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les Fleurs du mal, dût être l’objet d’une poursuite,
ou plutôt l’occasion d’un malentendu.
Deux de ces morceaux ont été imprimés ; les deux derniers n’ont pas pu paraître. Je laisse maintenant parler pour moi MM. Édouard Thierry, Frédéric Dulamon, J. B. d’Aurevilly et Charles Asselineau.
…… Mais vous n’êtes pas non plus les seules fleurs de la nature. Il y a aussi les fleurs
des lieux malsains, celles qu’engendrent les cloaques impurs et délétères. Il y a la Flore
des poisons et des végétaux vénéneux, la Flore du mal, et on voit où je veux en venir, au
volume de poésies du traducteur d’Edgar Poe, aux Fleurs du mal de
Ch. Baudelaire.
Je cherche à rendre l’impression du livre, je tâche d’être compris les Fleurs du mal ne s’adresse pas à tous ceux qui lisent le feuilleton.
En donnerai-je une idée plus précise ? En rattacherai-je la forme au souvenir de quelque
forme littéraire ? Je la rattache et je le rattache lui-même à l’ode que Mirabeau a écrite
dans le donjon de Vincennes. Il en a par moments l’audace, l’hallucination sombre, les
beautés formidables et toujours la tristesse. C’est la tristesse qui le justifie et
l’absout. Le poète ne se réjouit pas devant le spectacle du mal. Il regarde le vice en
face, mais comme un ennemi qu’il connaît bien et qu’il affronte. S’il le craint encore ou
s’il a cessé de le craindre, je ne sais, mais il parle avec l’amertume d’un vaincu qui
raconte ses défaites. Il ne dissimule rien. Il n’a rien oublié. Dans un temps où la
littérature indiscrète a raconté au public les mœurs de la vie de bohème, les aventures de
la baronne d’Ange et celles de Marguerite Gautier, il est venu après les amusants conteurs
dire à son tour l’idylle à travers champs, l’églogue à côté d’une bête morte, le boudoir
de la courtisane assassinée, et personne ne viendra plus après lui Il a écrit la vérité
dernière. Il ne s’est pas menti à lui-même. Il n’a menti à personne. Les fleurs du mal ont
un parfum vertigineux. Il les a respirées, il ne calomnie pas ses souvenirs. Il aime son
ivresse en se la rappelant, mais son ivresse est triste à faire peur. Il n’accuse pas
autrement, il ne se plaint pas autrement, il est triste. Une lumière manque à son livre
pour l’éclairer, une sorte de fable pour en déterminer le sens. S’il l’appelait la Divine Comédie, comme l’œuvre de Dante, si ses pécheresses les plus
hardies étaient placées dans un des cercles de l’Enfer, le tableau même
des Lesbiennes n’aurait pas besoin d’être retouché pour que le châtiment fût assez sévère.
Du reste, et c’est par là que je termine, j’ai déjà rapproché de Mirabeau l’auteur des Fleurs du mal, je le rapproche de Dante, et je réponds que le vieux
Florentin reconnaîtrait plus d’une fois dans le poète français sa fougue, sa parole
effrayante, ses images implacables et la sonorité de son vers d’airain. Je cherchais à
louer Ch. Baudelaire, comment le louerais-je mieux ? Je laisse son livre et son talent
sous l’austère caution de Dante.
Quels sont donc les sujets que le poète a traités ? L’ennui qui dévore les âmes promptement rassasiées des joies vulgaires, et éprises de l’idéal ; — les fureurs de l’amour que font naître non les transports des sens ou l’épanouissement d’un cœur jeune et crédule, mais les raffinements d’une curiosité maladive ; — l’expiation providentielle suspendue sur le vice frivole de l’individu, comme sur la corruption dogmatique des sociétés ; — la brutalité conquérante qui ignore les joies et la puissance du sacrifice ; — les âmes cupides qui fraudent et calomnient les âmes droites et contemplatives ; — enfin, l’orgueil qui se dresse contre Dieu, et qui même, foudroyé, respire avec délices l’encens des malheureux qu’il abuse, des sophistes qu’il enlace, des superbes qu’il enivre. Nous fermons ici cette énumération : les huit derniers morceaux consacrés au Vin et à la Mort n’ont plus rien de satanique. Et d’abord, c’est l’âme du vin qui chante dans la bouteille, promettant au travailleur la force, à sa compagne les fleurs de la santé, et les conviant tous deux à la prière qui jaillit spontanément d’un cœur ému. Viennent ensuite le chiffonnier, qui rêve dans l’ivresse gloire, batailles et royauté ; — l’assassin, qui cherche dans le vin l’oubli du remords, et n’y trouve que les âcres ferments du délire et de l’impiété ; — le poète et l’amant, qui demandent au sang de la vigne tous les ravissements de l’esprit et de l’amour !
La Mort ferme le livre du poète, comme elle ferme les courtes joies
La Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes, l’Artiste, la Revue
française, ont publié avant l’apparition du livre quelques-uns des morceaux qui le
composent, et aussitôt quelques clameurs discrètes mais concertées se sont fait
entendre.
« Le poète a passé trente ans, et il se complaît dans la peinture du vice et de l’orgueil ! il analyse curieusement les progrès de la décomposition cadavérique, il assimile les vices aux animaux impurs ou féroces ! Pourquoi donc étaler toutes ces plaies hideuses de l’esprit, du cœur et de la matière ?
Eh quoi ! n’avez-vous pas de passe-temps plus doux ? »
En vérité, ces reproches nous paraissent injustes : l’affirmation du mal n’en est pas la
criminelle approbation. Les poètes satiriques, les historiens, les dramaturges ont-ils
jamais été accusés de tresser des couronnes pour les forfaits qu’ils peignent, qu’ils
racontent, qu’ils produisent sur la scène ? Est-ce Juvénal qui s’est prostitué aux
portefaix de Rome, ou Shakspeare qui a tué Banco ? En opposition avec une philosophie
stérile, muette, superficielle, que nous enseigne la théologie chrétienne ? Que l’homme
volontairement déchu est la proie du mal, et que toutes les sources de son être ont été
corrompues, le corps par la sensualité, l’âme par la curiosité indiscrète et l’orgueil.
