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Ce résumé était tout fait. Nous n’avions qu’à reprendre des leçons déjà bien anciennes, mais assez peu répandues parce qu’elles appartiennent à un temps où les cours de la Faculté des lettres n’avaient guère de retentissement au-delà du quartier latin, et aussi parce qu’on ne pouvait les trouver que dans un recueil considérable, comprenant tout notre premier enseignement de 1815 à 1821re série de nos ouvrages : Premiers essais de philosophie ; Du vrai, du beau et du bien ; Philosophie sensualiste ; Philosophie écossaise ; Philosophie de Kant, 3e édit., 5 vol.
Ce livre contient donc l’expression abrégée mais exacte de nos convictions sur les points fondamentaux de la science philosophique. On y verra à découvert la méthode qui est l’âme de notre entreprise, nos principes, nos procédés, nos résultats.
Sous ces trois chefs, le Vrai, le Beau, le Bien, nous embrassons la psychologie, placée par nous à la tête de la philosophie tout entière, l’esthétique, la morale, le droit naturel, le droit public même en une certaine mesure, enfin la théodicée, ce périlleux rendez-vous de tous les systèmes, où les différents principes sont condamnés ou justifiés par leurs conséquences.
C’est l’affaire de notre livre de plaider lui-même sa cause. Nous souhaitons seulement qu’il soit apprécié et jugé sur ce qu’il est réellement, et non sur une opinion trop accréditée.
On s’obstine à représenter l’éclectisme comme la doctrine à laquelle on daigne attacher notre nom. Nous le déclarons : l’éclectisme nous est bien cher,
Notre vraie doctrine, notre vrai drapeau est le spiritualisme, cette philosophie aussi solide que généreuse, qui commence avec Socrate et Platon, que l’Évangile a répandue dans le monde, que Descartes a mise sous les formes sévères du génie moderne, qui a été au eeme de Staël, M. Quatremère de Quincy la transportaient dans la littérature et dans les arts. On lui donne à bon droit le nom de spiritualisme, parce que son caractère est de subordonner les sens à l’esprit, et de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, à élever et à agrandir l’homme. Elle enseigne la spiritualité de l’âme, la liberté et la responsabilité des actions humaines, l’obligation morale, la vertu désintéressée, la dignité de la justice, la beauté de la charité ; et par-delà les limites de ce monde elle montre un Dieu, auteur et type de l’humanité, qui, après l’avoir faite évidemment
Concourir, selon nos forces, à relever, à défendre, à propager cette noble philosophie, tel est l’objet qui de bonne heure nous a suscité, et qui nous a soutenu dans le cours d’une carrière déjà longue, où les difficultés ne nous ont pas manqué. Grâce à Dieu, le temps a plutôt augmenté qu’affaibli nos convictions, et nous finissons comme nous avons commencé : cette nouvelle édition d’un de nos premiers ouvrages est un nouvel effort en faveur de la sainte cause pour laquelle nous combattons depuis près de quarante années.
Puisse notre voix être entendue des générations présentes comme autrefois elle le fut de la sérieuse jeunesse de la Restauration ! Oui, c’est à vous que nous adressons particulièrement cet écrit, jeunes gens qui ne nous connaissez plus, mais que nous Sursum corda, tenez en haut votre cœur, voilà toute la philosophie, celle que nous avons retenue de toutes nos études, que nous avons enseignée à vos devanciers, et que nous vous laissons comme notre dernier mot, notre suprême leçon.
Un trop indulgent accueil ayant promptement rendu nécessaire une nouvelle édition de ce livre, nous nous sommes efforcé de le rendre moins indigne des suffrages qu’il a obtenus en le revoyant avec une attention sévère, en y introduisant une foule de corrections de détail, et un certain nombre d’additions parmi lesquelles les seules qui méritent d’être ici indiquées sont quelques pages sur le christianisme à la fin de la ee
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Cet écrit restera donc désormais dans l’état où il est aujourd’hui. Il contient la doctrine qui paraît déjà dans nos Premiers essais, et que développent tous nos cours et tous nos ouvrages, le résumé fidèle de la nouvelle philosophie française, dégagé de tout appareil scolastique, et revêtu de formes qui le mettent à la portée de tout lecteur attentif. Car, à mesure qu’on avance dans la vie, on apprécie et on recherche la simplicité comme auparavant on aspirait à la force. Il n’y a qu’une vraie langue philosophique, celle de Platon, de Descartes, de Bossuet, qui consiste à exprimer ce qu’il y a de plus profond et de plus grand de la façon la plus naturelle. Mais cette langue-là
Nous aimons à le reconnaître : le succèsLectures on the True, the Beautiful and the Good, translated by O. W. Wight, 1854. M. Wight destine particulièrement sa traduction à ses jeunes compatriotes. Et nous aussi, nous nous associons à ses vœux ; nous souhaitons de tout notre cœur que cet humble ouvrage accroisse et répande en Amérique le goût d’une saine philosophie, libre et sincère alliée du christianisme, et qu’il concoure à attacher la jeunesse de ce grand pays à la devise immortelle des fondateurs de la liberté américaine : Dieu et la liberté, God and Liberty !
Esprit et principes généraux du cours. — Objet des leçons de cette année : application des principes exposés aux trois problèmes du vrai, du beau et du bien.
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Ce n’est pas le patriotisme, c’est le sentiment profond de la vérité et de la justice qui nous fait placer toute la philosophie aujourd’hui répandue dans le monde sous l’invocation du nom de Descartes. Oui, la philosophie moderne tout entière est l’œuvre de ce grand homme : car elle lui doit l’esprit qui l’anime et la méthode qui fait sa puissance.
Après la chute de la scolastique et les déchirements douloureux du e
Descartes rencontra devant lui le scepticisme répandu de tous côtés à la suite de tant de révolutions, des hypothèses ambitieuses, nées du premier usage d’une liberté mal réglée, et les vieilles formules échappées à la ruine de la scolastique. Dans sa passion courageuse de la vérité, il résolut de rejeter, provisoirement au moins, toutes les idées qu’il avait reçues jusque-là sans les contrôler, bien décidé à ne plus admettre que celles qui, après un sérieux examen, lui paraîtraient évidentes. Mais il s’aperçut qu’il y avait une chose qu’il ne pouvait rejeter, même provisoirement, dans son doute universel : cette chose était l’existence même de son doute, c’est-à-dire de sa pensée ; car quand même tout le reste ne serait qu’illusion, ce fait, qu’il pensait, ne pouvait pas être une illusion. Descartes s’arrêta donc à ce fait, d’une évidence irrésistible, comme à la première vérité qu’il pouvait accepter sans crainte. Reconnaissant en même temps que la pensée est le nécessaire instrument de toutes les recherches qu’il pouvait jamais se proposer, ainsi que celui du genre humain dans l’acquisition de ses connaissances naturelles, il s’attacha à l’étude régulière, à l’analyse de la pensée comme à la condition de toute philosophie légitime, et sur ce solide fondement il éleva une doctrine d’un caractère à la fois certain et vivant, capable de résister au scepticisme, exempte d’hypothèses, et affranchie des formules de l’école.
C’est ainsi que l’analyse de la pensée, et de l’esprit
Toutefois, il faut bien l’avouer, la philosophie n’a pas entièrement perdu et elle reprend encore quelquefois, après Descartes et dans Descartes même, ses anciennes habitudes. Il appartient rarement au même homme d’ouvrir et de parcourir la carrière, et d’ordinaire l’inventeur succombe sous le poids de sa propre invention. Ainsi Descartes, après avoir si bien posé le point de départ de toute recherche philosophique, oublie plus d’une fois l’analyse et revient, au moins dans la forme, à l’ancienne philosophie. La vraie méthode s’efface bien plus encore entre les mains de ses premiers successeurs, sous l’influence toujours croissante de la méthode mathématique.
On peut distinguer deux périodes dans l’ère cartésienne : l’une où la méthode, en sa nouveauté, est souvent méconnue ; l’autre où l’on s’efforce au moins de rentrer dans la voie salutaire ouverte par Descartes. À la première appartiennent Malebranche, Spinoza, Leibnitz lui-même ; à la seconde, les philosophes du e
Sans doute Malebranche est, sur quelques points, descendu très avant dans l’observation intérieure ; mais la plupart du temps il se laisse emporter dans un monde imaginaire, et il perd de vue le monde réel. Ce n’est pas une méthode qui manque à Spinoza, mais c’est la bonne. Son tort est d’avoir appliqué à la philosophie la méthode géométrique, qui procède par axiomes, Nouveaux essais sur l’entendement humain montrent Leibnitz opposant observation à observation, analyse à analyse ; mais son génie plane ordinairement sur la science, au lieu de s’y avancer pas à pas : voilà pourquoi les résultats auxquels il arrive ne sont souvent que de brillantes hypothèses, par exemple l’harmonie préétablie, aujourd’hui oubliée, et reléguée parmi les hypothèses analogues des causes occasionnelles et du médiateur plastique. Il n’y a de durable que ce qui est fondé sur une saine méthode ; le temps emporte tout le reste ; le temps, qui recueille, féconde, agrandit les moindres germes de vérité déposés dans les plus humbles analyses, frappe sans pitié, engloutit les hypothèses, même celles du génie. Il fait un pas, et les systèmes arbitraires sont renversés ; les statues de leurs auteurs restent seules debout sur leurs ruines. La tâche de l’ami de la vérité est de rechercher les débris utiles qui en subsistent, et peuvent servir à de nouvelles et plus solides constructions.
La philosophie du ee
Les grandes écoles qui partagent le eTraité des sensations a très infidèlement pratiqué l’analyse, mais il en parle sans cesse. L’école écossaise combat Locke et Condillac ; elle les combat, mais avec leurs propres armes, avec la même méthode qu’elle prétend appliquer mieux. En Allemagne, Kant veut remettre en lumière et en honneur l’élément supérieur de la connaissance humaine, laissé dans l’ombre et décrié par la philosophie de son temps. Pour cela que fait-il ? il entreprend un examen approfondi de la faculté de connaître ; son principal ouvrage a pour titre : Critique de la raison pure ; c’est une critique, c’est-à-dire encore une analyse : la méthode de Kant n’est donc pas autre que celle de Locke et de Reid. Suivez-la jusque entre les mains de Fichte, le successeur de Kant, mort à peine depuis quelques années : là encore l’analyse de la pensée est donnée comme le fondement de la philosophie. Kant s’était si bien établi dans le sujet de la connaissance qu’il avait eu de la peine à en sortir, et qu’il n’en sortit même jamais légitimement. Fichte s’y enfonça si avant qu’il s’y ensevelit, et absorba dans le moi humain toutes les existences comme toutes les sciences ; triste naufrage de l’analyse, qui en signale à la fois le plus grand effort et l’écueil !
Le même esprit gouverne donc toutes les écoles du e
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Ouvrier faible, mais zélé, je viens apporter ma pierre ; je viens faire ma journée, je viens retirer du milieu des ruines ce qui n’a pas péri, ce qui ne peut pas périr. Ce cours est à la fois un retour sur le passé et un effort vers l’avenir. Je ne me propose ni d’attaquer ni de défendre aucune des trois grandes écoles qui partagent le e
L’unité de la philosophie moderne réside, comme nous l’avons dit, dans sa méthode, c’est-à-dire dans l’analyse de la pensée, méthode supérieure à ses propres résultats, car elle contient en elle le moyen de réparer les erreurs qui lui échappent, et d’ajouter indéfiniment de nouvelles richesses aux richesses acquises. Les sciences physiques elles-mêmes n’ont pas d’autre unité. Les grands physiciens qui ont paru depuis deux siècles, bien qu’unis entre eux par le même point de départ et par le même but publiquement acceptés, n’en ont pas moins marché avec indépendance et dans des voies souvent opposées. Le temps a recueilli dans leurs diverses théories la part de vérité qui les a fait naître et qui les a soutenues ; il a négligé les erreurs auxquelles
Non, certes, que je conseille ce syncrétisme aveugle qui perdit l’école d’Alexandrie, et tentait de rapprocher forcément des systèmes contraires ; ce que je recommande, c’est un éclectisme éclairé qui, jugeant avec équité et même avec bienveillance toutes les écoles, leur emprunte ce qu’elles ont de vrai, et néglige ce qu’elles ont de faux. Puisque l’esprit de parti nous a si mal réussi jusqu’à présent, essayons de l’esprit de conciliation. La pensée humaine est immense. Chaque école ne l’a considérée qu’à son point de vue. Ce point de vue n’est pas faux, mais il est incomplet, et, de plus, il est exclusif. Il n’exprime qu’un côté de la vérité, et rejette tous les autres. Il ne s’agit pas aujourd’hui de décrier et de recommencer l’ouvrage de nos devanciers, mais de le perfectionner en réunissant et en fortifiant par cette réunion toutes les vérités éparses dans e
Tel est le principe auquel peu à peu nous ont conduit deux années d’études sur la philosophie moderne depuis Descartes jusqu’à nos jours. Ce principe, mal dégagé d’abord, nous l’avons appliqué une première fois dans les limites les plus étroites et aux seules théories relatives à la question de l’existence personnellePremiers essais, cours de 1816.Ibid., cours de 1817.Ibid. Dans la 3e édit., nous avons retranché ces leçons trop imparfaites et nous renvoyons le lecteur à nos leçons de 1820 : Philosophie de Kant.e
La philosophie, dans tous les temps, roule sur les idées fondamentales du vrai, du beau et du bien. L’idée du vrai, philosophiquement développée, c’est la psychologie, la logique, la métaphysique ; l’idée du bien, c’est la morale privée et publique ; l’idée du beau, c’est cette science qu’en Allemagne on appelle l’esthétique, dont les détails regardent la critique littéraire et la critique des arts, mais dont les principes généraux ont toujours occupé une place plus ou moins considérable dans les
Sur ces points essentiels qui composent le domaine entier de la philosophie, nous interrogerons successivement les principales écoles du e
Lorsqu’on les examine toutes avec attention, on les ramène aisément à deux : l’une qui, dans l’analyse de la pensée, sujet commun de tous les travaux, fait à la sensibilité une part excessive ; l’autre qui dans cette même analyse, se jetant à l’extrémité opposée, tire la connaissance presque tout entière d’une faculté différente de la sensibilité, la raison. La première de ces écoles est l’école empirique, dont le père ou plutôt le représentant le plus sage est Locke, et Condillac le représentant extrême ; la seconde est l’école spiritualiste ou rationaliste, comme on voudra l’appeler, qui compte à son tour d’illustres interprètes, Reid, le plus irréprochable, et Kant, le plus systématique. Évidemment il y a du vrai dans ces deux écoles, et la vérité est un bien qu’il faut prendre partout où on le rencontre. Nous admettons volontiers avec l’école empirique que les sens ne nous ont pas été donnés en vain ; que cette admirable organisation, qui nous élève au-dessus de tous les êtres animés, est un instrument riche et varié qu’il serait insensé de négliger. Nous sommes convaincu que le spectacle du monde est un foyer permanent d’instruction saine et sublime. Sur ce point, ni Aristote ni Bacon ni Locke ne nous auront pour adversaire, mais pour disciple. Nous avouons ou plutôt nous proclamons
Vous le voyez, nous serons tour à tour avec Locke, avec Reid et avec Kant dans cette juste et forte mesure qu’on appelle l’éclectisme.
L’histoire de la philosophie ne porte pas sa clarté avec elle, et elle n’est point son propre but. Comment l’éclectisme, qui n’a pas d’autre champ que l’histoire, serait-il notre seul, notre premier objete série de nos ouvrages, Philosophie contemporaine, préface de la 1re édition, p. 41, etc., surtout l’article intitulé : De la philosophie en Belgique, p. 228 et 229.
Il est juste sans doute, il est de la plus haute utilité de bien discerner dans chaque système ce qu’il a de vrai d’avec ce qu’il a de faux, d’abord pour bien apprécier ce système, ensuite pour rendre le faux au néant, dégager et recueillir le vrai, et ainsi enrichir et agrandir la philosophie par l’histoire. Mais vous concevez qu’il faut savoir déjà quelle est la vérité, pour la reconnaître quelque part et la distinguer de l’erreur qui y est mêlée ; en sorte que la critique des systèmes exige presque un système, et que l’histoire de la philosophie est contrainte d’emprunter d’abord à la philosophie la lumière qu’elle doit lui rendre un jour avec usure.
Enfin l’histoire de la philosophie n’est qu’une branche ou plutôt un instrument de la science philosophique. C’est l’intérêt que nous portons à la philosophie qui nous attache à son histoire ; c’est l’amour de la vérité
Ainsi la philosophie est à la fois l’objet suprême et le flambeau de l’histoire de la philosophie. À ce double titre, il lui appartient de présider à notre enseignement.
À cet égard, un mot d’explication, je vous prie.
Celui qui porte aujourd’hui la parole devant vous n’est, il est vrai, officiellement chargé que du cours de l’histoire de la philosophie ; là est notre tâche, et là, encore une fois, notre guide sera l’éclectisme. Mais, nous le confessons, si la philosophie n’a pas le droit de se présenter ici en quelque sorte sur le premier plan, si elle n’y paraît que derrière son histoire, en réalité elle y domine, et c’est à elle que se rapportent tous nos vœux comme tous nos efforts. Nous tenons sans doute en très grande estime et Brucker et TennemannManuel de l’histoire de la philosophie. Voyez la seconde édition, 1839, 2 vol. in-8º.
Notre entreprise n’est donc pas seulement de renouveler l’histoire de la philosophie par l’éclectisme ; nous voulons aussi, nous voulons surtout, et l’histoire bien entendue, grâce à l’éclectisme, nous y servira puissamment, faire sortir de l’étude des systèmes, de leurs luttes, de leurs ruines même, un système qui soit à l’épreuve de la critique, et qui puisse être accepté par votre raison et aussi par votre cœur, noble jeunesse du e
Pour remplir ce grand objet, qui est notre mission véritable, nous oserons cette année, pour la première et pour la dernière fois, franchir les étroites limites qui nous sont imposées. Dans l’histoire de la philosophie du e
Vous verrez donc ici, rassemblés en un court espace, nos principes, nos procédés, nos résultats. Nous souhaitons ardemment vous les persuader, jeunes gens, qui êtes à la fois l’espérance de la science et de la patrie. Puissions-nous du moins, dans la vaste carrière que nous avons à parcourir, rencontrer en vous la même bienveillance qui jusqu’à présent nous a soutenu !
Deux grands besoins, celui de vérités absolues, et celui de vérités absolues qui ne soient pas des chimères. Satisfaire ces deux besoins est le problème de la philosophie de notre temps. — Des principes universels et nécessaires. — Exemples de tels principes en différents genres. — Distinction des principes universels et nécessaires et des principes généraux. — Que l’expérience est incapable d’expliquer toute seule les principes universels et nécessaires, et aussi de s’en passer même pour arriver à la connaissance du monde sensible. — De la raison comme étant celle de nos facultés qui nous découvre ces principes. — Que l’étude des principes universels et nécessaires nous introduit dans les parties les plus hautes de la philosophie.
Le premier, le plus impérieux, est celui de principes fixes, immuables, qui ne dépendent ni des temps ni des lieux ni des circonstances, et où l’esprit se repose avec une confiance illimitée. Dans toutes les recherches, tant qu’on n’a saisi que des faits isolés, disparates, tant qu’on ne les a pas ramenés à une loi, on possède les matériaux d’une science, mais la science n’est pas encore. La physique elle-même commence seulement là
Voilà notre premier besoin. Mais il en est un autre, non moins légitime, c’est, le besoin de ne pas être dupe de principes chimériques, d’abstractions vides, de combinaisons plus ou moins ingénieuses mais artificielles, le besoin de s’appuyer sur la réalité et sur la vie, le besoin de l’expérience. Les sciences physiques et naturelles, dont les conquêtes rapides frappent et éblouissent les plus ignorants, doivent leurs progrès à la méthode expérimentale. De là l’immense popularité de cette méthode, portée à ce point qu’on ne daignerait pas même aujourd’hui prêter la moindre attention à une science à laquelle cette méthode ne semblerait pas présider.
Unir l’observation et la raison, ne pas perdre de vue l’idéal de la science auquel l’homme aspire, et le chercher et le trouver par la route de l’expérience, tel est le problème de la philosophie.
Or nous nous adressons à vos souvenirs des deux dernières années : n’avons-nous pas établi, par la méthode expérimentale la plus sévère, par la réflexion appliquée à l’étude de l’esprit humain, avec la lenteur et la rigueur qu’exigent de pareilles démonstrations, n’avons-nous pas établi qu’il y a dans tous les hommes, sans distinction de savants et d’ignorants, des idées, des notions, des croyances, des principes que le sceptique le plus déterminé peut bien nier du bout des lèvres, mais qui Premiers essais, passim, surtout le programme du cours de 1817, p. 199.
Il ne nous a pas été difficile de faire voir qu’il y a des principes universels et nécessaires à la tête de toutes les sciences.
Il est trop évident qu’il n’y a point de mathématiques sans les axiomes et sans les définitions, c’est-à-dire sans principes absolus.
Que deviendrait la logique, ces mathématiques de la pensée, si vous lui ôtez un certain nombre de principes, un peu barbares peut-être dans leur forme scolastique, mais qui doivent être universels et nécessaires pour présider à tout raisonnement, à toute démonstration ?
Sans le principe des causes finales, la physiologie pourrait-elle faire un seul pas, se rendre compte d’un seul organe, déterminer une seule fonction ?
Le principe sur lequel repose toute morale, le principe qui oblige l’homme de bien et fonde la vertu, n’est-il pas de la même nature ? ne s’étend-il pas à tous les êtres moraux sans distinction de temps et de lieu ? Concevez-vous un être moral qui ne reconnaisse au fond de sa conscience que la raison doit commander à la passion, qu’il faut garder la foi jurée, et, contre l’intérêt le plus pressant, restituer le dépôt qui nous a été confié ?
Et ce ne sont pas là des préjugés métaphysiques et des formules d’école : j’en appelle au sens commun le plus vulgaire.
Si je vous disais que c’est l’amour ou l’ambition qui a commis ce meurtre, ne concevriez-vous pas à l’instant même un amant, un ambitieux ? Cela veut dire encore qu’il n’y a pas pour vous d’acte sans agent, de qualité et de phénomène sans une substance, sans un sujet réel.
Si je vous disais que l’accusé prétend que ce n’est pas en lui la même personne qui a conçu, voulu, exécuté ce meurtre, et que, dans les intervalles, sa personne s’est plus d’une fois renouvelée ; ne diriez-vous pas qu’il est fou s’il est sincère, et que, si les actes et les accidents ont varié, la personne et l’être sont restés les mêmes ?
Supposé que l’accusé se défende sur ce motif, que le meurtre commis doit servir à son bonheur ; que d’ailleurs la personne tuée était si malheureuse que la vie lui était un fardeau ; que la patrie n’y perd rien, puisque, au lieu de deux citoyens inutiles, elle en acquiert un qui lui devient utile ; qu’enfin le genre humain ne périra pas faute d’un individu, etc. ; à tous ces raisonnements n’opposerez-vous pas cette réponse bien simple, que ce meurtre, utile peut-être à son auteur, n’en est pas moins injuste, et qu’ainsi sous nul prétexte il n’était permis ?
Le même bon sens qui admet des vérités universelles et nécessaires les distingue aisément de celles qui ne le sont pas, et qui sont seulement générales, c’est-à-dire qui s’appliquent seulement à un plus ou moins grand nombre de cas.
Par exemple, voici une vérité fort générale : le jour succède à la nuit ; mais est-ce une vérité universelle et nécessaire ? S’étend elle à tous les pays ? Oui, à tous les pays connus. Mais s’étend-elle à tous les pays possibles ? Non ; car il est possible de concevoir des pays plongés dans une nuit éternelle, étant donné un autre système du monde. Les lois du monde sensible sont ce qu’elles
Montesquieu a dit que la liberté n’est pas un fruit des climats chauds. J’accorde, si l’on veut, que la chaleur énerve l’âme, et que les pays chauds portent difficilement des gouvernements libres ; mais il ne s’ensuit point qu’il n’y ait pas d’exception possible à ce principe : d’ailleurs il y en a eu ; ce n’est donc pas un principe absolument universel, et encore bien moins un principe nécessaire. En pouvez-vous dire autant du principe de la cause ? Pouvez-vous concevoir, quelque part, en quelque temps et en quelque lieu, un phénomène qui commence à paraître sans une cause, physique ou morale ?
Et quand il serait possible de ramener les principes universels et nécessaires à des principes généraux, pour employer et appliquer ces principes même ainsi rabaissés et y appuyer un raisonnement quelconque, il faudrait admettre ce qu’on appelle en logique le principe de contradiction, à savoir qu’une chose ne peut pas à la fois être et n’être pas, afin de maintenir entière chacune des parties du raisonnement, ainsi que le principe de la raison suffisante, qui seul établit leur lien et la
Alors même qu’on détruirait par la pensée toutes les existences pour ne laisser sur leurs débris qu’un seul esprit, on serait forcé de placer dans cet esprit-là, pour peu qu’il s’exerçât, et l’esprit n’est tel qu’à la condition qu’il pense, plusieurs principes nécessaires ; on ne saurait au moins le concevoir dépourvu du principe de contradiction et du principe de la raison suffisante.
Combien de fois n’avons-nous pas démontré la vanité des efforts de l’école empirique pour ébranler l’existence ou affaiblir la portée des principes universels et nécessaires ! Écoutez cette école : elle vous dira que le principe de la cause, donné par nous comme universel et nécessaire, n’est, après tout, qu’une habitude de l’esprit qui, voyant dans la nature un fait suivre un autre fait, met entre eux cette connexion que nous avons appelée la relation de l’effet à la cause. Mais cette explication n’est autre chose que la destruction, non pas seulement du principe des causes, mais de la notion même de cause. Les sens me montrent deux boules, l’une qui commence à se mouvoir, l’autre qui se meut après elle. Supposez que cette succession se renouvelle et persiste, ce sera la constance ajoutée à la succession, ce ne sera pas le moins du monde la connexion d’une puissance causatrice et de son effet, celle par exemple que la conscience nous atteste dans le moindre effort volontaire. Aussi un empiriste conséquent, tel que Hume, prouve aisément
Ce que nous disons de la notion de cause, nous pourrions le dire de toutes les notions du même genre. Citons au moins celles de substance et d’unité.
Les sens n’aperçoivent que des qualités, des phénomènes. Je touche l’étendue, je vois la couleur, je sens l’odeur ; mais l’être étendu, coloré, odorant, est-ce que nos sens l’atteignent ? Hume plaisante agréablement là-dessus. Il demande sous lequel de nos sens tombe la substancePremiers essais, cours de 1816, Hume, p. 59-66.
Les sens ne donnent pas davantage l’unité ; car l’unité c’est l’identité, c’est la simplicité, et les sens nous montrent tout successif et composé. Les ouvrages de l’art ne possèdent l’unité que parce que l’art, c’est-à-dire l’esprit de l’homme, l’y a mise ; quant à ceux de la nature, si nous l’y apercevons, ce ne sont pas les sens qui la découvrent. L’arrangement des diverses parties d’un objet peut contenir de l’unité, mais c’est une unité d’organisation, une unité idéale et morale que l’esprit seul conçoit et qui échappe aux sens.
Si les sens ne peuvent expliquer de simples notions, ils peuvent bien moins encore expliquer les principes où ces notions se rencontrent, et qui sont universels et nécessaires En effet, les sens aperçoivent bien tels et tels faits, mais il répugne qu’ils embrassent ce qui est
Allons plus loin. Non seulement l’empirisme ne peut expliquer les principes universels et nécessaires ; mais nous prétendons que, sans ces principes, l’empirisme ne peut pas même rendre compte de la connaissance du monde sensiblePremiers essais, cours de 1817, Analyse de la connaissance sensible, p. 228-242.
Ôtez le principe des causes, l’esprit humain est condamné à ne jamais sortir de lui-même et de ses propres modifications. Toutes les sensations de l’ouïe, de l’odorat, du goût, de la vue, du toucher, du tact même, ne vous peuvent apprendre quelle est leur cause ni si elles en ont une. Mais rendez à l’esprit humain le principe des causes, admettez que toute sensation, ainsi que tout phénomène, tout changement, tout événement, a une cause, comme évidemment nous ne sommes pas la cause de certaines sensations, et qu’il faut bien pourtant que ces sensations en aient une, nous sommes conduits naturellement à reconnaître à ces sensations des causes différentes de nous-mêmes, et voilà la première notion du monde extérieur. C’est le principe universel et nécessaire des causes qui seul la donne et la justifie. D’autres principes du même ordre l’accroissent et la développent.
Dès que vous savez qu’il y a des objets extérieurs, je vous demande si vous ne les concevez pas dans un lieu qui les contient. Pour le nier, il vous faudrait nier que tout corps est dans un lieu, c’est-à-dire rejeter une vérité de physique, qui est aussi un principe de métaphysique
Et je ne vous dis rien là qui ne soit très simple. Voyez. Niez-vous que cette eau soit dans ce verre ? — Niez-vous que ce verre soit dans cette salle ? — Niez-vous que cette salle soit dans un lieu plus grand, lequel est à son tour dans un autre plus grand encore ? Je puis vous pousser ainsi jusqu’à l’espace infini. Si vous niez une seule de ces propositions, vous les niez toutes, la première comme la dernière ; et si vous admettez la première, la dernière est forcée.
On ne peut supposer que la sensibilité toute seule nous élève à l’idée de l’espace, elle qui ne peut pas même nous donner l’idée première de corps. Il faut donc ici l’intervention d’un principe supérieur.
Comme nous croyons que tout corps est contenu dans un lieu, de même nous croyons que tout événement arrive dans un temps. Concevez-vous un événement qui arrive, si ce n’est dans un point quelconque de la durée ? Cette durée s’étend et s’agrandit successivement aux yeux de votre esprit, et vous finissez par la concevoir
L’empirisme est donc convaincu et de ne pouvoir se passer des principes universels et nécessaires, et de ne pouvoir les expliquer.
Arrêtons-nous : ou tous nos précédents travaux n’ont abouti qu’à des chimères, ou ils nous permettent de considérer comme un point définitivement acquis à la science, qu’il y a dans l’esprit humain, pour quiconque l’interroge sincèrement, des principes réellement empreints du caractère de l’universalité et de la nécessité.
Après avoir établi et défendu l’existence des principes universels et nécessaires, nous pourrions rechercher et poursuivre cette sorte de principes dans toutes les parties des connaissances humaines, et en essayer une classification exacte et rigoureuse. Mais d’illustres exemples nous ont appris à craindre de compromettre des vérités du plus grand prix en y mêlant des conjectures qui, en faisant briller peut-être l’esprit du philosophe, diminuent aux yeux des sages l’autorité de la philosophie. Nous aussi, à l’exemple de Kant, nous avons, l’année dernièrePremiers essais, Fragments du cours de 1817, p. 256, etc.ere série, t. V, Philosophie de Kant, leçon
Le propre de ces principes, c’est qu’à la réflexion chacun de nous reconnaît qu’il les possède mais qu’il n’en est pas l’auteur. Nous les concevons et les appliquons, nous ne les constituons point. Interrogeons notre conscience. Nous rapportons-nous à nous-mêmes, par exemple, les définitions de la géométrie, comme nous le faisons certains mouvements dont nous nous sentons la cause ? Si c’est moi qui fais ces définitions, elles sont donc miennes, je puis donc les défaire, les modifier, les changer, les anéantir même. Il est certain que je ne le puis. Je n’en suis donc pas l’auteur. Il est aussi démontré que les principes dont nous avons parlé ne peuvent dériver de la sensation variable, bornée,
Il y a dans l’homme trois facultés générales qui sont toujours mêlées ensemble et ne s’exercent guère que simultanément, mais que l’analyse divise pour les mieux étudier, sans méconnaître leur jeu réciproque, leur liaison intime, leur unité indivisible. La première de ces facultés est l’activité, l’activité volontaire et libre, où paraît surtout la personne humaine, et sans laquelle les autres facultés seraient comme si elles n’étaient pas, puisque nous ne serions pas pour nous-mêmes. Qu’on s’examine au moment où une sensation se produit en nous : on reconnaîtra qu’il n’y a perception qu’autant qu’il y a un degré quelconque d’attention, et que la perception finit au moment où finit notre activité. On ne se rappelle pas ce qu’on a fait dans le sommeil absolu ou dans la défaillance, parce qu’alors on a perdu l’activité, par conséquent la conscience, et par conséquent encore la mémoire. De même, souvent la passion, en nous enlevant la liberté, nous enlève du même coup la conscience de nos actions et de nous-mêmes : alors, pour nous servir d’une expression juste et vulgaire, on ne sait plus ce qu’on fait. C’est par la liberté que l’homme est véritablement homme, qu’il se possède et se gouverne ; sans elle il retombe sous le joug de la Premiers essais, De l’identité du moi, p. 177 et 182 ; Du fait de conscience, p. 282 ; Philosophie sensualiste, leçon Condillac ; Philosophie écossaise, leçon Reid ; Philosophie de Kant, leçon Examen de la théorie de Kant ; Philosophie contemporaine, Examen des leçons de Laromiguière ; Introduction aux œuvres de M. de Biran, etc.
L’activité volontaire, la sensibilité, la raison, sont toutes les trois également certaines. La conscience vérifie l’existence des principes nécessaires qui dirigent la raison tout aussi bien que celle des sensations et des
Mais la conscience n’est qu’un témoin : elle fait paraître ce qui est, elle ne le crée pas. Ce n’est pas parce que la conscience vous l’annonce que vous avez produit tel ou tel mouvement, éprouvé telle ou telle impression. Ce n’est pas aussi parce que la conscience nous dit que la raison est contrainte d’admettre telle ou telle vérité, que cette vérité existe, c’est parce qu’elle existe qu’il est impossible à la raison de ne pas l’admettre. Les vérités qu’atteint la raison, à l’aide des principes universels et nécessaires dont elle est pourvue, sont des vérités absolues ; la raison ne les fait point, elle les découvre. La raison n’est pas juge de ses propres principes et n’en peut pas rendre compte, car elle ne juge que par eux, et ils sont ses lois à elle-même. Encore bien moins la conscience ne fait-elle ni ces principes, ni les vérités qu’ils nous révèlent ; car la conscience n’a d’autre office ni d’autre puissance que de servir en quelque sorte de miroir à la raison. Les vérités absolues sont donc indépendantes de l’expérience et de la conscience, et en même temps elles sont attestées par l’expérience et la conscience. D’une part,
Ainsi la philosophie que nous enseignons ne repose ni sur des principes hypothétiques ni sur des principes empiriques. C’est l’observation elle-même, mais appliquée à la partie supérieure de nos connaissances, qui nous fournit les principes que nous cherchions, un point de départ à la fois solide et élevéer volume de la Ire série de nos cours, les Premiers essais de Philosophie qui contiennent en abrégé du moins les nombreuses leçons de 1816 et 1817 dont celle-ci est le résumé ; surtout de lire, dans les tomes III, IV et V de cette Ire série, les analyses développées, où, sous des formes diverses, les principes universels et nécessaires sont démontrés autant qu’ils peuvent l’être, et, dans le tome III de la IIe série, les leçons consacrées à rétablir contre Locke l’autorité de ces mêmes principes.
Ce point de départ, nous l’avons trouvé, ne l’abandonnons pas. Demeurons-y inébranlablement attachés. L’étude des principes universels et nécessaires, considérés sous leurs divers aspects et dans les grands problèmes qu’ils soulèvent, est presque la philosophe tout entière ; elle la remplit, la mesure, la divise. Si la psychologie est l’étude régulière de l’esprit humain et de ses lois, il est évident que celle des principes universels et nécessaires qui président à l’exercice de la
Résumé de la leçon précédente. Question nouvelle : de l’origine des principes universels et nécessaires. — Danger de cette question et sa nécessité. — Des diverses formes sous lesquelles se présente à nous la vérité, et de l’ordre successif de ces formes : théorie de la spontanéité et de la réflexion. — De la forme primitive des principes ; de l’abstraction qui les en dégage et leur donne leur forme actuelle. — Examen et réfutation de la théorie qui tente d’expliquer l’origine des principes par une induction fondée sur des notions particulières.
Voilà où nous en sommes. Mais pouvons-nous nous arrêter là ?
Dans l’intelligence humaine, telle qu’elle est
Nous ne saurions trop le rappeler et pour les autres et pour nous-même : l’état primitif des connaissances humaines est loin de nous ; nous ne pouvons guère le ramener sous nos yeux et le soumettre à l’observation ; l’état actuel au contraire est toujours à notre disposition ; il nous suffit de rentrer en nous-mêmes, de puiser par la réflexion dans la conscience et de lui faire rendre Premiers essais, Programme du cours de 1817 et discours d’ouverture ; Philosophie sensualiste, reLocke ; eeCondillac ; IIe série, t. III, Examen du système de Locke, ee série, t. V, Philosophie contemporaine, Examen des leçons de M. Laromiguière, p. 268.
Vous le savez : une grande partie de l’année dernière a passé sur cette question. Nous avons pris un à un les principes universels et nécessaires soumis à notre examen, pour déterminer l’origine de chacun d’eux, sa forme primitive, et les formes diverses qu’il a successivement revêtues ; ce n’est qu’après avoir ainsi opéré sur un assez grand nombre de principes que nous sommes lentement arrivés à une conclusion générale ; et cette conclusion, nous nous croyons reçus à l’exprimer ici brièvement comme le solide résultat de l’analyse la plus circonspecte et du travail au moins le plus méthodique.
Cette théorie d’ailleurs est en elle-même si simple que, sans l’appareil des démonstrations régulières sur lesquelles elle est fondée, son évidence propre l’établira suffisamment. Elle repose tout entière sur la distinction des formes diverses sous lesquelles se présente à nous la vérité. La voici dans sa généralité un peu sèche :
1º On peut apercevoir la vérité de deux manières différentes. Quelquefois on l’aperçoit dans telle ou telle circonstance particulière. Par exemple, en présence de deux pommes ou de deux pierres, et de deux autres objets semblables placés à côté des deux premiers, j’aperçois cette vérité de la plus absolue certitude que ces deux pierres et ces deux autres pierres font quatre pierres : c’est là l’aperception en quelque sorte concrète de la vérité, parce que la vérité nous y est donnée sur des objets réels et déterminés. Quelquefois aussi j’affirme d’une manière générale que deux et deux valent quatre, en faisant abstraction de tout objet déterminé : c’est la conception abstraite de la vérité.
Or, de ces deux manières de connaître la vérité, laquelle précède l’autre dans l’ordre chronologique de la connaissance humaine ? N’est-il pas certain et peut-il ne pas être avoué par tout le monde que le particulier précède le général, que le concret précède l’abstrait,
2º On peut apercevoir la même vérité sans se faire cette question. Pourrais-je ne pas admettre cette vérité ? On l’aperçoit alors par la seule vertu de l’intelligence qui nous a été départie et qui entre spontanément en exercice. Ou bien on essaie de mettre en doute la vérité qu’on aperçoit, on essaie de la nier ; on ne le peut, et alors elle se présente à la réflexion comme supérieure à toute négation possible ; elle nous apparaît, non plus seulement comme une vérité, mais comme une vérité nécessaire.
N’est-il pas évident aussi que nous ne débutons pas par la réflexion, que la réflexion suppose une opération antérieure, et que cette opération, pour n’être pas réfléchie et n’en pas supposer encore une autre avant elle, doit être entièrement spontanée ; qu’ainsi l’intuition spontanée et instinctive de la vérité précède sa conception réfléchie et nécessaire ?
La réflexion est un progrès plus ou moins tardif dans l’individu et dans l’espèce. C’est la faculté philosophique par excellence ; elle engendre tantôt le doute et le scepticisme, tantôt des convictions qui, pour être raisonnées, n’en sont que plus profondes. Elle bâtit les systèmes, elle crée la logique artificielle, et toutes ces formules dont nous nous servons aujourd’hui, à force d’habitude, comme si elles nous étaient naturelles. Mais l’intuition
La question de l’origine des connaissances humaines est ainsi résolue pour nous de la façon la plus simple : il nous a suffi de déterminer l’opération de l’esprit qui précède toutes les autres, sans laquelle nulle autre ne pourrait avoir heu, et qui est le premier exercice et la première forme de notre faculté de connaîtrere série, Premiers essais, Programme du cours de 1817, et dans le fragment intitulé : De la spontanéité et de la réflexion ; t. IV, Philosophie écossaise, Examen de la philosophie de Reid, passim ; t. V, Philosophie de Kant, leçon ee série, t. I, passim ; t. III, les leçons Sur le jugement ; IIIe série, t. V, Philosophie contemporaine. Préface de la Ire édition, p. 37, etc. On la retrouvera dans diverses leçons du présent volume, entre autres dans la eDe la valeur des principes universels et nécessaires, dans la eDu mysticisme, et dans la ePremières données du sens commun.
Puisque tout ce qui porte le caractère de la réflexion ne peut être primitif et suppose un état antérieur, il s’ensuit que les principes qui sont le sujet de notre étude n’ont pas pu posséder d’abord le caractère réfléchi et abstrait dont ils sont aujourd’hui marqués, qu’ils ont dû se montrer à l’origine dans quelque circonstance particulière, sous une forme concrète et déterminée, et qu’avec le temps ils s’en sont dégagés pour revêtir leur forme actuelle, abstraite et universelle. Voilà les deux extrémités de la chaîne ; il nous reste à rechercher comment
Comment va-t-on du concret à l’abstrait ? Évidemment par cette opération bien connue qu’on nomme l’abstraction. Jusqu’ici rien de plus simple. Mais il faut distinguer deux sortes d’abstraction.
En présence de plusieurs objets particuliers, vous mettez de côté les caractères qui les distinguent, et vous considérez à part un caractère qui leur est commun à tous : vous abstrayez ce caractère. Examinez la nature et les conditions de cette abstraction ; elle procède par voie de comparaison, et elle est fondée sur un certain nombre de cas particuliers et divers. Prenons un exemple : examinons comment nous formons l’idée abstraite et générale de couleur. Placez devant mes yeux pour la première fois un objet blanc : puis-je ici, dès le premier pas, arriver immédiatement à l’idée générale de couleur ? Puis-je d’abord mettre d’un côté la blancheur et de l’autre la couleur ? Analysez ce qui se passe en vous. Vous éprouvez une sensation de blancheur. Ôtez ce que cette sensation a d’individuel, vous la détruisez tout entière ; vous ne pouvez pas négliger la blancheur, et réserver ou abstraire la couleur ; car, une seule couleur étant donnée, qui est une couleur blanche, si vous ôtez celle-là, il ne vous reste absolument rien en fait de couleur. À cet objet blanc faites succéder un objet bleu, puis un objet rouge, etc. ; ayant alors des sensations différentes les unes des autres, vous pouvez négliger leurs différences, et ne considérer que ce qu’elles ont de commun, d’être des sensations de la vue, c’est-à-dire
Pour arriver à la forme abstraite des principes universels et nécessaires, nous n’avons pas besoin de tout ce travail. Reprenons pour exemple le principe de la cause. Si vous supposez six cas particuliers desquels vous ayez abstrait ce principe, il ne sera chargé de plus re série, t. I, Premiers essais, Programme du cours de 1817, p. 203, et le fragment : Du beau réel et du beau idéal, p. 272.
Nous avons constaté l’existence des principes universels et nécessaires ; nous avons marqué leur origine ; nous avons fait voir qu’ils nous apparaissent d’abord à propos d’un fait particulier, et par quel procédé, par quelle sorte d’abstraction l’esprit les dégage de la forme déterminée et concrète qui les enveloppe et ne les constitue pas. Notre tâche semble donc achevée. Mais elle ne l’est point : il nous faut défendre la solution que nous venons de vous présenter du problème de l’origine Introduction à la tête de l’ouvrage posthume que nous avons publié de cet éminent métaphysicien, Nouvelles considérations sur les rapports du physique, etc. Elle est aussi dans le volume intitulé : Philosophie contemporaine.
Les principes universels et nécessaires, si on les exprime en propositions, comprennent dans leur sein plusieurs termes. Par exemple, dans le principe, tout phénomène suppose une cause, et dans cet autre, toute qualité suppose une substance, à côté des idées de qualité et de phénomène se rencontrent les idées de cause et de substance qui semblent le fond de ces deux principes. M. de Biran prétend que les deux idées sont antérieures aux deux principes qui les contiennent, que nous puisons d’abord ces idées en nous-mêmes, dans la connaissance de la cause et de la substance que nous sommes, et qu’une fois ces idées ainsi acquises, l’induction les transporte hors de nous, nous fait concevoir des causes et des substances partout où il y a des phénomènes et des qualités, et qu’ainsi s’expliquent les principes de la cause et de la substance. J’en demande bien pardon à mon illustre ami : mais il m’est impossible d’admettre le moins du monde cette explication, bien qu’elle soit empruntée à TurgotPremiers essais, p. 140.
Vous croyez le franchir par l’induction. Une fois l’idée de cause trouvée en nous-mêmes, l’induction l’applique, dites-vous, partout où paraît un phénomène nouveau. Mais ne soyons pas dupe des mots, et rendons-nous compte de cette induction extraordinaire. Voici le dilemme que je soumets avec confiance à la loyale dialectique de M. de Biran.
L’induction dont vous parlez est-elle universelle et nécessaire ? Alors c’est un nom différent pour la même chose. Une induction qui nous force universellement et nécessairement d’associer l’idée de cause à celle de tout phénomène qui commence à paraître, est précisément ce qu’on appelle le principe des causes. Au contraire, cette induction n’est-elle ni universelle ni nécessaire ? elle ne peut pas remplacer le principe de la cause, et l’explication détruit la chose à expliquer.
Le seul vrai et légitime résultat de ces curieuses recherches psychologiques, c’est que l’idée de la cause personnelle et libre précède tout exercice du principe des causes, mais sans l’expliquer.
re
Insistons un peu plus sur le principe des substances. La question est de savoir si l’idée de sujet, de substance, précède ou suit l’exercice du principe. À quel titre l’idée de substance pourrait-elle être antérieure à ce principe : Toute qualité suppose une substance ? À ce titre seul que la substance fût un objet d’observation intime comme on le dit de la cause. Lorsque je produis un certain effet, il se peut que je m’aperçoive en action et comme cause ; dans ce cas, il n’y aurait besoin de l’intervention d’aucun principe ; mais il n’en est pas, il re série, Premiers essais, cours de 1816, passim, et IIe série, t. III, leçon
Entendons-nous bien : nous ne voulons pas dire que nous ayons dans l’esprit le principe des substances avant d’apercevoir un phénomène, tout prêts à appliquer le principe au phénomène, dès que celui-ci se présentera ; nous disons seulement qu’il nous est impossible d’apercevoir un phénomène sans concevoir à l’instant même une substance, c’est-à-dire qu’au pouvoir de percevoir directement un phénomène, soit par les sens, soit par la conscience, se joint celui de concevoir la substance qui lui est inhérente. C’est ainsi que se passent les faits : la perception des phénomènes et la conception de la substance qui les soutient ne sont pas successives, elles sont simultanées. Devant cette impartiale analyse tombent à la fois deux erreurs égales et e série.
En résumé, la prétention d’expliquer les principes par les idées qu’ils contiennent est une prétention chimérique. En supposant que toutes les idées qui entrent dans les principes leur fussent antérieures, il faudrait montrer comment de ces idées on tire des principes ; c’est la première et radicale difficulté. De plus, il est faux que dans tous les cas les idées précèdent les principes, et ce sont souvent les principes qui précèdent les idées ; seconde difficulté, également insurmontable. Mais que les idées soient antérieures ou postérieures aux principes, les principes en sont toujours indépendants ; ils les surpassent de toute la supériorité de principes universels et nécessaires sur de simples idéese série, t. III, Examen du système de Locke, leçon e série, Philosophie contemporaine, Introduction aux œuvres de M. de Biran, p. 319. Nous avons fait connaître aussi l’opinion de Reid, Ire série, Philosophie écossaise, leçon Discussions on Philosophy and Literature, etc. London, 1852.
Nous aurions presque à vous demander grâce pour l’austérité de cette leçon. Mais les questions Œuvres de Reid, t. IV, p. 435. « Quand on se révolte contre les faits primitifs, on méconnaît également la constitution de notre intelligence et le but de la philosophie. Expliquer un fait, est-ce donc autre chose que de le dériver d’un autre fait, et ce genre d’explications, s’il doit s’arrêter quelque part, ne suppose-t-il pas des faits inexplicables ? La science de l’esprit humain aura été portée au plus haut degré de perfection qu’elle puisse atteindre, elle sera complète, quand elle saura dériver l’ignorance de sa source la plus élevée. »
Examen et réfutation du scepticisme de Kant. — Retour sur la théorie de la spontanéité et de la réflexion.
Nous avons défendu contre Locke et son école la nécessité et l’universalité de certains principes. Nous voici maintenant devant Kant qui reconnaît avec nous ces principes, mais qui en renferme la puissance dans les limites du sujet qui les conçoit, et, en tant que subjectifs, les déclare sans application légitime à aucun objet, c’est-à-dire sans objectivité, pour parler la langue du philosophe de Kœnigsberg qui, à tort ou à raison, commence à passer dans la langue philosophique de l’Europe.
Comprenons bien la portée de cette nouvelle discussion. Les principes qui gouvernent nos jugements, qui président à la plupart des sciences, qui règlent nos actions, ont-ils en eux-mêmes une vérité absolue ou ne sont-ils que les lois régulatrices de notre pensée ? Il s’agit de savoir s’il est vrai en soi que tout phénomène
Kant a établi, comme Reid et comme nous, l’existence
Cette entreprise était à la fois honnête et grande. Kant, affligé du scepticisme de son temps, se proposa de l’arrêter en lui faisant une juste part. Il crut désarmer Hume en lui accordant que nos conceptions les plus hautes ne s’étendent pas hors de l’enceinte de l’esprit humain ; et en même temps il pensa avoir assez vengé l’esprit humain en lui restituant les principes universels et nécessaires qui le dirigent. Mais, selon la forte parole de M. Royer-Collard, « on ne fait point au scepticisme sa part : aussitôt qu’il a pénétré dans l’entendement humain, il l’envahit tout entier »
. Autre chose est une circonspection sévère, autre chose le scepticisme. Le doute n’est pas seulement permis, il est commandé par la raison sur l’emploi et les applications légitimes de nos diverses facultés ; mais dès qu’il tombe sur la légitimité même de nos facultés, il n’éclaire plus la raison, il l’accable. En effet, avec quoi voulez-vous qu’elle se défende, dès que vous l’avez mise elle-même en question ? Kant a donc renversé lui-même le dogmatisme qu’il se proposait à la fois de contenir et de sauver, au moins en morale, et il a engagé la
Qu’importe, en effet, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas dans l’esprit humain des principes universels et nécessaires, si ces principes ne nous servent qu’à classer nos sensations, et à nous faire monter, de degré en degré, jusqu’aux idées les plus sublimes mais qui n’ont de réalité que pour nous-mêmes ? L’esprit humain est alors, ainsi que le dit très bien Kant lui-même, comme un banquier qui prendrait des billets rangés avec ordre dans sa caisse pour des valeurs réelles : il ne possède que du papier. Nous voilà donc revenus à ce conceptualisme du moyen âge qui, concentrant la vérité dans l’intelligence humaine, fait de la nature des choses un fantôme de l’intelligence, se projetant partout hors d’elle-même, triomphante à la fois et impuissante, puisqu’elle produit tout et ne produit que des chimèresIntroduction aux écrits inédits d’Abélard, et aussi Philosophie écossaise, leçon e série, t. III, leçon De la métaphysique d’Aristote, p. 49 : « Rien n’existe en ce monde qui n’ait sa loi plus générale que soi-même. Il n’y a point d’individu qui ne se rapporte à un genre, point de phénomènes liés ensemble qui ne tiennent à un plan. Et il faut bien qu’il y ait réellement dans la nature des genres et un plan, si tout a été fait
cum pondere et mensurâ, sans quoi nos idées mêmes de genres et de plan ne seraient que des chimères, et la science humaine une illusion régulière. Si on prétend qu’il y a des individus et point de genre, des choses juxtaposées et pas de plan, par exemple des individus humains plus ou moins différents, et pas de type humain, et mille antres choses de cette sorte, à la bonne heure ; mais en ce cas il n’y a plus rien de général dans le monde, si ce n’est dans l’entendement humain, c’est-à-dire, en d’autres termes, que le monde et la nature sont dépourvus d’ordre et de raison, et qu’il n’y a de raison et d’ordre que dans la tête de l’homme. »
Le reproche qu’une saine philosophie se contentera
En fait, quand nous parlons de la vérité des principes universels et nécessaires, nous ne croyons pas qu’ils ne soient vrais que pour nous : nous les croyons vrais en eux-mêmes, et vrais encore quand notre esprit ne serait pas là pour les concevoir. Nous les considérons comme indépendants de nous ; ils nous paraissent s’imposer à notre intelligence par la force de la vérité qui est en eux. Ainsi, pour exprimer fidèlement ce qui se passe en nous, il faudrait renverser la proposition de Kant, et au lieu de dire avec lui : ces principes sont les lois nécessaires de notre esprit, donc ils n’ont point de valeur absolue en dehors de notre esprit ; nous devrions dire bien plutôt : ces principes ont une valeur absolue en eux-mêmes, voilà pourquoi nous ne pouvons pas ne pas y croire.
Revenons donc ici sur cette intuition spontanée de la vérité que Kant n’a point connue, dans le cercle où le retenaient captif ses habitudes profondément réfléchies et un peu scolastiques.
Est-il vrai qu’il n’y ait pas de jugement, même affirmatif dans la forme, qui ne soit mêlé d’une négation ?
Il semble bien que tout jugement affirmatif est en même temps négatif ; car affirmer qu’une chose existe, c’est nier sa non-existence ; comme tout jugement négatif est en même temps affirmatif, nier l’existence d’une chose étant affirmer sa non-existence. S’il en est ainsi, tout jugement, quelle que soit sa forme, affirmative ou négative, puisque ces deux formes reviennent l’une à l’autre, suppose un doute préalable sur l’existence de la chose en question, un exercice quelconque de la réflexion, à la suite duquel l’esprit s’est senti contraint de porter tel ou tel jugement, de sorte qu’à ce point de vue le fondement du jugement paraît être dans sa
Nous répondons en allant droit à la racine de la difficulté : il n’est pas vrai que tous nos jugements soient négatifs. Nous accordons que dans l’état réfléchi tout jugement affirmatif suppose un jugement négatif, et réciproquement. Mais la raison ne s’exerce-t-elle qu’à la condition de la réflexion ? N’y a-t-il pas une affirmation primitive qui n’implique pas de négation ? De même que nous agissons souvent sans délibérer sur notre action, sans la préméditer, et que nous manifestons dans ce cas une activité libre encore, mais libre d’une liberté non réfléchie ; de même la raison aperçoit souvent la vérité sans traverser le doute ou l’erreur. La réflexion est un retour sur la conscience, ou sur toute autre opération différente d’elle. Il répugne donc qu’elle se rencontre dans aucun fait primitif : tout jugement qui la renferme en présuppose un autre où elle n’est point. On arrive ainsi à un jugement pur de toute réflexion, à une affirmation sans mélange de négation, à l’intuition immédiate, fille légitime de l’énergie naturelle de la pensée, comme l’inspiration du poète, l’instinct du héros, l’enthousiasme du prophète. Tel est le premier acte de la faculté de
Analysez en effet avec impartialité le fait de l’aperception spontanée, et vous vous assurerez qu’il n’a de subjectif que ce qu’il est impossible qu’il n’ait pas, à savoir le moi qui se mêle au fait sans le constituer. Le moi entre inévitablement dans toute connaissance, puisqu’il en est le sujet. La raison aperçoit directement la vérité ;
L’aperception spontanée constitue la logique naturelle. La conception réfléchie est le fondement de la logique proprement dite. L’une repose sur elle-même, verum index suî ; l’autre, sur l’impossibilité où est la raison, malgré tous ses efforts, de ne pas se rendre à la vérité et de ne pas y croire. La forme de la première est une affirmation accompagnée d’une sécurité absolue et sans soupçon même d’une négation possible ; la forme de la seconde est l’affirmation réfléchie, c’est-à-dire l’impossibilité de nier et la nécessité d’affirmer. L’idée de négation domine la logique ordinaire, dont les affirmations ne sont que le produit laborieux de deux négations. La logique naturelle procède par des affirmations empreintes d’une foi naïve, que l’instinct seul produit et soutient.
Maintenant Kant répliquera-t-il que cette raison, bien autrement pure que celle qu’il a connue et décrite, toute pure qu’elle est, quelque dégagée qu’on la conçoive de la réflexion, de la volonté, de tout ce qui fait plus Premiers essais, p. Philosophie de Kant, p. 331, 342, etc.
En vérité, lorsqu’on voit le père de la philosophie allemande se perdre ainsi dans le dédale du problème de la subjectivité et de l’objectivité des premiers principes, on est bien tenté de pardonner à Reid d’avoir dédaigné ce problème, de s’être borné à répéter que l’absolue vérité des principes universels et nécessaires repose sur la véracité de nos facultés, et que sur la véracité de nos facultés nous en sommes réduits à prendre leur témoignage : « Expliquer, dit-il, pourquoi nous sommes persuadés par nos sens, par la conscience, par toutes nos facultés, est une chose impossible ; nous disons : cela est ainsi, cela ne peut pas être autrement, et nous sommes à bout. N’est-ce pas là l’expression d’une croyance irrésistible, d’une croyance qui est la voix de la nature et contre laquelle nous lutterions en vain ? Voulons-nous pénétrer plus avant, demandera chacune de nos facultés quels sont ses titres à notre confiance, et la lui refuser jusqu’à ce qu’elle les ait produits ? Alors, je crains que cette extrême sagesse ne nous conduise à la folie, et que pour n’avoir pas voulu
re série, Philosophie écossaise, leçon
Appuyons-nous encore sur ce passage admirable de celui qui est pour nous le maître vénéré de la philosophie française du e« La vie intellectuelle, dit M. Royer-Collard, est une succession non interrompue, non pas seulement d’idées, mais de croyances, explicites ou implicites. Les croyances de l’esprit sont les forces de l’âme et les mobiles de la volonté. Ce qui nous détermine à croire, nous l’appelons évidence. La raison ne rend pas compte de l’évidence ; l’y condamner, c’est l’anéantir, car elle-même a besoin d’une évidence qui lui soit propre. Ce sont les lois fondamentales de la croyance qui constituent l’intelligence, et comme elles découlent de la même source, elles ont la même autorité ; elles jugent au même titre ; il n’y a point d’appel du tribunal des unes à celui des autres. Qui se révolte contre une seule se révolte contre toutes, et abdique toute sa nature
Œuvres de Reid, t. III, p. 450.
