle aggrave considérablement. « Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées. L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix : Et cum vorandi vicerit libidinum Late triumphet imperator spiritus [vainqueur de l’appétit vorace,/ Que l’esprit souverain étende loin son triomphe] Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions Atheneus, comme un bilan de la guerre de 1914-1918, ont été reprises en 1924 dans le recueil Variété. Valéry s’y interroge sur les possibilités de renouveau dans les domaines de l’art et de la philosophie : le surréalisme, pour Crevel, semble constituer à cette date une réponse en même temps qu’une discussion des prémisses valéryens : la supériorité de l’intellect, assimilé à l’esprit.précises de son esprit. [C’est moi qui souligne] Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits pourtant, sont clairs et impitoyables. […] » Paul Valéry, Variété I, Œuvres, éd. Jean Hytier, introd. Agathe Rouart-Valéry, tome I, Collection « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1957. L’argumentation de Crevel se présente dès la deuxième phrase comme une négation de l’affirmation de Valéry : la méfiance ne prouve rien.Les Pensées de Pascal nourrissent souterrainement le texte comme ici « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » [Lafuma 224 , Br. 277].
C’est que le confortable, dont la recherche est légitime tant qu’il s’agit d’arrangements relatifs, de l’installation d’une salle de bains ou d’un calorifère, nous ne pouvons accepter que veuille s’en soucier encore quiconque se réclame d’une notion supérieure. Au reste, ceux qui, pour se juger favorablement, essaient de travestir sous des termes pompeux leurs plaidoyers pro domo n’en aboutissent pas moins au plus éperdu des galimatias. Ainsi, par exemple, de l’idolâtrie scientiste, où la masse par le plus hypocrite des jeux de mots trouvait illusion de progrès spirituel sans, toutefois, perdre de vue les fins utiles ni oublier les profits particuliers à tirer de nouvelles découvertes. En vérité, sous le masque de fer-blanc de la WalkyrieLa Défense de l’infini, texte établi, présenté et annoté par Daniel Bougnoux dans les La Défense de l’infini. Romans. Édition renouvelée et augmentée par Lionel Follet. Seconde édition révisée. Paris : Gallimard, 2002 (« Les Cahiers de la NRF »).
Pour que ne pût jaillir aucun geyser, le sol lui-même fut écrasé sous les plus lourdes pierres. L’être qui déguisait les apparences et sa propre médiocrité sous les noms flatteurs de conscience, de réalité, espérant vivre parmi prétextes et mensonges aussi tranquille que le rat dans son classique fromage et, comme ce rat, décidé à en vivre, d’un cœur léger renonçait à toute justice suprême, à toute grandeur.
Le « Je pense donc je suis » Le débat fait rage en 1925 autour de l’évaluation du Romantisme ; la formule de Léon Daudet, le « Stupide XIXème siècle ! », engendre une série d’attaques et de réponses dans les textes de Desnos, de Breton et lance ce dernier dans une vaste entreprise de réévaluation.