Les livres des théologiens sont pleins de tableaux où le vice est non pas légèrement
indiqué, mais fouillé jusque dans ses plus mystérieuses profondeurs, disséqué jusque dans
ses libres les plus honteuses. Une sainte, trois fois canonisée par l’Église, sainte
Brigitte, a bien osé nous montrer Jésus-Christ offrant à Satan une grâce pleine et
entière, sous la condition d’une parole de repentir, et l’invincible orgueilleux se
refusant à ces charges de la clémence divine ! Tertullien et Bossuet ont suivi au-delà « Ce nom même de cadavre ne lui
reste pas longtemps, parce qu’il exprime encore quelque forme humaine. Ce n’est plus
bientôt qu’un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. »
Oui, la
théologie chrétienne décrit savamment le mal, pour nous en inspirer l’horreur, pour nous
commander le retour laborieux au bien. Elle peint industrieusement les affres de la mort,
le cadavre, le ver de la tombe, la décomposition de nos misérables restes ; en même temps
elle éclaire toute cette pourriture d’un rayon d’immortalité
Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine, Et lorsqu’il eut donné son obole à Caron, Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène, D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle, en riant, lui réclamait ses gages, Tandis que don Luis, avec un doigt tremblant, Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l’époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir ; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
M. Baudelaire, déjà connu par une traduction remarquable et consciencieuse d’Edgar Poe, et par deux volumes de Salons, verra, nous le croyons, son nouvel appel à la publicité réunir les conditions de tout succès : injures passagères et suffrages durables.
M. Baudelaire a eu la fortune, et a l’honorable candeur de la redemander aux lettres. Il a visité l’Orient et gardé une vivante empreinte des splendeurs de la nature tropicale. Il a lu et relu d’excellents livres, Proclus, Joseph de Maistre, les grands poètes de tous les temps. Il est, dans ses relations, tolérant, doux et obligeant. Il me rappelle ces beaux abbés du dix-huitième siècle, si corrects dans leur doctrine, si indulgents dans le commerce de la vie, l’abbé de Bernis, par exemple. Toutefois, il fait mieux les vers, et n’aurait pas demandé à Rome la destruction de l’ordre des Jésuites.
« Je vous envoie l’article que vous m’avez demandé et qu’une convenance, facile à
comprendre, a empêché le Pays de faire paraître, puisque vous étiez en
cause. Je serais bien heureux, mon cher ami, si cet article avait un peu d’influence sur
l’esprit de celui qui va vous défendre et sur l’opinion de ceux qui seront appelés à vous
juger.
S’il n’y avait que du talent dans les Fleurs du mal de M. Charles
Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et
captiver les connaisseurs ; mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord,
et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a
bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner… M. Charles
Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poe, qui a déjà fait connaître
à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant
poète dont le conteur était doublé, M. Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné
de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il
réunit et qu’il publie. On sait l’impression qu’elles produisirent alors. À la
première apparition, à la première odeur de ces Fleurs du mal, comme
il les nomme, de ces fleurs (il faut bien le dire, puisqu’elles sont les Fleurs du mal) Fleurs du mal n’en feront pas
beaucoup, nous osons l’affirmer. Et elles n’en feront pas, non seulement parce que
nous sommes les Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis
vingt-cinq ans, mais, aussi pour une raison beaucoup plus sûre, tirée de l’accent,
— de la profondeur d’accent d’un livre qui, selon nous, doit produire l’effet
absolument contraire à celui que l’on affecte de redouter. N’en croyez le titre qu’à
moitié ! Ce ne sont pas les Fleurs du mal que le livre de
M. Baudelaire. C’est le plus violent extrait qu’on ait jamais fait de ces fleurs
maudites. Or, la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son
ivresse !
Telle est la moralité, inattendue, involontaire peut-être, mais certaine, qui sortira
de ce livre cruel et osé dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! Révoltant
comme la vérité, qui l’est souvent, hélas ! dans le monde de la Chute !, ce livre sera
moral à sa manière ; et ne souriez pas ! cette manière n’est rien moins que celle de
la Toute Puissante Providence elle-même, qui envoie le châtiment après le crime, la
maladie après l’excès, le remords, la tristesse, l’ennui, toutes les hontes et toutes
les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent pour avoir transgressé ses lois. Le
poète des Fleurs du mal a exprimé, les uns après les autres, tous
ces faits divinement vengeurs. Sa Muse est allée les chercher dans son propre cœur
entrouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée
que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. Certes ! l’auteur des Fleurs du mal n’est pas un Caton. Il n’est ni d’Utique, ni de Rome. Il
n’est ni le Stoïque, ni le Censeur. Mais quand il s’agit de déchirer l’âme humaine à
travers la sienne, il est aussi résolu et aussi impassible que celui qui ne déchira
que son corps, après une lecture de Platon. La Puissance qui punit la vie est encore
plus impassible que lui ! Ses prêtres, il est vrai, prêchent pour elle. Mais elle-même
ne ses voix ! comme dit Jeanne d’Arc. Dieu, c’est le talion infini. On a
voulu le mal et le mal engendre. On a trouvé bon le vénéneux nectar, et l’on en a pris
à si haute dose, que la nature humaine en craque et qu’un jour elle s’en dissout tout
à fait ! On a semé la graine amère, on recueille les fleurs funestes. M. Baudelaire,
qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du
mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front,
en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse. Au contraire, en les nommant, il
les a flétries. Dans un temps où le sophisme raffermit la lâcheté et où chacun est le
doctrinaire de ses vices, M. Baudelaire n’a rien dit en faveur de ceux qu’il a moulés
si énergiquement dans ses vers. On ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables. Ils
y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit
dans l’Enfer. C’est là en effet l’avancement d’hoirie infernale que tout coupable a de
son vivant dans la poitrine. Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire
respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte, pâle canéphore,
sur sa tête, hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le
coupable cousu dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs du Moyen Âge,
en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique
que la tristesse de cette poésie coupable, qui porte le faix de ses vices sur son
front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice,
— la justice de Dieu !
