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FORMATION, s.f. terme de Grammaire, c’est la maniere de faire prendre
à un mot toutes les formes dont il est susceptible, pour lui faire exprimer toutes les
idées accessoires que l’on peut joindre à l’idée fondamentale qu’il renferme dans sa
signification.
Cette définition n’a pas dans l’usage ordinaire des formation, ils
n’entendent ordinairement que la maniere de faire prendre à un mot les différentes
terminaisons ou inflexions que l’usage a établies pour exprimer les différens rapports
du mot à l’ordre de l’énonciation. Ce n’est donc que ce que nous désignons aujourd’hui
par les noms de déclinaison & de conjugaison
(Voyez ces deux mots), & que les anciens comprenoient sous le
nom général & unique de déclinaison.
Mais il est encore deux autres especes de formation, qui méritent
singulierement l’attention du grammairien philosophe ; parce qu’on peut les regarder
comme les principales clés des langues : ce sont la dérivation &
la composition. Elles ne sont pas inconnues aux Grammairiens qui dans
l’énumération de ce qu’ils appellent les accidens des mots, comptent
l’espece & la figure : ainsi, disent-ils, les mots sont de l’espece primitive ou
dérivée, & ils sont de la figure simple ou composée. Voyez Accident.
Peut-être se sont-ils crus fondés à ne pas réunir la dérivation & la composition
avec la declinaison & la conjugaison, sous le point de vûe général de formations ; car c’est à la Grammaire, peut-on dire, d’apprendre les inflexions,
destinées par l’usage à marquer les diverses relations des mots à l’ordre de
l’énonciation, afin qu’on ne tombe pas dans le défaut d’employer l’une pour l’autre : au
lieu que la dérivation & la composition ayant pour objet la génération même des
mots, plûtôt que leurs formes grammaticales, il semble que la Grammaire ait droit de
supposer les mots tout faits, & de n’en montrer que l’emploi dans le discours.
Ce raisonnement qui peut avoir quelque chose de spécieux, n’est au fond qu’un pur sophisme. La Grammaire n’est, pour ainsi dire, que le code des décisions de l’usage sur tout ce qui appartient à l’art de la parole : par-tout où l’on trouve une certaine uniformité usuelle dans les procédés d’une langue, la Grammaire doit la faire remarquer, & en faire un principe, une loi. Or on verra bien-tôt que la dérivation & la composition sont assujetties à cette uniformité de procédés, que l’usage seul peut introduire & autoriser. La Grammaire doit donc en traiter, comme de la déclinaison & de la conjugaison ; & nous ajoûtons qu’elle doit en traiter sous le même titre, parce que les unes comme les autres envisagent les diverses formes qu’un même mot peut prendre pour exprimer, comme on l’a déjà dit, les idées accessoires, ajoûtées & subordonnées à l’idée fondamentale, renfermée essentiellement dans la signification de ce mot.
Pour bien entendre la doctrine des formations, il faut remarquer que
les mots sont essentiellement les signes des idées, & qu’ils prennent différentes
dénominations, selon la différence des points de vûe sous lesquels on envisage leur
génération & les idées qu’ils expriment. C’est de-là que les mots sont primitifs ou dérivés, simples ou composés.
Un mot est primitif relativement aux autres mots qui en sont formés,
pour exprimer avec la même idée originelle quelque idée accessoire qui la modifie ;
& ceux-ci sont les dérivés, dont le primitif est en quelque sorte
le germe.
Un mot est simple relativement aux autres mots qui en sont formés,
pour exprimer avec la même idée quelqu’autre idée particuliere qu’on lui associe ; &
ceux-ci sont les composés, dont le simple est en quelque sorte l’élément.
On donne en général le nom de racine, ou de mot
radical à tout mot dont un autre est formé, soit par dérivation, soit par
composition ; avec cette différence néanmoins, qu’on peut appeller racines
génératrices les mots primitifs à l’égard de leurs dérivés ; & racines
élémentaires, les mots simples à l’égard de leurs
composés.
Eclaircissons ces définitions par des exemples tirés de notre langue. Voici deux ordres
differens de mots dérivés d’une même racine génératrice, d’un même mot primitif destiné
en général à exprimer ce sentiment de l’ame qui lie les hommes par la bien veillance.
Les dérivés du premier ordre sont amant, amour, amoureux,
amoureusement, qui ajoûtent à l’idée primitive du sentiment de bienveillance,
l’idée accessoire de l’inclination d’un sexe pour l’autre : & cette inclination
étant purement animale, rend ce sentiment aveugle, impétueux, immodéré, &c. Les dérivés du second ordre sont ami, amitié, amical,
amicalement, qui ajoûtent à l’idée primitive du sentiment de bienveillance,
l’idée accessoire d’un juste fondement, sans distinction de sexe ; & ce fondement
étant raisonnable, rend ce sentiment éclairé, sage, modéré, &c.
Ainsi ce sont deux passions toutes différentes qui sont l’objet fondamental de la
signification commune des mots de chacun de ces deux ordres : mais ces deux passions
portent l’une & l’autre sur un sentiment de bienveillance, comme sur une tige
commune. Si nous les mettons maintenant en parallele, nous verrons de nouvelles idées
accessoires & analogues modifier l’une ou l’autre de ces deux idées fondamentales :
les mots amant & ami expriment les sujets en qui
se trouve l’une ou l’autre de ces deux passions. Amour & amitié expriment ces passions mêmes d’une maniere abstraite, & comme
des êtres réels ; les mots amoureux & amical
servent à qualifier le sujet qui est affecté par l’une ou par l’autre de ces passions :
les mots amoureusement, amicalement, servent à modifier la
signification d’un autre mot, par l’idée de cette qualification. Amant
& ami sont des noms concrets ; amour & amitié des noms abstraits ; amoureux & amical sont des adjectifs ; amoureusement & amicalement sont des adverbes.
La syllabe génératrice commune à tous ces mots est la syllabe am, qui
se retrouve la même dans les mots latins amator, amor, amatorius,
amatoriè, &c… amicus, amicè, amicitia, &c. & qui
vient probablement du mot grec una,
simul ; racine qui exprime assez bien l’affinité de deux coeurs réunis par une
bienveillance mutuelle.
Les mots ennemi, inimitié, sont des mots compo sés, qui ont pour
racines élémentaires les mots ami & amitié,
assez peu altérés pour y être reconnoissables, & le petit mot in
ou en, qui dans la composition marque souvent opposition, voyez Préposition. Ainsi ennemi signifie l’opposé d’ami ; inimitié exprime le sentiment opposé à l’amitié.
Il en est de même & dans toute autre langue, de tout mot radical, qui par ses
diverses inflexions, ou par son union à d’autres radicaux, sert à exprimer les diverses
combinaisons de l’idée fondamentale dont il est le signe, avec les différentes idées
accessoires qui peuvent la modifier ou lui être associées. Il y a dans ce procédé commun
à toutes les langues un art singulier, qui est peut-être la preuve la plus complette
qu’elles descendent toutes d’une même langue, qui est la souche originelle : cette
souche a produit des premieres branches, d’où d’autres sont sorties & se sont
étendues ensuite par de nombreuses ramifications. Ce qu’il y a de différent d’une langue
à l’autre, vient de leur division même, de leur distinction, de leur diversité : mais ce
qu’on trouve de commun dans leurs procédés généraux, prouve l’unité de leur premiere
origine. J’en dis autant des racines, soit génératrices soit élémentaires, que l’on
retrouve les mêmes dans quantité de langues, qui semblent d’ailleurs avoir entre elles
peu d’analogie. Tout le monde sait à cet égard ce que les langues greque, latine,
teutone, & celtique, ont fourni aux
Quoi qu’il en soit, il résulte de ce qui vient d’être dit, qu’il y a deux especes
générales de formations qui embrassent tout le système de la
génération des mots ; ce sont la composition & la dérivation.
La composition est la maniere de faire prendre à un mot, au moyen de
son union avec quelqu’autre, les formes établies par l’usage pour exprimer les idées
particulieres qui peuvent s’associer à celle dont il est le type.
La dérivation est la maniere de faire prendre à un mot, au moyen de
ses diverses inflexions, les formes établies par l’usage pour exprimer les idées
accessoires qui peuvent modifier celle dont il est le type.
Or deux sortes d’idées accessoires peuvent modifier une idée primitive : les unes,
prises dans la chose même, influent tellement sur celle qui leur sert en quelque sorte
de base, qu’elles en font une toute autre idée ; & c’est à l’egard de cette nouvelle
espece d’idées, que la premiere prend le nom de primitive ; telle est
l’idée exprimée par canere, à l’égard de celles exprimées par cantare, cantitare, canturire : canere présente l’action de chanter,
dépouillée de toute autre idée accessoire ; cantate l’offre avec une
idée d’augmentation ; cantitare, avec une idée de répétition ; &
canturire présente cette action comme l’objet d’un desir vis.
Les autres idées accessoires qui peuvent modifier l’idée primitive, viennent non de la
chose même, mais des différens points de vûe qu’envisage l’ordre de l’énonciation ;
ensorte que la premiere idée demeure au fond toûjours la même : elle prend alors à
l’égard de ces idées accessoires, le nom d’idée principale : telle est
l’idée exprimée par canere, qui demeure la même dans la signification
des mots cano, canis, canit, canimus, canitis, canunt : tous ces mots
ne different entre eux que par les idées accessoires des personnes & des nombres ;
voyez Personne & Nombre. Dans tous, l’idée principale est celle de l’action de chanter
présentement : telle est encore l’idée de l’action de chanter attribuée à la premiere
personne, à la personne qui parle ; laquelle idée est toûjours la même dans la
signification des mots cano, canam, canebam, canerem, cecini, cecineram,
cecinero, cecinissem ; tous ces mots ne different entr’eux que par les idées
accessoires des tems. Voyez Tems.
Telle est enfin l’idée de chanteur de profession, qui se retrouve la
même dans les mots cantator, cantatoris, cantatori, cantatorem, cantatore,
cantatores, cantatorum, cantatoribus ; lesquels ne different entre eux que par
les idées accessoires des cas & des nombres. Voyez Cas & Nombre.
De cette différence d’idées accessoires naissent deux sortes de dérivation ; l’une que
l’on peut appeller philosophique, parce qu’elle sert à l’expression
des idées accessoires propres à la nature de l’idée primitive, & que la nature des
idées est du ressort de la Philosophie ; l’autre, que l’on peut nommer grammaticale, parce qu’elle sert à l’expression des points de vûe exigés par
l’ordre de l’énonciation, & que ces points de vûe sont du ressort de la
Grammaire.
La dérivation philosophique est donc la maniere de faire prendre à un mot, au moyen de
ses diverses inflexions, les formes établies par l’usage pour exprimer les idées
accessoires qui peuvent modifier en elle-même l’idée primitive, sans rapport à l’ordre
de l’énonciation : ainsi cantare, cantitare, canturire, canere ; parce que l’idée
primitive exprimée par canere y est modifiée en elle-même, & sans
aucun rapport à l’ordre de l’énonciation. Felicior & felicissimus sont aussi dérivés philosophiquement de felix,
pour les mêmes raisons.
La dérivation grammaticale est la maniere de faire prendre à un mot, au moyen de ses
diverses inflexions, les formes établies par l’usage pour exprimer les idées accessoires
qui peuvent présenter l’idée principale, sous différens points de vûe relatifs à l’ordre
de l’énonciation : ainsi canis, canit, canimus, canitis, canunt, canebam,
canebas, &c. sont dérivés grammaticalement de cano ; parce
que l’idée principale exprimée par cano y est modifiée par différens
rapports à l’ordre de l’énonciation, rapports de nombres, rapports de tems, rapports de
personnes : cantatoris, cantatori, cantatorem, cantatores, cantatorum,
&c. sont aussi dérivés grammaticalement de cantator, pour
des raisons toutes pareilles.
Pour la facilité du commerce des idées, & des services mutuels entre les hommes, il
seroit à desirer qu’ils parlassent tous une même langue, & que dans cette langue, la
composition & la dérivation, soit philosophique soit grammaticale, fussent
assujetties à des regles invariables & universelles : l’étude de cette langue se
réduiroit alors à celle d’un petit nombre de radicaux, des lois de la formation, & des regles de la syntaxe. Mais les diverses langues des
habitans de la terre sont bien éloignées de cette utile régularité : il y en a cependant
qui en approchent plus que les autres.
Les langues greque & latine, par exemple, ont un système de formation plus méthodique & plus fécond que la langue françoise, qui forme
ses dérivés d’une maniere plus coupée, plus embarrassée, plus irréguliere, & qui
tire de son propre fonds moins de mots composés, que de celui des langues greque &
latine. Quoi qu’il en soit, ceux qui desirent faire quelque progrès dans l’étude des
langues, doivent donner une attention singuliere aux formations des
mots ; c’est le seul moyen d’en connoître la juste valeur, de découvrir l’analogie
philosophique des termes, de penétrer jusqu’à la métaphysique des langues, & d’en
démêler le caractere & le génie ; connoissances bien plus solides & bien plus
précieuses que le stérile avantage d’en posséder le pur matériel, même d’une maniere
imperturbable. Pour faire sentir la vérité de ce qu’on avance ici, nous nous
contenterons de jetter un simple coup-d’oeil sur l’analogie des formations latines ; & nous sommes sûrs que c’est plus qu’il n’en faut,
non-seulement pour convaincre les bons esprits de l’utilité de ce genre d’étude, mais
encore pour leur en indiquer en quelque sorte le plan, les parties, les sources même,
les moyens, & la fin.
Il faut donc observer, 1°. que la composition & la dérivation ont également pour
but d’exprimer des idées accessoires ; mais que ces deux especes de formations employent des moyens différens & en un sens opposé.
Dans la composition, les idées accessoires s’expriment, pour la plûpart, par des noms
ou des prépositions qui se placent à la tête du mot primitif ; au lieu que dans la
dérivation elles s’expriment par des inflexions qui terminent le mot primitif : fidi-cen, tibi-cinium, vati-cinari, vati-cinatio, ju-dex, ju-dicium,
ju-dicare, ju-dicatio ; parti-ceps, parti-cipium, parti-cipare, parti-cipatio ;
ac-cinere, con-cinere ; in-cinere, inter-cinere ; ad-dicere, con-dicere, in-dicere,
inter-dicere ; ac-cipere, con-cipere, in-cipere, intercipere : voilà autant de
mots qui appartiennent à la composition. Canere, canax, cantio, cantus,
cantor, cantrix, cantare, cantatio, cantator, cantatrix, canti-
tare, canturire, cantillare ; dicere, dicax, dicacitas, dictio,
dictum, dictor, dictare, dictatio, dictator, dictatrix, dictatura, dictitare,
dicturire ; capere, capax, capacitas, capessere, captio, captus, captura, captare,
captatio, captator, captatrix, &c. ce sont des mots qui sont du ressort de la
dérivation.
Il faut observer, 2°. qu’il y a deux sortes de racines élémentaires qui entrent dans la
formation des composés ; les unes sont des mots qui peuvent
également paroître dans le discours sous la figure simple & sous la figure composée,
c’est-à-dire seuls ou joints à un autre mot : telles sont les racines élémentaires des
mots magnanimus, respublica, senatusconsultum, qui sont magnus & animus, res & publica,
senatus & consultum : les autres sont absolument inusitées
hors de la composition, quoiqu’anciennement elles ayent pû être employées comme mots
simples : telles sont jux & jugium, ses &
sidium, ex & igium, plex & plicium, spex & spicium, stes & stitium, que l’on trouve dans les mots conjux, conjugium ; praeses,
praesidium ; remex, remigium ; supplex, supplicium ; extispex, frontispicium ;
antistes, solstitium.
Il faut observer, 3°. qu’il y a quantité de mots réellement composés, qui au premier
aspect peuvent paroître simples, à cause de ces racines élémentaires inusitées hors de
la composition ; quelque sagacité & un peu d’attention suffisent pour en faire
démêler l’origine : tels sont les mots judex, justus, justitia, juvenis,
trinitas, oeternitas ; & une infinité d’autres. Judex
renferme dans sa composition les deux racines jus & dex : cette derniere se trouve employée hors de la composition dans Cicéron ;
dicis gratiâ, par maniere de dire : judex signifie
donc jus dicens, ou qui jus dicit ; & c’est
effectivement l’idée que nous avons de celui qui rend la justice : ce qui prouve, pour
le dire en passant, que la définition de nom, comme parlent les Logiciens, differe assez
peu, quand elle est exacte, de la définition de chose. Il en est de même de la
définition étymologique de justus & de justitia : le premier signifie in jure stans, & le second,
in jure constantia ; expressions conformes à l’idée que nous avons
de l’homme juste & de la justice.
Quant à juvenis, il paroît signifier juvando
ennis ; & cet ennis est un adjectif employé dans bi-ennis, tirennis, &c. pour signifier qui a des années :
perennis paroît n’en être que le superlatif, tant par sa forme que par sa
signification : ainsi juvenis veut dire juvando
ennis, qui a assez d’années pour aider ; cela est d’autant plus probable, que juvenis est effectivement relatif au nombre des années ; & que tout
homme parvenu à cet âge, est dans l’obligation réelle de mériter par ses propres
services les secours qu’il tire de la société. Au reste la suppression d’une n dans juvenis ne le tire pas plus de l’analogie, que
le changement de cette lettre en m n’en tire le mot de solemnis, qui semble être formé de solitò ennis, &
signifie solitus quot annis, qui fieri solet quot annis ; & de
fait, dans plusieurs bréviaires on trouve le mot d’annuel pour celui
de solemnel, dans la qualification des fêtes.
Les mots trinitas & oeternitas sont également
composés : trinitas n’est autre chose que trium
unitas ; expression fidele de la foi de l’Eglise catholique sur la nature de
Dieu ; trinus & unus ; trinus in personis, unus in substantia.
Pour ce qui est du mot oeternitas, il signifie avi-trinitas, ou avi triplicis unitas, la trinité du tems qui
réunit & embrasse tout à la fois le present, le passé, & le futur.
Il faut observer, 4°. que la composition & la dérivation concourent souvent à la
formation d’un meme mot ; ensorte que l’on trouve des primitifs
simples & des primitifs composés, comme des dérivés simples & des dérivés
composés. Capio est un primitif simple ; particeps
est un primitif compose ; capax est un dérivé simple ; participare est un dérivé composé. capio,
capis, capit ; particeps, participis, participi ; capax, capacis, capaci ; participo,
participas, participat.
Il faut observer, 5°. que les primitifs n’ont pas tous le même nombre de dérivés, parce
que toutes les idées primitives ne sont pas également susceptibles du même nombre
d’idées modificatives ; on que l’usage n’a pas établi le même nombre d’inflexions pour
les exprimer. D’ailleurs un même mot peut être primitif sous un point de vûe, &
dérivé sous un autre : ainsi amabo est primitif relativement à amabilis, amabilitas, & il est dérivé d’amo : de
même affectare est primitif relativement à affectatio,
assectator, & il est dérivé du supin, qui en est le générateur immédiat.
Ainsi un même primitif peut avoir sous lui differens ordres de dérivés, tirés
immédiatement d’autant de primitifs subalternes & dérivés eux-mêmes de ce
premier.
Il faut observer, 6°. que comme les terminaisons introduites par la dérivation
grammaticale forment ce qu’on appelle déclinaison & conjugaison, on peut regarder aussi les terminaisons de la dérivation
philosophique comme la matiere d’une sorte de declinaison ou conjugaison philosophique.
Ceci est d’autant mieux fondé, que la plûpart des terminaisons de cette seconde espece
sont soûmises à des lois générales, & ont d’ailleurs, dans la même langue ou dans
d’autres, des racines qui expriment fondamentalement les mêmes idées qu’elles désignent
comme accessoires dans la dérivation.
Nous disons en premier lieu, que ces terminaisons sont soûmises à des lois
générales, parce que telle terminaison indique invariablement une même idée
accessoire, telle autre terminaison une autre idée ; de maniere que si on connoit bien
la destination usuelle de toutes ces terminaisons, la connoissance d’une seule racine
donne sur le champ celle d’un grand nombre de mots. Posons d’abord quelques principes
usuels sur les terminaisons ; & nous en ferons ensuite l’application à quelques
racines.
1°. Les verbes en are, dérivés du supin d’un autre verbe, marquent
augmentation ou répétition ; ceux en essere, ardeur & célérité ;
ceux en urire, desir vif ; ceux en illare,
diminution.
2°. Dans les noms ou dans les adjectifs dérivés des verbes, la terminaison tio indique l’action d’une maniere abstraite ; celle entus ou
entum en exprime le produit ; celle en tor pour le
masculin, & en trix pour le féminin, désigne une personne qui fait
profession ou qui a un état relatif à cette action ; celle en ax, une
personne qui a un penchant naturel ; celle en acitas marque ce
penchant même.
On pourroit ajoûter un grand nombre d’autres principes semblables ; mais ceux-ci sont suffisans pour ce que l’on doit se proposer ici : un plus grand detail appartient plûtôt à un ouvrage sur les analogies de la langue latine, qu’à l’Encyclopédie ; & il est vraissemblable que c’étoit la matiere des livres de César sur cet objet.
Eprouvons maintenant la fecondité de ces principes. Des que l’on sait, par exemple, que
canere signifie chanter, on en conclut avec
certitude la signification des mots cantare, chanter à pleine voix ;
cantitare, chanter souvent ; canturire, avoir
grande envie de chanter ; cantillare, chanter bas & à différentes
reprises ; cantio, l’action de chanter ; cantus, le
chant, l’effet de cette action ; cantor & cantrix, un homme ou une femme qui fait profession de chanter, un chanteur, une
chanteuse ; canax, qui aime à chanter.
Pareillement, de capere, prendre, on a tiré par analogie captare, capessere, faisir ardemment, se hâter captio, captus, captatio, captator, captatrix, capax, capacitas.
De la différente destination des terminaisons d’une même racine, naissent les
différentes dénominations des mots qu’elles constituent : de-là les diminutifs, les
augmentatifs, les inceptifs, les inchoatifs, les fréquentatifs, les desidératifs, &c. selon que l’idée primitive est modifiée par quelqu’une des idées
accessoires que ces dénominations indiquent.
Nous disons en second lieu, que ces terminaisons ont dans la même langue,
ou dans quelqu’autre, aes racines qui expriment fondamentalement les mêmes id�es,
qu’elles désignent comme accessoires dans la dérivation ; nous allons en faire
l’essai sur quelques-unes, où la chose sera assez claire pour faire présumer qu’il peut
en être ainsi des autres dont on ne connoitroit plus l’origine.
1°. Dans les noms, les terminaisons men & mentum signifient chose, signe sensible par lui-même ou par
ses effets : l’une & l’autre paroissent venir du verbe minere dont
Lucrece s’est servi, & qu’on retrouve dans la composition des verbe, eminere, im-minere, pro-minere, & qui tous renferment la signification que
nous prêtons ici à men & à mentum ; la voici
justifiée par l’explication étymologique de quelques noms :
Il est vraissemblable que les Romains donnerent le même nom à leurs poëmes ; parce que les premiers qu’ils connurent étoient satyriques & picquans comme les dents du peigne à carder, & avoient une destination analogue, celle de corriger.
La terminaison culum semble venir de colo,
j’habite, & signifie effectivement une habitation, ou du moins un lieu
habitable :
Il faut cependant observer, pour la vérité de ce principe, que cette terminaison n’a le
sens & l’origine que nous lui donnons ici, que quand elle est adaptée à une racine
tirée d’un verbe : car si on l’appliquoit à un nom, elle en feroit un simple diminutif ;
tels sont les mots corculum, opusculum, corpusculum, &c.
2°. Dans les adjectifs, la terminaison undus désigne abondance & pléritude, & vient d’unda, onde, symbole d’agitation ; ou du mot undare, d’où abundare, exundare. Ordinairement cette terminaison est jointe à une
autre racine par l’une des deux lettres euphoniques b ou c.
La terminaison stus venue de sto, marque stabilité
habituelle.
3°. Dans les verbes, la terminaison scere ajoûtée à quelque radical
significatif par lui-même, donne les verbes inchoatifs, c’est-à-dire ceux qui marquent
le commencement de l’acquisition d’une qualité ou d’un état ; cette terminaison paroît
avoir été prise du vieux verbe escere, esco, dont on trouve des traces
dans le II. livre des lois de Cicéron, dans Lucrece, & ailleurs.
Ce verbe, dans son tems, signifioit ce qu’a signifié depuis esse, sum,
& a été consacré dans la composition à exprimer le commencement d’être. Selon ce principe,
Une observation qui confirme que le vieux mot escere est la racine de
la terminaison de cette espece de verbes, c’est que comme ce verbe n’avoit ni prétérit
ni supin (voyez l’article
Prétérit, où nous en ferons voir la cause), les verbes inchoatifs n’en
ont pas d’eux-mêmes : ou ils les empruntent du primitif d’où ils dérivent, comme ingemisco, qui prend ingemui de ingemo ; ou ils les forment par analogie avec ceux qui sont empruntés, comme senesco qui fait senui ; ou enfin ils s’en passent
absolument, comme dormisco.
Cette petite excursion sur le système des formations latines, suffit
pour faire entrevoir l’utilité & l’agrément de ce genre d’étude : nous osons avancer
que rien n’est plus propre à déployer les facultés de l’esprit ; à rendre les idées
claires & distinctes ; & à étendre les vûes de ceux qui voudroient, si on peut
le dire, étudier l’anatomie comparée des langues, & porter leurs regards jusque sur
les langues possibles. (E. R. M.)
FREQUENTATIF, adj. terme de Grammaire, c’est la dénomination que l’on
donne aux verbes dérivés, dans lesquels l’idée primitive est modifiée par une idée
accessoire de répétition ; tels sont dans la langue latine les verbes clamitare, dormitare, dérivés de clamare, dormire. Clamare
n’exprime que l’idée de l’action de crier ; au lieu que clamitare, outre
cette idée primitive, renferme encore l’idée modificative de répetition, de sorte qu’il
équivaut à clamare saepè ; criailler est le mot françois qui y
correspond : de même dormire ne présente à l’esprit que l’idée de
dormir ; & dormitare ajoûte à cette idée primitive celle d’une
répétition fréquente, de maniere qu’il signifie dormire frequenter,
dormir à différentes reprises ; c’est l’état d’un homme dont le sommeil n’est ni suivi ni
continu, mais coupé & interrompu.
Le supin doit être regardé dans la langue latine ; comme le générateur unique &
immédiat, ou la racine prochaine des verbes fréquentatifs : l’on voit en
effet que leur formation est analogue à la terminaison du supin, & qu’ils en
conservent la consonne figurative : ainsi de saltum, supin de salio, vient saltare ; de versum,
supin de verto, vient versare ; & d’amplexum, supin d’amplector, vient amplexari.
D’ailleurs les verbes primitifs, auxquels l’usage a refusé un supin, sont également privés
de l’espece de dérivation dont nous parlons, quoique l’action qu’ils expriment soit
susceptible en elle même de l’espece de modification qui caractérise les verbes fréquentatifs.
Il faut cependant avoüer que le détail présente quelques difficultés qui ont induit en erreur d’habiles grammairiens : mais on va bien-tôt reconnoître que ce sont ou de simples écarts qui ont paru préférables à la cacophonie, ou des irrégularités qui ne sont qu’apparentes, parce que la racine génératrice n’est plus d’usage.
Ainsi dans la dérivation des fréquentatifs, dont les primitifs sont de
la premiere conjugaison, l’usage qui tâche toûjours d’accorder le plaisir de l’oreille
avec a du supin générateur terminé en atum, afin d’éviter le
concours desagréable de deux a consécutifs : au lieu donc de dire clamatare, rogatare, selon l’analogie des supins clamatum,
rogatum, on dit clamitare, rogitare : mais il n’en est pas moins
évident que le supin est la racine génératrice de cette formation.
Dans la seconde conjugaison, on trouve haerere, dont le supin haesum semble devoir donner pour fréquentatif haesare ;
& cependant c’est haesitare : c’est que ce supin haesum n’est effectivement rien autre chose que haesitare,
insensiblement altéré par la syncope ; & ce supin haesitum est
analogue aux supins territum, latitum, des verbes terrere,
latere de la même conjugaison, d’où viennent territare, latitare,
selon la regle générale. Au reste, il n’est pas rare de trouver des verbes avec deux
supins usités, l’un conforme aux lois de l’analogie, & l’autre défiguré par la
syncope.
C’est par la syncope qu’il faut encore expliquer la génération des fréquentatifs des verbes qui ont la seconde personne du présent absolu de
l’indicatif en gis, comme ago, agis ; lego, legis ; fugio,
fugis. Priscien prétend que cette seconde personne est la racine génératrice des
fréquentatifs agitare, legitare, fugitare : mais c’est abandonner
gratuitement l’analogie de cette espece de formation, puisque rien n’empêche de recourir
encore ici au supin. Pourquoi ago & lego
n’auroient-ils pas eu autrefois les supins agitum & legitum, comme fugio a encore aujourd’hui fugitum, d’où fugitare est dérivé ? Ces supins ont dû assez
naturellement se syncoper. Les Latins ne donnoient à la lettre g que le
son foible de k, comme nous le prononçons dans guerre : ainsi ils prononçoient agitum, legitum, comme notre mot
guitarre se prononce parmi nous : ajoûtez que la voyelle i étant breve dans la syllabe gi de ces supins, les Latins la
prononçoient avec tant de rapidité qu’elle échappoit dans la prononciation, & étoit en
quelque sorte muette ; de maniere qu’il ne restoit qu’agtum, legtum, où
la foible g se change nécessairement dans la forte c,
à cause du t qui suit, & qui est une consonne forte ; l’organe ne
peut se prêter à produire de suite deux articulations, l’une foible & l’autre forte,
quoique l’orthographe semble quelquefois présenter le contraire.
C’est par ce méchanisme que sorbeo a aujour d’hui pour supin sorptum, qui n’est qu’une syncope de l’ancien supin sorbitum, qui a effectivement existé, puisqu’il a produit sorbitio ; & c’est par une raison toute contraire que les verbes de la
quatrieme conjugaison n’ont point de supin syncopé, & forment régulierement leurs frèquentatifs ; parce que l’i du supin étant long, rien
n’a pû en autoriser la suppression.
Il faut prendre garde cependant de donner deux frequentatifs à
plusieurs verbes de la troisieme conjugaison, qui, d’après ce que nous venons d’exposer,
paroîtroient en avoir deux ; tels que canere, facere, jacere, qui ont
cantare & cantitare, factare & factitare, jactare & jactitare. Les premiers, qui peut-être
n’étoient effectivement que fréquentatifs dans leur origine, sont
devenus depuis des verbes augmentatifs, pour exprimer l’idée accessoire d’étendue ou de
plénitude que l’on veut quelquefois donner à l’action ; & les autres en ont été tirés
conformément à l’analogie que nous indiquons ici, pour les remplacer dans le service de
fréquentatifs.
Il est donc constant, nonobstant toutes les irrégularités apparentes, que tous les verbes
fréquentatifs sont formés du supin du verbe primitif ; & cette
conséquence doit servir à réfuter encore Priscien, & après lui la méthode de P. R. qui
prétendent que les verbes vellico & fodico sont
fréquentatifs ; outre que vello & fodio, la
signification de ces dérivés comporte une idée de diminution qui ne peut convenir aux fréquentatifs ; & d’ailleurs les mêmes grammairiens regardent comme de
vrais diminutifs, les verbes albico, candico, nigrico, frondico, qui ont
une terminaison si analogue avec ces deux-là : par quelle singularité ne seroient-ils pas
placés dans la même classe, ayant tous la même terminaison & le même sens
accessoire ?
Il est vrai cependant que l’idée primitive qu’un ver be dérivé renferme dans sa
signification, y est quelquefois modifiée par plus d’une idée accessoire ; ainsi sorbillare, avaler peu-à-peu & à différentes reprises, a
tout-à-la-fois un sens diminutif & un sens fréquentatif. Donnera
t-on pour cela plusieurs dénominations différentes à ces verbes ? non sans doute ; il n’en
faut qu’une, mais il faut la choisir ; & le fondement de ce choix ne peut être que la
terminaison, parce qu’elle sert comme de signal pour rassembler dans une même classe des
mots assujettis à une même marche, & qu’elle indique d’ailleurs le principal point de
vûe qui a donné naissance au verbe dont il est question ; car voilà la maniere de procéder
dans toutes les langues ; quand on y crée un mot, on lui donne scrupuleusement la livrée
de l’espece à laquelle il appartient par sa signification ; il n’y feroit pas fortune s’il
avoit à-la-fois contre lui la nouveauté & l’anomalie : si l’on trouve donc ensuite des
mots qui dérogent à l’analogie, c’est l’effet d’une altération insensible &
postérieure.
Jugeons après cela si Turnebe, & Vossius après lui, ont eu raison de placer dormitare dans la classe des desidératifs, parce qu’il présente
quelquefois ce sens, & spécialement dans l’exemple de Plaute, cité par Turnebe, dormitare te aiebas. Il faudroit donc aussi l’appeller diminutif, parce qu’il signifie quelquefois dormire leviter,
comme dans le mot d’Horace, quandoque bonus dormitat Homerus ; &
augmentatif, puisque Ciceron l’a employé dans le sens de dormire altè.
La vérité est que dormitare est originairement & en vertu de
l’analogie, un verbe fréquentatif : & que les autres sens qu’on y a
attachés depuis, découlent de ce sens primordial, ou viennent du pur caprice de l’usage.
Une derniere preuve que les Latins n’avoient pas prétendu regarder dormitare comme desidératif, c’est qu’ils avoient leur dormiturire destiné à exprimer ce sens accessoire.
Nous remarquerons 1°. que tous les fréquentatifs latins sont terminés
en are, & sont de la premiere conjugaison.
2°. Qu’ils suivent invariablement la nature de leurs primitifs, étant comme eux absolus
ou relatifs ; l’absolu dormitare vient de l’absolu dormire ; le relatif agitare vient du relatif agere.
Voyons maintenant si nous avons des fréquentatifs dans notre langue.
Robert Etienne dans sa petite grammaire françoise imprimée en 1569,
prétend que nous n’en avons point quant à la signification ; & soit que l’autorité de
ce célebre & savant typographe en ait imposé aux autres grammairiens françois, ou
qu’ils n’ayent pas assez examiné la chose, ou qu’ils l’ayent jugée peu digne de leur
attention, ils ont tous gardé le silence sur cet objet.
Quoi qu’il en soit, il y a effectivement en françois jusqu’à trois sortes de fréquentatifs, distingués les uns des autres, & par la différence de leurs
terminaisons, & par celle de leur origine : les uns sont naturels à cette langue,
d’autres y ont été faits à l’imitation de l’analogie latine, & les autres enfin y sont
étrangers, & seulement assujettis à la terminaison françoise. Il faut cependant avoüer
que la plûpart de ceux des deux premieres especes ne s’employent guere que dans le style
familier.
Les fréquentatifs naturels à la langue françoise lui viennent de son
propre fonds, & sont en genéral terminés en ailler : tels sont les
verbes criailler, tirailler, qui ont pour primitifs crier,
tirer, & qui répondent aux fréquentatifs latins clamitare, tractare. On y apperçoit sensiblement l’idée accessoire de répétition,
de même que dans brailler, qui se dit plus particulierement des hommes,
& dans piailler, qui s’applique plus ordinairement aux femmes ; mai
elle est encore plus marquée dans ferrailler, qui ne veut dire autre
chose que mettre souvent le fer a la main.
Les fréquentatifs françois faits à l’imitation de l’analogie latine,
sont des primitifs françois auxquels on a donné une inflexion ressemblante à celle des fréquentatifs latins ; cette inflexion est oter, &
désigne comme le tare latin, l’idée accessoire de repétition : comme
dans crachoter, clignoter, chuchoter, qui ont pour correspondans en
latin sputare, nictare, mussitare.
Les fréquentatifs étrangers dans la langue françoise lui viennent de la
langue latine, & ont seulement pris un air françois par la terminaison en er : tels sont habiter, dicter, agiter, qui ne sont que les fréquentatifs latins habitare, dictare, agitare.
C’est le verbe visiter que R. Etienne employe pour prouver que nous
n’avons point de fréquentatifs. Car, dit-il, combien
que visiter soit tiré de visito latin &
fréquentatif, il n’en garde pas toutefois la signification en notre langue : tellement
qu’il a besoin de l’adverbe souvent : comme je visite souvent le
palais & les prisonniers.
Mais on peut remarquer en premier lieu, que quand ce raisonnement seroit concluant, il ne
le seroit que pour le verbe visiter : & ce seroit seulement une
preuve que sa signification originelle auroit été dégradée par une fantaisie de
l’usage.
En second lieu, que quand la conséquence pourroit s’étendre à tous les verbes de la même
espece, il ne seroit pas possible d’y comprendre les fréquentatifs
naturels & ceux d’imitation, où l’idée accessoire de répétition est trop sensible pour
y etre méconnue.
En troisieme lieu, que la raison alléguée par R. Etienne ne prouve absolument rien. un
adverbe fréquentatif ajoûté à visiter, n’y détruit pas
l’idée accessoire de répétition, quoiqu’elle semble d’abord supposer qu’elle n’y est point
renfermée ; c’est un pur pléonasme qui éleve à un nouveau degré d’énergie le sens fréquentatif, & qui lui donne une valeur semblable à celle des phrases
latines, itat ad eam frequens, (Plaute) frequenter in
officinam ventitanti (Plin.) ; saepius sumpsitaverunt (Id.). On
ne diroit pas sans doute que itare n’est pas fréquentatif à cause de frequens, ni ventitare
à cause de frequenter, ni sumpsitare à cause de saepius.
La décision de R. Etienne n’a donc pas toute l’exactitude qu’on a droit d’attendre d’un
si grand homme ; c’est que les esprits les plus éclairés peuvent encore tomber dans
l’erreur, mais ils ne doivent rien perdre pour cela de la considération qui est dûe aux
talens. (E. R. M.)
Futur, en termes de Grammaire, est pris
substantivement : c’est une forme particuliere ou une espece d’inflexion qui désigne
l’idée accessoire d’un rapport au tems à venir, ajoûtée à l’idée principale du
verbe.
On trouve dans toutes les langues différentes sortes de futur, parce
que ce rapport au tems à venir y a été envisagé sous différens points de vûe ; & ces
futurs sont simples ou composés, selon qu’il a plû à l’usage de
désigner les uns par de simples inflexions, & les autres par le secours des verbes
auxiliaires.
Il semble que dans les diverses manieres de considérer le tems par rapport à l’art de
la parole, on se soit particulierement attaché à l’envisager comme absolu, comme
relatif, & comme conditionnel. On trouve dans toutes les langues des inflexions
équivalentes à celles de la nôtre, pour exprimer le présent absolu, comme j’aime ; le présent relatif, comme j’aimois ; le présent
conditionnel, comme j’aimerois. Il en est de même pour les trois
prétérits ; l’absolu, j’ai aimé ; le relatif, j’avois
aimé ; & le conditionnel, j’aurois aimé. Mais on n’y trouve
plus la même unanimité pour le futur ; il n’y a que quelques langues
qui ayent un futur absolu, un relatif, & un conditionnel : la
plûpart ont saisi par préférence d’autres faces de cette circonstance du tems.
Les Latins ont en général deux futurs, un absolu & un
relatif.
Le futur absolu marque l’avenir sans aucune autre modification ;
comme laudabo, je louerai ; accipiam, je
recevrai.
Le futur relatif marque l’avenir avec un rapport à quelque autre
circonstance du tems ; il est composé du futur du participe actif ou
passif, selon la voix que l’on a besoin d’employer, & d’une inflexion du verbe
auxiliaire sum ; & le choix de cette inflexion dépend des
différentes circonstances de tems avec lesquelles on combine l’idée fondamentale
d’avenir. En voici le tableau pour les deux voix.
Comme la langue latine fait un des principaux objets des études ordinaires, elle exige
de notre part quelque attention plus particuliere. Nous remarquerons donc que les huit
futurs relatifs que l’on présente ici, ne se trouvent pas dans les
tables ordinaires des conjugaisons, non plus que les tems composés du subjonctif qui ont
un rapport à l’avenir, comme laudaturus sim, laudaturus essem, laudaturus
fuerim, laudaturus fuissem. Il en est de même des tems correspondans de la voix
passive ; mais c’est un véritable abus. Ces tables doivent être des listes exactes de
toutes les formes analogiques, soit simples, soit composées, que l’usage a établies pour
exprimer uniformément les accessoires communs à tous les verbes. Il est assez difficile
de déterminer ce qui a pu donner lieu à nos méthodistes de retrancher du tableau de
leurs conjugaisons, des expressions d’un usage si nécessaire, si ordinaire, & si
uniforme. Si c’est la composition de ces tems, il n’ont pas assez étendu leurs
conséquences ; il falloit encore en bannir les futurs qu’ils ont admis
à l’infinitif, & tous les tems composés qui marquent un rapport au passé dans la
voix passive.
Ce n’est pas la seule faute qu’on ait faite dans ces tables ; on y place comme futur au subjonctif, un tems qui appartient assûrément à l’indicatif,
& qui paroît être plûtôt de la classe des prétérits, que de celle des futurs : c’est laudavero, j’aurai loüé, pour la voix active ;
& laudatus ero, j’aurai été loüé, pour la voix passive.
1°. Ce tems n’appartient pas au subjonctif, & il est aisé de le prouver aux
méthodistes par leurs propres regles. Selon eux, la conjonction dubitative an étant placée entre deux verbes, le second doit être mis au subjonctif :
qu’ils partent de-là, & qu’ils nous disent comment ils rendront cette phrase, je ne sai si je loüerai ; en conséquence de la loi, je
loüerai doit être au subjonctif en latin, & le seul futur
du subjonctif autorisé par les tables ordinaires, est laudavero :
cependant nos Grammatistes n’auront garde de dire nescio an
laudavero ; ils rendront cet exemple par nescio an laudaturus
sim. Chose singuliere ! Cette locution autorisée par l’usage des meilleurs auteurs
latins, devoit faire conclure naturellement que laudaturus sim, ainsi
que les autres expressions que nous avons indiquées plus haut, étoient du mode
subjonctif ; & l’on a mieux aimé imaginer des exceptions chimériques &
embarrassantes, que de suivre une conséquence si palpable. Au contraire on n’a jamais pu
employer laudavero dans les cas où l’usage demande expressément le
mode subjonctif, & néanmoins on y a placé ce tems avec une persévérance qui prouve
bien la force du préjugé.
2°. Ce tems est de l’indicatif ; puisque, comme tous les autres tems de ce mode, il
indique la modification d’une maniere positive, déterminée, & indépendante : de même
que l’on dit caenabam ou caenaveram cùm intrasti, on
dit coenabo ou coenavero cùm intrabis : caenabam
marque l’action de souper comme présente, & coenaveram l’énonce
comme passée relativement à l’action d’entrer qui est passée : la même analogie se
trouve dans les deux autres tems ; coenabo marque l’action de souper
comme présente, & caenavero l’énonce comme passée à l’egard de
l’action d’entrer qui est future. Coenavero a donc les mêmes
caracteres d’énonciation que caenabo, caenabam, & coenaveram, & par conséquent il appartient au même mode. Les usages de
toutes les langues déposent unaniment cette vérité. Consultons la nôtre. Nous disons je ne sai si je dormois, si j’ai dormi, si j’avois
dormi, si je dormirai ; & tous ces tems du verbe dormir
sont à l’indicatif : j’aurai dormi est donc au même mode, car nous
disons de même, je ne sai si j’aurai dormi suffisamment lorsque,
&c. mais j’aurai dormi est, de l’aveu de tous les méthodistes, la
traduction de dormivero ; dormivero est donc aussi à l’indicatif. Eh à
quel autre mode appartiendroit-il, puisqu’il est prouvé d’ailleurs qu’il n’est pas du
subjonctif ?
3°. Ce tems est de la classe des prétérits, plûtôt que de celle des futurs. Quelle est en effet l’intention de celui qui dit j’aurai
soupé quand vous entrerez, caenavero cum intrabis ? c’est de fixer le rapport du
tems de son souper au tems de l’entrée de celui à qui il parle, c’est de présenter son
action de souper comme passée à l’égard de l’action d’entrer qui est future ; & par conséquent l’inflexion qui l’indique est de la classe des
prétérits. C’est par une raison analogue que caenabam, je soupois, est
de la classe des présens ; & aujourd’hui tous nos meilleurs grammairiens l’appellent
présent relatif ; parce qu’il exprime principalement la coexistence
des deux actions comparées. S’il renferme un rapport au tems passé, ce rapport n’est
qu’une idée secondaire, & seulement relative à la circonstance du tems à laquelle on
fixe l’autre évenement qui sert de terme à la comparaison. C’est la même chose dans caenavero ; ce n’est pas l’action de souper comme avenir que l’on a
principalement en vûe, mais l’antériorité du souper à l’égard de l’entrée : cette
anteriorité est donc en quelque sorte l’idée principale ; & le rapport à l’avenir,
une idée accessoire qui lui est subordonnée. L’analyse des phrases suivantes achevera
d’établir cette vérité.
Coenabam, cùm intrasti ; c’est-à-dire cùm intrasii,
potui dicere coeno, présent absolu.
Coenaveram, cùm intrasti ; c’est-à-dire cùm intrasti,
potui dicere caenavi, prétérit absolu.
Coenabo, cùm intrabis ; c’est-à-dire cùm intrabis,
potero dicere coeno, présent absolu.
Coenavero, cùm intrabis ; c’est-à-dire cùm intrabis,
potero dicere coenavi, prétérit absolu.
Il paroit inutile de développer la conséquence de cette analyse ; elle est frappante :
mais il est remarquable que ce tems que nous plaçons ici parmi les prétérits, en
conserve la caractéristique en latin ; laudavi, laudavero ; dixi,
dixero ; qu’il en suit l’analogie en françois. Il est composé d’un auxiliaire
comme les autres prétérits ; on dit j’aurai soupé, comme l’on dit j’ai soupé, j’avois soupé, j’aurois soupé : & qu’enfin son
correspondant au subjonctif est dans notre langue le prétérit absolu de ce mode ; on dit
également & dans le même sens, je ne sai si j’aurai soupé quand vous
entrerez, & je ne crois pas que j’aye soupé quand vous
entrerez.
L’erreur que nous combattons ici n’est pas nouvelle ; elle prend sa source dans les
ouvrages des anciens grammairiens. Scaliger après avoir observé que les Grecs divisoient
le futur, & qu’ils avoient un futur prochain,
dit, nos non divisimus ; & ajoûte ensuite, nisi
putemus in modo subjunctivo extare vestigia & vim hujus significatûs, ut fecero. Lib. V. cap. cxiij. de causis ling. lat. Priscien
long-tems auparavant s’étoit encore expliqué plus positivement,
Nos premiers méthodistes qui vivoient dans un
La plûpart de nos grammairiens françois qui n’ont eu que le mérite d’appliquer comme
ils ont pû la grammaire latine à notre langue, ont copié presque tous ces défauts.
Robert Etienne à la vérité a rapporté à l’indicatif le prétendu futur
du subjonctif ; mais il n’a pas osé en dépouiller entierement celui-ci, il l’y répete en
mêmes termes. Il l’a appellé futur-parfait, parce qu’il y démêloit les
deux idées de passé & d’avenir ; mais s’il avoit fait attention à la maniere dont
ces idées y sont présentées, il l’auroit nommé au contraire prétérit-futur.
Voyez Prétérit.
C’est un vice contre lequel on ne sauroit être trop en garde, que d’appliquer la
grammaire d’une langue à toute autre indistinctement ; chaque langue a la sienne,
analogue à son génie particulier. Il est vrai toutefois qu’un grammairien philosophe
démêlera ce qui appartient à chaque langue, en suivant toûjours une même route ; il
n’est question que de bien saisir les points de vûes généraux ; par exemple, à l’égard
du futur, il ne faut que déterminer toutes les combinaisons possibles
de cette idée avec les autres circonstances du tems, & apprendre de l’usage de
chaque langue ce qu’il a autorisé ou non, pour exprimer ces combinaisons. C’est par-là
que l’on fixera le nombre des futurs en grec, en hébreu, en allemand,
&c. & c’est par-là que nous allons le fixer dans notre
langue.
Nous avons en françois un futur absolu, que nous rendons par une
simple inflexion, comme je partirai. Nous avons de plus deux futurs relatifs, qui marquent l’avenir avec un rapport spécial au
présent ; & voilà en quoi conviennent ces deux futurs : ce qui les
différencie, c’est que l’un emporte une idée d’indétermination, & n’exprime qu’un
avenir vague, & que l’autre présente une idée de proximité, & détermine un
avenir prochain, ce qui correspond au paulo-post-futur des Grecs ;
nous appellons le premier futur défini, & le second futur prochain. L’un & l’autre est composé du présent de l’infinitif du
verbe principal, & d’une inflexion du verbe devoir pour le futur indéfini, ou du verbe aller pour le futur prochain ; le choix de cette inflexion dépend de la maniere dont on
envisage le présent même auquel on rapporte le futur. Je dois partir, je
devois partir, font des futurs relatifs indéfinis ; je vais partir, j’allois partir, sont des futurs
relatifs prochains.
Dans l’un & dans l’autre de ces futurs, les verbes devoir & aller ne conservent pas leur signification
primitive & originelle ; ce ne sont plus que des auxiliaires réduits à marquer
simplement l’avenir, l’un d’une maniere vague & indéterminée, & l’autre avec
l’idée accessoire de proximité.
Ces auxiliaires nous rendent le même service au subjonctif, mais notre langue n’a
aucune inflexion destinée primitivement à marquer dans ce mode l’autre espece de futur ; elle se sert pour cela des inflexions du présent & du passé,
selon les diverses combinaisons du subjonctif avec les tems du verbe auquel il est
subordonné ; ainsi dans ce mode, la même inflexion fait, suivant le besoin, deux
fonctions différentes, & les circonstances en décident le sens.
Quoiqu’il semble que certaines langues n’ayent pas d’expressions propres à déterminer
quelques points de vûe pour lesquels d’autres en ont de fixées par leur analogie
usuelle, aucune cependant n’est effectivement en défaut ; chacune trouve des ressources
en elle-même. On le voit dans notre langue par les futurs du
subjonctif ; & les latins qui n’ont point de forme particuliere pour exprimer le futur prochain, y suppléent par d’autres moyens : jamjam
faciam ut jusseris, dit Plaute, (je vais faire ce que vous
ordonnerez) : on trouve dans Térence, factum puta (cela va se
faire, ou regardez-le comme fait).
Il ne faut pas croire non plus que l’usage d’aucune langue restreigne exclusivement ces
futurs à leur destination propre ; le rapport de ressemblance &
d’affinité qui est entre ces tems, fait qu’on employe souvent l’un pour l’autre, comme
il est arrivé au futur premier & au futur second
des Grecs. Il en est de même du futur absolu & du prétérit futur des Latins ; il disent également, pergratum mihi
facies, & pergratum mihi feceris. Mais on ne doit pas
conclure pour cela que ces tems ayent une même valeur ; la différence d’inflexions
suppose une différence originelle de signification, qui ne peut être changée ni détruite
par aucuns usages particuliers, & que les bons auteurs ne perdent pas de vûe, lors
même qu’ils paroissent en user le plus arbitrairement ; ils choisissent l’une ou l’autre
par un motif de goût, pour plus d’énergie, pour faire image, &c.
Ainsi il y a une différence réelle & inaltérable entre le futur
absolu & l’impératif, quoiqu’on employe souvent le premier pour le second, curabis pour cura, valebis pour vale : l’un & l’autre effectivement exprime l’avenir, mais de diverses
manieres.
La licence de l’usage sur les futurs va bien plus loin encore,
puisqu’il donne quelquefois au présent & au prétérit le sens futur ; comme dans ces phrases : Si l’ennemi quitte les hauteurs,
nous le battons, ou nous avons gagné la bataille : il est
évident que les mots quitte & battons sont des
présents employés comme futurs, & que nous avons
gagné est un prétérit avec la même acception. L’usage n’a pas introduit de futur conditionnel : il le faudroit dans ces phrases ; c’est donc une
nécessité d’employer d’autres tems, qui par occasion en deviennent plus énergiques : le
present semble rapprocher l’avenir pour faire envisager l’action de battre comme présente ; & le prétérit donne encore un plus grand degré de
certitude en faisant envisager la victoire comme déjà remportée. On trouve même en latin
le présent absolu du subjonctif employé pour le futur absolu de
l’indicatif : multos reperias & reperies ; mais
c’est à la faveur de l’ellipse : multos reperias, c’est-à-dire fieri poterit, ou fiet ut multos reperias. Tout a sa
raison dans les langues, jusqu’aux écarts. (E. R. M.)
G, s. m. (Gramm.) c’est la troisieme lettre de l’alphabet des Orientaux
& des Grecs, & la septieme de l’alphabet latin que nous avons adopté.
Dans les langues orientales & dans la langue greque, elle représentoit uniquement
l’articulation gue, telle que nous la faisons entendre à la fin de nos
mots françois, digue, figue ; & c’est le nom qu’on auroit dû lui
donner dans toutes ces langues : mais les anciens ont eu leurs irrégularités & leurs
écarts comme les modernes. Cependant les divers noms que ce caractere a reçus dans les
différentes langues anciennes, conservoient du-moins l’articulation dont il étoit le
type : les Grecs l’appelloient gamma, les Hébreux & les Phéniciens
gimel, prononcé comme guimauve ; les Syriens gomal, & les Arabes gum, prononcé de la même
maniere.
On peut voir (article C & méth. de P. R.)
l’origine du caractere g dans la langue latine ; & la preuve que les
Latins ne lui donnoient que cette valeur, se tire du témoignage de Quintilien, qui dit que
le g n’est qu’une diminution du c : or il est prouvé
que le c se prononçoit en latin comme le kappa des
Grecs, c’est-à-dire qu’il exprimoit l’articulation que, &
conséquemment le g n’exprimoit que l’articulation gue.
Ainsi les Latins prononçoient cette lettre dans la premiere syllabe de gygas comme dans la seconde ; & si nous prononçons autrement, c’est que nous
avons transporté mal-à-propos aux mots latins les usages de la prononciation
françoise.
Avant l’introduction de cette lettre dans l’alphabet romain, le c
représentoit les deux articulations, la forte & la foible, que &
gue ; & l’usage faisoit connoitre à laquelle de ces deux valeurs
il falloit s’en tenir : c’est à-peu-près ainsi que notre s exprime
tantôt l’articulation forte, comme dans la premiere syllabe de Sion,
& tantôt la foible, comme dans la seconde de vision. Sous ce point
de vûe, la lettre qui désignoit l’articulation gue, étoit la troisieme
de l’alphabet latin, comme de celui des Grecs & ces Orientaux. Mais les doutes que
cette equivoque pouvoit jetter sur l’exacte prononciation, fit donner à chaque
articulation un caractere particulier ; & comme ces deux articulations ont beaucoup
d’affinité, on prit pour exprimer la foible le signe même de la forte C,
en ajoûtant seulement sur sa pointe inférieure une petite ligne verticale G, pour avertir le lecteur d’en affoiblir l’expression.
Le rapport d’affinité qui est entre les deux articulations que &
gue, est le principe de leur commutabilité, & de celle des deux
lettres qui les représentent, du c & du g ;
observation importante dans l’art étymologique, pour reconnoitre les racines génératrices
naturelles ou étrangeres de quantité de mots dérivés : ainsi notre mot françois Cadix vient du latin Gades, par le changement de
l’articulation foible en forte ; & par le changement contraire de l’articulation forte
en foible, nous avons tiré gras du latin crassus ; les
Romains écrivoient & prononçoient indistinctement l’une ou l’autre articulation dans
certains mots, vicesimus ou vigesimus, Cneius ou Gneius. Dans quelques mots de notre langue, nous retenons le caractere de
l’articulation forte, pour conserver la trace de leur étymologie ; & nous prononçons
la foible, pour obéir à notre usage, qui peut être a quelque conformité avec celui de la
latine : ainsi nous Claude, cicogne, second, &
nous prenonçons Glaude, cigogne, segond. Quelquefois au contraire nous
employons le caractere de l’articulation foible, & nous prononçons la forte ; ce qui
arrive sur tout quand un mot finit par le caractere g, & qu’il est
suivi d’un autre mot qui commence par une voyelle ou par un h non
aspiré : nous écrivons sang épais, long hyver, & nous prononçons san-k-épais, lon-k-hyver.
Assez communément, la raison de ces irrégularités apparentes, de ces permutations, se
tire de la conformation de l’organe ; on l’a vû au mot
Fréquentatif, où nous avons montré comment ago &
lego ont produit d’abord les supins agitum, legitum,
& ensuite, à l’occasion de la syncope, actum, lectum.
L’euphonie, qui ne s’occupe que de la satisfaction de l’oreille, en combinant avec
facilité les sons & les articulations, décide souverainement de la prononciation,
& souvent de l’ortographe, qui en est ou doit en être l’image ; elle change
non-seulement g en c, ou c en g ; elle va jusqu’à mettre g à la place de toute autre
consonne dans la composition des mots ; c’est ainsi que l’on dit en latin aggredi pour adgredi, suggerere pour sub gerere,
ignoscere pour in-noscere ; & les Grecs écrivoient angelus, ancora, Anchises, qu’ils en
avoient tirés, & dans lesquels ils avoient d’abord conservé l’ortographe greque, aggelus, agcora, Agchises : ils avoient même porté cette pratique, au
rapport de Varron, jusque dans des mots purement latins, & ils écrivoient aggulus, agceps, iggero, avant que décrire angulus, anceps,
ingero : ceci donne lieu de soupçonner que le g chez les Grecs
& chez les Latins dans le commencement, étoit le signe de la nasalité, & que
ceux-ci y substituerent la lettre n, ou pour faciliter les liaisons de
l’écriture, ou parce qu’ils jugerent que l’articulation qu’elle exprime étoit
effectivement plus nasale. Il semble qu’ils ayent aussi fait quelque attention à cette
nasalité dans la composition des mots quadringenti, quingenti, où ils
ont employé le signe g de l’articulation foible gue,
tandis qu’ils ont conservé la lettre c, signe de l’articulation forte
que, dans les mots ducenti, sexcenti, ou la syllabe
précédente n’est point nasale.
Il ne paroît pas que dans la langue italienne, dans l’espagnole, & dans la françoise,
on ait beaucoup raisonné pour nommer ni pour employer la lettre G &
sa correspondante C ; & ce défaut pourroit bien, malgré toutes les
conjectures contraires, leur venir de la langue latine, qui est leur source commune. Dans
les trois langues modernes, on employe ces lettres pour représenter différentes
articulations ; & cela à-peu-près dans les mêmes circonstances : c’est un premier
vice. Par un autre écart aussi peu raisonnable, on a donné à l’une & à l’autre une
dénomination prise d’ailleurs, que de leur destination naturelle & primitive. On peut
consulter les Grammaires italienne & espagnole : nous ne sortirons point ici des
usages de notre langue.
Les deux lettres C & G y suivent jusqu’à certain
point le même systeme, malgré les irrégularités de l’usage.
1°. Elles y conservent leur valeur naturelle devant les voyelles a, o,
u, & devant les consonnes l, r : on dit, galon,
gosier, Gustave, gloire, grace, comme on dit, cabanne, colombe,
cuvette, clameur, crédit,
2°. Elles perdent l’une & l’autre leur valeur originelle devant les voyelles e, i ; celle qu’elles y prennent leur est étrangere, & a d’ailleurs
son caractere propre : C représente alors l’articulation se, dont le caractere propre est s ; & l’on prononce cité, céleste, comme si l’on écrivoit sité, séleste : de
même G représente dans ce cas l’articulation je, dont
le caractere propre est j ; & l’on prononce génie,
gibier, comme s’il y avoit jénie, jibier.
3°. On a inséré un e absolument muet & oiseux après les consonnes
C & G, quand on a voulu les dépouiller de leur
valeur naturelle devant a, o, u, & leur donner celle qu’elles ont
devant e, i. Ainsi on a écrit commencea, perceons,
conceu, pour faire prononcer comme s’il y avoit commensa, persons,
consu ; & de même on a écrit mangea, forgeons, & l’on
prononce manja, forjons. Cette pratique cependant n’est plus d’usage
aujourd’hui pour la lettre c ; on a substitué la cédille à l’e muet, & l’on écrit commença, perçons, conçu.
4°. Pour donner au contraire leur valeur naturelle aux deux lettres C
& G devant e, i, & leur ôter celle que l’usage
y a attachée dans ces circonstances, on met après ces consonnes un u
muet : comme dans cueuillir, guérir, guider, où l’on n’entend aucunement
la voyelle u.
5°. La lettre double x, si elle se prononce fortement, réunit la valeur
naturelle de c & l’articulation forte s, comme
dans axiome, Alexandre, que l’on prononce acsiome,
Alecsandre ; si la lettre x se prononce foiblement, elle réunit
la valeur naturelle de G & l’articulation de ze,
foible de se, comme dans exil, exemple, que l’on
prononce egzil, egzemple.
6°. Les deux lettres C & G deviennent auxiliaires
pour exprimer des articulations auxquelles l’usage à refusé des caracteres propres. C suivi de la lettre h est le type de l’articulation
forte, dont la foible est exprimée naturellement par j : ainsi les deux
mots Japon, chapon, ne different que parce que l’articulation initiale
est plus forte dans le second que dans le premier. G suivi de la lettre
n est le symbole de l’articulation que l’on appelle communément n mouillé, & que l’on entend à la fin des mots cocagne,
regne, signe.
Pour finir ce qui concerne la lette G, nous ajoûterons une observation.
On l’appelle aujourd’hui gé, parce qu’en effet elle exprime souvent
l’articulation jé : celle-ci aura été substituée dans la prononciation à
l’articulation gue sans aucun changement dans l’ortographe ; on peut le
conjecturer par les mots jambe, jardin, &c. que l’on ne prononce
encore gambe, gardin dans quelques provinces septentrionales de la
France, que parce que c’étoit la maniere universelle de prononcer ; gambade même & gambader n’ont point de racine plus
raisonnable que gambe ; de-là l’abus de l’épellation & de l’emploi
de cette consonne.
G dans les inscriptions romaines avoit diverses significations. Seule,
cette lettre signifioit ou gratis, ou gens, ou gaudium, ou tel autre mot que le sens du reste de l’inscription pouvoit
indiquer : accompagnée, elle étoit sujette aux mêmes variations.
G. V. genio urbis, G. P. R. gloria populi romani ; Voyez les antiquaires, & particulierement le traité d’Aldus Manucius de
veter. not. explanatione.
G chez les anciens a signifié quatre cents suivant ce
vers.
G. Quadringentos demonstrativa tenebit. & même quarante mille, mais
alors elle étoit chargée d’un tiret G.
G dans le comput ecclésiastique, est la septieme & la derniere
lettre dominicale.
Dans les poids elle signifie un gros ; dans la Musique elle marque une
des clés G-ré-sol ; & sur nos monnoies elle indique la ville de
Poitiers. (E. R. M.)
GALLICISME, s. m. (Gramm.) c’est un idiotisme françois, c’est-à-dire
une façon de parler éloignée des lois générales du langage, & exclusivement propre à
la langue françoise. Voyez Idiotisme.
« Lorsque dans un livre écrit en latin, dit le dictionnaire de Trévoux sur ce mot, on trouve beaucoup de phrases & d’expressions qui ne sont point du-tout latines, & qui semblent tirées du langage françois, on juge que cet ouvrage a été fait par un françois ; on dit que cet ouvrage est plein de
gallicismes».
Cette maniere de parler semble indiquer que le mot gallicisme est le
nom propre d’un vice de langage, qui dans un autre idiome vient de l’imitation gauche ou
déplacée de quelque tour propre à la langue françoise ; qu’un gallicisme
en un mot est une espece de barbarisme. On ne sauroit croire combien cette opinion est
commune, & combien on la soupçonne peu d’être fausse : elle a même surpris la sagacité
de cet illustre écrivain, que la mort vient d’enlever à l’Encyclopédie ; ce grammairien
créateur à qui nous avons eu la témérité de succéder, sans jamais oser nous flater de
pouvoir le remplacer ; ce philosophe exact & profond qui a porté la lumiere sur tous
les objets qu’il a traités, & dont les vûes répandues abondamment dans les parties
qu’il a achevées, feront le principal mérite de celles que nous avons à remplir ; en un
mot M. du Marsais lui-même article
Anglicisme.
« Si l’on disoit en françois
foüetter dans de bonnes moeurs(whip into good manners), au lieu de direfouetter afin de rendre meilleur, ce seroit un anglicisme ».
Ne semble-t-il pas que M. du Marsais veuille dire que le tour anglois n’est anglicisme
que quand il est transporté dans une autre langue ? C’est une erreur manifeste, & que
ceux mêmes qui paroissent l’insinuer ou la répandre ont sentie : la définition que les
auteurs du dictionnaire de Trévoux ont donnée du mot gallicisme, &
celle que M. du Marsais a donnée du mot anglicisme, en fournissent la
preuve.
L’essence du gallicisme consiste en effet à être un écart de langage
exclusivement propre à la langue françoise. Le gallicisme en françois
est à sa place, & il y est ordinairement pour éviter un vice ; dans une autre langue,
c’est ou une locution empruntée qui prouve l’affinité de cette langue avec la nôtre, ou
une expression figurée que l’imitation suggere à la passion ou au besoin, ou une
expression vicieuse qui naît de l’ignorance : mais par-tout & dans tous les cas, le
gallicisme est gallicisme dans le sens que nous lui
avons assigné.
Chacun a son opinion, c’est un gallicisme où l’usage
autorise la transgression de la syntaxe de concordance, pour ne pas choquer l’oreille par
un hiatus desagréable. Le principe d’identité exigeoit que l’on dit sa opinion ; l’oreille a voulu qu’on fît entendre sonn-opinion, & l’oreille l’a emporté suavitatis causâ.
Eiles sont toute déconcertées ; c’est un gallicisme,
où l’usage qui met le mot toute en concordance de genre avec le sujet
elles, n’a aucun égard à la concordance de nombre, pour éviter un
contre-sens qui en seroit la suite : toute est ici une sorte d’adverbe
qui modifie la signification de l’adjectif déconcertées, comme si l’on
disoit, elles sont totalement déconcertées ; au
contraire toutes au pluriel seroit un adjectif collectif, qui
détermineroit le sujet elles, comme si l’on disoit, il n’y
en a pas une seule qui ne soit déconcertée : c’est donc à la netteté de
l’expression que la loi de concordance est ici sacrifiée.
Vous avez beau dire, c’est un gallicisme, où l’usage
permet à l’ellipse d’altérer l’intégrité physique de la phrase (voyez Ellipse), pour y mettre le mérite de la brieveté. Un françois qui sait sa
langue entend cette phrase aussi clairement & avec plus de plaisir, que si on
employoit l’expression pleine, mais diffuse, lâche & pesante, vous
avez un beau sujet de dire ; c’est ici une
raison de briéveté.
Il est incroyable le nombre de vaisseaux qui partirent pour cette
expédition ; c’est un gallicisme, où l’usage consent que l’on
soustraye les parties de la phrase à l’ordre qu’il a lui-même fixé, pour donner à
l’ensemble un sens accessoire que la construction ordinaire ne pourroit y mettre. On
auroit pu dire, le nombre de vaisseaux qui partirent pour cette expédition
est incroyable ; mais il faut convenir qu’au moyen de cet arrangement, aucune
partie de la phrase n’est plus saillante que les autres : au lieu que dans la premiere, le
mot incroyable qui se présente à la tête, contre l’usage ordinaire,
paroît ne s’y trouver que pour fixer davantage l’attention de l’esprit sur le
nombre des vaisseaux, & pour en exagérer en quelque sorte la multitude ; raison
d’énergie.
Nous venons d’arriver, nous allons partir ; ce sont des gallicismes, où l’usage est forcé de dépouiller de leur sens naturel les mots nous venons, nous allons, & de les revêtir d’un sens étranger, pour
suppléer a des inflexions qu’il n’a pas autorisées dans les verbes arriver & partir, non plus que dans aucun autre : nous venons d’arriver, c’est-à-dire nous sommes arrivés dans
le moment ; expression détournée d’un pretérit nous
allons partir, c’est-à-dire nous partirons dans le moment ;
expression équivalente à un futur prochain, que l’usage n’a point établi. Ces sortes de
locutions ont pour fondement la raison irrésistible du besoin.
Nous ne prétendons pas donner ici une liste exacte de tous les gallicismes ; nous ne le devons pas, & l’exécution de ce projet ne seroit pas
sans de grandes difficultés.
Il est évident en premier lieu qu’un recueil de cette espece doit faire la matiere d’un
ouvrage exprès, dont l’exécution supposeroit une patience à l’épreuve des difficultés
& des longueurs, une connoissance exacte & réfléchie de notre langue & de ses
origines, & une philosophie profonde & lumineuse ; mais dont le succès, en
enrichissant notre grammaire d’une branche qu’on n’a pas assez cultivée jusqu’à présent,
assûreroit à l’auteur la reconnoissance de toute la nation, & une réputation aussi
durable que la langue même. Si cette matiere pouvoit entrer dans un dictionnaire, elle ne
pourroit convenir qu’à celui de l’académie, & nullement à l’Encyclopédie. On ne doit y
trouver, en fait de Grammaire, que les principes généraux & raisonnés des langues, ou
tout au plus les principes, qui, quoique propres à une langue, sont pourtant du district
de la Grammaire générale ; parce qu’ils tiennent plus à la nature de la parole, qu’au
génie particulier de cette langue ; qu’ils constituent ce génie plûtôt qu’ils n’en sont
une suite ; qu’ils prouvent la fécondité de l’art ; qu’ils peuvent passer dans les langues
possibles, & qu’ils étendent les vûes du grammairien. Mais tout détail qui concerne le
pur matériel de quel que langue que ce soit, doit être exclu de ce Dictionnaire, dont le
plan ne nous laisse que la liberté de choisir des exemples dans telle langue que nous
jugerons convenable. Nos scrupules à cet égard vont jusqu’à nous persuader qu’on auroit dû
omettre l’article anglicisme, qui ne devoit pas plus paroître ici que
l’article arabisme qu’on n’y a point mis, & mille autres qui n’y
seront point. L’article idiotisme qui les comprend tous, est le seul
article encyclopédique sur cet objet ; & nous ne donnons celui-ci que pour céder aux
instances qui nous en ont été faites. Les articles A (mot) ad, anti, ce, di ou dis, elle, en & dans, es,
futur (adj.) sont encore bien plus déplacés ; on ne devoit les trouver que dans une
grammaire françoise ou dans un simple vocabulaire.
Nous ajoûtons en second lieu, que le projet de détailler tous les gallicismes ne seroit pas sans de grandes difficultés. Le nombre en est
prodigieux, & plusieurs habiles gens ont remarqué que, si l’on en excepte les ouvrages
purement didactiques, plus un auteur a de goût, plus on trouve dans son style de ces
irrégularités heureuses & souvent pittoresques, qui ne paroissent violer les lois
générales du langage que pour en atteindre plus sûrement le but. D’ailleurs, à-moins de
bien connoître les langues anciennes & modernes où la nôtre a puisé, il arriveroit
souvent de prendre pour gallicismes, des expressions qui seroient
peut-être des hellénismes, latinismes, celticismes, teutonismes, ou idiotismes de quelque autre genre ; & la précision philosophique que
l’on doit sur-tout envisager dans cet ouvrage, ne permet pas qu’on s’y expose à de
pareilles méprises. (E. R. M.)
GÉNÉRIQUE, adj. Les noms établis pour présenter à l’esprit des idées générales, pour
exprimer des attributs qui conviennent à plusieurs especes ou à plusieurs individus, sont
nommés appellatifs par le commun des Grammairiens. Quelques-uns trouvant
cette dénomination peu expressive, peu conforme à l’idée qu’elle caractérise, en ont
substitué une autre, qu’ils ont cru plus vraie & plus analogue ; c’est celle de génériques ; & il faut convenir que si cette derniere dénomination
n’est pas la plus convenable, la premiere, quand on l’a introduite, devoit le paroître
encore moins. Autant qu’il est possible, l’étymologie des dénominations doit indiquer la
nature des choses nommées : c’est un principe qu’on ne doit point perdre de vûe, quand la
découverte d’un objet nouveau exige qu’on lui assigne une dénomination nouvelle ; mais une
nomenclature déjà établie doit être respectée & conservée, à-moins qu’elle ne soit
absolument contraire au but même de son institution : en la conservant, on doit
l’expliquer par de bonnes définitions ; en la réformant, il faut en montrer le vice, &
ne pas tomber dans un autre, comme a fait M. l’abbé Girard, lorsqu’à la nomenclature
ordinaire des différentes especes de noms, il en a substitué une toute nouvelle.
Les noms se divisent communément en appellatifs & en propres, & il semble que ces deux especes soient suffisantes aux besoins de la
Grammaire ; cependant, soit pour lui fournir plus de ressources, soit pour entrer dans les
vûes de la Métaphysique, on soûdivise encore les noms appellatifs en noms génériques ou de genre, & en noms spécifiques ou
d’espece.
« Les premiers, pour employer les propres termes de M. du Marsais, conviennent à tous les individus ou êtres particuliers de différentes especes ; par exemple,
arbreconvient à tous lesnoyers, à tous lesorangers, à tous lesoliviers, &c. Les derniers ne conviennent qu’aux individus d’une seule espece ; tels sontnoyer, olivier, oranger, &c. ».
Voyez Appellatif.
M. l’abbé Girard, tom. I. disc. v. pag. 219. partage les noms en deux
classes, l’une des génériques, & l’autre des inviduels ; c’est la même division générale que nous venons de présenter sous
d’autres expressions. Ensuite il soûdivise les génériques en appellatifs, abstractifs & actionnels, selon qu’ils
servent, dit-il, à dénommer des substances, des modes, ou des actions. Mais on peut
remarquer d’abord que le mot appellatif n’est pas appliqué ici plus
heureusement que dans le système ordinaire, & que l’auteur ne fait que déroger à
l’usage, sans le corriger. D’autre part, la soûdivision de l’académicien n’est ni ne peut
être grammaticale, & elle devoit l’être dans son livre. La diversité des objets peut
fonder, si l’on veut, une division philosophique ; mais une division grammaticale doit
porter sur la diversité des services d’une même sorte de mots ; & cette diversité de
service dépend, non de la nature des objets,générosité, qu’on a communique à
M. Diderot. Les bornes de cet Ouvrage n’ont pas permis de faire usage de cet article en
entier.appellatifs en génériques & spécifiques, peut être regardée comme grammaticale, en ce que les noms génériques conviennent aux individus de plusieurs especes, & que les
noms spécifiques qui leur sont subordonnés, ne conviennent, comme on l’a déjà dit, qu’aux
individus d’une seule espece ; ce qui constitue deux manieres d’exprimer bien
différentes : animal convient à tous les individus, hommes &
brutes ; homme ne convient qu’aux individus de l’espece humaine.
Si l’on avoit appellé communs les noms auxquels on a donné la
dénomination d’appellatifs, on auroit peut-être rendu plus sensible
tout-à-la-fois & leur nature intrinseque & leur opposition aux noms propres : mais nous croyons devoir nous en tenir aux dénominations ordinaires, les
mêmes que M. du Marsais paroît avoir adoptées ; parce qu’elles sont autorisées par un
usage, qui au fond n’a rien de contraire aux vûes légitimes de la Grammaire, & que de
plus elles sont en quelque sorte l’expression abrégée de la génération de nos idées, &
des effets merveilleux de l’abstraction dans l’entendement humain. Voyez Abstraction.
On peut voir au mot
Appellatif une sorte de tableau raccourci de cette génération d’idées qui
sert de fondement à la division des mots ; mais elle est amplement développée au mot
Article, t. I. p. 722.
Nous y ajoûterons quelques observations qui nous ont paru intéressantes, parce qu’elles regardent la signification des noms appelletifs, & qu’elles peuvent même produire d’heureux effets, si, comme nous le présumons, on les juge applicables au système de l’éducation.
On peut remonter de l’individu au genre suprême, ou descendre du genre suprême à
l’individu, en passant par tous les dégrés différenciels intermédiaires : Médor, chien, animal, substance, être, voilà la gradation ascendante ; être, substance, animal, chien, Médor, c’est la gradation descendante.
L’idée de Médor renferme nécessairement plus d’attributs que l’idée
spécifique de chien ; parce que tous les attributs de l’espece
conviennent à l’individu, qui a de plus son suppôt particulier, ses qualités exclusivement
propres & incommunicables à tout autre. Par une raison semblable & que l’on peut
appliquer à chaque dégré de cette progression, l’idée de chien renferme
plus d’attributs que l’idée générique d’animal, parce que tous les
attributs du genre conviennent à l’espece, & que l’espece a de plus ses propriétés
différencielles & caractéristiques, incommunicables aux autres especes comprises sous
le même genre.
La gradation ascendante de l’individu à l’espece, de l’espece au genre prochain, de celui-ci au genre plus éloigné, & successivement jusqu’au genre suprême, est donc une véritable décomposition d’idées que l’on simplifie par le secours de l’abstraction, pour les mettre en quelque sorte plus à la portée de l’esprit ; c’est la méthode d’analyse.
La gradation descendante du genre suprême à l’espece prochaine, de celle-ci à l’espece plus éloignée, & successivement jusqu’aux individus, est au contraire une veritable composition d’idées que l’on réunit par la réflexion, pour les rapprocher davantage de la verité & de la nature ; c’est la méthode de synthèse.
Ces deux méthodes opposées peuvent être d’une grande utilité dans des mains habiles, pour donner aux jeunes gens l’esprit d’ordre, de précision, & d’observation.
Montrez-leur plusieurs individus ; & en leur faisant remarquer ce que chacun d’eux a
de propre, ce qui l’individualise, pour ainsi dire, faites-leur observer en même tems ce
qu’il a de commun avec les autres,
En les exerçant ainsi à ramener, par l’analyse, la pluralité des individus à l’unité de l’espece & la pluralité des especes à l’unité du genre, & à distinguer, par la synthese, dans l’unite du genre la pluralité des especes & dans l’unité de l’espece la pluralité des individus ; ces idées deviendront insensiblement précises & distinctes, & les élémens des connoissances & du langage se trouveront disposes de la maniere la plus méthodique. Quel préjugé pour la facilité de concevoir & de s’exprimer, pour la netteté du discernement, la justesse du jugement, & la solidité du raisonnement !
Seroit-il impossible, pour l’exécution des vûes que nous proposons ici, de construire un dictionnaire où les mots seroient rangés par ordre de matieres ? Les matieres y seroient divisées par genres, & chaque genre seroit suivi de ses especes : le genre une fois défini, il suffiroit ensuite d’indiquer les idées différencielles qui constituent les especes. Il y a lieu de croire que ce dictionnaire philosophique, en apprenant des mots, apprendroit en même tems des choses, & d’une maniere d’autant plus utile, qu’elle seroit plus analogue aux procédés de l’esprit humain.
Quoi qu’il en soit, il résulte des principes que nous venons de présenter sur la
composition & la décomposition des idées, que les noms qui les expriment ont une
signification plus ou moins déterminée, selon qu’ils s’éloignent plus ou moins du genre
suprême ; parce que les idées abstraites que l’esprit se forme ainsi, deviennent plus
simples, & par-là plus générales, plus vagues & applicables à un plus grand nombre
d’individus ; les noms plus ou moins génériques qui en sont les
expressions, portent donc aussi l’empreinte de ces divers degrés d’indétermination : la
plus grande indétermination est celle du nom le plus générique, du genre
suprême ; elle diminue par dégrés dans les noms des especes inférieures, à mesure qu’elles
s’approchent de l’individu, & disparoît entierement dans les noms propres qui ont tous
un sens déterminé.
On tire cependant les noms appellatifs de leur indétermination, pour en faire des
applications précises. Les moyens abrégés qu’on employe à cette fin dans le discours, sont
quelquefois des équivalens de cette pierre, mon
chapeau, cet homme. D’autres fois on supplée par cet artifice à une énumération
ennuyeuse & impossible de noms propres ; les philosophes de
l’antiquité, au lieu du long étalage des noms de tous ceux qui dans les premiers
siecles ont fait profession de philosophie.
Il y a diverses manieres de restreindre la signification d’un nom générique : ici c’est l’apposition d’un autre nom, le prophete
roi : là c’est un autre nom lié au premier par une préposition, ou sous une
terminaison choisie à dessein ; la crainte du supplice, metus
supplicii : dans une occasion c’est un adjectif mis en concordance avec le nom ; un homme savant, vir doctus : dans une autre c’est une phrase incidente
ajoûtée au nom ; la loi qui nous soûmet aux puissances : souvent
plusieurs de ces moyens sont combinés & employés tout-à-la-fois. C’est ainsi que
l’esprit humain a su trouver des richesses dans le sein même de l’indigence, &
assujettir les termes les plus vagues aux expressions les plus précises. (E.
R. M.)
GENITIF, s. m. c’est le second cas dans les langues
Ainsi dans lumen solis, le nom solis exprime deux
idées ; l’une principale, désignée sur-tout par les premiers élemens du mot, sol, & l’autre accessoire, indiquée par la terminaison is :
cette terminaison présente ici le soleil comme le terme auquel on
rapporte le nom appellatif lumen (la lumiere), pour en déterminer la
signification trop vague par la relation de la lumiere particuliere dont on prétend
parler, au corps individuel d’où elle émane ; c’est ici un détermination fondée sur le
rapport de l’effet à la cause.
La détermination produite par le génitif peut être fondée sur une
infinité de rapports différens. Tantôt c’est le rapport d’une qualité à son sujet, fortitudo regis ; tantôt du sujet à la qualité, puer egregiae
indolis : quelquefois c’est le rapport de la forme à la matiere, vas
auri ; d’autre fois de la matiere à la forme, aurum vasis. Ici
c’est le rapport de la cause à l’effet, creator mundi ; là de l’effet à
la cause, Ciceronis opera. Ailleurs c’est le rapport de la partie au
tout, pes montis ; de l’espece à l’individu, oppidum
Antiochiae ; du contenant au contenu, modius frumenti ; de la
chose possédée au possesseur, bona civium ; de l’action à l’objet, metus supplicii, &c. Partout le nom qui est au génitif exprime le terme du rapport ; le nom auquel il est associé en exprime
l’antécédent ; & la terminaison propre du génitif annonce que ce
rapport qu’elle indique est une idée déterminative de la signification du nom antécédent.
Voyez Rapport.
Cette diversité des rapports auxquels le génitif peut avoir trait, a
fait donner à ce cas différentes dénominations, selon que les uns ont fixé plus que les
autres l’attention des Grammairiens. Les uns l’ont appellé possessif,
parce qu’il indique souvent le rapport de la chose possédée au possesseur, praedium Terentii ; d’autres l’ont nommé patrius ou paternus, à cause du rapport du pere aux enfans, Cicero pater
Tuiliae : d’autres uxorius, à cause du rapport de l’épouse au
mari, Hectoris Andromache. Toutes ces dénominations péchent en ce
qu’elles portent sur un rapport qui ne tient point directement à la signification du génitif, & qui d’ailleurs est accidentel. L’effet général de ce cas
est de servir à déterminer la signification vague d’un nom appellatif par un rapport
quelconque dont il exprime le terme ; c’étoit dans cette propriété qu’il en falloit
prendre la dénomination, & on l’auroit appellé alors déterminatif
avec plus de fondement qu’on n’en a eu à lui donner tout autre nom. Celui de génitif a été le plus unanimement adopté, apparement parce qu’il exprime l’un des
usages les plus fréquens de ce cas ; il naît du nominatif, & il est le générateur de
tous les cas obliques & de plusieurs especes de mots : c’est la remarque de Priscien
même, lib. V. de casu : Genitivus, dit-il, naturale
vinculum generis possidet, nascitur quidem à nominativo, generat autem omnes obliquos
sequentes ; & il avoit dit un peu plus haut, Generalis videtur
esse hic casus genitivus, ex quo ferè omnes derivationes, & maximè
apud Graecos, solent fieri. En effet les services qu’il rend dans le système de la
formation s’étendent à toutes les branches de ce système. Voyez Formation.
I. Dans la dérivation grammaticale, le génitif est la racine prochaine
des cas obliques ; tous suivent l’analogie de sa terminaison, tous en conservent la
figurative. Ainsi homo a d’abord pour génitif
hom-inis, où l’on voit o du nominatif changé en in-is ; is est la terminaison propre de ce cas, in en est la
figurative : or la figurative in demeure dans tous les is y est changée ; hom-in-is, hom-in-i ; hom-in-em, hom-in-e, hom-in-es, hom-in-um,
hom-in-ibus. De même de temp-or-is, génitif de tempus, sont venus temp-or-i, temp-or-e, tempor-a, temp-or-um,
temp-or-ibus. C’est par une suite de cet usage du génitif, que ce
cas a été choisi comme le signe de la déclinaison, voyez Déclinaison. C’est le signal de ralliement qui rappelle à une même formule
analogique tous les noms qui ont à ce cas la même terminaison. Il est vrai que la
distinction des déclinaisons doit résulter des différences de la totalité des cas ; mais
ces différences suivent exactement celles du génitif, & par
conséquent ce cas seul peut suffire pour caractériser les déclinaisons.
Les noms de la premiere ont le génitif singulier en ae, comme mensa (table) gén. mensae : ceux de
la seconde ont le génitif en i, comme liber (livre), génit. libri. Ceux de la troisieme l’ont en is, comme pater (pere), gén. patris.
Ceux de la quatrieme l’ont en ûs, comme fructus
(fruit), génit. fructûs ; & ceux de la cinquieme l’ont en ei, comme dies (jour), génit. diei. On
en trouve quelques-uns dont le génitif s’éloigne de cette analogie ; ce
sont des noms grecs auxquels l’usage de la langue latine a conservé leur génitif originel : Andromache (Andromaque), génit.
Andromaches, premiere déclinaison : Orpheus (Orphée), génit. Orphei & Orpheos, seconde déclinaison : syntaxis (syntaxe), génit. syntaxis & syntaxeos, troisieme déclinaison.
Ces exceptions sont, pour ainsi dire, les restes des incertitudes de la langue naissante.
Les cas, & spécialement le génitif, n’y furent pas fixés d’abord à
des terminaisons constantes, & les premieres qu’on adopta étoient greques, parce que
le latin est comme un rejetton du grec ; elles s’altérerent insensiblement pour se défaire
de cet air d’emprunt, & pour se revêtir des apparences de la propriété.
Ainsi as fut d’abord la terminaison du génitif de la
premiere déclinaison, & l’on disoit musa, musas, comme les Doriens
pater
familias connu de tout le monde, on trouve encore bien d’autres traces de ce génitif dans les auteurs ; dans Ennius, dux ipse vias,
pour viae ; & dans Virgile (Ænaeid. xj.) nihil ipsa, nec auras, nec sonitus memor, selon Jules Scaliger qui
attribue à l’impéritie le changement d’auras en aurae.
Le génitif de la premiere déclinaison fut aussi en ai,
terraï, aulaï ; on lit dans Virgile, aulaï in medio, pour aulae : comme on rencontre plus d’exemples de ce génitif
dans les poëtes, on peut présumer qu’ils l’ont introduit pour faciliter la mesure du vers,
& qu’ils se régloient alors sur la déclinaison éolienne, où au lieu du
Les noms des autres déclinaisons ont eu également leurs variations au génitif. On trouve plusieurs fois dans Salluste senati.
Aulu-Gelle (lib. VI. c. xvj.) nous apprend qu’on a dit senatuis, fluctuis ; & le génitif senatûs, fluctûs paroît
n’en être qu’une contraction. Le génitif de dies se
présente dans les auteurs sous quatre terminaisons différentes : 1°. en es, comme equites daturos illius dies poenas
(Cic. pro Sext.) : 2°. en e, comme César l’avoit
indiqué dans ses analogies, & comme Servius & Priscien veulent qu’on le lise dans
ce vers de Virgile (j. Géorg. 208.)
Libra diesomnique pares ubi fecerit horas.
3°. en ii, comme dans cet autre passage du même poëte, munera laetitiam que dii ; quod imperitiores dei legunt, dit Aulu-Gelle, lib. jx. cap. xjv. 4°. enfin en ei, & c’est la terminaison qui a prévalu.
II. Dans la dérivation philosophique le génitif est la racine
génératrice d’une infinité de mots, soit dans la langue latine même, soit dans celles qui
y ont puisé ; on en reconnoît sensiblement la figurative dans ses dérivés.
Ainsi du génitif des adjectifs l’on forme, à peu d’exceptions près,
leurs degrés comparatif & superlatif, en ajoûtant à la figurative de ce cas les
terminaisons qui caractérisent ces degrés : docti, docti-or, docti-ssimus ;
prudenti-s, prudenti-or, prudenti-ssimus. Il en est de même des adverbes dérivés
des adjectifs ; ils prennent cette figurative au positif, & la conservent dans les
autres degrés : prudent-is, prudent-er, prudent-iùs, prudent-issimé.
Le génitif des noms sert à la dérivation de plusieurs especes de mots :
de patris sont sortis les noms de patria, patriciatus,
patratio, patronus, patrona, patruus ; les adjectifs patrius,
patricius, patrimus ; l’adverbe patriè ; les verbes patrare, patrissare. On trouve même plusieurs noms dont le génitif, quant au matériel, ne differe en rien de la seconde personne du singulier
du présent absolu de l’indicatif des verbes qui en sont dérivés : lex,
legis ; lego, legis : dux, ducis ; duco, ducis. Quelques génitifs
inusités hors de la composition, se retrouvent de même dans des verbes composés de la même
racine élémentaire : tibi-cen, tibi-cinis ; con-cino, con-cinis ; parti-ceps,
parti-cipis ; ac-cipio, ac-cipis.
Nous avons dans notre langue des mots qui viennent immédiatement d’un génitif latin ; tels sont capitaine, capitation, qui sont
dérivés de capitis ; tels encore les monosyllabes art,
mort, part, sort, &c. qui viennent des génitifs art-is, mort-is,
part-is, sort-is, dont on a seulement supprimé la terminaison latine. De-là les
dérivés simples : de capitaine, capitainerie ; d’art, artiste,
artistement ; de mort, mortel, mortellement, mortalité,
mortuaire ; de part, partie, partiel ; de sort, sorte,
sortable, &c.
III. Dans la composition, c’est encore le génitif qui est la racine
élémentaire d’une infinité de mots, soit primitifs, soit dérivés. On le voit sans aucune
altération dans les composés legis-lator, legis-latio ; juris-peritus,
juris-prudentia ; agri-cola, agri-cultura. On en reconnoît la figurative dans patri-monium, patro-cinium, fronti-spicium, juri-stitium ; & on la
retrouve encore dans homi-cidium malgré l’altération ; hom-o, c’est le nominatif ; hom-in-is, c’est le génitif dont la figurative est in ; & la consonne n de cette figurative est retranchée pour éviter le choc trop rude des
deux consonnes n c, mais i est resté.
Nous appercevons sensiblement la même influence dans les mots composés de notre langue,
qui ne sont pour la plûpart que des mots latins terminés à la françoise ; patri-moine, légis-lateur, légis-lation, juris-consulte, juris-prudence, agri-culture,
frontis-pice, homi-cide : & l’analogie nous a naturellement conduits à
conserver les droits de ce génitif dans les mots que nous avons composés
par imitation ; part-ager, as-sort-ir, res-sort-ir, &c.
On voit par ce détail des services du génitif dans la génération des
mots, que le nom qu’on lui a donné le plus unanimement a un juste fondement ; quoiqu’il
n’exprime pas l’espece de service pour lequel il paroît que ce cas a été principalement
institué, je veux dire la détermination du sens vague du nom appellatif auquel il est
subordonné.
C’est pour cela qu’en latin il n’est jamais construit qu’avec un nom appellatif,
quoiqu’on rencontre souvent des locutions où il paroît lié à d’autres mots : mais on
retrouve aisément par l’ellipse le nom appellatif auquel se rapporte le génitif.
I. Il est quelquefois à la suite d’un nom propre ; Terentia Ciceronis,
supp. uxor ; Sophia Septimi, supp. filia.
Il. D’autres fois il suit quelqu’un de ces adjectifs présentés sous la terminaison
neutre, & réputés pronoms par la foule des Grammairiens ; ad id
locorum, c’est-à-dire ad id punctum locorum ; quid rei est ?
c’est-à-dire quod momentum rei est ?
III. Souvent il paroît modifier tout autre adjectif dont le corrélatif est exprimé ou
supposé : plenus vini, lassus viarum, supp. de copiâ vini,
de labore viarum. C’est la même chose après le comparatif & le superlatif ; fortior manuum, primus ou doctissimus omnium, supp. è numero manuum, è numero omnium.
IV. Plus souvent encore le génitif est à la suite d’un verbe, & les
méthodistes énoncent expressément qu’il en est le régime ; c’est une erreur, il ne peut
l’être en latin que d’un nom appellatif, & l’ellipse le ramene à cette construction.
Il est aisé de le vérifier sur des exemples qui réuniront à-peu-près tous les cas. Est regis, c’est-à-dire est officium regis. Refert
Coesaris, c’est-à-dire refert ad rem Coesaris, comme Plaute a dit
(in Pers.). Quid id ad me aut ad meam rem refert ?
Interest reipublicae ; est inter negotia, est inter commoda reipublicae. Manet
Romae, c’est à-dire manet in urbe Romae.
On trouve communément le génitif après les verbes poenitere, pudere, pigere, taedere, miserere ; & les rudimentaires disent que
ces verbes sont impersonnels, que leur nominatif se met à l’accusatif, & leur régime
au génitif. Il est aisé d’appercevoir les absurdités que renferme cette
décision : nous ferons voir au mot
Impersonnel, que ces verbes sont réellement personnels, & que leur
sujet doit être au nominatif quand on l’exprime. Nous allons montrer ici que leur prétendu
régime au génitif est le régime déterminatif du nom qui leur sert de
sujet ; & que ce qu’on envisage ordinairement comme leur sujet sous la dénomination
ridicule de nominatif, est véritablement leur régime objectif.
On lit dans Plaute (Stich. in arg.) & me quidem hoec
conditio nunc non poenitet : il est évident que hoec conditio est
le sujet de poenitet, & que me en est le régime
objectif ; & l’on pourroit rendre littéralement ces mots me hoec conditio
non poenitet, par ceux-ci : cette condition ne me peine point, ne me
fait aucune peine ; c’est le sens littéral de ce verbe dans toutes les
circonstances. Cet exemple nous indique le moyen de ramener tous les autres à l’analogie
commune, en suppléant le sujet sousentendu de chaque verbe : poenitet me
facti veut dire conscientia facti poenitet me, le sentiment
intérieur de mon action me peine.
Pareillement dans cette phrase de Cicéron (pro domo), ut
me non solum pigeat stultitiaae meae, sed etiam pudeat ; c’est tout simplement, ut conscientia stultitiae meae non solum pigeat, sed etiam pudeat me.
Dans celle-ci, sunt homines quos infamiae suae neque pudeat neque
taedeat (2. verr.) ; suppléez turpitudo, &
vous aurez la construction pleine : sunt homines quos turpitudo infamiae suae
neque pudeat neque taedeat.
De même dans cette autre qui est encore de Cicéron, miseret me infelicis
familiae ; suppléez sors, & vous aurez cette phrase complete,
sors infelicis familiae miseret me.
On voit donc que les mots facti, stultitiae, infamiae, familiae, ne
sont au génitif dans ces phrases, que parce qu’ils sont les
déterminatifs des noms conscientia, turpitudo, sors, qui sont les sujets
des verbes.
Le génitif se construit encore avec d’autres verbes ; quanti emisti ? c’est-à-dire, pro re quanti pretii emisti ?
Cicéron (Attic. viij.) parlant de Pompée, dit facio pluris
omnium hominum neminem ; c’est comme s’il avoit dit, facio neminem ex
numero omnium hominum virum pluris momenti : c’est la même chose du passage de
Térence (in Phorm.) meritò te semper maximi feci,
c’est-à-dire virum maximi momenti. Mais si le régime objectif est le nom
d’une chose inanimée, le nom appellatif qu’il faut suppléer, c’est res ;
illos scelestos qui tuum fecerunt fanum parvi (Plaut. in
Rudent.), c’est-à-dire, qui tuum fecerunt fanum rem parvi pretii.
Accusare furti, c’est accusare de crimine furti ; condemnare
capitis, c’est condemnare ad poenam capitis. Oblivisci, cordari, meminisse alicujus rei ; suppléez memoriam
alicujus rei ; c’est ce même nom qu’il faut sous-entendre dans cette phrase de
Cicéron & dans les pareilles, tibi tuarum virtutum veniat in mentem
(de orat. ij. 61.) suppléez memoria.
V. Quand on trouve un génitif avec un adverbe, il n’y a qu’à se
rappeller que l’adverbe a la valeur d’une préposition avec son complément, voyez Adverbe ; & que ce complément est un nom appellatif : en décomposant
l’adverbe, on retrouvera l’analogie. Ubi terrarum, décomposez ; in quo loco terrarum : nusquam gentium, c’est-à-dire in nullo
loco gentium.
Il faut remarquer ici qu’on ne doit pas chercher par cette voie l’analogie du génitif, après certains mots que l’on prend mal-à-propos pour des adverbes
de quantité, tels que parum, multum, plus, minus, plurimum, minimum,
satis, &c. ce sont de vrais adjectifs employés sans un nom exprimé, &
souvent comme complément d’une préposition également sousentendue : dans ce second cas,
ils font l’office de l’adverbe : mais par-tout, le génitif qui les
accompagne est le déterminatif du nom leur corrélatif ; satis nivis,
c’est copia satis nivis, ou copia conveniens nivis. De
l’adjectif satis vient satior.
VI. Enfin on rencontre quelquefois le génitif à la suite d’une
préposition ; il se rapporte alors au complement de la préposition même qui est
fous-entendue. Ad Castoris, suppléez aedem ; ex
Apollodori (Cic.) suppléez chronicis ; labiorum tenus, suppléez
extremitate.
Nous nous sommes un peu étendus sur ces phrases elliptiques ; premierement, parce que le
génitif qui est ici notre objet principal, y paroissant employé d’une
autre maniere que sa destination originelle ne semble le comporter, il étoit de notre
devoir de montrer que ce ne sont que des écarts apparens, & que les assertions
contraires des méthodistes sont fausses & fort éloignées du vrai génie de la langue
latine : en second lieu, parce que nous regardons la connoissance des moyens de suppléer
l’ellipse, comme une des principales clés de cette langue.
On doit être suffisamment convaincu par tout ce qui précede, que le génitif fait l’office de déterminatif à l’égard du nom auquel il est subordonné :
mais il faut bien se garder de conclure que ce soit le seul moyen qu’on puisse employer
pour cette détermination. Il faut bien qu’il y en ait d’autres dans les langues dont les
noms ne reçoivent pas les inflexions appellées cas.
En françois on remplace assez communément la fonction du génitif latin
par le service de la préposition de, qui par le vague de sa
signification semble exprimer un rapport quelconque ; ce rapport est spécifié dans les
différentes occurrences (qu’on nous permette les termes propres) par la nature de son
antécédent & de son conséquent. Le créateur de l’univers, rapport de la cause à l’effet : les écrits de Cicéron, rapport de l’effet à la cause : un vase d’or, rapport de la forme à la matiere : l’or de ce vase, rapport de la matiere à la forme, &c. En
hébreu, on employe des préfixes, sortes de prépositions inséparables, dont quelqu’une est
spécialement déterminative d’un terme antécédent. Chaque langue a son génie & ses
ressources.
La langue latine elle-même n’est pas tellement restrainte à son génitif
déterminatif, qu’elle ne puisse remplir les mêmes vûes par d’autres moyens : Evandrius ensis, c’est la même chose qu’ensis Evandri ; liber
meus, c’est liber mei, liber pertinens ad me ; domus regia, c’est
domus regis. On voit que le rapport de la chose possédée au
possesseur, s’exprime par un adjectif véritablement dérivé du nom du possesseur, mais qui
s’accorde avec le nom de la chose possédée ; parce que le rapport d’appartenance est
réellement en elle & s’identifie avec elle.
Le rapport de l’espece à l’individu, n’est pas toûjours annoncé par le génitif : souvent le nom propre déterminant est au même cas que le nom appellatif
déterminé ; urbs Roma, flumen Sequana, mons Parnassus, &c. Mais
cette concordance ne doit pas s’entendre comme le commun des Grammairiens l’expliquent :
urbs Roma ne signifie point, comme on l’a dit, Roma quae
est urbs ; c’est au contraire urbs quae est Roma ; urbs est
déterminé par les qualités individuelles renfermées dans la signification du mot Roma. Il y a précisément entre urbs Romae & urbs Roma, la même différence qu’entre vas auri &
vas aureum ; aureum est un adjectif, Roma en fait la
fonction ; l’un & l’autre est déterminatif d’un nom appellatif, & c’est la
fonction commune des adjectifs relativement aux noms. N’est-il pas en effet plus que
vraissemblable que les noms propres Asia, Africa, Hispania, Gallia,
&c. sont des adjectifs dont le substantif commun est terra ; que annularis, auricularis, index, &c. noms propres des doigts, se
rapportent au substantif commun digitus ? Quand on veut donc interpréter
l’apposition, & rendre raison de la concordance des cas, c’est le nom propre qu’il
faut y considérer comme adjectif, parce qu’il est déterminant d’un nom appellatif. Voyez Apposition.
La langue latine a encore une maniere qui lui est propre, de déterminer un nom appellatif
d’action par le rapport de cette action à l’objet ; ce n’est pas en mettant le nom de
l’objet au génitif, c’est en le mettant à l’accusatif. Alors le nom
déterminé est tiré du supin du verbe qui exprime la même action ; & c’est pour cela
qu’on le construit comme son primitif avec l’accusatif. Ainsi, au lieu de dire, quid tibi hujus cura est rei ? Plaute dit, quid tibi hanc
curatio est rem ?
Nous avons vû jusqu’ici la nature, la destination générale, & les usages particuliers
du génitif ; n’en dissimulons pas les inconvéniens. Il détermine
quelquetois en vertu du rapport d’une action au sujet qui la produit, quelquefois aussi en
vertu du rapport de cette action à l’objet ; c’est une source d’obscurités dans les
auteurs latins.
Est-il aisé, par exemple, de dire ce qu’on entend par amor Dei ? La
question paroîtra singuliere au premier coup-d’oeil ; tout le monde répondra que c’est
l’amour de Dieu : mais c’est en françois la même équivoque ; car il
restera toûjours à savoir si c’est amor Dei amantis ou amor
Dei amati. Il faut avouer que ni l’expression françoise ni l’expression latine n’en
disent rien. Mais mettez ces mots en relation avec d’autres, & vous jugerez ensuite.
Amor Dei est infinitus, c’est amor Dei amantis ; amor Dei est ad salutem necessarius, c’est
Cette remarque amene naturellement celle-ci. Il ne suffit pas de connoître les mots &
leur construction méchanique, pour entendre les livres écrits en une langue ; il faut
encore donner une attention particuliere à toutes les correspondances des parties du
discours, & en observer avec soin tous les effets. (E. R. M.)
GENRE, s. m. terme de Grammaire. Genre ou classe,
dans l’usage ordinaire, sont à-peu-près synonymes, & signifient une collection
d’objets réunis sous un point de vûe qui leur est commun & propre : il est assez
naturel de croire que c’est dans le même sens que le mot genre a été
introduit d’abord dans la Grammaire, & qu’on n’a voulu marquer par ce mot qu’une genres pris dans ce sens, puisqu’on a distingué le genre
masculin & le genre féminin, & que ce sont les deux seuls
membres de cette distribution dans presque toutes les langues qui en ont fait usage. A
s’en tenir donc genre ; les noms des mâles seroient du genre masculin ; ceux des femelles, du genre féminin : les
autres noms ou ne seroient d’aucun genre relatif au sexe, ou ce genre n’auroit au sexe qu’un rapport d’exclusion, & alors le nom de
genre neutre lui conviendroit assez : c’est en effet sous ce nom que
l’on désigne le troisieme genre, dans les langues qui en ont admis
trois.
Mais il ne faut pas s’imaginer que la distinction des sexes ait été le motif de cette
distribution des noms ; elle n’en a été tout-au-plus que le modele & la regle
jusqu’à un certain point ; la preuve en est sensible. Il y a dans toutes les langues une
infinité de noms ou masculins ou féminins, dont les objets n’ont & ne peuvent avoir
aucun sexe, tels que les noms des êtres inanimés & les noms abstraits qu’il est si
facile & si ordinaire de multiplier : mais la religion, les moeurs, & le génie
des différens peuples fondateurs des langues, peuvent leur avoir fait appercevoir dans
ces objets des relations réelles ou feintes, prochaines ou éloignées, à l’un ou à
l’autre des deux sexes ; & cela aura suffi pour en rapporter les noms à l’un des
deux genres.
Ainsi les Latins, par exemple, dont la religion fut décidée avant la langue, & qui
admettoient des dieux & des déesses, avec la conformation, les foiblesses & les
fureurs des sexes, n’ont peut-être placé dans le genre masculin les
noms communs & les noms propres des vents, ventus, Auster,
Zephyrus, &c. ceux des fleuves, fluvius, Garumna, Tiberis,
&c. les noms aer, ignis, sol, & une infinité d’autres, que
parce que leur mythologie faisoit présider des dieux à la manutention de ces êtres. Ce
seroit apparemment par une raison contraire qu’ils auroient rapporté au genre féminin les noms abstraits des passions, des vertus, des vices, des
maladies, des sciences, &c. parce qu’ils avoient érigé presque
tous ces objets en autant de déesses, ou qu’ils les croyoient sous le gouvernement
immédiat de quelque divinité femelle.
Les Romains qui furent laboureurs dès qu’ils furent en société politique, regarderent
la terre & ses parties comme autant de meres qui nourrissoient les hommes. Ce fut
sans doute une raison d’analogie pour déclarer féminins les noms des régions, des
provinces, des iles, des villes, &c.
Des vûes particulieres fixerent les genres d’une infinité d’autres
noms. Les noms des arbres sauvages, oleaster, pinaster, &c. furent
regardés comme masculins, parce que semblables aux mâles, ils demeurent en quelque sorte
stériles, si on ne les allie avec quelque autre espece d’arbres fruitiers. Ceux-ci au
contraire portent en eux-mêmes leurs fruits comme des meres ; leurs noms dûrent être
féminins. Les minéraux & les monstres sont produits & ne produisent rien ; les
uns n’ont point de sexe, les autres en ont en vain : de-là le genre
neutre pour les noms metallum, aurum, oes, &c. & pour le nom
monstrum, qui est en quelque sorte la dénomination commune des
crimes stuprum, furtum, mendacium, &c. parce qu’on ne doit
effectivement les envisager qu’avec l’horreur qui est dûe aux monstres, & que ce
sont de vrais monstres dans l’ordre moral.
D’autres peuples qui auront envisagé les choses sous d’autres aspects, auront réglé les
genres d’une maniere toute différente ; ce qui sera masculin dans
une langue sera féminin dans une autre : mais décidés par des considérations purement
arbitraires, ils ne pourront tous établir pour leurs genres que des
regles sujettes à quantité d’exceptions. Quelques noms seront d’un genre par la raison du sexe, d’autres à cause de leur terminaison, un grand
nombre par pur caprice ; & ce dernier principe de détermination se manifeste assez
par la diversité des genres attribués à Alvus en latin avoit été masculin dans l’origine, & devint ensuite féminin ;
en françois navire, qui étoit autrefois féminin, est aujourd’hui
masculin ; duché est encore masculin ou féminin.
Ce seroit donc une peine inutile, dans quelque langue que ce fût, que de vouloir
chercher ou établir des regles propres à faire connoître les genres
des noms : il n’y a que l’usage qui puisse en donner la connoissance ; & quand
quelques-uns de nos grammairiens ont suggéré comme un moyen de reconnoître les genres, l’application de l’article le ou la au nom dont est question, ils n’ont pas pris garde qu’il falloit déjà
connoître le genre de ces noms pour y appliquer avec justesse l’un ou
l’autre de ces deux articles.
Mais ce qu’il y a d’utile à remarquer sur les genres, c’est leur
véritable destination dans l’art de la parole, leur vraie fonction grammaticale, leur
service réel : car voilà ce qui doit en constituer la nature & en fixer la
définition. Or un simple coup-d’oeil sur les parties du discours assujetties à
l’influence des genres, va nous en apprendre l’usage, & en même
tems le vrai motif de leur institution.
Les noms présentent à l’esprit les idées des objets considérés comme étant ou pouvant être les sujets de diverses modifications, mais sans aucune attention déterminée à ces modifications. Les modifications elles-mêmes peuvent être les sujets d’autres modifications ; & envisagées sous ce point de vûe, elles ont aussi leurs noms comme les substances.
Les adjectifs présentent à l’esprit la combinaison des modifications avec leurs
sujets : mais en déterminant précisément la modification renfermée dans leur valeur, ils
n’indiquent le sujet que d’une maniere vague, qui leur laisse la liberté de s’adapter
aux noms de tous les objets susceptibles de la même modification : un grand
chapeau, une grande difficulté, &c.
Pour rendre sensible par une application décidée, le rapport vague des adjectifs aux
noms, on leur a donné dans presque toutes les langues les mêmes formes accidentelles
qu’aux noms mêmes, afin de déterminer par la concordance des terminaisons, la
corrélation des uns & des autres. Ainsi les adjectifs ont des nombres & des cas
comme les noms, & sont comm’eux assujettis à des déclinaisons, dans les langues qui
admettent cette maniere d’exprimer les rapports des mots. C’est pour rendre la
corrélation des noms & des adjectifs plus palpable encore, qu’on a introduit dans
ces langues la concordance des genres, dont les adjectifs prennent les
différentes livrées selon l’exigence des conjonctures & l’état des noms au service
desquels ils sont assujettis.
Les verbes servent aussi, à leur façon, pour présenter à l’esprit la combinaison des
modifications avec leurs sujets ; ils en expriment avec précision telle ou telle
modification ; ils n’indiquent pareillement le sujet que d’une maniere vague qui leur
laisse aussi la liberté de s’adapter aux noms de tous les objets susceptibles de la même
modification : Dieu veut, les rois veulent, nous voulons, vous voulez,
&c.
En introduisant donc dans les langues l’usage des genres, on a pû
revêtir les verbes de terminaisons relatives à cette distinction, afin d’ôter à leur
signification l’équivoque d’une application douteuse au sujet auquel elle a rapport :
c’est une conséquence que les Orientaux ont sentie & appliquée dans leurs langues,
& dont les Grecs, les Latins, & nous-mêmes n’avons fait usage qu’à l’égard des
participes, apparemment parce qu’ils rentrent dans l’ordre des adjectifs.
C’est donc d’après ces usages constatés, & d’après les observations précédentes,
que nous croyons que, genres ne sont que les différentes
classes dans lesquelles on les a rangés assez arbitrairement, pour servir à déterminer
le choix des terminaisons des mots qui ont avec eux un rapport d’identité ; & dans
les mots qui ont avec eux ce rapport d’identité, les genres sont les
diverses terminaisons qu’ils prennent dans le discours relativement à la classe des noms
leurs corrélatifs. Ainsi parce qu’il a plu à l’usage de la langue latine, que le nom vir fût du genre masculin, que le nom mulier fût du genre féminin, & que le nom carmen fût du genre neutre ; il faut que l’adjectif prenne
avec le premier la terminaison masculine, vir pius ; avec le second,
la terminaison féminine, mulier pia ; & avec le troisieme, la
terminaison neutre, carmen pium : pius, pia, pium, c’est le même mot
sous trois terminaisons différentes, parce que c’est la même idée rapportée à des objets
dont les noms sont de trois genres différens.
Il nous semble que cette distinction des noms & des adjectifs est absolument
nécessaire pour bien établir la nature & l’usage des genres : mais
cette nécessité ne prouve-t-elle pas que les noms & les adjectifs sont deux especes
de mots, deux parties d’oraison réellement différentes ? M. l’abbé Fromant, dans son
supplément aux ch. ij. iij. & jv. de la II. partie de la Grammaire
générale, décide nettement contre M. l’abbé Girard, que faire du
substantif & de l’adjectif deux parties d’oraison différentes, ce n’est pas là
poser de vrais principes. Ce n’est pas ici le lieu de justifier ce systeme ; mais
nous ferons observer à M. Fromant, que M. du Marsais lui-même, dont il paroît admettre
la doctrine sur les genres, a été contraint, comme nous, de distinguer
entre substantif & adjectif, pour poser de vrais principes,
au-moins à cet égard. On ne manquera pas de répliquer que les substantifs & les
adjectifs étant deux especes différentes de noms, il n’est pas surprenant qu’on
distingue les uns des autres ; mais que cette distinction ne prouve point que ce soient
deux parties d’oraison différentes.
« Car, dit M. Fromant, comme tout adjectif uniquement employé pour qualifier, est nécessairement uni à son substantif, pour ne faire avec lui qu’un seul & même sujet du verbe, ou qu’un seul & même régime, soit du verbe soit de la préposition : comme on ne conçoit pas qu’une substance puisse exister dans la nature sans être revêtue d’un mode ou d’une propriété : comme la propriété est ce qui est conçû dans la substance, ce qui ne peut subsister sans elle, ce qui la détermine à être d’une certaine façon, ce qui la fait nommer telle ; un grammairien vraiment logicien voit que l’adjectif n’est qu’une même chose avec le substantif ; que par conséquent ils ne doivent faire qu’une même partie d’oraison ; que le nom est un mot générique qui a sous lui deux sortes de noms, savoir le substantif & l’adjectif ».
Un logicien attentif doit voir & avoüer toutes les conséquences de ses principes ;
mettons donc à l’épreuve la fécondité de celui qu’on avance ici. Tout verbe est nécessairement uni à son sujet, pour ne faire avec lui qu’un seul & même
tout ; il exprime une propriété que l’on conçoit dans le sujet, qui
ne peut subsister sans le sujet, qui détermine le sujet à être d’une certaine façon,
& qui le fait nommer tel : un grammairien vraiment logicien doit donc voir que le
verbe n’est qu’une même chose avec le sujet. On l’a vû en effet, puisque l’un est
toûjours en concordance avec l’autre, & sur le même principe qui fonde la
concordance de l’adjectif avec le substantif, le principe même d’identité approuvé par
M. Fromant : le verbe & le substantif ne doivent donc faire aussi
qu’une même partie d’oraison. Conséquence absurde qui dévoile ou la fausseté ou
l’abus du principe d’où elle est déduite ; mais elle en est déduite par les mêmes voies
que genres. Nous renverrons à l’article
Nom, les éclaircissemens nécessaires à la distinction des noms & des
adjectifs. Reprenons notre matiere.
C’est à la grammaire particuliere de chaque langue, à faire connoître les terminaisons
que le bon usage donne aux adjectifs, relativement aux genres des noms
leurs corrélatifs ; & c’est de l’habitude constante de parler une langue qu’il faut
attendre la connoissance sûre des genres auxquels elle rapporte les
noms mêmes. Le plan qui nous est prescrit ne nous permet aucun détail sur ces deux
objets. Cependant M. du Marsais a donné de bonnes observations sur les genres des adjectifs. Voyez Adjectif. Nous allons seulement faire quelques remarques générales sur
les genres des noms & des pronoms.
Parmi les différens noms qui expriment des animaux ou des êtres inanimés, il y en a un
très-grand nombre qui sont d’un genre déterminé : entre les noms des
animaux, il s’en trouve quelques-uns qui sont du genre commun d’autres
qui sont du genre épicene : & parmi les noms des êtres inanimés,
quelques-uns sont douteux, & quelques autres hétérogenes. Voilà autant de termes qu’il convient d’expliquer ici pour
faciliter l’intelligence des grammaires particulieres où ils sont employés.
I. Les noms d’un genre déterminé sont ceux qui sont fixés
déterminément & immuablement, ou au genre masculin, comme pater & oculus, ou au genre
féminin, comme soror & mensa, ou au genre neutre, comme mare & templum.
II. A l’égard des noms d’hommes & d’animaux, la justesse & l’analogie
exigeroient que le rapport réel au sexe fût toûjours caractérisé ou par des mots
différens, comme en latin aries & ovis, & en
françois bélier & brebis ; ou par les
différentes terminaisons d’un même mot, comme en latin lupus & lupa, & en françois loup & louve. Cependant on trouve dans toutes les langues des noms, qui, sous la même
terminaison, expriment tantôt le mâle & tantôt la femelle, & sont en conséquence
tantôt du genre masculin, & tantôt du genre
féminin : ce sont ceux-là que l’on dit être du genre commun, parce que
ce sont des expressions communes aux deux sexes & aux deux genres.
Tels sont en latin bos, sus, &c. on trouve bos
mactatus & bos nata, sus immundus & sus
pigra ; tel est en françois le nom enfant, puisqu’on dit en
parlant d’un garçon, le bel enfant ; & en parlant d’une fille, la belle enfant, ma chere enfant.
On voit donc que quand on employe ces noms pour désigner le mâle, l’adjectif corrélatif
prend la terminaison masculine ; & que quand on indique la femelle, l’adjectif prend
la terminaison féminine : mais la précision qu’il semble qu’on ait envisagée dans
l’institution des genres n’auroit elle pas été plus grande encore, si
on avoit donné aux adjectifs une terminaison relative au genre commun
pour les occasions où l’on auroit indiqué l’espece sans attention au sexe, comme quand
on dit l’homme est mortel ? Il ne s’agit ici ni du mâle ni de la
femelle exclusivement, les deux sexes y sont compris.
III. Il y a des noms qui sont invariablement du même genre, & qui
gardent constamment la même terminaison, quoiqu’on les employe pour exprimer les
individus des deux sexes. C’est une autre espece d’irrégularité, opposée encore à la
précision qui a donné naissance à la distinction des genres ; &
cette irrégularité vient apparemment de ce que les caracteres du sexe n’étant pas, ou
étant peu sensibles dans plusieurs animaux, on a décidé les genre de
leurs noms, ou par un pur caprice, ou par quelque raison aigle (a), renard, qui sont toûjours masculins, & les
noms tourterelle, chauve-souris, qui sont toûjours féminins pour les
deux sexes. En latin au contraire, & ceci prouve bien l’indépendance & l’empire
de l’usage, les noms correspondans aquila & vulpes sont toûjours féminins ; turtur & vespertilio sont toûjours masculins. Les Grammairiens disent que ces noms sont
du genre épicene, mot grec composé de la préposition suprà, & du mot communis : les noms épicenes ont en effet comme les communs,
l’invariabilité de la terminaison, & ils ont de plus celle du genre qui est unique pour les deux sexes.