André Gide, Tiers Livre de Rabelais, on peut penser au Raminagrobis de La Fontaine dans « Le chat, la belette et le petit lapin » : « Arbitre expert sur tous les cas ».De la recherche de la vérité. Où l’on traite de la Nature de l’Esprit de l’homme, & de l’usage qu’il en doit faire pour éviter l’erreur dans les Sciences (1674-75). La critique de l’imagination se trouve dans le Livre II, mais Crevel peut aussi s’appuyer sur Pascal pour qui « l’imagination est maîtresse d’erreur et de fausseté ». S’il oppose, comme Breton dans le Manifeste du surréalisme, « le drapeau de l’imagination » à la raison et au règne de la logique, il s’en sert plus spécifiquement pour redéfinir le partage entre « esprit » et « raison », l’imagination relevant non moins que la raison du fonctionnement de l’esprit ; il apparaît ainsi plus solidement établi que l’esprit ne peut être assimilé à la seule logique rationnelle, ni laissé sans partage à M. Teste.Les Caves du Vatican, 1914 [prépublication dans La Nouvelle revue française en janvier, février, mars et avril 1914, édition originale en deux volumes, mai 1914, édition courante fin mai 1914]. On retrouvera Lafcadio chez Crevel dans Le Clavecin de Diderot : « Lafcadio, en jetant par la portière une créature falote, jette un défi à la société. Défi insuffisant, littéraire. Wilde est passé par là : Mettre le génie dans sa vie, le talent dans son œuvre. Le génie dans la vie, entendez licence complète. Il y a contresens sur la liberté. Aller à contresens, c’est se cogner, se briser fatalement. Lafcadio sait que ça finira mal. Mais le masochisme double toujours le sadisme. Aussi, malgré ses qualités félines, est-il non le chat qui joue avec la souris, mais la souris qui joue avec le chat pour que le chat la griffe, la tue, la mange. » Les surréalistes, notamment Breton (« Pour Lafcadio » (1918), Mont de Piété) et Soupault (Voyage d’Horace Pirouelle) se réfèrent à l’acte gratuit de Lafcadio.
Quoi qu’il en soit, l’acte gratuit dans sa forme idéale serait un pont de l’ambition minuscule à la liberté, du relatif à l’absolu. Pour donner tout son sens au simple geste humain, son principe, il doit pousser hors de la réalité quotidienne la créature qui lui sert de truchement. Et c’est pourquoi rien ne pouvait mieux sonder les cœurs et les reins que la question posée par la Révolution surréaliste, lors de sa première enquêteLa Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p. 8-15. La longue réponse de Crevel inaugure son rapprochement avec le groupe surréaliste (« Une solution ?… oui./ La mosaïque des simulacres ne tient pas. J’entends que l’ensemble des combinaisons sociales ne saurait prévaloir contre l’angoisse dont est pétrie notre chair même […]/ On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une sensation de vérité. […]/ J’ai voulu ouvrir la porte et n’ai pas osé. J’ai eu tort, je le sens, je le crois, je veux le sentir, le croire car ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ? ». Juste après sa réponse venait celle de Valéry sous le nom de « M. E. Teste ».
Le suicide est-il une solution ?
À elle seule cette demande suffit à prouver que si l’être se méfie des prévisions de son esprit, l’esprit à la fin du compte brise ses entraves, prend son galop et saute par-dessus les minuscules barrières de ruses opposées à sa marche. Des interrogations démoralisantes sont les plus honnêtes, les seules honnêtes réponses à toutes les arguties et soi-disant raisons d’État. Que l’individu agisse en vue d’un bonheur grossier, qu’il se fasse de la science, de la raison autant de remparts d’égoïsme, que peut-il contre une simple, une toute petite phrase de poète:
Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ?
Avec ce poète, Saint-John Perse, revenu des pays du Soleil levantLa Nouvelle Revue française publie presqu’intégralement Anabase écrit pendant le séjour du poète en Extrême-Orient. L’ouvrage sort en volume la même année. Crevel a fait un compte-rendu très enthousiaste de ce texte citant également ces deux versets, dans Anabase est encore présent dans un texte où Crevel rend hommage à Paul Klee (publié à Berlin en 1928) : « Et le sommeil n’est pas nommé, / mais sa puissance est parmi nous. » La coquille sur « sommeil » (au lieu de « soleil ») ne pouvait que conforter la lecture de Crevel.
Aux ides pures du matin que savons-nous du songe, notre aînesse ?