Après avoir dit cela, ce n’est pas nous qui affirmerons que la poésie des Fleurs du mal est de la poésie personnelle. Sans doute, étant ce que
nous sommes, nous portons tous (et même les plus forts) quelque lambeau saignant de
notre cœur dans nos œuvres, et le poète des Fleurs du mal est soumis
à cette loi comme chacun de nous. Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que
contrairement au plus grand nombre des lyriques actuels, si préoccupés de leur égoïsme
et de leurs Fleurs du
mal est, au fond, un poète dramatique. Il en a l’avenir. Son livre
actuel est un drame anonyme dont il est l’acteur universel, et voilà pourquoi
il ne chicane ni avec l’horreur, ni avec le dégoût, ni avec rien de ce que peut
produire de plus hideux la nature humaine corrompue. Shakspeare et Molière n’ont pas
chicané non plus avec le détail révoltant et l’expression quand ils ont peint l’un,
son Iago, l’autre, son Tartuffe. Toute la question pour eux était celle-ci : « Y
a-t-il des hypocrites et des perfides ? » S’il y en avait, il fallait bien qu’ils
s’exprimassent comme des hypocrites et des perfides. C’étaient des scélérats qui
parlaient ; les poètes étaient innocents ! Un jour même (l’anecdote est connue),
Molière le rappela à la marge de son Tartuffe, en regard d’un vers par trop odieux, et
M. Baudelaire a eu la faiblesse… ou la précaution de Molière.
Dans ce livre, où tout est en vers jusqu’à la préface, on trouve une note en prose
qui ne peut laisser aucun doute non seulement sur la manière, de procéder de l’auteur
des Fleurs du mal, mais encore sur la notion qu’il s’est faite de
l’Art et de la Poésie ; car M. Baudelaire est un artiste de volonté, de réflexion et
de combinaison avant tout. « Fidèle, — dit-il, — à son
Ceci est positif. Il n’y a que ceux qui ne veulent pas
comprendre, qui ne comprendront pas. Donc, comme le vieux Goethe, qui se transforma en
marchand de pastilles turc dans son douloureux
programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes
les corruptions. »Divan, et nous donna ainsi un
livre de poésie, — plus dramatique que lyrique aussi, et qui est peut-être son
chef-d’œuvre, — l’auteur des Fleurs du mal s’est fait scélérat,
blasphémateur, impie, par la pensée, absolument comme Goethe s’est fait Turc. Il a
joué une comédie, mais c’est la comédie sanglante dont parle Pascal. Ce profond rêveur
qui est au fond de tout grand poète s’est demandé en M. Baudelaire ce que deviendrait
la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou
d’Héliogabale, Fleurs du mal, — ces
monstrueuses, — se sont épanouies pour l’instruction et l’humiliation de nous tous ;
car il n’est pas inutile, allez ! de savoir ce qui peut fleurir dans le fumier du
cerveau humain, décomposé par nos vices. C’est une bonne leçon. Seulement, par une
inconséquence qui nous touche et dont nous connaissons la cause, il se mêle à ces
poésies, imparfaites par là au point de vue absolu de leur auteur, des cris d’âme
chrétienne, malade d’infini, qui rompent l’unité de l’œuvre terrible, et que Caligula
et Héliogabale n’auraient pas poussés. Le christianisme nous a tellement pénétrés,
qu’il fausse jusqu’à nos conceptions d’art volontaire, dans les esprits les plus
énergiques et les plus préoccupés. S’appelât-on l’auteur des Fleurs du
mal, — un grand poète qui ne se croit pas chrétien et qui, dans son livre,
positivement ne veut pas l’être, — on n’a pas impunément dix-huit cents ans de
christianisme derrière soi. Cela est plus fort que le plus fort de nous ! On a beau
être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus
soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi,
impersonnel comme Shakspeare, indifférent à tout, excepté à la beauté, comme Goethe,
on va quelque temps ainsi, — misérable et superbe, — comédien à l’aise dans le masque
réussi de ses traits grimés ; — mais il arrive que, tout à coup, au bas d’une de ses
poésies le plus amèrement calmes ou le plus cruellement sauvages, on se retrouve
chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne, — mais qui
détonne pour nous délicieusement dans le cœur :
Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
Cependant, nous devons l’avouer, ces inconséquences, presque fatales, sont assez rares dans le livre de M. Baudelaire. L’artiste, vigilant et d’une persévérance inouïe dans la fixe contemplation de son idée, n’a pas été trop vaincu.
Cette idée, nous l’avons dit déjà par tout ce qui précède, c’est le satanique, qui date
d’assez loin déjà, mais qui avait un côté romanesque et faux, n’a produit que des
contes pour faire frémir ou des bégayements d’enfançon, en comparaison de ces réalités
effrayantes et de ces poésies nettement articulées où l’érudition du mal en toutes
choses se mêle à la science des mots et du rythme. Car pour M. Charles Baudelaire,
appeler un art sa savante manière d’écrire en vers ne dirait point assez. C’est
presque un artifice. Esprit d’une laborieuse recherche, l’auteur des Fleurs du mal est un retors en littérature, et son talent, qui est
incontestable, travaillé, ouvragé, compliqué avec une patience de Chinois, est
lui-même une fleur du mal venue dans les serres chaudes d’une Décadence. Par la langue
et le faire, M. Baudelaire, qui salue, à la tête de son recueil,
M. Théophile Gautier pour son maître, est de cette École qui croit que tout est perdu,
et même l’honneur, à la première rime faible, dans la poésie la plus
élancée et la plus vigoureuse. C’est un de ces matérialistes raffinés et ambitieux qui
ne conçoivent guère qu’une perfection, — la perfection matérielle, — et qui savent
parfois la réaliser ; mais par l’inspiration il est bien plus profond que son école,
et il est descendu si avant dans la sensation, dont cette école ne sort jamais, qu’il
a fini par s’y trouver seul, comme un lion d’originalité. Sensualiste, mais le plus
profond des sensualistes, et enragé de n’être que cela, l’auteur des Fleurs du mal va dans la sensation jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à cette
mystérieuse porte de l’Infini à laquelle il se heurte, mais qu’il ne sait pas ouvrir,
et de rage il se replie sur la langue et passe ses fureurs sur elle. Figurez-vous
cette langue, plus plastique encore que poétique, maniée et taillée comme le bronze et
la pierre, et où la phrase a des enroulements et des cannelures ; figurez-vous quelque
chose du gothique fleuri ou de l’architecture moresque appliqué à cette simple
construction qui a un sujet, un régime et un verbe ; puis, dans ces enroulements et
ces cannelures d’une phrase qui prend les formes les plus variées comme les prendrait
un cristal, supposez tous les piments, tous les alcools, tous les poisons, minéraux,
végétaux, animaux, et ceux-là les plus riches et les plus abondants, si on pouvait les
voir, qui se tirent du cœur de l’homme, la Géante ou dans Don Juan aux enfers,
— un groupe de marbre blanc et noir, — une poésie de pierre, di
sasso, comme le commandeur, — M. Baudelaire rappelle la forme de M. V. Hugo,
mais condensée et surtout purifiée ; si à quelques autres, comme la
Charogne, la seule poésie spiritualiste du recueil, dans laquelle le poète se
venge de la pourriture abhorrée par l’immortalité d’un cher souvenir :
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine, Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés,
on se souvient de M. Auguste Barbier, partout ailleurs l’auteur des
Fleurs du mal est lui-même et tranche fièrement sur tous les
talents de ce temps. Un critique le disait l’autre jour (M. Thierry, du Moniteur), dans une appréciation supérieure : pour trouver quelque parenté à
cette poésie implacable, à ce vers brutal, condensé et sonore, ce vers d’airain qui
sue du sang, il faut remonter jusqu’au Dante, Magnus Parens ! C’est
l’honneur de M. Charles Baudelaire d’avoir pu évoquer, dans un esprit délicat et
juste, un si grand souvenir !