Il ne faut donc pas confondre le genre commun & le genre épicene. Les noms du genre commun conviennent au mâle
& à la femelle sans changement dans la terminaison ; mais on les rapporte ou au genre masculin, ou au genre féminin, selon la
signification qu’on leur donne dans l’occurrence : au genre masculin
ils expriment le mâle, au genre féminin la femelle ; & si on veut
marquer l’espece, on les rapporte au masculin, comme au plus noble des deux genres compris dans l’espece. Au contraire les noms du genre
épicene ne changent ni de terminaison ni de genre, quelque sens
qu’on donne à leur signification ; vulpes au féminin signifie &
l’espece, & le mâle, & la femelle.
IV. Quant aux noms des êtres inanimés, on appelle douteux ceux qui
sous la même terminaison se rapportent tantôt à un genre, & tantôt
à un autre : dies & finis sont tantôt masculins
& tantôt féminins ; sal est quelquefois masculin & quelquefois
neutre. Nous avons également des noms douteux dans notre langue, comme bronze, garde, duché, équivoque, &c.
Ce n’étoit pas l’intention du premier usage de répandre des doutes sur le genre de ces mots, quand il les a rapportés à différens genres ; ceux qui sont effectivement douteux aujourd’hui, & que l’on peut
librement rapporter à un genre ou à un autre, ne sont dans ce cas que
parce qu’on ignore les causes qui ont occasionné ce doute, ou qu’on a perdu de vûe les
idées accessoires qui originairement avoient été attachées au choix du genre. L’usage primitif n’introduit rien d’inutile dans les langues ; & de
même qu’il y a lieu de présumer qu’il n’a autorisé aucuns mots exactement synonymes, on
peut conjecturer qu’aucun n’est d’un genre absolument douteux, ou que l’origine doit en être attribuée à quelque mal-entendu.
En latin, par exemple, dies avoit deux sens différens dans les deux
genres : au féminin il signifioit un tems
indéfini ; & au masculin, un tems déterminé, un jour.
Asconius s’en explique ainsi : Dies feminino genere, tempus, & ideò diminutivè diecula dicitur breve tempus &
mora : dies horarum duodecim generis masculini
est, unde hodie dicimus, quasi hoc die. En effet les composés
de dies pris dans ce dernier sens, sont tous masculins, meridies, sesquidies, &c. & c’est dans le premier sens que Juvenal a
dit, longa dies igitur quid contulit ? c’est-à-dire longum tempus ; & Virg. (xj. Æneid.) Multa
dies, variusque labor mutabilis aevi rettulit in melius. La méthode de Port-Royal
remarque que l’on confond quelquefois ces différences ; & cela peut être vrai : mais
nous devons observer en premier lieu, que cette confusion est un abus si l’usage
constant de la langue ne l’autorise : en second lieu, que les Poëtes sacrifient
quelquefois la justesse à la commodité d’une licence, ce qui amene insensiblement
l’oubli des premieres vûes qu’on s’étoit proposées dans l’origine : en troisieme lieu,
que les meilleursa) On dit cependant l’aigle
romaine, mais alors il n’est pas question de l’animal ; il s’agit d’une
enseigne, & peut-être y a-t-il ellipse ; l’aigle romaine, au
lieu de laigle enseigne romaine.
Finis au masculin exprime les extrémités, les bornes d’une chose
étendue ; redeuntes inde Ligurum extremo fine (Tite-Liv. lib. XXXIII.) Au féminin il désigne cessation d’être ; hoec finis
Priami fatorum. (Virg. Æneid. ij.)
Sal au neutre est dans le sens propre, & au masculin il ne se
prend guere que dans un sens figuré. On trouve dans l’Eunuque de Térence, qui habet salem qui in te est ; & Donat fait là-dessus la remarque
suivante : sal neutraliter, condimentum ; masculinum, pro
sapientia.
En françois, bronze au masculin signifie un ouvrage de
l’art, & au féminin il en exprime la matiere. On dit la garde du
roi, en parlant de la totalité de ceux qui sont actuellement postés pour garder
sa personne, & un garde du roi, en parlant d’un militaire aggrégé
à cette troupe particuliere de sa maison, qui prend son nom de cette honorable
commission. Duché & Comté n’ont pas des
différences si marquées ni si certaines dans les deux genres ; mais il
est vraissemblable qu’ils les ont eues, & peut-être au masculin exprimoient-ils le titre, & au féminin, la terre qui en étoit
décorée.
Qui peut ignorer parmi nous que le mot équivoque est douteux, & qui ne connoît ces vers de Despréaux ?
Du langage françois bisarre hermaphrodite, De quel genrete faireéquivoque maudite,Ou maudit? car sans peine aux rimeurs hazardeux,L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Ces vers de Boileau rappellent le souvenir d’une note qui se trouve dans les éditions
posthumes de ses oeuvres, sur le vers 91. du quatrieme chant de l’art poétique : que votre ame & vos moeurs peintes dans vos ouvrages, &c. &
cette note est très-propre à confirmer une observation que nous avons faite plus haut :
on remarque donc que dans toutes les éditions l’auteur avoit mis peints
dans tous vos ouvrages, attribuant à moeurs le genre masculin ; & que quand on lui fit appercevoir cette faute, il en
convint sur le champ, & s’étonna fort qu’elle eût échappé pendant si long-tems à la
critique de ses amis & de ses ennemis. Cette faute qui avoit subsisté tant d’années
sans être apperçue, pouvoit l’être encore plûtard, & lorsqu’il n’auroit plus été
tems de la corriger ; la juste célébrité de Boileau auroit pû en imposer ensuite à
quelque jeune écrivain qui l’auroit copié, pour l’être ensuite lui-même par quelque
autre, s’il avoit acquis un certain poids dans la Littérature : & voilà moeurs d’un genre douteux, à l’occasion d’une faute contre
laquelle il n’y auroit eu d’abord aucune réclamation, parce qu’on ne l’auroit pas
apperçue à tems.
V. La derniere classe des noms irréguliers dans le genre, est celle
des hétérogenes. R. R. autre, & genre. Ce sont en effet ceux qui sont d’un genre au singulier,
& d’un autre au pluriel.
En latin, les uns sont masculins au singulier, & neutres au pluriel, comme sibilus, tartarus, plur. sibila, tartara : les autres
au contraire neutres au singulier, sont masculins au pluriel, comme coelum,
elysium, plur. coeli, elysii.
Ceux-ci féminins au singulier sont neutres au pluriel, carbasus,
supellex ; plur. carbasa, suppellectilia : ceux-là neutres au
singulier, sont féminins au pluriel ; delicium, epulum ; plur. deliciae, epulae.
Enfin quelques-uns masculins au singulier, sont hétérogenes & douteux ; jocus, locus, plur. joci & joca, loci & loca : quelques
autres au contraire neutres au singulier, sont au pluriel neutres & masculins ; fraenum, rastrum ; plur. fraena & fraeni, rastra & rastri.
Balnaeum neutre au singulier, est au pluriel neutre & feminin ;
balnea & balneae.
Cette sorte d’irrégularité vient de ce que ces noms ont eu autrefois au singulier deux
terminaisons différentes, relatives sans doute à deux genres, &
vraisemblablement avec différentes idées accessoires dont la memoire s’est
insensiblement perdue ; ainsi nous connoissons encore la différence des noms féminins,
malus pommier, prunus prunier, & des noms
neutres malum pomme, prunum prune ; mais nous
n’avons que des conjectures sur les différences des mots acinus &
acinum, baculus & baculum.
Il etoit naturel que les pronoms avec une signification vague & propre à remplacer
celle de tout autre nom, ne fussent attachés à aucun genre détermine,
mais qu’ils se rapportassent à celui du nom qu’ils représentent dans le discours ; &
c’est ce qui est arrivé : ego en latin, je en
françois, sont masculins dans la bouche d’un homme, & féminins dans celle d’une
femme : ille ego qui quondam, &c.
«
Ceest souvent substantif, dit M. du Marsais, c’est lehocdes latins ; alors, quoi qu’en disent les grammairiens,ceest dugenreneutre : car on ne peut pas dire qu’il soit masculin ni qu’il soit féminin ».
Ce neutre en françois ! qu’est ce donc que les genres ? Nous croyons avoir suffisamment établi la notion que nous en avons
donnée plus haut ; & il en résulte très-clairement que la langue françoise n’ayant
accordé à ses adjectifs que deux terminaisons relatives à la distinction des genres, elle n’en admet en effet que deux, qui sont le masculin & le
féminin ; un bon citoyen, une bonne mere.
Ce doit donc appartenir à l’un de ces deux genres ;
& il est effectivement masculin, puisqu’or donne la terminaison masculine aux
adjectifs corrélatifs de ce, comme ce
que j’avance est certain. Quelles pouvoient donc être les vûes
de notre illustre auteur, quand il prétendoit qu’on ne pouvoit pas dire de
Nous osons espérer qu’on pardonnera à notre amour pour la vérité cette observation critique, & toutes les autres que nous pourrons avoir occasion de faire par la suite, sur les articles de l’habile grammairien qui nous a précédé : cette liberté est nécessaire à la perfection de cet ouvrage. Au surplus c’est rendre une espece d’hommage aux grands hommes que de critiquer leurs écrits : si la critique est mal fondée, elle ne leur sait aucun tort aux yeux du public qui en juge ; elle ne sert même qu’à mettre le vrai dans un plus grand jour : si elle est solide, elle empêche la contagion de l’exemple, qui est d’autant plus dangereux, que les auteurs qui le donnent ont plus de mérite & de poids ; mais dans l’un & dans l’autre cas, c’est un aveu de l’estime que l’on a bour eux ; il n’y a que les écrivains médiocres qui puissent errer sans conséquence.
Nous terminerions ici notre article des genres, si chap. v. de la ij.
partie de la Grammaire générale, n’exigeoit encore de nous
quelques réflexions.
« L’institution ou la distinction des
genres, dit cet illustre académicien, est une chose purement arbitraire, qui n’est nullement fondée en raison, qui ne paroit pas avoir le moindre avantage, & qui a beaucoup d’inconvéniens ».
Il nous semble que cette décision peut recevoir à certains égards quelques modifications.
Les genres ne paroissent avoir été institués que pour rendre plus
sensible la corrélation des noms & des adjectifs ; & quand il seroit vrai que la
concordance des nombres & celle des cas, dans les langues qui en admettent, auroient
suffi pour caractériser nettement ce rapport, l’esprit ne peut qu’être satisfait de
rencontrer dans la peinture des pensées un coup de pinceau qui lui donne pius de
fidélité, qui la détermine plus sûrement, en un mot, qui éloigne plus infailliblement
l’équivoque. Cet accessoire étoit peut-être plus nécessaire encore dans les langues où
la construction n’est assujettie à aucune loi méchanique, & que M. l’abbé Girard
nomme transpositives. La corrélation de deux mots souvent
très-éloignés, seroit quelquefois difficilement apperçue sans la concordance des genres, qui y produit d’ailleurs, pour la satisfaction de l’oreille, une
grande variété dans les sons & dans la quantité des syllabes. Voyez
Quantité.
Il peut donc y avoir quelqu’exagération à dire que l’institution des genres n’est nullement fondée en raison, & qu’elle ne paroît pas avoir le
moindre avantage ; elle est fondée sur l’intention de produire les effets mêmes qui en
sont la suite.
Mais, dit-on, les Grecs & les Latins avoient trois genres ; nous
n’en avons que deux, & les Anglois n’en ont point : c’est donc une chose purement
arbitraire. Il faut en convenir ; mais quelle conséquence ultérieure tirera t-on de
celle-ci ? Dans les langues qui admettent des cas, il faudra raisonner de la même
maniere contre leur institution, elle est aussi arbitraire que celle des genres : les Arabes n’ont que trois cas. les Allemands en ont quatre, les Grecs
en ont cinq, les Latins six, & les Arméniens jusqu’à dix, tandis que les langues
moderne, du midi de l’Europe n’en ont point.
On repliquera peut-être que si nous n’avons point de cas, nous en remplaçons le service
par celui des prépositions (voyez Cas & Préposition), & par l’ordonnance respective des mots (voyez Construction & Régime), mais on peut appliquer la même observation au service des genres, que les Anglois remplacent par la position, parce qu’il est
indispensable de marquer la relation de l’adjectif au nom.
Il ne reste plus qu’à objecter que de toutes les manieres d’indiquer la relation de
l’adjectif au nom, la maniere angloise est du moins la meilleure ; elle n’a l’embarras
d’aucune terminaison : ni genres, ni nombres, ni cas, ne viennent
arrêter par des difficultés factices, les progrès des étrangers qui veulent apprendre
cette langue, ou même tendre des piéges aux nationaux, pour qui ces variétés arbitraires
sont des occasions continuelles de fautes. Il faut avouer qu’il y a bien de la vérité
dans cette remarque, & qu’à parler en général, une langue débarrassée de toutes les
inflexions qui ne marquent que des rapports, seroit plus facile à apprendre que toute
autre qui a adopté cette maniere ; mais il faut avouer aussi que les langues n’ont point
été instituées pour être apprises par les étrangers, mais pour être parlées dans la
nation qui en fait usage ; que les fautes des étrangers ne peuvent rien prouver contre
une langue, & que les erreurs des naturels sont encore dans le même cas, parce
qu’elles ne sont qu’une suite ou d’un défaut d’éducation, ou d’un défaut
D’ailleurs les vices qui paroissent tenir à l’institution même des genres, ne viennent souvent que d’un emploi mal-entendu de cette
institution.
« En féminisant nos adjectifs, nous augmentons encore le nombre de nos
emuets ».
C’est une pure maladresse. Ne pouvoit-on pas choisir un tout autre caractere ? Ne pouvoit-on pas rappeller les terminaisons des adjectifs masculins à certaines classes, & varier autant les terminaisons féminines ?
Il est vrai que ces précautions, en corrigeant un vice, en laisseroient toûjours
subsister un autre ; c’est la difficulté de reconnoître le genre de
chaque nom, parce que la distribution qui en a été faite est trop arbitraire pour être
retenue par le raisonnement, & que c’est une affaire de pure mémoire. Mais ce n’est
encore ici qu’une mal-adresse indépendante de la nature intrinseque de l’institution des
genres. Tous les objets de nos pensées peuvent se réduire à
différentes classes : il y a les objets réels & les abstraits ; les corporels &
les spirituels ; les animaux, les végétaux, & les minéraux ; les naturels & les
artificiels, &c. Il n’y avoit qu’à distinguer les noms de la même
maniere, & donner à leurs corrélatifs des terminaisons adaptées à ces distinctions
vraiment raisonnées ; les esprits éclairés auroient aisément saisi ces points de vûe ;
& le peuple n’en auroit été embarrassé, que parce qu’il est peuple, & que tout
est pour lui affaire de mémoire. (E. R. M.)
GOUVERNER, v. act. terme de Grammaire. Il ne suffit pas, pour
exprimer une pensée, d’accumuler des mots indistinctement : il doit y avoir entre tous
ces mots une corrélation universelle qui concourre à l’expression du sens total. Les
noms appellatifs, les prépositions, & les verbes relatifs, ont essentiellement une
signification vague & générale, qui doit etre déterminee tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre, selon les conjonctures. Cette détermination se fait communément par des
noms que l’on joint aux mots indéterminés, & qui, en conséquence de leur
destination, se revêtent de telle ou telle forme, prennent telle ou telle place, suivant
l’usage & le génie de chaque langue.
Or ce sont les mots indéterminés qui, dans le langage des Grammairiens gouvernent ou régissent les noms déterminans. Ainsi les
méthodes pour apprendre la langue latine disent, que le verbe actif gouverne l’accusatif : c’est une expression abregée, pour dire, que quand on
veut donner à la signification vague d’un verbe actif, une détermination spéciale tirée
de l’indication de l’objet auquel s’applique l’action énoncée par le verbe, on doit
mettre le nom de cet objet au cas accusatif, parce que l’usage a destiné ce cas à
marquer cette sorte de service.
C’est une métaphore prise d’un usage très-ordinaire de la vie civile. Un grand gouverne ses domestiques, & les domestiques attachés à son service
lui sont subordonnés ; il leur fait porter sa livrée, le public la reconnoit &
décide au coup-d’oeil, que tel homme appartient à tel maître. Les cas que prennent les
noms déterminatifs sont de même une sorte de livrée ; c’est par-là que l’on juge que ces
noms sont, pour ainsi dire, attachés au service des mots qu’ils &c. Ils sont à leur égard ce que les domestiques
sont à l’égard du maître : on dit des uns dans le sens propre, qu’ils sont gouvernés ; on le dit des autres dans le sens figuré.
Il seroit à desirer, dans le style didactique sur-tout, dont le principal mérite
consiste dans la netteté & la précision, qu’on pût se passer de ces expressions
figurées, toûjours un peu énigmatiques. Mais il est très-difficile de n’employer que des
termes propres ; & il faut avoüer d’ailleurs que les termes figurés deviennent
propres en quelque sorte, quand ils sont consacrés par l’usage & définis avec soin.
On pouvoit cependant éviter l’emploi abusif du mot dont il est ici question, ainsi que
des mots régie & régime, destinés au même usage.
Il étoit plus simple de donner le nom de complément à ce que l’on
appelle régime, parce qu’il sert en effet à rendre complet le sens
qu’on se propose d’exprimer ; & alors on auroit dit tout simplement : le complément de telles prépositions doit être à tel cas ; le
complément objectif du verbe actif doit être à l’accusatif, &c.
M. Dumarsais a fait usage de ce mot en bien des occurrences, sans en faire en son lieu
un article exprès : nous développerons nos vûes sur cet objet au mot
Régime, en y exposant les principes de Grammaire qui peuvent y avoir
rapport. On y verra que l’on peut quelquefois à peu de frais répandre la lumiere sur les
élémens des Sciences & des Arts. (E. R. M.)
GRAMMAIRE, s. f. terme abstrait. R. littera, lettre ; les Latins l’appellerent
quelquefois Litteratura. C’est la science de la parole prononcée ou
écrite. La parole est une sorte de tableau dont la pensée est l’original ; elle doit en
être une fidele imitation, autant que cette fidélité peut se trouver dans la
représentation sensible d’une chose purement spirituelle. La Logique, par le secours de
l’abstraction, vient à bout d’analyser en quelque sorte la pensée, toute indivisible
qu’elle est, en considérant séparément les idées différentes qui en sont l’objet, & la
relation que l’esprit apperçoit entre elles. C’est cette analyse qui est l’objet immédiat
de la parole ; & c’est pour cela que l’art d’analyser la pensée, est le premier
fondement de l’art de parler, ou en d’autres termes, qu’une saine Logique est le fondement
de la Grammaire.
En effet, de quelques termes qu’il plaise aux différens peuples de la terre de faire usage, de quelque maniere qu’ils s’avisent de les modifier, quelque disposition qu’ils leur donnent : ils auront toûjours à rendre des perceptions, des jugemens, des raisonnemens ; il leur faudra des mots pour exprimer les objets de leurs idées, leurs modifications, leurs corrélations ; ils auront à rendre sensibles les différens points de vûe sous lesquels ils auront envisagé toutes ces choses ; souvent le besoin les obligera d’employer des termes appellatifs & généraux, même pour exprimer des individus ; & conséquemment ils ne pourront se passer de mots déterminatifs pour restraindre la signification trop vague des premiers. Dans toutes les langues on trouvera des propositions qui auront leurs sujets & leurs attributs ; des termes dont le sens incomplet exigera un complément, un régime : en un mot, toutes les langues assujettiront indispensablement leur marche aux lois de l’analyse logique de la pensée ; & ces lois sont invariablement les mêmes partout & dans tous les tems, parce que la nature & la maniere de proceder de l’esprit humain sont essentiellement immuables. Sans cette uniformité & cette immutabilité absolue, il ne pourroit y avoir aucune communication entre les hommes de différens siecles ou de différens lieux, pas même entre deux individus quelconques, parce qu’il n’y auroit pas une regle commune pour comparer leurs procédes respectifs.
Il doit donc y avoir des principes fondamentaux communs à toutes les langues, dont la verite indestructible est antérieure à toutes les conventions arbitraires ou fortuites qui ont donné naissance aux différens idiomes qui divisent le genre humain.
Mais on sent bien qu’aucun mot ne peut être le type essentiel d’aucune idée ; il n’en devient le signe que par une convention tacite, mais libre ; on auroit pu lui donner un sens tout contraire. Il y a une égale liberté sur le choix des moyens que l’on peut employer, pour exprimer la correlation des mots dans l’ordre de l’énonciation, & celle de leurs idées dans l’ordre analytique de la pensée. Mais les conventions une fois adoptées, c’est une obligation indispensable de les suivre dans tous les cas pareils ; & il n’est plus permis de s’en départir que pour se conformer à quelque autre convention également autentique, qui déroge aux premieres dans quelque point particulier, ou qui les abroge entierement. De-là la possibilité & l’origine des différentes langues qui ont été, qui sont, & qui seront parlees sur la terre.
La Grammaire admet donc deux sortes de principes. Les uns sont d’une
verité immuable & d’un usage universel ; ils tiennent à la nature de la pensée même ;
ils en suivent l’analyse ; ils n’en sont que le résultat. Les autres n’ont qu’une vérité
hypothétique Grammaire générale, les autres
sont l’objet des diverses Grammaires particulieres.
La Grammaire générale est donc la science raisonnée des principes
immuables & généraux de la parole prononcée ou écrite dans toutes les langues.
Une Grammaire particuliere est l’art d’appliquer aux principes
immuables & généraux de la parole prononcée ou écrite, les institutions arbitraires
& usuelles d’une langue particuliere.
La Grammaire générale est une science, parce qu’elle
n’a pour objet que la spéculation raisonnée des principes immuables & généraux de la
parole : une Grammaire particuliere est un art, parce
qu’elle envisage l’application pratique des institutions arbitraires & usuelles d’une
langue particuliere aux principes généraux de la parole (voyez Art). La science grammaticale est antérieure à toutes les langues, parce
que ses principes sont d’une vérité éternelle, & qu’ils ne supposent que la
possibilité des langues : l’art grammatical au contraire est postérieur aux langues, parce
que les usages des langues doivent exister avant qu’on les rapporte artificiellement aux
principes généraux. Malgré cette distinction de la science grammaticale & de l’art
grammatical, nous ne prétendons pas insinuer que l’on doive ou que l’on puisse même en
séparer l’étude. L’art ne peut donner aucune certitude à la pratique, s’il n’est éclairé
& dirigé par les lumieres de la spéculation ; la science ne peut donner aucune
consistance à la théorie, si elle n’observe les usages combinés & les pratiques
différentes, pour s’élever par degrés jusqu’à la généralisation des principes. Mais il
n’en est pas moins raisonnable de distinguer l’un de l’autre, d’assigner à l’un & à
l’autre son objet propre, de prescrire leurs bornes respectives, & de déterminer leurs
différences.
C’est pour les avoir confondues que le P. Buffier, (Gramm. fr. n°. 9. &
suiv.) regarde comme un abus introduit par divers Grammairiens, de dire : l’usage est en ce point opposé à la Grammaire.
« Puisque la
Grammaire, dit-il à ce sujet, n’est que pour fournir des regles ou des réflexions qui apprennent à parler comme on parle ; si quelqu’une de ces regles ou de ces réflexions ne s’accorde pas à la maniere de parler comme on parle, il est évident qu’elles sont fausses & doivent être changées ».
est très clair que notre Grammairien ne pense ici qu’à la Grammaire
particuliere d’une langue, à celle qui apprend à parler comme on parle, à celle enfin que
l’on designe par le nom d’usage dans l’expression censurée. Mais cet
usage a toûjours un rapport nécessaire aux lois immuables de la Grammaire
générale, & le P. Buffier en convient lui-même dans un autre en droit.
« Il se trouve essentiellement dans toutes les langues, dit-il, ce que la Philosophie y considere, en les regardant comme les expressions naturelles de nos pensées : car comme la nature a mis un ordre nécessaire dans nos pensées, elle a mis, par une conséquence infaillible, un ordre nécessaire dans les langues ».
C’est en effet pour cela que dans toutes ou trouve les mêmes especes de mots ; que ces
mots y sont assujettis à-peu-près aux mêmes especes d’accidens ; que le discours y est
soûmis a la triple syntaxe, de concordance, de régime, & de construction, &c. Ne doit-il pas résulter de tout ceci un corps de doctrine indépendant des
décisions arbitraires de tous les usages, & dont les principes sont des lois également
universelles & immuables ?
Or c’est à ces lois de la Grammaire générale, que orat.
n. 47.) Impetratum est à consuetudine ut peccare suavitatis causâ
liceret : c’est à l’usage qu’il attribue les fautes dont il parle, impetratum est à consuetudine ; & conséquemment il reconnoît une regle
independante de l’usage & supérieure à l’usage ; c’est la nature même, dont les
décisions relatives à l’art de la parole forment le corps de la science grammaticale.
Consultons de bonne foi ces décisions, & comparons y sans préjugé les pratiques
usuelles ; nous serons bientôt en état d’apprécier l’opinion du P. Buffier. Les idiotismes
suffiroient pour la sapper jusqu’aux fondemens, si nous voulions nous permettre une
digression que nous avons condamnée ailleurs (voyez Gailicisme & Idiotisme) : mais il ne nous faut qu’un exemple pour parvenir à notre but,
& nous le prendrons dans l’Ecriture. Que signifient les plaintes que nous entendons
faire tous les jours sur les irrégularités de notre alphabet, sur les emplois multipliés
de la même lettre pour représenter divers élémens de la parole, sur l’abus contraire de
donner à un même element plusieurs caracteres différens, sur celui de réunir plusieurs
caracteres pour représenter un élément simple, &c ? C’est la
comparaison secrete des institutions usuelles avec les principes naturels, qui fait naître
ces plaintes ; on voit, quoi qu’on en puisse dire, que l’usage autorise de véritables
fautes contre les principes immuables dictés par la nature.
Eh ! comment pourroit-il se faire que l’usage des langues s’accordât toûjours avec les
vûes générales & simples de la nature ? Cet usage est le produit du concours fortuit
de tant de circonstances quelquefois très-discordantes. La diversité des climats, la
constitution politique des Etats ; les révolutions qui en changent la face ; l’état des
sciences, des arts, du commerce ; la religion & le plus ou le moins d’attachement
qu’on y a ; les prétentions opposées des nations, des provinces, des villes, des familles
même : tout cela contribue à faire envisager les choses, ici sous un point de vûe, là sous
un autre, aujourd’hui d’une façon, demain d’une maniere toute differente ; & c’est
l’origine de la diversité des génies des langues. Les différens résultats des combinaisons
infinies de ces circonstances, produisent la différence prodigieuse que l’on trouve entre
les mots des diverses langues qui expriment la même idée, entre les moyens qu’elles
adoptent pour désigner les rapports énonciatifs de ces mots, entre les tours de phrase
qu’elles autorisent, entre les licences qu’elles se permettent. Cette influence du
concours des circonstances est frappante, si l’on prend des termes de comparaison
très-éloignés, ou par les lieux, ou par les tems, comme de l’orient à l’occident, ou du
regne de Charlemagne à celui de Louis le bien-aimé : elle le sera moins, si les points
sont plus voisins, comme d’Italie en France, ou du siecle de François I. à celui de
Louis XIV : en un mot plus les termes comparés se rapprocheront, plus les différences
paroîtront diminuer ; mais elles ne seront jamais totalement anéanties : elles demeureront
encore sensibles entre deux nations contiguës, entre deux provinces limitrophes, entre
deux villes voisines, entre deux quartiers d’une même ville, entre deux familles d’un même
quartier : il y a plus, le même homme varie ses façons de parler d’âge en âge, de jour en
jour. De là la diversité des dialectes d’une même langue, suite naturelle de l’égale
liberté & de la différente Grammaires particulieres.
Rien n’est plus aisé que de se méprendre sur le véritable usage d’une langue. Si elle est morte, on ne peut que conjecturer ; on est réduit à une portion bornée de témoignages consignés dans les livres du meilleur siecle. Si elle est vivante, la mobilité perpétuelle de l’usage empêche qu’on ne puisse l’assigner d’une maniere fixe ; ses oracles n’ont qu’une vérité momentanée. Dans l’un & dans l’autre cas, il ne faut négliger aucune des ressources que le hasard peut offrir, ou que l’art d’enseigner peut fournir.
Le moyen le plus utile & le plus avoué par la raison & par l’expérience, c’est de
diviser l’objet dont on traite en différens points capitaux, auxquels on puisse rapporter
les différens principes & les diverses observations qui concernent cet objet. Chacun
de ces points capitaux peut être soudivisé en des parties subordonnées, qui serviront à
mettre de l’ordre dans les matieres relatives aux premiers chefs de distribution. Mais les
membres de ces divisions doivent effectivement présenter des parties différentes de
l’objet total, ou les différens points de vûe sous lesquels on se propose de l’envisager ;
il doit y en avoir assez pour faire connoitre tout l’objet, & assez peu pour ne pas
surcharger la mémoire, & ne pas distraire l’attention. Voici donc comment nous croyons
devoir distribuer la Grammaire, soit générale, soit particuliere.
La Grammaire considere la parole dans deux états différens, ou comme
prononcée, ou comme écrite : la parole écrite est l’image de la parole prononcée, &
celle-ci est l’image de la pensée. Ces deux points de vûe peuvent donc être comme les deux
principaux points de réunion, auxquels on rapporte toutes les observations grammaticales ;
& toute la Grammaire se divise ainsi en deux parties générales, dont
la premiere qui traite de la parole, peut être appellée Orthologie ;
& la seconde, qui traite de l’écriture, se nomme Orthographe. La
nécessité de caractériser avec précision les points saillans de notre systeme grammatical,
& la liberté que l’usage de notre langue paroit avoir laissée sur la formation des
termes techniques, nous ont déterminés à en risquer plusieurs, que l’on trouvera dans le
tableau que nous allons presenter de la distribution de la Grammaire.
Nous ferons en sorte qu’ils soient dans l’analogie des termes didactiques usités, &
qu’ils expriment exactement toute l’étendue de l’objet que nous prétendons leur faire
désigner : à mesure qu’ils se présenteront, nous les expliquerons par leurs racines. Ainsi
le mot Orthologie a pour racines rectus, & sermo ; ce qui signifie maniere de bien parler.
De l’Orthologie. Pour rendre la pensée sensible par la parole, on est
obligé d’employer plusieurs mots, auxquels on attache les sens partiels que l’analyse
démêle dans la pensée totale. C’est donc des mots qu’il est question dans la premiere
partie de la Grammaire, & on peut les y considerer ou isolés, ou
rassemblés, c’est-à-dire, ou hors de l’élocution, ou dans l’ensemble de l’élocution ; ce
qui partage naturellement le traité de la parole en deux parties, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe. Le terme de Lexicologie signifie explication des mots ; R. R. vocabulum, & sermo. Ce mot a déjà été employé par
M. l’abbe Girard, mais dans un sens différent de celui que nous lui assignons, & que
ses racines mêmes paroissent indiquer. M. Duclos semble diviser comme nous l’objet du
traité de la parole ; il commence ainsi ses re-
marques sur le dernier chap. de la Grammaire générale :
« La
Grammairede quelque langue que ce soit, a deux fondemens, leVocabulaire& laSyntaxe».
Mais le Vocabulaire n’est que le catalogue des mots d’une langue, & chaque langue a
le sien ; au lieu que ce que nous appellons Lexicologie, contient sur
cet objet des principes raisonnés communs à toutes les langues.
I. L’office de la Lexicologie est donc d’expliquer tout ce qui concerne la connoissance
des mots ; & pour y procéder avec méthode, elle en considere le matériel, la valeur, & l’étymologie.
1°. Le matériel des mots comprend leurs élémens & leur prosodie.
Les sons & les articulations sont les parties élémentaires des mots, & les
syllabes qui résultent de leur combinaison, en sont les parties intégrantes &
immédiates. Voyez Son & Syllabe.
La Prosodie fixe les décisions de l’usage par rapport à l’accent & à la quantité.
L’accent est la mesure de l’élévation, comme la quantité est la mesure de la durée du son
dans chaque syllabe. Voyez Prosodie, Accent, & Quantité
Les mots ne conservent pas toûjours la forme matérielle que l’usage vulgaire leur a
assignée primitivement ; souvent il se fait des changemens, ou dans les parties
élémentaires, ou dans les parties intégrantes qui les composent, sans que ces licences
avouées de l’usage en alterent la signification : comme dans les mots relligio, amasti, amarier, au lieu de religio, amavisti, amari.
On donne communément le nom de figures aux divers changemens qui
arrivent à la forme matérielle des mots. Voyez au mot
Figure l’article des figures de diction qui regardent le
matériel du mot.
2°. La valeur des mots consiste dans la totalité des idées que l’usage a attachées à
chaque mot. Les différentes especes d’idées que les mots peuvent rassembler dans leur
signification, donnent lieu à la Lexicologie de distinguer dans la valeur des mots trois
sens différens ; le sens fondamental, le sens
spécifique, & le sens accidentel.
Le sens fondamental est celui qui résulte de l’idée fondamentale que l’usage a attachée
originairement à la signification de chaque mot : cette idée peut être commune à plusieurs
mots, qui n’ont pas pour cela la même valeur, parce que l’esprit l’envisage dans chacun
d’eux sous ces points de vûe différens. Par rapport à cette idée primitive, ses mots
peuvent être pris ou dans le sens propre, ou dans le sens figuré. Un mot est dans le sens
propre, lorsqu’il est employé pour réveiller dans l’esprit l’idée qu’on a eu intention de
lui faire signifier primitivement ; & il est dans le sens figuré, lorsqu’il est
employé pour exciter dans l’esprit une autre idée qui ne lui convient que par son analogie
avec celle qui est l’objet du sens propre. On donne communément le nom de tropes aux divers changemens de cette espece, qui peuvent se faire dans le sens
fondamental des mots. Voyez Sens & Trope.
Le sens spécifique est celui qui résulte de la différence des points de vûe, sous
lesquels l’esprit peut envisager l’idée fondamentale, relativement à l’analyse de la
pensée. De-là les différentes especes de mots, les noms, les pronoms, les adjectifs, &c.
(voyez Mot, Nom, Pronom, &c.) On trouve souvent des mots de la même
espece, qui semblent exprimer la même idée fondamentale & le même point de vûe
analytique de l’esprit ; on donne à ces mots la qualification de synonymes, pour faire entendre qu’ils ont précisement la même signification ;
& on appelle synonymie la propriété qui les fait ainsi qualifier.
Nous examinerons ce qu’il y a de vrai & d’utile sur cette matiere aux
articles
Synonymes & Synonymie.
Le sens accidentel est celui qui résulte de la différence des relations des mots à
l’ordre de l’énonciation. Ces diverses relations sont communément indiquées par des formes
différentes, telles qu’il plaît aux usages arbitraires des langues de les fixer : de-là
les genres, les cas, les nombres, les personnes, les tems, les modes (voyez
Accident
& tous les mots que nous venons d’indiquer). Les différentes lois de
l’usage sur la génération des formes qui expriment ces accidens, constituent les
déclinaisons & les conjugaisons. Voyez Déclinaison & Conjugaison.
3°. L’Etymologie des mots est la source d’où ils sont tirés. L’étude de l’étymologie peut avoir deux fins différentes.
La premiere est de suivre l’analogie d’une langue, pour se mettre en état d’y introduire
des mots nouveaux, selon l’occurrence des besoins : c’est ce qu’on appelle la formation ; & elle se fait ou par dérivation ou par composition. De-là les mots primitifs & les dérivés, les mots simples & les composés.
Voyez Formation.
Le second objet de l’étude de l’étymologie, est de remonter effectivement à la source
d’un mot, pour en fixer le véritable sens par la connoissance de ses racines génératrices ou élémentaires, naturelles ou étrangeres : c’est l’art étymologique, qui suppose des moyens
d’invention, & des regles de critique pour en
faire usage. Voyez Etymologie & Art Etymologique
Tels sont les points de vûe fondamentaux auxquels on peut rapporter les principes de la
Lexicologie. C’est aux dictionnaires de chaque langue à marquer sur chacun des mots qu’ils
renferment, les décisions propres de l’usage, relatives à ces points de vûe. Voyez Dictionnaire, & plusieurs remarques de l’article
Encyclopédie.
II. L’office de la Syntaxe est d’expliquer tout ce qui concerne le concours des mots
réunis, pour exprimer une pensée. Quand on veut transmettre sa pensée par le secours de la
parole, la totalité des mots que l’on réunit pour cette fin, fait une proposition ; la
syntaxe en examine la matiere & la forme.
1°. La matiere de la proposition est la totalité des parties qui entrent dans sa
composition ; & ces parties sont de deux especes, logiques, &
grammaticales.
Les parties logiques sont les expressions totales de chacune des idées que l’esprit
apperçoit nécessairement dans l’analyse de la pensée, savoir le sujet,
l’attribut, & la copule. Le sujet est la partie
de la proposition qui exprime l’objet dans lequel l’esprit apperçoit l’existence ou la non
existence d’une modification ; l’attribut est celle qui exprime la modification, dont
l’esprit apperçoit l’existence ou la nonexistence dans le sujet ; & la copule est la
partie qui exprime l’existence ou la non-existence de l’attribut dans le sujet.
Les parties grammaticales de la proposition sont les mots que les besoins de
l’énonciation & de la langue que l’on parle y font entrer, pour constituer la totalité
des parties logiques. Voyez Sujet & Copule.
Les différentes manieres dont les parties grammaticales constituent les parties logiques,
font naître les différentes especes de propositions ; les simples & les composées, les
incomplexes & les complexes, les principales & les incidentes, &c.
Voyez Proposition, & ce qui en est dit a l’article
Construction.
2°. La forme de la proposition consiste dans les inflexions particulieres, & dans
l’arrangement respectif des différentes parties dont elle est composée. Par rapport à cet
objet, la syntaxe est différente dans chaque langue pour les details ; mais toutes ses
regles, dans quelque langue que ce soit, se rapportent à trois chefs généraux, qui sont la
Concordance, le Régime, & la Construction.
La Concordance est l’uniformité des accidens communs à plusieurs mots, comme sont les
genres, les nombres, les cas, &c. Les regles que la syntaxe prescrit
sur la concordance, ont pour fondement un rapport d’identité entre les mots qu’elle fait
accorder, parce qu’ils expriment conjointement un même & unique objet. Ainsi la
concordance est ordinairement d’un mot modificatif avec un mot subjectif, parce que la
modification d’un sujet n’est autre chose que le sujet modifié. Le modificatif se rapporte
au subjectif, ou par apposition, ou par attribution ; par apposition, lorsqu’ils sont
réunis pour exprimer une seule idée précise, comme quand on dit, ces hommes
savans : par attribution, lorsque le modificatif est l’attribut d’une proposition
dont le subjectif est le sujet, comme quand on dit, ces hommes sont
savans. Toutes les langues qui admettent dans les modificatifs des accidens
semblables à ceux des subjectifs, mettent ces mots en concordance dans le cas de
l’apposition, parce que l’identité y est réelle & nécessaire ; la plûpart l’exigent
encore dans le cas de l’attribution, parce que l’identité y est réelle : mais quelques
unes ne l’admettent pas, & employent l’adverbe au lieu de l’adjectif, parce que dans
l’analyse de la proposition elles envisagent le sujet & l’attribut comme deux objets
séparés & différens : ainsi pour dire ces hommes savans, on dit en
allemand, diese gelehrten manner, comme en latin, hi docti
viri ; mais pour dire ces hommes sont savans, on dit en allemand,
diese manner sind gelehrt, comme on diroit en latin, hi
viri sunt doctè, ou cum doctrinâ, au lieu de dire sunt docti. L’une de ces deux pratiques est peut-être plus conforme que l’autre
aux lois de la Grammaire générale ; mais entreprendre sur ce principe de
réformer celle des deux que l’on croiroit la moins exacte, ce seroit pécher contre la plus
essentielle des lois de la Grammaire générale même, qui doit abandonner
sans reserve le choix des moyens de la parole à l’usage, Quem penès arbitrium
est & jus & norma loquendi.
Voyez Concordance, Apposition, & Usage
Le Régime est le signe que l’usage a établi dans chaque langue, pour indiquer le rapport
de determination d’un mot à un autre. Le mot qui est en régime sert à rendre moins vague
le sens général de l’autre mot auquel il est subordonné ; & celui-ci, par cette
application particuliere, acquiert un degre de précision qu’il n’a point par lui-même.
Chaque langue a ses pratiques différentes pour caractériser le regime & les
différentes especes de régime : ici c’est par la place ; là par des prépositions ;
ailleurs par des terminaisons ; par-tout c’est par les moyens qu’il a plû à l’usage de
consacrer. Voyez Régime & Détermination.
La Construction est l’arrangement des parties logiques & grammaticales de la
proposition. On doit distinguer deux sortes de construction : l’une analytique, & l’autre usuelle.
La construction analytique est celle où les mots sont rangés dans le même ordre que les
idées se presentent à l’esprit dans l’analyse de la pensée. Elle appartient à la Grammaire générale, & elle est la regle invariable & universelle
qui doit servir de base à la construction particuliere de quelque langue que ce soit ;
elle n’a qu’une maniere de procéder, parce qu’elle n’envisage qu’un objet, l’exposition
claire & suivie de la pensée.
La construction usuelle, est celle où les mots sont rangés dans l’ordre autorisé par
l’usage de chaque langue. Elle a differens procédes, à cause de la diversité des vûes
qu’elle a à combiner & à concilier : elle ne doit point abandonner totalement la
succession analytique des idées ; elle doit se prêter à la succession pathétique des
objets qui intéressent l’ame ; & elle ne doit pas négliger la succession euphonique
Grammaire générale approuve tout ce qui mene à son but, à l’expression
fidele de la pensée. Ainsi quelque vrais & quelque nécessaires que soient les
principes fondamentaux de la Grammaire générale sur l’énonciation de la
pensée ; quelque conformité que les usages particuliers des langues puissent avoir à ces
principes, on trouve cependant dans toutes, des locutions tout-à-fait éloignées & des
principes métaphysiques & des pratiques les plus ordinaires ; ce sont des écarts de
l’usage avoués même par la raison. La construction usuelle est donc simple ou figurée : simple, quand elle suit sans écart le
procédé ordinaire de la langue ; figurée, quand elle admet quelque façon de parler qui
s’éloigne des lois ordinaires. On donne à ces locutions particulieres le nom de figures de construction, pour les distinguer de celles dont nous avons
parlé plus haut, & qui sont des figures de mots, les unes relatives au matériel, &
les autres au sens. Celles ci sont les diverses altérations que les usages des langues
autorisent dans la forme de la proposition. (voy. Figure & Construction) C’est communément sur quelques-unes de ces figures, que sont
fondés les idiotismes particuliers des langues, & c’est en les ramenant à la
construction analytique que l’on vient à-bout de les expliquer. C’est l’analyse seule qui
remplit les vuides de l’ellipse, qui justifie les redondances du pléonasme, qui éclaire
les détours de l’inversion. Voilà, nous osons le dire, la maniere la plus naturelle &
la plus sûre d’introduire les jeunes gens à l’intelligence du latin & du grec. Voyez Construction, Idiotisme, Inversion, Méthode
On voit par cette distribution de l’Orthologie, quelles sont les bornes précises de la
Grammaire par rapport à cet objet. Elle n’examine ce qui concerne les
mots, que pour les employer ensuite à l’expression d’un sens total dans une proposition.
Faut-il reunir plusieurs propositions pour en composer un discours ? Chaque proposition
isolée sera toûjours du ressort de la Grammaire, quant à l’expression du
sens que l’on y envisagera ; mais ce qui concerne l’ensemble de toutes ces propositions,
est d’un autre district. C’est à la Logique à decider du choix & de la force des
raisons que l’on doit employer pour éclairer l’esprit : c’est à la Rhetorique à régler les
tours, les figures, le style dont on doit se servir pour émouvoir le coeur par le
sentiment, ou pour le gagner par l’agrément. Ainsi la Logique enseigne en quelque sorte ce
qu’il faut dire ; la Grammaire, comment il faut le dire pour être
entendu ; & la Rhetorique, comment il convient de le dire pour persuader.
De l’Ortographe. Les Arts n’ont pas été portés du premier coup à leur
perfection ; ils n’y sont parvenus que par degrés, & après bien des changemens. Ainsi
quand les hommes songerent à communiquer leurs pensées aux absens, ou à les transmettre à
la postérité, ils ne s’aviserent pas d’abord des signes les plus propres à produire cet
effet. Ils commencerent par employer des symboles représentatifs des choses, & ne
songerent à peindre la parole même, qu’après avoir reconnu par une longue expérience
l’insuffisance de leur premiere pratique, & l’inutilité de leurs efforts pour la
perfectionner autant qu’il convenoit à leurs besoins. Voyez Ecriture, Caracteres, Hieroglyphes .
L’écriture symbolique fut donc remplacée par l’écriture ortographique, qui est la
représentation de la parole. C’est cette derniere seule qui est l’objet de la Grammaire ; & pour en exposer l’art avec methode, il n’y a qu’à suivre le plan
même de l’Orthologie. Lexicographie & Logographie. R. R.
vocabulum ; sermo ; & scriptio : comme si l’on disoit ortographe des mots, & ortographe du discours. Le terme de
Logographie est connu dans un autre sens, mais qui est éloigné du sens
étymologique que nous revendiquons ici, parce que c’est le seul qui puisse rendre notre
pensée.
I. L’office de la Lexicographie est de prescrire les regles convenables pour représenter
le matériel des mots, avec les caracteres autorités par l’usage de chaque langue. On
considere dans le matériel des mots les élémens & la prosodie ; de-là deux sortes de
caracteres, caracteres élémentaires, & caracteres
prosodiques.
1°. Les caracteres élémentaires sont ceux que l’usage a destinés primitivement à la
représentation des élemens de la parole, savoir les sons & les articulations. Ceux qui
sont établis pour representer les sons, se nomment voyelles ; ceux qui
sont introduits pour exprimer les articulations, s’appellent consonnes :
les uns & les autres prennent le nom commun de lettres. La liste de
toutes les lettres autorisées par l’usage d’une langue, se nomme alphabet ; & on appelle alphabétique, l’ordre dans lequel on
a coûtume de les ranger (voyez Alphabet, Lettres, Voyelles, Consonnes). Les Grecs donnerent aux lettres des noms analogues à ceux que
nous leur donnons : ils les appellerent élémens, ou lettres. Les termes d’élémens, de sons &
d’articulations, ne devroient convenir qu’aux élémens de la parole
prononcée ; comme ceux de lettres, de voyelles &
de consonnes, ne devroient se dire que de ceux de la parole écrite ;
cependant c’est assez l’ordinaire de confondre ces termes, & de les employer les uns
pour les autres. C’est à cet usage, introduit par la maniere dont les premiers Grammairiens envisagerent l’art de la parole, que l’on doit l’etymologie
du mot Grammaire.
2°. Les caracteres prosodiques sont ceux que l’usage a établis pour diriget la
prononciation des mots écrits. On peut en distinguer de trois sortes : les uns reglent
l’expression même des mots ou de leurs elemens ; tels que la cédille,
l’apostrophe, le tiret, & la diérèse : les autres avertissent de l’accent, c’est à-dire de la mesure de
l’élévation du son ; ce sont l’accent aigu, l’accent
grave, & l’accent circonflexe : d’autres enfin fixent la
quantité ou la mesure de la durée du son ; & on les appelle longue,
breve, & douteuse, comme les syllabes mêmes dont elles
caractérisent le son. Voyez Prosodie, Accent, Quantité, & les mots que nous venons d’indiquer.
II. L’office de la Logographie est de prescrire les regles convenables pour représenter la relation des mots à l’ensemble de chaque proposition. & la relation de chaque proposition à l’ensemble du discours.
1°. Par rapport aux mots considéres dans la phrase, la Logographie doit en général fixer le choix des lettres capitales ou courantes ; indiquer les occasions où il convient de varier la forme du caractere & d’employer l’italique ou le romain, & prescrire les lois usuelles sur la maniere de représenter les formes accidentelles des mots, relatives à l’ensemble de la proposition.
2°. Pour ce qui est de la relation de chaque proposition à l’ensemble du discours, la
Logographie doit donner les moyens de distinguer la différence des sens, & en quelque
sorte les différens degrés de leur mutuelle dépendance. Cette partie s’appelle Ponctuation. L’usage n’y décide guere que la forme des
caracteres qu’elle employe : l’art de s’en servir devient en quelque sorte une affaire de
goût ; mais le goût a aussi ses regles, quoiqu’elles puissent plus difficilement être
mises à la portée du grand nombre. Voyez Ponctuation.
Tel est l’ordre que nous mettons dans notre maniere d’envisager la Grammaire. D’autres suivroient un plan tout différent, & auroient sans doute
de bonnes raisons pour préférer celui qu’ils adopteroient. Cependant le choix n’en est pas
indifférent. De toutes les routes qui conduisent au même but, il n’y en a qu’une qui soit
la meilleure. Nous n’avons garde d’assûrer que nous l’ayons saisie ; cette assertion
seroit d’autant plus présomptueuse, que les principes d’après lesquels on doit décider de
la préférence des méthodes didactiques, ne sont peut-être pas encore assez déterminés.
Tout ce que nous pouvons avancer, c’est que nous n’avons rien négligé pour présenter les
choses sous le point de vûe le plus favorable & le plus lumineux.
Il ne faut pas croire cependant que chacune des parties que nous avons assignées à la Grammaire
Il faudroit peut-être, pour donner à cet article toute la perfection nécessaire, faire
connoître ici les différentes Grammaires des langues savantes &
vulgaires. Nous l’aurions souhaité, & nous l’avions même insinué à notre illustre
prédécesseur : mais le tems ne nous a pas permis de le faire nous-mêmes ; & notre
respect pour le public nous empêche de lui présenter des jugemens hasardés ou copiés. Nous
dirons simplement qu’il y a peu d’ouvrages de Grammaire dont on ne
puisse tirer quelque avantage, mais aussi qu’il y en a peu, ou il n’y ait quelque chose à
desirer pour le philosophique. (E. R. M.)
GRAVE, adj. en terme de Grammaire : on dit, accent
grave, accent aigu, accent circonflexe ; & cela se dit également & des
différentes élévations du son, & des signes
prosodiques qui les caractérisent dans les langues anciennes, & des mêmes
caracteres, tels que nous les employons aujourd’hui, quoique destinés à une autre fin
(voyez Accent). (E. R. M.)
Guttural, (Gramm.) on distingue en différentes
classes les diverses articulations usitées dans chaque langue ; & cette distinction
se fonde sur sa diversité des parties organiques qui paroissent le plus contribuer à la
production de ces articulations. Les consonnes qui les représentent se partagent de
même : de-là les labiales, les linguales, les gutturales, &c. Voyez Consonne. (E. R. M.)
H, substantif féminin, (Gramm.) c’est la huitieme lettre de notre
alphabet. Voyez Alphabet.
Il n’est pas unanimement avoüé par tous les Grammairiens que ce caractere soit une lettre, & ceux qui en font une lettre ne sont pas même d’accord entre eux ; les uns prétendant que c’est une consonne, & les autres, qu’elle n’est qu’un signe d’aspiration. Il est certain que le plus essentiel est de convenir de la valeur de ce caractere ; mais il ne sçauroit être indifférent à la Grammaire de ne sçavoir à quelle classe on doit le rapporter. Essayons donc d’approfondir cette question, & cherchons-en la solution dans les idées générales.
Les lettres sont les signes des élémens de la voix, savoir des sons & des
articulations. Voy. Lettres. Le son est une simple émission de la voix, dont les différences
essentielles dépendent de la forme du passage que la bouche prête à l’air qui en est la
matiere, voyez Son ; & les voyelles sont les lettres destinées à la représentation
des sons. Voyez Voyelles. L’articulation est une modification des sons produite par le
mouvement subit & instantané de quelqu’une des parties mobiles de l’organe de la
parole ; & les consonnes sont les lettres destinées à la représentation des
articulations. Ceci mérite d’être développé.
Dans une thèse soutenue aux écoles de Médecine le 13 Janvier 1757 (an ut
coeteris animantibus, ita & homini, sua vox peculiaris ?), M. Savary prétend
que l’interception momentanée du son est ce qui constitue l’essence des consonnes,
c’est-à-dire en distinguant le signe de la chose signifiée, l’essence des
articulations : sans cette interception, la voix ne seroit
J’avoue que l’interception du son caractérise en quelque sorte toutes les articulations
unanimement reconnues, parce qu’elles sont toutes produites par des mouvemens qui
embarrassent en effet l’émission de la voix. Si les parties mobiles de l’organe
restoient dans l’état où ce mouvement les met d’abord, ou l’on n’entendroit rien, ou
l’on n’entendroit qu’un sifflement causé par l’échappement contraint de l’air hors de la
bouche : pour s’en assûrer, on n’a qu’à réunir les levres comme pour articuler un p, ou approcher la levre inférieure des dents supérieures, comme pour
prononcer un v, & tâcher de produire le son a,
sans changer cette position. Dans le premier cas, on n’entendra rien jusqu’à ce que les
levres se séparent ; & dans le second cas, on n’aura qu’un sifflement informe.
Voilà donc deux choses à distinguer dans l’articulation ; le mouvement instantané de
quelque partie mobile de l’organe, & l’interception momentanée du son : laquelle des
deux est représentée par les consonnes ? ce n’est assûrément ni l’une ni l’autre. Le
mouvement en soi n’est point du ressort de l’audition ; & l’interception du son, qui
est un véritable silence, n’en est pas davantage. Cependant l’oreille distingue
très-sensiblement les choses représentées par les consonnes ; autrement quelle
différence trouveroit-elle entre les mots vanité, qualité, qui se
réduisent également aux trois sons a-i-é, quand on en supprime les
consonnes ?
La vérité est que le mouvement des parties mobiles de l’organe est la cause physique de
ce qui fait l’essence de l’articulation ; l’interception du son est l’effet immédiat de
cette cause physique à l’égard de certaines parties mobiles : mais cet effet n’est
L’air est un fluide qui dans la production de la voix s’échappe par le canal de la
bouche ; il lui arrive alors, comme à tous les fluides en pareille circonstance, que
sous l’impression de la même force, ses efforts pour s’échapper, & sa vîtesse en
s’échappant, croissent en raison des obstacles qu’on lui oppose ; & il est
très-naturel que l’oreille distingue les différens degrés de la vîtesse & de
l’action d’un fluide qui agit sur elle immédiatement. Ces accroissemens d’action
instantanés comme la cause qui les produit, c’est ce qu’on appelle explosion. Ainsi les articulations sont les différens degrés d’explosion que
reçoivent les sons par le mouvement subit & instantané de quelqu’une des parties
mobiles de l’organe.
Cela posé, il est raisonnable de partager les articulations & les consonnes qui les représentent en autant de classes qu’il y a de parties mobiles qui peuvent procurer l’explosion aux sons par leur mouvement : de-là trois classes générales de consonnes, les labiales, les linguales, & les gutturales, qui représentent les articulations produites par le mouvement ou des levres, ou de la langue, ou de la trachée-artere.
L’aspiration n’est autre chose qu’une articulation gutturale, & la lettre h, qui en est le signe, est une consonne gutturale. Ce n’est point par
les causes physiques qu’il faut juger de la nature de l’articulation ; c’est par
elle-même : l’oreille en discerne toutes les variations, sans autre secours que sa
propre sensibilité ; au lieu qu’il faut les lumieres de la Physique & de l’Anatomie
pour en connoître les causes. Que l’aspiration n’occasionne aucune interception du son,
c’est une vérité incontestable ; mais elle n’en produit pas moins l’explosion, en quoi
consiste l’essence de l’articulation ; la différence n’est que dans la cause. Les autres
articulations, sous l’impression de la même force expulsive, procurent aux sons des
explosions proportionnées aux obstacles qui embarrassent l’émission de la voix :
l’articulation gutturale leur donne une explosion proportionnée à l’augmentation même de
la force expulsive.
Aussi l’explosion gutturale produit sur les sons le même effet général que toutes les
autres, une distinction qui empêche de les confondre, quoique pareils &
consécutifs : par exemple, quand on dit la halle ; le second a est distingué du premier aussi sensiblement par l’aspiration h, que par l’articulation b, quand on dit la balle, ou par l’articulation s, quand on dit la salle. Cet effet euphonique est nettement désigné par le nom d’articulation, qui ne veut dire autre chose que distinction des
membres ou des parties de la voix.
La lettre h, qui est le signe de l’explosion gutturale, est donc une
véritable consonne, & ses rapports analogiques avec les autres consonnes, sont
autant de nouvelles preuves de cette décision.
1°. Le nom épellatif de cette lettre, si je puis parler ainsi, c’est-à-dire le plus
commode pour la facilité de l’épellation, emprunte nécessairement le secours de l’e muet, parce que h, comme toute autre consonne, ne
peut se faire entendre qu’avec une voyelle ; l’explosion du son ne peut exister sans le
son. Ce caractere se prête donc, comme les autres consonnes, au système d’épellation
proposé dès 1660 par l’auteur de la Grammaire générale, mis dans tout son jour par
M. Dumas, & introduit aujourd’hui dans plusieurs écoles depuis l’invention du bureau
typographique.
2°. Dans l’épellation on substitue à cet e muet la voyelle
nécessaire, comme quand il s’agit de toute autre consonne : de même qu’avec b on dit, ba, bé, bi, bo, bu,
&c. ainsi avec h on dit, ha, hé, hi, ho, hu,
&c. comme dans hameau, héros, hibou, hoqueton, hupé, &c.
3°. Il est de l’essence de toute articulation de précéder le son qu’elle modifie, parce
que le son une fois échappé n’est plus en la disposition de celui qui parle, pour en
recevoir quelque modification. L’articulation gutturale se conforme ici aux autres,
parce que l’augmentation de la force expulsive doit précéder l’explosion du son, comme
la cause précede l’effet. On peut reconnoître par-là la fausseté d’une remarque que l’on
trouve dans la Grammaire françoise de M. l’abbé Regnier (Paris, 1706, in-12, p. 31.), & qui est répétée dans la Prosodie françoise de M. l’abbé d’Olivet, page 36. Ces
deux auteurs disent que l’h est aspirée à la fin des trois
interjections ah, eh, oh. A la vérité l’usage de notre orthographe
place ce caractere à la fin de ces mots ; mais la prononciation renverse l’ordre, &
nous disons, ha, hé, ho. Il est impossible que l’organe de la parole
fasse entendre la voyelle avant l’aspiration.
4°. Les deux lettres f & h ont été employées
l’une pour l’autre ; ce qui suppose qu’elles doivent être de même genre. Les Latins ont
dit fircum pour hircum, fostem pour hostem, en employant f pour h ; & au
contraire ils ont dit heminas pour feminas, en
employant h pour f. Les Espagnols ont fait passer
ainsi dans leur langue quantité de mots latins, en changeant f en h : par exemple, ils disent, hablar, (parler), de fabulari ; hazer, (faire), de facere ; herir,
(blesser), de ferire ; hado, (destin), de fatum ;
higo, (figue), de ficus ; hogar, (foyer), de focus, &c.
Les Latins ont-aussi employé v ou s pour h, en adoptant des mots grecs : veneti vient de
Vesta de vestis de ver de &c. & de même super vient de septem de &c.
L’auteur des grammaires de Port-Royal fait entendre dans sa Méthode
espagnole, part. I. chap. iij. que les effets presque semblables de l’aspiration
h & du sifflement f ou v ou
s, sont le fondement de cette commutabilité ; & il insinue dans
la Méthode latine, que ces permutations peuvent venir de l’ancienne
figure de l’esprit rude des Grecs, qui étoit assez semblable à f,
parce que, selon le témoignage de S. Isidore, on divisa perpendiculairement en deux
parties égales la lettre H, & l’on prit la premiere moitié I− pour signe de l’esprit
rude, & l’autre moitié −I pour symbole de l’esprit doux. Je laisse au lecteur à
juger du poids de ces opinions, & je me réduis à conclure tout de nouveau que toutes
ces analogies de la lettre h avec les autres consonnes, lui en
assûrent incontestablement la qualité & le nom.
Ceux qui ne veulent pas en convenir soûtiennent, dit M. du Marsais,
que ce signe ne marquant aucun son particulier analogue au son des autres consonnes, il
ne doit être considéré que comme un signe d’aspiration. Voyez Consonne. Je ne ferai point remarquer ici que le mot son y est employé abusivement, ou du moins dans un autre sens que celui que je
lui ai assigné dès le commencement, & je vais au contraire l’employer de la même
maniere, afin de mieux assortir ma réponse à l’objection : je dis donc qu’elle ne prouve
rien, parce qu’elle prouveroit trop. On pourroit appliquer ce raisonnement à telle
classe de consonne que l’on voudroit, parce qu’en général les consonnes d’une classe ne
marquent aucun son particulier analogue au son des consonnes d’une autre classe : ainsi
l’on pourroit dire, par exemple, que nos cinq lettres labiales b, p, v, f,
m, ne marquant aucuns sons particuliers analogues aux sons des autres consonnes,
elles ne doivent être considérées que comme les signes de certains mouvemens des levres.
J’ajoûte que ce raisonnement porte sur un principe faux, & qu’en effet la lettre h désigne un objet
Mais, dira-t-on, les Grecs ne l’ont jamais regardée
comme telle ; c’est pour cela qu’ils ne l’ont point placée dans leur alphabet, &
que dans l’écriture ordinaire ils ne la marquent que comme les accens au-dessus des
lettres : & si dans la suite ce caractere a passé dans l’alphabet latin, &
de-là dans ceux des langues modernes, cela n’est arrivé que par l’indolence des
copistes qui ont suivi le mouvement des doigts & écrit de suite ce signe avec les
autres lettres du mot, plûtôt que d’interrompre ce mouvement pour marquer l’aspiration
au-dessus de la lettre. C’est encore M. du Marsais (ibid.) qui
prête ici son organe à ceux qui ne veulent pas même reconnoître h pour
une lettre ; mais leurs raisons demeurent toujours sans force sous la main même qui
étoit la plus propre à leur en donner.
Que nous importe en effet que les Grecs ayent regardé ou non ce caractere comme une lettre, & que dans l’écriture ordinaire ils ne l’ayent pas employé comme les autres lettres ? n’avons-nous pas à opposer à l’usage des Grecs celui de toutes les Nations de l’Europe, qui se servent aujourd’hui de l’alphabet latin, qui y placent ce caractere, & qui l’employent dans les mots comme toutes les autres lettres ? Pourquoi l’autorité des modernes le céderoit-elle sur ce point à celle des anciens, ou pourquoi ne l’emporteroit-elle pas, du-moins par la pluralité des suffrages ?
C’est, dit-on, que l’usage moderne ne doit son origine qu’à la négligence de quelques
copistes malhabiles, & que celui des Grecs paroît venir d’une institution réfléchie.
Cet usage qu’on appelle moderne est pourtant celui de la langue
hébraïque, dont le hé
h ; & cet usage paroît tenir de plus près à la premiere institution des
lettres, & au seul tems où, selon la judicieuse remarque de M. Duclos (Remarq. sur le v. chap. de la I. part. de la Grammaire générale.), l’orthographe
ait été parfaite.
Les Grecs eux-mêmes employerent au commencement le caractere H,
qu’ils nomment aujourd’hui rhétorique, théologie ; & eux-mêmes
n’étoient que les imitateurs des Phéniciens à qui ils devoient la connoissance des
lettres, comme l’indique encore le nom grec hé ou heth des Phéniciens & des
Hébreux.
Ceux donc pour qui l’autorité des Grecs est une raison déterminante, doivent trouver dans cette pratique un témoignage d’autant plus grave en faveur de l’opinion que je défens ici, que c’est le plus ancien usage, &, à tout prendre, le plus universel, puisqu’il n’y a guere que l’usage postérieur des Grecs qui y fasse exception.
Au surplus, il n’est pas tout-à-fait vrai qu’ils n’ayent employé que comme les accens
le caractere qu’ils ont substitué à h. Ils n’ont jamais placé les
accens que sur des voyelles, parce qu’il n’y a en effet que les sons qui soient
susceptibles de l’espece de modulation qu’indiquent les accens, & que cette sorte de
modification est très-différente de l’explosion désignée par les consonnes. Mais ce que
la grammaire greque nomme esprit se trouve quelquefois sur Voyez Esprit.
Dans le premier cas, il en est de l’esprit sur la voyelle, comme de la consonne qui la
précede ; & l’on voit en effet que l’esprit se transforme en une consonne, ou la
consonne en un esprit, dans le passage d’une langue à une autre ; le ver en latin ; le fabulari latin devient hablar en espagnol. On n’a pas
d’exemple d’accens transformés en consonnes, ni de consonnes métamorphosées en
accens.
Dans le second cas, il est encore bien plus évident que ce qu’indique l’esprit est de
même nature que ce dont la consonne est le signe. L’esprit & la consonne ne sont
associés que parce que chacun de ces caracteres représente une articulation, &
l’union des deux signes est alors le symbole de l’union des deux causes d’explosion sur
le même son. Ainsi le son e dans la premiere syllabe du mot latin creo : ce son
dans les deux langues est précédé d’une double articulation ; ou, si l’on veut,
l’explosion de ce son y a deux causes.
Non-seulement les Grecs ont placé l’esprit rude sur des consonnes, ils ont encore
introduit dans leur alphabet des caracteres représentatifs de l’union de cet esprit avec
une consonne, de même qu’ils en ont admis d’autres qui représentent l’union de deux
consonnes : ils donnent aux caracteres de la premiere espece le nom de consonnes aspirées, consonnes doubles, aspirées, parce que
l’aspiration leur est commune & semble modifier la premiere des deux articulations,
on pouvoit donner aux dernieres la dénomination de sifflantes, parce
que le sifflement leur est commun & y modifie aussi la premiere articulation : mais
les unes & les autres sont également doubles & se décomposent effectivement de
la même maniere. De même que
Il paroît donc qu’attribuer l’introduction de la lettre h dans
l’alphabet à la prétendue indolence des copistes, c’est une conjecture hasardée en
faveur d’une opinion à laquelle on tient par habitude, ou contre un sentiment dont on
n’avoit pas approfondi les preuves, mais dont le fondement se trouve chez les Grecs
mêmes à qui l’on prête assez légerement des vûes tout opposées.
Quoi qu’il en soit, la lettre h a dans notre orthographe différens
usages qu’il est essentiel d’observer.
I. Lorsqu’elle est seule avant une voyelle dans la même syllabe, elle est aspirée ou muette.
1°. Si elle est aspirée, elle donne au son de la voyelle suivante cette explosion
marquée qui vient de l’augmentation de la force expulsive, & alors elle a les mêmes
effets que les autres consonnes. Si elle commence le mot, elle empêche l’élision de la
voyelle finale du mot précédent, ou elle en rend muette la consonne finale. Ainsi au
lieu de dire avec élision funest’hasard en quatre syllabes, comme funest’ardeur, on dit funest-e-hasard en cinq
syllabes, comme funest-e combat ; au contraire, au lieu de dire au
pluriel funeste-s hasards comme funeste-s ardeurs,
on prononce sans s funest’hasards, comme funeste’ combats.
2°. Si la lettre h est muette, elle n’indique aucune explosion pour
le son de la voyelle suivante, qui reste dans l’état naturel de simple émission de la
voix ; dans ce cas, h n’a pas plus d’influence sur la prononciation
que si elle n’étoit point écrite : ce n’est alors qu’une lettre purement étymologique,
que l’on conserve comme une trace du mot radical où elle se trouvoit, plûtôt que comme
le signe d’un élément réel du mot où elle est employée ; & si elle titre honorable, comme titr-e favorable, on
dit titr’honorable avec élision, comme titr’onéreux : au contraire, au lieu de dire au pluriel titre’
honorables, comme titre’favorables, on dit, en prononçant s, titre-s honorables, comme titre-s onéreux.
Notre distinction de l’h aspirée & de l’h
muette répond à celle de l’esprit rude & de l’esprit doux des Grecs ; mais notre
maniere est plus gauche que celle des Grecs, puisque leurs deux esprits avoient des
signes différens, & que nos deux h sont indiscernables par la
figure.
Il semble qu’il auroit été plus raisonnable de supprimer de notre orthographe tout
caractere muet ; & celle des Italiens doit par-là même arriver plûtôt que la nôtre à
son point de perfection, parce qu’ils ont la liberté de supprimer les h muettes ; nomo, homme ; uomini, hommes ;
avere, avoir, &c.
Il seroit du-moins à souhaiter que l’on eût quelques regles générales pour distinguer
les mots où l’on aspire h, de ceux où elle est muette : mais celles
que quelques-uns de nos grammairiens ont imaginées sont trop incertaines, fondées sur
des notions trop éloignées des connoissances vulgaires, & sujettes à trop
d’exceptions : il est plus court & plus sûr de s’en rapporter à une liste exacte des
mots où l’on aspire. C’est le parti qu’a pris M. l’abbé d’Olivet, dans son excellent Traité de la Prosodie françoise : le lecteur ne sauroit mieux faire que
de consulter cet ouvrage, qui d’ailleurs ne peut être trop lû par ceux qui donnent
quelque soin à l’étude de la langue françoise.
II. Lorsque la lettre h est précédée d’une consonne dans la même
syllabe, elle est ou purement étymologique, ou purement auxiliaire, ou étymologique
& auxiliaire tout à-la-fois. Elle est-étymologique, si elle entre dans le mot écrit
par imitation du mot radical d’où il est dérivé ; elle est auxiliaire, si elle sert à
changer la prononciation naturelle de la consonne précédente.
Les consonnes après lesquelles nous l’employons en françois sont c, l, p,
r, t.
1°. Après la consonne c, la lettre h est purement
auxiliaire, lorsqu’avec cette consonne elle devient le type de l’articulation forte dont
nous représentons la foible par j, & qu’elle n’indique aucune
aspiration dans le mot radical : telle est la valeur de h dans les
mots chapeau, cheval chameau, chose, chûte, &c. L’orthographe
allemande exprime cette articulation par sch, & l’orthographe
angloise par sh.
Après c la lettre h est purement étymologique dans
plusieurs mots qui nous viennent du grec ou de quelque langue orientale ancienne, parce
qu’elle ne sert alors qu’à indiquer que les mots radicaux avoient un k
aspiré, & que dans le mot dérivé elle laisse au c la prononciation
naturelle du k, comme dans les mots, Achaie, Chersonèse,
Chiromancie, Chaldée, Nabuchodonosor, Achab, que l’on prononce comme s’il y avoit
Akaie, Kersonèse, Kiromancie, Kaldée, Nabukodonosor, Akab.
Plusieurs mots de cette classe étant devenus plus communs que les autres parmi le
peuple, se sont insensiblement éloignés de leur prononciation originelle, pour prendre
celle du ch françois. Les fautes que le peuple commet d’abord par
ignorance deviennent enfin usage à force de répétitions, & font loi, même pour les
savans. On prononce donc aujourd’hui à la françoise, archevêque,
archiépiscopal ; Achéron prédominera enfin, quoique l’opéra paroisse encore tenir
pour Akéron. Dans ces mots la lettre h est
auxiliaire & étymologique tout à-la-fois.
Dans d’autres mots de même origine, où elle n’étoit qu’étymologique, elle en a été
supprimée totalement ; caractere, colere, colique, qui s’écrivoient autrefois charactere, cholere, cholique. Puisse l’usage amener insensiblement la
suppression de tant d’autres lettres qui ne servent qu’à défigurer notre orthographe ou
à l’embarrasser !
2°. Après la consonne l la lettre h est purement
auxiliaire dans quelques noms propres, où elle donne à l la
prononciation mouillée ; comme dans Milhaud (nom de ville), où la
lettre l se prononce comme dans billot.
3°. H est tout à-la-fois auxiliaire & étymologique dans ph ; elle y est étymologique, puisqu’elle indique que le mot vient de
l’hébreu ou du grec, & qu’il y a à la racine un p avec aspiration,
c’est-à-dire un phé
phi
p, & que ph est pour nous un autre symbole de
l’articulation déjà désignée par s. Ainsi nous prononçons, Joseph, philosophe, comme s’il y avoit Josef,
filosofe.
Les Italiens employent tout simplement f au lieu de ph ; en cela ils sont encore plus sages que nous, & n’en sont pas moins bons
étymologistes.
4°. Après les consonnes r & t, la lettre h est purement étymologique ; elle n’a aucune influence sur la
prononciation de la consonne précédente, & elle indique seulement que le mot est
tiré d’un mot grec ou hébreu, où cette consonne étoit accompagnée de l’esprit rude, de
l’aspiration, comme dans les mots rhapsodie, rhétorique, théologie,
Thomas. On a retranché cette h étymologigue de quelques mots,
& l’on a bien fait : ainsi l’on ecrit, trésor, trône, sans h ; & l’orthographe y a gagné un degré de simplification.
Qu’il me soit permis de terminer cet article par une conjecture sur l’origine du nom
ache que l’on donne à la lettre h, au lieu de
l’appeller simplement he en aspirant l’e muet, comme
on devroit appeller be, pe, de, me, &c. les consonnes b, p, d, m, &c.
On distingue dans l’alphabet hébreu quatre lettres gutturales, [caractère non
reproduit], [caractère non reproduit], [caractère non reproduit], [caractère non
reproduit], aleph, hé, kheth, aïn, & on les nomme ahécha (Grammaire hébraïque par M. l’abbé Ladvocat, page 6.). Ce mot factice est évidemment résulté de la somme des quatre
gutturales, dont la premiere est a, la seconde hé,
la troisiéme kh ou ch, & la quatriéme a ou ha. Or ch, que nous prononçons
quelquefois comme dans Chalcédoine, nous le prononçons aussi
quelquefois comme dans chanoine ; & en le prononçant ainsi dans le
mot factice des gutturales hébraïques, on peut avoir dit de notre h
que c’étoit une lettre gutturale, une lettre ahécha, par contraction
une acha, & avec une terminaison françoise, une ache. Combien d’étymologies reçûes qui ne sont pas fondées sur autant de
vraissemblance ! (B. E. R. M.)
HELLENISME, s. m. (Gram.) C’est un idiotisme grec, c’est-à-dire, une
façon de parler exclusivement Voyez Idiotisme. C’est le seul article qui, dans
l’Encyclopédie, doive traiter de ces façons de parler ; on peut en voir la raison au mot Gallicisme. Je remarquerai seulement ici que dans tous les livres qui
traitent des élémens de la langue latine, l’hellénisme y est mis au
nombre des figures de construction propres à cette langue. Voici sur cela quelques
observations.
1°. Cette maniere d’envisager l’hellénisme, peut faire tomber les
jeunes gens dans la même erreur qui a déjà été relevée à l’occasion du mot gallicisme ; savoir que les hellénismes ne sont qu’en latin.
Mais ils sont premierement & essentiellement dans la langue grecque, & leur
essence consiste à y être en effet un écart de langage exclusivement propre à cette
langue. C’est sous ce point de vûe que les hellénismes sont envisagés
& traités dans le livre intitulé, Francisci Vigeri Rothomagensis de
praecipuis graecae dictionis idiotismis libellus. L’ordre des parties d’oraison est
celui que l’auteur a suivi ; & il est entré sur les idiotismes grecs, dans un détail
très-utile pour l’intelligence de cette langue. Dans l’édition de Leyde 1742, l’éditeur
Henri Hoogeveen y a ajoûté plusieurs idiotismes, & des notes très-savantes &
pleines de bonnes recherches.
2°. Ce n’est pas seulement l’hellénisme qui peut passer dans une autre
langue, & y devenir une figure de construction ; tout idiotisme particulier peut avoir
le même sort, & faire la même fortune. Faudra-t-il imaginer dans une langue autant de
sortes de figures de construction, qu’il y aura d’idiomes différens, dont elle aura adopté
les locutions propres ? M. du Marsais paroît avoir senti cet inconvénient, dans le détail
qu’il fait des figures de construction aux articles Construction
& Figure : il n’y cite l’hellénisme, que comme un exemple
de la figure qu’il appelle imitation. Mais il n’a pas encore porté la
réforme aussi loin qu’elle pouvoit & qu’elle devoit aller, quoiqu’il en ait exposé
nettement le principe.
3°. Ce principe est, que ces locutions empruntées d’une langue étrangere, étant figurées même dans cette langue, ne le sont que de la même maniere dans celle qui les a adoptées par imitation, & que dans l’une comme dans l’autre, on doit les réduire à la construction analytique & à l’analogie commune à toutes les langues, si l’on veut en saisir le sens.
Voici, par exemple, dans Virgile (Æn. iv.) un hellénisme, qui n’est qu’une phrase elliptique :
Omnia Mercurio similis, vocemque, coloremque, Ét crines flavos, & membra decora juventae.
L’analyse de cette phrase en sera-t-elle plus lumineuse, quand on aura doctement décidé
que c’est un hellénisme ? Faisons cette analyse comme les Grecs mêmes
l’auroient faite. Ils y auroient sousentendu la préposition secundùm ou per : similis Mercurio secundùm omnia, & secundùm vocem, & secundùm colorem, & secundùm crines flavos, & secundùm membra decora juventae.
L’ellipse seule rend ici raison de la construction ; & il n’est utile de recourir à la
langue grecque, que pour indiquer l’origine de la locution, quand elle est expliquée.
Mais les Grammatistes, accoutumés au pur matériel des langues qu’ils n’entendent que par
une espece de tradition, ont multiplié les principes comme les difficultés, faute de
sagacité pour démêler les rapports de convenance entre ces principes, & les points
généraux où ils se réunissent. Il n’y a que le coup d’oeil perçant & sûr de la
Philosophie qui E. R. M.)
HÉTEROCLITE, adj. (Gram.) les Grammairiens appellent ainsi les noms
& les adjectifs, qui s’écartent en quelque chose des regles de la déclinaison à
laquelle ils appartiennent, au lieu qu’ils appellent anomaux les verbes
qui ne suivent pas exactement les loix de leur conjugaison. Voyez Anomal.
L’idée commune attachée à ces deux termes est donc celle de l’irrégularité ; ce font deux
dénominations spécifiques attribuées à différentes especes de mots, & également
comprises sous la dénomination générique d’irrégulier. C’est donc sous
ce mot qu’il convient d’examiner les causes des irrégularités qui se sont introduites dans
les langues. Voyez Irrégulier.
Pour ce qui concerne les anomaux & les hétéroclites propres à
chaque langue, c’est aux grammaires particulieres qui en traitent à les faire connoître :
les méthodes de P. R. ont assez bien rempli cet objet à l’égard du grec,
du latin, de l’italien, & de l’espagnol.
Le mot hétéroclite est composé de deux mots grecs, autrement, & décliner ; de-là l’interprétation
qu’en fait Priscien, lib. XVII. de constr. id est diversiclinia, des mots qui se
déclinent autrement que les paradigmes, avec lesquels ils ont de l’analogie. (B. E. R. M.)
HÉTEROGENE, adj. en Grammaire, on appelle ainsi les noms qui sont
d’un genre au singulier, & d’un autre au pluriel. R R. autre,
& genre. Voyez Genre, n°. v.
Quoiqu’on ne trouve dans cet article que des exemples latins, il ne
faut pas croire que le terme & le fait qu’il désigne soient exclusivement propres à
la langue latine. On trouve plusieurs noms hétérogenes dans la langue
grecque ; remus ;
remi ; circulus ; circuli, &c. Voyez le ch. viij.
liv. II. de la méthode grecque de P. R.
Notre langue elle-même n’est pas sans exemple de cette espece : délice au singulier est du genre masculin ; quel délice, c’est un
grand délice : le même nom est du genre féminin au pluriel, des
délices infinies.
La langue italienne a aussi plusieurs noms hétérogenes qui, masculins
& terminés en o au singulier, sont féminins & terminés en a au pluriel : il braccio, le bras ; le
braccia, les bras ; l’osso, l’os ; le ossa,
les os ; il riso, le ris ; le risa, les ris ; l’uovo, l’oeuf ; le uova, les oeufs, &c. Voyez le Maître italien de Veneroni, traité des neuf parties d’oraison, ch. ij. des noms en o, & la Méthode italienne de P. R. part. I. ch. v. regl. vij.
En un mot, il peut se trouver des hétérogenes dans toutes les langues
qui admettent la distinction des genres ; la seule stabilité de l’usage suffit pour y en
introduire. (E. R. M.)
HIATUS, s. m. (Gramm.) ce mot purement latin a été
adopté dans notre langue sans aucun changement, pour signifier l’espece de cacophonie qui
résulte de l’ouverture continuée de la bouche, dans l’émission consécutive de plusieurs
sons qui ne sont distingués l’un de l’autre par aucune articulation. M. du Marsais paroît
avoir regardé comme exactement synonymes les deux mots hiatus & bâillement ; mais je suis persuadé qu’ils sont dans le cas de tous les
autres synonymes, & qu’avec l’idée commune de l’émission consécutive de plusieurs sons
non articulés, ils désignent des idées accessoires différentes qui caractérisent chacun
d’eux en particulier. Je crois donc que bâillement exprime
particulierement l’état de la bouche pendant l’émission de ces sons consécutifs, & que
le nom hiatus exprime, comme je l’ai déjà dit, la cacophonie qui en
résulte : en sorte que l’on peut dire que l’hiatus est l’effet du bâillement. Le bâillement est pénible pour celui qui
parle ; l’hiatus est desagréable pour celui qui écoute : la théorie de
l’un appartient à l’Anatomie, celle de l’autre est du ressort de la Grammaire. C’est donc
de l’hiatus qu’il faut entendre ce que M. du Marsais a écrit sur le bâillement. Voyez Baillement. Qu’il me soit permis d’y ajoûter quelques réflexions.
« Quoique l’élision se pratiquât rigoureusement dans la versification des Latins, dit M. Harduin, secrétaire perpétuel de la société littéraire d’Arras (
Remarques diverses sur la prononciation, page 106. à la note.) : & quoique les François qui n’élident ordinairement que l’eféminin, se soient fait pour les autres voyelles une regle équivalente à l’élision latine, en proscrivant dans leur poésie la rencontre d’une voyelle finale avec une voyelle initiale ; je ne sai s’il n’est pas entré un peu de prévention dans l’établissement de ces regles, qui donne lieu à une contradiction assez bisarre. Car l’hiatus, qu’on trouve si choquant entre deux mots, devroit également déplaire à l’oreille dans le milieu d’un mot : il devroit paroître aussi rude de prononcermeosans élision, queme odit. On ne voit pasnéanmoins que les poëtes latins aient rejetté au tant qu’ils le pouvoient les mots où se rencontroient ces hiatus; leurs vers en sont remplis, & les nôtres n’en sont pas plus exempts. Non-seulement nos poëtes usent librement de ces sortes de mots, quand la mesure ou le sens du vers paroît les y obliger ; mais lors même qu’il s’agit de nommer arbitrairement un personnage de leur invention, ils ne font aucun scrupule de lui créer ou de lui appliquer un nom dans lequel il se trouve unhiatus; & je ne crois pas qu’on leur ait jamais reproché d’avoir mis en oeuvre les noms deCléon, Chloé, Arsinoé, Zaïde, Zaïre, Laonice, Léandre, &c. Il semble même que loin d’éviter leshiatusdans le corps d’un mot, les poëtes françois aient cherché à les multiplier, quand ils ont séparé en deux syllabes quantité de voyelles qui font diphtongue dans la conversation. Detuerils ont faittu-er, & ont allongé de même la prononciation deruine, violence, pieux, étudier, passion, diadème, jouer, avouer, &c. On ne juge cependant pas que cela rende les vers moins coulans ; on n’y fait aucune attention ; & on ne s’apperçoit pas non plus que souvent l’élision de l’eféminin n’empêche point la rencontre de deux voyelles, comme quand on dit,année entiere, plaie effroyable, joie extréme, vûe agréable, vûe égarée, bleue & blanche, boue épaisse».
Ces observations de M. Harduin sont le fruit d’une attention raisonnée & d’une grande sagacité ; mais elles me paroissent susceptibles de quelques remarques.
1°. Il est certain que la loi générale qui condamne l’hiatus comme
vicieux entre deux mots, a un autre fondement que la prévention. La continuité du
bâillement qu’exige l’hiatus, met l’organe de la parole dans une
contrainte réelle, & fatigue les poûmons de celui qui parle, parce qu’il est obligé de
fournir de suite & sans interruption une plus grande quantité d’air : au lieu que
quand des articulations interrompent la succession des sons, elles procurent
nécessairement aux poûmons de petits repos qui facilitent l’opération de cet organe : car
la plûpart des articulations ne donnent l’explosion aux sons qu’elles modifient, qu’en
interceptant l’air qui en est la matiere. Voyez h. Cette interception doit donc diminuer le travail de l’expiration,
puisqu’elle en suspend le cours, & qu’elle doit même occasionner vers les poûmons un
reflux d’air proportionné à la force qui en arrête l’émission.
D’autre part, c’est un principe indiqué & confirmé par l’expérience, que l’embarras
de celui qui parle affecte desagréablement celui qui écoute : tout le monde l’a éprouvé en
entendant parler quelque personne enrouée ou begue, ou un orateur dont la mémoire est
chancelante ou infidelle. C’est donc essentiellement & indépendamment de toute
prévention que l’hiatus est vicieux ; & il l’est également dans sa
cause & dans ses effets.
2°. Si les Latins pratiquoient rigoureusement l’élision d’une voyelle finale devant une voyelle initiale, quoiqu’ils n’agissent pas de même à l’égard de deux voyelles consécutives au milieu d’un mot ; si nous-mêmes, ainsi que bien d’autres peuples, avons en cela imité les Latins, c’est que nous avons tous suivi l’impression de la nature : car il n’y a que ses décisions qui puissent amener les hommes à l’unanimité.
Ne semble-t-il pas en effet que le bâillement doit être moins pénible, &
conséquemment l’hiatus moins desagreable au milieu du mot qu’à la fin,
parce que les poûmons n’ont pas fait encore une si grande dépense d’air ? D’ailleurs
l’effet du bâillement étant de soûtenir la voix, l’oreille doit s’offenser plûtôt de
l’entendre se soûtenir quand le mot est fini, que
Il faut pourtant avouer que cette contradiction a paru assez peu offensante aux Grecs,
puisque le nombre des voyelles non élidées dans leurs vers est peut-être plus grand que
celui des voyelles élidées : c’est une objection qui doit venir tout naturellement à
quiconque a lu les poëtes grecs. Mais il faut prendre garde en premier lieu à ne pas juger
des Grecs par les Latins, chez qui la lettre h étoit toûjours muette
quant à l’élision qu’elle n’empêchoit jamais ; au lieu que l’esprit rude avoit chez les
Grecs le même effet que notre h aspirée ; & l’on ne peut pas dire
qu’il y ait alors hiatus faute d’élision, comme dans ce vers du premier
livre de l’Iliade :
Ἄξω ἑλών· ὃ δέ κεν κεχολώσεται ὅν κεν ἵκωμαι.
Cette premiere observation diminue de beaucoup le nombre apparent des voyelles non
élidées. Une seconde que j’y ajoûterai peut encore réduire à moins les témoignages que
l’on pourroit alléguer en faveur de l’hiatus : c’est que quand les Grecs
n’élidoient pas, les finales, quoique longues de leur nature, & même les diphthongues,
devenoient ordinairement breves ; ce qui servoit à diminuer ou à corriger le vice de l’hiatus : & les poëtes latins ont quelquefois imité les Grecs en ce
point :
Credimus ? An qui amant ipsi sibi somnia fingunt ? Virgile.
Implerunt montes ; flerunt Rhodopēĭæ rupes. idem.
Que reste-t-il donc à conclure de ce qui n’est pas encore justifié par ces observations ?
que ce sont des licences autorisées par l’usage en faveur de la difficulté, ou suggérées
par le goût pour donner au vers une mollesse relative au sens qu’il exprime, ou même
échappées au poëte par inadvertance ou par nécessité ; mais que comme licences ce sont
encore des témoignages rendus en faveur de la loi qui proscrit l’hiatus.
3°. Quoique les Latins n’élidassent pas au milieu du mot, l’usage de leur langue avoit
cependant égard au vice de l’hiatus ; & s’ils ne supprimoient pas
tout-à-fait la premiere des deux voyelles, ils en supprimoient du-moins une partie en la
faisant breve. C’est-là la véritable cause de cette regle de quantité énoncée par
Despautere en un vers latin :
Vocalis brevis antè aliam manet usque Latinis.
& par la Méthode latine de Port-Royal, en deux vers françois :
Il faut abréger la voyelle, Quand une autre suit après elle.
Ce principe n’est pas propre à la langue latine : inspiré par la nature, & amené
nécessairement par le méchanisme de l’organe, il est universel & il influe sur la
prononciation dans toutes les langues. Les Grecs y étoient assujettis comme les Latins ;
& quoique nous n’ayons pas des regles de quantité aussi fixes & aussi marquées que
ces deux peuples, c’en est cependant une que tout le monde peut vérifier, que nous
prononçons breve toute voyelle suivie d’une autre voyelle dans le même mot : lĭer, nŭer, prĭeur, crĭant.
On trouve néanmoins dans le Traité de la Prosodie françoise par
M. l’abbé d’Olivet (page 73 sur la terminaison
ée), une regle de quantité contradictoire à celle-ci : c’est
« que tous les mots qui finissent par un
emuet, immédiatement précédé d’une voyelle, ont leur pénultieme longue commeaimēe, je līe, joīe, je loūe, je nūe, &c. »
La langue italienne a une pratique assez semblable ; & en outre toute diphthongue à
la fin d’un vers, se divise en deux syllabes dont la pénultieme est longue & la
derniere breve. Peut-être diēi, fīunt, &c. en sont des preuves.
Mais qu’on y prenne garde : dans tous les cas que l’on vient de voir, toutes les langues
ont pensé à diminuer le vice de l’hiatus ; la premiere des deux voyelles
est longue à la vérité, mais la seconde est breve ; ce qui produit à-peu-près le même
effet que quand la premiere est breve & la seconde longue. Si quelquefois on s’écarte
de cette regle, c’est le moins qu’il est possible ; & c’est pour concilier avec elle
une autre loi de l’harmonie encore plus inviolable, qui demande que de deux voyelles
consécutives la premiere soit fortifiée, si la seconde est muette ou très-breve, ou que la
premiere soit foible, si la seconde est le point où se trouve le soûtien de la voix.
4°. C’est encore au même méchanisme & à l’intention d’éviter ou de diminuer le vice
de l’hiatus, qu’il faut rapporter l’origine des diphthongues ; elles ne
sont point dans la nature primitive de la parole ; il n’y a de naturel que les sons
simples. Mais dans plusieurs occasions, le hasard ou les lois de la formation ayant
introduit deux sons consécutifs sans articulation intermédiaire, on a naturellement
prononcé bref l’un de ces deux sons, & communément le premier, pour éviter le
desagrément d’un hiatus trop marqué, & l’incommodité d’un bâillement
trop soûtenu. Lorsque le son prépositif s’est trouvé propre à se prêter à une rapidité
assez grande sans être totalement supprimé, les deux sons se sont prononcés d’un seul coup
de voix : c’est la diphthongue. C’est pour cela que toute diphthongue réelle est longue,
dans quelque langue que ce soit, parce que le son double réunit dans sa durée les deux
tems des sons élémentaires dont il est résulté : & que quand les besoins de la
versification ont porté les poëtes à décomposer une diphthongue pour en prononcer
séparément les deux parties élémentaires (Voyez Diérese), ils ont toûjours fait bref le son prépositif. Si par une licence
contraire ils ont voulu se (Voy. Synecphonèse
& Synérèse), cette syllabe factice a toûjours été longue, comme les
diphthongues usuelles.
5°. Quoiqu’il soit vrai en général que l’hiatus est un vice réel dans
la parole, sur-tout entre deux mots qui se suivent ; loin cependant d’y déplaire toûjours,
il y produit quelquefois un bon effet, comme il arrive aux dissonnances de plaire dans la
Musique, & aux ombres dans un tableau, lorsqu’elles y sont placées avec intelligence.
Par exemple, lorsque Racine (Athalie, act. I. sc. j.) met dans la bouche
du grand-prêtre Joad ce discours si majestueux & si digne de sa matiere :
Celui qui met un frein à la fureur des flots, Sait aussi des méchans arréter les complots.
est-il bien certain que l’hiatus qui est à l’hémistiche du premier
vers, y soit une faute ? M. l’abbé d’Olivet (Prosod. franç. page 47.) se
contente de l’excuser par la raison du repos qui interrompt la continuité des deux sons
& le bâillement : mais je serois fort tenté de croire que cet hiatus
est ici une véritable beauté ; il y fait image, en mettant, pour ainsi dire, un frein à la
rapidité de la prononciation, comme le Tout-puissant met un frein à la fureur des flots.
Je ne prétends pas dire que le poëte ait eu explicitement cette intention : mais il est
certain que le fondement des beautés qu’on admire avec enthousiasme dans le procumbit humi bos, n’a pas plus de solidité ; peut-être même en a-t-il moins.
6°. Quoique je n’aye pas expliqué toutes les inconséquences apparentes de la loi qui
condamne l’hiatus & qui en laisse pourtant subsister un grand nombre
dans toutes les langues, j’ai cru néanmoins pouvoir joindre mes remarques à celles de
M. Harduin : peut-être que la combinaison des unes avec les autres pourra servir quelque
jour à les concilier & à faire disparoître les prétendues contradictions du système de
prononciation dont il s’agit ici. En général, on doit se défier beaucoup des exceptions à
une loi qui paroît universelle & fondée en nature : souvent on ne la croit violée, que
parce que l’on n’en connoît pas les motifs, les causes, les relations, les degrés de
subordination à d’autres lois plus générales ou plus essentielles. Eh, sans sortir des
matieres grammaticales, combien de regles contradictoires & d’exceptions aujourd’hui
ridicules, qui remplissent les anciens livres élémentaires & plusieurs des modernes,
& qu’une analyse exacte & approfondie ramene sans embarras à un petit nombre de
principes également solides, lumineux & féconds ! (B. E. R. M.)
HOMONYME, adj. (Gramm.) de même nom ; racines, semblable, & nom. Ce terme grec d’origine, étoit rendu en latin par les mots univocus, ou oequivocus, que j’employerois volontiers à
distinguer deux especes différentes d’homonymes, qu’il est à propos de
ne pas confondre, si l’on veut prendre de ce terme une idée juste & précise.
J’appellerois donc homonyme univoque tout mot qui, sans aucun
changement dans le matériel, est destiné par l’usage à diverses significations propres,
& dont par conséquent le sens actuel dépend toûjours des circonstances où il est
employé. Tel est en latin le nom de taurus, qui quelquefois signifie l’animal domestique que nous appellons taureau, &
d’autres fois une grande chaîne de montagnes située en Asie. Tel est aussi en françois le
mot coin, qui signifie une sorte de fruit, malum
cydonium ; un angle, angulus ; un instrument à fendre le bois,
cuneus ; la matrice ou l’instrument avec quoi l’on marque la monnoie
ou les médailles, typus.
J’ai dit diverses significations propres, parce que l’on ne doit pas
regarder un mot comme homonyme, quoiqu’il signifie une chose dans le
sens propre, & une autre dans le sens figuré. Ainsi le mot voix
n’est point homonyme, quoiqu’il ait diverses significations dans le sens
propre & dans le sens figuré : dans le sens propre, il signifie le son
qui sort de la bouche ; dans le figuré, il signifie quelquefois un sentiment intérieur, une sorte d’inspiration, comme quand on dit
la voix de la conscience, & d’autres fois, un suffrage, un avis, comme quand on dit, qu’il
vaudroit mieux peser les voix que de les compter.
J’appellerois homonymes équivoques, des mots qui n’ont entre eux que
des différences très-légeres, ou dans la prononciation, ou dans l’orthographe, ou même
dans l’une & dans l’autre, quoiqu’ils aient des significations totalement différentes.
Par exemple, les mots voler, latrocinari, & voler,
volare, ne different entre eux que par la prononciation ; la syllabe vo est longue dans le premier, & breve dans le second ; v[caractère non reproduit]ler, v[caractère non reproduit]ler. Les mots ceint, cinctus ; sain, sanus ;
saint, sanctus ; sein, sinus ; & seing, chirographum, ne
different entre eux que par l’ortographe. Enfin les mots tâche, pensum,
& tache, macula, different entre eux, & par la prononciation
& par l’orthographe.
L’idée commune à ces deux especes d’homonymes est donc la pluralité des
sens avec de la ressemblance dans le matériel : leurs caracteres spécifiques se tirent de
cette ressemblance même. Si elle est totale & identique, les mots homonymes sont alors indiscernables quant à leur matériel ; c’est un même &
unique mot, una vox ; & c’est pour cela que je les distingue des
autres par la dénomination d’univoques. Si la ressemblance n’est que
partielle & approchée, il n’y a plus unité dans le matériel des homonymes, chacun a son mot propre, mais ces mots ont entre eux une relation de
parité, oequae voces ; & de-là la dénomination d’équivoques, pour distinguer cette seconde espece.
Dans le premier cas, un mot est homonyme absolument, &
indépendamment de toute comparaison avec d’autres mots, parce que c’est identiquement le
même matériel qui désigne des sens différens : dans homonymes que relativement,
parce que les sens différens sont désignés par des mots qui, malgré leur ressemblance, ont
pourtant entre eux des différences, légeres à la vérité, mais réelles.
L’usage des homonymes de la premiere espece, exige que dans la suite
d’un raisonnement, on attache constamment au même mot le même sens qu’on lui a d’abord
supposé ; parce qu’à coup sûr, ce qui convient à l’un des sens ne convient pas à l’autre,
par la raison même de leur différence, & que dans l’une des deux acceptions, on
avanceroit une proposition fausse, qui deviendroit peut-être ensuite la source d’une
infinité d’erreurs.
L’usage des homonymes de la seconde espece exige de l’exactitude dans
la prononciation & dans l’orthographe, afin qu’on ne présente pas par mal-adresse un
sens louche ou même ridicule, en faisant entendre ou voir un mot pour un autre qui en
approche. C’est sur-tout dans cette distinction délicate de sons approchés, que consiste
la grande difficulté de la prononciation de la langue chinoise pour les étrangers. Walton,
d’après Alvarès Semedo, nous apprend que les Chinois n’ont que 326 mots, tous
monosyllables ; qu’ils ont cinq tons différens, selon lesquels un même mot signifie cinq
choses différentes, ce qui multiplie les mots possibles de leur langue jusqu’à cinq fois
326, ou 1630 ; & que cependant il n’y en a d’usités que 1228.
On peut demander ici comment il est possible de concilier ce petit nombre de mots avec la
quantité prodigieuse des caracteres chinois que l’on fait monter jusqu’à 80000. La réponse
est facile. On sait que l’écriture chinoise est hyéroglyphique, que les caracteres y
représentent les idées, & non pas les élémens de la voix, & qu’en conséquence elle
est commune à plusieurs nations voisines de la Chine, quoiqu’elles parlent des langues
différentes. Voyez Ecriture chinoise. Or quand on dit que les Chinois n’ont que 1228 mots
significatifs, on ne parle que de l’idée individuelle qui caractérise chacun d’eux, &
non pas de l’idée spécifique ou de l’idée accidentelle qui peut y être ajoûtée : toutes
ces idées sont attachées à l’ordre de la construction usuelle ; & le même mot matériel
est nom, adjectif verbe, &c. selon la place qu’il occupe dans
l’ensemble de la phrase. (Rhétorique du P. Lamy, liv. I. ch. x.) Mais
l’écriture devant offrir aux yeux toutes les idées comprises dans la signification totale
d’un mot, l’idée individuelle & l’idée spécifique, l’idée fondamentale & l’idée
accidentelle, l’idée principale & l’idée accessoire ; chaque mot primitif suppose
nécessairement plusieurs caracteres, qui servent à en présenter l’idée individuelle sous
tous les aspects exigés par les vûes de l’énonciation.
Quoi qu’il en soit, on sent à merveille que la diversité des cinq tons qui varient au
même son, doit mettre dans cette langue une difficulté très-grande pour les étrangers qui
ne sont point accoutumés à une modulation si délicate, & que leur oreille doit y
sentir une sorte de monotonie rebutante, dont les naturels ne s’apperçoivent point, si
même ils n’y trouvent pas quelque beauté. Ne trouvons-nous pas nous-mêmes de la grace à
rapprocher quelquefois des homonymes équivoques, dont le choc occasionne
un jeu de mots que les Rhéteurs ont unis au rang des figures, sous le nom de paronomase. Les Latins en faisoient encore plus d’usage que nous, amantes sunt amentes. Voyez Paronomase.
« On doit éviter les jeux qui sont vuides de sens, dit M. du Marsais, (
des tropes, part. III. artic. 7.) mais quand le sens subsiste indépendamment des jeux de mots, ils ne perdent rien de leur mérite ».
Il n’en est pas ainsi de ceux qui servent de fondement homonymes. C’est connoître bien peu le prix du tems, que d’en perdre la
moindre portion à composer ou à deviner des choses si misérables ; & j’ai peine à
pardonner au P. Jouvency, d’avoir avancé dans un très-bon ouvrage (de ratione
discendi & docendi), que les rébus expriment leur objet, non sine
aliquo sale, & de les avoir indiqués comme pouvant servir aux exercices de la
jeunesse : cette méprise, à mon gré, n’est pas assez réparée par un jugement plus sage
qu’il en porte presque aussitôt en ces termes : hoc genus facilè in pueriles
ineptias excidit.
Qu’il me soit permis, à l’occasion des homonymes, de mettre ici en
remarque un principe qui trouvera ailleurs son application. C’est qu’il ne faut pas s’en
rapporter uniquement au matériel d’un mot pour juger de quelle espece il est. On trouve en
effet des homonymes qui sont tantôt d’une espece & tantôt d’une
autre, selon les différentes significations dont ils se revêtent dans les diverses
occurrences. Par exemple, si est conjonction quand on dit, si vous voulez ; il est adverbe quand on dit, vous parlez si
bien ; il est nom lorsqu’en termes de musique, on dit un si cadencé.
En est quelquefois préposition, parler en maître ; d’autres fois
il est adverbe, nous en arrivons. Tout est nom dans cette phrase, le tout est plus grand que sa partie ; il est adjectif dans celle-ci, tout homme est menteur ; il est adverbe dans cette troisieme, je suis tout surpris.
C’est donc sur-tout dans leur signification qu’il faut examiner les mots pour en bien
juger ; & l’on ne doit en fixer les especes que par les différences spécifiques qui en
déterminent les services réels. Si l’on doit, dans ce cas, quelque attention au matériel
des mots, c’est pour en observer les différentes métamorphoses, qui ne sont toutes que la
nature sous diverses formes ; car plus un objet montre de faces différentes, plus il est
accessible à nos lumieres. Voyez Mot. (B. E. R. M.)
HYPPALAGE, s. f. changement,
subversion, RR. sub, &
muto, lequel est dérivé d’alius.
Les Grammairiens ont admis trois différentes figures fondées également sur l’idée
générale de changement, savoir l’énallage, l’hypallage
& l’hyperbate : mais il semble qu’ils n’en ont pas déterminé d’une
maniere assez précise les caracteres distinctifs, puisque l’on trouve les mêmes exemples
rapportés à Æneïd.
III. 61.) dare classibus austros, au lieu de dire dare classes austris : M. du Marsais (des tropes, part. II. art.
xviij.) rapporte cette expression à l’hyppallage ; Minellius
& Servius l’avoient fait de même avant lui. Le P. Lamy (Rhét. liv. I.
chap. xij.) cite la même phrase comme un exemple de l’énallage ; & d’autres
l’ont rapportée à l’hyperbate, Méth. lat. de P. R. traité des figures de constr. ch. vj. de l’hyperbate.
La signification des mots est incontestablement arbitraire dans son origine ; & cela est vrai, surtout des mots techniques, tels que ceux dont il est ici question. Mais rien n’est plus contraire aux progrès des Sciences & des Arts, que l’équivoque & la confusion dans les termes destinés à en perpétuer la tradition, par conséquent rien de plus essentiel que d’en fixer le sens d’une maniere précise & immuable.
Or je remarque, en effet, par rapport aux mots, trois especes générales de changemens, que les Grammairiens paroissent avoir envisagés, quand ils ont introduit les trois dénominations dont il s’agit, & qu’ils ont ensuite confondues.
Le premier changement consiste à prendre un mot sous une forme, au lieu de le prendre
sous une autre, ce qui est proprement un échange dans les accidens, comme sont les cas,
les genres, les tems, les modes, &c. C’est à cette premiere espece
de changement que M. du Marsais a donné spécialement le nom d’énallage
d’après la plus grande partie des Grammairiens. Voyez Enallage. Mais ce terme n’est, selon lui, qu’un nom mystérieux, plus
propre à cacher l’ignorance réelle de l’analogie qu’à répandre quelque jour sur les
procédés d’aucune langue. J’aurai occasion, dans plusieurs articles de cet Ouvrage, de
confirmer cette pensée par de nouvelles observations, & principalement a
l’article Tems.
La seconde espece de changement qui tombe directement sur les mots, est uniquement
relative à l’ordre successif selon lequel ils sont disposés dans l’expression totale d’une
pensée. C’est la figure que l’on nomme communément hyperbate. Voyez Hyperbate.
La troisieme sorte de changement, qui doit caractériser l’hypallage,
tombe moins sur les mots que sur les idées mêmes qu’ils expriment ; & il consiste à
présenter sous un aspect renversé la corrélation des idées partielles qui constituent une
même pensée. C’est pour cela que j’ai traduit le nom grec hypallage par
le nom françois subversion ; outre que la préposition élémentaire
hypallage par les exemples mêmes de M. du Marsais, & je me servirai de ses
propres termes : ce que je ferai sans scrupule par-tout où j’aurai à parler des tropes. Je
prendrai simplement la précaution d’en avertir par une citation & des guillemets,
& d’y insérer entre deux crochets mes propres réflexions.
« Cicéron, dans l’oraison pour Marcellus, dit à César qu’on n’a jamais vû dans la ville son épée vuide du fourreau,
gladium vaginâ vacuum in urbe non vidimus. Il ne s’agit pas du fond de la pensée, qui est de faire entendre que César n’avoit exercé aucune cruauté dans la ville de Rome ».
[Sous cet aspect, elle est rendue ici par une métonymie de la cause instrumentale pour l’effet, puisque l’épée nue est mise à la place des cruautés dont elle est l’instrument].
« Il s’agit de la combinaison des paroles qui ne paroissent pas liées entre elles comme
elles le sont dans le langage ordinaire ; car vacuusse dit plûtôt du fourreau que de l’épée.Ovide commence ses métamorphoses par ces paroles :
In nova fert animus mutatas dicere formas Corpora. La construction est,
animus fert me dicere formas mutatas in nova corpora; mon génie me porte à raconter les formes changées en de nouveaux corps : il étoit plus naturel de dire,à raconter les corps, c’est-à-dire,à parler des corps changés en de nouvelles formes…Virgile fait dire à Didon,
Æn. IV. 385.Et cum frigida mors animâ seduxerit artus ; après que la froide mort aura séparé de mon ame les membres de mon corps ; il est plus ordinaire de dire,
aura séparé mon ame de mon corps; le corps demeure, & l’ame le quitte : ainsi Servius & les autres commentateurs trouvent unehypallagedans ces paroles de Virgile.Le même poëte, parlant d’Enée & de la sibylle qui conduisit ce héros dans les enfers, dit,
Æneid. VI. 268.Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram, pour dire qu’ils marchoient tout seuls dans les ténebres d’une nuit sombre. Servius & le P. de la Rue disent que c’est ici une
hypallage, pouribant soli sub obscurâ nocte.Horace a dit,
V. od. xiv. 3.Pocula Lethoeos ut si ducentia somnos Traxerim, comme si j’avois bû les eaux qui amenent le sommeil du fleuve Léthé. Il étoit plus naturel de dire,
pocula Lethoea, les eaux du fleuve Léthé.Virgile a dit qu’Enée ralluma des feux presque éteints,
sopitos suscitat ignes(Æn. V. 745.) Il n’y a point là d’hypallage; carsopitos, selon la construction ordinaire, se rapporte àignes. Mais quand, pour dire qu’Enée ralluma sur l’autel d’Hercule le feu presque éteint, Virgile s’exprime en ces termes,Æn. VII. 542.… Herculeis sopitas ignibus aras Excitat ; alors il y a une
hypallage; car, selon la combinaison ordinaire, il auroit dit,excitat ignes sopitos in aris Herculeis, id est,Herculi sacris.Au livre XII. vers 187, pour dire,
si au contraire Mars fait tourner la victoire de notre côté, il s’exprime en ces termes :Sin nostrum annuerit nobis victoria Martem ; ce qui est une
hypallage, selon Servius :hypallage, pro, sin noster Mars’annuerit nobis victoriam, nam Martem victoria comitatur».
[Cette suite d’exemples, avec les interprétations qui les accompagnent, doit suffisamment
établir en quoi consiste l’essence de cette prétendue figure que les Rhéteurs renvoient
aux Grammairiens, & que les Grammairiens renvoient aux Rhéteurs. C’est un renversement
positif dans la corrélation des idées, ou l’exposition d’un certain ordre d’idées
quelquefois opposé diamétralement à celui que l’on veut faire entendre. Eh, qui ne voit
que l’hypallage si elle existe, est un véritable vice dans l’élocution
plûtôt qu’une figure ? Il est assez surprenant que M. du Marsais n’en ait pas porté le
même jugement, après avoir posé des principes dont il est la conclusion nécessaire.
Ecoutons encore ce grammairien philosophe.]
« Je ne crois pas, … quoi qu’en disent les commentateurs d’Horace, qu’il y ait une
hypallagedans ces vers de l’ode XVII. du livre I.Velox amoenum saepè Lucretilem Mutat Lycaeo Faunus ; c’est-à-dire que Faune prend souvent en échange le Lucrétile pour le Lycée ; il vient souvent habiter le Lucrétile aupres de la maison de campagne d’Horace, & quitte pour cela le Lycée sa demeure ordinaire. Tel est le sens d’Horace,
comme la suite de l’ode le donne nécessairement à entendre. Ce sont les paroles du P. Sanadon, qui trouve dans cette façon de parler (Tom. I. pag. 579.)une vraiehypallage,ou un renversement de construction.Mais il me paroît que c’est juger du latin par le françois, que de trouver une
hypallagedans ces paroles d’Horace,Lucretilem mutat Lycoeo Faunus. On commence par attacher àmutarela même idée que nous attachons à notre verbechanger, donner ce qu’on a pour ce qu’on n’a pas; ensuite, sans avoir égard à la phrase latine, on traduit,Faune change le Lucrétile pour le Lycée; & comme cette expression signifie en françois, que Faune passe du Lucrétile au Lycée, & non du Lycée au Lucrétile, ce qui est pourtant ce qu’on sait bien qu’Horace a voulu dire ; on est obligé de recourir à l’hypallagepour sauver le contre-sens que le françois seul présente. Mais le renversement de construction ne doit jamais renverser le sens, comme je viens de le remarquer ; c’est la phrase même, & non la suite du discours, qui doit faire entendre la pensée, si ce n’est dans toute son étendue, c’est au moins dans ce qu’elle présente d’abord à l’esprit de ceux qui savent la langue.Jugeons donc du latin par le latin même, & nous ne trouverons ici ni contre-sens, ni
hypallage; nous ne verrons qu’une phrase latine fort ordinaire en prose & en vers.On dit en latin
donare munera alicui, donner des présens à quelqu’un ; & l’on dit aussidonare aliquem munere, gratifier quelqu’un d’un présent : on dit égalementcircumdare urbem moenibus, &circumdare moenia urbi. De même on se sert demutare, soit pour donner, soit pour prendre une chose au lieu d’une autre.
Muto, disent les Etymologistes, vient demotu, mutarequasimotare. (Mart. Lexic. verb. muto.) L’ancienne maniere d’acquérir ce qu’on n’avoit pas, se faisoit par des échanges ; delàmutosignifie égalementacheterouvendre, prendreoudonnerquelque chose au lieu d’une autre ;emoouvendo, dit Martinius, & il cite Columelle, qui a ditporcus lacteus oere mutandus est, il faut acheter un cochon de lait.Ainsi
mutat Lucretilemsignifievient prendre, vient posséder, vient habiter le Lucretile; il achete, pour ainsi dire, le Lucrétile pour le Lycée.M. Dacier, sur ce passage d’Horace, remarque qu’
Horace parle souvent de même ; & je sais bien, ajoute-t-il,que quelques historiens l’ont imité.Lorsqu’Ovide fait dire à Médée qu’elle voudroit avoir acheté Jason pour toutes les richesses de l’univers (M
et. l. VII. v. 39.), il se sert demutare:Quemque ego cùm rebus quas totus possidet orbis Æsoniden mutasse velim : où vous voyez que, comme Horace, Ovide emploie
mutaredans le sens d’acquérir ce qu’on n’a pas, deprendre, d’acheter une chose en donnant une autre. Le pere Sanadon remarque (Tom. I. pag. 175.) qu’Horace s’est souvent servi demutareen ce sens :mutavit lugubre sagum punico(V. od. ix.) pourpunicum sagum lugubri : mutet lucana calabris pascuis(V. od. j.) pourcalabra pascua lucanis : mutat uvam strigili(II.sat. vij. 110.) pourstrigilim uvâ.L’usage de
mutare aliquid aliquâ redans le sens deprendre en échange, est trop fréquent pour être autre chose qu’une phrase latine ; commedonare aliquem aliquâ re, gratifier quelqu’un de quelque chose, &circumdare moenia urbi, donner des murailles à une ville tout au tour, c’est-à-dire, entourer une ville de murailles ».
La regle donnée par M. du Marsais, de juger du latin par le latin même, est très-propre à
faire disparoître bien des hypallages. Celle, par exemple, que Servius a
cru voir dans ce vers,
Sin nostrum annuerit nobis victoria Martem ;
n’est rien moins, à mon gré, qu’une hypallage : c’est tout simplement,
Sin victoria annuerit nobis Martem esse nostrum, si
la victoire nous indique que Mars est à nous, est dans nos intérêts, nous est favorable.
Annuere pro affirmare, dit Calepin (verb. annuo) ;
& il cite cette phrase de Plaute (Bacchid.), ego autem venturum
annuo.
On peut aussi aisément rendre raison de la phrase de Cicéron, Gladium vaginâ
vacuum in urbe non vidimus, nous n’avons point vu dans la ville votre épée dégagée
du fourreau. C’est ainsi qu’il faut traduire quantité de passages : vacui
curis (Cic.), dégagés de soins ; ab isto periculo vacuus (Id.),
dégagé, tiré de ce péril. L’adjectif latin vacuus exprimoit une idée
très-générale, qui étoit ensuite determinée par les différens complémens qu’on y ajoutoit,
ou par la nature même des objets auxquels on l’appliquoit : notre langue a adopté des mots
particuliers pour plusieurs de ces idées moins générales ; vacua vagina,
fourreau vuide ; vacuus gladius, épée nue ; vacuus
animus, esprit libre ; &c. C’est que, dans tous ces cas, nous exprimons par le
même mot, & l’idée générale de l’adjectif vacuus, & quelque
chose de l’idée particuliere qui résulte de l’application : & comme cette idée
particuliere varie à chaque cas, nous avons, pour chaque cas, un mot particulier. Ce
seroit se tromper que de croire que nous ayons en françois le juste équivalent du vacuus latin ; & traduire vacuus par vaide en toute occasion, c’est rendre, par une idée particuliere, une idée
très-générale, & pécher contre la saine logique. Cet adjectif n’est pas le seul mot
qui puisse occasionner cette espece d’erreur : car, comme l’a très-bien remarqué
M. d’Alembert, article Dictionnaire,
« il ne faut pas s’imaginer que quand on traduit des mots d’une langue dans l’autre, il soit toujours possible, quelque versé qu’on soit dans les deux langues, d’employer des équivalens exacts & rigoureux ; on n’a souvent que des à-peu-près. Plusieurs mots d’une langue n’ont point de correspondans dans une autre ; plusieurs n’en ont qu’en apparence, & different par des nuances plus ou moins sensibles des équivalens qu’on croit leur donner ».
Il me semble que c’est encore bien gratuitement que les commentateurs de Virgile ont cru
voir une hypallage dans ce vers : Et cùm frigida mors animâ
seduxerit artus. C’est la partie la moins considérable qui est séparée de la
principale ; & Didon envisage ici son ame comme la principale, puisqu’elle compte
survivre à cette séparation, & qu’elle se promet de poursuivre ensuite Enée en tous
lieux ; omnibus umbra locis adero (v. 386.). Elle a
donc dû dire, lorsque la mort aura séparé mon corps de mon ame,
c’est-à-dire, lorsque mon ame sera dégagée des liens de mon corps.
D’ailleurs la séparation des deux êtres qui étoient unis, est respective ; le premier est
séparé du second, & le second du premier ; & l’on peut, sans aucun renversement
extraordinaire, les présenter indifféremment sous l’un ou l’autre de ces deux aspects,
s’il n’y a, comme ici, un motif de préférence indiqué par la raison, ou suggéré par le
goût qui n’est qu’une raison plus fine.
C’est se méprendre pareillement, que de voir une hypallage dans Horace,
quand il dit : Pocula lethoeos ut si ducentia somnos arente fauce
traxerim : il est aisé de voir que le poëte compare l’état actuel où il se trouve,
avec celui d’un homme qui a bu une coupe empoisonnée, un breuvage qui cause un sommeil
éternel & semblable au sommeil de ceux qui passent le fleuve Léthé. On peut encore
expliquer ce passage plus simplement, en prenant le mot lethoeus dans le
sens même de son étymologie oblivio ; de-là la désignation latine du prétendu fleuve d’enfer dont on faisoit
boire à tous ceux qui mouroient, flumen oblivionis ; & par
extension, somnus lethoeus, somnus omnium rerum oblivionem pariens, un
sommeil qui cause un oubli géneral. Au surplus, c’est le sens qui convient le mieux à la
pensée d’Horace, puisqu’il prétend s’excuser de n’avoir pas fini certains vers qu’il avoit
promis à Mécene, par l’oubli universel où le jette son amour pour Phryné.
Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram. Ce vers de Virgile est aussi
sans hypallage. Ibant obscuri, c’est-à-dire, sans pouvoir
être vûs, cachés, inconnus : Cicéron a pris dans le même sens à-peu-près le mot obscurus, lorsqu’il a dit (Offic. II.) :
Qui magna sibi proponunt, obscuris orti majoribus, des ancêtres inconnus : dans cet
autre vers de Virgile (Æn. IX. 244.), Vidimus obscuris
primam sub vallibus urbem, le mot obscuris est l’équivalent d’absconditis ou de latentibus, selon la remarque de
Nonius Marcellus, (cap. IV. de variâ signif. serm. litt.
O) : & nous-mêmes nous disons en françois une famille obscure
pour inconnue. Solâ sub nocte, pendant la nuit seule,
c’est-à-dire, qui semble anéantir tous les objets, & qui porte chacun à se croire
seul ; c’est une métonymie de l’effet pour la cause, semblable à celle d’Horace (1. Od. IV. 13.) pallida mors, à celle de Perse (Prol.) pallidam Pyrenen, &c.
Avec de l’attention sur le vrai sens des mots, sur le véritable tour de la construction
analytique, & sur l’usage légitime des figures, l’hypallage va donc
disparoître des livres des anciens, ou s’y cantonner dans un très-petit nombre de
passages, où il sera peut-être difficile de ne pas l’avouer. Alors même il faut voir s’il
n’y a pas un juste fondement d’y soupçonner quelque faute de copiste, & la corriger
hardiment plutôt que de laisser subsister une expression totalement contraire aux loix
immuables du langage. Mais si enfin l’on est forcé de reconnoître dans quelques phrases
l’existence de l’hypallage, il faut la prendre pour ce qu’elle est,
& avouer que l’auteur s’est mal expliqué.]
« Les anciens étoient hommes, & par conséquent sujets à faire des fautes comme nous. Il y a de la petitesse & une sorte de fanatisme à recourir aux figures, pour excuser des expressions qu’ils condamneroient eux-mêmes, & que leurs contemporains ont souvent condamnées. L’
hypallagene [doit] pas prêter son nom aux contre sens & aux équivoques ; autrement tout seroit confondu, & cette [prétendue] figure deviendroit un azile pour l’erreur & pour l’obscurité ».
HYPERBATE, s. m. (Gramm.) ce mot est grec ; transgredi : R.R. trans, & eo.
Quintilien a donc eu raison de traduire ce mot dans sa langue par verbi
transgressio : & ce que l’on nomme hyperbate consiste en
effet dans le déplacement des mots qui composent un discours, dans le transport de ces
mots du lieu où ils devroient être en un autre lieu.
« La quatrieme sorte de figure [de construction], c’est l’
hyperbate, dit M. du Marsais, c’est-à-dire, confusion, mêlange de mots : c’est lorsque l’on s’écarte de l’ordre successif de la construction simple [ou analytique] :Saxa vocant Itali, mediis, quae in fluctibus, aras(Æn. I. 113.) : la construction estItali vocant aras(illa)Saxa quae(sunt)in fluctibus mediis. Cette figure étoit, pour ainsi dire, naturelle au latin ; comme il n’y avoit que les terminaisons des mots, qui, dans l’usage ordinaire, fussent les signes des relations que les mots avoient entre eux, les Latins n’avoient égard qu’à ces terminaisons, & ils plaçoient les mots selon qu’ils étoient présentés à l’imagination, ou selon que cet arrangement leur paroissoit produire une cadence & une harmonie plus agréable ».
Voyez Construction.
La Méthode latine de P.R. parle de l’hyperbate dans
le même sens.
« C’est, dit-elle, (
des figures de construction, ch. vj.) le mélange & la confusion qui se trouve dans l’ordre des mots qui devroit être commun à toutes les langues, selon l’idée naturelle que nous avons de la construction. Mais les Romainsont tellement affecté le discours figuré, qu’ils ne parlent presque jamais autrement ».
C’est encore le même langage chez l’auteur du Manuel des
Grammairiens.
« L’
hyperbatese fait, ditil, lorsque l’ordre naturel n’est pas gardé dans l’arrangement des mots : ce qui est si ordinaire aux Latins, qu’ils ne parlent presque jamais autrement ; commeCatonis constantiam admirati sunt omnes. Voilà unehyperbate, parce que l’ordre naturel demanderoit qu’on dît,omnes sunt admirati constantiam Catonis. Cela est si ordinaire, qu’il ne passe pas pour figure, mais pour une propriété de la langue latine. Mais il y a plusieurs especes d’hyperbatequi sont de véritables figures de Grammaire ».
Part. I. chap. xiv. n. 8.
Tous ces auteurs confondent deux choses que j’ai lieu de croire très-différentes &
très-distinctes l’une de l’autre, l’inversion & l’hyperbate. Voyez Inversion.
Il y a en effet, dans l’une comme dans l’autre, un véritable renversement d’ordre ; &
à partir de ce point de vûe général, on a pu aisément s’y méprendre : mais il falloit
prendre garde si les deux cas avoient rapport au même ordre, ou s’ils présentoient la même
espece de renversement. Quintilien (Inst. Lib. VIII. Cap. vj. de
tropis,) nous fournit un motif légitime d’en douter : il cite, comme un exemple d’hyperbate, cette phrase de Cicéron (pro Cluent. n. 1.)
Animadverti, judices, omnem accusatoris orationem in duas divisam esse
partes ; & il indique aussitôt le tour qui auroit été sans figure &
conforme à l’ordre requis ; nam in duas partes divisam esse rectum erat, sed durum & incomptum.
Personne apparemment ne disputera à Quintilien d’avoir été plus à portée qu’aucun des
modernes, de distinguer les locutions figurées d’avec les simples dans sa langue
naturelle ; & quand le jugement qu’il en porte, n’auroit eu pour fondement que le
sentiment exquis que donne l’habitude à un esprit éclairé & juste, sans aucune
réflexion immédiate sur la nature même de la figure, son autorité seroit ici une raison,
& peut-être la meilleure espece de raison sur l’usage d’une langue, que nous ne devons
plus connoître que par le témoignage de ceux qui la parloient. Or, le tour que Quintilien
appelle ici rectum, par opposition à celui qu’il avoit nommé auparavant
in duas
partes divisam esse, & le rhéteur romain nous assure qu’il n’y a plus d’hyperbate. C’est donc une nécessité de conclure, que l’inversion est le
renversement d’un autre ordre, ou un autre renversement d’un certain ordre, & l’hyperbate, le renversement du même ordre. L’auteur du Manuel
des grammairiens n’étoit pas éloigné de cette conclusion, puisqu’il trouvoit des
hyperbates qui ne passent pas pour figures, & d’autres, dit-il,
qui sont de veritables figures de Grammaire.
Il s’agit donc de déterminer ici la vraie nature de l’hyperbate, &
d’assigner les caracteres qui le différencient de l’inversion ; & pour y parvenir, je
crois qu’il n’y a pas de moyen plus assuré que de parcourir les différentes especes d’hyperbate, qui sont reconnues pour de véritables figures de Grammaire.
1°. La premiere espece est appellée anastrophe, c’est-à-dire proprement
inversion, du grec ’in & versio. Mais l’inversion dont il
s’agit ici n’est point celle de toute la phrase, elle ne regarde que l’ordre naturel qui
doit être entre deux mots correlatifs, comme entre une préposition & son complément,
entre un adverbe comparatif & la conjonction subséquente : ce sont les seuls cas
indiqués par les exemples que les Grammairiens ont mecum, tecum, vobiscum, quocum,
au lieu de cum te, cum me, cum vobis, cum quo ; maria omnia circum, au
lieu de circum omnia maria ; Italiam contrà, pour contrà
Italiam ; quâ de re, pour de quâ re : c’est la même chose lorsque
la conjonction comparative précede l’adverbe, comme quand Properce a dit, Quàm priùs abjunctos sedula lavit equos.
L’anastrophe est donc une véritable inversion ; mais qui avoit droit en latin d’être réputée figure, parce qu’elle étoit contraire à l’usage commun de cette langue, où l’on avoit coutume de mettre la préposition avant son complément, conformément à ce qui est indiqué par le nom même de cette partie d’oraison.
Ainsi la différence de l’inversion & de l’anastrophe est, en ce que l’inversion est un renversement de l’ordre naturel ou analytique, autorisé par l’usage commun de la langue latine, & que l’anastrophe est un renversement du même ordre, contraire à l’usage commun & autorisé seulement dans certains cas particuliers.
2°. La seconde espece d’hyperbate est nommée tmesis
ou tmèse, du grec sectio,
coupure. Cette figure a lieu, lorsque par une licence que l’usage approuve dans quelques
occasions, l’on coupe en deux parties un mot composé de deux racines élémentaires, réunies
par l’usage commun, comme satis mihi fecit, pour mihi
satisfecit ; reique publicae curam deposuit, pour & reipublicae
curam deposuit ; septem subjecta trioni (Géorg. iij. 381) au lieu
de subjecta septem trioni. On trouve assez d’exemples de la tmèse dans
Horace, & dans les meilleurs écrivains du bon siecle.
Les droits de l’inversion n’alloient pas jusqu’à autoriser cette insertion d’un mot entre
les racines élémentaires d’un mot composé. Ce n’est pas même ici proprement un
renversement d’ordre ; & si c’est en cela que doit consister la nature générale de
l’hyperbate, les Grammairiens n’ont pas dû regarder la tmèse comme en
étant une espece. La tmèse n’est qu’une figure de diction, puisqu’elle ne tombe que sur le
matériel d’un mot qui est coupé en deux ; & le nom même de tmèse ou coupure,
avertissoit assez qu’il étoit question du matériel d’un seul mot, pour empêcher qu’on ne
rapportât cette figure à la construction de la phrase.
3°. La troisieme espece d’hyperbate prend le nom de parenthèse, du mot grec interpositio, racines inter, in, & positio, dérivé de pono. Les deux prépositions
élémentaires servent à indiquer avec plus d’énergie la nature de la chose nommée. Il y a
en effet parenthèse, lorsqu’un sens complet est isolé & inséré dans un autre dont il
interrompt la suite ; ainsi il y a parenthèse dans ce vers de Virgile, Ecl.
iv. 23.
Titire, dum redeo (brevis est via), pasce capellas.
Les bons écrivains évitent autant qu’ils peuvent l’usage de cette figure, parce qu’elle
peut répandre quelque obscurité sur le sens qu’elle interrompt ; & Quintilien
n’approuvoit pas l’usage fréquent que les Orateurs & les Historiens en faisoient de
son tems avant lui, à moins que le sens détaché mis en parenthèse ne fût très-court. Etiam interjectione, quâ & Oratores & Historici frequenter utuntur, ut
medio sermone aliquem inserant sensum, impediri solet intellectus, nisi quod
interponitur breve est. (liv. VIII. cap. ij.)
La quatrieme espece d’hyperbate s’appelle synchise,
mot purement grec confusion ; confundo ;
racine cum avec, & fundo, je répans. Il y asynchyse quand
les mots d’une phrase sont mêlés ensemble sans aucun égard, ni à l’ordre Ecl. VII. 57.
Aret ager : vitio moriens sitit aëris herba ;
car les deux mots vitio, par exemple, & aëris qui
sont corrélatifs, sont séparés par deux autres mots qui n’ont aucun trait à cette
corrélation, moriens sitit ; le mot aëris à son tour
n’en a pas davantage à la corrélation des mots sitit & herba entre lesquels il est placé : l’ordre étoit, herba moriens
(proe) vitio aëris sitit.
5°. Enfin, il y a une cinquieme espece d’hyperbate que l’on nomme anacoluthe, & qui se fait, selon la Méthode latine
de Port-royal, lorsque les choses n’ont presque nulle suite & nulle
construction. Il faut avouer que cette définition n’est rien moins que lumineuse ; &
d’ailleurs elle semble insinuer qu’il n’est pas possible de ramener l’anacoluthe à la
construction analytique. M. du Marsais a plus approfondi & mieux défini la nature de
ce prétendu hyperbate :
« c’est, dit-il, une figure de mots qui est une espece d’ellipse… par laquelle on sous-entend le corrélatif d’un mot exprimé, ce qui ne doit avoir lieu que lorsque l’ellipse peut être aisément suppléée, & qu’elle ne blesse point l’usage ».
Voyez Anacoluthe. « Il justifie ensuite cette définition par l’étymologie du mot
comes, compagnon ;
ensuite on ajoûte l’a privatif, & un v euphonique,
pour éviter le baillement entre les deux a ; par conséquent l’adjectif
anacoluthe signifie qui n’est pas compagnon, ou qui
ne se trouve pas dans la compagnie de celui avec lequel l’analogie demanderoit qu’il se
trouvât ». Il donne enfin pour exemple ces vers de Virgile, Æn. II.
330.
Portis alii bipatentibus adsunt, Millia quot magnis nunquam venêre Mycenis ;
où il faut suppléer tot avant quot.
Il y a pareille ellipse dans l’exemple de Térence cité par Port-royal. Nam
omnes nos quibus est alicundè aliquis objectus labor, omne quod est intere à tempus,
priusquam id rescitum est, lucro est. Si l’on a jugé qu’il n’y avoit nulle
construction, c’est qu’on a cru que nos omnes étoient au nominatif, sans
être le sujet d’aucun verbe, ce qui seroit en effet violer une loi fondamentale de la
syntaxe latine ; mais ces mots sont à l’accusatif, comme complément de la préposition
sous-entendue ergà : nam ergà omnes nos… omne… tempus… lucro est…
L’anacoluthe peut donc être ramenée à la construction analytique, comme toute autre
ellipse, & conséquemment ce n’est point une hyperbate, c’est une
ellipse à laquelle il faut en conserver le nom, sans charger vainement la mémoire de
grands mots, moins propres à éclairer l’esprit qu’à l’embarrasser, ou même à le séduire
par les fausses apparences d’un savoir pédantesque. Si l’on trouve quelques phrases que
l’on ne puisse par aucun moyen ramener aux procédés simples de la construction analytique,
disons nettement qu’elles sont vicieuses, & ne nous obstinons pas à retenir un terme spécieux, pour excuser dans les auteurs des choses qui semblent plûtôt
s’y être glissées par inadvertence que par raison. Méth. lat. de Port-royal, loc.
cit.
Il résulte de tout ce qui précede, que des cinq prétendues especes d’hyperbate, il y en a d’abord deux qui ne doivent point y être comprises, la tmèse & l’anacoluthe ; la premiere est, comme je
l’ai déjà dit, une véritable figure de diction ; la seconde n’est rien autre chose que
l’ellipse même.
Il n’en reste donc que trois especes, l’anastrophe, la parenthèse & la synchyse. La premiere est l’inversion du
rapport de deux mots autorisée dans quelques cas in duas divisam esse partes, pour
in duas partes divisam esse ; on ne peut pas dire qu’elle soit
vicieuse, & l’on peut l’admettre comme une figure. Mais il ne faut jamais oublier que
l’on doit beaucoup ménager l’attention de celui à qui l’on parle, non-seulement de maniere
qu’il entende, mais même qu’il ne puisse ne pas entendre ; non ut intelligere
possit, sed ne omnino possit non intelligere. Quintil. lib. VIII.
cap. ij.
Or ces trois especes d’hyperbate, telles que je les ai présentées
d’après les notions ordinaires, combinées avec les principes immuables de l’art de parler,
nous menent à conclure que l’hyperbate en général, est une interruption
légere d’un sens total causée ou par une petite inversion qui déroge à l’usage commun,
c’est l’anastrophe, ou par l’insertion de quelques mots entre deux corrélatifs, c’est la
synchyse ; ou enfin par l’insertion d’un petit sens détaché, entre les parties d’un sens
principal, & c’est la parenthèse. (E. R. M.)
J, s. m. c’est la dixieme lettre & la septieme
consonne de l’alphabet françois. Les Imprimeurs l’appellent
On peut dire que cette lettre est propre à l’alphabet françois, puisque de toutes les
langues anciennes que nous connoissons, aucune ne faisoit usage de l’articulation qu’elle
représente ; & que parmi les langues modernes, si quelques-unes en font usage, elles
la représentent d’une autre maniere. Ainsi les Italiens, pour prononcer jardins, jorno, écrivent giardino, giorno. Voyez le Maître italien de Veneroni, p. 9. édit. de Paris 1709. Les
Espagnols ont adopté notre caractere, mais il signifie chez eux autre chose que chez
nous ; hijo, fils, Juan, Jean, se prononçant presque
comme s’il y avoit ikko, Khouan. Voyez la Méthode espagnole
de P. R. p. 5. édit. de Paris, 1660.
Les maîtres d’écriture ne me paroissent pas apporter assez d’attention pour différencier
le j capital de l’
IDIOTISME, subst. masc. (Gramm.) c’est une façon de parler éloignée des
usages ordinaires, ou des lois générales du langage, adaptée au génie propre d’une langue
particuliere. R. peculiaris, propre,
particulier. C’est un terme général dont on peut faire usage à l’égard de toutes
les langues ; un idiotisme grec, latin, françois, &c. C’est le seul terme que l’on puisse employer dans bien des occasions ;
nous ne pouvons dire qu’idiotisme espagnol, portugais, turc, &c. Mais à l’égard de plusieurs langues, nous avons des mots
spécifiques subordonnés à celui d’idiotisme, & nous disons anglicisme, arabisme, celticisme, gallicisme, germanisme, hébraïsme,
hellénisme, latinisme, &c.
Quand je dis qu’un idiotisme est une façon de parler adaptée au génie
propre d’un langue particuliere, c’est pour faire comprendre que c’est plutôt un effet
marqué du génie caractéristique de cette langue, qu’une locution incommunicable à tout
autre idiome, comme on a coutume de le faire entendre. Les richesses d’une langue peuvent
passer aisément dans une autre qui a avec elle quelque affinité ; & toutes les langues
en ont plus ou moins, selon les différens degrés de liaison qu’il y a ou qu’il y a eu
entre les peuples qui les parlent ou qui les ont parlées. Si l’italien, l’espagnol &
le françois sont entés sur une même langue originelle, ces trois langues auront
apparemment chacune à part leurs idiotismes particuliers, parce que ce
sont des langues différentes ; mais il est difficile qu’elles n’aient adopté toutes trois
quelques idiotismes de la langue qui sera leur source commune, & il
ne seroit pas étonnant de trouver dans toutes trois des celticismes. Il
ne seroit pas plus merveilleux de trouver des idiotismes de l’une des
trois dans l’autre, à cause des liaisons de voisinage, d’intérêts politiques, de commerce,
de religion, qui subsistent depuis long-tems entre les peuples qui les parlent ; comme on
n’est pas surpris de rencontrer des arabismes dans l’espagnol, quand on
sait l’histoire de la longue domination des Arabes en Espagne. Personne n’ignore que les
meilleurs auteurs de la latinité sont pleins d’hellénismes : & si
tous les littérateurs conviennent qu’il est plus facile de traduire du grec que du latin
en françois, c’est que le génie de notre langue approche plus de celui de la langue greque
que de celui de la langue latine, & que notre langage est presque un hellénisme continuel.
Mais une preuve remarquable de la communicabilité des langues qui paroissent avoir entre
elles le moins d’affinité, c’est qu’en françois même nous hébraïsons. C’est un hébraïsme connu que la répétition d’un adjectif ou d’un adverbe, que l’on
veut élever au sens que l’on nomme communément superlatif. Voyez Amen & Superlatif. Et le superlatif le plus énergique se marquoit en hébreu par
la triple répétition du mot : de là le triple kirie eleison que nous
chantons dans nos églises, pour donner plus de force à notre invocation ; & le triple
sanctus pour mieux peindre la profonde adoration des esprits célestes.
Or il est vraissemblable que notre très, formé du latin tres, n’a été introduit dans notre langue, que comme le symbole de cette triple
répétition, très-saint, ter sanctus, ou sanctus, sanctus,
sanctus : & notre usage de lier très au mot positif par un
tiret, est fondé sans doute sur l’intention de faire sentir que cette addition est
purement matérielle, qu’elle n’empêche pas l’unité du mot, mais qu’il doit être répété
trois fois, ou du-moins qu’il faut y attacher le sens bien & fort qui expriment par eux-mêmes le sens
superlatif dont il s’agit, ne sont jamais liés de même au mot positif auquel on les joint
pour le lui communiquer. On rencontre dans le langage populaire des hébraïsmes d’une autre espece : un homme de Dieu, du vin de Dieu, une
moisson de Dieu, pour dire un très-honnête homme, du vin très-bon, une
moisson très-abondante ; ou, en rendant par-tout le même sens par le même tour, un homme parfait, du vin parfait, une moisson parfaite : les Hébreux
indiquant la perfection par le nom de Dieu, qui est le modele & la source de toute
perfection. C’est cette espece d’hébraïsme qui se trouve au Ps. 35. v. 7. justitia tua sicut montes Dei, pour sicut montes
altissimi ; & au Ps. 64. v. 10. flumen Dei, pour flumen maximum.
Malgré les hellénismes reconnus dans le latin, on a cru assez
légérement que les idiotismes étoient des locutions propres &
incommunicables, & en conséquence on a pris & donné des idées fausses ou louches ;
& bien des gens croient encore qu’on ne désigne par ce nom général, ou par quelqu’un
des noms spécifiques qui y sont analogues, que des locutions vicieuses imitées
mal-adroitement de quelque autre langue. Voyez Gallicisme. C’est une erreur que je crois suffisamment détruite par les
observations que je viens de mettre sous les yeux du lecteur : je passe à une autre qui
est encore plus universelle, & qui n’est pas moins contraire à la véritable notion des
idiotismes.
On donne communément à entendre que ce sont des manieres de parler contraires aux lois de
la Grammaire générale. Il y a en effet des idiotismes qui sont dans ce
cas ; & comme ils sont par-là même les plus frappans & les plus aisés à
distinguer, on a cru aisément que cette opposition aux lois immuables de la Grammaire,
faisoit la nature commune de tous. Mais il y a encore une autre espece d’idiotismes qui sont des façons de parler éloignées seulement des usages
ordinaires, mais qui ont avec les principes fondamentaux de la Grammaire générale toute la
conformité exigible. On peut donner à ceux-ci le nom d’idiotismes
réguliers, parce que les regles immuables de la parole y sont suivies, & qu’il
n’y a de violé que les institutions arbitraires & usuelles : les autres au contraire
prendront la dénomination d’idiotismes irréguliers, parce que les regles
immuables de la parole y sont violées. Ces deux especes sont comprises dans la définition
que j’ai donnée d’abord ; & je vais bientôt les rendre sensibles par des exemples ;
mais en y appliquant les principes qu’il convient de suivre pour en pénétrer le sens,
& pour y découvrir, s’il est possible, les caracteres du génie propre de la langue qui
les a introduits.
I. Les idiotismes réguliers n’ont besoin d’aucune autre attention, que
d’être expliqués littéralement pour être ramenés ensuite au tour de la langue naturelle
que l’on parle.
Je trouve par exemple que les Allemands disent, diese gelehrten manner,
comme en latin, hi docti viri, ou en françois, ces savans
hommes ; & l’adjectif gelehrten s’accorde en toutes manieres
avec le nom manner, comme l’adjectif latin docti avec
le nom viri, ou l’adjectif françois savans avec le nom
hommes ; ainsi les Allemans observent en cela, & les lois
générales & les usages communs. Mais ils disent, diese manner sind
gelehrt ; & pour le rendre littéralement en latin, il faut dire hi
viri sunt doctè, & en françois, ces hommes sont savamment, ce
qui veut dire indubitablement ces hommes sont savans : gelehrt est donc
un adverbe, & l’on doit reconnoître ici que les Allemands s’écartent des usages
communs, qui donnent la préférence à l’adjectif en pareil cas. On germanisme lorsqu’il s’a git d’exprimer un attribut ;
mais quelle peut être la cause de cet idiotisme ? le verbe exprime
l’existence d’un sujet sous un attribut. Voyez Verbe. L’attribut n’est qu’une maniere particuliere d’être ; & c’est
aux adverbes à exprimer simplement les manieres d’être, & conséquemment les
attributs : voilà le génie allemand. Mais comment pourra-t-on concilier ce raisonnement
avec l’usage presque universel, d’exprimer l’attribut par un adjectif mis en concordance
avec le sujet du verbe ? Je réponds qu’il n’y a peut-être entre la maniere commune &
la maniere allemande d’autre différence que celle qu’il y auroit entre deux tableaux, où
l’on auroit saisi deux momens différens d’une même action : le germanisme saisit l’instant qui précede immédiatement l’acte de juger, où l’esprit
considere encore l’attribut d’une maniere vague & sans application au sujet : la
phrase commune présente le sujet tel qu’il paroît à l’esprit après le jugement, &
lorsqu’il n’y a plus d’abstraction. L’Allemand doit donc exprimer l’attribut avec les
apparences de l’indépendance ; & c’est ce qu’il fait par l’adverbe qui n’a aucune
terminaison dont la concordance puisse en désigner l’application à quelque sujet
déterminé. Les autres langues doivent exprimer l’attribut avec les caracteres de
l’application ; ce qui est rempli par la concordance de l’adjectif attributif avec le
sujet. Mais peut-être faut-il sous-entendre alors le nom avant l’adjectif, & dire que
hi viri sunt docti, c’est la même chose que hi viri sunt
viri docti ; & que ego sum miser, c’est la même chose que ego sum homo miser : en effet la concordance de l’adjectif avec le nom,
& l’identité du sujet exprimé par les deux especes, ne s’entendent clairement &
d’une maniere satisfaisante, que dans le cas de l’apposition ; & l’apposition ne peut
avoir lieu ici qu’au moyen de l’ellipse. Je tirerois de tout ceci une conclusion
surprenante : la phrase allemande est donc un idiotisme régulier, &
la phrase commune un idiotisme irrégulier.
Voici un latinisme régulier dont le développement peut encore amener
des vues utiles : neminem reperire est id qui velit. Il y a là quatre
mots qui n’ont rien d’embarrassant : qui velit id (qui veuille cela) est
une proposition incidente déterminative de l’antécédent neminem ;
neminem (ne personne) est le complément ou le régime objectif grammatical du verbe
reperire ; neminem qui velit id (ne trouver personne qui veuille
cela) ; c’est une construction exacte & réguliere. Mais que faire du mot est ? il est à la troisieme personne du singulier ; quel en est le sujet ? comment
pourra-t-on lier à ce mot l’infinitif reperire avec ses dépendances ?
Consultons d’autres phrases plus claires dont la solution puisse nous diriger.
On trouve dans Horace (III. Od. 2.) dulce & decorum
est pro patriâ mori ; & encore (IV. Od. 12.) dulce est desipere in loco. Or la construction est facile : mori pro
patriâ est dulce & decorum ; desipere in loco est dulce : les infinitifs mori & desipere y sont traités comme des noms, &
l’on peut les considérer comme tels : j’en trouve une preuve encore plus forte dans Perse,
Sat. 1. scire tuum nihil est ; l’adjectif tuum mis
en concordance avec scire, désigne bien que scire est
considéré comme nom. Voilà la difficulté levée dans notre premiere phrase : le verbe reperire est ce que l’on appelle communément le nominatif du verbe est ; ou en termes plus justes, c’en est le sujet grammatical, qui seroit
au nominatif, s’il étoit déclinable : reperire neminem qui velit id, en
est donc le sujet logique. Ainsi il faut construire, reperire neminem qui
velit id, est ; ce qui signifie littéralement, ne trouver personne qui
le veuille, est ou existe ; ou en transposant la négation, trouver quelqu’un qui le veuille, n’est pas ou n’existe
pas ; ou enfin, en ramenant la même on ne trouve personne qui le
veuille.
C’est la même syntaxe & la même construction par-tout où l’on trouve un infinitif
employé comme sujet du verbe sum, lorsque ce verbe a le sens adjectif,
c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas simplement verbe substantif, mais qu’il renferme encore
l’idée de l’existence réelle comme attribut, & conséquemment qu’il est équivalent à
existo. Ce n’est que dans ce cas qu’il y a latinisme ; car il n’y a rien de si commun dans la plûpart des langues, que de voir
l’infinif sujet du verbe substantif, quand on exprime ensuite un attribut déterminé :
ainsi dit-on en latin turpe est mentiri, & en françois, mentir est une chose honteuse. Mais nous ne pouvons pas dire voir
est pour on voit, voir étoit pour on voyoit, voir
sera, pour on verra, comme les Latins disent videre
est, videre erat, videre erit. L’infinitif considéré comme nom, sert aussi à
expliquer une autre espece de latinisme qu’il me semble qu’on n’a pas
encore entendu comme il faut, & à l’explication duquel les rudimens ont substitué les
difficultés ridicules & insolubles du redoutable que retranché. Voyez Infinitif.
II. Pour ce qui regarde les idiotismes irréguliers, il faut, pour en
pénétrer le sens, discerner avec soin l’espece d’écart qui les détermine, & remonter,
s’il est possible, jusqu’à la cause qui a occasionné ou pû occasionner cet écart : c’est
même le seul moyen qu’il y ait de reconnoître les caracteres précis du génie propre d’une
langue, puisque ce génie ne consiste que dans la réunion des vues qu’il s’est proposées,
& des moyens qu’il a autorisés.
Pour discerner exactement l’espece d’écart qui détermine un idiotisme
irrégulier, il faut se rappeller ce que l’on a dit au mot
Grammaire, que toutes les regles fondamentales de cette science se
réduisent à deux chefs principaux, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe. La
Lexicologie a pour objet tout ce qui concerne la connoissance des mots considérés en soi
& hors de l’élocution : ainsi dans chaque langue, le vocabulaire est comme
l’inventaire des sujets de son domaine ; & son principal office est de bien fixer le
sens propre de chacun des mots autorisés dans cet idiome. La Syntaxe a pour objet tout ce
qui concerne le concours des mots réunis dans l’ensemble de l’élocution ; & ses
décisions se rapportent dans toutes les langues à trois points généraux. qui sont la
concordance, le régime & la construction.
Si l’usage particulier d’une langue autorise l’altération du sens propre de quelques
mots, & la substitution d’un sens étranger, c’est alors une figure de mots que l’on
appelle trope. Voyez ce mot.
Si l’usage autorise une locution contraire aux lois générales de la Syntaxe, c’est alors
une figure que l’on nomme ordinairement figure de construction, mais que
j’aimerois mieux que l’on désignât par la dénomination plus générale de figure de Syntaxe, en réservant le nom de figure de construction
aux seules locutions qui s’écartent des regles de la construction proprement dite. Voyez Figure
& Construction. Voilà deux especes d’écart que l’on peut observer dans les
idiotismes irréguliers.
1°. Lorsqu’un trope est tellement dans le génie d’une langue, qu’il ne peut être rendu
littéralement dans une autre, ou qu’y étant rendu littéralement il y exprime un tout autre
sens, c’est un idiotisme de la langue originale qui l’a adopté ; &
cet idiotisme est irrégulier, parce que le sens propre
des mots y est abandonne ; ce qui est contraire à la premiere institution des mots. Ainsi
le superstitieux euphémisme, qui dans la langue latine a donné le sens de sacrifier au verbe mactare, quoique ce mot signifie dans son
étymologie augmenter davantage (magis auctare) ; cet euphémisme, dis-je,
est tellement propre au génie sacrifice. Voyez Euphémisme.
C’est pareillement un trope qui a introduit dans notre langue ces idiotismes déja remarqués au mot
Gallicisme, dans lesquels on emploie les deux verbes venir & aller, pour exprimer par l’un des prétérits
prochains, & par l’autre des futurs prochains (voyez Tems) ; comme quand on dit, je viens de lire, je venois de
lire, pour j’ai ou j’avois lû depuis peu de tems ;
je vais lire, j’allois lire, pour je dois, ou je
devois lire dans peu de tems. Les deux verbes auxiliaires venir
& aller perdent alors leur signification originelle, & ne
marquent plus le transport d’un lieu en un autre ; ils ne servent plus qu’à marquer la
proximité de l’antériorité ou de la postériorité ; & nos phrases rendues littéralement
dans quelque autre langue, ou n’y signifieroient rien, ou y signifieroient autre chose que
parmi nous. C’est une catachrese introduite par la nécessité (voyez Catachrese), & fondée néanmoins sur quelque analogie entre le sens
propre & le sens figuré. Le verbe venir, par exemple, suppose une
existence antérieure dans le lieu d’où l’on vient ; & dans le moment qu’on en vient,
il n’y a pas long-tems qu’on y étoit : voilà précisément la raison du choix de ce verbe,
pour servir à l’expression des prétérits prochains. Pareillement le verbe aller indique la postériorité d’existence dans le lieu où l’on va ; & dans le
tems qu’on y va, on est dans l’intention d’y être bientôt : voilà encore la justification
de la préférence donnée à ce verbe, pour désigner les futurs prochains. Mais il n’en
demeure pas moins vrai que ces verbes, devenus auxiliaires, perdent réellement leur
signification primitive & fondamentale, & qu’ils n’en retiennent que des idées
accessoires & éloignées.
2°. Ce que l’on vient de dire des tropes, est également vrai des figures de Syntaxe :
telle figure est un idiotisme irrégulier, parce qu’elle ne peut être
rendue littéralement dans une autre langue, ou que la version littérale qui en seroit
faite, y auroit un autre sens. Ainsi l’usage où nous sommes, dans la langue françoise,
d’employer l’adjectif possessif masculin, mon, ton, son, avant un nom
féminin qui commence par une voyelle ou par une h muette, est un idiotisme irrégulier de notre langue, un gallicisme ;
parce que l’imitation littérale de cette figure dans une autre langue n’y seroit qu’un
solécisme. Nous disons mon ame, & l’on ne diroit pas meus anima ; ton opinion, & l’on ne peut pas dire tuus
opinio : c’est que les Latins avoient pour éviter l’hiatus
occasionné par le concours des voyelles, des moyens qui nous sont interdits par la
constitution de notre langue, & dont il étoit plus raisonnable de faire usage, que de
violer une loi aussi essentielle que celle de la concordance que nous transgressons : ils
pouvoient dire anima mea, opinio tua ; & nous ne pouvons pas imiter
ce tour, & dire ame ma, opinion ta. Notre langue sacrifie donc ici
un principe raisonnable aux agrémens de l’euphonie (voyez Euphonie), conformément à la remarque sensée de Cicéron, Orat. n. 47 : impetratum est à consuetudine ut peccare, suavitatis causâ,
liceret.
Voici une ellipse qui est devenue une locution propre à notre langue, un gallicisme, parce que l’usage en a prévalu au point qu’il n’est plus permis de
suivre en pareil cas la Syntaxe pleine : il ne laisse pas d’agir, notre
langue ne laisse pas de se prêter à tous les genres d’écrire, on ne laisse pas
d’abandonner la vertu en la louant, c’est-à-dire il ne laisse pas
le soin d’agir, notre langue ne laisse pas la faculté de se
prêter à tous les genres d’écrire, on ne laisse pas la foiblesse d’abandonner la vertu en la louant. Nous préférons dans ces
S’il est facile de ramener à un nombre fixe de chefs principaux les écarts qui
déterminent les différens idiotismes, il n’en est pas de même de vues
particulieres qui peuvent y influer : la variété de ces causes est trop grande,
l’influence en est trop délicate, la complication en est quelquefois trop embarrassante
pour pouvoir établir à ce sujet quelque chose de bien certain. Mais il n’en est pas moins
constant qu’elles tiennent toutes, plus ou moins, au génie des diverses langues, qu’elles
en sont des émanations, & qu’elles peuvent en devenir des indices.
« Il en est des peuples entiers comme d’un homme particulier, dit du Tremblay,
traité des langues, chap. 22; leur langage est la vive expression de leurs moeurs, de leur génie & de leurs inclinations ; & il ne faudroit que bien examiner ce langage pour pénétrer toutes les pensées de leur ame & tous les mouvemens de leur coeur. Chaque langue doit donc nécessairement tenir des perfections & des défauts du peuple qui la parle. Elles auront chacune en particulier, disoit-il un peu plus haut, quelque perfection qui ne se trouvera pas dans les autres, parce qu’elles tiennent toutes des moeurs & du génie des peuples qui les parlent : elles auront chacune des termes & des façons de parler qui leur seront propres, & qui seront comme le caractere de ce génie ».
On reconnoît en effet le flegme oriental dans la répétition de l’adjectif ou de
l’adverbe ; amen, amen ; sanctus, sanctus, sanctus : la vivacité
françoise n’a pû s’en accommoder, & très-saint est bien plus à son
gré que saint, saint, saint.
Mais si l’on veut démêler dans les idiotismes réguliers ou irréguliers,
ce que le génie particulier de la langue peut y avoir contribué, la premiere chose
essentielle qu’il y ait à faire, c’est de s’assurer d’une bonne interprétation littérale.
Elle suppose deux choses ; la traduction rigoureuse de chaque mot par sa signification
propre, & la réduction de toute la phrase à la plénitude de la construction
analytique, qui seule peut remplir les vuides de l’ellipse, corriger les rédondances du
pléonasme, redresser les écarts de l’inversion, & faire rentrer tout dans le système
invariable de la Grammaire générale.
« Je sais bien, dit M. du Marsais,
Meth. pour apprendre la langue latine, pag. 14, que cette traduction littérale fait d’abord de la peine à ceux qui n’en connoissent point le motif ; ils ne voyent pas que le but que l’on se propose dans cette maniere de traduire, n’est que de montrer comment on parloit latin ; ce qui ne peut se faire qu’en expliquant chaque mot latin par le mot françois qui lui répond.Dans les premieres années de notre enfance, nous lions certaines idées à certaines impressions ; l’habitude confirme cette liaison. Les esprits animaux prennent une route déterminée pour chaque idée particuliere ; de sorte que lorsqu’on veut dans la suite exciter la même idée d’une maniere différente, on cause dans le cerveau un mouvement contraire à celui auquel il est accoutumé, & ce mouvement excite ou de la surprise ou de la risée, & quelquefois même de la douleur : c’est pourquoi chaque peuple différent trouve extraordinaire l’habillement ou le langage d’un autre peuple. On rit à Florence de la maniere dont un François prononce le latin ou l’italien, & l’on se moque à Paris de la prononciation du Florentin. De même la plûpart de ceux qui entendent traduire
pater ejus, le pere de lui, au lieu deson pere, sont d’abord portés à se moquer de la traduction.Cependant comme la maniere la plus courte
pour faire entendre la façon de s’habiller des étrangers, c’est de faire voir leurs habits tels qu’ils sont, & non pas d’habiller un étranger à la françoise ; de même la meilleure méthode pour apprendre les langues étrangeres, c’est de s’instruire du tour original, ce qu’on ne peut faire que par la traduction littérale. Au reste il n’y a pas lieu de craindre que cette façon d’expliquer apprenne à mal parler françois.
1°. Plus on a l’esprit juste & net, mieux on écrit & mieux on parle : or il n’y a rien qui soit plus propre à donner aux jeunes gens de la netteté & de la justesse d’esprit, que de les exercer à la traduction littérale, parce qu’elle oblige à la précision, à la propriété des termes, & à une certaine exactitude qui empêche l’esprit de s’égarer à des idées étrangeres.
2°. La traduction littérale fait sentir la différence des deux langues. Plus le tour latin est éloigné du tour françois, moins on doit craindre qu’on l’imite dans le discours. Elle fait connoître le génie de la langue latine ; ensuite l’usage, mieux que le maître, apprend le tour de la langue françoise. »
Article de M. de Beauzée.
Imparfait, adj. (Gramm.) employé quelquefois comme
tel en Grammaire, avec le nom de prétérit : & quelquefois employé
seul & substantivement, ainsi l’on dit le prétérit imparfait ou
l’imparfait. C’est un tems du verbe distingué de tous les autres par
ses inflexions & par sa destination : j’étois (eram) est l’imparfait de l’indicatif ; que je fusse (essem) est
l’imparfait du subjonctif. Voilà des connoissances de fait, &
personne ne s’y méprend. Mais il n’en est pas de même des principes raisonnés qui
concernent la nature de ce tems : il me semble qu’on n’en a eu encore que des notions
bien vagues & même fausses ; & la dénomination même qu’on lui a donnée,
caractérise moins l’idée qu’il en faut prendre, que la maniere dont on l’a envisagé.
Ceci est développé & l’article Tems. On y verra que ce tems est de la classe des présens, parce qu’il
désigne la simultanéité d’existence, & que c’est un présent antérieur, parce qu’il
est relatif à une époque antérieure à l’acte même de la parole. Article de
M. Beauzée.
IMPÉRATIF, v. adj. (Gram.) on dit le sens impératif,
la forme impérative. En Grammaire on emploie ce mot substantivement au
masculin, parce qu’on le rapporte à mode ou moeuf,
& c’est en effet le nom que l’on donne à ce mode qui ajoute à la signification
principale du verbe l’idée accessoire de la volonté de celui qui parle.
Les Latins admettent dans leur impératif deux formes différentes, comme
lege & legito ; & la plûpart des
Grammairiens ont cru l’une relative au présent, & l’autre au futur. Mais il est
certain que ces deux formes différentes expriment la même relation temporelle, puisqu’on
les trouve réunies dans les mêmes phrases pour y exprimer le même sens à cet égard, ainsi
que l’observe la méthode latine de P. R. Rem. sur les verbes, chap. ij. art.
5.
Aut si es dura, nega; sin es non dura,venito.Propert.
Et potum pastas age, Tityre ; & interagendum,Occursare capro (cornu ferit ille) caveto.Virg.
Ce n’est donc point de la différence des relations temporelles que vient celle de ces
deux formes également impèratives ; & il est bien plus
vraissemblable qu’elles n’ont d’autre destination que de caractériser en quelque sorte
l’espece de volonté de celui qui parle. Je crois, par exemple, que lege
exprime une simple exhortation, un conseil, un avertissement, une priere même, ou tout au
plus un consentement, une simple permission ; & que legito marque un
commandement exprès & absolu, ou du-moins une exhortation si pressante, qu’elle semble
exiger l’exécution aussi impérieusement que l’autorité même : dans le premier cas, celui
qui parle est ou un subalterne qui prie, ou un égal qui donne son avis ; s’il est
supérieur, c’est un supérieur plein de bonté, qui consent à ce que l’on desire, & qui
par ménagement, déguise les droits de son autorité sous le ton d’un égal qui conseille ou
qui avertit : dans le second cas, celui qui parle est un maître qui veut absolument être
obéi, ou un égal qui veut rendre bien sensible le desir qu’il a de l’exécution, en imitant
le ton impérieux qui ne souffre point de délai. Ceci n’est qu’une conjecture ; mais le
style des lois latines en est le fondement & la preuve ; ad divos adeunto castè (Cic. iij.
Aut si es dura, nega ; c’est comme si Properce avoit
dit :
« si vous avez de la dureté dans le caractere, & si vous consentez vous-même à passer pour telle, il faut bien que je consente à votre refus,
nega» :
(simple concession). Sin es non dura, venito ;
priere urgente qui approche du commandement absolu, & qui en imite le ton impérieux ;
c’est comme si l’auteur avoit dit :
« mais si vous ne voulez point avouer un caractere si odieux ; si vous prétendez être sans reproche à cet égard, il vous est indispensable de venir, il faut que vous veniez,
venito».
C’est la même chose dans les deux vers de Virgile. Et potum pastas age, Tityre ; ce n’est ici qu’une simple instruction, le ton en
est modeste,
Trompé par les fausses idées qu’on avoit prises des deux formes impératives latines, M. l’abbé Régnier impératif de notre langue, un présent & un futur : dans son
système le présent est lis ou lisez ; le futur, tu liras ou vous lirez (Gramm. franç. in-12. Paris 1706, pag. 340) ; mais il est évident en soi, & avoué par cet
auteur même, que tu liras ou vous lirez ne differe en
rien de ce qu’il appelle le futur simple de l’indicatif, & que je
nomme le présent postérieur (voyez Tems) ; si ce n’est, dit-il, en ce qu’il est employé à un
autre usage. C’est donc confondre les modes que de rapporter ces expressions à
l’impératif : & il y a d’ailleurs une erreur de fait, à croire que
le présent postérieur, ou si l’on veut, le futur de l’indicatif, soit jamais employé dans
le sens impératif. S’il se met quelquefois au lieu de l’impératif, c’est que les deux modes sont également directs (voyez
Mode), & que la forme indicative exprime en effet la même relation
temporelle que la forme impérative. Mais le sens impératif est si peu commun à ces deux formes, que l’on ne substitue celle de
l’indicatif à l’autre, que pour faire disparoître le sens accessoire impératif, ou par énergie, ou par euphémisme.
On s’abstient de la forme impérative par énergie, quand l’autorité de
celui qui parle est si grande, ou quand la justice ou la nécessité de la chose est si
évidente, qu’il suffit de l’indiquer pour en attendre l’exécution : Dominum
Deum tuum adorabis, & illi soli servies
(
On s’abstient encore de cette forme par euphémisme, ou afin d’adoucir par un principe de civilité, l’impression de l’autorité réelle, ou afin d’éviter par un principe d’équité, le ton impérieux qui ne peut convenir à un homme qui prie.
Au reste le choix entre ces différentes formes est uniquement une affaire de goût, &
il arrive souvent à cet égard la même chose qu’à l’égard de tous les autres synonymes, que
l’on choisit plutôt pour la satisfaction de l’oreille que pour celle de l’esprit, ou pour
contenter l’esprit par une autre vûe que celle de la précision. Au fond il étoit
très-possible, & peut-être auroit-il été plus régulier, quoique moins énergique, de ne
pas introduire le mode impératif, & de s’en tenir au tems de
l’indicatif que je nomme présent postérieur : vous adorerez le Seigneur votre Dieu, & vous ne servirez que lui. C’est même le seul moyen direct que l’on ait dans
plusieurs langues, & spécialement dans la nôtre, d’exprimer le commandement à la
troisieme personne : le style des réglemens politiques en est la preuve.
Puisque dans la langue latine & dans la françoise, on remplace souvent la forme
reconnue pour impérative par celle qui est purement indicative, il
s’ensuit donc que ces deux formes expriment une même relation temporelle, & doivent
prendre chacune dans le mode qui leur est propre, la même dénomination de présent
postérieur. Cette conséquence se confirme encore par l’usage des autres langues. Non
seulement les Grecs emploient souvent comme nous, le présent postérieur de l’indicatif
pour celui de l’impératif, ils ont encore de plus que nous la liberté
d’user du présent postérieur de l’impératif pour celui de l’indicatif :
scis ergo quid fac, pour
facies (vous savez donc ce que vous ferez ?). C’est pour la même
raison que la forme impérative est la racine immédiate de la forme
indicative correspondante, dans la langue hébraïque ; & que les Grammairiens hébreux
regardent l’une & l’autre comme des futurs : par égard pour l’ordre de la génération,
ils donnent à l’impératif le nom de premier futur,
& à l’autre le nom de second futur. Leur pensée revient à la
mienne ; mais nous employons diverses dénominations. Je ne puis regarder comme
indifférentes, celles qui font propres Janua ling. tit. 1. period. 4.) : Totius
eruditionis posuit fundamentum, qui nomenclaturam rerum artis perdicit. J’ose me
flater de donner à l’article Tems une justification plausible du changement que j’introduis dans la
nomenclature des tems.
Je me contenterai d’ajouter ici une remarque tirée de l’analogie de la formation des
tems : c’est qu’il en présent
postérieur de l’impératif, comme de ceux des autres modes qui sont
reconnus pour des présens en latin, en allemand, en françois, en italien, en espagnol ; il
est dérivé de la même racine immédiate qui est exclusivement propre aux présens, ce qui
devient pour ceux qui entendent les droits de l’analogie, une nouvelle raison d’inscrire
dans la classe des présens, le tems impératif dont il s’agit.
Si nos Grammairiens avoient donné aux analogies l’attention qu’elles exigent ; outre
qu’elles auroient servi à leur faire prendre des idées justes de chacun des tems, elles
les auroient encore conduits à reconnoître dans notre impératif un
prétérit, dont je ne sache pas qu’aucun grammairien ait fait mention, si ce n’est
M. l’abbé de Dangeau, qui l’a montré dans ses tables, mais qui semble l’avoir oublié dans
l’explication qu’il en donne ensuite. Opusc. sur la lang. franç. On
avoit pourtant l’exemple de la langue greque ; & la facilité que nous avons de la
traduire littéralement dans ces circonstances, devoit montrer sensiblement dans nos verbes
ce prétérit de l’impératif. Mais Apollone avoit dit (lib.
I. cap. 30.) qu’on ne commande pas les choses passées ni les
présentes : chacun a répeté cet adage sans l’entendre, parce qu’on n’avoit pas des
notions exactes du présent ni du prétérit ; & il semble en conséquence que personne
n’ait osé voir ce que l’usage le plus fréquent ayez lu ce livre quand je reviendrai : il est
clair que l’expression
Ce prétérit de notre impératif a les mêmes propriétés que le présent.
Il est pareillement bien remplacé par le prétérit postérieur de l’indicatif ; vous aurez lu ce livre quand je reviendrai : & cette
substitution de l’un des tems pour l’autre a les mêmes principes que pour les présens ;
c’est énergie ou euphémisme quand on s’attache à la précision ; c’est harmonie quand on
fait moins d’attention aux idées accessoires différencielles. Enfin ce prétérit se trouve
dans l’analogie de tous les prétérits françois ; il est composé du même auxiliaire, pris
dans le même mode.
M. l’abbé Girard prétend (vrais princ. Disc. viij. du verbe, pag. 13.) que l’usage n’a point fait dans nos verbes de
mode impératif, parce qu’il ne caractérise l’idée accessoire de
commandement, à la premiere & seconde personne, que par la suppression des pronoms
dont le verbe se fait ordinairement accompagner, & à la troisieme personne par
l’addition de la particule que.
J’avoue que nous n’avons pas de troisieme personne impérative, que nous
employons pour cela celle du tems correspondant du subjonctif, qu’il lise,
qu’il ait lû ; & qu’alors il y a nécessairement une ellipse qui sert à rendre
raison du subjonctif, comme s’il y avoit par exemple, je veux qu’il
lise, je désire qu’il ait lû. En cela nous imitons les Latins qui
font souvent le même usage, non-seulement de la troisieme, mais même de toutes les
personnes du subjonctif, dont on ne peut alors rendre raison que par une ellipse
semblable.
Mais pour ce qui concerne la seconde personne au singulier, & les deux premieres au
pluriel, la suppression même des pronoms, qui sont nécessaires partout ailleurs, me paroît
être une forme caractéristique du sens impératif, & suffire pour en
constituer un mode particulier ; comme la différence de ces mêmes pronoms suffit pour
établir celle des personnes.
D’après toutes ces considérations, il résulte que l’impératif des
conjugaisons latines n’a que le présent postérieur ; que ce tems a deux formes
différentes, plus ou moins impératives, pour la seconde personne tant au
singulier qu’au pluriel, & une seule forme pour la troisieme.
Ce qui manque à l’impératif, l’usage le supplée par le subjonctif ;
& ce que les rudimens vulgaires ajoutent à ceci, comme partie du mode impératif, y est ajouté faussement & mal-à-propos.
La méthode latine de P. R. propose une question, savoir comment il se
peut faire qu’il y ait un impératif dans le verbe passif, vû que ce qui
nous vient des autres ne semble pas dépendre de nous, pour nous être commandé à
nous-mêmes : & on répond que c’est que la disposition & la cause en est souvent en
notre pouvoir ; qu’ainsi l’on dira amator ab hero, c’est-à-dire faites si bien que votre maître vous aime. Il me semble que la définition
que j’ai donnée de ce mode, donne une réponse plus satisfaisante à cette question. La
forme impérative ajoute à la signification principale du verbe, l’idée
accessoire de la volonté de celui qui parle ; & de quelque cause que puisse dépendre
l’effet qui en est l’objet, il peut le desirer & exprimer ce desir : il n’est pas
nécessaire à l’exactitude grammaticale, que les pensées que l’on se propose d’exprimer
aient l’exactitude morale ; on en a trop de preuves dans une foule de livres très-bien
écrits, & en même tems très-éloignés de cette exactitude morale que des écrivains
sages ne perdent jamais de vûe.
Par rapport à la conjugaison françoise, l’impératif admet un présent
& un prétérit, tous deux postérieurs ; dans l’un & dans l’autre, il n’y a au
singulier que la seconde personne, & au pluriel les deux premieres.
Je m’arrête principalement à la conjugaison des deux langues, qui doivent être le principal objet de nos études ; mais les principes que j’ai posés peuvent servir à rectifier les conjugaisons des autres langues, si les Grammairiens s’en sont écartés.
Je terminerai cet article par deux observations, la premiere, c’est qu’on ne trouve à
l’impératif d’aucune langue, de futur proprement dit, qui soit dans
l’analogie des futurs des autres modes ; & que les tems qui y sont d’usage, sont
véritablement un présent postérieur, ou un prétérit postérieur. Quel est donc le sens de
la maxime d’Apollone, qu’on ne commande pas les choses passées ni les
présentes ? On ne peut l’entendre que des choses passées ou présentes à l’égard du
moment où l’on parle. Mais à l’égard d’une époque postérieure à l’acte de la parole, c’est
le contraire ; on ne commande que les choses passées ou présentes,
c’est-à-dire que l’on desire qu’elles précedent l’époque, ou qu’elles coexistent avec
l’époque, qu’elles soient passées ou présentes lors de l’époque. Ce n’est point ici une
these métaphysique que je prétends poser, c’est le simple résultat de la déposition
combinée des usages des langues ; mais j’avoue que ce résultat peut donner lieu à des
recherches assez subtiles, & à une discussion très-raisonnable.
La seconde observation est de M. le président de Brosses. C’est que, selon la remarque de
Léibnitz (Otium Hanoverianum, pag. 427.), la vraie racine des verbes est
dans l’impératif, c’est-à-dire au présent postérieur. Ce tems en effet
est fort souvent monosyllabe dans la plûpart des langues : & lors même qu’il n’est pas
mono-syllabe, il est moins chargé qu’aucun autre, des additions terminatives ou préfixes
qu’exigent les différentes idées accessoires, & qui peuvent empêcher qu’on ne discerne
la racine premiere du mot. Il y a donc lieu de présumer, qu’en comparant les verbes
synonymes de toutes les langues par le présent postérieur de l’impératif, on pourroit souvent remonter jusqu’au principe de leur synonymie, & à
la source commune d’où ils descendent, avec les altérations différentes que les divers
besoins des langues leur ont fait subir. (B. E. R. M.)
INCHOATIF, adj. (Gram.) Priscien, & après lui la foule des
Grammairiens, ont désigné par cette dénomination, les verbes caractérisés par la
terminaison sco ou scor, ajoutée à quelque radical
significatif par lui-même. Tels :
Verbes : Augesco (dér. de Augeo), Albesco (Albeo), Calesco (Caleo), Frigesco (Frigeo) ; adjectifs : Dulcesco (Dulcis), Mitesco (Mitis) ; noms : Lapidesco (Lapis,
dis), Irascor (Ira).
Au reste cette dénomination pourroit avoir été adoptée bien légèrement, & il ne
paroît pas que dans l’usage de la langue latine, les bons écrivains aient supposé dans
cette sorte de verbe, l’idée accessoire d’inchoation ou de commencement,
que leur nom y semble indiquer. Le style des commentaires de César devoit avoir & a en
effet de l’élégance, de la pureté & de la justesse ; celui de Caton (de R. R.) doit
encore avoir plus de précision, parce qu’il est purement didactique ; cependant ces deux
auteurs ayant besoin de marquer le commencement de l’événement désigné par des verbes
prétendus inchoatifs, se sont servis l’un & l’autre du verbe incipio. cùm maturescere frumenta inciperent, Caes.
C’est donc sur d’autres titres, que sur la foi du nom d’inchoatif,
qu’il est nécessaire d’établir le caractere différentiel de cette sorte de verbe.
Consultons les meilleurs écrivains. On lit dans Virgile, Georg. III.
504.
Sin in processu coepit crudesceremorbus ;
Sur quoi Servius fait cette remarque, crudescere, validior fieri, ut dejectâ
cru descit pugna camillâ : & lorsqu’il en est à ce vers de
l’Eneïde, XI. 833. il l’explique ainsi,
Au douzieme livre de l’Eneïde (45.), Virgile s’exprime ainsi :
Haud quaquam dictis violentis Turni Flectitur ; exuperat magis, aegrescitque medendo.
Et voici le commentaire du même Servius : indè magna ejus oegritudo
crescebat, unde se ei Latinus remedium sperabat afferre.
Il est donc évident que crudescere exprime l’augmentation graduelle de
la cruauté, & oegrescere l’augmentation graduelle de la douleur :
& c’étoit apparemment d’après de pareilles observations que L. Valle (Elegant. lib. I.) vouloit que l’on donnât aux verbes de cette espece le nom d’augmentatifs. Mais ce terme est déja employé dans la Grammaire greque
& dans la Grammaire italienne, pour désigner des noms qui ajoutent à l’idée
individuelle de leur primitif, l’idée accessoire d’un degré extraordinaire, mais fixe
d’augmentation. D’ailleurs ne paroîtroit-il pas choquant d’appeller augmentatifs les verbes deflorescere, decrescere, defervescere,
&c. qui expriment à la vérité une progression graduelle, mais de diminution
plutôt que d’augmentation ? Ce n’est que cette progression graduelle qui caractérise en
effet les verbes dont il s’agit, & c’étoit d’après cette idée spécifique qu’il falloit
les nommer progressifs.
Ces verbes ont tous la signification passive ; & c’est pour cela que Servius les
explique tous par le verbe passif fieri ; il y ajoute un comparatif pour
désigner la gradation caractéristique : crudescere,
validior fieri ; & de même
Nous avons aussi en françois des verbes progressifs, ou si l’on veut,
des verbes inchoatifs, qui sont pour la plûpart terminés en ir, comme blanchir, jaunir, vieillir, grandir, rajeunir,
fleurir, &c. (B. E. R. M.)
INDÉCLINABLE, adj. terme de Grammaire. On a distingué à
l’article Formation deux sortes de dérivation, l’une philosophique, & l’autre
grammaticale. La dérivation philosophique sert à l’expression des idées accessoires
propres à la nature d’une idée primitive. La dérivation grammaticale sert à l’expression
des points de vûe sous lesquels une idée principale peut être envisagée dans l’ordre
analytique de l’énonciation. C’est la dérivation philosophique qui forme, d’après une même
idée primitive, des mots de différentes especes, ou l’on retrouve une même racine commune,
symbole de l’idée primitive, avec les additions différentes destinées à représenter l’idée
spécifique qui la modifie, comme AMo, AMor, AMicitia, AMicus, AManter,
AMatoriè, AMicè, &c. C’est la dérivation grammaticale qui fait prendre à un
même mot diverses inflexions, selon les divers aspects sous lesquels on envisage dans
l’ordre analytique la même idée principale dont il est le symbole invariable, comme AMICus, AMICi, AMICo, AMICum, AMICorum, &c. Ce n’est que relativement
à cette seconde espece que les Grammairiens emploient les termes déclinable & indéclinable.
Un simple coup d’oeil jetté sur les différentes especes de mots, & sur l’unanimité
des usages de toutes les langues à cet égard, conduit naturellement à les partager en deux
classes générales, caractérisées par des différences purement matérielles, mais pourtant
essentielles, qui sont la déclinabilité & l’indéclinabilité.
La premiere classe comprend toutes les especes de mots qui, dans la plûpart des langues,
reçoivent des inflexions destinées à désigner les divers points de vûe sous lesquels
l’ordre analytique présente l’idée principale de leur signification ; ainsi les mots déclinables sont les noms, les pronoms, les adjectifs & les
verbes.
La seconde classe comprend les especes de mots qui, en quelque langue que ce soit,
gardent dans le discours une forme immuable, parce que l’idée principale de leur
signification y est toujours envisagée sous le même aspect ; ainsi les mots indéclinables sont
Les mots considérés de cette maniere sont essentiellement déclinables,
ou essentiellement indéclinables ; & si l’unanimité des usages
combinés des langues ne nous trompe pas sur ces deux propriétés opposées, elles naissent
effectivement de la nature des especes de mots qu’elles différencient ; & l’examen
raisonné de ces deux caracteres doit nous conduire à la connoissance de la nature même des
mots, comme l’examen des effets conduit à la connoissance des causes. Voyez
Mot.
Au reste, il ne faut pas se méprendre sur le véritable sens dans lequel on doit entendre
la déclinabilité & l’indéclinabilité essentielle.
Ces deux expressions ne veulent dire que la possibilité ou l’impossibilité absolue de
varier les inflexions des mots relativement aux vûes de l’ordre analytique ; mais la déclinabilité ne suppose point du tout que la variation actuelle des
inflexions doive être admise nécessairement, quoique l’indéclinabilité
l’exclue nécessairement : c’est que la non existence est une suite nécessaire de
l’impossibilité ; mais l’existence, en supposant la possibilité, n’en est pas une suite
nécessaire.
En effet, les mots essentiellement déclinables ne sont pas déclinés
dans toutes les langues ; & dans celles où ils sont déclinés, ils ne l’y sont pas aux
mêmes égards. Le verbe, par exemple, décliné presque par-tout, ne l’est point dans la
langue franque, qui ne fait usage que de l’infinitif ; la place qu’il occupe & les
mots qui l’accompagnent déterminent les diverses applications dont il est susceptible. Les
noms qui en grec, en latin, en allemand, reçoivent des nombres & des cas, ne reçoivent
que des nombres en françois, en italien, en espagnol & en anglois, quoique maints
Grammairiens croyent y voir des cas, au moyen des prépositions qui les remplacent
effectivement, mais qui ne le sont pas pour cela. Les verbes latins n’ont que trois modes
personnels, l’indicatif, l’impératif & le subjonctif : ces trois modes se trouvent
aussi en grec & en françois ; mais les Grecs ont de plus un optatif qui leur est
propre, & nous avons un mode suppositif qui n’est pas dans les deux autres
langues.
Il y a dans les diverses langues de la terre mille variétés semblables, suites naturelles de la liberté de l’usage, décidé quelquefois par le génie propre de chaque idiome, & quelquefois par le simple hasard ou le pur caprice. Que les noms ayent en grec, en latin & en allemand des nombres & des cas, & que dans nos langues analogues de l’Europe ils n’ayent que des nombres, c’est génie ; mais qu’en latin, par exemple, où les noms & les adjectifs se déclinent, il y en ait que l’usage a privés des inflexions que l’analogie leur destinoit, c’est hasard ou caprice.
Il me semble que c’est aussi caprice ou hazard, que ces noms ou ces adjectifs anomaux
soient les seuls qu’il ait plû aux Grammairiens d’appeller spécialement indéclinables. J’aimerois beaucoup mieux que cette dénomination eût été réservée
pour désigner la propriété de toute une espece, en y ajoûtant, si l’on eût voulu, la
distinction de l’indéclinabilité naturelle & de l’indéclinabilité usuelle : dans ce cas, les anomaux dont il s’agit ici, auroient dû
plutôt se nommer indéclinés qu’indéclinables, parce
que leur indéclinabilité est un fait particulier qui déroge à l’analogie
commune par accident, & non une suite de cette analogie.
Quoi qu’il en soit de la dénomination, ces anomaux indéclinables
n’apportent dans l’élocution latine aucune équivoque ; & il est d’un usage bien
entendu, quand on fait l’analyse d’une phrase latine où il s’en trouve, de leur attribuer
les mêmes fonctions qu’aux mots déclinés. Ainsi en analysant cette cornu ferit ille, il est
sage de dire que cornu est à l’ablatif comme complément de la
préposition sous-entendue cùm (avec), quoique cornu
n’ait réellement aucun cas au singulier : c’est faire allusion à l’analogie latine, &
c’est comme si l’on disoit que cornu auroit été mis à l’ablatif, si
l’usage l’eût décliné comme les autres noms. J’avoue cependant qu’il y
auroit plus de justesse & de vérité à se servir plutôt de ce tour conditionnel que de
l’affirmation positive ; & j’en use ainsi quand il s’agit de l’infinitif, qui est un
vrai nom indéclinable : dans turpe est mentiri, par
exemple, je dis que l’infinitif mentiri est le sujet du verbe est, & qu’il seroit au nominatif s’il étoit déclinable : dans clamare coepit, que clamare
est le complément objectif de coepit, & qu’il seroit à l’accusatif
s’il étoit déclinable, &c. Voyez Infinitif.
Mais ce qui est raisonnable par rapport à la phrase latine, seroit ridicule & faux
dans la phrase françoise. Dire que dans j’obéis au roi, au roi est au
datif, c’est introduire dans notre langue un jargon qui lui est étranger, & y supposer
une analogie qu’elle ne connoît pas, B. E. R. M.)
Indéfini, (Gramm.) ce mot est encore un de ceux
que les Grammairiens emploient comme techniques en diverses occasions ; & il
signifie la même chose qu’indéterminé. On dit sens indéfini, article indéfini, pronom indéfini,
tems indéfini.
1°. Sens indéfini.
« Chaque mot, dit M. du Marsais (
Tropes, part. III. art. ij. pag. 233.), a une certaine signification dans le discours, autrement il ne signifieroit rien ; mais ce sens, quoique détermine (c’est-à-dire, quoique fixé à être tel) ne marque pas toujours précisément un tel individu, un tel particulier ; ainsi on appellesens indéterminéouindéfini, celui qui marque une idée vague, une pensée générale, qu’on ne fait point tomber sur un objet particulier ».
Les adjectifs & les verbes, considérés en eux-mêmes, n’ont qu’un sens indéfini, par rapport à l’objet auquel leur signification est appliquable grand, durable, expriment à la vérité quelque être grand, quelque objet durable ; mais cet être, cet objet, est
ce un esprit ou un corps ? est-ce un corps animé ou inanimé ? est-ce un homme ou une
brute ? &c. La nature de l’être est indéfinie,
& ce n’est que par des applications particulieres que ces mots sortiront de cette
indétermination, pour prendre un sens défini, du-moins à quelques
égards ; un grand homme, une grande entreprise, un ouvrage durable, une
estime durable. C’est la même chose des verbes considérés hors de toute
application.
Je dis que les applications particulieres tirent ces mots de leur indétermination, du-moins à quelques égards. C’est que toute application qui n’est pas
absolument individuelle ou spécifique, c’est-à-dire qui ne tombe pas précisément sur un
individu ou sur toute une espece, laisse toujours quelque chose d’indéfini dans le sens : ainsi quand on dit un grand homme, le
mot grand est défini par son application à l’espece humaine ; mais ce
n’est pas à toute l’espece, ni à tel individu de l’espece ; ainsi le sens demeure encore
indéfini à quelques égards, quoiqu’à d’autres il soit déterminé.
Les noms appellatifs sont pareillement indéfinis en eux-mêmes. Homme, cheval, argument, désignent à la vérité telle ou telle nature ;
mais si l’on veut qu’ils désignent tel individu, ou la totalité des individus auxquels
cette nature peut convenir, il faut y ajouter d’autres mots qui en fassent disparoître
le sens indéfini : par exemple, cet homme est savant,
l’homme est sujet à l’erreur, &c. Voyez Abstraction, Appellatif, Article
2°. Article indéfini. Quelques Grammairiens françois, à la tête
desquels il faut mettre l’auteur de la Grammaire générale, Part. II.
ch. vij, ont distingué deux sortes d’articles, l’un défini,
comme le, la ; & l’autre indéfini, comme un, une, pour lequel on met de ou des au pluriel.
Non content de cette premiere distinction, la Touche vint après M. Arnauld &
M. Lancelot, & dit qu’il y avoit trois articles indéfinis :
« Les deux premiers, dit-il, servent pour les noms des choses qui se prennent par parties dans un sens
indéfini: le premier est pour les substantifs, & le second pour les adjectifs ; je les appelle articlesindéfinis partitifs: le troisieme articleindéfinisert à marquer le nombre des choses, & c’est pour cela que je le nommenuméral».
L’art de bien parler françois, liv. II. ch. j. Le P. Buffier &
M. Restaut, à quelques différences près, ont adopté le même
Je ne dois pas répéter ici les raisons qui prouvent que nous n’avons en effet ni cas ni déclinaisons (voyez ces mots) ; mais j’observerai d’abord
avec M. Duclos (Rem. sur le chap. vij. de la II. Part. de
la Gramm. génér.)
« que ces divisions d’articles,
défini, indéfini, n’ont servi qu’à jetter de la confusion sur la nature de l’article. Je ne prétends pas dire qu’un mot ne puisse être pris dans un sensindéfini, c’est-à-dire dans sa signification vague & générale ; mais loin qu’il y ait un article pour la marquer, il faut alors le supprimer. On dit, par exemple, qu’un homme a été traité avec honneur; comme il ne s’agit pas de spécifier l’honneur particulier qu’on lui a rendu, on n’y met point d’article ;honneurest prisindéfiniment»,
parce qu’il est employé en cette occurrence dans son acception primitive, selon laquelle, comme tout autre nom appellatif, il ne presente à l’esprit que l’idée générale d’une nature commune à plusieurs individus, ou à plusieurs especes, mais abstraction faite des especes & des individus.
« Il n’y a, continue l’habile secrétaire de l’Académie françoise, qu’une seule espece d’article, qui est
lepour le masculin, dont on faitlapour le féminin, &lespour le pluriel des deux genres :lebien,lavertu,l’injustice ;lesbiens,lesvertus,lesinjustices ».
En effet, dès qu’il est arrêté que nos noms ne subissent à leur terminaison aucun changement qui puisse être regardé comme cas, que les sens accessoires représentés par les cas en grec, en latin, en allemand, & en toute autre langue qu’on voudra, sont suppléés en françois, & dans tous les idiomes qui ont a cet égard le même génie, par la place même des noms dans la phrase, ou par les prépositions qui les précedent ; enfin que la destination de l’article est de faire prendre le nom dans un sens précis & déterminé : il est certain, ou qu’il ne peut y avoir qu’un article, ou que s’il y en a plusieurs, ce seront différentes especes du même genre, distinguées entre elles par les différentes idées accessoires ajoutées à l’idée commune du genre.
Dans la premiere hypothese, où l’on ne reconnoîtroit pour article que le,
la, les, la conséquence est toute simple. Si l’on veut déterminer un nom, soit en
l’appliquant à toute l’espece dont il exprime la nature, soit en l’appliquant à un seul
individu détérminé de l’espece, il faut employer l’article ; c’est pour cela seul qu’il
est institué : l’homme est mortel, détermination spécifique ; l’homme dont je vous parle, &c. détermination individuelle. Si on
veut employer indéfinie, il faut l’employer seul ; l’intention est remplie :
parler en homme, c’est-à-dire conformément à la nature
humaine ; sens indéfini, où il n’est question ni d’aucun individu
en particulier, ni de la totalité des individus. Ainsi l’introduction de l’article indéfini seroit au moins une inutilité, si ce n’étoit même une absurdité
& une contradiction.
Dans la seconde hypothese, où l’on admettroit diverses especes d’articles, l’idée
commune du genre devroit encore se retrouver dans chaque espece, mais avec quelque autre
idée accessoire qui seroit le caractere distinctif de l’espece. Tels sont peut-être les
mots tout, chaque, nul, quelque, certain, ce, mon, ton, son, un, deux,
trois, & tous les autres nombres cardinaux ; car tous ces mots servent à
faire prendre dans un sens précis & déterminé, les noms avant lesquels l’usage de
notre langue les place ; mais ils le font de diverses manieres, qui pourroient leur
faire donner diverses terminaisons. Tout, chaque, nul, articles
collectifs, distingués encore entre eux par des nuances délicates ; quelque, certain, articles partitifs ; ce, article
démonstratif ; mon, ton, son, articles possessifs ; un,
deux, trois, &c. articles numériques, &c. Ici il faut
toujours raisonner de même : vous déterminerez le sens d’un nom, par tel article qu’il
vous plaira ou qu’exigera le besoin ; ils sont tous destinés à cette fin ; mais dès que
vous voudrez que le nom soit pris dans un sens indéfini, abstenez-vous
de tout article ; le nom a ce sens par lui-même.
3°. Pronoms indéfinis. Plusieurs Grammairiens admettent une classe de
pronoms qu’ils nomment indéfinis ou impropres, comme
je l’ai déja dit ailleurs. Voyez Impropre, On verra au mot Pronom, que cette partie d’oraison détermine les objets dont on parle,
par l’idée de leur relation de personalité, comme les noms les déterminent par l’idée de
leur nature. D’où il suit qu’un pronom, qui en cette qualité seroit indéfini, devroit déterminer un objet par l’idée d’une relation vague de
personalité, & qu’il ne seroit en soi d’aucune personne, mais qu’il seroit
applicable à toutes les personnes. Y a-t-il des pronoms de cette sorte ? Non : tout
pronom est ou de la premiere personne, comme je, me, moi, nous ; ou de
la seconde, comme tu, te, toi, vous ; ou de la troisieme, comme se, il, elle, le, la, lui, les, leurs, eux, elles. Voyez Pronom.
4°. Tems indéfinis. Nos Grammairiens distinguent encore dans notre
indicatif deux prétérits, qu’ils appellent l’un défini, & l’autre
indéfini. Quelques-uns, entre lesquels il faut compter
M. de Vaugelas, donnent le nom de défini à celui de ces deux prétendus
prétérits, qui est simple, comme j’aimai, je pris, je reçus, je tins ;
& ils appellent indéfini celui qui est composé, comme j’ai aimé, j’ai pris, j’ai reçu, j’ai tenu. D’autres au contraire, qui ont pour
eux l’auteur de la Grammaire générale & M. du Marsais, appellent
indéfini celui qui est simple, & défini celui
qui est composé. Cette opposition de nos plus habiles maîtres me semble prouver que
l’idée qu’il faut avoir d’un tems indéfini, étoit elle-même assez peu
déterminée par rapport à eux. On verra, article Tems, ce qu’il faut penser des deux dont il s’agit ici, & quels sont
ceux qu’il faut nommer définis & indéfinis, soit
présens, soit prétérits, soit futurs. (B. E. R. M.)
INDICATIF, adj. (Gramm.) le mode indicatif, la forme
indicative. L’indicatif est un mode personnel qui
exprime directement & purement l’existence d’un sujet déterminé sous un attribut.
Comme ce mode est destiné à être adapté à tous
Mais il exprime directement. C’est une autre propriété qu’il ne partage
point avec le mode subjonctif, dont la signification est oblique. Toute énonciation dont
le verbe est au subjonctif, est l’expression d’un jugement accessoire, que l’on n’envisage
que comme partie de la pensée que l’on veut manifester ; & l’énonciation subjonctive
n’est qu’un complément de l’énonciation principale. Celle-ci est l’expression immédiate de
la pensée que l’on se propose de manifester, & le verbe qui en fait l’ame doit être au
mode indicatif. Ainsi ce mode est direct, parce qu’il sert à constituer
la proposition principale que l’on envisage ; & le subjonctif est oblique, parce qu’il
ne constitue qu’une énonciation détournée qui entre dans le discours par accident &
comme partie dépendante. Je fais de mon mieux ; dans cette proposition,
je fais exprime directement, parce qu’il énonce immédiatement le
jugement principal que je veux faire connoître. Il faut que je fasse de mon
mieux ; dans cette phrase, je fasse explique obliquement, parce
qu’il énonce un jugement accessoire subordonné au principal, dont le caractere propre est
il faut. C’est à cause de cette propriété que Scaliger le qualifie, solus modus aptus scientiis, solus pater veritatis. de caus. l. I. v.
116.
J’ajoûte que le mode indicatif exprime purement
l’existence du sujet, pour marquer qu’il exclue toute autre idée accessoire, qui n’est pas
nécessairement comprise dans la signification essentielle du verbe ; & c’est ce qui
distingue ce mode de tout autre mode direct. L’impératif est aussi direct, mais il ajoûte
à la signification générale du verbe l’idée accessoire de la volonté de celui qui parle.
Voyez Impératif. Le suppositif que nous sommes obligés de reconnoître dans nos
langues modernes, est direct aussi ; mais il ajoûte à la signification générale du verbe
l’idée accessoire d’hypothese & de supposition. Voy. Suppositif. Le seul indicatif, entre les modes directs
garde sans mélange la signification pure du verbe. Voy. Mode.
C’est apparemment cette derniere propriété qui est cause que dans quelque langue que ce
soit, l’indicatif admet toutes les especes de tems qui sont autorisées
dans la langue, & qu’il est le seul mode assez communément qui les admette toutes.
Ainsi pour déterminer quels sont les tems de l’indicatif, il ne faut que
fixer ceux qu’une langue a reçus. Voyez Tems. (B. E. R. M.)
INFINITIF, adj. (Gramm.) le mode infinitif est un des
objets de la Grammaire, dont la discussion a occasionné le plus d’assertions
contradictoires, & laissé subsister le plus de doutes ; & cet article deviendroit
immense, s’il falloit y examiner en détail tout ce que les Grammairiens ont avancé sur cet
objet. Le plus court, & sans doute le plus sûr, est d’analyser la nature de l’infinitif, comme si personne n’en avoit encore parlé : en ne posant que
des principes solides, on parvient à mettre le vrai en évidence, & les objections sont
prévenues ou résolues.
Les inflexions temporelles, qui sont exclusivement propres au verbe, en ont été regardées
par Scaliger comme la différence essentielle : tempus autem non videtur esse
affectus verbi, sed differentia formalis, propter quam verbum ipsum verbum est.
(De Caus. L. L. lib. V. cap. cxxj.) Cette considération, très solide
en soi, l’avoit conduit à définir ainsi cette partie d’oraison : verbum est
nota rei sub tempore, ibid. 110. Scaliger touchoit presque au but, mais il l’a
manqué. Les tems ne constituent point la nature du verbe ; autrement il faudroit dire que
la langue franque, qui est le lien du commerce des Echelles du Levant, est sans verbe,
puisque le verbe n’y reçoit aucun changement de terminaisons ; mais les tems supposent
nécessairement dans la nature du verbe une idée qui puisse servir de fondement à ces
métamorphoses, & cette idée ne peut être que celle de l’existence, puisque l’existence
successive des êtres est la seule mesure du tems qui soit à notre portée, comme le tems
devient à son tour la mesure de l’existence successive. Voyez Verbe.
Or cette idée de l’existence se manifeste à l’infinitif par les
différences caractéristiques des trois especes générales de tems, qui sont le présent, le
prétérit & le futur ; par exemple, amare (aimer) en est le présent ;
amavisse (avoir aimé) en est le prétérit ; & amassere (devoir aimer), selon le témoignage & les preuves de Vossius (Analog. III. 17.) en est l’ancien futur, auquel on a substitué depuis des
futurs composés, amaturum esse, amaturum fuisse, plus analogues aux
futurs des modes personnels ; voyez Tems. L’usage, malgré ses prétendus caprices, ne peut résister à
l’influence sourde de l’analogie.
Il faut donc conclure que l’essence du verbe se trouve à l’infinitif
comme dans les autres modes, & que l’infinitif est véritablement
verbe : verbum autem esse, verbi definitio clamat ; significat enim rem sub
tempore. (Scalig. ibid. 117.) Si Sanctius & quelques autres
Grammairiens ont cru que les inflexions temporelles de l’infinitif
pouvoient s’employer indistinctement les unes pour les autres ; si quelques-uns en ont
conclu qu’à la rigueur il ne pouvoit pas se dire que l’infinitif eût des
tems différens, ni par conséquent qu’il fût verbe, c’est une erreur évidente, & qui
prouve seulement que ceux qui y sont tombés n’avoient pas des tems une notion exacte. Un
mot suffit sur ce point : si les inflexions temporelles de l’infinitif
peuvent se prendre sans choix les unes pour les autres, l’infinitif ne
peut pas se traduire avec assûrance, dicis me legere,
par exemple, peut signifier indistinctement vous dites que je lis, que j’ai
lu, ou que je lirai.
Il semble qu’une fois assûré que l’infinitif a en soi la nature du
verbe, & qu’il est une partie essentielle de sa conjugaison, on n’a plus qu’à le
compter entre les modes du verbe. Il se trouve pourtant des Grammairiens d’une grande
réputation & d’un grand mérite, qui en avouant que l’infinitif est
partie du verbe, ne veulent pas convenir qu’il en soit un mode ; mais malgré les noms
imposans des Scaliger, des Sanctius, des Vossius, & des Lancelot, j’oserai dire que
leur opinion est d’une inconséquence surprenante dans des hommes si habiles ; car enfin,
puisque de leur aveu même l’infinitif est verbe, il présente apparemment
la signification du verbe sous un aspect particulier, & c’est sans doute pour cela
qu’il a des inflexions & des usages qui lui sont propres, ce qui suffit pour
constituer un mode dans le verbe, comme une terminaison différente avec une destination
propre suffit pour constituer un cas dans le nom ; mais quel est cet aspect particulier
qui caractérise le mode infinitif ?
Cette question ne peut se résoudre que d’après les usages combinés des langues.
L’observation la plus frappante qui en résulte, c’est que dans aucun idiome l’infinitif ne reçoit ni inflexions numériques, ni inflexions personnelles ; &
cette unanimité indique si sûrement le caractere différentiel de ce mode, sa nature
distinctive, que c’est de-là, selon Priscien (lib. VIII. de modis.),
qu’il a tiré son nom : unde & nomen accepit infinitivi, quod nec personas nec numeros definit. Cette étymologie a été
adoptée depuis par Vossius (
Les inflexions numériques & les personnelles ont, dans les modes où elles sont
admises, une destination connue ; c’est de mettre le verbe, sous ces aspects, en
concordance avec le sujet dont il énonce un jugement. Cette concordance suppose identité,
entre le sujet déterminé avec lequel s’accorde le verbe, & le sujet vague présenté par
le verbe sous l’idée de l’existence (voyez Identité) ; & cette concordance désigne l’application du sens vague du
verbe au sens précis du sujet.
Si donc l’infinitif ne reçoit dans aucune langue ni inflexions
numériques, ni inflexions personnelles, c’est qu’il est dans la nature de ce mode de
n’être jamais appliqué à un sujet précis & déterminé, & de conserver
invariablement la signification générale & originelle du verbe. Il n’y a plus qu’à
suivre le cours des conséquences qui sortent naturellement de cette vérité.
I. Le principal usage du verbe est de servir à l’expression du jugement intérieur, qui
est la perception de l’existence d’un sujet dans notre esprit sous tel ou tel attribut
(s’Gravesande, Introd. à la philos. II. vij.) ; ainsi le verbe ne peut
exprimer le jugement qu’autant qu’il est appliqué au sujet universel ou particulier, ou
individuel, qui existe dans l’esprit, c’est-à-dire à un sujet déterminé. Il n’y a donc que
les modes personnels du verbe qui puissent constituer la proposition ; & le mode infinitif, ne pouvant par sa nature être appliqué à aucun sujet déterminé,
ne peut énoncer un jugement, parce que tout jugement suppose un sujet déterminé. Les
usages des langues nous apprennent que l’infinitif ne fait dans la
proposition que l’office du nom. L’idée abstraite de l’existence intellectuelle sous un
attribut, est la seule idée déterminative du sujet vague présenté par l’infinitif ; Voyez Nom.
Dans les langues modernes de l’Europe, cette espece de nom est employée comme les autres
noms abstraits, & sert de la même maniere & aux mêmes fins. 1°. Nous l’employons
comme sujet ou grammatical, ou logique. Nous disons, mentir est un crime, de même que
Quoique la langue grecque ait donné des cas aux autres noms, elle n’a pourtant point
assujetti ses infinitifs à ce genre d’inflexion ; mais les rapports à
l’ordre analytique que les cas désignent dans les autres noms, sont indiqués pour l’infinitif par les cas de l’article neutre dont il est accompagné, de même
que tout autre nom neutre de la même langue ; ainsi les Grecs disent au nominatif & à
l’accusatif precatio, ou precationem (la priere) ; ils
disent au génitif precationis (de la
priere), & precationi (à
la priere). En conséquence l’infinitif grec ainsi décliné est employé
comme sujet ou comme régime d’un verbe, ou comme complément d’une préposition ; & les
exemples en sont si fréquens dans les bons auteurs, que le manuel des
Grammairiens (Traité de la synt. gr. ch. j. regl. 4.) donne cette
pratique comme un usage élégant.
La différence qu’il y a donc à cet égard entre la langue grecque & la nôtre, c’est
que d’une part l’infinitif est souvent accompagné de l’article, &
que de l’autre il n’est que bien rarement employé avec l’article. Cette différence tient à
celle des procédés des deux langues en ce qui concerne les noms.
Nous ne faisons usage de l’article que pour déterminer l’étendue de la signification d’un
nom appellatif, soit au sens spécifique, soit au sens individuel ; ainsi quand nous disons
les hommes sont mortels, le nom appellatif homme est
déterminé au sens spécifique ; & quand nous disons le roi est juste,
le nom appellatif roi est déterminé au sens individuel. Jamais nous
n’employons l’article avant les noms propres, parce que le sens en est de soi-même
individuel ; peut-être est-ce par une raison contraire que nous ne l’employons pas avant
les infinitifs, précisément parce que le sens en est toûjours
spécifique : mentir est un crime, c’est-à-dire,
Les Grecs, au contraire, qui emploient souvent l’article par emphase, même avant les noms
propres (Voyez la méth. gr. de P. R. liv. VIII. ch. jv.), sont dans le
cas d’en user de même avant les infinitifs. D’ailleurs l’inversion
autorisée dans cette langue, à cause des cas qui y sont admis, exige quelquefois que les
rapports de l’infinitif à l’ordre analytique y soient caractérisés d’une
maniere non équivoque : les cas de l’article attaché à l’infinitif sont
alors les seuls signes que l’on puisse employer pour cette désignation. Nous, au
contraire, qui suivons
La langue latine qui, en admettant aussi l’inversion, n’avoit pas le secours d’un article
déclinable pour marquer les relations de l’infinitif à l’ordre
analytique, avoit pris le parti d’assujettir ce verbe-nom aux mêmes métamorphoses que les
autres noms, & de lui donner des cas. Il est prouvé (article Gérondif) que les gérondifs sont de véritables cas de l’infinitif ; & (article Supin) qu’il en est de même des supins : & les anciens Grammairiens
désignoient indistinctement ces deux sortes d’inflexions verbales par les noms de gerundia, participalia & supina ; (Priscian. lib. VIII. de modis.) Ce qui prouve que les unes comme les autres tenoient
la place de l’infinitif ordinaire, & qu’elles en étoient de
véritables cas.
L’infinitif proprement dit se trouve néanmoins dans les auteurs,
employé lui-même pour différens cas. Au nominatif : virtus est vitium fugere (Hor.) c’est-à-dire,
II. Une autre conséquence importante de l’indéclinabilité de l’infinitif, c’est qu’il est faux que dans l’ordre analytique il ait un sujet, que
l’usage de la langue latine met à l’accusatif. C’est pourtant la doctrine commune des
Grammairiens les plus célebres & les plus philosophes ; & M. du Marsais l’a
enseignée dans l’Encyclopédie même, d’après la méthode latine de P. R.
Voyez Accusatif
& Construction. C’est que ces grands hommes n’avoient pas encore pris, de la
nature du verbe & de ses modes, des notions saines : & il est aisé de voir (articles Accident, Conjugaison), que M. du Marsais en parloit comme le vulgaire, & qu’il
n’avoit pas encore porté sur ces objets le flambeau de la Métaphysique, qui lui avoit fait
voir tant d’autres vérités fondamentales ignorées des plus habiles qui l’avoient précédé
dans cette carriere.
Puisque dans aucune langue l’infinitif ne reçoit aucune des
terminaisons relatives à un sujet ; il semble que ce soit une conséquence qui n’auroit pas
dû échapper aux Grammairiens, que l’infinitif ne doit point se rapporter
à un sujet. Ce principe se confirme par une nouvelle observation ; c’est que l’infinitif est un véritable nom, qui est du genre neutre en grec & en
latin, qui dans toutes les langues est employé comme sujet d’un verbe, ou comme
complément, soit d’un verbe, soit d’une préposition, avec lequel enfin l’adjectif se met
en concordance
Il n’est pas moins contraire à l’analogie de la langue latine, de dire que le sujet d’un verbe doit se mettre à l’accusatif : la syntaxe latine exige que le sujet d’un verbe personnel soit au nominatif ; pourquoi n’assigneroit-on pas le même cas au sujet d’un mode impersonnel, si on le croit appliquable à un sujet ? Deux principes si opposés n’auront qu’à concourir, & il en résultera infailliblement quelque contradiction. Essayons de vérifier cette conjecture.
Le sens formé par un nom avec un infinitif est, dit-on, quelquefois le
sujet d’une proposition logique ; & en voici un exemple : magna ars est
non apparere artem, ce que l’on prétend rendre littéralement en
cette maniere :
Mais ce n’est pas assez d’avoir montré l’inconséquence & la fausseté de la doctrine
commune sur l’accusatif, prétendu sujet de l’infinitif : il faut y en
substituer une autre, qui soit conforme aux principes immuables de la Grammaire générale,
& qui ne contredise point l’analogie de la langue latine.
L’accusatif a deux principaux usages également avoués par cette analogie, quoique fondés
diversement. Le premier, est de caractériser le complément d’un verbe actif relatif, dont
le sens, indéfini par soi-même, exige l’expression du terme auquel il a rapport : amo (j’aime), eh quoi ? car l’amour est une passion relative à quelque
objet ; amo Ciceronem (j’aime Cicéron). Le second usage de l’accusatif
est de caractériser le complément de certaines propositions ; per mentem
(par l’esprit), contrà opinionem (contre l’opinion), &c. C’est donc nécessairement à l’une de ces deux fonctions qu’il faut ramener
cet accusatif que l’on a pris faussement pour sujet de l’infinitif,
puisqu’on vient de prouver la fausseté de cette opinion : & il me semble que l’analyse
la mieux entendue peut en faire aisément le complément d’une préposition sousentendue,
soit que la phrase qui comprend l’infinitif & l’accusatif tienne
lieu de sujet dans la proposition totale, soit qu’elle y serve de complément.
Reprenons la proposition magna ars est non apparere artem. Selon la
maxime que je viens de proposer, en voici la construction analytique : circâ
artem, non apparere est ars magna (en fait d’art, ne point paroître est le grand
art : l’accusatif artem rentre par-là dans l’analogie de la langue ;
& la phrase, circà artem, est un supplément circonstanciel très
conforme aux vûes de l’analyse logique de la proposition
Cicéron, dans sa septieme lettre à Brutus, lui dit : mihi semper placuit non
rege solum, sed regno liberari rempublicam ; c’est-à-dire, conformément à mon
principe, circà rempublicam, liberari non solum à rege, sed à regno placuit
semper mihi (à l’égard de la république, être délivré non seulement du roi, mais
encore de la royauté, m’a toujours plû, a toujours été de mon goût).
Homines esse amicos Dei quanta est dignitas ! (D. Greg. magn.) Ergà homines, esse amicos Dei est dignitas quanta ! (A l’égard des hommes,
être amis de Dieu est un honneur combien grand !) C’est encore la même méthode ; mais je
supplée la préposition ergà pour indiquer qu’il n’y a pas nécessité de
s’en tenir toujours à la même ; c’est le goût ou le besoin qui doit en décider. Mais
remarquez que l’infinitif esse est le sujet grammatical de est dignitas quanta ; & le sujet logique, c’est esse amicos Dei.
Amicos s’accorde avec homines, parce qu’il s’y rapporte par
attribution, ou, si l’on veut, par attraction. C’est par la même raison que Martial a dit,
nobis non licet esse tam disertis, quoique la construction soit esse tam disertis non licet nobis : c’est que la vûe de l’esprit se porte
sur toute la proposition, dès qu’on en entame le premier mot ; & par-là même il y a
une raison suffisante d’attraction pour mettre disertis en concordance
avec nobis, qui au fond est le vrai sujet de la qualification exprimée
par disertis.
Cupio me esse clementem : (Cic. I. Catil.) c’est-à-dire, cupio ergà me esse clementem. Le complément objectif grammatical de cupio, c’est esse ; le complément objectif logique, c’est ergà me esse clementem, (l’existence pour moi sous l’attribut de la
clémence) ; c’est-là l’objet de cupio.
En un mot, il n’y a point de cas où l’on ne puisse, au moyen de l’ellipse, ramener la
phrase à l’ordre analytique le plus simple, pourvû que l’on ne perde jamais de vûe la
véritable destination de chaque cas, ni l’analogie réelle de la langue. On me demandera
peut-être s’il est bien conforme à cette analogie d’imaginer une préposition avant
l’accusatif, qui accompagne l’infinitif. Je réponds, 1°. ce que j’ai
déja dit, qu’il faut bien regarder cet accusatif, ou comme complément de la préposition,
ou comme complément d’un verbe actif relatif, puisqu’il est contraire à la nature de l’infinitif de l’avoir pour sujet : 2°. que le parti le plus raisonnable est
de suppléer la préposition, parce que c’est le moyen le plus universel, & le seul qui
puisse rendre raison de la phrase, quand l’énonciation qui comprend l’infinitif & l’accusatif est sujet de la proposition : 3°. enfin que le moyen
est si raisonnable qu’on pourroit même en faire usage avant des verbes du mode
subjonctif : supposons qu’il s’agisse, par exemple, de dire en latin, serez-vous satisfait, si à l’arrivée de votre pere, non content de l’empêcher d’entrer,
je le force même à fuir ; seroit-ce mal parler que de dire, satin’habes, si advenientem patrem faciam tuum non modò ne introeat, verùm ut
fugiat ? J’entends la réponse des faiseurs de rudimens & des fabricateurs de
méthodes : cette locution est vicieuse, selon eux, parce que patrem tuum
advenientem à l’accusatif ne peut pas être le sujet, ou, pour parler leur langage,
le nominatif des verbes introeat & fugiat, comme
il doit l’être ; & que si on alloit le prendre pour régime de faciam, cela opéreroit un contre-sens. Raisonnement admirable, mais dont toute la
solidité va s’évanouir par un mot : c’est Plaute qui parle ainsi(Mostell.). Voulez-vous savoir comme il l’entend ? le voici : satin’habes, si ergà advenientem patrem tuum sic faciam ut non modo ne introeat, verum ut fugiat ; & il en
est de faciam ergà patrem sic
ut, &c. comme de agere cum patre, sic
ut : or ce dernier tour est d’usage, & on lit dans Nepos (Cimon.
1.) egit cum Cimone ut eam sibi uxorem daret.
Il résulte donc de tout ce qui précede, que l’infinitif est un mode du
verbe qui exprime l’existence sous un attribut d’une maniere abstraite, & comme l’idée
d’une nature commune à tous les individus auxquels elle peut convenir ; d’où il suit que
l’infinitif est tout-à-la-fois verbe & nom : & ceci est encore
un paradoxe.
On convient assez communément que l’infinitif fait quelquefois l’office
du nom, qu’il est nom si l’on veut, mais sans être verbe ; & l’on pense qu’en d’autres
occurrences il est verbe sans être nom. On cite ce vers de Perse (sat. I.
25.) Scire tuum nihil est nisi te scire hoc sciat alter, où l’on
prétend que le premier scire est nom sans être verbe, parce qu’il est
accompagné de l’adjectif tuum, & que le second scire est verbe sans être nom, parce qu’il est précédé de l’accusatif te, qui en est, dit-on, le sujet. Mais il n’y a que le préjugé qui fonde cette
distinction. Soyez conséquent, & vous verrez que c’est comme si le poëte avoit dit,
nisi hoc scire tuum sciat alter, ou comme le dit le P. Jouvency dans
son interprétation, nisi ab aliis cognoscatur ; ensorte que la nature de
l’infinitif, telle qu’elle résulte des observations précédentes,
indique qu’il faut recourir à l’ellipse pour rendre raison de l’accusatif te, & qu’il faut dire, par exemple, nisi alter sciat hoc scire
pertinens ad te, ce qui est la même chose que hoc scire tuum.
N’admettez sur chaque objet qu’un principe : évitez les exceptions que vous ne pouvez
justifier par les principes nécessairement reçus ; ramenez tout à l’ordre analytique par
une seule analogie : vous voilà sur la bonne voie, la seule voie qui convienne à la
raison, dont la parole est le ministre & l’image. (B. E. R. M.)
INFLEXION, s. f. terme de Gramm. On confond assez communément les
mots inflexion & terminaison, qui me paroissent
pourtant exprimer des choses très-différentes, quoiqu’il y ait quelque chose de commun
dans leur signification. Ces deux mots expriment également ce qui est ajoûté à la partie
radicale d’un mot ; mais la terminaison n’est que le dernier son du
mot modifié, si l’on veut, par quelques articulations subséquentes, mais détaché de
toute articulation antécédente. L’inflexion est ce qui peut se trouver
dans un mot entre la partie radicale & la terminaison. Par exemple am est la partie radicale de tous les mots qui constituent la conjugaison du
verbe amo ; dans amabam, amabas, amabat, il y a à
remarquer inflexion & terminaison. Dans chacun
de ces mots la terminaison est différente, pour caractériser les
différentes personnes ; am pour la premiere, as pour
la seconde, at pour la troisieme : mais l’inflexion
est la même ab par tout.
Voila donc trois choses que l’étymologiste peut souvent remarquer avec fruit dans les
mots, la partie radicale, l’inflexion & la terminaison. La partie radicale est le type de l’idée
individuelle de la signification du mot ; cette racine passe ensuite par différentes
métamorphoses, au moyen des additions qu’on y fait, pour ajoûter à l’idée propre du mot
les idées accessoires communes à tous les mots de la même espece. Ces additions ne se
font point témérairement, & de maniere à faire croire que le simple hasard en ait
fixé la loi ; on y reconnoît des traces d’intelligence & de combinaison, qui
déposent qu’une raison saine a dirigé l’ouvrage. L’inflexion a sa
raison ; la terminaison a la sienne ; les changemens de l’une & de
l’autre ont aussi la leur ; & ces élémens d’analogie entre des mains intelligentes,
peuvent répandre bien de la lumiere sur les recherches étymologiques, & sur la
propriété des termes. On peut voir article Temps, de quelle utilité est cette observation pour en fixer l’analogie
& la nature, peu connue jusqu’à présent. (B. E. R. M.)
INITIAL, adj. (Grammaire.) On appelle lettre initiale la premiere lettre de chaque mot, comme on appelle finale la derniere. Initial vient du latin initium, entrée, commencement. L’exactitude de l’ortographe exige que quelques
lettres initiales soient majuscules : ce sont,
1°. Dans la Poésie, la lettre initiale de chaque vers grand ou petit,
soit qu’il commence un sens, soit qu’il ne fasse que partie d’un sens commencé.
Renonçons au stérile appui Des grands qu’on implore aujourd’hui ; Ne fondons point sur eux une esperance folle : Leur pompe indigne de nos voeux N’est qu’un simulacre frivole, Et les solides biens ne dépendent pas d’eux. Rousseau.
2°. La lettre initiale de toute phrase qui commence après un point ou
un a linea.
3°. Les lettres initiales du nom de Dieu, & des
noms propres d’hommes, d’animaux, de villes, de provinces, de royaumes ou empires, de
fleuves ou rivieres, de sciences, d’arts, &c. comme Priscien, Bucéphale, Paris, Bourgogne, France, Allemagne, Tibre, Meuse, Grammaire,
Ortographe, Musique, Menuiserie, &c.
4°. Les lettres initiales des noms appellatifs qui déterminent par
l’idée d’une dignité, soit ecclésiastique, soit civile. Lorsque ces noms sont employés
le Roi reçut alors les
preuves les plus éclatantes de l’affection de ses peuples, parce qu’il est
question d’un individu ; mais on écrit avec une minuscule ; un roi doit
faire son capital de mériter l’affection de ses sujets, parce que le nom roi demeure sans application individuelle. C’est la même chose de tout
autre nom appellatif ou de tout adjectif, qui devient le connotatif d’un individu ;
l’Apôtre, en parlant deS.Paul ; l’Orateur, en
parlant de Cicéron, &c.
5°. Les lettres initiales des noms des tribunaux, des jurisdictions,
des compagnies & corps ; comme le Parlement, le Bailliage, la
Connétablie, l’Université, l’Académie, l’Eglise, &c. lorsque ces noms sont
pris dans un sens individuel.
6°. On met quelquefois une lettre majuscule à la tête de certains mots susceptibles de
divers sens dans l’usage ordinaire, & alors la majuscule initiale
indique le sens le plus considérable : par exemple les Grands (les
premiers de la nation), pour distinguer ce mot de l’adjectif grand, la
jeunesse (âge tendre), la Jeunesse (les jeunes gens) ; les devoirs de votre état, les lois de l’Etat,
&c.
Eviter de faire majuscules les lettres initiales dans tous ou dans
plusieurs de ces cas, c’est une entreprise qui a droit de révolter la raison autant
qu’elle choque les yeux. Outre que cette pratique est contraire à l’usage général de la
nation, elle tend à nous priver de l’avantage réel qu’on a trouvé jusqu’à présent à se
conformer là-dessus aux regles qu’on vient de prescrire, & ne peut être bonne qu’à
bannir de notre écriture la netteté de l’expression, qui dépend toujours de la
distinction précise des objets. Conformez-vous à l’usage reçu, quelque anomalie que vous
pensiez y voir ; l’usage universel est moins capricieux & plus sage qu’on n’a
coutume de le croire, & à s’en écarter, on risque au moins de choquer le grand
nombre. (B. E. R. M.)
INTERJECTION, s. f. (Gram. Eloq.) L’interjection
étant considérée par rapport à la nature, dit l’abbé Regnier (p. 534.)
est peut-être la premiere voix articulée dont les hommes se soient servis. Ce qui n’est
que conjecture chez ce grammairien, est affirmé positivement par M. le Président de
Brosses, dans ses observations sur les langues primitives, qu’il a
communiquées à l’académie royale des Inscriptions & Belles-lettres.
« Les premieres causes, dit-il, qui excitent la voix humaine à faire usage de ses facultés, sont les sentimens ou les sensations intérieures, & non les objets du dehors, qui ne sont, pour ainsi dire, ni apperçus, ni connus. Entre les huit parties d’oraison, les noms ne sont donc pas la premiere, comme on le croit d’ordinaire ; mais ce sont les
interjections, qui expriment la sensation du dedans, & qui sont le cri de la nature. L’enfant commence par elles à montrer qu’il est tout à la fois capable de sentir & de parler.Les
interjections, mêmes telles qu’elles sont dans nos langues formées & articulées, ne s’apprennent pas par la simple audition & par l’intonation d’autrui ; mais tout homme les tient de soi-même & de son propre sentiment ; au moins dans ce qu’elles ont de radical & de significatif, qui est le même partout, quoiqu’il puisse y avoir quelque variété dans la terminaison. Elles sont courtes ; elles partent du mouvement machinal & tiennent partout à la langue primitive. Ce ne sont pas de simples mots, mais quelque chose de plus, puisqu’elles expriment le sentiment qu’on a d’une chose, & que par une simple voix promte, par un seul coup d’organe, elles peignent la maniere dont on s’en trouve intérieurement affecté.Toutes sont primitives, en quelque langue que ce soit, parce que toutes tiennent immédiatement à la fabrique générale de la machine organique, & au sentiment de la nature humaine, qui est partout le même dans les grands & premiers mouvemens corporels. Mais les
interjections, quoique primitives, n’ont que peu de dérivés ».
[La raison en est simple. Elles ne sont pas du langage de l’esprit, mais de celui du coeur ; elles n’expriment pas les idées des objets extérieurs, mais les sentimens intérieurs.
Essentiellement bornés, l’acquisition de nos connoissances est nécessairement
discursive ; c’est-à-dire, que nous sommes forcés de nous étayer d’une premiere perception
pour parvenir à une seconde, & de passer ainsi par des degrés successifs, en courant,
pour ainsi dire, d’idée en idée (discurrendo). Cette marche progressive
& trainante fait
« il les tire les unes après les autres, comme avec un cordon, les combine & les mêle ensemble.
Mais les mouvemens intérieurs de notre ame, qui appartiennent à notre existence, y sont fort distincts, y restent isolés, chacun dans leur classe, selon le genre d’affection qu’ils ont produit tout d’un coup, & dont l’effet, quoique permanent, a été subit. La douleur, la surprise, le dégoût, n’ont rien de commun ; chacun de ces sentimens est un, & son effet a d’abord été ce qu’il devoit être : il n’y a ici ni dérivation dans les sentimens, ni progression
successive, ni combinaison factice, comme il y en a dans les idées. C’est une chose curieuse sans doute que d’observer sur quelles cordes de la parole se frappe l’intonation des divers sentimens de l’ame, & de voir que ces rapports se trouvant les mêmes partout où il y a des machines humaines, établissent ici, non plus une relation purement conventionnelle, telle qu’elle est d’ordinaire entre les choses & les mots, mais une relation vraiment physique & de conformité entre certains sentimens de l’ame & certaines parties de l’instrument vocal.
La voix de la douleur frappe sur les basses cordes : elle est traînée, aspirée & profondément gutturale :
eheu, hélas. Si la douleur est tristesse & gémissement, ce qui est la douleur douce, ou, à proprement parler, l’affliction ; la voix, quoique toujours profonde, devient nasale.La voix de la surprise touche la corde sur une division plus haute : elle est franche & rapide ;
ah ah, eh, oh oh: celle de la joie en differe en ce qu’étant aussi rapide, elle est fréquentative & moins breve ;ha ha ha ha, hi hi hi hi.La voix du dégoût & de l’aversion est labiale ; elle frappe au-dessus de l’instrument sur le bout de la corde, sur les levres allongées ;
fi, vae, pouah. Au lieu que les autresinterjectionsn’emploient que la voyelle, celle-ci se sert de la lettre labiale la plus extérieure de toutes, parce qu’il y a ici tout à la fois sentiment & action ; sentiment qui répugne, & mouvement qui repousse : ainsi il y a dans l’interjectionvoix & figure [son & articulation] ; voix qui exprime, & figure qui rejette par le mouvement extérieur des levres allongées.La voix du doute & du dissentement est volontiers nasale, à la différence que le doute est allongé, étant un sentiment incertain,
hum, hom, & que le pur dissentement est bref, étant un mouvement tout déterminé,in, non.Cependant il seroit absurde de se figurer que ces formules, si différentes en apparence, & les mêmes au fonds, se fussent introduites dans les langues ensuite d’une observation réflechie telle que je la viens de faire. Si la chose est arrivée ainsi, c’est tout naturellement, sans y songer ; c’est qu’elle tient au physique même de la machine, & qu’elle résulte de la conformation, du moins chez une partie considérable du genre humain. … Le langage d’un enfant, avant qu’il puisse articuler aucun mot, est tout d’
interjections. La peinture d’aucun objet n’est encore entrée en lui par les portes des sens extérieurs, si ce n’est peut-être la sensation d’un toucher fort indistinct : il n’y a que la volonté, ce sens intérieur qui naît avec l’animal, qui lui donne des idées ou plûtôt des sensations, des affections ; ces affections, il les désigne par la voix, non volontairement, mais par une suite nécessaire de sa conformation méchanique & de la faculté que la nature lui a donnée de proférer des sons. Cette faculté lui est commune avec quantité d’autres animaux [mais dans un moindre dégré d’intensité] ; aussi ne peut-on pas douter que ceux-ci n’ayent reçu de la nature le don de la parole, à quelque petit degré plus ou moins grand »,
[proportionné sans doute aux besoins de leur oeconomie animale, & à la nature des
sensations dont elle les rend susceptibles ; d’où il doit résulter que le langage des
animaux est vraissemblablement tout interjectif, & semblable en cela
à celui des enfans nouveau nés, qui n’ont encore à exprimer que leurs affections &
leurs besoins.]
Si on entend par oraison, la manifestation orale de tout ce qui peut
appartenir à l’état de l’ame, toute la doctrine précédente est une preuve incontestable
interjection est véritablement partie de l’oraison,
puisqu’elle est l’expression des situations même les plus intéressantes de l’ame ; &
le raisonnement contraire de Sanctius est en pure perte. C’est, dit-il,
(Minerv. I. ij.) la même chose partout ; donc les
interjections sont naturelles. Mais si elles sont naturelles, elles ne sont
point parties de l’oraison, parce que les parties de l’oraison, selon Aristote, ne
doivent point être naturelles, mais d’institution arbitraire. Eh, qu’importe
qu’Aristote l’ait ainsi pensé, si la raison en juge autrement ? Le témoignage de ce
philosophe peut être d’un grand poids dans les choses de fait, parce qu’il étoit bon
observateur, comme il paroît même en ce qu’il a bien vû que les interjections étoient des signes naturels & non d’institution ; mais dans les
matieres de pur raisonnement, c’est à la raison seule à prononcer définitivement.
Il y a donc en effet des parties d’oraison de deux especes ; les premieres sont les signes naturels des sentimens, les autres sont les signes arbitraires des idées : celles là constituent le langage du coeur, elles sont affectives : celles ci appartiennent au langage de l’esprit, elles sont discursives. Je mets au premier rang les expressions du sentiment, parce qu’elles sont de premiere nécessité, les besoins du coeur étant antérieurs & supérieurs à ceux de l’esprit : d’ailleurs elles sont l’ouvrage de la nature, & les signes des idées sont de l’institution de l’art ; ce qui est un second titre de prééminence, fondé sur celle de la nature même à l’égard de l’art.
M. l’abbé Girard a cru devoir abandonner le mot interjection, par deux
motifs :
« l’un de goût, dit-il, parce que ce mot me paroissoit n’avoir pas l’air assez françois ; l’autre fondé en raison, parce que le sens en est trop restraint pour comprendre tous les mots qui appartiennent à cette espece : voilà pourquoi j’ai préféré celui de
particule, qui est également en usage ».( Vrais princ. tom. I, disc. ij. pag. 80.)
Il explique ailleurs (tom. II, disc. xiij. pag. 313.) ce que c’est que
les particules.
« Ce sont tous les mots, dit-il, par le moyen desquels on ajoute à la peinture de la pensée celle de la situation, soit de l’ame qui sent, soit de l’esprit qui peint. Ces deux situations ont produit deux ordres de particules ; les unes de sensibilité, à qui l’on donne le nom d’
interjectives; les autres de tournure de discours, que par cette raison je nommediscursives».
On peut remarquer sur cela, 1°. que M. Girard s’est trompé quand il n’a pas trouvé au mot
interjection un air assez françois : un terme technique n’a aucun
besoin d’être usité dans la conversation ordinaire pour être admis ; il suffit qu’il soit
usité parmi les gens de l’art, & celui-ci l’est autant en grammaire que les mots préposition, conjonction, &c. lesquels ne le sont pas plus que le
premier dans le langage familier. 2°. Que le mot interjective, adopté
ensuite par cet académicien, devoit lui paroître du moins aussi voisin du barbarisme que
le mot interjection, & qu’il est même moins ordinaire que ce dernier
dans les livres de Grammaire. 3°. Que le terme de particule n’est pas
plus connu dans le langage du monde avec le sens que les Grammairiens y ont attaché, &
beaucoup moins encore avec celui que lui donne l’auteur des vrais
principes. 4°. Que ce terme est employé abusivement par ce subtil métaphysicien,
puisqu’il prétend réunir sous la dénomination de particule, & les
expressions du coeur & des termes qui n’appartiennent qu’au langage de l’esprit ; ce
qui est confondre absolument les especes les plus différentes & les moins
rapprochées.
Ce n’est pas que je ne sois persuadé qu’il peut être utile, & qu’il est permis de
donner un sens fixe & précis à un terme technique, aussi peu déterminé particule : mais il ne faut, ni
lui donner une place déja prise, ni lui assigner des fonctions inalliables. Voyez Particule.
Pretendre faire un corps systématique des diverses especes d’interjections, & chercher entr’elles des différences spécifiques bien
caractérisées, c’est me semble, s’imposer une tâche où il est très-aisé de se méprendre,
& dont l’exécution ne seroit pour le Grammairien d’aucune utilité.
Je dis d’abord qu’il est très-aisé de s’y méprendre,
« parce que comme un même mot, selon qu’il est différemment prononcé, peut avoir différentes significations, aussi une même
interjection, selon qu’elle est proférée, sert à exprimer divers sentimens de douleur, de joie ou d’admiration ».
C’est une remarque de l’abbé Régnier, Gramm. franç. pag. 535.
J’ajoute que le succès de cette division ne seroit d’aucune utilité pour le grammairien :
en voici les raisons. Les interjections sont des expressions du
sentiment dictées par la nature, & qui tiennent à la constitution physique de l’organe
de la parole : la même espece de sentiment doit donc toujours opérer dans la même machine
le même mouvement organique, & produire constamment le même mot sous la même forme. De
là l’indéclinabilité essentielle des interjections, & l’inutilité de
vouloir en préparer l’usage par aucun art, lorsqu’on est sûr d’être bien dirigé par la
nature. D’ailleurs l’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole,
& le seul que puisse & doive envisager la Grammaire, parce qu’elle ne doit être
chargée de diriger que le langage de l’esprit ; le langage du coeur est sans art, parce
qu’il est naturel : or il n’est utile au grammairien de distinguer les especes de mots,
que pour en spécifier ensuite plus nettement les usages ; ainsi n’ayant rien à remarquer
sur les usages des interjections, la distinction de leurs différences
spécifiques est absolument inutile au but de la Grammaire.
Encore un mot avant que de finir cet article. Les deux mots latins en
& ecce sont des interjections, disent les
rudimens ; elles gouvernent le nominatif ou l’accusatif, ecce homo ou
hominem, & elles signifient en françois voici ou
voila, qui sont aussi des interjections dans notre
langue.
Ces deux mots latins seront, si l’on veut, des interjections ; mais on
auroit dû en distinguer l’usage : en indique les objets les plus
éloignés, ecce des objets plus prochains ; ensorte que Pilate montrant
aux Juifs Jésus flagellé, dut leur dire ecce homo ; mais un Juif qui
auroit voulu fixer sur ce spectacle l’attention de son voisin, auroit dû lui dire en homo, ou même en hominem. Cette distinction
artificielle porte sur les vûes diverses de l’esprit ; en & ecce sont donc du langage de l’esprit, & ne sont pas des interjections : ce sont des adverbes, comme hic & illic.
C’est une autre erreur que de croire que ces mots gouvernent le nominatif ou
l’accusatif ; la destination de ces cas est toute différente. Ecce homo,
c’est-à-dire ecce adest homo ; ecce hominem, c’est à-dire ecce vide ou videte hominem. Le nominatif doit être le sujet
d’un verbe personnel, & l’accusatif, le complément ou d’un verbe ou d’une
préposition : quand les apparences sont contraires, il y a ellipse.
Enfin, c’est une troisieme erreur que de croire que voici & voilà soient en françois les correspondans des mots latins en & ecce, & que ce soit des interjections. Nous n’avons pas en françois la valeur numérique de ces mots
latins, ici & là sont les mots qui en approchent
le plus. Voici & voilà sont des mots composés qui
renferment ces mêmes adverbes, & le verbe voi, dont il y a souvent
ellipse en latin, voici, voi ici ; voilà, voi là. C’est pour cela que
ces mots voilà l’homme, voici des livres ; l’homme que voilà, les livres que voici ;
nous voilà, me voici. Ainsi voici & voilà
ne sont d’aucune espece, puisqu’ils comprennent des mots de plusieurs especes, comme du, qui signifie de le, des, qui veut dire de les, &c. (B. E. R. M.)
INTERROGATIF, adj. (Gramm.) Une phrase est interrogative, lorsqu’elle indique de la part de celui qui parle, une question
plutôt qu’une assertion : on met ordinairement à la fin de cette phrase un point surmonté
d’une sorte de petite s retournée en cette maniere ( ?) ; & ce point
se nomme aussi point interrogatif : par exemple,
Fortune, dont la main couronne Les forfaits les plus inouis, Du faux éclat qui t’environne Serons-nous toujours éblouis ? Rousseau.
Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ? Quoi, filles de David, vous parlez à ce traitre ? Racine.
Quoi qu’en disent plusieurs grammairiens, il n’y a dans la langue françoise aucun terme
qui soit proprement interrogatif, c’est-à-dire qui désigne
essentiellement l’interrogation. La preuve en est que les mêmes mots que l’on allegue
comme tels, sont mis sans aucun changement dans les assertions les plus positives. Ainsi
nous disons bien en françois, Combien coûte ce livre ? Comment vont nos affaires ? Ou tendent ces
discours ? Pourqoui sommes-nous nés ? Quand
reviendra la paix ? Que veut cet homme ? Qui a
parlé de la sorte ? Sur quoi est fondée Mais nous
disons aussi sans interrogation,
C’est la même chose en latin, si l’on excepte la seule particule enclitique ne, qu’il faut moins regarder comme un mot, que comme une particule élémentaire,
qui ne fait qu’un mot avec celui à la fin duquel on la place, comme audisne ou audin ? (entendez-vous) ? Voyez Particule. Elle indique que le sens est interrogatif
dans la proposition où elle se trouve ; mais elle ne se trouve pas dans toutes celles qui
sont interrogatives : Quò te Moeri pedes ? Quà transivisti ? Quandiù vixit ?
An dimicatum est ? &c.
Qu’est-ce qui dénote donc si le sens d’une phrase est interrogatif ou
non ?
1°. Dans toutes celles où l’on trouve quelqu’un de ces mots réputés interrogatifs en eux-mêmes, on y reconnoît ce sens, en ce que ces mots mêmes étant
conjonctifs, & se trouvant néanmoins à la tête de la phrase construite selon l’ordre
analytique, c’est un signe assuré qu’il y a ellipse de l’antécédent, & que cet
antécédent est le complément grammatical d’un verbe aussi sous-entendu, qui exprimeroit
directement l’interrogation s’il étoit énoncé. Reprenons les mêmes exemples françois, qui
feront assez entendre l’application qu’il faudra faire de ce principe dans les autres
langues. Combien coûte ce livre ? c’est-à-dire,
2°. Dans les phrases où il n’y a aucun de ces mots conjonctifs, la langue françoise
marque souvent le sens interrogatif par un tour particulier. Elle veut
que le pronom personnel qui indique le sujet du verbe, se mette immédiatement après le
verbe, s’il est dans un tems simple, & après l’auxiliaire, s’il est dans un temps
composé ; & cela s’observe lors même que le sujet est exprimé d’ailleurs par un nom
soit simple, soit accompagné de modificatifs : Viendrez-vous ? Avois-je
compris ? Serions-nous partis ? Les Philosophes ont-ils bien pensé ? La raison que vous
alléguiez auroit-elle été suffisante ? Il faut cependant observer, que si le verbe
étoit au subjonctif, cette inversion du pronom personnel ne marqueroit point
l’interrogation, mais une simple hypothèse, ou un desir dont l’énonciation explicite est
supprimée par ellipse. Vinssiez-vous à bout de votre dessein, pour je suppose même que vous vinssiez à bout de votre dessein. Puissiez-vous être
content ! pour je souhaite que vous puissiez être content.