Tirons les conséquences des faits que nous venons d’exposer.
1º L’argument de Kant qui se fonde sur le caractère de nécessité des principes pour infirmer leur autorité objective, ne tombe que sur la forme imposée par la réflexion à ces principes, et n’atteint point leur application spontanée, où le caractère de nécessité ne paraît pas encore.
2º Après tout, conclure avec le genre humain de la
3º D’ailleurs, la valeur des principes est au-dessus de toute démonstration. L’analyse psychologique surprend dans le fait de l’intuition intellectuelle une affirmation absolue, inaccessible au doute ; elle la constate, et cela équivaut à une démonstration. Demander une autre démonstration que celle-là, c’est demander à la raison l’impossible, puisque les principes absolus, étant indispensables pour toute démonstration, ne pourraient se démontrer que par eux-mêmesCritique de la raison pure et de sa triste conclusion ; le peu que nous en disons suffit à notre objet, qui est bien moins historique que dogmatique. Nous renvoyons au volume que nous avons consacré au père de la philosophie allemande, Ire série, t. V, où nous avons repris et développé quelques-uns des arguments qui sont ici, et où nous croyons avoir mis dans une lumière irrésistible ce défaut capital de la logique transcendantale de Kant et de toute la philosophie allemande, qu’elle conduit au scepticisme parce qu’elle élève des problèmes surhumains, chimériques, extravagants, et que, bien entendu, elle ne peut pas les résoudre. Voyez surtout la leçon
Objet de la leçon : Quel est le dernier fondement de la vérité absolue ? — Quatre hypothèses : La vérité absolue peut résider ou dans nous, ou dans les êtres particuliers et dans le monde, ou en elle-même, ou en Dieu. 1º Nous apercevons la vérité absolue, nous ne la constituons pas. 2º Les êtres particuliers participent de la vérité absolue, mais ils ne l’expliquent pas ; réfutation d’Aristote. 3º La vérité n’existe pas en elle-même ; apologie de Platon. 4º La vérité réside en Dieu. Platon ; saint Augustin ; Descartes ; Malebranche ; Fénelon ; Bossuet ; Leibnitz. — La vérité médiatrice entre Dieu et l’homme. — Distinctions essentielles.
Si les vérités absolues sont hors de l’homme qui les aperçoit, encore une fois, où sont-elles donc ? Un péripatéticien répondrait : Dans les choses. Est-il besoin, en effet, de leur chercher un autre sujet que les êtres mêmes qu’elles régissent ? Qu’est-ce que les lois de la nature, sinon certaines propriétés que notre esprit dégage des êtres et des phénomènes où elles se rencontrent, pour les considérer à part ? Les principes mathématiques ne sont rien de plus. Par exemple, l’axiome ainsi exprimé : Le tout est plus grand que la partie, se trouve dans un tout et dans une partie quelconques. Le principe de contradiction, considéré à juste titre en De la métaphysique d’Aristote, 2e éd., passim. Dans Aristote lui-même, voyez surtout Métaphysique, livre VII, chap.
La théorie qui considère les universaux comme ayant leur fondement dans les choses est déjà un progrès sur le pur conceptualisme que nous avons indiqué d’abord et écarté. Aristote est bien plus réaliste qu’Abélard et Kant. Il a bien raison de prétendre que les universaux sont dans les choses particulières ; car les choses particulières ne seraient point sans eux : ce sont eux qui leur donnent leur fixité, même d’un jour, et leur unité. Mais de ce que les universaux sont dans les êtres particuliers, en faut-il conclure qu’ils y résident tout entiers et exclusivement, et qu’ils n’ont pas d’autre réalité que celle des objets où ils s’appliquent ? Il en est de même des principes dont les universaux sont les éléments constitutifs. C’est, il est vrai, dans le fait particulier d’une cause particulière produisant un événement particulier que nous est donné le principe universel des causes ; mais ce principe est bien plus étendu que le fait, car il s’applique non seulement à ce fait-là, mais à mille autres. Le fait particulier contient le principe : mais il ne le contient pas tout entier, et il se fonde sur le principe, bien loin de le fonder. On en peut dire autant des autres principes.
Faudra-t-il en arriver à cette opinion que les vérités absolues, n’étant explicables ni par l’humanité ni par la nature, subsistent par elles-mêmes, et sont à elles-mêmes leur propre fondement et leur propre sujet ?
Mais cette opinion renferme plus d’absurdités encore que les précédentes ; car, je le demande, qu’est-ce que des vérités, absolues ou contingentes, qui sont par elles-mêmes, hors des choses où elles se rencontrent et de l’intelligence qui les conçoit ! La vérité n’est alors qu’une abstraction réalisée. Il n’y a point de métaphysique quintessenciée qui puisse prévaloir contre le bon sens ; et si telle est la théorie platonicienne des idées, Aristote a raison contre elle. Mais une pareille théorie n’est qu’une chimère qu’Aristote a créée pour avoir le plaisir de la combattre.
Hâtons-nous de faire sortir les vérités absolues de cet
Oui, la vérité appelle nécessairement quelque chose au-delà d’elle. Comme tout phénomène a son sujet d’inhérence, comme nos facultés, nos pensées, nos volitions, nos sensations n’existent que dans un être qui est nous, de même la vérité suppose un être en qui elle réside, et les vérités absolues supposent un être absolu comme elles, où elles ont leur dernier fondement. Nous parvenons ainsi à quelque chose d’absolu qui n’est plus suspendu dans le vague de l’abstraction, mais qui est un être substantiellement existant. Cet être, absolu et nécessaire, puisqu’il est le sujet des vérités nécessaires et absolues, cet être qui est au fond de la vérité comme son essence même, d’un seul mot on l’appelle Dieue partie, Dieu, principe du beau, et IIIe partie, Dieu, principe du bien, et la dernière leçon, qui résume le cours entier.
Cette théorie, qui conduit de la vérité absolue à l’être absolu, n’est pas nouvelle dans l’histoire de la philosophie : elle remonte jusqu’à Platon.
Platonre série, t. Ier, Premiers essais, p. 53 ; t. IV, Philosophie écossaise, leçon e série, la leçon e série, t. I, Philosophie ancienne, un morceau Sur la langue de la théorie des Idées, p. 121 ; notre écrit De la métaphysique d’Aristote, p. 48 et 149, et notre traduction de Platon, passim. Voyez aussi plus bas la eIdée.
Les Idées qui possèdent l’universalité et l’unité ne viennent pas des choses matérielles, changeantes et mobiles ; elles s’y appliquent, et par là nous les rendent intelligibles. D’un autre côté, ce n’est pas l’esprit humain qui constitue les Idées ; car l’homme n’est point la mesure de la vérité.
Platon appelle les Idées les véritables êtres, τὰ ὄντως ὄντα, parce que seules elles communiquent aux choses sensibles et aux connaissances humaines leur vérité et leur unité. Mais s’ensuit-il que Platon donne aux idées une existence substantielle, qu’il en fasse des êtres à proprement parler
D’abord, si quelqu’un prétendait que dans Platon les Idées sont des êtres subsistant par eux-mêmes, sans lien entre eux et sans rapport à un centre commun, on lui opposerait les nombreux endroits du Timée, où Platon Timée, t. XII de notre traduction, page 121.
Dira-t-on que ce monde idéal forme une unité distincte, séparée de Dieu ? Mais, pour soutenir cette assertion, il faut oublier tant de passages de la République où les rapports de la vérité et de la science avec le Bien, c’est-à-dire avec Dieu, sont marqués en caractères éclatants.
Ne se souvient-on pas de cette magnifique comparaison où, après avoir dit que le soleil produit dans le monde physique la lumière et la vie, Socrate ajoute : « De même tu peux dire que les êtres intelligibles ne tiennent pas seulement du
Ainsi les êtres intelligibles, c’est-à-dire les Idées, ne sont pas des êtres qui existent par eux-mêmes.Bien ce qui les rend intelligibles, mais encore leur être et leur essenceRépublique, livre VI, t. X de notre traduction, p. 57.
On s’en va répétant avec assurance que le Bien, dans Platon, c’est seulement l’idée du bien, et qu’une idée n’est pas Dieu : je réponds que le Bien est en effet une idée, selon Platon, mais que l’idée ici n’est pas une pure conception de l’esprit, un objet de la pensée, comme l’entend l’école péripatéticienne ; j’ajoute que l’Idée du Bien est dans Platon la première des Idées, et qu’à ce titre, tout en restant pour nous un objet de la pensée, elle se confond, quant à l’existence, avec Dieu. Si l’Idée du Bien n’est pas Dieu même, comment expliquera-t-on RépubliqueRépublique, liv. VII, p. 70.« Aux dernières limites du monde intellectuel, est l’Idée du Bien, qu’on aperçoit avec peine, mais enfin qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la source de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible elle produit la lumière et l’astre de qui la lumière vient directement, que dans le monde invisible elle produit directement la vérité et l’intelligence. »
Qui peut produire directement d’un côté le soleil et la lumière, de l’autre la vérité et l’intelligence, sinon un être réel ?
Mais tout doute disparaît devant ces passages du Phèdre, négligés, comme à dessein, par les détracteurs de Platon : « Dans
— Phèdre, t. VI, p. 51.« Le propre de l’âme est de concevoir l’universel
Ibid., p. 55.à la suite de Dieu, lorsque, dédaignant ce que nous appelons improprement des êtres, elle élevait ses regards vers le seul être véritable. Aussi est-il juste que la pensée du philosophe ait seule des ailes : car sa mémoire est toujours autant que possible avec les choses qui font de Dieu un véritable Dieu, en tant qu’il est avec elles. »
Ainsi les objets de la contemplation du philosophe, c’est-à-dire les Idées, sont en Dieu, et c’est par elles, c’est par son union essentielle avec elles, que Dieu est le Dieu véritable, le Dieu qui, comme parle admirablement Platon dans le Sophiste, participe à l’auguste et sainte intelligenceLe Sophiste, t. XI, p. 261.
Il est donc assuré que, dans la vraie théorie platonicienne, les Idées ne sont pas des êtres au sens vulgaire du mot, des êtres qui ne seraient ni dans notre esprit ni dans la nature ni dans Dieu, et qui subsisteraient par eux-mêmes. Non, Platon considère les idées comme étant à la fois les principes des choses sensibles dont elles sont les lois, les principes aussi de la connaissance humaine qui leur doit sa lumière, sa règle et sa fin, et les attributs essentiels de Dieu, c’est-à-dire Dieu même.
Platon est véritablement le père de la doctrine que nous avons exposée, et les grands philosophes qui se rattachent à son école ont tous professé cette même doctrine.
Le fondateur de la métaphysique chrétienne, saint Augustin, est un disciple déclaré de Platon : partout il parle comme lui du rapport de la raison humaine à la raison divine et de la vérité à Dieu. Dans la Cité de Dieu, livre X, chap. Confessions, il va jusqu’à rapprocher à cet égard la doctrine platonicienne de celle de saint Jean.
Livre des quatre-vingt-trois questions, question 46 :
« Les Idées sont les formes primordiales et comme les raisons immuables des choses ; elles ne sont pas créées, elles sont éternelles et toujours les mêmes : elles sont contenues dans l’intelligence divine ; et sans être sujettes à la naissance et à la mort, elles sont les types suivant lesquels est formé tout ce qui naît et meurt
Édit. Bened., t. VI, p. 17 : . »Ideæ sunt formæ quædam principales, et rationes rerum stabiles atque incommutabiles, quæ ipsæ formatæ non sunt ac per hoc æternæ ac semper eodem modo sese habentes, quæ in divina intelligentia continentur…« Quel homme pieux et pénétré de la vraie religion oserait nier que tout ce qui est, c’est-à-dire toutes les choses qui, chacune dans leur genre, ont une nature déterminée, ont été créées par Dieu ? Une fois ce point accordé, peut-on dire que Dieu a créé les choses sans raison ? Si cela ne peut ni se dire ni se penser, reste que toutes choses aient été créées avec raison. Mais la raison de l’existence de l’homme ne peut pas être la même que la raison de l’existence du cheval : cela est absurde ; chaque chose a donc été créée en vertu de raisons qui lui sont propres. Or, ces raisons, où peuvent-elles être, sinon dans la pensée du Créateur ? Car il ne voyait rien en dehors de lui, dont il pût se servir comme de modèle pour créer ce qu’il créait : une telle opinion serait sacrilège
. » Ibid., p. 18.Singula igitur propriis creata sunt rationibus. Has autem rationes ubi arbitrandum est esse nisi in mente Creatoris ? non enim extra se quidquam intuebatur, ut secundum id constitueret et quod constituebat : nam hoc opinari sacrilegum est.
« Que Édit. Bened., t. VI, p. 17. Voyez aussi le livre X des si les raisons des choses à créer et des choses créées sont contenues dans l’intelligence divine, et s’il n’y a rien dans l’intelligence divine que d’éternel et d’immuable, les raisons des choses que Platon appelle des Idées sont les vérités éternelles et immuables par la participation desquelles tout ce qui est est tel qu’il est. »Confessions, le IIeduLibre arbitre, le XIImede laTrinité, le VIImede laCité de Dieu, etc.
Saint Thomas lui-même, qui ne connaissait guère Platon, et qu’Aristote retient assez souvent dans un certain empirisme, entraîné par le christianisme et par saint Augustin, s’échappe jusqu’à dire « que notre raison naturelle est une sorte de participation de la raison divine, que c’est à cette participation que nous devons nos connaissances et nos jugements, et que voilà pourquoi on dit que nous voyons tout en Dieu
. Et il y a dans saint Thomas bien d’autres passages semblables, d’un platonisme peut-être excessif, qui n’est pas celui de Platon, mais des Alexandrins.Summa totius theologiæ. Primæ partis quæst. Ad tertium dicendum, quod omnia dicimus in Deo videre, et secundum ipsum de omnibus judicare, in quantum per participationem sui luminis omnia cognoscimus et dijudicamus. Nam et ipsum lumen naturale rationis participatio quædam est divini luminis.
La philosophie cartésienne, malgré sa profonde originalité et son caractère tout français, est pleine de l’esprit platonicien.
Descartes ne songe pas à Platon, qu’apparemment il n’avait jamais lu ; il ne l’imite et il ne lui ressemble en rien : cependant, dès les premiers pas, il se rencontre
La notion de l’infini et du parfait est à Descartes ce que l’universel, l’Idée est à Platon. À peine Descartes a-t-il trouvé par la conscience qu’il pense, et de là conclu qu’il existe, que par la conscience encore il se reconnaît imparfait, plein de défauts, de limites, de misères, et en même temps il conçoit quelque chose d’infini et de parfait. Il possède l’idée d’infini et de parfait ; mais cette idée n’est point son ouvrage à lui qui est imparfait ; il faut donc qu’elle ait été mise en lui par un autre être doué de la perfection qu’il conçoit et qu’il n’a pas : cet être, c’est Dieu. Voilà le procédé par lequel Descartes, parti de sa pensée et de son être propre, s’élève à Dieu. Ce procédé si simple, et qu’il expose si simplement dans le Discours de la Méthode, il le mettra successivement, dans les Méditations, dans les Réponses aux objections, dans les Principes, sous les formes les plus diverses ; il l’accommodera, s’il le faut, au langage de l’école pour l’y faire pénétrer. Après tout, ce procédé se réduit à conclure de l’idée de l’infini et du parfait à l’existence d’une cause de cette idée, adéquate au moins à l’idée elle-même, c’est-à-dire infinie et parfaite. La première différence entre Platon et Descartes, c’est que les idées qui sont à la fois dans Platon les conceptions de notre esprit et les principes des choses ne sont pour Descartes, comme pour toute la philosophie moderne, que nos conceptions, parmi lesquelles celle de l’infini et du parfait occupe la première place ; la seconde différence, c’est que Platon va des idées à Dieu par le re série, t. I, Premiers essais, p. 27, t. IV, Philosophie écossaise, leçon Philosophie de Kant, leçon e série, t. II, leçon
Une fois l’idée du parfait et de l’infini introduite dans la philosophie du e
Malebranche est l’écrivain français qui peut-être rappelle avec le moins de désavantage, quoique bien imparfaitement encore, la manière de Platon : il en exprime quelquefois l’élévation et la grâce ; mais il est loin de posséder le bon sens socratique, et, il faut en convenir, personne n’a plus nui à la théorie des Idées par les exagérations de tout genre qu’il y a mêléese série, t. II, leçon e série, t. III, Philosophie moderne, ainsi que les Fragments de philosophie cartésienne. Voyez aussi Études littéraires, Études sur Pascal, préface de la première édition : « Sur ce fond si pur se détache Malebranche, excessif et téméraire, je le sais, étroit et extrême, je ne crains pas de le dire, mais toujours sublime, n’exprimant qu’un seul côté de Platon, mais l’exprimant dans une âme toute chrétienne et dans un langage angélique. Malebranche, c’est Descartes qui s’égare, ayant trouvé des ailes divines et perdu tout commerce avec la terre. »
Fénelon s’inspire à la fois de Malebranche et de Descartes dans le traité de l’Existence de Dieu. La seconde partie est tout à fait cartésienne par la méthode, par l’ordre et le progrès des preuves. Cependant Malebranche y paraît encore, surtout dans le chapitre Traité de l’existence de Dieu, celle qu’a donnée M. l’abbé Gosselin dans la collection des Œuvres de Fénelon. Versailles, 1820. Voyez t. I, p. 80.
I
repartie,chap.lii . « Oh ! que l’esprit de l’homme est grand ! Il porte en lui de quoi s’étonner et se surpasser infiniment lui-même. Ses idées sont universelles, éternelles et immuables… » —Chap.liv . « Outre l’idée de l’infini, j’ai encore des notions universelles etimmuables, qui sont la règle de tous mes jugements. Je ne puis juger d’aucune chose qu’en les consultant, et il ne dépend pas de moi de juger contre ce qu’elles me représentent. Mes pensées, loin de pouvoir corriger ou forcer cette règle, sont elles-mêmes corrigées malgré moi par cette règle supérieure, et elles sont invinciblement assujetties à sa décision. Quelque effort d’esprit que je fasse, je ne puis jamais parvenir à douter que deux et deux ne fassent quatre ; que le tout ne soit plus grand que sa partie ; que le centre d’un cercle parfait, ne soit également distant de tous les points de la circonférence. Je ne suis point libre de nier ces propositions ; et si je nie ces vérités, ou d’autres à peu près semblables, j’ai en moi quelque chose qui est au-dessus de moi et qui me ramène par force au but. Cette règle fixe et immuable est si intérieure et si intime que je suis tenté de la prendre pour moi-même ; mais elle est au-dessus de moi, puisqu’elle me corrige, me redresse, me met en défiance contre moi-même, et m’avertit de mon impuissance. C’est quelque chose qui m’inspire à toute heure, pourvu que je l’écoute, et je ne me trompe jamais qu’en ne l’écoutant pas… Cette règle intérieure est ce que je nomme ma raison… » — Chap.lv . « À la vérité ma raison est en moi : car il faut que je rentre, sans cesse en moi-même pour la trouver. Mais la raison supérieure qui me corrige dans le besoin, et que je consulte, n’est point à moi, et elle ne fait point partie de moi-même. Cette règle est parfaite et immuable : je suis changeant et imparfait. Quand je me trompe, elle ne perd point sa droiture. Quand je me détrompe, cen’est pas elle qui revient au but : c’est elle qui, sans s’en être jamais écartée, a l’autorité sur moi de m’y rappeler et de m’y faire revenir. C’est un maître intérieur, qui me fait taire, qui me fait parler, qui me fait croire, qui me fait douter, qui me fait avouer mes erreurs ou confirmer mes jugements. En l’écoutant, je m’instruis ; en m’écoutant moi-même, je m’égare. Ce maître est partout, et sa voix se fait entendre, d’un bout de l’univers à l’autre, à tous les hommes comme à moi… » — Chap.lvi . « … Ce qui paraît le plus à nous et être le fond de nous-mêmes, je veux dire notre raison, est ce qui nous est le moins propre et qu’on doit croire le plus emprunté. Nous recevons sans cesse et à tous moments une raison supérieure à nous, comme nous respirons sans cesse l’air, qui est un corps étranger… » —Chap.lvii . « Le maître intérieur et universel dit toujours et partout les mêmes vérités. Nous ne sommes point ce maître. Il est vrai que nous parlons souvent sans lui et plus haut que lui. Mais alors nous nous trompons, nous bégayons, nous ne nous entendons pas nous-mêmes. Nous craignons même de voir que nous nous sommes trompés, et nous fermons l’oreille de peur d’être humiliés par ses corrections. Sans doute l’homme, qui craint d’être corrigé par cette raison incorruptible, et qui s’égare toujours en ne la suivant pas, n’est pas cette raison parfaite, universelle, immuable, qui le corrige malgré lui. En toutes choses nous trouvons comme deux principes au-dedans de nous. L’un donne, l’autre reçoit ; l’un manque, l’autre supplée ; l’un se trompe, l’autre corrige ; l’un va de travers par sa pente, l’autrele redresse… Chacun sent en soi une raison bornée et subalterne, qui s’égare dès qu’elle échappe à une entière subordination, et qui ne se corrige qu’en rentrant sous le joug d’une autre raison supérieure, universelle et immuable. Ainsi tout porte en nous la marque d’une raison subalterne, bornée, participée, empruntée, et qui a besoin qu’une autre la redresse à chaque moment. Tous les hommes sont raisonnables de la même raison qui se communique à eux selon divers degrés. Il y a un certain nombre de sages ; mais la sagesse où ils puisent, comme dans la source, et qui les fait ce qu’ils sont, est unique… » — Chap.lviii . « Où est-elle cette sagesse ? Où est-elle cette raison commune et supérieure tout ensemble à toutes les raisons bornées et imparfaites du genre humain ? Où est-il donc cet oracle qui ne se tait jamais, et contre lequel ne peuvent jamais rien tous les vains préjugés des peuples ? Où est-elle cette raison qu’on a sans cesse besoin de consulter, et qui nous prévient pour nous inspirer le désir d’entendre sa voix ? Où est-elle cette vive lumière quiillumine tout homme venant en ce monde?… La substance de l’œil de l’homme n’est point la lumière : au contraire, l’œil emprunte à chaque moment la lumière des rayons du soleil. Tout de même mon esprit n’est point la raison primitive, la vérité universelle et immuable, il est seulement l’organe par où passe cette lumière originale, et qui en est éclairé… » —Chap.lix . « Voilà deux raisons que je trouve en moi : l’une est moi-même, l’autre est au-dessus de moi. Celle qui est en moi est très imparfaite, fautive, incertaine, prévenue, précipitée, sujette à s’égarer,changeante, opiniâtre, ignorante et bornée ; enfin elle ne possède jamais rien que d’emprunt. L’autre est commune à tous les hommes, et supérieure à eux ; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux, et à redresser tous les esprits qui se trompent, enfin incapable d’être jamais ni épuisée ni partagée, quoiqu’elle se donne à tous ceux qui la veulent. Où est cette raison parfaite, qui est si près de moi et si différente de moi ? Où est-elle ? Il faut qu’elle soit quelque chose de réel… Où est-elle cette raison suprême ? N’est-elle pas le Dieu que je cherche ? » » II
epartie, chap.i , § 28eret29Édit. de Versailles, p. 145. . « J’ai en moi l’idée de l’infini et d’une infinie perfection… Où l’ai-je prise, cette idée, qui est si fort au-dessus de moi, qui me surpasse infiniment, qui m’étonne, qui me fait disparaître à mes propres yeux, qui me rend l’infini présent ? D’où vient-elle ? Où l’ai-je prise ?… Encore une fois, d’où me vient-elle cette merveilleuse représentation de l’infini, qui tient de l’infini même, et qui ne ressemble à rien de fini ? Elle est en moi, elle est plus que moi, elle me paraît tout et moi rien, je ne puis l’effacer, ni l’obscurcir, ni la diminuer, ni la contredire. Elle est en moi : je ne l’y ai pas mise, je l’y ai trouvée ; et je ne l’y ai trouvée qu’à cause qu’elle y était déjà avant que je la cherchasse. Elle y demeure invariable, lors même que je n’y pense pas, et que je pense à antre chose. Je la retrouve toutes les fois que je la cherche, et elle se présente souvent quoique je ne la cherche pas. Elle nedépend pas de moi ; c’est moi qui dépends d’elle… D’ailleurs qui aura fait cette représentation infinie de l’infini pour me la donner ? Se sera-t-elle faite elle-même ? L’image infinie de l’infini Il est inutile de faire remarquer combien sont vicieuses ces expressions, n’aura-t-elle ni original sur lequel elle soit faite, ni cause réelle qui l’ait produite ? Où en sommes-nous, et quel amas d’extravagances ! Il faut donc conclure invinciblement que c’est l’être infiniment parfait qui se rend immédiatement présent à moi, quand je le conçois, et qu’il est lui-même l’idée que j’ai de lui… »représentation de l’infini, image de l’infini, surtoutimage infinie de l’infini: nous ne nous représentons pas, nous n’imaginons pas l’infini, nous le concevons ; ce n’est pas un objet de l’imagination, mais de l’entendement, de la raison. Voyez Iresérie, t. V,Philosophie de Kant, leçonvi .
Chap.iv , § 49. « … Mes idées sont moi-même ; car elles sont ma raison… Mes idées et le fond de moi-même ou de mon esprit ne me paraissent qu’une même chose. D’un autre côté mon esprit est changeant, incertain, ignorant, sujet à l’erreur, précipité dans ses jugements, accoutumé à croire ce qu’il n’entend point clairement, et à juger sans avoir assez bien consulté ses idées, qui sont certaines et immuables par elles-mêmes. Mes idées ne sont donc point moi, et je ne suis point mes idées. Que croirai-je donc qu’elles puissent être ?… Quoi donc ! mes idées seront-elles Dieu ? Elles sont supérieures à mon esprit, puisqu’elles le redressent et le corrigent ; elles ont le caractère de la divinité, car elles sont universelles et immuables comme Dieu ; elles subsistent très réellement, selon un principe que nous avonsdéjà posé : rien n’existe tant que ce qui est universel et immuable. Si ce qui est changeant, passager et emprunté existe véritablement, à plus forte raison ce qui ne peut changer et qui est nécessaire. Il faut donc trouver dans la nature quelque chose d’existant et de réel qui soit mes idées, quelque chose qui soit au-dedans de moi et qui ne soit pas moi, qui me soit supérieur, qui soit en moi lors même que je n’y pense pas, avec qui je croie être seul comme si je n’étais qu’avec moi-même, enfin qui me soit plus présent et plus intime que mon propre fond. Ce je ne sais quoi si admirable, si familier, si inconnu, ne peut être que Dieu. »
Écoutons maintenant le plus solide, le plus autorisé des docteurs chrétiens du eLogique et dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-mêmeTraité de la connaissance de Dieu et de soi-même, depuis si longtemps connu, la Logique, qui n’a été publiée qu’en 1828.
On peut dire que Bossuet a eu trois maîtres en philosophie, saint Augustin, saint Thomas, Descartes. On lui avait enseigné au collège de Navarre le thomisme, c’est-à-dire un péripatétisme mitigé ; en même temps il s’était nourri de la lecture de saint Augustin, et en dehors des écoles il trouva répandue la philosophie de Descartes. Il l’adopta et n’eut pas de peine à la concilier avec celle de saint Augustin, en gardant aussi sur plus d’un point la doctrine de saint Thomas. Bossuet n’a rien inventé en philosophie ; il a tout reçu, mais tout uni et tout épuré, grâce à ce bon sens suprême qui est Études sur Pascal, préface de la première édition : « Bossuet, avec plus de mesure et appuyé sur un bon sens que rien ne peut faire fléchir, est, à sa manière, un disciple de la même doctrine dont il ne fuit, selon sa coutume, que les extrémités. Ce grand esprit, qui peut avoir des supérieurs pour l’invention, mais qui n’a pas d’égal pour la force dans le sens commun, s’est bien gardé de mettre aux prises la révélation et la philosophie : il a trouvé plus sûr et plus vrai de leur faire à chacune leur part, d’emprunter à l’une tout ce qu’elle peut donner de lumières naturelles pour les accroître ensuite des lumières surnaturelles dont l’Église a reçu le dépôt. C’est dans ce bon sens souverain, capable de tout comprendre et de tout unir, qu’est la suprême originalité de Bossuet. Il fuyait les opinions particulières comme les petits esprits les recherchent pour le triomphe de leur amour-propre. Lui, ne songeait point à lui-même ; il ne cherchait que la vérité, et partout où il la rencontrait, il l’accueillait volontiers, bien assuré que si le lien des vérités d’ordres différents nous échappe quelquefois, ce n’est point un motif de fermer les yeux à aucune vérité. Si on voulait donner un nom d’école à Bossuet, selon l’usage du moyen âge, il faudrait l’appeler le docteur infaillible. Il n’est pas seulement une des plus hautes, il est aussi une des meilleures et des plus solides intelligences qui furent jamais ; et ce grand conciliateur a bien aisément concilié la religion et la philosophie, saint, Augustin et Descartes, la tradition et la raison. »
Fénelon dégage assez mal le procédé qui conduit des idées, des vérités universelles et nécessaires, à Dieu. Bossuet se rend parfaitement compte de ce procédé et le marque avec force : c’est le principe que nous avons nous-même invoqué, celui qui conclut des attributs au
Logique, livre I, chap.xxxvi . « … Quand je considère un triangle rectiligne comme une figure bornée de trois lignes droites et ayant trois angles égaux à deux droits, ni plus ni moins ; et quand je passe de là à considérer un triangle équilatéral avec ses trois côtés et ses trois angles égaux, d’où s’ensuit que je considère chaque angle de ce triangle comme moindre qu’un angle droit ; et quand je viens encore à considérer un rectangle, et que je vois clairement dans cette idée, jointe avec les précédentes, que les deux angles de ce triangle sont nécessairement aigus, et que ces deux angles aigus en valent exactement un seul droit, ni plus ni moins, je ne vois rien de contingent ni de muable, et par conséquent les idées qui me représentent ces vérités sont éternelles. Quand il n’y aurait dans la nature aucun triangle équilatéral ou rectangle, ou aucun triangle quel qu’il fut, tout ce que je viens de considérer demeure toujours vrai et indubitable. En effet, je ne suis pas assuré d’avoir jamais aperçu aucun triangle équilatéral ou rectangle. Ni la règle ni le compas ne peuvent m’assurer qu’une main humaine, si habile qu’elle soit, ait jamais fait une ligne exactement droite, ni des côtés ni des angles parfaitement égaux les uns aux autres. Il nefaut qu’un microscope pour nous faire, non pas entendre, mais voir à l’œil, que les lignes que nous traçons n’ont rien de droit ni de continu, par conséquent rien d’égal, à regarder les choses exactement. Nous n’avons donc jamais vu que des images imparfaites de triangles équilatéraux, ou rectangles, ou isocèles, ou oxygones, ou amblygones, ou scalènes, sans que rien nous puisse assurer ni qu’il y en ait de tels dans la nature, ni que l’art en puisse construire. Et néanmoins, ce que nous voyons de la nature et des propriétés du triangle, indépendamment de tout triangle existant, est certain et indubitable. En quelque temps donné, ou en quelque point de l’éternité, pour ainsi parler, qu’on mette un entendement, il verra ces vérités comme manifestes ; elles sont donc éternelles. Bien plus, comme ce n’est pas l’entendement qui donne l’être à la vérité, mais que, la supposant telle, il se tourne seulement à elle pour l’apercevoir, il s’ensuit que, quand tout entendement créé serait détruit, ces vérités subsisteraient immuablement… »
Chap.xxxvii . « Comme il n’y a rien d’éternel, ni d’immuable, ni d’indépendant que dieu seul, il faut conclure que ces vérités ne subsistent pas en elles-mêmes, mais en dieu seul, et dans ses idées éternelles qui ne sont autre chose que lui-même.« Il y en a qui, pour vérifier ces vérités éternelles que nous avons proposées, et les autres de même nature, se sont figuré, hors de Dieu, des essences éternelles : pure illusion, qui vient de n’entendre pas qu’au Dieu, comme dans la source de l’être, et dans son entendement, ou est l’art de faire et d’ordonner tous les êtres,
se trouvent les idées primitives, ou, comme parle saint Augustin, les raisons des choses éternellement subsistantes. Ainsi, dans la pensée de l’architecte est l’idée primitive d’une maison qu’il aperçoit en lui-même ; cette maison intellectuelle ne se détruit par aucune ruine des maisons bâties sur ce modèle intérieur ; et si l’architecte était éternel, l’idée et la raison de maison le seraient aussi. Mais, sans recourir à l’architecte mortel, il y a un architecte immortel, ou plutôt un art primitif éternellement subsistant dans la pensée immuable de Dieu, où tout ordre, toute mesure, toute règle, toute proportion, toute raison, en un mot toute vérité, se trouve dans son origine. « Ces vérités éternelles que nos idées représentent sont le vrai objet des sciences ; et c’est pourquoi, pour nous rendre véritablement savants, Platon nous rappelle sans cesse à ces idées où se voit, non ce qui se forme, mais ce qui est, non ce qui s’engendre et se corrompt, ce qui se montre et passe aussitôt, ce qui se fait et se défait, mais ce qui subsiste éternellement. C’est là ce monde intellectuel que ce divin philosophe a mis dans l’esprit de Dieu avant que le monde fut construit, et qui est le modèle immuable de ce grand ouvrage. Ce sont donc là ces idées simples, éternelles, immuables, ingénérables et incorruptibles, auxquelles il nous renvoie pour entendre la vérité. C’est ce qui lui a fait dire que nos idées, images des idées divines, en étaient aussi immédiatement dérivées, et ne passaient point par les sens qui servent bien, disait-il, à les réveiller, mais non à les former dans notre esprit. Car si, sans avoir jamais
vu rien d’éternel, nous avons une idée si claire de l’éternel, c’est-à-dire d’être toujours le même ; si, sans avoir aperçu un triangle parfait, nous l’entendons distinctement et en démontrons tant de vérités incontestables, c’est une marque, dit-il, que ces idées ne viennent pas de nos sens. »
Traité de la connaissance de Dieu et de soi-mêmeLa meilleure ou plutôt la seule bonne édition est celle qui a été publiée, d’après une copie authentique, en 1846, chez le libraire Lecoffre. .Chap.iv , § 5.L‘intelligence a pour objet les vérités éternelles qui ne sont autre chose que Dieu même, où elles sont toujours subsistantes et parfaitement entendues.« Nous avons déjà remarqué que l’entendement a pour objet des vérités éternelles. Les règles des proportions par lesquelles nous mesurons toutes choses sont éternelles et invariables. Nous connaissons clairement que tout se fait dans l’univers par la proportion du plus grand au plus petit, et du plus fort au plus faible, et nous en savons assez pour connaître que ces proportions se rapportent à des principes d’éternelle vérité. Tout ce qui se démontre en mathématique, et en quelque autre science que ce soit, est éternel et immuable, puisque l’effet de la démonstration est de faire voir que la chose ne peut être autrement qu’elle est démontrée. Aussi pour entendre la nature et les propriétés des choses que je connais, par exemple, ou d’un triangle ou d’un carré ou d’un cercle, ou les proportions de ces
figures et de toutes autres figures entre elles, je n’ai pas besoin de savoir qu’il y en ait de telles dans la nature, et je puis m’assurer de n’en avoir jamais ni tracé ni vu de parfaites. Je n’ai pas besoin non plus de songer qu’il y ait quelque mouvement dans le monde pour entendre la nature du mouvement même ou celle des lignes que chaque mouvement décrit, et les proportions cachées avec lesquelles il se développe. Dès que l’idée de ces choses s’est une fois réveillée dans mon esprit, je connais que, soit qu’elles soient ou qu’elles ne soient pas actuellement, c’est ainsi qu’elles doivent être, et qu’il est impossible qu’elles soient d’une autre nature, ou se fassent d’une autre façon. Et pour en venir à quelque chose qui nous touche de plus près, j’entends par ces principes de vérité éternelle, que, quand aucun homme et moi-même ne serions pas, le devoir essentiel de l’homme, dès là qu’il est capable de raisonner, est de vivre selon la raison et de chercher son auteur, de peur de lui manquer de reconnaissance, si, faute de le chercher, il l’ignorait. Toutes ces vérités, et toutes celles que j’en déduis par un raisonnement certain, subsistent indépendamment de tous les temps. En quelque temps que je mette un entendement humain, il les connaîtra ; mais en les connaissant, il les trouvera vérités, il ne les fera pas telles, car ce n’est pas nos connaissances qui font leurs objets, elles les supposent. Ainsi ces vérités subsistent devant tous les siècles, et devant qu’il y ait eu un entendement humain : et quand tout ce qui se fait par les règles des proportions, c’est-à-dire tout ce que je vois dans la nature, serait détruit excepté moi, ces règles se conserveraient dans ma pensée, et je verrais clairement qu’elles seraient toujours bonnes et toujours véritables, quand moi-même je serais détruit avec le reste. « Si je cherche maintenant où et en quel sujet elles subsistent éternelles et immuables, comme elles sont, je suis obligé d’avouer un être où la vérité est éternellement subsistante, et où elle est toujours entendue ; et cet être doit être la vérité même, et doit être toute vérité, et c’est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui entend hors de lui.
« C’est donc en lui d’une certaine manière qui m’est incompréhensible
Ces mots de l’édit. de 1741 : , c’est en lui, dis-je, que je vois ces vérités éternelles ; et les voir, c’est me tourner à celui qui est immuablement toute vérité, et recevoir ses lumières., ne sont pas dans la Id’une certaine manière qui m’est incompréhensible, c’est en lui, dis-jereédit. de 1722.« Cet objet éternel, c’est Dieu éternellement subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité même… C’est dans cet éternel que ces vérités éternelles subsistent. C’est là aussi que je les vois. Tous les autres hommes les voient comme moi, ces vérités éternelles, et nous les voyons toujours les mêmes, et nous les voyons être devant nous. Car nous avons commencé, et nous le savons, et nous savons que ces vérités ont toujours été. Ainsi nous les voyons dans une lumière supérieure à nous-même, et c’est dans cette lumière supérieure que nous voyons aussi si nous faisons bien ou mal, c’est-à-dire si nous agissons ou non selon ces
principes constitutifs de notre être. Là donc nous voyons, avec toutes les autres vérités, les règles invariables de nos mœurs, et nous voyons qu’il y a des choses d’un devoir indispensable, et que dans celles qui sont naturellement indifférentes, le vrai devoir est de s’accommoder au plus grand bien de la société humaine. Ainsi un homme de bien laisse régler l’ordre des successions et de la police aux lois civiles, comme il laisse régner le langage et la forme des habits à la coutume. Mais il écoute en lui-même une loi inviolable qui lui dit qu’il ne faut faire tort à personne, et qu’il vaut mieux qu’on nous en fasse que d’en faire à qui que ce soit… L’homme qui voit ces vérités, par ces vérités se juge lui-même, et se condamne quand il s’en écarte. Ou plutôt, ce sont ces vérités qui le jugent, puisque ce n’est pas elles qui s’accommodent aux jugements humains, mais les jugements humains qui s’accommodent à elles. Et l’homme juge droitement, lorsque, sentant ces jugements variables de leur nature, il leur donne pour règle ces vérités éternelles. « Ces vérités éternelles que tout entendement aperçoit toujours les mêmes, par lesquelles tout entendement est réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu même.
« Il faut nécessairement que la vérité soit quelque part très parfaitement entendue, et l’homme en est à lui-même une preuve indubitable. Car soit qu’il la considère lui-même ou qu’il étende sa vue sur tous les êtres qui l’environnent, il voit tout soumis à des lois certaines, et aux règles immuables de la vérité. Il voit
qu’il entend ces lois du moins en partie, lui qui n’a fait ni lui-même, ni aucune autre partie fie l’univers, pour petite qu’elle soit, et il voit bien que rien n’aurait été fait si ces lois n’étaient ailleurs parfaitement entendues, et il voit qu’il faut reconnaître une sagesse éternelle où toute loi, tout ordre, toute proportion ait sa raison primitive. Car il est absurde qu’il y ait tant de suite dans les vérités, tant de proportion dans les choses, tant d’économie dans leur assemblage, c’est-à-dire dans le monde, et que cette suite, cette proportion, cette économie ne soit nulle part bien entendue : et l’homme, qui n’a rien fait, la connaissant véritablement, quoique non pas pleinement, doit juger qu’il y a quelqu’un qui la connaît dans sa perfection, et que ce sera celui même qui aura tout fait. »
Le § 6 est tout cartésien : Bossuet y démontre que l’âme connaît par l’imperfection de son intelligence qu’il y a ailleurs une intelligence parfaite.
Dans le § 9, Bossuet met de nouveau en lumière le rapport de la vérité à Dieu.
« D’où vient à mon esprit cette impression si pure de la vérité ? D’où lui viennent ces règles immuables qui dirigent le raisonnement, qui forment les mœurs, par lesquelles il découvre les proportions secrètes des figures et des mouvements ? D’où lui viennent, en un mot, ces vérités éternelles que j’ai tant considérées ? Sont-ce les triangles et les carrés et les cercles que je trace grossièrement sur le papier, qui impriment dans mon esprit leurs proportions et leurs rapports ? Ou bien y en a-t-il d’autres, dont la parfaite justesse fasse
cet effet ?… Y a-t-il quelque part ou dans le monde ou hors du monde des triangles ou des cercles subsistant dans cette parfaite régularité, d’où elle serait imprimée dans mon esprit ? Et ces règles du raisonnement et des mœurs subsistent-elles aussi en quelque part, d’où elles me communiquent leur vérité immuable ? Ou bien, n’est-ce pas plutôt que celui qui a répandu partout la mesure, la proportion, la vérité même, en imprime en mon esprit l’idée certaine ?… Il faut donc entendre que l’âme, faite à l’image de Dieu, capable d’entendre la vérité, qui est Dieu même, se tourne actuellement vers son original, c’est-à-dire vers Dieu, où la vérité lui paraît autant que Dieu la lui veut faire paraître… C’est une chose étonnante que l’homme entende tant de vérités, sans entendre en même temps que toute vérité vient de Dieu, qu’elle est en Dieu, qu’elle est Dieu même… Il est certain que Dieu est la raison primitive de tout ce qui est et de tout ce qui s’entend dans l’univers : qu’il est la vérité originale, et que tout est vrai par rapport à son idée éternelle, que cherchant la vérité nous le cherchons, et que la trouvant nous le trouvons… »
Chap.v , § 14 : « Les sens n’apportent pas à l’âme la connaissance de la vérité. Ils l’excitent, ils la réveillent, ils l’avertissent de certains effets : elle est sollicitée à chercher les causes, mais elle ne les découvre, elle n’en voit les liaisons, ni les principes qui les font mouvoir, que dans une lumière supérieure qui vient de Dieu, ou qui est Dieu même. Dieu donc est la vérité, d’elle-même toujours présente à tous les esprits, et la vraiesource de l’intelligence. C’est de ce côté qu’elle voit le jour, c’est par là qu’elle respire et qu’elle vit. »
À la fin du e
Voici un passage des Meditationes de cognitione, veritate et idæis, où Leibnitz déclare que les idées premières sont des attributs de Dieu. « Je ne sais, dit-il, si l’homme peut se rendre parfaitement compte des idées, sinon en remontant jusqu’aux idées premières dont il n’y a plus à se rendre compte, c’est-à-dire aux attributs absolus de Dieu
Leibnitzii Opera, édit. Dutens, t. II, p. 17.
Même doctrine dans les Principia philosophiæ seu Theses in gratiam principis Eugenii. « L’intelligence de Dieu est la région des vérités éternelles et des idées qui en dépendent
Ibid., p. 24.
Théodicée, IIepartie, § 184I . « Il ne faut pas dire avec quelques scotistes que les vérités éternelles subsisteraient quand il n’y aurait point d’entendement, pas même celui de Dieu. Car c’est à mon avis l’entendement divin qui fait la réalité des vérités éternelles. »reédit., Amsterdam, 1710, p. 354, et édit. de M. de Jaucourt, Amsterdam, 1747, t. II, p. 93.
Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, chap.xvii . « L’idée de l’absolu est en nous intérieurement comme celle de l’être.Ces absolus ne sont autre chose que les attributs de Dieu, et on peut dire qu’ils ne sont pas moins la source des idées que Dieu est en lui-même le principe des êtres. »
Ibid., livre IV, chap.xi . « Mais on demandera où seraient ces idées si aucun esprit n’existait, ce que deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles ? Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, à cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d’exister, dont l’entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles, comme saint Augustin la reconnu et l’exprime d’une manière assez vive. Et afin qu’on ne pense pas qu’il n’est point nécessaire d’y recourir, il faut considérer que ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulatif des existences mêmes, et en un mot les lois de l’univers. Ainsi ces vérités nécessaires, étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu’elles soient fondées dans l’existence d’une substance nécessaire. C’est là où je trouve l’original des vérités qui sont gravées dans nos âmes, non pas en forme de propositions, mais comme des sources dont l’application et les occasions feront naître des énonciations actuelles. »
Ainsi, depuis Platon jusqu’à Leibnitz, les plus grands métaphysiciens ont pensé que la vérité absolue est un attribut de l’être absolu. La vérité est incompréhensible sans Dieu, comme Dieu nous serait incompréhensible sans la vérité. La vérité est placée entre l’intelligence humaine et la suprême intelligence, comme une sorte de médiatrice. Au dernier degré comme à la cime de l’être, partout Dieu se rencontre, car partout il y a de la vérité. Étudiez la nature, élevez-vous aux lois qui la régissent et qui font d’elle comme une vérité vivante :
Mais au milieu de ces hautes considérations, gardons-nous bien de deux erreurs opposées dont de beaux génies n’ont pas toujours su se défendre : ou faire la raison de l’homme purement individuelle, ou la confondre avec la vérité et avec la raison divinee sér., t. I, Introduction générale à l’histoire de la philosophie, leç. « On ne peut s’empêcher de sourire quand, de nos jours, on entend parler contre la raison individuelle. En vérité c’est un grand luxe de déclamation, car la raison n’est point individuelle ; si elle l’était, nous la maîtriserions comme nous maîtrisons nos résolutions et nos volontés, nous changerions à toutes les minutes ses actes, c’est-à-dire nos conceptions. Si ces conceptions n’étaient qu’individuelles, nous ne songerions pas à les imposer à un autre individu, car, imposer ses concertions individuelles et personnelles à un autre individu, à une autre personne, serait le despotisme le plus extravagant… Nous déclarons en délire ceux qui n’admettent pas les rapports des nombres, la différence du beau et du laid, du juste et de l’injuste. Pourquoi ? Parce que nous savons que ce n’est pas l’individu qui constitue ces conceptions, ou en d’autres termes que la raison a quelque chose d’universel et d’absolu, qu’à ce titre elle oblige tous les individus, et qu’un individu, en même temps qu’il se sait obligé par elle, sait que tous les autres sont obligés par elle au même titre. »
— Ibid. « La vérité méconnue n’est pour cela ni altérée ni détruite ; elle subsiste indépendamment de la raison, qui ne l’aperçoit pas ou l’aperçoit mal. La vérité en elle-même est indépendante de notre raison. Son sujet véritable est la raison universelle et absolue. »
Le dernier problème que présentait la science du vrai est résolu : nous sommes en possession du fondement des vérités absolues. Dieu est la substance, la raison, la cause suprême, l’unité de toutes ces vérités ; Dieu, et Dieu seul, nous est le terme au-delà duquel nous n’avons plus rien à chercher.
Distinction de la philosophie que nous professons et du mysticisme. Le mysticisme consiste à prétendre connaître Dieu sans intermédiaire. — Deux sortes de mysticisme. — Mysticisme du sentiment. Théorie de la sensibilité. Deux sensibilités, l’une extérieure, l’autre tout intérieure et qui correspond à l’âme comme la sensibilité extérieure correspond à la nature. — Part légitime du sentiment. — Ses égarements. — Mysticisme philosophique. Plotin : Dieu, ou l’unité absolue aperçue sans intermédiaire par la pensée pure. — Extase. — Mélange de la superstition et de l’abstraction dans le mysticisme. — Conclusion de la première partie du cours.
Il nous importe de séparer avec soin cette chimère, qui n’est pas sans danger, de la cause que nous défendons. Il nous importe d’autant plus de rompre ouvertement avec le mysticisme qu’il semble nous toucher de plus près, qu’il se donne pour le dernier mot de la philosophie, et que par un air de grandeur il peut séduire plus d’une âme d’élite, particulièrement à l’une de ces époques de lassitude où, à la suite d’espérances excessives cruellement déçues, la raison humaine, ayant perdu la foi en sa propre puissance sans pouvoir perdre le besoin de Dieu, pour satisfaire ce besoin immortel s’adresse à tout, excepté à elle-même, et, faute de savoir aller à Dieu par la voie qui lui est ouverte, se jette hors du sens commun, et tente le nouveau, le chimérique, l’absurde même, pour atteindre à l’impossible.
Le mysticisme contient un scepticisme pusillanime à l’endroit de la raison, et en même temps une foi aveugle et portée jusqu’à l’oubli de toutes les conditions imposées à la nature humaine. C’est trop à la fois et ce n’est point assez pour le mysticisme de concevoir Dieu sous le voile transparent de l’univers et au-dessus des
Le sentiment joue un si grand rôle dans le mysticisme que notre premier soin doit être de rechercher la nature et la fonction propre de cette partie intéressante et jusqu’ici mal étudiée de la nature humaine.
Il faut bien distinguer le sentiment de la sensation. Il y a en quelque sorte deux sensibilités : l’une tournée vers le monde extérieur, et chargée de transmettre à l’âme les impressions qu’il envoie ; l’autre tout intérieure, qui correspond à l’âme, comme la première correspond à la nature : sa fonction est de recevoir l’impression et connue le contrecoup de ce qui se passe dans l’âme. Avons-nous découvert quelque vérité ? il y a quelque chose en nous qui en éprouve de la joie. Avons-nous fait une bonne action ? nous en recueillons la récompense dans un sentiment de contentement moins vif mais plus délicat et plus durable que toutes les sensations agréables qui viennent du corps. Il semble que l’intelligence ait aussi son organe intime, qui souffre ou jouit, selon l’état de l’intelligence. Nous portons en nous une source profonde d’émotions à la fois physiques et morales qui expriment l’union de nos deux natures. L’animal ne va pas au-delà de la sensation, et la pensée pure n’appartient qu’à la nature angélique. Le sentiment qui participe de la sensation et de la pensée et l’apanage de l’humanité. Le sentiment n’est, il est vrai, qu’un
C’est un fait singulier, mais incontestable, qu’aussitôt que la raison a conçu la vérité, l’âme s’y attache et l’aime. Oui, l’âme aime la vérité. Chose admirable ! un être égaré dans un coin de l’univers, chargé seul de s’y soutenir contre tant d’obstacles, et qui, ce semble, a bien assez à faire de songer à lui-même, de conserver et d’embellir un peu sa vie, est capable d’aimer ce qui ne se rapporte point à lui, ce qui n’existe que dans un monde invisible. Cet amour désintéressé de la vérité témoigne de la grandeur de celui qui l’éprouve.
La raison fait un pas de plus : elle ne se contente point de la vérité, même de la vérité absolue, convaincue qu’elle la possède mal, qu’elle ne la possède point telle qu’elle est réellement, tant qu’elle ne l’a pas assise sur son fondement éternel ; parvenue là, elle s’arrête comme devant sa borne infranchissable, n’ayant plus rien à chercher ni à trouver. Le sentiment suit la raison à laquelle il est attaché ; il ne s’arrête, il ne se repose que dans l’amour de l’être infini.
C’est en effet l’infini que nous aimons en croyant aimer les choses finies, même en aimant la vérité, la beauté, la vertu. C’est si bien l’infini lui-même qui nous attire et qui nous charme, que ses manifestations les plus élevées ne nous suffisent pas tant que nous ne les avons point rapportées à leur source immortelle. Le
Marquons un autre rapport du sentiment et de la raison.
L’esprit se précipite d’abord vers son objet sans se rendre compte de ce qu’il fait, de ce qu’il aperçoit, de ce qu’il sent. Mais, avec la faculté de penser, de sentir, il a aussi celle de vouloir ; il possède la liberté de revenir sur lui-même, de réfléchir et sa pensée et ses sentiments, d’y consentir ou d’y résister, de s’en abstenir, ou de les reproduire en leur imprimant un caractère nouveau. Spontanéité, réflexion, telles sont les deux grandes formes de l’intelligenceee
La raison ne débute pas par la réflexion ; elle
Le sentiment qui accompagne l’intelligence dans toutes ses démarches présente les mêmes phénomènes.
Le cœur, comme la raison, poursuit l’infini, et la Phèdre et le Banquet, t. VII de notre traduction.
L’amour spontané a la grâce naïve de l’ignorance et du bonheur. L’amour réfléchi est bien différent ; il est sérieux, il est grand, jusque dans ses fautes, de la grandeur de la liberté. Ne nous hâtons pas de condamner la réflexion : si elle produit souvent l’égoïsme, elle produit aussi le dévouement. Qu’est-ce en effet que se dévouer ? C’est se donner librement et en toute connaissance. Voilà le sublime de l’amour, voilà l’amour digne d’une noble et généreuse créature, et non pas l’amour ignorant et aveugle. Quand l’affection a vaincu l’égoïsme, au lieu d’aimer son objet pour elle-même, l’âme se donne à son objet, et, miracle de l’amour, plus elle donne, plus elle possède, se nourrissant de ses sacrifices et puisant sa force et sa joie dans son entier abandon. Mais il n’y a qu’un être qui soit digne d’être aimé ainsi, et qui puisse l’être sans mécomptes, sans borne à la fois et sans regret, à savoir l’être parfait qui seul ne craint pas la réflexion et qui seul aussi peut remplir toute la capacité de notre cœur.
Le mysticisme corrompt le sentiment en exagérant sa puissance.
Le mysticisme commence par supprimer dans l’homme la raison, ou du moins il subordonne et sacrifie la raison au sentiment.
Le mysticisme va plus loin : il attaque jusqu’à la liberté ; il ordonne de renoncer à soi-même pour s’identifier par l’amour avec celui dont l’infini nous sépare. L’idéal de la vertu n’est plus la courageuse persévérance de l’homme de bien, qui, en luttant contre la tentation et la souffrance, accomplit la sainte épreuve de la vie ; ce n’est pas non plus le libre et éclairé dévouement d’une âme aimante, c’est l’entier et aveugle abandon de soi-même, de sa volonté, de tout son être, dans une contemplation vide de pensée, dans une prière sans paroles, et presque sans conscience.
La source du mysticisme est dans cette vue incomplète de la nature humaine, qui ne sait pas y discerner ce qu’il y a de plus profond, et qui se prend à ce qu’il y a de plus frappant, de plus saisissant, et par
D’ailleurs, que de rapports, que de ressemblances trompeuses entre ces deux facultés ! Sans doute, dans leur développement, elles diffèrent d’une manière manifeste ; quand la raison devient le raisonnement, on distingue aisément sa pesante allure de l’élan du sentiment ; mais la raison spontanée se confond presque avec le sentiment : même rapidité, même obscurité. Ajoutez qu’elles poursuivent le même objet et qu’elles marchent presque toujours ensemble. Il n’est donc pas étonnant qu’on les ait confondues.
Une sage philosophie les distinguee partie, Du Beau, leçon e partie, Du Bien, leçon De la morale du sentiment ; voyez aussi Études sur Pascal, préface de la 2e édition, etc.
L’erreur fondamentale du mysticisme est d’écarter cet intermédiaire, comme si c’était une barrière et non Instruction sur les états d’oraison, 1697.Lettres spirituelles et jusque dans les Maximes des saints. Mais, en général, il est mal sûr d’anticiper en ce monde sur les droits de la mort, et de rêver l’état des saints quand la vertu seule nous est imposée, et quand la vertu est déjà si rude à accomplir, même très imparfaitement. Le quiétisme le meilleur ne Premiers essais, cours de 1817, Du souverain bien, p. 307-313.
Mais il est temps de passer à un autre genre de mysticisme, plus singulier, plus savant, plus raffiné, et d’autant plus déraisonnable qu’il se présente au nom même de la raison.
Nous l’avons reconnu
re série, t. I, Premiers essais, t. III, Philosophie sensualiste, leçon Condillac, et Philosophie de Kant, leçon Philosophie écossaise, leçon « Il y a des philosophes au-delà du Rhin qui, pour paraître très profonds, ne se contentent pas des qualités et des phénomènes et aspirent à la substance pure, à l’être en soi. Le problème ainsi posé est insoluble : la connaissance d’une telle substance est impossible par cette raison très simple qu’une telle substance n’existe pas. L’être en soi,
das Ding in sich, que Kant recherche, lui échappe, sans que cela doive humilier Kant et la philosophie ; car il n’y a pas l’être en soi. L’esprit humain peut se former l’idée abstraite et générale de l’être, mais cette idée n’a pas d’objet réel dans la nature. Tout être est déterminé, s’il est réel, et être déterminé c’est posséder certaines manières d’être, passagères et accidentelles ou constantes et essentielles. La connaissance de l’être en soi n’est donc pas seulement interdite à l’esprit humain ; elle est contraire à la nature des choses. À l’autre extrémité de la métaphysique est une psychologie impuissante qui, par peur d’une ontologie creuse, se condamne à une ignorance volontaire. Nous ne pouvons, disent ces discrets philosophes, M. Dugald Stewart, par exemple, atteindre l’être en soi ; il ne nous est permis de connaître que des phénomènes et des qualités ; en sorte que pour ne pas s’égarer dans la recherche de la substance de l’âme, ils n’osent affirmer sa spiritualité, et s’en tiennent à étudier ses diverses facultés. Égale erreur, égale chimère ! Il n’y a pas plus de qualités sans être que d’être sans qualités. Nul être n’est sans ses déterminations, et réciproquement ses déterminations ne sont pas sans lui. Considérer les déterminations de l’être indépendamment de l’être qui les possède, ce n’est plus observer, c’est abstraire, c’est faire une abstraction tout aussi extravagante que celle de l’être considéré indépendamment de ses qualités. »
Comment l’école d’Alexandrie, comment Plotin, son fondateure série, t. II, Esquisse d’une histoire générale de la philosophie, leçon e série, t. I, Philosophie ancienne, passim.