Il y a du Dante, en effet, dans l’auteur des Fleurs du mal, mais
c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu
après Voltaire, dans un temps qui n’aura point de saint Thomas. Le poète de ces fleurs, qui ulcèrent le sein sur lequel elles reposent, n’a pas la
grande mine de son majestueux devancier, et ce n’est pas sa faute. Il appartient à une
époque troublée, sceptique, railleuse, nerveuse, qui se tortille dans les ridicules
espérances des transformations et des métempsycoses ; il n’a pas la foi du grand poète
catholique qui lui donnait le calme auguste de la sécurité dans toutes les douleurs de
la vie. Le caractère de la poésie des Fleurs du mal, à Fleurs du mal le respire d’une narine crispée
comme celle du cheval qui hume l’obus ! L’une vient de l’enfer, l’autre y va. Si la
première est plus auguste, l’autre est peut-être plus émouvante. Elle n’a pas le
merveilleux épique qui enlève si haut l’imagination et calme ses terreurs dans la
sérénité dont les génies, tout à fait exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les
plus passionnées. Elle a, au contraire, d’horribles réalités que nous connaissons, et
qui dégoûtent trop pour permettre même l’accablante sérénité du mépris. M. Baudelaire
n’a pas voulu être dans son livre des Fleurs du mal un poète
satirique, et il l’est pourtant, sinon de conclusion et d’enseignement, au moins de
soulèvement d’âme, d’imprécations et de cris. Il est le misanthrope de la
vie coupable, et souvent on s’imagine, en le lisant, que si Timon d’Athènes avait eu
le génie d’Archiloque, il aurait pu écrire ainsi sur la nature humaine et l’insulter
en la racontant !
Nous ne pouvons ni ne voulons rien citer du recueil de poésies en question, et voici
pourquoi : une pièce citée n’aurait que sa valeur individuelle, et il ne faut pas s’y
méprendre, dans le livre de M. Baudelaire, chaque poésie a, de plus que la réussite
des détails ou la fortune de la pensée, une valeur très importante
d’ensemble et de situation qu’il ne faut pas lui faire perdre, en la détachant.
Les artistes qui voient les lignes sous le luxe et l’efflorescence de la couleur
percevront très bien qu’il y a ici une architecture secrète, un plan
calculé par le poète, méditatif et volontaire. Les Fleurs du mal ne
sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques, dispersés par
l’inspiration, et ramassés dans un recueil sans d’autre raison que de les réunir.
Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte
unité. Au point de vue de l’Art et de la sensation esthétique, dans l’ordre où
le poète, qui sait bien ce qu’il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien
davantage au point de vue de l’effet moral que nous avons signalé au
commencement de cet article.
Cet effet, sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l’énerver.
Ce qui empêchera le désastre de ce poison, servi dans cette coupe, c’est sa force !
L’esprit des hommes, qu’il bouleverserait en atomes, n’est pas capable de l’absorber
dans de telles proportions, sans le revomir, et une telle contraction donnée à
l’esprit de ce temps, affadi et débilité, peut le sauver en l’arrachant par l’horreur
à sa lâche faiblesse. Les solitaires ont auprès d’eux des têtes de mort, quand ils
dorment. Voici un Rancé, sans la foi, qui a coupé la tête à l’idole matérielle de sa
vie ; qui, comme Caligula, a cherché dedans ce qu’il aimait et qui crie du néant de
tout, en la regardant ! Croyez-vous donc que ce ne soit pas là quelque chose de
pathétique et de salutaire ?… Quand un homme et une poésie en sont descendus jusque-là
— quand ils ont dévalé si bas, dans la conscience de l’incurable malheur qui est au
fond de toutes les voluptés de l’existence, poésie et homme ne peuvent plus que
remonter. M. Charles Baudelaire n’est pas un de ces poètes qui n’ont qu’un livre dans
le cerveau et qui vont le rabâchant toujours. Mais qu’il ait desséché sa veine
poétique (ce que nous ne pensons pas) parce qu’il a exprimé et tordu le cœur de
l’homme lorsqu’il n’est plus qu’une éponge pourrie, ou qu’il l’ait, au contraire,
survidée d’une première écume, il est tenu de se taire maintenant, car il a dit les
mots suprêmes sur le mal de la vie, — ou de parler un autre langage. Après les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis, à prendre pour le poète
qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle…… ou se faire chrétien !