Déjà, des astres anxieux s’accrochent au ciel banal des nuits. L’individu sent qu’il va éclater dans sa peau terrestre. Son squelette tend mal ses muscles. Son crâne n’est pas l’écrin qu’il faut à sa cervelle. Et de cela, il est sûr comme de la faim, de la soif, de la fièvre. Tout au long de sa moelle court le frisson des certitudes négatives et le comte Hermann Keyserling
Après une telle constatation, quelle raison déciderait l’homme à se confiner au sein d’une petite réalité exploitable ? Cette mésentente même pourrait devenir un idéal, car dans le divorce de l’être et de son esprit se trouve la garantie contre la corruption du plus sérieux
Or, si un jour le seul mépris répond à toutes leurs patelinades, si certaines intelligences proclament bien haut qu’elles ne consentent plus à être amuséesLittérature en décembre 1920 s’ouvrait sur cette question : « Y a-t-il encore des gens qui s’amusent dans la vie ? », illustrée d’un dessin représentant Napoléon et d’une liste de noms de critiques, écrivains, peintres, cinéastes qui « s’en donnent à cœur-joie ». Cette page était signée Louis Aragon.Disque vert dans le numéro triple de février-mars-avril 1923 (« Le Symbolisme a-t-il dit son dernier mot ? ») est sans ambiguïté ; Crevel figurait en tête des signataires… Il récuse le dandysme et le culte du bibelot fin de siècle, mais aussi certaine fascination du mot et de ses jeux qu’on peut retrouver de Mallarmé jusqu’aux raffinements de la forme chez Valéry.
Comment, à de telles révoltes, un homme honnête pourrait-il préférer les petites combinaisons avantageuses ? Un réveil, qu’il s’agisse du réveil pour la vie quotidienne ou de l’autre, le vrai, le réveil dans la nuit, à la porte du rêve et du mystère, ne va jamais sans lutte. Mais nos visions inquiètes, au seuil des matins et des songesAnabase de Saint-John Perse.Manifeste du Surréalisme, (éditions du Sagittaire, Simon Kra, 1924), édition établie par Marguerite Bonnet et alii, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, t. I, p. 312. Le texte publié dit : « Réduire l’imagination à l’esclavage » ; plus loin ce qui « peut être » est en italique ; il existe enfin quelques variantes de ponctuation par rapport à l’édition de référence actuelle du Manifeste.
Et certes, cette possibilité d’errer ne va pas sans des menaces de douleur, des nécessités de batailles. Dans la grande aventure qu’est toute lutte de l’esprit pour l’esprit, l’être, s’il veut devenir digne de la liberté, son égide, doit avant tout renoncer au secours facile des apparences et n’accepter rien de ce qui est astuces, gestes composés, charme. Lorsque, le 13 mai 1921, Dada se constituait en tribunal révolutionnaire pour juger Maurice BarrèsL’Affaire Barrès, José Corti, 1987.Littérature n°20, en août 1921, emploie, lui, le terme d’intelligence. Crevel, dans l’intérêt de sa démonstration lui substitue le mot « esprit ». « Acte d’accusation », O.C. t. I éd. cit., p. 413.
Voilà une simple et définitive réponse à tous ceux qui, pour faire croire à leur audace, ont choisi des cocardes aux détails et couleurs inusuels, ont vanté l’orchidée d’Oscar Wilde et le boulon à la boutonnière de Picabia. Et que nous importe cette décomposition d’un mauve si faussement délicatCahiers du mois de juin 1926, Pour la simple honnêteté, repris dans L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, éd. cit. p. 35.Le Jardin de Bérénice, troisième volume du Culte du moi publié en 1910.
Et, certes, ce n’était pas impunémentLittérature nouvelle série n°7, le 1er décembre 1922 : « Les mots du reste ont fini de jouer/ Les mots font l’amour. » O.C. t. I, éd. cit. p. 286.
Barrès, pris comme exemple de cette résistance à l’esprit, de cette ruse, les symboles par lui choisis (Venise, Tolède, CamargueAmori et Dolori sacrum, Juven, 1903 ; Le Greco ou le secret de Tolède, Emile Paul, 1911 ; La Camargue, dans Le Jardin de Bérénice, François Perrin, 1891.Cahiers du mois de juin 1926, éd. cit. p. 37.Les Poètes maudits, paru en 1888. Les histoires littéraires et les manuels qui mentionnent Rimbaud au début du XXème siècle justifient par cette étiquette la place marginale qu’ils lui réservent. L’homosexualité du poète nourrit implicitement l’idée de malédiction d’un poète dévoyé. Crevel ne peut accepter que ceux qui ont défendu Rimbaud le fassent parfois aussi au nom de sa réputation sulfureuse.