Quelquefois même le verbe étant à l’indicatif ou au suppositif, cette inversion n’est pas
interrogative ; ce n’est qu’un tour plus élégant ou plus affirmatif :
Ainsi conservons nos droits ; en vain formerions-nous les plus vastes
projets ; il le fera, dit-il.
3°. Ce n’est souvent que le ton ou les circonstances du discours, qui déterminent une
phrase au sens interrogatif ; & comme l’écriture ne peut
figurer le ton, c’est alors le point interrogatif qui y décide le sens
de la phrase. (B. E. R. M.)
INVERSION, s. f. terme de Grammaire qui signifie renversement d’ordre : ainsi toute inversion suppose un ordre
primitif & fondamental ; & nul arrangement ne peut être appellé inversion que par rapport à cet ordre primitif.
Il n’y avoit eu jusqu’ici qu’un langage sur l’inversion ; inversion ; & il la voit, lui, dans les tours que l’on avoit jugés les plus
conformes à l’ordre primitif.
La discussion de cette nouvelle doctrine devient d’autant plus importante, qu’elle se
trouve aujourd’hui étayée par les suffrages de deux écrivains qui en tirent des
conséquences pratiques relatives à l’étude des langues. Je parle de M. Pluche & de
M. Chompré, qui fondent sur cette base leur système d’enseignement, l’un dans sa Méchanique des langues, & l’autre dans son Introduction à
la langue latine par la voie de la traduction.
L’unanimité des Grammairiens en faveur de l’opinion ancienne, nonobstant la diversité des
tems, des idiomes & des vues qui ont du en dépendre, forme d’abord contre la nouvelle
opinion, un préjugé d’autant plus fort, que l’intimité connue des trois auteurs qui la
défendent, réduit à l’unité le témoignage qu’ils lui rendent : mais il ne s’agit point ici
de compter les voix, sans peser les raisons ; il fant remonter à l’origine même de la
question, & employer la critique la plus exacte qu’il sera possible, pour reconnoître
l’ordre primitif qui doit véritablement servir comme de boussole aux procédés grammaticaux
des langues. C’est apparemment le plus sûr & même l’unique moyen de déterminer en quoi
consistent les inversions, quelles sont les langues qui en admettent le
plus, quels effets elles y produisent, & quelles conséquences il en faut tirer par
rapport à la maniere d’étudier ou d’enseigner les langues.
Il y a dans chacune une marche fixée par l’usage ; & cette marche est le résultat de
la diversité des vues que la construction usuelle doit combiner & concilier. Elle doit
s’attacher à la succession analytique des idées, se prêter à la succession pathétique des
objets qui intéressent l’ame, & ne pas negliger la succession euphonique des sons les
plus propres à flatter l’oreille. Voilà donc trois differens ordres que la parole doit
suivre tout à la fois, s’il est possible, & qu’elle doit sacrifier l’un à l’autre avec
intelligence, lorsqu’ils se trouvent en contradiction ; mais par rapport à la Grammaire,
dont on prétend ici apprécier un terme, quel est celui de ces trois ordres qui lui sert de
guide, si elle n’est soumise qu’à l’influence de l’un des trois ? Et si elle est sujette à
l’influence des trois, quel est pour elle le principal, celui qu’elle doit suivre le plus
scrupuleusement, & qu’elle doit perdre de vue le moins qu’il est possible ? C’est à
quoi se réduit, si je ne me trompe, l’état de la question qu’il s’agit de discuter : celui
de ces ordres qui est, pour ainsi dire, le législateur exclusif ou du moins le législateur
principal en Grammaire, est en même tems celui auquel se rapporte l’inversion qui en est le renversement.
La parole est destinée à produire trois effets qui devroient toujours aller ensemble : 1.
instruire, 2. plaire, 3. toucher. Tria sunt efficienda, 1. ut doceatur is
apud quem dicetur, 2. ut delectetur, 3. ut moveatur. Cic. in Bruto, sive de claris Orat.
c. lxix. Le premier de ces trois points est le principal ; il est la base des deux
autres, puisque sans celui-là, ceux-ci ne peuvent avoir lieu. Car ici par instruire, docere, Ciceron n’entend pas éclaircir une question, exposer un fait,
discuter quelque point de doctrine, &c. Il entend seulement énoncer une pensée, faire connoître ce qu’on a dans l’esprit, former un sens
par des mots. On parle pour être entendu ; c’est le premier but de la parole ;
Voulez-vous plaire par le rythme, par l’harmonie, c’est-à-dire, par une certaine convenance de syllabes, par la liaison, l’enchaînement, la proportion des mots entr’eux, de façon qu’il en résulte une cadence agréable pour l’oreille ? Commencez par vous faire entendre. Les mots les plus sonores, l’arrangement le plus harmonieux ne peuvent plaire que comme le feroit un instrument de musique : mais alors ce n’est plus la parole qui est essentiellement la manifestation des pensées par la voix.
Il est également impossible de toucher & d’intéresser, si l’on n’est pas entendu. Quoique mon intérêt ou le vôtre soit le motif principal qui me porte à vous adresser la parole, je suis toujours obligé de me faire entendre, & de me servir des moyens établis à cet effet dans la langue qui nous est commune. Ces moyens à la vérité peuvent bien être mis en usage par l’intérêt ; mais ils n’en dépendent en aucune maniere. C’est ainsi que l’intérêt engage le pilote à se servir de l’aiguille aimantée ; mais le mouvement instructif de cette aiguille est indépendant de l’intérêt du pilote.
L’objet principal de la parole est donc l’énonciation de la pensée. Or en quelque langue que ce puisse être, les mots ne peuvent exciter de sens dans l’esprit de celui qui lit ou qui écoute, s’ils ne sont assortis d’une maniere qui rende sensibles leurs rapports mutuels, qui sont l’image des relations qui se trouvent entre les idées mêmes que les mots expriment. Car quoique la pensée, opération purement spirituelle, soit par-là même indivisible, la Logique par le secours de l’abstraction, comme je l’ai dit ailleurs, vient pourtant à bout de l’analyser en quelque sorte, en considérant séparément les idées différentes qui en sont l’objet, & les relations que l’esprit apperçoit entr’elles. C’est cette analyse qui est l’objet immédiat de la parole ; ce n’est que de cette analyse que la parole est l’image : & la succession analytique des idées est en conséquence le prototype qui décide toutes les lois de la syntaxe dans toutes les langues imaginables. Anéantissez l’ordre analytique, les regles de la syntaxe sont par-tout sans raison, sans appui, & bien-tôt elles seront sans consistance, sans autorité, sans effet : les mots sans relation entr’eux ne formeront plus de sens, & la parole ne sera plus qu’un vain bruit.
Mais cet ordre est immuable, & son influence sur les langues est irrésistible, parce
que le principe en est indépendant des conventions capricieuses des hommes & de leur
mutabilité : il est fondé sur la nature même de la pensée, & sur les procédés de
l’esprit humain qui sont les mêmes dans tous les individus de tous les lieux & de tous
les tems, parce que l’intelligence est dans tous une émanation de la raison immuable &
souveraine, de cette lumiere véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde, lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Joan. I.
9.
Il n’y a que deux moyens par lesquels l’influence de l’ordre analytique puisse devenir
sensible dans l’énonciation de la pensée par la parole. Le premier, c’est d’assujettir les
mots à suivre dans l’élocution la gradation même des idées & l’ordre analytique. Le
second, c’est de faire prendre aux mots des inflexions qui caractérisent leurs relations à
cet ordre analytique, & d’en abandonner ensuite l’arrangement dans l’élocution à
l’influence de l’harmonie, au feu de l’imagination, à l’intérêt, si l’on veut, des
passions. Voilà le fondement de la division des langues en deux especes générales, que
M. l’abbé disc. j. tom. I. pag. 23.) appelle
analogues & transpositives.
Il appelle langues analogues celles qui ont soumis leur syntaxe à
l’ordre analytique, par le premier des deux moyens possibles : & il les nomme analogues, parce que leur marche est effectivement analogue, & en
quelque sorte parallele à celle de l’esprit même, dont elle suit pas-à-pas les
opérations.
Il donne le nom de transpositives à celles qui ont adopté le second
moyen de fixer leur syntaxe d’après l’ordre analytique : & la dénomination de transpositives caractérise très-bien leur marche libre & souvent
contraire à celle de l’esprit, qui n’est point imitée par la succession des mots,
quoiqu’elle soit parfaitement indiquée par les livrées dont ils sont revêtus.
C’est en effet l’ordre analytique de la pensée qui fixe la succession des mots dans
toutes les langues analogues ; & si elles se permettent quelques écarts, ils sont si
peu considérables, si aisés à appercevoir & à rétablir, qu’il est facile de sentir que
ces langues ont toujours les yeux sur la même boussole, & qu’elles n’autorisent ces
écarts que pour arriver encore plus sûrement au but, tantôt parce que l’harmonie répand
plus d’agrément sur le sentier détourné, tantôt parce que la clarté le rend plus sûr.
C’est l’ordinaire dans toutes ces langues que le sujet précede le verbe, parce qu’il est
dans l’ordre que l’esprit voye d’abord un être avant qu’il en observe la maniere d’être ;
que le verbe soit suivi de son complément, parce toute action doit commencer avant que
d’arriver à son terme ; que la préposition ait de même son complément après elle, parce
qu’elle exprime de même un sens commencé que le complément acheve ; qu’une proposition
incidente ne vienne qu’après l’antécédent qu’elle modifie, parce que, comme disent les
Philosophes, priùs est esse quàm sic esse, &c. La correspondance de
la marche des langues analogues à cette succession analytique des idées, est une vérité de
fait & d’expérience ; elle est palpable dans la construction usuelle de la langue
françoise, de l’italienne, de l’espagnole, de l’angloise, & de toutes les langues
analogues.
C’est encore l’ordre analytique de la pensée, qui dans les langues transpositives
détermine les inflexions accidentelles des mots. Un être doit exister avant que d’être
tel ; & par analogie le nom doit être connu avant l’adjectif, & le sujet avant le
verbe, sans quoi il seroit impossible de mettre l’adjectif en concordance avec le nom, ni
le verbe avec son sujet : il faut avoir envisagé le verbe ou la préposition, avant que de
penser à donner telle ou telle inflexion à leur complément, &c.
&c. Ainsi quand Cicéron a dit, diuturni silentii finem hodiernus
dies attulit, les inflexions de chacun de ces mots étoient relatives à l’ordre
analytique, & le caractérisoient ; sans quoi leur ensemble n’auroit rien signifié. Que
veut dire diuturnus silentium finis hodiernus dies afferre ? Rien du
tout : mais de la phrase même de Cicéron je vois sortir un sens net & précis, par la
connoissance que j’ai de la destination de chacune des terminaisons. Diuturni a été choisi par préférence, pour s’accorder avec silentii ; ainsi silentii est antérieur à diuturni, dans l’ordre analytique. Pourquoi le nom silentii,
& par la raison de la concordance son adjectif diuturni, sont-ils au
génitif ? C’est que ces deux mots forment un supplément déterminatif au nom appellatif finem ; ces deux mots font prendre finem dans une
acception singuliere ; il ne s’agit pas ici de toute fin, mais de la fin du silence que
l’orateur gardoit depuis long-tems : finem est donc la cause de
l’inflexion oblique de silentii diuturni ; j’ai donc droit de conclure
que finem
silentïi diuturni, non parce
que je dirois en françois la fin du silence, mais parce que la cause
précede l’effet, ce qui est également la raison de la construction françoise : finem est encore un cas qui a sa cause dans le verbe attulit, qui doit par conséquent le précéder ; & attulit a
pour raison de son inflexion le sujet dies hodiernus, dont la
terminaison directe indique que rien ne le précede & ne le modifie.
Il est donc évident que dans toutes les langues la parole ne transmet la pensée qu’autant qu’elle peint fidelement la succession analytique des idées qui en sont l’objet, & que l’abstraction y considere séparément. Dans quelques idiomes cette succession des idées est représentée par celle des mots qui en sont les signes ; dans d’autres elle est seulement désignée par les inflexions des mots qui au moyen de cette marque de relation, peuvent sans conséquence pour le sens, prendre dans le discours telle autre place que d’autres vûes peuvent leur assigner : mais à travers ces différences considérables du génie des langues, on reconnoît sensiblement l’impression uniforme de la nature qui est une, qui est simple, qui est immuable, & qui établit par-tout une exacte conformité entre la progression des idées & celle des mots qui le représentent.
Je dis l’impression de la nature, parce que c’est en effet une suite
nécessaire de l’essence & de la nature de la parole. La parole doit peindre la pensée
& en être l’image ; c’est une vérité unanimement reconnue. Mais la pensée est
indivisible, & ne peut par conséquent être par elle-même l’objet immédiat d’aucune
image ; il faut nécessairement recourir à l’abstraction, & considérer l’une après
l’autre les idées qui en sont l’objet & leurs relations ; c’est donc l’analyse de la
pensée qui seule peut être figurée par la parole. Or il est de la nature de toute image de
représenter fidellement son original ; ainsi la nature de la parole exige qu’elle peigne
exactement les idées objectives de la pensée & leurs relations. Ces relations
supposent une succession dans leurs termes ; la priorité est propre à l’un, la
postériorité est essentielle à l’autre : cette succession des idées, fondée sur leurs
relations, est donc en effet l’objet naturel de l’image que la parole doit produire, &
l’ordre analytique est l’ordre naturel qui doit servir de base à la syntaxe de toutes les
langues.
C’est à des traits pareils que M. Pluche lui-même reconnoît la nature dans les langues.
« Dans toutes les langues, dit-il dès le commencement de sa
Méchanique, tant anciennes que modernes, il faut bien distinguer ce que la nature enseigne… d’avec ce qui est l’ouvrage des hommes, d’avec ce qui est d’une institution arbitraire. Ce que la nature leur a appris est le même par-tout ; il se soutient avec égalité : & ce qu’il étoit dans les premiers tems du genre humain, il l’est encore aujourd’hui. Mais ce qui provient des hommes dans chaque langue, ce que les événemens y ont occasionné, varie sans fin d’une langue à l’autre, & se trouve sans stabilité même dans chacune d’elles. A voir tant de changemens & de vicissitudes, on s’imagineroit que le premier fond des langues, l’ouvrage de la nature, a dû s’anéantir & se défigurer jusqu’à n’être plus reconnoissable. Mais, quoique le langage des hommes soit aussi changeant que leur conduite, la nature s’y retrouve. Son ouvrage ne peut en aucune langue ni se détruire, ni se cacher ».
Je n’ajoûte à un texte si précis qu’une simple question. Que reste-t-il de commun à toutes les langues, que d’employer les mêmes especes de mots, & de les rapporter à l’ordre analytique ?
Tirons enfin la derniere conséquence. Qu’est-ce inversion ? C’est une construction où les mots se succedent dans un ordre
renversé, relativement à l’ordre analytique de la succession des idées. Ainsi Alexandre vainquit Darius, est en françois une construction directe ; il en est de
même quand on dit en latin, Alexander vicit Darium : mais si l’on dit,
Darium vicit Alexander, alors il y a inversion.
Point du tout, répond M. l’abbé de Condillac, Essai sur l’origine des con.
hum. part. II. sec. j. chap. 12.
« Car la subordination qui est entre les
idéesautorise également les deux constructions latines ; en voici la preuve. Les idées se modifient dans le discours selon que l’une explique l’autre, l’étend, ou y met quelque restriction. Par-là elles sont naturellement subordonnés entr’elles, mais plus ou moins immédiatement, à proportion que leur liaison est elle-même plus ou moins immédiate. Le nominatif (c’est-à-dire le sujet) est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l’adjectif avec son substantif,&c. Mais la liaison n’est pas aussi étroite entre le régime du verbe & son nominatif, puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe. L’idée de Darius, par exemple, est immédiatement liée à celle devainquit, celle devainquità celle d’Alexandre; & la subordination qui est entre ces trois idées conserve le même ordre.Cette observation fait comprendre que pour ne pas choquer l’arrangement naturel des idées, il suffit de se conformer à la plus grande liaison qui est entre elles. Or c’est ce qui se rencontre également dans les deux constructions latines,
Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander; elles sont donc aussi naturelles l’une que l’autre. On ne se trompe à ce sujet, que parce qu’on prend pour plus naturel un ordre qui n’est qu’une habitude que le caractere de notre langue nous a fait contracter. Il y a cependant dans le françois même des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe : on dit par exemple,Darius que vainquit Alexandre».
Voilà peut être l’objection la plus forte que l’on puisse faire contre la doctrine des
inversions, telle que je l’expose ici, parce qu’elle semble sortir du
fonds même où j’en puise les principes. Elle n’est pourtant pas insoluble ; & j’ose le
dire hardiment, elle est plus ingénieuse que solide.
L’auteur s’attache uniquement à l’idée générale & vague de liaison ; & il est
vrai qu’à partir de-là, les deux constructions latines sont également naturelles, parce
que les mots qui ont entr’eux des liaisons immédiates, y sont liées immédiatement ; Alexander vicit ou vicit Alexander ; c’est la même chose
quant à la liaison, & il en est de même de vicit Darium ou Darium vicit : l’idée vague de liaison n’indique ni priorité ni
postériorité. Mais puisque la parole doit être l’image de l’analyse de la pensée ; en
sera-t-elle une image bien parfaite, si elle se contente d’en crayonner simplement les
traits les plus généraux ? Il faut dans votre portrait deux yeux, un nez, une bouche, un
teint, &c. entrez dans le premier attelier, vous y trouverez tout
cela : est-ce votre portrait ? Non ; parce que ces yeux ne sont pas vos yeux, ce nez n’est
pas votre nez, cette bouche n’est pas votre bouche, ce teint n’est pas votre teint, &c. Ou si vous voulez, toutes ces parties sont ressemblantes, mais
elles ne sont pas à leur place ; ces yeux sont trop rapprochés, cette bouche est trop
voisine du nez, ce nez est trop de côté, &c. Il en est de même de la
parole ; il ne suffit pas d’y rendre sensible la liaison des mots, pour peindre l’analyse
de la pensée, même en se conformant à la plus grande liaison, à la liaison la plus
immédiate
Mais vous demeurez persuadé que je suis dans l’erreur, & que cette erreur est l’effet
de l’habitude que notre langue nous a fait contracter. M. l’abbé Batteux, dont vous
adoptez le nouveau système, pense comme vous, que nous ne sommes point, nous
autres françois, placés, comme il faudroit l’être, pour juger si les constructions des
Latins sont plus naturelles que les nôtres (Cours de Belles Lettres, éd. 1753, t. IV. p. 298.) Croyez-vous donc sérieusement être mieux placé pour juger
des constructions latines, que ceux qui en pensent autrement que vous ? Si vous n’osez le
dire, pourquoi prononcez-vous ? Mais disons le hardiment, nous sommes placés comme il faut
pour juger de la nature des inversions, si nous ne nous livrons pas à
des préjugés, à des intérêts de systême, si l’amour de la nouveauté ne nous seduit point
au préjudice de la vérité, & si nous consultons sans prévention les notions
fondamentales de l’élocution.
J’avoue que, comme la langue latine n’est pas aujourd’hui une langue vivante, & que nous ne la connoissons que dans les livres, par l’etude & par de fréquentes lectures des bons auteurs, nous ne sommes pas toujours en état de sentir la différence délicate qu’il y a entre une expression & une autre. Nous pouvons nous tromper dans le choix & dans l’assortiment des mots ; bien des finesses sans doute nous échappent ; & n’ayant plus sur la vraie prononciation du latin que des conjectures peu certaines ; comment serions-nous assurés des lois de cette harmonie merveilleuse dont les ouvrages de Ciceron, de Quintilien & autres, nous donnent une si grande idée. comment en suivrions-nous les vûes dans la construction de notre latin factice ? comment les démêlerions-nous dans celui des meilleurs auteurs ?
Mais ces finesses d’élocution, ces délicatesses d’expression, ces agrémens harmoniques,
sont toutes choses indifférentes au but que se propose la Grammaire, qui n’en visage que
l’énonciation de la pensée. Peu importe à la clarté de cette énonciation, qu’il y ait des
dissonnances dans la phrase, qu’il s’y rencontre des bâillemens, que l’intérêt de la
passion y soit négligé, & que la nécessité de l’ordre analytique donne à l’ensemble un
air sec & dur. La Grammaire n’est chargée que de dessiner l’analyse de la pensée qu’on
veut énoncer ; elle doit, pour ainsi dire, lui faire prendre un corps, lui donner des
membres & les placer ; mais elle n’est point chargée de colorier son dessein ; c’est
l’affaire de l’élocution oratoire. Or le dessein de l’analyse de la pensée est l’ouvrage
du pur raisonnement ; & l’immutabilité de l’original prescrit à la copie des regles
invariables, qui sont par conséquent à la portée de tous les hommes sans distinction de
tems, de climats, ni de langues : la raison est de tous les tems, de tous les climats
& de toutes les langues. Aussi ce que pensent les Grammairiens modernes de toutes les
langues sur l’inversion, est exactement la même chose que ce qu’en ont
pensé les Latins mêmes, que l’habitude d’aucune langue analogue n’avoit séduits.
Dans le dialogue de partitione oratoria, où les deux Cicerons pere
& fils sont interlocuteurs, le fils prie son pere de lui expliquer comment il faut id totum genus situm in
commutatione verborum. Ce premier point est indifférent à notre sujet ; mais ce qui
suit y vient très-à-propos : in conjunctis autem verbis triplex adhiberi
potest commutatio, nec verborum, sed ordinis
tantummodò ; ut cùm semel directe dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo, & idem quasi sursum
versus retròque dicatur ; deinde idem intercise atque perincise. Eloquendi autem exercitatio maximè in hoc toto convertendi genere
versatur. (cap. vij.) Rien de plus clair que ce passage ; il y est question des
mots considérés dans l’ensemble de l’énonciation & par rapport à leur construction ;
& l’orateur romain caractérise trois arrangemens différens, selon lesquels on peut
varier cette construction,
Le premier arrangement est direct & naturel, directè sicut natura ipsa
tulerit.
Le second est le renversement exact du premier ; c’est l’inversion
proprement dite : dans l’un on va directement du commencement à la fin, de l’origine au
dernier terme, du haut en bas ; dans l’autre, on va de la fin au commencement, du dernier
terme à l’origine, du bas en haut, sursùm-versus, à reculons, retrò. On voit que Ciceron est plus difficile que M. l’abbé de Condillac,
& qu’il n’auroit pas jugé que l’on suivît également l’ordre direct de la nature dans
les deux phrases, Alexander vicit Darium, & Darium
vicit Alexander ; il n’y a, selon ce grand orateur, que l’une des deux qui soit
naturelle, l’autre en est l’inversion, invertitur ordo.
Le troisieme arrangement s’éloigne encore plus de l’ordre naturel ; il en rompt
l’enchaînement en violant la liaison la plus immédiate des parties, incisè ; les mots y sont rapprochés sans affinité & comme au hazard, permistè ; ce n’est plus ce qu’il faut nommer inversion,
c’est l’hyperbate & l’espece d’hyperbate à laquelle on donne le nom de synchise. Voyez Hyperbate & Synchise. Tel est l’arrangement de cette phrase, vicit Darium
Alexander, parce que l’idée d’Alexander y est séparée de celle de
vicit, à laquelle elle doit être liée immédiatement.
Ciceron nous a donné lui-même l’exemple de ces trois arrangemens, dans trois endroits
différens où il énonce la même pensée. Legi tuas litteras quibus ad me
scribis, &c. ce sont les premiers mots d’une lettre qu’il écrit à Lentulus (Ep. ad famil. lib. VII. ep vij.) Cette phrase est écrite directè, sicut natura ipsa tulit ; ou du moins cet arrangement est celui que
Ciceron prétendoit caractériser par ces mots, & cela me suffit. Mais dans la lettre iv. du liv. III. Ciceron met au commencement ce qu’il avoit mis à
la fin dans la précédente ; litteras tuas accepi ; c’est la seconde
sorte d’arrangement, sursùm-versùs, retròque. Voici la troisieme sorte,
qui est lorsque les mots corrélatifs sont séparés & coupés par d’autres mots, intereisè atque permistè : raras tuas quidem… sed suaves accipio litteras. Ep.
ad famil. lib II. ep. xiij.
J’avoue que cette application des principes de Ciceron, aux exemples que j’ai empruntés
de ses lettres, n’est pas de lui-même ; & que les défenseurs du nouveau systême
peuvent encore prétendre que je l’ai faite à mon gré, que je sacrifie à l’erreur où m’a
jetté l’habitude de ma langue, & qu’il y a cependant dans le françois même, comme le
remarque l’auteur de l’essai sur l’origine des connoissances humaines,
des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y Darius que vainquit
Alexandre.
On peut prétendre sans doute tout ce que l’on voudra, si l’on perd de vûe les raisons que
j’ai déja alléguées, pour faire connoître l’ordre vraiment naturel, qui est le fondement
de toutes les syntaxes. Cet oubli volontaire ne m’oblige point à y revenir encore ; mais
je m’arrêterai quelques momens sur la derniere observation de M. l’abbé de Condillac,
& sur l’exemple qu’il cite. Oui, notre syntaxe aime mieux que l’on dise Darius que vainquit Alexandre, que si l’on disoit Darius qu’Alexandre
vainquit ; & c’est pour se conformer mieux à l’indication de la nature, en
observant la liaison la plus immédiate : car que est le complément de
vainquit, & ce verbe a pour sujet Alexandre. En
disant Darius que vainquit Alexandre, si l’on s’écarte de l’ordre
naturel, c’est par une simple inversion ; & en disant Darius qu’Alexandre vainquit, il y auroit inversion &
synchise tout à-la fois. Notre langue qui fait son capital de la clarté de l’énonciation,
a donc dû préférer celui des deux arrangemens où il y a le moins de desordre ; mais celui
même qu’elle adopte est contre nature, & se trouve dans le cas de l’inversion, puisque le complément que précede le verbe qui
l’exige, c’est-à-dire, que l’effet précede la cause ; c’est pour cela qu’il est décliné,
contre l’ordinaire des autres mots de la langue.
Ce mot est conjonctif par sa nature, & tout mot qui sert à lier, doit être entre les
deux parties dont il indique la liaison : c’est une loi dont on ne s’écarte pas, &
dont on ne s’écarte que bien peu, même dans les langues transpositives. Quand le mot
conjonctif est en même tems sujet de la proposition incidente qu’il joint avec
l’antécédent, il prend la premiere place, & elle lui convient à toute sorte de
titres ; alors il garde sa terminaison primitive & directe qui. Si
ce mot est complément du verbe, la premiere place ne lui convient plus qu’à raison de sa
vertu conjonctive, & c’est à ce titre qu’il la garde ; mais comme complément, il est
déplacé, & pour éviter l’équivoque, on lui a donné une terminaison que, qui est indiquant. Cette seconde espece de service certifie en même tems le
déplacement, de la même maniere précisément que les cas des Grecs & des Latins. Ainsi
ce qu’on allegue ici pour montrer la nature dans la phrase françoise, ne sert qu’à y en
attester le renversement, & il ne faut pas croire, comme l’insinue M. Batteux (tom. jv. pag. 338.) que nous ayons introduit cet accusatif terminé, pour
revenir à l’ordre des Latins ; mais forcés comme les Latins & comme toutes les
nations, à placer ce mot conjonctif à la tête de la proposition incidente, lors même qu’il
est complément du verbe, nous aurions pû nous dispenser de lui donner un accusatif
terminé, sans compromettre la clarté de l’énonciation qui est l’objet principal de la
parole, & l’objet unique de la Grammaire.
Au reste, ce n’est rien moins que gratuitement que je suppose que Cicéron a pensé comme nous sur l’ordre naturel de l’élocution. Outre les raisons dont la philosophie étaye ce sentiment, & que Cicéron pouvoit appercevoir autant qu’aucun philosophe moderne, des Grammairiens de profession, dont le latin étoit la langue naturelle, s’expliquent comme nous sur cette matiere : leur doctrine, qu’aucun d’eux n’a donnée comme nouvelle, étoit sans doute la doctrine traditionelle de tous les littérateurs latins.
S. Isidore de Séville, qui vivoit au commencement du septieme siecle, rapporte ces vers
de Virgile. (Æn. II. 348.)
Juvenes, fortissima, frustrà, Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est Certa sequi ; (quae sit rebus fortuna videtis : Excessêre omnes adytis, arisque relictis, Dî quibus imperium hoc steterat) : succur ritis urb Incensae : moriamur, & in media arma ruamus.
L’arrangement des mots dans ces vers paroît obscur à Isidore ; confusa sunt
verba, ce sont ses termes. Que fait-il ? il range les mêmes mots selon l’ordre que
j’appelle analytique : ordo talis est, comme s’il disoit, il y a inversion dans ces vers, mais voici la construction : Juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excessêre dii,
quibus hoc imperium steterat : undè si vobis cupido certa est sequi me audentem extrema,
ruamus in media arma & moriamur. Isid. orig. lib. I.
cap. xxxvj. Que l’intégrité du texte ne soit pas conservée dans cette construction,
& que l’ordre analytique n’y soit pas suivi en toute rigueur : c’est dans ce savant
évêque un défaut d’attention ou d’exactitude, qui n’infirme en rien l’argument que je tire
de son procédé ; il suffit qu’il paroisse chercher cet ordre analytique. On verra au mot
Méthode, quelle doit être exactement la construction analytique de ce
texte.
Il avoit probablement un modele qu’il semble avoir copié en cet endroit ; je parle de
Servius, dont les commentaires sur Virgile sont si fort estimés, & qui vivoit dans le
sixieme siecle, sous l’empire de Constantin & de Constance. Voici comme il s’explique
sur le même endroit de Virgile : ordo talis est : juvenes, fortissima
pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excesserunt omnes dii. Undè si vobis
cupido certa est me sequi audentem extrema, moriamur & in media arma ruamus.
Servius ajoûte un peu plus bas, au sujet de ces derniers mots, nam ante est in arma ruere, & sic
mori ; & S. Isidore a fait usage de cette remarque dans sa construction, ruamus in media arma & moriamur. L’un & l’autre n’ont insisté que
sur ce qui marque dans le total de la phrase, parce que cela suffisoit aux vûes de l’un
& de l’autre, comme il suffit aux miennes.
Le même Servius fait la construction de quantité d’autres endroits de Virgile, & il
n’y manque pas, dès que la clarté l’exige. Par exemple, sur ce vers (Æn. I.
113.) Saxa, vocant Itali mediis quae in fluctibus aras ; voici
comme il s’explique : ordo est, quae saxa latentia in mediis fluctibus, Itali
aras vocant ; où l’on voit encore les traces de l’ordre analytique.
Donat, ce fameux Grammairien du sixieme siecle, qui fut l’un des maîtres de S. Jérôme,
observe aussi la même pratique à l’égard des vers de Térence, quand la construction est un
peu embarrassée, ordo est, dit-il ; & il dispose les mots selon
l’ordre analytique.
Priscien, qui vivoit au commencement du sixieme siecle, a fait sur la Grammaire un
ouvrage bien sec à la vérité, mais d’où l’on peut tirer des lumieres, & sur-tout des
preuves bien assurées de la façon de penser des Latins sur la construction de leur langue.
Deux livres de son ouvrage, le XVII & le XVIII, roulent uniquement sur cet objet,
& sont intitulés, de constructione, sive de ordinatione partium
orationis ; ce que nous avons vu jusqu’ici désigné par le mot ordo, il l’appelle encore structura, ordinatio, conjunctio
sequentium ; deux mots d’une énergie admirable, pour exprimer tout ce que comporte
l’ordre analytique, qui regle toutes les syntaxes ; 1°. la liaison immédiate des idées
& des mots, telle qu’elle a été observée plus haut, conjunctio ; 2°.
la succession de ces idées liées, sequentium.
Outre ces deux livres que l’on peut appeller dogmatiques, il a mis à la
suite un ouvrage particulier, qui est comme la pratique de ce qu’il a enseigné
auparavant ; c’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui les parties & la construction
de chaque premier vers des douze livres de l’Eneïde, conformément au titre Prisciani grammatici partitiones versuum xij Ænoeidos principalium. Il est par demandes & par réponses ; on lit d’abord le
premier vers du premier livre : Arma virumque cano, &c. ensuite
après quelques autres questions, le disciple demande à son maître, en quel cas est arma ; car il peut être regardé, dit-il, ou comme étant au nominatif
pluriel, ou comme étant à l’accusatif. Le maître répond qu’en ces occurrences, il faut
changer le mot qui a une terminaison équivoque, en un autre dont la désinence indique le
cas d’une maniere précise & déterminée ; qu’il n’y a d’ailleurs qu’à faire la
construction, & qu’elle lui fera connoître que arma est à
l’accusatif ; hoc certum est, dit Priscien, à structurâ, id
est, ordinatione & conjunctione sequentium ; il décide encore le cas de arma par comparaison avec celui de virum qui est
incontestablement à l’accusatif ; manifestabitur tibi casus, ut in hoc
loco cano virum dixit (Virgilius). Ainsi, selon Priscien, cano
virum est une construction naturelle, & l’image de l’ordre analytique, ordinatio, conjunctio sequentium ; Priscien jugeoit donc que Virgile avoit
parlé sursùm versùs, & que son disciple, pour l’entendre, devoit
arranger les mots de maniere à parler directè.
Ecoutons Quintilien ; il connoissoit la même doctrine.
« L’hyperbate, dit ce sage rhéteur, est une transposition de mots que la grace du discours demande souvent. C’est avec juste raison que nous mettons cette figure au rang des principaux agrémens du langage ; car il arrive très souvent que le discours est rude, dur, sans mesure, sans harmonie, & que les oreilles sont blessées par des sons desagréables, lorsque chaque mot est placé
selon la suite nécessaire de son ordre & de sa génération, (c’est-à-dire, de la construction & de la syntaxe). Il faut donc alors transporter les mots, placer les uns après, & mettre les autres devant, chacun dans le lieu le plus convenable ; de même qu’on en agit à l’égard des pierres les plus grossieres dans la construction d’un édifice ; car nous ne pouvons pas corriger les mots, ni leur donner plus de grace, ou plus d’aptitude à se lier entre eux ; il faut les prendre comme nous les trouvons, & les placer avec choix. Rien ne peut rendre le discours nombreux, que le changement d’ordre fait avec discernement ».
quoque, id est verbi transgressionem, quam frequenter ratio compositionis
& decor poscit, non immeritò inter virtutes habemus. Fit enim frequentissimè aspera,
& dura, & dissoluta, & hians oratio, si ad necessitatem ordinis sut verba redigantur, & ut quodque oritur, ita proximus …
alligetur. Differenda igitur quaedam, & proesumenda, atque, ut in structuris lapidum
impolitiorum, loco quo convenit quicque ponendum. Non enim recidere ea, nec polire
possumus, quae coagmentata se magis jungant ; sed utendum his, qualia sunt, eligendoeque
sedes. Nec aliud potest sermonem facere numerosum, quàm opportuna
ordinis mutatio. Inst. orat. lib. VIII. c. vj. de
tropis.
Quel autre sens peut-on donner au necessitatem ordinis sui, sinon
l’ordre de la succession des idées ? Que peut signifier ut quodque oritur,
ita proximis alligetur, si ce n’est la liaison immédiate qui se trouve entre deux
idées que l’analyse envisage comme consécutives, & entre les mots qui les expriment ?
Ordinis mutatio, c’est donc l’inversion, le
renversement de l’ordre successif des idées, ou l’interruption de la liaison immédiate
entre deux idées consécutives. Cette explication me paroît démontrée par le langage des
Grammairiens latins, postérieurs à Quintilien, dont j’ai rapporté ci-devant les
témoignages, & qui parloient de leur langue en connoissance de cause.
Mais voulez-vous que Quintilien lui-même en devienne le garant ? Vous voyez ici qu’il
n’est point suite
nécessaire de l’ordre & de la génération des idées & des mots, & que
pour rendre le discours nombreux, ce qu’un rhéteur doit principalement envisager, il exige
des changemens à cet ordre. Il insiste ailleurs sur le même objet ; & l’ordre dont il
veut que l’orateur s’écarte, y est désigné par des caracteres auxquels il n’est pas
possible de se méprendre ; les sujets y sont avant les verbes, les verbes avant les
adverbes, les noms avant les adjectifs ; rien de plus précis. Illa nimia
quorumdam fuit observatio, dit-il, ut vocabula verbis, verba rursus
adverbiis, nomina appositis & pronominibus rursús essent priora : nam fit contrà
quoque frequenter, non indecorè. Lib. IX. cap. ii. de compositione.
Quintilien avoit sans doute raison de se plaindre de la scrupuleuse & rampante
exactitude des écrivains de son temps, qui suivoient servilement l’ordre analytique de la
syntaxe latine ; dans une langue qui avoit admis des cas, pour être les symboles des
diverses relations à cet ordre successif des idées, c’étoit aller contre le génie de la
langue même, que de placer toujours les mots selon cette succession ; l’usage ne les avoit
soumis à ces inflexions, que pour donner à ceux qui les employoient, la liberté de les
arranger au gré d’une oreille intelligente, ou d’un goût exquis ; & c’étoit manquer de
l’un & de l’autre, que de suivre invariablement la marche monotone de la froide
analyse ; mais en condamnant ce défaut, notre rhéteur reconnoît très-clairement
l’existence & les effets de l’ordre analytique & fondamental ; & quand il
parle d’inversion, de changement d’ordre, c’est relativement à celui-là
même : Non enim ad pedes verba dimensa sunt : ideoque ex loco transferuntur
in locum, ut jungantur quo congruunt maximè ; sicut in structurâ saxorum rudium etiam
ipsa enormitas invenit cui applicari, & in quo possit insistere. Id. ibid. un
peu plus bas.
Que résulte-t-il de tout ce qui vient d’être dit ? Le voici sommairement. Si l’homme ne
parle que pour être entendu, c’est-à-dire, pour rendre présentes à l’esprit d’autrui les
mêmes idées qui sont présentes au sien ; le premier objet de toute langue, est
l’expression claire de la pensée : & de-là cette vérité également reconnue par les
Grammairiens & par les rhéteurs, que la clarté est la qualité la plus essentielle du
discours ; oratio verò, cujus summa virtus est prespicuitas, quàm sit
vitiosa, si egeat interprete ! dit Quintilien, lib. I. cap. jv. de
grammaticâ. La parole ne peut peindre la pensée immédiatement, parce que les
operations de l’esprit sont indivisibles & sans parties, & que toute peinture
suppose proportion, & parties par conséquent. C’est donc l’analyse abstraite de la
pensée, qui est l’objet immédiat de la parole ; & c’est la succession analytique des
idées partielles, qui est le prototype de la succession grammaticale des mots
représentatifs de ces idées. Cette conséquence se vérifie par la conformité de toutes les
syntaxes avec cet ordre analytique ; les langues analogues le suivent pié-à-pié ; on ne
s’en écarte que pour en atteindre le but encore plus sûrement ; les langues transpositives
n’ont pu se procurer la liberté de ne pas le suivre scrupuleusement qu’en donnant à leurs
mots des inflexions qui y fussent relatives ; de maniere qu’à parler exactement, elles ne
l’ont abandonné que dans la forme, & y sont restées assujetties dans le fait ; cette
influence nécessaire de l’ordre analytique a non-seulement reglé la syntaxe do toutes les
langues ; elle a encore déterminé le langage des Grammairiens de tous les tems : c’est
uniquement à cet ordre qu’ils ont rapporté leurs observations, lorsqu’ils ont envisagé la
parole simplement comme énonciative de la pensée, c’est-à-dire, lorsqu’ils n’ont eu en vûe
que le grammatical de l’élocution ; inversion. Cette vérité me semble réunir en sa faveur des preuves de raisonnement,
de fait & de témoignage, si palpables & si multipliées, que je ne croirois pas
pouvoir la rejetter sans m’exposer à devenir moi-même la preuve de ce que dit Ciceron :
Nescio quomodo nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab-aliquo
philosophorum. De divinat. lib. II. cap. lviij.
M. l’abbé Batteux, dans la seconde édition de son cours de belles
lettres, se fait du précis de la doctrine ordinaire une objection qui paroît née
des difficultés qu’on lui a faites sur la premiere édition ; & voici ce qu’il répond :
tom. IV. pag. 306.
« Qu’il y ait dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies par le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer ; qu’il y ait encore un arrangement des idées considérées méthaphysiquement. … ce n’est pas de quoi il s’agit dans la question présente. Nous ne cherchons pas l’ordre dans lequel les idées arrivent chez nous ; mais celui dans lequel elles en sortent, quand, attachées à des mots, elles se mettent en rang pour aller, à la suite l’une de l’autre, opérer la persuasion dans ceux qui nous écoutent ; en un mot, nous cherchons l’ordre oratoire, l’ordre qui peint, l’ordre qui touche ; & nous disons que cet ordre doit être dans les récits le même que celui de la chose dont on fait le recit, & que dans les cas où il s’agit de persuader, de faire consentir l’auditeur à ce que nous lui disons, l’intérêt doit regler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l’objet le plus important ».
Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur cette réponse de M. Batteux.
1°. S’il n’a pas envisagé l’ordre analytique ou grammatical, quand il a parlé d’inversion, il a fait en cela la plus grande faute qu’il soit possible de
commettre en fait de langage ; il a contredit l’usage, & commis un barbarisme. Les
grammairiens de tous les tems ont toujours regardé le mot inversion,
comme un terme qui leur étoit propre, qui étoit relatif à l’ordre méchanique des mots dans
l’élocution grammaticale : on a vu ci-dessus que c’est dans ce sens qu’en ont parlé
Cicéron, Quintilien, Donat, Servius, Priscien, S. Isidore de Séville. M. Batteux ne
pouvoit pas ignorer que c’est dans le même sens, que le P. du Cerceau se plaint du
désordre de la construction usuelle de la langue latine ; & qu’au contraire
M. de Fénelon, dans sa lettre à l’académie françoise (édit. 1740. pag. 313.
& suiv.), exhorte ses confreres à introduire dans la langue françoise, en
faveur de la poësie, un plus grand nombre d’inversions qu’il n’y en
a.
« Notre langue, dit-il, est trop severe sur ce point ; elle ne permet que des
inversionsdouces : au contraire les anciens facilitoient, par desinversionsfréquentes, les belles cadences, la variété & les expressions passionnées ; lesinversionsse tournoient en grandes figures, & tenoient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux ».
M. Batteux lui-même, en annonçant ce qu’il se propose de discuter sur cette matiere, en
parle de maniere à faire croire qu’il prend le mot d’inversion dans le
même sens que les autres,
« L’objet, dit-il, (
pag. 295.) de cet examen se réduit à reconnoître quelle est la différence de lastructuredes mots dans les deux langues, & quelles sont les causes de ce qu’on appelle gallicisme, latinisme,&c. »
Or je le demande : ce mot structure n’est-il pas rigoureusement relatif
au méchanisme des langues, & ne signifie-t-il pas la disposition artificielle des
mots, autorisée dans chaque langue, pour atteindre le but qu’on Voyez Idiotisme.
Je sens bien que l’auteur m’alléguera la déclaration qu’il fait ici expressément, &
qu’il avoit assez indiquée dès la premiere édition, qu’il n’envisage que l’ordre
oratoire ; qu’il ne donne le nom d’inversion qu’au renversement de cet
ordre, & que l’usage des mots est arbitraire, pourvû que l’on ait la précaution
d’établir, par de bonnes définitions, le sens que l’on prétend y attacher ; mais la
liberté d’introduire, dans le langage même des sciences & des arts, des mots
absolument nouveaux, & de donner à des mots déja connus un sens différent de celui qui
leur est ordinaire, n’est pas une licence effrénée qui puisse tout changer sans retenue,
& innover sans raison ; dabitur licentia sumpta pudenter. Hor. art poet. 51. il faut montrer l’abus de l’ancien usage, & l’utilité ou
même la nécessité du changement ; sans quoi, il faut respecter inviolablement l’usage du
langage didactique, comme celui du langage national, quem penes arbitrium
est, & jus, & norma loquendi. Ibid. 72. M. Batteux a-t-il pris ces
precautions ? a-t-il prévenu l’équivoque & l’incertitude par une bonne définition ? Au
contraire, quoiqu’il soit peut-être vrai au fond que l’inversion, telle
qu’il l’entend, ne puisse l’être que par rapport à l’ordre oratoire ; il semble avoir
affecté de faire croire qu’il ne prétendoit parler que de l’inversion
grammaticale ; il annonce dès le commencement qu’il trouve singuliere la conséquence d’un
raisonnement du P. du Cerceau sur les inversions, qui ne sont assurément
que les inversions grammaticales (pag. 298) ; & il
prétend qu’il pourroit bien arriver que l’inversion fût chez nous plutôt
que chez les Latins. N’est-ce pas à la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche &
Chompré, amis & prosélytes de M. Batteux, ont fait de sa doctrine nouvelle sur l’inversion, sous ses propres yeux, & pour ainsi dire sur son bureau le
fondement de leur système d’enseignement, & de leur méthode d’étudier les
langues ?
2°. S’il y a dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux
regles établies pour le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de
s’exprimer, (ce sont les termes de M. Batteux) ; il peut donc y avoir dans l’élocution un
arrangement des mots, qui soit le renversement de cet arrangement grammatical qui existe
dans l’esprit, qui soit inversion grammaticale ; & c’est précisément
l’espece d’inversion, reconnue comme telle jusqu’à présent par tous les
Grammairiens, & la seule à laquelle il faille en donner le nom : mais expliquons-nous.
Un arrangement grammatical dans l’esprit, veut dire sans doute un ordre dans la succession
des idées, lequel doit servir de guide à la grammaire ? cela posé, faut-il dire que cet
arrangement est relatif aux regles, ou que les regles sont relatives à cet arrangement ? La premiere expression me
sembleroit indiquer que l’arrangement grammatical ne seroit dans l’esprit, que comme le
résultat des regles arbitraires du méchanisme propre de chaque langue ; d’où il
s’ensuivroit que chaque langue devroit produire son arrangement grammatical particulier.
La seconde expression suppose que cet arrangement grammatical préexiste dans l’esprit,
& qu’il est le fondement des regles méchanique de chaque langue. En cela même je la
crois préférable à la premiere, parce que, comme le disent les Jurisconsultes, regula est quae rem quae est, breviter enarrat ; non ut ex regula jus sumatur,
sed ex jure, quod est, regula fiat. Paul. juriscons. lib. I. de reg.
jur. Quoiqu’il en soit, dès que M. Batteux reconnoît cet arrangement grammatical
dans l’esprit, il me semble que ce doit être celui dont j’ai ci-devant inversion relative à cet ordre
fondamental ? dans le latin ou dans le françois ? dans les langues transpositives ou dans
les analogues ? Je ne doute point que M. Batteux, M. Pluche, M. Chompré, &
M. de Condillac ne reconnoissent que le latin, le grec & les autres langues
transpositives admettent beaucoup plus d’inversions de cette espece, que
le françois, ni aucune des langues analogues qui se parlent aujourd’hui en Europe.
3°. Il ne m’appartient peut-être pas trop de dire ici mon avis sur ce qui concerne l’ordre de l’élocution oratoire ; mais je ne puis m’empêcher d’exposer du moins sommairement quelques réflexions qui me sont venues au sujet du systême de M. Batteux sur ce point.
« C’est, dit-il, (
pag. 301.) de l’ordre & de l’arrangement des choses & de leurs parties, que dépend l’ordre & l’arrangement des pensées ; & de l’ordre & de l’arrangement de la pensée, que dépend l’ordre & l’arrangement de l’expression. Et cet arrangement est naturel ou non dans les pensées & dans les expressions qui sont images, quand il est ou qu’il n’est pas conforme aux choses qui sont modeles. Et s’il y a plusieurs choses qui se suivent ou plusieurs parties d’une même chose, & qu’elles soient autrement arrangées dans la pensée, qu’elles ne le sont dans la nature, il y ainversionou renversement dans la pensée. Et si dans l’expression il y a encore un autre arrangement que dans la pensée, il y aura encore renversement ; d’où il suit que l’inversionne peut être que dans les pensées ou dans les expressions, & qu’elle ne peut y être qu’en renversant l’ordre naturel des choses qui sont représentées ».
J’avois cru jusqu’ici, & bien d’autres apparemment l’avoient cru comme moi & le
croient encore, que c’est la vérité seule qui dépend de cette conformité entre les pensées
& les choses, ou entre les expressions & les pensées ; mais on nous apprend ici
que la construction réguliere de l’élocution en dépend aussi, ou même qu’elle en dépend
seule, au point que quand cette conformité est violée, il y a simplement inversion, ou dans la tête de celui qui conçoit les choses autrement qu’elles ne
sont en elles-mêmes, ou dans le discours de celui qui les énonce autrement qu’il ne les
conçoit. Voilà sans doute la premiere fois que le terme d’inversion est
employé pour marquer le dérangement dans les pensées par rapport à la réalité des choses,
ou le défaut de conformité de la parole avec la pensée ; mais il faut convenir alors que
la grande source des inversions de la premiere espece est aux
petites-maisons, & que celles de la seconde espece sont traitées trop cavalierement
par les moralistes qui, sous le nom odieux de mensonges, les ont mises
dans la classe des choses abominables.
Mais suivons les conséquences : il est donc essentiel de bien connoître l’ordre &
l’arrangement des choses & de leurs parties, pour bien déterminer celui des pensées,
& ensuite celui des expressions : tout le monde croit que c’est là la suite de ce qui
vient d’être dit ; point du tout. Au moyen d’une inversion, qui n’est ni
grammaticale ni oratoire, mais logique, l’auteur trouve
« que dans les cas où il s’agit de persuader, de faire consentir l’auditeur à ce que nous lui disons, l’
intérêtdoit régler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l’objet le plus important ».
Il est difficile, ce me semble, d’accorder Lettre sur
les sourds & muets, pag. 93.
« ce qui sera
inversionpour l’un, ne le sera pas pour l’autre. Car, dans une suite d’idées, il n’arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même. Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phraseserpentem fuge, je vous demande quelle est la principale ; vous me direz vous que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, & vous aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent ; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un s’effraye & l’autre m’avertit ».
Votre principe n’est donc ni assez évident, ni assez sûr pour devenir fondamental dans
l’élocution même oratoire. Vous le sentez vous-même, puisque vous avouez (pag. 316) que son application
« a pour le métaphysicien même des variations embarrassantes, qui sont causées par la maniere dont les objets se mêlent, se cachent, s’effacent, s’enveloppent, se déguisent les uns les autres dans nos pensées ; de sorte qu’il reste toujours, au moins dans certains cas, quelques parties de la difficulté ».
Vous ajoutez que le nombre & l’harmonie dérangent souvent la construction prétendue
réguliere que doit opérer votre principe. Vous y voilà, permettez que je vous le dise ;
vous voilà au vrai principe de l’élocution oratoire dans la langue latine & dans la
langue grecque ; & vous tenez la principale cause qui a déterminé le génie de ces deux
langues à autoriser les variations des cas, afin de faciliter les inversions qui pourroient faire plus de plaisir à l’oreille par la variété &
par l’harmonie, que la marche monotone de la construction naturelle & analytique.
Nous avons lu vous & moi, les oeuvres de Rhétorique de Ciceron & de Quintilien,
ces deux grands maîtres d’éloquence, qui en connoissoient si profondément les principes
& les ressorts, & qui nous les tracent avec tant de sagacité, de justesse &
d’étendue. On n’y trouve pas un mot, vous le savez, sur votre prétendu principe de
l’élocution oratoire ; mais avec quelle abondance & quel scrupule insistent-ils l’un
& l’autre sur ce qui doit procurer cette suite harmonieuse de sons qui doit prévenir
le dégoût de l’oreille, ut & verborum numero, & vocum modo,
delectatione vincerent aurium satietatem. Cic. de Orat. lib. III.
cap. xjv. Ciceron partage en deux la matiere de l’éloquence : 1°. le choix des
choses & des mots, qui doit être fait avec prudence, & sans doute d’après les
principes qui sont propres à cet objet ; 2°. le choix des sons qu’il abandonne à
l’orgueilleuse sensibilité de l’oreille. Le premier point est, selon lui, du ressort de
l’intelligence & de la raison ; & les regles par conséquent qu’il faut y suivre,
sont invariables & sûres. Le second est du ressort du goût ; c’est la sensibilité pour
le plaisir qui doit en décider ; & ces décisions varieront en conséquence au gré des
caprices de l’organe & des conjonctures. Rerum verborumque judicium
prudentiae est, vocum (des sons) autem & numerorum aures sunt
judices : & quod illa ad intelligentiam referuntur, hoec ad voluptatem, in illis
raiio invenit, in his sensus, artem. Ciceron, Orat. cap. xxij. n. 164.
Voilà donc les deux seuls juges que reconnoissent en fait d’élocution le plus éloquent
des Romains, la raison & l’oreille ; le coeur est compté pour rien à cet égard. Et en
vérité il faut convenir que c’est avec raison ; l’éloquence du coeur n’est point
assujettie à la contrainte d’aucune regle artificielle ; le coeur ne connoît d’autres
regles que le sentiment, ni d’autre maître que le besoin, magister artis,
ingenîque largitor. Pers. prolog. 11.
Ce n’est pourtant pas que je veuille dire que l’intérêt des passions ne puisse influer
sur l’élocution même, & qu’il ne puisse en résulter des expressions pleines de
noblesse, de graces, ou d’énergie. Je prétends seulement que le principe de l’intérêt est
effectivement d’une application trop incertaine & trop changeante, pour être le
fondement de l’élocution oratoire ; & j’ajoûte que quand il faudroit l’admettre comme
tel, il ne s’ensuivroit pas pour cela que les places qu’il fixeroit aux mots fussent leurs
places naturelles ; les places naturelles des mots dans l’élocution, sont celles que leur
assigne la premiere institution de la parole pour énoncer la pensée. Ainsi l’ordre de
l’intérêt, loin d’être la regle de l’ordre naturel des mots, est une des causes de l’inversion proprement dite ; mais l’effet que l’inversion
produit alors sur l’ame, est en même tems l’un des titres qui la justifient. Eh quoi de
plus agréable que ces images fortes & énergiques, dont un mot placé à propos, à la
faveur de l’inversion, enrichit souvent l’élocution ? Prenons seulement
un exemple dans Horace, lib. I. Od. 28.
. . . . Nec quicquam tibi prodest. Aërias tentasse domos, animoque rotundum Percurrisse polum, morituro.
Quelle force d’expression dans le dernier mot morituro ! L’ordre
analytique avertit l’esprit de le rapprocher de tibi, avec lequel il est
en concordance par raison d’identité ; mais l’esprit repasse alors sur tout ce qui sépare
ici ces deux correlatifs : il voit comme dans un seul point, & les occupations
laborieuses de l’astronome, & le contraste de sa mort qui doit y mettre fin ; cela est
pittoresque. Mais si l’ame vient à rapprocher le tout du nec quicquam
prodest qui est à la tête, quelle vérité ! quelle force ! quelle énergie ! Si l’on
dérangeoit cette belle construction, pour suivre scrupuleusement la construction
analytique ; tentasse domos aërias, atque percurrisse animo polum rotundum,
necquicquam prodest tibi morituro ; on auroit encore la même pensée énoncée avec
autant ou plus de clarté ; mais l’effet est détruit ; entre les mains du poëte, elle est
pleine d’agrément & de vigueur : dans celle du grammairien, c’est un cadavre sans vie
& sans couleur ; celui-ci la fait comprendre, l’autre la fait sentir.
Cet avantage réel & incontestable des inversions, joint à celui de
rendre plus harmonieuses les langues qui ont adopté des inflexions propres à cette fin,
sont les principaux motifs qui semblent avoir déterminé MM. Pluche & Chompré à
défendre aux maîtres qui enseignent la langue latine, de jamais toucher à l’ordre général
de la phrase latine.
« Car toutes les langues, dit M. Pluche (
Méth. p. 115. édit. 1751.) & sur-tout les anciennes, ont une façon, une marche différente de celle de la nôtre. C’est une autre méthode de ranger les mots & de présenter les choses : dérangez-vous cet ordre, vous vous privez du plaisir d’entendre un vrai concert. Vous rompez un assortiment de sons très agréables : vous affoiblissez d’ailleurs l’énergie de l’expression & la force de l’image… Le moindre goût suffit pour faire sentir que le latin de cette seconde phrase a perdu toute sa saveur ; il estanéanti. Mais ce qui mérite le plus d’attention, c’est qu’en deshonorant ce récit par la marche de la langue françoise qu’on lui a fait prendre, on a entierement renversé l’ordre des choses qu’on y rapporte ; & pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pieces le tableau de la nature »,
M. Chompré est de même avis, & en parle d’une maniere aussi vive & aussi décidée
Moyens sûrs, &c. pag. 44. édit. 1757.
« Une phrase latine d’un auteur ancien est un petit monument d’antiquité. Si vous décomposez ce petit monument pour le faire entendre, au lieu de le construire vous le détruisez : ainsi ce que nous appellons
construction, est réellement unedestruction».
Comment faut-il donc s’y prendre pour introduire les jeunes gens à l’étude du latin ou du
grec ? Voici la méthode de M. Pluche & de M. Chompré. Voyez Méch.
pag. 154 & suiv.
« 1. C’est imiter la conduite de la nature de commencer le travail des écoles par lire en françois, ou par rapporter nettement en langue vulgaire ce qui sera le sujet de la traduction qu’on va faire d’un auteur ancien. Il faut que les commençans sachent dequoi il s’agit, avant qu’on leur fasse entendre le moindre mot grec ou latin. Ce début les charme. A quoi bon leur dire des mots qui ne sont pour eux que du bruit ? C’est ici le premier degré…
2. Le second exercice est de lire, & de rendre fidellement en notre langue le latin dont on a annoncé le contenu ; en un mot de traduire.
3. Le troisieme est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton & l’inflexion de la voix qu’on y donneroit dans la conversation.
Ces trois premieres démarches sont l’affaire du maître : celles qui suivent sont l’affaire des commençans ».
Dispensons-nous donc de les exposer ici : quand les maîtres sauront bien remplir leurs
fonctions, leur zele, leurs lumieres & leur adresse les mettront assez en état de
conduire leurs disciples dans les leurs. Mais essayons l’application de ces trois
premieres regles, sur ce discours adressé à Sp. Carvilius par sa mere. Cic. de Orat. II. 61. Quin prodis, mi Spuri, ut quotiescumque gradum facies, toties tibi
tuarum virtutum veniat in mentem.
1. Spurius Carvilius étoit devenu boiteux d’une blessure qu’il avoit reçue en combattant
pour la république, & il avoit honte de se montrer publiquement en cet état. Sa mere
lui dit : que ne vous montrez-vous, mon fils, afin que chaque pas que vous
ferez vous fasse souvenir de votre valeur ?
J’ai donc imité la conduite de la nature : j’ai rapporté en françois le discours qui va
être le sujet de la traduction, avec ce qui y avoit donné lieu. Il s’agit maintenant du
second exercice, qui consiste, dit-on, à lire & à rendre fidellement en françois le
latin dont j’ai annoncé le contenu, en un mot de traduire. Ce mot traduire imprimé en italique me fait soupçonner quelque mystere, &
j’avoue que je n’avois jamais bien compris la pensée de M. Pluche, avant que j’eusse vu la
pratique de M. Chompré dans l’avertissement de son introduction ; mais avec ce secours, je
crois que m’y voici.
2. Quin pourquoi ne pas, prodis tu parois, mi mon, Spuri Spurius, ut que, quotiescumque combien de fois, gradum un pas, facies tu feras, toties autant de fois, tibi à toi, tuarum tiennes, virtutum des
vertus, veniat vienne, in dans, mentem l’esprit.
Le troisieme exercice est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque
mot le ton & l’inflexion de la voix qu’on y donneroit dans la conversation. On seroit
tenté de croire que c’est effectivement
« faites lui redire les mots françois sur chaque mot latin sans nommer ceux-ci ».
Reprenons donc la suite de notre opération. Pourquoi ne pas tu parois, mon
Spurius, que combien de fois un pas tu feras, autant de fois à toi tiennes des vertus
vienne dans l’esprit.
Peut-on entendre quelque chose de plus extraordinaire que ce prétendu françois ? Il n’y a
ni suite raisonnée, ni usage connu, ni sens décidé. Mais il ne faut pas m’en effrayer :
c’est M. Chompré qui m’en assure (Avertiss. de l’introd.)
« vous verrez, dit-il, à l’air riant des enfans qu’ils ne sont pas dupes de ces mots ainsi placés à côté les uns les autres, selon ceux du latin ; ils sentent bien que ce n’est pas ainsi que notre langue s’arrange. Un de la troupe dira avec un peu d’aide » :
Pourquoi ne parois tu pas, mon Spurius, … Pardon ; j’ai voulu sur votre
parole suivre votre méthode, mais me voici arrêté parce que je n’ai pas pris le même
exemple que vous. Permettez que je vous parle en homme, & que je quitte le rôle que
j’avois pris pour un instant dans votre petite troupe. Vous voulez que je conserve ici le
littéral de la premiere traduction, & que je le dispose seulement selon l’ordre
analytique, ou si vous l’aimez mieux, que je le rapproche de l’arrangement de notre
langue ? A la bonne heure, je puis le faire, mais votre jeune éleve ne le fera jamais
qu’avec beaucoup d’aide. A quoi voulez-vous qu’il rapporte ce que ? où voulez-vous qu’il s’avise de placer des vertus
tiennes ? Tout cela ne tient à rien, & doit tenir à quelque chose. Je n’y vois
qu’un remede, que je puise dans votre livre même ; c’est de suppléer les ellipses dès la
premiere traduction littérale. Mais il en résulte un autre inconvénient. avant ut, vous suppléerez in hunc finem (à cette fin) ; après
tuarum virtutum, vous introduirez le nom memoria (le
souvenir) : que faites-vous en cela ? Respectez-vous assez le petit monument ancien que
vous avez entre les mains ? Ne le détruisez-vous pas en le surchargeant de pieces qu’on y
avoit jugées superflues ? Vous rompez un assortiment de sons très agréables ; vous
affoiblissez l’énergie de l’expression ; vous faites perdre à cette phrase toute sa
saveur ; vous l’anéantissez : par-là votre méthode me paroît aussi repréhensible que celle
que vous blâmez. Vous n’irez pas pour cela défendre d’y suppléer des ellipses ; vous
convenez qu’il faut de nécessité y recourir continuellement dans la langue latine, &
vous avez raison : mais trouvez bon que j’en discute avec vous la cause.
L’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, & le seul que
puisse envisager la Grammaire. Dans aucune langue, on ne parvient à ce but que par la
peinture fidelle de la succession analytique des idées partielles, que l’on distingue dans
la pensée par l’abstraction ; cette peinture est la tâche commune de toutes les langues :
elles ne different entr’elles que par le choix des couleurs & par l’entente. Ainsi
l’etude d’une langue se réduit à deux points qui sont, pour ne pas quitter le langage
figuré, la connoissance des couleurs qu’elle emploie, & la maniere dont elle les
distribue : en termes propres, ce sont le vocabulaire & la syntaxe. Il ne s’agit point
ici de ce qui concerne le vocabulaire ; c’est une affaire d’exercice & de mémoire.
Mais la syntaxe mérite une attention particuliere de la part de quiconque veut avancer
dans cette étude, ou y diriger les commençans. Il faut observer tout ce qui appartient à
l’ordre analytique, dont la connoissance seule peut rendre la langue intelligible :
Si la phrase qu’il faut traduire a toute la plénitude exigible ; & qu’elle soit
disposée selon l’ordre de la succession analytique des idées, il ne tient plus qu’au
vocabulaire qu’elle ne soit entendue ; elle a le plus grand degré possible de facilité :
elle en a moins si elle est elliptique, quoique construite selon l’ordre naturel ; &
c’est la même chose, s’il y a inversion à l’ordre naturel, quoiqu’elle
ait toute l’intégrité analytique ; la difficulté est apparemment bien plus grande, s’il y
a tout à la fois ellipse & inversion. Or c’est un principe
incontestable de la didactique, qu’il faut mettre dans la méthode d’enseigner le plus de
facilité qu’il est possible. C’est donc contredire ce principe que de faire traduire aux
jeunes gens le latin tel qu’il est sorti des mains des auteurs qui écrivoient pour des
hommes à qui cette langue étoit naturelle ; c’est le contredire que de n’en pas préparer
la traduction par tout ce qui peut y rendre bien sensible la succession analytique.
M. Chompré convient qu’il faut en établir l’intégrité, en suppléant les ellipses :
pourquoi ne faudroit-il pas de même en fixer l’ordre, par ce que l’on appelle communément
la construction ? Personne n’oseroit dire que ce ne fût un moyen de plus très-propre pour
faciliter l’intelligence du texte ; & l’on est réduit à prétexter, que c’est détruire
l’harmonie de la phrase latine ;
« que c’est empêcher l’oreille d’en sentir le caractere, dépouiller la belle latinité de ses vraies parures, la réduire à la pauvreté des langues modernes, & accoutumer l’esprit à se familiariser avec la rusticité ».
Méchan. des langues, pag. 128.
Eh ! que m’importe que l’on détruise un assortiment de sons qui n’a, ni ne peut avoir pour moi rien d’harmonieux, puisque je ne connois plus les principes de la vraie prononciation du latin ? Quand je les connoîtrois, ces principes, que m’importeroit qu’on laissât subsister l’harmonie, si elle m’empêchoit d’entendre le sens de la phrase ? Vous êtes chargé de m’enseigner la langue latine, & vous venez arrêter la rapidité des progrès que je pourrois y faire, par la manie que vous avez d’en conserver le nombre & l’harmonie. Laissez ce soin à mon maître de rhétorique ; c’est son vrai lot : le vôtre est de me mettre dans son plus grand jour la pensée qui est l’objet de la phrase latine, & d’écarter tout ce qui peut en empêcher ou en retarder l’intelligence. Dépouillez-vous de vos préjugés contre la marche des langues modernes, & adoucissez les qualifications odieuses dont vous flétrissez leurs procédés : il n’y a point de rusticité dans des procédés dictés par la nature, & suivis d’une façon ou d’une autre dans toutes les langues ; & il est injuste de les regarder comme pauvres, quand elles se prêtent à l’expression de toutes les pensées possibles ; la pauvreté consiste dans la seule privation du nécessaire, & quelquefois elle naît de la surabondance du superflu. Prenez garde que ce ne soit le cas de votre méthode, où le trop de vûes que vous embrassez pourroit bien nuire à celle que vous devez vous proposer uniquement.
Servius, Donat, Priscien, Isidore de Séville, connoissoient aussi-bien & mieux que
vous, les effets & le prix de cette harmonie dont vous m’embarrassez, puisque le latin
étoit leur langue naturelle. Vous avez vu cependant qu’ils n’y avoient aucun égard, dès
que l’inversion leur sembloit jetter de l’obscurité ordo est, disoient-ils ; & ils arrangeoient
alors les mots selon l’ordre de la construction analytique, sans se douter que jamais on
s’avisât de soupçonner de la rusticité dans un moyen si raisonnable.
Messieurs Pluche & Chompré me répondront qu’ils ne prétendent point que l’on renonce
à l’étude des principes grammaticaux fondés sur l’analyse de la pensée. Le sixieme
exercice consiste, selon M. Pluche, (Méch. page 155.) à
rappeller fidellement aux définitions, aux inflexions, & aux petites regles
élémentaires, les parties qui composent chaque phrase latine. Fort bien : mais cet
exercice ne vient qu’après que la traduction est entierement faite ; & vous
conviendrez apparemment que vos remarques grammaticales ne peuvent plus alors y être
d’aucun secours. Je sais bien que vous me repliquerez que ces observations prépareront
toûjours les esprits pour entreprendre avec plus d’aisance une autre traduction dans un
autre tems. Cela est vrai, mais si vous en aviez fait un exercice préliminaire à la
traduction de la phrase même qui y donne lieu, vous en auriez tiré un profit & plus
prompt, & plus grand ; plus prompt, parce que vous auriez recueilli lur le champ dans
la traduction, le fruit des observations que vous auriez semées dans l’exercice
préliminaire ; plus grand, parce que l’application étant faite plutôt & plus
immédiatement, l’exemple est mieux adapté à la regle qui en devient plus claire, & la
regle répand plus de lumiere sur l’exemple dont le sens en est mieux développé. J’ajoûte
que vous augmenteriez de beaucoup le profit de cet exercice pour parvenir à votre
traduction, si la théorie de vos remarques grammaticales étoit suivie d’une application
pratique dans une construction faite en conséquence.
« Parlez ensuite des raisons grammaticales, dit M. Chompré (
Avert. pag. 7.), des cas, des tems,&c. selon les douze maximes fondamentales, & selon les ellipses que vous aurez employées : mais parlez de tout cela avec sobriété, pour ne pas ennuyer ni rebuter les petits auditeurs, peu capables d’une longue attention. La Logique grammaticale, quelle qu’elle soit, est toûjours difficile, au-moins pour des commençans ».
Ce que je viens de dire à M. Pluche, je le dis à M. Chompré ; mais j’ajoûte que quelque
difficile qu’on puisse imaginer la Logique grammaticale, c’est pourtant le seul moyen sûr
que l’on puisse employer pour introduire les commençans à l’étude des langues anciennes.
Il faut assûrément faire quelque fonds sur leur mémoire, & lui donner sa tâche ; tout
le vocabulaire est de son ressort : mais les mener dans les routes obscures d’une langue
qui leur est inconnue, sans leur donner le secours du flambeau de la Logique, ou en
portant ce flambeau derriere eux, au lieu de les en faire précéder, c’est d’abord retarder
volontairement & rendre incertains les progrès qu’ils peuvent y faire ; & c’est
d’ailleurs faire prendre à leur esprit la malheureuse habitude d’aller sans raisonner ;
c’est, pour me servir d’un tour de M. Pluche, accoutumer
leur esprit à se familiariser avec la stupidité. La Logique grammaticale, j’en
conviens, a des difficultés, & même très grandes, puisqu’il y a si peu de maîtres qui
paroissent l’entendre : mais d’où viennent ces difficultés, si ce n’est du peu
d’application qu’on y a donné jusqu’ici, & du préjugé où l’on est, que l’étude en est
seche, pénible, & peu fructueuse ? Que de bons esprits ayent le courage de se mettre
au-dessus de ces préjugés, & d’approfondir les principes de cette science ; & l’on
en verra disparoître la sécheresse, la peine, & l’inutilité. Encore quelques Sanctius,
quelques Arnauds, & quelques du Marsais ; car les progrès de l’esprit humain ont
essentiellement de la lenteur ; & j’ose répondre
Encore un mot sur cette harmonie enchanteresse, à laquelle on sacrifie la construction
analytique, quoiqu’elle soit fondée sur des principes de Logique, qui ont d’autant plus de
droit de me paroître sûrs, qu’ils réunissent en leur faveur l’unanimité des Grammairiens
de tous les tems. M. Pluche & M. Chompré sentent-ils bien les différences harmoniques
de ces trois constructions également latines, puisqu’elles sont également de Cicéron : legi tuas litteras, litteras tuas accepi, tuas accipio litteras ? S’ils
démêlent ces différences & leurs causes, ils feront bien de communiquer au public
leurs lumieres sur un objet si intéressant ; elles en seront d’autant mieux accueillies,
qu’ils sont les seuls apparemment qui puissent lui faire ce présent ; & ils doivent
s’y prêter d’autant plus volontiers, que cette théorie est le fondement de leur système
d’enseignement, qui ne peut avoir de solidité que celle qu’il tire de son premier
principe : encore faudra-t-il qu’ils y ajoutent la preuve que les droits de cette harmonie
sont inviolables, & ne doivent pas même céder à ceux de la raison & de
l’intelligence. Mais convenons plutôt que par rapport à la raison toutes les constructions
sont bonnes, si elles sont claires ; que la clarté de l’énonciation est le seul objet de
la Grammaire, & la seule vûe qu’il faille se proposer dans l’étude des élémens d’une
langue ; que l’harmonie, l’élégance, la parure, sont des objets d’un second ordre, qui
n’ont & ne doivent avoir lieu qu’après la clarté, & jamais à ses dépens ; &
que l’étude de ces agrémens ne doit venir qu’après celle des élémens fondamentaux, à-moins
qu’on ne veuille rendre inutiles ses efforts, en les étouffant par le concours.
Au surplus, qui empêche un maître habile, après qu’il a conduit ses éleves à l’intelligence du sens, par l’analyse & la construction grammaticale, de leur faire remarquer les beautés accessoires qui peuvent se trouver dans la construction usuelle ? Quand ils entendent le sens du texte, & qu’ils sont prévenus sur les effets pittoresques de la disposition où les mots s’y trouvent, qu’on le leur fasse relire sans dérangement ; leur oreille en sera frappée bien plus agréablement & plus utilement, parce que l’ame prêtera à l’organe sa sensibilité, & l’esprit, sa lumiere. Le petit inconvénient résulté de la construction, s’il y en a un, sera amplement compensé par ce dernier exercice ; & tous les intérêts seront conciliés.
J’espere que ceux dont j’ai osé ici contredire les assertions, me pardonneront une
liberté dont ils m’ont donné l’exemple. Ce n’est point une leçon que j’ai prétendu leur
donner ; quod si facerem, te erudiens, jure reprehenderer. Cic. III. de fin. Je n’ignore pas quelle est l’étendue de leurs lumieres ; mais je
sais aussi quelle est l’ardeur de leur zele pour l’utilité publique. Voilà ce qui m’a
encouragé à exposer en détail les titres justificatifs d’une méthode qu’ils condamnent,
& d’un principe qu’ils desapprouvent : mais je ne prétens point prononcer
définitivement ; je n’ai voulu que mettre les pieces sur le bureau : le public prononcera.
Nos qui sequimur probabilia, nec ultrà id quod verisimile occurrerit
progredi possumus, & refellere sine pertinaciâ, & refelli sine iracundiâ parati
sumus. Cic. Tusc. II. ij. 5. (B. E. R. M.)
IRONIE, sub. fém. (Gram.)
« c’est, dit M. du Marsais,
Tropes II. xiv. une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit. . . .M. Boileau, qui n’a pas rendu à Quinault toute la justice que le public lui a rendue depuis, en parle ainsi par
ironie».
Sat. 9.
Toutefois, s’il le faut, je veux bien m’en dédire ; Et pour calmer enfin tous ces flots d’ennemis, Réparer en mes vers les maux qu’ils ont commis : Puisque vous le voulez, je vais changer de style. Je le déclare donc, Quinault est un Virgile.
Lorsque les prêtres de Baal invoquoient vainement cette fausse divinité, pour en obtenir
un miracle que le prophete Elie savoit bien qu’ils n’obtiendroient pas ; ce saint homme
les poussa par une ironie excellente ; III. Reg. xviij.
27. il leur dit : Clamate voce majore ; Deus enim est, & forsitan
loquitur, aut in diversorio est, aut in itinere, ailt certè dormit, ut
excitetur.
L’épître du P. du Cerceau à M. J. D. F. A. G. A. P. (Joli de Fleuri, avocat général au
parlement) est une ironie perpétuelle, pleine de principes excellens
cachés sous des contre-vérités ; mais l’auteur, en s’y plaignant de la décadence du bon
goût, y devient quelquefois la preuve de la vérité & de la justice de ses
plaintes.
« Les idées accessoires, dit M. du Marsais,
ibid.sont d’un grand usage dans l’ironie: le ton de la voix, & plus encore la connoissance du mérite ou du démérite personnel de quelqu’un, & de la façon de penser de celui qui parle, servent plus à faire connoître l’ironie, que les paroles dont on se sert. Un homme s’écrie,ô le bel esprit !Parle-t-il de Cicéron, d’Horace ; il n’y a point-là d’ironie; les mots sont pris dans le sens propre. Parle-t-il de Zoïle ; c’est uneironie: ainsi l’ironiefait une satyre, avec les mêmes paroles dont le discours ordinaire fait un éloge ».
Quintilien distingue deux especes d’ironie, l’une trope, & l’autre
figure de pensée. C’est un trope, selon lui, quand l’opposition de ce que l’on dit à ce
que l’on prétend dire, ne consiste que dans un mot ou deux ; comme dans cet exemple de
Cicéron, 1. Catil. cité par Quintilien même : à quo
repudiatus, ad sodalem tauri, virum optimum M. Marcellum demigrasti, où il n’y a en
effet d’ironie que dans les deux mots virum optimum.
C’est une figure de pensée, lorsque d’un bout à l’autre le discours énonce précisément le
contraire de ce que l’on pense : telle est, par exemple, l’ironie du P.
du Cerceau, sur la décadence du goût. La différence que Quintilien met entre ces deux
especes est la même que celle de l’allégorie & de la métaphore ; ut
quemadmodum
facit continua
sic hoc schema faciat troporum
ille contextus. Inst. orat. IX. iij.
N’y a-t-il pas ici quelque inconséquence ? Si les deux ironies sont
entre elles comme la métaphore & l’allégorie, Quintilien a dû regarder également les
deux premieres especes comme des tropes, puisqu’il a traité de même les deux dernieres.
M. du Marsais plus conséquent, n’a regardé l’ironie que comme un trope,
par la raison que les mots dont on se sert dans cette figure, ne sont pas pris, dit-il,
dans le sens propre & littéral : mais ce grammairien ne s’est-il pas mépris
lui-même ?
« Les tropes, dit-il,
Part. I. art. iv. sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot ».
Or il me semble que dans l’ironie il est essentiel que chaque mot soit
pris dans sa signification propre ; autrement l’ironie ne seroit plus
une ironie, une mocquerie, une plaisanterie, illusio,
comme le dit Quintilien, en traduisant littéralement le nom grec Quinault est un
Virgile ; il faut 1°. qu’il ait pris d’abord le nom individuel de Virgile, dans un sens appellatif, pour signifier par autonomase excellent poëte : 2°. qu’il ait conservé à ce mot ce sens appellatif, que l’on
peut regarder en quelque ironie ; sans quoi l’auteur auroit eû tort de dire,
Puisque vous le voulez, je vais changer de style ;
Il avoit assez dit autrefois que Quinault étoit un mauvais poëte, pour
faire entendre que cette fois-ci changeant de style, il alloit le qualifier de poëte excellent. Ainsi le nom de Virgile est pris ici
dans la signification que l’autonomase lui a assignée ; & l’ironie
n’y fait aucun changement. C’est la proposition entiere ; c’est la pensée qui ne doit pas
être prise pour ce qu’elle paroît être ; en un mot, c’est dans la pensée qu’est la figure.
Il y a apparence que le P. Jouvency l’entendoit ainsi, puisque c’est parmi les figures de
pensées qu’il place l’ironie : & Quintilien n’auroit pas regardé
comme un trope le virum optimum que Cicéron applique à Marcellus, s’il
avoit fait réflexion que ce mot suppose un jugement accessoire, & peut en effet se
rendre par une proposition incidente, qui est vir optimus. (B. E. R. M.)
IRRÉGULIER, adj. (Gram.) les mots déclinables dont les variations
sont entierement semblables aux variations correspondantes d’un paradigme commun, sont
réguliers ; ceux dont les variations n’imitent pas exactement celles du paradigme
commun, sont irréguliers : en sorte que la suite des variations du
paradigme doit être considérée comme une regle exemplaire, dont l’exacte imitation
constitue la régularité, & dont l’altération est ce qu’on nomme irrégularité. Le mot irrégulier est générique, &
applicable indistinctement à toutes les especes de mots qui ne suivent pas la marche du
paradigme qui leur est propre : il renferme sous soi deux mots spécifiques, qui sont anomal & hétéroclite. Voyez ces mots. On appelle
anomal un verbe irrégulier ; & le nom d’hétéroclite est propre aux mots irréguliers, dont les
variations se nomment cas ; savoir les noms & les adjectifs.
Ce n’est pas, dit-on, une méthode éclairée & raisonnée qui a formé les langues ;
c’est un usage conduit par le sentiment. Cela est vrai sans doute, mais jusqu’à un
certain point. Il y a un sentiment aveugle & stupide qui agit sans cause & sans
dessein ; il y a un sentiment éclairé, sinon par ses propres lumieres, du-moins par la
lumiere universello que l’on ne sauroit méconnoître dans mille circonstances, où elle se
manifeste par l’unanimité des opinions, ou par l’uniformité des procédés les plus libres
en apparence. Que la premiere espece de sentiment ait suggéré la partie radicale des
mots qui font le corps d’une langue, cela peut être ; & l’on pourroit l’affirmer
sans me surprendre. Mais c’est assurément un sentiment de la seconde espece, qui a amené
dans cette même langue le système plein d’énergie des inflexions & des terminaisons.
Voyez
Inflexion. Et moins on peut dire que ce système est l’ouvrage de la
Philosophie humaine, plus il y a lieu d’assurer qu’il est inspiré par la raison
souveraine, dont la nôtre n’est qu’une foible émanation & une image imparfaite.
Que suit-il de-là ? Deux conséquences importantes : la premiere, c’est qu’il y a dans
les langues beaucoup moins d’irrégularités réelles qu’on n’a coûtume
de le croire. La seconde, c’est que les irrégularités véritables qu’on
ne peut refuser d’y reconnoître, sont fondées sur des raisons particulieres, plus
urgentes sans doute que la raison générale du système abandonné ; & par conséquent,
ces prétendus écarts n’en sont au fond que plus réguliers ; parce que la grande
régularité consiste à être raisonnable. Outre la liaison nécessaire de ces deux
consequences avec le principe d’où je les ai déduites, chacune d’elles se trouve encore
confirmée par des preuves de fait.
1°. Il est certain que le commun des Grammairiens imagine beaucoup plus d’irrégularités qu’il n’y en a dans les langues. Voyez la
Minerve de Sanctius, lib. I. cap. ix. vous y trouverez une
foule de noms latins qui passent pour être d’un genre au singulier, & d’un autre au
pluriel, & qui n’ont cette apparence d’irrégularité, que pour
avoir été usités dans les deux genres : d’autres qui semblent être de deux déclinaisons,
ne sont dans ce cas, que parce qu’ils ont été des deux, sous deux terminaisons
differentes qui les y assujettissoient. Le système des tems, sur-tout dans notre langue,
n’a paru à bien des gens, qu’un amas informe de variations discordantes, décidées sans
raison & arrangées sans goût, par la volonté capricieuse d’un usage également
aveugle & tyrannique.
« En lisant nos Grammairiens, dit l’auteur des
jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, tom. IX. pag. 73. & suiv. il est fâcheux de sentir, malgré soi, diminuer son estime pour la langue françoise, où l’on ne voit presque aucune analogie ; où tout est bisarre pour l’expression comme pour la prononciation, & sans cause ; où l’on n’apperçoit ni principes, ni regles, ni uniformité ; où enfin, tout paroît avoir été dicté par un capricieux génie ».
Que ceux qui pensent ainsi se donnent la peine de lire l’article Tems, & de voir jusqu’à quel point est portée l’harmonie analogique
de nos tems françois, & même de ceux de bien d’autres langues. C’est peut-être l’un
des faits les plus concluans contre la témérité de ceux qui taxent hardiment les usages
des langues de bisarrerie, de caprice, de confusion, d’inconséquence, & de
contradiction. Il est plus sage de se défier de ses propres lumieres, & même de la
somme, si je puis le dire, des lumieres de tous les Grammairiens, que de juger irrégulier dans les langues tout ce dont on ne voit pas la régularité.
Il y a peut-être une méthode d’étudier la Grammaire, qui feroit retrouver par-tout ou
presque par-tout, les traces de l’analogie.
2°. Pour ce qui concerne les causes des irrégularités qu’il n’est pas
possible de rejetter absolument, il est certain que l’on peut en remarquer plusieurs qui
seront fondées sur quelque motif particulier plus puissant que la raison analogique. Ici
l’usage aura voulu éviter un concours trop dur de voyelles ou de consonnes, ou quelque
idée, soit fâcheuse, soit malhonnête, que la rencontre de quelques syllabes ou de
quelques lettres, auroient pû réveiller ; là on aura craint l’équivoque, celui de tous
les vices qui est le plus directement opposé au but de la pa role, qui est la clarté de
l’énonciation. Prenons pour exemple le verbe latin fero ; si on le
conjugue régulierement au présent, on aura feris, ferit, feritis, qui
paroîtront autant venir de ferio que de fero :
comptez que les autres irrégularités du même verbe, irrégularité une fois admise, les lois de la formation
analogique rendent regulieres les irrégularités subséquentes qui y
tiennent.
Il en est sans doute des irrégularités de la formation, comme de
celles des tours & de la construction ; ou elles n’en ont que l’apparence, ou elles
menent mieux au but de la parole que la régularité même. Nous disons, par exemple, si je le vois, je lui dirai ; les Italiens disent, se lo
vedrà, glie lo dirò, de même que les Latins, quem si videbo, id illi
dicam. Selon les idees ordinaires, la langue italienne & la langue latine,
sont en regles ; au lieu que la langue françoise autorise une irrégularité, en admettant un présent au lieu d’un futur. Mais si l’on consulte
la saine Philosophie, il n’y a dans notre tour ni figure, ni abus ; il est naturel &
vrai. Ce que l’on appelle ici un futur, est un présent postérieur, c’est-à-dire, un tems
qui marque la simultanéité d’existence avec une époque postérieure au moment même de la
parole, & ce tems dont se servent les Italiens & les Latins, convient très bien
au point de vûe particulier que l’on veut rendre. Ce que l’on nomme un présent, l’est en effet ; mais c’est un présent indéfini, qui independant par
nature de toute époque, peut s’adapter à toutes les époques, & conséquemment a une
époque postérieure, sans que cet usage puisse être taxe d’irrégularité.
Voyez Tems. Il ne s’agit donc ici que de bien connoître la vraie nature des
tems pour trouver tous ces tours également réguliers.
En voici un autre : si vous y allez & que je le sache ; la
conjonction copulative & doit réunir des phrases semblables :
cependant le verbe de la premiere est à l’indicatif, amené par si ;
celui de la seconde est au subjonctif, amené par que : n’est-ce pas
une irrégularité ? Il y a, j’en conviens, quelque chose d’irrégulier ; mais ce n’est pas, comme il paroît au premier coup d’oeil, la
disparité des phrases réunies : c’est la suppression d’une partie de la seconde ;
suppléez l’ellipse, & tout sera en regle : si vous y allez, & s’il
arrive que je le sache. Ce tour plus conforme à la plénitude de la construction
analytique, est régulier à cet egard ; mais il a une autre irrégularité plus fâcheuse ; il présente, au moyen du si
répété, les deux évenemens réunis, comme simplement co-existens ; au lieu que le premier
tour montre le second évenement comme suite du premier : voilà donc plus de vérité dans
la premiere locution que dans la seconde, & conséquemment plus de véritable
régularité. Ajoutez que l’expression elliptique en devient plus énergique, &
l’expression pleine plus lâche, plus languissante, sans être plus claire. Que de titres
pour croire réellement plus réguliere celle qui d’abord le paroît le moins ! (B. E. R. M.)
K, Subst. m. (Gramm.) si l’on confond à l’ordinaire l’i voyelle & l’i consonne, K est la dixieme
lettre de notre alphabeth ; mais si l’on distingue, comme je l’ai fait, la voyelle I &
la consonne J, il faut dire que K est la onzieme lettre, & la huitieme consonne de
notre alphabeth, & c’est d’après cette hypothese très-raisonnable que desormais je
cotterai les autres lettres.
Cette lettre est dans son origine le Kappa des Grecs, & c’etoit
chez eux la seule consonne représentative de l’articulation sorte, dont la foible étoit
gant.
Les Latins représentoient la même articulation sorte par la lettre C ; cependant un je ne
sais quel Salvius, si l’on en croit Saluste, introduisit le K dans l’ortographe latine, où
il étoit inconnu anciennement, & où il fut vû dans la suite de mauvais oeil. Voici
comme en parle Priscien (l. I.) K & Q, quamvis figurâ & nomine videantur aliquam habere differentiam cum C, tamen
eandem tam in sono quam in metro continent potestatem ; & K quidem
penitùs supervacua est. Scanrus nous apprend un des usages que les anciens
faisoient de cette lettre : c’étoit de l’employer sans voyelle, lorsque la voyelle
suivante devoit etre un A, en sorte qu’ils écrivoient krus pour carus. J. Scaliger qui argumente contre le fait par des raisons (de caus. L. L. I. 10.) allegue entre autres contre le témoignage de
Scaurus, que si on en avoit usé ainsi à l’égard du K, il auroit fallu de même employer le
C sans voyelle, quand il auroit dû étre suivi d’un E, puisque le nom de cette consonne
renferme la voyelle E ; mais en vérité c’étoit parler pour faire le censeur. Scaurus loin
d’ignorer cette consequence, l’avoit également mise en fait : quoties id
verbum scribendum erat, in quo retinere hae litterae nomen suum possent, singulae pro
syllaba scribebantur, tanquam satis cam ipso nomine explerent ; & il y joint
des exemples, dcimus pour dicimus, cra pour cera, bne pour bene ; Quintilien lui-même assûre que
quelques-uns autrefois avoient été dans cet usage, quoiqu’il le trouve erroné.
Cette lettre inutile en latin, ne sert pas davantage en François.
« La lettre
k, dit l’abbé Regnier, (p. 339» n’est pas proprement un caractere de de l’alphabeth françois, n’y ayant aucun mot françois où elle soit employée que celui dekyrielle, qui sert dans le style familier à signifier une longue & fâcheuse suite de choses, & qui a été formé abusivement de ceux dekyrie eleison».
écrit plutôt Quimper que Kimper ; & si quelques
bretons conservent le k dans l’ortographe de leurs noms propres, c’est
qu’ils sont dérivés du langage breton plutôt que du françois ; sur quoi il faut remarquer
en passant, que quand ils ont la syllabe ker, ils écrivent seulement un
k barré en cette maniere K. Anciennement on usoit plus communément du
k en françois.
« J’ai lu quelques vieux romans françois, esquels les auteurs plus hardiment, au lieu de
q, à la suite duquel nous employons »
l’u sans le proférer, usoient de k, disant ka, ke, ki, ko, ku. Pasquier, Recherc. liv. VIII. chap ; l.
xiij.
K chez quelques auteurs est une lettre numérale qui signifie deux cent
cinquante, suivant ce vers :
K quoque ducentos & quinquaginta tenebit.
La même lettre avec une barre horisontale au-dessus, mille fois plus grande ; K vaut 250000.
La monnoie qui se fabrique à Bourdeaux se marque d’un K.
L, s. f. c’est la douzieme lettre, & la neuvieme consonne de notre alphabet. Nous la
nommons èle ; les Grecs l’appelloient lambda, &
les Hébreux lamed : nous nous sommes tous mépris. Une consonne
représente une articulation ; & toute articulation étant une modification du son,
suppose nécessairement un son, parce qu’elle ne peut pas plus exister sans le son, qu’une
couleur sans un corps coloré. Une consonne ne peut donc être nommée par elle-même, il faut
lui prêter un son ; mais ce doit être le moins sensible & le plus propre à
l’épellation : ainsi l doit se nommer le.
Le caractere majuscule L nous vient des Latins qui l’avoient reçu des
Grecs ; ceux-ci le tenoient des Phéniciens ou des Hébreux, dont l’ancien lamed est semblable à notre l, si ce n’est que l’angle y est
plus aigu, comme on peut le voir dans la dissertation du P. Souciet, & sur les
médailles hébraïques.
L’articulation représentée par l, est linguale, parce
qu’elle est produite par un mouvement particulier de la langue, dont la pointe frappe
alors contre le palais, vers la racine des dents supérieures. On donne aussi à cette
articulation le nom de liquide, sans doute parce que comme deux liqueurs
s’incorporent pour n’en plus faire qu’une seule resultée de leur mélange, ainsi cette
articulation s’allie si bien avec d’autres, qu’elles ne paroissent plus faire ensemble
qu’une seule modificatiou instantanée du même son, comme dans blâme, clé,
pli, glose, flûte, plaine, bleu, clou, gloire, &c.
L triplicem, ut Plinio videtur, sonum habet ; exilem, quando geminatur
secundo loco posita, ut ille, Metellus ; plenum, quando finit nomina
vel syllabas, & quando habet ante se in eâdem syllabâ aliquam consonantem, ut
sol, sylva, flavus, clarus ; medium in aliis, ut lectus, lecta, lectum
(Prisc. lib. I. de accidentibus litterarum. Si cette remarque est fondée
sur un usage réel, elle est perdue aujourd’hui pour nos organes, & il ne nous est pas
possible d’imaginer les différences qui faisoient prononcer la lettre l,
ou foible, ou pleine, ou moyenne. Mais il pourroit bien en être de cette obiervation de
Pline, répétée assez modestement par Priscien, comme de tant d’autres que font
quelques-uns de nos grammairiens sur certaines lettres de notre alphabet, & qui, pour
passer par plusieurs bouches, n’en acquierent pas plus de vérité ; & telle est par
exemple l’opinion de ceux qui prétendent trouver dans notre langue un i
consonne différent de j, & qui lui donnent le nom de mouillé foible.
Voyez I.
On distingue aussi un l mouillée dans quelques langues modernes de
l’Europe ; par exemple, dans le mot françois conseil, dans le mot
italien meglio (meilleur), & dans le mot espagnol llamar (appeller). L’ortographe des Italiens & des Espagnols à l’égard de
cette articulation ainsi considérée, est une & invariable ; gli chez
les uns, ll chez les autres, en est toujours le caractere distinctif :
chez nous, c’est autre chose.
1°. Nous représentons l’articulation mouillée dont il s’agit, par la seule lettre l, quand elle est finale & précédée d’un i, soit
prononcé, soit muet ; comme dans babil, cil, mil (sorte de graine), gentil (payen), péril, bail, vermeil, écueil, fenouil,
&c. Il faut seulement excepter fil, Nil, mil (adjectif numérique qui
n’entre que dans les expressions numériques composées, comme mil-sept-cent-soixante, & les adjectifs en il, comme vil, civil, subtil, &c. où la lettre l garde sa
prononciation naturelle : il faut aussi excepter les cinq mots fusil,
sourcil, outil, gril, gentil
fils, où la lettre l
est entierement muette.
2°. Nous représentons l’articulation mouillée par ll, dans le mot Sulli ; & dans ceux où il y a avant ll un i prononcé, comme dans fille, anguille, pillage, cotillon,
pointilleux, &c. Il faut excepter Gilles, mille, ville, &
tous les mots commençant par ill, comme illégitime,
illuminé, illusion, illustre, &c.
3°. Nous représentons la même articulation par ill, de maniere que
l’i est réputé muet, lorsque la voyelle prononcée avant
l’articulation, est autre que i ou u ; comme dans paillasse, oreille, oille, feuille, rouille, &c.
4°. Enfin nous employons quelquefois lh pour la même fin, comme dans
Milhaut, ville du Rouergue.
Qu’il me soit permis de dire ce que je pense de notre pretendue l
mouillée ; car enfin, il faut bien oser quelque chose contre les préjugés. Il semble que
l’i prépositif de nos diphtongues doive par-tout nous faire illusion ;
c’est cet i qui a trompé les Grammairiens, qui ont cru démêler dans
notre langue une consonne qu’ils ont appellée l’i mouillé foible ; &
c’est, je crois, le même i qui les trompe sur notre l
mouillée, qu’ils appellent le mouillé fort.
Dans les mots feuillages, gentillesse, semillant, carillon,
merveilleux, ceux qui parlent le mieux ne font entendre à mon oreille que
l’articulation ordinaire l, suivie des diphtongues iage,
iesse, iant, ion, ieux, dans lesquelles le son prépositif i est
prononcé sourdement & d’une maniere très-rapide. Voyez écrire nos dames les plus
spirituelles, & qui ont l’oreille la plus sensible & la plus délicate ; si elles
n’ont appris d’ailleurs les principes quelquefois capricieux de notre ortographe usuelle,
persuadées que l’écriture doit peindre la parole, elles écriront les mots dont il s’agit
de la maniere qui leur paroîtra la plus propre pour caractériser la sensation que je viens
d’analyser ; par exemple feuliage, gentiliesse, semiliant, carilion,
merveilieux, ou en doublant la consonne, feuilliage, gentilliesse,
semilliant, carillion, merveillieux. Si quelques-unes ont remarqué par hazard que
les deux ll sont précédées d’un i, elles le mettront ;
mais elles ne se dispenseront pas d’en mettre un second après : c’est le cri de la nature
qui ne cede dans les personnes instruites qu’à la connoissance certaine d’un usage
contraire ; & dont l’empreinte est encore visible dans l’i qui
précede les ll.
Dans les mots paille, abeille, vanille ; rouille, & autres terminés
par lle, quoique la lettre l ne soit suivie d’aucune
diphtongue écrite, on y entend aisément une diphtongue prononcée ie, la
même qui termine les mots Blaie (ville de Guienne), paye,
foudroye, truye. Ces mots ne se prononcent pas tout-à-fait comme s’il y avoit palieu, abélieu, vanilieu, roulieu ; parce que dans la diphtongue ieu, le son post-positif eu est plus long & moins
sourd que le son muet e ; mais il n’y a point d’autre différence, pourvu
qu’on mette dans la prononciation la rapidité qu’une diphtongue exige.
Dans les mots bail, vermeil, péril, seuil, fenouil, & autres
terminés par une seule l mouillée ; c’est encore la même chose pour
l’oreille que les précédens ; la diphtongue ie y est sensible après
l’articulation l ; mais dans l’ortographe elle est supprimée, comme
l’e muet est supprimé à la fin des mots bal, cartel,
civil, seul, Saint-Papoul, quoiqu’il soit avoué par les meilleurs grammairiens, que
toute consonne finale e muet. Voyez remarques sur la
prononciation, par M. Hardouin, secrétaire perpétuel de la société littéraire
d’Arras, pag. 41.
« L’articulation, dit-il, frappe toujours le commencement & jamais la fin du son ; car il n’est pas possible de prononcer
alouil, sans faire entendre uneféminin aprèsl; & c’est sur ceteféminin, & non sur l’aou sur l’ique tombe l’articulation désignée parl; d’où il s’ensuit que ce mottel, quoique censé monosyllabe, est réellement dissyllabe dans la prononciation. Il se prononce en effet commetelle, avec cette seule différence qu’on appuie un peu moins sur l’efeminin qui, sans être écrit, termine le premier de ces mots ».
Je l’ai dit moi même ailleurs (art. H),
« qu’il est de l’essence de toute articulation de précéder le son qu’elle modifie, parce que le son une fois échappé n’est plus en la disposition de celui qui parle, pour en recevoir quelque modification ».
Il me paroît donc assez vraissemblable que ce qui a trompé nos Grammairiens sur le point
dont il s’agit, c’est l’inexactitude de notre ortographe usuelle, & que cette
inexactitude est née de la difficulté que l’on trouva dans les commencemens à éviter dans
l’écriture les équivoques d’expression. Je risquerai ici un essai de correction, moins
pour en conseiller l’usage à personne, que pour indiquer comment on auroit pu s’y prendre
d’abord, & pour mettre le plus de netteté qu’il est possible dans les idées ; car en
fait d’ortographe, je sais comme le remarque très-sagement M. Hardouin (pag.
54),
« qu’il y a encore moins d’inconvénient à laisser les choses dans l’état où elles sont, qu’à admettre des innovations considérables ».
1°. Dans tous les mots où l’articulation l est suivie d’une diphtongue
où le son prépositif n’est pas un e muet, il ne s’agiroit que d’en
marquer exactement le son prépositif i après les ll,
& d’écrire par exemple, feuilliage, gentilliesse, semilliant, carillion,
mervellieux, milliant, &c.
2°. Pour les mots où l’articulation l est suivie de la diphtongue
finale ie, il n’est pas possible de suivre sans quelque modification, la
correction que l’on vient d’indiquer ; car si l’on écrivoit pallie, abellie,
vanillie, rouillie, ces terminaisons écrites pourroient se confondre avec celle des
mots Athalie, Cornélie, Emilie, poulie. L’usage de la diérèze fera
disparoître cette équivoque. On sait qu’elle indique la séparation de deux sons
consécutifs, & qu’elle avertit qu’ils ne doivent point être réunis en diphtongue ;
ainsi la diérèze sur l’e muet qui est à la suite d’un i détachera l’un de l’autre, fera saillir le son i ; si l’e muet final précédé d’un i est sans diérèze, c’est la
diphtongue ie. On écriroit donc en effet pallie, abellie,
vanillie, roullie, au lieu de pailie, abeille, vanille, rouille,
parce qu’il y a diphtongue ; mais il faudroit écrire, Athalië, Cornélie,
Emilië, poulië, parce qu’il n’y a pas de diphtongue.
3°. Quant aux mots terminés par une seule l mouillée, il n’est pas
possible d’y introduire la peinture de la diphtongue muette qui y est supprimée ; la rime
masculine, qui par-là deviendroit féminine, occasionneroit dans notre poésie un
dérangement trop considérable, & la formation des pluriers des mots en ail deviendroit étrangement irréguliere. L’e muet se supprime
aisément à la fin, parce que la nécessité de prononcer la consonne finale le ramene
nécessairement ; mais on ne peut pas supprimer de même sans aucun signe la diphtongue ie, parce que rien ne force à l’énoncer : l’ortographe doit donc en
indiquer la suppression. Or on indique par une apostrophe la suppression d’une voyelle ;
une diphtongue vaut deux voyelles ; une double apostrophe, ou plutôt afin d’éviter la
confusion, deux points posés l pourroit donc devenir le signe analogique de la diphtongue supprimée ie, & l’on pourroit écrire bal, vermel, péril, seul,
fenoul, au lieu de bail, vermeil, péril, seuil, fenouil.
Quoi qu’il en soit, il faut observer que bien des gens, au lieu de notre l mouillée, ne font entendre que la diphtongue ie ; ce qui est
une preuve assurée que c’est cette diphtongue qui mouille alors l’articulation l : mais cette preuve est un vice réel dans la prononciation, contre
lequel les parens & les instituteurs ne sont pas astez en garde.
Anciennement, lorsque le pronom général & indéfini on se plaçoit
après le verbe, comme il arrive encore aujourd’hui, on inséroit entre deux la lettre l avec une apostrophe :
« Celui jour portoit l’on les croix en processions en plusieurs lieux de France, & les appelloit l’on les croix noires ».
Joinville.
Dans le passage des mots d’une langue à l’autre, ou même d’une dialecte de la même langue
à une autre, ou dans les formations des dérivés ou des composés, les trois lettres l, r, u, sont commuables entre elles, parce que les articulations qu’elles
représentent sont toutes trois produites par le mouvement de la pointe de la langue. Dans
la production de n, la pointe de la langue s’appuie contre les dents
supérieures, afin de forcer l’air à passer par le nez ; dans la production de l, la pointe de la langue s’éleve plus haut vers le palais ; dans la production de
r, elle s’éleve dans ses trémoussemens brusqués, vers la même partie
du palais. Voilà le fondement des permutations de ces lettres. Pulmo. de
l’attique illiberalis, illecebrae, colligo,
au lieu de inliberalis, inlecebrae, conligo ; pareillement lilium vient de l ; & au contraire varius vient de r.
L est chez les anciens une lettre numérale qui signifie cinquante, conformément à ce vers latin :
Quinquies L denos numero designat habendos.
La ligne horisontale au-dessus lui donne une valeur mille fois plus grande. L vaut 50000.
La monnoie fabriquée à Bayonne porte la lettre L.
On trouve souvent dans les auteurs LLS avec une expression numérique, c’est un signe
abrégé qui signifie sextertius le petit sexterce, ou sextertium, le grand sexterce. Celui-ci valoit deux fois & une demi-fois le
poids de metal que les Romains appelloient libra (balance), ou pondo, comme on le prétend communément, quoi qu’il y ait lieu de croire
que c’étoit plutôt pondus, ou pondum, i (pesée) ;
c’est pour cela qu’on le représentoit par LL. pour marquer les deux libra, & par S pour designer la moitié, semis. Cette libra, que nous traduisons livre, valoit cent deniers
(denarius) ; & le denier valoit 10 as, ou 10 s.
Le petit sexterce valoit le quart du denier, & conséquemment deux as & un demi-as ; ensorte que le sextertius étoit à l’as, comme le sextertium au pondus. C’est
l’origine de la différence des genres : as sextertius, syncope de semistertius, & pondus sestertium, pour semistertium, parce que le troisieme as ou le troisieme pondus y est pris à moitié. Au reste quoique le même signe LLS désignât
également le grand & le petit sesterce, il n’y avoit jamais d’équivoque ; les
circonstances fixoient le choix entre deux sommes, dont l’une n’étoit que la millieme
partie de l’autre. (B. E. R. M.)
LANGUE, (Gramm.) après avoir censuré la définition du mot langue, donnée par Furetiere, Frain du Tremblay, (Traité
des langues, ch. ij.) dit que
« ce qu’on appelle
langue, est une suite ou un amas de certains sons articulés propres à s’unir ensemble, dont se sert un peuple pour signifier les choses, & pour se communiquer ses pensées ; mais qui sont indifférens par eux-mêmes à signifier une chose ou une pensée plutôt qu’une autre ».
Malgré la longue explication qu’il donne ensuite des diverses parties qui entrent dans
cette définition, plutôt que de la définition même & de l’ensemble, on peut dire que
cet écrivain n’a pas mieux réussi que Furetiere à nous donner une notion précise &
complette de ce que c’est qu’une langue. Sa definition n’a ni
briéveté, ni clarté. ni vérité.
Elle peche contre la briéveté, en ce qu’elle s’attache à developper dans un trop grand detail l’essence des sons articulés, qui ne doit pas être envisagée si explicitement dans une définition dont les sons ne peuvent pas être l’objet immédiat.
Elle peche contre la clarté, en ce qu’elle laisse dans l’esprit sur la nature de ce
qu’on appelle langue, une incertitude que l’auteur même a sentie,
& qu’il a voulu dissiper par un chapitre entier d’explication.
Elle peche enfin contre la vérité, en ce qu’elle présente l’idée d’un vocabulaire
plutôt que d’une langue. Un vocabulaire est véritablement la suite ou
l’amas des mots dont se sert un peuple, pour signifier les choses & pour se
communiquer ses pensées. Mais ne faut-il que des mots pour constituer une langue ; & pour la savoir, suffit-il d’en avoir appris le vocabulaire ? Ne
faut-il pas connoître le sens principal & les sens accessoires qui constituent le
sens propre que l’usage a attaché à chaque mot ; les divers sens figurés dont il les a
rendus susceptibles ; la maniere dont il veut qu’ils soient modifiés, combinés &
assortis pour concourir à l’expression des pensées ; jusqu’à quel point il en assujettit
la construction à l’ordre analytique ; comment, en quelles occurrences, & à quelle
fin il les a affranchis de la servitude de cette construction ? Tout est usage dans les
langues ; le matériel & la signification des mots, l’analogie
& l’anomalie des terminaisons, la servitude ou la liberté des constructions, le
purisme ou le barbarisme des ensembles. C’est une vérité sentie par tous ceux qui ont
parlé de l’usage ; mais une vérité mal présentée, quand on a dit que l’usage étoit le
tyran des langues. L’idée de tyrannie emporte chez nous celle d’une
usurpation injuste & d’un gouvernement déraisonnable ; & cependant rien de plus
L’usage n’est donc pas le tyran des langues, il en est le législateur
naturel, nécessaire, & exclusif ; ses décisions en font l’essence : & je dirois
d’après cela, qu’une langue est la totalité des usages propres à une nation
pour exprimer les pensées par la voix.
Si une langue est parlée par une nation composée de plusieurs peuples
égaux & indépendans les uns des autres, tels qu’étoient anciennement les Grecs,
& tels que sont aujourd’hui les Italiens & les Allemans ; avec l’usage général
des mêmes mots & de la même syntaxe, chaque peuple peut avoir des usages propres sur
la prononciation ou sur les terminaisons des mêmes mots : ces usages subalternes,
également légitimes, constituent les dialectes de la langue nationale.
Si, comme les Romains autrefois, & comme les François aujourd’hui, la nation est une
par rapport au gouvernement ; il ne peut y avoir dans sa maniere de parler qu’un usage
légitime : tout autre qui s’en écarte dans la prononciation, dans les terminaisons, dans
la syntaxe, ou en quelque façon que ce puisse étre, ne fait ni une langue à part, ni une dialecte de la langue nationale ; c’est
un patois abandonné à la populace des provinces, & chaque province
a le sien.
Si dans la totalité des usages de la voix propres à une nation, on ne considere que
l’expression & la communication des pensées, d’après les vues de l’esprit les plus
universelles & les plus communes à tous les hommes ; le nom de langue exprime parfaitement cette idée générale. Mais si l’on prétend encore
envisager les vues particulieres à cette nation, & les tours singuliers qu’elles
occasionnent nécessairement dans son élocution ; le terme d’idiome est
alors celui qui convient le mieux à l’expression de cette idée moins générale & plus
restrainte.
La différence que l’on vient d’assigner entre langue & idiome, est encore bien plus considérable entre langue
& langage, quoique ces deux mots paroissent beaucoup plus
rapprochés par l’unité de leur origine. C’est le matériel des mots & leur ensemble
qui détermine une langue ; elle n’a rapport qu’aux idées, aux
conceptions, à l’intelligence de ceux qui la parlent. Le langage paroît avoir plus de
rapport au caractere de celui qui parle, à ses vues, à ses intérêts ; c’est l’objet du
discours qui détermine le langage ; chacun a le sien selon ses passions, dit M. l’abbé
de Condillac, Orig. des conn. hum. II. Part. 1. sect. ch. xv. Ainsi la
même nation, avec la même langue, peut, dans des tems différens, tenir
des langages différens, si elle a changé de moeurs, de vues, d’intérêts ; deux nations
au contraire, avec différentes langues, peuvent tenir le même langage,
si elles ont les mêmes vues, les mêmes intérêts, les mêmes moeurs : c’est que les moeurs
nationales tiennent aux passions nationales, & que les unes demeurent stables ou
changent comme les autres. C’est la même chose des hommes que des nations : on dit le
langage des yeux, du geste, parce que les yeux & le geste sont destinés par la
nature à suivre les mouvemens que les passions leur impriment, & conséquemment à les
exprimer avec d’autant plus d’énergie, que la correspondance est plus grande entre le
signe & la chose signifiée qui le produit.
Après avoir ainsi déterminé le véritable sens du mot langue, par la
définition la plus exacte qu’il a été possible d’en donner, & par l’exposition
précise des différences qui le distinguent des mots qui lui sont langues en général : & il me semble que cette
théorie peut se réduire à trois articles principaux, qui traiteront de l’origine de la
langue primitive, de la multiplication miraculeuse des langues, & enfin, de l’analyse & de la comparaison des langues envisagées sous les aspects les plus généraux, les seuls qui conviennent
à la philosophie, & par conséquent à l’Encyclopédie. Ce qui peut concerner l’étude
des langues, se trouvera répandu dans différens articles de cet
ouvrage, & particulierement au mot
Méthode.
Au reste, sur ce qui concerne les langues en général, on peut
consulter plusieurs ouvrages composés sur cette matiere : les dissertations
philologiques de H. Schaevius, De origine linguarum &
quibusdam carum attributis ; une dissertation de Borrichius, medecin de
Copenhague, de causis diversitatis linguarum ; d’autres dissertations
de Thomas Hayne, de linguarum harmoniâ, où il traite
des langues en général, & de l’affinité des différens idiomes ;
l’ouvrage de Théodore Bibliander, de ratione communi omnium linguarum
& litterarum ; celui de Gesner, intitulé Mithridates, qui a à-peu-près le même objet, & celui de former de leur
mélange une langue universelle ; le trésor de l’histoire
des langues de cet univers de Cl. Duret ; l’harmonie étymologique des langues d’Etienne Guichart ; le traité
des langues, par Frain du Tremblay ; les réflexious philosophiques
sur l’origine des langues de M. de Maupertuis, & plusieurs autres
observations répandues dans différens écrits, qui pour ne pas envisager directement
cette matiere, n’en renferment pas moins des principes excellens & des vues utiles à
cet égard.
Art. I. Origine de la langue primitive. Quelques-uns ont pensé que les premiers hommes, nés muets par le
fait, vécurent quelque tems comme les brutes dans les cavernes & dans les forêts,
isolés, sans liaison entre eux, ne prononçant que des sons vagues & confus, jusqu’à
ce que réunis par la crainte des bêtes féroces, par la voix puissante du besoin, &
par la nécessité de se prêter des secours mutuels, ils arriverent par degrés à articuler
plus distinctement leurs sons, à les prendre en vertu d’une convention unanime, pour
signes de leurs idées ou des choses mêmes qui en étoient les objets, & enfin à se
former une langue. C’est l’opinion de Diodore de Sicile & de
Vitruve, & elle a paru probable à Richard Simon, Hist. crit. du vieux
Test. I. xiv. xv. & III. xxj. qui l’a adoptée avec d’autant plus de hardiesse
qu’il a cité en sa faveur S. Grégoire de Nysse, contrà Eunom. XII. Le
P. Thomassin prétend néanmoins que, loin de défendre ce sentiment, le saint docteur le
combat au contraire dans l’endroit même que l’on allegue ; & plusieurs autres
passages de ce saint pere, prouvent évidemment qu’il avoit sur cet objet des pensées
bien différentes, & que M. Simon l’entendoit mal.
« A juger seulement par la nature des choses, dit M. Warburthon,
Ess. sur les hyéro. e. I. p. 48. à la note, & indépendamment de la révélation, qui est un guide plus sûr, l’on seroit porté à admettre l’opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve ».
Cette maniere de penser sur la question présente, est moins hardie & plus
circonspecte que la premiere : mais Diodore & Vitruve étoient peut-être encore moins
répréhensibles que l’auteur anglois. Guidés par les seules lumieres de la raison, s’il
leur échappoit quelque fait important, il étoit très naturel qu’ils n’en apperçussent
pas les conséquences. Mais il est difficile de concevoir comment on peut admettre la
révélation avec le degré de soumission qu’elle a droit d’exiger, & prétendre
pourtant que la nature des choses langues.
C’est donc s’exposer à contredire sans pudeur & sans succès le témoignage le plus authentique qui ait été rendu à la vérité par l’auteur même de toute vérité, que d’imaginer ou d’admettre des hypothèses contraires à quelques faits connus par la révélation, pour parvenir à rendre raison des faits naturels : & nonobstant les lumieres & l’autorité de quantité d’écrivains, qui ont crû bien faire en admettant la supposition de l’homme sauvage, pour expliquer l’origine & le développement successif du langage, j’ose avancer que c’est de toutes les hypothèses la moins soutenable.
M. J. J. Rousseau, dans son discours sur l’origine & les fondemens de
l’inégalité parmi les hommes, I. partie, a pris pour base de ses recherches,
cette supposition humiliante de l’homme né sauvage & sans autre liaison avec les
individus même de son espece, que celle qu’il avoit avec les brutes, une simple co
habitation dans les mêmes forêts. Quel parti a-t-il tiré de cette chimérique hypothèse,
pour expliquer le fait de l’origine des langues ? Il y a trouvé les
difficultés les plus grandes, & il est contraint à la fin de les avouer
insolubles.
« La premiere qui se présente, dit-il, est d’imaginer comment les
languespurent devenir nécessaires ; car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirois bien comme beaucoup d’autres, que leslanguessont nées dans le commerce domestique des peres, des meres, & des enfans : mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’état de nature, y transportent des idées prises dans la société, voyent toujours la famille rassemblée dans une même habitation, & ses membres gardant entre eux une union aussi intime & aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent ; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d’aucune espece, chacun se logeoit au hasard, & souvent pour une seule nuit ; les mâles & les femelles s’unissoient fortuitement, se on la rencontre, l’occasion, & le desir, sans que la parole fût un interprete fort nécessaire des choses qu’ils avoient à se dire. Ils se quittoient avec la même facilité. La mere alaitoit d’abord ses enfans pour son propre besoin, puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur ; si-tôt qu’ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la mere elle-même ; & comme il n’y avoit presque point d’autre moyen de se retrouver, que de ne pas se perdre de vûe, il en étoient bientôt au point de ne se pas même reconnoître les uns les autres. Remarquez encore que l’enfant ayant tous ses besoins à expliquer, & par conséquent plus de choses à dire à la mere, que la mere à l’enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention,& que la languequ’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant leslanguesqu’il y a d’individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante & vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistence ; car de dire que la mere dicte à l’enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne deslanguesdéja formées ; mais cela n’apprend point comment elles le forment.Supposons cette premiere difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature & le besoin des
langues; & cherchons, en les supposant necessaires, comment elles purent commencer à s’etablir. Nouvelle difficulté pire encore que la précedente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole : & quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour interpretes conventionels de nos idées, il resteroit toujours à savoir quels ont pa être les interprêtes mêmes de cette convention pour les idées qui n’ayant point un objet sensible, ne pouvoient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix ; de sorte qu’a peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées & d’établir un commerce entre les esprits.Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, & le seul dont il cut besoin avant qu’il fallût persuader des hommes assembles, est le cri de la nature. Comme ce cri n’étoit arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers ou du soulagement dans les maux violens, il n’étoit pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie où regnent des sentimens plus modérés. Quand les idées des hommes commencerent à s’étendre & à se multiplier, & qu’il s’établit entre eux une communication plus etroite, ils chercherent des lignes plus nombreux & un langage plus étendu : ils multiplierent les inflexions de la voix, & y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sort plus expressifs, & dont le sens depend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles & mobiles par des gestes ; & ceux qui frappent l’ouie par des fons imitatifs : mais comme le geste n’indique guere que les objets présens ou faciles à décrire, & les actions visibles ; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, & qu’il exige l’attention plutot qu’il ne l’excite ; on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, & d’une maniere assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, & que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole.