Et, à ce sujet, ne calomnions pas trop la société actuelle. Il est difficile que
quelque chose de beau ou de bon se produise sans que cette société, qu’on dit si
matérielle et si endormie, n’en reçoive quelque agitation. Je vais plus loin. Je suis
étonné de sa bonne volonté à faire des succès et à se laisser duper par le mot d’ordre
de ceux qu’elle investit de la fonction de l’éclairer. On lui sert des tragédies
vulgaires, sans invention et sans style ; on lui dit : C’est du Corneille ; elle y va,
et elle applaudit. Un peintre étale au beau milieu d’un salon une toile ambitieuse, d’un
dessin douteux et d’une couleur équivoque, on dit au public : C’est du Véronèse ; il s’y
rue, et il applaudit. Combien de fois n’avons-nous pas vu dans ces dernières années la
foule se porter en masse et en hâte dans les théâtres, dans les ateliers, chez les
libraires, sur l’avis trompeur d’un farceur ou d’un intéressé ; et là, en présence du
chef-d’œuvre, s’écarquiller les oreilles et les yeux, le cou tendu, la poitrine
contenue, ne demandant qu’à se laisser violer dans son indifférence ! Est-ce sa faute si
l’enthousiasme ne lui vient pas, et si le lendemain ses bras laissent tomber le pavois
qu’ils avaient élevé la veille ? A-t-elle manqué à Félicien David, à Daubigny, à
Jean-François Millet, à Victor de Laprade ? Ne fait-elle pas fête chaque soir
Ce qui manque aujourd’hui aux hommes d’un vrai mérite, aux artistes graves et convaincus, ce n’est donc pas le bon vouloir du public ; le public ne demande qu’à faire des succès, parce qu’il veut jouir. Ce qui leur manque, c’est le concours loyal, désintéressé de ceux il qui le public, trop occupé et trop affairé, a dévolu la charge de l’éclairer et de l’avertir, de faire pour lui le dépouillement des réputations, et qui, à force de lui crier au loup pour des ombres, finissent par l’endormir dans son indifférence.
Longtemps avant que les Revues eussent publié des vers de M. Baudelaire, on savait qu’il existait quelque part, dans les entrailles fécondes de cette ville qui contiennent tant de germes pour l’avenir, un poète original, un esprit bien trempé, trop poète ou trop artiste selon quelques-uns, mais dont les qualités vivaces et surabondantes devaient faire diversion à l’ennui et à la médiocrité générale. Le public, nous en sommes témoins, s’est entretenu dix ans dans cette attente. Les extraits donnés par les journaux ont soutenu cette réputation naissante.
Nous n’avons pas voulu, pour apprécier le talent de M. Baudelaire, attendre
l’impression du public. Sans doute on criera à l’exagération. Mais est-ce dans ces temps
de médiocrité prolixe de la poésie officielle, de la poésie des salons et des académies,
est-ce bien d’une surabondance de sève que nous avons à nous plaindre ? N’est-il pas
vrai qu’il en est aujourd’hui de la poésie comme de la peinture ? Tout le monde peint
bien, dit l’un, tout le monde fait bien les vers, répond l’autre. Oui, si par bien
peindre et être bon poète, on peut entendre ne manquer ostensiblement à aucune règle
convenue, s’exprimer couramment dans le langage de tout le monde et savoir relier
habilement par des procédés connus des phrases apprises et des poncis. Tout
le monde peint bien parce que tout le monde a été à l’école, a visité les musées
et a la tête meublée de souvenirs. Or, la mémoire est une faculté calme qui ne fait pas
trembler la main comme l’imagination. Nos artistes mettent sur leur palette du Rubens,
du Rembrandt, du Cuyp, du Van Ostade, etc., etc. Ils s’entourent de gravures. Comment,
avec cela, en y Tout le monde écrit bien parce que
tout le monde sait lire, et que, depuis trois cents ans que l’on imprime, bon nombre de
sentiments et de nuances de sentiments ont été exprimés par de grands écrivains.
N’est-ce pas le sublime du genre scolastique et académique que d’emprunter la pompe à
Bossuet, la concision à la Bruyère, la profondeur à Pascal, l’ironie à Voltaire, la
passion à Rousseau, etc., etc. ? De sorte qu’à force d’exprimer ses propres sentiments
avec le langage des maîtres, on arrive à penser à leurs frais et finalement à ne plus
penser du tout. Disons-le franchement, depuis Louis XIV la poésie française se meurt de
correctionOrientales et de Hernani est venu régénérer la langue
poétique en lui rendant tout ce qu’elle avait perdu en 1660, le pittoresque, la
propriété, le grotesque, on l’a traité de barbare et de topinambou. Que penseront nos
neveux lorsqu’ils trouveront dans les journaux du temps, à l’adresse du plus grand inventeur de rythmes que la France ait eu depuis Ronsard, les
épithètes de sauvage et d’Iroquois ? Que penseront-ils surtout de cette plaisanterie,
banale alors, du mot coupé par l’hémistiche, appliquée au versificateur le plus sévère
de l’époque ? Comme il n’est pas de brevet pour l’invention poétique, il n’est
aujourd’hui fils de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès lettres, et ayant un
peu de lecture, qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches
de nos poètes modernes. C’est le même procédé que ci-dessus, pour la prose : on exprime
sa mélancolie aux dépens de Lamartine, son ironie avec de Musset, son indignation avec
Barbier, son scepticisme avec Théophile Gautier. Lac, son petit Pas d’armes du roi Jean, son petit Iambe, sa petite Comédie de la Mort, sa petite Ballade à la lune. On emprunte les pensées avec le langage ; ou plutôt
on se sert d’une langue riche pour déguiser le néant de sa pensée et la nullité de son
tempérament. À part quatre ou cinq noms que je me dispense de citer, mais que chacun
connaît, je demande si, dans les essais poétiques qui se sont manifestés dans ces
dernières années, il est possible de voir autre chose que réminiscences et pastiches.
N’est-ce pas toujours la mélancolie de Lamartine, la rêverie de Laprade, la mysticité de
Sainte-Beuve, l’ironie de de Musset, la sérénité de Théodore de Banville ? Eh bien ! je
le déclare, la présence d’une moutonnerie si persistante, le poète qui met la main sur
mon cœur, dût-il l’égratigner un peu, irriter mes nerfs et me faire sauter sur mon
siège, me semblera toujours préférable à cette poésie, irréprochable sans doute, mais
insipide, sans parfum et sans couleur, et qui vous coule entre les mains comme de
l’eau.