La méthode platonicienne, la marche dialectique, comme l’appelle son auteur, recherche dans les choses particulières, variables, contingentes, ce qu’elles ont aussi de général, de durable, d’un, c’est-à-dire leur Idée, et s’élève ainsi aux Idées, comme aux seuls vrais objets de l’intelligence, pour s’élever encore de ces Idées, qui s’ordonnent dans une admirable hiérarchie, e série, t. I, Philosophie ancienne, article Xénophane et article Zénon.vie et de mouvementLe Sophiste, t. XI de notre traduction, p. 261.père du mondeTimée, t. XII, p. 117.République, livre VII, p. 70 du t. X, et plus haut, p. 73.qui font de lui un dieu véritable en tant qu’il est avec ellesPhèdre, p. 55, t. VI, et plus haut, p. 74.auguste et sainte intelligenceLe Sophiste, p. 261, 262. Il faut citer ce passage peu connu et décisif que nous avons traduit pour la première fois : «
L’Étranger. Mais quoi, par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement que dans la réalité le mouvement, la vie, l’âme, l’intelligence ne conviennent pas à l’être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence ? — Théétète. Ce serait consentir, cher Éléate, à une bien étrange assertion. — L’Étranger. Ou bien lui accorderons-nous l’intelligence en lui refusant la vie ? — théétète. Cela ne se peut. — L’Étranger. Ou bien encore dirons-nous qu’il y a en lui l’intelligence et la vie, mais que ce n’est pas dans une âme qu’il les possède ? — Théétète. Et comment pourrait-il les posséder autrement ? — L’Étranger. Enfin que, doué d’intelligence, d’âme et de vie, tout animé qu’il est, il demeure dans une complète immobilité ? — Théétète. Tout cela me paraît déraisonnable. »Timée, p. 119 : « Disons la cause qui a porté le suprême ordonnateur à produire et à composer cet univers : il était bon. »
Banquet, discours de Diotime, t. VI, et plus bas, IIe partie, du Beau, leçon République, ibid.
Plotin s’est égaré en poussant à l’excès la dialectique platonicienne, et en l’étendant au-delà du terme où elle doit s’arrêter. Dans Platon, elle se termine aux Idées, à l’Idée du bien, et produit un dieu intelligent et bon ; Plotin l’applique sans fin, et elle le mène dans l’abîme du mysticisme. Si toute vérité est dans le général, et si toute individualité est imperfection, il en résulte que tant que nous pourrons généraliser, tant qu’il nous sera l’innommable, comme dit Plotin. Ce principe, qui n’est pas, à plus forte raison ne peut pas penser, car toute pensée est encore une détermination, une manière d’être. Ainsi l’être et la pensée sont exclus de l’unité absolue. Si l’alexandrinisme les admet, ce n’est que comme une déchéance, une dégradation de l’unité. Considéré dans la pensée et dans l’être, le principe suprême est inférieur à lui-même ; ce n’est que dans la simplicité pure de son indéfinissable essence qu’il est le dernier objet de la science et le dernier terme de la perfection.
Pour entrer en rapport avec un pareil dieu, les facultés ordinaires ne suffisent point, et la théodicée de l’école d’Alexandrie lui impose une psychologie toute particulièree série, t. II, Esquisse d’une histoire générale de la philosophie, leçon
Ainsi ni la raison ni l’amour ne peuvent atteindre l’absolue unité du mysticisme. Pour correspondre à un tel objet, il faut en nous quelque chose qui y soit analogue, il faut un mode de connaître qui emporte l’abolition de la conscience. En effet, la conscience est le signe du moi, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus déterminé : l’être qui dit : moi, se distingue essentiellement de tout autre ; c’est là qu’est pour nous le type même de l’individualité. La conscience dégraderait l’idéal de la connaissance dialectique, où toute division, toute détermination doit être absente pour répondre à l’absolue unité de son objet. Ce mode de communication pure et directe avec Dieu, qui n’est pas la raison, qui
Ce mysticisme philosophique repose sur une notion radicalement fausse de l’être absolu. À force de vouloir affranchir Dieu de toutes les conditions de l’existence finie, on en vient à lui ôter les conditions de l’existence même ; on a tellement peur que l’infini ait quoi que ce soit de commun avec le fini, qu’on n’ose reconnaître que l’être est commun à l’un et à l’autre, sauf la différence du degré, comme si tout ce qui n’est pas n’était pas le néant même ! L’être absolu possède l’unité absolue, sans aucun doute, comme il possède l’intelligence absolue ; mais, encore une fuis, l’unité absolue sans un sujet réel d’inhérence est destituée de toute réalité. Réel et déterminé sont synonymes. Ce qui constitue un être, c’est sa nature spéciale, son essence. Un être n’est lui-même qu’à la condition de ne pas être un autre ; il ne peut donc pas ne pas avoir des traits Métaphysique. De la métaphysique d’Aristote, 2e édit., p. 200, sqq.
La théorie de l’extase est à la fois la condition nécessaire et la condamnation de la théorie de l’unité absolue. Sans l’unité absolue, comme objet direct de la connaissance, à quoi bon l’extase dans le sujet de la connaissance ? L’extase, loin d’élever l’homme jusqu’à Dieu, l’abaisse au-dessous de l’homme ; car elle efface en lui la pensée en ôtant sa condition, qui est la conscience. Supprimer la conscience, c’est rendre impossible toute connaissance ; c’est ne pas comprendre la perfection de ce mode de connaître, où l’intimité du sujet et de l’objet donne à la fois la connaissance la plus simple, la plus immédiate et la plus déterminéee série, Introduction générale à l’histoire de la philosophie, leçon « Le propre de l’intelligence n’est pas de pouvoir connaître, mais de connaître, en effet. À quelle condition y a-t-il intelligence pour nous ? Il ne suffit point qu’il y ait eu nous un principe d’intelligence ; il faut que ce principe s’exerce et se développe, et se prenne lui-même comme objet de son intelligence. La condition nécessaire de l’intelligence, c’est la conscience, c’est-à-dire la différence. Il ne peut y avoir connaissance que là où il y a plusieurs termes, dont l’un aperçoit l’autre, et en même temps s’aperçoit lui-même. C’est là connaître et se connaître, c’est là l’intelligence. L’intelligence sans conscience est la possibilité abstraite de l’intelligence, ce n’est pas l’intelligence réelle. Transportez ceci de l’intelligence humaine à l’intelligence divine, c’est-à-dire rapportez les idées, j’entends les idées au sens de Platon, de saint Augustin, de Bossuet et de Leibnitz, à la seule intelligence à laquelle elles puissent appartenir, vous avez, si je puis m’exprimer ainsi, la vie de l’intelligence divine…, etc. »
De tout temps et de toutes parts, ces deux e série, Esquisse d’une histoire générale de la philosophie, leçons Timée et la République, et déployant aux yeux de la multitude, soit le voile sacréEuthyphron, t. I de notre traduction.
Lorsque la religion chrétienne triompha, elle rangea l’humanité sous une discipline qui mit un frein à ce ee série, t. II, Esquisse d’une histoire générale de la philosophie, leçon e
Voilà où on en vient quand on veut sortir des conditions imposées à la nature humaine. Charron l’a dit le premier, et après lui Pascal l’a répété : Qui veut faire l’ange fait la bête. Le remède à toutes ces folies est une théorie sévère de la raison, de ce qu’elle peut et de ce qu’elle ne peut pas, de la raison enveloppée d’abord dans l’exercice des sens, puis s’élevant aux idées universelles et nécessaires, les rapportant à leur principe, à un être infini et en même temps réel et substantiel, dont elle conçoit l’existence, mais dont il lui est interdit jamais de pénétrer et de comprendre la nature. Le sentiment accompagne et vivifie les intuitions sublimes de la raison, mais il ne faut pas confondre ces deux ordres de faits, encore bien moins étouffer la raison dans le sentiment. Entre un être fini tel que l’homme, et Dieu, substance absolue et infinie, il y a le double intermédiaire et de ce magnifique univers livré à nos regards, et de ces vérités merveilleuses que la raison conçoit, mais qu’elle n’a point faites, pas plus que l’œil
Méthode qui doit présider aux recherches sur le beau et sur l’art : Ici, comme dans la recherche du vrai, commencer par la psychologie. — Des facultés de l’âme qui concourent à la perception du beau. — Les sens ne donnent que l’agréable, la raison seule donne l’idée du beau. — Réfutation de l’empirisme, qui confond l’agréable et le beau. — Prééminence de la raison. — Du sentiment du beau ; différent de la sensation et du désir. — Distinction du sentiment du beau et de celui du sublime. — De l’imagination. — Influence du sentiment sur l’imagination. — Influence de l’imagination sur le sentiment. — Théorie du goût.
Deux écoles exclusives sont en présence au e
La seconde partie, l’étude du beau, nous donnera les mêmes résultats éclairés et agrandis par une application nouvelle.
C’est le eeEssai sur le Beau du P. André, disciple de Malebranche, qui a prolongé sa vie assez avant dans le ee série, t. III, Philosophie moderne, p. 207-516.Interprétation de la nature, du Père de famille, du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste. Diderot est matérialiste dans l’art comme dans la philosophie ; il est de son temps et de son école, avec un grain de poésie, de sensibilité et d’imaginationPensées sur la sculpture, les Salons, etc.re série, t. IV, exposées et appréciées, les théories d’Hutcheson et de Reid.Critique du jugement et dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime. Voyez l’excellente traduction qu’en a donnée M. Barni.
Commençons par bien établir la méthode qui doit présider à ces recherches.
On peut étudier le beau de deux façons : ou hors de nous, en lui-même et dans les objets, quels qu’ils soient, qui en offrent l’image ; ou bien dans l’esprit de l’homme, dans les facultés qui l’atteignent, dans les idées ou dans les sentiments qu’il excite en nous. Or, la vraie méthode, qui doit vous être aujourd’hui familière, nous fait une loi de partir de l’homme pour arriver aux choses. L’analyse psychologique sera donc encore ici notre point de départ, et l’étude de l’état de l’âme en présence du beau nous préparera à celle du beau considéré en lui-même et dans ses objets.
Interrogeons l’âme en présence de la beauté.
N’est-ce pas un fait incontestable qu’en face de certains objets, dans, des circonstances très diverses, nous portons ce jugement : Cet objet est beau. Cette affirmation n’est pas toujours explicite. Quelquefois elle ne se manifeste que par un cri d’admiration ; quelquefois elle s’élève silencieusement dans l’esprit qui à peine en a conscience. Les formes de ce phénomène varient, mais le phénomène est attesté par l’observation la plus vulgaire et la plus certaine, et toutes les langues en portent témoignage.
Quoique les objets sensibles soient ceux qui, chez
La philosophie de la sensation, pour être fidèle à elle-même, a dû essayer de réduire le beau à l’agréable.
Sans doute la beauté est presque toujours agréable aux sens, ou du moins elle ne doit pas les blesser. La plupart de nos idées du beau nous viennent par la vue et par l’ouïe, et tous les arts sans exception s’adressent à l’âme par le corps. Un objet qui nous fait souffrir, fut-il le plus beau du monde, bien rarement nous paraît tel. La beauté n’a guère de prise sur une âme occupée par la douleur.
Mais si une sensation agréable accompagne souvent l’idée du beau, il n’en faut pas conclure que l’une soit l’autre.
L’expérience atteste que toutes les choses agréables
Loin de là, tandis que tous nos sens nous donnent des sensations agréables, deux seulement ont le privilège d’éveiller en nous l’idée de la beauté. A-t-on jamais dit : Voilà une belle saveur, voilà une belle odeur ? Cependant on le devrait dire, si le beau est l’agréable. D’un autre côté, il est certains plaisirs de l’odorat et du goût qui ébranlent plus la sensibilité que les plus grandes beautés de la nature et de l’art ; et même, parmi les perceptions de l’ouïe et de la vue, ce ne sont pas toujours les plus vives qui excitent le plus en nous l’idée du beau. Des tableaux d’un coloris médiocre ne nous émeuvent-ils pas souvent plus profondément que telles œuvres éblouissantes, plus séduisantes aux yeux, moins touchantes à l’âme ? Je dis plus ; non seulement la sensation ne produit pas l’idée du beau, mais quelquefois elle l’étouffe. Qu’un artiste se complaise dans la reproduction de formes voluptueuses ; en agréant aux sens, il trouble, il révolte en nous l’idée chaste et pure de la beauté. L’agréable n’est donc pas la mesure du beau, puisque en certains cas il l’efface et le fait oublier ; il n’est donc pas le beau, puisqu’il se trouve, et au plus haut degré, où le beau n’est pas.
Ceci nous conduit au fondement essentiel de la distinction de l’idée du beau et de la sensation de l’agréable,
Quand un objet vous fait éprouver une sensation agréable, si on vous demande pourquoi cet objet vous agrée, vous ne pouvez rien répondre, sinon que telle est voire impression ; et si on vous avertit que ce même objet produit sur d’autres une impression différente et leur déplaît, vous ne vous en étonnez pas beaucoup, parce que vous savez que la sensibilité est diverse, et qu’il ne faut pas disputer des sensations. En est-il de même, lorsqu’un objet ne vous est pas seulement agréable, mais lorsque vous jugez qu’il est beau ? Vous prononcez, par exemple, que cette figure est noble et belle, que ce lever ou ce coucher de soleil est beau, que le désintéressement et le dévouement sont beaux, que la vertu est belle ; si l’on vous conteste la vérité de ces jugements, alors vous n’êtes pas aussi accommodants que vous l’étiez tout à l’heure ; vous n’acceptez pas le dissentiment comme un effet inévitable de sensibilités différentes ; vous n’en appelez plus à votre sensibilité, qui naturellement se termine à vous, vous en appelez à une autorité qui est faite pour les autres comme pour vous, celle de la raison ; vous vous croyez le droit d’accuser d’erreur celui qui contredit votre jugement, car ici votre jugement ne repose plus sur quelque chose de variable et d’individuel, comme une sensation agréable on pénible. L’agréable se renferme pour nous dans l’enceinte de notre propre organisation, où il change à tout moment, selon les révolutions perpétuelles de cette organisation, selon la santé et la
Confondez la raison et la sensibilité, réduisez l’idée du beau à la sensation de l’agréable, et le goût n’a plus de loi. Si une personne me dit, en présence de l’Apollon du Belvédère, qu’elle n’éprouve rien de plus agréable qu’en présence de toute autre statue, que celle-là ne lui plaît pas, et qu’elle n’en sent pas la beauté, je ne puis contester son impression ; mais si cette personne conclut de là que l’Apollon n’est pas beau, je la contredis hautement, et je prononce qu’elle se trompe. On distingue le bon goût et le mauvais goût ; mais que signifie cette distinction, si le jugement du beau se résout dans une sensation ? Vous me dites que je n’ai pas de goût. Qu’est-ce à dire ? N’ai-je pas des sens comme vous ? L’objet que vous admirez n’agit-il pas sur moi comme sur vous ? L’impression que j’éprouve n’est-elle pas aussi réelle que celle que vous éprouvez ? D’où vient donc que vous avez raison, vous qui ne faites qu’exprimer l’impression que vous ressentez, et que j’ai tort, moi qui fais précisément la même chose ? Est-ce parce que ceux qui sentent comme vous sont plus nombreux que ceux qui sentent comme moi ? Mais le nombre des voix n’est pour rien ici. Le beau étant défini ce qui produit sur
Enfin, et c’est ici le dernier écueil de l’empirismePremiers essais, cours de 1817, Du beau réel et du beau idéal, surtout p. 272.
La philosophie qui tire toutes nos idées des sens échoue donc devant l’idée du beau. Reste à savoir si on explique mieux cette idée au moyen du sentiment, différent de la sensation, et qui tient de si près à la raison que de bons juges l’ont souvent pris pour elle et en ont fait le principe de l’idée du beau comme de celle du bien. C’est déjà un progrès, sans doute, que d’aller de la sensation au sentiment, et Hutcheson et Smithre série, t. IV, Philosophie écossaise.ibid., t. III, Philosophie sensualiste, leç.
Placez-vous devant un objet de la nature, où les hommes reconnaissent de la beauté, et observez ce qui se passe en vous à la vue de cet objet. N’est-il pas certain qu’en même temps que vous jugez qu’il est beau, vous sentez aussi sa beauté, c’est-à-dire que vous éprouvez à sa vue une émotion délicieuse, et que vous êtes attiré vers cet objet par un sentiment de sympathie et d’amour ? dans d’autres cas, vous jugez autrement et vous éprouvez un sentiment contraire. L’aversion accompagne le jugement du laid, comme l’amour le jugement du beau. Et ce sentiment ne s’éveille pas seulement en présence des objets de la nature : tous les objets, quels qu’ils soient, que nous jugeons laids ou beaux, ont le pouvoir d’exciter en nous ce sentiment. Variez tant qu’il vous plaira les circonstances, transportez-moi devant un admirable édifice ou devant un beau paysage, représentez à mon esprit les grandes découvertes de Descartes et de Newton, les exploits du grand Condé, la vertu de saint Vincent de Paul ; élevez-moi encore plus haut ; réveillez en moi l’idée obscurcie et trop oubliée de l’être infini ; quoi que vous fassiez, toutes les fois que vous faites naître en moi l’idée du beau, vous me procurez une jouissance intérieure et exquise, toujours suivie d’un sentiment d’amour pour l’objet qui l’a causée.
Est Deus in nobis, agitante calescimus illo.
La philosophie de la sensation n’explique le sentiment comme l’idée du beau qu’en le dénaturant. Elle le confond avec la sensation agréable, et par conséquent pour elle l’amour de la beauté ne peut être que le désir.
Il n’y a point de théorie que les faits contredisent davantage.
Qu’est-ce que le désir ? Un mouvement de l’âme qui a pour fin avouée ou secrète la possession ; l’admiration est de sa nature respectueuse, tandis que le désir tend à profaner son objet.
Le désir est fils du besoin. Il suppose donc en celui qui l’éprouve un manque, un défaut, et jusqu’à un certain point, une souffrance. Le sentiment du beau est sa propre satisfaction à lui-même.
Le désir est enflammé, impétueux, douloureux. Le sentiment du beau, libre de tout désir et en même temps de toute crainte, élève et échauffe l’âme, et peut la transporter jusqu’à l’enthousiasme, sans lui faire connaître les troubles de la passion L’artiste n’aperçoit que le beau là où l’homme sensuel ne voit que l’attrayant ou l’effrayant. Sur un vaisseau battu par la tempête, quand
Le sentiment du beau est si peu le désir que l’un et l’autre s’excluent. Laissez-moi prendre un exemple vulgaire. Devant une table chargée de mets et de vins délicieux, le désir de la jouissance s’éveille, mais non pas le sentiment du beau. Je suppose qu’au lieu de songer aux plaisirs que me promettent toutes les choses étalées sous mes yeux, j’envisage seulement la manière dont elles sont arrangées et disposées sur la table et l’ordonnance du festin, le sentiment du beau pourra naître en quelque degré : mais assurément ce ne sera ni le besoin ni le désir de m’approprier cette symétrie, cette ordonnance.
Le propre de la beauté n’est pas d’irriter et d’enflammer le désir, mais de l’épurer et de l’ennoblir. Plus une femme est belle, non pas de cette beauté commune et grossière que Rubens anime en vain de son ardent coloris, mais de cette beauté idéale que l’antiquité, Raphaël et Lesueur ont si bien connue, plus, à l’aspect de cette noble créature, le désir est tempéré par un sentiment exquis et délicat, quelquefois même remplacé par un culte désintéressé Si la Vénus du Capitole ou la sainte Cécile ou l’une des Muses qui jadis ornaient l’hôtel appendice.
Le sentiment du beau est donc un sentiment spécial, comme l’idée du beau est une idée simple. Mais ce sentiment, un en lui-même, ne se manifeste-t-il que d’une seule manière, et ne s’applique-t-il qu’à un seul genre de beauté ? Ici encore, ici comme toujours, interrogeons l’expérience.
Quand nous avons sous les yeux un objet dont les formes sont parfaitement déterminées, et l’ensemble facile à embrasser, une belle fleur, une belle statue, un temple antique d’une médiocre grandeur, chacune de nos facultés s’attache à cet objet, et s’y repose avec une satisfaction sans mélange. Nos sens en perçoivent aisément les détails : notre raison saisit l’heureuse harmonie de toutes ses parties. Cet objet a-t-il disparu, nous nous le représentons distinctement : tant les formes en sont précises et arrêtées ! L’âme dans cette contemplation ressent une joie douce et tranquille, une sorte d’épanouissement.
Considérons-nous, au contraire, un objet aux formes vagues et indéfinies, et qui soit très beau pourtant : l’impression que nous éprouvons est sans doute encore un plaisir, mais c’est un plaisir d’un autre ordre. Cet objet
Pour rendre plus sensible la différence que nous voulons marquer, on peut multiplier les exemples. Êtes-vous affecté de la même manière à la vue d’une prairie variée en sa juste étendue et dont l’œil parcourt aisément la surface, et à l’aspect d’une montagne inaccessible au pied de laquelle s’agite l’Océan ? La douce lumière du jour et une voix mélodieuse produisent-elles sur vous le même effet que les ténèbres et le silence ? Dans l’ordre intellectuel et moral, êtes-vous ému de la même manière lorsqu’un homme riche et Traité des sensations et la Critique de la raison pure, et, même à part le vrai et le faux, au seul point de vue du beau, comparez vos impressions.
Voilà donc deux sentiments très différents ; aussi leur a-t-on donné des noms différents ; l’un a été appelé plus particulièrement le sentiment du beau, l’autre celui du sublimePremiers essais, Du beau réel et du beau idéal, p. 267.
Pour achever l’étude des diverses facultés qui entrent dans la perception de la beauté, après la raison et le
Lorsque la sensation, le jugement et le sentiment se sont produits à l’occasion d’un objet extérieur, ils se reproduisent en l’absence même de cet objet ; c’est là la mémoire.
La mémoire est double : non seulement je me souviens que j’ai été en présence d’un certain objet, mais je me représente cet objet absent tel qu’il était, tel que je l’ai vu, senti, jugé : le souvenir est alors une image. Dans ce dernier cas, la mémoire a été appelée par quelques philosophes mémoire imaginative. C’est là le fond de l’imagination ; mais l’imagination est plus encore.
L’esprit s’appliquant aux images fournies par la mémoire les décompose, choisit entre leurs différents traits, et en forme des images nouvelles. Sans ce nouveau pouvoir, l’imagination serait captive dans le cercle de la mémoire.
Le don d’être affecté fortement par les objets et de reproduire leurs images absentes ou évanouies, et la puissance de modifier ces images pour en composer de nouvelles, épuisent-ils ce que les hommes appellent l’imagination ? Non, ou du moins, si ce sont bien là les éléments propres de l’imagination, il faut que quelque autre chose s’y ajoute, à savoir le sentiment du beau en tout genre. C’est à ce foyer que s’entretient et s’allume la grande imagination. Suffisait-il à l’auteur des Horaces d’avoir bien lu Tite-Live, de s’en représenter
Entendons-nous bien. Nous ne disons pas que le sentiment soit l’imagination, nous disons qu’il est la source où l’imagination puise ses inspirations et devient féconde. Si les hommes sont si différents en fait d’imagination, c’est que les uns restent froids en présence des objets, froids dans les représentations qu’ils en conservent, froids encore dans les combinaisons qu’ils en forment, tandis que les autres, doués d’une sensibilité particulière, s’émeuvent vivement aux premières impressions des objets, en gardent de puissants ressouvenirs, et portent dans l’exercice de toutes leurs facultés cette même force d’émotion. Ôtez le sentiment, tout reste inanimé ; qu’il se manifeste, tout prend de la chaleur, de la couleur et de la vie.
Il est donc impossible de borner l’imagination, comme le mot paraît l’exiger, aux images proprement dites, et aux idées qui se rapportent à des objets physiques. Se rappeler des sons, choisir entre eux, les combiner pour en tirer des effets nouveaux, n’est-ce pas là aussi de l’imagination, bien que le son ne soit pas une image ? Le vrai musicien ne possède pas moins d’imagination que le peintre. On accorde au poète de l’imagination lorsqu’il retrace les images de la nature ; lui refusera-t-on cette même faculté lorsqu’il retrace des sentiments ? Mais, outre les images et les sentiments, le poète
Vous voyez quelle est l’étendue de l’imagination : elle n’a point de bornes, elle s’applique à tout. Son caractère distinctif est d’ébranler fortement l’âme en présence de tout objet beau, ou à son seul souvenir, ou même à la seule idée d’un objet imaginaire. On la reconnaît à ce signe qu’elle produit, à l’aide de ses représentations, la même impression et même une impression plus vive que la nature à l’aide des objets réels. Si la beauté absente ou rêvée n’agit pas sur vous autant et plus que la beauté présente, vous pouvez avoir mille autres dons : celui de l’imagination vous a été refusé.
Aux yeux de l’imagination, le monde réel languit auprès de ses fictions. On peut sentir que l’imagination devient la maîtresse à l’ennui des choses réelles et présentes. Les fantômes de l’imagination ont un vague, une indécision de formes, qui émeut mille fois davantage que la netteté et la distinction des perceptions actuelles. Et puis, à moins d’être entièrement fou, et la passion ne nous rend pas toujours ce service, il est très difficile de voir la réalité autrement qu’elle n’est, c’est-à-dire très imparfaite. Au contraire, on fait de l’image tout ce qu’on veut, on la métamorphose à son insu, on l’embellit, à son gré. Il y a dans le fond de l’âme humaine une puissance infinie de sentir et d’aimer à laquelle le monde entier ne répond pas, encore
Si le sentiment agit sur l’imagination, on le voit, l’imagination le lui rend avec usure.
Disons-le : cette passion pure et ardente, ce culte de la beauté qui fait le grand artiste ne se peut rencontrer que dans un homme d’imagination. En effet, le sentiment du beau peut s’éveiller en chacun de nous devant tout bel objet ; mais, quand cet objet a disparu, si son image ne subsiste pas vivement retracée, le sentiment qu’il a un moment excité s’efface peu à peu ; il pourra se ranimer à la vue d’un autre objet mais pour s’éteindre
Encore un mot sur une autre faculté qui n’est pas une faculté simple, mais un heureux mélange de celles qui viennent d’être rappelées, le goût, si maltraité, si arbitrairement limité dans toutes les théories.
Si, après avoir entendu une belle œuvre poétique ou musicale, admiré une statue, un tableau, vous pouvez vous représenter ce que vos sens ont perçu, voir encore le tableau absent, entendre les sons qui ne retentissent plus, en un mot, si vous avez de l’imagination, vous possédez une des conditions sans lesquelles il n’y a pas de vrai goût. En effet, pour goûter les œuvres de l’imagination, ne faut-il pas en avoir soi-même ? N’a-t-on pas besoin, pour sentir un auteur, non de l’égaler sans doute, mais de lui ressembler en quelque degré ? Un esprit sensé, mais sec et austère, comme Le Batteux ou Condillac, ne sera-t-il pas insensible aux plus heureuses audaces du génie, et ne portera-t-il pas dans la critique une sévérité étroite, une raison très peu raisonnable, puisqu’elle ne comprend pas toutes les parties de la nature humaine, une intolérance qui mutile et flétrit l’art en croyant l’épurer ?
D’un autre côté l’imagination ne suffit pas à l’appréciation de la beauté. Il y a plus : cette vivacité d’imagination si précieuse au goût, quand elle est un peu contenue, ne produit, lorsqu’elle domine, qu’un goût Polyeucte et du Misanthrope deux merveilles incomparables, est-ce seulement l’imagination ? N’y a-t-il pas aussi dans la simplicité profonde du plan, dans le développement mesuré de l’action, dans la vérité soutenue des caractères, une raison supérieure, différente de l’imagination qui fournit les couleurs, et de la sensibilité qui donne la passion ?
Outre l’imagination et la raison, l’homme de goût doit posséder l’amour éclairé mais ardent de la beauté : il faut qu’il se complaise à la rencontrer, qu’il la cherche, qu’il l’appelle. Comprendre et démontrer qu’une chose n’est point belle, plaisir médiocre, tâche ingrate ; mais discerner une belle chose, s’en pénétrer, la mettre en évidence et faire partager à d’autres son sentiment, jouissance exquise, tâche généreuse. L’admiration est à la fois pour celui qui l’éprouve un bonheur et un honneur. C’est un bonheur de sentir profondément ce qui est beau ; c’est un honneur de savoir le reconnaître. L’admiration est le signe d’une raison élevée servie par un noble cœur. Elle est au-dessus de la petite critique, sceptique et impuissante ; mais elle
Après avoir parlé du goût qui apprécie la beauté, ne dirons-nous rien du génie qui la fait revivre ? Le génie n’est autre chose que le goût en action, c’est-à-dire les trois puissances du goût portées à leur comble, et armées d’une puissance nouvelle et mystérieuse, la puissance d’exécution. Mais nous entrerions déjà dans le domaine de l’art. Attendons, nous retrouverons bientôt et l’art et le génie qui l’accompagne.
Réfutation de diverses théories sur la nature du beau : que le beau ne peut pas se ramener à ce qui est utile. — Ni à la convenance. — Ni à la proportion. — Caractères essentiels du beau. — Différentes espères de beautés. Du beau et du sublime. Beauté physique. Beauté intellectuelle. Beauté morale. — De la beauté idéale : qu’elle est surtout la beauté morale. — Dieu, premier principe du beau. — Théorie de Platon.
L’histoire de la philosophie nous offre bien des théories sur la nature du beau : nous ne voulons ni les énumérer ni les discuter toutes : nous signalerons les plus importantesHippias de Platon, t. IV de notre traduction. Le Phèdre, t. VI, contient l’exposition voilée de la théorie propre à Platon ; mais c’est dans le Banquet (ibid.), et particulièrement dans le discours de Diotime, qu’il faut chercher la pensée platonicienne arrivée à son développement le plus parfait, et revêtue elle-même de toute la beauté du langage humain.
Un sensualisme un peu plus savant met l’utile à la place de l’agréable, c’est-à-dire change la forme du même principe. Le beau n’est plus l’objet qui nous procure dans le moment présent une sensation agréable mais fugitive, c’est l’objet qui peut nous procurer souvent cette même sensation ou d’autres semblables. Il ne finit pas un grand effort d’observation ni de raisonnement pour se convaincre que l’utilité n’a rien à voir avec la beauté. Ce qui est utile n’est pas toujours beau, ce qui est beau n’est pas toujours utile, et ce qui est à la fois utile et beau est beau par un autre endroit que son utilité. Voyez un levier, une poulie : assurément rien de plus utile. Cependant vous n’êtes pas tenté de dire que cela soit beau. Avez-vous découvert un vase antique admirablement travaillé ; vous vous écriez que ce vase est beau, sans vous aviser de rechercher à quoi il vous servira. Enfin la symétrie et l’ordre sont des choses belles, et en même temps ce sont des choses utiles, soit parce qu’elles ménagent l’espace, soit parce que les objets disposés symétriquement sont plus faciles
Une théorie célèbre et bien ancienneHippias.
On a cru trouver le beau dans la proportion, et c’est bien là, en effet, une des conditions de la beauté, mais ce n’en est qu’une. Il est bien certain qu’un objet mal proportionné ne peut être beau. Il y a dans tous les objets beaux, quelque éloignés qu’ils soient de la forme géométrique, une sorte de géométrie vivante. Mais, je le demande, est-ce la proportion qui domine dans cet arbre élancé, aux branches flexibles et gracieuses, au feuillage riche et nuancé ? Qui fait la beauté terrible d’un orage, qui fait celle d’une grande image, d’un vers isolé ou d’une ode sublime ? Ce n’est pas, je le sais, le manque de loi et de règle, mais ce n’est pas non plus la règle et la loi ; souvent même ce qui frappe d’abord est une apparente irrégularité. Il est absurde de prétendre que ce qui nous fait admirer toutes ces choses et bien d’autres est la même qualité qui nous fait admirer une figure géométrique, c’est-à-dire, l’exacte correspondance des parties.
Ce que nous disons de la proportion, on le peut dire de l’ordre, qui est quelque chose de moins mathématique que la proportion, mais qui n’explique guère mieux ce qu’il y a de libre, de varié, d’abandonné dans certaines beautés.
La plus vraisemblable théorie du beau est encore celle qui le compose de deux éléments contraires et également nécessaires, l’unité et la variété. Voyez une belle fleur. Sans doute l’unité, l’ordre, la proportion, la symétrie même, y sont ; car sans ces qualités la raison en serait absente, et toutes choses sont faites avec une merveilleuse raison. Mais en même temps que de diversité ! Combien de nuances dans la couleur, quelles richesses dans les moindres détails ! Même en mathématiques, ce qui est beau ce n’est pas un principe abstrait, c’est ce principe traînant avec soi toute une longue chaîne de conséquences. Il n’y a pas de beauté sans la vie ; et la vie, c’est le mouvement, c’est la diversité.
L’unité et la variété s’appliquent à tous les ordres de beauté : parcourons rapidement ces ordres différents.
Il y a d’abord les objets beaux à proprement parler et les objets sublimes. Un objet beau, nous l’avons vu, est quelque chose d’achevé, de circonscrit, de limité, que toutes nos facultés embrassent aisément, parce que les diverses parties sont soumises à une juste mesure. Un objet sublime est celui qui par des formes, non pas disproportionnées en elles-mêmes, mais moins arrêtées et plus difficiles à saisir, éveille en nous le sentiment de l’infini.
Dans les objets sensibles, les couleurs, les sons, les figures, les mouvements, sont capables de produire l’idée et le sentiment du beau. Toutes ces beautés se rangent sous le genre de beauté qu’on appelle à tort ou à raison la beauté physique.
Si du monde des sens nous nous élevons à celui de l’esprit, de la vérité, de la science, nous y trouverons des beautés plus sévères, mais non moins réelles. Les lois universelles qui régissent les corps, celles qui gouvernent les intelligences, les grands principes qui contiennent et engendrent de longues déductions, le génie qui crée, dans l’artiste, le poète ou le philosophe, tout cela est beau, comme la nature même : voilà ce qu’on nomme la beauté intellectuelle.
Enfin, si nous considérons le monde moral et ses lois, l’idée de la liberté, de la vertu, du dévouement, ici l’austère justice d’un Aristide, là l’héroïsme d’un Léonidas, les prodiges de la charité ou du patriotisme, voilà certes un troisième ordre de beauté qui surpasse encore les deux autres, à savoir, la beauté morale.
N’oublions pas non plus d’appliquer à toutes ces beautés la distinction du beau et du sublime. Il y a donc du beau et du sublime à la fois dans la nature, dans les idées, dans les sentiments, dans les actions. Quelle variété presque infinie dans la beauté !
Après avoir énuméré toutes ces différences, ne pourrait-on pas les réduire ? Elles sont incontestables ; mais dans cette diversité n’y a-t-il pas d’unité ? N’y a-t-il pas
Plotin dans son traité sur le Beaure Ennéade, livre VI. Voyez, dans l’ouvrage de M. B. Saint-Hilaire sur l’École d’Alexandrie la traduction de ce morceau de Plotin, p. 197.
Il faut résoudre cette question, sans quoi la théorie de la beauté est un dédale sans issue : on applique le même nom aux choses les plus diverses, sans connaître l’unité réelle qui autorise cette unité de nom.
Ou les diversités que nous avons signalées dans la beauté sont telles qu’il est impossible d’en découvrir le rapport, ou ces diversités sont surtout apparentes et elles ont leur harmonie, leur unité cachée.
Prétend-on que cette unité est une chimère ? Alors la beauté physique, la beauté morale et la beauté intellectuelle sont étrangères l’une à l’autre. Que fera donc l’artiste ? Il est environné de beautés différentes, et il doit faire un ouvrage un : car telle est la loi reconnue de l’art. Mais si cette unité qu’on lui impose est une unité factice, s’il n’y a dans la nature que des beautés essentiellement dissemblables, l’art nous trompe et ment. Qu’on explique alors comment le mensonge est la loi de
Nous ne retirons ni la distinction du beau et du sublime, ni les autres distinctions tout à l’heure indiquées ; mais il faut réunir après avoir distingué. Ces distinctions et ces réunions ne sont pas contradictoires : la grande loi de la beauté, comme de la vérité, est l’unité aussi bien que la variété. Tout est un et tout est divers. Nous avons distingué la beauté en trois grandes classes : la beauté physique, la beauté intellectuelle et la beauté morale. Il s’agit maintenant de rechercher l’unité de ces trois sortes de beauté. Or, nous pensons qu’elles se résolvent dans une seule et même beauté, la beauté morale, entendant par là, avec la beauté morale proprement dite, toute beauté spirituelle.
Mettons cette opinion à l’épreuve des faits.
Placez-vous devant cette statue d’Apollon qu’on appelle l’Apollon du Belvédère, et observez attentivement ce qui vous frappe dans ce chef-d’œuvre. Winkelmann, qui n’était pas un métaphysicien, mais un savant antiquaire et un homme de goût sans système, Winkelmann a fait une analyse célèbre de l’ApollonHistoire de l’art chez les anciens, Paris, 1802, 3 vol. in-4º. — T. I, livre IV, chapitre De l’art chez les Grecs : « L’Apollon du Vatican nous offre ce dieu dans un mouvement d’indignation contre le serpent Python, qu’il vient de tuer à coups de flèches, et dans un sentiment de mépris sur une victoire si peu digne d’une divinité. Le savant artiste, qui se proposait de représenter le plus beau des dieux, a placé la colère dans le nez, qui en est le siège selon les anciens, et le dédain sur les lèvres. Il a exprimé la colère par le gonflement des narines, et le dédain par l’élévation de la lèvre inférieure, ce qui cause le même mouvement dans le menton. »
— Ibid., t. II, livre IV, chap. De l’art sous les empereurs : « De toutes les statues antiques qui ont échappé à la fureur des barbares et à la main destructive du temps, la statue d’Apollon est sans contredit la plus sublime. On dirait que l’artiste a composé une figure purement idéale, et qu’il n’a employé de matière que ce qu’il lui en fallait pour exécuter et représenter son idée. Autant la description qu’Homère a faite d’Apollon surpasse les descriptions qu’ont essayées après lui les autres poètes, autant cette statue l’emporte sur toutes les figures de ce même dieu. Sa taille est au-dessus de celle de l’homme, et son attitude annonce la grandeur divine qui le remplit. Un éternel printemps, tel que celui qui règne dans les champs fortunés de l’Élysée, revêt d’une aimable jeunesse son beau corps et brille avec douceur sur la fière structure de ses membres. Pour sentir tout le mérite de ce chef-d’œuvre de l’art, il faut se pénétrer des beautés intellectuelles et devenir, s’il se peut, créateur d’une nature céleste ; car il n’y a rien qui soit mortel, rien qui soit sujet aux besoins de l’humanité. Ce corps, dont aucune veine n’interrompt les formes, et qui n’est agité par aucun nerf, semble animé d’un esprit céleste, qui circule comme une douce vapeur dans tous les contours de cette admirable figure. Ce dieu vient de poursuivre Python, contre lequel il a tendu, pour la première fois, son arc redoutable ; dans sa course rapide, il l’a atteint et vient de lui porter le coup mortel. Pénétré de la conviction de sa puissance, et comme abîmé dans une joie concentrée, son auguste regard pénètre au loin dans l’infini et s’étend bien au-delà de sa victoire. Le dédain siège sur ses lèvres ; l’indignation qu’il respire gonfle ses narines et monte jusqu’à ses sourcils ; mais une paix inaltérable est peinte sur son front, et son œil est plein de douceur, tel qu’il est quand les Muses le caressent. Parmi toutes les figures qui nous restent de Jupiter, il n’y en a aucune dans laquelle le père des déesses approche de la grandeur avec laquelle il se manifesta jadis à l’intelligence d’Homère ; mais, dans les traits de l’Apollon du Belvédère, on trouve les beautés individuelles de toutes les autres divinités réunies, comme dans celle de Pandore. Ce front est le front de Jupiter renfermant la déesse de la sagesse ; ces sourcils, par leur mouvement, annoncent sa volonté suprême ; ce sont les grands yeux de la reine des déesses, arqués avec dignité, et sa bouche est une image de celle de Branchus où respirait la volupté. Semblable aux tendres sarments de la vigne, sa belle chevelure flotte autour de sa tête, comme si elle était légèrement agitée par l’haleine du zéphyr. Elle semble parfumée de l’essence des dieux, et se trouve attachée avec une pompe charmante au haut de sa tête par la main des Grâces. À l’aspect de cette merveille de l’art, j’oublie tout l’univers, et mon esprit prend une disposition surnaturelle propre à en juger avec dignité. De l’admiration je passe à l’extase ; je sens ma poitrine qui se dilate et s’élève, comme l’éprouvent ceux qui sont remplis de l’esprit des prophéties ; je suis transporté à Délos et dans les bois sacrés de la Lycie, lieux qu’Apollon honorait de sa présence : cette statue semble s’animer comme le fit jadis la beauté sortie des mains de Pygmalion. Mais comment pouvoir te décrire, ô inimitable chef-d’œuvre ? Il faudrait pour cela que l’Art même daignât m’inspirer et conduire ma plume. Les traits que je viens de crayonner, je les dépose devant toi, comme ceux qui, venant pour couronner les dieux, mettaient leurs couronnes à leurs pieds, ne pouvant atteindre à leur tête. »
Au lieu d’une statue, observez l’homme réel et vivant. Regardez cet homme qui, sollicité par les motifs les Banquet, le discours d’Alcibiade, p. 326 du t. VI de notre traduction.
Au plus haut point de grandeur morale, Socrate expire : vous n’avez plus sous les yeux que son cadavre ; la figure morte conserve sa beauté, tant qu’elle garde les traces de l’esprit qui l’animait ; mais peu à peu l’expression s’éteint ou disparaît ; la figure alors redevient vulgaire et laide. L’expression de la mort est hideuse ou sublime : hideuse à l’aspect de la décomposition de la matière que l’esprit ne retient plus, sublime quand elle éveille en nous l’idée de l’éternité.
La forme ne peut être une forme toute seule, elle doit être la forme de quelque chose. La beauté physique est donc le signe d’une beauté intérieure qui est la beauté spirituelle et morale, et c’est là qu’est le fond, le principe, l’unité du beaure série, t. IV. Le philosophe écossais termine son Essai sur le goût par ces mots qui rappellent assez heureusement la pensée et la manière de Platon lui-même : « Soit que les raisons que j’ai alléguées pour démontrer que la beauté sensible n’est que l’image de la beauté morale paraissent ou ne paraissent pas suffisantes, j’espère que ma doctrine, en essayant d’unir plus étroitement la Vénus terrestre à la Vénus céleste, ne, semblera point avoir pour objet d’abaisser la première, et de la rendre moins digne des hommages que l’humanité lui a toujours rendus. »
Toutes les beautés que nous venons d’énumérer et de réduire composent ce qu’on appelle le beau réel. Mais au-dessus de la beauté réelle est une beauté d’un autre ordre, la beauté idéale. L’idéal ne réside ni dans un individu ni dans une collection d’individus. La nature ou l’expérience nous fournit l’occasion de le concevoir, mais il en est essentiellement distinct. Pour qui l’a une
Dieu étant le principe de toutes choses doit être à ce titre celui de la beauté parfaite, et par conséquent de toutes les beautés naturelles qui l’expriment plus ou moins imparfaitement ; il est le principe de la beauté, et comme auteur du monde physique et comme père du monde intellectuel et du monde moral.
Ne faut-il pas être esclave des sens et des apparences pour s’arrêter aux mouvements, aux formes, aux sons, aux couleurs, dont les combinaisons harmonieuses produisent la beauté de ce monde visible, et ne pas concevoir derrière cette scène magnifique et si bien réglée, l’ordonnateur, le géomètre, l’artiste suprême ?
La beauté physique sert d’enveloppe à la beauté intellectuelle et à la beauté morale.
La beauté intellectuelle, cette splendeur du vrai, quel en peut être le principe, sinon le principe de toute vérité ?
La beauté morale comprend, nous le verrons plus tarde partie, e
Ainsi, Dieu est le principe des trois ordres de beauté que nous avons distingués, la beauté physique, la beauté intellectuelle, la beauté morale.
C’est encore en lui que se réunissent les deux grandes formes du beau répandues dans chacun de ces trois ordres, à savoir, le beau et le sublime. Dieu est le beau
Ainsi l’être absolu, qui est tout ensemble l’absolue unité et l’infinie variété, Dieu est nécessairement la dernière raison, le dernier fondement, l’accompli idéal de toute beauté. C’est là cette beauté merveilleuse que Diotime avait entrevue et qu’elle peint ainsi à Socrate dans le Banquet :
« Beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, en tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là, beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel, qui n’est pas non plus telle pensée ou telle science particulière, qui ne réside dans aucun être différent d’avec lui-même, comme un animal, ou la terre, ou le ciel, ou toute autre chose, qui est absolument identique et invariable par elle-même, de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution, ni accroissement, ni le moindre changement !… Pour arriver à cette beauté parfaite, il faut commencer par les beautés d’ici-bas, et, les yeux attachés sur la beauté suprême, s’y élever
sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que de connaissances en connaissances on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même, et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi. « Ô mon cher Socrate, continua l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle… Quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine
T. VI de notre traduction, p. 316-318. ! »
Du génie : son attribut est la puissance créatrice. — Réfutation de l’opinion que l’art est l’imitation de la nature. — M. Émeric David et M. Quatremère de Quincy. — Réfutation de la théorie de l’illusion. Que l’art dramatique n’a pas seulement pour but d’exciter les passions de la terreur et de la pitié. — Ni même directement le sentiment moral et religieux. — L’objet propre et direct de l’art est de produire l’idée et le sentiment du beau ; cette idée et ce sentiment épurent et élèvent l’âme par l’affinité du beau et du bien, et par le rapport de la beauté idéale à son principe qui est Dieu. — Vraie mission de l’art.
Quelles sont les facultés qui servent à cette libre
Trois facultés entrent dans cette faculté complexe qui se nomme le goût : l’imagination, le sentiment, la raison.
Ces trois facultés sont assurément nécessaires au génie, mais elles ne lui suffisent pas. Ce qui distingue essentiellement le génie du goût, c’est l’attribut de puissance créatrice. Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n’invente pas. Le génie est avant tout inventeur et créateur. L’homme de génie n’est pas le maître de la force qui est en lui ; c’est par le besoin ardent, irrésistible, d’exprimer ce qu’il éprouve, qu’il est homme de génie. Il souffre de contenir les sentiments ou les images ou les pensées qui s’agitent dans son sein. On a dit qu’il n’y a point d’homme supérieur sans quelque grain de folie ; mais cette folie-là, comme celle de la croix, est la partie divine de la raison. Cette puissance mystérieuse, Socrate l’appelait son démon. Voltaire l’appelait le diable au corps ; il l’exigeait même d’une comédienne pour être une comédienne de génie. Donnez-lui le nom qu’il vous plaira, il est certain qu’il y a un je ne sais quoi qui inspire le génie, et qui le tourmente aussi jusqu’à ce qu’il ait épanché ce qui le consume, jusqu’à ce qu’il ait soulagé en les exprimant ses peines et ses joies, ses émotions, ses idées, et que ses rêveries soient devenues des œuvres vivantes. Ainsi deux choses caractérisent le génie ; d’abord la vivacité
Si le génie crée, il n’imite pas.
Mais le génie, va-t-on dire, est donc supérieur à la nature, puisqu’il ne l’imite point. La nature est l’œuvre de Dieu ; l’homme est donc le rival de Dieu.
La réponse est très simple. Non, le génie n’est point le rival de Dieu ; mais, lui aussi, il en est l’interprète. La nature l’exprime à sa manière, le génie humain l’exprime à la sienne.
Arrêtons-nous un moment à cette question tant de fois agitée, si l’art n’est autre chose que l’imitation de la nature.
Sans doute, en un sens, l’art est une imitation ; car la création absolue n’appartient qu’à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il travaille, sinon dans la nature dont il fait partie ? Mais se borne-t-il à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter qui lui appartienne ? N’est-il que le copiste de la réalité ? Son seul mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus stérile que de calquer des œuvres essentiellement inimitables par la vie dont elles sont douces, pour en tirer un simulacre
Le véritable artiste sent et admire profondément la nature ; mais tout dans la nature n’est pas également admirable. Ainsi que nous venons de le dire, elle a quelque chose par quoi elle surpasse infiniment l’art, c’est la vie. Hors de là, l’art peut à son tour surpasser la nature, à la condition de ne pas vouloir l’imiter trop scrupuleusement. Tout objet naturel, si beau qu’il soit, est défectueux par quelque côté. Tout ce qui est réel est imparfait. Ici, l’horrible et le hideux s’unissent au sublime ; là, l’élégance et la grâce sont séparées de la grandeur et de la force. Les traits de la beauté sont épars et divisés. Les réunir arbitrairement, emprunter à tel visage une bouche, à tel autre des yeux, sans une règle qui préside à ce choix et dirige ces emprunts, c’est composer des monstres ; admettre une règle, c’est admettre déjà un idéal différent de tous les individus. C’est cet idéal que le véritable artiste se forme en étudiant la nature. Sans elle, il ne l’eut jamais conçu ; mais avec cet idéal, il la juge elle-même, il la rectifie, et il ose entreprendre de se mesurer avec elle.
L’idéal est l’objet de la contemplation passionnée de l’artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l’irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire
La beauté morale est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature. L’art le dégage, et lui donne des formes plus transparentes. C’est par cet endroit que l’art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l’avantage.
Établissons bien la fin de l’art : elle est là précisément où est sa puissance. La fin de l’art est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique. Celle-ci n’est pour lui qu’un symbole de celle-là. Dans la nature ce symbole est souvent obscur : l’art en l’éclaircissant atteint des effets que la nature ne produit pas toujours. La nature peut plaire davantage, car encore une fois elle possède en un degré incomparable ce qui fait le plus grand charme de l’imagination et des yeux, la vie ; l’art touche plus, parce qu’en exprimant surtout la beauté morale il s’adresse plus directement à la source des émotions profondes. L’art peut être plus pathétique que la nature, et le pathétique, c’est le signe et la mesure de la grande beauté.
Deux extrémités également dangereuses : un idéal mort, ou l’absence d’idéal. Ou bien on copie le modèle, et on manque la vraie beauté ; ou bien on travaille de
Il importe, à mon sens, de suivre ce principe dans l’enseignement des arts. On demande si les élèves doivent commencer par l’étude de l’idéal ou du réel. Je n’hésite point à répondre : par l’un et par l’autre. La nature elle-même n’offre jamais le général sans l’individuel, ni l’individuel sans le général. Toute figure est composée de traits individuels qui la distinguent de toutes les autres et font sa physionomie propre, et en même temps elle a des traits généraux qui constituent ce qu’on appelle la figure humaine. Ce sont ces linéaments constitutifs, c’est ce type qu’on donne à retracer à l’élève qui débute dans l’art du dessin. Il serait bon aussi, je crois, pour le préserver du sec et de l’abstrait, de l’exercer de bonne heure à la copie de quelque objet naturel, surtout d’une figure vivante. Ce serait mettre les élèves à la vraie école de la nature. Ils s’accoutumeraient ainsi à ne jamais sacrifier aucun des deux éléments essentiels du beau, aucune des deux conditions impérieuses de l’art.
Mais, en réunissant ces deux cléments, ces deux conditions, il les faut distinguer et savoir les mettre à leur place. Il n’y a pas d’idéal vrai sans forme déterminée, il n’y a pas d’unité sans variété, de genre sans individus ; mais enfin le fond du beau, c’est l’idée ; ce qui fait l’art, c’est avant tout la réalisation de l’idée, et
Au commencement de notre siècle, l’Institut de France ouvrit un concours sur la question suivante : Quelles ont été les causes de la perfection de la sculpture antique, et quels seraient les moyens d’y atteindre ? L’auteur couronné, M. Émeric DavidRecherches sur l’art statuaire, Paris, 1805.Jupiter OlympienEssais sur l’idéal dans ses applications pratiques. Paris, 1837.beau visible, parce que idéal vient de εἶδος, qui signifierait seulement, suivant M. Émeric David, une forme vue par l’œil. Platon aurait été fort surpris de cette interprétation exclusive du mot εἶδος. M. Quatremère de Quincy accable son inégal adversaire sous deux textes admirables, l’un du Timée, où Platon marque avec précision en quoi le véritable artiste est supérieur à l’artiste ordinaire, l’autre du commencement de l’Orateur, où Cicéron explique la manière de travailler des grands artistes, en rappelant celle de Phidias, c’est-à-dire du maître le plus parfait de l’époque la plus parfaite de l’art.
« L’artiste
Traduction de Platon, t. XII, Timée, p. 116. qui, l’œil fixé sur l’être immuable, et se servant d’un pareil modèle, en reproduit l’idée et la vertu, ne peut manquer d’enfanter un tout d’une beauté achevée, tandis que celui qui a l’œil fixé sur ce qui passe, avec ce modèle périssable ne fera rien de beau. »« Phidias
, ce grand artiste, quand il faisait une statue de Jupiter ou de Minerve, n’avait pas sous ses yeux un modèle particulier dont il s’appliquait à exprimer la ressemblance : mais au fond de son âme résidait un certain type accompli de la beauté, sur lequel il tenait ses regards attachés, et qui conduisait son art et sa main. » Orator:« Neque enim ille artifex (Phidias) cum faceret Jovis formam aut Minervae contemplabatur aliquem a quo simulitidinem duceret ; sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quadam, quam intuens, in eaque defixus, ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. »
Raccolta di lettere sulla pittura, t. I, p. 83. « Essendo carestia e de’ buoni giudici e di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene alla mente. »
« Comme je manque, dit-il, de beaux modèles, je me sers d’un certain idéal que je me forme. »
Il est encore une théorie qui revient par un détour à l’imitation : c’est celle qui fait de l’illusion le but de l’art. À ce compte, le beau idéal de la peinture est un trompe-l’œil, et son chef-d’œuvre sont ces raisins de Zeuxis que les oiseaux venaient becqueter. Le comble de l’art pour une pièce de théâtre serait de vous persuader que vous êtes en présence de la réalité. Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion, c’est qu’une œuvre d’art n’est belle qu’à la condition d’être vivante, et par exemple la loi de l’art dramatique est de ne point mettre sur la scène de pâles fantômes du passé, mais des personnages empruntés à l’imagination ou à l’histoire, comme on voudra, mais animés, mais passionnés, mais parlant et agissant comme il appartient à des hommes et non à des ombres. C’est la nature humaine qu’il s’agit de représenter à elle-même sous un jour magique qui ne la défiguré point et qui l’agrandisse. Cette magie, c’est le génie même de l’art. Il nous enlève aux misères qui nous assiègent, et nous transporte en des régions où nous nous retrouvons encore, car nous ne voulons jamais nous perdre de vue, mais où nous nous retrouvons transformés à notre avantage, où toutes les
L’illusion est si peu le but de l’art, qu’elle peut être complète et n’avoir aucun charme. Ainsi, dans l’intérêt de l’illusion, on a mis au théâtre un grand soin dans ces derniers temps à la vérité historique du costume. À la bonne heure ; mais ce n’est pas là ce qui importe. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l’acteur qui joue le rôle de Brutus le costume que porta jadis le héros romain, le poignard même dont il frappa César, cela toucherait assez médiocrement les vrais connaisseurs. Il y a plus : lorsque l’illusion va trop loin, le sentiment de l’art disparaît pour faire place à un sentiment purement naturel, quelquefois insupportable. Si je croyais qu’Iphigénie est en effet sur le point d’être immolée par son père à vingt pas de moi, je sortirais de la salle en frémissant d’horreur. Si l’Ariane que je vois et que j’entends était la vraie Ariane qui va être trahie par sa sœur, à cette scène pathétique où la pauvre femme, qui déjà se sent moins aimée, demande qui donc lui ravit le cœur jadis si tendre de Thésée, je ferais comme
Mais, dit-on, le but du poète n’est-il pas d’exciter la pitié et la terreur ? Oui, mais d’abord en une certaine mesure ; ensuite il doit y mêler quelque autre sentiment qui tempère ceux-là ou les fasse servir à une autre fin. Si celle de l’art dramatique était seulement d’exciter au plus liant degré la pitié et la terreur, l’art serait le rival impuissant de la nature. Tous les malheurs représentés à la scène sont bien languissants devant ceux dont nous pouvons tous les jours nous donner le triste spectacle. Le premier hôpital est plus rempli de pitié et de terreur que tous les théâtres du monde. Que doit faire le poète dans la théorie que nous combattons ? Transporter à la scène la réalité le plus possible, et nous émouvoir fortement en ébranlant nos sens par la vue de douleurs affreuses. Le grand ressort du pathétique serait alors la représentation de la mort, surtout celle du dernier supplice. Tout au contraire, c’en est fait de l’art dès que la sensibilité est trop excitée. Pour reprendre un exempte que nous avons déjà employé, qui constitue la beauté d’une tempête, d’un naufrage ? qui nous attache à ces grandes scènes de la nature ? Ce n’est certes pas la pitié et la terreur : ces sentiments poignants et déchirants nous éloigneraient bien plutôt. Il faut une émotion toute différente de celles-là, et qui en triomphe, pour nous retenir sur le rivage ; cette émotion, c’est le pur sentiment du beau
Par ce même motif, je ne puis accepter une autre théorie qui, confondant le sentiment du beau avec le sentiment moral et religieux, met l’art au service de la religion et de la morale, et lui donne pour but de nous rendre meilleurs et de nous élever à Dieu. Il y a ici une distinction essentielle à faire. Si toute beauté couvre une beauté morale, si l’idéal monte sans cesse vers l’infini, l’art qui exprime la beauté idéale épure l’âme en l’élevant vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu. L’art produit donc le perfectionnement de l’âme, mais il le produit indirectement. Le philosophe qui recherche les effets et les causes sait quel est le dernier principe du beau, et ses effets certains, bien qu’éloignés. Mais l’artiste est avant tout un artiste ; ce qui l’anime est le sentiment du beau ; ce qu’il veut faire passer dans l’âme du spectateur, c’est le même sentiment qui remplit la sienne.