On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leurs esprits une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les
languesdéja formées, & qu’ignorant la division du discours en ses parties, ils donnerent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entiere. Quand ils commencerentà distinguer le sujet d’avec l’attribut, & le verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne surent d’abord qu’autant de noms propres, l’infinitif fut le seul tems des verbes, & à l’égard des adjectifs, la notion ne s’en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, & que les abstractions sont des opérations pénibles & peu naturelles. Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelloit
A, un autre chêne s’appelloitB; de sorte que plus les connoissance étoient bornées, & plus le dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement ; car pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences ; il falloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’Histoire naturelle & de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n’en pouvoient avoir.D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, & l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’étoit une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre ; penset-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, & qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre ; & ses yeux modifiés d’une certaine maniere, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussi-tôt particuliere. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, vous n’en viendrez jamais à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé ; & s’il dépendoit de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voyent de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : si-tôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle, & non pas un autre, & vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles, ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions ; il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car si tôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avoient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres.
Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencerent à étendre leurs idées, & à généraliser leurs mots, l’ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites ; & comme ils avoient d’abord trop multiplié les noms des individus, faute de connoître les genres & les especes, ils firent ensuite trop d’especes & de genres, faute d’avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d’expérience & de lumiere qu’ils n’en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu’ils n’y en vouloient employer. Or, si même
aujourd’hui l’on découvre chaque jour de nouvelles especes qui avoient échappe jusqu’ici à toutes nos observations, qu’on pense combien il dut s’en dérober à des hommes qui ne jugeoient des choses que sur le premier aspect ? Quant aux classes primitives & aux notions les plus générales, il est superflu d’ajouter qu’elles durent leur échapper encore : comment, par exemple, auroient-ils imaginé ou entendu les mots de matiere, d’esprit, desubstance, demode, defigure, demouvement, puisque nos philosophes qui s’en servent depuis si long-tems ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, & que les idées qu’on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n’en trouvoient aucun modéle dans la nature ? »
Après s’être étendu, comme on vient de le voir, sur les premiers obstacles qui
s’opposent à l’institution conventionnelle des langues, M. Rousseau se
fait un terme de comparaison de l’invention des seuls substantifs physiques, qui font la
partie de la langue la plus facile à trouver pour juger du chemin qui
lui reste à faire jusqu’au terme où elle pourra exprimer toutes les pensées des hommes,
prendre une forme constante, être parlée en public, & influer sur la société : il
invite le lecteur à réfléchir sur ce qu’il a fallu de tems & de connoissances pour
trouver les nombres qui supposent les méditations philosophiques les plus profondes
& l’abstraction la plus métaphysique, la plus pénible, & la moins naturelle ;
les autres mots abstraits, les aoristes & tous les tems des verbes, les particules,
la syntaxe ; lier les propositions, les raisonnemens, & former toute la logique du
discours : après quoi voici comme il conclut :
« Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, & convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les
languesaient pu naître & s’établir par des moyens purement humains ; je laisse à qui voudra l’entreprendre, la discussion de ce difficile problème,lequel a été le plus nécessaire, de la société déja liée, à l’institution deslangues ;ou deslanguesdeja inventées, à l’établissement de la société».
Il étoit difficile d’exposer plus nettement l’impossibilité qu’il y a à déduire
l’origine des langues, de l’hypothese révoltante de l’homme supposé
sauvage dans les premiers jours du monde ; & pour en faire voir l’absurdité, il m’a
paru important de ne rien perdre des aveux d’un philosophe qui l’a adopté pour y fonder
l’inégalité des conditions, & qui malgré la pénétration & la subtilité qu’on lui
connoît, n’a pu tirer de ce principe chimérique tout l’avantage qu’il s’en étoit promis,
ni peut-être même celui qu’il croit en avoir tiré.
Qu’il me soit permis de m’arrêter un instant sur ces derniers mots. Le philosophe de
Genève a bien senti que l’inégalité des conditions étoit une suite necessaire de
l’établissement de la société ; que l’établissement de la société & l’institution du
langage se supposoient respectivement, puisqu’il regarde comme un problème difficile, de
discuter lequel des deux a été pour l’autre d’une nécessité antécédente plus
considérable. Que ne faisoit-il encore quelques pas ? Ayant vu d’une maniere
démonstrative que les langues ne peuvent tenir à l’hypothèse de
l’homme né sauvage, ni s’être établies par des moyens purement humains ; que ne
concluoit-il la même chose de la société ? que n’abandonnoit-il entierement son
hypothèse, comme aussi incapable d’expliquer l’un que l’autre ? d’ailleurs la
supposition d’un fait que nous savons par le temoignage le plus sûr, n’avoir point été,
loin d’être admissible comme principe explicatif de faits réels, ne doit être regardée
que comme une fiction chimérique & propre à égarer.
Mais suivons le simple raisonnement. Une langue est, sans contredit,
la totalité des usages propres à langue suppose une société préexistente, qui, comme société,
aura eu besoin de cette communication, & qui, par des actes déja réitérés, aura
fondé les usages qui constituent le corps de sa langue. D’autre part
une société formée par les moyens humains que nous pouvons connoître, présuppose un
moyen de communication pour fixer d’abord les devoirs respectifs des associés, &
ensuite pour les mettre en état de les exiger les uns des autres. Que suit-il de-là ?
que si l’on s’obstine à vouloir fonder la premiere langue & la
premiere société par des voies humaines, il raut admettre l’éternité du monde & des
générations humaines, & renoncer par conséquent à une premiere société & à une
premiere langue proprement dites : sentiment absurde en soi, puisqu’il
implique contradiction, & démenti d’ailleurs par la droite raison, & par la
foule accablante des temoignages de toute espece qui certifient la nouveauté du monde :
Nulia igitur in principio facta est ejusmodi congregatio, nec unquam
fuisse homines in terra qui propter insantiam non loquerentur, intelliget, cui ratio
non deest. Lactance. De vero cultu. cap. x. C’est que si les
hommes commencent par exister sans parler, jamais ils ne parleront. Quand on sait
quelques langues, on pourroit aisément en inventer une autre : mais si
l’on n’en sait aucune, on n’en saura jamais, à moins qu’on n’entende parler quelqu’un.
L’organe de la parole est un instrument qui demeure oisif & inutile, s’il n’est mis
en jeu par les impressions de l’ouie ; personne n’ignore que c’est la surdité originelle
qui tient dans l’inaction la bouche des muets de naissance ; & l’on sait par plus
d’une expérience bien constatée, que des hommes élevés par accident loin du commerce de
leurs semblables & dans le silence des forêts, n’y avoient appris à prononcer aucun
son articulé, qu’ils imitoient seulement les cris naturels des animaux avec lesquels ils
s’étoient trouvés en liaison, & que transplantés dans notre société, ils avoient eu
bien de la peine à imiter le langage qu’ils entendoient, & ne l’avoient jamais fait
que très imparfaitement. Voyez les notes sur le discours de M. J. J.
Rousseau sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les
hommes.
Herodote raconte qu’un roi d’Egypte fit élever deux enfans ensemble, mais dans le
silence ; qu’une chevre fut leur nourrice ; qu’au bout de deux ans ils tendirent la main
à celui qui étoit chargé de cette éducation expérimentale, & lui dirent beccos, & que le roi ayant su que bek en langue phrygienne signifie pain, il en conclut que le langage
phrygien étoit naturel, & que les Phrygiens étoient les plus anciens peuples du
monde, lib. II. cap. ij. Les Egyptiens ne renoncerent pas à leurs
prétentions d’ancienneté, malgré cette décision de leur prince, & ils firent bien :
il est évident que ces enfans parloient comme la chevre leur nourrice, que les Grecs
nomment bek, (pain) des
Phrygiens.
Si la conséquence que le roi d’Egypte tira de cette observation, en étoit mal déduite,
elle étoit encore vicieuse par la supposition d’un principe erronné qui consistoit à
croire qu’il y eût une langue naturelle à l’homme. C’est la pensée de
ceux qui effrayés des difficultés du systême que l’on vient d’exam ner sur l’origine des
langues, ont cru ne devoir pas prononcer que la premiere vînt
miraculeusement de l’inspiration de Dieu même.
Mais s’il y avoit une langue qui tînt à la nature de l’homme, ne
seroit-elle pas commune à tout le genre humain, sans distinction de tems, de climats,
langues ? Les muets de naissance, que nous savons ne l’être que faute
d’entendre, ne s’aviseroient-ils pas du-moins de parler la langue
naturelle, vû sur-tout qu’elle ne seroit étouffée chez eux par aucun usage ni aucun
préjugé contraire ?
Ce qui est vraiment naturel à l’homme, est immuable comme son essence : aujour d’hui
comme des l’aurore du monde une pente secrete mais invincible met dans son ame un desir
constant du bonheur, suggere aux deux sexes cette concupiscence mutuelle qui perpétue
l’espece, sait passer de générations en générations cette aversion pour une entiere
solitude, qui ne s’éteint jamais dans le coeur même de ceux que la sagesse ou la
religion a jettés dans la retraite. Mais rapprochons nous de notre objet : le langage
naturel de chaque espece de brute, ne voyons nous pas qu’il est inaltérable ? Depuis le
commencement jusqu’à nos jours, on a par-tout entendu les lions rugir, les taureaux
mugir, les chevaux hennir, les anes braire, les chiens aboyer, les loups hurler, les
chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans toutes les langues par onomatopée, sont des témoignages rendus à la distinction du
langage de chaque espece, & à l’incorruptibilité, si on peut le dire, de chaque
idiome specisique.
Je ne pretends pas insinuer au reste, que le langage des animaux soit propre à peindre
le précis analytique de leurs pensées, ni qu’il saille leur accorder une raison
comparable à la nôtre, comme le pensoient Plutarque, Sextus Empiricus, Porphyre, &
comme l’ont avancé quelques modernes, & en tr’autres Is. Vossius qui a poussé
l’indécence de son assertion jusqu’à trouver plus de raison dans le langage des animaux,
que vulgò bruta creduntur, dit-il, lib. de viribus
rythmi. p. 66. Je mien suis expliqué ailleurs. Voyez Interjection. La parole nous est donnee pour exprimer les sentimens
intérieurs de notre ame, & les idées que nous avons des objets extérieurs ; en sorte
que chacune des langues que l’homme paile, fournit des expressions au
langage du coeur & à celui de l’esprit. Le langage des animaux paroit n’avoir pour
objet que les sensations intérieures, & c’est pour cela qu’il est invariable comme
leur maniere de sentir, si même l’invariabilité de leur langage n’en est la preuve.
C’est la même chose parmi nous : nous ferons entendre partout l’état actuel de notre ame
par nes interjections, parce que les sons que la nature nous dicte dans les grands &
premiers mouvemens de notre ame, sont les mêmes pour toutes les langues : nos usages à cet égard ne sont point arbitraires, parce qu’ils sont
naturels. Il en seroit de même du langage analytique de l’esprit, s’il étoit naturel, il
seroit immuable & unique.
Que reste-t-il donc à conclure, pour indiquer une origine raisonnable au langage.
L’hypothèse de l’homme sauvage, démentie par l’histoire authentique de la Genèse, ne
peut d’ailleurs fournir aucun moyen plausible de former une premiere langue : la supposer naturelle, est une autre pensée inalliable avec les
procédés constans & uniformes de la nature : c’est donc Dieu lui-même qui
non-content de donner aux deux premiers individus du genre humain la précieuse faculté
de parler, la mit encore aussi-tôt en plein exercice, en leur inspirant immédiatement
l’envie & l’art d’imaginer les mots & les tours nécessaires aux besoins de la
société naissante. C’est à-peu-près ce que paroît en dire l’auteur de l’ecclésiastique,
XVII. 5. Consilium, & linguam, & oculos, &
aures, & cor dedit illis excogitandi ; & disciplinâ intellectûs explevit
illos. Voilà bien exactement tout consilium ; la faculté de
le faire, linguam ; des yeux pour reconnoître au loin les objets
environnans & soumis au domaine de l’homme, afin de les distinguer par leurs noms,
oculos ; des oreilles, afin de s’entendre mutuellement, sans quoi la
communication des pensées, & la tradition des usages qui servent à les exprimer,
auroient été impossibles, aures ; l’art d’assujettir les mots aux lois
d’une certaine analogie, pour éviter la trop grande multiplication des mots primitifs,
& cependant donner à chaque être son signe propre, cor
excogitandi ; enfin l’intelligence nécessaire pour distinguer & nommer les
points de vûe abstraits les plus essentiels, pour donner à l’ensemble de l’élocution une
forme aussi expressive que chacune des parties de l’oraison peut l’être en particulier,
& pour retenir le tout, disciplina intellectus. Cette doctrine se
confirme par le texte de la Genese qui nous apprend que ce fut Adam lui-même qui fut le
nomenclateur primitif des animaux, & qui nous le présente comme occupé de ce soin
fondamental, par l’avis exprès & sous la direction du Créateur, gen.
Il. 19. 20. Formatis igitur, Dominus Deus, de humo cunctis animantibas terrae, &
universis volatilibus coeli, adduxit ea ad Adam, ut videret quid vocaret ea ; omne
enim quod vocavit Adam animae viventis, ipsum est nomen ejus : ap. pellavitque Adam
nominibus sais cuncta animantia, & universa volatilia coeli, & omnes bestias
terrae. Avec un témoignage si respectable & si bien établi de la véritable
origine & de la société & du langage, comment se trouve-t-il encore parmi nous
des hommes qui osent interpréter l’oeuvre de Dieu par les délires de leur imagination,
& substituer leurs pensées aux documens que l’esprit-saint lui-même nous a fait
passer ? Cependant à moins d’introduire le pyrrhonisme historique le plus ridicule &
le plus scandaleux tout-à-la-fois, le récit de Moise a droit de subjuguer la croyance de
tout homme raisonnable, plus qu’aucun autre historien. Il est si sûr de ses dates, qu’il
parle continuellement en homme qui ne craint pas d’être démenti par aucun monument
antérieur, quelque court que puisse être l’espace qu’il assigne ; & telle est la
condition gênante qu’il s’impose, lorsqu’il parle de la premiere multiplication des langues ; evenement miraculeux qui mérite attention, & sur lequel
j’emprunterai les termes mêmes de M. Pluche, Spect. de la nature, tom.
VIII. part. I. pag. 96. & suiv.
Art. II. Multiplication miraculeuse des
langues.
« Moise tient tout le genre humain rassemblé sur l’Euphrate à la ville de Babel, & ne parlant qu’une même
langue, environ huit cent ans avant lui. Toute son histoire tomboit en poussiere devant deux inseriptions antérieures, en deuxlanguesdifferentes. Un homme qui agit avec cette confiance, trouvoit sans doute la preuve & non la refutation de ses dates dans les monumens égyptiens qu’il connoissoit parfaitement. C’est plûtôt l’exactitude de son recit qui réfute par avance les fables postérieurement introduites dans les annales égyptiennes.Ce point d’histoire est important : considérons-le par parties, & regardons toujours à côté de Moise, si la nature & la société nous offrent les vestiges & les preuves de ce qu’il avance.
Les enfans de Noé multipliés & mal-à-l’aise dans les rochers de la Gordyenne où l’arche s’étoit arrêtée, passerent le Tigre, & choisirent les fertiles campagnes de Sinhar ou Sennahar, dans la basse Mésopotamie, vers le confluent du Tigre & de l’Euphrate, pour y établir leur séjour comme dans le pays le plus uni & le plus gras qu’ils connussent. La nécessité de pourvoir aux besoins d’une énorme
multitude d’habitans & de troupeaux, les obligeant à s’étendre, & n’ayant point d’objet dans cette plaine immense qui pût être apperçu de loin. Bâtissons, dirent-ils,une ville & une tour qui s’éleve dans le ciel. Faisons-nous une marque * reconnoissable, pour ne nous pas désunir en nous dispersant de côté & d’autre. Manquant de pierres ils cuisirent des briques ; & l’asphalte ou le bitume que le pays leur fournissoit en abondance, leur tint lieu de ciment. Dien jugea à-propos d’arrêter l’entreprise en diversifiant leur langage. La confusion se mit parmi eux, & ce lieu en prit le nom de Babel, qui signifieconfusion. Y a-t-il eu une ville du nom de Babel, une tour connue qui ait accompagné cette ville, une plaine de Sinhar en Mésopotamie, un fleuve Euphrate, des campagnes infiniment fertiles, & parfaitement unies, de façon à rendre la précaution d’une très-haute tour, intelligible & raisonnable ? Enfin l’asphalte est-il une production naturelle de ce pays ? Toute l’antiquité profane a connu dès les premiers tems où l’on a commencé à écrire, & l’Euphrate, & l’égalité de la plaine. Ptolomée, dans ses cartes d’Asie, termine la plaine de Mésopotamie aux monts Sinhar, du côté du Tigre. Tous les Historiens nous parlent de la parfaite égalité des terres, du côté de Babylone, jusques-là qu’on y élevoit les beaux jardins sur quelques masses de bâtimens en brique, pour les détacher de la plaine, & varier les aspects auparavant trop uniformes. Ammien Marcellin qui a suivi l’empereur Julien dans cette contrée, Pline & tous les géographes tant anciens que modernes, attestent pareillement l’étendue & l’égalité des plaines de la Mésopotamie, où la vûe se perd sans aucun objet qui la fixe. Ils nous font remarquer l’abondance du bitume qui y coule naturellement, & la fertilité incroyable de l’ancienne Babylonie. Tout concourt donc à nous faire reconnoître les restes du pays d’Eden, & l’exactitude de toutes les circonstances où Moïse s’engage. Toute la littérature profane rend hommage à l’Ecriture, au lieu que les histoires chinoises & égyptiennes font comme si elles étoient tombées de la lune. »
Le crime que Moïse attribue aux enfans de Noé,
« n’est pas, comme les LXX l’ont traduit,
de se vouloir faire un nom avant la dispersion; mais comme porte littéralement le texte original, c’étoit de se construire une habitation qui pût contenir un peuple nombreux, & d’y joindre une tour qui étant vûe de loin, devînt un signe de ralliement, pour prévenir les égaremens & la séparation. C’est ce qu’ils expriment fort simplement en ces termes :Faisons-nous une marque pour ne nous point désunir, en nous avançant en différentes contrées. Hebr.pen. ne forte.L’inconvénient qu’ils vouloient éviter avec soin étoit précisément ce que Dieu vouloit & exigeoit d’eux. Ils savoient très-bien que Dieu les appelloit depuis un siecle & plus à se distribuer par colonies d’une contrée dans une autre, & ils prenoient des mesures pour empêcher ou pour suspendre long-tems l’éxécution de ses volontés. Dieu confondit leur langage ; il peupla peu-à-peu chaque pays en y attachant les habitans que l’usage d’une même
languey avoit réunis, & que le desagrément de n’entendre plus les autres familles avoit obligés d’aller vivre loin d’elles.L’état actuel de la terre & toutes les histoires connues rendent témoignage à l’intention qui a de bonne heure partagé les
languesaprès le déluge. Rien de plus digne de la sagesse divine que d’avoir* En hébreu shem, unemarque. le grec [caractère non reproduit], unemarque, en est venu. Ce mot signifie aussiun nom; mais ce n’est pas ici.d’abord employé pour peupler promptement les différentes contrées, le même moyen qui lui sert encore aujourd’hui pour y fixer les habitans & en empêcher la desertion. Il y a des pays si bons & il y en de si disgraciés, qu’on quitteroit les uns pour les autres, si l’usage d’une même languen’étoit pour les habitans des plus mauvais une attache propre à les y retenir, & l’ignorance des autreslanguesun puissant moyen d’aversion pour tout autre pays, malgré les desavantages de la comparaison. Le miracle rapporté par Moïse peuple donc encore aujourd’hui toute la terre aussi réellement qu’au tems de la dispersion des enfans de Noé : l’effet en embrasse tous les siecles.Un autre moyen de sentir la justesse de ce récit, consiste en ce que la diversité des
languess’accorde avec les dates de Moïse ; cette diversité devance toutes nos histoires connues, & d’une autre part ni les pyramides d’Egypte, ni les marbres d’Arondel, ni aucun monument qui porte un caractere de vérité, ne remonte au-dessus. Ajoûtons ici que la réunion du genre humain dans la Chaldée avant la dispersion des colonies, est un fait très-conforme à la marche qu’elles ont tenue. Tout part de l’Orient, les hommes & les arts : tout s’avance peu-à-peu vers l’Occident, vers le Midi & vers le Nord. L’Histoire montre des rois & de grands établissemens au coeur & sur les côtes de l’Asie, lorsqu’on n’avoit encore aucune connoissance d’autres colonies plus reculées : celles-ci n’étoient pas encore ou elles travailloient à se former. Si les peuplades chinoises & égyptiennes ont eu de très-bonne heure plus de conformité que les autres avec les anciens habitans de Chaldée, par leur inclination sédentaire, par leurs figures symboliques, par leurs connoissances en Astronomie, & par la pratique de quelques beaux arts ; c’est parce qu’elles se sont tout d’abord établies dans des pays excellemment bons, où n’étant traversées ni par les bois qui ailleurs couvroient tout, ni par les bêtes qui troubloient tous les établissemens à l’aide des bois, elles se sont promptement multipliées, & n’ont point perdu l’usage des premieres inventions. La haute antiquité de ces trois peuples & leur ressemblance en tant de points, montre l’unité de leur origine & la singuliere exactitude de l’histoire-sainte. L’état des autres peuplades fut tort différent de celles qui s’arrêterent de bonne-houre dans les riches campagnes de l’Euphrate, du Kian & du Nil. Concevons ailleurs des familles vagabondes qui ne connoissent ni les lieux ni les routes, & qui tombant à l’avanture dans un pays misérable, où tout leur manque, point d’instrumens pour exercer ce qu’elles pouvoient avoir retenu de bon, point de consistance ni de repos pour perfectionner ce que le besoin actuel pouvoit leur faire inventer ; la modicité des moyens de subsister les mettoit souvent aux prises ; la jalousie les entre-détruisoit. N’étant qu’une poignée de monde, un autre peloton les mettoit en fuite. Cette vie errante & longtems incertaine, fit tout oublier ; ce n’est qu’en renouant le commerce avec l’Orient que les choses ont changé. Les Goths & tout le Nord n’ont cessé d’être barbares qu’en s’établissant dans la Gaule & en Italie ; les Gaulois & les Francs doivent leur politesse aux Romains : ceux-ci avoient été prendre leurs lois & leur littérature à Athènes. La Grece demeura brute jusqu’à l’arrivée de Cadmus, qui y porta les lettres phéniciennnes. Les Grecs enchantés de ce secours, se livrerent à la culture de leurlangue, à la Poésie & au Chant ; ils ne prirent goût à la Politique, à l’Architecture, à la Navigation, à l’Astronomie & à la Peinture, qu’après avoir voyagé à Memphis, à Tyr, & à la cour de Perse :ils perfectionnent tout, mais n’inventent rien. Il est donc aussi manifeste par l’histoire profane que par le récit de l’Ecriture, que l’Orient est la source commune des nations & des belles connoissances. Nous ne voyons un progrès contraire que dans des tems postérieurs, où la manie des conquêtes a commencé à reconduire des bandes d’occidentaux en Asie ».
Il seroit peut-être satisfaisant pour notre curiosité de pouvoir déterminer en quoi consisterent les changemens introduits à Babel dans le langage primitif, & de quelle maniere ils y furent opérés. Il est certain qu’on ne peut établir là-dessus rien de solide, parce que cette grande révolution dans le langage ne pouvant être regardée que comme un miracle auquel les hommes étoient fort éloignés de s’attendre, il n’y avoit aucun observateur qui eût les yeux ouverts sur ce phénomene, & que peut-être même ayant été subit, il n’auroit laissé aucune prise aux observations quand on s’en seroit avisé : or rien n’instruit bien sur la nature & les progrès des faits, que les mémoires formés dans le tems d’après les observations. Cependant quelques écrivains ont donné là-dessus leurs pensées avec autant d’assurance que s’ils avoient parlé d’après le fait même, ou qu’ils eussent assisté au conseil du Très-haut.
Les uns disent que la multiplication des langues ne s’est point faite
subitement, mais qu’elle s’est opérée insensiblement, selon les principes constans de la
mutabilité naturelle du langage ; qu’elle commença à devenir sensible pendant la
construction de la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d’Eusebe in Chron. dura quarante ans ; que les progrès de cette permutation se trouverent
alors si considérables, qu’il n’y eut plus moyen de conserver l’intelligence nécessaire
à la consommation d’une entreprise qui alloit directement contre la volonté de Dieu,
& que les hommes furent obligés de se séparer. Voyez l’introd. à
l’hist. des Juifs de Prideaux, par Samuel Shucford, liv. II.
Mais c’est contredire trop formellement le texte de l’Ecriture, & supposer
d’ailleurs comme naturelle une chose démentie par les effets naturels ordinaires.
Le chapitre xj. de la Genèse commence par observer que par toute la
terre on ne parloit qu’une langue, & qu’on la parloit de la même
maniere : Erat autem terra labii unicus & sermonum corumdem, v.
1 ; ce qui semble marquer la même prononciation, labii unicus,
& la même syntaxe, la même analogie, les mêmes tours, sermonum
eorumdem. Après cette remarque fondamentale & envisagée comme telle par
l’historien sacré, il raconte l’arrivée des descendans de Noé dans la plaine de
Sennahar, le projet qu’ils firent d’y construire une ville & une tour pour leur
servir de signal, les matériaux qu’ils employerent à cette construction ; il insinue
même que l’ouvrage fut poussé jusqu’à un certain point ; puis après avoir remarqué que
le Seigneur descendit pour visiter l’ouvrage, il ajoûte, v. 67, &
dixit (Dominus) : Ecce unus est populus & unum labium omnibus : coeperuntque hoc facere, nec desistent à
cogitationibus suis, donec eas opere compleant. Venite igitur, descendamus, &
confundamus ibi linguam
Si cette confusion du langage primitif n’eût pas été subite, comment auroit-elle frappé
les hommes Babel (confusion) ? Et
idcirco vocatum est nomen ejus Babel, quia ibi confusum est
labium universae terrae, v. 9. Comment après avoir travaillé pendant
plusieurs années en bonne intelligence, malgré les changemens insensibles qui
s’introduisoient dans le langage, les hommes furent-ils tout-à-coup obligés de se
séparer faute de s’entendre ? Si les progrès de la division étoient encore insensibles
la veille, ils dûrent l’être également le lendemain ; ou s’il y eût le lendemain une
révolution extraordinaire qui ne tînt plus à la progression des altérations précédentes,
cette progression doit être comptée pour rien dans les causes de la révolution ; on doit
la regarder comme subite & comme miraculeuse dans sa cause autant que dans son
effet.
Mais il faut bien s’y resoudre, puisqu’il est certain que la progression naturelle des
changemens qui arrivent aux langues n’opere & ne peut jamais
opérer la confusion entre les hommes qui parlent originairement la même. Si un
particulier altere l’usage commun, son expression est d’abord regardée comme une faute,
mais on l’entend ou on le fait expliquer : dans l’un ou l’autre cas, on lui indique la
loi fixée par l’usage, ou du-moins on se la rappelle. Si cette faute particuliere, par
quelqu’une des causes accidentelles qui font varier les langues, vient
à passer de bouche en bouche & à se répeter, elle cesse enfin d’être faute ; elle
acquiert l’autorité de l’usage, elle devient propre à la même langue
qui la condamnoit autrefois ; mais alors même on s’entend encore, puisqu’on se répete.
Ainsi entendons-nous les écrivains du siecle dernier, sans appercevoir entre eux &
nous que des différences légeres qui n’y causent aucune confusion ; ils entendoient
pareillement ceux du siecle précédent qui étoient dans le même cas à l’égard des auteurs
du siecle antérieur, & ainsi de suite jusqu’au tems de Charlemagne, de Clovis, si
vous voulez, ou même jusqu’aux plus anciens Druïdes, que nous n’entendons plus. Mais si
la vie des hommes étoit assez longue pour que quelques Druïdes vécussent encore
aujourd’hui, que la langue fût changée comme elle l’est, ou qu’elle ne
le fût pas, il y auroit encore intelligence entr’eux & nous, parce qu’ils auroient
été assujettis à céder au torrent des décisions des usages des différens siecles. Ainsi
c’est une véritable illusion que de vouloir expliquer par des causes naturelles un
évenement qui ne peut être que miraculeux.
D’autres auteurs, convaincus qu’il n’y avoit point de cause assignable dans l’ordre naturel, ont voulu expliquer en quoi a pu consister la révolution étonnante qui fit abandonner l’entreprise de Babel.
« Ma pensée, dit du Tremblai,
Traité deslangues,ch. vj. est que Dieu disposa alors les organes de ces hommes de telle maniere, que lorsqu’ils voulurent prononcer les mots dont ils avoient coutume de se servir, ils en prononcerent de tout différens pour signifier les choses dont ils voulurent parler. Ensorte que ceux dont Dieu voulut changer lalanguese formerent des mots tout nouveaux, en articulant leur voix d’une autre maniere qu’ils n’avoient accoutumé de le faire. Et en continuant ainsi d’articuler leurs voix d’une maniere nouvelle toutes les fois qu’ils parlerent, ils se firent unelanguenouvelle ; car toutes leurs idées se trouverent jointes aux termes de cette nouvellelangue, au lieu qu’elles étoient jointes aux termes de lalanguequ’ils parloient auparavant. Il y a même lieu de croire qu’ils oublierent tellement leurlangueancienne, qu’ils ne se souvenoient pas même de l’avoir parlée, & qu’ils ne s’apperçurent du changement que parce qu’ils ne s’entre entendoient pastous comme auparavant. C’est ainsi que je’conçois que s’est fait ce changement. Et supposé la puissance de Dieu sur la créature, je ne vois pas en cela un grand mystere, ni pourquoi les rabbins se tourmentent tant pour trouver la maniere de ce changement ».
C’est encore donner ses propres imaginations pour des raisons ; la multiplication des
langues a pu se faire en tant de manieres, qu’il n’est pas possible
d’en déterminer une avec certitude, comme préférée exclusivement à toutes les autres.
Dieu a pu laisser subsister les mêmes mots radicaux avec les mêmes significations, mais
en inspirer des déclinaisons & des constructions différentes ; il a pu substituer
dans les esprits d’autres idées à celles qui auparavant étoient designées par les mêmes
mots, altérer seulement la prononciation par le changement des voyelles ou par celui des
consonnes homogenes substituées les unes aux autres, &c. Qui
est-ce qui osera assigner la voie qu’il a plu à la Providence de choisir, ou prononcer
qu’elle n’en a pas choisi plusieurs à-la-fois ? Quis enim cognovit sensum
Domini, aut quis conciliarius ejus fuit ? Rom. xj. 34.
Tenons nous-en aux faits qui nous sont racontés par l’Esprit-saint ; nous ne pouvons point douter que ce ne soit lui-même qui a inspiré Moïse. Tout concourt d’ailleurs à confirmer son récit ; le spectacle de la nature, celui de la société & des révolutions qui ont changé successivement la scene du monde ; les raisonnemens fondés sur les observations les mieux constatées : tout dépose les mêmes vérités, & ce sont les seules que nous puissions affirmer avec certitude, ainsi que les conséquences qui en sortent évidemment.
Dieu avoit fait les hommes sociables ; il leur inspira la premiere langue pour être l’instrument de la communication de leurs idées, de leurs
besoins, de leurs devoirs réciproques, le lien de leur société, & sur-tout du
commerce de charité & de bienveillance, qu’il pose comme le fondement indispensable
de cette société.
Lorsqu’il voulut ensuite que leur fécondité servît à couvrir & à cultiver les
différentes parties de la terre qu’il avoit soumises au domaine de l’espece, & qu’il
leur vit prendre des mesures pour resister à leur vocation & aux vûes impénétrables
de sa providence, il confondit la langue primitive, les força ainsi à
se séparer en autant de peuplades qu’il en résulta d’idiomes, & à se disperser dans
autant de régions différentes.
Tel est le sait de la premiere multiplication des langues ; & la
seule chose qu’il me paroisse permis d’y ajoûter raisonnablement, c’est que Dieu opéra
subitement dans la langue primitive des changemens analogues à ceux
que les causes naturelles y auroient amenés par la suite, si les hommes de leur propre
mouvement s’étoient dispersés en diverses colonies dans les différentes régions de la
terre ; car dans les évenemens mêmes qui sont hors de l’ordre naturel, Dieu n’agit point
contre la nature, parce qu’il ne peut agir contre ses idées éternelles & immuables,
qui sont les archetyptes de toutes les natures. Cependant ceci même donne lieu à une
objection qui mérite d’être examinée : la voici.
Que le Créateur ait inspiré d’abord au premier homme & à sa compagne la premiere de
toutes les langues pour servir de lien & d’instrument à la société
qu’il lui avoit plu d’établir entr’eux ; que l’éducation secondée par la curiosité
naturelle & par la pente que les hommes ont à l’imitation, ait fait passer cette langue primitive de générations en générations, & qu’ainsi elle ait
entretenu, tant qu’elle a subsisté seule, la liaison originelle entre tous les
descendans
Que les hommes ensuite, trop épris des douceurs de cette société, aient voulu éluder l’intention & les ordres du Créateur qui les destinoit à peupler toutes les parties de la terre ; & que pour les y contraindre Dieu ait jugé à-propos de confondre leur langage & d’en multiplier les idiomes, afin d’étendre le lien qui les tenoit trop attachés les uns aux autres ; c’est un second point également attesté, & dont l’intelligence n’a pas plus de difficulté quand on le considere à part.
Mais la réunion de ces deux faits semble donner lieu à une difficulté réelle. Si la
confusion des langues jette la division entre les hommes, n’est-elle
pas contraire à la premiere intention du Créateur & au bonheur de l’humanité ? Pour
dissiper ce qu’il y a de spécieux dans cette objection, il ne suffit pas d’envisager
seulement d’une maniere vague & indéfinie l’affection que tout homme doit à son
semblable, & dont il a le germe en soi-même : cette affection a naturellement,
c’est-à-dire par une suite nécessaire des lois que le Créateur même a établies,
différens degrés d’identité selon la différence des degrés de liaison qu’il y a entre un
homme & un autre. Comme les ondes circulaires qui se forment autour d’une pierre
jettée dans l’eau, sont d’autant moins sensibles qu’elles s’éloignent plus du centre de
l’ondulation, ainsi plus les rapports de liaison entre les hommes sont affoiblis par
l’éloignement des tems, des lieux, des générations, des intérêts quelconques, moins il y
a de vivacité dans les sentimens respectifs de la bienveillance naturelle qui subsiste
pourtant toûjours, même dans le glus grand éloignement. Mais loin d’être contraire à
cette propagation proportionelle de bienveillance, la multiplication des langues est en quelque maniere dans la même proportion, & adaptée pour ainsi
dire aux vûes de la charité universelle : si l’on en met les degrés en parallele avec
les différences du langage, plus il y aura d’exactitude dans la comparaison, plus on se
convaincra que l’un est la juste mesure de l’autre ; ce qui va devenir plus sensible
dans l’article suivant.
Article III. Analyse & comparaison des langues.
Toutes les langues ont un même but, qui est l’énonciation des pensées.
Pour y parvenir, toutes employent le même instrument, qui est la voix : c’est comme
l’esprit & le corps du langage ; or il en est, jusqu’à un certain point, des langues ainsi considérées, comme des hommes qui les parlent.
Toutes les ames humaines, si l’on en croit l’école cartésienne, sont absolument de même
espece, de même nature ; elles ont les mêmes facultés au même degré, le germe des mêmes
talens, du même esprit, du même génie, & elles n’ont entr’elles que des différences
numériques & individuelles : les différences qu’on y apperçoit dans la suite
tiennent à des causes extérieures ; à l’organisation intime des corps qu’elles animent ;
aux divers tempéramens que les conjonctures y établissent ; aux occasions plus ou moins
fréquentes, plus ou moins favorables, pour exciter en elles des idées, pour les
rapprocher, les combiner, les développer ; aux préjugés plus ou moins heureux, qu’elles
reçoivent par l’éducation, les moeurs, la religion, le gouvernement politique, les
liaisons domestiques, civiles & nationales, &c.
Il en est encore à-peu-près de même des corps humains. Formés de la même matiere, si on
en considere la figure dans ses traits principaux, elle paroît, pour ainsi dire, jettée
dans le même moule : cependant il n’est peut-être pas encore arrivé qu’un seul homme ait
eû avec un autre une ressemblance de corps bien exacte. Quelque connexion physique
Distinguons pareillement dans les langues l’esprit & le corps,
l’objet commun qu’elles se proposent, & l’instrument universel dont elles se servent
pour l’exprimer, en un mot, les pensées & les sons articulés de la voix, nous y
démêlerons ce qu’elles ont nécessairement de commun, & ce qu’elles ont de propre
sous chacun de ces deux points de vûe, & nous nous mettrons en état d’établir des
principes raisonnables sur la génération des langues, sur leur
mélange, leur affinité & leur mérite respectif.
§. I. L’esprit humain, je l’ai déja dit ailleurs (Voyez Grammaire & Inversion), vient à bout de distinguer des parties dans sa pensée, toute
indivisible qu’elle est, en séparant, par le secours de l’abstraction, les différentes
idées qui en constituent l’objet, & les diverses relations qu’elles ont entre elles
à cause du rapport qu’elles ont toutes à la pensée indivisible dans laquelle on les
envisage. Cette analyse, dont les principes tiennent à la nature de l’esprit humain, qui
est la même par-tout, doit montrer par-tout les mêmes résultats, ou du moins des
résultats semblables, faire envisager les idées de la même maniere, & établir dans
les mois la même classification.
Ainsi il y a dans toutes les langues formées, des mots destinés à
exprimer les êtres, soit réels, soit abstraits, dont les idées peuvent être les objets
de nos pensées, & des mots pour désigner les relations générales des êtres dont on
parle. Les mots du premier genre sont indéclinables, c’est-à-dire, susceptibles de
diverses inflexions relatives aux vûes de l’analyse, qui peut envisager les mêmes êtres
sous divers aspects, dans diverses circonstances. Les mots du second genre sont
indéclinables, parce qu’ils présentent toujours la même idée sous le même aspect.
Les mots déclinables ont par-tout une signification définie, ou une signification indéfinie. Ceux de la premiere classe présentent à l’esprit des êtres déterminés, & il y en a deux especes ; les noms, qui déterminent les êtres par l’idée de la nature ; les pronoms, qui les déterminent par l’idée d’une relation personnelle. Ceux de la seconde classe présentent à l’esprit des êtres indéterminés, & il y en a aussi deux especes ; les adjectifs, qui les désignent par l’idée précise d’une qualité ou d’un relation particuliere, communiquable à plusieurs natures, dont elle est une partie, soit essentielle, soit accidentelle ; & les verbes, qui les désignent par l’idée précise de l’existance intellectuelle sous un attribut également communiquable à plusieurs natures.
Les mots indéclinables se divisent universellement en trois especes, qui sont les
prépositions, les adverbes & les conjonctions : les prépositions, pour Voyez Mot
& toutes les especes.
Je ne parle point ici des interjections, parce que cette espece de mot ne sert point à
l’énonciation des pensées de l’esprit, mais à l’indication des sentimens de l’ame ; que
les interjections ne sont point des instrumens arbitraires de l’art de parler, mais des
signes naturels de sensibilité, antérieurs à tout ce qui est arbitraire, & si peu
dépendans de l’art de parler & des langues, qu’ils ne manquent pas
même aux muets de naissance.
Pour ce qui est des relations qui naissent entre les idées partielles, du rapport
général qu’elles ont toutes à une même pensée indivisible ; ces relations, dis je,
supposent un ordre fixe entre leurs termes : la priorité est propre au terme
antécédent ; la posteriorité est essentielle au terme conséquent : d’où il suit qu’entre
les idées partielles d’une même pensée, il y a une succession fondée sur leurs relations
résultantes du rapport qu’elles ont toutes à cette pensée. Voyez Inversion. Je donne à cette succession le nom d’ordre
analytique, parce qu’elle est tout à la fois le résultat de l’analyse de la
pensée, & le fondement de l’analyse du discours, en quelque langue
qu’il soit énoncé.
La parole en effet doit être l’image sensible de la pensée, tout le monde en convient ;
mais toute image sensible suppose dans son original des parties, un ordre & une
proportion entre ces parties : ainsi il n’y a que l’analyse de la pensée qui puisse être
l’objet naturel & immédiat de l’image sensible que la parole doit produire dans
toutes les langues ; & il n’y a que l’ordre analytique qui puisse
régler l’ordre & la proportion de cette image successive & fugitive. Cette regle
est sûre, parce qu’elle est immuable, comme la nature même de l’esprit humain, qui en
est la source & le principe. Son influence sur toutes les langues
est aussi nécessaire qu’universelle : sans ce prototype original & invariable, il ne
pourroit y avoir aucune communication entre les hommes des différens âges du monde,
entre les peuples des diverses régions de la terre, pas même entre deux individus
quelconques, parce qu’ils n’auroient pas un terme immuable de comparaison pour y
rapporter leurs procédés respectifs.
Mais au moyen de ce terme commun de comparaison, la communication est établie
généralement par-tout, avec les seules difficultés qui naissent des différentes manieres
de peindre le même objet. Les hommes qui parlent une même langue
s’entendent entr’eux, parce qu’ils peignent le même original, sous le même aspect, avec
les mêmes couleurs. Deux peuples voisins, comme les François & les Italiens, qui
avec des mots différens suivent à peu-prés une même construction, parviennent aisément à
entendre la langue les uns des autres, parce que les uns & les
autres peignent encore le même original, & à-peu près dans la même attitude,
quoiqu’avec des couleurs différentes. Deux peuples plus éloignés, dont les mots & la
construction different entierement, comme les François, par exemple, & les Latins,
peuvent encore s’entendre réciproquement, quoique peut-être avec un peu plus de
difficulté ; c’est toujours la même raison ; les uns & les autres peignent le même
objet original, mais dessiné & colorié diversement.
L’ordre analytique est donc le lien universel de la communicabilité de toutes les langues & du commerce de pensées, qui est l’ame de la société :
c’est donc le terme où il faut réduire toutes les phrases d’une langue
étrangere dans l’intelligence de laquelle on vout faire article
Méthode) pour la langue latine, qui est le premier
objet des études publiques & ordinaires de l’Europe ; & cette méthode, à cause
de l’universalité du principe, peut être appliquée avec un pareil succès à toutes les
langues étrangeres, mortes ou vivantes, que l’on se propose
d’étudier ou d’enseigner.
Voilà donc ce qui se trouve universellement dans l’esprit de toutes les langues ; la succession analytique des idées partielles qui constituent une même
pensée, & les mêmes especes de mots pour représenter les idées partielles envisagées
sous les mêmes aspects. Mais elles admettent toutes, sur ces deux objets généraux, des
différences qui tiennent au génie des peuples qui les parlent, & qui sont
elles-mêmes tout à la fois les principaux caracteres du génie de ces langues, & les principales sources des difficultés qu’il y a à traduire
exactement de l’une en l’autre.
1°. Par rapport à l’ordre analytique, il y a deux moyens par lesquels il peut être
rendu sensible dans l’énonciation vocale de la pensée. Le premier, c’est de ranger les
mots dans l’élocution selon le même ordre qui résulte de la succession analytique des
idées partielles : le second, c’est de donner aux mots déclinables des inflexions ou des
terminaisons relatives à l’ordre analytique, & d’en régler ensuite l’arrangement
dans l’élocution par d’autres principes, capables d’ajoûter quelque perfection à l’art
de la parole. De-là la division la plus universelle des langues en
deux especes générales, que M. l’abbé Girard (Princ. disc. I. tom. j.
pag. 23.) appelle analogues & transpositives, & auxquelles je conserverai les mêmes noms, parce qu’ils me
paroissent en caractériser très-bien le génie distinctif.
Les langues analogues sont celles dont la syntaxe est soumise à
l’ordre analytique, parce que la succession des mots dans le discours y suit la
gradation analytique des idées ; la marche de ces langues est
effectivement analogue & en quelque sorte parallele à celle de l’esprit même, dont
elle suit pas à pas les opérations.
Les langues transpositives sont celles qui dans l’élocution donnent
aux mots des terminaisons relatives à l’ordre analytique, & qui acquierent ainsi le
droit de leur faire suivre dans le discours une marche libre & tout-à-fait
indépendante de la succession naturelle des idées. Le françois, l’italien, l’espagnol,
&c. sont des langues analogues ; le grec, le
latin, l’allemand, &c. sont des langues
transpositives.
Au reste, cette premiere distinction des langues ne porte pas sur des
caracteres exclusifs ; elle n’indique que la maniere de procéder la plus ordinaire : car
les langues analogues ne laissent pas d’admettre quelques inversions
légeres & faciles à ramener à l’ordre naturel, comme les transpositives reglent
quelquefois leur marche sur la succession analytique, ou s’en rapprochent plus ou moins.
Assez communément le besoin de la clarté, qui est la qualité la plus essentielle de
toute énonciation, l’emporte sur le génie des langues analogues &
les détourne de la voie analytique dès qu’elle cesse d’être la plus lumineuse : les langues transpositives au contraire y ramènent leurs procédés,
quelquefois dans la même vûe, & d’autres fois pour suivre ou les impressions du
goût, ou les lois de l’harmonie. Mais dans les unes & dans les autres, les mots
portent l’empreinte du langues transpositives, afin de pouvoir se prêter à toutes les inversions
usuelles sans faire disparoître les traits fondamentaux de la succession analytique.
Dans les langues analogues, ces mêmes especes de mots ne se déclinent
point, parce qu’ils doivent toujours se succéder dans l’ordre analytique, ou s’en
écarter si peu, qu’il est toujours reconnoissable.
La langue allemande est transpositive, & elle a la déclinaison ;
cependant la marche n’en est pas libre, comme elle paroît l’avoir été en grec & en
latin, où chacun en décidoit d’après son oreille ou son goût particulier : ici l’usage a
fixé toutes les constructions. Dans une proposition simple & absolue, la
construction usuelle suit l’ordre analytique ; die creaturen aussern ihre
thatlichkeit entweder durch bewegung, oder durch gedancken (les créatures
démontrent leur activité soit par mouvement, soit par pensée). Il y a seulement quelques
occurrences où l’on abandonne l’ordre analytique pour donner à la phrase plus d’énergie
ou de clarté. C’est pour la même cause que dans les propositions incidentes, le verbe
est toujours à la fin ; das wesen welches in uns dencket (l’être qui
dans nous pense) ; unter denen digen die moeglich sind (entre les
choses qui possibles sont). Il en est de même de toutes les autres inversions usitées en
allemand ; elles y sont déterminées par l’usage, & ce seroit un barbarisme que d’y
substituer une autre sorte d’inversion, ou même la construction analytique.
Cette observation, qui d’abord a pû paroître un hors-d’oeuvre, donne lieu à une
conséquence générale ; c’est que, par rapport à la construction des mots, les langues transpositives peuvent se soudiviser en deux classes. Les langues transpositives de la premiere classe sont libres, parce que la construction de la phrase dépend, à peu de chose près, du
choix de celui qui parle, de son oreille, de son goût particulier, qui peut varier pour
la même énonciation, selon la diversité des circonstances où elle a lieu ; & telle
est la langue latine. Les langues transpositives de
la seconde classe sont uniformes, parce que la construction de la
phrase y est constamment reglée par l’usage, qui n’a rien abandonné à la décision du
goût ou de l’oreille ; & telle est la langue allemande.
Ce que j’ai remarqué sur la premiere division est encore applicable à la seconde.
Quoique les caracteres distinctifs qu’on y assigne soient suffisans pour déterminer les
deux classes, on ne laisse pas de trouver quelquefois dans l’une quelques traits qui
tiennent du génie de l’autre : les langues transpositives libres
peuvent avoir certaines constructions fixées invariablement, & les uniformes peuvent
dans quelques occasions régler leur marche arbitrairement.
Il se présente ici une question assez naturelle. L’ordre analytique & l’ordre
transpositif des mots supposent des vûes toutes différentes dans les langues qui les ont adoptés pour régler leur syntaxe : chacun de ces deux ordres
caractérise un génie tout différent. Mais comme il n’y a eu d’abord sur la terre qu’une
seule langue, est-il possible d’assigner de quelle espece elle étoit,
si elle étoit analogue ou transpositive ?
L’ordre analytique étant le prototype invariable des deux especes générales de langues, & le fondement unique de leur communicabilité respective,
il paroît assez naturel que la premiere langue s’y soit attachée
scrupuleusement, & qu’elle y ait assujetti la succession des mots, plûtôt que
d’avoir imaginé des définences relatives à cet ordre, afin de l’abandonner
La langue hébraïque, la plus ancienne de toutes celles que nous
connoissons par des monumens venus jusqu’à nous, & qui par-là semble tenir de plus
près à la langue primitive, est astreinte à une marche analogue ;
& c’est un argument qu’auroient pû faire valoir ceux qui pensent que c’est l’hébreu
même qui est la langue primitive. Ce n’est pas que je croye qu’on
puisse établir sur cela rien de positif ; mais si cette remarque n’est pas assez forte
pour terminer la question, elle prouve du-moins que la construction analytique, suivie
dans la langue. la plus ancienne dont nous ayons connoissance, peut
bien avoir été la construction usuclle de la premiere de toutes les langues, conformément à ce qui nous est indiqué par la raison même.
D’où il suit que les langues modernes de l’Europe qui ont adopté la
construction analytique, tiennent à la langue primitive de bien plus
près que n’y tenoient le grec & le latin, quoiqu’elles en soient beaucoup plus
éloignées par les tems. M. Bullet, dans son grand & savant ouvrage sur la langue celtique, trouve bien des rapports entre cette langue & les orientales, notamment l’hébreu. D. le Pelletier nous montre de
pareilles analogies dans son dictionnaire bas-Breton, dont nous devons l’édition &
la préface aux soins de D. Taillandier ; & toutes ces analogies sont purement
matérielles, & consistent dans un grand nombre de racines communes aux deux langues. Mais d’autre part, M. de Grandval, conseiller au conseil
d’Artois, de la soc. litt. d’Arras, dans son discours historique sur
l’origine de la langue françoise (voyez le II.
vol. du mercure de Juin, & le vol. de Juillet 1757.) me
semble avoir prouvé très bien que notre françois n’est rien autre chose que le gaulois
des vieux Druïdes, insensiblement déguisé par toutes les métamorphoses qu’amenent
nécessairement la succession des siecles & le concours des circonstances qui varient
sans cesse. Mais ce gaulois étoit certainement, ou le celtique tout pur, ou un dialecte
du celtique ; & il faut en dire autant de l’idiome des anciens Espagnols, de celui
d’Albion, qui est aujourd’hui la grande-Bretagne, & peut-être de bien d’autres ?
Voilà donc notre langue moderne, l’espagnol & l’anglois, liés par
le celtique avec l’hébreu ; & cette liaison, confirmée par la construction analogue
qui caractérise toutes ces langues, est, à mon gré, un indice bien
plus sûr de leur filiation, que toutes les étymologies imaginables qui les rapportent à
des langues transposititives : car c’est sur-tout dans la syntaxe que
consiste le génie principal & indestructible de tous les idiomes.
La langue italienne, qui est analogue, & que l’on parle
aujourd’hui dans un pays où l’on parloit, il y a quelques siecles, une langue transpositive, savoir le latin, peut faire naître ici une objection
contre la principale preuve de M. de Grandval, qui juge que la langue
d’une nation doit toujours subsister, du moins quant au sonds, & qu’on ne doit point
admettre d’argumens négatifs en pareil cas, sur-tout quand la nation est grande, &
qu’elle n’a jamais essuyé de transmigrations ; & l’histoire ne paroît pas nous
apprendre que les Italiens ayent jamais envoyé des colonies assez considérables pour
dépeupler leur patrie.
Mais la translation du siege de l’empire romain Gaule cis-alpine. Ainsi la
langue italienne moderne est encore entée sur le même fonds que la
nôtre ; mais, avec cette différence, que ce fonds nous est naturel, & qu’il n’a subi
entre nos mains que les changemens nécessairement amenés par la succession ordinaire des
tems & des conjectures ; au lieu que c’est en Italie un fonds étranger, & qui
n’y fut introduit dans son origine que par des causes extraordinaires & violentes.
La chose est si peu possible autrement, que, supposé la construction analogue usitée
dans la langue primitive, il n’est plus possible d’expliquer l’origine
des langues transpositives, sans remonter jusqu’à la division
miraculeuse arrivée à Babel : & cette remarque, développée autant qu’elle peut
l’être, peut être mise parmi les motifs de crédibilité qui établissent la certitude de
ce miracle.
2°. Pour ce qui concerne les différentes especes de mots, une même idée spécifique les
caracterise dans toutes les langues, parce que cette idée est le
résultat nécessaire de l’analyse de sa pensée, qui est nécessairement la même par-tout :
mais, dans le détail des individus, on rencontre des différences qui sont les suites
nécessaires des circonstances où se sont trouvés les peuples qui parlent ces langues ; & ces différences constituent un second caractere
distinctif du génie des langues.
Un premier point, en quoi elles different à cet egard, c’est que certaines idées ne
sont exprimées par aucun terme dans une langue, quoiqu’elles ayent
dans une autre des signes propres & très énergiques. C’est que la nation qui parle
une de ces langues, ne s’est point trouvée dans les conjectures
propres à y faire naître ces idées, dont l’autre nation au contraire a eu occasion
d’acquérir la connoissance. Combien de termes, par exemple, de la tactique des anciens,
soit grecs, soit romains, que nous ne pouvons rendre dans la nôtre, parce que nous
ignorons leurs usages ? Nous y suppléons de notre mieux par des descriptions toujours
imparfaites, où, si nous voulons énoncer ces idées par un terme, nous le prenons
matériellement dans la langue ancienne dont il s’agit, en y attachant
les notions incomplettes que nous en avons. Combien au contraire n’avons-nous pas de
termes aujourd’hui dans notre langue, qu’il ne seroit pas possible de
rendre ni en grec, ni en latin, parce que nos idées modernes n’y étoient point connues ?
Nos progrès prodigieux dans les sciences de raisonnemens, Calcul, Géométrie, Méchanique,
Astronomie, Métaphysique, Physique expérimentale, Histoire naturelle, &c. ont mis dans nos idiomes modernes une richesse d’expressions, dont les
anciens idiomes ne pouvoient pas même avoir l’ombre. Ajoutez y nos termes de Verrerie,
de Vénerie, de Marine, de Commerce, de guerre, de modes, de religion, &c. & voilà une source prodigieuse de différences entre les langues modernes & les anciennes.
Une seconde différence des langues, par rapport aux diverses especes
de mots, vient de la tournure les parties d’oraison, le nom, le pronom, l’adjectif, le
verbe, la préposition, l’adverbe, la conjonction, & l’interjection : & c’est la
différence des points de vue accessoires, dont chaque idée spécifique est susceptible,
qui sert de fondement à la sous-division d’une partie d’oraison en ses especes
subalternes ; par exemple, des noms en substantifs & abstractifs, en propres &
appellatifs, &c.
Voyez Nom. Par l’idée individuelle de la signification des mots, j’entens
l’idée singuliere qui caracterise le sens propre de chaque mot, & qui le distingue
de tous les autres mots de la même espece, parce qu’elle ne peut convenir qu’à un seul
mot de la même espece. Ainsi c’est à la différence de ces idées singulieres que tient
celle des individus de chaque partie d’oraison, on de chaque espece subalterne de
chacune des parties d’oraison : & c’est de la différence des idées accessoires dont
chaque idée individuelle est susceptible, que dépend la différence des mots de la même
espece que l’on appelle synonymes ; par exemple, en françois, des
noms, pauvreté, indigence, disette, besoin, nécessité ; des adjectifs,
malin, mauvais, mechant, malicieux ; des verbes, secourir, aider, assister, &c. Voyez sur tous ces mots les
synonymes françois de M. l’Abbé Girard ; & sur la théorie générale des synonymes, l’article
Synonymes. On sent bien que dans chaque idée individuelle, il faut
distinguer l’idée principale & l’idée accessoire : l’idée principale peut être
commune à plusieurs mots de la même espece, qui different alors par les idées
accessoires. Or c’est justement ici que se trouve une seconde source de différences
entre les mots des diverses langues. Il y a telle idée principale qui
entre dans l’idée individuelle de deux mots de même espece, appartenans à deux langues différentes, sans que ces deux mots soient exactement synonymes
l’un de l’autre : dans l’une de ces deux langues, cette idée
principale peut constituer seule l’idée individuelle, & recevoir dans l’autre
quelque idée accessoire ; ou bien, s’allier d’une part avec une idée accessoire, &
de l’autre, avec une autre toute différente. L’adjectif vacuus, par
exemple, a dans le latin une signification très-générale, qui étoit ensuite déterminée
par les différentes applications que l’on en faisoit : notre françois n’a aucun adjectif
qui en soit le correspondant exact ; les divers adjectifs, dont nous nous servons pour
rendre le vacuus des latins, ajoutent à l’idée générale, qui en
constitue le sens individuel, quelques idées accessoires qui supposoient dans la langue latine des applications particulieres & des complémens,
ajoutez : Gladius vagin i vacuus, une épée nue ; vagina
ense vacua, un fourreau vuide ; vacuus animus, un esprit libre,
&c.
Voyez Hypallage. Cette seconde différence des langues est un
des grands obstacles que l’on rencontre dans la traduction, & l’un des plus
difficiles à surmonter sans altérer en quelque chose le texte original. C’est aussi ce
qui est cause que jusqu’ici l’on a si peu réussi à nous donner de bons dictionnaires,
soit pour les langues mortes, soit pour les langues
vivantes : on Voyez Dictionnaire.
§. Il. Si les langues ont des propriétés communes & des
caracteres différenciels, fondés sur la maniere dont elles envisagent la pensée qu’elles
se proposent d’exprimer ; on trouve de même, dans l’usage qu’elles font de la voix, des
procédés communs à tous les idiomes, & d’autres qui achevent de caractériser le
génie propre de chacun d’eux. Ainsi comme les langues different par la
maniere de dessiner l’original commun qu’elles ont à peindre, qui est la pensée, elles
different aussi par le choix, le mélange de le ton des couleurs qu’elles peuvent
employer, qui sont les sons articulés de la voix. Jettons encore un coup-d’oeil sur les
langues considérées sous ce double point de vue, de ressemblance
& de différence dans le matériel des sons. Des mémoires M. S. de
M. le président de Brosses nous fourniront ici les principaux secours.
1°. Un premier ordre de mots que l’on peut regarder comme naturels, puisqu’ils se
retrouvent au moins à peu près les mêmes dans toutes es langues, &
qu’ils ont dû entrer dans le systeme de la langue primitive, ce sont
les interjections, effets nécessaires de la relation établie par la nature entre
certaines affections de l’ame & certaines parties organiques de la voix. Voyez Interjection. Ce sont les premiers mots, les plus anciens, les plus
originaux de la langue primitive ; ils sont invariables au milieu des
variations perpétuelles des langues, parce qu’en conséquence de la
conformation humaine, ils ont, avec l’affection intérieure dont ils sont l’expression,
une liaison physique, nécessaire & industructible. On peut aux interjections
joindre, dans le même rang, les accens, espece de chant joint à la parole, qui en reçoit
une vie & une activité plus grandes ; ce qui est bien marqué par le nom latin accentus, que nous n’avons fait que franciser. Les accens sont
effectivement l’ame des mots, ou plutot ils sont au discours ce que le coup d’archet
& l’expression sont à la musique ; ils en marquent l’esprit, ils lui donnent le
goût, c’est à dire l’air de conformité avec la vérité ; & c’est sans doute ce qui a
porté les Hébreux à leur donner un nom qui signifie goût, saveur. Ils
sont le fondement de toute déclamation orale, & l’on sait assez combien ils donnent
de supériorité au discours prononcé sur le discours écrit. Car tandis que la parole
peint les objets, l’accent pe nt la maniere dont celui qui parle en est affecté, ou dont
il voudroit en affecter les autres. Ils naissent de la sensibilité de l’organisation ;
& c’est pour cela qu’ils tiennent à toutes les langues, mais plus
ou moins, selon que le climat rend une nation plus ou moins suceptible, par la
conformation de ses organes, d’être fortement affectée des objets extérieurs. La langue italienne, par exemple, est plus accentuée que la nôtre ; leur
simple parole, ainsi que leur musique, a beaucoup plus de chant. C’est qu’ils sont
sujets à se passionner davantage ; la nature les a fait nature plus sensibles : les
objets extérieurs les remuent si fort, que ce n’est pas même assez de la voix pour
exprimer tout ce qu’ils sentent, ils y joignent le geste, & parlent de tout le corps
à la fois.
Un second ordre de mots, où toutes les langues
a, & l’une des articulations labiales b, p, v,
s ou m. De-là, dans toutes les langues, les
syllabes ab, pa, am, ma, sont les premieres que prononcent les
enfans : de-là viennent papa, maman, & autres qui ont rapport à
ceux-ci ; & il y a apparence que les enfans formeroient d’eux-mêmes ces sons dès
qu’ils seroient en état d’articuler, si les nourrices, prévenant une expérience
très-curieuse à faire, ne les leur apprenoient d’avance ; ou plutôt les enfans ont été
les premiers à les bégayer, & les parens, empressés de lier avec eux un commerce
d’amour, les ont répétés avec complaisance, & les ont établis dans toutes les langues même les plus anciennes. On les y retrouve en effet, avec le
même sens, mais défigurés par les terminaisons que le génie propre de chaque idiome y a
ajoutées, & de maniere que les idiomes les plus anciens les ont conservés dans un
état ou plus naturel, ou plus approchant de la nature. En hébreu ab,
en chaldéen abba, en grec pater, en françois papa
& pere, dans les îles Antilles baba, chez les
Hottentots bo ; par-tout c’est la même idée marquée par l’articulation
labiale. Pareillement en langue égyptienne am, ama,
en langue syrienne aminis, répondent exactement au
latin parens (pere ou mere). De là mamma (mamelle), les mots françois maman, mere, &c. Ammon, dieu des Egyptiens, c’est le soleil, ainsi nommé comme pere de la
nature ; les figures & les statues érigées en l’honneur du soleil étoient nommées
ammanim ; & les hiéroglyphes sacrés dont se servoient les
prêtres, lettres ammonéennes. Le culte du soleil, adopté par presque
tous les peuples orientaux, y a consacré le mot radical am, prononcé,
suivant les différens dialectes, ammon, oman, omin, iman, &c. Iman chez les Orientaux signifie Dieu ou Etre sacré, les Turcs l’emploient aujourd’hui dans le sens de sacerdos ; & ar-iman chez les anciens Perses veut dire Deus fortis.
« Les mots
abba, oubaba, oupapa, & celui demama, qui des ancienneslanguesd’Orient semblent avoir passé avec de légers changemens dans la plûpart de celles de l’Europe, sont communs, dit M. de la Condamine dans sa relation de la riviere des Amazones, à un grand nombre de nations d’Amérique, dont le langage est d’ailleurs très différent. Si l’on regarde ces mots comme les premiers sons que les enfans peuvent articuler, & par conséquent comme ceux qui ont dû par tout pays être adoptés préférablement par les parens qui les entendoient prononcer, pour les faire servir de signes aux idées depere& demere; il restera à savoir pourquoi dans toutes leslanguesd’Amérique où ces mots se rencontrent, leur signification s’est conservée sans se croiser ; par quel hasard, dans lalangueomogua, par exemple, au centre du continent, ou dans quelque autre pareille, où les mots depapa& demamasont en usage, il n’est pas arrivé quelquefois quepapasignifiemere, &mama, pere, mais qu’on y observe constamment le contraire comme dans leslanguesd’Orient & d’Europe ».
Si c’est la nature qui dicte aux enfans ces premiers mots, c’est elle aussi qui y fait
attacher invariablement les mêmes idées, & l’on peut puiser dans son sein la raison
de l’un de ces phénomenes comme celle de l’autre. La grande mobilité des lèvres est la
cause qui fait naitre les ma est antérieure à ba,
parce que l’articulation m suppose moins de force dans l’explosion,
& que les levres n’y ont qu’un mouvement foible & lent, qui est cause qu’une
partie de la matiere du son réflue par le nez. Mama est donc antérieur
à papa dans l’ordre de la génération, & il ne reste plus qu’à
décider lequel des deux, du pere ou de la mere, est le premier objet de l’attention
& de l’appellation des enfans, lequel des deux est le plus attaché à leur personne,
lequel est le plus utile & le plus nécessaire à leur subsistance, lequel leur
prodigue plus de caresses & leur donne le plus de soins : & il sera facile de
conclure pourquoi le sens des deux mots mama & papa est incommutable dans toutes les langues. Si apa & ama, dans la langue égyptienne,
signifient indistinctement ou le pere ou la mere, ou
tous les deux ; c’est l’effet de quelque cause étrangere à la nature, une suite
peut-être des moeurs exemplaires de ce peuple reconnu pour la source & le modele de
toute sagesse, ou l’ouvrage de la réflexion & de l’art qui est presque aussi ancien
que la nature, quoiqu’il se perfectionne lentement. Remarquez que d’après le principe
que l’on pose ici, il est naturel de conclure que les diverses parties de l’organe de la
parole ne concourront à la nomination des objets extérieurs que dans l’ordre de leur
mobilité : la langue ne sera mise en jeu qu’après les levres ; elle
donnera d’abord les articulations qu’elle produit par le mouvement de sa pointe, &
ensuite celles qui dépendent de l’action de la racine, &c.
L’Anatomie n’a donc qu’à fixer l’ordre généalogique des sons & des articulations,
& la Philosophie l’ordre des objets par rapport à nos besoins ; leurs travaux
combinés donneront le dictionnaire des mots les plus naturels, les plus nécessaires à la
langues primitive, & les plus universels aujourd’hui nonobstant
la diversité des idiomes.
Il est une troisieme classe de mots qui doivent avoir, & qui ont en effet dans
toutes les langues les mêmes racines, parce qu’ils sont encore
l’ouvrage de la nature, & qu’ils appartiennent à la nomenclature primitive. Ce sont
ceux que nous devons à l’onomatopée, & qui ne sont que des noms imitatifs en quelque
point des objets nommés. Je dis que c’est la nature qui les suggere ; & la preuve en
est, que le mouvement naturel & général dans tous les enfans, est de désigner
d’eux-mêmes les choses bruyantes, par l’imitation du bruit qu’elles font. Ils leur
laisseroient sans doute à jamais ces noms primitifs & naturels, si l’instruction
& l’exemple, venant ensuite à déguiser la nature & à la rectifier, ou peut-être
à la dépraver, ne leur suggéroient les appellations arbitraires, substituées aux
naturelles par les décisions raisonnées, ou, si l’on veut, capricieuses de l’usage. Voyez Onomatopée.
Enfin il y a, sinon dans toutes les langues, du-moins dans la
plûpart, une certaine quantité de mots entés sur les mêmes racines, & destinés ou à
la même signification, ou à des significations analogues, quoique ces racines n’ayent
aucun fondement du-moins apparent dans la nature. Ces mots ont passé d’une langue dans une autre, d’abord comme d’une langue primitive
dans l’un de ses dialectes, qui par la succession des tems les a transmis à d’autres
idiomes qui en étoient issus ; ou bien cette transmission s’est faite par un simple
emprunt, tel que nous en voyons une infinité d’exemples dans nos langues modernes ; & cette transmission universelle suppose en ce cas que
les objets nommés sont d’une nécessité générale : le sac que l’on trouve dans toutes les langues, doit être de cette espece.
2°. Nonobstant la réunion de tant de causes générales, dont la nature semble avoir
préparé le concours pour amener tous les hommes à ne parler qu’une langue, & dont l’influence est sensible dans la multitude des racines
communes à tous les idiomes qui divisent le genre humain ; il existe tant d’autres
causes particulieres, également naturelles, & dont l’impression est également
irrésistible, qu’elles ont introduit invinciblement dans les langues
des différences matérielles, dont il seroit peut-être encore plus utile de découvrir la
véritable origine, qu’il n’est difficile de l’assigner avec certitude.
Le climat, l’air, les lieux, les eaux, le genre de vie & de nourriture produisent
des variétés considérables dans la fine structure de l’organisation. Ces causes donnent
plus de force à certaines parties du corps, ou en affoiblissent d’autres. Ces variétés
qui échapperoient à l’Anatomie, peuvent être facilement remarquées par un philosophe
observateur, dans les organes qui servent à la parole ; il n’y a qu’à prendre garde
quels sont ceux dont chaque peuple fait le plus d’usage dans les mots de sa langue, & de quelle maniere il les emploie. On remarquera ainsi que
l’hottentot a le fond de la gorge, & l’anglois l’extrémité des levres doués d’une
très-grande activité. Ces petites remarques sur les variétés de la structure humaine
peuvent quelquefois conduire à de plus importantes. L’habitude d’un peuple d’employer
certains sons par préférence, ou de fléchir certains organes plutôt que d’autres, peut
souvent être un bon indice du climat & du caractere de la nation qui en beaucoup de
choses est déterminé par le climat, comme le génie de la langue l’est
par le caractere de la nation.
L’usage habituel des articulations rudes désigne un peuple sauvage & non policé.
Les articulations liquides sont, dans la nation qui les emploie fréquemment, une marque
de noblesse & de délicatesse, tant dans les organes que dans le goût. On peut avec
beaucoup de vraissemblance attribuer au caractere mou de la nation chinoise, assez connu
d’ailleurs, de ce qu’elle ne fait aucun usage de l’articulation rude r. La langue italienne, dont la plûpart des mots viennent par
corruption du latin, en a amolli la prononciation en vieillissant, dans la même
proportion que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des anciens Romains : mais
comme elle étoit près de la source où elle a puisé, elle est encore des langues modernes qui y ont puisé avec elle, celle qui a conservé le plus
d’affinité avec l’ancienne, du moins sous cet aspect.
La langue latine est franche, ayant des voyelles pures & nettes,
& n’ayant que peu de diphtongues. Si cette constitution de la langue latine en rend le génie semblable à celui des Romains, c’est à-dire
propre aux choses fermes & mâles ; elle l’est d’un autre côté beaucoup moins que la
grecque, & même moins que la nôtre, aux choses qui ne demandent que de l’agrément
& des graces légeres.
La langue grecque est pleine de diphtongues qui en rendent la
prononciation plus allongée, plus sonore, plus gazouillée. La langue
françoise pleine de diphtongues & de lettres mouillées, approche davantage en cette
partie de la prononciation du grec que du latin.
La réunion de plusieurs mots en un seul, ou l’usage fréquent des adjectifs composés, marque dans une nation beaucoup de profondeur, une appréhension vive, une humeur impatiente, & de fortes idées : tels sont les Grecs, les Anglois, les Allemans.
On remarque dans l’espagnol que les mots y sont
C’étoit d’après de pareilles observations, ou du moins d’après l’impression qui résulte
de la différence matérielle des mots dans chaque langue, que
l’empereur Charles Quint disoit qu’il parleroit françois à un ami,
francese ad un amico ; allemand à son cheval, tedesco al suo cavallo ;
italien à sa maîtresse, italiano alla sua signora ; espagnol à Dieu, spagnuolo à Dio ; & anglois aux oiseaux,
inglese à gli uccelli.
§. III. Ce que nous venons d’observer sur les convenances & les différences, tant
intellectuelles que matérielles, des divers idiomes qui bigarrent, si je puis parler
ainsi, le langage des hommes, nous met en état de discuter les opinions les plus
généralement reçues sur les langues. Il en est deux dont la discussion
peut encore fournir des réflexions d’autant plus utiles qu’elles seront générales ; la
premiere concerne la génération successive des langues ; la seconde
regarde leur mérite respectif.
1°. Rien de plus ordinaire que d’entendre parler de Langue
mere, terme, dit M. l’abbé Girard, (
« dont le vulgaire se sert, sans être bien instruit de ce qu’il doit entendre par ce mot, & dont les vrais savans ont peine à donner une explication qui débrouille l’idée informe de ceux qui en font usage. Il est de coutume de supposer qu’il y a des
langues-meres parmi celles qui subsistent ; & de demander quelles elles sont ; à quoi on n’hésite pas de répondre d’un ton assuré que c’est l’hébreu, le grec & le latin. Par conjecture ou par grace, on défere encore cet honneur à l’allemand ».
Quelles sont les preuves de ceux qui ne veulent pas convenir que le préjugé seul ait
décidé leur opinion sur ce point ? Ils n’alleguent d’autre titre de la filiation des langues, que l’étymologie de quelques mots, & les victoires ou
établissement du peuple qui parloit la langue matrice, dans le pays ou
l’on fait usage de la langue prétendue dérivée. C’est ainsi que l’on
donne pour fille à la langue latine, l’espagnole, l’italienne & la
françoise : an ignoras, dit Jul. Cés. Scaliger, linguam gallicam, & italicam, & hispanicam linguae latinae abortum
esse ? Le P. Bouhours qui pensoit la même chose, fait (II. entretien
d’Ariste & d’Eug. trois soeurs de ces trois langues, qu’il
caractérise ainsi.
« Il me semble que la
langueespagnole est une orgueilleuse qui le porte haut, qui se pique de grandeur, qui aime le faste & l’excès en toutes choses. La langue italienne est une coquette, toujours parée & toujours fardée, qui ne cherche qu’à plaire, & qui se plaît beaucoup à la bagatelle. Lalanguefrançoise est une prude, mais une prude agréable qui, toute sage & toute modeste qu’elle est, n’a rien de rude ni de farouche ».
Les caracteres distinctifs du génie de chacune de ces trois langues
sont bien rendus dans cette alégogorie : mais je crois qu’elle peche, en ce qu’elle
considere ces trois langues comme des soeurs, filles de la langue latine.
« Quand on observe, dit encore M. l’abbé Girard (
ibid. pag. 27.), le prodigieux éloignement qu’il y a du génie de ceslanguesà celui du latin ; quand on fait attention que l’étymologie précede seulement les emprunts & non l’origine ; quand on sait que les peuples subjugués avoient leurs langues… Lorsqu’enfin on voit aujourd’hui de ses propres yeux ceslanguesvivantes ornées d’un article, qu’elles n’ont pu prendre de la latine où il n’y en eut jamais, & diamétralement opposées aux constructions transpositives & aux inflexions des cas ordinaires à celle-ci : on ne sauroit, à cause de quelques mots empruntés, dire qu’elles en sont les filles, ou il faudroit leur donner plus d’une mere. La grecque prétendroit à cet honneur ; & une infinité de mots qui ne viennent ni dugrec ni du latin, revendiqueroient cette gloire pour une autre. J’avoue bien qu’elles en ont tiré une grande partie de leurs richesses ; mais je nie qu’elles lui soient redevables de leur naissance. Ce n’est pas aux emprunts ni aux étymologies qu’il faut s’arrêter pour connoître l’origine & la parenté des langues: c’est à leur génie, en suivant pas-à-pas leurs progrès & leurs changemens. La fortune des nouveaux mots, & la facilité avec laquelle ceux d’unelanguepassent dans l’autre, sur-tout quand les peuples se mêlent, donneront toujours le change sur ce sujet ; au lieu que le génie indépendant des organes, par conséquent moins susceptibles d’altération & de changement, se maintient au milieu de l’inconstance des mots, & conserve à lalanguele véritable titre de son origine ».
Le même académicien parlant encore un peu plus bas des prétendues filles du latin, ajoûte avec autant d’élégance que de vérité :
« on ne peut regarder comme un acte de légitimation le pillage que des
languesétrangeres y ont fait, ni ses dépouilles comme un héritage maternel. S’il suffit pour l’honneur de ce rang (le rang delanguemere), de ne devoir point à d’autre sa naissance, & de montrer son établissement dès le berceau du monde ; il n’y aura plus dans notre système de la création qu’une seulelanguemere ; & qui sera assez téméraire pour oser gratifier de cette antiquité une deslanguesque nous connoissons ? Si cet avantage dépend uniquement de remonter jusqu’à la confusion de Babel ; qui produira des titres authentiques & décisifs pour constater la préférence ou l’exclusion ? Qui est capable de mettre dans une juste balance toutes leslanguesde l’univers ? à peine les plus savans en connoissent cinq ou six. Où prendre enfin des témoignages non recusables ni suspects, & des preuves bien solides, que les premiers langages qui suivirent immédiatement le deluge, furent ceux qu’ont parlé dans la suite les Juifs, les Grecs, les Romains, ou quelques-uns de ceux que parlent encore les hommes de notre siecle » ?
Voilà, si je ne me trompe, les vrais principes qui doivent nous diriger dans l’examen
de la génération des langues ; ils sont fondés dans la nature du
langage & des voies que le créateur lui-même nous a suggérées pour la manifestation
extérieure de nos pensées.
Nous avons vu plusieurs ordres de mots amenés nécessairement dans tous les idiomes par
des causes naturelles, dont l’influence est antérieure & supérieure à nos
raisonnemens, à nos conventions, à nos caprices ; nous avons remarqué qu’il peut y avoir
dans toutes les langues, ou du-moins dans plusieurs une certaine
quantité de mots analogues ou semblables, que des causes communes quoiqu’accidentelles y
auroient établis depuis la naissance de ces idiomes différens : donc l’analogie des mots
ne peut pas être une preuve suffisante de la filiation des langues, à
moins qu’on ne veuille dire que toutes les langues modernes de
l’Europe sont respectivement filles & meres les unes des autres, puisqu’elles sont
continuellement occupées à grossir leurs vocabulaires par des échanges sans fin, que la
communication des idées ou des vûes nouvelles rend indispensables. L’analogie des mots
entre deux langues ne prouve que cette communication, quand ils ne
sont pas de la classe des mots naturels.
C’est donc à la maniere d’employer les mots qu’il faut recourir, pour reconnoître
l’identité ou la différence du génie des langues, & pour statuer
si elles ont quelque affinité ou si elles n’en ont point. Si elles en ont à cet égard,
je consens alors que l’analogie des mots confirme la filiation de ces idiomes, & que
l’un soit reconnu comme langue mere à l’égard langue russiene, dans la polonoise,
& dans l’illyrienne à l’égard de l’esclavonne dont il est sensible qu’elles tirent
leur origine. Mais s’il n’y a entre deux langues d’autre liaison que
celle qui naît de l’analogie des mots, sans aucune ressemblance de génie ; elles sont
étrangeres l’une à l’autre : telles sont la langue espagnole,
l’italienne & la françoise à l’égard du latin. Si nous tenons du latin un grand
nombre de mots, nous n’en tenons pas notre syntaxe, notre construction, notre grammaire,
notre article le, la, les, nos verbes auxiliaires, l’indéclinabilité
de nos noms, l’usage des pronoms personnels dans la conjugaison, une multitude de tems
différenciés dans nos conjugaisons, & confondus dans les conjugaisons latines ; nos
procédés se sont trouvés inalliables avec les gérondifs, avec les usages que les Romains
faisoient de l’infinitif, avec leurs inversions arbitraires, avec leurs ellipses
accumulées, avec leurs périodes interminables.
Mais si la filiation des langues suppose dans celle qui est dérivée
la même syntaxe, la même construction, en un mot, le même génie que dans la langue matrice, & une analogie marquée entre les termes de l’une & de
l’autre ; comment peut se faire la génération des langues, &
qu’entend-on par une langue nouvelle ?
« Quelques-uns ont pensé, dit M. de Grandval dans son
Discours historiquedéja cité, qu’on pouvoit l’appeller ainsi quand elle avoit éprouvé un changement considérable ; de sorte que, selon eux, lalanguedu tems de François I. doit être regardée comme nouvelle par rapport au tems de saint Louis, & de même celle que nous parlons aujourd’hui par rapport au tems de François I. quoiqu’on reconnoisse dans ces diverses époques un même fonds de langage, soit pour les mots, soit pour la construction des phrases. Dans ce sentiment, il n’est point d’idiome qui ne soit devenu successivement nouveau, étant comparé à lui-même dans ses âges différens. D’autres qualifient seulement delanguenouvelle celle dont la forme ancienne n’est plus intelligible : mais cela demande encore une explication ; car les personnes peu familiarisées avec leur anciennelanguene l’entendent point du tout, tandis que ceux qui en ont quelque habitude l’entendent très-bien, & y découvrent facilement tous les germes de leur langage moderne. Ce n’est donc ici qu’une question de nom, mais qu’il falloit remarquer pour fixer les idées. Je dis à mon tour qu’unelangueest la même, malgré ses variations, tant qu’on peut suivre ses traces, & qu’on trouve dans son origine une grande partie de ses mots actuels, & les principaux points de sa grammaire. Que je life les lois des douze tables, Ennius, ou Ciceron ; quelque différent que soit leur langage, n’est-ce pas toujours le latin ? Autrement il faudroit dire qu’un homme fait, n’est pas la même personne qu’il étoit dans son enfance. J’ajoute qu’unelangueest véritablement la mere ou la source d’une autre, quand c’est elle qui lui a donné le premier être, que la dérivation s’en est faite par succession de tems, & que les changemens qui y sont arrivés n’ont pas effacé tous les anciens vestiges ».
Ces changemens successifs qui transforment insensiblement une langue
en une autre, tiennent à une infinité de causes dont chacune n’a qu’un effet
imperceptible ; mais la somme de ces effets, grossis avec le tems & accumulés à la
longue, produit enfin une différence qui caractérise deux langues sur
un même fonds. L’ancienne & la moderne sont également analogues ou également
transpositives ; mais en cela même elles peuvent avoir quelque différence.
Si la construction analogue est leur caractere commun ; la langue
moderne, par imitation du langage transpositif des peuples qui auront concouru à sa
formation par leurs liaisons de voisinage, de commerce, de religion, de politique, de
conquête, &c. pourra avoir adopté quelques libertés à cet égard ;
elle se permettra quelques inversions qui dans l’ancien idiome auroient été des
barbarismes. Si plusieurs langues sont dérivées d’une même, elles
peuvent être nuancées en quelque sorte par l’altération plus ou moins grande du génie
primitif : ainsi notre françois, l’anglois, l’espagnol & l’italien, qui paroissent
descendre du celtique & en avoir pris la marche analytique, s’en écartent pourtant
avec des degrés progressifs de liberté dans le même ordre que je viens de nommer ces
idiomes. Le françois est le moins hardi, & le plus rapproché du langage originel ;
les inversions y sont plus rares, moins compliquées, moins hardies : l’anglois se permet
plus d’écarts de cette sorte : l’espagnol en a de plus hardis : l’italien ne se refuse
en quelque maniere que ce que la constitution de ses noms & de ses verbes combinée
avec le besoin indispensable d’être entendu, ne lui a pas permis de recevoir. Ces
différences ont leurs causes comme tout le reste ; & elles tiennent à la diversité
des relations qu’a eues chaque peuple avec ceux dont le langage a pû opérer ces
changemens.
Si au contraire la langue primitive & la dérivée sont constituées
de maniere à devoir suivre une marche transpositive, la langue moderne
pourra avoir contracté quelque chose de la contrainte du langage analogue des nations
chez qui elle aura puisé les alterations successives auxquelles elle doit sa naissance
& sa constitution. C’est ainsi sans doute que la langue allemande,
originairement libre dans ses transpositions, s’est enfin soumise à toute la contrainte
des langues de l’Europe au milieu desquelles elle est établie, puisque
toutes les inversions sont décidées dans cet idiome, au point qu’une autre qui par
elle-même ne seroit pas plus obscure, ou le seroit peut-être moins, y est proscrite par
l’usage comme vicieuse & barbare.
Dans l’un & dans l’autre cas, la différence la plus marquée entre l’idiome ancien
& le moderne, consiste toujours dans les mots : quelques-uns des, anciens mots sont
abolis, verborum vetus interit oetas ; (art. poet.
61.) parce que le hasard des circonstances en montre d’autres, chez d’autres
peuples, qui paroissent plus énergiques, ou que l’oreille nationale, en se
perfectionnant, corrige l’ancienne prononciation au point de défigurer le mot pour lui
procurer plus d’harmonie : de nouveaux mots sont introduits, & juvenum
ritu florent modo nata, vigentque, (ibid. 62.) parce que de
nouvelles idées ou de nouvelles combinaisons d’idées en imposent la nécessité, &
forcent de recourir à la langue du peuple auquel on est redevable de
ces nouvelles lumieres ; & c’est ainsi que le nom de la boussole a
passé chez tous les peuples qui en connoissent l’usage, & que l’origine italienne de
ce mot prouve en même tems à qui l’univers doit cette découverte importante devenue
aujourd’hui le lien des nations les plus éloignées. Enfin les mots sont dans une
mobilité perpétuelle, bien reconnue & bien exprimée par Horace, (ibid.
70.)
Multa renascentur qua jàm cecidêre, cadentque quae nunc sunt in honore vocabula, si volet usus Quem penès arbitrium est, & jus, & norma loquendi.
2°. La question du mérite respectif des langues, & du degré de
préférence qu’elles peuvent prétendre les unes sur les autres, ne peut pas se résoudre
par une décision simple & précise. Il n’y a point d’idiome langues.
La simple énonciation de la pensée est le premier but de la parole, & l’objet
commun de tous les idiomes : c’est donc le premier rapport sous lequel il convient ici
de les envisager pour poser des principes raisonnables sur la question dont il s’agit.
Or il est évident qu’à cet égard il n’y a point de langue qui n’ait
toute la perfection possible & nécessaire à la nation qui la parle. Une langue, je l’ai déjà dit, est la totalité des usages propres à une nation, pour
exprimer les pensées par la voix ; & ces usages fixent les mots & la syntaxe.
Les mots sont les signes des idées, & naissent avec elles, de maniere qu’une nation
formée & distinguée par son idiome, ne sauroit faire l’acquisition d’une nouvelle
idée, sans faire en même tems celle d’un mot nouveau qui la représente : si elle tient
cette idée d’un peuple voisin, elle en tirera de même le signe vocal, dont tout au plus
elle réduira la forme matérielle à l’analogie de son langage ; au lieu de pastor, elle dira pasteur ; au lieu d’embaxada,
embassade ; au lieu de batten, battre, &c. si c’est de son
propre fonds qu’elle tire la nouvelle idée, ce ne peut être que le résultat de quelque
combinaison des anciennes, & voilà la route tracée pour aller jusqu’à la formation
du mot qui en sera le type ; puissance se dérive de puissant, comme l’idée abstraite est prise dans l’idée concrete ; parasol est composé de parer (garantir), & de soleil, comme l’idée de ce meuble est le résultat de la combinaison des idées.
séparées de l’astre qui darde des rayons brûlans, & d’un obstacle qui puisse en
parer les coups. Il n’y aura donc aucune idée connue dans une nation qui ne soit
désignée par un mot propre dans la langue de cette nation : &
comme tout mot nouveau qui s’y introduit, y prend toûjours l’empreinte de l’analogie
nationale qui est le sceau nécessaire de sa naturalisation, il est aussi propre que les
anciens à toutes les vûes de la syntaxe de cet idiôme. Ainsi tous les hommes qui
composent ce peuple, trouvent dans leur langue tout ce qui est
nécessaire à l’expression de toutes les pensées qu’il leur est possible d’avoir,
puisqu’ils ne peuvent penser que d’après des idées connues. Cela même est la preuve la
plus immédiate & la plus forte de la nécessité où chacun est d’étudier sa langue naturelle par préférence à toute autre, parce que les besoins de
la communication nationale sont les plus urgens, les plus universels, & les plus
ordinaires.
Si l’on veut porter ses vûes au-delà de la simple énonciation de la pensée, &
envisager tout le parti que l’art peut tirer de la différente constitution des langues, pour flatter l’oreille, & pour toucher le coeur, aussi bien
que pour éclairer l’esprit ; il faut les considérer dans les procédés de leur
construction analogue ou transpositive : l’hébreu & notre françois suivent le plus
scrupuleusement l’ordre analytique ; le grec & le latin s’en écartoient avec une
liberté sans bornes ; l’allemand, l’anglois, l’espagnol, l’italien tiennent entre ces
deux extrémités une espece de milieu, parce que les inversions qui y sont admises, sont
déterminées à tous égards par les principes mêmes de la constitution propre de chacune
de ces langues. L’auteur de la Lettre sur les sourds
& muets, envisageant les langues sous cet aspect, en porte
ainsi son jugement, pag. 135 :
« La communication de la pensée étant l’objet principal du langage, notre
langueest de toutes leslanguesla plus châtiée, la plus exacte, & la plus estimable, celle en un mot qui a retenu le moins de ces négligencesque j’appellerois volontiers des restes de la balbutiedes premiers âges ».
Cette expression est conséquente au système de l’auteur sur l’origine des langues ! mais celui que l’on adopte dans cet article, y est bien opposé, &
il feroit plûtôt croire que les inversions, loin d’être des restes de la balbutie des
premiers âges, sont au contraire les premiers essais de l’art oratoire des siecles
postérieurs de beaucoup à la naissance du langage ; la ressemblance du nôtre avec
l’hébreu, dans leur marche analytique, donne à cette conjecture un degré de
vraissemblance qui mérite quelque attention, puisque l’hébreu tient de bien près aux
premiers âges. Quoi qu’il en soit, l’auteur poursuit ainsi :
« Pour continuer le parallele sans partialité, je dirois que nous avons gagné à n’avoir point d’inversions, ou du moins à ne les avoir ni trop hardies ni trop fréquentes, de la netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles au discours ; & que nous y avons perdu de la chaleur, de l’éloquence, & de l’énergie. J’ajouterois volontiers que la marche didactique & réglée, à laquelle notre
langueest assujettie, la rend plus propre aux sciences ; & que par les tours & les inversions que le grec, le latin, l’italien, l’anglois se permettent, ceslanguessout plus avantageuses pour les lettres. Que nous pouvons mieux qu’aucun autre peuple, faire parler l’esprit, & que le bon sens choisiroit lalanguefrançoise ; mais que l’imagination & les passions donneroient la préférence auxlanguesanciennes, & à celles de nos voisins : qu’il faut parler françois dans la société & dans les écoles de philosophie ; & grec, latin, anglois, dans les chaires & sur les théâtres ; que notrelanguesera celle de la vérité, … & que la greque, la latine, & les autres seront leslanguesde la fable & du mensonge. Le françois est fait pour instruire, éclairer, & convaincre ; le grec, le latin, l’italien, l’anglois pour persuader, émouvoir, & tromper : parlez grec, latin, italien au peuple ; mais parlez françois au sage ».
Pour réduite ce jugement à sa juste valeur, il faut seulement en conclure que les langues transpositives trouvent dans leur génie plus de ressources pour
toutes les parties de l’art oratoire ; & que celui des langues
analogues les rend d’autant plus propres à l’exposition nette & précise de la
vérité, qu’elles suivent plus scrupuleusement la marche analytique de l’esprit. La chose
est évidente en soi, & l’auteur n’a voulu rien dire de plus. Notre marche analytique
ne nous ôte pas sans ressource la chaleur, l’éloquence, l’énergie ; elle ne nous ôte
qu’un moyen d’en mettre dans nos discours, comme la marche transpositive du latin, par
exemple, l’expose seulement au danger d’être moins clair, sans lui en faire pourtant une
nécessité inévitable. C’est dans la même lettre, pag. 239. que je
trouve la preuve de l’explication que je donne au texte que l’on vient de voit.
« Y a-t-il quelque caractere, dit l’auteur, que notre
languen’ait pris avec succès ? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve dans la Fontaine & Brantome, harmonieuse dans Malherbe & Fléchier, sublime dans Corneille & Bossuet ; que n’est-elle point dans Boileau, Racine, Voltaire, & une foule d’autres écrivains en vers & en prose ? Ne nous plaignons donc pas : si nous savons nous en servir, nos ouvrages seront aussi précieux pour la postérité, que les ouvrages des anciens le sont pour nous. Entre les mains d’un homme ordinaire, le grec, le latin, l’anglois, l’italien ne produiront que des choses communes ; le françois produira des miracles sous la plume d’un homme de génie. Enquel quelangueque ce soit, l’ouvrage que le génie soutient, ne tombe jamais ».
Si l’on envisage les langues comme des instrumens dont la
connoissance peut conduire à d’autres lumieres ;
La langue hébraïque & les autres langues
orientales qui y ont rapport, comme la chaldaïque, la syriaque, l’arabique, &c. donnent à la Théologie des secours infinis, par la connoissance précise
du vrai sens des textes originaux de nos livres saints. Mais ce n’est pas-là le seul
avantage que l’on puisse attendre de l’étude de la langue hébraïque :
c’est encore dans l’original sacré que l’on trouve l’origine des peuples, des langues, de l’idolatrie, de la fable ; en un mot les fondemens les plus
sûrs de l’histoire, & les clés les plus raisonnables de la Mythologie. Il n’y a qu’à voir seulement la Géographie sacrée
de Samuel Bochart, pour prendre une haute idée de l’immensité de l’erudition que peut
fournir la connoissance des langues orientales.
La langue grecque n’est guere moins utile à la Théologie,
non-seulement à cause du texte original de quelques-uns des livres du nouveau Testament,
mais encore parce que c’est l’idiome des Chrysostomes, des Basiles, des Grégoires de
Nazianze, & d’une foule d’autres peres dont les oeuvres font la gloire &
l’édification de l’Eglise ; mais dans quelle partie la littérature cette belle langue n’est-elle pas d’un usage infini ? Elle fournit des maîtres &
des modeles dans tous les genres ; Poësie, Eloquence, Histoire, Philosophie morale,
Physique, Histoire naturelle, Médecine, Géographie ancienne, &c :
& c’est avec raison qu’Esrame, Epist. liv. X, dit en propres
termes : Hoc unum expertus, video nullis in litteris nos esse aliquid sine
graecitate.
La langue latine est d’une nécessité indispensable, c’est celle de
l’église catholique, & de toutes les écoles de la chrétienté, tant pour la
Philosophie & la Théologie, que pour la Jurisprudence & la Médecine : c’est
d’ailleurs, & pour cette raison même, la langue commune de tous
les savans de l’Europe, & dont il seroit à souhaiter peut-être que l’usage devint
encore plus général & plus étendu, afin de faciliter davantage la communication des
lumieres respectives des diverses nations qui cultivent aujourd’hui les sciences : car
combien d’ouvrages excellens en tous genres de la connoissance desquels on est privé,
faute d’entendre les langues dans lesquelles ils sont écrits ?
En attendant que les savans soient convenus entre eux d’un langage de communication,
pour s’épargner respectivement l’étude longue, pénible & toujours insuffisante de
plusieurs langues étrangeres ; il faut qu’ils aient le courage de
s’appliquer à celles qui leur promettent le plus de secours dans les genres d’étude
qu’ils ont embrassés par goût ou par la necessité de leur état. La langue allemande a quantité de bons ouvrages sur le Droit public, sur la
Médecine & toutes ses dépendances, sur l’histoire naturelle, principalement sur la
Métallurgie. La langue angloise a des richesses immenses en fait de
Mathémathiques, de Physique & de Commerce. La langue italienne
offre le champ le plus vaste à la belle littérature, à l’étude des Arts & à celle de
l’Histoire ; mais la langue françoise, malgré les déclamations de de
ceux qui en censurent la marche pédestre, & qui lui reprochent sa monotonie, sa
prétendue pauvreté, ses anomalies perpétuelles, a pourtant des chefs-d’oeuvres dans
presque tous les genres. Quels trésors que les mémoires de l’académie royale des
Sciences, & de celle des Belles-lettres & Inscriptions ! & si l’on jette un
coup-d’oeil sur les écrivains marqués de notre nation, on y trouve des philosophes &
des géometres du premier ordre, des grands métaphysiciens, de sages & laborieux
antiquaires, des artistes langue
que la latine devient jamais l’idiome commun des savans de l’Europe, la langue françoise doit avoir l’honneur de cette préférence : elle a déja les
suffrages de toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles ; & il ne
faut pas douter que ce goût universel ne soit dû autant aux richesses de notre
littérature, qu’à l’influence de notre gouvernement sur la politique générale de
l’Europe. (B. E. R. M.)
LETTRES, s. f. (Gramm.) on appelle ainsi les caracteres
représentatifs des élémens de la voix. Ce mot nous vient du latin littera, dont les étymologistes assignent bien des origines différentes.
Priscien, lib. I. de litterâ, le fait venir par syncope de lag tera, eo quòd legendi iter proebeat, ce qui me semble prouver que ce
grammairien n’étoit pas difficile a contenter. Il ajoute ensuite que d’autres tirent ce
mot de litura, quòd plerùmque in ceratis tabulis antiqui scribere solebant,
& poste à delere ; mais si littera vient de litura, je doute tort que ce soit par cette raison, & qu’on ait thé la
dénomination des lettres de la possibilité qu’il y a de les effacer :
il auroit été, me semble, bien plus raisonnable en ce cas de prendre litura dans le sens d’onction, & d’en tirer litura, de même que le mot grec correspondant litura est breve, au lieu que litera a la premiere longue, & s’écrit même communément littera.
Jul. Scaliger, de caus. l. L. cap. jv. croit que ces caracteres
furent appellés originairement lineaturae, & qu’insensiblement
l’usage a réduit ce mot à literae, parce qu’ils sont composes en effet
de petites lignes. Quoique la quantité des premieres syllabes ne réclame point contre
cette origine, j’y apperçois encore quelque chose de si arbitraire, que je ne la crois
pas propre à réunir tous les suffrages.
D’après Hesychius, Vossius dans son étymologicon l. L. verbo
Litera, dérive ce mot de l’adjectif grec tenuis, exilis, parce que les lettres sont en effet
des traits minces & déliés ; c’est la raison qu’il en allegue ; & M. le
président de Brosses juge cette étymologie préférable à toutes les autres, persuade que
quand les lettres commencerent à être d’usage pour remplir l’ecriture
symbolique, dont les caracteres étoient nécessairement étendus, compliqués, &
embarrassans, on dut être frappe sur-tout de la simplicité & de la grande réduction
des nouveaux caracteres, ce qui put donner lieu à leur nomination. Qu’il me soit permis
d’observer que l’origine des lettres latines qui viennent
incontestablement des lettres greques, & par elles des
phéniciennes, prouve qu’elles n’ont pas dû être désignées en Italie par une dénomination
qui tînt à la premiere impression de l’invention de l’alphabet ; ce n’étoit plus là une
nouveauté qui dût paroitre prodigieuse, puisque d’autres peuples en avoient l’usage. Que
ne dit-on plutôt que les lettres sont les images des parties les plus
petites de la voix, & que c’est pour cela que le nom latin a été tiré du grec
litterae est
pour notae literae, ou notae elementares, notae partium
vocis tenuissimarum ?
Que chacun pense au reste comme il lui plaira, sur l’étymologie de ce mot : ce qu’il
importe le plus ici de faire connoître, c’est l’usage & la véritable nature des lettres considérées en général ; car ce qui appartient à chacune en
particulier, est traité amplement dans les différens articles qui les concernent.
Les diverses nations qui couvrent la terre, ne different pas seulement les unes des
autres, par la figure & par le tempérament, mais encore par l’organisation
intérieure qui doit nécessairement se ressentir de l’influence du climat, & de
l’impression des habitudes nationales. Or il doit résulter de cette différence
d’organisation, une différence considérable dans les sons & articulations dont les
peuples sont usage. De-là vient qu’il nous est difficile, pour ch, qu’eux-mêmes ont peine à prononcer notre u qu’ils confondent avec notre ou ; que les Chinois ne
connoissent pas notre articulation r, &c. Les élémens de la voix
usités dans une langue, ne sont donc pas toûjours les mêmes que ceux d’une autre ; &
dans ce cas les mêmes lettres ne peuvent pas y servir, du moins de la
même maniere ; c’est pourquoi il est impossible de faire connoître à quelqu’un par
écrit, la prononciation exacte d’une langue étrangere, sur-tout s’il est question d’un
son ou d’une articulation inusitée dans la langue de celui à qui l’on parle.
Il n’est pas plus possible d’imaginer un corps de lettres
élémentaires qui soient communes à toutes les nations ; & les caracteres chinois ne
sont connus des peuples voisins, que parce qu’ils ne sont pas les types des élémens de
la voix, mais les symboles immédiats des choses & des idées : aussi les mêmes
caracteres sont-ils lûs diversement par les différens peuples qui en font usage, parce
que chacun d’eux exprime selon le génie de sa langue, les différentes idées dont il a
les symboles sous les yeux. Voyez Écriture chinoise.
Chaque langue doit donc avoir son corps propre de lettres
élémentaires ; & il seroit à souhaiter que chaque alphabet comprît précisément
autant de lettres qu’il y a d’élémens de la voix usités dans la
langue ; que le même élément ne fût pas représenté par divers caracteres ; & que le
même caractere ne fût pas chargé de diverses représentations. Mais il n’est aucune
langue qui jouisse de cet avantage ; & il faut prendre le parti de se conformer sur
ce point à toutes les bisarreries de l’usage, dont l’empire après tout est aussi
raisonnable & aussi nécessaire sur l’écriture que sur la parole, puisque les lettres n’ont & ne peuvent avoir qu’une signification
conventionnelle, & que cette convention ne peut avoir d’autre titre que l’usage le
plus reçu. Voyez Orthographe.
Comme nous distinguons dans la voix deux sortes d’élémens, les sons & les
articulations ; nous devons pareillement distinguer deux sortes de lettres, les voyelles pour représenter les sons, & les consonnes pour
représenter les articulations. Voyez Consonne, son. (Gramm.) Voyelle, H, &
Hiatus. Cette premiere distinction devoit être, ce semble, le premier
principe de l’ordre qu’il falloit suivre dans la table des lettres ;
les voyelles auroient dû être placées les premieres, & les consonnes ensuite. La
considération des différentes ouvertures de la bouche auroit pu aider la fixation de
l’ordre des voyelles entre elles : on auroit pu classifier les consonnes par la nature
de l’organe dont l’impression est la plus sensible dans leur production, & régler
ensuite l’ordre des classes entre elles, & celui des consonnes dans chaque classe
par des vûes d’analogie. D’autres causes ont produit par-tout un autre arrangement, car
rien ne se fait sans cause : mais celles qui ont produit l’ordre alphabétique tel que
nous l’avons, n’étoient peut-être par rapport à nous qu’une suite de hasards, auxquels
on peut opposer ce que la raison paroît insinuer, sinon pour réformer l’usage, du moins
pour l’éclairer. M. du Marsais désiroit que l’on proposât un nouvel alphabet adapté à
nos usage présens, (Voyez Alphabet), débarrassé des inutilités, des contradictions & des
doubles emplois qui gâtent celui que nous avons, & enrichi des caracteres qui y
manquent. Qu’il me soit permis de poser ici les principes qui peuvent servir de
fondement à ce système.
Notre langue me paroit avoir admis huit sons fondamentaux qu’on auroit pu caractériser
par autant de lettres, & dont les autres sons usités sont dérivés
Il me semble que j’ai arrangé ces sons à peu-près selon l’analogie des dispositions de
la bouche lors de leur production. A est à la tête, parce qu’il paroît
être le plus naturel, puisque c’est le premier ou du moins le plus fréquent dans la
bouche des enfans : je ne citerai point en faveur de cette primauté le verset 8. du ch. j. de l’Apocalypse, pour en conclure, comme Wachter dans les
prolégomenes de son Glossaire germanique, sect. 11. §. 32, qu’elle est de droit divin ; mais je remarquerai que l’ouverture de la
bouche nécessaire à la production de l’a, est de toutes la plus aisée
& celle qui laisse le cours le plus libre à l’air intérieur. Le canal semble se
retrécir de plus en plus pour les autres. La langue s’éleve & se porte en avant pour
ê ; un peu plus pour é ; les mâchoires se
rapprochent pour i ; les levres font la même chose pour eu ; elles se serrent davantage & se portent en avant pour o ; encore plus pour u ; mais pour le son ou, elles se serrent & s’avancent plus que pour aucun autre.
J’ai dit que les autres sons usités dans notre langue dérivent de ceux-là par de legeres variations : ces variations peuvent dépendre ou du canal par où se fait l’émission de l’air, ou de la durée de cette émission.
L’air peut sortir entierement par l’ouverture ordinaire de la bouche, & dans ce cas
on peut dire que le son est oral ; il peut aussi sortir partie par la
bouche & partie par le nez, & alors on peut dire que le son est nasal. Le premier de ces deux états est naturel, & par conséquent il ne
faudroit pour le peindre, que la voyelle même destinée à la représentation du son : le
second état est, pour ainsi dire, violent, mais il ne faudroit pas pour cela une autre
voyelle ; la même suffiroit, pourvu qu’on la surmontât d’une espece d’accent, de celui,
par exemple, que nous appellons aujourd’hui circonflexe, & qui ne
serviroit plus à autre chose, vû la distinction de caractere que l’on propose ici. Or,
il n’y a que quatre de nos huit sons fondamentaux, dont chacun puisse être ou oral, ou
nasal ; ce sont le premier, le troisieme, le cinquiéme & le sixieme. C’est ce que
nous entendons dans les monosyllabes, ban, pain, jeun, bon. Cette
remarque peut indiquer comment il faudroit disposer les voyelles dans le nouvel
alphabet : celles qui sont constantes, ou dont l’émission se fait
toujours par la bouche, feroient une classe ; celles qui sont variables, ou qui peuvent être tantôt orales & tantôt nasales, feroient une
autre classe : la voyelle a assure la prééminence à la classe des variables ; & ce qui précede fixe assez l’ordre dans chacune des
deux classes.
Par rapport à la durée de l’émission, un son peut être bref ou long ; & ces
différences, quand même on voudroit les indiquer, comme il conviendroit en effet,
n’augmenteroient pas davantage le nombre de nos voyelles : tout le monde connoît les
notes grammaticales qui indiquent la brieveté ou la longueur. Voyez Breve.
Si nous voulons maintenant fixer le nombre & l’ordre des articulations usitées dans
notre langue, afin de construire la table des consonnes qui pourroient entrer dans un
nouvel alphabet ; il faut considérer
Considérées dans leur cause, elles sont ou labiales, ou linguales, ou gutturales, selon
qu’elles paroissent dépendre plus particulierement du mouvement ou des levres, ou de la
langue, ou de la trachée-artere que le peuple appelle gosier : &
cet ordre même me paroît le plus raisonnable, parce que les articulations labiales sont
les plus faciles, & les premieres en effet qui entrent dans le langage des enfans,
auquel on ne donne le nom de balbutie, que par une onomatopée fondée
sur cela même ; d’ailleurs l’articulation gutturale suppose un effort que toutes les
autres n’exigent point, ce qui lui assigne naturellement le dernier rang : au surplus
cet ordre caracterise à merveille la succession des parties organiques ; les levres sont
extérieures, la langue est en dedans, & la trachée-artere beaucoup plus
intérieure.
Les articulations linguales se soudivisent assez communement en quatre especes, que
l’on nomme dentales, sifflantes, liquides & mouillées : Voyez Linguale. Cette division a son utilité, & je ne trouverois pas hors
de propos qu’on la suivît pour régler
Les articulations considerées dans leur nature, sont constantes ou variables, selon que le degré de force, dans la partie organique qui les produit, est ou n’est pas susceptible d’augmentation ou de diminution ; par conséquent, les articulations variables sont foibles ou fortes, selon qu’elles supposent moins de force ou plus de force dans le mouvement organique qui en est le principe. D’ou il suit que dans l’ordre alphabétique, il ne faut pas séparer la foible de la forte, puisque c’est la même au fond ; & que la foible doit préceder la forte, par la raison du plus de facilité. Voici dans une espece de tableau le systême & l’ordre des articulations, tel que je viens de l’exposer ; & vis-à-vis, une suite de mots où l’on remarque l’articulation dont il est question, représentée selon notre orthographe actuelle.
Voilà donc en tout dix-neuf articulations dans notre langue, ce qui exige dans notre
alphabet dixneuf consonnes : ainsi, en y ajoutant les huit voyelles dont on a vû
ci-devant la nécessité, le nouvel alphabet ne seroit que de vingt-sept lettres. C’est assez, non-seulement pour ne pas surcharger la multitude de trop
de caracteres, mais encore pour exprimer toutes les modifications essentielles de notre
langue, au moyen des accents que l’on y ajouteroit, comme je l’ai déja dit.
Me permettra-t-on encore une remarque qui peut paroître minutieuse, mais qui me semble
pourtant raisonnable ? C’est que je crois qu’il pourroit y avoir quelque utilité à
donner aux lettres d’une même classe une forme analogue, &
distinguée de la forme commune aux lettres d’une autre classe : par
exemple, à n’avoir que des voyelles sans queue, & formées de traits arrondis, comme
a, e, o, 8 ; c, s, 3, a : à former les consonnes de traits droits ;
les cinq labiales, par exemple, sans queue, comme n, m, u, m, z :
toutes les linguales avec queue ; les dentales par en haut, les sifflantes par en bas ;
les foibles en deux traits, les fortes en trois ; les liquides & les mouillées,
d’une queue droite & d’un trait rond, la queue en haut pour les premieres, & en
bas pour les autres : notre gutturale, comme la plus difficile pourroit avoir une figure
plus irréguliere, comme le k, le x, ou le &. Je sens très-bien qu’il n’y a aucun fonds à faire sur une
pareille innovation ; mais je ne pense pas qu’il faille pour cela en
Il est évident, par la définition que j’ai donnée des lettres, qu’il
y a une grande différence entre ces caracteres & les élémens de la voix dont ils
sont les signes : hoc interest, dit Priscien, inter
elementa & litteras, quod elementa propriè dicuntur ipsae
pronunciationes ; notae autem earum litterae, lib. I. de
litterâ. Il semble que les Grecs aient fait aussi attention à cette différence,
puisqu’ils avoient deux mots différens pour ces deux objets, élémens, & peintures, quoique l’auteur de la méthode grecque de P. R. les présente comme synonymes ; mais il est bien plus
naturel de croire que dans l’origine le premier de ces mots exprimoit en effet les
élémens de la voix, indépendamment de leur représentation, & que le second en
exprimoit les signes représentatifs ou de peinture. Il est cependant arrivé par le laps
de tems, que sous le nom du signe on a compris indistinctement & le signe & la
chose signifiée. Priscien, ibid. remarque cet abus : abusivè tamen & elementa pro litteris & litterae pro elementis vocantur. Cet usage contraire à la premiere institution,
est venu, sans doute de ce que, pour désigner tel ou tel élément de la voix, on s’est
contenté de l’indiquer par la lettre
l’articulation foible
produite par la réunion des deux levres, on a dit & écrit le
b, & ainsi des autres. Au reste, cette confusion d’idées n’a pas de grands
inconvéniens, si même on peut dire qu’elle en ait. Tout le monde entend très-bien que le
mot lettres, dans la bouche d’un maître d’écriture, s’entend des
signes représentatifs des élémens de la voix ; que dans celle d’un fondeur ou d’un
imprimeur il signifie les petites pieces de métal qui portent les empreintes de ces
signes pour les transmettre sur le papier au moyen d’une encre ; & que dans celle
d’un grammairien il indique tantôt les signes & tantôt les élémens mêmes de la voix,
selon que les circonstances designent qu’il s’agit ou d’orthologie ou d’ortographe. Je
ne m’écarterai donc pas du langage ordinaire dans ce qui me reste à dire sur
l’attraction & la permutation des lettres : on verra assez que je
ne veux parler que des élémens de la voix prononcée, dont les lettres
écrites suivent assez communément le sort, parce qu’elles sont les dépositaires de la
parole. Hic enim usus est litterarum, ut custodiant
voces, & velut depositum reddant legentibus. Quintil. inst.
orat. I. jv.
Nous avons vu qu’il y a entre les lettres d’une même classe une sorte
d’affinité & d’analogie qui laissent souvent entr’elles assez peu de différence :
c’est cette affinité qui est le premier fondement & la seule cause raisonnable de ce
que l’on appelle l’attraction & la permutation
des lettres.
L’attraction est une opération par laquelle l’usage introduit dans un mot une lettre qui n’y étoit point originairement, mais que l’homogénéité d’une
autre lettre préexistante semble seule y avoir attirée. C’est ainsi
que les verbes latins ambio, ambigo, composés de l’ancienne particule
am, équivalente à circùm, & des verbes eo & ago, ont reçu la consonne labiale b, attirée par la consonne m, également labiale :
c’est la même chose dans comburo, composé de cùm
& d’uro. Notre verbe françois trembler, dérivé
de tremere, & nombre, dérivé de numerus, présentent le même méchanisme.
La permutation est une opération par laquelle dans la formation d’un mot tiré d’un
autre mot pris dans la même langue ou dans une langue étrangere, on remplace une lettre par une autre. Ainsi du mot grec pes, en changeant e, & les Allemands ont fait fuss, en changeant f, car leur u répond à l’
Je l’ai déja dit, & la saine philosophie le dit aussi, rien ne se fait sans cause ;
& il est très-important dans les recherches étymologiques de bien connoître les
fondemens & les causes de ces deux sortes de changemens de lettres, sans quoi il est difficile de débrouiller la génération & les
différentes métamorphoses des mots. Or le grand principe qui autorise ou l’attraction ou
la permutation des lettres, c’est, comme je l’ai déja insinué, leur
homogénéité.
Ainsi, 1°. toutes les voyelles sont commuables entr’elles pour cette raison d’affinité,
qui est si grande à l’égard des voyelles, que M. le président des Brosses regarde toutes
les voyelles comme une seule, variée seulement selon les différences de l’état du tuyau
par où sort la voix, & qui, à cause de sa flexibilité, peut être conduit par
dégradation insensible depuis son plus large diametre & sa plus grande longueur,
jusqu’à son état le plus resserré & le plus raccourci. C’est ainsi que nous voyons
l’a de capio changé en e dans
particeps, en i dans participare, & en u dans aucupium ; que
l’a du grec e dans le latin pello, cet e
changé en u dans le supin pulsum, impulsion, & que nous changeons en ou dans pousser ; que l’i du grec
a dans le latin
ala, & en ê, que nous écrivons ai, dans le françois aile, &c. Il seroit superflu
d’accumuler ici un plus grand nombre d’exemples : on n’a qu’à ouvrir les Dictionnaires
étymologiques de Vossius pour le latin, de Ménage pour le françois ; de Wachter pour
l’allemand, &c. & lire sur-tout le traité de Vossius de litterarum permutatione : on en trouvera de toutes les especes.
2°. Par la même raison les consonnes labiales sont commuables entre elles, voyez Labiales, & l’une peut aisément attirer l’aurre, comme on l’a vu
dans la définition que j’ai donnée de l’attraction.
3°. Il en est de même de toutes les consonnes linguales, mais dans un degré de facilité
proportionné à celui de l’affinité qui est entr’elles ; les dentales se changent ou
s’allient plus aisément avec les dentales, les sifflantes avec les sifflantes, &c. & par la même raison dans chacune de ces classes, & dans
toute autre où la remarque peut avoir lieu, la foible & la forte ont le plus de
disposition à se mettre l’une pour l’autre, ou l’une avec l’autre. Voyez les exemples à l’article
Linguale.
4°. Il arrive encore assez souvent que des consonnes, sans aucuns degrés prochains
d’affinité, ne laissent pas de se mettre les unes pour les autres dans les dérivations
des mots, sur le seul fondement d’affinité qui résulte de leur nature commune : dans ce
cas néanmoins la permutation est déterminée par une cause prochaine,
quoiqu’accidentelle ; communément c’est que dans la langue qui emprunte, l’organe joint
à la prononciation de la lettre changée l’inflexion d’une autre partie organique, &
c’est la partie organique de la lettre substituée. Comment avons-nous
substitué c à la lettre t, une sifflante à une
dentale, dans notre mot place venu de platea ? c’est
que nous sommes accoutumés à prononcer le t en sifflant comme s dans plusieurs mots, comme action, ambitieux, patient,
martial, &c. que d’autre part nous prononçons de même la lettre
c devant e, i, ou devant les autres voyelles quand elle est
cédillée : or l’axiome dit quae sunt eadem uni tertio sunt eadem inter
se ; donc le c & le t peuvent se prendre
l’un pour l’autre dans le système usuel de notre langue : l’une & l’autre avec s peuvent aussi être commuables. D’autres vûes autorisées par l’usage
contre les principes naturels de la prononciation, donneront ailleurs d’autres
permutations éloignées des lois générales.
Pour ce qui concerne l’histoire des lettres & la génération des
alphabets qui ont eu cours ou qui sont aujourd’hui en usage, on peut consulter le ch. xx. du liv. I. de la seconde partie de la Géographie sacrée de
Bochart ; le livre du P. Herman Hugo, jésuite, de ratione scribendi apud
veteres ; Vossius de arte Grammaticâ, ch. ix. & x. Baudelot
de Daireval, de l’utilité des voyages & de l’avantage que la recherche
des antiquités procure aux Savans ; les oeuvres de dom Bernard
de Montfaucon ; l’art de vérifier les dates des faits historiques, par
des religieux Bénédictins de la congrégation de S. Maur ; le livre IV. de l’introduction à l’histoire des Juifs de Prideaux, par M. Shuckford ; nos Pl. d’Alph. anc. & mod. plus riches qu’aucun de ces ouvrages. (B. E. R. M.)
LEXICOGRAPHIE, s. f. (Gramm.) la Grammaire se divise en deux parties
générales, dont la premiere traite de la parole, c’est l’Orthologie ; la
seconde traite de l’écriture, & c’est l’Orthographe. Celle-ci se
partage en deux branches, que l’on peut nommer Lexicographie & Logographie.
La Lexicographie est la partie de l’Orthographe qui prescrit les regles
convenables pour représenter le matériel des mots, avec les caracteres autorisés par
l’usage de chaque langue. On peut voir à l’article
Grammaire, l’étymologie de ce mot, l’objet & la division détaillée de
cette partie, & sa liaison avec les autres branches du système de toute la Grammaire ;
& à l’article
Orthographe, les principes qui en sont le fondement. (B. E.
R. M.)
LEXICOLOGIE, s. f. (Gramm.) l’Orthologie, premiere partie de la
Grammaire, selon le système adopté dans l’Encyclopédie, se soudivise en deux branches
générales, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe. La Lexicologie a pour objet la connoissance des mots considérés hors de l’élocution,
& elle en considere le matériel, la valeur & l’étymologie. Voyez
à l’article
Grammaire, tout ce qui concerne cette partie de la science grammaticale.
(B. E. R. M.)
Linguale, adj. f. (Gram.) Ce mot vient du latin
lingua la langue, lingual, qui appartient à la
langue, qui en dépend.
Il y a trois classes générales d’articulations, les labiales, les linguales & les gutturales. (Voyez H & Lettres). Les articulations linguales, sont celles qui
dépendent principalement du mouvement de la langue ; & les consonnes linguales sont les lettres qui représentent ces articulations. Dans notre
langue, comme dans toutes les autres, les articulations & les lettres linguales sont les plus nombreuses, parce que la langue est la principale des
parties organiques, nécessaires à la production de la parole. Nous en avons en françois
jusqu’à treize, que article
Lettres, où je divise les linguales en quatre classes,
qui sont les dentales, les sifflantes, les liquides & les mouillées.