Je ne ferai donc point le procès à M. Baudelaire pour ses exagérations. Tous les
tempéraments excessifs, tous les talents volontaires impliquent certains défauts
auxquels les meilleurs conseils ne sauraient remédier. Il faut en pareil cas supprimer
le poète ou garder les défauts. Les défauts de M. Delacroix sautent aux yeux : le
premier venu peut apercevoir dans sa peinture des audaces, des négligences, la laideur
des visages ; mais il a fallu vingt ans pour faire comprendre sa tonalité savante et
l’intensité de ses compositions. Je préfère, à propos de M. Charles Baudelaire,
m’occuper de signaler et d’expliquer ce que je vois de beau et de rare dans son talent,
plutôt que de perdre mon temps à relever des taches qu’on verra bien sans que je m’en
mêle, et que la charité de tels de nos confrères saura merveilleusement faire valoir.
J’ai d’ailleurs, pour agir ainsi, une excuse excellente, l’exemple du recueil même qui
me prend aujourd’hui pour organe. Lorsque la Revue des Deux Mondes
publia, l’an dernier, quelques-unes des poésies de M. Baudelaire, elle les fit précéder
d’une note un peu prude, et dans tous les cas fort maladroite. La Revue
française s’est conduite plus franchement : elle a choisi, c’était son droit ;
mais, son choix fait, elle l’a publié sans commentaire.
Le livre des Fleurs du mal contient tout juste cent pièces, parmi
lesquelles un assez grand nombre de sonnets, et dont la plus longue excède à peine cent
vers. Si je m’arrête tout d’abord à ce résultat, c’est qu’en s’ajoutant à d’autres
observations, elle confirme une opinion que j’ai depuis longtemps sur l’avenir de la
poésie. Cette opinion, qui n’est point une simple conjecture, mais une induction tirée
du développement de l’histoire, est qu’à mesure que le nombre des lecteurs augmente, à
mesure que le livre imprimé, en se répandant, convertit les auditeurs impressionnables,
passionnables, en lecteurs méditatifs et réfléchis, la poésie doit
concentrer son essence et restreindre son développement. Je ne prétends pas, — ce qu’on
ne manquerait pas de me faire dire si je ne revenais sur mon assertion, — que la poésie
doive devenir un art purement plastique. Mais du moins elle doit resserrer ses moyens
plastiques comme son inspiration. La poésie à grandes proportions, la poésie épique, est
celle des peuples, non pas barbares, mais peu liseurs, ou qui ne savent pas encore lire
et qui sont naturellement plus saisissables par la passion que par la réflexion ; c’est
la poésie des époques héroïques ; c’est aussi la poésie des peuples opprimés ou
asservis, et c’est pour cela peut-être que la France n’a pas de poème épique. — Le poème
didactique est un jeu de rhétoricien qui ne peut être poétique
qu’épisodiquement. — Quant au poème démonstratif ou persuasif, à la poésie de
propagande, au poème-sermon, au poème-pamphlet, ne sont-ils pas devenus ridicules
aujourd’hui qu’un article de journal ou une simple brochure renseigne plus vite et plus
nettement ? La philosophie ni la science n’ont affaire de la Muse.
Des savants, des docteurs les mystères terribles D’ ornements égayésne sont point susceptibles.
Répétons-le, car on ne saurait trop le dire, la découverte de l’imprimerie, traité que de dégager la moelle instructive des ornements
égayés de la muse. Du jour où le livre fut inventé, les arts émancipés ont eu
chacun un domaine séparé que le voisin ne peut envahir qu’à la condition de se suicider.
L’allusion politique tue le poème, dont elle fait un pamphlet ; la prédication tue le
drame, en en faisant un traité de morale. Quel profit Voltaire, eût-il eu tout le génie
poétique qui lui manquait, pouvait-il attendre de sa Henriade alors
que les mémoires sur la Ligue étaient déjà dans toutes les mains ? Qui songe à relire,
autrement que par curiosité littéraire, les lourds poèmes didactiques de Saint-Lambert,
de Lemierre et de Delille, depuis que nous avons une Maison rustique,
des dictionnaires, une littérature scientifique ?
Désormais divorcée d’avec l’enseignement historique, philosophique et scientifique, la
poésie se trouve ramenée à sa fonction naturelle et directe, qui est de réaliser pour
nous la vie complémentaire du rêve, du souvenir, de l’espérance, du désir ; de donner un
corps à ce qu’il y a d’insaisissable dans nos pensées et de secret dans le mouvement de
nos âmes ; de nous consoler ou de nous châtier par l’expression de l’idéal ou par le
spectacle de nos vices. Elle devient, non pas individuelle, suivant la
prédiction un peu hasardeuse de l’auteur de Jocelyn, mais personnelle, si nous sous-entendons que l’âme du poète est nécessairement une
âme collective, une corde sensible et toujours tendue que font vibrer les passions et
les douleurs de ses semblables.
Cette vérité, que j’essaye de prouver par le raisonnement, est démontrée d’ailleurs par
l’exemple et par la transformation progressive de la poésie moderne. Qu’ont fait depuis
trente ans Lamartine, Hugo, de Vigny, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, qu’écrire en des
œuvres fragmentaires, limitées, l’histoire de l’âme humaine, qu’exprimer dans parfaite,
impressions, rêves, aspirations, regrets, depuis la passion la plus vive jusqu’à la
rêverie la plus vague ? Les uns et les autres ont tâté le pouls à l’humanité et en ont
noté les pulsations dans un rythme précis, sonore ou coloré. Car c’est la conséquence
forcée de cette évolution finale de la poésie, de nécessiter une exécution plus ferme et
une plastique plus serrée. Le vers négligé, mou, le versus pedestris
du dix-huitième siècle, qui convient si bien à la muse décrépite de l’abbé Delille et de
ses imitateurs, n’est plus de mise dans un poème court destiné à frapper l’esprit des
lecteurs par une succession rapide d’images intenses.
Je félicite M. Baudelaire d’avoir compris ces conditions nouvelles de la poésie, car c’est assurément une preuve de force que de se trouver du premier coup à la hauteur de son temps.
La poésie de M. Baudelaire, profondément imagée, vivace et vivante, possède à un haut degré ces qualités d’intensité et de spontanéité que je demande au poète moderne.