Il se confie à la vertu de la beauté ; il la fortifie de toute
Renfermons bien notre pensée dans ses justes limites. En revendiquant l’indépendance, la dignité propre et la fin particulière de l’art, nous n’entendons pas le séparer de la religion, de la morale, de la patrie. L’art puise ses inspirations à ces sources profondes, aussi bien qu’à la source toujours ouverte de la nature. Mais il n’en est pas moins vrai que l’art, l’État, la religion, sont des puissances qui ont chacune leur monde à part et leurs effets propres ; elles se prêtent un concours mutuel ; elles ne doivent point se mettre au service l’une de l’autre. Dès que l’une d’elles s’écarte de sa fin, elle s’égare et se dégrade. L’art se met-il aveuglément aux ordres de la religion et de la patrie ? Eu perdant sa liberté, il perd son charme et son empire.
On cite sans cesse la Grèce antique et l’Italie moderne comme des exemples triomphants de ce que peut l’alliance de l’art, de la religion et de l’État. Rien de plus eVie de Raphaël.
Encore une fois, n’exagérons rien ; distinguons, ne séparons pas ; unissons l’art, la religion, la patrie, mais que leur union ne nuise pas à la liberté de chacune d’elles. Pénétrons-nous bien de cette pensée, que l’art est aussi à lui-même une sorte de religion. Dieu se
L’expression est la loi générale de l’art. — Division des arts. — Distinction des arts libéraux et des métiers. — L’éloquence elle-même, la philosophie et l’histoire ne font pas partie des beaux-arts. — Que les arts ne gagnent rien à empiéter les mis sur les autres, et à usurper réciproquement leurs moyens et leurs procédés. — Classification des arts : son vrai principe est l’expression. — Comparaison des arts entre eux. — La poésie le premier des arts.
Ainsi, exprimer l’idéal et l’infini d’une manière ou d’une autre, telle est la loi de l’art ; et tous les arts ne sont tels que par leur rapport au sentiment du beau et de l’infini qu’ils éveillent dans l’âme, à l’aide de cette qualité suprême de toute œuvre d’art qu’on appelle l’expression.
L’expression est essentiellement idéale : ce que l’expression tente de faire sentir, ce n’est pas ce que l’œil peut voir et la main toucher, c’est évidemment quelque chose d’invisible et d’impalpable.
Le problème de l’art est d’arriver jusqu’à l’âme par le corps. L’art offre aux sens des formes, des couleurs, dessous, des paroles, arrangées de telle sorte qu’elles excitent dans l’âme, cachée derrière les sens, l’émotion ineffable de la beauté.
L’expression s’adresse à l’âme comme la forme s’adresse aux sens. La forme est l’obstacle à l’expression, et en même temps elle en est le moyen impérieux, inflexible, unique. C’est en travaillant sur la forme, en la pliant à son service à force de soin, de patience et de génie, que l’art parvient à convertir l’obstacle en moyen.
Par leur objet, tous les arts sont égaux ; tous ne sont arts que parce qu’ils expriment l’invisible. On ne peut trop le répéter, l’expression est la loi suprême de l’art. La chose à exprimer est toujours la même : c’est l’idée,
Nous l’avons vu
Il ne reste que deux sens auxquels tout le monde reconnaît le privilège d’exciter en nous l’idée et le sentiment du beau. Ils semblent plus particulièrement au service de l’Âme. Les sensations qu’ils donnent ont quelque chose de plus pur, de plus intellectuel. Ils sont moins indispensables à la conservation matérielle de l’individu. Ils contribuent à l’embellissement plutôt qu’au
On s’étonnera peut-être de ne pas nous voir ranger parmi les arts ni l’éloquence, ni l’histoire, ni la philosophie.
Les arts s’appellent les beaux-arts, parce que leur seul objet est de produire l’émotion désintéressée de la beauté, sans regard à l’utilité ni du spectateur ni de l’artiste. Ils s’appellent encore les arts libéraux, parce que ce sont des arts d’hommes libres et non d’esclaves, qui affranchissent l’âme, charment et ennoblissent l’existence : de là le sens et l’origine de ces expressions de l’antiquité, artes liberales, artes ingenuæ. Il y a des arts sans noblesse, dont le but est l’utilité pratique et matérielle ; on les nomme des métiers. Tel est celui du poêlier, du maçon. L’art véritable s’y peut joindre, y briller même, mais seulement dans les accessoires et dans les détails.
L’éloquence, l’histoire, la philosophie sont assurément de hauts emplois de l’intelligence ; elles ont leur dignité, leur éminence que rien ne surpasse, mais, à parler rigoureusement, ce ne sont pas des arts.
L’éloquence ne se propose pas de faire naître dans l’âme des auditeurs le sentiment désintéressé de la Gorgias avec l’Argument, t. III de notre traduction de Platon.
Il en faut dire autant de l’histoire et de la philosophie. Le philosophe parle et écrit. Puisse-t-il donc, comme l’orateur, trouver des accents qui fassent entrer Provinciale qui pour la véhémence ne peut être comparée qu’aux Philippiques, et le fragment sur l’infini à la grandeur et à la magnificence de Bossuet. Voyez nos Études sur Pascal, etc., etc.
L’histoire ne raconte pas pour raconter, elle ne peint pas pour peindre, elle raconte et elle peint le passé pour qu’il soit la leçon vivante de l’avenir. Elle se propose d’instruire les générations nouvelles par l’expérience de celles qui les ont devancées, en mettant sous leurs yeux le tableau fidèle de grands et importants événements avec leurs causes et leurs effets, avec les fautes, les vertus, les crimes qui se trouvent mêlés ensemble dans les choses humaines,. Elle enseigne l’excellence de la prudence, du courage, des grandes pensées profondément méditées, constamment suivies, exécutées avec modération et avec force. Elle fait paraître la vanité des prétentions immodérées, la puissance de la sagesse et de la vertu, l’impuissance de la folie et du crime.
Le seul objet de l’art est le beau. L’art s’abandonne lui-même, dès qu’il s’en écarte. Il est souvent contraint de faire des concessions aux circonstances, aux conditions extérieures qui lui sont imposées ; mais il faut toujours qu’il retienne une juste liberté. L’architecture et l’art des jardins sont les moins libres des arts ; ils ont à subir des gênes inévitables ; c’est au génie de l’artiste à dominer ces gênes et même à en tirer d’heureux effets, ainsi que le poète fait tourner l’esclavage du mètre et de la rime en une source de beautés inattendues. Une extrême liberté peut porter l’art au caprice qui le dégrade, comme aussi de trop lourdes chaînes l’écrasent. C’est tuer l’architecture que de la soumettre à la commodité, au comfort. L’architecte est-il obligé de subordonner la coupe générale et les proportions de son édifice à telle ou telle fin particulière qui lui est prescrite ? Il se réfugie dans les détails, dans les frontons, dans les frises, dans toutes les parties qui n’ont pas l’utile pour objet spécial, et là il redevient vraiment artiste. La sculpture et la peinture, surtout la musique et la poésie, sont plus libres que l’architecture et l’art des jardins. On peut aussi leur donner des entraves, mais elles s’en dégagent plus aisément.
Jupiter Olympien de M. Quatremère de Quincy.Madeleine de Canova, qui se voyait alors dans la galerie de M. de Sommariva, à Paris.
La musique bien conseillée se gardera de lutter contre l’impossible ; elle n’entreprendra pas d’exprimer le soulèvement et la chute des vagues, et d’autres phénomènes semblables ; elle fera mieux : avec des sons elle fera passer dans notre âme les sentiments qui se succèdent en nous pendant les scènes diverses de la tempête. C’est ainsi qu’Haydn deviendraLa Tempête d’Haydn, parmi les œuvres de piano de ce maître.
Depuis le Laocoon de Lessing, il n’est plus permis de répéter, sans de grandes réserves, l’axiome fameux : Ut pictura poesis, ou du moins il est bien certain que la peinture ne peut pas tout ce que peut la poésie. Tout le monde admire le portrait de la Renommée tracé par Virgile : mais qu’un peintre s’avise de réaliser cette figure symbolique ; qu’il nous représente un monstre énorme avec cent yeux, cent bouches et cent oreilles, qui des pieds touche la terre et cache sa tête dans les cieux, une pareille figure pourra bien être ridicule.
Ainsi les arts ont un but commun et des moyens entièrement différents. De là les règles générales
L’expression ne fournit pas seulement les règles générales des arts, elle donne encore le principe qui permet de les classer.
En effet, toute classification suppose un principe qui serve de mesure commune.
On a cherché un tel principe dans le plaisir, et le premier des arts a paru celui qui donne les jouissances les
Cette mesure n’est autre que l’expression. L’expression étant le but suprême, l’art qui s’en rapproche le plus est le premier de tous les arts.
Tous les arts vrais sont expressifs, mais ils le sont diversement. Prenez la musique ; c’est l’art sans contredit le plus pénétrant, le plus profond, le plus intime. Il y a physiquement et moralement entre un son et l’âme un rapport merveilleux. Il semble que l’âme est un écho où le son prend une puissance nouvelle. On raconte de la musique ancienne des choses extraordinaires. Et il ne faut pas croire que la grandeur des effets suppose ici des moyens très compliqués. Non, moins la musique fait de bruit, et plus elle touche. Donnez quelques notes à Pergolèse, donnez-lui aussi quelques voix pures et suaves, et il vous ravit jusqu’au ciel, il vous emporte dans les espaces de l’infini, il vous plonge dans d’ineffables rêveries. Le pouvoir propre de la musique est d’ouvrir à l’imagination une carrière sans limites, de se prêter avec une souplesse étonnante à toutes les dispositions de chacun, d’irriter ou de bercer, aux sons de la plus simple mélodie, nos sentiments accoutumés, nos affections favorites. Sous ce rapport, la musique est un art sans rival : elle n’est pourtant pas le premier des arts.
La musique paye la rançon du pouvoir immense qui lui a été donné ; elle éveille plus que tout autre art le
Le domaine de la musique est le sentiment, mais là même son pouvoir est plus profond qu’étendu, et si elle exprime certains sentiments avec une force incomparable, elle n’en exprime qu’un fort petit nombre. Par voie d’association, elle peut les réveiller tous, mais directement elle en produit très peu ; et encore les plus simples et les plus élémentaires, la tristesse et la joie avec leurs mille nuances. Demandez à la musique d’exprimer la magnanimité, la résolution vertueuse, et d’autres sentiments de ce genre, elle en est aussi Je n’ai pas eu le bonheur d’entendre moi-même la musique religieuse du Vatican. Je laisserai donc parler un juge compétent, M. Quatremère de Quincy, Nous avons cité ce beau morceau, et nous aurions pu en citer beaucoup d’autres, encore supérieurs à celui-là, d’un homme aujourd’hui oublié et presque toujours méconnu, mais que la postérité mettra à sa place. Indiquons du moins les dernières pages du même écrit sur la nécessité de laisser les ouvrages d’art dans le lieu pour lequel ils ont été faits, par exemple le portrait de MConsidérations morales sur la destination des ouvrages de l’art. Paris, 1815, p. 98 : « Qu’on se rappelle ces chants si simples et si touchants qui terminent à Rome les solennités funèbres de ces trois jours que l’Église destine particulièrement à l’expression de son deuil, dans la dernière des semaines de la pénitence. C’est dans cette nef où le génie de Michel-Ange a embrassé la durée des siècles, depuis les merveilles de la création jusqu’au dernier jugement qui doit en détruire les œuvres, que se célèbrent, en présence du pontife romain, ces cérémonies nocturnes dont les rites, les symboles, les plaintives liturgies semblent être autant de figures du mystère de douleur auquel elles sont consacrées. La lumière décroissant par degrés, à chaque révolution de chaque prière, vous diriez qu’un voile funèbre s’étend peu à peu sous ces voûtes religieuses. Bientôt la lueur douteuse de la dernière lampe ne vous permet plus d’apercevoir dans le lointain que le Christ, au milieu des nuages, prononçant ses jugements, et quelques anges exécuteurs de ses arrêts. Alors du fond d’une tribune interdite aux regards profanes se fait entendre le psaume du roi pénitent, auquel trois des plus grands maîtres de l’art ont ajouté les modulations d’un chant simple et pathétique. Aucun instrument ne se mêle à ces accords. De simples concerts de voix exécutent cette musique ; mais ces voix semblent être celles des anges, et leur impression a pénétré jusqu’au fond de l’âme. »
lle de La Vallière en Madeleine aux Carmélites, au lieu de le transporter et de l’exposer dans les appartements de Versailles, « le seul lien du monde, dit éloquemment M. Quatremère, qui ne devait jamais la revoir »
.
Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés, est la peinture, presque aussi précise que l’une, presque aussi touchante que l’autre. Comme la sculpture, elle marque les formes visibles des objets, mais en y ajoutant la vie ; comme la musique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l’âme, et elle les exprime tous. Dites-moi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre ? Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher de soleil, l’océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l’homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l’âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, la peinture s’élève, selon moi, au-dessus de toutes deux, parce qu’elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l’âme humaine dans toute la richesse et la variété de ses sentiments.
Mais l’art par excellence, celui qui surpasse tous les autres, parce qu’il est incomparablement le plus expressif, c’est la poésie.
La parole est l’instrument de la poésie ; la poésie la façonne à son usage et l’idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale. Elle lui donne le charme et la puissance de la mesure ; elle en fait quelque chose d’intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d’immatériel, de fini, de
Songez-y. Quel monde d’images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot : la patrie ! et cet autre mot, bref et immense : Dieu ! Quoi de plus clair et tout ensemble de plus profond et de plus vaste !
Dites à l’architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d’évoquer ainsi d’un seul coup toutes les puissances de la nature et de l’âme ! Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.
Et cela ne veut pas dire que les arts doivent imiter servilement la poésie, et copier ses chefs-d’œuvre ; loin de là, quand ils le tentent, la plupart du temps ils s’égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples comme l’architecture ; elle les fait simples ou magnifiques ; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes ; les différents âges de l’art lui sont égaux ; elle reproduit, s’il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l’infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté ! Et quel peintre aussi qu’Homère, et, dans un genre différent, le Dante ! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie, mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les Stabat mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies iræ, dies illa, récité seulement, est déjà de l’effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent, pour ainsi dire ; chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L’intelligence avance à chaque pas, et le cœur s’élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l’éclat de la note musicale ; et elle est lumineuse autant que pathétique ; elle parle à l’esprit comme au cœur ; elle est en cela inimitable, unique, qu’elle rassemble en elle tous les extrêmes et tous les contraires, dans une harmonie qui redouble leur effet, et où tour à tour paraissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l’âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles !
Que l’expression ne sert pas seulement à apprécier les différents arts, mais les différentes écoles. Exemple : l’art français au e
Si l’expression juge les différents arts, ne suit-il pas naturellement qu’elle peut, au même titre, juger aussi les différentes écoles qui dans chaque art se disputent l’empire du goût ?
Il n’y a pas une de ces écoles qui ne représente à sa manière quelque côté du beau, et nous sommes bien d’avis de les embrasser toutes dans une étude impartiale et bienveillante. Nous sommes éclectiques dans l’art
Une critique qui s’appuierait sur le principe de l’expression dérangerait un peu, il faut l’avouer, les jugements reçus, et porterait quelque désordre, dans la hiérarchie des renommées. Nous n’entreprenons point une pareille révolution : nous nous proposons seulement de confirmer ou d’éclaircir au moins notre principe par un exemple, et par un exemple qui est sous notre main.
Il y a dans le monde une école autrefois illustre, aujourd’hui fort légèrement traitée : cette école est l’école française du e
Nous avons travaillé avec constance à réhabiliter parmi nous la philosophie de Descartes, indignement e
La France, insouciante de sa gloire, n’a pas l’air de se douter qu’elle compte dans ses annales le plus grand siècle peut-être de l’humanité, celui qui comprend dans son sein le plus d’hommes extraordinaires en tout genre. Quand, je vous prie, a-t-on vu se donner la main des politiques tels que Henri IV, Richelieu, Mazarin, Colbert, Louis XIV ? Je ne prétends pas que chacun d’eux n’ait des rivaux, même des supérieurs. Alexandre, César, Charlemagne les surpassent peut-être. Mais Alexandre n’a qu’un seul contemporain qui lui puisse être comparé, son père Philippe ; César n’a pu même soupçonner qu’un jour Octave serait digne de lui ; Charlemagne est un colosse dans un désert ; tandis que chez nous ces cinq grands hommes se succèdent sans intervalle, se pressent les uns contre les autres, et n’ont pour ainsi dire qu’une âme. Et par quels capitaines n’ont-ils pas été servis ! Condé est-il vraiment inférieur à Alexandre, à Annibal et à César ; car pour d’autres émules, parmi ses devanciers il ne faut pas lui en chercher ? Qui d’entre eux l’emporte sur lui par l’étendue et la justesse des
Quel autre temps, au moins chez les modernes, a vu fleurir ensemble autant de poètes du premier ordre ? Nous n’avons, il est vrai, ni Homère, ni Dante, ni même le Tasse et Milton. L’épopée, avec sa naïveté primitive, nous est interdite. Mais au théâtre, nous avons à peine des égaux. C’est que la poésie dramatique est la poésie qui nous convient, la poésie morale par excellence, qui représente l’homme avec ses diverses passions armées les unes contre les autres, les luttes violentes de la vertu et du crime, les jeux du sort, les leçons de la Providence, et cela dans un cadre étroit où les événements se pressent sans se confondre, et où l’action marche à pas rapides vers la crise qui doit faire paraître ce qu’il y a de plus intime au cœur des personnages.
Osons dire ce que nous pensons : à nos yeux, Eschyle, Sophocle et Euripide ensemble ne balancent point le seul CorneilleAppendice, et surtout La Jeunesse de M me de Longueville, 3
« Où donc Corneille a-t-il appris la politique et la guerre ? »
Racine assurément ne peut être comparé à Corneille pour le génie dramatique ; il est plus homme de lettres ; il n’a pas l’âme tragique ; il n’aime ni ne connaît la politique et la guerre. Quand il imite Corneille, par exemple dans Ce serait un travail curieux et utile que de comparer avec l’original latin tous les passages de Assurément ce style est excellent ; mais il pâlit et ne semble plus qu’un crayon bien faible devant ces coups de pinceau rapides et sombres du grand peintre romain : Alexandre et même dans Mithridate, il l’imite assez mal. La scène si vantée de Mithridate exposant son plan de campagne à ses fils est un morceau de la plus belle rhétorique, qui ne peut entrer en parallèle avec les scènes politiques et militaires de Cinna, de Sertorius, surtout avec cette première scène de La Mort de Pompée, où vous assistez à un conseil aussi vrai, aussi grand, aussi profond que l’a jamais pu être aucun des conseils de Richelieu ou de Mazarin. Racine n’était pas né pour peindre les héros, mais il peint admirablement l’homme avec ses passions naturelles, et la plus naturelle comme la plus touchante de toutes, Britannicus imités de Tacite ; on y trouverait Racine presque toujours au-dessous de son modèle. J’en donnerai un seul exemple. Dans le récit de la mort de Britannicus, Racine exprime ainsi les effets différents de ce crime sur les spectateurs :« Trepidatur a circumsedentibus ; diffugiunt imprudentes ; at quibus altior intellectus, resistunt defixi et Neronem intuentes. »
Comparez, au contraire, dans Tite-Live et dans l’Horace de Corneille tous les passages analogues, surtout le discours du vieil Horace défendant son fils. Corneille ne surpasse pas l’éclat de Tite-Live, cela était impossible, mais il l’égale, et dans tout le reste il est peut-être encore plus Romain que lui.M me de Sablé,
Plutus, des Guêpes, des Nuées a sans doute une imagination, une verve bouffonne, une puissance créatrice au-dessus de toute comparaison. Molière n’a point d’aussi grandes conceptions poétiques ; il a mieux peut-être, il a des caractères. Son coloris est moins éclatant, son burin est plus pénétrant. Il a gravé dans la mémoire des hommes un certain nombre de travers et de vices qui s’appelleront à jamais L’Avare, Le Malade imaginaire, Les Femmes savantes, le Tartufe, Don Juan, pour ne pas parler du Misanthrope, pièce à part, touchante autant que plaisante, qui ne s’adresse pas à la foule et ne peut être populaire, parce qu’elle exprime un ridicule assez rare, l’excès dans la passion de la vérité et de l’honneur.
Tous les fabulistes anciens et modernes, et même l’ingénieux, le pur, l’élégant Phèdre, approchent-ils de notre La Fontaine ? Il compose ses personnages et les met en scène avec l’habileté de Molière ; il sait prendre dans l’occasion le ton d’Horace et mêler l’ode à la fable ; il est à la fois le plus naïf et le plus raffiné des écrivains, et son art échappe dans sa perfection même. Nous ne parlons pas des contes, d’abord parce que nous condamnons le genre, ensuite parce que La Fontaine y déploie des qualités plus italiennes que françaises, une narration pleine de naturel, de malice et de grâce, mais sans aucun de ces traits profonds, tendres, mélancoliques, qui placent parmi les plus grands poètes de tous les temps l’auteur des Deux Pigeons et du Vieillard et les Trois Jeunes Gens.
L’École des femmes, et bien avant le Tartufe et Le Misanthrope, proclamait Molière le maître dans l’art des vers. C’est lui qui, en 1677, après la chute de Phèdre, défendait le vainqueur d’Euripide contre les succès de Pradon. C’est lui qui, devançant la postérité, a le premier mis en lumière ce qu’il y a de nouveau et d’entièrement original dans le théâtre de Corneille
En vain contre le Cid un ministre se ligue, Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue, etc. ……………………………………………………… Après qu’un peu de terre, obtenu par prière, Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière, etc.
Et cette épitaphe d’Arnauld, si simple et si grande :
Aux pieds de cet autel de structure grossière Gît sans pompe, enfermé dans une vile bière, Le plus savant mortel qui jamais ait écrit ; Arnauld, qui sur la grâce instruit par Jésus-Christ, Combattant pour l’Église, a dans l’Église même, Souffert plus d’un outrage et plus d’un anathème, … Errant, pauvre, banni, proscrit, persécuté ; Et même par sa mort leur fureur mal éteinte N’aurait jamais laissé ses cendres en repos, Si Dieu lui-même ici de son ouaille sainte À ces loups dévorants n’avait caché les os Ces vers n’ont paru qu’après la mort de Boileau, et ils ne sont ni assez connus, ni assez admirés. Jean-Baptiste Rousseau, dans une lettre à Brossette, dit avec raison que .« ce sont les plus beaux vers que M. Despréaux ait jamais faits ».
Voilà, je pense, d’assez grands poètes, et nous en avons d’autres encore : je veux parler de ces esprits charmants ou sublimes qui ont élevé la prose jusqu’à la poésie. La Grèce seule, en ses plus beaux jours, offre peut-être une telle variété de prosateurs admirables. Qui peut les compter ? D’abord Rabelais et Montaigne ; plus tard, Descartes, Pascal et Malebranche ; La Rochefoucauld et La Bruyère ; Retz et Saint-Simon ; Bourdaloue, Fléchier, Fénelon, Bossuet ; ajoutez tant de femmes éminentes, à leur fête Mme de Sévigné ; et cela, en attendant Montesquieu, Voltaire, Rousseau et BuffonÉtudes sur Pascal, Avant-propos, p. « C’est dans la prose qu’est notre gloire littéraire la plus certaine… Quelle nation moderne compte des prosateurs qui approchent de ceux de notre nation ? La patrie de Shakspeare et de Milton ne possède guère qu’un seul écrivain qui remplisse toute l’idée d’un prosateur du premier ordre, l’auteur des
Essais et du grand livre De l’utilité et l’avancement de la Science. La patrie du Dante, de Pétrarque, de l’Arioste, du Tasse, est fière à juste titre de Machiavel, dont la diction saine et mâle est cependant, comme la pensée qu’elle exprime, destituée de grandeur. L’Espagne a produit, il est vrai, un admirable écrivain, mais il est unique, Cervantes… La France peut montrer aisément une liste de vingt prosateurs de génie, Froissard, Rabelais, Montaigne, Descartes, Pascal, La Rochefoucauld, Molière, Retz, La Bruyère, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Mme de Sévigné, Saint-Simon, Montesquieu, Voltaire, Rousseau et Buffon ; sans parler de tant d’antres qui seraient au premier rang partout ailleurs, Comines, Amyot, Calvin, saint François de Sales, Balzac, Arnauld, Nicole, Fleury, Fléchier, Massillon, Saint-Èvremond, Mme de la Fayette, Mme de Maintenon, Fontenelle, Vauvenargues, Le Sage, etc. On peut le dire avec la plus exacte vérité : la prose française est sans rivale dans l’Europe moderne ; et dans l’antiquité même, supérieure à la prose latine, au moins pour la variété et l’abondance ; elle n’a d’égale que la prose grecque, en ses plus beaux jours, d’Hérodote à Démosthène. Nous ne préférons pas Démosthène à Pascal, et nous aurions de la peine à mettre Platon lui-même au-dessus de Bossuet. Platon et Bossuet, à nos yeux, voilà les deux plus grands maîtres du langage humain qui aient paru parmi les hommes, avec des différences manifestes, comme aussi avec plus d’un trait de ressemblance : tous deux parlant d’ordinaire comme le peuple, avec la dernière naïveté, et par moments montant sans effort à une poésie aussi magnifique que celle d’Homère, ingénieux et polis jusqu’à la plus charmante délicatesse, et par instinct majestueux et sublimes. Platon, sans doute, a des grâces incomparables, la sérénité suprême et comme le demi-sourire de la sagesse divine. Bossuet a pour lui le pathétique, où il n’a de rival que le grand Corneille. Quand on possède de pareils écrivains, n’est-ce pas une religion de leur rendre l’honneur qui leur est dû, celui d’une étude régulière et approfondie ? »
e
Mais pour admirer nos artistes, il faut les comprendre.
Nous ne croyons pas que l’imagination ait été moins libéralement départie à la France qu’à aucune autre nation de l’Europe. Elle a même eu son règne parmi nous. C’est la fantaisie qui domine au ee
Depuis quelque temps nous avons changé tout cela. Nous avons découvert, un peu tard, que nous n’avions pas assez d’imagination ; nous sommes en train de nous
Jeunes artistes, qui, dégoûtés à bon droit de la manière sèche et inanimée de David, entreprenez de renouveler la palette française, qui voudriez ravir au soleil sa chaleur et son éclat, songez que de tous les êtres de l’univers le plus grand est encore l’homme, et que ce que l’homme a de plus grand c’est son intelligence, et surtout son cœur ; qu’ainsi c’est ce cœur qu’il faut mettre et répandre sur votre toile. Voilà l’objet le plus élevé de l’art. Pour l’atteindre, ne vous faites pas les disciples des Flamands, des Vénitiens, des Espagnols ; revenez, revenez aux maîtres de notre grande école nationale du e
Nous nous inclinons avec une admiration respectueuse devant l’école florentine et romaine, à la fois idéale et vivante ; mais celle-là exceptée, nous prétendons que l’école française égale ou surpasse toutes les autres. Nous ne préférons ni Murillo, ni Rubens, ni Corrège, ni Titien lui-même à Lesueur et à Poussin, parce que si les premiers ont une main et une couleur incomparable, nos deux compatriotes sont bien autrement grands par la pensée et par l’expression.
Appendice à la fin du volume.
Lesueur est un génie tout français. À peine échappé des mains de Simon Vouët, il s’est formé lui-même sur le modèle qu’il avait dans l’âme. Il n’a jamais vu le ciel d’Italie. Il a connu quelques fragments de l’antique, quelques tableaux de Raphaël, et les dessins que lui envoyait le Poussin. C’est avec ces faibles ressources et guidé par un instinct heureux qu’en moins de dix ans il monte par un progrès continu jusqu’à la perfection de son talent, et expire au moment où, sûr enfin de lui-même, il va produire de nouveaux et plus admirables chefs-d’œuvre. Suivez-le depuis le Saint-Bruno achevé en 1648, à travers le Saint-Paul de 1649, jusqu’à la Vision de saint Benoît en 1651, et aux Muses à peine terminées avant sa mort. Lesueur va sans cesse ajoutant à ses qualités essentielles qu’il doit à son propre génie et au génie national, je veux dire la composition
Dans Lesueur tout est dirigé vers l’expression, tout est au service de l’esprit, tout est idée et sentiment. Nulle recherche, nulle manière ; une naïveté parfaite ; ses figures mêmes sembleraient quelquefois un peu communes, tant elles sont naturelles, si un souffle divin ne les animait. Il ne faut pas oublier que ses sujets favoris n’exigent point une couleur éclatante : il retrace le plus souvent des scènes douloureuses ou austères. Mais comme dans le christianisme à côté de la souffrance et de la résignation est la foi avec l’espérance, ainsi Lesueur joint au pathétique la suavité et la grâce ; et cet homme me charme en même temps qu’il m’émeut.
Les ouvrages de LesueurLa Messe de saint Martin et La Vision de saint Benoît, nous permettent de comparer ce grand travail à tout ce qui s’est fait de mieux en ce genre en Les Muses et L’Histoire de l’Amour nous paraissent égaler au moins la Farnésine.
Dans l’histoire de saint Bruno, il faut particulièrement remarquer saint Bruno prosterné devant un crucifix, le saint lisant une lettre du pape, sa mort, sa glorification. Est-il possible de porter plus loin le recueillement, l’anéantissement, le ravissement ? Saint Paul prêchant à Éphèse rappelle L’École d’Athènes par l’étendue de la scène, par l’emploi de l’architecture, par l’habile distribution des groupes. Malgré le nombre des personnages et la diversité des épisodes, le tableau se rassemble tout entier dans saint Paul. Il prêche, et à sa parole sont suspendus les assistants de tout sexe, de tout âge, dans les attitudes les plus variées. Voilà bien les grandes lignes de l’école romaine, son dessin plein de noblesse et de vérité. Que de têtes charmantes ou graves ! Que de mouvements gracieux ou hardis, et toujours naturels ! Ici cet enfant aux cheveux bouclés, rempli d’un naïf enthousiasme ; là ce vieillard agenouillé et les mains jointes. Toutes ces belles têtes et aussi ces draperies ne sont-elles pas dignes de Raphaël ? Mais la merveille du tableau est la figure de saint PaulAppendice.La Messe de saint Martin porte dans l’âme une impression de paix et de silence. La Vision de saint Benoît est d’une simplicité pleine de grandeur. Un désert, le saint à genoux, contemplant sa sœur, sainte Scholastique,
Mais le chef-d’œuvre de Lesueur est, à nos yeux, la descente de croix ou plutôt l’ensevelissement de Jésus-Christ déjà descendu de la croix et que Joseph d’Arimathie, Nicodème et saint Jean placent dans le linceul. À gauche, la Madeleine en pleurs baise les pieds de Jésus ; à droite, sont les saintes femmes et la Vierge. Il est impossible de porter plus loin le pathétique en conservant la beauté. Les saintes femmes, placées sur le premier plan, ont chacune leur douleur particulière. Pendant que l’une d’elles s’abandonne au désespoir, une tristesse immense mais intime et recueillie est sur le visage de la mère du crucifié. Elle a compris le divin bienfait de la rédemption du genre humain, et sa douleur, soutenue par cette pensée, est calme et résignée. Et puis quelle dignité dans cette tête ! Elle résume en quelque sorte tout le tableau, et lui donne son Saint Bruno, de La Messe de saint Martin, de Saint Paul, et même de La Vision de saint Benoît ; comme si Lesueur eût voulu rassembler ici toutes les puissances de son âme, toutes les ressources de son talentPortement de croix qui se voit encore au Musée.
Maintenant, regardez Les Muses : d’autres scènes, d’autres beautés, le même génie. Voilà des peintures païennes ; mais le christianisme y est encore par l’adorable chasteté que Lesueur a partout répandue. Tous les critiques ont relevé à l’envi les erreurs mythologiques où est tombé le pauvre Lesueur, et ils n’ont pas manqué cette occasion de déplorer qu’il n’eût pas fait le voyage d’Italie et étudié davantage l’antique. Mais qui peut avoir l’étrange idée de chercher dans Lesueur un archéologue ? J’y cherche et j’y trouve le génie même de la peinture. Cette Terpsichore, bien ou mal nommée, avec une harpe un peu trop forte, dit-on, comme si la Muse n’avait pas des dons particuliers, n’est-elle pas dans sa modeste attitude le symbole de la grâce
Le Poussin ! quel nom je prononce ! Si Lesueur est le peintre du sentiment, le Poussin est celui de la pensée. C’est en quelque sorte le philosophe de la peinture. Ses tableaux sont des leçons religieuses ou morales qui témoignent d’un grand esprit autant que d’un grand cœur. Il suffit de rappeler Les Sept Sacrements, Le Déluge, L’Arcadie, La Vérité que le Temps soustrait aux atteintes de l’Envie, Le Testament d’Eudamidas, Le Ballet de la vie humaine. Et le style est à la hauteur de la conception. Le Poussin destine comme un Florentin, il compose comme un Français, et souvent il égale Lesueur dans l’expression ; le coloris seul lui a manqué. Ainsi que Racine, il est épris de la beauté antique, et il l’imite ; mais, comme Racine, il reste toujours original.. À la place de la naïveté et du charme unique de Lesueur, il a une simplicité sévère, avec une correction qui ne l’abandonne jamais. Songez aussi qu’il a cultivé tous les genres. C’est à la fois un grand peintre d’histoire et un grand paysagiste : il traite les sujets de religion aussi bien que les sujets profanes, et s’inspire tour à tour de l’antiquité et de la Bible. Il a beaucoup vécu à Rome, il est vrai, et il y est mort ; mais il a La Cène, le Saint-François-Xavier, La Vérité que le Temps soustrait à l’Envie. C’est encore à la France, à son ami M. de Chanteloup, que de Rome il a adressé Le Ravissement de saint Paul, ainsi que la seconde suite des Sept Sacrements, composition immense qui, pour la grandeur des pensées, peut rivaliser avec les Stanze de Raphaël. J’en parle ainsi d’après les gravures : car Les Sept Sacrements ne sont plus en France. Honte éternelle du eAppendice.Les Sept Sacrements, par exemple, cette profonde représentation des rites chrétiens, ouvrage des plus hautes facultés de l’intelligence et de l’âme, et où l’intelligence et l’âme trouveront à jamais un sujet inépuisable d’étude et de méditation ! Grâce à Dieu, le burin de Pesne les a sauvés de notre ingratitude et de notre barbarie. Tandis que les originaux décorent la galerie d’un grand seigneur anglaisSept Sacrements du Poussin sont aujourd’hui en Angleterre ; la première suite, faite pour le chevalier Del Pozzo, chez le duc de Rutland, la seconde, faite pour M. de Chanteloup, chez lord Ellesmere. Voyez l’Appendice.L’Extrême-Onction ! Quelle scène sublime et en même temps presque gracieuse ! On dirait un bas-relief antique, tant les groupes en sont bien distribués, avec
Tâchons de nous consoler d’avoir perdu Les Sept Sacrements et de n’avoir pas su disputer à l’Angleterre et à l’Allemagne tant d’autres productions du Poussin, englouties aujourd’hui dans les collections étrangèresAppendice.Bacchanales faites pour Richelieu, Mars et Vénus, La Mort d’Adonis, L’Enlèvement des SabinesÉliézer et Rebecca, Moïse sauvé des eaux, L’Enfant Jésus sur les genoux de la Vierge et saint Joseph deboutLa Manne au désert, Le Jugement de Salomon, Les Aveugles de Jéricho, La Femme adultère, Le Ravissement de saint Paul, le Diogène, Le Déluge, L’Arcadie. Le temps a terni leur couleur, qui n’a jamais été bien éclatante ; mais il n’a rien pu sur ce qui les fera vivre à jamais, le dessin, la composition et l’expression. Le Déluge est resté et sera toujours de l’effet le plus saisissant. Après tant de maîtres qui ont traité le même sujet, le Poussin a trouvé le secret d’être original, et plus pathétique que tous ses devanciers, en représentant le moment solennel où la race humaine va disparaître. Peu de détails ; quelques cadavres flottent sur l’abîme ; une lune sinistre se montre à peine ; encore quelques instants et le genre humain ne sera plus ; la dernière mère tend inutilement son dernier enfant au dernier père qui ne peut pas le recueillir, et le serpent qui a perdu l’homme s’élance triomphant. On a beau relever dans Le Déluge quelques signes d’une main tremblante : l’âme qui soutenait et conduisait cette main se fait sentir à la nôtre et l’ébranle profondément. Arrachez-vous à celle scène de deuil, et presque à côté reposez vos yeux sur ce frais paysage et sur ces bergers qui environnent un tombeau. Le plus âgé, un genou en terre, lit ces mots gravés sur la pierre : Et in Arcadia ego, et moi aussi j’ai vécu en Arcadie. À gauche, un autre berger écoute avec une sérieuse attention. À droite est un groupe charmant, composé d’un berger au printemps de la vie et d’une jeune fille d’une beauté ravissante. Un étonnement naïf se peint sur la figure du jeune pâtre qui regarde avec bonheur sa belle compagne. Pour celle-ci,
Lesueur et Poussin, à des titres différents, mais à peu près égaux, sont à la tête de notre grande peinture du e
Connaissez-vous en Italie ou en Hollande un plus grand paysagiste que Claude ? Et saisissez bien son vrai caractère. Regardez ces vastes et belles solitudes, éclairées par les premiers ou les derniers rayons du soleil : dites-moi si ces solitudes, si ces arbres, si ces eaux, si ces montagnes, si cette lumière, si ce silence, si toute cette nature n’a pas une âme, et si derrière ces horizons lumineux et purs vous ne remontez pas involontairement, en d’ineffables rêveries, à la source invisible de la beauté et de la grâce ! Le Lorrain est par-dessus tout le peintre de la lumière, et on pourrait appeler ses ouvrages l’histoire de la lumière et de toutes ses combinaisons, en petit et en grand, quand elle s’épanche sur de larges plans ou se brise dans les accidents les plus variés, sur la terre, sur les eaux, dans les cieux, dans son éternel foyer. Les scènes humaines jetées dans un coin n’ont d’autre objet que de relever et de Fête villageoise, la vie, le bruit et le mouvement sont, sur le premier plan : la paix et la grandeur sont au fond du paysage, et c’est là qu’est véritablement le tableau. Même effet dans les Bestiaux passant une rivière. Le paysage placé immédiatement sous vos yeux n’a rien de bien rare, on le peut trouver partout ; mais suivez la perspective : elle vous conduit à travers des campagnes florissantes, une belle rivière, des ruines, des montagnes qui dominent ces ruines, et vous vous perdez dans des lointains infinis. Ce paysage traversé par une rivière, où un pâtre abreuve son troupeau, ne dit pas grand-chose au premier aspect. Contemplez-le quelque temps, et la paix, une sorte de recueillement dans la nature, une perspective bien graduée, vous gagneront le cœur peu à peu, et donneront pour vous à cette petite composition un charme pénétrant. Le tableau appelé Un paysage représente une vaste campagne chargée d’arbres et éclairée par le soleil levant : il y a là de la fraîcheur et déjà de la chaleur, du mystère et de l’éclat, avec des horizons de la plus suave harmonie. Une Danse au soleil couchant exprime la fin d’une belle journée. On y voit, on y sent l’apaisement des feux du jour ; sur le devant, quelques bergers et quelques bergères dansent à côté de leurs troupeauxAppendice.
Notice des tableaux exposés dans les galeries du musée national du Louvre, Paris, 1852, bien que son auteur, M. Villot, soit assurément un homme d’un savoir et d’un goût incontestables, s’obstine à placer Champagne dans l’école flamande. En revanche, un savant étranger, M. Waagen, le revendique pour l’école française, Kunstwerke und Künstler in Paris, Berlin, 1839, p. 651.Entretiens, 1re édit. in-4º, Ve partie, p. 171, et de Piles, Abrégé de la vie des peintres, 2e édit., p. 500. — « Comme il avait beaucoup d’amour pour la justice et pour la vérité, pourvu qu’il satisfit à ce que l’une et l’autre demandaient, il passait aisément sur tout le reste. »
Nécrologe de Port-Royal, p. 336.La Jeunesse de M me de Longueville, chap.
« On y doit remarquer un crucifix accompagné de la sainte Vierge et de saint Jean qui sont dessinés avec tant d’industrie et d’artifice, qu’il semble que les figures soient sur un plan droit, ce qui trompe fort agréablement ceux qui les regardent. »
J’admire assurément Champagne comme peintre me Angélique Arnauld, avec sa naïve et forte figureAnno 1654, Ætatis 62. Obiit 6 Augustí 1661. Cette admirable peinture est parfaitement conservée, et son authenticité, qui est assez démontrée par la beauté même de l’œuvre, est de plus mise hors de doute par des documents précieux qu’a bien voulu nous communiquer notre savant et obligeant confrère, M. le vicomte Emm. de Rougé, membre de l’Institut et l’un des conservateurs du musée du Louvre : « La tête, nous dit M. de Rougé, est certainement une des plus telles têtes de Champagne. Le regard vous suit et vous fait éprouver cette illusion que laissent certaines physionomies saisies vivantes par le Titien. »
C’est bien là l’effet que produit la belle gravure de Van Schupen.
, etc. On a là le stoïcisme chrétien de Port-Royal dans son imposante austérité. Ajoutez à tous ces portraits, celui de Champagne ; car le peintre peut être mis à côté de ses personnages.Christo uni medico animarum et corporum
Quand la France n’aurait produit au eLa Peste d’ÉaqueLa Peste de David. Qu’est devenu l’original ?Saint Charles donnant la communion aux pestiférés de Milan ! On s’accorde à reconnaître Mignard pour un de nos meilleurs peintres de portraits : la grâce, quelquefois un peu raffinée, se joint en lui au sentiment. L’école française peut encore présenter avec orgueil Valentin, mort jeune et qui donnait tant d’espérances ; Stella, le digne ami de Poussin, l’oncle de Claudine, d’Antoinette et de Françoise Stella ; Lahyre, qui a tant d’esprit et de goût ; Sébastien Bourdon, si animé et si élevéSainte Famille, la figure de la Vierge, sans être céleste, exprime à merveille la méditation et le recueillement. Nous avons perdu depuis longtemps le plus considérable ouvrage de S. Bourdon, Les Sept Œuvres de miséricorde. Voyez l’Appendice.Extrême-Onction.eLe Silence, et qui représente le sommeil de l’Enfant Jésus, n’est pas indigne du Poussin. La tête de l’enfant est d’une puissance surhumaine. Les Batailles d’Alexandre, avec leurs défauts, sont des pages d’histoire de l’ordre le plus élevé ; et dans l’Alexandre visitant avec Éphestion la mère et la femme de Darius, on ne sait qu’admirer le plus de la noble ordonnance de l’ensemble ou de la juste expression des figures.
Puisque nous avons parlé avec un peu d’étendue de la peinture, ne serait-il pas injuste de passer entièrement sous silence la gravure, sa fille ou sa sœur ? Ce n’est certes pas un art de médiocre importance, et nous y avons excellé. Dans des genres différents, on peut fort bien mettre Jacques Callot à côté de Marc-Antoine. Callot, c’est, à nos yeux, le Shakspeare de la gravure. Lui aussi il a représenté la vie humaine dans toute sa variété. Il est tour à tour gai et mélancolique, touchant et burlesque, d’une imagination inépuisable et d’un esprit infini. Ses grotesques ont trop fait oublier ses compositions d’un haut rang, le siège de Bréda, celui de la Recherches sur la vie et les ouvrages de Jacques Callot ; Nancy, 1853.eeeeeNouveau Testament grec et de l’Introduction à la vie dévote, de l’imprimerie royale, et sur ceux de plusieurs écrits de Richelieu sortis des mêmes presses. C’est aussi Mellan qui a gravé les deux frontispices du Virgile et de l’Horace dont les dessins sont de Poussin.
eMuseo real Borbonico.imagiers de ce temps avaient certes bien de l’esprit et de l’imagination ; mais, au moins dans tout ce que nous avons vu, la beauté est absente et le goût manque.er, et dites si, excepté l’auteur du Laurent de Médicis, aucun Italien a rien fait de pareil. Voyez aussi, au musée du Louvre, la statue de l’amiral Chabot.eeMusée des monuments français, t. V, p. 87-91, et le Musée royal des monuments français, de 1815, p. 98, 99, 108, 122 et 140. Ce magnifique monument, élevé à Henri de Bourbon, aux frais de son ancien intendant Perrault, président à la chambre des comptes, était placé dans l’église des Jésuites, et il était tout entier en bronze. Il ne faut pas le confondre avec l’autre monument que les Condé érigèrent au même prince dans leur demeure mortuaire, à Vallery, près de Montereau, dans l’Yonne. Ce dernier mausolée est en marbre et de la main de Michel Anguier ; voyez-en la description dans Lenoir, t. V, p. 23-25, et surtout dans l’Annuaire de l’Yonne pour 1842, p. 175, etc.lle de Lavallière et Mme de Longueville ont été vues si souvent prosternées à terre, leurs longs cheveux coupés et le visage baigné de larmes. Parmi les rentes qui se conservent de la splendeur passée du saint monastère, considérez la noble statue du cardinal de Bérulle agenouillé. Sur ces traits recueillis et pénétrés, dans ces yeux levés vers le ciel, respire l’âme de ce grand serviteur de Dieu, mort à l’autel comme un guerrier au champ d’honneur. Il prie Dieu pour ses chères Carmélites. Cette tête est d’un naturel parfait, comme Champagne aurait pu la peindre, et d’une grâce sévère qui rappelle Lesueur et PoussinBérulle de Sarazin, ce qui domine est la ferveur ; dans celui de François Anguier, c’est la mansuétude.
Au-dessous de SarazinMusée royal, etc. ; p. 94 ; nous ne savons pourquoi on les a séparées : on a mis Jacques-Auguste de Thou au Louvre, et ses deux femmes à Versailles.ibid., p. 103 ; il est maintenant au Louvre. C’est un obélisque dont les quatre faces sont couvertes de bas-reliefs allégoriques. Le piédestal, orné aussi de bas-reliefs, a quatre figures de femme en marbre, représentant les vertus cardinales.
, avec je ne sais quelle grâce antique. Ce morceau, s’il était d’un dessin plus sévère, rivaliserait avec le Gladiateur mourant qu’il rappelle, peut-être même qu’il imitelanguescit moriensibid., p. 97 ; il est maintenant à Versailles. Il faut rapprocher de ce bel ouvrage le mausolée de Jacques de Souvré, grand prieur de France, le frère de la marquise de Sablé ; mausolée qui venait de Saint-Jean-de-Latran, a passé par le musée des Petits-Augustins, et se trouve aujourd’hui au Louvre. Les sculptures de la porte Saint-Denis sont dues aussi à Michel Anguier, ainsi que l’admirable buste de Colbert, qui est au musée.
J’admire en vérité qu’on ose parler aujourd’hui si légèrement de Puget et de Girardon. On ne peut refuser à Puget des qualités du premier ordre. Il a le feu, la verve, la fécondité du génie. Les cariatides de l’hôtel de ville de Toulon, qui ont été apportées au musée de Paris, attestent un ciseau puissant. Le Milon rappelle la manière de Michel-Ange ; il est un peu tourmenté, mais
Enfin je ne regarde point comme un sculpteur vulgaire Coysevox qui, sous l’influence de Lebrun, commence malheureusement le genre théâtral, mais qui a la facilité, le mouvement, l’élégance de Lebrun lui-même. Il a élevé de dignes monuments à Mazarin, à Colbert, à LebrunMère de Lebrun, par Tuby, et le mausolée de Jérôme Bignon, mort en 1656.e
Un seul homme en Europe a laissé un nom dans le bel art qui entoure un château ou un palais de jardins gracieux ou de parcs magnifiques : cet homme est un Français du e
Nous avons eu au moyen âge notre architecture gothique comme tous les peuples du nord de l’Europe ; et à la renaissance, quels architectes que Pierre Lescot, Jean Bullant, Philibert Delorme ! Quels charmants palais, quels gracieux édifices que les Tuileries, l’hôtel de ville de Paris, Chambord, Écouen ! Le eHistoire de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes, t. II, p. 145 : « On ne citerait guère en aucun pays un aussi grand ensemble, qui offrit avec autant d’unité et de régularité un aspect à la fois plus varié et plus pittoresque, surtout dans la façade d’entrée. »
Malheureusement cette unité a disparu, grâce aux constructions parasites qui depuis ont été ajoutées à l’œuvre primitive.ibid., p. 256 : « La coupole de cet édifice est une des plus belles qu’il y ait en Europe. »
e sérieux au genre académique, de l’originalité à l’imitation, du eee
Depuis, qu’est devenue l’architecture française ? Une fois sortie de la tradition et du caractère national, elle erre d’imitation en imitation, et sans comprendre le génie de l’antiquité elle en reproduit maladroitement les formes. Cette architecture bâtarde, à la lois lourde et maniérée, se substitue peu à peu à la belle architecture du siècle précédent et efface partout les vestiges de bâti magnifiquement, que c’était le plus magnifique du temps.Appendice) : « Ce fut à peu près dans ce temps-là que Mme la princesse douairière de Condé, Charlotte-Marguerite de Montmorency, mère de feu M. le Prince, fit peindre à M. Lesueur un oratoire dans l’hostel de Condé. Le tableau de l’autel représente une
Nativité, celui du plafond une Gloire céleste. Le lambris est enrichi de plusieurs figures et de quantités d’ornements travaillés avec grand soin. »ee
J’entends ce qu’on va me dire : le sentiment chrétien qui animait Lesueur et les artistes du ee
Bornons ici et résumons cette défense de l’art national. Il y a dans les arts, comme dans les lettres et dans la philosophie, deux écoles contraires. L’une tend à l’idéal en toutes choses : elle recherche, elle s’efforce de faire paraître l’esprit caché sous la forme, à la fois manifesté et voilé par la nature ; elle ne veut pas tant plaire aux sens et flatter l’imagination qu’agrandir e
Puissent ces leçons vous la faire connaître, et surtout vous la faire aimer ! Puissent-elles aussi inspirer à quelqu’un de vous l’idée de se livrer à de si belles études, d’y consacrer sa vie et d’y attacher son nom ! La plus douce récompense d’un professeur qui n’est pas trop indigne de ce titre est de voir s’élancer sur ses traces de jeunes Premiers essais de philosophie, Appendice, p. 346 et 347. M. Jouffroy avait depuis cultivé, avec un soin et un goût particulier, les semences que notre enseignement avait pu déposer dans son esprit. Mais de tous ceux qui à cette époque ou plus tard fréquentèrent nos leçons, nul n’était plus fait pour embrasser le domaine entier du beau et de l’art que l’auteur des grands articles sur Eustache Lesueur, sur la cathédrale de Noyon et sur le Louvre. M. Vitet, aujourd’hui notre confrère à l’Académie Française, possède toutes les connaissances, et, ce qui vaut mieux, toutes les qualités nécessaires à un juge de la beauté en tout genre. Puisse-t-il donner enfin à la France un historien de l’art français !
De l’étendue de la question du bien. — Position de la question selon la méthode psychologique : Quelle est, relativement au bien, la croyance naturelle du genre humain ? — Qu’il ne faut pas chercher les croyances naturelles de l’humanité dans un prétendu état de nature. — Étude des sentiments et des idées de l’homme dans les langues, dans la vie, dans la conscience. — Du désintéressement et du dévouement. — De la liberté. — De l’estime et du mépris. — Du respect. — De l’admiration et de l’indignation. — De la dignité. — De l’empire de l’opinion. — Du ridicule. — Du regret et du repentir. — Fondements naturels et nécessaires de toute justice. — Distinction du fait et du droit. — Le sens commun, la vraie et la fausse philosophie.
Ce serait se faire une idée fausse et étroite de la morale que de la renfermer dans l’enceinte de la conscience individuelle. Il y a une morale publique comme une morale privée, et la morale publique embrasse, avec les relations des hommes entre eux en tant qu’hommes, leurs relations comme citoyens et comme
La philosophie n’usurpe aucun pouvoir étranger ; mais elle n’est pas disposée à déserter son droit d’examen sur toutes les grandes manifestations de la nature humaine. Toute philosophie qui n’aboutit pas à la morale est à peine digne de ce nom, et toute morale qui n’aboutit pas au moins à des vues générales sur la société et le gouvernement est une morale impuissante qui n’a ni conseils ni règles à donner à l’humanité dans ses épreuves les plus difficiles.
Il semble qu’au point où nous sommes arrivés, la métaphysique et l’esthétique que nous avons enseignées entraînent évidemment avec elles telle morale et non pas telle autre ; qu’ainsi la question du bien, cette question si féconde et si vaste, est pour nous toute résolue, et que nous pouvons déduire, par voie de raisonnement, la théorie morale qui dérive de notre théorie du beau et de notre théorie du vrai. Nous le pourrions peut-être, mais nous ne le ferons pas. Ce serait abandonner la méthode que nous avons suivie
La première maxime de la méthode psychologique est celle-ci : La vraie philosophie n’invente pas, elle constate et décrit ce qui est. Or ici, ce qui est, c’est la croyance naturelle et permanente de l’être que nous étudions, à savoir l’homme. Quelle est donc, relativement au bien, la croyance naturelle et permanente du genre humain ? Telle est à nos yeux la première question.
Pour nous, en effet, le genre humain ne va pas d’un côté et la philosophie de l’autre. La philosophie est l’interprète du genre humain. Ce que le genre humain croit et pense, souvent à son insu, la philosophie le recueille, l’explique, l’établit. Elle est l’expression fidèle et complète de la nature humaine, et la nature humaine est tout entière dans chacun de nous et dans tout autre homme. Chez nous, on l’atteint par la conscience ; chez les autres hommes, elle se manifeste par leurs discours et par leurs actions. Interrogeons donc et ceux-ci et celles-là ; interrogeons surtout notre propre conscience ; reconnaissons bien ce que pense le genre humain ; nous verrons ensuite quel doit être l’office de la philosophie.
Ici peut-être quelque disciple de Condillac et d’Helvétius nous demandera si, à cet égard, nous possédons des dictionnaires authentiques de la langue des peuplades sauvages trouvées par des voyageurs dans des îles de l’Océan ? Non ; mais nous n’avons pas fait notre religion philosophique des superstitions et des préjugés d’une certaine école ; nous nions absolument qu’il faille étudier la nature humaine dans le fameux sauvage de l’Aveyron, ou dans ses pareils des îles de l’Océan ou du continent américain. L’état sauvage nous offre l’humanité au maillot, pour ainsi dire, le germe de l’humanité, mais non pas l’humanité tout entière. L’homme vrai, c’est l’homme parfait dans son genre ; la vraie nature humaine, c’est la nature humaine arrivée à son développement, comme la vraie société c’est aussi la société perfectionnée. Nous ne nous sommes pas avisé de demander à un sauvage son opinion sur l’Apollon du Belvédère ; nous ne lui demanderons pas davantage les principes qui constituent la nature morale de l’homme, parce qu’en lui cette nature morale n’est qu’ébauchée et non achevée. Notre grande philosophie du eere série, t. Ier, Premiers essais, Condillac, p. 128-140 ; t. III, Philosophie sensualiste, leçons Condillac.
Connaissez-vous une langue, un peuple, qui ne possède le mot de vertu désintéressée ? Qu’appelle-t-on partout un honnête homme ? Est-ce le calculateur habile, appliqué à faire ses affaires le mieux possible, ou celui qui, en toutes circonstances, est disposé à observer la justice contre son intérêt apparent ou même réel ? Ôtez celle idée qu’un homme est capable, en un certain degré, de résister à l’attrait de l’intérêt personnel, et de faire quelques sacrifices à l’opinion, aux convenances, à ce qui est ou paraît honnête, et vous ôtez le fondement de ce titre d’honnête homme, au sens même le plus vulgaire. Cette disposition de préférer ce qui est bien à notre plaisir, à notre utilité personnelle, en un mot, à l’intérêt, celle disposition plus ou moins forte, plus ou moins constante, plus ou moins éprouvée, mesure les différents degrés de la vertu. Un homme pousse-t-il le désintéressement jusqu’au dévouement, ou l’appelle un héros, qu’il soit caché dans la condition la plus humble ou placé sur un théâtre. Il y a des dévouements obscurs comme des dévouements éclatants. Il y a des héros de
Les poètes n’ont pas de système : ils s’adressent aux hommes tels qu’ils sont réellement pour produire sur eux des effets certains. Est-ce l’égoïsme habile ou la vertu désintéressée que les poètes célèbrent ? Nous demandent-ils des applaudissements pour les succès de l’adresse heureuse, ou pour les sacrifices volontaires de la vertu ? Le poète sait qu’il y a dans le fond de l’âme humaine je ne sais quelle puissance merveilleuse de désintéressement et de dévouement. En s’adressant à cet instinct du cœur, il est sur d’éveiller un écho sublime, de faire jaillir toutes les sources du pathétique.
Consultez les annales du genre humain, vous y verrez les hommes revendiquer partout et de plus en plus la liberté. Ce mot de liberté est aussi vieux que l’homme même. Quoi donc ! les hommes veulent être libres, et l’homme lui-même ne le serait point ! Le mot est là pourtant avec la signification la plus déterminée. Il signifie que l’homme se croit un être non seulement animé et sensible, mais doué de volonté, d’une volonté qui lui
Toutes les langues contiennent les mots d’estime et de mépris. Estimer, mépriser, locutions universelles, phénomènes certains, d’où une impartiale analyse peut tirer les plus hautes notions. Peut-on mépriser un être qui dans ses actes ne serait pas libre, un être qui ne connaîtrait pas le bien, et qui ne se sentirait pas l’obligation de l’accomplir ? Supposez que le bien ne soit pas en soi essentiellement différent du mal, supposez qu’il n’y ait dans le monde que de l’intérêt plus ou moins bien entendu, qu’il n’y ait point de devoir réel, et que l’homme ne soit pas un être libre, il est impossible d’expliquer raisonnablement le mot de mépris. Il en est de même de celui d’estime.