J’appelle dentales celles qui me paroissent exiger d’une maniere plus
marquée, que la langue s’appuie contre les dents pour les produire : & nous en avons
cinq ; n, d, t, g, q, que l’on doit nommer ne, de, te,
gue, que, pour la facilité de l’épellation.
Les trois premieres, n, d, t, exigent que la pointe de la langue se
porte vers les dents supérieures, comme pour retenir le son. L’articulation n le retient en effet, puisqu’elle en repousse une partie par le nez, selon la
remarque de M. de Dangeau, qui observa que son homme enchifrené, disoit, je
de saurois, au lieu de je ne saurois : ainsi n est une articulation nasale. Les deux autres d & t sont purement orales, & ne different entr’elles que par le degré
d’explosion plus ou moins fort, que reçoit le son, quand la langue se sépare des dents
supérieures vers lesquelles elle s’est d’abord portée ; ce qui fait que l’une de ces
articulations est foible, & l’autre forte.
Les deux autres articulations g & q ont
entr’elles la même différence, la premiere étant foible & la seconde forte ; &
elles différent des trois premieres, en ce qu’elles exigent que la pointe de la langue
s’appuie contre les dents inférieures, quoique le mouvement explosif s’opere vers la
racine de la langue. Ce lieu du mouvement organique a fait regarder ces articulations
comme gutturales par plusieurs auteurs, & spécialement par Wachter. Glossar. germ. Proleg. sect. 2. §. 20. & 21. Mais elles
ont de commun avec les trois autres articulations dentales, de procurer l’explosion au
son & en augmentant la vîtesse par la résistance, & d’appuyer la langue contre
les dents ; ce qui semble leur assurer plus d’analogie avec celles-là, qu’avec
l’articulation gutturale h, qui ne se sert point des dents, & qui
procure l’explosion au son par une augmentation réelle de la force. Voyez H. Mais voici un autre caractere d’affinité bien marqué dans les événemens
naturels du langage ; c’est l’attraction entre le n & le d, telle qu’elle a été observée entre le m & le
b
(Voyez Lettres), & la permutation de g & de d.
« Je trouve, dit M. de Dangeau (
opusc. pag. 59.), que l’on a fait … decineris, cendre ; detenor, tendre ; deponere, pondre ; deveneris dies, vendredi ; degener, gendre ; degenerare, engendrer ; deminor, moindre. Par la même raison à peu près, on a changé legend, entre unn& unr; on a fait defingere, feindre ; depingere, peindre ; dejungere, joindre ; deungere, oindre ; parce que legest à peu près la même lettre que led».
On voit dans les premiers exemples, que le n du mot radical a attiré
le d dans le mot dérivé ; & dans les derniers, que le g du primitif est changé en d dans le dérivé ; ce qui suppose
entre ces articulations une affinité qui ne peut être que celle de leur génération
commune.
Les articulations linguales que je nomme sifflantes, different en
effet des autres, en ce qu’elles peuvent se continuer quelque-tems & devenir alors
une espece de sifflement. Nous en avons quatre, z, s, j, ch, qu’il
convient de nommer ze, se, je, che. Les deux premieres exigent une
disposition organique toute différente des deux autres ; & elles different du fort
au foible ; ainsi que les deux dernieres. On doit bien juger que ces lettres sont plus
ou moins commuables entr’elles, à raison de ces différences. Ainsi le changement de z en s est une regle générale dans la formation du
tems, que je nommerois présent postérieur, mais que l’on appelle
communément le futur des verbes en zischen, siffler, qui vient du grec
s grec est changé en z, & le z grec est changé en sch qui répond à notre ch françois.
« Quand les Parisiens, dit encore M. de Dangeau (
Opusc. pag. 50.), prononcent les motschevaux&cheveux, ils prononceroient très distinctement lechde la premiere syllabe, s’ils se vouloient donner le tems de prononcer l’eféminin, & qu’ils prononçassent ces mots en deux syllabes : mais s’ils veulent, en pressant leur prononciation, manger ceteféminin, & joindre sans milieu la premiere consonne avec l’v, consonne qui commence la seconde syllabe ; cette consonne qui est foible affoiblit lechqui devientj, & ils dirontjvaux, &jveux».
Au reste, ces quatre articulations linguales ne sont pas les seules
sifflantes : les deux semi-labiales v & f, sont
dans le même cas, puisqu’on peut de même les faire durer quelque tems ; comme une sorte
de sifflement. Elles different des linguales sifflantes par la
différence des dispositions organiques, qui font du même organe diversement arrangé deux
instrumens aussi différens que le haut-bois, par exemple, & la flûte. L’articulation
gutturale h, qui n’est qu’une expiration forte & que l’on peut
continuer quelque-tems, est encore par-là même analogue aux autres articulations
sifflantes. De-là encore la possibilité de mettre les unes pour les autres, & la
réalité de ces permutations dans plusieurs mots dérivés : h pour f dans l’espagnol humo, fumée, venu de fumus ; f pour h dans le latin festum venu
de v pour h dans vesta dérivé de s dans verro qui vient de
; s pour h
dans super au lieu du grec &c.
Les articulations linguales liquides sont ainsi nommées, comme je
l’ai déja dit ailleurs, (Voyez L.) parce qu’elles s’allient si bien
avec plusieurs autres articulations qu’elles n’en paroissent plus faire ensemble qu’une
seule, de même que deux liqueurs s’incorporent au point qu’il résulte de leur mélange
une troisieme liqueur qui n’est plus ni l’une ni l’autre. Nous en avons deux le & re représentées par l &
r : la premiere s’opere d’un seul coup de la langue vers le palais ;
la seconde est l’effet d’un trémoussement réitéré de la langue. Le titre de la
dénomination qui leur est commune, est aussi celui de leur permutation respective ;
comme dans varius qui vient de v, & le r ; de même milites a été d’abord substitué à melites, descendu de mérites par le changement de r en l, & ce dernier mot venoit de mereri, selon Vossius, dans son traité de litterarum
permutatione.
Pour ce qui est des articulations mouillées, je n’entreprendrai pas d’assigner
l’origine de cette dénomination : je n’y entends rien, à moins que le mot mouillé lui même, donné d’abord en exemple de l mouillé, n’en
soit devenu le nom, & ensuite du gn par compagnie : ce sont les
deux seules mouillées que nous ayons. (B. E. R. M.)
MÉMOIRE, SOUVENIR, RESSOUVENIR, RÉMINISCENCE, (Synonymes.) ces quatre
mots expriment également l’attention renouvellée de l’esprit à des idées qu’il a déjà
apperçues. Mais la différence des points de vûe accessoires qu’ils ajoûtent à cette idée
commune, assigne à ces mots des caracteres distinctifs, qui n’échappent point à la
justesse des bons écrivains, dans le tems même qu’ils s’en doutent le moins : le goût,
qui sent plus qu’il ne discute, devient pour eux une sorte d’instinct, qui les dirige
mieux que ne feroient les raisonnemens les plus subtils, & c’est à cet instinct que
sont dûes les bonnes fortunes qui n’arrivent qu’à des gens d’esprit, comme le disoit un
des ecrivains de nos jours qui méritoit le mieux d’en trouver, & qui en trouvoit
très-fréquemment.
La mémoire & le souvenir expriment une
attention libre de l’esprit à des idées qu’il n’a point oubliées, quoiqu’il ait
discontinué de s’en occuper : les idées avoient fait des impressions durables ; on y
jette un coup-d’oeil nouveau par choix, c’est une action de l’ame.
Le ressouvenir & la reminiscence expriment une
attention fortuite à des idées que l’esprit avoit entierement oubliées & perdues de
vûe : ces idées n’avoient fait qu’une impression légere, qui avoit été étouffée ou
totalement effacée par de plus fortes ou de plus récentes ; elles se représentent
d’elles-mêmes, ou du-moins sans aucun concours de notre part ; c’est un évenement où
l’ame est purement passive.
On se rappelle donc la mémoire ou le souvenir des
choses quand on veut, cela dépend uniquement de la liberté de l’ame ; mais la mémoire ne concerne que les idées de l’esprit ; c’est l’acte d’une
faculté subordonnée à l’intelligence, elle sert à l’éclairer : au-lieu que le souvenir regarde les idées qui intéressent le coeur ; c’est l’acte d’une
faculté nécessaire à la sensibilité de l’ame, elle sert à l’échauffer.
C’est dans ce sens que l’auteur du Pere de famille a écrit : Rapportez tout au dernier moment, à ce moment où la mémoire des faits les plus éclatans ne vaudra pas le souvenir d’un verre
d’eau présenté par humanité à celui qui avoit soif. (Epit. dédic.) On peut dire
aussi dans le même sens : qu’une ame bienfaisante ne conserve aucun souvenir de l’ingratitude de ceux à qui elle a fait du bien ; ce seroit se
déchirer elle-même & détruire son penchant favori : cependant elle en garde la mémoire, pour apprendre à faire le bien ; & c’est le plus précieux
& le plus négligé de tous les arts.
On a le ressouvenir ou la réminiscence des choses
quand on peut ; cela tient à des causes indépendantes de notre liberté. Mais le ressouvenir ramene tout-à-la-fois les idées effacées & la conviction
de leur préexistence ; l’esprit les reconnoit : au-lieu que la réminiscence ne réveille que les idees anciennes, sans aucune réflexion sur
cette préexistence ; l’esprit croit les connoître pour la premiere fois.
L’attention que nous donnons à certaines idées, soit par notre choix, soit par quelque
autre cause, nous porte souvent vers des idées toutes différentes, qui tiennent aux
premieres par des liens très-délicats & quelquefois même imperceptibles. S’il n’y a
entre ressouvenir des autres ; nous reconnoissons les premieres traces : mais si la
liaison que notre ancienne maniere de voir a mise entre ces idées, n’a pas fait sur nous
une impression sensible, & que nous n’y distinguions que le lien apparent de
l’analogie ; nous pouvons alors n’avoir des idées postérieures qu’une réminiscence, jouir sans scrupule du plaisir de l’invention, & être même
plagiaires de bonne foi ; c’est un piége où maints auteurs ont été pris.
Il y a en latin quatre verbes qui me paroissent assez répondre à nos quatre noms
françois, & différer entre eux par les mêmes nuances ; savoir meminisse, recordari, memorari, & reminisci.
Le premier a la forme & le sens actif, & vient, comme tout le monde sait, du
vieux verbe meno, dont le prétérit par réduplication de la premiere
consonne est memini ; meminisse, se rappeller la mémoire, ce qui est en effet l’action de l’esprit.
Le second a la forme & le sens passif, recordari, se recorder, ou
plûtôt être recordé, recevoir au coeur une impression qu’il a déjà reçue anciennement,
mais la recevoir par le souvenir d’une idée touchante : si ce verbe a
la forme & le sens passif, c’est que, quoique l’esprit agisse ici, le coeur y est
purement passif, puisque son émotion est une suite nécessaire & irresistible de
l’acte de mémoire qui l’occasionne ; & il y a une sorte de
délicatesse à montrer de préférence l’état conséquent du coeur, vû d’ailleurs qu’il
indique suffisamment l’acte antérieur de l’esprit, comme l’effet indique assez la cause
d’où il part : Tua in me studia & officia multùm tecùm recordere,
dit Cicéron à Trébonius (Epist. famil. xv. 24.) & comme s’il avoit
eu le dessein formel de nous faire remarquer dans ce recordere
l’esprit & le coeur, il ajoûte : non modo virum bonum me
existimabis, ce qui me semble designer l’opération de l’esprit simplement, verùm etiam la à me amari plurimùm judicabis, ce qui est dit pour aller
au coeur.
Les deux derniers, memorari, être averti par une mémoire accidentelle & non spontanée, avoir le ressouvenir, & reminisci, être ramené aux anciennes notions
de l’esprit, en avoir la réminiscence ; ces deux derniers, dis-je, ont
la forme & le sens passif, quoi qu’en disent les traducteurs ordinaires, à qui la
dénomination de verbe déponent mal entendue en a imposé ; & ce sens passif a bien de
l’analogie avec ce que j’ai observé sur le ressouvenir & la réminiscence.
Au reste, malgré les conjectures étymologiques, peut-être seroit-il difficile de
justifier ma pensée entierement par des textes précis : mais il ne faudroit pas non plus
pour cela la condamner trop ; car si l’euphonie a amené dans la diction des fautes même
contre l’analogie & les principes fondamentaux de la grammaire, selon la remarque de
Cicéron (Orat. n. 47.) Impetratum est à consuetudine ut
peccare suavitatis causâ liceret ; combien l’harmonie n’aura-t-elle pas exigé des
sacrifices de la justesse qui décide du choix des synonymes ? Dans notre langue même, où
les lois de l’harmonie ne sont pas à beaucoup près si impérieuses que dans la langue
latine, combien de fois les meilleurs écrivains ne sont-ils pas obligés d’abandonner le
mot le plus précis, & de lui substituer un synonyme modifié par quelque correctif,
plûtôt que de faire une phrase mal sonnante, mais juste ? (B. E. R.
M.)
MÉTALEPSE, s.f. (Gram.) ce mot est grec ; changement, & de capio ou concipio : la métalepse est donc un trope, par lequel on conçoit
la chose autrement que le sens propre ne l’annonce ; c’est le caractere de tous les tropes
(voyez Trope) ; & les noms propres de chacun rendent presque tous la même
idée, parce qu’en effet les tropes ne different entre eux que par des nuances délicates
& difficiles à assigner. Mais la métalepse, en particulier, est
reconnue par M. du Marsais pour une espece de métonymie (Voyez Métonymie) ; & peut-être auroit-il été plus à propos de l’y rapporter,
que de multiplier sans profit les dénominations. De quelque maniere qu’il plaise à chacun
d’en décider, ce qui concerne la métalepse, ou l’espece de métonymie,
que l’on désigne ici sous ce nom, mérite d’être connu ; & personne ne peut le faire
mieux connoître que M. du Marsais : c’est lui qui va parler ici, jusqu’à la fin de cet
article. Tropes, part. II. art. 3.
« La
métalepseest une espece de métonymie, par laquelle on explique ce qui suit, pour faire entendre ce qui précede, ou ce qui précede, pour faire entendre ce qui suit : elle ouvre, pour ainsi-dire, la porte, dit Quintilen, afin que vous passiez d’une idée à une autre ;ex alio in aliud viam proestat, Inst. VIII. 6.c’est l’antécédent pour le conséquent, ou le conséquent pour l’antécédent ; & c’est toujours le jeu des idées accessoires dont l’une éveille l’autre.Le partage des biens se faisoit souvent, & se fait encore aujourd’hui, en tirant au sort. Josué se servit de cette maniere de partager :
Cumque surrexissent viri, ut pergerent ad describendam terram, proecepit eis Josue dicens : circuite terram, & describite eam, ac revertimini ad me ; ut hîc, coram Domino, in Silo vobis mittam sortem. JosuéXVIII. 8.Le sort précede le partage ; de-là vient quesors, en latin, se prend souvent pour le partage même, pour la portion qui est échue en partage ; c’est le nom de l’antécédent qui est donné au conséquent.
Sorssignifie encorejugement, arrêt; c’étoit le sort qui décidoit chez les Romains, du rang dans lequel chaque cause devoit être plaidée. En voici la preuve dans la remarque de Servius, sur ce vers de Virgile,Æn. v. 431. Nec verò hae sine sorte datae, sine judice sedes. Sur quoi Servius s’exprime ainsi :Ex more romano non audiebantur causae, nisi per sortem ordinatae. Tempore enim quo causae audiebantur, conveniebant omnes, unde &concilium :& ex sorte dierum ordinem accipiebant, quo post dies triginta suas causas exequerentur ; unde est, urnam movet. Ainsi quand on a ditsorspourjugement, on a pris l’antécédent pour le conséquent.
Sortesen latin, se prend encore pour un oracle ; soit parce qu’il y avoit des oracles qui se rendoient par le sort, soit parce que les réponses des oracles étoient comme autant de jugemens qui regloient la destinée, le partage, l’état de ceux qui les consultoient.On croit avant que de parler ; je crois, dit le prophete, & c’est pour cela que je parle :
credidi, propter quod locutus sum. Ps. CXV. 1.Il n’y a point là demétalepse; mais il y a unemétalepsequand on se sert deparleroudirepour signifiercroire. Direz-vous après cela que je ne suis pas de vos amis ?c’est-à dire,croirez-vous ? aurez-vous sujet de dire ?»
[On prend ici le conséquent pour l’antécédent.]
«
Cedoveut dire dans le sens propre,je cede, je me rends; cependant par unemétalepsede l’antécédent pour le conséquent,cedosignifie souvent, dans les meilleurs auteurs,ditesoudonnez: cettesignification vient de ce que quand quelqu’un veut nous parler, & que nous parlons toujours nous-mêmes, nous ne lui donnons pas le tems de s’expliquer : écoutez-moi, nous dit il, eh bien je vous cede, je vous écoute, parlez :cedo, dic.Quand on veut nous donner quelque chose, nous refusons souvent par civilité ; on nous presse d’accepter, & enfin nous répondonsje vous cede, je vous obéis, je me rends,donnez ; cedo, da : cedoqui est le plus poli de ces deux mots, est demeuré tout seul dans le langage ordinaire, sans être suivi dedicou deda, qu’on supprime par ellipse :cedosignifie alors ou l’un ou l’autre de ces deux mots, selon le sens ; c’est ce qui précéde pour ce qui suit : & voilà pourquoi on dit égalementcedo, soit qu’on parle à une seule personne ou à plusieurs ; car tout l’usage de ce mot, dit un ancien grammairien, c’est de demander pour soi :cedo, sibi poscit & est immobile. Corn. Fronto, apud autores L. L.pag. 1335. verbo Cedo.On rapporte de même à la
métalepseces façons de parler,il oublie les bienfaits, c’est-à-dire, il n’est pas reconnoissant :souvenez-vous de notre convention, c’est-à-dire, observez notre convention :Seigneur, ne vous ressouvenez point de nos fautes, c’est-à-dire, ne nous en punissez point, accordez-nous en le pardon :je ne vous connois pas, c’est-à-dire, je ne fais aucun cas de vous, je vous méprise, vous êtes à mon égard comme n’étant point :quem omnes mortales ignorant & ludificant. Plaut.Amphi. act. IV. se. iij. 13.
Il a été, il a vécu, veut dire souventil est mort ;c’est l’antécédent poue le conséquent.C’en est fait, madame, & j’ai vécu.(Rac.Mithrid. act. V. sc. derniere.), c’est-à-dire,je me meurs.Un mort est regretté par les amis, ils voudroient qu’il fût encore en vie, ils souhaitent celui qu’ils ont perdu, ils le desirent : ce sentiment suppose la mort, ou du moins l’absence de la personne qu’on regrette. Ainsi
la mort, la perte, oul’absencesont l’antécédent, &le desir, le regretsont le conséquent. Or en latindesiderari, être souhaité, se prend pourêtre mort, être perdu, être absent; c’est le conséquent pour l’antécédent, c’est unemétalepse. Ex parte Alexandri triginta omninò & duo, on selon d’autres,trecenti omninò, ex peditibus desiderati sunt(Q. Curt.III. 11. in fin.) ; du côté d’Alexandre il n’y cut en tour que trois cent fantassins de tues, Alexandre ne perdit que trois cent hommes d’infanterie.Nulla navis desiderabatur(Coes.), aucun vaisseau n’etoit desiré, c’est-à-direaucun vaisseau ne périt, il n’y eut aucun vaisseau de perdu. Je vous avois promis que je ne serois que cinq ou six jours à la campagne, dit Horace à Mécénas, & cependant j’y ai déjà passé tout le mois d’Août.Epit. I vij.Quinque dies tibi pollicitus me rure futurum, Sextilem totum, mendax, desideror : où vous voyez que
desiderorveut dire, parmétalepse, je suis absent de Rome, je me tiens à la campagne.Par la même figure,
desiderarisignifie encoredeficere, manquer, être tel que les autres aient besoin de nous. Cornélius Népos,Epam. 7, dit que les Thébains, par des intrigues particulieres, n’ayant point mis Epaminondas à la tête de leur armée, reconnurent bientôt le besoin qu’ils avoient de son habileté dans l’art militaire :desirari coepta est Epaminondae diligentia. Il dit encore, (ibid. 5.) que Ménéclide jaloux de la gloire d’Epaminondas, exhortoit continuellement les Thébains à la paix, afin qu’ils ne sentissent point le besoin qu’ils avoient de ce général :hortari so-lebat Thebanos ut pacem bello anteferrent, ne illius imperatoris opera desideraretur.La
métalepsese fait donc lorsqu’on passe, comme par degrés, d’une signification à une autre : par exemple, quand Virgile a dit,Eclog. I. 70.Postaliquot, mea regna, videns mirabor aristas : après quelques épis, c’est à-dire, après quelques années : les épis supposent le tems de la moisson, le tems de la moisson suppose l’été, & l’été suppose la révolution de l’année. Les Poëtes prennent les hivers, les étés, les moissons, les automnes, & tout ce qui n’arrive qu’une fois en une année, pour l’année même. Nous disons dans le discours ordinaire,
c’est un vin de quatre feuilles, pour direc’est un vin de quatre ans ;& dans les coutumes (cout. de Loudun. tit. xiv. art. 3.) on trouvebois de quatre feuilles, c’est à-dire,bois de quatre années.Ainsi le nom des différentes operations de l’Agriculture se prend pour le tems de ces opérations, c’est le conséquent pour l’ant cedent ; la moisson se prend pour le tems de la moisson, la vendange pour le tems de la vendange ;
il est mort pend int la moisson, c’est-à-dire,dans le tems de la moisson. La moisson se fait ordinairement dans le mois d’Août, ainsi par métonymie oumétalepse, on appelle la moisson l’Août, qu’on prononce l’oû ;alors le tems dans lequel une chose se fait se prend pour la chose même, & toujours à cause de la liaison que les idées accessoires ont entre elles.On rapporte aussi à cette figure, ces façons de parler des Poëtes, par lesquelles ils prennent l’antécédent pour le conséquent, lorsqu’au lieu d’une description, ils nous mettent devant les yeux le fait que la description suppose. Ô Ménalque ! si nous vous perdions, dit Virgile,
Eclog. IV. 19.qui émailleroit la terre de fleurs ? qui teroit couler les fontaines sous une ombre verdoyante ?Quis humum florentibus herbis spargeret, aut viridi fontes induceret umbrâ? c’est-à-dire, qui chanteroit la terre émaillée de fleurs ? qui nous en feroit des descriptions aussi vives & aussi riantes que celles que vous en faites ? qui nous peindroit, comme vous, ces ruisseaux qu cou ent sous une ombre verte ?Le même poëte a dit,
Ecl. VI. 6.que Silene enveloppa chacune des soeurs de Phaëton avec une écorce amere, & fit sortir de terre de grands peupliers :Tum Phaëtontiadas musco circumdat amarae corticis, atque solo proceras erigit alnos ;c’est-à-dire, que Silene chanta d’une maniere si vive la métamorphose des soeurs de Phaeton en peupliers, qu’on croit voir ce changement. Ces façons de parler peuvent aussi être rapportées à l’hypothipose ».
[Elles ne sont pas l’hypotipose ; mais elles lui prêtent leur secours]. (B.
E. R. M.)
MÉTAPHORE, s. f. (Gram.)
« c’est, dit M. du Marsais, une figure, par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un nom (j’aimerois mieux dire
d’un mot) à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’un comparaison qui est dans l’esprit. Un mot pris dans un sensmétaphoriqueperd sa signification propre, & en prend une nouvelle qui ne se présente à l’esprit que par la comparaison que l’on fait entre le sens propre de ce mot, & ce qu’on lui compare : par exemple, quand on dit quele mensonge se pare souvent des couleurs de la vérité; en cette phrase,couleursn’a plus de signification propre & primitive ; ce mot ne marque plus cette lumiere modifiée qui nous fait voir les objets ou blancs, ou rouges, ou jaunes,&c.il signifieles dehors, les apparentes ;& cela par comparaison entre le sens propre decouleurs& les dehors que prend un homme qui nous en impose sous le masque de la sincérité. Les couleurs font connoître les objets sensibles, elles en font voir les dehors & les apparences ; un homme qui ment, imite quelquefois si bien la contenance & le discours de celui qui ne ment pas, que lui trouvant le même dehors & pour ainsi dire les mêmes couleurs, nous croyons qu’il nous dit la vérité : ainsi comme nous jugeons qu’un objet qui nous paroît blanc est blanc, de même nous sommes souvent la dupe d’une sincérité apparente ; & dans le tems qu’un imposteur ne fait que prendre les dehors d’homme sincere, nous croyons qu’il nous parle sincerement.Quand on dit
la lumiere de l’esprit, ce mot delumiereest prismétaphoriquement ;car comme la lumiere dans le sens propre nous fait voir les objets corporels, de même la faculté de connoître & d’appercevoir, éclaire l’esprit & le met en état de porter des jugemens sains.La
métaphoreest donc une espece de trope ; le mot, dont on se sert dans lamétaphore, est pris dans un autre sens que dans le sens propre ;il est, pour ainsi dire,dans une demeure empruntée, dit un ancien,festus, verbo metaphoram: ce qui est commun & essentiel à tous les tropes.De plus, il y a une sorte de comparaison où quelque rapport équivalent entre le mot auquel on donne un sens
métaphorique, & l’objet à quoi on veut l’appliquer ; par exemple, quand on dit d’un homme en colere,c’est un lion, lionest pris alors dans un sensmétaphorique ;on compare l’homme en colere au lion, & voilà ce qui distingue lamétaphoredes autres figures ».
[Le P. Lami dit dans sa rhétorique, liv. II. ch. iij. que tous les
tropes sont des métaphores ; car, dit-il, ce mot qui est
grec, signifie translation ; & il ajoute &
trans, en sorte que le mot grec translatio, comme Cicéron lui-même & Quintilien l’ont traduit : mais cette
préposition pouvoit aussi-bien se rendre par cùm, & le mot qui en
est composé par collatio, qui auroit très-bien exprimé le caractere
propre du trope dont il est question, puisqu’il suppose toujours une comparaison mentale,
& qu’il n’a de justesse qu’autant que la similitude paroît exacte. Pour
rendre le discours plus coulant & plus élégant, dit M. Warbuthon (Essai sur les hiéroglyphes, t. I. part. I. §. 13.), la similitude a
produit la métaphore, qui n’est autre chose qu’une similitude en
pétit. Car les hommes étant aussi habitués qu’ils le sont aux objets matériels, ont
toujours eu besoin d’images sensibles pour communiquer leurs idées abstraites.
La métaphore, dit-il plus loin, (part. II. §. 35.)
est dûe-évidemment à la grossiereté de la conception… Les premiers hommes
étant simples ; grossiers & plongés dans le sens, ne pouvoient exprimer leurs
conceptions imparfaites des idées abstraites, & les opérations réfléchies de
l’entendement qu’à l’aide des images sensibles, qui, au moyen de cette application,
devenoient métaphores. Telle est l’origine véritable de l’expression
figurée, & elle ne vient point, comme on le suppose ordinairement, du feu d’une
imagination poétique. Le style des Barbares de l’Amérique, quoiqu’ils soient d’une
compléxion très-froide & très-flegmatique, le démontre encore aujourd’hui. Voici ce
qu’un savant missionnaire dit des Iroquois, qui habitent la partie septenttionale du
continent. Les Iroquois, comme les Lacédémoniens, veulent un discours vif &
concis. Leur style est cependant figuré & tout métaphorique. (Moeurs des sauv. améric. par le P. Lafiteau, t. I. p.
480.) Leur phlegme a bien pu rendre leur style concis, mais il n’a pas
pu en retrancher les figures… Mais pourquoi aller chercher si loin des exemples ?
Quiconque voudra seulement faire attention à ce qui échappe généralement aux réflexions
des hommes, parce qu’il est trop ordinaire, peut observer que le peuple est presque
toujours porté à parler en figures.]
« En effet, disoit M. du Marsais, (
Trop. part. I. art. j.) je suis persuadé qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques ».
[Il est vrai, continue M. Warburthon, que quand cette
disposition rencontre une imagination ardente qui a été cultivée par l’exercice & la
méditation, & qui se plaît à peindre des images vives & fortes, la
métaphore est bientôt ornée de toutes les fleurs de l’esprit. Car l’esprit
consiste à employer des images énergiques & métaphoriques en se
servant d’allusions extraordinaires, quoique justes.]
« Il y a cette différence, reprend M. du Marsais, entre la
métaphore& la comparaison, que dans la comparaison on se sert de termes qui font connoître que l’on compare une chose à une autre ; par exemple, si l’on dit d’un homme en colere qu’il est comme un lion, c’est une comparaison ; mais quand on dit simplement,c’est un lion, la comparaison n’est alors que dans l’esprit & non dans les termes, c’est unemétaphore».
[Eoque distat, quod illa (la similitude) comparatur rei
quam volumus exprimere ; hoec (la métaphore) pro
ipsâ re dicitur. Quint. Inst. VIII. 6. de Tropis.]
«
Mesurer, dans le sens propre, c’est juger d’une quantité inconnue par une quantité connue, soit par le secours du compas, de la regle, ou de quelque autre instrument, qu’on appellemesure. Ceux qui prennent bien toutes leurs précautions pour arriver à leurs fins, sont comparés à ceux qui mesurentquelque quantité ; ainsi on dit par métaphorequ’ils ont bien pris leurs mesures. Par la même raison, on dit queles personnes d’une condition médiocre ne doivent pas se mesurer avec les grands, c’est-à-direvivre comme les grands, se comparer à eux, comme on compare une mesure avec ce qu’on veut mesurer.On doit mesurer sa dépense à son revenu, c’est-à-dire qu’il faut régler sa dépense sur son revenus la quantité du revenu doit être comme la mesure de la quantité de la dépense.Comme une clé ouvre la porte d’un appartement & nous en donne l’entrée, de même il y a des connoissances préliminaires qui ouvrent, pour ainsi dire, l’entrée aux sciences plus profondes : ces connoissances ou principes sont appellés
clésparmétaphore ;la Grammaire est laclédes sciences : la Logique est lacléde la Philosophie. On dit aussi d’une ville fortifiée qui est sur une frontiere, qu’elle est laclédu royaume, c’est-à-dire que l’ennemi qui se rendroit maître de cette ville, seroit à portée d’entrer ensuite avec moins de peine dans le royaume dont on parle. Par la même raison, l’on donne le nom declé, en terme de Musique, à certaines marques ou caracteres que l’on met au commencement des lignes de musique : ces marques font connoître le nom que l’on doit donner aux notes ; elles donnent, pour ainsi dire, l’entrée du chant.Quand les
métaphoressont régulieres, il n’est pas difficile de trouver le rapport de comparaison. Lamétaphoreest donc aussi étendue que la comparaison ; & lorsque la comparaison ne seroit pas juste ou seroit trop recherchée, lamétaphorene seroit pas réguliere.Nous avons déja remarqué que les langues n’ont pas autant de mots que nous avons d’idées ; cette disette de mots a donné lieu à plusieurs
métaphores: par exemple,le coeur tendre, le coeur dur, un rayonde miel,les rayonsd’une roue,&c.L’imagination vient, pour ainsi dire, au secours de cette disette ; elle supplée par les images & les idées accessoires aux mots que la langue peut lui fournir ; & il arrive même, comme nous l’avons déja dit, que ces images & ces idées accessoires occupent l’esprit plus agréablement que si l’on se servoit de mots propres, & qu’elles rendent le discours plus énergique : par exemple, quand on dit d’un homme endormi qu’il est enseveli dans le sommeil, cettemétaphoredit plus que si l’on disoit simplement qu’il dort.Les Grecs surprirent Troie ensevelie dans le vin & dans le sommeil, (invadunt urbem somno vinoque sepultam,Æn. II. 265.) Remarquez 1° que dans cet exemplesepultama un sens tout nouveau & différent du sens propre. 2°Sepultamn’a ce nouveau sens que parce qu’il est joint àsomno vinoque, avec lesquels il ne sauroit être uni dans le sens propre ; car ce n’est que par une nouvelle union des termes que les mots se donnent le sensmétaphorique. Lumieren’est uni dans le sens propre qu’avec le feu, le soleil & les autres objets lumineux ; celui qui le premier a unilumiereàesprit, a donné àlumiereun sensmétaphorique, & en a fait un mot nouveau par ce nouveau sens. Je voudrois que l’on pût donner cette interprétation à ces paroles d’Horace : (Art poet. 47.)Dixeris egregie, notum si callida verbum Reddiderit junctura novum. La
métaphoreest très-ordinaire ; en voici encore quelques exemples. On dit dans le sens propre,s’enivrer de quelque liqueur ;& l’on dit parmétaphore, s’enivrer de plaisirs ; la bonne fortune enivre les sots, c’est-à-dire qu’elle leur fait perdre la raison, & leur fait oublier leur premier état.Ne vous enivrezpoint des éloges flatteursQue vous donne un amas de vains admirateurs. Boil. Art poét. ch. iv .Le peuple qui jamais n’a connu la prudence, S’enivroitfollement de sa vaine espérance.Henriade , ch. vij.
Donner un frein à ses passions, c’est-à-dire n’en pas suivre tous les mouvemens, les modérer, les retenir comme on retient un cheval avec le frein, qui est un morceau de fer qu’on met dans la bouche d’un cheval.Mézerai, parlant de l’hérésie, dit qu’il étoit nécessaire d’arracher cette
zizanie, (Abrégé de l’hist. de Fr.François II.) c’est-à-dire,cette semence de division ; zizanieest là dans un sensmétaphorique: c’est un mot grec,ζιζάνιον ,lolium, qui veut direivraie, mauvaise herbe qui croît parmi les blés & qui leur est nuisible.Zizanien’est point en usage au propre, mais il se dit parmétaphorepourdiscorde, mesintelligence, division, semer lazizaniedans une famille.
Materia(matiere) se dit dans le sens propre de la substance étendue, considérée comme principe de tous les corps ; ensuite on a appellématierepar imitation & parmétaphorece qui est le sujet, l’argument, le thème d’un discours, d’un poëme ou de quelque autre ouvrage d’esprit. Le prologue du I. liv. de Phedre commence ainsi :Æsopus autor, quam materiam reperit, Hanc ego polivi versibus senariis ;
j’ai poli la matiere, c’est à-dire, j’ai donné l’agrément de la poésie aux fables qu’Esope a inventées avant moi.
Cette maison est bien riante, c’est à-dire, elle inspire la gaieté comme les personnes qui rient. Lafleurde la jeunesse, lefeude l’amour, l’aveuglementde l’esprit, lefild’un discours, lefildes affaires.C’est par
métaphoreque les différentes classes ou considérations auxquelles se réduit tout ce qu’on peut dire d’un sujet, sont appelléeslieux communsen rhétorique & en logique,loci communes. Le genre, l’espece, la cause, les effets,&c.sont deslieux communs, c’est à-dire que ce sont comme autant de cellules où tout le monde peut aller prendre, pour ainsi dire, la matiere d’un discours & des argumens sur toutes sortes de sujets. L’attention que l’on fait sur ces différentes classes, réveille des pensées que l’on n’auroit peut être pas sans ce secours. Quoique ceslieux communsne soient pas d’un grand usage dans la pratique, il n’est pourtant pas inutile de les connoître ; on en peut faire usage pour réduire un discours à certains chefs ; mais ce qu’on peut dire pour & contre sur ce point n’est pas de mon sujet. On appelle aussi en Théologie parmétaphore, loci theologici, les différentes sources où les Théologiens puisent leurs argumens. Telles sont l’Ecriture sainte, la tradition contenue dans les écrits des saints peres, des conciles,&c.En termes de Chimie,
regnese dit parmétaphore, de chacune des trois classes sous lesquelles les Chimistes rangent les êtres naturels. 1° Sous leregne animal, ils comprennent les animaux. 2° Sous leregne végétal, les végétaux, c’est-à-dire ce qui croit, ce qui produit, comme les arbres & les plantes. 3° Sous leregne minéral, ils comprennent tout ce qui vient dans les mines.On dit aussi par
métaphorequela Géographie & la Chronologie sont les deux yeux de l’Histoire. On personnifie l’Histoire, & on dit que la Géographie & la Chronologie sont, à l’égard de l’Histoire,ce que les yeux sont à l’égard d’une personne vivante ; par l’une elle voit, pour ainsi due, les lieux, & par l’autre les tems ; c’est-à dire qu’un historien doit s’appliquer à faire connoître les lieux & les temps dans lesquels se sont passes les faits dont il décrit l’histoire. Les mots primitifs d’ou les autres sont dérivés ou dont ils sont composés, sont appellés
racinesparmétaphore: il y a des dictionnaires où les mots sont rangés parracines. On dit aussi parmétaphore, parlant des vices ou des vertus,jetter de profondes racines, pour dires’affermir.
Calus, dureté, durillon, en latincallum, se prend souvent dans un sens métaphorique ;labor quasicallumquoddam obducit dolori, dit Cicéron,Tusc. II. n. 15. seu 36 ;le travail fait comme une espece decalusà la douleur, c’est à-dire que le travail nous rend moins sensibles à la douleur ; & au troisieme livre des Tusculanes,n. 22. sect. 53, il s’exprime de cette sorte :Magis me moverant Corinthi subito ad pectae parietinae, quam ipsos Corinthios, quorum animis diuturna cogitatiocallumvetustatis obduxarat ;je fus plus touché de voir tout-d’un-coup les murailles ruinées de Corinthe, que ne l’étoient les Corinthiens mêmes, auxquels l’habitude de voir tous les jours depuis long tems leurs murailles abattues, avoit apporté lecalusde l’ancienneté, c’est-à dire que les Corinthiens, accoutumés à voir leurs murailles ruinées, n’étoient plus touchés de ce malheur. C’est ainsi quecallere, qui dans le sens propre veut direavoir des durillons, être endurci, signifie ensuite par extension & parmétaphore, savoir Bien, connoître parfaitement, ensorte qu’il se soit fait comme uncalusdans l’esprit par rapport à quelque connoissance.Quo pacto id fieri soleat calleo, (Ter. Heaut.act. III. se. ij. v. 37.) la maniere dont cela se fait, a fait uncalusdans mon esprit ; j’ai médité sur cela, je sais à merveille comment cela se fait ; je suis maitre passé, dit madame Dacier.Illius sensum calleo, (id.Adelph.act. IV. sc. j. v. 17.) j’ai étudié son humeur, je suis accoutume à ses manieres, je sais le prendre comme il faut.
Vûese dit au propre de la faculté de voir, & par extension de la maniere de regarder les objets : ensuite on donne parmétaphorele nom devûeaux pensées, aux projets, aux desseins,avoir de grandes vûes, perdre de vûe une entreprise, n’y plus penser.
Goûtse dit au propre du sens par lequel nous recevons les impressions des saveurs. La langue est l’organe dugoût. Avoir le goût dépravé, c’est à-dire trouver bon ce que communément les autres trouvent mauvais, & trouver mauvais ce que les autres trouvent bon. Ensuite on se sert du terme degoûtparmétaphore, pour marquer le sentiment interieur dont l’esprit est affecté à l’occasion de quelque ouvrage de la nature ou de l’art. L’ouvrage plaît ou déplaît, on l’approuve ou on le desapprouve, c’est le cerveau qui est l’organe de cegoût-là.Le goût de Paris s’est trouvé conforme au goût d’Athènes, dit Racine dans sa préface d’Iphigénie, c’est à-dire, comme il le dit lui-même, que les spectateurs ont été émus à Paris des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. Il en est dugoûtpris dans le sens figuré, comme dugoûtpris dans le sens propre.Les viandes plaisent ou déplaisent au
goûtsans qu’on soit obligé de dire pourquoi : un ouvrage d’esprit, une pensée, une expression plaît ou déplaît, sans que nous soyons obligés de pénétrer la raison du sentiment dont nous sommes affectés.Pour se bien connoître en mets & avoir un
goûtsûr, il faut deux choses ; 1° un organe délicat ;2° de l’expérience, s’être trouvé souvent dans les bonnes tables, &c.on est alors plus en état de dire pourquoi un mets est bon ou mauvais. Pour être connoisseur en ouvrage d’esprit, il faut un bon jugement, c’est un present de la nature ; cela dépend de la disposition des organes ; il faut encore avoir fait des observations sur ce qui plaît ou sur ce qui déplaît ; il faut avoir su allier l’étude & la méditation avec le commerce des personnes éclairées, alors on est en état de rendre raison des regles & dugoût.Les viandes & les assaissonnemens qui plaisent aux uns, déplaisent aux autres ; c’est un effet de la différente constitution des organes du
goût: il y à cependant sur ce point ungoûtgénéral auquel il faut avoir égard, c’est-à-dire qu’il y a des viandes & des mets qui sont plus généralement augoûtdes personnes délicates. Il en est de même des ouvrages d’esprit : un auteur ne doit pas se flatter d’attirer à lui tous les suffrages, mais il doit se conformer augoûtgénéral des personnes éclairées qui sont au fait.Le
goût, par rapport aux viandes, dépend beaucoup de l’habitude & de l’éducation : il en est de même dugoûtde l’esprit ; les idées exemplaires que nous avons reçues dans notre jeunesse, nous fervent de regle dans un âge plus avancé ; telle est la force de l’éducation, de l’habitude & du préjugé. Les organes accoutumés à une telle impression en sont flattés de telle sorte, qu’une impression indifférente ou contraire les afflige : ainsi, malgré l’examen & les discussions, nous continuons souvent à admirer ce qu’on nous a fait admirer dans les premieres années de notre vie ; & de-là peut-être les deux partis, l’un des anciens & l’autre des modernes ».
[J’ai quelquefois ouï reprocher à M. de Marsais d’être un peu prolixe ; & j’avoue
qu’il etoit possible, par exemple, de donner moins d’exemples de la métaphore, & de les développer avec moins d’étendue : mais qui est-ce qui ne
porte-point envie à une si heureuse prolixité ? L’auteur d’un dictonnaire de langues ne
peut pas lire cet article de la métaphore sans être frappé de
l’exactitude etonnante de notre grammairien, à distinguer le sens propre du sens figure,
& à assigner dans l’un le fondement de l’autre : & s’il le prend pour modele,
croit-on que le dictionnaire qui sortira de ses mains, ne vaudra pas bien la foule de ceux
dont on accable nos jeunes étudians sans les éclairer ? D’autre part, l’excellente
digression que nous venons voir sur le goût n’est-elle pas une preuve
des précautions qu’il faut prendre de bonne heure pour former celui de la jeunesse ?
N’indique-t-elle pas même ces précautions ? Et un instituteur, un pere de famille, qui met
beaucoup au-dessus du goût littéraire des choses qui lui sont en effet
préférables, l’honneur, la probité, la religion, verrat-il froidement les attentions
qu’exige la culture de l’esprit, sans conclure que la formation du coeur en exige encore
de plus grandes, de plus suivies, de plus scrupuleuses ? Je reviens à ce que notre
philosophe a encore à nous dire sur la métaphore.]
«
Remarques sur le mauveis usage des métaphores. Lesmétaphoressont défectueuses, 1° quand elles sont tirées des sujets bas. Le P. de Colonia reproche à Tertullien d’avoir dit que le déluge universel fut la lessive de la nature :Ignobilitatis vitio laborare videtur celebris illa Tertullianimetaphora,quâ diluvium appellat naturae generale lixivium. De arte rhet.2°. Quand elles sont forcées, prises de loin, & que le rapport n’est point assez naturel, ni la comparaison assez sensible ; comme quand Théophile a dit :
Je baignerai mes mains dans les endesde tes cheveux ;& dans un autre endroit il dit quela charrue écorche la plaine. Théophile, dit M. de Bruyere, (Caract. chap. j. des ouvrages de l’esprit), la charge de ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il exagere, il passe le vrai dans la nature, Il en fait le roman. On peut rapporter à la même espece lesmétaphoresqui sont tirées de sujets peu connus.3°. Il faut aussi avoir égard aux convenances des différens styles ; il y a des
métaphoresqui conviennent au style poétique, qui seroient déplacées dans le style oratoire. Boileau a dit,ode sur la prise de Namur:Accourez, troupe savante, Des sons que ma lyre enfante Ces arbres sont réjouis. On ne diroit pas en prose qu’
une lyre enfante des sons. Cette observation a lieu aussi à l’egard des autres tropes : par exemple,lumendans le sens propre, signifielumiere. Les poëtes latins ont donné ce nom à l’oeil par métonymie,voyez Métonymie. Les yeux sont l’organe de la lumiere, & sont, pour ainsi dire, le flambeau de notre corps.Lucerna corporis tui est oculus tuus. Luc,xj. 34.Un jeune garçon fort aimable étoit borgne ; il avoit une soeur fort belle qui avoit le même défaut : on leur appliqua ce distique, qui fut fait à une autre occasion sous le regne de Philippe II. roi d’Espagne.Parve puer, lumenquod habes concede sorori ;Sic tu coecus Amor, sie erit illa Venus. où voes voyez que
lumensignifie l’oeil.Il n’y a rien de si ordinaire dans les poëtes latins que de trouverluminapour lesyeux ;mais ce mot ne se prend point en ce sens dans la prose.4°. On peut quelquefois adoucir une
métaphoreen la changeant en comparaison, ou bien en ajoutant quelque correctif : par exemple, en disantpour ainsi dire, si l’on peut parler ainsi, &c.L’art doit être, pour ainsi dire, entésur la nature ; la naturesoutientl’art & lui sert debase,& l’artembellit&perfectionnela nature.5°. Lorsqu’il y a plusieurs
métaphoresde suite, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient tirées exactement du même sujet, comme on vient de le voir dans l’exemple précédent :entéest pris de la culture des arbres ;soutien, basesont pris de l’Architecture : mais il ne faut pas qu’on les prenne de sujets opposés, ni que les termesmétaphoriques, dont l’un est dit de l’autre, excitent des idées qui ne puissent point être liées, comme si l’on disoit d’un orateur,c’est un torrent qui s’allume, au lieu de direc’est ûn torrent qui entraine. On a reproché à Malherbe d’avoir dit,liv. II.voyez lesobserv.de Ménagesur les poésies de Malherbe,Prends ta foudre, Louis, & va comme un lion. Il falloit plûtôt dire
comme Jupiter.Dans les premieres éditions du Cid, Chimene disoit,
act. III. sc. 4.Malgré des feux si beaux qui rompent ma colere.
Feux & rompentne vont point ensemble : c’est une observation de l’académie sur les vers du Cid. Dans les éditions suivantes on a mistroublentau lieu derompent ;je ne sais si cette correction répare la premiere faute.
Ecorce, dans le sens propre, est la partie extétérieure des arbres & des fruits, c’est leur couverture : ce mot se dit fort bien dans un sensmétaphoriquepour marquer les dehors, l’apparence des choses. Ainsi l’on dit queles ignorans s’arrêtent à l’écorce, qu’ils s’attachent, qu’ils s’amusent à l’écorce.Remarquez que tous ces verbes s’ arrêtent, s’attachent, s’amusent, conviennent fort bien avec l’écorcepris au propre ; mais vous ne diriez pas au propre,fondre l’écorce ; fondrese dit de la glace ou du métal : vous ne devez donc pas dire au figuréfondre l’écorce. J’avoue que cette expression me paroit trop hardie dans une ode de Rousseau,l. III. ode 6.Pour dire que l’hiver est passé & que les glaces sont fondues, il s’exprime de cette forte :L’hiver qui si long-tems a fait blanchir nos plaines, N’enchaîne plus le cours des paisibles ruisseaux ; Et les jeunes zéphirs, de leurs chaudes haleines, Ont fondu l’écorcedes eaux.6°. Chaque langue a des
métaphoresparticulieres qui ne sont point en usage dans les autres langues : par exemple, les Latins disoient d’une armée,dextrum & sinistrum cornu ;& nous disons,l’aile droite&l’aile gauche.Il est si vrai que chaque langue a ses
métaphorespropres & consacrées par l’usage, que si vous en changez les termes par les équivalens même qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. Un étranger qui depuis devenu un de nos citoyens, s’est rendu célebre par ses ouvrages, écrivant dans les premiers tems de son arrivée en France à son protecteur, lui disoit :Monseigneur vous avez pour moi des boyaux de pere ;il vouloit diredes entrailles.On dit
mettre la lumiere sous le boisseau, pour dire cacher ses talens, les rendre inutiles. L’auteur du poëme de la Madeleine,liv. VII. pag. 117, ne devoit donc pas dire,mettre le flambeau sous le nid».
[Qu’il me soit permis d’ajouter à ces six remarques un septieme principe que je trouve
dans Quintilien, inst. VIII. vj. c’est que l’on donne à un mot un sens
métaphorique, ou par nécessité, quand on manque de terme propre, ou
par une raison de préférence, pour présenter une idée avec plus d’énergie ou avec plus de
décence : toute métaphore qui n’est pas fondée sur l’une de ces
considérations, est déplacée. Id facimus, aut quia necesse est, aut quia
significantius, aut quia decentiùs : ubi nihil horum proestabit, quod transferetur,
improprium erit.
Mais la métaphore assujettie aux lois que la raison & l’usage de
chaque langue lui prescrivent, est non seulement le plus beau & le plus usité des
tropes, c’en est le plus utile : il rend le discours plus abondant par la facilité des
changemens & des emprunts, & il prévient la plus grande de toutes les difficultés,
en designant chaque chose par une dénomination caractéristique. Copiam quoque
sermonis auget permutando, aut mutuando quod non habet ; quoque difficillimum est,
proestat ne ulli rei nomen deesse videatur. Quintil. inst. VIII.
vj. Ajoutez à cela que le propre des métaphores, pour employer
les termes de la traduction de M. l’abbé Colin,
« est d’agiter l’esprit, de le transporter tout d’un coup d’un objet à un autre ; de le presser, de comparer soudainement les deux idées qu’elles présentent, & de lui causer par les vives & promptes émotions un plaisir inexprimable ».
Eae propter similitudinem transferunt animos & referunt, ac movent huc
& illuc ; qui motus cogitationis, celeriter agitatus, per se ipse delectat.
Cicer. orat. n. xxxjx. seu 134. & dans la traduct.
de l’abbé Colin, ch. xjx.
« La
métaphore, dit le P. Bouhours,man. de bien penser, dialogue 2.est de sa nature une source d’agrémens ; & rien ne flatte peut-être plus l’esprit que la représentation d’un objet sous une image etrangere. Nous aimons, suivant la remarque d’Aristote, à voir une chose dans une autre ; & ce qui ne frappe pas de soi même surprend dans un habile étranger & sous un masque ».
C’est la note B. E. R. M.)
MÉTAPLASME, s. m. trans
formatio, du verbe transformo ; c’est le nom général que l’on donne en Grammaire aux figures de
diction, c’est-à-dire aux diverses altérations qui arrivent dans le matériel des mots ; de
même que l’on donne le nom général de tropes aux divers changemens qui
arrivent au sens propre des mots.
Le métaplasme ne pouvant tomber que sur les lettres ou les syllabes
dont les mots sont composés, ne peut s’y trouver que par addition, par soustraction ou par
immutation.
Le métaplasme par augmentation se fait ou au commencement, ou au
milieu, ou à la fin du mot ; d’où résultent trois figures différentes, la prosthèse, l’épenthèse & la paragoge.
On rapporte encore au métaplasme par augmentation, la diérèse qui fait deux syllabes d’une seule diphtongue : ce qui est une
augmentation, non de lettres, mais de syllabes. Voyez Prothèse, Epenthèse, Paragoge, Diérèse
Le métaplasme par soustraction produit de même trois figures
différentes, qui sont l’aphérèse, la syncope &
l’apocope, selon que la soustraction se fait au commencement, au
milieu, ou à la fin des mots ; mais il se fait aussi soustraction dans le nombre des
syllabes, sans diminution au nombre des lettres, lorsque deux voyelles qui se prononçoient
séparément, sont unies en une diphthongue : c’est la synérèse. Voyez
Aphérèse, Syncope, Apocope & Synérèse . Voyez aussi Crase & Synalephe, mots presque synonymes à synérèse.
Le métaplasme par immutation donne deux différentes figures, l’antithèse, quand une lettre est mise pour une autre, comme olli pour illi ; & la métathèse, quand
l’ordre des lettres est transposé, comme Hanovre pour Hanover.
Voyez Antithèse & Métathèse.
Voici toutes les especes de métaplasme assez bien caractérisées dans
les six vers techniques suivans :
Prosthesisapponit capiti ; sedaphaeresisaufert :Syncopade medio tollit ; sedepenthesisaddit :Abstrahit apocopefini ; sed datparagoge:Constringit crasis; distractadioeresiseffert :Antithesinmutata dabit tibi littera ; verùmLittera si legitur transposta ; metathesisextat.
Rien de plus important dans les recherches étymologiques que d’avoir bien présentes à
l’esprit toutes les différentes especes de métaplasme, non peut-être
qu’il faille s’en contenter pour établir une origine, mais parce qu’elles contribuent
beaucoup à confirmer celles qui portent sur les principaux fondemens, quand il n’est plus
question que d’expliquer les différences matérielles du mot primitif & du dérivé. (B. E. R. M.)
Méthode, (Gramm.) ce mot vient du grec trans ou per, & du nom via. Une méthode est donc la
maniere d’arriver à un but par la voie la plus convenable : appliquez
ce mot à l’étude des langues ; c’est l’art d’y introduire les commençans par les moyens
les plus lumineux & les plus expéditifs. De là vient le nom de méthode, donné à plusieurs des livres élémentaires destinés à l’étude des
langues. Tout le monde connoît les méthodes estimées de P. R. pour
apprendre la langue grecque, la latine, l’italienne, & l’espagnole ; & l’on ne
connoît que trop les méthodes de toute espece dont on accable sans
fruit la jeunesse qui fréquente les colléges.
Pour se faire des idées nettes & précises de la méthode que les
maîtres doivent employer dans l’enseignement des langues, il me semble qu’il est
essentiel de distinguer 1°. entre les langues vivantes & les langues mortes ; 2°.
entre les langues analogues & les langues transpositives.
I. 1°. Les langues vivantes, comme le françois, l’italien, l’espagnol, l’allemand,
l’anglois, &c. se parlent aujour d’hui chez les nations dont elles
portent le nom : & nous avons, pour les apprendre, tous les secours que l’on peut
souhaiter ; des maitres habiles qui en connoissent le méchanisme & les finesses,
parce qu’elles en sont les idiomes naturels ; des livres écrits dans ces langues, &
des interpretes sûrs qui nous en distinguent avec certitude l’excellent, le bon, le
médiocre, & le mauvais : ces langues peuvent nous entrer dans la tête par les
oreilles & par les yeux tout-à-la-fois. Voilà le fondement de la méthode qui convient aux langues vivantes, décidé d’une maniere indubitable.
Prenons, pour les apprendre, des maîtres nationnaux : qu’ils nous instruisent des
principes les plus généraux du méchanisme & de l’analogie de leur langue ; qu’ils
nous la parlent ensuite & nous la fassent parler ; ajoutons à cela l’étude des
observations grammaticales, & la lecture raisonnée des meilleurs livres écrits dans
la langue que nous étudions. La raison de ce procédé est simple : les langues vivantes
s’apprennent pour être parlées, puisqu’on les parle ; on n’apprend à parler que par
l’exercice fréquent de la parole ; & l’on n’apprend à le bien faire, qu’en suivant
l’usage, qui, par rapport aux langues vivantes, ne peut se constater que par deux
témoignages inséparables, je veux dire, le langage de ceux qui par leur éducation &
leur état sont justement présumés les mieux instruits dans leur langue, & les écrits
des auteurs que l’unanimité des suffrages de la nation caractérise comme les plus
distingués.
2°. Il en est tout autrement des langues mortes, comme l’hébreu, l’ancien grec, le
latin. Aucune nation ne parle aujourd’hui ces langues ; & nous n’avons, pour les
apprendre, que les livres qui nous en restent. Ces livres même ne peuvent pas nous être
aussi utiles que ceux d’une langue vivante ; parce que, nous n’avons pas, pour nous les
faire entendre, des interpretes aussi sûrs & aussi autorisés, & que s’ils nous
laissent des doutes, nous ne pouvons en trouver ailleurs l’éclaircissement. Est-il donc
raisonnable d’employer ici la même méthode que pour les langues
vivantes ? Après l’étude des principes généraux du méchanisme & de l’analogie d’une
langue morte, débuterons nous par composer en cette langue, soit de vive voix, soit par
écrit ? Ce procédé est d’une absurdité évidente : à quoi bon parler une langue qu’on ne
parle plus ? Et comment prétend-on venir à bout de la parler seul, sans en avoir étudié
l’usage dans ses sources, ou sans avoir présent un moniteur instruit qui le connoisse
avec certitude, & qui nous le montre en parlant le premier ? Jugez par-là ce que
vous devez penser de la méthode ordinaire, qui fait de la composition
des thèmes son premier, son principal, & presque son unique moyen. Voyez Etude, & la Méch. des langues, liv. II. §. j.
C’est aussi par-là que l’on peut apprécier l’idée que l’on proposa dans le siecle
dernier, & que M. de Maupertuis a réchauffée de nos jours, de fonder une ville dont
tous les habitans, hommes & femmes, magistrats & artisans ne parleroient que la
langue latine. Qu’avons-nous affaire de savoir parler cette langue ? Est-ce à la parler
que doivent tendre nos études ?
Quand je m’occupe de la langue italienne, ou de telle autre qui est actuellement
vivante, je dois apprendre à la parler, puisqu’on la parle ; c’est mon objet : & si
je lis alors les lettres du cardinal d’Ossat, la Jérusalem délivrée, l’énéïde d’Annibal
Caro, ce n’est pas pour me mettre au fait des affaires politiques dont traite le prélat,
ou des avantures qui constituent la fable des deux poëmes ; c’est pour apprendre comment
se sont énoncés les auteurs de ces ouvrages. En un mot, j’étudie l’italien pour le
parler, & je cherche dans les livres comment on le parle. Mais quand je m’occupe
d’hébreu, de grec, de latin, ce ne peut ni ne doit être pour parler ces langues,
puisqu’on ne les parle plus ; c’est pour étudier dans leurs sources l’histoire du peuple
de Dieu, l’histoire ancienne ou la romaine, la Mythologie, les Belles-Lettres, &c. La Littérature ancienne, ou l’étude de la Religion, est mon
objet : & si je m’applique alors à quelque langue morte, c’est qu’elle est la clé
nécessaire pour entrer dans les recherches qui m’occupent. En un mot, l’étudie
l’Histoire dans Hérodote, la Mythologie dans Homere, la Morale dans Platon ; & je
cherche dans les grammaires, dans les lexiques, l’intelligence de leur langue, pour
parvenir à celle de leurs pensées.
On doit donc étudier les langues vivantes, comme fin, si je puis parler ainsi ; &
les langues mortes, comme moyen. Ce n’est pas au reste que je prétende que les langues
vivantes ne puissent ou ne doivent être regardées comme des moyens propres à acquérir
ensuite des lumieres plus importantes : je m’en suis expliqué tout autrement au mot
Langue ; & quiconque n’a pas à voyager chez les étrangers, ne doit
les étudier que dans cette vûe. Mais je veux dire que la considération des secours que
nous avons pour ces langues doit en diriger l’étude, comme si l’on ne se proposoit que
de les savoir parler ; parce que cela est possible, que personne n’entend si bien une
langue que ceux qui la savent parler, & qu’on ne sauroit trop bien entendre celle
dont on prétend faire un moyen pour d’autres études. Au contraire
Il. De la distinction des langues en analogues & transpositives, il doit naître
encore des différences dans la méthode de les enseigner, aussi
marquées que celle du’génie de ces langues.
1°. Les langues analogues suivent, ou exactement ou de fort près, l’ordre analytique,
qui est, comme je l’ai dit ailleurs, (voyez Inversion & Langue) le lien naturel, & le seul lien commun de tous les idiomes.
La nature, chez tous les hommes, a donc déja bien avancé l’ouvrage par rapport aux
langues analogues, puisqu’il n’y a en quelque sorte à apprendre que ce que l’on appelle
la Grammaire & la Vocabulaire, que le tour de
la phrase ne s’écarte que peu ou point de l’ordre analytique, que les inversions y sont
rares ou legeres, & que les ellipses y sont ou peu fréquentes ou faciles à suppléer.
Le degré de facilité est bien plus grand encore, si la langue naturelle de celui qui
commence cette étude, est elle-même analogue. Quelle est donc la méthode qui convient à ces langues ? Mettez dans la tête de vos éleves une
connoissance suffisante des principes grammaticaux propres à cette langue, qui se
réduisent à-peu-près à la distinction des genres & des nombres pour les noms, les
pronoms, & les adjectifs, & à la conjugaison des verbes. Parlez-leur ensuite
sans délai, & faites-les parler, si la langue que vous leur enseignez est vivante ;
faites-leur traduire beaucoup, premierement de votre langue dans la leur, puis de la
leur dans la vôtre : c’est le vrai-moyen de leur apprendre promptement & sûrement le
sens propre & le sens figuré de vos mots, vos tropes, vos anomalies, vos licences,
vos idiotismes de toute espece. Si la langue analogue que vous leur enseignez, est une
langue morte, comme l’hébreu, votre provision de principes grammaticaux une fois faite,
expliquez vos auteurs, & faites-les expliquer avec soin, en y appliquant vos
principes fréquemment & scrupuleusement : vous n’avez que ce moyen pour arriver, ou
plutôt pour mener utilement à la connoissance des idiotismes, où gissent toûjours les
plus grandes difficultés des langues. Mais renoncez à tout desir de parler ou de faire
parler hébreu ; c’est un travail inutile ou même nuisible, que vous épargnerez à votre
éleve.
2°. Pour ce qui est des langues transpositives, la méthode de les
enseigner doit demander quelque chose de plus ; parce que leurs écarts de l’ordre
analytique, qui est la regle commune de tous les idiomes, doivent y ajoûter quelque
difficulté, pour ceux principalement dont la langue naturelle est analogue : car c’est
autre chose à l’égard de ceux dont l’idiome maternel est également transpositif ; la
difficulté qui peut naître de ce caractere des langues est beaucoup moindre, &
peut-être nulle à leur égard. C’est précisément le cas où se trouvoient les Romains qui
étudioient le grec, quoique M. Pluche ait jugé qu’il n’y avoit entre leur langue &
celle d’Athènes aucune affinité.
« Il étoit cependant naturel, dit-il dans la préface de la
Méchanique des Langues, page vij.qu’il en coûtât davantage aux Romains pour apprendre le grec, qu’à nous pour apprendre le latin : car nos langues françoise, italienne, espagnole, & toutes celles qu’on parle dans le midi de l’Europe, étant sorties, comme elles le sont pour la plûpart, de l’anciennelangue romaine ; nous y retrouvons bien des traits de celle qui leur a donné naissance : la latine au contraire ne tenoit à la langue d’Athènes par aucun degré de parenté ou de ressemblance, qui en rendît l’accès plus aisé ».
Comment peut-on croire que le latin n’avoit avec le grec aucune affinité ? A-t-on donc
oublié qu’une partie considérable de l’Italie avoit reçû le nom de grande
Grece, magna Graecia, à cause de l’origine commune des peuplades qui étoient
venues s’y établir ? Ignore-t-on ce que Priscien nous apprend, lib. V. de
casibus, que l’ablatif est un cas propre aux Romains, nouvellement introduit dans
leur langue, & placé pour cette raison après tous les autres dans la déclinaison ?
Ablativus proprius est Romanorum, & … quia novus videtur à Latinis
inventus, vetustati reliquorum casuum concessit. Ainsi la langue latine au
berceau avoit précisément les mêmes cas que la langue grecque ; & peut-être
l’ablatif ne s’est-il introduit insensiblement, que parce qu’on prononçoit un peu
différemment la finale du datif, selon qu’il étoit ou qu’il n’étoit pas complément d’une
préposition. Cette conjecture se fortifie par plusieurs observations particulieres : 1°.
le datif & l’ablatif pluriels sont toûjours semblables : 2°. ces deux cas sont
encore semblables au singulier dans la seconde déclinaison : 3°. on trouve morte au datif dans l’épitaphe de Plaute, rapportée par Aulu-Gelle, Noct. Att. I. xxiv. & au contraire on trouve dans Plaute lui-même, oneri, furfuri, &c. à l’ablatif ; parce qu’il y a peu de différence
entre les voyelles e & i, d’où vient même que
plusieurs noms de cette déclinaison ont l’ablatif terminé des deux manieres : 4°. le
datif de la quatrieme étoit anciennement en u, comme l’ablatif, &
Aulu Gelle, IV. xvj. nous apprend que César lui-même dans ses livres
de l’Analogie, pensoit que c’étoit ainsi qu’il devoit se terminer : 5°. le datif de la
cinquieme fut autrefois en e, comme il paroît par ce passage de
Plaute, Mercat. I. j. 4. Amatores, qui aut nocti, aut die, aut soli, aut
lunae miserias narrant suas : 6°. enfin l’ablatif en â long de
la premiere, pourroit bien n’être long, que parce qu’il vient de la diphtongue ae du datif. La déclinaison latine offre encore bien d’autres traits
d’imitation & d’affinité avec la déclinaison grecque. Voyez Génitif, n. I.
Pour ce qui concerne les étymologies grecques de quantité de mots latins, il n’est pas
possible de résister à la preuve que nous fournit l’excellent ouvrage de Vossius le
pere, etymologicon linguae latinae ; & je suis persuadé que de la
comparaison détaillée des articles de ce livre avec ceux du Dictionnaire
étymologique de la langue françoise par Ménage, il s’ensuivroit qu’à cet égard
l’affinité du latin avec le grec est plus grande que celle du françois avec le
latin.
Je dirois donc au contraire qu’il doit naturellement nous en couter davantage pour
apprendre le latin, qu’aux Romains pour apprendre le grec : car outre que la langue de
Rome trouvoit dans celle d’Athènes les radicaux d’une grande partie de ses mots, la
marche de l’une & de l’autre étoit également transpositive ; les noms, les pronoms,
les adjectifs, s’y déclinoient également par cas ; le tour de la phrase y étoit
également elliptique, également pathétique, également harmonieux ; la prosodie en étoit
également marquée, & presque d’après les mêmes principes ; & d’ailleurs le grec
étoit pour les Romains une langue vivante qui pouvoit leur être inculquée & par
l’exercice de la parole, & par la lecture des bons ouvrages. Au contraire nos
langues, françoise, italienne, espagnole, &c. ne tiennent à celle
de Rome, que par quelques racines qu’elles y ont empruntées ; mais elles n’ont au
surplus avec cette langue ancienne aucune affinité qui
Nous devons donc mettre en oeuvre tout ce que notre industrie peut nous suggérer de
plus propre à donner aux commençans l’intelligence du latin & du grec ; & j’ai
prouvé, article
Inversion, que le moyen le plus lumineux, le plus raisonnable, & le
plus autorisé par les auteurs mêmes à qui la langue latine étoit naturelle, c’est de
ramener la phrase latine ou grecque à l’ordre & à la plénitude de la construction
analytique. Je n’avois que cela à prouver dans cet article : j’ajoûte
dans celui-ci, qu’il faut donner aux commençans des principes qui les mettent en état le
plus promptement qu’il est possible d’analyser seuls & par eux-mêmes ; ce qui ne
peut être le fruit que d’un exercice suivi pendant quelque tems, & fondé sur des
notions justes, précises, & invariables. Ceci demande d’être développé.
Personne n’ignore que la tradition purement orale des principes qu’il est indispensable
de donner aux enfans, ne feroit en quelque sorte qu’effleurer leur ame : la légereté de
leur âge, le peu ou le point d’habitude qu’ils ont d’occuper leur esprit, le manque
d’idées acquises qui puissent servir comme d’attaches à celles qu’on veut leur donner ;
tout cela & mille autres causes justifient la nécessité de leur mettre entre les
mains des livres élémentaires qui puissent fixer leur attention pendant la leçon, les
occuper utilement après, & leur rendre en tout tems plus facile & plus prompte
l’acquisition des connoissances qui leur conviennent. C’est sur-tout ici que se vérifie
la maxime d’Horace, Art poét. 180.
Segniùs irritant animos demissa per aures, Quàm quae sunt oculis subjecta fidelibus.
On pourroit m’objecter que j’insiste mal-à-propos sur la nécessité des livres
élémentaires, puisqu’il en existe une quantité prodigieuse de toute espece, & qu’il
n’y a d’embarras que sur le choix. Il est vrai que graces à la prodigieuse fécondité des
faiseurs de rudimens, de particules, de méthodes, les enfans que l’on
veut initier au latin ne manquent pas d’être occupés ; mais le sont-ils d’une maniere
raisonnable, le sont-ils avec fruit ? Je ne prendrai pas sur moi de répondre à cette
question ; je me contenterai d’observer que presque tous ces livres ont été faits pour
enseigner aux commençans la fabrique du latin, & la composition des thèmes ; que la
méthode des thèmes tombe de jour en jour dans un plus grand
discrédit, par l’effet des réflexions sages répandues dans les livres excellens des
instituteurs les plus habiles, & des écrivains les plus respectables, M. le Fevre de
Saumur, Vossius le pere, M. Rollin, M. Pluche, M. Chompré, &c.
Qu’il est à desirer que ce discrédit augmente, & qu’on se tourne entierement du côté
de la version, tant de vive-voix que par écrit ; que l’un des moyens les plus propres à
amener dans la méthode de l’institution publique cette heureuse
révolution, c’est de poser les fondemens de la nouvelle méthode, en
publiant les livres élémentaires dans la forme qu’elle suppose & qu’elle exige ;
& qu’aucun de ceux qu’on a publiés jusqu’à-présent, ou du-moins qui sont parvenus à
ma connoissance, ne peut servir à cette fin.
Dans l’intention de prévenir, s’il est possible, une fécondité toujours nuisible à la
bonté des fruits, j’ajoute que les livres élémentaires, dans quelque genre d’étude que
ce puisse être, sont peut-être les
Il faut que ces élémens soient réduits aux notions les plus générales, & au nécessaire le plus étroit, parce que, comme le remarque très-judicieusement M. Pluche, il faut que les jeunes commençans voient la fin d’une tâche qui n’est pas de nature à les réjouir, & qu’ils n’en seront que plus disposés à apprendre le tout parfaitement. Ces notions cependant doivent être en assez grande quantité pour servir de fondement à toute la science grammaticale, de solution à toutes les difficultés de l’analyse, d’explication à toutes les irrégularités apparentes ; quoiqu’il faille tout-à-fois les rédiger avec assez de précision, de justesse, & de vérité, pour en déduire facilement & avec clarté, en tems & lieu, les développemens convenables, & les applications nécessaires, sans surcharger ni dégoûter les commençans.
L’exposition de ces élémens doit être claire & débarrassée de tout raisonnement abstrait ou métaphysique, parce qu’il n’y a que des esprits déja formes & vigoureux, qui puissent en atteindre la hauteur, en saisir le fil, en suivre l’enchaînement, & qu’il s’agit ici de se mettre à la portée des enfans, esprits encore foibles & délicats, qu’il faut soutenir dans leur marche, & conduire au but par une rampe douce & presque insensible. Cependant l’ouvrage doit être le fruit d’une métaphysique profonde, & d’une logique rigoureuse, sinon les idées fondamentales auront été ma. vûes ; les définitions seront obscures ou diffuses, ou fausses ; les principes seront mal digérés ou mal présentés ; on aura omis des choses essentielles, ou l’on en aura introduit de superflues ; l’ensemble n’aura pas le mérite de l’ordre, qui répand la lumiere sur toutes les parties, en en fixant la correspondance, qui les fait retenir l’une par l’autre en les enchaînant, qui le, féconde en on facilitant l’application. Peut-être même faut-il à l’auteur une dose de métaphysique d’autant plus forte, que les enfans ne doivent pas en trouver la moindre teinte dans son ouvrage.
Ce n’est pas assez pour réussir dans ce genre de travail, d’avoir vû les principes un à un ; il faut les avoir vûs en corps, & les avoir comparés. Ce n’est pas assez de les avoir envisagés dans un état d’abstraction, & d’avoir, si l’on veut, imaginé le système le plus parfait en apparence ; il faut avoir essayé le tout par la pratique : la théorie ne montre les principes que dans un état de mort ; c’est la pratique qui les vivifie en quelque sorte ; c’est l’expérience qui les justifie. Il ne faut donc regarder les principes grammaticaux comme certains, comme nécessaires, comme admissibles dans nos élémens, qu’après s’être assuré qu’en effet ils fondent les usages qui y ont trait, & qu’ils doivent servir à les expliquer.
Afin d’indiquer à-peu-près l’espece de principes qui peut convenir à la méthode analytique dont je conseille l’usage, qu’il me soit permis d’insérer ici
un essai d’analyse, conformément aux vûes que j’insinue dans cet article, & dans l’article
Inversion, & dont on trouvera les principes répandus &
développés en divers endroits de cet ouvrage. On y verra l’application d’une méthode que j’ai pratiquée avec succès, & que toutes sortes de
raisons me portent à croire la meilleure que l’on puisse suivre à l’égard des langues
transpositives ; je ne la propose cependant au public que comme une matiere qui
Quelques lecteurs délicats trouveront peut-être mauvais que j’ose les occuper de
pareilles minuties, & d’observations pédantesques : mais ceux qui peuvent être dans
ces dispositions, n’ont pas même entamé la lecture de cet article. Je
puis continuer sans conséquence pour eux ; les autres qui seroient venus jusqu’ici,
& qui seroient insensibles au motif que je viens de leur présenter, je les plains de
cette insensibilité ; qu’ils me plaignent, qu’ils me blâment, s’ils veulent, de celle
que j’ai pour leur délicatesse ; mais qu’ils ne s’offensent point, si traitant un point
de grammaire, j’emprunte le langage qui y convient, & descens dans un détail
minutieux, si l’on veut, mais important, puisqu’il est fondamental.
Je reprens le discours de la mere de Sp. Carvilius à son fils, dont j’avois entamé
l’explication (article
Inversion) d’après les principes de M. Pluche.
Quin prodis, mi Spuri, ut quotiescunque gradum facies, Toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem.
Quin est un adverbe conjonctif & négatif. Quin,
par apocope, pour quine, qui est composé de l’ablatif commun quî, & de la négation ne ; & cet ablatif quî est le complément de la préposition sous-entendue pro pour ; ainsi quin est équivalent à pro quî
ne, pour quoi ne ou ne pas ; quin est donc un
adverbe ; puisqu’il équivaut à la préposition pro avec son complément
quî ; & cet adverbe est lui-même le complément circonstanciel de
cause du verbe prodis. Voyez
Régime. Quin est conjonctif, puisqu’il renferme dans
sa signification le mot conjonctif qui ; & en cette qualité il
sert à joindre la proposition incidente dont il s’agit (voyez Incidente) avec un antécédent qui est ici sous-entendu, & dont nous
ferons la recherche en tems & lieu : enfin quin est négatif,
puisqu’il renferme encore dans sa signification la négation ne qui
tombe ici sur prodis.
Prodis (tu vas publiquement) est à la seconde personne du singulier
du présent indéfini (voyez Présent) de l’indicatif du verbe prodire, prodeo, is,
ivi, & par syncope, ii, itum, verbe absolu actif, (voyez Verbe) & irrégulier, de la quatrieme conjugaison : ce verbe est
composé du verbe ire, aller, & de la particule pro, qui dans la composition signifie publiquement ou en public, parce qu’on suppose à la préposition pro le
complément ore omnium, pro ore omnium (devant la face de tous) le d a été inséré entre les deux racines par euphonie (voyez
Euphonie) pour empêcher l’hiatus : prodis est à la
seconde personne du singulier, pour s’accorder en nombre & en personne avec son
sujet naturel, mi Spuri.
Voyez Sujet.
Mi (mon) est au vocatif singulier masculin de meus, a,
eum, adjectif hétéroclite, de la premiere déclinaison. Voyez Paradigme. Mi est au vocatif singulier masculin, pour
s’accorder en cas, en nombre & en genre avec le nom propre Spuri,
auquel il a un rapport d’identité. Voyez Concordance & Identité.
Spuri (Spurius) est au vocatif singulier de Spurius,
ii, nom propre, masculin & hétéroclite, de la deuxieme déclinaison : Spuri est au vocatif, parce que c’est le sujet grammatical de la seconde
personne, ou auquel le discours est adressé. Voyez Vocatif.
Mi Spuri (mon Spurius) est le sujet logique de la seconde
personne.
Ut (que) est une conjonction déterminative, dont l’office est ici de
réunir à l’antécédent sous-entendu hanc finem, la proposition
incidente déterminative, quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum
virtutum veniat in mentem.
Quotiescumque (combien de fois) est un adverbe conjonctif ; comme
adverbe, c’est le complément circonstanciel de tems du verbe facies ;
comme conjonctif, il sert à joindre à l’antécédent toties la
proposition incidente déterminative gradum facies.
Gradum (un pas) est à l’accusatif singulier de gradus,
ûs, nom masculin de la quatrieme déclinaison ; gradum est à
l’accusatif, parce qu’il est le complément objectif du verbe facies ;
& par conséquent il doit être après facies dans la construction
analytique.
Facies (tu feras) est à la seconde personne du singulier du présent
postérieur, voyez Présent, de l’indicatif actif du verbe facere (faire)
cio, cis, feci, factum, verbe relatif, actif & irrégulier, de la
troisieme conjugaison : facies est à la seconde personne du singulier,
pour s’accorder en personne & en nombre avec son sujet naturel mi
Spuri.
Quotiescumque facies gradum (combien de fois tu feras un pas) est la
totalité de la proposition incidente déterminative de l’antécédent toties ; & par conséquent l’ordre analytique lui assigne sa place après toties.
Toties (autant de fois) est un adverbe, complément circonstanciel de
tems du verbe veniat.
Toties quotiescumque facies gradum (autant de fois combien de fois tu
feras un pas) est la totalité du complément circonstanciel de tems du verbe veniat ; & doit par conséquent venir après veniat dans la
construction analytique.
Tibi (à toi) est au datif singulier masculin de tu,
pronom de la seconde personne : tibi est au datif, parce qu’il est le
complément relatif du verbe veniat ; après lequel il doit donc être
placé dans la construction analytique : tibi est au singulier masculin
pour s’accorder en nombre & en genre avec son co-relatif Spurius.
Voyez Pronom.
Tuarum (tiennes) est au génitif pluriel feminin de tuus,
a, um, adj. de la premiere déclinaison, pour s’accorder en genre, en nombre &
en cas avec le nom virtutum, auquel il a un rapport d’identité, &
qu’il doit suivre dans la construction analytique.
Virtutum (des vaillances) est au génitif pluriel de virtus, tutis, nom feminin de la troisieme déclinaison, employé ici par une
métonymie de la cause pour l’effet, de même que le mot françois vaillance pour action vaillante : virtutum est au génitif,
parce qu’il est le complément déterminatif grammatical du nom appellatif sous-entendu
recordatio.
Voyez Génitif.
Virtutum tuarum (des vaillances tiennes) est le complément
déterminatif logique du nom appellatif sous-entendu recordatio, &
doit par conséquent suivre recordatio dans l’ordre analytique.
Il y a donc de sous-entendu recordatio (le souvenir), qui est le
nominatif singulier de recordatio, onis, nom feminin de la troisieme
déclinaison : recordatio est au nominatif, parce qu’il est le sujet
grammatical du verbe veniat.
Recordatio virtutum tuarum (le souvenir des vaillances tiennes) est
le sujet logique du verbe veniat, & doit conséquemment précéder ce
verbe dans la construction analytique.
Veniat (vienne) est à la troisieme personne du singulier du présent
indéfini du subjonctif du verbe venire (venir) io, is, i,
tum, verbe absolu, actif, de la quatrieme conjugaison : veniat
est à la troisieme personne du singulier, pour s’accorder en nombre & en personne
avec son sujet grammatical sous-entendu recordatio : veniat est au
subjonctif, à cause de la conjonction ut qui doit être suivie du
subjonctif quand elle lie une proposition qui énonce une fin à laquelle on tend.
In (dans) est une préposition dont le complément doit être à
l’accusatif, quand elle exprime
Mentem (l’esprit) est à l’accusatif singulier de mens,
tis, nom feminin de la troisieme déclinaison : mentem est à
l’accusatif, parce qu’il est le complément de la préposition in.
In mentem (dans l’esprit) est la totalité du complément
circonstanciel de terme du verbe veniat, qui doit par conséquent
précéder in mentem dans l’ordre analytique.
Voilà donc trois complémens du verbe veniat : le complement
circonstanciel de tems, toties quotiescumque facies gradum ; le
complément relatif tibi, & le complement circonstanciel de terme,
in mentem : tous trois doivent être après veniat
dans la construction analytique ; mais dans quel ordre ? Le complément relatif tibi doit être le premier, parce qu’il est le plus court ; le complément
circonstanciel de terme in mentem doit être le second, parce qu’il est
encore plus court que le complément circonstanciel de tems toties
quotiescumque facies gradum ; celui-ci doit être le dernier, comme le plus long.
La raison de cet arrangement est que tout complément, dans l’ordre analytique, doit être
le plus près qu’il est possible du mot qu’il complette : mais quand un même mot a
plusieurs complémens, vû qu’alors ils ne peuvent pas tous être immédiatement après le
mot completté ; on place les plus courts les premiers, afin que le dernier en soit le
moins éloigné qu’il est possible.
Ainsi, ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in
mentem toties quotiescumque facies gradum (que le souvenir des
vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un
pas), c’est la totalité de la préposition incidente déterminative de l’antécédent
sous-entendu hune finem : elle doit donc, dans l’ordre analytique,
être à la suite de l’antécédent hunc finem.
Il y a donc de sous-entendu hunc finem. Hunc (cette) est à
l’accusatif singulier masculin de hic, hoec, hoc, adjectif de la
seconde espece de la troisieme déclinaison. Voyez Paradigme. Hunc est à l’accusatif singulier masculin
pour s’accorder en cas, en nombre & en genre avec le nom finem,
auquel il a un rapport d’identité. Finem (fin) est à l’accusatif
singulier masculin de finis, is, nom douteux de la troisieme
déclinaison. Voyez Genre, n. IV. Finem est à l’accusatif, parce qu’il est
le complément grammatical de la préposition sous-entendue in : finem
est aussi l’antécédent grammatical de la proposition incidente déterminative, ut recordatio tuarum virtutum veniat tibi in mentem toties
quotiescumque facies gradum ; & hunc finem (cette fin) en
est l’antécédent logique.
Hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in
mentem toties quotiescumque facies gradum (cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de
fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est le complément logique de la préposition
sous-entendue in, qui doit être après in par cette
raison.
Il y a donc de sous-entendu in (à ou pour), qui est
une préposition dont le complément est ici à l’accusatif, parce qu’elle exprime un
rapport de tendance vers un terme moral.
In hunc finem ut recordatio virtutum tuarumveniat tibi
in mentem toties quotiescumque facies gradum (à cette fin que
le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant
de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est la totalité du complément
circonstanciel de fin du verbe prodis ; donc l’ordre analytique doit
mettre ce complément après prodis.
Quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque
facies gradum (pourquoi tu ne vas pas publiquement, a cette fin que le souvenir des vaillances tiennes
vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est la
totalité de la proposition incidente déterminative de l’antécédent sous-entendu causam, & doit conséquemment suivre l’antécédent causam dans l’ordre analytique.
Il y a donc de sous-entendu causam (la cause), qui est à l’accusatif
singulier de causa, ae, nom feminin de la premiere déclinaison ; causam est à l’accusatif, parce qu’il est le complément objectif
grammatical du verbe interrogatif sous-entendu dic.
Causam quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum
(la cause pourquoi tu ne vas pas publiquement, à cette
fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans
l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est le complément objectif
logique du verbe interrogatif sous-entendu dic ; & doit par
conséquent être après ce verbe dans la construction analytique.
Il y a donc de sous-entendu dic (dis) qui est à la seconde personne
du singulier du présent postérieur de l’impératif actif du verbe dicere (dire) co, cis, xi, ctum, verbe relatif, actif, de la
troisieme conjugaison ; dic est à la seconde personne du singulier
pour s’accorder en personne & en nombre avec son sujet grammatical Spuri : dic est à l’impératif, parce que la mere de Spurius lui demande de dire la cause pourquoi il ne va pas en public, qu’elle l’interroge ;
& dic est le seul mot qui puisse ici marquer l’interrogation
désignée par le point interrogatif, & par la position de quin
adverbe conjonctif à la tête de la proposition écrite. Dic, au lieu de
dice, par une apocope qui a tellement prévalu dans le latin, que dice n’y est plus usité, ni dans le verbe simple, ni dans ses
composés.
Spuri, que l’on a déja dit le sujet grammatical de la seconde
personne, est donc le sujet grammatical du verbe sous-entendu dic ;
& par conséquent mi Spuri (mon Spurius) en est le sujet logique :
donc mi Spuri doit précéder dic dans l’ordre
analytique.
Voici donc enfin la construction analytique & plaine de toute la proposition : mi Spuri, dic causam quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties
quotiescumque facies gradum.
En voici la traduction littérale qu’il faut faire faire à son éleve mot à-mot, en cette
maniere : mi Spuri (mon Spurius), dic (dis) causam
(la cause) quin prodis (pourquoi tu ne vas pas
publiquement), in hunc finem (à cette fin) ut (que)
recordatio (le souvenir) virtutum tuarum (des
vaillances tiennes) veniat (vienne) tibi (à toi) in mentem (dans l’esprit) toties (autant de fois quotiescumque (combien de fois) facies (tu feras) gradum (un pas) ?
En reprenant tout de suite cette traduction littérale, l’éleve dira : mon
Spurius, dis la cause pourquoi tu ne vas pas publiquement, à
cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à
toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas ?
Pour faire passer ensuite le commençant, de cette traduction littérale à une traduction
raisonnable & conforme au génie de notre langue, il faut l’y préparer par quelques
remarques. Par exemple, 1°. que nous imitons les Latins dans nos tours interrogatifs, en
supprimant, comme eux, le verbe interrogatif & l’antécédent du mot conjonctif par
lequel nous débutons, voyez Interrogatif ; qu’ici par conséquent nous pouvons remplacer leur quin par que ne, & que nous le devons, tant pour
suivre le génie de notre langue, que pour nous rapprocher davantage de l’original, dont
notre version doit être une copie fidelle : 2°. qu’aller publiquement
ne se dit paroître,
se montrer en public : 3°. que comme il seroit indécent d’appeller nos enfans mon Jacques, mon Pierre, mon Joseph, il seroit indécent de traduire mon Spurius ; que nous devons dire comme nous dirions à nos enfans, mon fils, mon enfant, mon cher fils, mon cher enfant, ou du moins mon cher Spurius : 4°. qu’au lieu de à cette fin que,
nous disions autrefois à icelle fin que, à celle fin que ; mais
qu’aujourd’hui nous disons afin que ; 5°. que nous ne sommes plus dans
l’usage d’employer les adjectifs mien, tien, sien avec le nom auquel
ils ont rapport, comme nous faisions autrefois, & comme font encore aujourd’hui les
Italiens, qui disent il mio libro, la mia casa le mien livre, la
mienne maison) ; mais que nous employons sans article les adjectifs possessifs
prépositifs mon, ton, son, notre, votre, leur ; qu’ainsi au lieu de
dire, des vaillances tiennes, nous devons dire de tes
vaillances : 6°. que la métonymie de vaillances pour actions courageuses, n’est d’usage que dans le langage populaire, &
que si nous voulons conserver la métonymie de l’original, nous devons mettre le mot au
singulier, & dire de ta vaillance, de ton courage, de ta bravoure,
comme a fait M. l’abbé d’Olivet, Pens. de Cic. chap. xij. pag. 359.
7°. que quand le souvenir de quelque chose nous vient dans l’esprit par une cause
qui précede notre attention, & qui est indépendante de notre choix, il nous en
souvient ; & que c’est précisément le tour que nous devons préférer comme plus
court, & par-là plus énergique ; ce qui remplacera la valeur & la briéveté de
l’ellipse Iatine.
De pareilles réflexions ameneront l’enfant à dire comme de lui même : que
ne parois-tu, mon cher enfant, afin qu’à chaque pas que tu feras, il te souvienne de
ta bravoure ?
Cette méthode d’explication suppose, comme on voit, que le jeune
éleve a déja les notions dont on y fait usage ; qu’il connoît les différentes parties de
l’oraison, & celles de la proposition ; qu’il a des principes sur les métaplasmes,
sur les tropes, sur les figures de construction, & à plus forte raison sur les
regles générales & communes de la syntaxe. Cette provision va paroître immense à
ceux qui sont paisiblement accoutumés à voir les enfans faire du latin sans l’avoir
appris ; à ceux qui voulant recueillir sans avoir semé, n’approuvent que les procédés
qui ont des apparences éclatantes, même aux dépens de la solidité des progrès ; & à
ceux enfin qui avec les intentions les plus droites & les talens les plus décidés,
sont encore arrêtés par un préjugé qui n’est que trop répandu, savoir que les enfans ne
sont point en état de raisonner, qu’ils n’ont que de la mémoire, & qu’on ne doit
faire fonds que sur cette faculté à leur égard.
Je réponds aux premiers, 1°. que la multitude prodigieuse des regles & d’exceptions
de toute espece qu’il faut mettre dans la tête de ceux que l’on introduit au latin par
la composition des thèmes, surpasse de beaucoup la provision de principes raisonnables
qu’exige la méthode analytique. 2°. Que leurs rudimens sont beaucoup
plus difficiles à apprendre & à retenir, que les livres élementaires nécessaires à
cette méthode ; parce qu’il n’y a d’une part que désordre, que
fausseté, qu’inconséquence, que prolixité ; & que de l’autre tout est en ordre, tout
est vrai, tout est lié, tout est nécessaire & précis. 3°. Que l’application des
regles quelconques, bonnes ou mauvaises, à la composition des thèmes, est épineuse,
fatigante, captieuse, démentie par mille & mille exceptions, & deshonorée non
seulement par les plaintes des savans les plus respectables & des maîtres les plus
habiles, mais même par ses propres succès, qui n’aboutissent enfin qu’à aliud est grammaticè, aliud latinè loqui : au lieu que l’application de la méthode analyrique aux ouvrages qui nous restent du bon siecle de la
langue latine, est uniforme & par conséquent sans embarras ; qu’elle est dirigée par
le discours même qu’on a tous les yeux, & conséquemment exempte des travaux pénibles
de la production, j’ai presque dit de l’enfantement ; enfin, que tendant directement à
l’intelligence de la langue telle qu’on l’écrivoit, elle nous mene sans détour au vrai,
au seul but que nous devions nous proposer en nous en occupant.
Je réponds aux seconds, à ceux qui veulent retrancher du nécessaire, afin de recueillir plutôt les fruits du peu qu’ils auront semé, sans même attendre le tem naturel de la maturité, que l’on affoiblit ces plantes & qu’on les détruit en hâtant leur fécondité contre nature ; que les fruits précoces qu’on en retire n’ont jamais la même saveur ni la même salubrité que les autres, si l’on n’a recours à cette culture forcée & meurtriere ; & que la seule culture raisonnable est celle qui ne néglige aucune des attentions exigées par la qualité des sujets & des circonstances, mais qui attend patiemment les fruits spontanés de la nature secondée avec intelligence, pour les recueillir ensuite avec gratitude.
Je réponds aux derniers, qui s’imaginent que les enfans en général ne sont guere que
des automates, qu’ils sont dans une erreur capitale & démentie par mille expériences
contraires. Je ne leur citerai aucun exemple particulier ; mais je me contenterai de les
inviter à jetter les yeux sur les diverses conditions qui composent la societé. Les
enfans de la populace, des manoeuvres, des malheureux de toute espece qui n’ont que le
tems d’échanger leur sueur contre leur pain, demeurent ignorans & quelquefois
stupides avec des dispositions de meilleur augure ; toute culture leur manque. Les
enfans de ce que l’on appelle la bourgeoisie honnête dans les provinces, acquierent les
lumieres qui tiennent au systeme d’institution qui y a cours ; les uns se développent
plutôt, les autres plus tard, autant dans la proportion de l’empressement qu’on a eu à
les cultiver que dans celle des dispositions naturelles. Entrez chez les grands, chez
les princes : des enfans qui balbutient encore y sont des prodiges, sinon de raison, du
moins de raisonnement ; & ce n’est point une exagération toute pure de la flatterie,
c’est un phénomene réel dont tout le monde s’assure par soi-même, & dont les témoins
deviennent souvent jaloux, sans vouloir faire les frais nécessaires pour le faire voir
dans leur famille : c’est qu’on raisonne sans cesse avec ces embryons de l’humanité que
leur naissance fait déja regarder comme des demi-dieux ; & l’humeur
singeresse, pour me servir du vieux mais excellent mot de Montagne, l’humeur singeresse, qui dans les plus petits individus de l’espece humaine ne
demande que des exemples pour s’évertuer, développe aussi-tôt le germe
de raison qui tient essentiellement à la nature de l’espece. Passez de là à Paris, cette
ville imitatrice de tout ce qu’elle voit à la cour, & dans laquelle, comme dit
Lafontaine, fab. III.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeurs, Tout marquis veut avoir des pages :
Vous y verrez les enfans des bourgeois raisonner beaucoup plutôt que ceux de la
province, parce que dans toutes les familles honnêtes on a l’ambition de se modeler sur
les gens de la premiere qualité que l’on a sous les yeux. Il est vrai que l’on observe
aussi, qu’après avoir montré les premices les plus flatteuses, méthode analytique telle que je la propose ici. J’ai vû par mon expérience,
qu’en supposant même qu’il ne fallût faire fonds que sur la memoire des enfans, il vaut
encore mieux la meubler de principes généraux & féconds par eux-memes, qui ne
manquent pas de produire des fruits des les prem ers développemens de la raison, que d’y
jetter, sans choix & sans mesure, des idées isolées & stériles ; ou des mots
dépouillés de sens.
Je réponds enfin à tous, que la provision des principes qui nous sont nécessaires, n’est pas absolument si grande qu’elle peut le paroître au premier coup d’oeil, pourvu qu’ils soient digérés par une personne intelligente, qui sache choisir, ordonner, & écrire avec précision, & qu’on ne veuille recueillir qu’après avoir semé ; c’est une idée sur laquelle j’insiste, parce que je la crois fondamentale.
Me permettra-t-on d’esquisser ici les livres élémentaires que suppose nécessairement la
méthode analytique ? Je dis d’abord les livres
élémentaires, parce que je crois essentiel de réduire à plusieurs petits volumes
la tâche des enfans, plutôt que de la renfermer dans un seul, dont la taille pourroit
les effrayer : le goût de la nouveauté, qui est très-vif dans l’enfance, se trouvera
flatté par les changemens fréquens de livres & de titres ; le changement de volume
est en effet une espece de délassement physique, ou du moins une illusion aussi utile ;
le changement de titre est un aiguillon pour l’amour prore, qui se trouve déja fondé à
se dire, je sai ceci, qui voit de la facilité à pouvoir se dire
bientôt, je sai encore cela, ce qui est peut-être l’encouragement le
plus efficace. Je réduirois donc à quatre les livres élémentaires dons nous avons
besoin.
1°. Elémens de la grammaire générale appliquée à la langue françoise.
Il ne s’agit pas de grossir ce volume des recherches profondes & des raisonnemens
abstraits des Philosophes sur les fondemens de l’art de parler ; piscis hic
non est omnium. Mais il faut qu’à partir des mêmes points de vûe, on y expose les
résultats fondamentaux de ces recherches, & qu’on y trouve détaillés avec justesse,
avec précision, avec choix, & en bon ordre, les notions des parties nécessaires de
la parole ; ce qui se réduit aux élémens de la voix, aux élémens de l’oraison, & aux
élémens de la proposition.
J’entends par les élémens de la voix, prononcée ou écrite, les
principes fondamentaux qui concernent les parties élémentaires & intégrantes des
mots, considérés matériellement comme des productions de la voix : ce sont donc les sons
& les articulations, les voyelles, & les consonnes, qu’il est nécessaire de bien
distinguer ; mais qu’il ne faut pas séparer ici, parce que les signes extérieurs aident
les notions intellectuelles ; & enfin les syllabes, qui sont, dans la parole
prononcée, des sons simples ou articulés ; & dans l’écriture, des voyelles seules ou
accompagnées de consonnes. Voyez Lettres, Consonne, Diphtongue, Voyelle, Hiatus, &c. & les articles
de chacune des lettres. La matiere que je présente paroit bien vaste ; mais il faut
choisir & réduire ; il ne faut ici que les games des idées générales, & tout ce
premier traité ne doit occuper que cinq ou six pages in-12. Cependant
il faut y mettre les principaux fondemens de l’étymologie, de la prosodie, des
métaplasmes, de l’orthographe ; mais peut-être que ces noms-là mêmes ne doivent pas y
paroître.
J’entends par les élémens de l’oraison, ce qu’on en appelle
communément les parties, ou les différentes especes de mots distinguées par les
différentes idées spécifiques de leur signification ; savoir, le nom, le pronom,
l’adjectif, le verbe, la préposition, l’adverbe, la conjonction & l’interjection. Il
ne s’agit ici que de faire connoître par des définitions justes chacune de ces parties
d’oraison, & leurs especes subalternes. Mais il faut en écarter les idées de genres,
de nombres, de cas, de déclinaisons, des personnes, de modes : toutes ces choses ne
tiennent à la grammaire, que par les besoins de la syntaxe, & ne peuvent être
expliquées sans allusion à ses principes, ni par conséquent être entendues que quand on
en connoit les fondemens. Il n’en est pas de même des tems du verbe, considérés avec
abstraction des personnes, des nombres & des modes ; ce sont des variations qui
sortent du fond même de la nature du verbe, & des besoins de l’énonciation,
indépendamment de toute syntaxe : ainsi il sera d’autant plus utile d’en mettre ici les
notions, qu’elles sont en grammaire de la plus grande importance ; & quoiqu’il
faille en écarter les idées de personnes, on citera pourtant les exemples de la
premiere, mais sans en avertir. On voit bien qu’il sera utile d’ajouter un chapitre sur
la formation des mots, où l’on parlera des primitifs & des dérivés ; des simples
& des composés ; des mots radicaux, & des particules radicales ; de l’insertion
des lettres euphoniques ; des verbes auxiliaires ; de l’analogie des formations, dont on
verra l’exemple dans celles des tems, & l’utilité dans le système qui en facilitera
l’intelligence & la mémoire. Je crois qu’en effet c’est ici la place de ce chapitre,
parce que, dans la génération des mots, on n’en modifie le matériel que relativement à
la signification. Au reste, ce que j’ai déja dit à l’égard du premier traité, je le dis
à l’égard de celui-ci : choisissez, rédigez, n’épargnez rien pour être tout-à-la-fois
précis & clair. Voyez Mots, & tous les articles des différentes especes
de mots ; voyez aussi
Tems, Particule, Euphonie, Formation, Auxiliaire, &c.
J’entends enfin par les élémens de la proposition, tout ce qui
appartient à l’ensemble des mots réunis pour l’expression d’une pensée : ce qui comprend
les parties, les especes & la forme de la proposition. Les parties, soit logiques,
soit grammaticales, sont les sujets, l’attribut, lesquels peuvent être simples ou
composés, incomplexes ou complexes ; & toutes les sortes de complémens des mots
susceptibles de quelque détermination. Les especes de propositions nécessaires à
connoître, & suffisantes dans ce traité, sont les propositions simples, composées,
incomplexes & complexes, dont la nature tient à celle de leur sujet ou de leur
attribut, ou de tous deux à la fois, avec les propositions principales, & les
incidentes, soit explicatives, soit déterminatives. La forme de la proposition comprend
la syntaxe & la construction. La syntaxe regle les inflexions des mots qui entrent
dans la proposition, en les assujettissant aux lois de la concordance, qui émanent du
principe d’identité, ou aux lois du régime qui portent sur le principe de la diversité :
c’est donc ici le lieu de traiter des accidens in-12
très-mince. Voyez Proposition, Incidente, Syntaxe, Régime, Inflexion, Genre, Nom bre, Cas, & les articles particuliers, Personnes, Modes & les articles des différents modes, Déclinaison, Conjugaison, Paradigme, Concordance, Identité, Construction, Inversion, &c.
Si je dis que ces élémens de la grammaire générale doivent être appliqués à la langue
françoise ; c’est que j’ecris principalement pour mes compatriotes : je dirois à Rome
qu’il faut les appliquer à la langue italienne ; à Madrid, j’indiquerois la langue
espagnole ; à Lisbonne, la portugaise ; à Vienne, l’allemande ; à Londres, l’angloise ;
partout, la langue maternelle des enfans. C’est que les généralités sont toujours les
résultats des vûes particulieres, & même individuelles ; qu’elles sont toujours
très-loin de la plûpart des esprits ; & plus loin encore de ceux des enfans ; &
qu’il n’y a que des exemples familiers & connus qui puissent les en rapprocher. Mais
la méthode de descendre des généralités aux cas particuliers est
beaucoup plus expéditive que celle de remonter des cas particuliers sans fruit pour la
fin, puisqu’elle est inconnue, & que dans celle là au contraire on envisage toujours
le terme d’où l’on est parti.
Je conviens qu’il faut beaucoup d’exemples pour affermir l’idée générale, & que
notre livre élémentaire n’en comprendra pas assez : c’est pourquoi je suis d’avis que
dès que les éleves auront appris, par exemple, le premier traité des élemens de la voix, on les exerce beaucoup à appliquer ces premiers principes
dans toutes les lectures qu’on leur fera faire, pendant qu’ils apprendront le second
traité des élémens de l’oraison ; que celui-ci appris on leur en fasse
pareillement faire l’application dans leurs lectures, en leur y faisant reconnoître les
différentes sortes de mots, les divers tems des verbes, &c. sans
négliger de leur faire remarquer de fois à autre ce qui tient au premier traité ; enfin
que quand ils auront appris le troisieme, des élémens de la
proposition, on les occupe quelque-tems à en reconnoître les parties, les
especes, & la forme dans quelque livre françois.
Cette pratique a deux avantages : 1°. celui de mettre dans la tête des enfans les
principes raisonnés de leur propre langue, la langue qu’il leur importe le plus de
savoir, & que communément on
2°. Elémens de la langue latine. Ce second volume supposera toutes
les notions générales comprises dans le premier, & se bornera à ce qui est propre à
la langue latine. Ces différences propres naissent du génie de cette langue, qui a admis
trois genres, & dont la construction usuelle est transpositive ; ce qui y a
introduit l’usage des cas & des déclinaisons dans les noms, les pronoms & les
adjectifs : il faut les exposer de suite avec des paradigmes bien nets pour servir
d’exemples aux principes généraux des déclinaisons ; & ajouter ensuite des mots
latins avec leur traduction, pour être déclinés comme le paradigme : on joindra aux
déclinaisons grammaticales des adjectifs la formation des degrés de signification, qui
en est comme la déclinaison philosophique. L’usage des cas dans la syntaxe latine doit
être expliqué immédiatement après ; 1°. par rapport aux adjectifs, qui se revêtent de
ces formes, ainsi que de celles des genres & des nombres, par la loi de
concordance ; 2°. par rapport aux noms & aux pronoms qui prennent tantôt un cas,
& tantôt un autre, selon l’exigence du régime : & ceci, comme on voit, amenera
naturellement, à propos de l’accusatif & de l’ablatif, les principaux usages des
prépositions. Viendront ensuite les conjugaisons des verbes, dont les paradigmes, rendus
les plus clairs qu’il sera possible, seront également précédés des regles de formation
les plus générales, & suivis des verbes latins traduits pour être conjugués comme le
paradigme auquel ils seront rapportés. Les conjugaisons seront suivies de quelques
remarques générales sur les usages propres de l’infinitif, des gérondifs, des supins,
& sur quelques autres latinismes analogues. Partout on aura soin d’indiquer les
exceptions les plus considérables ; mais il faut attendre de l’usage la connoissance des
autres. Voilà toute la matiere de ce second ouvrage élémentaire, qui sera, comme on
voit, d’un volume peu considérable. Voyez ceux des articles déja cités
qui conviennent ici, & spécialement Superlatif, Infinitif, Gérondif, Supin .
On doit bien juger qu’il en doit être de ce livre, comme du précédent ; qu’à mesure que
l’enfant en aura appris les différens articles, il faudra lui en faire faire
l’application sur du latin ; l’accoutumer à y reconnoître les cas, les nombres, les
genres, à remonter d’un cas oblique qui se présente au nominatif, & de-là à la
déclinaison, d’un comparatif ou d’un superlatif au positif : puis quand il aura appris
les conjugaisons, les lui faire reconnoître de la même maniere, & se hâter enfin de
l’amener à l’analyse telle qu’on l’a vûe ci-devant ; car cette provision de principes
est suffisante, pourvû qu’on ne fasse analyser que des phrases choisies exprès. Mais
j’avoue qu’on ne peut pas encore aller bien loin, parce qu’il est rare de trouver
3°. Elémens grammaticaux du discours figuré, ou traité élémentaire des
métaplasmes, des tropes, & des figures de construction. Ce livre élémentaire
se partage naturellement en trois parties analogues & correspondantes à celles du
premier ; & il appartient, comme le premier, à la grammaire générale : mais on en
prendra les exemples dans les deux langues. Le traité des métaplasmes sera très-court,
Voyez Métaplasme : les deux autres demandent un peu plus de développement,
quoiqu’il faille encore s’attacher à y réduire la matiere au moindre nombre de cas,
& aux cas les plus généraux qu’il sera possible. Les définitions doivent en être
claires, justes, & précises : les usages des figures doivent y être indiqués avec
goût & intelligence : les exemples doivent être choisis avec circonspection, non
seulement par rapport à la forme, qui est ici l’objet immédiat, mais encore par rapport
au fonds, qui doit toujours être l’objet principal. On trouvera d’excellentes choses
dans le bon ouvrage de M. du Marsais sur les tropes ; & sur l’ellipse en particulier, qui est la principale clé des langues, mais
surtout du latin ; il faut consulter avec soin, & pourtant avec quelque précaution,
la Minerve de Sanctius, & si l’on veut, le traité des ellipses de
M. Grimm, imprimé en 1743 à Francfort & à Léipsic : j’observerai seulement que l’un
& l’autre de ces auteurs donne à-peu-près une liste alphabétique des mots supprimés
par ellipses dans les livres latins ; & que j’aimerois beaucoup mieux qu’on exposât
des regles générales pour reconnoître & l’ellipse, & le supplément, ce qui me
paroît très-possible en suivant à-peu près l’ordre des parties de l’oraison avec
attention aux lois générales de la syntaxe. Voyez Tropes & les articles de chacun en particulier,
Construction, Figure, &c.
Je suis persuadé qu’enfin avec cette derniere provision de principes, il n’y a plus
gueres à ménager que la progression naturelle des difficultés ; mais que cette attention
même ne sera pas longtems nécessaire : tout embarras doit disparoître, parce qu’on a la
clé de tout. La seule chose donc que je crois nécessaire, c’est de commencer les
premieres applications de ces derniers principes sur la langue maternelle, &
peut-être d’avoir pour le latin un premier livre préparé exprès pour le début de notre
méthode : voici ma pensée.
4°. Selectae è probatissimis scriptoribus eclogae. Ce titre annonce
des phrases détachées ; elles peuvent donc être choisies & disposées de maniere que
les difficultés grammaticales ne s’y présentent que successivement. Ainsi on n’y
trouveroit d’abord que des phrases très-simples & très-courtes ; puis d’autres aussi
simples, mais plus longues ; ensuite des phrases complexes qui en renfermeroient
d’incidentes ; & enfin des périodes ménagées avec la même gradation de complexité.
Il faudroit y présenter les tours elliptiques avec la même discrétion, & ne pas
montrer d’abord les grands ellipses où il faut suppléer plusieurs mots.
Malgré toutes les précautions que j’insinue, qu’on n’aille pas croire que j’approuvasse
un latin factice, où il seroit aisé de préparer cette gradation de difficultés. Le titre
même de l’ouvrage que je propose me justifie pleinement de ce soupçon : j’entends que le
tout seroit tiré des meilleures sources, & sans
Du reste, comme je voudrois que les enfans apprissent ce livre par coeur à mesure qu’ils l’entendroient, afin de meubler leur mémoire de mots & de tours latins ; il me semble qu’avec un peu d’art dans la tête du compilateur, il ne lui seroit pas impossible de faire de ce petit recueil un livre utile par le fonds autant que par la forme : il ne s’agiroit que d’en faire une suite de maximes intéressantes, qui avec le tems pourroient germer dans les jeunes esprits où on les auroit jettées sous un autre prétexte, s’y développer, & y produire d’excellens fruits. Et quand je dis des maximes, ce n’est pas pour donner une préférence exclusive au style purement dogmatique : les bonnes maximes se peuvent présenter sous toutes les formes ; une fable, un trait historique, une épigramme, tout est bon pour cette fin : la morale qui plaît est la meilleure.
Quel mal y auroit-il à accompagner ce recueil d’une traduction élégante, mais fidelle vis à-vis du texte ? L’intelligence de celui-ci n’en seroit que plus facile ; & il est aisé de sentir que l’étude analytique du latin empêcheroit l’abus qui résulte communément des traductions dans la méthode ordinaire. On pourroit aussi, & peut-être seroit-ce le mieux, imprimer à part cette traduction, pour être le sujet des premieres applications de la Grammaire générale à la langue françoise : cette traduction n’en seroit que plus utile quand elle se retrouveroit vis-à-vis de l’original : il seroit plûtôt conçu ; la correspondance en seroit plûtôt sentie ; & les différences des deux langues en seroient saisies & justifiées plus aisément. Mais dans ce cas le texte devroit aussi être imprimé à part, afin d’éviter une multiplication superflue.
J’ose croire qu’au moyen de cette méthode, & en n’adoptant que
des principes de Grammaire lumineux & véritablement généraux & raisonnés, on
menera les enfans au but par une voie sûre, & débarrassée non-seulement des épines
& des peines inséparables de la méthode ordinaire, mais encore de
quantité de difficultés qui n’ont dans les livres d’autre réalité que celle qu’ils
tirent de l’inéxactitude de nos principes, & de notre paresse à les discuter. Qu’il
me soit permis, pour justifier cette derniere reflexion, de rappeller ici un texte de
Virgile que j’ai cité à l’article
Inversion, & dont j’ai donné la construction telle que nous l’a
laissée Servius, & d’après lui saint Isidore de Séville, Aeneïd. II.
348. Voici d’abord ce passage avec la ponctuation ordinaire.
Juvenes, fortissima, frustrà, Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est Certa sequi ; quae sit rebus fortuna videtis : Excessêre omnes, adytis arisque relictis, Dî quibus imperium hoc steterat :) succurritis urbi Incensae : moriamur, & in media arma ruamus.
On prétend que l’adverbe frustrâ, mis entre deux succurritis du cinquieme
vers ; & la construction d’Isidore & de Servius nous donne à entendre que le
second vers avec les deux premiers mots du troisieme, sont liés avec ce qu’on lit dans
le sixeme, moriamur & in media arma ruamus. Mais, j’ose le dire
hardiment, si Virgile l’avoit entendu ainsi, il se seroit mépris grossierement ; ni la
construction analytique ni la construction usuelle du latin ou de quelque langue que ce
soit, n’autorisent ni ne peuvent autoriser de pareils entrelacemens, sous prétexte même
de l’agitation la plus violente, ou de l’enthousiasme le plus irrésistible : ce ne
seroit jamais qu’un verbiage repréhensible, &, pour me servir des termes de
Quintilien, inst. VIII. 2, pejor est mistura verborum. Mais rendons
plus de justice à ce grand poëte : il savoit très-bien ce qui convenoit dans la bouche
d’Enée au moment actuel : que des discours suivis, raisonnés & froids par
consequent, ne pouvoient pas être le langage d’un prince courageux qui voyoit sa patrie
subjuguée, la ville livrée aux flammes, au pillage, à la fureur de l’ennemi victorieux,
sa famille exposée à des insultes de toute espece ; mais il savoit aussi que les
passions les plus vives n’amenent point le phebus & le verbiage dans l’élocution :
qu’elles interrompent souvent les propos commencés, parce qu’elles présentent rapidement
à l’esprit des torrens, pour ainsi dire, d’idées détachées qui se succedent sans
continuité, & qui s’associent sans liaison ; mais qu’elles ne laissent jamais assez
de phlegme pour renouer les propos interrompus. Cherchons donc à interpréter Virgile
sans tordre en quelque maniere son texte, & suivons sans résistance le cours des
idées qu’il présente naturellement. J’en ferois ainsi la construction analytique d’après
mes principes. (Je mets en parenthese & en caracteres différens les mots qui
suppléent les ellipses.)
Juvenes, pectora fortissima frustrà, (dicite) si cupido
certa sequi (me) audentem (tentare pericula) extrema est vobis ? videtis quae fortuna sit rebus ; omnes dî (à) quibus hoc imperium steterat, excessêre (ex) adytis, que (ex)
aris relictis : (dicite igitur in quem finem) succurritis urbi incensae ? (hoc negotium unum, ut) moriamur
& (proinde ut) ruamus in arma media, (decet nos.)
Je conviens que cette construction fait disparoître toutes les beautés & toute l’énergie de l’original ; mais quand il s’agit de reconnoître le sens grammatical d’un texte, il n’est pas question d’en observer les beautés oratoires ou poétiques ; j’ajoute que l’on manquera le second point si l’on n’est d’abord assuré du premier, parce qu’il arrive souvent que l’énergie, la force, les images & les beautés d’un discours tiennent uniquement à la violation des lois minutieuses de la Grammaire, & qu’elles deviennent ainsi le motif & l’excuse de cette transgression. Comment donc parviendra-t-on à sentir ses beautés, si l’on ne commence par reconnoître le procédé simple dont elles doivent s’écarter ? Je n’irai pas me défier des lecteurs jusqu’à faire sur le texte de Virgile l’application du principe que je pose ici : il n’y en a point qui ne puisse la faire aisément ; mais je ferai trois remarques qui me semblent nécessaires.
La premiere concerne trois supplémens que j’ai introduits dans le texte pour le
construire ; 1°. (dicite) si cupido, &c. Je ne puis suppléer dicite qu’en supposant que si peut quelquefois, &
spécialement ici, avoir le même sens que an
(voyez Interrogatif. ) ; or cela n’est pas douteux, & en voici la preuve :
an marque proprement l’incertitude, & si
désigne la supposition ; mais il est certain que quand on connoît tout avec certitude,
il n’y a point de supposition à faire, & que la supposition tient nécessairement xij. 10, cette question : Si licet
sabbatis curare ? (est-il permis de guérir les jours de sabbat) Et encore, Luc
xxij, 49. Domine si percutimus in gladio ? (Seigneur, frappons-nous
de l’épée ?) Et dans saint Marc, x. 2. Si licet viro uxorem dimittere ?
(est-il permis à un homme de renvoyer son épouse ?) Ce que l’auteur de la
traduction vulgate a surement imité d’un tour qui lui étoit connu, sans quoi il auroit
employé an, dont il a fait usage ailleurs. Ajoutez qu’il n’y a ici que
le tour interrogatif qui puisse lier cette proposition au reste, puisque nous avons vu
que l’explication ordinaire introduisoit un véritable galimathias. 2°. (Dicite igitur in
quem finem) succurritis urbi incensae ? C’est encore ici le besoin
évident de parler raison, qui oblige à regarder comme interrogative une phrase qui ne
peut tenir au reste que par-là ; mais en la supposant interrogative, le supplément est
donné tel ou à-peu-près tel que je l’indique ici. 3°. (Hoc negotium unum ut,) moriamur & (proinde ut) ruamus in arma media,
(decet nos) : les subjonctifs moriamur & ruamus
supposent ut, & ut suppose un antécédent (Voyez Incidente & Subjonctif), lequel ne peut guere être que hoc
negotium ou hoc negotium unum ; & cela même combiné avec le
sens général de ce qui précede, nous conduit au supplément decet
nos.
La seconde remarque, c’est qu’il s’ensuit de cette construction qu’il est important de corriger la ponctuation du texte de Virgile en cette maniere :
Juvenes, fortissima frustrà Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est Certa sequi ? quae sit rebus, fortuna videtis : Excessêre omnes adytis arisque relictis Dî quibus imperium hoc steterat. Succurritis urbi Incensae ? Moriamur & in media arma ruamus.
La troisieme remarque est la conclusion même que j’ai annoncée en amenant sur la scene ce passage de Virgile, c’est que l’analyse exacte est un moyen infaillible de faire disparoître toutes les difficultés qui ne sont que grammaticales, pourvu que cette analyse porte en effet sur des principes solides & avoués par la raison & par l’usage connu de la langue latine. C’est donc le moyen le plus sûr pour saisir exactement le sens de l’auteur, non-seulement d’une maniere générale & vague, mais dans le détail le plus grand & avec la justesse la plus précise.
Le petit échantillon que j’ai donné pour essai de cette méthode, doit
prévenir apparemment l’objection que l’on pourroit me faire, que l’examen trop
scrupuleux de chaque mot, de sa correspondance, de sa position, peut conduire les jeunes
gens à traduire d’une maniere contrainte & servile, en un mot, à parler latin avec
des mots françois. C’est en effet les défauts que l’on remarque d’une maniere frappante
dans un auteur anonyme qui nous donna en 1750 (à Paris chez Mouchet, 2
volumes in-12) un ouvrage intitulé : Recherches sur la langue
latine, principalement par rapport au verbe, & de la maniere de le bien
traduire. On y trouve de bonnes observations sur les verbes & sur d’autres
parties d’oraison ; mais l’auteur, prévenu qu’Horace sans doute s’est trompé quand il a
dit, art. poët. 133, Nec verbum verbo curabis reddere, fidus
interpres, rend par-tout avec un scrupule insoutenable, la valeur numérique de
chaque mot, & le tour latin le plus éloigné de la phrase françoise : ce qui paroît
avoir influé sur sa diction, lors même qu’il énonce ses propres pensées : on y sent le
latinisme tout pur ; & l’habitude de fabriquer des termes relatifs à ses vûes pour
la traduction, le jette souvent dans le barbarisme. Je trouve, par exemple, tome II. on ne les expose à tomber
en des défiguremens du texte original ou même en des écarts du vrai sens ; & vers la fin de la page suivante : En
effet, après avoir proposé pour exemple dans son traité des études,
& qu’il y a beaucoup exalté cette traduction.