Il a les dons rares, et qui sont des grâces, de l’évocation et de la pénétration. Sa poésie, concise et brillante, s’impose à l’esprit comme une image forte et logique. Soit qu’il évoque le souvenir, soit qu’il fleurisse le rêve, soit qu’il tire des misères et des vices du temps un idéal terrible, impitoyable, toujours la magie est complète, toujours l’image abondante et riche se poursuit rigoureusement dans ses termes.
On dira que parfois le ton est poussé au noir, ou au rouge, et que le poète semble se
complaire à irriter les plaies où il a glissé la sonde. Mais, à notre tour, prenons
garde à ne pas tomber dans l’exagération. Je sais bien que les satires de d’Aubigné, non
plus que celles de Régnier, non plus que certaines pièces de Saint-Amant ou même de
Ronsard, ne pourraient guère paraître dans nos revues actuelles. Et Modeste Mignon dans le Journal des
Débats et le Lis dans la vallée dans la Revue de
Paris, faut-il ne pas écrire Splendeurs et Misères des
courtisanes, un des plus beaux livres d’analyse sociale qui aient été écrits en
langue française ?
Je vais faire une citation terrible, et l’on ne dira pas qu’à propos de littérature
romantique je vais chercher mes autorités dans le camp des intéressés. Voici ce
qu’écrivait en 1822, dans le Journal des Débats, Hoffmann, — non pas
le fantastique, mais l’auteur des Rendez-vous bourgeois, — à propos
d’une édition nouvelle de Régnier :
« Dans plusieurs cantons de la Normandie, j’ai entendu désigner une jeune fille très honnête par un mot qui ferait dresser les cheveux, s’il était prononcé devant le public plein de pudeur de la capitale. Ce mot, que je n’oserais même désigner par la lettre initiale, n’est cependant que le féminin d’un autre mot que tout le monde prononce et qui indique un jeune homme non marié. Quand ce mot féminin a été appliqué à la débauche, le beau monde l’a rejeté avec horreur et lui a d’abord substitué le mot au son argentin dont j’ai parlé plus haut, et qui, dans son étymologie italienne, ne signifie qu’une très
petite fille. Il a été pendant quelque temps reçu même dans la bonne société ; mais ayant enfin été proscrit comme son prédécesseur, on l’a remplacé par le mot fille, qui était encore du bon ton au milieu du siècle dernier. Mais il était écrit là-haut sans doute que tout ce qui désigne ce sexe deviendrait une injure ; et ce sont les femmes elles-mêmes qui se sont calomniées en rejetant comme indécents tous les mots qui avaient ce caractère. Aujourd’hui, le motfilleest de si mauvais ton, qu’aucune mère, même dans les dernières classes du peuple, ne veut avoir de filles. J’ai deux garçons et deux demoiselles, nous dira la femme du dernier artisan. Mais voici bien autre chose : le motdemoisellelui-même court de grands risques. Les nymphes qui font espalier dans certaines rues, quand Hespérus se lève sur l’horizon, se nomment les demoiselles de la rue Saint-Honoré, les demoiselles du Panorama ou du boulevard du Temple. Il n’y aura donc bientôt plus de demoiselles ; et c’est pour cela sans doute que depuis quelque temps on emploie le terme dejeune personne, car on prévoit que, dans vingt ou trente ans, le motdemoisellefera frémir notre pudique postérité. Malheureusement, l’expression dejeune personneest une sottise, car le motpersonnes’appliquant aux deux genres, un jeune garçon est aussi une jeune personne. Il faut donc chercher un autre mot, et, quel qu’il puisse être, il finira par avoir le sort de tous les autres. »
Voilà le danger signalé par un pur classique, par un écrivain qui traitait Shakspeare
et Schiller de sauvages, et leurs traducteurs, MM. Guizot et de Barante, de barbares et
de révolutionnaires. Certes, avec notre prétention de parler toujours pour tout le
monde, — journaux pour tous, lectures pour tous, — nous finirons par ne plus faire ni
livres, ni journaux. À force d’avoir toujours en vue les jeunes demoiselles, on finit
par manquer de respect aux hommes et à soi-même. On triche avec sa pensée, on falsifie
la langue ; on se fait un langage hybride, arbitraire, tout d’allusions et de
périphrases ; et cependant, comme l’observe judicieusement le feu rédacteur du Journal de l’Empire, les mois, en s’écartant de l’étymologie, perdent
leur signification. On ne pourrait pas dire aujourd’hui quel tort a fait à la
littérature, à la langue, combien d’intelligences, de talents a viciés qu’on ne pouvait plus conduire sa fille à l’Exposition, le
commun des peintres a abandonné l’étude du nu pour s’adonner à des tricheries de
costume, à des hypocrisies de sentiment bien autrement corruptrices que l’aspect de la
nature vraie. Il fut un temps où les directeurs de journaux proscrivaient dans les
romans jusqu’aux mots de maîtresse et d’adultère ; et, au Gymnase, un vaudeville de
M. Scribe, intitulé Abailard et Héloïse, — et qui ne mentait pas à son
titre, — a passé sans difficulté. Voilà où nous en sommes. M. Baudelaire s’est mis sous
la protection de quatre vers de d’Aubigné. Il aurait pu y ajouter cette franche
déclaration de l’auteur d’Albertus :
Et d’abord, j’en préviens les mères de famille, Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles Dont on coupe le pain en tartines.
Les petites filles ! les petites filles ! Mon Dieu ! n’y a-t-il pas une littérature
pour les petites filles ? n’y a-t-il pas des écrivains qui se dévouent par vocation ou
par nécessité à composer de petites historiettes sans dard et sans venin ? Est-ce qu’il
n’y a pas des auteurs pour enfants et même des auteurs pour dames ? L’ignorance est une
vertu pour les filles, l’art n’est donc point fait pour elles. Faites-leur lire l’Histoire des Voyages ou les Lettres édifiantes ;
abonnez-les aux bibliothèques paroissiales ; mais écartez d’elles tout livre qui a l’Art
ou la passion pour but ; vers, romans, pièces de théâtre, le meilleur n’en vaut rien
pour elles. N’avons-nous pas vu récemment un écrivain religieux d’un grand zèle tenter
« s’il ne serait pas possible de composer un roman avec des personnages, des
sentiments et un langage chrétiens
? Il a réussi à faire un
bréviaire de séduction, où les filles les moins délurées et les plus pieuses apprendront
à tromper la vigilance de leurs parents, Corbin et
d’Aubecourt, par M. Louis Veuillot.