L’estime est un fait qui fidèlement exprimé contient toute une philosophie aussi solide que généreuse. L’estime a deux caractères certains : 1º c’est un sentiment
L’estime à un certain degré et en certaines circonstances, c’est le respect : le respect, mot saint et sacré que les plus subtiles et les plus lâches analyses n’abaisseront jamais à exprimer un sentiment qui se rapporte à nous-mêmes et s’applique à des actes couronnés par la fortune !
Prenez encore ces deux mots, ces deux faits analogues aux deux premiers, l’admiration et l’indignation. L’estime et le mépris sont plutôt des jugements ; l’indignation et l’admiration sont des sentiments, mais des sentiments qui tiennent à l’intelligence et enveloppent un jugementre partie, leçon
L’admiration est un sentiment essentiellement désintéressé. Voyez s’il y a quelque intérêt au monde qui ait la puissance de vous donner de l’admiration pour quelque chose ou pour quelqu’un. Si vous y avez intérêt, vous pourrez simuler l’admiration, mais vous ne l’éprouverez pas. Un tyran, la mort à la main, peut vous contraindre à paraître l’admirer, mais non point à l’admirer en effet. L’affection même ne détermine pas l’admiration ; tandis qu’un trait héroïque, partant d’un ennemi même, nous l’arrache malgré nous.
L’admiration élève et agrandit l’âme. Les parties généreuses de la nature humaine se dégagent et s’exaltent en présence et comme au contact de l’image du bien. Voilà pourquoi l’admiration est déjà par elle-même si bienfaisante, se trompât-elle dans son objet. L’indignation est la révolte de ces mêmes parties généreuses de
Regardez les hommes agir, vous les verrez s’imposer de grands sacrifices pour conquérir les suffrages de leurs semblables. L’empire de l’opinion est immense, la vanité seule ne l’explique pas ; il tient sans doute aussi à la vanité, mais il a des racines plus profondes et meilleures. Nous jugeons que les autres hommes sont, comme nous, sensibles au bien et au mal, qu’ils distinguent la vertu et le vice, qu’ils sont capables de s’indigner et d’admirer, d’estimer et de respecter, comme aussi de mépriser. Cette puissance est en nous, nous en avons la conscience, nous savons que les autres hommes la possèdent comme nous, et c’est cette puissance qui nous épouvante. L’opinion est notre propre conscience transportée dans le public, et là dégagée de toute complaisance et armée d’une sévérité inflexible. Au remords dans notre propre cœur répond la honte dans cette seconde âme que nous nous sommes faite et qui s’appelle l’opinion publique. Il ne faut pas s’étonner des douceurs de la popularité. Nous sommes plus sûrs d’avoir bien fait, lorsqu’au témoignage de notre conscience nous pouvons joindre celui de la conscience de nos semblables. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse nous soutenir contre l’opinion, et même nous mettre au-dessus d’elle : c’est le témoignage ferme et assuré de notre conscience, parce qu’enfin le public et le genre humain tout entier en sont réduits à nous juger sur l’apparence, tandis que nous, nous nous jugeons
Le ridicule est la crainte de l’opinion dans les petites choses. La force du ridicule est tout entière dans cette supposition qu’il y a un goût commun, un type commun de ce qui sied et de ce qui convient, qui dirige les hommes dans leurs jugements, et dans leurs plaisanteries même qui sont aussi des jugements à leur manière. Ôtez cette supposition, le ridicule tombe de lui-même, et la plaisanterie perd son aiguillon. Mais il est immortel, comme la distinction du bien et du mal, du beau et du laid, de ce qui convient et de ce qui ne convient pas.
Quand nous n’avons pas réussi dans quelque démarche, entreprise pour notre intérêt et notre bonheur, nous éprouvons un sentiment de peine qu’on appelle le regret. Mais nous ne confondons pas le regret avec cet autre sentiment qui s’élève en noire âme, lorsque nous avons la conscience d’avoir fait une action moralement mauvaise. Ce sentiment est une peine aussi, mais d’une tout autre nature : c’est le remords, c’est le repentir. Que nous ayons perdu au jeu, par exemple, cela nous est désagréable ; mais si, en gagnant, nous avions la conscience d’avoir trompé notre adversaire, nous éprouverions un sentiment bien différent.
Nous pourrions prolonger et varier ces aperçus et ces exemples. Nous en avons assez dit pour être autorisé à conclure que le langage humain et les sentiments qu’il exprime sont inexplicables, si l’on n’admet pas la distinction essentielle du bien et du mal, de la vertu et du crime, du crime fondé sur l’intérêt, de la vertu fondée sur le désintéressement.
Voilà les fondements de la puissance de juger et de punir qui est la société tout entière. Ce n’est pas la société qui a fait ces principes à son usage ; ils lui sont bien antérieurs, ils sont contemporains de la pensée et de l’âme, et c’est sur eux que repose la société avec ses lois et ses institutions. Les lois sont légitimes par leur rapport à ces lois éternelles. La plus sûre puissance des institutions réside dans le respect que ces principes portent avec eux ce qu’ils répandent sur tout ce qui en participe. L’éducation les développe, elle ne les crée pas. Ils dirigent le législateur qui fait la loi et le juge qui l’applique. Ils sont présents à l’accusé amené devant le tribunal ; ils inspirent toute juste sentence ; ils l’autorisent dans l’âme du condamné et dans celle du
Il est vrai, tel est l’aspect sous lequel le scepticisme nous fait considérer la société et la justice humaine, nous poussant par le désespoir à la révolte et au désordre, et nous ramenant par le désespoir encore à un tout autre joug que celui de la raison et de la vertu, à ce désordre réglé qu’on appelle le despotisme. Le spectacle des choses humaines, vu de sang-froid et sans esprit de système, est, grâce à Dieu, moins sombre. Sans doute, la société et la justice humaine ont encore bien des imperfections que le temps découvre et répare ; mais on peut dire qu’en général elles sont assises sur la vérité et sur l’équité naturelle. La preuve en est que partout la société subsiste, et même qu’elle se développe. D’ailleurs les faits, fussent-ils tels que le pinceau mélancolique d’un Pascal ou d’un Rousseau les représente, les faits ne sont pas tout : devant les faits est le droit ; et cette idée seule du droit, si elle est réelle,
La conscience individuelle, conçue et transportée dans l’espèce entière, s’appelle le sens commun. C’est le sens commun qui a fait, qui soutient et qui développe les langues, les croyances naturelles et permanentes, la société et ses institutions fondamentales. Ce ne sont pas les grammairiens qui ont inventé les langues, ni les législateurs les sociétés, ni les philosophes les croyances générales. Ce qui a fait cela, ce n’est personne et c’est tout le monde : c’est le génie de l’humanité.
Le sens commun est déposé dans ses œuvres. Toutes les langues et toutes les institutions humaines contiennent les idées et les sentiments que nous venons de rappeler et de décrire, et singulièrement la distinction du bien et du mal, de la justice et de l’injustice, de la volonté libre et du désir, du devoir et de l’intérêt, de la vertu et du bonheur, avec cette croyance profondément enracinée que le bonheur est une récompense due à la vertu, et que le crime en lui-même mérite d’être puni et appelle la réparation d’une juste souffrance.
Voilà ce qu’attestent les discours et les actions des hommes. Telles sont les notions sincères et impartiales, mais un peu confuses, un peu grossières du sens commun.
Ici commence le rôle de la philosophie. Elle a devant elle deux routes différentes ; elle peut faire de deux choses l’une : ou bien accepter les notions du sens commun, les éclaircir, par là les développer et les accroître, et fortifier, en les exprimant fidèlement, les croyances de l’humanité ; ou bien, préoccupée de tel ou
Les systèmes philosophiques ne sont pas la philosophie ; ils s’efforcent d’en réaliser l’idée, comme les institutions civiles s’efforcent de réaliser celle de la justice, comme les arts expriment de leur mieux la beauté infinie, comme les sciences poursuivent la science universelle. Les systèmes philosophiques sont nécessairement imparfaits, sans quoi il n’y en aurait jamais eu deux dans le monde. Heureux ceux qui passent aussi en bien faisant, et qui répandent dans les esprits et dans les âmes, avec quelques erreurs innocentes, le goût sacré du vrai, du beau et du bien ! Mais les systèmes philosophiques suivent leur temps bien plus qu’ils ne le dirigent ; ils reçoivent leur esprit des mains de leur siècle. Transportée en France vers la fin de la régence et sous le règne de Louis XV, la philosophie de Locke y a donné naissance à une école célèbre qui longtemps domina et qui subsiste encore parmi nous, protégée par de vieilles habitudes, mais eu contradiction radicale avec nos institutions nouvelles et avec nos besoins nouveaux. Sorti du sein des tempêtes, nourri dans le berceau d’une révolution, élevé sous la mâle discipline du génie de la guerre, le ee
L’exposition et la réfutation de cette prétendue morale seront le sujet de la prochaine leçon.
Exposition de la doctrine de l’intérêt. — Ce qu’il y a de vrai dans cette doctrine. — Ses défauts. — 1º Elle confond la liberté et le désir, et par là abolit la liberté. 2º Elle ne peut expliquer la distinction fondamentale du bien et du mal. 3º Ni l’obligation et le devoir. 4º Ni le droit. 5º Ni le principe du mérite et du démérite. — Conséquences de la morale de l’intérêt : qu’elle ne peut admettre une Providence, et qu’elle conduit au despotisme.
L’homme est sensible au plaisir et à la peine : il fuit l’une, il recherche l’autre. C’est là son premier instinct, et cet instinct ne l’abandonne jamais. Le plaisir peut changer d’objet, et se diversifier de mille manières ; mais quelque forme qu’il prenne, plaisir physique, plaisir intellectuel, plaisir moral, c’est toujours le plaisir que l’homme poursuit.
L’agréable généralisé c’est l’utile ; et la plus grande
Le bonheur, comme le plaisir, est relatif à celui qui l’éprouve ; il est essentiellement personnel. C’est nous-mêmes, c’est nous seuls que nous aimons, en aimant le plaisir et le bonheur.
L’intérêt est ce ressort qui nous pousse à rechercher en toutes choses notre plaisir et notre bonheur.
Si le bonheur est le but unique de la vie, l’intérêt est le mobile unique de toutes nos actions.
L’homme n’est sensible qu’à son intérêt, mais il l’entend bien ou mal. Il faut bien de l’art pour être heureux. N’allons pas nous livrer à tous les plaisirs qui s’offrent à nous sur la route de la vie sans examiner si ces plaisirs ne cachent pas plus d’une douleur. Le plaisir présent n’est pas tout : il faut songer à l’avenir ; il faut savoir renoncer aux jouissances qui peuvent amener des regrets, et sacrifier le plaisir au bonheur, c’est-à-dire au plaisir encore mais plus durable et moins enivrant. Les plaisirs du corps ne sont pas les seuls : il y a d’autres plaisirs, ceux de l’esprit, ceux même de l’opinion : le sage les tempère les uns par les autres.
La morale de l’intérêt n’est pas autre chose que la morale du plaisir perfectionnée, substituant le bonheur au plaisir, l’utile à l’agréable, la prudence à la passion. Elle admet comme le genre humain les mots de bien et de mal, de vertu et de vice, de mérite et de démérite, de peine et de récompense, mais elle les explique à sa
On voudra bien convenir que cette exposition de la
Allons plus loin : reconnaissons que cette morale est une réaction extrême, mais jusqu’à un certain point légitime contre la rigueur excessive de la morale stoïque, et surtout de la morale ascétique qui étouffe la sensibilité au lieu de la régler, et pour sauver l’âme des passions lui commande un sacrifice de tous les instincts de la nature qui ressemble à un suicide.
L’homme n’est fait pour être ni un sublime esclave, comme Épictète, appliqué à bien supporter la mauvaise fortune sans s’efforcer de la surmonter, ni, comme l’auteur de l’Imitation, l’angélique habitant d’un cloître, appelant la mort comme une délivrance bienheureuse et la devançant, autant qu’il est en lui, par une continuelle pénitence et dans une adoration muette. Le goût du plaisir, les passions mêmes ont leur raison dans les besoins de l’humanité. Supprimez les passions, plus d’excès, il est vrai ; mais plus de ressort : faute de vents, le vaisseau ne marche plus et s’enfonce bientôt dans l’abîme. Supposez un être auquel manque l’amour de lui-même, l’instinct de la conservation, l’horreur de la souffrance, surtout l’horreur de la mort, qui n’ait de goût ni pour le plaisir ni pour le bonheur, en un mot destitué de tout intérêt personnel, un tel être ne résistera pas longtemps aux innombrables causes de destruction qui l’environnent et qui l’assiègent ; il ne durera pas un jour. Jamais une seule famille, jamais la moindre société ne pourra se former ni se maintenir. Celui qui a fait l’homme n’a pas confié le soin de son ouvrage à la vertu seule, au dévouement et à une
Ainsi nous ne contestons pas à la morale de l’intérêt la vérité de son principe : nous sommes convaincus que ce principe est très réel, et qu’il a sa raison d’être. La seule question que nous posons est celle-ci : le principe de l’intérêt est vrai en lui-même, mais n’y a-t-il pas aussi d’autres principes tout aussi vrais, tout aussi légitimes ? L’homme cherche le plaisir et le bonheur, mais n’y a-t-il pas en lui d’autres besoins, d’autres sentiments, aussi puissants, aussi vivaces ?
Tout comme l’existence du corps n’empêche point celle de l’âme, et réciproquement, de même, dans l’ample sein de l’humanité et dans les profonds desseins de la divine Providence, les principes les plus différents ne s’excluent point.
La philosophie de la sensation en appelle sans cesse à l’expérience. Nous aussi nous invoquons l’expérience ; et c’est l’expérience qui nous a donné les faits certains rappelés dans la leçon précédente, et qui composent les premières notions du sens commun. Nous admettons les faits qui servent de fondement au système de l’intérêt, et nous repoussons le système. Les faits sont vrais e série, fragments philosophiques, t. V, philosophie contemporaine, notre Examen des leçons de M. de Laromiguière.
Nous allons faire voir que la morale de l’intérêt, issue de la philosophie de la sensation, est en contradiction avec un certain nombre de phénomènes, que présente la nature humaine à quiconque l’interroge sans esprit de système.
1º Nous avons établi, non pas au nom d’un système, mais au nom de l’expérience la plus vulgaire, que l’humanité entière croit à l’existence en chacun de ses membres d’une certaine force, d’une certaine puissance qu’on appelle la liberté. C’est parce qu’elle croit à la liberté dans l’individu qu’elle veut que cette liberté soit
Tout système de morale, quel qu’il soit, qui contient, je ne dis pas une règle, mais un simple conseil, admet implicitement la liberté. Lorsque la morale de l’intérêt conseille à l’homme de sacrifier l’agréable à l’utile, elle admet apparemment que l’homme est libre de suivre ou de ne pas suivre ce conseil. Mais en philosophie il ne suffit pas d’admettre un fait, il faut avoir le droit de l’admettre. Or, la plupart des moralistes de l’intérêt nient la liberté de l’homme, et nul n’a le droit de l’admettre dans un système qui tire l’âme humaine tout entière, toutes ses facultés comme toutes ses idées, de la seule sensation et de ses développements.
Quand une sensation agréable, après avoir charmé notre âme, la quitte et s’évanouit, l’âme éprouve une sorte de souffrance, un manque, un besoin : elle s’agite, elle s’inquiète. Cette inquiétude, d’abord vague et indécise, se détermine bientôt ; elle se porte vers l’objet qui nous a plu et dont l’absence nous fait souffrir. Ce mouvement de l’âme, plus ou moins vif, c’est le désir.
La vraie activité est l’activité volontaire et libre. Le désir en est juste l’opposé. Le désir, porté à son comble, c’est la passion ; mais la langue comme la conscience disent que l’homme est passif dans la passion ; et plus la passion est vive, plus ses mouvements sont impérieux, plus elle s’éloigne du type de la vraie activité où l’âme se possède et se gouverne elle-même.
Je ne suis pas plus libre dans le désir que dans la sensation qui le précède et le détermine. Si un objet agréable se présente à moi, puis-je ne pas eu être agréablement ému ? Si c’est un objet pénible, puis-je ne pas en être douloureusement affecté ? Et de même, quand cette sensation agréable a disparu, si la mémoire et l’imagination me la rappellent, puis-je ne pas
Observez bien ce qui se passe en vous dans le désir : vous y reconnaîtrez un élan aveugle qui, sans aucune délibération de votre part et sans l’intervention de votre volonté, s’élève ou tombe, s’accroît ou diminue. On ne désire pas et on ne cesse pas de désirer à volonté.
La volonté combat souvent le désir comme souvent aussi elle y cède ; elle n’est donc pas le désir. On ne se reproche pas les sensations que les objets envoient, ni même les désirs que ces sensations engendrent ; mais on se reproche le consentement de la volonté à ces désirs et les actes qui en sont la suite, car ces actes sont en notre pouvoir.
Le désir est si peu la volonté que souvent il l’abolit, et arrache à l’homme des actes ou plutôt des mouvements qu’il ne s’impute pas parce qu’ils ne sont pas volontaires. C’est même le refuge de bien des accusés ; ils rejettent leurs fautes sur la violence du désir et de la passion qui ne les a pas laissés maîtres d’eux-mêmes.
Si le désir était le fondement de la volonté, plus le désir serait fort, plus nous serions libres. Évidemment, c’est le contraire qui est vrai. À mesure que la violence du désir augmente, la domination de l’homme sur lui-même diminue ; et à mesure que le désir s’affaiblit et que la passion s’éteint, l’homme rentre en possession de lui-même.
Je ne dis pas que nous n’ayons aucune influence sur
La volonté dirige aussi l’intelligence, bien qu’elle ne soit pas l’intelligence. Vouloir et connaître sont deux choses essentiellement différentes. Nous ne jugeons pas comme nous voulons, mais selon les lois nécessaires du jugement et de l’entendement. La connaissance de la vérité n’est pas une résolution de la volonté. Ce n’est pas la volonté qui prononce, par exemple, que le corps est étendu, qu’il est dans l’espace, que tout phénomène a une cause, etc. Cependant la volonté peut beaucoup sur l’intelligence. C’est librement et volontairement que re partie, p. 32 et la note.
Singulière destinée de cette puissance si souvent méconnue et pourtant si manifeste ! Étrange confusion de la volonté et du désir, où se rencontrent les écoles les plus opposées, Spinoza, Malebranche et Condillac, la philosophie du ee
Si la philosophie de la sensation, en partant d’un phénomène passif, ne peut expliquer la vraie activité, l’activité volontaire et libre, nous pourrions considérer comme démontré que cette même philosophie ne peut donner une vraie morale ; car toute morale suppose la liberté. Pour imposer des règles de conduite à un être, il faut que cet être soit capable de les accomplir ou de les violer. Ce qui fait le bien et le mal d’une action, ce n’est pas l’action même, c’est l’intention qui l’a déterminée. Devant tout tribunal équitable, le crime est dans l’intention, et c’est à l’intention que s’attache la punition. Où donc la liberté manque, où il n’y a plus que le désir et la passion, nulle ombre même de moralité ne subsiste. Mais nous ne voulons pas écarter par la question préalable la morale de la sensation. Nous allons examiner en lui-même le principe qu’elle pose, et faire voir qu’on ne peut tirer de ce principe ni l’idée du bien et du mal, ni aucune des idées morales qui se rattachent à celle-là.
2º Suivant la philosophie de la sensation, le bien n’est autre chose que l’utile. En substituant l’utile à
Si l’utilité est la mesure unique de la bonté des actions, je ne dois considérer qu’une chose quand on me propose une action à faire : quels avantages peuvent en résulter pour moi ?
Ainsi je suppose que tout à coup un ami, dont l’innocence m’est connue, tombe dans la disgrâce ou d’un roi ou de l’opinion, maîtresse plus jalouse et plus impérieuse que tous les rois, et qu’il y ait du danger à lui rester fidèle et de l’avantage à me séparer de lui ; si d’un côté le danger est certain et si de l’autre l’avantage est infaillible, il est clair que je dois ou abandonner mon ami malheureux ou renoncer au principe de l’intérêt, de l’intérêt bien entendu.
Mais on me dira : songez à l’incertitude des choses humaines ; pensez que le malheur peut vous atteindre aussi, et n’abandonnez pas votre ami, dans la crainte qu’on ne vous abandonne un jour.
Je réponds : d’abord c’est l’avenir qui est incertain, mais le présent est certain : si je puis retirer de grands, d’évidents avantages d’une action, il serait absurde de les sacrifier à la chance d’un malheur possible. D’ailleurs, selon moi, toutes les chances de l’avenir sont en ma faveur : c’est là l’hypothèse que nous avons faite.
Ne m’opposez pas non plus le remords. Quel remords puis-je éprouver d’avoir suivi la vérité, si le principe de l’intérêt est en effet la vérité morale ? Au contraire, j’en devrai ressentir de la satisfaction.
Restent les récompenses et les peines de l’autre vie. Mais comment croire à une autre vie dans un système qui renferme la connaissance humaine dans les limites de la sensation transformée ?
Je n’ai donc aucun motif pour garder la fidélité à un ami. Et cependant cette fidélité, le genre humain me l’impose : et si j’y manque, je suis déshonoré.
Si le bonheur est le but suprême, le bien et le mal n’est pas dans l’acte lui-même, mais dans ses résultats heureux ou funestes.
Fontenelle voyant mener un homme au supplice, disait : « Voilà un homme qui a mal calculé. »
D’où il suit que si cet homme, en faisant ce qu’il a fait, eût échappé au supplice, il aurait bien calculé, et que sa conduite eût été louable. L’action devient donc bonne ou mauvaise selon l’événement. Tout acte est de soi indifférent, et c’est le sort qui le qualifie.
Si l’honnête n’est que l’utile, le génie du calcul est la sagesse par excellence ; que dis-je ? c’est la vertu !
Mais ce génie n’est point à la portée de tout le re série, t. III, Philosophie sensualiste, leçon Helvétius, p. 159, « Dans la doctrine de l’intérêt, tout homme cherche l’utile, mais il n’est pas sûr de l’atteindre. Il peut, à force de prudence et de combinaisons profondes, accroître en sa faveur les chances de succès ; il est impossible qu’il n’en reste pas quelques-unes contre lui ; il ne poursuit donc jamais qu’un résultat probable. Au contraire, dans la doctrine du devoir, je suis toujours sûr d’atteindre le dernier but que je me propose, le bien moral. Je hasarde ma vie pour sauver mon semblable ; si, par malheur, je manque ce but, il en est un autre qui ne m’échappe pas, qui ne peut pas m’échapper : j’ai voulu le bien, je l’ai accompli. Le bien moral étant surtout dans l’intention vertueuse, est toujours en mon pouvoir et à ma portée ; quant au bien matériel qui peut résulter de l’action elle-même, la Providence seule eu dispose absolument. Félicitons-nous qu’elle ait placé notre destinée morale entre nos mains, en la faisant dépendre du bien et non de l’utile. La volonté, pour agir dans les épreuves pénibles de la vie, a besoin d’être soutenue par la certitude. Qui serait disposé à donner son sang pour un but incertain ? Le succès est un problème compliqué qui pour être résolu exige toute la puissance du calcul des probabilités. Quel travail et quelles incertitudes entraîne un pareil calcul ! Le doute est une bien triste préparation à l’action. Mais quand on se propose avant tout de faire son devoir, on agit sans aucune perplexité. Fais ce que dois, advienne que pourra, est une devise qui ne trompe pas. Avec un tel but, on est assuré de ne jamais le poursuivre en vain. »
Et pourtant l’humanité parle de désintéressement, et par là elle n’entend nullement ce savant égoïsme qui se
Mais la gloire, dira-t-on, la passion de la gloire, voilà ce qui a inspiré Régulus ; c’est donc encore l’intérêt qui explique l’apparent héroïsme du vieux Romain. Convenez qu’alors cette manière d’entendre son intérêt est absurde jusqu’au ridicule, et que les héros sont des égoïstes bien maladroits et bien inconséquents. Au lieu d’élever des statues, avec le genre humain abusé, à
3º S’il n’y a pas de liberté, s’il n’y a pas de distinction essentielle entre le bien et le mal, s’il n’y a que de l’intérêt bien ou mal entendu, il ne peut pas y avoir d’obligation.
Il est d’abord trop évident que l’obligation suppose un être capable de l’accomplir, que le devoir ne s’applique qu’à un être libre. Ensuite la nature de l’obligation est telle que si nous y manquons, nous nous sentons coupables, tandis que si, au lieu de bien entendre notre intérêt, nous l’avons mal entendu, il ne s’ensuit qu’une seule chose, c’est que nous sommes malheureux. Mais être coupable et être malheureux, est-ce donc la même chose ? Il y a là deux idées radicalement différentes. Vous pouvez me conseiller de bien entendre mon intérêt, sous peine de tomber dans quelque malheur, vous ne pouvez pas me commander de voir clair dans mon intérêt sous peine de crime.
On n’a jamais considéré l’imprudence comme un crime. Quand on l’accuse moralement, c’est bien moins comme étant nuisible que comme attestant des vices de l’âme, la légèreté, la présomption, la faiblesse.
Ainsi que nous l’avons dit, notre vrai intérêt est souvent du discernement le plus difficile. L’obligation est
Quelque pressantes que puissent être les sollicitations de l’intérêt, on peut toujours entrer en contestation et en arrangement avec lui. Il y a mille manières d’être heureux. Vous m’assurez qu’en me conduisant de telle façon, j’arriverai à la fortune. Oui, mais j’aime mieux le repos que la fortune, et au seul point de vue du bonheur, l’activité n’est pas meilleure que la paresse. Rien n’est plus malaisé que de conseiller quelqu’un sur son intérêt : rien de plus aisé en fait d’honneur.
Après tout, dans la pratique, l’utile se résout dans l’agréable, c’est-à-dire dans le plaisir. Or, en fait de plaisir, tout dépend de l’humeur et du tempérament. Dès qu’il n’y a ni bien ni mal en soi, il n’y a pas de plaisirs plus ou moins nobles, plus ou moins relevés : il n’y a que des plaisirs qui nous agréent plus ou moins. Cela tient à la nature de chacun de nous. Voilà pourquoi l’intérêt est si capricieux. Chacun l’entend comme il lui plaît, parce que chacun est juge de ce qui lui plaît. L’un est plus touché dus plaisirs des sens, l’autre des plaisirs de l’esprit ou du cœur. À celui-ci la passion de la gloire tient lieu des plaisirs des sens ; à celui-là le plaisir de la domination paraît bien supérieur à celui de la gloire.
Il n’en est point ainsi de l’obligation. Elle n’est point, ou elle est absolue. L’idée d’obligation implique celle de quelque chose d’inflexible. Cela seul est un devoir dont on ne peut être délié sous aucun prétexte, et qui l’est pour tous au même titre. Il est une chose devant laquelle tous les caprices de mon esprit, de mon imagination, de ma sensibilité, doivent disparaître, c’est l’idée du bien, avec l’obligation qu’elle entraîne. À ce commandement suprême, je ne puis opposer ni mon humeur, ni les circonstances, ni même les difficultés. Cette loi n’admet ni délai, ni accommodement, ni excuse. Dès qu’elle parle, soit à vous, soit à moi, en quelque lieu, en quelque circonstance, en quelque disposition, que nous soyons, il ne nous reste qu’à obéir. Nous pouvons ne pas obéir, car nous sommes libres ; mais toute désobéissance à la loi nous paraît à nous-mêmes une faille plus ou moins grave, un mauvais emploi de notre liberté. Et la loi violée a sa sanction pénale immédiate dans le remords qu’elle nous inflige.
La seule peine qu’entraînent pour nous les conseils de la prudence, plus ou moins bien compris, plus ou moins bien suivis, c’est, en fin de compte, plus ou moins
Ce n’est pas que je veuille renouveler le stoïcisme et dire à la douleur : Tu n’es pas un mal. Non, je conseille fort d’éviter la douleur autant qu’on le peut, de bien entendre son intérêt, de fuir le malheur et de rechercher le bonheur. Je fais grand cas de la prudence. Je veux établir seulement que le bonheur est une chose et que la vertu en est une autre, que l’homme aspire nécessairement au bonheur, mais qu’il n’est obligé qu’à la vertu, et que, par conséquent, à côté et au-dessus de l’intérêt bien entendu est une loi morale, c’est-à-dire, comme la conscience l’atteste et comme le genre humain tout entier l’avoue, une prescription impérieuse à laquelle on ne peut se dérober volontairement sans crime et sans honte.
4º Si l’intérêt ne rend pas compte de l’idée de devoir, par une conséquence nécessaire, il ne rend pas
Il ne faut pas confondre la puissance et le droit. Un être pourrait avoir une puissance immense, celle de l’ouragan, de la foudre, celle d’une des forces de la nature ; s’il n’y joint la liberté, il n’est qu’une chose redoutable et terrible, il n’est point une personne : il peut inspirer au plus haut degré la crainte et l’espérance : il n’a pas droit au respect ; on n’a pas de devoirs envers lui.
Le devoir et le droit sont frères. Leur mère commune est la liberté. Ils naissent le même jour, ils se développent et ils périssent ensemble. On pourrait même dire que le droit et le devoir ne font qu’un, et sont le même être envisage de deux côtes différents. Qu’est-ce, en effet, que mon droit à votre respect, sinon le devoir que vous avez de me respecter, parce que je suis un être libre ? Mais vous-même, vous êtes un être libre, et le fondement de mon droit et de votre devoir devient pour vous le fondement d’un droit égal et en moi d’un égal devoiree
Je dis égal de l’égalité la plus rigoureuse, car la liberté, et la liberté seule, est égale à elle-même. Tout le reste est divers ; par tout le reste, les hommes diffèrent ; car la ressemblance est encore de la différence. Comme il n’y a pas deux feuilles qui soient les mêmes, il n’y a pas deux hommes absolument les mêmes par le corps, par les sens, par l’esprit, par le cœur. Mais il
La philosophie de la sensation part d’un principe qui la condamne à des conséquences aussi désastreuses que celles du principe de la liberté sont bienfaisantes. En confondant la volonté avec le désir, elle justifie la passion qui est le désir dans toute sa force, la passion qui est précisément le contraire de la liberté. Elle déchaîne ainsi tous les désirs et toutes les passions, elle ôte tout frein à l’imagination et au cœur ; elle rend chaque homme bien moins heureux de ce qu’il possède que misérable de ce qui lui manque : elle lui fait regarder son voisin d’un œil d’envie ou de mépris, et pousse incessamment la société vers l’anarchie ou vers la
Un être libre, en possession de la règle sacrée de la justice, ne peut la violer, sachant qu’il doit et qu’il peut la suivre, sans reconnaître immédiatement qu’il mérite une punition. L’idée de la peine n’est pas une idée artificielle, empruntée aux calculs profonds des législateurs ; ce sont les législations qui reposent sur l’idée naturelle de la peine. Cette idée, correspondant à celle de la liberté et de la justice, manque nécessairement où les deux premières ne sont pas. Celui qui obéit, et qui obéit fatalement à ses désirs, à l’attrait du plaisir et du bonheur, en supposant qu’il fasse, sans aucun autre motif que son intérêt, un acte conforme, extérieurement du moins, à la règle de la justice, a-t-il quelque mérite à faire une action pareille ? Pas le moins du monde. La conscience ne lui attribue aucun mérite, et nul ne lui doit ni remercîment ni récompense, car il n’a pensé qu’à lui-même. D’autre part, s’il nuit aux autres en voulant se servir, il ne se sent pas coupable, et ni lui ni personne ne peut dire qu’il ait mérité une punition. Un être libre qui veut ce qu’il fait, qui a une loi, et peut s’y conformer ou l’enfreindre, est seul responsable de ses actes. Mais quelle responsabilité peut-il y avoir dans l’absence de la liberté et d’une règle de justice reconnue et acceptée ? L’homme de la sensation et du désir tend à son bien propre sous la loi de l’intérêt, comme la pierre est poussée vers le centre de la terre, sous la loi de la gravitation, comme l’aiguille aimantée se tourne vers le nord. L’homme peut s’égarer
Nous pouvons donc tirer cette conclusion sans craindre qu’elle soit contredite ni par l’analyse, ni par la dialectique : la doctrine de l’intérêt est incompatible avec les faits les plus certains, avec les convictions les plus assurées de l’humanité. Ajoutons que cette doctrine n’est pas moins incompatible avec l’espérance d’un autre monde où le principe de la justice sera mieux réalisé que dans celui-ci.
Je ne rechercherai pas si la métaphysique sensualiste peut arriver à un être infini, auteur de l’univers et de l’homme. Je suis très persuadé qu’elle ne le peut. Car toute preuve de l’existence de Dieu suppose dans l’esprit humain des principes dont la sensation ne rend pas compte : par exemple, le principe universel et nécessaire des causes, sans lequel je n’aurais pas le besoin de chercher ni le pouvoir de trouver la cause de quoi que ce soitre partie, re
Quelle sainte espérance pourrions-nous donc fonder sur un tel Dieu ? Et nous qui avons quelque temps rampé sur cette terre, ne pensant qu’à nous-mêmes, ne cherchant que le plaisir et un bonheur misérable, quelles souffrances noblement supportées pour la justice, quels efforts généreux pour maintenir et développé la dignité de notre âme, quelles tendresses vertueuses pour d’autres âmes pouvons-nous offrir au père de l’humanité comme des titres à sa justice miséricordieuse ? Le principe qui persuade le mieux au genre humain l’immortalité de l’âme est encore le principe nécessaire du mérite et du démérite, qui ne trouvant pas ici-bas son exacte satisfaction, et devant la trouver pourtant, nous inspire d’en appeler à un Dieu qui n’a pas mis dans nos cœurs la loi de la justice pour la violer lui-même à notre égard
Les disciples d’Helvétius se feront gloire peut-être d’avoir affranchi l’humanité de craintes et d’espérances qui la détournent de ses vrais intérêts. C’est un service que le genre humain appréciera. Mais puisqu’ils renferment toute notre destinée en ce monde, demandons-leur quel sort si digne d’envie ils nous y réservent, quel ordre social ils chargent de notre bonheur, quelle politique enfin dérive de leur moralePhilosophie sensualiste.
Vous le savez déjà. Nous avons démontré que la philosophie de la sensation ne connaît ni la vraie liberté ni le droit véritable. Qu’est-ce en effet pour cette philosophie que la volonté ? C’est le désir. Qu’est-ce alors que le droit ? Le pouvoir de satisfaire ses désirs. À ce compte, l’homme n’est pas libre, et le droit c’est la force.
Encore une fois, rien n’appartient moins à l’homme que le désir. Le désir vient du besoin que l’homme ne fait pas, mais qu’il subit. Il subit de même le désir. Réduire la volonté au désir, c’est, anéantir la liberté ; c’est pis encore, c’est la mettre où elle n’est pas ; c’est créer une liberté mensongère qui devient un instrument de crime et de misère. Appeler l’homme à une telle liberté, c’est ouvrir son âme à des désirs infinis, qu’il lui
Tels sont les éléments sociaux que la morale de l’intérêt livre à la politique. De tels éléments je défie tous les politiques de l’école de la sensation et de l’intérêt de tirer un seul jour de liberté et de bonheur pour l’espèce humaine.
Dès que le droit, c’est la force, l’état naturel des hommes entre eux, c’est la guerre. Désirant tous les mêmes choses, ils sont tous nécessairement ennemis ; et dans cette guerre, malheur aux faibles, aux faibles de corps et aux faibles d’esprit ! Les plus forts sont les maîtres de plein droit. Puisque le droit est la force, le faible peut se plaindre de la nature qui ne l’a pas fait fort, et non pas de l’homme fort qui use de son droit en l’opprimant. Le faible appelle donc la ruse à son aide ; et c’est dans cette lutte de la ruse et de la force que se débat l’humanité.
Oui, s’il n’y a que des besoins, des désirs, des
On ne peut rompre ce cercle fatal qu’à l’aide de principes que toutes les métamorphoses de la sensation n’engendrent pas et dont l’intérêt ne peut rendre compte, mais qui n’en subsistent pas moins à l’honneur et pour le salut de l’humanité. Ces principes sont ceux que le temps a tirés peu à peu du christianisme pour leur donner à conduire les sociétés modernes. Vous les trouverez écrits dans la glorieuse déclaration des droits qui a brisé à jamais la monarchie de Louis XV et préparé la monarchie constitutionnelle. Ils sont dans la charte qui nous gouverne, dans nos lois, dans nos institutions, dans nos mœurs, dans l’air que nous respirons. Ils servent à la fois de fondements à notre société et à la philosophie nouvelle nécessaire à l’ordre nouveau
eeme de Maintenon frayait la route à Mme de Pompadour. Après la mode de la dévotion vint celle de la licence ; elle envahit tout. Elle descendit de la cour dans la noblesse, dans le clergé même, et aussi dans le peuple. Elle entraîna les meilleurs esprits, quelquefois même le génie. Elle mit une philosophie étrangère à la place de la philosophie nationale, coupable, toute persécutée qu’elle avait été, de ne pas être inconciliable avec le christianisme. Un disciple de Locke, que Locke aurait désavoué, Condillac remplaça Descartes, comme l’auteur de Candide et de La Pucelle avait remplacé Corneille et Bossuet, comme Boucher et Vanloo avaient Œuvres de Reid, t. IV, p. 297. « Les hommes ne sont ni aussi bons ni aussi mauvais que leurs principes ; et, comme il n’y a pas de sceptique dans la rue, de même je m’assure qu’il n’y a point de spectateur désintéressé des actions humaines qui ne soit forcé de les discerner comme justes et injustes. Le scepticisme n’a pas de lueur qui ne pâlisse devant l’éclat de cette vive lumière intérieure qui éclaire les objets de la perception morale, comme la lumière du jour éclaire les objets de la perception sensible. »
e
J’ai presque des excuses à vous faire d’une aussi longue leçon ; mais il fallait bien instituer un sérieux combat contre une morale radicalement incompatible avec celle que je voudrais faire pénétrer dans vos esprits et dans vos âmes. Il me fallait surtout enlever à cette morale ce faux air libéral qu’elle usurpe en vain. Je
De la morale du sentiment. — De la morale fondée sur le principe de l’intérêt du plus grand nombre. — De la morale fondée sur la seule volonté de Dieu. — De la morale fondée sur les peines et les récompenses futures.
Quand nous avons fait une bonne action, n’est-il pas certain que nous éprouvons un plaisir d’une certaine nature, qui nous est comme le prix de cette action ? Ce plaisir ne vient pas des sens : il n’a ni son principe ni sa mesure dans une impression faite sur nos organes. Il ne se confond pas non plus avec la jouissance de l’intérêt personnel satisfait : nous ne sommes pas émus de la même manière, en pensant que nous avons réussi, et en pensant que nous avons été honnêtes. Le plaisir attaché au témoignage de la bonne conscience est pur ; les autres plaisirs sont très mélangés. Il est durable, quand les autres passent vite. Enfin il est toujours à notre portée. Au sein même du malheur, l’homme porte en soi une source permanente d’exquises jouissances : car il a toujours la puissance de faire le bien ; tandis que le succès, dépendant de mille circonstances dont
Comme la vertu a ses jouissances, le crime aussi a ses douleurs. La souffrance qui suit la faute est la juste rançon du plaisir que nous y avons trouvé et elle naît souvent avec lui. Elle empoisonne les joies coupables et les succès qui ne sont pas légitimes. Elle blesse, elle déchire, elle mord, pour ainsi dire, et c’est de là que lui vient son nom. Cette souffrance, il suffit d’être homme pour l’avoir connue : c’est le remords.
Voici d’autres faits également incontestables :
J’aperçois un homme dont le visage porte les marques de la détresse et de la misère. Il n’y a rien là qui puisse m’atteindre et me nuire ; cependant, sans réflexion ni calcul, la vue seule de cet homme souffrant me fait souffrir. Ce sentiment est la pitié, la compassion, dont le principe général est la sympathie.
La tristesse d’un de mes semblables m’inspire de la tristesse, et un visage épanoui me dispose à la joie :
Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent Humani vultus.
La joie des autres a de l’écho dans notre âme, et leurs douleurs, même physiques, se communiquent à nous presque physiquement. C’est un mot qui n’est pas aussi exagéré qu’on a bien voulu le dire que celui de Mme de Sévigné à sa fille malade : J’ai mal à votre poitrine.
Notre âme éprouve le besoin de se mettre à l’unisson et comme un équilibre avec celle d’autrui. De là ces
N’oublions pas un troisième ordre de faits qui tient au précédent, mais qui en diffère.
Nous ne sympathisons pas seulement avec l’auteur d’une action vertueuse, nous lui souhaitons du bien, nous lui en ferions volontiers, nous l’aimons en un certain degré. Cet amour va jusqu’à l’enthousiasme quand il a pour objet un acte sublime et un héros. C’est là le principe des hommages, des honneurs que l’humanité rend aux grands hommes. Et ce sentiment ne se porte pas seulement sur les autres : nous nous l’appliquons à nous-mêmes, par une sorte de retour qui n’est pas de l’égoïsme. Oui, on peut dire que nous nous aimons, quand nous avons bien fait. Le sentiment que les autres nous doivent, s’ils sont justes, nous nous l’accordons à nous-mêmes : ce sentiment, c’est la bienveillance.
Au contraire, assistons-nous à une mauvaise action ? nous éprouvons pour l’auteur de cette action de l’antipathie, et de plus nous lui voulons du mal : nous désirons qu’il souffre pour la faute qu’il a commise, et en
La satisfaction morale n’est pas la sympathie, pas plus que la sympathie n’est, à parler rigoureusement, la bienveillance. Mais ces trois phénomènes ont ce caractère commun d’être tous des sentiments. Ils donnent naissance à trois systèmes de morale différents et analogues.
Suivant certains philosophes, une action bonne est celle qui est suivie de la satisfaction morale, une action mauvaise est celle qui est suivie du remords. Le caractère bon ou mauvais d’une action nous est d’abord attesté par le sentiment qui l’accompagne. Puis, ce sentiment, avec sa signification morale, nous l’attribuons aux autres hommes ; car nous jugeons qu’ils sont faits comme nous, et qu’en présence des mêmes actions ils éprouvent les mêmes sentiments.
D’autres philosophes ont assigné le même rôle à la sympathie ou à la bienveillance.
Pour ceux-là le bien est ce avec quoi nous sympathisons naturellement. Un homme se dévoue-t-il à la mort par amour pour sa patrie ? cette action héroïque éveille en nous, en un certain degré, le même sentiment qui l’a inspirée. Les passions mauvaises ne retentissent pas ainsi dans notre cœur, à moins qu’elles ne nous trouvent déjà bien corrompus, et qu’elles n’aient pour complice l’intérêt ; mais alors même il y a quelque chose en nous qui se révolte contre ces passions, et dans l’âme la plus dépravée subsiste un sentiment caché de sympathie pour le bien et d’antipathie pour le mal.
Ces systèmes divers peuvent se ramener à un seul, qui s’appelle la morale du sentiment.
On n’a pas de peine à montrer la différence qui sépare cette morale de celle de l’égoïsme. L’égoïsme, c’est l’amour exclusif de soi-même, c’est la recherche réfléchie et permanente de son plaisir et de son bien-être.
Qu’y a-t-il de plus opposé à l’intérêt que la bienveillance ? Dans la bienveillance, loin de vouloir du bien
La sympathie comme la bienveillance se rapporte à un autre que nous : notre intérêt n’y a point de part. L’âme est faite de telle sorte qu’elle est capable de souffrir des souffrances d’un ennemi. Qu’un homme fasse une noble action, elle a beau contrarier nos intérêts, il s’élève en nous une certaine sympathie pour cette action et pour son auteur.
On a tenté d’expliquer la compassion que nous inspire la douleur d’un de nos semblables par la crainte que nous avons de la ressentir à notre tour. Mais souvent le malheur auquel nous compatissons est si éloigné de nous et nous menace si peu qu’il serait absurde de le craindre. Sans doute pour que la sympathie ait lieu, il faut avoir l’expérience de la souffrance :
. Car comment voulez-vous que je sois sensible à des maux dont je ne me fais aucune idée ? Mais ce n’est là que la condition de la sympathie. Il n’en faut pas du tout conclure qu’elle ne soit que le ressouvenir de nos propres maux ou la crainte des maux à venir.non ignara mali
Nul retour sur nous-mêmes ne peut rendre compte de la sympathie. D’abord elle est involontaire aussi bien
L’égoïsme admet tous les plaisirs ; il n’en repousse aucun ; il peut, s’il est éclairé, s’il est devenu délicat et raffiné, recommander, comme plus durables et moins mélangés, les plaisirs du sentiment. La morale du sentiment se confondrait donc avec celle de l’égoïsme, si elle prescrivait d’obéir au sentiment pour le plaisir qu’on y trouve. Il n’y aurait plus aucun désintéressement : l’individu serait toujours le centre et l’unique fin de toutes ses actions. Mais il n’en va point ainsi. Le charme des plaisirs de la conscience vient précisément de ce qu’on s’est oublié soi-même dans l’action qui les a fait naître. De même si la nature a joint à la sympathie et à la bienveillance une vraie jouissance, c’est à la condition que ces sentiments resteront ce qu’ils sont, purs et désintéressés ; il faut que vous ne songiez qu’à l’objet de votre sympathie ou de votre bienveillance, pour que la bienveillance et la sympathie reçoivent leur récompense dans le plaisir qu’elles donnent. Autrement, ce plaisir n’a plus sa raison d’être, et on le manque dès qu’on le cherche pour lui-même. Nulle métamorphose de l’intérêt ne peut faire éclore un plaisir attaché au seul désintéressement.
La morale de l’égoïsme n’est qu’un mensonge
On le voit : nous rendons un sincère hommage à la morale du sentiment. Cette morale est vraie : seulement elle ne se suffit point à elle-même ; elle a besoin d’un principe qui l’autorise.
J’agis bien, et j’en éprouve de la satisfaction intérieure ; je fais mal, et j’en éprouve du remords. Ce ne sont pas ces deux sentiments qui qualifient l’acte que je viens de faire, puisqu’ils le suivent. Nous serait-il re partie, leçon Du mysticisme, p. 113, et IIe partie, leçon re série, t. Ier, Premiers essais, cours de 1817, Du vrai principe de la morale, p. 282, etc., et t. IV, Philosophie écossaise, la réfutation détaillée des théories d’Hutcheson et de Smith.
De même n’est-ce pas parce que nous trouvons une action bonne que nous sympathisons avec elle ? N’est-ce pas parce que les dispositions d’un homme nous paraissent conformes à l’idée de la justice que nous inclinons à les partager avec lui ? D’ailleurs si la sympathie était le vrai critérium du bien, tout ce pour quoi nous éprouvons de la sympathie serait bien. Mais la sympathie ne se rapporte pas seulement à quelque chose de moral : nous sympathisons avec la douleur et avec la joie, qui n’ont rien à voir avec la vertu et avec le crime. Nous sympathisons même avec les souffrances physiques. La sympathie morale n’est qu’un cas de la sympathie générale. Il faut même le reconnaître : la sympathie n’est pas toujours d’accord avec la raison.
La bienveillance aussi n’est pas toujours déterminée par le bien seul. Et encore lorsqu’elle s’applique à l’homme vertueux, elle suppose un jugement par lequel nous prononçons que cet homme est vertueux. Ce n’est pas parce que nous voulons du bien à l’auteur d’une action, que nous jugeons que cette action est bonne ; c’est parce que nous avons jugé que cette action est bonne, que nous voulons du bien à son auteur. Il y a plus. Dans le sentiment de la bienveillance est enveloppé un jugement nouveau qui n’est pas dans la sympathie. Ce jugement est celui-ci : l’auteur d’une bonne action mérite d’être heureux, comme l’auteur d’une mauvaise action mérite de souffrir pour l’expier. Voilà pourquoi nous souhaitons à l’un du bonheur et à l’autre une souffrance réparatrice. La bienveillance n’est guère que la forme sensible de ce jugement.
Tous ces sentiments supposent donc un jugement antérieur et supérieur. Partout et toujours le même cercle vicieux. De ce que les sentiments que nous venons de rappeler ont un caractère moral, on en conclut qu’ils constituent l’idée du bien, tandis que c’est l’idée du bien qui leur communique le caractère que nous y apercevons.
Autre difficulté : les sentiments tiennent à la
La sympathie et la bienveillance n’échappent pas aux conditions de tous les phénomènes de la sensibilité. Nous ne possédons pas tous au même degré le pouvoir de ressentir ce qu’éprouvent les autres. Ceux qui ont
N’est-ce pas une règle de la prudence de ne pas trop écouter, sans les dédaigner toutefois, les inspirations souvent capricieuses du cœur ? Gouverné par la raison, le sentiment lui devient un appui admirable ; mais livré à lui-même, en peu de temps il dégénère en passion, et la passion est fantasque, excessive, injuste ; elle donne à l’âme du ressort et de l’énergie, mais la plupart
Ainsi la morale du sentiment, quoique supérieure à celle de l’intérêt, est encore insuffisante : 1º elle donne pour fondement à l’idée du bien ce qui est fondé sur cette idée même ; 2º la règle qu’elle propose est trop mobile pour être universellement obligatoireŒuvres de Reid, t. III, p. 410-411 : « La perception des qualités morales des actions humaines est accompagnée d’une émotion de l’âme que nous appelons
sentiment. Le sentiment est un secours de la nature qui nous invite au bien par l’attrait des plus nobles jouissances dont l’homme soit capable, et qui nous détourne du mal par le mépris, l’aversion, l’horreur qu’il nous inspire. C’est un fait qu’à la contemplation d’une belle action ou d’un noble caractère, en même temps que nous percevons ces qualités de l’action et du caractère, perception qui est un jugement, nous éprouverons pour la personne un amour mêlé de respect, et quelquefois une admiration pleine d’attendrissement. Une mauvaise action, un caractère lâche et perfide, excitent une perception et un sentiment contraires. L’approbation intérieure de la conscience et le remords sont les sentiments attachés à la perception des qualités morales de nos propres actions… Je n’affaiblis point la part du sentiment ; cependant il n’est pas vrai que la morale soit toute dans le sentiment ; si on le soutient, on anéantit les distinctions morales… Que la morale soit toute dans le sentiment, rien n’est bien, rien n’est mal en soi ; le bien et le mal sont relatifs ; les qualités des actions humaines… sont précisément telles que chacun les sent. Changez le sentiment, vous changez tout ; la même action est à la fois bonne, indifférente et mauvaise, selon l’affection du spectateur. Faites taire le sentiment, les actions ne sont que des phénomènes physiques ; l’obligation se résout dans les penchants, la vertu dans le plaisir, l’honnête dans l’utile. C’est la morale d’Épicure : Dii meliora piis ! »
Il est un autre système dont nous dirons aussi, comme du précédent, qu’il n’est pas faux, mais insuffisant aussi et incomplet.
Constatons d’abord que le nouveau principe est entièrement opposé à celui de l’intérêt personnel, car, suivant les circonstances, il peut commander, non seulement un sacrifice passager, mais un sacrifice irréparable, celui de la vie. Or, les plus savants calculs de l’intérêt personnel ne peuvent aller jusque-là.
Et pourtant ce principe est loin de renfermer la vraie morale et toute la morale.
Le principe de l’intérêt général porte au désintéressement, et c’est beaucoup assurément ; mais le désintéressement est la condition de la vertu, non la vertu elle-même. On peut commettre une injustice avec le plus entier désintéressement. De ce qu’un acte ne profite pas à celui qui le fait, il ne s’ensuit pas qu’il ne
À cela on répond que si dans l’exemple cité la justice et l’intérêt s’excluent, c’est que l’intérêt n’était pas assez général ; et on arrive à la maxime célèbre qu’il faut sacrifier soi-même à sa famille, la famille à la cité, la cité à la patrie, la patrie à l’humanité, qu’enfin le bien est le plus grand intérêt du plus grand nombre
Quand vous iriez jusque-là, vous n’auriez pas encore atteint l’idée même de la justice. L’intérêt de
Allons plus loin : si c’est l’intérêt de l’humanité qui constitue et mesure la justice, il n’y a d’injuste que ce que cet intérêt déclare tel. Mais vous ne pouvez affirmer absolument qu’en aucune circonstance l’intérêt de l’humanité ne commandera pas telle ou telle action : et s’il la commande, eu vertu de votre principe, il faudra la faire, quelle qu’elle soit, et la faire en tant que juste.
Vous m’ordonnez de sacrifier l’intérêt particulier à l’intérêt général. Mais au nom de quoi me l’ordonnez-vous ? Est-ce au nom seul de l’intérêt ? Si l’intérêt, comme tel, doit me toucher, évidemment mon intérêt doit me toucher aussi, et je ne vois pas pourquoi je le sacrifierais à celui des autres.
Le but suprême de la vie humaine, c’est le bonheur, dites-vous. J’en conclus fort raisonnablement que le but suprême de ma vie est mon bonheur.
Pour me demander le sacrifice de mon bonheur, il faut en appeler à un autre principe que le bonheur même.
Considérez à quelle perplexité me condamne ce fameux principe du plus grand intérêt du plus grand nombre. e
Et c’est sur un fondement aussi mobile que vous voulez établir la morale ? Que vous laissez de place au sophisme avec cette loi complaisante et énigmatique de l’intérêt généralPhilosophie écossaise, Hutcheson, leç. « Si le bien est cela seul qui doit être le plus utile au plus grand nombre, où trouver le bien et qui le peut discerner ? Pour savoir si telle action, que je me propose de faire, est bonne ou mauvaise, il faut que je m’assure si, malgré son utilité visible et directe dans le temps présent, elle ne deviendra pas nuisible dans un avenir que je ne connais pas encore. Je dois rechercher si, utile aux miens et à ceux qui m’entourent, elle n’aura pas des contrecoups fâcheux pour le genre humain, auquel je dois songer avant tout. Il importe que je sache si l’argent que je suis tenté de donner à cet infortuné qui en a besoin, ne serait pas plus utile autrement employé. En effet, la règle est ici le plus grand bien du plus grand nombre. Pour la suivre, quels calculs me sont imposés ! Dans les ténèbres de l’avenir, dans l’incertitude des conséquences un peu éloignées de toute action, le plus sûr est de ne rien faire qui ne se rapporte à moi, et le dernier résultat d’une prudence si raffinée est l’indifférence et l’égoïsme. Je suppose que vous ayez reçu un dépôt d’un opulent voisin, vieux et malade, une somme dont il n’a aucun besoin, et sans laquelle votre nombreuse et jeune famille court le risque de mourir de faim. Il vous redemande cette somme ; que devez-vous faire ? Le plus grand nombre est de votre côté et la plus grande utilité aussi ; car cette somme est insignifiante pour votre riche voisin, tandis qu’elle sauvera votre famille de la misère et peut-être de la mort. Père de famille, je voudrais bien savoir au nom de quel principe vous hésiteriez à retenir la somme qui vous est nécessaire. Raisonneur intrépide, placé dans l’alternative de tuer cet homme vieux et malade ou de laisser mourir de faim votre femme et tous vos enfants, vous le devez tuer en toute sûreté de conscience. Vous avez le droit, vous avez même le devoir de sacrifier le moindre avantage d’un seul au plus grand bien du plus grand nombre ; et puisque ce principe est l’expression de la vraie justice, vous n’êtes que son ministre en faisant ce que vous faites. Un ennemi vainqueur ou un peuple furieux menacent de détruire une ville entière, si on ne leur livre la tête de tel homme, qui pourtant est innocent. Au nom du plus grand bien du plus grand nombre, on immolera cet homme sans scrupule. On pourra même soutenir qu’innocent la veille, il a cessé de l’être aujourd’hui, puisqu’il est un obstacle au bien public. La justice ayant été une fois déclarée l’intérêt du plus grand nombre, l’unique question est de savoir où est cet intérêt. Or, ici, le doute est impossible ; donc il est parfaitement juste d’offrir l’innocence en holocauste au salut public. Il faut accepter cette conséquence ou rejeter le principe. »
Une autre erreur de ce système est de confondre le bien lui-même avec une seule de ses applications. Si le bien est le plus grand intérêt du plus grand nombre, la conséquence est claire : il n’y a qu’une morale publique et sociale et point de morale privée ; il n’y a qu’une seule classe de devoirs, les devoirs envers les autres et point de devoirs envers nous-mêmes. Mais c’est retrancher précisément ceux de nos devoirs qui garantissent le plus sûrement l’exercice de tous les autresMorale privée et publique.République, t. IX et X de notre traduction.
Disons encore un mot d’un système qui, sous de sublimes apparences, cache un principe vicieuxPremiers essais, Du vrai principe de la morale, p. 284-287, une réfutation de ce système.
Il y a des personnes qui croient relever Dieu en mettant dans sa volonté seule le fondement de la loi morale, et le souverain mobile de l’humanité dans les peines et les récompenses qu’il lui a plu d’attacher au respect et à la violation de sa volonté.
Entendons-nous bien dans une matière aussi délicate.