On pourroit penser que ceci seroit échappé à l’auteur par inadvertence ; mais y il a
peu de pages, dans plus de mille qui forment les deux volumes, où l’on ne puisse trouver
plusieurs exemples de pareils écarts, & c’est par système qu’il
défigure notre langue : il en fait une profession expresse dès la
page 7 de son épitre qui sert de préface, dans une note très longue,
qu’il augmente encore dans son errata, page 859, de ce mot de
Furetiere : Les délicats improuvent plusieurs mots par caprice, qui sont
bien françois & nécessaires dans la langue, au mot improuver ; & il a pour ce système, sur-tout dans ses traductions, la
fidélité la plus religieuse : c’est qu’il est si attaché au sens le plus littéral, qu’il
n’y a point de sacrifices qu’il ne fasse & qu’il ne soit prêt de faire pour en
conserver toute l’intégrité.
Il me semble au contraire que je n’ai montré la traduction littérale qui résulte de
l’analyse de la phrase, que comme un moyen de parvenir & à l’intelligence du sens,
& à la connoissance du génie propre du latin : car loin de regarder cette
interprétation littérale comme le dernier terme où aboutit la méthode
analytique, je ramene ensuite le tout au génie de notre langue, par le secours des
observations qui conviennent à notre idiome.
On peut m’objecter encore la longueur de mes procédés : ils exigent qu’on repasse vingt fois sur les mêmes mots, afin de n’omettre aucun des aspects sous lesquels on peut les envisager : de sorte que pendant que j’explique une page à mes éleves, un autre en expliqueroit au-moins une douzaine à ceux qu’il conduit avec moins d’appareil. Je conviens volontiers de cette différence, pourvu que l’on me permette d’en ajouter quelques autres.
1°. Quand les éleves de la méthode analytique ont vu douze pages de
latin ; ils les savent bien & très bien, supposé qu’ils y aient donné l’attention
convenable ; au lieu que les éleves de la méthode ordinaire, après
avoir expliqué douze pages, n’en savent pas profondément la valeur d’une seule, par la
raison simple qu’ils n’ont rien approfondi, même avec les plus grands efforts de
l’attention dont ils sont capables.
2°. Les premiers voyant sans cesse la raison de tous les procédés des deux langues, la
méthode analytique est pour eux une logique utile qui les accoutume
à voir juste, à voir profondément, à ne rien laisser au hasard. Ceux au contraire qui
sont conduits par la méthode ordinaire, sont dans une voie ténébreuse,
où ils n’ont pour guide que des éclairs passagers, que des lueurs obscures ou
illusoires, où ils marchent perpétuellement à tâtons, & où, pour tout dire, leur
intelligence s’abâtardit au lieu de se perfectionner, parce qu’on les accoutume à ne pas
voir ou à voir mal & superficiellement.
3°. C’est pour ceux-ci une allure uniforme & toujours la même ; & par
conséquent c’est dans tous les tems la même mesure de progrès, aux différences près qui
peuvent naître, ou des développemens naturels & spontanés de l’esprit ou de
l’habitude d’aller. Mais il n’en est pas ainsi de la méthode
analytique : outre qu’elle doit aider & accélérer les développemens de
l’intelligence, & qu’une habitude contractée à la lumiere est bien plus sûre &
plus forte que celle qui nait dans les ténebres, elle dispose les jeunes gens par degrés
à voir tout d’un coup l’ordre analytique, sans entrer perpétuellement dans le détail de
l’analyse de chaque mot ; & enfin à se contenter méthode quelques observations qui en feront connoître la pratique d’une maniere
plus nette & plus explicite, & qui répandront plus de lumiere sur ce qui vient
d’être dit à l’avantage de la méthode même.
C’est le maître qui dans les commencemens fait aux éleves l’analyse de la phrase de la maniere dont j’ai présenté ci-devant un modele sur un petit passage de Cicéron : il la fait répéter ensuite à ses auditeurs, dont il doit relever les fautes, en leur en expliquant bien clairement l’inconvénient & la nécessité de la regle qui doit les redresser. Cette premiere besogne va lentement les premiers jours, & la chose n’est pas surprenante ; mais la patience du maître n’est pas exposée à une longue épreuve : il verra bientôt croître la facilité à retenir & à repéter avec intelligence : il sentira ensuite qu’il peut augmenter un peu la tâche ; mais il le fera avec discrétion, pour ne pas rebuter ses disciples : il se contentera de peu tant qu’il sera nécessaire, se souvenant toujours que ce peu est beaucoup, puisqu’il est solide & qu’il peut devenir fécond ; & il ne renoncera à parler le premier qu’au bout de plusieurs semaines, quand il verra que les répétitions d’après lui ne coutent plus rien ou presque rien, ou quand il retrouvera quelques phrases de la simplicité des premieres par où il aura débuté, & sur lesquelles il pourra essayer les éleves en leur en faisant faire l’analyse les premiers, après leur en avoir préparé les moyens par la construction.
C’est ici comme le second degré par où il doit les conduire quand ils ont acquis une certaine force. Il doit leur faire la construction analytique, l’explication litérale, & la version exacte du texte ; puis quand ils ont répété le tout, exiger qu’ils rendent d’eux-mêmes les raisons analytiques de chaque mot : ils hésiteront quelquefois, mais bientôt ils trouveront peu de difficulté, à-moins qu’ils ne rencontrent quelques cas extraordinaires ; & je réponds hardiment que le nombre de ceux que l’analyse ne peut expliquer est très petit.
Les éleves fortifiés par ce second degré, pourront passer au troisieme, qui consiste à
prépare eux-mêmes le tout, pour faire seuls ce que le maitre faisoit au commencement,
l’analyse, la construction, l’explication littérale, & la version exacte. Mais ici,
ils auroient besoin, pour marcher plus surement, d’un dictionnaire latin-françois qui
leur présentât uniquement le sens propre de chaque mot, ou qui ne leur assignât aucun
sens figuré sans en avertir & sans en expliquer l’origine & le fondement. Cet
ouvrage n’existe pas, & il seroit nécessaire à l’exécution entiere des vûes que l’on
propose ici ; & l’entreprise en est d’autant plus digne de l’attention des bons
citoyens, qu’il ne peut qu’être très-utile à toutes les méthodes ; il
seroit bon qu’on y assignât les radicaux latins des derivés & des composés, le sens
propre en est plus sensible.
Exercés quelque tems de cette maniere, les jeunes gens arriveront au point de ne plus
faire que la construction pour expliquer littéralement & traduire ensuite avec
correction, sans analyser préalablement les phrases. Alors ils seront au niveau de la
marche ordinaire ; mais quelle différence entr’eux & les enfans qui suivent la méthode vulgaire ! Sans entrer dans aucun détail analytique, ils verront
pourtant la raison de tout par l’habitude qu’ils auront contractée de ne rien entendre
que par raison : certains tours, qui sont essentiellement pour les autres des
difficultés très-grandes & quelquefois insolubles, ou ne les arrêtent point du tout,
ou ne les arrêtent que l’instant qu’il leur faudra pour les analyser : tout ce qu’ils
expliqueront, ils le sauront bien, & c’est ici le grand méthode analytique la supériorité la
plus décidée, puisqu’elle donne aux progrès des éleves une solidité qui ne peut se
trouver dans la méthode vulgaire, sans rien perdre en effet des
avantages que l’on peut supposer à celle-ci.
Je ne voudrois pourtant pas que, pour le prétendu avantage de faire voir bien des
choses aux jeunes gens, on abandonnât tout-à-coup l’analyse pour ne plus y revenir : il
convient, je crois, de les y exercer encore pendant quelque tems de fois à autre, en
réduisant, par exemple, cet exercice à une fois par semaine dans les commencemens, puis
insensiblement à une seule fois par quinzaine, par mois, &c.
jusqu’à ce que l’on sente que l’on peut essayer de faire traduire correctement du
premier coup sur la simple lecture du texte : c’est le dernier point où l’on amenera ses
disciples, & où il ne s’agira plus que de les arrêter un peu pour leur procurer la
facilité requise, & les disposer à saisir ensuite les observations qui peuvent être
d’un autre ressort que de celui de la Grammaire, & dont je dois par cette raison
m’abstenir de parler ici.
Je ne dois pas davantage examiner quels sont les auteurs que l’on doit lire par
préférence, ni dans quel ordre il convient de les voir : c’est un point déja examine
& décidé par plusieurs bons littérateurs, aprês lesquels mon avis seroit superflu ;
& d’ailleurs ceci n’appartient pas à la méthode méchanique
d’étudier ou d’enseigner les langues, qui est le seul objet de cet article. Il n’en est pas de même des vûes proposées par M. du Marsais & par
M. Pluche, lesquelles ont directement trait à ce méchanisme.
La méthode de M. du Marsais a deux parties, qu’il appelle la routine & la raison. Par la routine il apprend à
son disciple la signification des mots tout simplement ; il leur met sous les yeux la
construction analytique toute faite avec les supplémens des ellipses ; il met au-dessous
la traduction littérale de chaque mot, qu’il appelle traduction
interlinéaire : tout cela est sur la page à droite ; & sur celle qui est à
gauche, on voit en haut le texte tel qu’il est sorti des mains de l’auteur, & au
dessous la traduction exacte de ce texte. Il ne rend dans tout ceci aucune raison
grammaticale à son disciple, il ne l’a pas même préparé à s’en douter ; s’il rencontre
consilio, il apprend qu’il signifie conseil, mais
il ne s’attend ni ne peut s’attendre qu’il trouvera quelque jour la même idée rendue par
consilium, consilii, consilia, consiliorum, consiliis : c’est la
même chose à l’égard des autres mots déclinables ; l’auteur veut que l’on mene ainsi son
éleve, jusqu’à ce que frappé lui-même de la diversité des terminaisons des mêmes mots
qu’il aura rencontrés, & des diverses significations qui en auront été les suites,
il force le maître par ses questions à lui révéler le mystere des déclinaisons, des
conjugaisons, de la syntaxe, qu’il ne lui a encore fait connoître que par instinct.
C’est alors qu’a lieu la seconde partie de la méthode qu’il nomme la
raison, & qui rentre à-peu-près dans l’esprit de celle que j’ai
exposée : ainsi nous ne différons M. du Marsais & moi, que par la routine, dont il
regarde l’exercice comme indispensablement préliminaire aux procédés raisonnés par
lesquels je débute.
Cette différence vient premierement de ce que M. du Marsais pense que dans les enfans,
l’organe, méthode analytique, que ne le sont leurs
bras pour élever certains fardeaux : ce sont à-peu-près ses termes, (méth.
p. 11.) quand il parle de la méthode ordinaire, mais qui ne
peuvent plus être appliqués à la méthode analytique préparée selon les
vûes & par les moyens que j’ai détaillés. Je ne présente aux enfans aucun principe
qui tienne à des idées qu’ils n’ont pas encore acquises ; mais je leur expose en ordre
toutes celles dont je prévois pour eux le besoin, sans attendre qu’elles naissent
fortuitement dans leur esprit à l’occasion des secousses, si je puis le dire, d’un
instinct aveugle : ce qu’ils connoissent par l’usage non raisonné de leur langue
maternelle me suffit pour fonder tout l’édifice de leur instruction ; & en partant
de-là, le premier pas que je leur fais faire en les menant comme par la main, tend déja
au point le plus élevé ; mais c’est par une rampe douce & insensible, telle qu’elle
est nécessaire à la foiblesse de leur âge. M. du Marsais veut encore qu’ils acquiérent
un certain usage non raisonné de la langue latine, & il veut qu’on les retienne dans
cet exercice aveugle jusqu’à ce qu’ils reconnoissent le sens d’un mot à sa
terminaison (pag. 32.) Il me semble que c’est les faire marcher
long-tems autour de la montagne dont on veut leur faire atteindre le sommet, avant que
de leur faire faire un pas qui les y conduise ; & pour parler sans allégorie, c’est
accoutumer leur esprit à procéder sans raison.
Au reste, je ne desapprouverois pas que l’on cherchât à mettre dans la tête des enfans
bon nombre de mots latins, & par conséquent les idées qui y sont attachées ; mais ce
ne doit être que par une simple nomenclature, telle à-peu-près qu’est l’indiculus universalis du pere Pommey, ou telle autre dont on s’aviseroit, pourvû
que la propriété des termes y fût bien observée. Mais, je le répete, je ne crois les
explications non raisonnées des phrases bonnes qu’à abâtardir l’esprit ; & ceux qui
croient les enfans incapables de raisonner, doivent pour cela même les faire raisonner
beaucoup, parce qu’il ne manque en effet que de l’exercice à la faculté de raisonner
qu’ils ont essentiellement, & qu’on ne peut leur contester. Les succès de ceux qui
reussissent dans la composition des thèmes, en sont une preuve presque prodigieuse.
C’est principalement pour les forcer à faire usage de leur raison que je ne voudrois pas qu’on leur mît sous les yeux, ni la construction analytique, ni la traduction littérale ; ils doivent trouver tout cela en raisonnant : mais s’il est dans leurs mains, soyez sûr que les portes des sens demeureront fermées, & que les distractions de toute espece, si naturelles à cet âge, rendront inutile tout l’appareil de la traduction interlinéaire. J’ajoute, que pour ceux-mêmes qui seront les plus attentifs, il y auroit à craindre un autre inconvénient ; je veux dire qu’ils ne contractent l’habitude de ne raisonner que par le secours des moyens extérieurs & sensibles, ce qui est d’une grande conséquence. J’avoue que dans la routine de M. du Marsais, la traduction interlinéaire & la construction analytique doivent être mises sous les yeux : mais en suivant la route que j’ai tracée, ces moyens deviennent superflus & même nuisibles.
Je n’insisterai pas ici sur la méthode de M. Pluche : outre ce
qu’elle peut avoir de commun avec celle de M. du Marsais, je crois avoir suffisamment
discuté ailleurs ce qui lui est propre. Voyez Inversion. B. E. R. M.
Mode, anciennement Moeufs, s. m. (
Il y a d’autres accidens qui sont propres au verbe, & dont aucune autre espece-de
mot n’est susceptible : ce sont les tems & les modes ; les tems
sont les différentes formes qui expriment dans le verbe les différens rapports
d’existence aux diverses époques que l’on peut envisager dans la durée. Ainsi le choix
de ces formes accidentelles dépend de la vérité des positions du sujet, & non
d’aucune loi de Grammaire ; & c’est pour cela que dans l’analyse d’une phrase le
grammairien n’est point tenu de rendre compte pourquoi le verbe y est à tel ou tel tems.
Voyez Tems.
Les modes semblent tenir de plus près aux vûes de la Grammaire, ou
du-moins aux vûes de celui qui parle. Perizonius, not. l. sur le
chap. xiij. du liv. I.
de la Minerve de Sanctius, compare ainsi les modes des verbes aux cas des noms : Eodem planè modo se
habent modi in vertis, quo casus in nominibus.
Utrique consistunt in diversis terminationibus pro diversitate constructionis. Unique
ab illa terminationum diversa forma nomem suum accepêre, ut illi dicantur
terminationum varii casus, hi modi. Denique utrorumque terminationes singulares appellantur à potissimo earum usu, non
unico. Il ne faut pourtant pas s’imaginer que l’on puisse établir entre les cas
& les modes un parallele soutenu, & dire, par exemple, que
l’indicatif dans les verbes répond au nominatif dans les noms, l’impératif au vocatif,
le subjonctif à l’accusatif, &c. on trouveroit peut être entre
quelques-uns des membres de ce parallele, quelque analogie eloignée ; mais la
comparaison ne se soutiendroit pas jusqu’à la fin, & le succès d’ailleurs ne
dédommageroit pas assez des attentions minutieuses d’un pareil détail. Il est bien plus
simple de rechercher la nature des modes dans l’usage que l’on en fait
dans les langues, que de s’amuser à des généralités vagues, incertaines & stériles.
Or,
I. On remarque dans les langues deux especes générales de modes, les
uns personnels & les autres impersonnels.
Les modes personnels sont ceux où le verbe reçoit des terminaisons
par lesquelles il se met en concordance de personne avec le nom ou le pronom qui en
exprime le sujet : facio, facis, facit, je fais, tu fais, il fait ;
facimus, facitis, faciunt, nous faisons, vous faites, ils font,
c’est du mode indicatif : faciam, facias, faciat, je
fasse, tu fasses, il fasse ; faciamus, faciaris, faciant, nous
fassions, vous fassiez, ils fassent, c’est du mode subjonctif ; &
tout cela est personnel.
Les modes impersonnels sont ceux où le verbe ne reçoit aucune
terminaison pour être en concordance de personne avec un sujet : facere,
fecisse, faire, avoir fait, c’est du mode infinitif ; faciens, facturus, faisant, devant faire, c’est du mode participe ; & tout cela est impersonnel.
Cette premiere différence des modes porte sur celle de leur
destination dans la phrase. Les personnes, en Grammaire, considérées d’une maniere
abstraite & générale, sont les diverses relations que peut avoir à la production de
la parole le sujet de la proposition, & dans les verbes ce sont les diverses
terminaisons que le verbe reçoit selon la relation actuelle du sujet de ce verbe à la
production de la parole. Voyez Personne. Les modes personnels sont donc ceux qui
servent à énoncer des propositions, & qui en renferment ce que les Logiciens
appellent la copule, puisque c’est seulement dans ces modes que le verbe s’identifie avec le sujet, par la concordance des personnes
qui indiquent des relations exclusivement propres au sujet considéré comme sujet. Les
modes impersonnels au contraire ne peuvent servir à énoncer des
propositions, puisqu’ils n’ont pas la forme qui désigneroit leur identification avec
leur sujet considéré comme tel. En effet, Dieu est
éternel, sans que nous comprenions, vous auriez
raison, retire-toi, sont des propositions, des énonciations
complettes de jugemens. Mais en est-il de même quand on dit
Il. Entre les modes personnels, les uns sont directs, & les autres sont indirects ou obliques.
Les modes directs sont ceux dans lesquels seuls le
Les modes indirects ou obliques sont ceux qui ne constituent qu’une
proposition incidente subordonnée à un antécédent qui n’est qu’une partie de la
proposition principale.
Ainsi, quand on dit je fais de mon mieux, je ferois mieux si je pouvois, faites mieux, les
différens
Remarquez que je dis des modes directs qu’ils sont les seuls dans
lesquels le verbe sert à constituer la proposition principale ; ce qui ne veut pas dire
que toute proposition dont le verbe est à un mode direct, soit
principale, puisqu’il n’y a rien de plus commun que des propositions incidentes dont le
verbe est à un mode direct : par exemple, la remarque que
je fais est utile, les remarques que vous
ferez seroient utiles, &c. Je ne pretends donc exprimer par-là qu’une
propriété exclusive des
Si nous trouvons quelques locutions où le mode subjonctif, qui est
oblique, semble être le verbe de la proposition principale, nous devons être assurés que
la phrase est elliptique, que le principal verbe est supprimé, qu’il faut le suppléer
dans l’analyse. & que la proposition exprimée n’est qu’incidente. Ainsi, quand on
lit dans Tite-Live, VI. xjv. Tunc vero ego nequicquam capitolium arcemque
serv averim, si, &c. il faut réduire la phrase à cette
construction analytique :
Nous avons en françois trois modes personnels directs, qui sont
l’indicatif, l’impératif & le suppositif. Je sais est à
l’indicatif, sais est à l’impératif, je ferais est
au suppositif.
Ces trois modes également directs, different entr’eux par des idées
accessoires ; l’indicatif exprime purement l’existence d’un sujet déterminé sous un
attribut : c’est un mode pur ; les deux autres sont mixtes, parce qu’ils ajoutent à cette signification primitive d’autres idées
accessoires accidentelles à cette signification. L’impératif y ajoute l’idée accessoire
de la volonté de celui qui parle : le suppositif celle d’une hypothèse. Voyez Indicatif, Impératif, Suppositif .
Les Grecs ni les Latins n’avoient pas le suppositif ; ils en suppléoient la valeur par
des circonlocutions que l’ellipse abrégeoit. Amsi, dans cette phrase de Ciceron, de nat. dear II. xxxvij. Profectò & esse deos, & hoec tanta opera
deorum esse arbitrarentur, le verbe
IV. Nous n’avons en francois de mode oblique que Voyez Subjonctif, Optatif.
Ces modes different encore entr’eux comme les précédens : le
subjonctif est mixte, puisqu’il ajoute à la signification directe de l’indicatif l’idée
d’un point de vûe grammatical ; mais l’optatif est doublement mixte, parce qu’il ajoute
à la signification totale du subjonctif l’idée accessoire d’un souhait, d’un desir.
V. Pour ce qui concerne les modes impersonnels, il n’y en a que deux
dans toutes les langues qui conjuguent les verbes ; mais il y en a deux, l’infinitif
& le participe.
L’infinitif est un mode qui exprime d’une maniere abstraite &
générale l’existence d’un sujet totalement indéterminé sous un attribut. Ainsi, sans
cesser d’être verbe, puisqu’il en garde la signification & qu’il est indéclinable
par tems, il est effectivement nom, puisqu’il présente à l’esprit l’idée de l’existence
sous un attribut, comme celle d’une nature commune à plusieurs individus. Mentir, c’est se déshonorer, comme on diroit,
Le participe est un mode qui exprime l’existence sous un attribut,
d’un sujet déterminé quant à sa nature, mais indéterminé quant à la relation
personnelle. C’est pour cela qu’en grec, en latin, en allemand, le participe reçoit des
terminaisons relatives aux genres, aux nombres & aux cas, au moyen desquelles il se
met en concordance avec le sujet auquel on l’applique ; mais il ne reçoit nulle part
aucune terminaison personnelle, parce qu’il ne constitue dans aucune langue la
proposition que l’on veut exprimer : il est tout à-la-fois verbe & adjectif ; il est
verbe, puisqu’il en a la signification, & qu’il reçoit les inflexions temporelles
qui en sont la suite : precans, priant, precatus,
ayant prié, precaturus devant prier. Il est adjectif, puisqu’il sert,
comme les adjectifs, à déterminer l’idée du sujet par l’idée accidentelle de l’événement
qu’il énonce, & qu’il prend en conséquence les terminaisons relatives aux accidens
des noms & des pronoms. Si nos participes actifs ne se déclinent point communément,
ils se déclinent quelquefois, ils se sont déclinés autrefois plus généralement ; &
quand il ne se seroient jamais déclinés, ce seroit un effet de l’usage qui ne peut
jamais leur ôter leur déclinabilité intrinseque. Voyez Participe.
Puisque l’infinitif figure dans la phrase comme un nom, & le participe comme un
adjectif, comment concevoir que l’un appartienne à l’autre & en fasse partie ? Ce
sont assurement deux modes différens, puisqu’ils présentent la
signification du verbe sous différens aspects. Par une autre inconséquence-des plus
singulieres, tous les méthodistes qui dans la conjugaison joignoient le participe à
l’infinitif, comme en étant une partie, disoient ailleurs que c’étoit une partie
d’oraison differente de l’adjectif, du verbe, & même de toutes les autres ; &
pourtant l’infinitif continuoit dans leur système d’appartenir au verbe. Scioppius, dans
sa grammaire philosophique, de participio, pag. 17, suit le torrent
des Grammairiens, en reconnoissant leur erreur dans une note.
Mais voici le système figuré des modes, tel qu’il résulte de
l’exposition précédente.
Voilà donc trois modes purs, dont l’un est personsonnel & deux
impersonnels, & qui paroissent fondamentaux, puisqu’on les trouve dans toutes les
langues qui ont reçu la conjugaison des verbes. Il n’en est pas de même des quatre modes mixtes ; les Hébreux n’ont ni suppositif, ni subjonctif, ni
optatif : le suppositif n’est point en grec ni en latin ; le latin ni les langues
modernes ne connoissent point l’optatif ; l’impératif est tronqué par-tout, puisqu’il
n’a pas de premiere personne en grec ni en latin, quoique nous ayons en françois celle
du plurier, qu’au contraire il n’a point de troisieme personne chez nous, tandis qu’il
en a dans ces deux autres langues ; qu’enfin il n’a point en latin de prétérit
postérieur, quoiqu’il ait ce tems en grec & dans nos langues modernes. C’est que ces
modes ne tiennent point à l’essence du verbe comme les quatre
autres : leurs caracteres différenciels ne tiennent point à la nature du verbe ; ce sont
des idées ajoutées accidentellement à la fignification fondamentale ; & il auroit
eté possible d’introduire plusieurs autres modes de la même espece,
par exemple, un mode interrogatif, un mode
concessif, &c.
Sanctius, minerv. I. xiij. ne veut point reconnoître de modes dans les verbes, & je ne vois guere que trois raisons qu’il allegue
pour justifier le parti qu’il prend à cet égard. La premiere, c’est que modus in verbis explicatur fréquentiùs per casum sextum, ut meâ sponte, tuo
jussu feci ; non rarò per adverbia, ut malè currit, benè loquitur. La
seconde, c’est que la nature des modes est si peu connue des
Grammairiens, qu’ils ne s’accordent point sur le nombre de ceux qu’il faut reconnoître
dans une langue, ce qui indique, au gré de ce grammairien, que la distinction des modes est chimérique, & uniquement propre à répandre des ténebres
dans la Grammaire. La troisieme enfin, c’est que les différens tems d’un mode se prennent indistinctement pour ceux d’un autre, ce qui semble justifier
ce qu’avoit dit Scaliger, de caus. L. L. liv. V. cap. cxxj. modus in verbis non fuit necessarius. L’auteur de la méthode
latine de P. R. semble approuver ce système, principalement à cause de cette
troisieme raison. Examinons-les l’une après l’autre.
I. Sanctius, & ceux qui l’ont suivi, comme Scioppius & M. Lancelot, ont été
trompés par une équivoque, quand ils ont statu que le mode dans les
verbes s’exprime ou par l’ablatif ou par un adverbe, comme dans meâ sponte
feci, benè loquitur. Il faut distinguer dans tous les mots, & conséquemment
dans les verbes, la signification objective & la signification formelle. La
signification objective, c’est l’idée fondamentale qui est l’objet de la signification
du mot, & qui peut être commune à des mots de différentes especes ; la signification
formelle, c’est la maniere particuliere dont le mot présente à l’esprit l’objet dont il
est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut
convenir à ceux des autres especes. Ainsi le même objet pouvant être signifié par des
mots de différentes especes, aimer, ami, amical, amiablement, amicalement, amitié, qui signifient
tous ce sentiment affectueux qui porte les hommes à se vouloir & à se faire du bien
les uns aux autres. Mais chaque espece de mot & même chaque mot ayant sa maniere
propre de présenter l’objet dont il est le signe, la signification formelle est
nécessairement différente dans chacun de ces mots, quoique la signification objectve
soit la même : cela est sensible dans ceux que l’on vient d’alléguer, qui pourroient
tous se prendre indistinctement les uns pour les autres sans ces différences
individuelles qui naissent de la maniere de représenter. Voyez Mot.
Or il est vrai que les modes, c’est à dire les différentes
modifications de la signification objective du verbe, s’expriment communément par des
adverbes ou par des expressions adverbiales : par exemple, quand on dit aimer peu, aimer beaucoup, aimer tendrement, aimer sincérement,, aimer depuis
long-tems, aimer plus, aimer autant, &c. il est évident que c’est l’attribut
individuel qui fait partie de la signification objective de ce verbe, en un mot, l’amitié qui est modifiée par tous ces adverbes, & que l’on pense
alors à une amitié petite ou grande, tendre, sincere,
ancienne, supérieure, égale, &c. Mais il est évident aussi que ce ne sont pas
des modifications de cette espece qui caractérisent ce qu’on appelle les modes des verbes, autrement chaque verbe auroit ses modes
propres, parce qu’un attribut n’est pas susceptible des mêmes modifications qui peuvent
convenir à un autre : ce qui caractérise nos modes n’appartient
nullement à l’objet de la signification du verbe, c’est à la forme, à la maniere dont
tous les verbes signifient. Ce qui appartient à l’objet de la signification, se trouve
sous toutes les formes du verbe ; & c’est pourquoi dans la langue hébraïque la
frequence de l’action sert de fondement à une conjugaison entiere différente de la
conjugaison primitive, la réciprocation de l’action sert de fondement à une autre, &c. Mais les mêmes modes se retrouvent dans
chacune de ces conjugaisons, que j’appellerois plus volontiers des voix, voyez Voix. Ce qui constitue les modes, ce sont les divers
aspects sous lesquels la signification formelle du verbe peut être envisagée dans la
phrase ; & il faut bien que Sanctius & ses disciples reconnoissent que le même
tems varie ses formes selon ces divers aspects, puisqu’ils rejetteroient, comme
très-vicieuse, cette phrase latine, nescio utrùm cantabo, & cette
phrase françoise, je crains qu’il ne vient ; il faut donc qu’ils
admettent les modes, qui ne sont que ces differentes formes des mêmes
tems.
Il. Pour ce qui concerne les débats des Grammairiens sur le nombre des modes ; j’avoue que je ne conçois pas par quel principe de logique on en conclud
qu’il n’en faut point admettre. L’obscurité qui naît de ces débats vient de la maniere
de concevoir des Grammairiens qui entendent mal la doctrine des modes,
& non pas du fonds même de cette doctrine ; & quand elle auroit par elle-même
quelqu’obscurité pour la portée commune de notre intelligence, faudroit-il renoncer à ce
que les usages constans des langues nous en indiquent clairement & de la maniere la
plus positive ?
III. La troisieme considération sur laquelle on insiste principalement dans la méthode latine de P. R. n’est pas moins illusoire que les deux autres.
Si l’on trouve des exemples où le subjonctif est mis au lieu de l’indicatif, de
l’impératif & du suppositif, ce n’est pas une substitution indifférente qui donne
une expression totalement synonyme, & dans ce cas là même Ego
nequicquam capito lium serv averim ; c’est, comme je l’ai déja
dit,
Si les considérations qui avoient déterminé Sanctius, Ramus, Scioppius &
M. Lancelot à ne reconnoître aucun mode dans les verbes, sont fausses,
ou inconséquentes, ou illusoires ; s’il est vrai d’ailleurs que dans les verbes
conjugués il y a diverses manieres de signifier l’existence d’un sujet sous un attribut,
ici directement, là obliquement, quelquefois sous la forme personnelle, d’autres fois
sous une forme impersonnelle, &c. enfin, si l’on retrouve dans
toutes ces manieres différentes les variétés principales des tems qui sont fondées sur
l’idée essentielle de l’existence : c’est donc une nécessité d’adopter, avec tous les
autres Grammairiens, la distinction des modes, décidée d’ailleurs par
l’usage universel de toutes les langues qui conjuguent leurs verbes. (B.E.R.M.)
MOT, s. m. (Log. Gramm.) il y a trois choses à considérer dans les
mots, le matériel, l’étymologie, & la valeur. Le matériel des
mots comprend tout ce qui concerne les sons simples ou articulés qui
constituent les syllabes qui en sont les parties intégrantes, & c’est ce qui fait la
matiere des articles
Son, Syllabe, Accent, Prosodie, Lettres, Consonne, Voyelle, Diphtongue, &c. L’étymologie comprend ce qui
appartient à la premiere origine des mots, à leurs générations
successives & analogiques, & aux différentes altérations qu’ils subissent de
tems à autre, & c’est la matiere des articles
Etymologie, Formation, Onomatopée, Métaplasme
avec ses especes, Euphonie, Racine, Langue . article iij. S 22. &c.
Pour ce qui concerne la valeur des mots, elle consiste dans la
totalité des idées qui en constituent le sens propre & figuré. Un mot est pris dans le sens propre lorsqu’il est employé pour exciter dans
l’esprit l’idée totale que l’usage primitif a eu intention de lui faire signifier :
& il est pris dans un sens figuré lorsqu’il présente à l’esprit une autre idée
totale à laquelle il n’a rapport que par l’analogie de celle qui est l’objet du sens
propre. Ainsi le sens propre est antérieur au sens figuré, il en est le fondement ;
c’est donc lui qui caractérise la vraie nature des mots, & le seul
par conséquent qui doive être l’objet de cet article : ce qui appartient au sens figuré
est traité aux articles
Figure, Trope
avec ses especes, &c.
La voie analytique & expérimentale me paroit, à tous égards & dans tous les
genres, la plus sûre que puisse prendre l’esprit humain pour réussir dans ses
recherches. Ce principe justifié négativement par la chûte de la plûpart des hypothèses
qui n’avoient de réalité que dans les têtes qui les avoient conçues, & positivement
par les succès rapides & prodigieux de la physique moderne, aura par-tout mots sont comme les instrumens de
la manifestation de nos pensées : des instrumens ne peuvent être bien connus que par
leurs services ; & les services ne se devinent point, on les éprouve ; on les voit,
on les observe. Les différens usages des langues sont donc, en quelque maniere, les
phénomenes grammaticaux, de l’observation desquels il faut s’élever à la généralisation
des principes & aux notions universelles.
Or le premier coup-d’oeil jetté sur les langues, montre sensiblement que le coeur &
l’esprit ont chacun leur langage. Celui du coeur est inspiré par la nature & n’a
presque rien d’arbitraire, aussi est-il également entendu chez toutes les nations, &
il semble même que les brutes qui nous environnent en aient quelquefois l’intelligence ;
le vocabulaire en est court, il se réduit aux seules interjections, qui ont par-tout les
mêmes radicaux, parce qu’elles tiennent à la constitution physique de l’organe. Voyez Interjection. Elles désignent dans celui qui s’en sert une affection, un
sentiment ; elles ne l’excitent pas dans l’ame de celui qui les entend, elles ne lui en
présentent que l’idée. Vous conversez avec votre ami que la goutte retient au lit ;
tout-à-coup il vous interrompt par ahi, ahi ! Ce cri arraché par la
douleur est le signe naturel de l’existence de ce sentiment dans son ame, mais il
n’indique aucune idée dans son esprit. Par rapport à vous, ce mot vous
communique-t-il la même affection ? Non ; vous n’y tiendriez pas plus que votre ami,
& vous deviendriez son écho : il ne fait naître en vous que l’idée de l’existence de
ce sentiment douloureux dans votre ami, précisément comme s’il vous eût dit : voilà que je ressens une vive & subite douleur. La différence qu’il
y a, c’est que vous êtes bien plus persuadé par le cri interjectif, que vous ne le
seriez par la proposition froide que je viens d’y substituer : ce qui prouve, pour le
dire en passant, que cette proposition n’est point, comme le paroît dire le P. Buffier,
Grammaire françoise n°. 163. & 164. l’équivalent de
l’interjection ouf, ni d’aucune autre : le langage du coeur se fait
aussi entendre au coeur, quoique par occassion il éclaire l’esprit.
Je donnerois à ce premier ordre de mots le nom d’affectifs, pour le distinguer de ceux qui appartiennent au langage de l’esprit,
& que je désignerois par le titre d’énonciatifs. Ceux-ci sont en
plus grand nombre, ne sont que peu ou point naturels, & doivent leur existence &
leur signification à la convention usuelle & fortuite de chaque nation. Deux
différences purement matérielles, mais qui tiennent apparemment à celles de la nature
même, semblent les partager naturellement en deux classes ; les mots
déclinables dans l’une, & les indéclinables dans l’antre. Voyez Indéclinable. Ces deux propriétés opposées sont trop uniformément
attachées aux mêmes especes dans tous les idiomes, pour n’être pas des suites
nécessaires de l’idée distinctive des deux classes, & il ne peut être qu’utile de
remonter, par l’examen analytique de ces caracteres, jusqu’à l’idée essentielle qui en
est le fondement ; mais il n’y a que la déclinabilité qui puisse être l’objet de cette
analyse, parce qu’elle est positive & qu’elle tient à des faits, au-lieu que
l’indéclinabilité n’est qu’une propriété négative, & qui ne peut nous rien indiquer
que par son contraire.
I. Des mots déclinables. Les variations qui résultent de la
déclinabilité des mots, sont ce qu’on appelle en Grammaire, les nombres, les cas, les genres, les
personnes, les tems, & les modes.
1°. Les nombres sont des variations qui désignent les différentes quotités. Voyez Nombre. C’est celle mots déclinables, savoir les noms, les pronoms, les adjectifs, & les
verbes. Ces quatre especes de mots doivent donc avoir une
signification fondamentale commune, au-moins jusqu’à un certain point : une propriété
matérielle qui leur est commune, suppose nécessairement quelque chose de commun dans
leur nature, & la nature des signes consiste dans leur signification, mais il est
certain qu’on ne peut nombrer que des êtres ; & par conséquent il semble nécessaire
de conclure que la signification fondamentale, commune aux quatre especes de mots déclinables, consiste à presenter à l’esprit les idées des êtres,
soit réels, soit abstraits, qui peuvent être les objets de notre pensée.
Cette conclusion n’est pas conforme, je l’avoue, aux principes de la Grammaire générale, partie II. chap. j. ni à ceux de M. du Marsais, de
M. Duclos, de M. Fromant : elle perd en cela l’avantage d’être soutenue par des
autorités d’autant plus pondérantes, que tout le monde connoit les grandes lumieres de
ces auteurs respectables : mais enfin des autorités ne sont que des motifs & non des
preuves, & elles ne doivent servir qu’à confirmer des conclusions déduites
légitimement de principes incontestables, & non à établir des principes peu ou point
discutés. J’ose me flatter que la suite de cette analyse démontrera que je ne dis ici
rien de trop : je continue.
Si les quatre especes de mots déclinables présentent également à
l’esprit des idées des êtres ; la différence de ces especes doit donc venir de la
différence des points de vûe sous lesquels elles font envisager les êtres. Cette
conséquence se confirme par la différence même des lois qui reglent par-tout l’emploi
des nombres relativement à la diversité des especes.
A l’égard des noms & des pronoms, ce sont les besoins réels de l’énonciation, d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle, qui reglent le choix des nombres. C’est tout autre chose des adjectifs & des verbes : ils ne prennent les terminaisons numériques que par une sorte d’imitation, & pour être en concordance avec les noms ou les pronoms auxquels ils ont rapport, & qui sont comme leurs originaux.
Par exemple, dans ce début de la premiere fable de Phèdre, ad rivum eumdem
lupus & agnus venerant siti compulsi ; les quatre noms rivum,
lupus, agnus, & siti, sont au nombre singulier, parce que l’auteur ne vouloit
& ne devoit effectivement désigner qu’un seul ruisseau, un seul loup, un seul
agneau, & un seul & même besoin de boire. Mais c’est par imitation & pour
s’accorder en nombre avec le nom rivum, que l’adjectif eumdem est au singulier. C’est par la même raison d’imitation & de
concordance que le verbe venerant & l’adjectif-verbe ou le
participe compulsi, sont au nombre pluriel ; chacun de ces mots s’accorde ainsi en nombre avec la collection des deux noms
singuliers, lupus & agnus, qui font ensemble pluralité.
Les quatre especes de mots réunies en une seule classe par leur
déclinabilité, se trouvent ici divisées en deux ordres caractérisés par des points de
vûe différens.
Les inflexions numériques des noms & des pronoms se décident dans le discours
d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle : mais quand on se décide par
soi-même pour le nombre singulier ou pour le nombre pluriel, on ne peut avoir dans
l’esprit que des êtres déterminés : les noms & les pronoms présentent donc à
l’esprit des êtres déterminés ; c’est là le point de vûe commun qui leur est propre.
Mais les adjectifs & les verbes ne se revêtent des terminaisons numériques que par
imitation ; ils ont donc un rapport nécessaire aux noms ou aux pronoms leurs
corélatifs : c’est le rapport d’identité qui suppose que les adjectifs & les verbes
ne présentent à l’esprit que des êtres quelconques & indéterminés, voyez Identité, & c’est-là le point de vûe commun qui est propre à ces
deux especes, & qui les distingue des deux autres.
2°. La même doctrine que nous venons d’établir sur la théorie des nombres, se déduit de
même de celle des cas. Les cas en général sont des terminaisons différentes qui ajoûtent
à l’idée principale du mot l’idée accessoire d’un rapport déterminé à
l’ordre analytique de l’énonciation. Voyez Cas, & les articles des differens cas. La
distinction des cas n’est pas d’un usage universel dans toutes les langues, mais elle
est possible dans toutes, puisqu’elle existe dans quelqus-unes, & cela suffit pour
en faire le fondement d’une théorie générale.
La premiere observation qu’elle fournit, c’est que les quatre especes de mots déclinables reçoivent les inflexions des cas dans les langues qui les
admettent, ce qui indique dans les quatre especes une signification fondamentale
commune : nous avons déja vû qu’elle consiste à présenter à l’esprit les idées des êtres
réels ou abstraits qui peuvent être les objets de nos pensées ; & l’on déduiroit la
même conséquence de la nature des cas, par la raison qu’il n’y a que des êtres qui
soient susceptibles de rapports, & qui puissent en être les termes.
La seconde observation qui naît de l’usage des cas, c’est que deux sortes de principes en reglent le choix, comme celui des nombres : ce sont les besoins de l’énonciation, d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle, qui fixent le choix des cas pour les noms & pour les pronoms ; c’est une raison d’imitation & de concordance qui est décidée pour les adjectifs & pour les verbes.
Ainsi le nom rivum, dans la phrase de Phedre, est à l’accusatif,
parce qu’il est le complément de la préposition ad, & que le
complément de cette préposition est assujetti par l’usage de la langue latine à se
revêtir de cette terminaison ; les noms lupus & agnus sont au nominatif, parce que chacun d’eux exprime une partie grammaticale
du sujet logique du verbe venerant, & que le nominatif est le cas
destiné par l’usage de la langue latine à designer ce rapport à l’ordre analytique.
Voilà des raisons de nécessité ; en voici d’imitation : l’adjectif eundem est à l’accusatif, pour s’accorder en cas avec son corrélatif rivum ; l’adjectif-verbe, ou le participe compulsi,
est au nominatif, pour s’accorder aussi en cas avec les noms lupus
& agnus auxquels il est appliqué.
Ceci nous fournit encore les mêmes consequences déja établies à l’occasion des nombres.
La diversité des motifs qui décident les cas, divise pareillement en deux ordres les
quatre especes de mots déclinables ; & ces deux ordres sont
précisément les mêmes qui ont été distingués par la diversité des principes qui reglent
le choix des nombres. Les noms & les pronoms sont du premier ordre, les adjectifs
& les verbes sont du second.
Les cas désignent des rapports déterminés, & les cas des noms & des pronoms se décident d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle : or on ne peut fixer dans son esprit que les rapports des êtres déterminés, parce que des êtres indéterminés ne peuvent avoir des rapports fixes. Il suit donc encore de ceci que les noms & les pronoms présentent à l’esprit des étres déterminés.
Au contraire les cas des adjectifs & des verbes ne servent qu’à mettre ces especes
de mots en concordance avec leurs corrélatifs : nous pouvons donc en
3°. Le système des nombres & celui des cas sont les mêmes pour les noms & pour les pronoms ; & l’on en conclut également que les uns & les autres présentent à l’esprit des êtres déterminés, ce qui constitue l’idée commune ou générique de leur essence. Mais par rapport aux genres, ces deux parties d’oraison se séparent & suivent des lois différentes.
Chaque nom a un genre fixe & déterminé par l’usage, ou par la nature de l’objet
nommé, ou par le choix libre de celui qui parle : ainsi pater (pere)
est du masculin, mater (mere) est du féminin, par nature ; baculus (bâton) est du masculin, mensa (table) est du
féminin, par usage ; finis en latin, duché en
françois, sont du masculin ou du féminin, au gré de celui qui parle. Voyez
Genre. Les pronoms au contraire n’ont point de genre fixe ; desorte que
sous la même terminaison ou sous des terminaisons différentes, ils sont tantôt d’un
genre & tantôt d’un autre, non au gré de celui qui parle, mais selon le genre même
du nom auquel le pronom a rapport : ainsi ego en latin, ich en allemand, io en italien, je en françois, sont masculins dans la bouche
d’un homme, & féminins dans celle d’une femme ; au contraire il
est toujours masculin, & elle toujours féminin, quoique ces deux
mots, au genre près, aient le même sens, ou plûtôt ne soient que le
même mot, avec différentes inflexions & terminaisons.
Voilà donc entre le nom & le pronom un rapport d’identité fondé sur le genre ; mais
l’identité suppose un même être présente dans l’une des deux especes de mots d’une maniere précise & déterminée, & dans l’autre, d’une maniere
vague & indéfinie. Ce qui précede prouve que les noms & les pronoms présentent
également à l’esprit des êtres déterminés : il faut donc conclure ici que ces deux
especes different entr’elles par l’idée déterminative : l’idée précise qui détermine
dans les noms, est vague & indéfinie dans les pronoms ; & cette idée est sans
doute le fondement de la distinction des genres, puisque les genres appartiennent
exclusivement aux noms, & ne se trouvent dans les pronoms que comme la livrée des
noms auxquels ils se rapportent.
Les genres ne sont, par rapport aux noms, que différentes classes dans lesquelles on
les a distribués assez arbitrairement ; mais à-travers la bisarrerie de cette
distribution, la distinction même des genres & dénominations qu’on leur a données
dans toutes les langues qui les ont reçus, indiquent assez clairement que dans cette
distribution on a prétendu avoir égard à la nature des êtres exprimés par les noms. Voyez Genre. C’est précisément l’idée déterminative qui les caractérise,
l’idée spécifique qui les distingue des autres especes : les noms sont donc une espece
de mots déclinables, qui présentent à l’esprit des êtres déterminés
par l’idée de leur nature.
Cette conclusion acquiert un nouveau degré de certitude, si l’on fait attention à la
premiere division des noms en appellatifs & en propres, & à la soudivision des appellatifs en génériques
& en spécifiques. L’idée déterminante dans les noms appellatifs,
est celle d’une nature commune à plusieurs ; dans les noms propres, c’est l’idée d’une
nature individuelle ; dans les noms génériques, l’idée déterminante est celle d’une
nature commune à toutes les especes comprises sous un même genre & à tous les
individus de chacune de ces especes ; dans les noms spécifiques, l’idée déterminante est
celle d’une nature qui n’est commune qu’aux individus d’une seule Animal, homme, brute, chien, cheval, &c.
sont des noms appellatifs ; animal est générique à l’égard des noms
homme & brute, qui sont spécifiques par
rapport à animal ; brute est générique à l’égard des noms chien, cheval, &c. & ceux-ci sont specifiques à l’égard de brute : Ciceron, Médor, Bucephale, sont des noms propres compris sous les
spécifiques homme, chien, cheval.
Il en est encore des adjectifs & des verbes, par rapport aux genres, comme par
rapport aux nombres & aux cas : ce sont des terminaisons différentes qu’ils prennent
successivement selon le genre propre du nom auquel ils ont rapport, qu’ils imitent en
quelque maniere, & avec lequel ils s’accordent. Ainsi dans la même phrase de Phedre,
l’adjectif eumdem a une inflexion masculine pour s’accorder en genre
avec le nom rivum, auquel il se rapporte ; & l’adjectif verbe ou
participe compulse, a de même la terminaison masculine pour s’accorder
en genre avec les deux noms lupus & agnus, ses
corrélatifs. Il en résulte donc encore que ces deux especes de mots
présentent à l’esprit des êtres indéterminés.
4°. La distribution physique des noms en différentes classes que l’on nomme genres, & leur division métaphysique en appellatifs génériques,
spécifiques & propres, sont également fondées sur l’idée déterminative qui
caractérise cette espece. La division des pronoms doit avoir un fondement pareil, si
l’analogie qui regle tout d’une maniere plus ou moins marquée, ne nous manque pas ici.
Or on divise les pronoms par les personnes, & l’on distingue ceux de la premiere,
ceux de la seconde, & ceux de la troisieme.
Les personnes sont les relations des êtres à l’acte même de la parole ; & il y en a
trois, puisqu’on peut distinguer le sujet qui parle, celui à qui on adresse la parole,
& enfin l’être, qui est simplement l’objet du discours, sans le prononcer & sans
être apostrophé. Voyez Personne. Or les usages de toutes les langues déposent unanimement que
l’une de ces trois relations à l’acte de la parole, est déterminément attachée à chaque
pronom : ainsi ego en
latin, ich en allemand, io en italien ; je en françois, expriment déterminément le sujet qui produit ou qui est censé
produire l’acte de la parole, de quelque nature que soit ce sujet, mâle ou femelle,
animé même ou inanimé, réel ou abstrait ; tu en latin, du ou ihr en
allemand, tu, que l’on prononcera tou en italien,
tu ou vous en françois, marquent déterminément le
sujet auquel on adresse la parole, &c. Les noms au contraire n’ont
point de relation fixe à la parole, c’est-à dire point de personne fixe ; sous la même
terminaison, ou sous des terminaisons différentes, ils sont tantôt d’une personne &
tantôt d’une autre, selon l’occurrence. Ainsi dans cette phrase, ego
Joannes vidi, le nom Joannes est de la premiere personne par
concordance avec ego, comme ego est du masculin par
concordance avec Joannes ; le pronom ego détermine
la personne qui est essentiellement vague dans Joannes, comme le nom
Joannes détermine la nature qui est essentiellement indéterminée
dans ego : dans Joannes vidisti, le même nom Joannes est de la seconde personne, parce qu’il exprime le sujet à qui
on parle, & en cette occurrence on change quelquefois la terminaison, domine pour dominus : dans Joannes vidit, le
nom Joannes est de la troisieme personne, parce qu’il exprime l’être
dont on parle sans lui adresser la parole.
De même donc que sous le nom de genres on a rapporté les noms à différentes classes qui
ont leur fondement commun dans la nature des êtres ; on a pareillement, sous le nom de
personne, rapporté les pronoms à des classes différenciées par les diverses
Les adjectifs & les verbes sont toujours des mots qui présentent
à l’esprit des êtres indéterminés, puisqu à tous égards ils ont besoin d’être appliqués
à quelque nom ou à quelque pronom, pour pouvoir prendre quelque terminaison
déterminative. Les personnes, par exemple, qui ne sont dans les verbes que des
terminaisons, suivent la relation du sujet à l’acte de la parole, & les verbes
prennent telle ou telle terminaison personnelle, selon cette relation de leurs sujets à
l’acte de la parole, ego Joannes vidi, tu Joannes vidisti, Joannes
vidit.
5°. Le fil de notre analyse nous a menés jusqu’ici à la véritable notion des noms & des pronoms.
Les noms sont des mots qui présentent à l’esprit des
êtres déterminés par l’idée précise de leur nature ; & de-là la division des
noms en appellatifs & en propres, & celle des appellatifs en génériques & en
spécifiques ; de-là encore une autre division des noms en substantifs & abstractifs,
selon qu’ils présentent à l’esprit des êtres réels ou purement abstraits. Voyez Nom.
Les pronoms sont des mots qui présentent à l’esprit des
êtres déterminés par l’idée précise de leur relation à l’acte de la parole ;
& de là la division des pronoms par la premiere, la seconde & la troisieme
personne. Voyez Pronom.
Mais nous ne connoissons encore de la nature des adjectifs & des verbes, qu’un
caractere générique, savoir que les uns & les autres présentent à
l’esprit des êtres indéterminés ; & il nous reste à trouver la différence
caractéristique de ces deux especes. Cependant les deux especes de variations
accidentelles qui nous restent à examiner, savoir les tems & les modes,
appartiennent au verbe exclusivement. Par quel moyen pourrons-nous donc fixer les
caracteres spécifiques de ces deux especes ? Revenons sur nos pas.
Quoique les uns & les autres ne présentent à l’esprit que des êtres indéterminés,
les uns & les autres renferment pourtant dans leur signification une idée
très-précise : par exemple, l’idée de la bonté est très précise dans
l’adjectif bon, & l’idée de l’amour ne l’est pas
moins dans le verbe aimer, quoique l’être en qui se trouve ou la bonté ou l’amour y soit très-indéterminé. Cette idée
précise de la signification des adjectifs & des verbes, doit être notre ressource,
si nous saisissons quelques observations des usages connus.
Une singularité frappante, unanimement admise dans toutes les langues, c’est que
l’adjectif n’a reçu aucune variation relative aux personnes qui caractérisent les
pronoms. Les adjectifs mêmes dérivés des verbes qui sous le nom de participe réunissent
en effet la double nature des deux parties d’oraison, n’ont reçu nulle part les
inflexions personnelles, quoiqu’on en ait accordé à d’autres modes du verbe. Au
contraire tous les adjectifs, tant ceux qui ne sont qu’adjectifs, que les participes,
ont reçu, du-moins dans les langues qui les comportent, des inflexions relatives aux
genres, dont on a vu que la distinction
Cette préférence universelle des terminaisons génériques sur les terminaisons personnelles pour les adjectifs, ne semble-telle pas insinuer que l’idée particuliere qui fixe la signification de l’adjectif, doit être rapportée à la nature des êtres ?
L’indétermination de l’être présenté à l’esprit par l’adjectif seul, nous indique une seconde propriété générale de cette idée caractéristique ; c’est qu’elle peut être rapportée à plusieurs natures : ceci se confirme encore par la mobilité des terminaisons de l’adjectif, sejon le genre du nom auquel on l’applique ; la diversité des genres suppose celle des natures, du-moins des natures individuelles.
L’unité d’objet qui résulte toujours de l’union de l’adjectif avec le nom, démontre que
l’idée particuliere qui constitue la signification individuelle de chaque adjectif, est
vraiment une idée partielle de la nature totale de cet objet unique exprimé par le
concours des deux parties d’oraison. Quand je dis, par exemple, loi,
je présente à l’esprit un objet unique déterminé : j’en présente un autre également
unique & déterminé, quand je dis loi évangélique : un autre quand
je dis nos lois. L’idée de loi se trouve pourtant
toujours dans ces trois expressions, mais c’est une idée totale dans le premier exemple,
& dans les deux autres ce n’est plus qu’une idée partielle qui concourt à former
l’idée totale, avec l’autre idée partielle qui constitue la signification propre ou de
l’adjectif évangélique dans le second exemple, ou de l’adjectif nos dans le troisieme. Ce qui convient proprement à nos
lois ne peut convenir ni à la loi évangélique ni à la loi en général ; de même ce qui convient proprement à la loi évangélique, ne peut convenir ni à nos lois ni à la loi en général : c’est que ce sont des idées totales toutes
différentes ; mais ce qui est vrai de la loi en général, est vrai en
particulier de la loi évangélique & de nos lois,
parce que les idées ajoutées à celle de loi ne détruisent pas celle de
loi, qui est toujours la même en soi.
Il resulte donc de ces observations que les adjectifs sont des mots
qui présentent à l’esprit des êtres indéterminés, désignés seulement par
une idée precise qui peut s’adapter à plusieurs natures.
Dans l’exposition synthétique des principes de Grammaire, telle qu’on doit la faire à
ceux qu’on enseigne, cette potion des adjectifs sera l’origine & la source de toutes
les métamorphoses auxquelles les usages des langues ont assujetti cette espece de mots, puisqu’elle en est ici le résultat analytique : non-seulement elle
expliquera les variations des nombres, des genres & des cas, & la nécessité
d’appliquer un adjectif à un nom pour en tirer un service réel, mais elle montrera
encore le fondement de la division des adjectifs en adjectifs physiques & en
adjectifs métaphysiques, & de la transmutation des uns en noms & des autres en
pronoms.
Les adjectifs physiques sont ceux qui désignent les êtres indéterminés par une idée
précise qui, étant ajoutée à celle de quelque nature déterminée, constitue avec elle une
idée totale toute différente, dont la compréhension est augmentée, tels sont les
adjectifs pieux, rond, semblable ; car quand on dit un homme pieux, un vase rond, des figures
semblables, on exprime des idées totales qui renferment dans leur compréhension
plus d’attributs que celles que l’on exprime quand on dit simplement un homme, un vase, des figures. C’est que
l’idée précise de la signification individuelle de cette sorte d’adjectifs, est une idée
partielle de la nature totale : d’où il suit que si l’on ne veut envisager les êtres
dans le discours que comme revêtus de cet attribut exprimé nettement bon, le trai,
l’honnéte, l’utile, les François, les Romains, les Africains, &c.
Les adjectifs métaphysiques sont ceux qui désignent les êtres indéterminés par une idée
précise qui, etant ajoutée à celle de quelque nature déterminée, constitue avec elle une
idée totale, dont la compréhension est toujours la même, mais dont l’étendue est
restreinte : tels sont les adjectifs le, ce, plusieurs ; car quand on
dit le roi, ce livre, plusieurs chevaux, on exprime des idées totales
qui renferment encore dans leur compréhension les mêmes attributs que celles que l’on
exprime quand on dit simplement loi, livre, cheval, quoique l’etendue
en soit plus restrainte, parce que l’idée précise de la signification individuelle de
cette sorte d’adjectifs, n’est que l’idée d’un point de vûe qui assigne seulement une
quotité particuliere d’individus. De-là vient que si l’on ne veut envisager dans le
discours les êtres dont on parle que comme considérés sous ce point de vûe exprimé
nettement par l’adjectif, il arrive souvent que l’adjectif est employé comme pronom,
parce que le point de vûe qui y est précis est alors la relation unique qui determine
l’être dont on parle : c’est ainsi que nous disons, j’approuve ce que vou, avez fait.
Peut-être qu’il auroit été aussi bien de faire de ces deux especes d’adjectifs deux
parties d’oraison différentes, qu’il a été bien de distinguer a nsi les noms & les
pronoms : la possibilité de changer les adjectifs physiques en noms & les adjectifs
métaphysiques en pronoms, indique de part & d’autre les mêmes différences ; & la
distinction effective que l’on a faite de l’article, qui n’est qu’un adjectif
métaphysique, auroit pu & dû s’étendre à toute la classe sous ce même nom. Voyez Adjectif & Article.
6°. Les tems sont des formes exclusivement propres au verbe, & qui expriment les
différens rapports d’existence aux diverses époques que l’on peut envisager dans la
durée. Il paroît par les usages de toutes les langues qui ont admis des tems, que c’est
une espece de variation exclusivement propre au verbe, puisqu’il n’y a que le verbe qui
en soit revêtu, & que les autres especes de mots n’en paroissent
pas susceptibles ; mais il est constant aussi qu’il n’y a pas une seule partie de la
conjugaison du verbe qui n’exprime d’une maniere ou d’une autre quelqu’un de ces
rapports d’existence à une époque (Voyez Tems), quoique quelques grammairiens célebres, comme Sanctius, aient cru
& affirme le contraire, faute d’avoir bien approfondi la nature des tems. Cette
forme tient donc à l’essence propre du verbe, à l’idée différencielle & spécifique
de sa nature ; cette idée fondamentale est celle de l’existence, puisque comme le dit
M. de Gamaches, dissert. I. de son astronomie physique, le tems est la
succession même attachée à l’existence de la créature, & qu’en effet
l’existence successive des êtres est la seule mesure du tems qui soit à notre portée,
comme le tems devient à son tour la mesure de l’existence successive.
Cette idée de l’existence est d’ailleurs le seule qui puisse fonder la propriété qu’a
le verbe, d’entrer nécessairement dans toutes les propositions qui sont les parties
intégrantes de nos discours. Les propositions sont les images extérieures &
sensibles de nos jugemens intérieurs ; & un jugement est la perception de
l’existence d’un objet dans notre esprit sous tel ou tel attribut. Voyez
l’introd. à la Philosoph. par s’Gravesande, liv. II. ch. vij ; &
la rech. de la Vérité, liv. I. ch. j. ij. ces deux philosophes peuvent aisément
7°. Les modes sont les diverses formes qui indiquent les differentes relations des tems
du verbe à l’ordre analytique ou aux vûes logiques de l’énonciation. Voyez
Mode. On a comparé les modes du verbe aux cas du nom : je vais le faire
aussi, mais sous un autre aspect. Tous les tems expriment un rapport d’existence à une
époque ; c’est là l’idée commune de tous les tems, ils sont synonymes à cet égard ;
& voici ce qui en différencie la signification : les présens expriment la
simultanéité à l’egard de l’époque, les prétérits expriment l’antériorité, les futurs la
postériorité ; les tems indéfinis ont rapport à une époque indéterminée, & les
définis à une époque determinée ; parmi ceux-ci, les actuels ont rapport à une époque
co-incidente avec l’acte de la parole, les antérieurs à une époque précédente, les
postérieurs à une époque subséquente, &c. ce sont là comme les
nuances qui distinguent des mots synonymes quant à l’idée principale ;
ce sont des vûes métaphysiques ; en voici de grammaticales. Les noms latins anima, animus, mens, spiritus, synonymes par l’idée principale qui fonde leur
signification commune, mais différens par les idées accessoires comme par les sons,
reçoivent des terminaisons analogues que l’on appelle cas ; mais
chacun les forme à sa manière, & la déclinaison en est différente ; anima est de la premiere, animus est de la seconde, mens de la troisieme, spiritus de la quatrieme. Il en
est de même des tems du verbe, synonymes par l’idée fondamentale qui leur est commune,
mais differens par les idées accessoires ; chacun d’eux reçoit pareillement des
terminaisons analogues que l’on nomme modes, mais chacun les forme à
sa maniere ; amo, amem, amare, amans, sont les différens modes du
présent indéfini ; amavi, amaverim, amavisse, sont ceux du prétérit ;
&c. ensorte que les différentes formes d’un même tems, selon la
diversité des modes, sont comme les différentes formes d’un même nom, selon la diversité
des cas ; & les différens tems d’un même mode, sont comme différens noms synonymes
au même cas ; les cas & les modes sont également relatifs aux vûes de
l’énonciation.
Mais la différence des cas dans les noms n’empêche pas qu’ils ne gardent toujours la
même signification spécifique ; ce sont toujours des mots qui
présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée de leur nature. La différence des
modes ne doit donc pas plus altérer la signification spécifique des verbes. Or nous
avens vû que les formes temporelles portent sur l’idée fondamentale de l’existence d’un
sujet sous un attribut ; voilà donc la notion que l’analyse nous donne des verbes : les verbes sont des mots qui présentent à l’esprit des
êtres indéterminés, désignés seulement par l’idée de l’existence sous un
attribut.
De-là la premiere division du verbe, en substantif ou abstrait, & en adjectif ou concret, selon qu’il énonce l’existence sous un attribut quelconque & indéterminé, ou sous un attribut précis & déterminé.
De-là la sous-division du verbe adjectif ou concret, en actif, passif ou neutre, selon que l’attribut déterminé de la signification du verbe est une action du sujet ou une impression produite dans le sujet sans concours de sa part, ou un attribut qui n’est ni action, ni passion, mais un simple état du sujet.
De-là enfin, toutes les autres propriétés qui servent de fondement à toutes les parties
de la conjugaison du verbe, lesquelles, selon une remarque générale que j’ai déja faite
plus haut, doivent dans Voyez Verbe.
II. Des mots indéclinables. La déclinabilité dont
on vient de faire l’examen, est une suite & une preuve de la possibilité qu’il y a
d’envisager sous différens aspects, l’idée objective de la signification des mots déclinables. L’indéclinabilité des autres especes de mots est donc pareillement une suite & une preuve de l’immutabilité de
l’aspect sous lequel on y envisage l’idée objective de leur signification. Les idées des
êtres, réels ou abstraits qui peuvent être les objets de nos pensées, sont aussi ceux de
la signification des mots déclinables ; c’est pourquoi les aspects en
sont variables : les idées objectives de la signification des mots
indéclinables sont donc d’une toute autre espece, puisque l’aspect en est immuable ;
c’est tout ce que nous pouvons conclure de l’opposition des deux classes générales de
mots : & pour parvenir à des notions plus précises de chacune
des especes indéclinables, qui sont les prépositions, les adverbes, & les
conjonctions ; il faut les puiser dans l’examen analytique des différens usages de ces
mots.
1°. Les prépositions dans toutes les langues, exigent à leur suite un complément, sans
lequel elles ne presentent à l’esprit qu’un sens vague & incomplet ; ainsi les
prépositions françoises avec, dans, pour, ne présentent un sens
complet & clair, qu’au moyen des complémens ; avec le roi, dans la
ville, pour sortir : c’est la même chose des prépositions latines, cùm, in, ad, il faut les completter ; cùm rege, in urbe, ad
exeundum.
Une seconde observation essentielle sur l’usage des prépositions, c’est que dans les
langues dont les noms ne se déclinent point, on désigne par des prépositions la plûpart
des rapports dont les cas sont ailleurs les signes : manus Dei, c’est
en françois, la main de Dieu ; dixit Deo, c’est il a dit
à Dieu.
Cette derniere observation nous indique que les prépositions désignent des rapports :
l’application que l’on peut faire des mêmes prépositions à une infinité de circonstances
différentes, démontre que les rapports qu’elles désignent font abstraction de toute
application, & que les termes en sont indéterminés. Qu’on me permette un langage
étranger sans doute à la grammaire, mais qui peut convenir à la Philosophie, parce
qu’elle s’accommode de droit de sout ce qui peut mettre la vérité en évidence : les
calculateurs disent que 3 est à 6, comme 5 est à 10, comme 8 est à 16, comme 25 est à
50, &c. que veulent-ils dire ? que le rapport de 3 à 6 est le même
que le rapport de 5 à 10, que le rapport de 8 à 16, que le rapport de 25 à 50 ; mais ce
rapport n’est aucun des nombres dont il s’agit ici ; & on le considere avec
abstraction de tout terme, quand on dit que 1/2 en est l’exposant. C’est la même chose
d’une préposition ; c’est, pour ainsi dire, l’exposant d’un rapport considéré d’une
maniere abstraite & générale, & indépendamment de tout terme antécédent & de
tout terme conséquent. Aussi disons-nous avec la même préposition, la main
de Dieu, la colere de ce prince, les désirs de l’ame ; & de même contraire à la paix, utile à la nation, agréable à mon pere, &c. les
Grammairiens disent que les trois premieres phrases sont analogues entr’elles, &
qu’il en est de même des trois dernieres ; c’est le langage des Mathématiciens, qui
disent que les nombres 3 & 6, 5 & 10 sont proportionnels ; car analogie & proportion, c’est la même chose, selon la
remarque même de Quintilien : Analogia proecipuè, quam, proximè ex graeco
transferentes in latinum, proportionem vocaverunt. liv. I.
Nous pouvons donc conclure de ces observations les prépositions sont des mots qui
désignent des rapports généraux avec abstraction de tout terme antécédent &
conséquent. De-là la nécessité de donner à la préposition un complément qui en
fixe le sens, qui par lui-même est vague & indéfini ; c’est le terme conséquent du rapport, envisagé vaguement dans la préposition. De-là encore le
besoin de joindre la préposition avec son complément à un adjectif, ou à un verbe, ou à
un nom appellatif, dont le sens général se trouve modifié & restraint par l’idée
accessoire de ce rapport ; l’adjectif, le verbe, ou le nom appellatif, en est le terme
antécédent, l’utilité de la Métaphysique, courageux sans témérité, aimer
avec fureur ; chacune de ces phrases exprime un rapport complet ; on y voit
l’antécédent, l’utilité, courageux, aimer ; le conséquent, la métaphysique, témérité, fureur ; & l’exposant, de,
sans, avec.
2°. Par rapport aux adverbes, c’est une observation importante, que l’on trouve dans
une langue plusieurs adverbes qui n’ont dans une autre langue aucun équivalent sous la
même forme, mais qui s’y rendent par une préposition avec un complement qui énonce la
même idée qui constitue la signification individuelle de l’adverbe ; eminus, de loin ; cominùs, de près ; utrinque, des deux côtés, &c. on peut même regarder
souvent comme synonymes dans une même langue les deux expressions, par l’adverbe &
par la préposition avec son complement ; prudenter, prudemment, ou cum prudentiâ, avec prudence. Cette remarque, qui se présente
d’elle-même dans bien des cas, a excité l’attention des meilleurs grammairiens, &
l’auteur de la Gramm. gen. part. II. ch. xij. dit que la plûpart des
adverbes ne sont que pour signifier en un seul mot, ce qu’on ne
pourroit marquer que par une préposition & un nom ; sur quoi, M. Duclos remarque que
la plûpart ne dit pas assez, que tout mot qui peut
être rendu par une préposition & un nom est un adverbe, & que tout adverbe peut
s’y rappeller ; M. du Marsais avoit établi le même principe, article
Adverbe.
Les adverbes ne différent donc des prépositions, qu’en ce que celles-ci expriment des
rapports avec abstraction de tout terme antécédent & conséquent, au lieu que les adverbes renferment dans leur signification le terme
conséquent du rapport. Les adverbes sont donc des mots qui expriment des rapports généraux, déterminés
par la désignation du terme conséquent.
De-là la distinction des adverbes, en adverbes de tems, de lieu, d’ordre, de quantité,
de cause, de maniere, selon que l’idée individuelle du terme conséquent qui y est enfermé a rapport au tems, au lieu, à l’ordre, à la
quantité, à la cause, à la maniere.
De-là vient encore, contre le sentiment de Sanctius & de Scioppius, que quelques
adverbes peuvent avoir ce qu’on appelle communément un régime, lorsque
l’idée du terme conséquent peut se rendre par un nom appellatif ou par
un adjectif, dont la signification, trop générale dans l’occurrence ou essentiellement
relative, exige l’addition d’un nom qui la détermine ou qui la complette ; ainsi dans
ubi terrarum, tunc temporis, on peut dire que terrarum & temporis sont les complémens déterminatifs des
adverbes ubi & tunc, puisqu’ils déterminent en
effet les noms généraux renfermés dans la signification de ces adverbes ; ubi terrarum, c’est-à-dire, en prenant l’équivalent de l’adverbe, in quo loco terrarum ; tunc temporis, c’est-à-dire, in hoc
puncto ou spatio temporis ; & l’on voit qu’il n’y a point
là de rédondance ou de pléonasme, comme le dit Scioppius dans sa Gramm.
philosoph. (de syntaxi adverbii.) Il prétend encore que dans
naturae convenienter vivere, le datif naturae est
régi par le verbe vivere, de la même maniere que quand Plaute à dit
(Poen.), vivere sibi & amicis : mais il est
clair que les deux exemples sont convenienter par son équivalent ad modum
convenientem, tout le monde verra bien que le datif naturae est
le complément relatif de l’adjectif convenientem.
Ne nous contentons pas d’observer la différence des prépositions & des adverbes ;
voyons encore ce qu’il y a de commun entre ces deux especes : l’une & l’autre énonce
un rapport général, c’est l’idée générique fondamentale des deux ; l’une & l’autre
fait abstraction du terme antécédent, parce que le même rapport
pouvant se trouver dans différens êtres, on peut l’appliquer sans changement à tous les
sujets qui se présenteront dans l’occasion. Cette abstraction du terme antécédent ne suppose donc point que dans aucun discours le rapport sera
envisage de la sorte ; si cela avoit lieu, ce seroit alors un être abstrait qui seroit
désigné par un nom abstractif : l’abstraction dont il s’agit ici, n’est qu’un moyen
d’appliquer le rapport à tel terme antécédent qui se trouvera nécessaire aux vûes de
l’énonciation.
Ceci nous conduit donc à un principe essentiel ; c’est que tout adverbe, ainsi que
toute phrase qui renferme une préposition avec son complément, sont des expressions qui
se rapportent essentiellement à un mot antécédent dans l’ordre
analytique, & qu’elles ajoutent à la signification de ce mot, une
idée de relation qui en fait envisager le sens tout autrement qu’il ne se présente dans
le mot seul : aimer tendrement ou avec
tendresse, c’est autre chose qu’aimer tout simplement. Si l’on
envisage donc la préposition & l’adverbe sous ce point de vûe commun, on peut dire
que ce sont des mots supplétifs, puisqu’ils servent également à
suppléer les idees accessoires qui ne se trouvent point comprises dans la signification
des mots auxquels on les rapporte, & qu’ils ne peuvent servir qu’à
cette fin.
A l’occasion de cette application nécessaire de l’adverbe à un mot
antécédent ; j’observerai que l’etymologie du nom adverbe, telle que
la donne Sanctius (Minerv. III. 13.), n’est bonne qu’autant que le nom
latin verbum sera pris dans son sens propre pour signifier mot, & non pas verbe, parce que l’adverbe supplée
aussi souvent à la signification des adjectifs, & même à celle d’autres adverbes,
qu’à celle des verbes : adverbium, dit ce grammairien, videtur dici quasi ad verbum, quia verbis velut adjectivum
adhoeret. La grammaire générale, part. Il. ch. xij. & tous
ceux qui l’ont adoptée, ont souscrit à la même erreur.
3°. Plusieurs conjonctions semblent au premier aspect ne servir qu’à lier un mot avec un autre : mais si l’on y prend garde de près, on verra qu’en
effet elles servent à lier les propositions partielles qui constituent un même discours.
Cela est sensible à l’égard de celles qui amenent des propositions incidentes, comme proeceptum Apollinis monet ut se quisque noscat :
(
Qu’il me soit permis d’établir ici quelques principes, dont je ne ferois que m’appuyer
s’ils avoient été établis à l’article
Conjonction.
Le premier, c’est qu’on ne doit pas regarder comme une conjonction, même en y ajoutant
l’épithete de composée, une phrase qui renferme plusieurs mots, comme l’ont fait tous les Grammairiens, excepté M. l’abbé Girard. En effet
une conjonction est une sorte de mot, & chacun de ceux qui entrent
dans l’une de ces phrases que l’on traite de conjonctions, doit être rapporté à sa
classe. Ainsi on n’a pas dû regarder comme des conjonctions, les phrases si
ce n’est, c’est-à-dire, pourvu que, parce que, à condition que, au surplus, c’est
pourquoi, par conséquent, &c.
En adoptant ce principe, M. l’abbé Girard est tombé dans une autre méprise : il a écrit
de suite les mots élémentaires de plusieurs de ces phrases, comme si
chacune n’étoit qu’un seul mot ; & l’on trouve dans son système
des conjonctions, de plus, dailleurs, pourvuque, amoins, bienque, nonplus,
tandisque, parce-que, dautantque, parconséquent, entantque, aureste, dureste ; ce
qui est contraire à l’usage de notre orthographe, & conséquemment aux véritables
idées des choses. On doit écrite de plus, d’ailleurs, pourvu que, à moins,
bien que, non plus, tandis que, parce que, d’autant que, par conséquent, en tant que,
au resie, du reste.
Un second principe qu’il ne faut plus que rappeller, c’est que tout mot qui peut être rendu par une préposition avec son complément est un adverbe :
d’où il suit qu’aucun mot de cette espece ne doit entrer dans le
système des conjonctions ; en quoi peche celui de M. l’abbé Girard, copié par M. du
Marsais.
Cette conséquence est évidente d’abord pour toutes les phrases où notre orthographe
montre distinctement une préposition & son complément, comme à moins,
au reste, d’ailleurs, de plus, du reste, par conséquent. L’auteur des vrais principes s’explique ainsi lui-même :
«
Par conséquentn’est mis au rang des conjonctions qu’autant qu’on l’écrit de suite sans en faire deuxmots ;autrement chacun doit être rapporté à sa classe : & alorsparsera une préposition,conséquentun adjectif pris substantivement ; ces deuxmotsne changent point de nature, quoiqu’employés pour énoncer le membre-conjonctif de la phrase ».( tom. II. pag. 284.)
Mais il est constant qu’une préposition avec son complément est l’équivalent d’un
adverbe, & que tout mot qui est l’équivalent d’une préposition
avec son complément est un adverbe ; d’où il suit que quand on écriroit de faite par conséquent, il n’en seroit pas moins adverbe, parce que l’étymologie
y retrouveroit toujours les mêmes élémens, & la Logique le même sens.
C’est par la même raison que l’on doit regarder comme de simples adverbes, les mots suivans réputés communément conjonctions.
Cependant, néanmoins, pourtant, toutefois, sont adverbes ;
l’abréviateur de Richelet le dit expressément des deux derniers, qu’il explique par les
premiers, quoiqu’à l’article néanmoins il désigne ce mot comme conjonction. Lorsque cependant est relatif au tems,
c’est un adverbe qui veut dire pendant ce tems ; & quand il est
synonyme de néanmoins, pourtant, toutefois, il signifie, comme les
trois autres, malgré ou nonobstant cela, avec les
différences délicates que l’on peut voir dans les synonymes de l’abbé Girard.
Enfin c’est évidemment enfin, c’est-à-dire pour fin, pour article final, finalement, adverbe.
C’est la même chose d’afin, au lieu de quoi l’on disoit anciennement
à celle fin, qui subsiste encore dans les patois de plusieurs
provinces, & qui en est la vraie interprétation.
Jusque, regardé par Vaugelas (Rem. 514.) comme une
préposition, & par l’abbé Girard, comme une conjonction, est effectivement un
adverbe, qui signifie à-peu-près sans discontinuation, sans exception,
&c. Le latin usque, qui en est le correspondant jugiter, assiduè, indesinenter, continuè ; & ce dernier veut dire
in spatio (temporis aut loci) continuo ; ce qui
est remarquable, parce que notre jusque s’emploie également avec
relation au tems & au lieu.
Pourvu signifie sous la condition ; & c’est
ainsi que l’explique l’abréviateur de Richelet ; c’est donc un adverbe.
Quant signifie relativement, par rapport.
Surtout vient de sur tout, c’est-à-dire principalement : il est si évidemment adverbe, qu’il est surprenant
qu’on se soit avisé d’en faire une conjonction.
Tantôt répété veut dire, la premiere tois, dans un
tems, & la seconde fois, dans un autre tems : tantot caressante & tantot dédaigneuse,
c’est-à-dire
Remarquez que dans tous les mots que nous venons de voir, nous
n’avons rien trouvé de conjonctif qui puisse autoriser les Grammairiens à les regarder
comme conjonctions. Il n’en est pas de même de quelques autres mots,
qui étant analysés, renferment en effet la valeur d’une préposition avec son complément,
& de plus un mot simple qui ne peut servir qu’à lier.
Par exemple, ainsi, aussi, donc, partant signifient & par cette raison, & pour cette cause, & par conséquent, & par
résultat : ce sont des adverbes, si vous voulez, mais qui indiquent encore une
liaison : & comme l’expression déterminée du complément d’un rapport, fait qu’un mot, sous cet aspect, n’est plus une préposition, quoiqu’il la renferme
encore, mais un adverbe ; l’expression de la liaison ajoutée à la signification de
l’adverbe doit faire pareillement regarder le mot comme conjonction,
& non comme adverbe, quoiqu’il renferme encore l’adverbe.
C’est la même chose de lorsque, quand, qui veulent dire dans le tems que ; quoique, qui signifie malgré la raison, ou
la cause, ou le motif que ; puisque, qui veut dire
par la raison supposée ou posée que (posite quod, qui en est peut-être l’origine, plutôt que postquam assigné comme tel par Ménage) ; si, c’est-à-dire sous la condition que, &c.
La facilité avec laquelle on a confondu les adverbes & les conjonctions, semble
indiquer d’abord que ces deux sortes de mots ont quelque chose de
commun dans leur nature ; & ce que nous venons de remarquer en dernier lieu met la
chose hors de doute, en nous apprenant que toute la signification de l’adverbe est dans
la conjonction, qui y ajoute de plus l’idée de liaison entre des propositions. Concluons
donc que les conjonctions sont des mots qui désignent
entre les propositions, une liaison fondée sur les rapports qu’elles ont entre
elles.
De-là la distinction des conjonctions en copulatives, adversatives, disjonctives, explicatives, périodiques, hypothétiques, conclusives, causatives, transitives & déterminatives, selon la différence des rapports qui fondent la liaison des propositions.
Les conjonctions copulatives, &, ni, (& en latin &, ac, atque, que, nec, neque), désignent entre des propositions semblables,
une liaison d’unité, fondée sur leur similitude.
Les conjonctions adversatives mais, quoique, (& en latin sed, at, quamvis, etsi, &c.), désignent entre des propositions
opposées à quelques égards, une liaison d’unité, fondée sur leur compatibilité
intrinseque.
Les conjonctions disjonctives ou, soi, (ve, vel, aut,
seu, sive,) désignent entre des propositions incompatibles, une liaison de choix,
fondée sur leur incompatibilité même.
Les conjonctions explicatives savoir, (quippe, nempe,
nimirùm, scilicet, videlicet,) désignent entre les propositions, une liaison
d’identité, fondée sur ce que l’une est le développement de l’autre.
Les conjonctions périodiques quand, lorsque, (quandò,) désignent entre les propositions, une liaison positive d’existence,
fondée sur leur relation à une même époque.
Les conjonctions hypothétiques si, sinon, (si, nisi,
sin,) désignent entre les propositions, une liaison conditionnelle d’existence,
fondée sur ce que la seconde est une suite de la premiere.
Les conjonctions conclusives ainsi, aussi, donc, partant, (ergo, igitur, &c.) désignent entre les propositions, une liaison
nécessaire d’existence, fondée sur ce que la seconde est renfermée éminemment dans la
premiere.
Les conjonctions causatives car, puisque, (nam, enim,
etenim, quoniam, quia,) désignent entre les propositions, une liaison nécessaire
d’existence, fondée sur ce que la premiere est renfermée éminemment dans la seconde.
Les conjonctions transitives or, (atqui, autem,
&c.) désignent entre les propositions, une liaison d’affinité, fondée sur ce
qu’elles concourent à une même fin.
Les conjonctions déterminatives que, pourquoi, (quòd,
quàm, cùm, ut, cur, quare, &c.) désignent entre les propositions, une liaison
de détermination, fondée sur ce que l’une, qui est incidente, détermine le sens vague de
quelque partie de l’autre, qui est principale.
On voit par ce détail la vérité d’une remarque de M. l’abbé Girard, (tom.
II. pag. 257.)
« que les conjonctions font proprement la partie systématique du discours ; puisque c’est par leur moyen qu’on assemble les phrases, qu’on lie les sens, & que l’on compose un tout de plusieurs portions, qui, sans cette espece, ne paroîtroient que comme des énumérations ou des listes de phrases, & non comme un ouvrage suivi & affermi par les liens de l’analogie ».
C’est précisément pour cela que je divise la classe des mots
indéclinables en deux ordres de mots, qui sont les supplétifs &
les discursifs : les adverbes & les prépositions sont du premier ordre, on en a vu
la raison ; les conjonctions sont du second ordre, parce qu’elles sont les liens des
propositions, en quoi consiste la force, l’ame & la vie du discours.
Je vais rapprocher dans un tableau raccourci les notions sommaires qui resultent du détail de l’analyse que nous venons de faire.
Cette seule exposition sommaire des différens ordres de mots est
suffisante pour faire appercevoir combien d’idées différentes se réunissent dans la
signification d’un seul mot énonciatif ; & cette multiplication
d’idées peut aller fort loin, si on y ajoute encore celles qui peuvent être désignées
par les différentes formes accidentelles que la déclinabilité peut faire prendre aux mots qui en sont susceptibles, telles que sont, par exemple, dans amaverat, les idées du mode, du nombre, de la personne, du tems ; &
dans celle du tems, les idées du rapport d’existence à l’époque, & du rapport de
l’époque au moment de la parole.
Cette complexité d’idées renfermées dans la signification d’un même mot, est la seule cause de tous les mal-entendus dans les arts, dans les
sciences, dans les affaires, dans les traités politiques & civils ; c’est l’obstacle
le plus grand qui se présente dans la recherche mots les mêmes sens qu’ils y attachent eux-même ; inde mali labes.
Les Philosophes présentent contre ce mal une foule d’observations solides, subtiles,
détaillées, mais par-là même difficiles à saisir ou à retenir : je n’y connois qu’un
remede, qui est le résultat de toutes les maximes détaillées de la Philosophie : expliquez-vouz avant tout, avant que d’entamer une discussion ou une
dispute, avant que d’avouer un principe ou un fait, avant que de conclure un acte ou un
traité. L’application de ce remede suppose que l’on sait s’expliquer, & que l’on est
en état de distinguer tout ce qu’une saine Logique peut appercevoir mots ; ce qui prouve, en
passant, l’importance de l’étude de la Grammaire bien entendue, & l’injustice ainsi
que le danger qu’il peut y avoir à n’en pas faire assez de cas.
Or 1°. il faut distinguer dans les mots la signification objective
& la signification formelle. La signification objective, c’est l’idée fondamentale
qui est l’objet de la signification du mot, & qui peut être
désignée par des mots de différentes especes : la signification
formelle, c’est la maniere particuliére dont le mot présente à
l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes.
Le même objet pouvant donc être signifié par des mots de différentes
especes, on peut dire que tous ces mots ont une même signification
objective, parce qu’ils représentent tous la même idée fondamentale : mais chaque espece
ayant sa maniere propre de présenter l’objet dont il est le signe, la signification
formelle est nécessairement différente dans des mots de diverses
especes, quoiqu’ils puissent avoir une même signification objective. Communément ils ont
dans ce cas, une racine générative commune, qui est le type matériel de l’idée
fondamentale qu’ils représentent tous ; mais cette racine est accompagnée d’inflexions
& de terminaisons, qui, en désignant la diversité des especes, caractérisent en même
tems la signification formelle. Ainsi la racine commune am dans aimer, amitié, ami, amical, amicalement, est le type de la signification
objective commune à tous ces mots, dont l’idée fondamentale est celle
de ce sentiment affectueux qui lie les hommes par la bienveillance ; mais les diverses
inflexions ajoutées à cette racine, désignent tout-à-la-fois la diversité des especes,
& les différentes significations formelles qui y sont attachées.
C’est pour avoir confondu la signification objective & la signification formelle du
verbe, que Sanctius, le grammairien le plus savant & le plus philosophe de son
siecle, a cru qu’il ne falloit point admettre de modes dans les verbes : il croyoit
qu’il étoit question des modes de la signification objective, qui s’expriment en effet
dans la langue latine communément par l’ablatif du nom abstrait qui en est le signe
naturel, & souvent par l’adverbe qui renferme la même idée fondamentale ; au lieu
qu’il n’est question que des modes de la signification formelle, c’est à-dire des
diverses nuances, pour ainsi dire, qu’il peut y avoir dans la maniere de présenter
l’idée objective. Voyez Mode.
2°. Il faut encore distinguer dans la signification objective des mots l’idée principale & les idées accessoires. Lo-sque plusieurs mots de la même espece représentent une même idée objective, variée
seulement de l’une à l’autre par des nuances différentes qui naissent de la diversité
des idées ajoutées à la premiere ; celle qui est commune à tous ces mots, est l’idée principale ; & celles qui y sont ajoutées & qui
différencient les signes, sont les idées accessoires. Par exemple, amour & amitié sont des noms abstractifs, qui présentent
également à l’esprit l’idée de ce sentiment de l’ame qui porte les hommes à se réunir ;
c’est l’idée principale de la signification objective de ces deux mots : mais le nom amour ajoute à cette idée principale, l’idée
accessoire de l’inclination d’un sexe pour l’autre ; & le nom amitié y ajoute l’idée accessoire d’un juste fondement, sans distinction de
sexe. On trouvera dans les mêmes idées accessoires la différence des noms substantifs
amant & ami, des adjectifs amoureux & amical, des adverbes amoureusement & amicalement.
C’est sur la distinction des idées principales & accessoires de la signification
objective, que porte la différence réelle des mots honnêtes &
deshonnêtes, mots les différentes idées
accessoires que l’usage peut y attacher, qu’ils avoient adopté le système impudent de
l’indifférence des termes, qui les avoit ensuite menés jusqu’au système plus impudent
encore de l’indifférence des actions par rapport à l’honnêteté. Voyez Deshonnête.
Quand on ne considere dans les mots de la même espece, qui désignent
une même idée objective principale, que cette seule idée principale, ils sont
synonymes : mais ils cessent de l’être quand on fait attention aux idées accessoires qui
les différencient. Voyez Synonymes. Dans bien des cas on peut les employer indistinctement &
sans choix ; c’est surtout lorsqu’on ne veut & qu’en ne doit présenter dans le
discours que l’idée principale, & qu’il n’y a dans la langue aucun mot qui l’exprime seule avec abstraction de toute idée accessoire ; alors les
circonstances font assez connoître que l’on fait abstraction des idées accessoires que
l’on désigneroit par le même mot en d’autres occurrences : mais s’il y
avoit dans la langue un mot qui signifiât l’idée principale seule
& abstraite de toute autre idée accessoire, ce seroit en certe occasion une faute
contre la justesse, de ne pas s’en servir plutôt que d’un autre auquel l’usage auroit
attaché la signification de la même idée modifiée par d’autres idées accessoires.
Dans d’autres cas, la justesse de l’expression exige que l’on choisisse scrupuleusement entre les synonymes, parce qu’il n’est pas toujours indifférent de présenter l’idée principale sous un aspect ou sous un autre. C’est pour faciliter ce choix important, & pour mettre en état d’en sentir le prix & les heureux effets, que M. l’abbé Girard a donné au public son livre des synonymes françois ; c’est pour augmenter ce secours que l’on a répandu dans l’Encyclopédie différens articles de même nature ; & il seroit à souhaiter que tous les gens de lettres recueillissent les observations que le hasard peut leur offrir sur cet objet, & les publiassent par les voies ouvertes au public : il en résulteroit quelque jour un excellent dictionnaire, ce qui est plus important qu’on ne le pense peut-être ; parce qu’on doit regarder la justesse de l’élocution non-seulement comme une source d’agrément & d’élégance, mais, encore comme l’un des moyens les plus propres à faciliter l’intelligence & la communication de la vérité.
Aux mots synonymes, caractérisés par l’identité du sens principal,
malgré les différences matérielles, on peut opposer les mots
homonymes, caractérisés au contraire par la diversité des sens principaux, malgré
l’identité ou la ressemblance dans le matériel. Voyez Homonymes. C’est sur-tout contre l’abus des homonymes que l’on doit être
en garde, parce que c’est la ressource la plus facile, la plus ordinaire, & la plus
dangereuse de la mauvaise foi.
3°. La distinction de l’idée principale & des idées accessoires a lieu à l’égard de
la signification formelle, comme à l’égard de la signification objective. L’idée
principale de la signification formelle, est celle du point de vûe spécifique qui
caracterise l’espece du mot, adaptée à l’idée totale de la
signification objective. & les idées accessoires de la signification formelle, sont
celles des divers points de vûe accidentels, désignés ou désignables par les différentes
formes que la déclinabilité peut faire prendre à un même mot. Par
exemple, amare, amabam, amavissent, sont trois mots
dont la signification objective renferme la même idée totale, celle du sentiment général
de bienveillance que nous avons déja vû appartenir à d’autres mots
pris dans notre langue ; en outre, ils présentent également à l’esprit des êtres
indéterminés, désignés seulement par l’idée de l’existence mots. Mais les
inflexions & les terminaisons qui les différencient, indiquent des points de vûe
différens ajoutés à l’idée principale de la signification formelle : dans amare, on remarque que cette signification doit être entendue d’un sujet
quelconque, parce que le mode est infinitif ; que l’existence en est envisagée comme
simultanée avec une époque, parce que le tems est présent ; que cette époque est une
époque quelconque, parce que ce présent est indéfini : dans amabam
& amavissent, on voit que la signification doit être entendue d’un
sujet déterminé, parce que les modes sont personnels ; que ce sujet déterminé doit être
de la premiere personne & au nombre singulier pour amabam, de la
troisieme personne & du nombre pluriel pour amavissent ; que
l’existence du sujet est envisagée relativement à une époque antérieure au moment de la
parole dans chacun de ces deux mots, parce que les tems en sont
antérieurs, mais qu’elle est simultanée dans amabam qui est un
présent, & antérieure dans amavissent qui est un prétérit, &c.
C’est sur la distinction des idées principales & accessoires de la signification
formelle, que porte la diversité des formes dont les mots se revêtent
selon les vûes de l’énonciation ; formes spécifiques, qui, dans chaque idiôme,
caractérisent à-peu-près l’espece du mot ; & formes accidentelles,
que l’usage de chaque langue a fixées relativement aux vûes de la syntaxe, & dont le
choix bien entendu est le fondement de ce que l’on nomme la correction du
style, qui est l’un des signes les plus certains d’une education cultivée.
Je finirai cet article par une définition du mot la plus exacte qu’il
me sera possible. L’auteur de la Grammaire générale (part. II. ch. j.) dit que
« l’on peut définir les
mots, des sons distincts & articulés dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées ».
Mais il manque beaucoup à l’exactitude de cette définition. Chaque syllabe est un son
distinct & souvent articulé, qui quelquefois signifie quelque chose de nos pensées :
dans amaveramus, sa syllabe am est le signe de
l’attribut sous lequel existe le sujet ; av indique que le tems est
prétérit (voyez Tems. ) ; er marque que c’est un prétérit défini ; am final désigne qu’il est antérieur ; us marque qu’il
est de la premiere personne du pluriel ; y a-t-il cinq mots dans amaveramus ? La préposition françoise ou latine à, la
conjonction ou, l’adverbe y, le verbe latin co, sont des sons non-articulés, & ce sont pourtant des mots. Quand on dit que ce sont des signes pour signifier les
pensées, on s’exprime d’une maniere incertaine ; car une proposition entiere,
composée même de plusieurs mots, n’exprime qu’une pensée ; n’est-elle
donc qu’un mot ? Ajoutez qu’il est peu correct de dire que les hommes
ont fait des signes pour signifier ; c’est un pléonasme.
Je crois donc qu’il faut dire qu’un mot est une totalité
de sons, devenue par usage pour ceux qui l’entendent, le signe d’une idée
totale.
1°. Je dis qu’un mot est une totalité de sons ; parce que, dans
toutes les langues, il y a des mots d’une & de plusieurs syllabes,
& que l’unité est une totalité aussi-bien que la pluralité. D’ailleurs, j’exclus
par-là les syllabes qui ne sont que des sons partiels, & qui ne sont pas des mots, quoiqu’elles désignent quelquefois des idées, même complexes.
2°. Je n’ajoute rien de ce qui regarde l’articulation ou la non articulation des sons ;
parce qu’il me semble qu’il ne doit être question d’un état déterminé du son, qu’autant
qu’il seroit exclusivement nécessaire à la notion que l’on veut donner : or, il est
indifferent à la nature du mot d’être une totalité de mot : son simple, son articulé, son aigu, son grave, son bref, son
alongé, tout y est admissible.
3°. Je dis qu’un mot est le signe d’une idée totale ; & il y a
plusieurs raisons pour m’exprimer ainsi. La premiere, c’est qu’on ne peut pas
disconvenir que souvent une seule syllabe, ou même une simple articulation, ne soit le
signe d’une idée, puisqu’il n’y a ni inflexion ni terminaison qui n’ait sa signification
propre : mais les objets de cette signification ne sont que des idées partielles, &
le mot entier est nécessaire à l’expression de l’idée totale. La
seconde raison, c’est que si l’on n’attachoit pas à la signification du mot une idée totale, on pourroit dire que le mot, diversement
terminé, demeure le même, sous prétexte qu’il exprime toûjours la même idée principale ;
mais l’idée principale & les idées accessoires sont également partielles, & le
moindre changement qui arrive dans l’une ou dans l’autre est un changement réel pour la
totalité ; le mot alors n’est plus le même, c’en est un autre, parce
qu’il est le signe d’une autre idée totale. Une troisieme raison, c’est que la notion du
mot ainsi entendue est vraie, de ceux même qui équivalent à des
propositions entieres, comme oui, non, allez, morieris, &c. car
toute une proposition ne sert qu’à faire naître dans l’esprit de ceux qui l’entendent
une idée plus precise & plus développée du sujet.
4°. J’ajoute qu’un mot est signe pour ceux qui l’entendent. C’est que
l’on ne parle en effet que pour être entendu ; que ce qui se passe dans l’esprit d’un
homme, n’a aucun besoin d’être représenté par des signes extérieurs, qu’autant qu’on
veut le communiquer au-dehors ; & que les signes sont pour ceux à qui ils
manifestent les objets signifiés. Ce n’est d’ailleurs que pour ceux qui entendent que
les interjections sont des signes d’idées totales, puisqu’elles n’indiquent dans celui
qui les prononce naturellement que des sentimens.
5°. Enfin, je dis qu’un mot devient par usage le signe d’une idée
totale, afin d’assigner le vrai & unique fondement de la signification des mots.
« Les
mots, dit le pere Lami (Rhét. liv. I. ch. iv.), ne signifient rien par eux-mêmes, ils n’ont aucun rapport naturel avec les idées dont ils sont les signes ; & c’est ce qui cause cette diversité prodigieuse de langues : s’il y avoit un langage naturel, il seroit connu de toute la terre & en usage par-tout ».
C’est une vérité que j’ai exposée en détail & que je crois avoir bien établie à
l’article
Langue (art. I. sub fin.). Mais si les mots ne signifient pas par nature, ils signifient donc par institution ; quel en
est l’auteur ? Tous les hommes, ou du-moins tous les sages d’une nation, se sont-ils
assemblés pour régler dans une délibération commune la signification de chaque mot, pour en choisir le matériel, pour en fixer les dérivations &
les déclinaisons ? Personne n’ignore que les langues ne se sont pas formées ainsi. La
premiere a été inspirée, en tout ou en partie, aux premiers auteurs du genre humain :
& c’est probablement la même langue que nous parlons tous, & que l’on parlera
toûjours & par-tout, mais altérée par les changemens qui y survinrent d’abord à
Babel en vertu de l’operation miraculeuse du Tout-Puissant, puis par tous les autres qui
naissent insensiblement de la diversité des tems, des climats, des lumieres, & de
mille autres circonstances diversement combinées.
« Il dépend de nous, dit encore le pere Lami (
ibid. ch. vij.), de comparer les choses comme nous voulons » ;
(ce choix des comparaisons n’est peut-être pas toûjours si arbitraire
« ce qui fait, ajoute-t-il, cette grande différence qui est entre les langues. Ce que les Latins appellent
fenestra, les Espagnols l’appellentventana, les Portugaisjanella ;nous nous servons aussi de ce nomcroiséepour marquer la même chose.Fenestra, ventus, janua, crux, sont desmotslatins. Le françois, l’espagnol, le portugais viennent du latin »,
(c’est-à-dire, que ces trois idiômes ont emprunté beaucoup de mots
dans la langue latine, & c’est tout :)
« mais les Espagnols considérant que les fenêtres donnent passage aux vents, les appellent
ventanadeventus: les Portugais ayant regardé les fenêtres comme de petites portes, ils les ont appelléesjanelladejanua: nos fenêtres étoient autrefois partagées en quatre parties avec des croix de pierre ; on les appelloit pour cela descroiséesdecrux: les Latins ont considéré que l’usage des fenêtres est de recevoir la lumiere ; le nomfenestravient du grecφαίνειν qui signifiereluire. C’est ainsi que les différentes manieres de voir les choses portent a leur donner différens noms ».
Et c’est ainsi, puis-je ajouter, que la diversité des vûes introduit en divers lieux
des mots très-différens pour exprimer les mêmes idées totales ; ce qui
diversifie les idiômes, quoiqu’ils viennent tous originairement d’une même source. Mais
ces différens mots, risqués d’abord par un particulier qui n’en
connoît point d’autre pour exprimer ses idées telles qu’elles sont dans son esprit, n’en
deviennent les signes universels pour toute la nation, qu’après qu’ils ont passé de
bouche en bouche dans le même sens ; & ce n’est qu’alors qu’ils appartiennent à
l’idiôme national. Ainsi c’est l’usage qui autorise les mots, qui en
détermine le sens & l’emploi, qui en est l’instituteur véritable & l’unique
approbateur.
Mais d’où nous vient le terme de mot ? On trouve dans Lucilius, non audet dicere muttum (il n’ose dire un mot) ; &
Cornutus, qui enseigna la Philosophie à Perse, & qui fut depuis son commentateur,
remarque sur la premiere satyre de son disciple, que les Romains disoient
proverbialement, mutum nullum emiseris (ne dites pas un seul mot). Festus témoigne que mutire, qu’il rend par loqui, se trouve dans Ennius ; ainsi mutum & mutire, qui paroissent venir de la même racine, ont un fondement ancien
dans la langue latine.
Les Grecs ont fait usage de la même racine, & ils ont discours ;
parleur ; & parler.
D’après ces observations, Ménage dérive mot du latin mutum ; & croit que Périon s’est trompé d’un degré, en le dérivant
immédiatement du grec
Il se peut que nous l’ayons emprunté des Latins, & les Latins des Grecs ; mais il n’est pas moins possible que nous le tenions directement des Grecs, de qui, après tout, nous en avons reçu bien d’autres : & la décision tranchante de Ménage me paroît trop hasardée, n’ayant d’autre fondement que la priorité de la langue grecque sur la latine.
J’ajoute qu’il pourroit bien se faire que les Grecs, les Latins, & les Celtes de
qui nous descendons, eussent également trouvé ce radical dans leur propre fonds, &
que l’onomatopée l’eût consacré chez tous au même usage, par un tour d’imagination qui
est universel parce qu’il est naturel. Ma, mê, mé, mi, meu, mo, mu,
mou, sont dans toutes les langues les premieres syllabes articulées, parce que
m est la plus facile de toutes les articulations (voyez
Langue, art. III. S. ij. n. 1.) ; ces syllabes doivent
non laudare hominem quemquam, nec mu facere unquàm ;
où l’on voit ce mu indéclinable, montré comme l’un des premiers
élémens de la parole. Il est vraissemblable que les premiers instituteurs de la langue
allemande l’envisagerent à-peu-près de même, puisqu’ils appellerent mut, la pensée, par une métonymie sans doute du signe pour la chose signifiée :
& ils donnerent ensuite le même nom à la substance de l’ame, par une autre métonymie
de l’effet pour la cause. Voyez Métonymie. (B. E. R. M.)
Muet, adj. (Gram.) cette qualification a été
donnée aux lettres par les Grammairiens, en deux sens différens ; dans le premier sens,
elle n’est attribuée qu’à certaines consonnes, dont on a prétendu caractériser la
nature ; dans le second sens, elle désigne toute lettre, voyelle ou consonne, qui est
employée dans l’orthographe, sans être rendue en aucune maniere dans la
prononciation.
I. Des consonnes appellées muettes.
« Les Grammairiens ont accoutumé dans toutes les langues de faire plusieurs divisions & subdivisions des consonnes ; & la division la plus commune à l’égard des langues modernes, est qu’ils en distinguent les consonnes en
muettes& en demi-voyelles, appellantmuettestoutes celles dont le nom commence pat une consonne, commeb, c, d, g, k, p, q, t, z, & demi-voyelles toutes les autres, commef, h, l, m, n, r, s, x».
Regnier, gramm. fr. in-12. pag. 9.
Cet academicien abandonne cette division, parce qu’elle n’est établie, dit-il, sur aucune différence fondée dans la nature des consonnes.
En effet, s’il ne s’agit que de commencer le nom d’une consonne par cette consonne même
pour la rendre muette, il n’y en a pas une qui ne le soit dans le
système de Port-Royal, que j’adopte dans cet ouvrage : & d’ailleurs il est démontre
qu’aucune consonne n’a de valeur qu’avec la voyelle, ou si l’on veut, que toute
articulation doit précéder un son ; (voyez H.) ainsi toutes les
consonnes sont muettes par leur nature, puisqu’elles ne rendent aucun
son, mais qu’elles modifient seulement les sons. Platon (in Cratylo.)
les appelle toutes mnettes, & il y a plus de vérité que dans le nom de
consonnes. Au reste, telle consonne dont l’appellation commence chez
nous par une voyelle, commençoit chez les Grecs par la consonne même nous disons ele, emme, enne, erre, & ils disoient lambda, mu, nu,
ro ; les mêmes lettres qui étoient muettes en Grece sont donc
demi-voyelles en France, quoiqu’elles soient les signes des mêmes moyens d’explosion, ce
qui est absurde. Les véritables distinctions des consonnes sont détaillées au mot
Lettre ; M. l’abbé de Dangeau n’en avoit pas encore donné l’idée,
lorsque la grammaire de M. l’abbé Regnier fut publiée.
II. Des lettres muettes dans l’orthographe. Je ne crois pas qu’on
puisse remarquer rien de plus précis, de plus vrai, ni de plus essentiel sur cet
article, que ce qu’en a écrit M. Harduin, secrétaire perpétuel de l’académie d’Arras,
dans ses Rem. div. sur la prononciation & sur l’orthographe,
pag. 77. Je vais simplement
« Qu’on ait autrefois prononcé des lettres qui ne se prononcent plus aujourd’hui, cela semble prouvé par les usages qui se sont perpétués dans plus d’une province, & par la comparaison de quelques mots analogues entre eux, dans l’un desquels on fait sonner une lettre qui demeure oiseuse dans l’autre. C’est ainsi que
s&pont gardé leur prononciation dansveste, espion, bastonnade, hospitalier, baptismal, septembre, septuagenaire, quoiqu’ils l’aient perdue dansvestir, espier, baston, hospital, baptesme, sept, septîer».
[On supprime même ces lettres dans l’orthographe moderne de plusieurs de ces mots,
& l’on écrit vêtir, épier, bâton, hopital.]
« Mon intention n’est cependant pas de soutenir que toutes les consonnes
muettesqu’on emploie, ou qu’on employoit il n’y a pas long-tems au milieu de nos mots, se prononçassent originairement. Il est au contraire fort vraissemblable que les savans se sont plû à introduire des lettresmuettesdans un grand nombre de mots, afin qu’on sentît mieux la relation de ces mots avec la langue latine » ;
[ou même par un motif moins louable, mais plus naturel ; parce que comme le remarque l’abbe Girard, on mettoit sa gloire à montrer dans l’écriture françoise, qu’on savoit le latin.]
« Du moins est-il constant que les manuscrits antérieurs à l’Imprimerie, offrent beaucoup de mots écrits avec une simplicité qui montre qu’on les prononçoit alors comme à présent, quoiqu’ils se trouvent écrits moins simplement dans des livres bien plus modernes. J’ai eu la curiosité de parcourir quelques ouvrages du quatorzieme siecle, où j’ai vu les mots su vans avec l’orthographe que je leur doune ici :
droit, saint, traité, dette, devoir, doute, avenir, autre, mout, recevoir, votre ;ce qui n’a. pas empêché d’écrire long-tems après,droict, sainct, traicté, debte, debvoir, doubte, advenir, aultre, moult, recepvoir, vostre, pour marquer le rapport de ces mots avec les noms latinsdirectus, sanctus, tractatus, debitum, debere, dubitatio, advenire, alter, multum, recipere, vester. On remarque même, en plusieurs endroits des manuscrits dont je parle, une orthographe encore plus simple, & plus conforme à la prononciation actuelle, que l’orthographe dont nous nous servons aujourd’hui. Au lieu d’écrirescience, sçavoir, corps, temps, compte, moeurs, on écrivoit dans ce siecle éloigné,sience, savoir, cors, tans, conte, meurs. »
[Je crois qu’on a bien fait de ramener science, à cause de
l’étymologie ; corps & temps, tant à cause de
l’étymologie, qu’à cause de l’analogie qu’il est utile de conserver sensiblement entre
ces mots & leurs dérivés, corporel, corporifier, corpulence, temporel,
temporalité, temporiser, temporisation, que pour les distinguer par l’orthographe
des mots homogenes cors de cerf ou cors des piés,
tant adverbe, tan pour les Tanneurs, tend verbe : pareillement compte, en conservant les traces de
son origine, computum, se trouve différencié par-là de comte, seigneur d’une comté, mot dérivé de comitis, & de
conte, narration fabuleuse, mot tiré du grec barbare abrégé.]
« Outre la raison des étymologies latines ou grecques, nos ayeux insérerent & conserverent des lettres
muettes, pour rendre plus sensible l’analogie de certains mots avec d’autres mots françois. Ainsi, commetournoyement, maniement, éternuement, dévouement, jelierai, j’employerai, jetuerai, j’avouerai, sont formés detournoyer, manier, éternuer, dévouer, lier, employer, tuer, avouer, on crut devoir mettre ou laisser à la pénultieme syllabede ces premiers mots un equ’on n’y prononçoit pas. On en usa de même dansbeau, nouveau, oiseau, damoiseau, chasteau& autres mots semblables, parce que la terminaisoneauy a succédé àel: nous disons encoreun bel homme, un nouvel ouvrage ;& l’on disoit jadis,oisel, damoisel, chastel.Les écrivains modernes, plus entreprenans que leurs devanciers »,
[nous avons eu pourtant des devanciers assez entreprenans ; Sylvius ou Jacques Dubois dès 1531 ; Louis Meigret & Jacques Pelletier quelques vingt ans après ; Ramus ou Pierre de la Ramée vers le même tems ; Rambaud en 1578 ; Louis de Lesclache en 1668, & l’Artigaut très-peu de tems après, ont été les précurseurs des réformateurs les plus hardis de nos jours ; & je ne sais si l’abbé de S. Pierre, le plus entreprenant des modernes, a mis autant de liberté dans son système, que ceux que je viens de nommer : quoi qu’il en soit, je reprens le discours de M. Harduin.]
« Les écrivains modernes plus entreprenans, dit-il, que leurs devanciers, rapprochent de jour en jour l’orthographe de la prononciation. On n’a guere réussi, à la vérité, dans les tentatives qu’on a faites jusqu’ici pour rendre les lettres qui se prononcent plus conformes aux sons & aux articulations qu’elles représentent ; & ceux qui ont voulu faire écrire
ampereur, acsion, au lieu d’empereur, action, n’ont point trouvé d’imitateurs. Mais on a été plus heureux dans la suppression d’une quantité de lettresmuettes, que l’on a entierement proscrites, sans considérer si nos ayeux les prononçoient ou non, & sans même avoir trop d’egards pour celles que des raisons d’étymologie ou d’analogie avoient maintenues si long-tems. On est donc parvenu à écriredoute, parfaite, honnête, arrêt, ajoûter, omettre, au lieu dedoubte, parfaicte, honneste, arrest, adjouter, obmettre ;& la consonne oiseuse a été remplacée dans plusieurs mots par un accent circonflexe marqué sur la voyelle précédente, lequel a souvent la double propriété d’indiquer le retranchement d’une lettre & la longueur de la syllabe. On commence aussi à ôter l’e muetdegaiement, remerciement, éternuement, dévouement, &c.Mais malgré les changemens considérables que notre orthographe a reçus depuis un siecle, il s’en faut encore de beaucoup qu’on ait abandonné tous les caracteres
muets. Il semble qu’en se déterminant à écriresûr, mûr, au lieu deseur, meur, on auroit dû prendre le parti d’écrire aussibau, chapau, au-lieu debeau, chapeau, &euf, beuf, aulieu d’oeuf, boeuf, quoique ces dernièrs mots viennent d’ovum, bovis: mais l’innovation ne s’est pas étendue jusques-là ; & comme les hommes sont rarement uniformes dans leur conduite, on a même épargné dans certains mots, telle lettre qui n’avoit pas plus de droit de s’y maintenir, qu’en plusieurs autres de la même classe d’où elle a été retranchée. Leg, par exemple, est resté danspoing, après avoir été banni desoing, loing, témoing. Que dirai-je des consonnes redoublées qui sont demeurées dans une foule de mots où nous ne prononçons qu’une consonne simple ?Quelques progrès que fasse à l’avenir la nouvelle orthographe, nous avons des lettres
muettesqu’elle pourroit supprimer sans défigurer la langue, & sans en détruire l’économie. Telles sont celles qui servent à désigner la nature & le sens des mots, commendans ilsaiment, ilsaimerent, ilsaimassent, &endans les tems où les troisiemes personnes plurielles se terminent enoient, ilsaimoient, ilsaimeroient, ilssoient ;car à l’égard dutde ces mots, & de beaucoup d’autres consonnes finales qui sont ordinairementmuettes, personne n’ignore qu’il faut les prononcer quelquefois en conversation,& plus souvent encore dans la lecture ou dans le discours soutenu, sur-tout lorsque le mot suivant commence par une voyelle. Il y a des lettres
muettesd’une autre espece, qui probablement ne disparoîtront jamais de l’écriture. De ce nombre est l’uservile qu’on met toûjours après la consonneq, à moins qu’elle ne soit finale ; pratique singuliere qui avoit lieu dans la langue latine aussi constamment que dans la françoise. Il est vrai que cetuse prononce en quelques mots,quadrature, équestre, quinquagésime ;mais il estmuetdans la plûpart,quarante, querelle, quotidien, quinze.J’ai peine à croire aussi qu’on bannisse jamais l’
u& l’equi sont presque toujoursmuetsentre ung& une voyelle. Cette consonnegrépond, comme on l’a vu (articleG.) à deux sortes d’articulations bien differentes. Devanta, o, u, elle doit se prononcer durement, mais quand elle précéde uneou uni, la prononciation en est plus douce, & ressemble entierement à celle de l’iconsonne [à celle duj.] Or pour apporter des exceptions à ces deux regles, & pour donner augen certains cas une valeur contraire à sa position actuelle, il falloit des signes qui tissent connoître les cas exceptés. On aura donc pu imaginer l’expédient de mettre unuaprès leg, pour en rendre l’articulation dure devant uneou uni, comme dansguérir, collègue, orgueil, guittare, guimpe ;& d’ajouter uneà cette consonne, pour la faire prononcer mollement devanta, o, u, comme dansgeai, George, gageure. L’u muetsemble pareillement n’avoir été inséré danscercueil, accueil, écueil, que pour y affermir lecqu’on prononceroit commes, s’il etoit immédiatement suivi de l’e.Il n’est pas démontré néanmoins que ces voyelles
muettesl’aient toujours été ; il est possible absolument parlant, qu’on ait autrefois prononcé l’u& l’edansécueil, guider, George, comme on les prononce dansécuelle, Guise ville, &géometre: mais une remarque tirée de la conjugaison des verbes, jointe à l’usage où l’on est depuis long-tems de rendre ces lettresmuettes, donne lieu de conjecturer en effet qu’elles ont été placées après leg& lec, non pour y être prononcées, mais seulement pour prêter, comme je l’ai déja dit, à ces consonnes une valeur contraire à celle que devroit leur donner leur situation devant telle ou telle voyelle.Il est de principe dans les verbes de la premiere conjugaison, comme
flatter, jeflatte, blâmer, jeblâme, que la premiere personne plurielle du présent [indéfini] de l’indicatif, se forme en changeant l’efinal de la premiere personne du singulier enons ;que l’imparfait [c’est dans mon systeme, le présent antérieur simple] de l’indicatif se forme par le changement de cetefinal enois ;& l’aoriste [c’est dans mon système, le présent antérieur périodique] par le changement du mêmeeenai: jeflatte, nousflattons, jeflattois, jeflattai ;jeblâme, nousblâmons, jeblâmois, jeblâmai. Suivant ces exemples, on devroit écrire jemange, nousmangons, jemangois, jemangai ;mais comme legdoux demange, seroit devenu ungdur dans les autres mots, par la rencontre de l’o& de l’a, il est presque évident que ce fut tout exprès pour conserver cegdoux dans nousmangeons, jemangeois, jemangeai, que l’on y introduisit unesans vouloir qu’il fût prononcé. Par-là on crut trouver le moyen de marquer tout à la fois dans la prononciation & dans l’orthographe, l’analogie de ces trois mots avec jemangedont ils dérivent. La même chose peut se dire de nouscommenceons, jecommenceois, jecommenceai, qu’on n’écrivoit sansdoute ainsi avant l’invention de la cédille, que pour laisser au ela prononciation douce qu’il a dans jecommence.Cette cédille inventée si à propos, auroit dû faire imaginer d’autres marques pour distinguer les cas où le
cdoit se prononcer comme unkdevant la voyellee, & pour faire connoître ceux où legdoit être articulé d’une façon opposée aux regles ordinaires. Ces signes particuliers vaudroient beaucoup mieux que l’interposition d’uneou d’unu, qui est d’autant moins satisfaisante qu’elle induit à prononcerécuellecommeécueil, aiguillecommeanguille, & mêmegéographe&ciguë, commeGeorge&figue, quand l’écrivain n’a pas soin, ce qui arrive assez fréquemment ; d’accentuer le premieredegéographe, & de mettre deux points sur le secondid’aiguille& sur l’efinal decigue».
[Le moyen le plus sur & le plus court, s’il n’y avoit eu qu’à imaginer des moyens, auroit été de n’attacher à chaque consonne qu’une articulation, & de donner à chaque articulation sa consonne propre.]
« Quoi qu’il en soit de mon idée de réforme, dont il n’y a point d’apparence qu’on voye jamais l’exécution, on doit envisager la voyelle
edansbeautout autrement que dans ilmangea. Elle ne fournit par elle-même aucun son dans le premier de ces mots ; mais elle est censée tenir aux deux autres voyelles, & on la regarde en quelque sorte comme faisant partie des caracteres employés à représenter le sono; au-lieu que dans ilmangea, l’ene concourt en rien à la représentation du son : il n’a nulle espece de liaison avec l’asuivant, c’est à la seule consonnegqu’il est uni, pour en changer l’articulation, eu égard à la place qu’elle occupe. Ce que je dis ici de l’e, par rapport au motmangea, doit s’entendre également de l’utel qu’il est dansguerre, recueil, quotité; & ce que j’observe sur l’e, par rapport au motbeau, doit s’entendre aussi de l’a& de l’odansSaone&boeuf».
Voyez Lettre, Voyelle, Consonne, Diphtongue, Orthographe, & differens articles de lettres
particulieres. (B. E. R. M.)
N, subst. f. selon l’ancienne épellation enne ; subst. m. selon
l’épellation moderne ne. C’est la quatorzieme lettre, & la onzieme
consonne de notre alphabet : le signe de la même articulation étoit nommé nu, nun ou noun, par les Hébreux.
L’articulation représentée par la lettre N, est linguale, dentale & nasale : linguale, parce qu’elle
dépend d’un mouvement déterminé de la langue, le même précisement que pour
l’articulation D ; dentale, parce que pour opérer ce mouvement
particulier, la langue doit s’appuyer contre les dents supérieures, comme pour D & T ; & enfin nasale, parce qu’une position
particuliere de la langue, pendant ce mouvement, fait refluer par le nez une partie de
l’air sonore que l’articulation modifie, comme on le remarque dans les personnes
enchifrenées qui prononcent d pour n, parce que le
canal du nez étant alors embarrassé, l’émission du son articulé est entierement
orale.
Comme nasale, cette articulation se change aisément en m dans les
générations des mots, voyez M : comme dentale ; elle est aussi
commuable avec les autres de même espece, & principalement avec celles qui exigent
que la pointe de la langue se porte vers les dents supérieures, savoir d & t : & comme linguale, elle a encore un degré de
commutabilité avec les autres linguales, proportionné au degré d’analogie qu’elles
peuvent avoir dans leur formation ; N se change plus aisémennt &
plus communément avec les liquides L & R,
qu’avec les autres linguales, parce que le mouvement de la langue est à-peu-près le même
dans la production des liquides, que dans celle de N.