Je me laisse entraîner, je le sens, par ces considérations, un peu allongées peut-être, mais que je ne crois pas déplacées à propos d’un livre d’art, et que dans tous les cas je ne crois pas inutiles.
Il faut bien cependant que le public sache ce qu’est ce poète terrible dont on veut lui
faire peur. Pour nos lecteurs, heureusement, la connaissance est déjà faite : ils n’ont
point oublié le magnifique extrait que la Revue française a donné des
Fleurs du mal il y a trois moisBénédiction, où l’auteur présente l’action fécondante du malheur sur la vie du
Poète : il naît, et sa mère se désole d’avoir porté ce fruit sauvage, cet enfant si peu
semblable aux autres et dont la destinée lui échappe ; il grandit, et sa femme le prend
en dérision et en haine ; elle l’insulte, le trompe et le ruine ; mais le Poète, à
travers ces misères, continue de marcher vers son idéal, et la pièce se termine par un
cantique doux et grave comme un final d’Haydn :
Vers le Ciel où son œil voit un trône splendide, Le Poëte serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l’aspect des peuples furieux : « — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés, Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! Je sais que vous gardez une place au Poëte Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l’invitez à l’éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où, ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Montés par votre main, ne pourraient pas suffire À ce beau diadème éblouissant et clair. Car il ne sera fait que de pure lumière Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »
Je ne crois pas que jamais plus beau cantique ait été chanté à la gloire du Poète, ni qu’on ait jamais exprimé en plus beaux vers la noblesse de la douleur et la résignation des âmes privilégiées.
La pièce vingt et unième (Parfum exotique) est remarquable par cette
faculté d’arrêter l’insaisissable et de donner une réalité pittoresque aux sensations
les plus subtiles et les plus fugaces. Le poète assis près de sa maîtresse, par un beau
soir d’automne, sent monter à son cerveau un parfum tiède qui l’enivre ; il trouve à ce
parfum quelque chose d’étrange et d’exotique, qui le fait rêver à des
pays lointains ; et aussitôt dans le miroir de sa pensée se déroulent des rivages heureux, éblouis par les feux du soleil, des îlots paresseux plantés d’arbres singuliers, des Indiens
au corps mince et vigoureux, des femmes au regard hardi :
Un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l’air et m’enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers !
Si je voulais citer d’autres preuves de cette rare faculté de magie et de création
pittoresque, les exemples afflueraient sous ma plume. Contraint de me borner, pour avoir
été trop bavard, je ne puis que renvoyer les lecteurs aux pièces intitulées les Phares, la Muse malade, le Guignon, la Vie antérieure, De profundis clamavi, le
Balcon, la Cloche fêlée, etc.
J’ai parlé du don d’évocation comme d’un des plus particuliers à l’auteur des Fleurs du mal. — Un crime a été commis ; la police pénètre dans un
appartement clos et mystérieux, où, parmi les splendeurs du luxe et de la volupté la
plus délicate, un cadavre de femme gît sur un lit, la tête séparée du tronc. — De quel
crime ténébreux, se demande le poète, cette malheureuse a-t-elle été victime ? À quelle
passion monstrueuse a-t-elle été sacrifiée ? — Et tout aussitôt la chambre mystérieuse,
avec son atmosphère malsaine, l’alcôve coquette où ruisselle un corps mutilé au milieu
des meubles dorés, des divans soyeux, des bouquets qui se fanent dans les vases,
apparaissent avec la puissance d’une peinture sinistre et dont la mémoire gardera la
terreur.
La terreur, je l’ai dit, car il est temps d’expliquer l’énigme de ce titre et de
quelques-unes des inspirations de l’auteur. Nous sommes tellement accoutumés à être
lâchement encensés ; on nous a tant de fois répété à tous, grands ou petits, poètes,
artistes, bourgeois, que nous sommes les plus vertueux, les plus parfaits, les plus
délicats, qu’un poète qui vient nous secouer dans notre satisfaction hypocrite ou
indolente nous fait peur ou nous irrite. Les Fleurs du mal ? les
voici : Iambes, le dernier, a manié avec tant de vigueur et de franchise, ne
viendrait-il pas nous rappeler que le poète n’est pas nécessairement un douceâtre et un
thuriféraire ?
Au surplus, ce fouet, M. Baudelaire ne l’a pas toujours à la main ; il n’est pas
toujours ironique ou satirique ; on l’a pu voir par les extraits que j’ai donnés plus
haut ; on l’a pu voir par les pièces insérées il y a trois mois dans la Revue française.
Comme transition à des idées moins noires et comme conclusion, je citerai le sonnet suivant qui est à lui seul la clef et la moralité du livre. Il a pour titre
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils ; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j’ai touché l’automne des idées, Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? Ô douleur ! ô douleur ! le temps mange la vie, Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
Sa phrase poétique n’est pas, comme celle de M. Théodore de Banville, par exemple, le
développement large et calme d’une pensée maîtresse d’elle-même. Ce qui chez l’un
découle d’un amour savant et puissant de la forme est produit chez l’autre par
l’intensité et par la spontanéité de la passion. Et, puisque j’ai nommé M. Théodore de
Banville, je rappellerai ce que je disais il y a un an, ici même, à propos de ses Odelettes : « Des deux grands principes posés au commencement de
ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le rajeunissement de la langue
poétique, M. de Banville a retenu le second… »
Dans ma pensée, je retenais le
premier pour M. Charles Baudelaire.
L’un et l’autre représentent hautement les deux tendances de la poésie contemporaine. Ils pourront servir de bornes lumineuses à une nouvelle génération de coureurs poétiques.
Cette considération m’a guidé dans les pages qui précèdent. Une autre m’aidera à conclure.
La Revue française n’est ni une coterie, ni une école ; c’est une
tribune libre où l’on n’a d’intérêt que pour l’art, de camaraderie que pour le talent.
En célébrant, avec quelque pompe peut-être, l’avènement d’un poète, en traitant avec
quelques développements une question d’art, j’étais sûr de ne pêcher que dans le sens de
son programme.