Il est certain, et bientôt nous l’établirons nous-mêmes pour le bien
En faisant donc toutes nos réserves sur ce qu’il y a de vrai dans le système qui fait reposer la morale sur la volonté de Dieu, nous devons montrer ce qu’il y a dans ce système, tel qu’on le présente, de faux, d’arbitraire, d’incompatible avec la morale elle-mêmeEsquisse d’une histoire générale de la philosophie, IIe série, t. II, leçon er livre de la Somme contre les Gentils, chap.« Per prædicta autem excluditur error dicentium omnia procedere a Deo secundum simplicem voluntatem, ut de nullo oporteat rationem reddere, nisi quia Deus vult. Quod etiam divinæ Scripturæ contrariatur, quæ Deum perhibet secundum ordinem sapientiæ suæ omnia fecisse, secundum illud Psalm. 103 : Omnia in sapientia fecisti. »
Ibid., liv. II, chap. « Per hoc autem excluditur quorumdam error qui dicebant omnia ex simplici divina voluntate dependere aliqua ratione. »
D’abord il n’appartient point à la volonté, quelle qu’elle soit, d’instituer le bien, pas plus que le vrai ni le beau. Je n’ai nulle idée de la volonté de Dieu sinon par la mienne, bien entendu avec les différences qui séparent ce qui est fini de ce qui est infini. Or, je ne puis par ma volonté fonder la moindre vérité. Est-ce parce que ma volonté est bornée ? Non ; fût-elle armée d’une puissance infinie, elle serait à cet égard dans la même impuissance. Telle est la nature de ma volonté qu’en faisant une chose elle a la conscience de pouvoir faire le contraire ; et ce n’est pas là un caractère accidentel de la volonté, c’est son caractère fondamental ; si donc on suppose que la vérité, ou cette partie de la vérité qu’on
Supposons que le bien et le juste dérivent de la volonté divine, c’est aussi sur la volonté divine que reposera l’obligation. Mais une volonté quelconque peut-elle fonder une obligation ? La volonté divine est la volonté d’un être tout-puissant, et je suis un être faible. Ce rapport d’un être faible à un être tout-puissant ne renferme en soi aucune idée morale. On peut être forcé d’obéir au plus fort, on n’y est pas obligé. Les ordres souverains de la volonté de Dieu, si sa volonté pouvait être un seul moment séparée de ses autres attributs, ne contiendraient pas le moindre rayon de justice ; et par conséquent il n’en descendrait pas dans mon âme la moindre ombre d’obligation.
On s’écriera : Ce n’est pas la volonté arbitraire de
De deux choses l’une. Ou vous fondez la morale sur la volonté seule de Dieu, et alors la distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste est gratuite, et l’obligation morale n’existe point. Ou bien vous autorisez la volonté de Dieu par la justice, laquelle, dans votre hypothèse, devait recevoir de la volonté de Dieu son autorité ; et c’est une pétition de principe.
Autre pétition de principe plus évidente encore. D’abord vous êtes forcés, pour tirer légitimement la justice de la volonté de Dieu, de supposer cette volonté juste, ou je défie que cette volonté toute seule fonde jamais la justice. De plus, évidemment vous ne pouvez comprendre ce que c’est qu’une volonté juste en Dieu, si vous ne possédez déjà l’idée de la justice. Cette idée ne vient donc pas de celle de la volonté de Dieu.
D’une part, vous pouvez avoir et vous avez l’idée de la justice, sans connaître la volonté de Dieu ; de l’autre, vous ne pouvez concevoir la justice de la volonté divine sans avoir conçu d’ailleurs la justice.
Est-ce assez de motifs, je vous prie, pour conclure que la seule volonté de Dieu n’est pas pour nous le principe de l’idée du bien ?
Voici maintenant le couronnement naturel du système de morale que nous examinons : le juste et l’injuste est
Mais à quelle faculté humaine s’adressent la promesse et la menace des châtiments et des récompenses de l’autre vie ? À la même qui dans cette vie craint la douleur et cherche le plaisir, fuit le malheur et désire le bonheur, c’est-à-dire la sensibilité animée par l’imagination, c’est-à-dire encore ce qu’il y a de plus changeant dans chacun de nous et de plus différent dans l’espèce humaine. Les joies et les souffrances de l’autre vie excitent en nous les deux passions les plus vives, mais les plus mobiles, l’espérance et la crainte. Tout influe sur nos craintes et sur nos espérances, l’âge, la santé, le nuage qui passe, ce rayon de soleil, une tasse de café, et mille causes de ce genre. J’ai connu des hommes, même des philosophes, qui certains jours espéraient plus, et d’autres moins. Et voilà la base qu’on donnerait à la morale ! Ensuite on ne fait autre chose que proposer à la conduite humaine un motif intéressé. Le calcul auquel j’obéis est plus sûr, si vous voulez ; le bonheur qu’on me fait espérer est plus grand ; mais je ne vois là ni justice qui m’oblige, ni vertu ni vice en moi qui sais ou qui ne sais pas faire ce calcul, faute d’une tête aussi forte que celle de PascalÉtudes sur Pascal, 5e édit., p. 229-235, et p. 290-296.
Ces différents systèmes, faux ou incomplets, écartés, nous arrivons à la doctrine qui est à nos yeux la vérité parfaite, parce qu’elle n’admet que des faits certains, n’en néglige aucun, et leur maintient à tous leur caractère et leur rang.
Description des faits divers qui composent le phénomène moral. — Analyse de chacun de ces faits : 1º Du jugement et de l’idée du bien. Que ce jugement est absolu. Rapport du vrai et du bien. — 2º De l’obligation. Réfutation de la doctrine de Kant qui tire l’idée du bien de l’obligation au lieu de fonder l’obligation sur l’idée du bien. — 3º De la liberté, et des notions morales attachées à celle de la liberté. — 4º Du principe du mérite et du démérite. Des peines et des récompenses. — 5º Des sentiments moraux. — Harmonie de tous ces faits dans la nature et dans la science.
Il est des actions qui nous sont agréables ou déplaisantes, qui nous procurent des avantages ou qui nous nuisent, en un mot qui s’adressent d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à notre intérêt. Nous nous réjouissons des actions qui nous sont utiles et nous fuyons celles qui peuvent nous nuire. Nous recherchons constamment et le plus possible ce qui nous semble notre intérêt.
Voilà un fait incontestable. En voici un autre qui ne l’est pas moins.
Il est d’autres actions qui n’ont aucun rapport à nous, que par conséquent nous ne pouvons apprécier et juger sur notre intérêt, et que pourtant nous qualifions de bonnes ou de mauvaises.
Je suppose que sous vos yeux un homme fort et armé se précipite sur un autre homme faible et désarmé, qu’il le maltraite et le tue pour lui enlever sa bourse. Une telle action ne vous atteint en aucune manière, et cependant elle vous pénètre d’indignation
Ce n’est là qu’une peinture grossière de ce qui se passe en vous à la vue d’un crime. Appliquez maintenant un peu de réflexion et d’analyse aux différents traits dont se compose cette peinture, sans les dénaturer, et vous aurez toute une théorie philosophique.
Qu’est-ce qui vous frappe d’abord dans ce que vous avez éprouvé ? C’est sans doute l’indignation, l’horreur instinctive que vous avez ressentie. Il y a donc dans l’âme une puissance de s’indigner qui est étrangère à tout intérêt personnel ! Il y a donc en nous des sentiments dont nous ne sommes pas la fin ! Il y a une antipathie, une aversion, une horreur qui ne se rapportent point à ce qui nous nuit, mais à des actes dont le contrecoup le plus lointain ne peut nous atteindre, et que nous délestons par celle seule raison que nous les jugeons mauvais !
Oui, nous les jugeons mauvais. Un jugement est enveloppé sous les sentiments que nous venons de rappeler. En effet, au milieu de l’indignation qui vous transporte, qu’on vienne vous dire que toute cette colère généreuse tient à votre organisation particulière, et qu’après tout l’action qui se passe est indifférente : vous vous révoltez contre une telle explication, vous vous écriez que l’action est mauvaise en soi ; vous n’exprimez plus seulement un sentiment, vous prononcez un jugement. Le lendemain de l’action, quand les sentiments qui agitaient votre âme se sont apaisés, vous n’en jugez pas
Ce double jugement est au fond du sentiment ; sans quoi le sentiment serait sans raison. Si l’action n’est pas mauvaise en soi, si celui qui l’a faite n’était pas obligé de ne pas la faire, l’indignation que vous éprouvez n’est qu’un mouvement physique, une excitation des sens, de l’imagination, du cœur, un phénomène destitué de tout caractère moral, comme le trouble qui vous saisit devant quelque scène effrayante de la nature. Vous ne pouvez raisonnablement en vouloir à l’auteur d’une action indifférente. Tout sentiment de colère désintéressée contre l’auteur d’une action, suppose, dans celui qui l’éprouve, cette double conviction : 1º que l’action est mauvaise en elle-même ; 2º qu’elle ne devait pas être faite.
Ce sentiment suppose encore que l’auteur de cette action a lui-même conscience du mal qu’il a fait et de l’obligation qu’il a violée ; car sans cela il aurait agi comme une force brutale et aveugle, non comme une force intelligente et morale, et nous n’aurions pas ressenti contre lui plus d’indignation que contre le rocher qui tombe sur notre tête, contre le torrent qui nous entraîne à l’abîme.
L’indignation suppose également dans celui qui en est l’objet un autre caractère encore, à savoir qu’il est libre, qu’il pouvait faire ou ne pas faire ce qu’il a fait.
Tous voulez qu’on arrête le meurtrier et qu’on le livre à la justice, vous voulez qu’il soit puni ; quand il l’a été, vous êtes satisfait. Qu’est-ce à dire : Est-ce un mouvement capricieux de l’imagination et du cœur ? Non. Calme ou indigné, au moment du crime ou longtemps après, sans aucun esprit de vengeance personnelle, puisque vous n’êtes pas le moins du monde intéressé dans cette affaire, vous n’en prononcez pas moins que le meurtrier doit être puni. Si, au lieu de recevoir une punition, le coupable se fait de son crime un marchepied à la fortune, vous prononcez encore que, loin de mériter le bonheur, il a mérité de souffrir en réparation de sa faute ; vous protestez contre le sort, vous en appelez à une justice supérieure. Ce jugement, les philosophes l’ont appelé le jugement du mérite et du démérite. Il suppose, dans l’esprit de l’homme, l’idée d’une loi suprême qui attache le bonheur à la vertu, le malheur au crime. Ôtez l’idée de cette loi, le jugement du mérite et du démérite est sans fondement. Ôtez ce jugement, l’indignation contre le crime heureux et contre la vertu méconnue est un sentiment inintelligible, même impossible, et jamais, à la vue d’un crime, vous n’auriez songé à demander le châtiment du criminel.
Toutes les parties du phénomène moral se tiennent donc ; toutes sont des faits aussi certains les uns que les autres : ébranlez-en un seul, et vous renversez de fond en comble le phénomène total. L’observation la plus
Qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Nous avons fait comme le physicien ou le chimiste qui soumet à l’analyse un corps composé et le ramène à ses éléments simples. La seule différence est ici que le phénomène auquel s’applique notre analyse est en nous, au lieu d’être hors de nous. D’ailleurs les procédés employés sont exactement les mêmes ; il n’y a là ni système ni hypothèse ; il n’y a que l’expérience et l’induction la plus immédiate.
Pour rendre l’expérience plus certaine, on peut la varier. Au lieu d’examiner ce qui se passe en nous quand nous sommes spectateurs des mauvaises ou des bonnes actions d’un autre, interrogeons notre propre conscience quand nous-mêmes nous faisons bien ou nous faisons mal. Dans ce cas, les divers éléments du phénomène moral sont plus saillants encore, et leur ordre paraît davantage.
Je suppose qu’un ami mourant m’ait confié un dépôt plus ou moins considérable, en me chargeant de le remettre après lui à une personne qu’il m’a désignée à
Mais naturellement je ne doute pas : je crois avec la plus entière certitude que le dépôt à moi confié ne m’appartient point, qu’il m’a été confié pour être remis à un autre, et que c’est à cet autre qu’il appartient. Ôtez l’intérêt, je ne penserais pas même à retenir ce dépôt : c’est l’intérêt seul qui me tente. Il me tente, il ne m’entraîne point sans résistance. De là la lutte de l’intérêt et du devoir, lutte remplie de troubles, de résolutions contraires, tour à tour prises et abandonnées : elle atteste énergiquement la présence d’un principe d’action différent de l’intérêt et tout aussi puissant.
Le devoir succombe, l’intérêt l’emporte. Je viole le dépôt qui m’avait été confié, je l’applique à mes besoins, à ceux de ma famille ; me voilà riche, et heureux en apparence ; mais je souffre intérieurement de cette souffrance amère et secrète qu’on appelle le remords
Le remords est une souffrance d’un caractère particulier. Dans le remords, je ne souffre ni à cause de telle ou telle impression faite sur mes sens, ni dans mes passions naturelles contrariées, ni dans mon intérêt, blessé ou menacé, ni par l’inquiétude de mes espérances et les angoisses de mes craintes : non, je souffre sans aucun motif qui vienne du dehors, et je souffre pourtant de la façon la plus cruelle. Je souffre par cette raison seule que j’ai la conscience d’avoir commis une mauvaise action que je me savais obligé de ne pas faire, que je pouvais ne pas faire, et qui me laisse après elle un châtiment que je sais mérité. Nulle exacte analyse ne peut enlever au remords, sans le détruire, un seul de ces éléments. Le remords renferme l’idée du bien et du mal, d’une loi obligatoire, de la liberté, du mérite et du démérite. Toutes ces idées étaient déjà dans la lutte
Selon les règles de la méthode expérimentale, faisons l’opération inverse ; supposons qu’en dépit des suggestions de l’intérêt, malgré l’aiguillon pressant de la misère, pour être fidèle à la foi donnée, j’ai remis le dépôt à la personne qui m’avait été désignée : au lieu de la scène douloureuse qui tout à l’heure se passait dans la conscience, il s’en passe une autre tout aussi réelle Gorgias avec l’Argument, t. III de notre traduction.
Maintenant que nous sommes en possession de tous les éléments de la moralité humaine, nous allons prendre un à un ces divers éléments et les soumettre à une analyse détaillée.
Ce qu’il y a de plus apparent dans le phénomène complexe que nous étudions, c’est le sentiment ; mais son fond est le jugement.
Le jugement du bien et du mal est le principe de tout ce qui le suit ; mais lui-même ne repose que sur la constitution même de la nature humaine, comme le jugement du vrai et le jugement du beau. Ainsi que ces deux jugements
Comme eux encore, il n’est pas arbitraire. Nous ne pouvons pas ne pas porter ce jugement eu présence de certains actes ; et en le portant, nous savons qu’il ne fait pas le bien ou le mal, mais qu’il le déclare. La réalité des distinctions morales nous est révélée par ce jugement, mais elle en est indépendante, comme la
Le bien et le mal sont des caractères réels des actions humaines, bien que ces caractères ne puissent être ni vus de nos yeux ni touchés de nos mains. Les qualités morales d’une action ne sont pas moins certaines pour ne pouvoir être confondues avec les qualités matérielles de cette action. Voilà pourquoi des actions matériellement identiques peuvent être moralement très différentes. Un meurtre est toujours un meurtre ; cependant, si c’est souvent un crime, c’est souvent aussi une action légitime, par exemple quand elle est accomplie non par vengeance, non par intérêt, mais dans le cas rigoureux de la défense personnelle. Ce n’est pas le sang versé qui fait le crime, c’est le sang innocent. L’innocence et le crime, le bien et le mal ne résident pas dans telle ou telle circonstance extérieure déterminée une fois pour toutes. La raison les reconnaît avec certitude sous les apparences les plus diverses, dans des circonstances tantôt les mêmes et tantôt dissemblables.
Le bien et le mal nous apparaissent presque toujours engagés dans des actions particulières ; mais ce n’est pas par ce qu’elles ont de particulier que ces actions sont bonnes ou mauvaises. Ainsi quand je prononce que la mort de Socrate est une injustice et que le dévouement de Léonidas est admirable, c’est la mort injuste d’un homme sage que je condamne, c’est le
Le jugement du bien s’applique d’abord à des actions particulières, et il donne naissance à des principes généraux qui nous servent ensuite de règles pour juger toutes les actions du même genre. Comme après avoir jugé que tel phénomène particulier a telle cause particulière, nous nous élevons à ce principe général : tout phénomène a sa causere partie, leçon
La morale a ses axiomes comme les autres sciences ; et ces axiomes s’appellent à juste titre, dans toutes les langues, des vérités morales.
Il est bien de ne pas trahir ses serments, et cela aussi est vrai. Il est en effet dans la vérité des choses qu’un serment soit tenu : il n’est prêté que dans cette fin. Les vérités morales considérées en elles-mêmes
Les vérités morales se distinguent des autres vérités par ce caractère singulier : aussitôt que nous les apercevons, elles nous apparaissent comme la règle de notre conduite. S’il est vrai qu’un dépôt est fait pour être remis à son possesseur légitime, il faut le lui remettre. À la nécessité de croire s’ajoute ici la nécessité de pratiquer.
La nécessité de pratiquer, c’est l’obligation. Les vérités morales, nécessaires aux yeux de la raison, sont obligatoires à la volonté.
L’obligation morale, comme la vérité morale qui en
Si l’obligation est absolue, elle est immuable et elle est universelle. Car si l’obligation d’aujourd’hui pouvait ne pas être celle de demain, si ce qui est obligatoire pour moi pouvait ne pas l’être pour vous, l’obligation différerait d’avec elle-même, elle serait relative et contingente.
Ce fait de l’obligation absolue, immuable, universelle, est si certain et si manifeste, malgré tous les efforts de la doctrine de l’intérêt pour l’obscurcir, que l’un des plus profonds moralistes de la philosophie moderne, particulièrement frappé de ce fait, l’a considéré comme le principe de toute la morale. En séparant le devoir de l’intérêt qui le ruine et du sentiment qui l’énerve, Kant a restitué à la morale son vrai caractère. Il s’est élevé bien haut dans le siècle d’Helvétius, en s’élevant jusqu’à la sainte loi du devoir ; mais il n’est pas remonté assez haut encore, il n’a pas atteint la raison même du devoir.
Le bien pour Kant, c’est ce qui est obligatoire. Mais logiquement, d’où peut venir l’obligation d’accomplir un acte, sinon de la bonté intrinsèque de cet acte ?
Si je demande à un honnête homme qui, malgré les suggestions de la misère, a respecté le dépôt qui lui avait été confié, pourquoi il a fait cela ; il me répondra : Parce que c’était mon devoir. Si j’insiste, si je lui demande pourquoi c’était son devoir, il saura très bien me répondre : Parce que c’était juste, parce que c’était bien. Arrivé là, toutes les réponses s’arrêtent ; mais les questions s’arrêtent aussi. Personne ne se laisse imposer un devoir sans s’en rendre raison ; mais dès qu’il est reconnu que ce devoir nous est imposé par la justice, l’esprit est satisfait ; car il est parvenu à un principe au-delà duquel il n’y a plus rien à chercher, la justice étant son principe à elle-même. Les vérités premières portent avec elles leur raison d’être. Or la justice, la distinction essentielle du bien et du mal dans les relations des hommes entre eux, est la vérité première de la morale.
La justice n’est pas une conséquence, puisqu’on ne peut pas remonter à un autre principe plus élevé ; et le devoir n’est pas, à parler rigoureusement, un principe, puisque lui-même suppose un principe
La vérité morale ne devient pas plus relative et subjective, pour reprendre un moment la langue de Kant, en nous paraissant obligatoire, que la vérité ne le devient en nous paraissant nécessaire ; car c’est dans la nature même de la vérité et du bien qu’il faut chercher la raison de la nécessité et de l’obligation. Mais si on s’arrête à l’obligation et à la nécessité, ainsi que le fait Kant, en morale comme en métaphysique, sans le savoir et même contre son propre dessein on anéantit ou du moins on affaiblit la vérité et le bienre partie, leçon re série, Philosophie de Kant, leçon
L’obligation a son fondement dans la distinction nécessaire du bien et du mal ; et elle-même est le fondement de la liberté. Si l’homme a des devoirs, il faut qu’il possède la faculté de les accomplir, de résister au désir, à la passion, à l’intérêt pour obéir à la loi. Il doit être libre, donc il l’est, ou la nature humaine est en contradiction avec elle-même. La certitude directe de l’obligation entraîne la certitude correspondante de la liberté.
Celle preuve de la liberté est bonne sans doute ; mais Kant s’est trompé en la croyant la seule preuve légitimere série, t. Ier, Premiers essais, p. 294, et t. V, leçon
Est-il vrai qu’en présence d’un acte à faire je peux vouloir ou ne pas vouloir faire cet acte ? Là est toute la question de la liberté.
Distinguons bien le pouvoir de faire d’avec celui de vouloir. La volonté a sans doute à son service et sous son empire la plupart de nos facultés ; mais cet empire, qui est réel, est très limité. Je veux mouvoir mon bras, je le peux souvent : en cela réside le pouvoir en quelque sorte physique de la volonté ; mais je ne peux pas toujours mouvoir mon bras, si les muscles sont paralysés, si l’obstacle est trop fort, etc. ; l’exécution ne dépend pas toujours de moi ; mais ce qui dépend toujours de moi, c’est la résolution même. Les effets extérieurs peuvent être empêchés, ma résolution elle-même ne peut jamais l’être. Dans son domaine propre, la volonté est souveraine.
Et ce pouvoir souverain de la volonté, j’en ai la conscience. Je sens en moi, avant sa détermination, la force qui peut se déterminer de telle manière ou de telle autre. En même temps que je veux ceci ou cela, j’ai conscience également de pouvoir vouloir le contraire ; j’ai conscience d’être le maître de ma résolution, de re série, t. III, reLocke, p. 33, eCondillac, p. 116, etc. ; Philosophie écossaise, Reid, leç. e série, t. II, Examen du système de Locke, leçon
La volonté, nous l’avons vu
C’est dans la liberté, et dans l’accord de la liberté avec la raison et la justice, que l’homme s’appartient, à proprement parler. Il n’est une personne que parce qu’il est un être libre éclairé par la raison.
Ce qui distingue la personne de la simple chose, c’est singulièrement la différence de la liberté et de son contraire. Une chose est ce qui n’est pas libre, ce qui par conséquent ne s’appartient point à soi-même, ce qui n’a pas de soi-même, et n’a qu’une individualité numérique, simulacre imparfait de la vraie individualité, qui est celle de la personne.
Une chose, ne s’appartenant pas, appartient à la première personne qui s’en empare et y met sa marque.
Nulle chose n’est responsable de mouvements qu’elle n’a point voulus et qu’elle ignore même. La personne seule est responsable, parce qu’elle est intelligente et libre ; et elle est responsable de l’usage de son intelligence et de sa liberté.
Une chose n’a point de dignité ; la dignité n’est attachée qu’à la personne.
Une chose n’a pas de valeur par soi ; elle n’a que celle que la personne lui confère. C’est un pur instrument dont tout le prix est dans l’usage qu’en tire la personne qui s’en sertre série, t. IV, Philosophie écossaise, e
L’obligation implique la liberté ; où la liberté n’est pas
C’est parce qu’il y a en moi un être digne de respect, que j’ai le devoir de le respecter moi-même et le droit de le faire respecter de vous. Mon devoir est la mesure exacte de mon droit. L’un est en raison directe de l’autre. Si je n’avais pas le devoir sacré de respecter ce qui fait ma personne, c’est-à-dire mon intelligence et ma liberté, je n’aurais pas le droit de la défendre contre vos atteintes. Mais comme ma personne est sainte et sacrée en elle-même, il s’ensuit que, considérée par rapport à moi, elle m’impose un devoir, et que, considérée par rapport à vous, elle me confère un droit.
Il ne m’est pas permis de dégrader moi-même la personne que je suis en m’abandonnant à la passion, au vice et au crime, et il ne m’est pas permis de la laisser dégrader par vous.
La personne est inviolable, et elle seule l’est.
Elle l’est non seulement dans le sanctuaire intime de la conscience, mais dans toutes ses manifestations légitimes, dans ses actes, dans les produits de ses actes, même dans les instruments qu’elle fait siens en s’en servant.
Là est le fondement de la sainteté de la propriété. La première propriété, c’est la personne. Toutes les autres propriétés dérivent de celle-là. Pensez-y bien. Ce n’est pas la propriété en elle-même qui a des droits, c’est le propriétaire, c’est la personne qui lui imprime, avec son caractère, son droit et son titre.
La personne ne peut cesser de s’appartenir sans se dégrader : elle est inaliénable à elle-même. La
Pourquoi l’enfant a-t-il déjà quelques droits ? Parce qu’il sera un être libre. Pourquoi le vieillard, revenu à l’enfance, pourquoi le fou lui-même ont-ils encore des droits ? Parce qu’ils ont été des êtres libres. On respecte la liberté jusque dans ses premières lueurs ou dans ses derniers vestiges. Pourquoi, d’autre part, le fou et le vieillard imbécile n’ont-ils plus tous leurs droits ? C’est qu’ils ont perdu la liberté. Pourquoi enchaîne-t-on un malade furieux ? C’est qu’il a perdu la connaissance et la liberté. Pourquoi l’esclavage est-il une institution abominable ? Parce que c’est un attentat à ce qui constitue l’humanité. Voilà pourquoi enfin certains dévouements extrêmes sont des fautes quelquefois sublimes, et qu’il n’est permis à personne de les offrir, encore bien moins de les demander. Il n’y a point de dévouement légitime contre l’essence même du droit, contre la liberté, contre la justice, contre la dignité de la personne humaine.
Nous n’avons pu parler de la liberté, sans indiquer un certain nombre de notions morales de la plus haute importance qu’elle contient et qu’elle explique ; mais nous ne pourrions poursuivre ce développement sans empiéter sur le domaine de la monde privée et publique et devancer la prochaine leçon.
Arrivons donc au dernier élément du phénomène moral, le jugement du mérite et du démérite.
Le jugement du mérite et du démérite est essentiellement lié au jugement du bien et du mal. En effet, celui qui fait une action sans savoir si elle est bonne ou mauvaise ne mérite ni ne démérite en la faisant. Il en est de lui comme de ces agents physiques qui accomplissent, sans qu’on puisse leur en savoir gré ou leur en vouloir, les œuvres les plus bienfaisantes ou les plus
Telles sont les conditions du mérite et du démérite. Quand ces conditions sont remplies, le mérite et le démérite se manifestent et entraînent après eux la récompense et la peine.
Le mérite est le droit naturel que nous avons d’être récompensés ; le démérite, le droit naturel qu’ont les autres de nous punir, et, si l’on peut parler ainsi, le droit que nous avons d’être punis. Cette expression peut sembler paradoxale ; cependant elle est vraie. Un coupable qui, ouvrant les yeux à la lumière du bien, comprendrait la nécessité de l’expiation, non seulement par le repentir intérieur, sans lequel tout le reste est vain, mais encore par une souffrance réelle et effective, un tel coupable aurait le droit de réclamer la peine qui seule peut le réconcilier avec l’ordre. Et de telles réclamations ne sont pas si rares. Ne voit-on pas tous les jours des criminels se dénoncer eux-mêmes et s’offrir à la vindicte publique ? D’autres préfèrent satisfaire à la
Le mérite et le démérite réclament impérieusement, comme une dette légitime, la peine et la récompense ; mais il ne faut pas confondre la récompense avec le mérite, ni la peine avec le démérite ; ce serait confondre la cause et l’effet, le principe et la conséquence. Quand même la récompense ou la peine n’auraient pas lieu, le mérite et le démérite subsisteraient. La peine et la récompense satisfont au mérite et au démérite, mais ne les constituent pas. Supprimez toute récompense et toute peine, vous ne supprimez pas pour cela le mérite et le démérite ; au contraire, supprimez le mérite et le démérite, et il n’y a plus ni vraies peines ni vraies récompenses. Des biens et des honneurs immérités ne sont que désavantagés matériels ; la récompense est essentiellement morale, et sa valeur est indépendante de sa forme. Une de ces couronnes de chêne que les premiers Romains décernaient à l’héroïsme a plus de prix que toutes les richesses du monde, quand elle est le signe de la reconnaissance et de l’admiration d’un grand peuple. Récompenser, c’est donner en retour. Celui que l’on récompense a donc dû donner le premier quelque chose pour mériter d’être récompensé. La récompense accordée au mérite est une dette ; la récompense sans mérite est une aumône ou un vol. Il en est de même de la peine. Elle
Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.
Il y a deux choses qu’il faut répéter sans cesse, parce qu’elles sont également vraies : la première que le bien est bien en lui-même, et doit être accompli quelles qu’en soient les conséquences ; la seconde que les conséquences du bien ne peuvent manquer d’être heureuses. Le bonheur, séparé du bien, n’est qu’un fait auquel ne s’attache aucune idée morale ; mais, comme effet du bien, il entre dans l’ordre moral, il l’achève.
La vertu sans bonheur et le crime sans malheur sont une contradiction, un désordre. Si la vertu suppose le sacrifice, c’est-à-dire la souffrance, il est de la justice éternelle que le sacrifice généreusement accepté et courageusement supporté ait pour récompense le bonheur même qui a été sacrifié. De même, il est de l’éternelle justice que le crime soit puni par le malheur du bonheur coupable qu’il a tenté de surprendre.
Maintenant cette loi qui attache le plaisir et la douleur au bien et au mal, quand et comment s’accomplit-elle ? Même ici-bas la plupart du temps. Car l’ordre domine en ce monde, puisque le monde dure. L’ordre est-il quelquefois troublé, le bonheur et le malheur ne sont-ils pas toujours distribués au crime et à la vertu dans une proportion légitime ? le jugement absolu du bien, le jugement absolu de l’obligation, le jugement absolu du mérite et du démérite subsistent inviolables et Dieu, principe de l’idée du bien.
Terminons cette analyse des différentes parties du phénomène complexe de la moralité en rappelant la plus apparente de toutes, et qui pourtant n’est que l’accompagnement et pour ainsi dire le retentissement de toutes les autres, le sentiment. Le sentiment a pour objet de rendre sensible à l’âme le lien de la vertu et du bonheur. Il est l’application directe et vivante de la loi du mérite et du démérite. Il devance et il autorise les peines et les récompenses que la société institue. Il est le modèle intérieur sur lequel l’imagination, guidée par la foi, se représente les peines et les récompenses de la cité divine. Le monde que nous plaçons par-delà celui-ci est en grande partie notre propre cœur transporté dans le ciel. Puisqu’il en vient, il est juste qu’il y ramène.
Nous n’insisterons pas sur les phénomènes divers du sentiment : nous les avons suffisamment exposés dans la dernière leçon. Quelques mois les remettront sous vos yeux.
Nous ne pouvons être témoins d’une bonne action,
Est-ce nous qui sommes les auteurs de la bonne action ? Nous ressentons une satisfaction que nous ne confondons avec aucune autre. Ce n’est pas le triomphe de l’intérêt ni celui de l’orgueil : c’est le plaisir de l’honnêteté modeste ou de la vertu fière qui se rend justice. Sommes-nous les auteurs de la mauvaise action ? Nous sentons gémir en nous la conscience offensée. Tantôt ce n’est qu’une réclamation importune, tantôt c’est une angoisse amère. Le remords est une souffrance d’autant plus poignante que nous la sentons méritée.
Le spectacle d’une bonne action faite par un autre a quelque chose aussi de délicieux à l’âme. La sympathie est un écho qui répond en nous à tout ce qu’il y a de noble et de bon dans les autres. Quand l’intérêt ne nous égare pas, nous nous mettons naturellement à la place de celui qui fait bien. Nous éprouvons dans une certaine mesure les sentiments qui raniment. Nous nous élevons à la disposition où il est. N’est-ce pas déjà pour l’homme de bien une exquise récompense de faire passer ainsi dans le cœur de ses semblables les nobles sentiments qui le font agir lui-même ? Le spectacle d’une mauvaise action, au lieu de la sympathie, excite une antipathie
La sympathie pour une action bonne est accompagnée de bienveillance pour celui qui en est l’auteur. Il nous inspire une disposition affectueuse. Même sans le connaître, nous aimerions à lui faire du bien ; nous lui souhaitons d’être heureux, parce que nous jugeons qu’il a mérité de l’être. L’antipathie passe aussi de l’action à la personne et engendre contre elle une sorte de mauvais vouloir que nous ne nous reprochons pas, parce que nous le sentons désintéressé et que nous le trouvons légitime.
La satisfaction morale et le remords, la sympathie, la bienveillance et leurs contraires sont des sentiments et non pas des jugements ; mais ce sont des sentiments qui accompagnent des jugements, le jugement du bien,
Voilà les faits tels qu’une description fidèle les a présentés, tels qu’une analyse détaillée les a mis en lumière.
En dehors des faits, tout est chimère : sans leur distinction sévère tout est confusion ; mais aussi, sans la connaissance de leurs rapports, au lieu d’une doctrine unique et vaste comme le phénomène total que nous avons tâché d’embrasser, il ne peut y avoir que des systèmes différents comme les différentes parties de ce phénomène, par conséquent des systèmes imparfaits et toujours en guerre les uns avec les autres.
Nous sommes partis du sens commun ; car l’objet de la vraie science n’est pas de démentir le sens commun, mais de l’expliquer, et pour cela il faut commencer par le reconnaître. Nous avons peint d’abord dans sa naïveté, dans sa grossièreté même, le phénomène moral. Puis nous avons séparé ses éléments et marqué avec soin les traits caractéristiques de chacun d’eux. Il ne nous reste plus qu’à les recueillir tous, à saisir leurs rapports et à retrouver ainsi, mais plus précise et plus nette, l’unité primitive qui nous a servi de point de départ.
Par ses profondes ressemblances avec le jugement du vrai et du beau, le jugement du bien nous a montré les affinités de la morale, de la métaphysique et de l’esthétique.
Le bien, si essentiellement uni au vrai, s’en distingue en ce qu’il est la vérité pratique. Le bien est obligatoire. Ce sont deux idées indivisibles, mais non pas identiques. Car l’obligation repose sur le bien : dans celle alliance intime, c’est à celui-ci que celle-là emprunte son caractère universel et absolu.
Le bien obligatoire, c’est la loi morale. Là est pour nous le fondement de toute morale. C’est par là que nous nous séparons et de la morale de l’intérêt et de la morale du sentiment. Nous admettons tous les faits, mais nous ne les admettons pas au même rang.
À la loi morale dans la raison de l’homme correspond dans l’action la liberté. La liberté se déduit de l’obligation, et de plus elle est un fait d’une évidence irrésistible.
L’homme, comme être libre et soumis à l’obligation, est une personne morale. L’idée de la personne contient plusieurs notions morales, entre antres celle de droit. La personne seule peut avoir des droits.
À toutes ces idées s’ajoute celle de mérite et de démérite qui leur sert de sanction.
C’est à la condition que le bien soit l’objet de la raison, que la morale peut avoir une base inébranlable. Nous avons donc insisté sur le caractère rationnel de l’idée du bien, mais sans méconnaître le rôle du sentiment.
Nous avons distingué cette sensibilité particulière, qui s’émeut en nous à la suite de la raison même, d’avec la sensibilité physique qui a besoin pour entrer en exercice d’une impression faite sur les organes.
Tous nos jugements moraux sont accompagnés de sentiments qui leur répondent. La vue d’une action que nous jugeons bonne nous fait plaisir ; la conscience d’avoir accompli un acte obligatoire, et de l’avoir accompli librement, est encore un plaisir ; le jugement du mérite et du démérite nous fait battre le cœur en prenant la forme de la sympathie et de la bienveillance.
Il faut l’avouer : la loi du devoir, quoiqu’elle doive être accomplie pour elle-même, serait un idéal presque inaccessible à la faiblesse humaine, si à ses austères prescriptions ne s’ajoutait quelque inspiration du cœur. Le sentiment est en quelque sorte une grâce naturelle qui nous a été donnée, soit pour suppléer à la lumière quelquefois incertaine de la raison, soit pour secourir la volonté chancelante en présence d’un devoir obscur ou pénible. Il faut, pour résister à la violence des passions coupables, le secours des passions généreuses, et quand la loi morale exige le sacrifice de sentiments
Et l’intérêt sera-t-il entièrement banni de notre système ? Non ; nous reconnaissons dans l’âme humaine un désir de bonheur qui est l’œuvre de Dieu même. Ce désir est un fait : il doit donc avoir sa place dans un système fondé sur l’expérience. Le bonheur est une des fins de la nature humaine ; seulement il n’est ni sa fin unique ni sa fin principale.
Admirable économie de la constitution morale de l’homme ! Sa fin suprême est le bien, sa loi, la Vertu, qui souvent lui impose la souffrance, et par là il est la plus excellente des créatures que nous connaissions. Mais cette loi est bien dure et en contradiction avec l’instinct du bonheur. Ne craignez rien : l’auteur bienfaisant de notre être a mis dans notre âme, à côté de la loi sévère du devoir, la douce et aimable force du sentiment : il a attaché en général le bonheur à la vertu ; et pour les exceptions, car il y en a, au terme de la route il a placé l’espérance
Hors de là, il n’y a rien de nouveau à tenter en morale. N’admettre qu’un seul fait et lui sacrifier tous les autres, telle est la voie battue. De tous les faits que nous venons d’analyser, il n’y en a pas un qui n’ait à son tour joué le rôle de principe unique. Toutes les grandes écoles de philosophie morale n’ont vu chacune qu’un côté de la vérité : heureuses quand elles n’ont pas choisi parmi les faces diverses du phénomène moral, pour y appuyer leur système entier, celles-là précisément qui s’y prêtent le moins !
Qui pourrait aujourd’hui revenir à Épicure, et, contre les faits les plus manifestes, contre le sens commun, contre l’idée même de toute morale, fonder le devoir, la vertu, le bien sur le seul désir du bonheur ? Ce serait la preuve d’un grand aveuglement et d’une grande stérilité. Au contraire immolera-t-on le besoin du bonheur, l’espoir de toute récompense, humaine ou divine, à l’idée abstraite du bien ? Les stoïciens l’ont fait : on sait avec quelle grandeur apparente et quelle impuissance réelle. Renfermera-t-on, avec Kant, toute la morale dans l’obligation ? C’est rétrécir encore un système déjà bien étroit. On peut d’ailleurs espérer de surpasser Kant par l’étendue des vues, par une connaissance plus complète et une représentation plus fidèle des faits, on ne peut espérer d’être plus profond dans le point de vue qu’il a choisi. Ou bien, dans un autre ordre d’idées, Manuel de l’histoire et de la philosophie, de Tennemann, t. II, p. 318, etc.
Le temps des théories exclusives est passé ; les renouveler, c’est perpétuer la guerre en philosophie. Chacune d’elles, étant fondée sur un fait réel, refuse avec raison le sacrifice de ce fait ; et elle rencontre dans les théories ennemies un droit égal et une égale résistance. De là, le retour perpétuel des mêmes systèmes, toujours aux prises entre eux, et tour à tour vaincus et victorieux. Cette lutte ne peut cesser que par une doctrine qui concilie tous les systèmes en comprenant tous les faits qui les autorisent.
Ce n’est pas le dessein préconçu de concilier les systèmes dans l’histoire qui nous suggère l’idée de concilier les faits dans la réalité. C’est au contraire la pleine possession de tous les faits, analogues et différents, qui nous force d’absoudre et de condamner tous les
Il importe de le redire sans cesse : rien n’est si aisé que d’arranger un système, en supprimant ou en altérant les faits qui embarrassent. Mais l’objet de la philosophie est-il donc de produire, à tout prix un système, au lieu de chercher à connaître la vérité et à l’exprimer telle qu’elle est ?
On objecte qu’une pareille doctrine n’a pas assez de caractère. Mais n’est-ce pas se jouer de la philosophie que de lui demander un autre caractère que celui de la vérité ? Se plaint-on que la chimie moderne n’ait pas assez de caractère, parce qu’elle se borne à étudier les faits dans leurs rapports mais aussi dans leurs différences, et parce qu’elle n’aboutit pas à une substance unique ? La vraie philosophie, la seule qui convienne à un siècle revenu de toutes les exagérations, est un tableau de la nature humaine dont le premier mérite est d’être fidèle, et qui doit offrir tous les traits de l’original dans leur juste proportion et dans leur sincère harmonie. L’unité de la doctrine que nous professons est dans celle de l’âme humaine où nous l’avons puisée. N’est-ce pas un seul et même être qui aperçoit le bien, qui se sait obligé de l’accomplir, qui sait qu’il est libre en l’accomplissant, qui aime le bien, et qui juge que l’accomplissement ou la violation du bien amène justement après soi la récompense ou la peine, le bonheur ou le malheur ? Nous lirons encore une unité vraie du rapport intime de tous ces faits qui, nous l’avons vu, se supposent et se soutiennent les uns les autres. Mais de quel
Application des principes précédents. — Formule générale du devoir : obéir à la raison. — Règle pour juger si une action est ou n’est pas conforme à la raison : élever le motif de cette action à une maxime de législation universelle. — Morale individuelle. Ce n’est pas envers l’individu, mais envers la personne morale qu’on est obligé. Principe de tous les devoirs individuels : respecter et développer la personne morale. — Morale sociale : devoirs de justice et devoirs de charité. — De la société civile. Du gouvernement. De la loi. Du droit de punir.
Si le devoir n’est que la vérité devenue obligatoire, et si la vérité n’est connue que par la raison, obéir à la loi du devoir, c’est obéir à la raison.
Mais, obéir à la raison est un précepte bien vague et • bien abstrait : comment s’assurer que notre action est conforme ou n’est pas conforme à la raison ?
Le caractère de la raison étant, comme nous l’avons dit, son universalité, l’action, pour être conforme à la raison, doit posséder quelque chose d’universel ; et comme c’est le motif même de l’action qui lui donne sa Premiers essais, Casuistique morale, p. 292.
Obéir à la raison, tel est le devoir en soi, devoir supérieur à tous les autres, les fondant tous et n’étant fondé lui-même que sur le rapport essentiel de la liberté et de la raison.
On pont dire qu’il n’y a qu’un seul devoir, celui de rester raisonnable. Mais l’homme avant des relations diverses, ce devoir unique et général se détermine et se divise en autant de devoirs particuliers.
Au premier abord, il est étrange que l’homme ait des devoirs envers lui-même. L’homme, étant libre, s’appartient. Ce qui est le plus à moi, c’est moi-même : voilà la première propriété et le fondement de toutes les autres. Or, l’essence de la propriété n’est-elle pas d’être à la libre disposition du propriétaire, et par conséquent ne puis-je faire de moi ce qu’il me plaît ?
Non : de ce que l’homme est libre, de ce qu’il n’appartient qu’à lui-même, il ne faut pas conclure qu’il a sur lui-même tout pouvoir. Bien au contraire, de cela seul qu’il est doué de liberté, comme aussi d’intelligence, je conclus qu’il ne peut, sans faillir, dégrader sa liberté pas plus que son intelligence. C’est un coupable usage de la liberté que de l’abdiquer. Nous l’avons dit : la liberté n’est pas seulement sacrée aux autres, elle l’est à elle-même. La soumettre au joug de la passion au lieu de l’accroître sous la libérale discipline du devoir, c’est avilir en nous ce qui mérite notre respect autant que celui des autres. L’homme n’est pas une chose, il ne lui est donc pas permis de se traiter comme une chose.
Si j’ai des devoirs envers moi-même, ce n’est pas envers moi comme individu, c’est envers la liberté et l’intelligence qui font de moi une personne morale. Il faut
Cette obligation imposée à la personne morale de se respecter elle-même, ce n’est pas moi qui l’ai établie, je ne puis donc pas la détruire. Le respect de moi-même est-il fondé sur une de ces conventions arbitraires, qui cessent d’être quand les deux parties contractantes y renoncent librement ? Les deux contractants sont-ils ici
Le respect de la personne morale en nous, tel est le principe général d’où dérivent tous les devoirs individuels. Nous en citerons quelques-uns.
Le plus important, celui qui domine tous les autres, est le devoir de rester maître de soi. On peut perdre la possession de soi-même de deux façons, soit en se laissant emporter, soit en se laissant abattre, en cédant aux passions enivrantes ou aux passions accablantes, à la colère ou à la mélancolie. De part et d’autre, égale faiblesse. Et je ne parle pas des conséquences de ces deux vices pour la société et pour nous : assurément ils sont très nuisibles ; mais ils sont bien pis que cela, ils sont déjà mauvais en eux-mêmes parce qu’en eux-mêmes ils portent atteinte à la dignité morale, parce qu’ils diminuent la liberté et troublent l’intelligence.
La prudence est une vertu éminente. Je parle de cette noble prudence qui est la mesure en toutes choses, la prévoyance, l’à-propos, qui préserve à la fois de la négligence et de cette témérité qui se décore elle-même du nom d’héroïsme, comme quelquefois la lâcheté et l’égoïsme usurpent le nom de prudence. L’héroïsme, sans être raisonné, doit toujours être raisonnable. On République, livre IV, t. XI de notre traduction.
La véracité est encore une grande vertu. Le mensonge, en rompant l’alliance naturelle de l’homme avec la vérité, lui ôte ce qui fait sa dignité. Voilà pourquoi il n’est pas d’insulte plus grave qu’un démenti, et pourquoi les vertus les plus honorées sont la sincérité et la franchise.
On peut attenter à la personne morale en la blessant dans ses instruments. À ce titre le corps est pour l’homme l’objet de devoirs impérieux. Le corps peut
Mais ce n’est pas assez de respecter la personne morale, il faut encore la perfectionner ; il faut travailler à rendre un jour à Dieu notre âme meilleure que nous ne l’avons reçue ; et elle ne le peut devenir que par un constant et courageux exercice. Partout, dans la nature, les êtres se développent spontanément, sans le vouloir et sans le savoir. Chez l’homme, si la volonté s’endort, les autres facultés se corrompent dans la langueur et l’inertie, ou, entraînées par le mouvement aveugle de la passion, elles se précipitent et s’égarent. C’est par le gouvernement et par l’éducation de lui-même que l’homme est grand.
L’homme doit s’occuper avant tout de son intelligence. C’est en effet l’intelligence qui seule nous peut donner la vue claire du vrai et du bien, et qui guide la liberté en lui montrant l’objet légitime de ses efforts. Nul ne peut se faire un autre esprit que celui qu’il a reçu, mais on dresse son esprit et on le fortifie comme le corps en le mettant à la tâche en quelque sorte, en le réveillant quand il s’assoupit, en le retenant quand il s’emporte, en lui proposant sans cesse de nouveaux objets : car ce n’est qu’en s’enrichissant toujours qu’il
Il y a une éducation de la liberté comme de nos autres facultés. C’est tantôt en domptant son corps, tantôt en gouvernant son intelligence, surtout en résistant à ses passions, qu’on apprend à être libre. Nous rencontrons le combat à chaque pas : il ne s’agit que de ne pas le fuir. Dans cette lutte de tous les instants, la liberté se forme et grandit, jusqu’à ce qu’elle devienne une habitude.
Enfin, il y a une culture de la sensibilité même. Heureux ceux qui ont reçu de la nature l’enthousiasme, le feu sacré ! Ils doivent religieusement l’entretenir. Mais il n’est pas d’âme qui ne recèle quelque veine heureuse. Il faut la surprendre et la suivre, écarter ce qui la gêne, rechercher ce qui la favorise, et, par une culture assidue, en tirer peu à peu quelques trésors. Si on ne peut se donner de la sensibilité, on peut au moins développer celle qu’on a. On le peut en s’y livrant, en saisissant toutes les occasions de s’y livrer, en appelant à son aide l’intelligence elle-même ; car, plus bu connaît le beau et le bien, et plus on l’aime. Le sentiment ne fait en cela qu’emprunter à l’intelligence ce qu’il lui rend avec usure. L’intelligence trouve à son tour, dans le cœur, un rempart contre le sophisme. Les nobles sentiments, nourris et développés, préservent de ces tristes systèmes qui ne plaisent tant à certains esprits qu’en raison de la petitesse de leur âme.
L’homme aurait encore des devoirs, alors même ere série, t. Ier, Premiers essais, Du vrai principe de la morale, p. 282 : « Les plus grandes, les plus difficiles vertus ne se rapportent point directement aux autres ; elles s’exercent en nous et sur nous. Être maître de soi, régler son âme et sa vie, surmonter l’orgueil, la volupté, le désespoir, sont des actes de vertu bien autrement héroïques qu’un mouvement de pitié, de générosité, de bonté même ; un trésor donné à un pauvre coûte mille fois moins au cœur et pèse moins dans la justice éternelle qu’un seul désir étouffé ou combattu. »
Voyez aussi tome III, Philosophie sensualiste, Saint-Lambert, leçon e« Définir la vertu une disposition habituelle à contribuer au bonheur des autres, c’est concentrer la vertu dans une seule de ses applications, c’est en supprimer le caractère général et essentiel. Là est le vice fondamental de la morale du
eeune disposition à contribuer au bonheur des autres ? Dira-t-on que l’empire sur soi-même est utile aux autres ? Mais cela n’est pas toujours vrai ; souvent cet empire s’exerce dans la solitude de notre âme sur des mouvements intérieurs et tout personnels ; et c’est là qu’il est et le plus pénible et le plus sublime. Fussions-nous dans un désert, ce nous serait encore un devoir de résister à nos passions, de nous commander à nous-mêmes et de gouverner notre vie comme il appartient à un être raisonnable et libre. La bienfaisance est une adorable vertu, mais ce n’est ni la vertu tout entière, ni même son emploi le plus difficile. Que d’auxiliaires n’avons-nous pas quand il s’agit de faire du bien à nos semblables, la pitié, la sympathie, la bienveillance naturelle ! Mais résister à l’orgueil, à l’envie, combattre au fond de notre âme un désir naturel, légitime en lui-même, coupable seulement dans son excès, souffrir et lutter en silence, c’est la tâche la plus rude de l’homme vertueux. J’ajoute que les vertus utiles aux autres ont leur garantie la plus sûre dans ces vertus personnelles que le e
Si la personne morale m’est sacrée, ce n’est pas parce qu’elle est en moi, c’est parce qu’elle est la personne morale ; elle est respectable en soi ; elle le sera donc partout où nous la rencontrerons.
Elle l’est en vous comme en moi et au même titre. Relativement à moi elle m’imposait un devoir ; en vous elle devient le fondement d’un droit, et m’impose par là un devoir nouveau relativement à vous.
Je dois aussi respecter votre liberté. Je n’ai pas même toujours le droit de vous empêcher de faire une faute. La liberté est si sainte que, même alors qu’elle s’égare, elle mérite encore jusqu’à un certain point d’être ménagée. On a souvent tort de vouloir trop prévenir le mal que Dieu lui-même permet. On peut abêtir les âmes à force de les vouloir épurer.
Je vous dois respecter dans vos affections qui font partie de vous-même ; et de toutes les affections il n’y en a pas de plus saintes que celles de la famille. Il y a en nous un besoin de nous répandre hors de nous, sans cependant nous disperser, de nous établir pour ainsi dire dans quelques âmes par une affection régulière et consacrée : c’est à ce besoin que répond la famille. L’amour des hommes est quelque chose de bien général. La famille, c’est presque encore l’individu et ce n’est pas seulement l’individu : elle ne nous demande que d’aimer autant que nous-même ce qui est presque nous-même. Elle attache les uns aux autres, par des liens doux et puissants, le père, la mère, l’enfant ; elle
Je dois respect à votre corps, en tant que vous appartenant, en tant qu’instrument nécessaire de votre personne. Je n’ai le droit ni de vous tuer, ni de vous blesser, à moins d’être attaqué et menacé : alors ma liberté violée s’arme d’un droit nouveau, le droit de défense et même de contrainte.
Je dois respect à vos biens, car ils sont le produit de votre travail, je dois respect à votre travail qui est votre liberté même en exercice ; et, si vos biens viennent d’un héritage, je dois respect encore à la libre volonté qui vous les a transmis
Le respect des droits d’autrui s’appelle la justice : toute violation d’un droit quelconque est une injustice.
Toute injustice est une entreprise sur notre personne : retrancher le moindre de nos droits, c’est diminuer notre personne morale, c’est, par cet endroit du moins, nous rabaisser à l’état d’une chose.
La plus grande de toutes les injustices, parce qu’elle les comprend toutes, est l’esclavage. L’esclavage est l’asservissement de toutes les facultés d’un homme au profit d’un autre homme. L’esclave ne développé un peu son intelligence que dans un intérêt étranger : ce n’est pas pour l’éclairer, c’est pour le rendre plus utile re série, t. III, philosophie sensualiste, leç. « Quand un autre aurait le désir de nous servir comme un esclave, sans conditions et sans limites, d’être pour nous une chose à notre usage, un pur instrument, un bâton, un vase, et quand nous aurions l’ardent désir de nous servir de lui en cette manière et de le laisser se servir de nous en la même façon, cette réciprocité de désirs ne nous autoriserait ni l’un ni l’autre à cet absolu sacrifice, par ce que le désir ne peut jamais être le titre d’un droit, parce qu’il y a quelque chose en nous qui est au-dessus de tous les désirs, partagés ou non partagés, à savoir, le devoir et le droit, la justice. C’est à la justice qu’il appartient d’être la règle de nos désirs, et non pas à nos désirs d’être la règle de la justice. L’humanité tout entière oublierait sa dignité, elle consentirait à sa dégradation, elle tendrait les mains à l’esclavage, que la tyrannie n’en serait pas plus légitime ; la justice éternelle protesterait contre un contrat qui, fût-il appuyé sur les désirs réciproques les plus authentiquement exprimés et convertis en lois solennelles, n’en est pas moins nul de plein droit, parce que, comme l’a très bien dit Bossuet, il n’y a pas de droit contre le droit, point de contrats, de conventions, de lois humaines contre la loi des lois, la loi naturelle. »
Quand nous avons respecté la personne des autres, que nous n’avons ni contraint leur liberté, ni étouffé leur intelligence, ni maltraité leur corps, ni attenté à leur famille ou à leurs biens, pouvons-nous dire que nous ayons accompli toute la loi à leur égard ! Un malheureux est là soutirant devant nous. Notre conscience est-elle satisfaite, si nous pouvons nous rendre le témoignage de n’avoir pas contribué à ses souffrances ? Non ; quelque chose nous dit qu’il est bien encore de lui donner du pain, des secours, des consolations.
Il y a ici une importante distinction à faire. Si vous êtes resté dur et insensible à l’aspect de la misère d’autrui, votre conscience crie contre vous ; et cependant cet homme qui souffre, qui va mourir peut-être, n’a pas le moindre droit sur la moindre partie de votre fortune, fût-elle immense ; et, s’il usait de violence pour vous arracher une obole, il commettrait une faute. Nous rencontrons ici un nouvel ordre de devoirs qui ne correspondent pas à des droits. L’homme peut recourir à la force pour faire respecter ses droits : il ne peut pas imposer à un autre un sacrifice, quel qu’il soit. La justice respecte ou elle restitue : la charité donne, et elle donne librement.
La charité nous ôte quelque chose pour le donner à nos semblables. Va-t-elle jusqu’à nous inspirer le renoncement à nos intérêts les plus chers ? elle s’appelle le dévouement.
Mais il faut le reconnaître : la charité aussi a ses dangers. Elle tend à substituer son action propre à l’action de celui qu’elle veut servir ; elle efface un peu sa personnalité et se fait en quelque sorte sa providence : rôle redoutable pour un mortel ! Pour être utile aux autres, on s’impose à eux et on risque d’attenter à leurs droits naturels. Sans doute il ne nous est pas interdit d’agir sur autrui. Nous le pouvons toujours par la prière et l’exhortation. Nous le pouvons aussi par la menace, quand nous voyons un de nos semblables s’engager dans une action criminelle ou insensée. Nous avons même le droit d’employer la force quand la passion emporte la liberté et fait disparaître la personne. C’est ainsi que nous pouvons, que nous devons même empêcher par la force le suicide d’un de nos semblables. La puissance légitime de la charité se mesure sur le plus ou moins de liberté et de raison de celui auquel elle s’applique. Quelle délicatesse ne faut-il donc pas dans l’exercice de cette vertu périlleuse ! Comment apprécier assez certainement le degré de liberté que possède encore un de nos semblables pour savoir jusqu’où on
Respecter les droits d’autrui et faire du bien aux hommes, être à la fois juste et charitable, voilà la morale sociale dans les deux cléments qui la constituent.
Nous parlons de la morale sociale, et nous ne savons pas encore ce que c’est que la société. Regardons autour de nous : partout la société existe, et où elle n’est pas, l’homme n’est pas un homme. La société est un fait universel qui doit avoir des fondements universels.
Écartons d’abord la question d’originere partie, p. 37, la note de la page 39, et IIIe partie, 260. Voyez aussi Ire série, t. III, Philosophie sensualiste, leçon e
La vraie politique ne dépend point de recherches
Partout où la société est, partout où elle fut, elle a pour fondements : 1º le besoin que nous avons de nos semblables et les instincts sociaux que l’homme porte en lui ; 2º l’idée et le sentiment permanent et indestructible de la justice et du droit.
L’homme faible et impuissant, quand il est seul, ressent profondément le besoin qu’il a du secours de ses semblables pour développer ses facultés, pour embellir sa vie et même pour la conserverre série, t. III, Philosophie sensualiste, leçon e« Comment, dit quelque part Montesquieu, l’homme est partout en société, et on demande s’il est né pour la société ! Qu’est-ce qu’un fait qui se reproduit dans toutes les vicissitudes de la vie de l’humanité, sinon une loi de l’humanité ? Le fait universel et permanent de la société atteste le principe universel et permanent de la sociabilité. Ce principe éclate dans tous nos penchants, dans nos sentiments, dans nos croyances. Nous aimons la société pour les avantages qu’elle procure ; mais nous l’aimons aussi jour elle-même, et nous la recherchons indépendamment de tout calcul. La solitude nous attriste ; elle n’est pas moins mortelle à la vie de l’être moral que le vide absolu à la respiration de l’être physique. Que deviendrait, sans la société, l’un des principes les plus puissants de notre âme, la sympathie, qui établit entre tous hommes une communion de sentiments par laquelle chacun vit en tous et tous vivent en chacun ? Qui serait assez aveugle pour ne pas voir là un appel énergique de la nature humaine à la société ? Et l’attrait des sexes, leur union, l’amour des parents pour les enfants, ne fondent-ils pas une sorte de société naturelle qui s’accroît et se développe par la puissance des mêmes causes qui l’ont produite ?… Divisés pur l’intérêt, rapprochés par le sentiment, les hommes se respectent au nom de la justice. Ajoutons qu’ils s’aiment en vertu de la charité naturelle. Égaux en droit aux yeux de la justice, la charité nous inspire de nous considérer comme des frères, et de nous porter les uns aux autres secours et consolation. Chose admirable ! Dieu n‘a pas laissé à notre sagesse ni même à notre expérience le soin de former et de conserver la société : il a voulu que la sociabilité fût une loi de notre nature, et une loi tellement impérieuse, qu’aucune tendance à la singularité, aucun égoïsme, aucun dégoût même, ne pussent prévaloir contre elle. Il fallait toute la puissance de l’esprit de système pour faire dire à Hobbes que la société est un accident, et un incroyable accès de mélancolie pour arracher à Rousseau cette parole extravagante, que la société est un mal. »
Mais si le besoin et l’instinct commencent la société, c’est la justice qui l’achève.