Pour l’esprit, ce n’est point une malédiction, mais une bénédiction (et un peu plus il faudrait parler de grâce), que de ne pas se trouver en accord avec le monde extérieur, car si rien ne le choquait des apparences ou des lois que les hommes se sont données à eux-mêmes, l’esprit, avec ces apparences, ces lois, se confondant, n’aurait point de vie propre. Toute poésie, toute vie intellectuelle, morale, est une révolution, car toujours il s’agit pour l’être de briser les chaînes qui le rivent au rocher conventionnelLa Révolution surréaliste.Nouvelles littéraires, qui, peu de jours avant la sortie du Manifeste du surréalisme le 11 octobre 1924 publiait dans la rubrique « Opinions et portraits » un éloge ambigu de Breton : « Aujourd’hui, il a vraiment le port d’un inquisiteur ; que de tragique et de lenteur dans les regards et dans les gestes ! Et c’est un mage ! Peut-être bien un mage d’Épinal, avec sur ses fidèles, l’autorité magnétique d’un Oscar Wilde. […] ».Poésies II, édition établie par J-L Steinmetz, Garnier-Flammarion, p. 356. Cette citation assortie du commentaire d’Éluard, voyage dans les références de Crevel, reprise partiellement ; ainsi dans son « Résumé d’une conférence prononcée à Barcelone le 18 septembre 1931 et plan d’un livre en réponse aux histoires littéraires, panoramas critiques » publié dans O.C, op. cit. I, p. 514, on lit une version légèrement différente : « Poésie pure ? La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les hommes. Écoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un ». Les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et l’homme, s’étant enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux. » Éluard procède d’une façon proche de Crevel, reprenant les mêmes éléments, citations, notes de lecture qu’il cite parfois de mémoire, recycle et ajuste en des contextes différents, avec des variantes.
Une fois pour toutes, condamnés en bloc les cadres agréables, divertissements et plaisirs destinés à celer ce que l’intelligence risquerait de découvrir de plus ou moins contraire à l’individu, si nous nous refusons à user, en vue de profit individuel, des faits ou dispositions favorables, il est dès lors non moins injuste d’aller chercher dans une apparence néfaste des raisons contre l’esprit.
Libre donc à Paul Valéry d’évoquer sur le mode lyrique les frissons extraordinaires qui ont couru sur la moelle de l’Europe, les produits connus de l’anxiété qui va du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, libre à lui de prononcer l’oraison funèbre du Les mots dont se sert Crevel sont autant d’allusions au début de l’essai de Valéry dans lequel lescatastrophes de l’actualité sont interprétées comme la sanction d’une défaillance, de la morale publique ou de la lucidité: « « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. […] noms. […]Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. » Le naufrage du Lusitania a fait la une des journaux ; il coula après avoir été torpillé au large de l’Irlande par un sous-marin allemand le 7 mai 1915, avec plus de 1200 passagers à bord certains disent plus de 2000 — dont sept cents environ furent sauvés.LusitaniaÉlam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beauxLusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. […] La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.Lusitania, ni aucun des spectacles où il est d’une telle facilité de nous convier à nous apitoyer et qui, dans leur plus terrible désolation, demeurent tout de même du domaine relatif, ne sauraient être invoqués comme preuves ou causes d’une crise de l’esprit.