En présence d’un autre homme, sans aucune loi extérieure, sans aucun pacte, il suffit que je sache que c’est un homme, c’est-à-dire qu’il est intelligent et libre, pour savoir qu’il a des droits, et pour savoir que je dois respecter ses droits comme il doit respecter les miens. Comme il n’est pas plus libre que je ne le suis,
La justice est le garant de la liberté. La vraie liberté n’est pas de faire ce qu’on veut, mais ce qu’on a le droit de faire. La liberté de la passion et du caprice aurait pour conséquence l’asservissement des plus faibles aux plus forts, et l’asservissement des plus forts eux-mêmes à leurs désirs effrénés. L’homme n’est vraiment libre dans l’intérieur de sa conscience qu’en résistant à la passion et en obéissant à la justice ; là aussi est le type de la vraie liberté sociale. Rien n’est plus faux que cette opinion que la société diminue notre liberté naturelle ; loin de là, elle l’assure, elle la développe : ce qu’elle réprime, ce n’est pas la liberté, c’est son contraire, la passion. La société ne nuit pas plus à la liberté que la justice, car la société n’est pas autre chose que l’idée même de la justice réalisée.
En assurant la liberté, la justice assure aussi l’égalité. Si les hommes sont inégaux par les forces physiques et par l’intelligence, ils sont égaux en tant qu’être libres, et par conséquent également digues de respect. Tous
La limite de la liberté est dans la liberté même ; la limite du droit est dans le devoir. La liberté est respectable, mais pourvu qu’elle ne nuise pas à la liberté d’autrui. Je dois vous laisser faire ce qui vous plaira, mais à la condition que rien de ce que vous ferez ne portera atteinte à ma liberté. Car alors, en vertu même du droit de la liberté, je me verrais obligé de réprimer les écarts de la vôtre pour protéger la mienne et celle des autres. La société garantit la liberté de chacun, et si un citoyen attaque celle d’un autre, on l’arrête au nom de la liberté. Par exemple, la liberté religieuse est sacrée ; vous pouvez même, dans le secret de la conscience, vous forger la plus extravagante superstition ; mais si vous voulez professer un culte immoral, vous menacez la liberté et la raison de vos concitoyens : une telle prédication est interdite.
De la nécessité de réprimer naît la nécessité d’une force répressive constituée.
À la rigueur, cette force est en moi : car si l’on m’attaque injustement, j’ai le droit de me défendre. Mais, d’abord je puis ne pas être le plus fort ; en second lieu, nul n’est juge impartial dans sa propre cause, et ce que je regarde ou ce que je donne comme un acte
Ainsi la protection des droits de chacun réclame une force impartiale et désintéressée, qui soit supérieure à toutes les forces particulières.
Ce tiers désintéressé, armé de la puissance nécessaire pour assurer et défendre la liberté de tous, s’appelle le gouvernement.
Le droit du gouvernement exprime les droits de tous et de chacun. C’est le droit de défense personnelle transporté à une force publique, au profit de la liberté commune.
Le gouvernement n’est donc pas un pouvoir distinct et indépendant de la société ; il tire d’elle toute sa force. C’est ce que n’ont pas vu deux écoles opposées de publicistes : les uns qui sacrifient la société au gouvernement ; les autres qui considèrent le gouvernement comme ennemi de la société. Si le gouvernement ne représentait pas la société, il ne serait qu’une force matérielle, illégitime et bientôt impuissante ; et sans le gouvernement, la société serait une guerre de tous contre tous. C’est la société qui fait la puissance morale du gouvernement, comme le gouvernement fait la sécurité de la société. Pascal a tortÉtudes sur Pascal, p. 54.
C’est une triste et fausse politique que celle qui met aux prises la société et le gouvernement, l’autorité et la liberté, en les faisant venir de deux sources différentes, en les présentant comme deux principes contraires. J’entends parler souvent du principe de l’autorité comme d’un principe à part, indépendant, tirant de soi-même sa force et sa légitimité, et par conséquent fait pour dominer. Il n’y a pas d’erreur plus profonde et plus dangereuse. On croit par là affermir le principe de l’autorité ; loin de là, on lui ôte son plus solide fondement. L’autorité, c’est-à-dire l’autorité légitime et morale, n’est autre chose que la justice, et la justice n’est autre chose aussi que le respect de la liberté ; en sorte qu’il n’y a pas là deux principes différents et contraires, mais un seul et même principe, d’une certitude égale et d’une égale grandeur sous toutes ses formes et dans toutes ses applications.
L’autorité, dit-on, vient de Dieu : sans doute ; mais d’où vient la liberté ? c’est à Dieu qu’il faut rapporter tout ce qu’il y a d’excellent sur la terre ; et rien n’est plus excellent que la liberté. La raison, qui dans l’homme commande à la liberté, lui commande selon sa nature, et la première loi qu’elle lui impose est de se respecter elle-même.
L’autorité est d’autant plus forte que son vrai titre est mieux compris ; et l’obéissance est plus facile quand, au lieu de dégrader, elle honore ; quand, au
La mission, la fin du gouvernement, c’est de faire régner la justice, protectrice de la liberté commune. D’où il suit que tant que la liberté d’un citoyen ne porte pas atteinte à la liberté d’un autre, elle échappe à toute répression. Ainsi le gouvernement ne peut sévir contre le mensonge, l’intempérance, l’imprudence, la mollesse, l’avarice, l’égoïsme, sinon quand ces vices deviennent préjudiciables à autrui. Il ne faut pas d’ailleurs renfermer le gouvernement dans des bornes trop étroites. Le gouvernement qui représente la société est aussi une personne morale ; il a un cœur comme l’individu ; il a de la générosité, de la bonté, de la charité. Il y a des faits légitimes, et même universellement admirés, qui ne s’expliquent pas, si on réduit la fonction du gouvernement à la seule protection des droitsJustice et Charité, composé en 1848, au milieu des excès du socialisme, pour rappeler la dignité de la liberté, le caractère, la portée et les limites infranchissables de la vraie charité, privée et civile. Nous l’avons réimprimé à la fin de la Philosophie sensualiste, Ier Appendice.
Maintenant, à quelle condition le gouvernement s’exerce-t-il ? Lui suffit-il d’un acte de sa volonté pour employer à son gré dans toute circonstance, comme il l’entendra, la puissance qui lui a été confiée ? C’est ainsi qu’a dû s’exercer le gouvernement dans la société naissante et dans l’enfance de l’art de gouverner. Mais le pouvoir, exercé par des hommes, peut s’égarer de diverses manières, ou par faiblesse ou par excès de force. Il lui faut donc une règle supérieure à lui-même, une règle publique et connue, qui soit une leçon pour les citoyens, et pour le gouvernement un frein à la fois et un appui : cette règle s’appelle la loi.
La loi universelle et absolue, c’est la justice naturelle, qui ne se peut écrire, mais qui parle à la raison et au cœur de tous. Les lois écrites sont des formules où l’on cherche à exprimer le moins imparfaitement possible ce que demande la justice naturelle dans telles et telles circonstances déterminées.
Si les lois se proposent d’exprimer en chaque chose la justice naturelle, qui est la justice universelle et absolue, il s’ensuit qu’une des conditions nécessaires d’une bonne lui est l’universalité de son caractère. Il faut examiner d’une façon abstraite et générale ce que demande la justice dans tous les cas qui se peuvent concevoir, afin qu’un de ces cas se présentant on le juge selon la règle posée, sans aucune acception des
On appelle droit positif l’ensemble de ces règles ou lois qui gouvernent les rapports sociaux des individus. Le droit positif repose sur le droit naturel, qui lui sert tout ensemble de fondement, de mesure et de limite. La loi suprême de toute loi positive est qu’elle ne soit pas contraire à la loi naturelle : nulle loi ne peut ni nous imposer un devoir faux ni nous enlever un droit vrai.
La sanction de la loi, c’est la punition. Nous avons déjà vu le droit de punir sortir de l’idée du démériteGorgias, t. III de la traduction de Platon, et notre argument, p. 367. « La première loi de l’ordre est d’être fidèle à la vertu, et à cette partie de la vertu qui se rapporte à la société, à savoir la justice ; mais si l’on y manque, la seconde loi de l’ordre est d’expier sa faute, et on ne l’expie que par la punition. Les publicistes cherchent encore le fondement de la pénalité. Ceux-ci, qui se croient de grands politiques, le trouvent dans l’utilité de la peine pour ceux qui en sont les témoins et qu’elle détourne du crime par la terreur de sa menace, par sa vertu préventive. Et c’est bien là, il est vrai, un des effets de la pénalité, mais ce n’est pas là son fondement ; car la peine, en frappant l’innocent, produirait autant et plus de terreur encore, et serait tout aussi préventive. Ceux-là, dans leurs prétentions à l’humanité, ne veulent voir la légitimité de la peine que dans son utilité pour celui qui la subit, dans sa vertu corrective : et c’est encore là, il est vrai, un des effets possibles de la peine, mais non pas son fondement ; car pour que la peine corrige, il faut qu’elle soit acceptée comme juste. Il faut donc toujours en revenir à la justice. La justice, voilà le fondement véritable de la peine : l’utilité personnelle et sociale n’en est que la conséquence. C’est un fait incontestable qu’à la suite de tout acte injuste l’homme pense, et ne peut pas ne pas penser qu’il a démérité, c’est-à-dire mérité une punition. Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de la peine ; et quand l’injustice a eu lieu dans la sphère sociale, la punition méritée doit être infligée par la société. La société ne le peut que parce qu’elle le doit. Le droit ici n’a d’autre source que le devoir, le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sacré, sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c’est-à-dire une atroce injustice, quand même elle tournerait au profit moral de qui la subit, et en un spectacle salutaire pour le peuple : ce qui ne serait point alors ; car alors la peine ne trouverait aucune sympathie, aucun écho, ni dans la conscience publique ni dans celle du condamné. La peine n’est pas juste parce qu’elle est utile préventivement ou correctivement ; mais elle est utile et de l’une et de l’autre manière parce qu’elle est juste. Cette théorie de la pénalité, en démontrant la fausseté, le caractère incomplet et exclusif des deux théories qui partagent les publicistes, les achève et les explique, et leur donne à toutes deux un centre et une base légitime. Elle n’est sans doute qu’indiquée dans Platon, mais elle s’y rencontre en plusieurs endroits, brièvement, mais positivement exprimée, et c’est sur elle que repose la théorie, sublime de l’expiation. »
Quelle est l’exacte proportion des châtiments et des crimes ? Cette question ne peut recevoir une solution absolue. Ce qu’il y a ici d’immuable, c’est que l’acte contraire à la justice mérite une punition, et que plus l’acte est injuste, plus la punition doit être sévère. Mais à côté du droit de punir est le devoir de corriger. Il faut laisser au coupable la possibilité de réparer son crime. L’homme coupable est un homme encore ; ce n’est pas une chose dont on doive se débarrasser dès qu’elle nuit, une pierre qui tombe sur notre tête et que nous rejetons dans l’abîme afin qu’elle ne blesse plus personne. L’homme est un être raisonnable, capable de comprendre le bien et le mal, de se repentir et de se réconcilier un jour avec l’ordre. Ces vérités ont donné naissance à des ouvrages qui honorent la fin du ee
Arrêtons-nous sur le seuil de la politique proprement dite. Il n’y a de fixe et d’invariable que ses principes ; tout le reste est relatif. Les constitutions des États ont quelque chose d’absolu par leur rapport aux droits inviolables qu’elles doivent garantir : mais elles ont aussi un côté relatif par les formes variables qu’elles revêtent selon les temps, selon les lieux, selon les mœurs, selon l’histoire. La règle suprême que la philosophie rappelle à la politique, c’est qu’elle doit, en prenant conseil de toutes les circonstances, rechercher toujours les formes sociales et les institutions qui réalisent le mieux ces principes éternels. Oui, ils sont éternels, parce qu’ils ne sont tirés d’aucune hypothèse arbitraire, mais qu’ils reposent sur la nature immuable de l’homme, sur les instincts tout-puissants du cœur, sur la notion indestructible de la justice et l’idée sublime de la charité, sur la conscience de la personne, sur le devoir et le droit, sur le mérite et le démérite. Voilà les fondements de toute société vraie, digne de ce beau nom de société humaine, c’est-à-dire formée d’êtres libres et raisonnables ; voilà les maximes qui doivent diriger tout gouvernement digne de sa mission, qui sait qu’il n’a pas affaire à des bêtes, mais à des hommes, qui les respecte et qui les aime.
Grâce à Dieu, la société française a toujours marché Philosophie sensualiste, leçons eeeDroit naturel, Droit civil, Droit politique, avec les deux Appendices, l’un sur le rôle mutuel de la justice et de la charité dans la société, l’autre sur la monarchie constitutionnelle.
Principe sur lequel repose la vraie théodicée. Dieu dernier fondement de la vérité morale, du bien et de la personne morale. — Liberté de Dieu. — Justice et charité divine. — Dieu, sanction de la loi morale. Immortalité de l’âme, argument du mérite et du démérite ; argument de la simplicité de l’âme, argument des causes finales. — Du sentiment religieux. — De l’adoration. — Du culte. — Beauté morale du christianisme.
La vérité morale, comme toute autre vérité universelle et nécessaire, ne peut demeurer à l’état d’abstraction. Dans nous elle n’est que conçue. Il faut qu’il y ait quelque part un être qui non seulement la conçoive, mais qui la constitue.
De même que toutes les choses belles et toutes les choses vraies se rapportent, celles-ci à une unité qui est la vérité absolue, et celles-là à une autre unité qui
Serait-il possible qu’il y eût plusieurs êtres absolus, et que l’être en qui se réalisent le vrai absolu et le beau absolu ne fût pas aussi celui qui est le principe du bien absolu ? L’idée même de l’absolu implique l’absolue unité. Le vrai, le beau et le bien ne sont pas trois essences distinctes : c’est une seule et même essence considérée dans ses attributs fondamentaux. Notre esprit les distingue parce qu’il ne peut rien comprendre que par division ; mais, dans l’être où ils résident, ils sont indivisiblement unis ; et cet être à la fois triple et un, qui résume en soi la parfaite beauté, la parfaite vérité et le bien suprême, n’est autre chose que Dieu.
Ainsi Dieu est nécessairement le principe de la vérité morale et du bien. Il est aussi le type de la personne morale que nous portons en nous.
L’homme est une personne morale, c’est-à-dire qu’il est doué de raison et de liberté. Il est capable de vertu, et la vertu a chez lui deux formes principales, le respect des autres et l’amour des autres, la justice et la charité.
Peut-il y avoir parmi les attributs que possèdent les créatures quelque chose d’essentiel que le Créateur ne possède pas ! D’où l’effet tire-t-il sa réalité et son être, sinon de sa cause ? Ce qu’il possède, il l’emprunte et
Tel est le principe de notre théodicée. Il n’est ni nouveau, ni quintessencié ; mais il n’a pas encore été bien dégagé et mis en lumière, et il est à nos yeux d’une solidité à toute épreuve. C’est à l’aide de ce principe que nous pouvons pénétrer jusqu’à un certain point dans la vraie nature de Dieu.
Dieu n’est pas un être logique, dont on puisse expliquer la nature par voie de déduction et au moyen d’équations algébriques. Quand, en partant d’un premier attribut, on a déduit les attributs de Dieu les uns des autres, à la manière des géomètres et des scolastiques, que possède-t-onProfession de foi du vicaire savoyard. Voyez Fragments et Souvenirs, p. 473, etc.
La notion première que nous avons de Dieu, à savoir, re partie, leçon Fragments de philosophie cartésienne, p. 24. « L’être infini, en tant qu’infini, n’est pas un moteur, une cause ; il n’est pas non plus, en tant qu’infini, une intelligence ; il n’est pas non plus une volonté ; il n’est pas non plus un principe de justice, ni encore bien moins un principe d’amour. On n’a pas le droit de lui imputer tous ces attributs en vertu de cet unique argument : Tout être contingent suppose un être qui ne l’est pas ; tout être fini suppose un être infini. Le Dieu que donne cet argument est le Dieu de Spinoza ; il est, à la rigueur ; mais il est presque comme s’il n’était pas, pour nous du moins qui l’apercevons à peine dans les hauteurs inaccessibles d’une éternité et d’une existence absolue, ville de pensée, de liberté, d’amour, semblable au néant même de l’existence, et mille fois inférieure à une heure de notre existence finie et périssable, si pendant cette heure fugitive nous savons ce que nous sommes, si nous pensons, si nous aimons quelque autre chose que nous-mêmes, si nous nous sentons capables de sacrifier librement à une idée le peu de minutes qui nous ont été accordées. »
re partie, ainsi que dans la leçon qui suit. On trouvera les passages les plus importants de nos divers écrits, sur ce grand sujet, réunis et s’éclairant les unes les autres dans les Appendices à nos leçons de 1828, Introduction à l’histoire de la philosophie.
Avant tout, si l’homme est libre, se peut-il que Dieu ne le soit pas ? Nul ne conteste que celui qui est cause de toutes choses, et qui n’a de cause que lui-même, ne peut dépendre de quoi que ce soit. Mais en affranchissant Dieu de toute contrainte extérieure, Spinoza l’assujettit à une nécessité intérieure et mathématique, où il trouve la perfection de l’être. Oui, de l’être qui n’est pas une personne ; mais le caractère essentiel de l’être personnel est précisément la liberté. Si donc Dieu n’était pas libre, Dieu serait au-dessous de l’homme. Ne serait-il pas étrange que la créature eût ce merveilleux pouvoir de disposer de soi-même et de vouloir librement, et que l’être qui l’a faite fût soumis à un développement nécessaire, dont la cause n’est qu’en lui sans doute, mais dont la cause enfin est une sorte de puissance abstraite, mécanique ou métaphysique, mais bien inférieure à la cause personnelle et volontaire que nous sommes et dont nous avons la conscience la plus claire ? Dieu est donc libre, puisque nous le sommes ; mais il n’est pas libre comme nous le sommes : car Dieu est à la fois tout ce que nous sommes et rien de ce que nous sommes. Il possède les mêmes attributs que nous, e série, t. V, Philosophie contemporaine, 3e édition, p. 109. « Sans vaine subtilité, il y a une distinction réelle entre le libre arbitre et la liberté spontanée. Le libre arbitre, c’est la volonté avec l’appareil de la délibération entre des partis divers, et sous cette condition suprême que, lorsqu’à la suite de la délibération, on se résout à vouloir ceci ou cela, on ait l’immédiate conscience d’avoir pu et de pouvoir encore vouloir le contraire. C’est là que paraît plus énergiquement la liberté, mais elle n’y est point épuisée. J’ai cité souvent l’exemple de d’Assas. D’Assas n’a pas délibéré, et pour cela d’Assas était-il moins libre et n’a-t-il pas agi avec une entière liberté ? Le saint qui, après le long et douloureux exercice de la vertu, en est arrivé à pratiquer comme par nature les actes de renoncement à soi-même qui répugnent le plus à la faiblesse humaine ; le saint n’est-il plus qu’un instrument passif et aveugle de la grâce, comme l’ont voulu mal à propos, par une interprétation excessive de la doctrine augustinienne, et Luther et Calvin ? Non ; il reste libre encore ; et, loin de s’être évanouie, sa liberté, en s’épurant, s’est élevée et agrandie. La spontanéité est essentiellement libre, bien qu’elle ne soit accompagnée d’aucune délibération, et que souvent, dans le rapide élan de son action inspirée, elle s’échappe à elle-même et laisse à peine une trace dans les profondeurs de la conscience. Transportons cette exacte psychologie dans la théodicée, et nous reconnaîtrons sans hypothèse que la spontanéité est aussi la forme éminente de la liberté de Dieu. Oui, certes, Dieu est libre ; car entre autres preuves, il serait absurde qu’il y eût moins dans la cause première que dans un de ses effets, l’humanité ; Dieu est libre, mais non de cette liberté relative à notre double nature, et faite pour lutter contre la passion et l’erreur, et engendrer péniblement la vertu et notre science imparfaite ; il est libre d’une liberté relative à sa divine nature. Entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, entre la raison et son contraire, Dieu ne peut délibérer, ni, par conséquent, vouloir à notre manière. Conçoit-on en effet qu’il ait pu prendre ce que nous appelons le mauvais parti ? Cette supposition seule est impie. Il faut donc admettre que, quand il a pris le parti contraire, sa nature toute puissante, toute juste, toute sage s’est développée avec cette spontanéité qui contient la liberté tout entière, et exclut à la fois les efforts et les misères de la volonté délibérante et encore bien plus l’opération mécanique de la nécessité. Tel est le vrai caractère de l’action divine. »
De la même manière que nous transportons en Dieu la liberté qui est le fond de notre être, nous y transportons aussi la justice et la charité. Dans l’homme, la justice et la charité sont des vertus ; en Dieu, ce sont des attributs. Ce qui est en nous la conquête laborieuse de la liberté, est en lui sa nature même. Si le respect des droits est en nous l’essence même de la justice et le signe de la dignité de notre être, il est impossible que l’être parfait ne connaisse pas et ne respecte pas les droits des êtres les plus infimes, puisque c’est lui d’ailleurs qui leur a départi ces droits. En « Disons la cause qui a porté le suprême
Le christianisme a été plus loin : selon la divine doctrine, Dieu a tant aimé les hommes qu’il leur a donné son Fils unique. Dieu est inépuisable dans sa charité, comme il est inépuisable dans son essence. Il est impossible de plus donner à la créature ; il lui donne tout ce qu’elle peut recevoir sans cesser d’être une créature ; il lui donne tout, jusqu’à lui-même, autant qu’il est en lui et qu’il est en elle. En même temps il est impossible de moins perdre ; car étant l’être absolu, il se répand et se donne éternellement sans en être diminué. Infinie toute-puissance et charité infinie, qui tire du sein de son amour immense les grâces dont elle comble sans cesse et le monde et l’humanité, c’est à elle à nous apprendre que plus on donne et plus on possède. C’est l’égoïsme, dont la racine est au fond de tous les cœurs, à côté même de la charité la plus sincère ; c’est l’égoïsme qui nous inculque cette erreur, que l’on perd à se dévouer : c’est lui qui nous fait appeler le dévouement un sacrifice.Timée, p. 119, t. XII de notre traduction.
Si Dieu est tout juste et tout bon, il ne peut rien vouloir que de bon et de juste ; et, comme il est tout-puissant, tout ce qu’il veut il le peut, et par conséquent il le fait. Le monde est l’œuvre de Dieu ; il est donc parfaitement fait, parfaitement approprié à sa fin.
Un principe qui se rattache à l’idée même du bien nous dit que tout agent moral mérite une récompense quand il fait le bien, et une punition lorsqu’il fait le mal. Ce principe est universel et nécessaire, il est absolu. Si ce principe n’a pas son application dans ce monde, il faut, ou que ce principe soit menteur ou que ce monde soit mal ordonné.
Or, c’est un fait que le bien n’amène pas toujours à sa suite le bonheur, ni le mal le malheur.
Remarquons d’abord que si le fait existe, il est assez rare et semble présenter le caractère d’une exception.
La vertu est une lutte contre la passion, et cette lutte, pleine de dignité, est pleine aussi de douleur ; mais, d’un côté, le crime est condamné à des douleurs bien autrement dures ; de l’autre, celles de la vertu sont de peu de durée ; elles sont une épreuve nécessaire et presque toujours bienfaisante.
La vertu a ses peines, mais le plus grand bonheur est encore avec elle, comme le plus grand malheur est avec le crime ; et cela en petit et en grand, dans le secret de l’âme et sur le théâtre de la vie, dans les conditions les plus obscures et dans les situations les plus éclatantes.
La bonne et la mauvaise santé est, après tout, la plus grande partie du bonheur et du malheur. À cet égard, comparez la tempérance et son contraire, l’ordre et le désordre, la vertu et le vice, j’entends une tempérance vraiment tempérante, et non pas un ascétisme
Le grand médecin HufelandDe l’Art de prolonger sa vie, etc
Hufeland remarque encore que les plus grandes longévités appartiennent à des vies sages et bien réglées.
Ainsi, pour la santé, la force et la vie, la vertu vaut mieux que le vice : c’est déjà beaucoup, ce me semble.
Je veux bien ne parler de la conscience qu’après la santé ; mais enfin, avec le corps, notre hôte le plus assidu est la conscience. La paix ou le trouble de la conscience décide du bonheur ou du malheur intérieur. À ce point de vue, comparez encore l’ordre et le désordre, la vertu et le vice.
Et en dehors de nous, dans la société, à qui vont l’estime et le mépris, la considération et l’infamie ? Assurément l’opinion a ses méprises, mais elles ne sont pas longues. En général, si les charlatans, les intrigants, les imposteurs de toutes les espèces surprennent quelque temps les suffrages, il faut convenir qu’une honnêteté soutenue est le moyen le plus sûr, et à peu près infaillible, d’arriver à la bonne renommée.
Je regrette que le temps qui nous presse m’interdise
C’était l’opinion de Socrate et de Platon ; c’est aussi celle de Franklin, et je la recueille de mon expérience personnelle et de l’examen attentif de la vie humaine. Mais je conviens qu’il y a des exceptions, et n’y en eût-il qu’une seule, il la faudrait expliquer.
Je suppose un homme jeune, beau, riche, aimable et aimé, qui, placé entre l’échafaud et la trahison d’une cause sacrée, monte volontairement à vingt ans sur un échafaud. Que faites-vous de cette noble victime ? La loi du mérite et du démérite semble ici suspendue. Oserez-vous blâmer la vertu, ou comment en ce monde lui accorderez-vous la récompense qu’elle n’a pas cherchée mais qui lui est due ?
En y regardant bien, vous trouverez plus d’un cas analogue à celui-là.
Les lois de ce monde sont générales ; elles ne fléchissent ni pour les uns ni pour les autres : elles poursuivent
La justice humaine condamne peu d’innocents, il est vrai, mais elle absout, faute de preuves, plus d’un coupable. D’ailleurs elle ne connaît que de certains délits. Que de fautes, que de bassesses s’accomplissent dans l’ombre, auxquelles manque le châtiment mérité ! De même, que de dévouements obscurs dont Dieu seul est le témoin et le juge ! Sans doute rien n’échappe à l’œil de la conscience, et l’âme coupable ne peut se soustraire au remords. Mais le remords n’est pas toujours en rapport exact avec la faute commise ; sa vivacité peut dépendre d’un naturel plus ou moins délicat, de l’éducation, de l’habitude. En un mot, s’il est très vrai qu’en général la loi du mérite et du démérite s’accomplit en ce monde, elle ne s’y accomplit pas avec une rigueur mathématique.
Que faut-il en conclure ? Que le monde est mal fait ? Non. Cela ne peut être et cela n’est pas. Cela ne peut être, car incontestablement le monde a un auteur juste et bon ; cela n’est pas, car en fait nous voyons l’ordre régner dans le monde ; et il serait absurde de méconnaître l’ordre manifeste qui éclate presque partout pour quelques phénomènes que nous n’y pouvons ramener. L’univers dure, donc il est bien fait. Le pessimisme de
Or, rejeter ces deux principes c’est renverser de fond en comble toute la croyance humaine.
Les maintenir, c’est implicitement admettre que la vie actuelle doit se terminer ou se continuer ailleurs.
Mais cette persistance de la personne est-elle possible ? après la dissolution du corps, peut-il rester quelque chose de nous-même ?
À la vérité la personne morale, qui agit bien ou mal et qui en attend la récompense ou la punition, est unie à un corps : elle vit avec lui, elle s’en sert et elle en dépend aussi en une certaine mesure, mais elle n’est pas luie série, t. III, leçon « Il est impossible de connaître quelque phénomène de conscience, les phénomènes de la sensation ou de la volition ou de l’intelligence, sans qu’à l’instant même nous les rapportions à un sujet un et identique qui est nous-même ; de même nous ne pouvons connaître les phénomènes extérieurs de la résistance, de la solidité, de l’impénétrabilité, de la figure, de la couleur, de l’odeur, de la saveur, etc., sans juger que ce ne sont pas là des phénomènes en l’air, mais des phénomènes qui appartiennent à quelque chose de réel, qui est solide, impénétrable, figuré, coloré, odorant, sapide, etc. D’un autre côté, si vous ne connaissiez aucun des phénomènes de conscience, vous n’auriez jamais la moindre idée du sujet de ces phénomènes ; et si vous ne connaissiez aucun des phénomènes extérieurs de résistance, de solidité, d’impénétrabilité, de figure, de couleur, etc., vous n’auriez aucune idée du sujet de ces phénomènes : donc les caractères, soit des phénomènes de conscience, soit des phénomènes extérieurs, sont pour vous les seuls signes de la nature des sujets de ces phénomènes. Parmi les qualités des phénomènes sensibles, est au premier rang la solidité, laquelle vous est donnée dans la sensation de la résistance, et inévitablement accompagnée de la forme, etc. Au contraire, lorsque vous examinez les phénomènes de conscience, vous n’y trouvez pas ce caractère de résistance, de solidité, de forme, etc. ; vous ne trouvez pas que les phénomènes de votre conscience aient une figure, de la solidité, de l’impénétrabilité, de la résistance ; sans parler d’antres qualités qui leur sont également étrangères : la couleur, la saveur, le son, l’odeur, etc. Or, comme le sujet n’est pour nous que la collection des phénomènes qui nous le révèlent, plus son existence propre en tant que sujet d’inhérence de ces phénomènes, il s’ensuit que, sous des phénomènes marqués de caractères dissemblables et tout à fait étrangers les uns aux autres, l’esprit humain conçoit des sujets dissemblables et étrangers. Ainsi, comme la solidité et la figure n’ont rien à voir avec la sensation, la volonté et la pensée, comme tout solide est étendu pour nous, et que nous le plaçons nécessairement dans l’espace, tandis que nos pensées, nos volitions, nos sensations sont pour nous inétendues, et que nous ne pouvons pas les concevoir et les placer dans l’espace, mais seulement dans le temps, l’esprit humain en conclut, avec une rigueur parfaite, que le sujet des phénomènes extérieurs a le caractère de ceux-ci, et que le sujet des phénomènes de la conscience a le caractère de ceux-là ; que l’un est solide et étendu, et que l’autre n’est ni solide ni étendu. Enfin, comme ce qui est solide et étendu est divisible, et comme ce qui n’est ni solide ni étendu n’est pas divisible, de là la divisibilité attribuée au sujet solide et étendu, et l’indivisibilité attribuée au sujet qui n’est ni étendu ni solide. Qui de nous, en effet, ne se croit pas un être indivisible, un et identique, le même hier, aujourd’hui, demain ? Eh bien, le mot corps, le mot matière ne signifie pas autre chose que le sujet des phénomènes extérieurs, dont les plus éminents sont la forme, l’impénétrabilité, la solidité, l’étendue, la divisibilité ; le mot esprit, le mot âme ne signifie rien autre chose que le sujet des phénomènes de conscience, la pensée, le vouloir, la sensation, phénomènes simples, inétendus, non solides, etc. Voilà toute l’idée d’esprit et toute l’idée de matière. Voyez donc tout ce qu’il faut faire pour ramener la matière à l’esprit ou l’esprit à la matière : il faut prétendre que la sensation, la volition, la pensée sont réductibles, en dernière analyse, à la solidité, à l’étendue, à la figure, à la divisibilité, etc., ou que la solidité, l’étendue, la figure, etc., sont réductibles à la pensée, à la volonté, à la sensation. »
— Ire série, t. III, Philosophie sensualiste, reLocke, p. 31 : « Locke prétend que nous ne pouvons-nous assurer
par la contemplation de nos propres idées que la matière ne peut pas penser ; au contraire, c’est dans la contemplation même de nos idées que nous apercevons clairement que la pensée et la matière sont incompatibles. Qu’est-ce que penser ? N’est-ce pas réunir un certain nombre d’idées sons une certaine unité ? Le plus simple jugement suppose plusieurs termes réunis en un sujet un et identique qui est moi. Ce moi identique est impliqué dans tout acte réel de connaissance. On a démontré à satiété que la comparaison exige un centre indivisible qui comprenne les différents termes de la comparaison. Prenez-vous la mémoire ? il n’y a point de mémoire possible sans la persistance d’un même sujet qui rapporte à soi-même les différentes modifications dont il a été successivement affecté. Enfin, la conscience, cette condition indispensable de l’intelligence n’est-elle pas le sentiment d’un être unique ? C’est pourquoi chaque homme ne peut penser sans dire moi, sans s’affirmer comme le sujet identique et un de ses pensées. Je suis moi et toujours moi, comme vous êtes toujours vous-même dans les actes les plus divers de votre vie. Vous n’êtes pas plus vous aujourd’hui qu’hier, et vous ne l’êtes pas moins. Cette identité et cette unité indivisible du moi, inséparable de la moindre pensée, c’est là ce qu’on appelle sa spiritualité, en opposition avec les caractères évidents et nécessaires de la matière Par quoi en effet connaissez-vous la matière ? C’est surtout par la forme, par retendue, par quelque chose de solide qui vous arrête, qui vous résiste sur divers points de l’espace. Mais un solide n’est-il pas essentiellement divisible ? Prenez les fluides les plus subtils : pouvez-vous ne pas les concevoir susceptibles de division, de plus ou de moins ? Toute pensée a des éléments divers comme la matière, mais elle a de plus une indivisible unité dans le sujet pensant, et, ce sujet ôté, qui est un, le phénomène total n’est plus. Loin de là, le sujet inconnu auquel vous rattachez les phénomènes matériels est divisible, et divisible à l’infini ; il ne peut cesser d’être divisible sans cesser d’être. Voilà quelles idées nous avons, d’un côté, de la pensée ; de l’autre, de la matière. La pensée suppose un sujet essentiellement un ; la matière est divisible à l’infini. Qu’est-il besoin d’aller plus loin ? Si une conclusion est légitime, c’est celle qui distingue l’être pensant et la matière. Dieu peut très bien les faire coexister ensemble, et leur coexistence est un fait certain ; mais il ne peut les confondre. Dieu peut réunir la pensée et la matière, il ne peut pas faire que la matière pense. »je, moi, qui se sent libre et responsable, ne sent-il pas aussi qu’il n’y a pas en lui de division, ni même de division possible, qu’il est un être un et simple ? Le moi est-il moi plus ou moins ? y a-t-il une moitié de moi, un quart de moi ? Je ne puis pas diviser ma personne. Elle est ce qu’elle est ou elle
Que de motifs puissants s’ajoutent à ces deux preuves pour les fortifier dans les cœurs ! Voici, par exemple, une présomption d’une grande valeur pour qui croit à la vertu du sentiment et de l’instinct.
Toute chose a sa fin. Ce principe est aussi absolu que celui qui rapporte tout événement à une causere partie, reDu mysticisme.
Quand on a recueilli tous les arguments qui autorisent la croyance à une autre vie, et qu’on est arrivé ainsi à une démonstration satisfaisante, il reste un obstacle à vaincre. L’imagination ne peut pas contempler sans effroi cet inconnu qu’on appelle la mort. Le plus grand philosophe du monde, dit Pascal, sur une planche plus grande qu’il ne faut pour aller sans danger d’un bout d’un abîme à l’autre, ne peut songer sans trembler à l’abîme qui est au-dessous. Ce n’est pas la raison, c’est l’imagination qui l’épouvante ; c’est elle aussi qui produit en grande partie ce reste de doute, ce trouble, cette anxiété secrète que la foi la plus assurée ne parvient pas toujours à dompter, en présence de la mort. L’homme religieux éprouve cette terreur, mais il sait d’où elle vient, et il la surmonte en s’attachant aux solides espérances que lui fournissent la raison et le cœur. L’imagination est un enfant dont il faut faire l’éducation, en la mettant sous la discipline et sous le gouvernement de facultés meilleures ; il faut l’accoutumer à venir au secours de l’intelligence au lieu de la troubler par ses fantômes. Reconnaissons-le : il y a là un pas terrible à franchir. La nature frémit en face de cette éternité inconnue. Il est sage de s’y présenter avec toutes ses forces réunies, la raison et le cœur se prêtant un mutuel Fragments et Souvenirs, Santa-Rosa, p. 281. « Après tout, il est une vérité plus éclatante à mes yeux que toutes les lumières, plus certaine que les mathématiques : c’est l’existence de la divine providence. Oui, il y a un Dieu, un Dieu qui est une véritable intelligence, qui par conséquent a conscience de lui-même, qui a tout fait et tout ordonné avec poids et mesure, dont les œuvres sont excellentes, et dont les fins sont adorables, alors mêmes qu’elles sont voilées à nos faibles yeux. Ce monde a un auteur parfait, parfaitement sage et bon. L’homme n’est point un orphelin : il a un père dans le ciel. Que fera ce père de son enfant, quand celui-ci lui reviendra ? Rien que de bon. Quoi qu’il arrive, tout sera bien. Tout ce qu’il a fait est bien fait ; tout ce qu’il fera, je l’accepte d’avance, je le bénis. Oui, telle est mon inébranlable foi, et cette loi est mon appui, mon asile, ma consolation, ma douceur dans ce moment formidable. »
Nous savons maintenant ce qu’est véritablement Dieu. Nous avions vu déjà deux de ses faces admirables, la vérité et la beauté. La plus auguste se révèle à nous, la sainteté. Dieu est le saint des saints, comme auteur de la loi morale et du bien, comme principe de la liberté, de la justice et de la charité, comme dispensateur de la peine et de la récompense. Un tel Dieu n’est pas un Dieu abstrait, c’est une personne intelligente et libre, qui nous a faits à son image, dont nous tenons la loi même qui préside à notre destinée, et dont nous attendons les jugements. C’est son amour qui nous inspire dans nos actes de charité ; c’est sa justice qui gouverne notre justice, celle de nos sociétés et de nos lois. Si nous ne nous rappelions sans cesse qu’il est infini, nous dégraderions sa nature ; mais il serait pour nous comme
En pensant à un tel être, l’homme éprouve un sentiment, qui est le sentiment religieux par excellence. Tous les êtres avec lesquels nous sommes en rapport éveillent en nous des sentiments divers, suivant les qualités que nous y apercevons ; et celui qui possède toutes les perfections n’exciterait en nous aucun sentiment particulier ! Pensons-nous à l’essence infinie de Dieu, nous pénétrons-nous de sa toute-puissance, nous rappelons-nous que la loi morale exprime sa volonté et qu’il a attaché à l’accomplissement et à la violation de cette loi des récompenses et des peines dont il dispose avec une justice inflexible ; nous ne pouvons nous défendre d’une émotion de respect et de crainte à l’idée d’une telle grandeur. Puis, si nous venons à considérer que cet être tout-puissant a bien voulu nous créer, nous dont il n’a aucun besoin, qu’en nous créant il nous a comblés de bienfaits, qu’il nous a donné cet admirable univers pour jouir de ses beautés toujours nouvelles, la société pour agrandir notre vie dans celle de nos semblables, la raison pour penser, le cœur pour aimer, la liberté pour agir ; sans disparaître, le respect et la crainte se teignent d’un sentiment plus doux, celui de l’amour. L’amour, quand il s’applique à des êtres faibles et bornés, nous inspire de leur faire du bien ; mais en lui-même il ne se propose pas l’avantage de la personne aimée : on aime un objet beau ou bon, parce qu’il est tel, sans regarder d’abord si cet amour peut être utile à son objet ou à
Le respect et l’amour composent l’adoration. L’adoration véritable n’est pas sans l’un et l’autre de ces deux sentiments. Si vous ne considérez que le Dieu tout-puissant, maître du ciel et de la terre, auteur et vengeur de la justice, vous accablez l’homme sous le poids de la grandeur de Dieu et de sa propre faiblesse, vous le condamnez à un tremblement continuel dans l’incertitude des jugements de Dieu, vous lui faites prendre en haine et ce monde et la vie et lui-même qui est toujours rempli de misères. C’est vers cette extrémité que penche Port-Royal. Lisez les Pensées de PascalÉtudes sur Pascal.
L’adoration est un sentiment universel. Il diffère en
L’adoration, contenue dans le sanctuaire de l’âme, est ce que l’on appelle le culte intérieur, principe nécessaire des cultes publics.
Le culte public n’est pas plus une institution arbitraire que la société et le gouvernement, le langage et les arts. Toutes ces choses ont leurs racines dans la nature humaine. L’adoration, abandonnée à elle-même, dégénérerait aisément en rêve et en extase, ou se dissiperait dans le torrent des affaires et des nécessités de chaque jour. Plus elle est énergique, plus elle tend à s’exprimer au dehors dans des actes qui la réalisent, à prendre une forme sensible, précise et régulière, qui, par un juste retour sur le sentiment qui l’a produite, le réveille quand il s’assoupit, le soutient quand il
Mais la philosophie ne croit pas empiéter sur la théologie ; elle croit rester fidèle à elle-même, et poursuivre encore sa mission la plus vraie, qui est d’aimer et de favoriser tout ce qui tend à élever l’homme, lorsqu’elle applaudit avec effusion au réveil du sentiment religieux et chrétien dans toutes les âmes d’élite, après les ravages qu’a faits de toutes parts, depuis plus d’un siècle, une fausse et triste philosophie. Quelle n’eut pas été, en effet, je vous le demande, la joie d’un Socrate et d’un Platon s’ils eussent trouvé le genre humain entre les bras du christianisme ! Combien Platon, si visiblement embarrassé entre ses belles doctrines et la religion de son temps, qui garde envers elle tant de ménagements, alors même qu’il s’en écarte, et qui s’efforce d’en tirer le meilleur parti possible à l’aide d’interprétations bienveillantes, combien n’eut-il pas été heureux d’avoir affaire à une religion qui présente à l’homme, comme son auteur à la fois et comme son modèle, ce sublime et doux crucifié dont il a eu un pressentiment extraordinaire, et qu’il a presque dépeint dans la er livre de la République, t. IX de notre traduction.Esprit des lois, passim.Discours en Sorbonne sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain, etc.Correspondance la lettre au docteur Stiles, 9 mars 1790, écrite par Franklin quelques semaines avant sa mort : « Je suis convaincu que le système de morale et de religion que Jésus-Christ nous a transmis est ce que le monde a vu et peut voir de meilleur. »
Phédon, le Gorgias, la République, lui eussent appris aussi que de tels livres sont faits pour quelques sages, qu’il faut au genre humain une philosophie à la fois semblable et différente, que cette philosophie-là est une religion, et que cette religion désirable et nécessaire est l’Évangile. N’hésitons pas à le dire : sans la religion, la philosophie, réduite à ce qu’elle peut tirer laborieusement de la raison naturelle perfectionnée, s’adresse à un bien petit nombre, et court risque de rester sans grande efficacité sur les mœurs et sur la vie ; et sans la philosophie, la religion la plus pure n’est pas à l’abri de bien des superstitions, et par là elle peut voir lui échapper l’élite des esprits, qui peu à peu entraîne tout le reste, ainsi qu’il en a été eDe la connaissance de Dieu et de soi-même, n’est plus et en même temps il est toujours l’auteur des Sermons, des Élévations et de l’incomparable Catéchisme de Meaux. Séparer la religion et la philosophie, ç’a toujours été, d’un côté ou d’un antre, la prétention des petits esprits, exclusifs et fanatiques : le devoir, plus impérieux aujourd’hui que jamais, de quiconque a pour l’une ou pour l’autre un amour sérieux et éclairé, est de les rapprocher, de mettre ensemble, au lieu de les dissiper en les divisant, les forces du l’esprit et de l’âme, dans l’intérêt de la cause commune et du grand objet que la religion chrétienne et la philosophie poursuivent, chacune par les voies qui lui sont propres, je veux dire la grandeur morale de l’humanitére série, t. Ier, Premiers essais, Du souverain bien, p. 299-313, et Avertissement de la 3e édit., p. e série, t. IV, Philosophie contemporaine, préface de la 2e édition ; nos Études sur Pascal, lre et 2e préface, passim ; Ve série, t. II, Discours à la Chambre des Pairs pour la défense de l’université et de la philosophie. Partout nous professons la vénération la plus tendre pour le christianisme : nous n’avons jamais repoussé que la servitude de la philosophie, avec Descartes et avec les docteurs les plus illustres des temps anciens et des temps nouveaux, depuis saint Augustin et saint Thomas jusqu’au cardinal de La Luzerne et à l’évêque d’Hermopolis. Au reste, nous aimons à croire que ces querelles, nées en d’autres temps de la lutte déplorable du clergé et de l’université, ne lui ont pas survécu, et qu’aujourd’hui tout ce qu’il y a d’amis sincères de la religion et de la philosophie se donneront la main pour travailler de concert à relever les âmes abattues et les caractères affaissés.
Revue de la doctrine contenue dans ces leçons, et des trois ordres de faits sur lesquels cette doctrine repose, avec le rapport de chacun d’eux à l’école moderne qui l’a reconnu et développé, mais presque toujours exagéré. — Expérience et empirisme. — Raison et idéalisme. — Sentiment et mysticisme. — Théodicée. Défaut des divers systèmes connus. — Du procédé qui conduit à la vraie théodicée et du caractère de certitude et de réalité que ce procédé lui donne.
Dès la première leçon, je vous ai signalé l’esprit qui animerait cet enseignement : un esprit de libre recherche, reconnaissant avec joie la vérité partout où il la rencontre, mettant à profit tous les systèmes que le e
Le ee
Mais ce n’est là qu’une énumération ethnographique des écoles du e
Telles sont les écoles philosophiques en présence desquelles est placé le e
Nous sommes forcés d’avouer qu’aucune d’elles ne contient, à nos yeux, la vérité tout entière. Il est démontré qu’une partie considérable de la connaissance échappe à la sensation, et nous pensons que le
. Kant est un guide bien moins sûr que Reid. L’un et l’autre excellent dans l’analyse ; mais Reid s’arrête là, et Kant bâtit sur l’analyse un système inconciliable avec elle. Il élève la raison au-dessus de la sensation et du sentiment ; il montre avec un art infini comment la raison produit par elle-même, et par les lois attachées à son exercice, presque toute la connaissance humaine ; il n’y a qu’un malheur, c’est que tout ce bel édifice est dépourvu de réalité. Dogmatique dans l’analyse. Kant est sceptique dans ses conclusions. Son scepticisme est le plus savant, le plus moral qui fut jamais ; mais enfin c’est toujours le scepticisme. C’est dire assez que nous sommes loin d’appartenir à l’école du philosophe de Kœnigsberg.Sapere aude
En général, dans l’histoire de la philosophie, nous sommes pour tous les systèmes qui sont eux-mêmes
Tels sont les fondements très simples de notre éclectisme. Il n’est pas en nous le fruit du besoin d’innover et de nous faire une place à part parmi les historiens de la philosophie ; non, c’est la philosophie elle-même qui nous impose nos vues historiques. Ce n’est pas notre faute si Dieu a fait l’aine humaine plus faste que tous les systèmes, et nous sommes bien aise aussi, nous l’avouons, que tous les systèmes ne soient pas entièrement absurdes. À moins de donner un démenti aux faits les plus certains que nous avions nous-même signalés et établis, il e
Nous n’avons donc aucun doute sur l’excellence de l’entreprise ; toute la question est pour nous dans l’exécution. Voyons, comparons ce que nous avons fait avec ce que nous avons voulu faire.
Demandons-nous d’abord si nous avons été juste envers cette grande philosophie représentée dans l’antiquité par Aristote, et dont le modèle le meilleur parmi les modernes est le sage auteur de l’Essai sur l’entendement humain ?
Il y a dans la philosophie de la sensation le vrai et le faux. Le faux, c’est la prétention d’expliquer par les acquisitions des sens toute la connaissance humaine ; cette prétention-là, c’est le système même ; nous la repoussons, et le système avec elle. Le vrai, c’est que la sensibilité, considérée dans ses organes extérieurs et visibles, et dans ses organes intérieurs, sièges invisibles des fonctions vitales, est la condition indispensable du développement de toutes nos facultés, non seulement des facultés qui tiennent évidemment à la sensibilité, mais de celles qui en paraissent le plus éloignées. Ce côté vrai du sensualisme, nous l’avons
Pour nous la théodicée, la morale, l’esthétique, la métaphysique, reposent sur la psychologie, et le premier principe de notre psychologie est que tout exercice de l’esprit et de l’âme a pour condition une impression faite sur nos organes et un mouvement des fonctions vitales.
L’homme n’est pas un pur esprit ; il a un corps qui est à l’esprit tantôt un obstacle, tantôt un secours, toujours un compagnon inséparable. Les sens ne sont pas, comme l’ont trop dit Platon et Malebranche, une prison pour l’âme, mais bien plutôt une fenêtre ouverte sur la nature, et par laquelle l’âme communique avec l’univers. Il y a toute une partie de la polémique de Locke contre la théorie des idées innées qui est à nos yeux parfaitement vraie. Nous sommes les premiers à invoquer l’expérience en philosophie. L’expérience sauve la philosophie de l’hypothèse, de l’abstraction, de la méthode exclusivement déductive, c’est-à-dire de la méthode géométrique. C’est pour avoir abandonné le terrain solide de l’expérience, que Spinoza, s’attachant à certains côtés du cartésianismeFragments de philosophie cartésienne, p. 429 : Des rapports du cartésianisme et du spinozisme.re partie, leçons reee partie.e partie.
Avec ces éléments empiriques, l’idéalisme est mis à l’abri de cet enivrement mystique qui peu à peu le gagne et le saisit quand il est tout seul, et le décrie auprès des esprits sains et sévères. Pourquoi ne le dirions-nous pas ? Dans nos travaux, nous avons souvent présente la pensée de Locke que nous tenons pour un des hommes les meilleurs et les plus sensés qui aient été. Il est parmi ces conseillers secrets et illustres que nous donnons à notre faiblesse. Nous lui devons plus d’une inspiration ; et nous nous demandons souvent si des recherches dirigées avec la méthode circonspecte que nous tâchons d’apporter dans les nôtres ne pourraient pas être acceptées par sa sincérité et par sa sagesse. Locke est pour nous le vrai représentant, le plus original et tout ensemble le plus tempéré de l’école empirique. Dans les liens d’un système, il conserve encore une rare liberté d’esprit : sous le nom de réflexion, il admet une autre source de connaissance que la sensation ; et cette concession au sens commun est bien considérable. C’est Condillac qui en ôtant cette concession a outré et gâté la doctrine de Locke, et en a fait un système étroit, exclusif, entièrement faux, le sensualisme, à proprement parler. Condillac opère sur des chimères per inania regnare série, Ier vol., Premiers essais, Condillac, p. 128, etc., et particulièrement t. III : Philosophie sensualiste, leçons Essai sur l’entendement humain produit l’impression contraire. Locke est un disciple de Descartes, que les excès de Malebranche ont jeté dans un excès contraire : il est un des fondateurs de la psychologie : c’est un des plus fins et des plus profonds connaisseurs de la nature humaine, et sa doctrine un peu chancelante, mais toujours modérée, est digne d’avoir une place dans un véritable éclectismePhilosophie sensualiste, leçon reLocke, et surtout IIe série, t. III. Examen du système de Locke, passim.
À côté de la philosophie de Locke, il en est une bien autrement grande, et qu’il importe de préserver de toute exagération pour la maintenir à toute sa hauteur. Fondé dans l’antiquité par Socrate, constitué par Platon, renouvelé par Descartes, l’idéalisme compte dans son sein, même parmi les modernes, les plus belles renommées. Il parle à l’homme au nom de ce qu’il y a de plus noble dans l’homme. Il revendique les droits de la raison ; il rétablit dans la science, dans l’art et dans la morale des principes fixes et invariables, et du sein de cette existence imparfaite il nous élève vers un autre monde, le monde de l’éternel, de l’infini, de l’absolu.
Cette grande philosophie a toutes nos préférences : ere série, t. IV, Philosophie écossaise, les leçons sur Reid.Ibid., t. V, Philosophie de Kant.Critique de la raison spéculative, à la Critique du jugement, à la Critique de la raison pratique ? Ces trois ouvrages sont à nos yeux d’admirables monuments du génie philosophique : ils sont remplis de trésors d’observation et d’analyseCritiques, en y joignant un choix des Petits écrits de Kant. Le temps nous a manqué pour y mettre la dernière main ; mais un jeune et habile professeur de philosophie, sorti de l’École normale, a bien voulu nous suppléer, et se charger de donner lui-même au public français une version fidèle et intelligente du plus grand penseur du e
Avec Reid et Kant, nous reconnaissons la raison comme la faculté du vrai, du beau et du bien. C’est à sa vertu propre que nous rapportons directement la connaissance dans sa partie la plus humble et dans sa partie la plus élevée. Toutes les prétentions systématiques du sensualisme se brisent contre la réalité manifeste des vérités universelles et nécessaires qui sont
De pareils principes peuvent seuls donner une base ferme à la science. Les phénomènes ne sont les objets de la science qu’en tant qu’ils révèlent quelque chose de supérieur à eux-mêmes, c’est-à-dire leurs lois. L’histoire naturelle n’étudie pas tel ou tel individu, mais le type générique que tout individu porte en lui, lequel demeure inaltérable, quand les individus passent et s’évanouissent. S’il n’y a point en nous d’autre faculté de connaître que la sensation, nous ne connaîtrons jamais que ce qu’il y a de passager dans les choses, et encore nous ne le connaîtrons que de la connaissance la plus incertaine, puisque la sensibilité en sera la seule mesure, la sensibilité si variable en elle-même et si différente dans les différents individus. Chacun de nous aura sa science, une science contradictoire et fragile, qu’un moment élève et qu’un autre détruit, mensonge
Le même esprit transporté dans l’esthétique nous a fait saisir le beau à côté de l’agréable, et au-dessus des beautés diverses et imparfaites que la nature nous offre, une beauté idéale, une et parfaite, sans modèle dans la nature et seul modèle digne du génie.
En morale, nous avons montré qu’il y a une distinction essentielle entre le bien et le mal ; que l’idée du bien est une idée absolue tout comme l’idée du beau et celle du vrai ; que le bien est une vérité universelle et nécessaire, marquée de ce caractère particulier qu’elle doit être pratiquée. À côté de l’intérêt, qui est la loi de la sensibilité, la raison nous a fait reconnaître la loi du devoir, qu’un être libre peut seul accomplir. De cette morale est sortie une politique généreuse, donnant au droit un fondement assuré dans le respect dû à la personne, établissant la vraie liberté et la vraie égalité, et invoquant des institutions, protectrices de l’une et de l’autre, qui ne reposent pas sur la volonté mobile et arbitraire du législateur, quel qu’il soit, peuple ou monarque, mais sur la nature des choses, sur la vérité et la justice.
De l’empirisme nous avons retenu cette maxime, qui
Mais à quoi servirait d’avoir restitué à la raison le pouvoir de s’élever à des principes absolus placés au-dessus de l’expérience, bien que l’expérience en fournisse les conditions extérieures, si ces principes n’ont pas de valeur objective, pour parler le langage de Kantre partie, leçon
Il est une troisième doctrine qui, trouvant la sensation insuffisante, et mécontente aussi de la raison qu’elle confond avec le raisonnement, croit se rapprocher du sens commun en faisant reposer sur le sentiment la science, l’art et la morale. Elle veut qu’on se fie à l’instinct du cœur, à cet instinct plus noble que la sensation et moins subtil que le raisonnement. N’est-ce pas le cœur en effet qui sent le beau et le bien, n’est-ce pas lui qui, dans toutes les grandes circonstances de la vie, quand la passion et le sophisme obscurcissent à nos yeux la sainte idée du devoir et de la vertu, la fait briller d’une irrésistible lumière, et en même temps nous échauffe, nous anime, nous donne le courage de la pratiquer ?
Nous aussi nous avons reconnu ce phénomène admirable qu’on nomme le sentiment ; nous croyons même qu’on on trouvera ici une analyse plus précise et plus complète que dans les écrits où le sentiment règne seul. Oui, il y a un plaisir exquis attaché à la contemplation de la vérité, à la reproduction du beau, à la pratique du bien ; il y a en nous un amour inné pour toutes ces choses : et quand on ne se pique pas d’une grande
Aux yeux d’une analyse peu exercée, la raison dans son exercice naturel et spontané se confond avec le sentiment par une multitude de ressemblancesDu mysticisme.
Oui, nous croyons, avec Quintilien et Vauvenargues, que la noblesse des sentiments fait celle des pensées. L’enthousiasme est à nos yeux le principe des grands travaux comme des grandes actions. Sans l’amour du beau, l’artiste ne produira que des œuvres régulières peut-être mais froides, qui pourront plaire au géomètre, mais non pas à l’homme de goût. Pour communiquer la vie à la toile, au marbre, à la parole, il faut la porter en soi. C’est le cœur, mêlé à la logique, qui fait la vraie éloquence ; c’est le cœur, mêlé à l’imagination, qui fait la grande poésie. Songez à Homère, à Corneille, à Bossuet : leur trait le plus caractéristique, c’est le pathétique, et le pathétique est le cri de l’âme. Mais c’est surtout dans la morale qu’éclate la puissance du sentiment. Le sentiment, nous l’avons déjà dit, est comme une grâce divine qui nous aide à accomplir la loi sérieuse et austère du devoir. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’en des situations délicates, compliquées, difficiles, on ne suit pas démêler où est le vrai, où est le bien ! Le sentiment vient au secours du raisonnement qui chancelle ; il parle, et toutes les incertitudes se dissipent.
Nous faisons donc une grande place à ce noble élément de la nature humaine. Nous croyons l’homme tout aussi grand par le cœur que par la raison. Nous rendons hommage aux généreux écrivains qui, dans le relâchement des principes et des mœurs au eWoldemarre partie, leçons
La psychologie, l’esthétique et la morale nous ont conduit à un ordre de recherches plus difficiles et plus relevées, qui se mêlent à toutes les autres et les couronnent, la théodicée.