Crise de l’esprit ? Le symbole est bien commode, mais l’expression même trop lourde de sous-entendus pour que ne s’éveille point notre méfiance. Le pittoresque vague d’une telle formule d’ailleurs ne pouvait que lui assurer un succès et la quasi universelle vanité se réjouit de ces mots où sa prétention a trouvé de quoi être doucement flattée, de quoi prendre sa revanche des épreuves que nul n’ignore dans notre lopin de temps et d’espace. Mais s’il fallait les malheureux accidents énumérés par Paul Valéry pour qu’une civilisation, selon ses propres termes, apprît à savoir qu’elle était mortelle, une telle civilisation, qui n’a pas mis en doute la légitimité de son orgueil raisonneur tant qu’elle a joui sans péril d’un petit bien-être quotidien, semble n’avoir été redevable de ses années paisibles qu’au défaut de la plus élémentaire clairvoyance. Autruche qui ferme les yeux et croit qu’elle ne sera point vue, nous savons qu’elle avait mauvaise conscience, comme les trop gros mangeurs, mauvaise haleine. Aussi ne nous attendrirons-nous point au spectacle de ses minuscules sécurités perdues.
Au reste, en admettant que l’Occident, limité par les raisons de sa raison, fût assez myope pour confondre ses vues dans le temps et l’espace avec le parfait, l’universel, l’éternel, d’ordre si vulgaire qu’ils aient pu être, les malheurs qui l’ont éveillé de sa béatitude, s’ils marquent une crise politique, économique, bien moins que la période satisfaite de relativo-réalisme, méritent-ils d’être pris pour les signes d’une crise de l’esprit. Épreuves utiles, n’est-ce point de leur ensemble que nous avons pris argument pour repousser les tentations de torpeur, les lâchetés conseillées par la raison ? Que l’esprit ne soit point d’accord avec le monde extérieur, qu’il se refuse à suivre les contours des objets, des faits, ne sache en tirer aucun parti et même, le cas échéant, se refuse à en tirer aucun parti, voilà qui ne saurait être donné en preuve de son mauvais état. Instruisant le procès de l’attitude réaliste, André Breton, dans le
Et quelques lignes plus loin, citant DostoïevskyEssais sur le roman, Gallimard, collection Idées, 1972, p. 40-42.
Au reste, comme le remarque Aragon dans
« Puis où se plaît-elle à surgir ? C’est au milieu de considérations bien particulières au cours de la résolution d’un problème poétique, à l’heure, il est vrai, où la trame morale de ce problème se laisse apercevoir, qu’André Breton, en 1919, en s’appliquant à saisir le mécanisme du rêve, retrouve au seuil du sommeil le seuil et la nature de l’inspiration.
« Dans l’abord, cette découverte, qui en cela seul déjà est très grande, n’est rien d’autre pour lui et pour Philippe Soupault qui se livre avec lui aux premières expériences surréalistes. Ce qui les frappe, c’est un pouvoir qu’ils ne se connaissent pas, une aisance incomparable, une libération de l’esprit
« À la lueur de leur découverte, la Saison en enfer perd ses énigmes, la Bible et quelques autres aveux de l’homme sont leurs loups d’images, mais nous sommes à la veille de Dada. La morale qui se dégage pour eux de cette exploration, c’est le bluff du génie. Ce qui s’empare d’eux alors, c’est l’indignation devant cet escamotage, cette escroquerie qui propose les résultats littéraires d’une méthode et dissimule que cette méthode est à la portée de tous. Si les premiers expérimentateurs du surréalisme dont le nombre est tout d’abord restreint se laissent aller à leur tour à cette exploitation littéraire, c’est qu’ils se savent capables d’abattre un jour les cartes et qu’ils éprouvent les premiers le grand charme issu des profondeurs. »
Comme la beauté de toute cette page de Louis Aragon et sa lyrique intelligenceLa NRF n°125, février 1924 ; il s’attire une réponse de Jacques Rivière dans les « Notes de la rédaction » du même numéro, dénonçant cette « erreur » d’un très jeune écrivain qui conçoit la littérature comme subordonnée : « Si l’on interroge Paul Valéry sur le sens de son activité, il s’efforce aussitôt de la montrer transcendante par rapport à la littérature, la forme écrite qu’il lui donne n’étant, pour sa pensée, qu’un accident. » Cette allusion à un débat interne à la NRF montre encore combien le texte de Crevel est réactif, prend place dans un échange crucial sur la relation de la littérature au politique.
Singulière position en tout cas que celle du commentateur qui voit un mal dans la révolte de l’esprit, la baptise signe de faiblesse comme si la bonne santé, la force étaient de croire, d’accepter de croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
À ce compte-là, des hommes de la trempe d’un Rousseau, d’un Luther seraient quantité négligeable et, contre eux, auraient raison les cuistres qui ont mis des siècles à n’en point revenir d’une telle franchise, d’une telle audace spirituelle. De même aurait raison contre FreudDisque vert sur Freud en 1924 (« Freud de l’Alchimiste à l’Hygiéniste »).
Or ce qui aide à l’équivoque c’est que, si, en fait, comme le note André Breton dans le Manifeste du surréalisme, nous vivons encore sous le règne de la logique, les procédés logiques de nos jours ne s’appliquent plus qu’à la résolution des problèmes secondaires
Quel discours mieux que cette page d’André Breton pourrait préciser l’état des choses ? Servi par un sens peu commun des valeurs, l’auteur du Manifeste du surréalisme assigne ainsi à la raison son véritable rôle qui est de contrôle. Adjudant de l’intelligence, ses attributions l’empêchent de voir large, d’aller à l’essentiel, mais parce qu’il est trop facile de s’absorber dans des détails, la lutte injuste entre elle et l’esprit ne cesse de se poursuivre. Tout de même, n’est-ce point déjà pour l’esprit une victoire magnifique et quasi inespérée que cette liberté nouvelle, ce sursaut de l’imagination qui triomphe du réel, du relatif, brise les barreaux de sa cage raisonnable et, oiseau docile à la voix du vent, déjà s’éloigne de terre pour voler plus haut, plus loin.
Responsabilité, merveilleuse responsabilité des poètes. Dans le mur de toile, ils ont percé la fenêtre dont rêvait Mallarméère version 1864, version définitive 1887) » : Yeux, lacs avec ma simple ivresse de renaître/ Autre que l’histrion qui du geste évoquais/ Comme plume la suie ignoble des quinquets,/J’ai troué dans le mur de toile une fenêtre. […] »La Jeune Parque (1917) et Charmes (1922).
Qui donc d’ailleurs, durant les premiers lustres de ce siècle, eût prévu à coup de quel vigoureux questionnaire seraient poursuivis les romanciers, benoîtement réalistes ? Le premier qui leur fut porté fut celui de l’enquête menée au lendemain de la guerre, en 1919, par la revue
Voilà bien de quoi éberluer les plus brillants de la carrière des lettres. On fonçait droit sur leur somnolence, on s’acharnait contre leur routine, on secouait leur apathie gavée. Leurs réponses les trahissaient mais ils n’osaient se taire, intimidés par l’audace des nouveaux venus qui ne craignaient point de recourir à des procédés aussi directs, dédaignaient de composer, interrogeaient les autres et soi-même sur les questions essentielles. Délire insensé de tant de vieux Noés qui ne purent cuver en paix leur encre. Une épingle piquait au beau milieu pour les dégonfler les creuses bedaines, et la transparence de leur ennui permettait de voir, intestins monstrueux, leurs chapelets de nauséabonds motifs.
Voilà par quelle enquête a débuté la lutte de l’Esprit contre la Raison que devaient poursuivre Dada, l’écriture automatique, le surréalisme. La brusquerie de l’attaque, spontanément, ébranla et jusque dans ses plus profondes et traditionnelles racines l’opportunisme. Du premier coup, la preuve venait d’être faite que toute poésie est une révolution en ce qu’elle brise les chaînes qui attachent l’homme au rocher conventionnel. Déjà voici venir le temps où nul n’osera sans rire se justifier par des raisons formelles et c’est ainsi que le professeur Curtius, dans un récent article sur Louis Aragon, a pu le louer d’« avoir vaincu la beauté, ce prétexte, par l’authentique poésie »Die literarische Welt, le 13 novembre 1925, « Louis Aragon par E. R. Curtius ». L’article repris dès le 14 janvier 1926 par La Revue nouvelle (p. 7-9) était en effet très élogieux. (« Mais lire Aragon est vraiment pour moi un de ces délices intellectuels dont la littérature moderne est assez avare. Car, tandis que les modes littéraires passent, Aragon possède ce qui dure au-delà de toutes les vicissitudes de l’opinion à travers les générations: un tempérament original, le charme, la fantaisie et un style d’une élégance tranchante […] ».)