La théodicée, nous le savons, est l’écueil de la philosophie. Nous pouvions l’éviter, nous arrêter dans les régions déjà bien hautes des principes universels et nécessaires du vrai, du beau et du bien, sans aller au-delà, sans remonter jusqu’au principe de ces principes, à la raison de la raison, à la source de la vérité. Mais une telle prudence n’est, au fond, qu’un scepticisme déguisé. Ou la philosophie n’est pas, ou elle est la dernière explication de toutes choses. Est-il donc vrai que Dieu nous soit une énigme indéchiffrable, lui sans lequel tout ce que nous avons découvert jusqu’ici de plus certain nous serait une insupportable énigme ? Si la philosophie est incapable d’arriver à la connaissance de Dieu, elle est impuissante ; car si elle ne possède pas Dieu, elle ne possède rien. Mais nous sommes convaincu que le besoin de savoir ne nous a pas été donné en vain, et que le désir de connaître le principe de notre être
Plus d’un chemin peut conduire à Dieu. Nous ne prétendons en fermer aucun ; mais il nous fallait suivre celui qui était devant nous, celui que nous ouvraient la nature et le sujet de notre enseignement.
Les vérités universelles et nécessaires ne sont pas des idées générales que notre esprit tire par voie d’abstraction des choses particulières ; car les choses particulières sont relatives et contingentes, et ne peuvent renfermer l’universel et le nécessaire. D’un autre côté, ces vérités ne subsistent pas en elles-mêmes ; elles ne seraient ainsi que de pures abstractions, suspendues dans le vide et sans rapport à quoi que ce soit. La vérité, la beauté, le bien, sont des attributs et non des êtres. Or il n’y a pas d’attributs sans sujet. Et comme ici il s’agit du vrai, du beau et du bien absolus, leur substance ne peut être que l’être absolu. C’est ainsi que nous arrivons à Dieu. Encore une fois, il y a bien d’autres moyens d’y parvenir ; mais nous maintenons celui-là légitime et assuré.
Pour nous, comme pour Platon, que nous avons défendu contre une interprétation trop étroite
Si toute perfection appartient à l’être parfait, Dieu possédera la beauté dans sa plénitude. Père du monde, de ses lois, de ses ravissantes harmonies, auteur des formes, des couleurs et des sons, il est le principe de la beauté dans la nature. C’est lui que nous adorons, sans le savoir, sous le nom d’idéal, quand notre imagination, entraînée de beautés en beautés, appelle une beauté dernière où elle puisse se reposer. C’est à lui que l’artiste, mécontent des beautés imparfaites de la nature et de celles qu’il crée lui-même, vient demander des inspirations supérieures. C’est en lui que se résument les deux grandes formes de la beauté en tout genre, le beau et le sublime, puisqu’il satisfait toutes nos facultés par ses perfections et les accable de son infinitude.
Dieu est le principe de la vérité morale comme de toutes les autres vérités. Tous nos devoirs sont compris dans la justice et la charité. Ces deux grands préceptes, nous ne les avons pas faits ; ils nous sont imposés ; de qui donc peuvent-ils venir, sinon d’un législateur essentiellement juste et bon ? C’est là, selon nous, une démonstration invincible de la justice et de la charité divines : cette démonstration éclaire et soutient toutes les autres. Dans cet immense univers dont nous
Ainsi de toutes parts, de la métaphysique, de l’esthétique, surtout de la morale, nous nous élevons au même principe, centre commun, fondement dernier de toute vérité, de toute beauté, de tout bien. Le vrai, le beau et le bien ne sont que les manifestations diverses d’un même être. L’intelligence humaine, interrogée sur toutes ces idées qui sont incontestablement en elle, nous fait toujours la même réponse ; elle nous renvoie à la même explication : au fond de tout, au-dessus de tout, Dieu, toujours Dieu.
Remarquez que nous sommes arrivés à ces hautes conclusions sans aucune hypothèse, à l’aide de procédés à la fois très simples et parfaitement rigoureux. Étant données des vérités de différent ordre, que nous n’avons pas faites et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes, nous sommes remontés de ces vérités à leur auteur, de même qu’on va de l’effet à la cause, du signe à la chose signifiée, du phénomène à l’être, de la qualité au sujet.
Non seulement il est certain que tout effet suppose une cause et toute qualité un être, mais il l’est également qu’un effet de telle nature suppose une cause de la même nature, et qu’une qualité ou un attribut marqué de tels et tels caractères essentiels suppose un être dans lequel se retrouvent éminemment ces mêmes caractères. D’où il suit que nous avons conclu très légitimement de la vérité à une cause et à une substance intelligente, de la beauté à un être souverainement beau, et d’une loi morale composée à la fois de justice et de charité à un législateur souverainement juste et souverainement bon.
Et nous n’avons pas fait de la géométrie et de l’algèbre en théodicée, à l’exemple de beaucoup de
Notre théodicée est donc pure à la fois d’hypothèse et d’abstraction. En nous préservant de l’une, nous nous sommes préservés de l’autre. Ne consentant à reconnaître Dieu que dans ses signes visibles aux yeux, intelligibles à l’esprit, c’est sur d’infaillibles témoignages que nous nous sommes élevés à Dieu. Par une conséquence nécessaire, partant d’effets et d’attributs réels, nous sommes arrivés à une cause et à une substance réelles, à une cause ayant en puissance tous ses effets essentiels, à une substance riche d’attributs. J’admire Premiers essais, cours de 1816, passim.
La théodicée a deux écueils : l’un, que je viens de vous signaler, est l’abstraction, l’abus de la dialectique ; c’est le vice de l’école et de la métaphysique. S’efforce-t-on d’éviter cet écueil, on court le risque d’aller se briser contre l’écueil opposé, je veux dire cet effroi du raisonnement qui s’étend jusqu’à la raison, cette prédominance excessive du sentiment qui, développant en nous les facultés aimantes et affectueuses aux dépens me Guyon finit par aimer Dieu comme un amant.
On évite ces excès contraires d’une sentimentalité raffinée et d’une abstraction chimérique, en ayant sans cesse présents à la pensée et la nature de Dieu par laquelle il échappe à tout rapport avec nous, la nécessité, l’éternité, l’infinité, et en même temps ceux de ses attributs qui sont nos propres attributs transportés en lui par cette raison très simple qu’ils en viennent.
Je ne puis concevoir Dieu que dans ses manifestations et par les signes qu’il me donne de son existence, comme je ne puis concevoir un être que par ses attributs, une cause que par ses effets, comme je ne me connais moi-même que par l’exercice de mes facultés. Ôtez mes facultés et la conscience qui me les atteste, je ne suis pas pour moi. Il en est de même de Dieu : ôtez la nature et l’âme, tout signe de Dieu disparaît.
L’univers, qui comprend la nature et l’homme, manifeste Dieu ; est-ce à dire qu’il l’épuise ? Nullement. Consultons toujours la psychologie. Je ne me connais que par mes actes ; cela est certain ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est que tous mes actes n’épuisent ni n’égalent ma puissance ni ma substance ; car ma puissance, celle au moins de ma volonté, peut toujours ajouter un acte à tous ceux qu’elle a déjà produits, et elle a la conscience, en même temps qu’elle s’exerce, de contenir en soi de quoi s’exercer encore. Aussi faut-il dire de Dieu et du monde ces deux choses en apparence contraires : nous ne connaissons Dieu que par le monde, et Dieu est essentiellement distinct et différent du monde. La cause première, comme toutes les causes secondes, ne se manifeste que par ses effets ; elle ne se peut même concevoir que par eux ; et elle les surpasse de toute la différence qui sépare le créateur de l’être créé, le parfait de l’imparfait. Le monde est indéfini ; il n’est pas infini ; car, quelle que soit sa quantité, la pensée y peut toujours ajouter. De quelques milliards de mondes que l’on compose la totalité du monde, on peut y ajouter des mondes nouveaux. Mais Dieu est infini, absolument infini dans son essence, et il répugne qu’une série indéfinie égale l’infini ; car l’indéfini n’est autre chose que le fini plus ou moins multiplié et pouvant toujours l’être. Le monde est un tout qui a son harmonie ; car un Dieu un n’a pu faire qu’une œuvre accomplie et harmonieuse. L’harmonie du monde Plaçons ici ce passage analogue sur la vraie mesure en laquelle on peut dire à la fois que Dieu est compréhensible et qu’il est incompréhensible. Ire série, t. IV, Philosophie écossaise, Hutcheson : « Disons d’abord que Dieu n’est point absolument incompréhensible, par cette raison manifeste qu’étant la cause de cet univers, il y passe et s’y réfléchit, comme la cause dans l’effet : par là, nous le connaissons. “Les cieux racontent sa gloire*”, et, “depuis la création**, ses vertus invisibles sont rendues visibles dans ses ouvrages” : sa puissance, dans les milliers de mondes semés dans les déserts infinis de l’espace ; son intelligence, dans leurs lois harmonieuses ; enfin, ce qu’il y a en lui de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d’amour que contient le cœur de l’homme. Et il faut bien que Dieu ne nous soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s’entretiennent de Dieu depuis le premier jour de la vie intellectuelle de l’humanité. Dieu donc, comme cause de l’univers, s’y révèle pour nous ; mais Dieu n’est pas seulement la cause de l’univers, il en est la cause parfaite et infinie possédant en soi, non pas une perfection relative qui n’est qu’un degré d’imperfection, mais une perfection absolue, une infinité qui n’est pas seulement le fini multiplié par lui-même en des proportions que l’esprit humain peut toujours accroître, mais une infinité vraie, c’est-à-dire l’absolue négation de toutes bornes dans toutes les puissances de son être Dès lors, il répugne qu’un effet indéfini exprime adéquatement une cause infinie ; il répugne donc que nous puissions connaître absolument Dieu par le monde et par l’homme, car Dieu n’y est pas tout entier. Pour comprendre absolument l’infini, il faut le comprendre infiniment, et cela nous est interdit. Dieu, tout en se manifestant, retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut absolument manifester, ni par conséquent nous permettre de comprendre absolument. Il reste donc en Dieu, malgré le monde et l’homme, quelque chose d’inconnu, d’impénétrable, d’incompréhensible. Par-delà les incommensurables espaces de l’univers, et sous toutes les profondeurs de l’âme humaine, Dieu nous échappe dans cette infinitude inépuisable d’où il peut tirer sans fin de nouveaux mondes, de nouveaux êtres, de nouvelles manifestations. Dieu nous est par là incompréhensible ; mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et précise ; car nous avons l’idée la plus précise de l’infinité. Et cette idée n’est pas en nous un raffinement métaphysique ; c’est une conception simple et primitive qui nous éclaire dès notre entrée en ce monde, lumineuse et obscure tout ensemble, expliquant tout et n’étant expliquée par rien, parce qu’elle nous porte d’abord au faîte et à la limite de toute explication. Quelque chose d’inexplicable à la pensée, voilà où tend la pensée ; l’être infini, voilà le principe nécessaire de tous les êtres relatifs et finis. La raison n’explique pas l’inexplicable, elle le conçoit. Elle ne peut comprendre d’une manière absolue l’infinité, mais elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations indéfinies, qui la découvrent et qui la voilent ; et de plus, comme on l’a dit, elle la comprend en tant qu’incompréhensible. C’est donc une égale erreur de déclarer Dieu absolument compréhensible et absolument incompréhensible. Il est l’un et l’autre, invisible et présent, répandu et retiré en lui-même, dans le monde et hors du monde, si familier et si intime à ses créatures qu’on le voit en ouvrant les yeux, qu’on le sent en sentant battre son cœur, et en même temps inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé à tout et séparé de tout, se manifestant dans la vie universelle et y laissant paraître à peine une ombre de son essence éternelle, se communiquant sans cesse et demeurant incommunicable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché,
Deus vivus et Deus absconditus. »* Psalmiste.
** Saint Paul.
Résumons ce résumé. Partis de l’observation de nous-mêmes pour nous préserver de l’hypothèse, nous avons trouvé dans la conscience trois ordres de faits. Nous leur avons laissé à chacun leur caractère, leur rang, leur portée et leurs limites. La sensation nous a paru la condition indispensable, mais non le fondement de la connaissance. La raison est la faculté même de connaître ; elle nous a fourni des principes absolus, et ces principes absolus nous ont conduits à des vérités absolues. Le sentiment, qui tient à la fois de la sensation et de la raison, a trouvé place entre l’une et l’autre. Sortis
Cette doctrine est si simple, elle est tellement dans toutes nos puissances, elle est si conforme à tous nos instincts, qu’elle paraît à peine une doctrine philosophique ; et en même temps, si vous l’examinez de plus près, si vous la comparez avec toutes les doctrines célèbres, vous trouverez qu’elle s’en rapproche et qu’elle en diffère, qu’elle n’est aucune d’elles et qu’elle les embrasse toutes, qu’elle en exprime précisément le côté qui les a fait vivre et qui les soutient dans l’histoire. Mais ce n’est là que le caractère scientifique de la doctrine que nous vous présentons : elle en a un autre encore qui la distingue et vous la recommande bien davantage. L’esprit qui l’anime est celui qui inspira jadis Socrate, Platon, Marc-Aurèle, qui vous fait battre le cœur quand vous lisez Corneille et Bossuet, qui a dicté à Vauvenargues ce petit nombre de pages qui ont
On le voit : nous avons suivi sur la mort de Lesueur la tradition ou plutôt le préjugé répandu en ces derniers temps et qui a entraîné avant nous les meilleurs juges. Mais il vient de paraître dans un recueil nouveau et intéressant, les Archives de l’art français, t. III, des documents jusqu’alors inédits et entièrement irrécusables sur la vie et les ouvrages du peintre de saint Bruno, qui nous forcent de retirer quelques assertions empruntées à l’opinion commune et contraires à la vérité. L’acte de décès de Lesueur, tiré pour la première fois du Registre des morts de l’église paroissiale de Saint-Louis en l’isle Notre-Dame, conservé aux archives de l’hôtel de ville de Paris, établit péremptoirement que Lesueur n’a pas été mourir aux Chartreux, mais qu’il est mort en l’île Notre-Dame, où il demeurait, sur la paroisse Saint-Louis, et qu’il a été enterré dans cette église de Saint-Étienne-du-Mont où reposent Pascal et Racine. Il paraît bien aussi que Lesueur est mort avant sa femme, Geneviève Goussé, puisque le Registre des naissances de la paroisse Saint-Louis contient, à la date du 18 février 1655, l’acte de baptême d’un quatrième enfant de Lesueur, et que Geneviève Goussé aurait dû mourir bien peu de temps après er mai suivant. Dans ce cas, on trouverait l’acte de décès de la femme au Registre des morts de l’année 1655, comme on y a trouvé l’acte de décès du mari. Or cette pièce, qui seule pourrait donner un démenti à la vraisemblance et maintenir l’opinion accréditée, cette pièce n’est point aux archives de l’hôtel de ville, ou du moins rameur des Nouvelles recherches ne l’y a point rencontrée.
D’ailleurs tout le reste de l’histoire de Lesueur, telle que nous l’avons si rapidement rappelée, subsiste. Il n’a jamais été en Italie, et, dit la notice si longtemps restée manuscrite, de Guillet de Saint-GeorgesMémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’École des beaux-arts, 2 vol., 1854.
Tout le monde admet que Lesueur admirait et étudia le Poussin. Il serait étrange qu’il n’eût pas cherché à le connaître, et il le pouvait aisément quand Poussin vint à Paris et y séjourna de 1640 à 1642. Il était même difficile qu’ils ne se rencontrassent pas. Après la mort de Vouet, en 1641, Lesueur se fit de plus en plus une manière particulière ; et, en 1642, âgé de vingt-cinq ans, libre de toute entrave, déjà plein de goût pour l’antique et pour Raphaël, il devait aller fréquemment au Louvre où Poussin
Pag. 227 : « Mais la merveille du tableau est la figure de saint Paul. »
Nous avons vu tout récemment, à Hamptoncourt, les sept cartons de Raphaël. On n’en peut parler, on n’en peut faire la moindre critique qu’à genoux. Voilà bien Raphaël arrivé au faîte de son art, dans les dernières années de sa vie ! Et ce n’étaient là que des dessins pour des tapisseries ! Ces dessins seuls mériteraient le voyage d’Angleterre, quand même les figures du fronton du Parthénon ne seraient point au British Museum. On ne se lasse pas de contempler ces grandes pages à la rare lumière de cette salle mal éclairée. Rien de plus noble, de plus magnifique, de plus imposant, de plus majestueux. Quelles draperies, quelles attitudes, quelles figures ! Quoique la couleur soit absente, l’effet est immense : l’esprit est saisi, charmé à la fois et transporté ; mais l’âme, avouons-le, la nôtre au moins, demeure presque insensible. Nous supplions qu’on veuille bien comparer le sixième carton, évidemment un des plus beaux, représentant la
Pag. 227 et 228 : « Les grands ouvrages de Lesueur, de Poussin et de tant d’autres dispersés en Europe… »
De tous les tableaux de Lesueur qui sont en Angleterre, celui que nous regrettons le plus de n’avoir pu voir est Alexandre et son médecin, peint pour M. de Nouveau, directeur général des postes, qui passa de l’hôtel Nouveau, à la Place-Royale, dans la galerie d’Orléans, de là en Angleterre, et qui a été acheté par lady Lucas, à la grande vente de Londres, en 1800. Voyez le catalogue de cette vente, avec les prix et les noms des acquéreurs, à la fin du t. Ier de l’excellent ouvrage de M. Waagen, Œuvres d’art et artistes en Angleterre, 2 volumes, Berlin, 1837 et 1838. Nous avons été consolé et bien agréablement surpris, à notre retour, en rencontrant dans la précieuse galerie de M. le comte d’Houdetot, ancien pair de France et membre libre de l’Académie des beaux-arts, un autre Alexandre, et son médecin Philippe, où la main de Lesueur ne peut pas être méconnue. La composition de toute la scène est de la dernière perfection. Le dessin est exquis. Il y a des draperies qui par l’ampleur et la noblesse rappellent celles de Raphaël. Le corps d’Alexandre est d’une admirable Prédication plus petite que celle du Louvre, mais non moins admirable, à la Place-Royale, chez M. Girou de Buzareingues, correspondant de l’Académie des sciences. Si c’est là l’esquisse dont parle Félibien, ere édit. in-4º, cette esquisse nous paraît déjà un tableau achevé, présentant avec celui du Louvre d’assez grandes différences qui pourraient être le sujet d’une intéressante étude.
Empruntons à M. Waagen l’indication précise des œuvres de Lesueur que l’éminent critique a trouvées dans les collections anglaises et qu’il a décrites : La Reine de Saba devant Salomon, chez le duc de Devonshire, t. Ier, p. 245 ; Le Christ au pied de la croix soutenu par sa famille, chez le comte de Schrewsbury, t. II, p. 463, « sentiment profond et vrai »
, dit M. Waagen ; La Madeleine répandant des parfums sur les pieds de Jésus-Christ, chez lord Exeter, t. II, p. 485, « tableau du plus pur sentiment »
; enfin, chez M. Miles, une Mort de Germanicus, « riche et noble composition, tout à fait dans le goût du Poussin »
, dit encore M. Waagen, t. II, p. 356. Ajoutons que ce dernier ouvrage n’est indiqué dans aucun catalogue, ancien ou moderne. Nous nous demandons si ce ne serait pas une copie du Germanicus de Poussin que Lesueur aurait faite ou qu’on lui aura attribuée.
L’auteur des Musées d’Allemagne et de Russie (Paris, Saint Bruno adorant la croix dans sa cellule, ouverte sur un paysage, et il prétend que ce tableau est aussi pathétique que les meilleurs Saint-Bruno du musée de Paris. C’est vraisemblablement une esquisse, comme nous en avons une, ou bien l’un des volets qui nous manquent ; car pour les tableaux mêmes, il n’y en a jamais eu que vingt-deux aux Chartreux, et ils sont encore au Louvre ; à moins peut-être que ce ne soit le tableau que Lesueur avait fait pour M. Bernard de Rozé, selon Florent Lecomte, t III, p. 98, et qui représentait un chartreux dans une cellule. À Saint-Pétersbourg, le catalogue de l’Ermitage indique sept tableaux de Lesueur, sur lesquels l’auteur que nous venons de citer en admet un d’authentique, Moïse enfant exposé sur les eaux du Nil. Serait-ce l’un des deux Moïse que Lesueur avait peints pour M. de Nouveau, comme nous l’apprend Guillet de Saint-Georges ? Si M. Viardot ne s’est pas trompé, s’il n’a pas pris une copie pour une œuvre originale, nous déplorons qu’on ait laissé un véritable Lesueur s’égarer jusqu’à Saint-Pétersbourg, avec plusieurs Poussin, les plus beaux Claude (voyez ci-dessous, p. 475), des Mignard, des Sébastien Bourdon, des Gaspre, des Stella, des Valentin.
Il y a quelques années, à la vente de la galerie du cardinal Fesch, nous pouvions, acquérir une des meilleures pièces de Lesueur, faite pour l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, arrivée, on ne sait comment, en la possession du chancelier Pontchartrain, puis en celle de l’oncle de l’Empereur, Jésus-Christ chez Marthe et Marie, tableau célèbre qui formait, à Saint-Germain-l’Auxerrois, le pendant du Martyre de saint Laurent. Est-il possible que le gouvernement français ait manqué cette bonne fortune, et qu’il ait abandonné ce petit chef-d’œuvre au roi de Bavière ? On a pensé sans doute que c’était bien assez d’en avoir une bonne copie à Marseille, et on a laissé l’original aller retrouver, dans la galerie de Munich, le Saint Louis à genoux entendant la messe, que le catalogue de cette galerie attribue à Lesueur.
Rappelons qu’il y a au musée de Bruxelles un charmant petit Lesueur, Le Sauveur donnant sa bénédiction, et dans les musées de Grenoble et de Montpellier quelques fragments de l’Histoire de Tobie peinte pour M. de Fieubet.
Pag. 228 : « Il ne s’est pas trouvé un gouvernement qui ait entrepris au moins de racheter (les chefs-d’œuvre) que nous avons perdus, et de ressaisir les grands ouvrages de Poussin, de Lesueur et de tant d’autres, dispersés en Europe, au lieu de prodiguer des millions pour acquérir des magots de Hollande, comme disait Louis XIV, ou des toiles espagnoles, à la vérité d’une admirable couleur, mais sans noblesse et sans expression morale. »
Voulez-vous un exemple tout récent du peu de cas que nous semblons faire de Poussin ? La rougeur monte au front quand on pense que nous avons laissé passer en Angleterre, en 1848, l’admirable galerie de M. de Montcalm. Un tableau avait échappé ; il a été mis en vente à Paris, le 29 mars 1850. C’était un Poussin ravissant, de la plus parfaite authenticité, provenant de la galerie d’Orléans, et longuement décrit dans le catalogue de Dubois de Saint-Gelais. Il représentait La Naissance de Bacchus, et par la variété des scènes et la multitude des idées, il attestait le meilleur temps du Poussin. Rendons justice à la Normandie, à la ville de Rouen : elle fit effort pour l’acquérir ; mais le gouvernement ne la soutint pas et cette composition toute française a été adjugée à Paris pour dix-sept mille francs à un étranger, M. HopeLe Massacre des Innocents, vient d’avoir une meilleure fortune. Ce tableau se compose de trois grandes figures principales. Il a 5 pieds et 7 pouces anglais de haut sur 4 pieds et 9 pouces de large Le coloris n’y est pas indigne du dessin et de la composition. Longtemps il fit partie de la galerie Giustiniani à Rome ; puis vendu au prince de Canino, frère de Napoléon, revendu au duc de Parme qui le porta et le vendit en Angleterre, il vient d’être tout récemment acquis par un prince dont le goût est aussi français que le cœur, M. le duc d’Aumale.
Contraste affligeant ! On vient de donner cinq ou six cent
Pag. 229 : « Tâchons de nous consoler d’avoir perdu Les Sept Sacrements, et de n’avoir pas su disputer à l’Angleterre et à l’Allemagne tant d’autres productions du Poussin, englouties aujourd’hui dans les collections étrangères… »
Après avoir exprimé le regret de ne connaître Les Sept Sacrements que par les gravures de Pesne, nous avons fait une course à Londres pour y voir de nos yeux et apprécier par nous-mêmes ces tableaux fameux, ainsi que plusieurs autres de notre grand compatriote, tombés entre les mains de l’Angleterre, grâce à notre coupable indifférence, et que nous signalait M. Waagen.
Dans le peu de jours qu’il nous était permis de donner à ce petit voyage, nous nous sommes réduits à l’examen de quatre galeries : la Galerie nationale, qui répond à notre musée, celles de lord Ellesmere et du marquis de Westminster, et, à quelques milles de Londres, la galerie, très célèbre en Angleterre et trop peu connue en Europe, du collège de Dulwich.
British Institution for promoting the fine arts in the united Kingdom). Elle fait chaque année, à Londres, une exposition de tableaux anciens, où les galeries particulières envoient successivement leurs pins belles pièces ; en sorte que dans un certain nombre d’années passent sous les yeux du public les plus remarquables tableaux que possède l’Angleterre. Sans cette exposition annuelle, que de richesses demeureraient ensevelies dans les châteaux de l’aristocratie ou dans les cabinets ignorés d’amateurs de province ! La société, ayant à sa tête les plus grands noms de l’Angleterre, jouit d’une certaine autorité, et dans tous les rangs on s’empresse de répondre à son appel. Nous avons sous les yeux la liste des personnes qui, cette année, ont contribué à l’exposition. Nous y voyons, avec Sa Majesté la reine, les ducs de Bedfort, de Devonshire, de Newcastle, de Northumberland, de Sutherland, les comtes de Derby, de Suffolk, et beaucoup d’autres grands seigneurs, avec des banquiers, des négociants, des savants, des artistes. L’exposition est publique, mais non gratuite ; on paye pour entrer ; on paye aussi pour avoir le catalogue imprimé de l’exhibition ; avec cet argent on suffit aisément aux dépenses nécessaires, et ce qui reste est employé à acheter des tableaux dont on fait cadeau à la Galerie nationale.
À l’exposition de cette année nous avons vu trois Claude Lorrain dignes de la renommée de ce maître : Apollon gardant les troupeaux d’Admète, un Port de mer, tous deux appartenant au comte de Leicester, et Psyché et l’Amour, appartenant à M. Perkins ; un prétendu Lesueur, la Mort de la Vierge, qui vient du comte de Suffolk ; sept Sébastien Les Sept Œuvres de miséricordeAbecedario, tout récemment publié, articles S. Bourdon, t. Ier, p. 171. Il paraît que c’était un des ouvrages de prédilection de Bourdon, puisqu’il l’a gravé lui-même ; voyez de Piles, Abrégé de la vie des peintres, 2e édit., p. 494, et le Peintre graveur français, de M. Robert Dumesnil, t. Ier, p. 131, etc. Les planches des Sept Œuvres de miséricorde sont encore à la chalcographie du Louvre.
Nous avons été plus heureux à la Galerie nationale.
Là, d’abord, que d’admirables Claude ! Nous en avons compté jusqu’à dix, parmi lesquels il en est du plus haut prix. Nous nous bornerons à en citer trois, l’embarquement de sainte Ursule, un grand paysage, et l’embarquement de la reine de Saba.
1º L’Embarquement de sainte Ursule, peint pour les Barberini, orna leur palais à Rome jusqu’en 1760, où un amateur anglais l’acheta à une princesse Barberini avec d’autres ouvrages du premier ordre : ce tableau a 3 pieds 8 pouces de haut, 4 pieds 11 pouces de large.
2º Le grand paysage a 4 pieds 11 pouces de haut, 6 pieds 7 pouces de large. On y voit Rebecca, avec ses parents et ses domestiques, attendant l’arrivée d’Isaac, qui de loin s’avance pour célébrer leur mariage.
3º L’Embarquement de la reine de Saba allant visiter Salomon formait le pendant du tableau précédent, et il a les mêmes dimensions. C’est à la fois une marine et un paysage. M. Waagen déclare que c’est le plus beau morceau de ce genre qu’il connaisse et que le Lorrain y est arrivé à la perfection, t. Ier, p. 211. Ce chef-d’œuvre avait été fait par Claude pour son protecteur, le duc de Bouillon. Il est signé : « Claude GE. I. V., faict pour son Altesse le duc de Bouillon, anno 1648. » Il s’agit ici évidemment du grand duc de Bouillon, le frère aîné du Turenne. Voilà Libro di verità, où Claude mettait les dessins de tous les tableaux qu’il entreprenait, dessins qui sont eux-mêmes de vrais tableaux. Ce monument précieux a été longtemps, comme L’Embarquement de la reine de Saba, entre les mains d’un marchand français qui l’aurait très volontiers cédé au gouvernement, et qui, faute de trouver des acheteurs à Paris au dernier siècle, l’a vendu presque pour rien en Hollande d’où il a passé en AngleterreLibro di verità appartient aujourd’hui au duc de Devonshire. M. Léon de Laborde en a donné une description détaillée, Archives de l’art français, t. Ier, p. 435 et suivants.Musées d’Allemagne et de Russie cite, à Saint-Pétersbourg, dans la galerie de l’Ermitage, parmi une foule de Claude dont il semble admettre l’authenticité, quatre morceaux qu’il n’hésite pas à déclarer égaux aux plus célèbres chefs-d’œuvre du même maître qui soient à Paris et à Londres : Le Matin, Le Midi, Le SoirLa Nuit. Ils proviennent de la Malmaison. Ainsi c’est la vente de la galerie d’une princesse française qui, de nos jours, a enrichi la Russie, comme vingt-cinq ans auparavant la vente de la galerie d’Orléans avait enrichi l’Angleterre.
Signalons encore à la Galerie nationale, à côté des paysages si sereins et si harmonieux du Lorrain, cinq Gaspre qui nous représentent la nature sous un tout autre aspect : des sites âpres et sauvages ou des tempêtes. Un des plus remarquables est celui d’Énée et Didon se réfugiant contre un orage dans une grotte. Les figures sont de la main de l’Albane, et le tableau appartint longtemps au palais Falconieri. Deux autres paysages viennent du palais Corsini, deux autres du palais Colonna.
Sur ces huit tableaux, un seul appartient à l’histoire sainte, celui qui est inscrit dans le catalogue imprimé sous le nº 165, et qui représente la peste d’Ashdod. Les Israélites ayant été battus par les Philistins, l’arche sainte fut prise et placée par les vainqueurs dans le temple de Dagon, à Ashdod. En présence de l’arche, l’idole s’écroule, et les Philistins sont frappés de la peste. Cette toile a 4 pieds 3 pouces de hauteur, 6 pieds 8 pouces de largeur. C’est une esquisse ou une répétition de La Peste des Philistins qui est au musée du Louvre et qui a été gravée par Picard. Il est rare, en effet, que Poussin n’ait pas traité plusieurs fois le même sujet : il y a deux suites des Sept Sacrements, deux ArcadieL’Arcadie, qu’il eût été si précieux d’avoir au Louvre à côté de la seconde, est en Angleterre, chez le duc de Devonshire.Moïse frappant le rocher, etc. Ici la science du dessin s’est complue à faire ressortir toute l’horreur de la scène et à étaler les effets les plus hideux de la peste. Il semble que, dans ce petit cadre, Poussin ait voulu lutter contre Michel-Ange, même aux dépens de la beauté. On dit que cet ouvrage avait été demandé par le cardinal Barberini, et il vient du palais Colonna.
Les sept autres tableaux de la Galerie nationale appartiennent à la mythologie, et on pourrait les rapporter presque tous à cette première époque de la carrière du Poussin, où il paye le tribut au génie encore subsistant du seizième siècle et subit l’influence du Marini.
Nº 39. L’Éducation de Bacchus, sujet sur lequel Poussin s’est plus d’une fois exercé. C’est une petite toile de 2 pieds pouces de hauteur, de 3 pieds et 1 pouce de largeur.
Phocion se lavant les pieds à une fontaine publique, touchant emblème de la pureté et de la simplicité de sa vie. Pour relever cette scène rustique et lui donner sa signification, le peintre a représenté les trophées du noble guerrier suspendus au tronc d’un arbre à une certaine distance. Toute cette composition est pleine d’esprit et de distinction. Nous ne croyons pas qu’elle ait jamais été gravée. Elle s’ajoute heureusement aux deux autres compositions consacrées à Phocion par le Poussin, et si admirablement gravées par Baudet, Phocion porté hors de la ville d’Athènes et Le Tombeau de Phocion.
Nº 42. Voici maintenant une des trois bacchanales que Poussin, dit le catalogue sur je ne sais quel fondement, avait peintes pour le duc de Montmorency. Les deux autres sont, dit ce même catalogue, dans la collection de lord Asburnham. Cette bacchanale a 4 pieds 8 pouces en hauteur, 3 pieds et un pouce en largeur. Dans un chaud paysage, Bacchus dort entouré de nymphes, de satyres et de centaures, et l’on voit Silène sous une feuillée soutenu par des sylvains.
Nº 62. Autre bacchanale, qui peut être considérée comme un des chefs-d’œuvre du Poussin. M. Waagen dit que ce tableau vient de la collection Colonna ; mais le catalogue affirme qu’il appartint d’abord au comte de Vaudreuil, puisqu’il passa chez M. de Calonne, et que de là il vint en Angleterre et finit par tomber entre les mains d’un M. Hamlet, auquel le gouvernement, autorisé par le parlement, l’a acheté pour le placer dans la Galerie nationale. Il a 3 pieds 8 pouces de haut, 4 pieds 8 pouces de large. Le sujet est une danse joyeuse de faunes et de bacchantes interrompue par un satyre qui se jette sur une nymphe et cherche à s’en rendre maître. Outre le sujet principal, il faut remarquer plusieurs épisodes spirituels et Catalogue du Poussin, p. 139), reproduite au trait dans l’ouvrage de Landon, sous le nom de Danse de Faunes et de Bacchantes.
Nº 65. Céphale et l’Aurore. L’Aurore, éprise de la beauté de Céphale, entreprend de le détacher de sa femme Procris ; n’y pouvant réussir, dans sa fureur jalouse elle donne à Céphale le javelot qui doit causer la mort de son épouse adorée. 3 pieds 2 pouces de haut, 4 pieds 3 pouces de large.
Nº 83. Un assez grand tableau de 5 pieds 6 pouces de haut et de 8 pieds de large : Phinée et ses compagnons changés en pierres à la vue de la Gorgone. Persée, ayant délivré Andromède du monstre marin, avait obtenu sa main de son père Céphée, qui donna un festin magnifique pour célébrer leurs noces. Mais Phinée, à qui Andromède avait été fiancée, se jette dans la salle du festin à la tête d’une troupe armée ; un combat s’engage ; Persée, près de succomber, présente à ses ennemis la tête de Méduse qui les métamorphose immédiatement en pierres. Cette composition est pleine de vigueur, d’une couleur assez vive, mais un peu crue. Elle n’est indiquée nulle part, et nous n’en connaissons pas de gravure.
Nº 91. Charmant petit tableau de 2 pieds 2 pouces de hauteur, d’un pied 8 pouces de largeur : Une Nymphe dormant, surprise par l’Amour et des satyres. Gravé par Daullé et reproduit dans l’ouvrage de Landon.
La galerie Bridgewater est ainsi appelée du nom de son fondateur, le duc de Bridgewater, qui la forma au milieu du eGalerie de Stafford, en 4 volumes in-folio. Elle tient le premier rang en Angleterre parmi toutes les galeries particulières, grâce à la multitude de chefs-d’œuvre qu’elle possède de l’école italienne, de l’école hollandaise et de l’école française. Elle a recueilli un très grand nombre de tableaux de la galerie d’Orléans, et nous n’avons pu nous défendre d’un sentiment pénible en retrouvant à Cleveland-square bien des chefs-d’œuvre qui jadis appartenaient à la France et qui sont gravés dans deux ouvrages célèbres : 1º La Galerie du duc d’Orléans au Palais-Royal, 2 volumes in-folio ; 2º Recueil d’estampes d’après les plus beaux tableaux et dessins qui sont en France dans le cabinet du roi et celui de Monseigneur le duc d’Orléans, 1729, 2 volumes in-folio ; recueil précieux connu aussi sous le nom de Cabinet de Crozat. Cette admirable collection est placée dans un bâtiment digne d’elle, dans un véritable palais, et elle compte à peu près trois cents tableaux. L’école française y est dignement représentée. On y trouve un Valentin, la Partie de musique, venant de la galerie d’Orléans et gravée dans La Galerie du Palais-Royal ; trois Bourguignon, quatre Gaspre, quatre beaux Claude, que M. Waagen s’est er, page 331 ; les deux premiers inscrits dans le catalogue sous les nos 11 et 41, peints en 1664 pour M. de Bourlemont, gentilhomme lorrain : l’un, Démosthène au bord de la mer, qui offre le touchant contraste de ruines majestueuses et de la nature éternellement jeune et fraîche ; l’autre, Moïse dans le buisson ardent auquel Dieu apparaît ; le troisième, nº 103, de l’année 1657, destiné aussi à un Français, M. de Lagarde, et qui représente La Métamorphose d’Apulée en berger ; enfin, un quatrième, nº 97, la plus fraîche idylle qui fut jamais, une Vue des cascatelles de Tivoli.
Mais, nous l’avouons, l’impression de ces compositions charmantes s’est bien vite effacée à la vue des huit grands tableaux de Poussin inscrits sous les nos 62 à 69, Les Sept Sacrements et Moïse frappant le rocher de sa baguette.
Nous aurions de la peine à rendre l’émotion religieuse dont nous avons été saisi devant Les Sept SacrementsSept sacrements devant lesquels nous sommes sont ceux que le Poussin a envoyés à son ami M. de Chanteloup, premier commis de l’intendance générale des bâtiments. Auparavant il avait composé pour le chevalier del Pozzo sept tableaux sur le même sujet, dont la beauté produisit en Italie un tel effet que M. de Chanteloup en demanda une copie au grand artiste, qui, ne pouvant se répéter, recommença son œuvre et se surpassa lui-même. De là ce qu’on appelle la seconde suite des Sacrements. Nous avons dit comment elle est arrivée en Angleterre. La première suite faite pour del Pozzo y est aussi ; elle appartient au duc de Rutland, et elle fait le plus précieux ornement de sa noble résidence de Belvoir. Malheureusement la collection est incomplète : Le Sacrement de la Pénitence manque depuis longtemps ; à sa place on a mis un autre tableau de Poussin, Jésus-Christ baptisé par saint Jean. Ces sept tableaux sont tous sur toile, de 4 pieds de haut sur 3 pieds 6 pouces de large. Le Mariage, Le Baptême et L’Extrême-Onction sont les mieux conservés et les plus parfaits. La couleur en est encore très fraîche, et on y sent la première manière de Poussin, quand, loin de négliger le coloris, il imitait, mais bien imparfaitement, l’école vénitienne.Sacrements est une vaste scène où les moindres détails conspirent à l’effet du tout, ainsi Les Sept Sacrements forment un ensemble harmonieux, une seule et même œuvre qui nous présente le développement de la vie chrétienne à travers ses plus augustes cérémonies, de même que les vingt-deux Saint Bruno de Lesueur expriment la vie monastique, la variété n’étant là que pour mieux faire sentir l’unité. À parler sincèrement, en peut-on dire autant des Stanze du Vatican ? Ont-elles un sentiment commun ? Ce sentiment est-il bien profond, et est-il le sentiment chrétien ? Nul doute que Raphaël n’élève l’âme, comme tout ce qui est vraiment beau ; il la touche même, mais à la surface,
; il ne pénètre pas dans ses profondeurs ; il n’y va pas remuer les fibres les plus intimes de notre être, parce que lui-même il n’est pas ému ; il nous ravit à la terre pour nous transporter dans les régions sereines de l’éternelle beauté ; mais les côtés douloureux de la vie ou les élans sublimes du cœur, la magnanimité, l’héroïsme, en un mot la grandeur morale, il ne l’exprime point, parce qu’il ne la sent point, ne la possédant pas en lui-même et ne l’ayant pu rencontrer autour de lui dans l’Italie du circum præcordia luditeJugement dernier et du Laurent de Médicis, avec des hommes tels que le Pérugin, professant hautement l’athéisme en même temps qu’il faisait, au plus haut prix possible, les plus délicates madones, et son digne ami l’Arétin, athée aussi et de plus hypocrite écrivant de la même main ses sonnets infâmes et la vie de la Sainte Vierge, et Jules Romain qui prêtait son crayon à des débauches effrénées, et Marc-Antoine qui les gravait ? Tel est le monde où Raphaël vécut, qui de bonne heure lui enseigna le culte de la beauté matérielle, le goût du dessin le plus pur, sinon le plus fort, des grandes lignes, des contours suaves, de la couleur, mais qui lui voila toujours la beauté suprême, la beauté morale. Le Poussin appartient à un monde bien différent. Grâce à Dieu, il avait pu connaître en France d’autres âmes que celles d’artistes sans mœurs et sans foi, d’élégants amateurs, de riches prélats, de beautés faciles. Il avait vu, de ses yeux, des héros, des saints, des hommes d’État. Il a dû rencontrer à la cour de Louis XIII, de 1640 à 1642, le jeune Condé et le jeune Turenne, ainsi que saint Vincent de Paul. Il a tenu dans ses mains celles de Richelieu, de Lesueur, de Champagne, et sans doute aussi de Corneille. Comme ce dernier, il est grave et mâle ; il a l’instinct du grand, et il y pousse. Si, avant tout, il est artiste, si sa longue carrière est une étude assidue et infatigable de la beauté, c’est surtout la beauté morale qui le frappe ; et quand il représente des scènes héroïques ou chrétiennes, on sent qu’il est là, comme l’auteur du Cid, de Cinna et de Polyeucte, dans son élément naturel. Il montre assurément bien de l’esprit et de la grâce en ses mythologies, comme Corneille encore dans plusieurs
Nous ne voulons pas décrire Les Sept Sacrements ; d’autres l’ont fait, et mieux que nous ne pourrions le faire. Nous demanderons seulement si Bossuet lui-même, parlant du sacrement de L’Ordre, aurait déployé plus de gravité et de majesté que Poussin dans l’imposant tableau, si bien conservé, de la galerie de lord Ellesmere. Remarquez qu’ici, comme dans les autres tableaux de la belle époque du Poussin, le paysage est admirablement uni à l’histoire. Tandis que sur le premier plan est la grande scène où le Christ transmet son pouvoir à saint Pierre devant les apôtres assemblésSept Sacrements, faite pour le chevalier del Pozzo, le Christ est sur un des côtés, à gauche : il est moins dominant, moins imposant, et le centre paraît un peu vide ; dans la seconde suite, destinée à M. de Chanteloup, et faite cinq ou six ans après la première, Poussin a mis Jésus-Christ au milieu, et cette disposition nouvelle a changé tout l’effet du tableau. Quand Poussin traitait une seconde fois le même sujet, il se corrigeait et il tendait sans cesse à la perfection. De là ce grand mot qui doit être présent à tous les artistes, peintres, sculpteurs, poètes et prosateurs, ce mot que Poussin dit un jour, lorsqu’on lui demandait comment il était parvenu si haut : « Je n’ai rien négligé. »L’Extrême-Onction est plus pathétique, et c’est le morceau qui nous touche et nous attache davantage par les qualités les plus diverses, surtout par je ne sais quelle grâce austère répandue sur les images de la mortLettres de Poussin. Paris, 1824) : « Je travaille gaillardement à
Il ajoute, avec une vivacité qui semble indiquer une prédilection particulière pour ce tableau : L’Extrême-Onction, qui est en vérité un sujet digne d’un Apelles, car il se plaisait fort à représenter des mourants. »« Je ne le quitterai point, pendant que je me trouve bien disposé, que je ne l’aie mis en bon terme pour une ébauche. Il contiendra dix-sept figures d’hommes, de femmes et d’enfants, jeunes et vieux, dont une partie se consument en pleurs, tandis que les autres prient pour le moribond. Je ne veux pas vous le décrire avec plus de détail, car ce serait l’office non d’une plume mal taillée comme la mienne, mais d’un pinceau doré et bien emmanché. Les premières figures ont deux pieds de hauteur, et le tableau sera environ de la grandeur de votre
Félibien, un des amis et des confidents du Poussin, dit aussi (Manne, mais de plus belle proportion. »Entretiens, etc., IVe partie, p. 293) que L’Extrême-Onction était un des tableaux qui lui plaisaient le plus. Nous voyons dans la suite des lettres du Poussin qu’il l’acheva et l’envoya en France dans cette même année 1644. Félibien atteste qu’il termina en 1646 La Confirmation, en 1647 Le Baptême, La Pénitence, L’Ordre et L’Eucharistie, et qu’il envoya le dernier sacrement, celui du Mariage, au commencement de l’année 1648. Bellori (Le Vite de’ Pittori, etc., Rome, 1672) donne une description étendue et détaillée de L’Extrême-Onction ; et comme il avait vécu avec Poussin, on peut croire que ses explications sont un peu celles que lui-même avait reçues du grand artiste.L’Extrême-Onction est au Louvre ; les dessins de cinq autres sacrements sont dans le riche cabinet de M. de La Salle, et le dessin du septième sacrement appartient à un marchand de gravures bien connu, M. Defer. La plus vraie compensation du triste état de L’Extrême-Onction, de lord Ellesmere, est l’admirable conservation de celle du duc de Rutland.
Chose déplorable ! un procédé technique vicieux, dont aujourd’hui le dernier des peintres ne se servirait pas, a enlevé à la postérité la moitié du Poussin. Il avait l’habitude de mettre sur la toile une préparation rouge qui avec le temps pousse au noir, absorbe les autres couleurs et détruit l’effet de la perspective aérienne. Il n’en est pas ainsi, comme tout le monde sait, lorsqu’on emploie une préparation blanche, qui, au lieu de ronger les couleurs, les maintient longtemps dans leur premier état. C’est Moïse frappant le rocher de sa baguette, incomparablement le plus beau de tous les Frappements du rocher sortis de sa main. Ce chef-d’œuvre est fort connu, grâce à la gravure de Baudet, et il a passé, avec Les Sept Sacrements, de la galerie d’Orléans dans la galerie de Bridgewater. Quelle puissante unité dans cette vaste composition ! et aussi quelle variété dans les actions, les poses, les traits de tous les personnages ! Il y a là vingt tableaux différents, et pourtant il n’y a qu’un seul tableau, et l’on noterait pas un de ces épisodes sans nuire considérablement à l’ensemble. En même temps quel excellent coloris ! L’empâtement est à la fois solide et léger, et toutes les couleurs sont liées le plus heureusement du monde. Assurément elles pourraient avoir un plus grand éclat ; mais l’austérité du sujet admet fort bien ce ton modéré. Il importe de le rappeler : d’abord tout sujet a sa couleur propre ; et de plus, il y a dans les sujets graves un degré de coloris qu’il faut atteindre, mais qu’il ne faut pas excéder. Le coloris n’est pas la première partie de l’art, mais il serait insensé d’en faire peu de cas ; autrement il suffirait de dessiner, il ne serait pas besoin de peindre. En trop flattant les yeux, on court le risque de ne point aller au-delà, et de ne pénétrer pas jusqu’à l’âme. D’autre part, l’absence de coloris, ou, ce qui est peut-être pis, un coloris heurté, cru, mal fondu, en blessant l’œil, empêche ou trouble l’effet moral, et ôte son charme à la beauté même. Il en est de la couleur en peinture comme de l’harmonie en poésie et même en prose. Trop et trop peu d’harmonie sont presque un égal défaut, et la même harmonie continuée est un défaut grave. Quand Corneille est bien inspiré, son harmonie est, comme sa langue, d’une vérité, d’une beauté, d’une variété admirable. Il a les tons les plus différents selon les différents personnages qu’il fait parler, en demeurant toujours dans les conditions d’harmonie que la poésie impose. Se Discours sur l’histoire universelle, et dans cette Histoire des variations qui, pour la grandeur et l’étendue de la composition, les difficultés vaincues, la profondeur de l’art sans que l’art paraisse jamais, la parfaite unité et en même temps la diversité presque infinie de ton et de style, est peut-être, avec la République de Platon, l’ouvrage le plus accompli qui soit sorti de la main des hommes.
Revenons à Poussin, et hâtons-nous de dire qu’à Hamptoncourt, où, à côté des sept cartons de Raphaël, des neuf magnifiques Mantegna représentant le triomphe de César, et des plus beaux portraits d’Albert Durer et d’Holbein, l’art français fait une si petite figure, il y a un PoussinDes Satyres découvrant une Nymphe. Le corps transparent et lumineux de la belle Nymphe est tout le tableau. C’est une étude de dessin et de coloris, évidemment de l’époque où Poussin, pour se perfectionner dans toutes les parties de son art, faisait des copies du Titien.
Le temps nous manque pour donner une juste idée de la Le SoirSoir, paysage avec des figures dansantes, et des copies d’un autre Matin et d’un autre Soir, célèbres sous les noms de Naissance et déclin de l’empire romain, dont les originaux sont chez lord Radnor.Le Matin, le célèbre paysage peint pour sir Lely qui avait demandé qu’on n’y mît aucune figure, tandis que Claude, blessé de cette injonction, lui envoya ce tableau abondant en figures, Les Juifs adorant le veau d’or. Mais l’ouvrage du Lorrain le plus vaste et le plus important peut-être qui soit dans cette galerie est Le Sermon sur la montagne. Ne pouvant nous y arrêter, admirons, avec M. Waagen, plusieurs tableaux du Poussin d’un ordre très relevé, Calisto changée en ourse et mise par Jupiter parmi les constellations, un Repos, la Vierge avec l’enfant Jésus et entourée d’anges. Le critique allemand relève dans ce dernier morceau l’extraordinaire limpidité du coloris, le sentiment noble et mélancolique de la nature, avec un ton chaud et puissant. Signalons encore dans la même galerie deux autres petits chefs-d’œuvre du peintre français, d’abord un épisode touchant du Moïse frappant le rocher de la galerie de lord Ellesmere, une mère qui, s’oubliant elle-même, s’empresse de donner à des Enfants qui jouent. Jamais scène plus gracieuse n’est sortie du pinceau de l’Albane : deux enfants se regardent en riant ; un autre à droite tient un papillon sur son doigt ; un quatrième cherche à atteindre un papillon qui s’enfuit ; un cinquième penché prend des fruits dans une corbeillePaysage avec des musiciens, ainsi qu’une esquisse d’un des admirables tableaux de l’Alexandre de Lebrun, Alexandre visitant la famille de Darius.
Mais quittons les galeries de Londres pour aller visiter celle qui fait l’ornement du collège situé dans le charmant village de Dulwich.
Le roi de Pologne Stanislas avait chargé un amateur de Londres, M. Noël Desenfans, de lui former une collection de tableaux. Les malheurs de Stanislas et le démembrement de la Pologne laissèrent aux mains de M. Desenfans tout ce qu’il avait rassemblé : il en fit don à un peintre de ses amis, M. Bourgeois, qui enrichit encore cette riche collection et après sa mort la légua au collège de Dulwich. Elle est là dans un bâtiment très convenable et bien éclairé, et elle se compose d’à peu près trois cent cinquante tableaux. M. Waagen, qui l’a visitée, la juge un peu sévèrement. Le catalogue en est mal fait, il est vrai, mais comme beaucoup d’autres catalogues ; le médiocre y est mêlé à l’excellent, et des copies y sont souvent données pour des originaux : c’est le sort de plus d’une galerie. Celle-ci a pour nous le mérite particulier de renfermer un assez bon nombre de tableaux français, parmi lesquels il y en a auxquels M. Waagen ne peut refuser son admiration.
Citons d’abord, sans les décrire, un Lenain, deux Bourguignon, trois portraits de Rigaud ou d’après Rigaud, un Louis XIV, un Boileau, et un autre personnage qui nous est inconnu, deux Lebrun, Le Massacre des Innocents et Horatius Coclès défendant le pont, où M. Waagen trouve d’heureuses imitations du Poussin, trois ou quatre Gaspre et sept Claude Lorrain dont plusieurs sont d’une beauté qui garantit assez leur authenticité, avec une très jolie Fête champêtre de Watteau, et une Vue près de Rome de Joseph Vernet. Quant aux Poussin, le catalogue en indique jusqu’à dix-huit dont voici la liste :
Nº 115. Éducation de Bacchus ; 142, un paysage ; 249, une Sainte Famille ; 253, L’Apparition des anges à Abraham ; 260, un paysage ; 269, La Destruction de Niobé ; 279, un paysage ; 291, L’Adoration des Mages ; 292, un paysage ; 293, L’Inspiration du poète ; 300, L’Éducation de Jupiter ; 303, Le Triomphe de David ; 310, La Fuite en Égypte, 315, Renaud et Armide ; 316, Vénus et Mercure ; 325, Jupiter et Antiope ; 336, L’Assomption de la Vierge ; 332, des Enfants.
Sur ces dix-huit tableaux, M. Waagen en distingue cinq, qu’il caractérise ainsi :
«
L’Assomption de la Vierge, nº 336. Dans un paysage d’une poésie puissante, la Vierge est enlevée au ciel sur des nuages d’or : petit tableau dont le sentiment est noble et pur, la couleur forte et lumineuse. —Des Enfants, nº 323. Plein d’amabilité et de charme. —Le Triomphe de David, nº 303. Riche tableau, mais théâtral dans les motifs. —Jupiter allaité par la chèvre Amalthée, nº 300. Composition charmante et d’un ton lumineux. —Un paysage, nº 260. Paysages aux belles lignes, où respire un sentiment profond de la nature, mais qui est devenu un peu noir. »
Il nous est impossible de reconnaître dans Le Triomphe de David le caractère théâtral qui a choqué M. Waagen. Loin de là, nous y trouvons une expression forte et presque sauvage, et beaucoup de mouvement avec beaucoup d’ordre. Un triomphe a toujours quelque apparat, mais il y en a ici le moins possible, et ce qui nous a frappé est le naturel et la vigueur. La tête du géant au bout d‘un ee
Mais le plus grave reproche que nous nous permettrons d’adresser à M. Waagen est de n’avoir pas remarqué à Dulwich plusieurs morceaux du Poussin qui méritaient bien d’attirer son attention, entre autres une Adoration des Mages fort supérieure, par le coloris, à celle du musée de Paris, surtout un tableau qui nous paraît un chef-d’œuvre dans l’art difficile de rendre une idée philosophique sous la forme vivante d’un mythe, d’une allégorie.
Le Poussin a excellé dans cet art : il est par-dessus tout un artiste philosophe, un penseur ingénieux et profond servi par une admirable science du dessin. Il a toujours une idée qui conduit sa main, et qui est son objet principal. Ne nous lassons pas de le répéter : c’est la beauté morale qu’il recherche partout, dans la nature aussi bien qui dans l’humanité. Comme nous l’avons dit à l’occasion du sacrement de L’Ordre, les paysages de Poussin sont presque toujours destinés à relever et à faire mieux paraître les grandes scènes de la vie humaine, tandis que Claude est essentiellement un paysagiste, et que chez lui l’histoire et l’humanité sont pour ainsi dire au service de la nature. Les sujets empruntés au christianisme conviennent merveilleusement L’Arcadie est une leçon de haute philosophie sous la forme d’une idylle. Le Testament d’Eudamidas peint la sublime confiance de l’amitié. Le Temps arrachant la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, Le Ballet de la vie humaine, sont des modèles célèbres de ce genre. Nous avons eu la bonne fortune de rencontrer à Dulwich une œuvre de Poussin, à peu près ignorée et dont nous ne soupçonnions pas même l’existence, où brillent à la fois et le caractère dont nous venons de parler, et les qualités les plus éminentes du chef de l’école française.
Cette œuvre, entièrement nouvelle pour nous, est un tableau d’une assez petite dimension, inscrit sous le nº 295, qui dans le catalogue est appelé L’Inspiration du poète, sujet charmant et traité de la plus charmante manière. Représentez-vous le plus frais paysage. Sur le premier plan, un groupe harmonieux de trois personnages. Le poète à genoux porte à ses lèvres la coupe sacrée que lui tend le dieu de la poésie, Apollon. À mesure qu’il boit, Inspiration s’empare de lui, son visage se transfigure, et la sainte ivresse se fait sentir dans le mouvement de ses mains et dans tout son corps. À côté d’Apollon, la Muse s’apprête à recueillir les chants du poète. Au-dessus de ce groupe un génie, se jouant dans les airs, prépare une couronne, et d’autres génies répandent des fleurs. Dans le lointain, les horizons les plus purs. Grâce, esprit,
Il est bien singulier que Bellori et Félibien, qui tous deux ont vécu dans l’intimité du Poussin, et qui sont encore ses meilleurs historiens, ne disent pas un mot de cet ouvrage. Ni le catalogue de Florent Lecomte, ni celui de Gault de Saint-Germain, ni celui de Castellan ne l’indiquent, et M. Waagen lui-même, qui a été à Dulwich, et qui a dû l’y voir, n’en fait pas la moindre mention. Nous ignorons donc dans quelle année, à quelle occasion et pour qui cette délicieuse petite peinture a été faite. Mais la main du Poussin y est partout, dans le dessin, dans la composition, dans l’expression. Rien de théâtral et rien de vulgaire : la vérité s’y rencontre avec la beauté. La scène entière est du plus parfait agrément, et l’impression qu’on ressent est à la fois sereine et profonde. Il nous semble qu’on peut mettre L’Inspiration du poète à peu près au même rang que L’Arcadie.
Et pourtant L’Inspiration n’a jamais été gravée, ou du moins nous ne l’avons trouvée dans aucune des plus riches collections de gravures de Poussin que nous avons pu consulter, celle de M. de Baudicour, celle de M. Gatteaux, membre de l’Académie des beaux-arts, celle enfin du cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale. Puissent ce peu de mots suggérer l’idée à quelque graveur français d’entreprendre un bien facile pèlerinage à Dulwich, et de faire connaître à tous les amis de l’art national une ingénieuse et touchante production du Poussin, égarée et comme perdue dans une collection étrangèreL’Inspiration du poète est indiquée et décrite dans un ouvrage qui nous avait échappé, celui d’une dame anglaise, Maria Graham, intitulé : Mémoires sur la vie du Poussin. Il en a été donné une traduction française, Paris, in-8º, 1821.