Nous les avons suivis jusqu’au plan où Max Ernst nous dit qu’« au-dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane l’oiseau invisible du jour, un peu plus haut que l’oiseau, l’éther pousse, les murs et les toits flottent »Galerie Bernheim, le 1er décembre 1928, avec quelques commentaires tirés des lignes qui suivent. Cette image semble avoir déjà surdéterminé les métaphores filées antérieures de l’oiseau et de l’envol. L’œil ici se fait oiseau, passage préparé dans le paragraphe précédent par l’image de l’œil qui « perce les nuages ».Surréalisme et la peinture ; la porte qui livre passage à Crevel est devenue une fenêtre « dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, autrement dit si, d’où je suis, « la vue est belle » […]. »
Les remparts ont craquéAu défaut du silence, 1925.
Des oiseaux alors s’allument en plein ciel, la terre tremble et la mer invente ses chansons nouvelles. Le cheval du rêve galope sur les nuages. La flore et la faune se métamorphosent. Le rideau du sommeil tombé sur l’ennui du vieux monde soudain se relève pour des surprises d’astres et de sable. Et nous regardons, vengés enfin des minutes lentes, des cœurs tièdes, des mains raisonnables.
Univers imprévu, quels océans peuvent jusqu’à ses bords mener les navigateurs du silence ? À cette question, Max Ernst a répondu par le nom trouvé pour le plus surprenant de ses tableaux :
La révolution la nuit. Nous savons que l’esprit attentif aux contours, docile aux objets, soumis à leur apparence ordinaire, comme on lui a si longtemps conseillé d’être, n’aurait pas de vie propre et même, à vrai dire, n’existerait pas. Ainsi l’homme libre dédaigneux de la conscience et de son joug aspire à la nuit, son bonheur, sa liberté. André Breton ne nous rapporte-t-il point, et non sans raison, dans le
Le poète, lui, au contraire, ne flatte ni ne ruse. Il n’endort pas ses fauves pour jouer au dompteur mais, toutes cages ouvertes, clés jetées au vent, il part, voyageur qui ne pense pas à soi mais au voyageLe Traité du style, Crevel aime les vrais voyageurs, ceux qui « partent pour partir ». Ses comptes-rendus de Feuilles de route de Cendrars l’attestent dans La Nrf, le 1er février 1925 et Les Nouvelles Littéraires n° 137, 1er février 1925 : […]les paquebots, les océans, les villes lointaines sont devenus les pièces d’un arsenal littéraire qui, du point de vue humain, ne sembla valoir guère plus ou mieux que la mythologie dont se trouvaient saupoudrés, en d’autres siècles, tous les voyages des jeunes Anacharsis. […]. Or, voici que Blaise Cendrars se joue de nos appréhensions. Pour lui, le départ a conservé la saveur d’un goût premier. Il aime les voyages comme il aime les femmes, l’alcool certains soirs. J’entends qu’il n’a point de raisons à nous donner et que sa joie est aussi dédaigneuse de l’expression artistique ou littéraire que celle de l’enfant, par exemple, qui, pour la première fois, va au bord de la mer. »
Des hommes en d’autres temps avaient la joie de planter des arbres qu’ils appelaient arbres de la liberté. La poésie qui nous délivre des symboles plante la liberté elle-même et son ascension laisse très loin derrière, très bas sous elle, les sons, les couleurs qui l’expriment.
Mais quel technicien comprendra jamais