Voyez L & Linguale.
Dans la langue françoise la lettre N a quatre usages différens, qu’il
faut remarquer.
1°. N, est le signe de l’articulation ne, dans
toutes les occasions où cette lettre commence la syllabe, comme dans nous,
none, nonagénaire, Ninus, Ninive, &c.
2°. N, à la fin de la syllabe, est le signe orthographique de la
nasalité de la voyelle précédente, comme dans an, en, ban, bon, bien, lien,
indice, onde, fondu, contendant, &c. voyez M. il faut
seulement excepter les trois mots examen, hymen, amen, où cette lettre
finale conserve sa signification naturelle, & représente l’articulation ne.
Il faut observer néanmoins que dans plusieurs mots terminés par la lettre n, comme signe de nasalité, il arrive souvent que l’on fait entendre
l’articulation ne, si le mot suivant commence par une voyelle ou par
un h muet.
Premierement si un adjectif, physique ou métaphysique, terminé par un n nasal, se trouve immédiatement suivi du nom auquel il a rapport, & que ce
nom commence par une voyelle, ou par un h muet, on prononce entre deux
l’articulation ne : bon ouvrage, ancien ami, certain auteur, vilain homme,
vain appareil, un an, mon ame, ton honneur, son histoire, &c. On prononce
encore de même les adjectifs métaphysiques un, mon, ton, son, s’ils ne
sont séparés du nom que par d’autres adjectifs qui y ont rapport : un
excellent ouvrage, mon intime & fidele ami, ton unique espérance, son entiere
& totale dèfaite, &. Hors de ces occurrences, on ne fait ne, quoique le mot suivant commence par une
voyelle ou par un h muet : ce projet est vain &
blâmable, ancien & respectable, un point de vûe certain avec des moyens sûrs,
&c.
Le nom bien en toute occasion se prononce avec le son nasal, sans
faire entendre l’articulation ne : ce bien est précieux, comme ce bien m’est précieux ; un bien honnète, comme un bien
considérable. Mais il y a des cas où l’on fait entendre l’articulation ne après l’adverbe bien ; c’est lorsqu’il est suivi
immédiatement de l’adjectif, ou de l’adverbe, ou du verbe qu’il modifie, & que cet
adjectif, cet adverbe, ou ce verbe commence par une voyelle, ou par un h muet : bien aise, bien honorable, bien utilement, bien écrire,
bien entendre, &c. Si l’adverbe bien est suivi de tout
autre mot que de l’adjectif, de l’adverbe ou du verbe qu’il modifie, la lettre n n’y est plus qu’un signe de nasalité : il parloit bien
& à-propos.
Le mot en, soit préposition soit adverbe, fait aussi entendre
l’articulation ne dans certains cas, & ne la fait pas entendre
dans dans d’autres. Si la préposition en est suivie d’un complément
qui commence par un h muet ou par une voyelle, on prononce
l’articulation : en homme, en ltalie, en un moment, en arrivant,
&c. Si le complément commence par une consonne, en est nasal : en citoyen, en France, en trois heures, en partant, &c. Si l’adverbe
en est avant le verbe, & que ce verbe commence par une voyelle
ou par un h muet, on prononce l’articulation ne : vous en
êtes assûré, en a-t-on parlé ? pour en honorer les dieux, nous en avons des
nouvelles, &c. Mais si l’adverbe en est après le verbe, il
demeure purement nasal malgré la voyelle suivante : parlez-en au ministre,
allez-vous-en au jardin, faites en habilement revivre le souvenir, &c.
On avant le verbe, dans les propositions positives, fait entendre
l’articulation ; on aime, on honorera, on a dit, on eût pense, on y
travaille, on en revient, on y a réflechi, quand on en auroit eu repris le
projet, &c. Dans les phrases interrogatives, on étant après
le verbe, ou du moins après l’auxiliaire, est purement nasal malgré les voyelles
suivantes : a-t-on eu soin ? est on ici pour long tems ? en auroit-on été
assûré ? en avoit-on imaginé la moindre chose ? &c.
Est-ce le n final qui se prononce dans les occasions que l’on vient
de voir, ou bien est-ce un n euphonique que la prononciation insere
entre deux ? Je suis d’avis que c’est un n euphonique, différent du
n orthographique ; parce que si l’on avoit introduit dans l’alphabet
une lettre, ou dans l’orthographe un signe quelconque, pour en représenter le son nasal,
l’euphonie n’auroit pas moins amené le n entre-deux, & on ne
l’auroit assurement pas pris dans la voyelle nasale ; or on n’est pas plus autorisé à
l’y prendre, quoique par accident la lettre n soit le signe de la
nasalité, parce que la différence du signe n’en met aucune dans le son représenté.
On peut demander encore pourquoi l’articulation inserée ici est ne,
plûtot que te, comme dans a-t-il reçu ? c’est que
l’articulation ne est nasale, que par-là elle est plus analogue au son
nasal qui précéde, & conséquemment plus propre à le lier avec le son suivant que
toute autre articulation, qui par la raison contraire seroit moins euphonique. Au
contraire, dans a-t-il reçu, & dans les phrases semblables, il
paroît que l’usage a inseré le t, parce qu’il est le signe ordinaire
de la troisieme personne, & que toutes ces phrases y sont relatives.
Enfin on peut demander pourquoi l’on a inseré un n euphonique dans
les cas mentionnés, quoiqu’on ne l’ait pas inseré dans les autres où l’on rencontre le
même hiatus. C’est que l’hiatus amene une interrogation réelle entre les deux sons
consécutifs, ce qui semble indiquer une division entre les deux idées : or dans les cas
où l’usage insere un n euphonique, les deux idées exprimées par les
deux mots sont si intimement liées qu’elles ne font qu’une idée totale ; tels sont
l’adjectif & le nom, le sujet & le verbe, par le principe d’identité ; c’est la
même chose de la préposition & de son complément, qui équivalent en effet à un seul
adverbe ; & l’adverbe qui exprime un mode de la signification objective du verbe,
devient aussi par-là une partie de cette signification. Mais dans les cas où l’usage
laisse subsister l’hiatus, il n’y a aucune liaison semblable entre les deux idées qu’il
sépare.
On peut par les mêmes principes, rendre raison de la maniere dont on prononce rien, l’euphonie fait entendre l’articulation ne dans
les phrases suivantes : je n’at rien appris, il n’y a rien à dire, rien est
il plus étrange ? Je crois qu’il seroit mieux de laisser l’hiatus dans celle-ci,
rien, absolument rien, n’a pu le déterminer.
3°. Le troisieme usage de la lettre n, est d’être un caractere
auxiliaire dans la représentation de l’articulation mouillée que nous figurons par gn, & les Espagnois par [caractère non reproduit] : comme dans digne,
magnifique, regne, trogne, &c. Il faut en excepter quelques noms propres,
comme Clugni, Regnaud, Regnard, où n a sa
signification naturelle, & le g est entierement muet.
Au reste je pense de notre gn mouillé, comme du l
mouillé ; que c’est l’articulation n suivie d’une diphtongue dont le
son prépositif est un i prononcé avec une extrème rapidité. Quelle
autre différence trouve-t-on, que cette prononciation rapide, entre il denia, denegavit, & il daigna, dignatus est ; entre cérémonial & signal ; entre harmonieux & hargneux ? D’ailleurs l’étymologie de
plusieurs de nos mots où il se trouve gn, confirme ma conjecture,
puisque l’on voit que notre gn répond souvent à m
suivi d’une voyelle dans le radical ; Bretagne de Britannia ; borgne de l’italien bornio ; charogne ou du grec
lieu puant, ou de
l’adjectif factice caronius, dérivé de caro par le
génitif analogue caronis, syncopé dans carnis,
&c.
4°. Le quatrieme usage de la lettre n est d’être avec le t, un signe muet de la troisieme personne du pluriel à la suite d’un e muet ; comme ils aiment, ils aimerent, ils aimeroient, ils aimoient,
&c.
N capital suivi d’un point, est souvent l’abregé du mot nom, ou nomen, & le signe d’un nom propre qu’on ignore, ou
d’un nom propre quelconque qu’il faut y substituer dans la lecture.
En termes de Marine, N signifie nord ; N E, veut dire nord-est ; N O, nord ouest ; N N E, nord-nordest ; N N O, nord nord-ouest ; E N E, est-nord-est ; O N O, ouest-nord-ouest.
N sur nos monnoies, désigne celles qui ont été frappées à Montpellier.
N chez les anciens, étoit une lettre numérale qui signifioit 900, suivant ce vers de Baronius :
N quoque nongintos numero designat habendos.
Tous les lexicographes que j’ai consultés, s’accordent en ceci, & ils ajoûtent tous
que N avec une barre horisontale au-dessus. marque 9000 ; ce qui en marque la
multiplication par 10 seulement, quoique cette barre indique la multiplication par 1000,
à l’égard de toutes les autres lettres ; & l’auteur de la méth.
lat. de P. R. dit expressément dans son Recueil d’observations
particulieres, chap. II. num. iv. qu’il y en
NASAL, adj. (Gram.) On distingue dans l’alphabet des voyelles &
des consonnes nasales.
Les voyelles nasales sont celles qui représenteroient des sons dont
l’unisson se feroit en partie par l’ouverture de la bouche, & en partie par le canal
du nez. Nous n’avons point de caracteres destinés exclusivement à cet usage ; nous nous
servons de m ou de n après une voyelle simple pour
en marquer la nasalité, an ou am, ain ou aim, eun ou un, on ou om. On donne
quelquefois aux sons mêmes le nom de voyelles ; & dans ce sens,
les voyelles nasales sont des sons dont l’émission se fait en partie
par le canal du nez. M. l’abbé de Dangeau les nomme encore voyelles sourdes ou esclavones ; sourdes, apparemment parce que le
reflux de l’air sonore vers le canal du nez occasionne dans l’intérieur de la bouche une
espece de retentissement moins distinct que quand l’émission s’en fait entierement par
l’ouverture de la bouche ; esclavones, parce que les peuples qui
parlent l’esclavon ont, dit-il, des caracteres particuliers pour les exprimer. La
dénomination de nasale me paroît préférable, parce qu’elle indique le
méchanisme de la formation de ces sons.
Les consonnes nasales sont les deux m & n : la premiere, labiale ; & la seconde, linguale & dentale :
toutes deux ainsi nommées, parce que le mouvement organique qui produit les
articulations qu’elles représentent, fait passer par le nez une partie de l’air sonore
qu’elles modifient. Voyez Lettre, Voyelle, M. N. (B. E. R. M.)
NÉGATION, s. f. (Logique, Grammaire.) les Métaphysiciens distinguent
entre négation & privation. Ils appellent négation l’absence d’un attribut qui ne sauroit se trouver dans le sujet,
parce qu’il est incompatible avec la nature du sujet : c’est ainsi que l’on nie que le monde soit l’ouvrage du hasard. Ils appellent privation, l’absence d’un attribut qui non seulement peut se trouver, mais se
trouve même ordinairement dans le sujet, parce qu’il est compatible avec la nature du
sujet, & qu’il en est un accompagnement ordinaire : c’est ainsi qu’un aveugle est privé de la vûe.
Les Grammairiens sont moins circonspects, parce que cette distinction est inutile aux
vûes de la parole : l’absence de tout attribut est pour eux négation.
Mais ils donnent particulierement ce nom à la particule destinée à désigner cette absence,
comme non, ne, en françois ; no, en italien, en
espagnol & en anglois ; nein, nicht, en allemand ; &c. sur quoi il est
important d’observer que la négation désigne l’absence d’un attribut,
non comme conçue par celui qui parle, mais comme un mode propre à sa pensée actuelle ; en
un mot la négation ne présente point à l’esprit l’idée de cette absence
comme pouvant être sujet de quelques attributs, c’est l’absence elle-même qu’elle indique
immédiatement comme l’un des caracteres propres au jugement actuellement énoncé. Si je
dis, par exemple, la négation est contradictoire à l’affirmation ; le
nom négation en désigne l’idée comme sujet de l’attribut contradictoire, mais ce nom n’est point la négation elle-même :
la voici dans cette phrase, Dieu ne peut être
injuste, parce que
La distinction philosophique entre négation & privation n’est pourtant pas tout-à-fait perdue pour la Grammaire ; & l’on y
distingue des mots négatifs & des mots privatifs.
Les mots négatifs sont ceux qui ajoûtent à l’idée caractéristique de
leur espece, & à l’idée propre qui les individualise l’idée particuliere de la négation grammaticale. Les noms généraux nemo, nihil ;
les adjectifs neuter, nullus ; les verbes nolo,
nescis ; les adverbes nunquam, nusquam, nullibi ; les conjonctions
nec, neque, nifi, quin, sont des mots négatifs. Les
mots privatifs sont ceux qui expriment directement l’absence de l’idée
individuelle qui en constitue la signification propre ; ce qui est communément indiqué par
une particule composante, mise à la tête du mot positif. Les Grecs se servoient sur-tout
de l’alpha, que les Grammairiens nomment pour cela privatif ; in, étoit
souvent privative en latin ; dignus, mot positif, indignus, mot privatif ; decorus, indecorus ; sanus,
insanus ; violatus, inviolatus ; felix, felicitas & feliciter, d’où infelix, infelicitas & infeliciter : quelquefois le
n final de in, se change en l
& en r, quand le mot positif commence par l’une de ces liquides,
& d’autres m, si le mot commence par les labiales
b, p & m ; legitimus, de-là illegitimus pour inlegitimus ; regularis, de-là irregularis pour inregularis ; bellum, & de-là imbellis pour inbellis ; probè, d’où improbè
pour inprobè ; mortalis, d’où immortalis pour inmortalis. Nous avons transporté dans notre langue les mots privatifs grecs & latins, avec les particules de ces langues ; nous disons anomal, abime, indigne, indécent, insensé, inviolable, infortune, illégitime,
irrégulier, &c. mais si nous introduisons quelques mots privatifs nouveaux, nous suivons la méthode latine & nous nous servons de in.
Ainsi la principale différence entre les mots négatifs & les mots
privatifs, c’est que la négation renfermée dans la
signification des premiers, tombe sur la proposition entiere dont ils font partie & la
rendent négative ; au-lieu que celle qui constitue les mots privatifs,
tombe sur l’idée individuelle de leur signification, sans influer sur la nature de la
proposition.
A l’égard de nos négations, non & ne, il y a dans
notre langue quelques usages qui lui sont propres, & dont je pourrois grossir cet
article ; mais je l’ai déjà dit, ce qui est propre à certaines langues, n’est nullement
encyclopédique : & je ne puis ici, en faveur de la nôtre, qu’indiquer les remarques
389 & 506 de Vaugelas, celle du P. Bouhours sur je ne l’aime, ni ne
l’estime, tom. I. p. 89. & l’art de bien parler françois, tom. II.
p. 355. remarque sur ne (B. E. R. M.)
NÉOGRAPHISME, s. m. c’est une maniere d’écrire nouvelle & contraire à l’orthographe
reçue. Ce terme vient de l’adjectif grec nouveau, & du verbe j’écris. Le néographisme de M. de Voltaire, en ce qui
concerne le changement d’oi en ai pour représenter
l’e ouvert, a trouvé parmi les gens de lettres quelques
imitateurs.
« Si l’on établit pour maxime générale, dit l’abbé Desfontaines,
observ. sur les écrits mod. tom. XXX. pag. 255, que la prononciation doit être le modele de l’orthographe ; le normand, le picard, le bourguignon, le provençal écriront comme ils prononcent : car dans le systeme dunéographisme, cette liberté doit conséquemment leur être accordée ».
Il me semble que l’abbé Desfontaines ne combat ici qu’un phantôme, & qu’il prend dans
un sens trop étendu le principe fondamental du néographisme. Ce n’est
point toute prononciation que les Néographes prennent pour regle de leur
maniere d’écrire, ce seroit proprement écrire sans regle ; ils ne considerent que la
prononciation autorisée par le même usage qui est reconnu pour législateur exclusif dans
les langues, relativement au choix des mots, au sens qui doit y être attaché, aux tropes
qui peuvent en changer la signification, aux alliances, pour ainsi dire, qu’il leur est
permis ou défendu de contracter, &c. Ainsi le picard n’a pas plus de
droit d’écrire gambe pour jambe, ni le gascon d’écrire
hure pour heure, sous prétexte que l’on prononce
ainsi dans leurs provinces.
Mais on peut faire aux Néographes un reproche mieux fondé ; c’est
qu’ils violent les lois de l’usage dans le tems même qu’ils affectent d’en consulter les
décisions & d’en reconnoître l’autorité. C’est à l’usage légitime qu’ils s’en
rapportent sur la prononciation, & ils font très-bien ; mais c’est au même usage
qu’ils doivent s’en rapporter pour l’orthographe : son autorité est la même de part &
d’autre ; de part & d’autre elle est fondée sur les mêmes titres, & l’on court le
même risque à s’y soustraire dans les deux points, le risque d’être ou ridicule ou
inintelligible.
Les lettres, peut-on dire, étant instituées pour représenter les élémens de la voix,
l’écriture doit se conformer à la prononciation : c’est-là le fondement de la véritable
ortographe & le prétexte du néographisme ; mais il est aisé d’en
abuser. Les lettres, il est vrai, sont établies pour représenter les élémens de la voix ;
mais comme elles n’en sont pas les signes naturels, elles ne peuvent les signifier qu’en
vertu de la convention la plus unanime, qui ne peut jamais se reconnoître : que par
l’usage le plus général de la plus nombreuse partie des gens de lettres. Il y aura, si
vous voulez, plusieurs articles de cette convention kek abil ome ke vou soüez, pour quelque habile homme
que vous soyez ? on ne saura ce que vous voulez dire, ou si on le devine, vous
apprêterez à rire.
On repliquera qu’un néographe sage ne s’avisera point de fronder si
généralement l’usage, & qu’il se contentera d’introduire quelque léger changement, qui
étant suivi d’un autre quelque tems après, amenera successivement la réforme entiere sans
révolter personne. Mais en premier lieu, si l’on est bien persuadé de la vérité du
principe sur lequel on établit son néographisme, je ne vois pas qu’il y
ait plus de sagesse à n’en tirer qu’une conséquence qu’à en tirer mille ; rien de
raisonnable n’est contraire à la sagesse, & je ne tiendrai jamais M. Duclos pour moins
sage que M. de Voltaire. J’ajoute que cette circonspection prétendue plus sage est un aveu
qu’on n’a pas le droit d’innover contre l’usage reçu, & une imitation de cette espece
de prudence qui fait que l’on cherche à surprendre un homme que l’on veut perdre, pour ne
pas s’exposer aux risques que l’on pourroit courir en l’attaquant de front.
Au reste, c’est se faire illusion que de croire que l’honneur de notre langue soit
intéressé au succès de toutes les réformes qu’on imagine. Il n’y en a peut-être pas une
seule qui n’ait dans sa maniere d’écrire quelques-unes de ces irrégularités apparentes
dont le néographisme fait un crime à la nôtre : les lettres quiescentes des Hébreux ne sont que des caracteres écrits dans l’orthographe,
& muets dans la prononciation ; les Grecs écrivoient ? Sa gloire n’est
véritablement intéressée qu’au maintien de ses usages, parce que ses usages sont ses lois,
ses richesses & ses beautés ; semblable en cela à tous les autres idiomes, parce que
chaque langue est la totalité des usages propres à la nation qui la parle, pour exprimer
les pensées par la voix. Voyez Langue, (B. E. R. M.)
NÉOLOGIQUE, adj. qui est relatif au néologisme. Voyez
Néologisme. Le célebre abbé Desfontaines publia en 1726 un Dictionnaire
néologique, c’est-à-dire une liste alphabétique de mots nouveaux,
d’expressions extraordinaires, de phrases insolites, qu’il avoit pris dans les ouvrages
modernes les plus célebres publiés depuis quelques dix ans. Ce dictionnaire est suivi de
l’éloge historique de Pantalon-Phébus, plaisanterie pleine d’art, où ce critique a fait
usage de la plûpart des locutions nouvelles qui étoient l’objet de sa censure : le tour
ingénieux qu’il donne à ses expressions, en fait mieux sentir le défaut, & le ridicule
qu’il y attache en les accumulant, n’a pas peu contribué à tenir sur leurs gardes bien des
écrivains, qui apparemment auroient suivi & imité ceux que cette contre-vérité a notés
comme répréhensibles.
Il y auroit, je crois, quelque utilité à donner tous les cinquante ans le dictionnaire
néologique du demi siecle. Cette censure périodique, en réprimant néologues, arrêteroit d’autant la corruption
du langage qui est l’effet ordinaire d’un néologisme imperceptible dans
ses progrès : d’ailleurs la suite de ces dictionnaires deviendroit comme le mémorial des
révolutions de la langue, puisqu’on y verroit le tems où les locutions se seroient
introduites, & celles qu’elles auroient remplacées. Car telle expression fut autrefois
néologique, qui est aujourd’hui du bel usage : & il n’y a qu’à
comparer l’usage présent de la langue, avec les remarques du P. Bouhours sur les écrits de
P. R. (II. Entretien d’Arist. & d’Eug. pag. 168.) pour reconnoître
que plusieurs des expressions risquées par ces auteurs ont reçu le sceau de l’autorité
publique, & peuvent être employées aujourd’hui par les puristes les plus scrupuleux.
(B. E. R. M.)
NÉOLOGUE, s. m. celui qui affecte un langage nouveau, des expressions bisarres, des tours
recherchés, des figures extraordinaires. Voyez Néologique
& Néologisme. (B. E. R. M.)
NEUTRE, adj. ce mot nous vient du latin neuter, qui veut dire ni l’un ni l’autre : en le transportant dans notre langue avec un léger
changement dans la terminaison, nous en avons conservé la signification originelle, mais
avec quelque extension ; neutre veut dire, qui n’est ni de l’un ni de
l’autre, ni à l’un ni à l’autre, ni pour l’un ni pour l’autre, indépendant de tous deux,
indifférens ou impartial entre les deux : & c’est dans ce sens qu’un état peut
demeurer neutre entre deux puissances belligérantes, un savant entre
deux opinions contraires, un citoyen entre deux partis opposés, &c.
Le mot neutre est aussi un terme propre à la grammaire, & il y
est employé dans deux sens différens.
I. Dans plusieurs langues, comme le grec, le latin, l’allemand, qui ont admis trois
genres ; le premier est le genre masculin, le second est le genre feminin, & le
troisieme est celui qui n’est ni l’un ni l’autre de ces deux premiers,
c’est le genre neutre. Si la distinction des genres avoit été
introduite dans l’intention de favoriser les vûes de la Métaphysique ou de la
Cosmologie ; on auroit rapporté au genre neutre tous les noms des
êtres inanimés, & même les noms des animaux, quand on les auroit employés dans un
sens général & avec abstraction des sexes, comme les Allemands ont fait du nom kind (enfant) pris dans le sens indéfini : mais d’autres vûes &
d’autres principes ont fixé sur cela les usages des langues, & il faut s’y conformer
sans réserve, voyez Genre. Dans celles qui ont admis ce troisieme genre, les adjectifs ont
reçu des terminaisons qui marquent l’application & la relation de ces adjectifs à
des noms de cette classe ; & on les appelle de même des terminaisons neutres : ainsi bon se dit en latin bonus
pour le genre masculin, bona pour le genre féminin, & bonum pour le genre neutre.
II. On distingue les verbes adjectifs ou concrets en trois especes générales,
caractérisées par les différences de l’attribut déterminé qui est renfermé dans la
signification concrete de ces verbes ; & ces verbes sont actifs, passifs ou neutres, selon que l’attribut individuel de leur signification est une
action du sujet, ou une impression produite dans le sujet sans concours de sa part ou un
simple état qui n’est dans le sujet, ni action ni passion. Ainsi aimer,
battre, courir, sont des verbes actifs, parce qu’ils expriment l’existence sous
des attributs qui sont des actions du sujet : être aimé, être battu,
(qui se disent en latin amari, verberari,) tomber,
mourir, sont des verbes passifs, parce qu’ils expriment l’existence, sous des
attributs qui sont des impressions produites dans le sujet sans concours de sa part,
& quelquefois même malgré lui : demeurer, exister, sont des verbes
neutres, qui ne sont ni actifs ni passifs, parce que les attributs
qu’ils expriment sont de simples
Sanctius (Minerv. III. 2.) ne veut reconnoître que des verbes actifs
& des verbes passifs, & rejette entierement les verbes neutres. L’autorité de ce grammairien est si grande qu’il n’est pas possible
d’abandonner sa doctrine, sans examiner & réfuter ses raisons. Philosophia, dit il, id est, recta & incorrupta judicandi ratio
nullum concedit medium inter Agere & Pati : omnis namque motus aut actio est aut
passio… Quare quod in rerum naturâ non est, ne nomen quidem habebit… Quid igitur agent
verba neutra, si nec activa nec passiva sunt ? Nam si agit, aliquid
agit ; cur enim concedas rem agentem in verbis quae neutra vocas, si
tollis quid agant ? An nescis omnem causam essicientem debere necessario effectum
producere ; deinde etiam effectum non posse consistere sine causa ? Itaque verba
neutra neque ulla sunt, neque naturâ esse possunt, quoniam illorum nulla
potest demonstrari definitio. Sanctius a regardé le raisonnement comme concluant,
parce qu’en effet la conclusion est bien déduite du principe ; mais le principe est-il
incontestable ?
Il me semble en premier lieu, qu’il n’est rien moins que démontré que la Philosophie ne
connoisse point de milieu entre agir & patir. On
peut au moins par abstraction, concevoir un être dans une inaction entiere & sur
lequel aucune cause n’agisse actuellement : dans cette hypothese qui est du ressort de
la Philosophie, parce que son domaine s’étend sur tous les possibles ; on ne peut pas
dire de cet être ni qu’il agisse, ni qu’il pâtisse,
sans contredire l’hypothèse même ; & l’on ne peut pas rejetter l’hypothèse sous
prétexte qu’elle implique contradiction, puisqu’il est évident que ni l’une ni l’autre
des deux parties de la supposition ne renferme rien de contradictoire, & qu’elles ne
le sont point entr’elles : il y a donc un état concevable, qui n’est ni agir ni pâtir ; & cet état est dans la nature telle que la
Philosophie l’envisage, c’est-à-dire, dans l’ordre des possibles.
Mais quand on ne permettroit à la Philosophie que l’examen des réalités, on ne pourroit
jamais disputer a notre intelligence la faculté de faire des abstractions, & de
parcourir les immenses régions du pur possible. Or, les langues sont faites pour rendre
les opérations de notre intelligence, & par conséquent ses abstractions mêmes :
ainsi elles doivent fournir à l’expression des attributs qui seront des états mitoyens
entre agir & pâtir, & de-là la nécessité des
verbes neutres, dans les idiomes qui admettront des verbes adjectifs
ou concrets.
Le sens grammatical, si je puis parler ainsi, du verbe exister, par
exemple, est un & invariable ; & les différences que la Métaphysique pourroit y
trouver, selon la diversité des sujets auxquels on en feroit l’application, tiennent si
peu à la signification intrinseque de ce verbe, qu’elles sortent nécessairement de la
nature même des sujets. Or, l’existence en Dieu n’est point une
passion, puisqu’il ne l’a reçue d’aucune cause ; dans les créatures ce n’est point une
action, puisqu’elles la tiennent de Dieu : c’est donc dans le verbe exister, un attribut qui fait abstraction d’action & de passion ; car il ne
peut y avoir que ce sens abstrait & général qui rende possible l’application du
verbe à un sujet agissant ou pâtissant, selon l’occurrence : ainsi le verbe exister est véritablement neutre, & on en trouve plusieurs
autres dans toutes les langues, dont on peut porter le même jugement, parce qu’ils
renferment dans leur signification concrete un attribut qui n’est qu’un état du sujet,
& qui n’est en lui ni action ni passion.
J’observe en second lieu, que quand il seroit vrai qu’il n’y a point de milieu entre
agir & pâtir, omnis motus aut actio est aut passio ; on ne
pourroit jamais en conclure qu’il n’y ait point de verbes neutres,
renfermant dans leur signification concrete, l’idée d’un attribut qui ne soit ni action
ni passion : sinon il faudroit supposer encore que l’essence du verbe consiste à
exprimer les mouvemens des êtres, motus. Or, il est visible que cette
supposition est inadmissible, parce qu’il y a quantité de verbes comme existere, stare, quiescere, &c. qui n’expriment aucun mouvement, ni actif,
ni passif, & que l’idée générale du verbe doit comprendre sans exception, les idées
individuelles de chacune. D’ailleurs, il paroît que le grammairien espagnol n’avoit pas
même pensé à cette notion générale, puisqu’il parle ainsi du verbe (Min. 1.
12.) : verbum est vox particeps numeri personalis cum tempore ;
& il ajoute d’un ton un peu trop décidé : hoec definitio vera est &
perfecta, reliquae omnes grammaticorum ineptae. Quelque jugement qu’il saille
porter de cette définition, il est difficile d’y voir l’idée de mouvement, à moins qu’on
ne la conclue de celle du tems, selon le système de S. Augustin (Confess.
XI.) ; mais cela même mérite encore quelque examen, malgré l’autorité du saint
docteur, parce que les vérités naturelles sont soumises à notre discussion & ne se
décident point par l’autorité.
Je remarque en troisieme lieu, que les Grammairiens ont coutume d’entendre par verbes
neutres, non-seulement ceux qui renferment dans leur signification
concrete l’idée d’un attribut, qui, sans être action ni passion, n’est qu’un simple état
du sujet ; mais encore ceux dont l’attribut est, si vous voulez, une action, mais une
action qu’ils nomment intransitive ou permanente,
parce qu’elle n’opere point sur un autre sujet que celui qui la produit ; comme dormire, sedere, currere, ambulare, &c. Ils n’appellent au contraire
verbes actifs, que ceux dont l’attribut est une action transitive, c’est-à-dire, qui opere ou qui peut operer sur un sujet différent de
celui qui la produit, comme battre, porter, aimer, instruire, &c.
Or, c’est contre ces verbes neutres que Sanctius se déclare, non pour
se plaindre qu’on ait réuni dans une même classe des verbes qui ont des caracteres si
opposés, ce qui est effectivement un vice ; mais pour nier qu’il y ait des verbes qui
énoncent des actions intransitives : cur enim concedas, dit-il, rem agentem in verbis quae neutra vocas, si tollis quid
agant ?
Je réponds à cette question, qui paroît faire le principal argument de Sanctius ; 1°.
que si par son quid agant, il entend l’idée même de l’action, c’est
supposer faux que de la croire exclue de la signification des verbes que les
Grammairiens appellent neutres ; c’est au contraire cette idée qui en
constitue la signification individuelle, & ce n’est point dans l’abstraction que
l’on en pourroit faire que consiste la neutralité de ces verbes : 2°.
que si par quid agant, il entend l’objet sur lequel tombe cette
action, il est inutile de l’exprimer autrement que comme sujet du verbe, puisqu’il est
constant que le sujet est en même tems l’objet : 3°. qu’enfin, s’il entend l’effet même
de l’action, il a tort encore de prétendre que cet effet ne soit pas exprimé dans le
verbe, puisque tous les verbes actifs ne le sont que par l’expression de l’effet qui
suppose nécessairement l’action, & non pas par l’expression de l’action même avec
abstraction de l’effet ; autrement il ne pourroit y avoir qu’un seul verbe actif, parce
qu’il ne peut y avoir qu’une seule idée de l’action en général, abstraction faite de
l’effet, & qu’on ne peut concevoir de différence entre action & action, que par
la différence des effets.
Il paroît au reste que c’est de l’effet de l’action que Sanctius prétend parler ici,
puisqu’il supplée le nom neutres : ainsi, dit-il, utor & abutor, c’est utor usum, ou abutor usum ; ambulare, c’est ambulare viam, & si
l’on trouve ambulare per viam, c’est alors ambulare
ambulationem per viam ; &c. Il pousse son zele pour cette maniere
d’interpréter, jusqu’à reprendre Quintilien d’avoir trouvé qu’il y avoit solecisme dans
ambulare viam.
Il me semble qu’il est assez singulier qu’un espagnol, pour qui le latin n’est qu’une
langue morie, prétende mieux juger du degré de faute qu’il y a dans une phrase latine,
qu’un habile homme dont cet idiome étoit le langage naturel : mais il me paroît encore
plus surprenant qu’il prenne la défense de cette phrase, sous prétexte que ce n’est pas
un solécisme mais un pléonasme ; comme si le pléonasme n’étoit pas un véritable écart
par rapport aux lois de la Grammaire aussi bien que le solécisme. Car enfin si l’on
trouve quelques pléonasmes autorisés dans les langues sous le nom de figure, l’usage de
la nôtre n’a-t-il pas autorisé de même le solécisme mon ame, ton épée, son
humeur ? Cela empêche t-il les autres solécismes non autorisés d’être des fautes
très-graves, & pourroit-on soutenir sérieusement qu’à l’imitation des exemples
précédens, on peut dire mon femme, ton fille, son hauteur ? C’est la
même chose du pléonasme : les exemples que l’on en trouve dans les meilleurs auteurs ne
prouvent point qu’un autre soit admissible, & ne doivent point empêcher de regarder
comme vicieuses toutes les locutions où l’on en feroit un usage non autorisé : tels sont
tous les exemples que Sanctius fabrique pour la justification de son systeme contre les
verbes neutres.
Il faut pourtant avouer que Priscien semble avoir autorisé les modernes à imaginer ce
complément qu’il appelle cognatae significationis ; mais comme
Priscien lui même l’avoit imaginé pour ses vues particulieres, sans s’appuyer de
l’autorité des bons écrivains, la sienne n’est pas plus recevable en ce cas, que si le
latin eût été pour lui une langue morte.
J’ai remarqué un peu plus haut que c’étoit un vice d’avoir réuni sous la même
dénomination de neutres, les verbes qui ne sont en effet ni actifs ni
passifs, avec ceux qui sont actifs intransitifs ; & cela me paroît évident : si
ceux-ci sont actifs, on ne doit pas faire entendre qu’ils ne le sont pas, en les
appellant neutres ; car ce mot, quand on l’applique aux verbes, veut
dire qui n’est ni actif ni passif, & c’est dans le cas présent une
contradiction manifeste. Sans y prendre trop garde, on a encore réuni sous la même
cathégorie des verbes véritablement passifs, comme tomber, palir, mourir,
&c. C’est le même vice, & il vient de la même cause.
Ces verbes passifs réputés neutres, & les verbes actifs
intransitifs ont été envisagés sous le même aspect que ceux qui sont effectivement neutres ; parce que ni les uns ni les autres n’exigent jamais de
complément pour présenter un sens fini : ainsi comme on dit sans complément, Dieu existe, on dit sans complément au sens actif, ce
lievre couroit, & au sens passif, tu mourras. Mais cette
propriété d’exiger ou de ne pas exiger un complément pour la plénitude du sens, n’est
point du tout ce qui doit faire les verbes actifs, passifs ou neutres : car comment auroit-on trouvé trois membres de division dans un principe
qui n’admet que deux parties contradictoires ?
La vérité est donc qu’on a confondu les idées, & qu’il falloit envisager les verbes concrets sous deux aspects généraux qui en auroient fourni deux divisions différentes.
La premiere division, fondée sur la nature générale de l’attribut auroit donné les
verbes actifs, les verbes passifs, & les verbes neutres : la
seconde,
Ainsi amo & curro sont des verbes actifs, parce
que l’attribut qui y est énoncé est une action du sujet : mais amo est
relatif, parce que la plénitude du sens exige un complément, puisque quand on aime, on
aime quelqu’un ou quelque chose ; au contraire curro est absolu parce
que le sens en est complet, par la raison que l’action exprimée dens ce verbe ne porte
son effet sur aucun sujet différent de celui qui la produit.
Amor & pereo sont des verbes passifs, parce que
les attributs qui y sont énoncés sont dans le sujet des impressions indépendantes de son
concours : mais amor est relatif, parce que la plénitude du sens exige
un complément qui énonce par qui l’on est aimé ; au contraire pereo
est absolu, par la raison que l’attribut passif exprimé dans ce verbe est suffisamment
connu indépendamment de la cause de l’impression. Voyez Relatif.
Les verbes neutres sont essentiellement absolus, parce qu’exprimant
quelque état du sujet, il n’y a rien à chercher pour cela hors du sujet.
Les Grammairiens ont encore porte bien plus loin l’abus de la qualification de neutre à l’égard des verbes, puisqu’on a même distingué des verbes neutres actifs & des verbes neutres passifs ; ce
qui est une véritable antilogie. Il est vrai que les Grammairiens n’ont pas prétendu par
ces dénominations désigner la nature des verbes, mais indiquer simplement quelques
caracteres marqués de leur conjugaison.
« De ces verbes
neutres, dit l’abbé de Dangeau (opusc. pag. 187.), il y en a quelques-uns qui forment leurs parties composées… par le moyen du verbe auxiliaireavoir: par exemple,j’ai couru, nous avons dormi. Il y a d’autres verbesneutresqui forment leurs parties composées par le moyen du verbe auxiliaireêtre; par exemple, les verbesvenir, arriver; car on dit,je suis venu, & non pas,j’ai venu ; ils sont arrives, & non pas,ils ont arrivé. Et comme ces verbes sontneutresde leur nature, & qu’ils se servent de l’auxiliaireêtrequi marque ordinairement le passif, je les nomme des verbesneutres-passifs… Quelques gens même sont allés plus loin, & ont donné le nom deneutres-actifsaux verbesneutresqui forment leurs tems composés par le moyen du verbeavoir, parce que ce verbeavoirest celui par le moyen duquel les verbes actifs, commechanter, battre, forment leurs tems composés. C’est pourquoi ils disent quedormir, qui faitj’ai dormi ; éternuer, qui faitj’ai éternué, sont des verbesneutres-actifs».
Sur les mêmes principes on a établi la même distinction dans la grammaire latine, si ce
n’est même de-là qu’elle a passé dans la grammaire francoise : on y appelle verbes neutres-actifs ceux qui se conjuguent à leurs prétérits comme les verbes
actifs ; dormio, dormivi, comme audio, audivi :
& l’on appelle au contraire neutres passifs ceux qui se conjuguent
à leurs prétérits comme les verbes passifs, c’est-à-dire, avec l’auxiliaire sum & le prétérit du participe ; gaudeo, gavisus sum ou
fui.
Voyez Participe.
Mais outre la contradiction qui se trouve entre les deux termes réunis dans la même
dénomination, ces termes ayant leur fondement dans la nature intrinseque des verbes, ne
peuvent servir, sans inconséquence & sans équivoque, à désigner la différence des
accidens de leur conjugaison. S’il est important dans notre langue de distinguer ces
différentes especes, il me semble qu’il suffiroit de réduire les verbes à deux
conjugaisons générales, l’une où les prétérits se formeroient par l’auxiliaire avoir, & l’autre où être : chacune de ces
conjugaisons pourroit se diviser, par rapport à la formation des tems simples, en
d’autres especes subalternes. M. l’abbé de Dangeau n’étoit pas éloigné de cette voie,
quand il exposoit la conjugaison des verbes par section ; & je ne doute pas qu’un
partage fondé sur ce principe ne jettât quelque lumiere sur nos conjugaisons. Voyez Paradigme.
Au reste, il est important d’observer que nous avons plusieurs verbes qui forment leurs
prétérits ou par l’auxiliaire avoir, ou par l’auxiliaire être ; tels sont convenir, demeurer, descendre, monter, passer,
repartir : & la plûpart dans ce cas changent de sens en changeant
d’auxiliaire.
Convenir se conjuguant avec l’auxiliaire avoir,
signifie être convenable : si cela m’ av oit convenu, je
l’aurois fait ; c’est-à-dire,
Demeurer se conjugue avec l’auxiliaire avoir, quand
on veut faire entendre que le sujet n’est plus au lieu dont il est question, qu’il n’y
étoit plus, ou qu’il n’y sera plus dans le tems de l’époque dont il s’agit : il a demeuré long tems à Paris, veut dire qu’
Les trois verbes de mouvement descendre, monter, passer, prennent
l’auxiliaire avoir, quand on exprime le lieu par où
se fait le mouvement : nous avons monté ou
Repartir signifie répondre, ou partir
une seconde fois ; les circonstances les font entendre : mais dans le premier
sens il forme ses prétérits avec l’auxiliaire avoir ; il a
reparti avec esprit, c’est-à-dire,
Le verbe perir se conjugue assez indifféremment avec l’un ou l’autre
des deux auxiliaires : tous ceux qui étoient sur ce vaisseau ont pe’ri, ou
On croit assez communément que le verbe aller prend quelquefois
l’auxiliaire avoir, & qu’alors il emprunte été
du verbe être ; l’abbé Regnier le donne à entendre de cette sorte (Gramm. fr. in-12. pag. 389.) Mais c’est une erreur : dans cette phrase,
j’ai été a Rome on ne fait aucune mention du verbe aller, & elle signifie littéralement en latin fui Romae ;
si elle rappelle l’idée d’aller, c’est en vertu d’une métonymie, ou si
vous voulez, d’une métalepse du conséquent qui réveille l’idée de l’antécédent, parce
qu’il faut antecédemment aller à Rome pour y être,
& y être allé pour y avoir été. Ce n’est donc
pas en parlant de la conjugaison, qu’un grammairien doit traiter du choix de l’un de ces
tours pour l’autre ; B. E. R. M.)
NOM, s. m. (Métaph. Gram.) ce mot nous vient, sans contredit, du
latin nomen ; & celui-ci réduit à sa juste valeur, conformément
aux principes établis à l’article
Formation, veut dire men quod notat, signe qui fait
connoître, ou notans men, & par syncope notamen,
puis nomen. S. Isidore de Séville indique assez clairement cette
étymologie dans ses origines, & en donne tout-à-la-fois une
excellente raison : nomen
dictum quasi notamen, quòd nobis vocabulo suo notas efficiat ; nisi enim
nomen scieris, cognitio rerum perit, lib. I. cap. vj. Cette
définition du mot est d’autant plus recevable, qu’elle est plus approchante de celle de
la chose : car les
On distingue les noms, ou par rapport à la nature même des objets
qu’ils désignent, ou par rapport à la maniere dont l’esprit envisage cette nature des
êtres.
1. Par rapport à la nature même des objets désignés, noms en substantifs &
abftractifs.
Les noms substantifs sont ceux qui désignent des êtres qui ont ou qui
peuvent avoir une existence propre & indépendante de tout sujet, & que les
Philosophes appellent des substances, comme Dieu, ange, ame, animal, homme,
César, plante, arbre, cerisier, maison, ville, eau, riviere, mer, sable, pierre,
montagne, terre, &c. Voyez Substance.
Les noms abstractifs sont ceux qui désignent des êtres dont
l’existence est dépendante de celle d’un sujet en qui ils existent, & que l’esprit
n’envisage en soi, & comme jouissant d’une existence propre, qu’au moyen de
l’abstraction ; ce qui fait que les Philosophes les appellent des êtres abstraits ;
comme tems, éternité, mort, vertu, prudence, courage, combat, victoire,
couleur, figure, pensée, &c. Voyez Abstraction.
La premiere & la plus ordinaire division des noms est celle des
substantifs & des adjectifs. Mais j’ai déja dit un mot (art. Genre) sur la méprise des Grammairiens à cet égard ; & j’avois
promis de discuter ici plus profondement cette question. Il me semble cependant que ce
seroit ici une véritable disgression, & qu’il est plus convenable de renvoyer cet
examen au mot
Substantif, où il sera placé naturellement.
II. Par rapport à la maniere dont l’esprit envisage la nature des êtres, on distingue
les noms en appellatifs & en propres.
Les noms appellatifs sont ceux qui présentent à l’esprit des êtres
déterminés par l’idée d’une nature commune à plusieurs : tels sont homme,
brute, animal, dont le premier convient à chacun des individus de l’espece
humaine ; le second, à chacun des individus de l’espece des brutes ; & le troisieme,
à chacun des individus de ces deux especes.
Les noms propres sont ceux qui présentent à l’esprit des êtres
déterminés par l’idée d’une nature individuelle : tels sont Louis, Paris,
Meuse, dont le premier désigne la nature individuelle d’un seul homme ; le
second, celle d’une seule ville ; & le troisieme, celle d’une seule riviere.
§. I. Il est essentiel de remarquer deux choses dans les noms
appellatifs ; je veux dire la compréhension de l’idée, & l’étendue de la
signification.
Par la compréhension de l’idée, il faut entendre la totalité des
idées partielles, qui constituent l’idée entiere de la nature commune indiquée par les
noms appellatifs : par exemple, l’idée entiere de la nature humaine,
qui est indiquée par le nom appellatif homme,
comprend les idées partielles de corps vivant & d’ame
raisonnable ; celles ci en renferment d’autres qui leur sont subordonnées, par
exemple, l’idée d’ame raisonnable suppose les idées de substance, d’unité, d’intelligence, de volonté, &c. La totalité de ces idées partielles, paralleles ou
subordonnées les unes aux autres, est la compréhension de l’idée de la nature commune
exprimée par le nom appellatif homme.
Par l’étendue de la signification, on entend la totalité des
individus en qui se trouve la nature commune indiquée par les noms
appellatifs : par exemple, l’étendue de la signification du nom
appellatif homme, comprend tous & chacun des individus de l’espece
humaine, possibles ou réels, nés ou à naître ; Adam, Eve, Assuérus, Esther,
César, Calpurnie, Louis, Therese, Daphnis, Chloé, &c.
Sur quoi il faut observer qu’il n’existe réellement dans l’univers que des individus ;
que chaque individu a sa nature propre & incommunicable ; & conséquemment qu’il
n’existe point en effet de nature commune, telle qu’on l’envisage dans les noms appellatifs. C’est une idée factice que l’esprit humain compose en quelque
sorte de toutes les idées des attributs figure convient a un plus grand nombre d’individus que celle de triangle, de quadrilatere, de pentagone,
d’exagone, &c. parce que cette idée ne renferme que les idées
partielles d’espace, de bornes, de côtés, & d’angles, qui se retrouvent dans toutes
les especes que l’on vient de nommer ; au lieu que celle de triangle,
qui renferme les mêmes idées partielles, comprend encore l’idée précise de trois côtés
& de trois angles : l’idée de quadrilatere, outre les mêmes idées
partielles, renferme de plus celle de quatre côtés & de quatre angles, &c. d’où il suit d’une maniere très-évidente que l’étendue & la
compréhension des noms appellatifs sont, si je puis le dire, en raison
inverse l’une de l’autre, & que tout changement dans l’une suppose dans l’autre un
chagement contraire. D’où il suit encore que les noms propres,
déterminant les êtres par une nature individuelle, & ne pouvant convenir qu’à un
seul individu, ont l’étendue la plus restrainte qu’il soit possible de concevoir, &
conséquemment la compréhension la plus complexe & la plus grande.
Ici se présente bien naturellement une objection, dont la solution peut répandre un
grand jour sur la matiere dont il s’agit. Comme il n’existe que des êtres individuels
& singuliers, & que les noms doivent présenter à l’esprit des
êtres déterminés par l’idée de leur nature ; il semble qu’il ne devroit y avoir dans les
langues que des noms propres, pour déterminer les êtres par l’idée de
leur nature individuelle : & nous voyons cependant qu’il y a au contraire plus de
noms appellatifs que de propres. D’où vient cette contradiction ?
Est-elle réelle ? N’est-elle qu’apparente ?
1°. S’il falloit un nom propre à chacun des individus réels ou
abstraits qui composent l’univers physique ou intellectuel ; aucune intelligence créée
ne seroit capable, je ne dirai pas d’imaginer, mais seulement de retenir la totalité des
noms qui entreroient dans cette nomenclature. Il ne faut qu’ouvrir
les yeux pour concevoir qu’il s’agit d’une infinité réelle, qui ne peut être connue en
detail que par celui qui numerat multitudinem stellarum, & omnibus eis
nomina vocat. Ps. cxivj. 4. D’ailleurs la voix humaine ne
peut fournir qu’un nombre assez borné de sons & d’articulations simples ; & elle
ne pourroit fournir à l’infinie nomenclature des individus qu’en multipliant à l’infini
les combinaisons de ces élemens simples : or, sans entrer fort avant dans les
profondeurs de l’infini, imaginons seulement quelques milliers de
2°. L’usage des noms propres suppose déja une connoissance des
individus, sinon détaillée & approfondie, du moins très-positive, très-précise,
& à la portée de ceux qui parlent, & de ceux à qui l’on parle. C’est pour cela
que les individus que la société a intérêt de connoître, & qu’elle connoît plus
particulierement, y sont communément désignés par des noms propres,
comme les empires, les royaumes, les provinces, les régions, certaines montagnes, les
rivieres, les hommes, &c. Si la distinction précise des individus
est indifférente, on se contente de les désigner par des noms
appellatifs ; ainsi chaque grain de sable est un grain de sable,
chaque perdrix
étoile est une étoile, chaque
cheval est un cheval, &c. voilà l’usage de la
société nationale, parce que son intérêt ne va pas plus loin. Mais chaque société
particuliere comprise dans la nationale a ses intérêts plus marqués & plus
détaillés ; la connoissance des individus d’une certaine espece y est plus nécessaire ;
ils ont leurs noms propres dans le langage de cette société
particuliere : montez à l’observatoire ; chaque étoile n’y est plus
une étoile tout simplement, c’est l’étoile &c. entrez dans
un manege, chaque cheval y a son nom propre, le brillant, le lutin, le fougueux,
&c. chaque particulier établit de même dans son écurie une nomenclature
propre ; mais il ne s’en sert que dans son domestique, parce que l’intérêt & le
moyen de connoître individuellement n’existent plus hors de cette sphere. Si l’on ne
vouloit donc admettre dans les langues que des noms propres, il
faudroit admettre autant de langues différentes que de sociétés particulieres ; chaque
langue seroit bien pauvre, parce que la somme des connoissances individuelles de chaque
petite société n’est qu’un infiniment petit de la somme des connoissances individuelles
possibles ; & une langue n’auroit avec une autre aucun moyen de communication, parce
que les individus connus d’une part ne seroient pas connus de l’autre.
3°. Quoique nos véritables connoissances soient essentiellement fondées sur des idées
particulieres & individuelles, elles supposent pourtant essentiellement des vûes
générales. Qu’est-ce que généraliser une idée C’est la séparer par la pensée de toutes
les autres avec lesquelles elle se trouve associée dans tel & tel individu, pour la
considérer à part & l’approfondir mieux (voyez Abstraction) ; & ce sont des idées ainsi abstraites que nous
marquons par les mots appellatifs.
Voyez Appellatif. Ces idées abstraites étant l’ouvrage de l’entendement humain
sont aisément saisies par tous les esprits ; & en les rapprochant les unes des
autres, nous parvenons, par la voie de la synthèse, à composer en quelque sorte les
idées moins générales ou même individuelles qui sont l’objet de nos connoissances, &
à les transmettre aux autres au moyen des signes généraux & appellatifs combinés
entre eux comme les idées simples dont ils sont les signes. Voyez Générique. Ainsi l’abstraction analyse en quelque maniere nos idées
individuelles en les réduisant à des idées élémentaires que l’on peut appeller simples par rapport à nous ; le nombre n’en est pas à beaucoup près si
prodigieux que celui des diverses combinaisons qui en résultent & qui caractérisent
les individus, & par-là elles peuvent devenir l’objet d’une nomenclature qui soit à
la portée de tous les hommes. S’agit-il ensuite de communiquer ses pensées, le langage a
recours à la synthèse, & combine les signes des idées élémentaires comme les idées
mêmes doivent être combinées ; le discours devient ainsi l’image exacte des idées
complexes & individuelles, & l’étendue vague des noms
appellatifs se détermine plus ou moins, même jusqu’à l’individualité, selon les moyens
de détermination que l’on juge à propos ou que l’on a besoin d’employer.
Or il y a deux moyens généraux de déterminer ainsi l’étendue de la signification des
noms appellatifs.
Le premier de ces moyens porte sur ce qui a été dit plus haut, que la compréhension
& l’étendue sont en raison inverse l’une de l’autre, & que l’étendue
individuelle, la plus restrainte de toutes, suppose la compréhension la plus grande
& la plus complexe. Il consiste donc à joindre avec l’idée générale du nom appellatif, une ou plusieurs autres idées, qui devenant avec celle-là
parties élémentaires
Cette addition peut se faire, 1°. par un adjectif physique, comme, un
homme savant, des hommes pieux, où l’on voit un sens plus restraint que si l’on
disoit simplement un homme, des hommes : 2°. par une proposition
incidente qui énonce un attribut sociable avec la nature commune énoncée par le nom appellatif ; par exemple, un homme que l’ambition
dévore, ou dévoré par l’ambition, des hommes que la patrie doit
chérir.
Le second moyen ne regarde aucunement la compréhension de l’idée genérale, il consiste
seulement à restraindre l’étendue de la signification du nom
appellatif, par l’indication de quelque point de vûe qui ne peut convenir qu’à une
partie des individus.
Cette indication peut se faire, 1°. par un adjectif métaphysique partitif qui
désigneroit une partie indéterminée des individus, quelques hommes,
certains hommes, plusieurs hommes : 2°. par un adjectif numérique qui désigneroit
une quotité précise d’individus, un homme, deux hommes, mille hommes :
3°. par un adjectif possessif qui caractériseroit les individus par un rapport de
dependance, meus ensis, tuus ensis, Evandrius ensis : 4°. par un
adjectif démonstratif qui fixeroit les individus par un rapport d’indication précise,
ce livre, cette femme, ces hommes : 5°. par un adjectif ordinal qui
spécifieroit les individus par un rapport d’ordre, le second tome, chaque
troisieme année : 6°. par l’addition d’un autre nom ou d’un
pronom qui seroit le terme de quelque rapport, & qui seroit annoncé comme tel par
les signes autorisés dans la syntaxe de chaque langue, la loi de Moïse
en françois, lex Mosis en latin, thorath Mosché en
hébreu, comme si l’on disoit en latin legis Moïses ; chaque langue a
ses idiotismes : 7°. par une proposition incidente, qui sous une forme plus développée
rendroit quelqu’un de ces points de vûe, l’homme ou les
hommes dont je vous ai parlé, l’épée que vous avez reçue du roi, le volume qui
m’appartient, &c.
On peut même, pour déterminer entierement un nom appellatif, réunir
plusieurs des moyens que l’ou vient d’indiquer. Que l’on dise, par exemple, j’ai lû deux excellens ouvrages de Grammaire composés par M. du Marsais ; le nom appellatif ouvrages est déterminé par l’adjectif
numérique deux, par l’adjectif physique excellens,
par la relation objective que désignent ces deux mots, de Grammaire,
& par la relation causative indiquée par ces autres mots, compoposés
par M. du Marsais. C’est qu’il est possible qu’une premiere idée déterminante. en
restraignant la signification du nom appellatif, la laisse encore dans
un état de généralité, quoique l’étendue n’en soit plus si grande. Ainsi excellens ouvrages, cette expression présente une idée moins générale qu’ouvrages, puisque les médiocres & les mauvais sont exclus ; mais
cette idée est encore dans un état de généralité susceptible de restriction : excellens ouvrages de Grammaire, voilà une idée plus restrainte, puisque
l’exclusion est donnée aux ouvrages de Théologie, de Jurisprudence, de Morale, de
Mathématique, &c. deux excellens ouvrages de Grammaire ; cette
idée totale est encore plus déterminée, mais elle est encore générale, malgré la
précision numérique, qui ne fixe que la quantité des individus sans en fixer le choix ;
deux excellens ouvrages de Grammaire composés par M. du Marsais,
voici une plus grande détermination, qui exclut ceux de Lancelot, de Sanctius, de
Scioppius, de Vossius, de l’abbé Girard, de l’abbé d’Olivet, &c.
La détermination pourroit devenir plus grande, & même individuelle, en ajoutant
quelque autre idée à la compréhension, ou en restraignant l’idée à quelque autre point
de vûe.
C’est par de pareilles déterminations que les noms appellatifs
devenant moins généraux par degrés, se soudivisent en génériques & en spécifiques,
& sont envisagés quelquefois sous l’un de ces aspects, & quelquefois sous
l’autre, selon que l’on fait attention à la totalité des individus auxquels ils
conviennent, ou à une totalité plus grande dont ceux-ci ne sont qu’une partie distinguée
par l’addition déterminative. Voyez Appellatif
& Générique.
§ 2. Pour ce qui est des noms propres, c’est en vertu d’un usage
postérieur qu’ils acquierent une signification individuelle ; car on peut regarder comme
un principe général, que le sens étymologique de ces mots est constamment appellatif.
Peut-être en trouveroit-on plusieurs sur lesquels on ne pourroit vérifier ce principe,
parce qu’il seroit impossible d’en assigner la premiere origine ; mais pour la même
raison on ne pourroit pas prouver le contraire : au-lieu qu’il n’y a pas un seul nom propre dont on puisse assigner l’origine, dans quelque langue que ce
soit, que l’on n’y retrouve une signification appellative & générale.
Tout le monde sait qu’en hébreu tous les noms propres de l’ancien
Testament sont dans ce cas : on peut en voir la preuve dans une table qui se trouve à la
fin de toutes les éditions de la Bible vulgate, dans laquelle entre autres exemples on
trouve que Jacob signifie supplantator ; mais il
faut prendre garde de s’imaginer que ce patriarche fut ainsi nommé, parce qu’il surprit
à son frere son droit d’aînesse, la maniere dont il vint au monde en est l’unique
fondement ; il tenoit son frere par le talon, il avoit la main sub
plantâ, & le nom de Jacob ne signifie
rien autre chose. Oter à quelqu’un par finesse la possession d’une chose, ou l’empêcher
de l’obtenir, c’est agir comme celui qui naquit ayant la main sous la
plante du pié de son frere ; de-là le verbe supplanter, en
dérivant ce mot des deux racines latines subplantâ, qui répondent aux
racines hébraïques du nom de Jacob, parce que Jacob
trompa ainsi son frere : il pouvoit arriver que nous allassions puiser jusques-la ;
& dans ce cas nous aurions dit jacober ou jacobiser, aulieu de supplanter, ce qui auroit signifié de
même tromper, comme Jacob trompa Esaü.
C’étoit la même chose en grec : Alexandre, fortis auxiliator ; Aristote, ad optimum finem, d’optimus, & de finis ; victor populi, de vinco, & de populus ; Philippe, amator equorum, de amo, & de equus ; Achéron (fleuve d’enfer), fluvius doloris, de dolor, & de fluvius ; Afrique, sine frigore, d’frigus ; Ethiopie (région très-chaude en Afrique), d’uro, & de vultus ; Naples, nova urbs, de novus, & de urbs,
&c.
Les noms propres des Latins étoient encore dans le même cas : Lucius vouloit dire cum luce natus, au point-du-jour ;
Tiberius, né près du Tibre ; Servius, né esclave ;
Quintus, Sextus, Octavius, Nonnius, Decimus, sont évidemment des
adjectifs ordinaux, employés à caractériser les individus d’une même famille par l’ordre
de leur naissance, &c.
Il y a tant de noms de famille dans notre langue qui ont une
signification appellative, que l’on ne peut douter que ce ne soit la même chose dans
tous les idiomes, & une suggestion de la nature : le Noir, le Blanc, le
Rouge, le Maître, Desormeaux, Sauvage, Moreau, Potier, Portail, Chrétien, Hardi,
Marchand, Maréchal, Coutelier, &c. & c’est encore la même chose chez nos
voisins : on trouve des allemands qui s’appellent Wolf, le Loup ; Schwartz, le Noir ; Meïer, le Maire ; Fiend, l’Ennemi, &c.
Cette généralité de la signification primitive des noms propres
pouvoit quelquefois faire obstacle à nom propre par le génitif de
celui du pere ; Alexander
Philippi, suppl. filius, Alexandre fils de
Philippe. Nos ancêtres produisoient le même effet par l’addition du nom du lieu de la naissance ou de l’habitation, Antoine de
Pade ou de Padoue, Thomas d’Aquin ; ou par l’adjectif qui
désignoit la province, Lyonnois, Picard, le Normand, le Lorrain,
&c. ou par le nom appellatif de la profession, Drapier, Teinturier. Marchand, Maréchal, Lavocat, &c. ou par un sobriquet
qui désignoit quelque chose de remarquable dans le sujet, le Grand, le
Petit, le Roux, le Fort, Voisin, Ronfleur, le Nain, le Bossu, le Camus, &c.
& c’est l’origine la plus probable des noms qui distinguent
aujourd’hui les familles.
Les Romains, dans la même intention, accumuloient jusqu’à trois ou quatre
dénominations, qu’ils distinguoient en nomen, praenomen, cognomen,
& agnomen.
Le nom proprement dit étoit commun à tous les descendans d’une même
maison, gentis, & à toutes ses branches ; Julii,
Antonii, &c. c’étoit probablement le nom propre du premier
auteur de la maison, puisque les Jules descendoient d’Iulus, fils
d’Enée, ou le prétendoient.
Le surnom étoit destiné à caractériser une branche particuliere de la
maison, familiam ; ainsi les Scipions, les Lentulus, les Dolabella, les Sylla,
les Cinna, étoient autant de branches de la maison des Corneilles, Cornelii. On distinguoit deux sortes de surnoms, l’un appellé cognomen, & l’autre agnomen. Le cognomen distinguoit une branche d’une autre branche parallele de la même
maison ; l’agnomen caractérisoit une soudivision d’une branche : l’un
& l’autre étoit pris ordinairement de quelque évenement remarquable qui distinguoit
le chef de la division ou de la soudivision. Scipio étoit un surnom,
cognomen, d’une branche cornélienne ; Africanus
fut un surnom, agnomen, du vainqueur de Carthage, & seroit devenu
l’agnomen de sa descendance, qui auroit été distinguée ainsi de
celle de son frere, qui auroit porté le nom d’Asiaticus.
Pour ce qui est du prénom, c’étoit le nom
individuel de chaque enfant d’une même famille : ainsi les deux freres Scipions dont je
viens de parler, avant qu’on les distinguât par l’agnomen honorable
que la voix du peuple accorda à chacun d’eux, étoient distingués par les prénoms de Publius & de Lucius ; Publius
fut surnommé l’Afriquain, Lucius fut surnommé l’Asiatique.. La dénomination de praenomen vient de ce qu’il se
mettoit à la tête des autres, immédiatement avant le nom, qui étoit
suivi du cognomen, & ensuite de l’agnomen. P.
Cornelius Scipio Africanus ; L. Cornelius Scipio Asiaticus. Les adoptions, &
dans la suite des tems la volonté des empereurs, occasionnerent quelques changemens dans
ce système qui est celui de la république. Voyez la Méthode latine de P. R.
sur cette matiere, au chap. j. des Observations particulieres.
§ 3. Pour ne rien laisser à desirer sur ce qui peut intéresser la Philosophie à l’égard
des noms appellatifs & des noms propres, il faut
nous arrêter un moment sur ce qui regarde l’ordre de la génération de ces deux
especes.
« Il y a toute apparence, dit l’abbé Girard (
Princ. tom. I. disc. v. pag. 219.) que le premier but qu’on a eu dans l’établissement des substantifs, a été de distinguer les sortes ou les especes dans la variété que l’univers présente, & que ce n’a été qu’au second pas qu’on a cherché à distinguer dans la multitude les êtres particuliers que l’espece renferme ».
M. Rousseau de Genève, dans son Discours sur l’origine & les fondemens
de l’inégalité parmi les hommes (partie prem.) adopte un
système tout opposé.
« Chaque objet, dit-il, reçut d’abord un
nomparticulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelloitA, un autre s’appelloitB… Les premiers substantifs n’ont pû jamais être que desnomspropres ».
L’auteur de la Lettre sur les sourds & muets est de même avis
(pag. 4.) & Scaliger long-tems auparavant s’en étoit expliqué
ainsi : Qui nomen imposuit rebus, individua nota priùs
habuit quàm species. De caus. L. L. lib. IV. cap. xcj.
On ne doit pas être surpris que cette question ait fixé l’attention des Philosophes :
la nomenclature est la base de tout langage ; les noms & les
verbes en sont les principales parties. Cependant il me semble que les tentatives de la
Philosophie ont eu à cet égard bien peu de succès, & que ni l’un ni l’autre des deux
systèmes opposés ne résout la question d’une maniere satisfaisante.
Ce que l’on vient de remarquer sur l’étymologie des noms propres dans
tous les idiomes connus, où il est constant qu’ils sont tous tirés de notions générales
adaptées par accident à des individus, paroît confirmer la pensée de l’abbé Girard, que
le premier objet de la nomenclature fut de distinguer les sortes ou les especes, &
que ce ne fut qu’au second pas que l’on pensa à distinguer les individus compris sous
chaque espece. Mais, comme le remarque très-bien M. Rousseau (loc.
cit.)
« pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences ; il falloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’histoire naturelle & de la métaphysique, beaucoup plus que des hommes de ce tems là n’en pouvoient avoir ».
Toute réelle & toute solide que cette difficulté peut être contre l’assertion de l’académicien, elle ne peut pas établir l’opinion du philosophe génevois. Il est lui-même obligé de convenir qu’il ne conçoit pas les moyens par lesquels les premiers nomenclateurs commencerent à étendre leurs idées & à généraliser leurs mots. C’est qu’en effet quelque systeme de formation qu’on imagine en supposant l’homme né muet, on ne peut qu’y rencontrer des difficultés insurmontables, & se convaincre de l’impossibilité que les langues ayent pû naître & s’établir par des moyens purement humains.
Le seul systeme qui puisse prévenir les objections de toute espece, est celui que j’ai
établi au mot
Langue (article j.) que Dieu donna tout-à-la-fois à
nos premiers petes la faculté de parler & une langue toute faite. D’où il suit qu’il
n’y a aucune priorité d’existence entre les deux especes de noms,
quoique quelques appellatifs ayent cette priorité à l’égard de plusieurs noms propres :
cependant il est certain que l’espece des noms propres doit avoir la priorité de nature
à l’égard des appellatifs, parce que nos connoissances naturelles etant toutes
expérimentales doivent commencer par les individus, qu’ils sont même les seuls objets
réels de nos connoissances, & que les généralités, les abstractions ne sont pour
ainsi dire que le méchanisme de notre raisonnement, & un artifice pour tirer partie
de notre mémoire. Mais autre est notre maniere de penser, & autre la maniere de
communiquer nos pensées. Pour abréger la communication, nous partons du point où nous
sommes arrivés par degrés, & nous retournons de l’idée la plus simple à la plus
composée par des additions successives qui ménagent la vûe de l’esprit ; c’est la Voyez Générique.
Ainsi, les mots qui ont la priorité dans l’ordre analytique, sont postérieurs dans l’ordre synthétique. Mais comme ces deux ordres sont inséparables, parce que parler & penser sont liés de la même maniere ; que parler c’est, pour ainsi dire, penser extérieurement, & que penser c’est parler interieurement ; le Créateur en formant les hommes raisonnables, leur donna ensemble les deux instrumens de la raison, penser & parler : & si l’on sépare ce que le Créateur a uni si étroitement, on tombe dans des erreurs opposées, selon que l’on s’occupe de l’un des deux exclusivement à l’autre.
Les noms, de quelque espece qu’ils soient, sont susceptibles de
genres, de nombres, de cas, & conséquemment soumis à la déclinaison : il suffit ici
d’en faire la remarque, & de renvoyer aux articles qui traitent
chacun de ces points grammaticaux. (B. E. R. M.)
Nombre, (Gramm.) les nombres
sont des terminaisons qui ajoutent à l’idée principale du mot, l’idée accessoire de la
quotité. On ne connoît que deux nombres dans la plûpart des idiomes ; le singulier qui
désigne unité, & le pluriel qui marque pluralité. Ainsi cheval
& chevaux, c’est en quelque maniere le même mot sous deux
terminaisons différentes : c’est comme le même mot, afin de présenter à l’esprit la même
idée principale, l’idée de la même espece d’animal ; les terminaisons sont differentes,
afin de désigner, par l’une, un seul individu de cette espece, ou cette seule espece,
& par l’autre, plusieurs individus de cette espece. Le cheval est utile à l’homme, il s’agit de l’espece ; mon
cheval m’a coûté cher, il s’agit d’un seul individu de cette espece ;
j’ai acheté dix chevaux anglois, on désigne ici
plusieurs individus de la même espece.
Il y a quelques langues, comme l’hébreu, le grec, le polonois, qui ont admis trois nombres ; le singulier qui désigne l’unité, le duel qui marque dualité,
& le pluriel qui annonce pluralité. Il semble qu’il y ait plus de précision dans le
système des autres langues. Car si l’on accorde à la dualité une inflexion propre,
pourquoi n’en accorderoit-on pas aussi de particuliere à chacune des autres qualités
individuelles ? si l’on pense que ce seroit accumuler sans besoin & sans aucune
compensation, les difficultés des langues, on doit appliquer au duel le même principe :
& la clarté qui se trouve effectivement, sans le secours de ce nombre, dans les langues qui ne l’ont point admis, prouve assez qu’il suffit de
distinguer le singulier & le pluriel, parce qu’en effet la pluralité se trouve dans
deux comme dans mille.
Aussi, s’il faut en croire l’auteur de la méthode grecque de P. R.
liv. II. ch. j. le duel, nombre on se sert souvent du pluriel. M. l’abbé l’Advocat nous
apprend, dans sa grammaire hébraïque, pag. 32. que le duel ne
s’emploie ordinairement que pour les choses qui sont naturellement doubles, comme les
piés, les mains, les oreilles & les yeux ; & il est évident que la dualité de
ces choses en est la pluralité naturelle : il ne faut même, pour s’en convaincre, que
prendre garde à la terminaison ; le pluriel des noms masculins hébreux se termine en im ; les duels des noms, de quelques genres qu’ils soient, se termine en
aïm ; c’est assurément la même terminaison, quoiqu’elle soit
précédée d’une inflexion caractéristique.
Quoi qu’il en soit des systèmes particuliers des langues, par rapport aux nombres, c’est une chose attestée par la déposition unanime des usages de tous
les idiomes, qu’il y a quatre especes de mots qui sont susceptibles de cette espece
d’accident, savoir les noms, les pronoms, les adjectifs & les verbes ; d’où j’ai
inféré (voyez Mot, art. I.), que ces quatre nombrer que des êtres. La différence des principes qui reglent
le choix des nombres à l’égard de ces quatre especes de mots, m’a
conduit aussi à les diviser en deux classes générales ; les mots déterminatifs, savoir
les noms & les pronoms ; & les indéterminatifs, savoit les adjectifs & les
verbes : j’ai appellé les premiers déterminatifs, parce qu’ils présentent à l’esprit des
êtres déterminés, puisque c’est à la Logique & non à la Grammaire à en fixer les nombres ; j’ai appellé les autres indéterminatifs, parce qu’ils
présentent à l’esprit des êtres indéterminés, puisqu’ils ne présentent à l’est-elle ou
telle terminaison numérique que par imitation avec les noms ou les
pronoms avec lesquels ils sont en rapport d’identité. Voyez Identité.
Il suit de-là que les adjectifs & les verbes doivent avoir des terminaisons numériques de toutes les especes reçues dans la langue : en françois,
par exemple, ils doivent avoir des terminaisons pour le singulier & pour le
pluriel ; bon ou bonne, singulier, bons ou bonnes, pluriel ; aimé ou aimée, singulier ; aimés ou aimées,
pluriel : en grec, ils doivent avoir des terminaisons pour le singulier, pour le duel
& pour le pluriel ; nombre avec les noms
ou les pronoms leurs corrélatifs.
Les noms appellatifs doivent également avoir tous les nombres, parce
que leur signification générale a une étendue susceptible de différens degrés de
restriction, qui la rend applicable ou à tous les individus de l’espece, ou à plusieurs
soit déterminément, ou à deux, ou à deux, ou à un seul. Quant à la remarque de la gramm. gén. part. II. ch. jv. qu’il y a plusieurs noms appellatifs qui
n’ont point de pluriel, je suis tenté de croire que cette idée vient de ce que l’on
prend pour appellatif des noms qui sont véritablement propres. Le nom de chaque métal,
or, argent, fer, sont, si vous voulez, spécifiques ; mais quels
individus distincts se trouvent sous cette espece ? C’est la même chose des noms des
vertus ou des vices, justice, prudence, charité, haine, lacheté,
&c. & de plusieurs autres mots qui n’ont point de pluriel dans aucune langue, à
moins qu’ils ne soient pris dans un sens figuré.
Les noms reconnus pour propres sont précisément dans le même cas : essentiellement
individuels, ils ne peuvent être susceptibles de l’idée accessoire de pluralité. Si l’on
trouve des exemples qui paroissent contraires, c’est qu’il s’agit de noms véritablement
appellatifs & devenus propres à quelque collection d’individus ; comme, Julii, Antonii, Scipiones, &c. qui sont comme les mots nationaux, Romani, Afri, Aquinates, nostrates, &c. ou bien il s’agit de noms
propres employés par antonomase dans un sens appellatif, comme les Cicérons pour les grands orateurs, les Césars pour les grands
capitaines, les Platons pour les grands philosophes, les Saumaises pour les fameux critiques, &c.
Lorsque les noms propres prennent la signification plurielle en françois, ils prennent
ou ne prennent pas la terminaison caractéristique de ce nombre, selon
l’occasion. S’ils désignent seulement plusieurs individus d’une même famille, parce
qu’ils sont le nom propre de famille, ils ne prennent pas la terminaison plurielle ; les deux Corneille se sont distingués dans les lettres ;
les Ciceron ne se sont pas également illustrés. Si les noms
propres deviennent appellatifs par antonomase, ils prennent la terminaison plurielle ;
les Corneilles sont rares sur
notre parnasse, & les Cicérons dans notre barreau. Je sai
bon gré à l’usage d’une distinction si délicate & si utile tout-à-la-fois.
Au reste, c’est aux grammaires particulieres de chaque langue à faire connoître les
terminaisons numériques de toutes les parties d’oraison déclinables,
& non à l’Encyclopédie qui doit se borner aux principes généraux & raisonnés. Je
n’ai donc plus rien à ajouter sur cette matiere que deux observations de syntaxe qui
peuvent appartenir à toutes les langues.
La premiere c’est qu’un verbe se met souvent au pluriel, quoiqu’il ait pour sujet un
nom collectif singulier ; une infinité de gens pensent ainsi, la plûpart se
laissent emporter à la coutume ; & en latin, pars mersi
tenuere, Virg. C’est une syllepse qui met le verbe ou même l’adjectif en
concordance avec la pluralité essentiellement comprise dans le nom collectif. De-là
vient que si le nom collectif est déterminé par un nom singulier, il n’est plus censé
renfermer pluralité mais simplement étendue, & alors la syllepse n’a plus lieu,
& nous disons, la plûpart du monde se laisse tromper : telle est
la raison de cette différence qui paroissoit bien extraordinaire à Vaugelas, rem. 47. le déterminatif indique si le nom renferme une quantité
discrete ou une quantité continue, & la syntaxe varie comme les sens du nom
collectif.
La seconde observation, c’est qu’au contraire après plusieurs sujets singuliers dont la
collection vaut un pluriel, ou même après plusieurs sujets dont quelques uns sont
pluriers, & le dernier singulier, on met quelquefois ou l’adjectif ou le verbe au
singulier, ce qui semble encore contredire la loi fondamentale de la concordance : ainsi
nous disons, non-seulement tous ses honneurs & toutes ses richessés,
mais toute sa vertu s’évanouit, & non pas s’évanouirent
(Vaugelas, rem. 340) ; & en latin, sociis & rege
recepto, Virg. C’est au moyen de l’ellipse que l’on peut expliquer ces locutions,
& ce sont les conjonctions qui en avertissent, parce qu’elles doivent lier des
propositions. Ainsi la phrase françoise a de sous-entendu jusqu’à deux fois s’évanouirent, comme s’il y avoit, non-seulement tous ses honneurs
s’évanouirent & toutes ses richésses s’évanouirent, mais toute sa vertu s’évanouit ; & la phrase latine vaut autant que
s’il y avoit, sociis receptis & rege recepto. En
voici la preuve dans un texte d’Horace :
O noctes coenaeque deûm, quibus ipse, meique, Ante larem proprium vescor ;
il est certain que vescor n’a ni ne peut avoir aucun rapport à mei, & qu’il n’est relatif qu’à ipse ; il faut
donc expliquer comme s’il y avoit, quibus ipse vescor, meique
vescuntur, sans quoi l’on s’expose à ne pouvoir rendre aucune bonne raison du texte.
S’il se trouve quelques locutions de l’un ou de l’autre genre qui ne soient point
autorisées de l’usage, qu’on pût les expliquer par les mêmes principes dans le cas où
elles auroient lieu, on ne doit rien en inférer contre les explications que l’on vient
de donner. Il peut y avoir différentes raisons délicates de ces exceptions : mais la
plus universelle & la plus générale, c’est que les constructions figurées sont
toujours des écarts qu’on ne doit se permettre que sous l’autorité de l’usage qui est
libre & très libre. L’usage de notre langue ne nous permet pas de dire, le peuple romain & moi déclare & fais la guerre aux peuples de l’ancien
Latium ; & l’usage de la langue latine a permis à Tite Live, & à toute la
nation dont il rapporte une formule authentique, de dire, ego populusque
romanus populis priscorum Latinorum bellum indico facioque : liberté de l’usage
que l’on ne doit point taxer de caprice, parce que tout a sa cause lors même qu’on ne la
connoît point.
Le mot de nombre est encore usité en grammaire dans un autre sens ;
c’est pour distinguer entre les différentes especes de mots, ceux dont la signification
renferme l’idée d’une précision numérique. Je pense qu’il n’étoit pas
plus raisonnable de donner le nom de nombres à des mots qui expriment
une idée individuelle de nombre, qu’il ne l’autorise d’appeller êtres, les noms propres qui expriment une idée individuelle d’être : il
falloit laisser à ces mots le nom de leurs especes en y ajoutant la dénomination vague
de numéral, ou une dénomination moins générale, qui auroit indiqué le
sens particulier déterminé par la précision numérique dans les
différens mots de la même espece.
Il y a des noms, des adjectifs, des verbes & des adverbes numéraux ; & dans la plûpart des langues, on donne le nom de nombres cardinaux aux adjectifs numéraux, qui servent à
déterminer la quotité précise des individus de la signification des noms appellatifs ;
un, deux, trois, quatre, &c. c’est que le matériel de ces mots
est communément radical des mots numéraux correspondans dans les
autres classes, & que l’idée individuelle du nombre qui est
envisagée seule & d’une maniere abstraite dans ces adjectifs, est combinée avec
quelqu’autre idée accessoire dans les autres mots. Je commencerai donc par les adjectifs
numéraux.
1. Il y en a de quatre sortes en françois, que je nommerois volontiers adjectifs collectifs, adjectifs ordinaux, adjectifs multiplicatifs & adjectifs partitifs.
Les adjectifs collectifs, communément appellés cardinaux, sont ceux qui déterminent la quotité des individus par la précision
numérique : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix,
vingt, trente, &c. Les adjectifs pluriels quelques, plusieurs,
tous, sont aussi collectifs ; mais ils ne sont pas numéraux,
parce qu’ils ne déterminent pas numériquement la quotité des
individus.
Les adjectifs ordinaux sont ceux qui déterminent l’ordre des
individus avec la précision numérique : deuxieme, troisieme, quatrieme,
cinquieme, sixieme, septieme, huitieme, neuvieme, dixieme, vingtieme, trentieme,
&c. L’adjectif quantieme est aussi ordinal, puisqu’il détermine
l’ordre des individus ; mais il n’est pas numéral, parce que la
détermination est vague & n’a pas la précision numérique : dernier
est aussi ordinal sans être numéral, parce que la place numérique du dernier varie d’un ordre à l’autre, dans l’un, le
dernier est troisieme ; dans l’autre, centieme ; dans un autre,
millieme, &c. Les adjectifs premier & second sont ordinaux essentiellement, & numéraux
par la décision de l’usage seulement : ils ne sont point tirés des adjectifs collectifs
numéraux, comme les autres ; on diroit unieme au
lieu de premier, comme on dit quelquefois deuxieme
au lieu de second. Dans la rigueur étymologique, premier veut dire qui est avant, & la préposition latine
prae en est la racine ; second veut dire qui suit, du verbe latin sequor : ainsi dans un ordre
de choses, chacune est premiere, dans le sens étymologique, à l’égard
de celle qui est immédiatement après, la cinquieme à l’égard de la sixieme, la quinzieme
à l’égard de la seizieme, &c. chacune est pareillement seconde à l’égard de celle qui précede immédiatement, la cinquieme à
l’égard de la quatrieme, la quinzieme à l’égard de la quatorzieme, &c. Mais l’usage ayant attaché à ces deux adjectifs la précision numerique de l’unité & de la dualité, l’étymologie perd ses droits
sur le sens.
Les adjectifs multiplicatifs sont ceux qui déterminent la quantité
par une idée de multiplication avec la précision numérique : double,
triple, quadruple, quintuple, sextuple, octuple, noncuple, décuple, centuple. Ce
sont les seuls adjectifs multiplicatifs numéraux usités dans notre
langue, & il y en a même Multiple est aussi un
adjectif multiplicatif, mais il n’est pas numéral, parce qu’il
n’indique pas avec la précision numérique. L’adjectif simple, considéré comme exprimant une relation à l’unité, & conséquemment
comme l’opposé de multiple, est un adjectif multiplicatif par essence,
& numéral par usage : son correspondant en allemand est numéral par l’étymologie ; einfach on einfaeltig, de ein (un), comme si nous
disions uniple.
Les adjectifs partitifs sont ceux qui déterminent la quantité par une
idée de partition avec la précision numérique. Nous n’avons en
françois aucun adjectif de cette espece, qui soit distingué des ordinaux par le
matériel ; mais ils en different par le sens qu’il est toujours aisé de reconnoître :
c’étoit la même chose en grec & en latin, les ordinaux y de venoient partitifs selon
l’occurrence : la douzieme partie (pars duodecima)
2. Nous n’avons que trois sortes de noms numéraux : savoir des collectifs, comme couple, dixaine, douzaine, quinzaine,
vingtaine, trentaine, quarantaine, cinquantaine, soixantaine, centaine, millier,
million ; des multiplicatifs, qui pour le matériel ne different
pas de l’adjectif masculin correspondant, si ce n’est qu’ils prennent l’article, comme
le double, le triple, le quadruple, &c. & des partitifs, comme la moitié, le tiers, le quart, le cinquieme, le
sixieme, le septieme, & ainsi des autres qui ne different de l’adjectif
ordinal que par l’immutabilité du genre masculin & par l’accompagnement de
l’article. Tous ces noms numéraux sont abstraits.
3. Nous n’avons en françois qu’une sorte de verbes numéraux, &
ils sont multiplicatifs, comme doubler, tripler, quadrupler, & les
autres formés immédiatement des adjectifs multiplicatifs usités. Biner
peut encore être compris dans les verbes multiplicatifs, puisqu’il marque une seconde
action, ou le double d’un acte ; biner une vigne, c’est lui donner un
second labour ou doubler l’acte de labourer ; biner, parlant d’un
curé, c’est dire un jour deux messes paroissiales en deux églises desservies par le même
curé.
4. Notre langue reconnoît le système entier des adverbes ordinaux,
qui sont premierement, secondement ou deuxiemement,
troisiemement, quatriemement, &c. Mais je n’y connois que deux adverbes multiplicatifs, savoir doublement & triplement ; on remplace les autres par la préposition à avec
le nom abstrait multiplicatif ; au quadruple, au centuple, & l’on
dit même au double & au triple. Nuls adverbes
partitifs en françois, quoiqu’il y en eût plusieurs en latin ; bifariam (en deux parties), trifariam (en trois
parties), quadrifariam (en quatre parties), multifariam ou plurifariam (en plusieurs parties).
Les Latins avoient aussi un système d’adverbes numéraux que l’on peut
appeller itératifs, parce qu’ils marquent répétition d’évenement ; semel, bis, ter, quater, quinquies, sexies, septies, octies, novies, decies,
vicies ou vigesies, trecies ou trigesies ;
&c. L’adverbe général itératif qui n’est pas numéral, c’est pluries ou multoties, ou soepe.
On auroit pû étendre ou restreindre davantage le système numéral des
langues ; chacune a été déterminée par son génie propre, qui n’est que le résultat d’une
infinité de circonstances dont les combinaisons peuvent varier sans fin.
M. l’abbé Girard a jugé à propos d’imaginer une partie d’oraison distincte qu’il
appelle des nombres : il en admet de deux especes, les uns qu’il
appelle calculatifs, & les autres qu’il nomme collectifs ; ce sont les mots que je viens de désigner comme adjectifs &
comme noms collectifs. Il se fait, à la fin de son disc. X. une
objection sur la nature de ses nombres
« j’ai vu, dit-il, que leur essence consistoit également dans l’expression de la quotité : que d’ailleurs leur emploi, quoiqu’un peu analogique à la dénomination, portoit néanmoins un caractere différent de celui des substantifs ; ne demandant point d’articles par eux-mêmes, & ne se laissant point qualifier par les adjectifs nominaux, non plus que par les verbaux, & rarement par les autres ».
Il est vrai que l’essence des noms numéraux collectifs consiste dans
l’expression de la quotité ; mais la quotité est une nature abstraite dont le nom même
quotité est le nom appellatif ; couple, douzaine,
vingtaine sont des noms propres ou individuels : & c’est ainsi que la nature
abstraite de vertu est exprimée par le nom appellatif vertu, & par
les noms propres prudence, courage, chasteté, &c.
Pour ce qui est des prétendus caracteres propres des mots que je regarde comme des noms
numéraux collectifs, l’abbé Girard me paroît encore dans l’erreur.
Ces noms prennent l’article comme les autres, & se laissent qualifier par toutes les
especes d’adjectifs que le grammairien a distinguées : par ceux qu’il appelle nominaux ; une belle douzaine, une bonne douzaine, une douzaine
semblable : par ceux qu’il nomme verbaux ; une douzaine choisie, une
douzaine préferée, une douzaine rebutée : par les numéraux ; la
premiere douzaine, la cinquieme douzaine, les trois douzaines : par les pronominaux ; cette douzaine, ma douzaine, quelques douzaines, chaque
douzaine, &c. Si l’on allegue que ce n’est pas par eux-mêmes que ces mots
requierent l’article ; c’est la même chose des noms appellatifs, puisqu’en effet on les
emploie sans l’article quand on ne veut ajouter aucune idée accessoire à leur
signification primitive ; parler en pere, un habit d’homme, un palais de
roi, &c.
J’ajoute que si l’on a cru devoir réunir dans la même cathégorie, des mots aussi peu
semblables que deux & couple, dix & dixaine, cent & centaine, par la seule raison
qu’ils expriment également la quotité ; il falloit aussi y joindre, double,
doubler, secondement ; bis, & bifariam, triple, triples,
troisiemement, ter, & trifariam, &c. si au contraire on
a trouvé quelque inconséquence dans cet assortiment en effet trop bizarre, on a dû
trouver le même défaut dans le systeme que je viens d’exposer & de combattre. (B. E. R. M.)
NOMINATIF, s. m. Dans les langues qui ont admis des cas, c’est le premier de tous, &
avec raison, puisque c’est celui qui présente l’idée objective de la signification du nom
sous le principal aspect, sous le point de vue même qui a fait instituer les noms : car
les noms sont sur-tout nécessaires dans le langage, pour présenter à l’esprit d’une
maniere distincte les différens sujets dont nous reconnoissons les attributs par nos
penséés. Or, telle est spécialement la destination du nominatif ; c’est
d’ajouter à l’idée principale du nom, l’idée accessoire du sujet de la proposition ; &
c’est par conséquent le cas où doit être le sujet de tout verbe qui est à un mode
personnel. Voyez Mode. Populus romanus bellum indixit, hostes fugerunt, funus
procedit.
C’est à cause de cette destination, que l’on a appellé ce cas nominatif, mot tiré de nomen même, pour mieux indiquer que sous
cette forme le nom est employé pour la fin qui l’a fait instituer. C’est encore dans le
même sens que ce cas a été appellé rectus, direct, pour dire qu’il ne
détourne pas le nom des vues de son institution : les autres sont appellés obliqui, obliques, par une raison contraire. J’ose croire que cette explication
est plus raisonnable, que les imaginations détaillées sérieusement par Priscien (lib. V. de cas.), & réfutées aussi sérieusement par Scaliger. De caus. L. L. lib. IV. cap. lxxx.
Quelques Grammairiens modernes ont encore voulu donner à ce cas le nom de subjectif, pour mieux caractériser l’usage qu’il en faut faire. Je crois que
l’ancienne dénomination étant sans équivoque, une nouvelle deviendroit superflue,
quelqu’expressive qu’elle pût être.
On demande très sérieusement si le nominatif est un cas proprement
dit ; & ce qu’il y a de plus singulier, c’est que l’unanimité est pour la négative.
M. du Marsais lui-même (article Cas), & M. Lancelot avant lui (Gramm. gén. part. II.
ch. vj.), l’ont dit ainsi.
« Il est appellé
caspar extension, dit M. du Marsais, & parce qu’il doit se trouver dans la liste des autres terminaisons du nom. Il n’est pas proprement un cas, dit M. Lancelot ; mais la matiere d’où se forment les cas par les divers changemens qu’on donne à cette premiere terminainaison du nom ».
Je dirois volontiers ici, quandoque bonus dormitat Homerus. Ces deux
excellens grammairiens conviennent l’un & l’autre que les cas d’un nom sont les
différentes terminaisons de ce nom. On le voit par les textes mêmes que je viens de
rapporter ; mais il est certain que les noms sont terminés au nominatif
comme aux autres cas, puisqu’un mot sans terminaison est impossible ; le nominatif est donc un cas aussi proprement dit que tous les autres.
Mais c’est, dit-on, la matiere d’où se forment les autres cas. Quand cela seroit, il n’en
seroit pas nominatif les autres
terminaisons, & que de dominus, par exemple, on formât dominusi, dominuso, dominusum, &c. On ne le fait point ; on ôte la terminaison
nominative, qui est us, & on y substitue les
autres, i, o, um, &c. C’est donc de domin qu’il
faut dire qu’il n’est point un cas, ou plutôt qu’il est sans cas, parce qu’il est sans
terminaison significative ; mais aussi domin n’est pas un mot. Voyez Mot.
Il y a plus : les mêmes grammairiens avouent ailleurs que le génitif sert à former les
autres cas, & cela est vrai en un sens, puisque les cas qui ne doivent point être
semblables au nominatif, ne changent qu’une partie de la terminaison
génitive : de lum-en vient le genitif lum-inis, &
de celle ci, lum-in-i, lum-in-e, lum-in-a, lum-in-um, lum in ibus.
C’étoit donc plutôt sur le génitif que devoit tomber le doute occasionné par cette
formation, & l’on pouvoit autant dire que le génitif n’étoit cas que par
extension.
Quand la terminaison du génitif a plus de syllabes que celle du nominatif, on dit que le génitif & les autres cas qui en sont formés, ont un
crément : ainsi il y a un crément dans luminis, par ce qu’il y a une
syllabe de plus que dans lumen ; il n’y en a point dans domini, parce qu’il n’y a pas plus de syllabes que dans dominus.
Dans la grammaire grecque on appelle parisyllabes, les déclinaisons des noms dont le
génitif singulier n’a pas de crément, & imparisyllabes, celles des noms dont le
génitif a un crément.
De la destination essentielle du nominatif, il suit deux conséquences
également nécessaires.
La premiere, c’est que tout verbe employé à un mode personnel suppose avant soi un nom au
nominatif qui en est le sujet : c’est un principe qui a été démontré
directement au mot
Impersonnel, & qui reçoit ici une nouvelle confirmation par sa
liaison nécessaire avec la nature du nominatif.
La seconde conséquence est l’inverse de celle-ci, & sort plus directement de la
notion du cas dont il s’agit : c’est qu’au contraire tout nom au nominatif suppose un verbe dont il est le sujet ; & si ce verbe n’est point
exprimé, la plénitude de la construction analytique exige qu’il soit suppléé. On a déja vu
(Interjection) que ecce homo veut dire ecce homo adest : tum quidam ex illis quos prius despexerat, contentus nostris si
fuisses sedibus, &c. (Phaed. I. iij. 12.) c’est à-dire, tum quidam ex illis quos prius despexerat dixit ei, si, &c. nulli nocendum, (Id. XVI. xxvj. 1.) suppl. est. Les titres des livres sont au nominatif par la même
raison : Terentii comediae, suppléez sunt in hoc
volumine, & ainsi des autres.
Je ne dois pas oublier que l’on dit communément du sujet du verbe, qu’il est le nominatif du verbe ; expression impropre, puisque le nominatif ne peut être cas que d’un nom, d’un pronom ou d’un adjectif. Que l’on
dise que tel nom est nominatif, parce qu’il est sujet de tel verbe ; à
la bonne heure, c’est rendre raison d’un principe de syntaxe ; mais il ne faut pas
confondre les idées. (B. E. R. M.)
O, S. m. (Gram.) c’est la quinzieme lettre, & la quatrieme voyelle
de l’alphabet françois. Ce caractere a été long-tems le seul dont les Grecs fissent usage
pour représenter le même son, & ils l’appelloient du nom même de ce son. Dans la suite
on introduisit un second caractere o parvum ; & la nouvelle, O magnum.
Notre prononciation distingue également un o long & un o bref ; & nous prononçons diversement un hôte (hospes),
& une hotte (sporta dossuaria) ; une côte (costa),
& une cotte (habillement de femme) ; il saute
(saltat), & une sotte (stulta) ; beauté
(pulchritudo), & botté (ocreatus), &c.
Cependant nous n’avons pas introduit deux caracteres pour désigner ces deux diverses
prononciations du même son. Il nous faudroit doubler toutes nos voyelles, puisqu’elles
sont toutes ou longues ou breves : a est long dans cadre, & bref dans ladre ; e est long dans tête, & bref dans il tette ; i est long dans gîte, & bref dans quitte ; u est long dans flûte, & bref dans culbute ; eu est long dans deux, bref dans feu, & plus bref encore dans me, te, de, & dans les syllabes extrèmes de fenêtre ; ou est
long dans croûte, & bref dans déroute.
Je crois, comme je l’ai insinué ailleurs (voyez Lèttres), que la multiplication des lettres pour désigner les différences
prosodiques des sons n’est pas sans quelques inconvéniens. Le principal seroit d’induire à
croire que ce n’est pas le même son qui est représenté par les deux lettres, parce qu’il
est naturel de conclure que les choses signifiées sont entre elles comme les signes :
de-là une plus grande obscurité sur les traces étymologiques des mots ; le primitif &
le dérivé pourroient être écrits avec des lettres différentes, parce que le méchanisme des
organes exige souvent que l’on change la quantité du radical dans le dérivé.
Ce n’est pas au reste que je ne loue les Grecs d’avoir voulu peindre exactement la prononciation dans leur orthographe : mais je pense que les modifications accessoires des sons doivent plutôt être indiquées par des notes particulieres ; parce que l’ensemble est mieux analysé, & conséquemment plus clair ; & que la même note peut s’adapter à toutes les voyelles, ce qui va à la diminution des caracteres & à la facilité de la lecture.
L’affinité méchanique du son o avec tous les autres, fait qu’il est
commuable avec tous, mais plus ou moins, selon le degré d’affinité qui résulte de la
disposition organique : ainsi o a plus d’affinité avec eu,
u, & ou, qu’avec a, ê, é, i ; parce que les
quatre premieres voyelles sont en quelque sorte labiales, puisque le son en est modifié
par une disposition particuliere des levres ; au lieu que les quatre autres sont comme
linguales, parce qu’elles sont différentiées entre elles par une disposition particuliere
de la langue, les levres étant dans le même état pour chacune d’elles : l’abbé de Dangeau,
opusc. pag. 62. avoit insinué cette distinction entre les
voyelles.
Voici des exemples de permutations entre les voyelles labiales, & la voyelle o.
O changé en eu : de mola vient meule ; de novus, neuf ; de soror,
soeur qui se prononce seur ; de populus,
peuple ; de cor, coeur.
O changé en u : c’est ainsi que l’on a dérivé humanus & humanitas de homo ;
cuisse de coxa ; cuir de corium ; cuit de coctus ; que les Latins ont changé en us la plûpart des
terminaisons des noms grecs en huminem pour hominem, frundes pour frondes, &c.
Au contraire u changé en o : c’est par certe
métamorphose que nous avons tombeau de tumulus,
combles de culmen, nombre de numerus ; que les
Latins ont dit Hecoba pour Hecuba, colpa pour culpa ; que les Italiens disent indifféremment fosse ou
fusse, facoltà ou facultà, popolo ou populo.
O changé en ou : ainsi mouvoir
vient de movere, moulin de moletrina, pourceau de porcus, glousser de glocio, mourir de mori, &c.
Les permutations de l’o avec les voyelles linguales sont moins
fréquentes ; mais elles sont possibles, parce que, comme je l’ai déja remarqué d’après
M. le président de Brosses (art. Lettres), il n’y a proprement qu’un son
diversement modifié par les diverses longueurs ou les divers diametres du tuyau : &
l’on en trouve en effet quelques exemples. O est changé en a dans dame, dérivé de domina : en e dans adversùs, au lieu de quoi les anciens disoient
advorsùs, comme on le trouve encore dans Térence ; en i dans imber, dérivé du grec
Nous représentons souvent le son o par la diphtongue oculaire au, comme dans aune, baudrier, cause, dauphin, fausseté,
gaule, haut, jaune, laurier, maur, naufrage, pauvre, rauque, sauteur, taupe,
vautour : d’autres fois nous représentons o par eau, comme dans eau, tombeau, cerceau, cadeau, chameau, fourneau,
troupeau, fuseau, gâteau, veau. Cette irrégularité orthographique ne nous est pas
propre : les Grecs ont dit sulcus (sillon) ; vulnus, (blessure) : & les Latins écrivoient indifféremment cauda & coda (queue) ; plaustrum
& plostrum (char) ; lautum & lotum au supin du verbe lavare (laver).
La lettre o est quelquefois pseudonyme, en ce qu’elle est le signe d’un
autre son que de celui pour lequel elle est instituée ; ce qui arrive par-tout où elle est
prépositive dans une diphtongue réelle & auriculaire : elle représente alors le son
ou ; comme dans bésoard, bois, soin, que l’on
prononce en effet bésouard, bouas, souèn.
Elle est quelquefois auxiliaire, comme quand on l’associe avec la voyelle u pour représenter le son ou qui n’a pas de caractere propre en
françois ; comme dans bouton, courage, douceur, foudre, goutte, houblon,
jour, louange, moutarde, nous, poule, souper, tour, vous. Les Allemands, les
Italiens, les Espagnols, & presque toutes les nations, représentent le son ou par la voyelle u, & ne connoissent pas le son u, ou le marquent par quelqu’autre caractere.
O est encore auxiliaire dans la diphtongue apparente oi, quand elle se prononce é ou è ; ce qui est
moins raisonnable que dans le cas précédent, puisque ces sons ont d’autres caracteres
propres. Or oi vaut ê : 1°. dans quelques adjectifs
nationnaux, anglois, françois, bourbonnois, &c : 2°. aux premieres
& secondes personnes du singulier, & aux troisiemes du pluriel, du présent
antérieur simple de l’indicatif, & du présent du suppositif ; comme je lisois, tu lisois, ils lisoient ; je lirois, tu lirois, ils liroient : 3°.
dans monnoie, & dans les dérivés des verbes connoitre & paroître où l’oi radical fait
la derniere syllabe, e muet à la derniere ;
comme je connois, tu reconnois, il reconnoît ; je comparois, tu disparois, il reparoît ; connoître, méconnoître, que je reconnoisse :
comparoître, que je disparoisse, que tu reparoisses, qu’ils apparoissent. Oi vaut è :
1°. dans les troisiemes personnes singulieres du présent antérieur simple de l’indicatif,
& du présent du suppositif ; comme il lisoit, il liroit : 2°. dans les dérivés des verbes connoître & paroître où l’oi radical est suivi d’une syllabe qui n’a
point d’e muet ; comme connoisseur, reconnoissance, je
méconnoitrai ; vous comparoitrez, nous reparoitrions, disparoissant.
La lettre o est quelquefois muette : 1°. dans les trois mots paon, faon, Laon (ville), que l’on prononce pan, fan,
Lan ; & dans les dérivés, comme paonneau (petit paon) qui
differe ainsi de panneau (terme de Menuiserie), laonnois (qui est de la ville ou du pays de Laon) : 2°. dans les sept mots oeuf, boeuf, moeuf, choeur, coeur, moeurs & soeur,
que l’on prononce euf, beuf, meuf, keur, keur, meurs & seur : 3°. dans les trois mots oeil, oeillet & oeillade, soit que l’on prononce par è comme à la fin de soleil, ou par eu comme à la fin de cercueil. On écrit aujourd’hui économe, économie, écuménique,
sans o ; & le nom OEdippe est étranger dans notre
langue.
O’ apostrophé devant les noms de famille, est en Irlande un signe de
grande distinction, & il n’y a en effet que les maisons les plus qualifiées qui le
prennent : o’Briem, o’Carrol, o’Cannor, o’Néal.
En termes de Marine, O veut dire ouest ; S. O. sud-ouest ; S. S. O. sud sud ouest ; O. S. O. ouest
sud-ouest. Voyez N & Rhumb.
Sur nos monnoies, la lettre o désigne celles qui sont fabriquées à
Riom.
Chez les anciens, c’étoit une lettre numérale qui valoit 11 ; & surmontée d’une barre, O valoit 11000, selon la regle ordinaire :
Onumerum gestat qui nunc undecimus extat.
OBLIQUE, adj. (Gramm.) ce mot en Grammaire est opposé à direct ; on s’en sert pour caractériser certains cas dans les langues
transpositives, & dans toutes pour distinguer certains modes & certaines
propositions.
1. Il y a six cas en latin : le premier est le nominatif, qui sert à désigner le sujet
de la proposition dont le nom ou le pronom fait partie ; & comme la principale cause
de l’institution des noms a été de présenter à l’esprit les différens sujets dont nous
appercevons les attributs par nos pensées, ce cas est celui de tous qui concourt le plus
directement à remplir les vûes de la premiere institution : de-là le nom qu’on lui a
donné de cas direct, rectus. Les autres cas servent à présenter les
êtres déterminés par les noms ou les pronoms sous des aspects différens ; ils vont moins
directement au but de l’institution, & c’est pour cela qu’on les a nommés obliques, obliqui. Voyez Cas.
Priscien & les autres Grammairiens ont imaginé d’autres causes de cette
dénomination, mais elles sont si vagues, si peu raisonnables, & si peu fondées,
qu’on ne peut s’empêcher d’être surpris du ton serieux avec lequel on les expose, ni
gueres moins de celui avec lequel Scaliger (de caus. l. l. lib. IV.
cap. lxxx.) en fait la réfutation.
2. On distingue dans les verbes deux especes générales de modes, les uns personnels, & les autres impersonnels. Les premiers sont ceux qui servent à énoncer des propositions, & le verbe y reçoit des terminaisons par lesquelles il s’accorde en personne avec le sujet ; les autres ne servent qu’à exprimer des idées partielles de la proposition, & non la proposition même ; c’est pourquoi ils n’ont aucune terminaison relative aux personnes.
C’est entre les modes personnels que les uns sont directs, & les autres obliques. Les modes directs sont ceux dans lesquels le verbe sert à
énoncer une proposition voyez ces mots. Les modes obliques sont
ceux qui ne peuvent servir qu’à énoncer une proposition incidente subordonnée à un
antécédent, qui n’est qu’une partie de la proposition principale. Voyez
Mode
& Incidente. Tels sont le subjonctif qui est presque dans toutes les
langues, & l’optatif qui n’appartient guere qu’aux Grecs. Voyez Optatif, Subjonctif.
Le verbe a été introduit dans le système de la parole pour énoncer l’existence
intellectuelle des sujets sous leurs attributs, ce qui se fait par des propositions.
Quand le verbe est donc à un mode où il sert primitivement à cette destination, il va
directement au but de son institution, le mode est direct ; mais si le mode est
exclusivement destiné à exprimer une énonciation subordonnée & partielle de la
proposition primitive & principale, le verbe y va d’une maniere moins directe à la
fin pour laquelle il est institué, le mode est oblique.
3. On distingue pareillement des propositions directes & des propositions obliques.
Une proposition directe est celle par laquelle on énonce directement l’existence
intellectuelle d’un sujet sous un attribut : Dieu est éternel ; soyez
sage ; il faut que la volonté de Dieu soit faite ; nous serions
ineptes à tout sans le concours de Dieu, &c. Le verbe d’une proposition
directe est à l’un des trois modes directs, l’indicatif, l’impératif ou le
suppositif.
Une proposition oblique est celle par laquelle on énonce l’existence
d’un sujet sous un attribut, de maniere à présenter cette énonciation comme subordonnée
à une autre dont elle dépend, & à l’intégrité de laquelle elle est nécessaire, il faut que la volonté de Dieu soit faite ; quoi que vous fassiez, faites-le
au nom du Seigneur, &c. Le verbe d’une proposition oblique
est au subjonctif ou en grec à l’optatif : il n’est pas vrai, même en latin, que le
verbe à l’infinitif constitue une proposition oblique, puisque n’étant
& ne pouvant être appliqué à aucun sujet, il ne peut jamais énoncer par soi-même une
proposition qui ne peut exister sans sujet. Voyez Infinitif.
Toute proposition oblique est nécessairement incidente, puisqu’elle
est nécessaire à l’intégrité d’une autre proposition dont elle dépend : il
faut que la volonté de Dieu soit faite, la proposition oblique, que
la volonté de Dieu soit faite, est une incidente qui tombe sur le sujet il dont elle restraint l’étendue ; il (cette chose)
que la volonté de Dieu soit faite, est nécessaire ; quoi que vous
fassiez, faites-le au nom du Seigneur, la proposition oblique, que
vous fassiez, est une incidente qui tombe sur le complément objectif le du verbe faites, & elle en restraint l’étendue, c’est
pour dire, faites au nom du Seigneur le quoi que vous fassiez.
Mais toute proposition incidente n’est pas oblique, parce que le mode
de toute incidente n’est pas lui-même oblique, ce qui est nécessaire à
l’obliquité, si on peut le dire, de la proposition. Ainsi quand on
dit : Les savans qui sont plus instruits que le commun des hommes,
devroient aussi les surpasser en sagesse ; la proposition incidente, qui sont plus instruits que le commun des hommes, n’est point oblique, mais directe, parce que le verbe sont est à
l’indicatif, qui est un mode direct.
La proposition opposée à l’incidente, c’est la principale ; la proposition opposée à
l’oblique, c’est la directe : l’incidente peut être ou n’être pas
nécessaire à l’intégrité de la principale, selon qu’elle est explicative ou
déterminative, voy. Incidente ; mais l’oblique l’est à l’intégrité de la
principale d’une nécessité indiquée par le mode du verbe ; la principale oblique, & la directe peut
être ou incidente ou principale, selon l’occurrence. Voyez Principale. (B. E. R. M.)
ONOMATOPÉE, s.f. (Gramm. art étymologiq.) ce mot est grec, nominis creatio, création, formation ou
génération du mot.
« Cette figure n’est point un trope, dit M. du Marsais, puisque le mot se prend dans le sens propre ; mais j’ai cru qu’il n’étoit pas inutile de la remarquer ici »,
dans son livre des tropes, part. II. art. xix. Il me semble au
contraire qu’il étoit très-inutile au-moins de remarquer, en parlant des tropes, une chose
que l’on avoue n’être pas un trope ; & ce savant grammairien devoit d’autant moins se
permettre cette licence, qu’il regardoit cet ouvrage comme partie d’un traité complet de
Grammaire, où il auroit trouvé la vraie place de l’onomatopée. J’ajoute
que je ne la regarde pas même comme une figure ; c’est simplement le nom de l’une des
causes de la génération matérielle des mots expressifs des objets sensibles, & `cette
cause est l’imitation plus ou moins exacte de ce qui constitue la nature des êtres
nommés.
C’est une vérité de fait assez connue, que par sa nature l’homme est porté à
l’imitation ; & ce n’est même qu’en vertu de cette heureuse disposition que la
tradition des usages nationnaux des langues se conserve & passe de générations en
générations. Si l’on a donc à imposer un nom à un objet nouvellement découvert, & que
cet objet agisse sur le sens onomatopée ; & c’est, comme on le
voit avec raison, que Wachter, dans son Glossaire germanique, praef. ad Germ.
§. VII. l’appelle vox repercussa naturae, l’écho de la
nature.
Cette source de mots est naturelle ; & la preuve en est que les enfans se portent généralement & d’eux-mêmes à désigner les choses bruyantes par l’imitation du bruit qu’elles font : ajoutez que la plûpart de ces choses ont des noms radicalement semblables dans les langues les plus éloignées les unes des autres, soit par les tems, soit par les lieux ou par le génie caractéristique.
C’est sur-tout dans le genre animal que l’on en rencontre le plus. Ainsi les Grecs
appellent le cri naturel des brebis balare, les Allemands bleken, les François bêler, & l’on retrouve partout l’articulation qui caractérise ce cri
qui est bê. Pareillement on a imaginé les mots analogues &
semblables ululare, heulen,
hurler ; crocire, croasser ;
mugire, mugir ou meugler,
&c.
Le coucou est un oiseau connu qui prononce exactement ce nom même ;
& les Grecs l’appelloient cuculus, qu’ils prononçoient coucoulous ; les Allemands
le nomment guguk, en prononçant gougouk ; c’est la
nature par-tout.
Upupa ou bubo en latin, bubo en espagnol, puhacz en
polonois, owle en anglois, uhu en allemand, hibou en françois, sont autant de mots tirés évidemment du cri lugubre de
cet oiseau nocturne qui, comme le dit Pline, lib. X. cap. xij, est moins
un chant qu’un gémissement, nec cantu aliquo vocalis, sed gemitu.
L’onomatopée ne s’est pas renfermée seulement dans le regne animal. Tintement, tinnitus, tintinnabulum sont des mots dont le radical commun
tin imite exactement le son clair, aigu & durable, que l’on entend
diminuer progressivement quand on a frappé quelque vase de métal.
Le glouglou d’une bouteille, le cliquetis des armes,
les éclats du tonnerre sont autant de mots imitatifs des différens
bruits qu’ils expriment.
Le trictrac est ainsi nommé du bruit que font alternativement les
joueurs avec les dez, ou de celui qu’ils font en abattant deux dames, comme ils le peuvent
à chaque coup de dez ; autrefois on disoit tictac.
L’imitation qui sert de guide à l’onomatopée se fait encore remarquer
d’une autre maniere dans la génération de plusieurs mots ; c’est en proportionnant, pour
ainsi dire, les élémens du mot à la nature de l’idée que l’on veut exprimer. Pour faire
entendre ma pensée, rappellons-nous ici la division simple & naturelle des élémens de
la voix en sons & articulations, ou, si l’on veut, en voyelles & consonnes.
Le son ou la voyelle n’exige, pour se faire entendre, que la simple ouverture de la
bouche ; qu’elle soit disposée d’une maniere ou d’une autre, cette disposition n’apporte
n’aucun obstacle à l’émission du son, elle diversifie seulement le canal, afin de
diversifier l’impression que l’air sonore doit faire sur l’organe de l’ouïe ; le moule
change, mais le passage demeure libre, & la matiere du son coule sans embarras, sans
obstacle. Or voilà vraissemblablement l’origine du nom danois aa, qui
signifie fleuve ; ce nom générique est devenu ensuite le nom propre de
trois rivieres dans les Pays-bas, de trois en Suisse,
Le tems coule de même ; & de là, par une raison pareille, l’adverbe grec semper, toujours, perpétuellement ;
l’allemand ie en est synonyme, & présente une image semblable.
L’interjection latine eia, semblable à la greque sus, allez
sans vous arrêter, coulez comme un fleuve, &c.
Les articulations ou les consonnes sont labiales, linguales ou gutturales : les linguales
sont dentales, sifflantes, liquides ou mouillées, voyez Lettres ; & le mouvement de la langue est plus sensible ou vers sa
pointe, ou vers son milieu qui s’éleve, ou vers la racine dans la région de la gorge. Ce
ne peut être que dans ce méchanisme & d’après la combinaison des effets qu’il peut
produire, que l’on peut trouver l’explication de l’analogie que l’on remarque dans les
langues entre plusieurs noms des choses que l’on peut classifier sous quelque aspect
commun.
« Par exemple, dit M. le président de Brosses, pourquoi la fermeté & la fixité sont-elles le plus souvent désignées par le caractere
st ?Pourquoi le caracterestest-il lui-même l’interjection dont on se sert pour faire rester quelqu’un dans un état d’immobilité » ?
colonne ; solide, immobile ; stérile, qui demeure constamment sans
fruit ; j’affermis, je
soutiens ; voilà des exemples grecs : en voici de latins, stare,
stips, stupere, stupidus, stamen, stagnum (eau dormante), stellae
(étoiles fixes), strenuus, &c. en françois, stable,
état, (autrefois estat de status), estime, consistence, juste (in jure stans), &c.
« Pourquoi le creux & l’excavation sont ils marqués par
se ?σκάλλω, σκάπτω , fouir,σκάφη , esquif ;scutum, scaturire, scabies, scyphus, sculpere, scrobs, scrutari; écuelle (anciennementescuelle),scarifier, scabreux, sculpture».
Ecrire (autrefois escrire) vient de scribere ; & l’on sait qu’anciennement on écrivoit avec une sorte de poinçon
qui gravoit les lettres sur la cire, dont les tablettes étoient enduites, & les Grecs,
par la même analogie, appelloient cet instrument
« Leibnitz a si bien fait attention à ces singularités, qu’il les remarque comme des faits constans : il en donne plusieurs exemples dans sa langue. Mais quelle en pourroit être la cause ? Celle que j’entrevois ne paroîtra peut-être satisfaisante ; savoir que les dents étant la plus immobile des parties organiques de la voix, la plus ferme des lettres dentales, le a été machinalement employé pour désigner la fixité ; comme pour désigner le creux & la cavité, on emploie le
kou lecqui s’opere vers la gorge le plus creux & le plus cave des organes de la voix. Quant à la lettres, qui se joint volontiers aux autres articulations, elle est ici, ainsi qu’elle est souvent ailleurs comme un augmentatif plus marqué, tendant à rendre la peinture plus forte ».
D’où lui vient cette propriété ? c’est que la nature de cette articulation consistant à
intercepter le son sans arrêter entierement l’air, elle opere une sorte de sifflement qui
peut être continué & prendre une certaine durée. Ainsi, dans le cas où elle est suivie
de t, il semble que le mouvement explosif du sifflement soit arrêté
subitement par la nouvelle articulation, ce qui peint en effet la fixité ; & dans le
cas où il s’agit de s c, le mouvement de sibilation paroît designer
l’action qui tend à creuser & à pénétrer profondément, comme on le sent par
l’articulation r, qui tient à la racine de la langue.
«
N, la plus liquide de toutes les lettres, est la lettre caractéristique de ce qui agit sur le liquide :no,ναῦς ,navis, navigium,νέφος ,nubes, nuage,&c.De même
fl, composé de l’articulation labiale & sifflantef& de la liquidel, est affecté au fluide, soit ignée, soit aquatique, soit aërien, dont il peint assez bien le mouvement ;flamma, fluo, flatus, fluctus, &c.φλόξ ,flamme;φλέψ ,veine où coule le sang;φλεγέθων ,fleuve brûlant d’enfer, &c. ou à ce qui peut tenir du liquide par sa mobilité ;flyen anglois,mouche&voler, flight, fuir, &c.Leibnitz remarque que si l’
sy est jointe,swestdissipare, dilatare ; sl, estdilabi vel labi cùm recessu: il en cite plusieurs exemples dans sa langue, auxquels on peut joindre en angloisslide, slink, slip, &c.On peint la rudesse des choses extérieures par l’articulation
r, la plus rude de toutes ; il n’en faut point d’autre preuve que les mots de cette espece :rude, âpre, âcre, roc, rompre, racler, irriter, &c.Si la rudesse est jointe à la cavité, on joint les deux caractéristiques,
scabrosus. Si la rudesse est jointe à l’échappement, on a joint de même deux caractéristiques propres :frangere, briser, breche, phurouphour, c’est à-direfrangere. On voit par ces exemples que l’articulation labiale, qui peint toujours la mobilité, la peint rude parfrangere, & douce parfluere…La même inflexion
rdétermine le nom des choses qui vont d’un mouvement vîte, accompagné d’une certaine force ;rapide, ravir, rouler, racler, rainure, raie, rota, rheda, ruere, &c. Aussi sert-elle souvent aux noms des rivieres dont le cours est violent ;Rhin, Rhône, Heridanus, Garonne, Rha(le Volga),Araxes, &c.
Valor ejus, dit Heuselius en parlant de cette lettre,erit egressus rapidus & vehemens, tremulans & strepidans ; hinc etiam affert affectum vehementem rapidumque. C’est la seule observation raisonnable qu’il y ait dans le systeme absurde que cet auteur s’est formé sur les propriétés chimériques qu’il attribue à chaque lettre… ».
Toutes ces remarques, & mille autres que l’on pourroit faire & justifier par des
exemples sans nombre, nous montrent bien que la nature agit primitivement sur le langage
humain, indépendamment de tout ce que la réflexion, la convention ou le caprice y peuvent
ensuite ajouter ; & nous pouvons établir comme un principe, qu’il y a de certains
mouvemens des organes appropriés à désigner une certaine classe de choses de même espece
ou de même qualité. Déterminés par différentes circonstances, les hommes envisagent les
choses sous divers aspects : c’est le principe de la différence de leurs idiomes ; fenestra exprimoit chez les Latins le passage de la lumiere ; ventana en Espagne désigne le passage des vents ; janella en
langue portugaise, marque une petite porte ; croisée en françois,
indique une ouverture coupée par une croix. Partout c’est la même chose, envisagée ici par
son principal usage, là par ses inconvéniens, ailleurs par une relation accidentelle, chez
nous par sa forme. Mais la chose une fois vûe, l’homme, sans convention, sans s’en
appercevoir, forme machinalement ses mots les plus semblables qu’il peut aux objets
signifiés. C’est à peu-près la conclusion de M. le président des Brosses, qui continue
ainsi :
« Publius Nigidius, ancien grammairien latin (il étoit contemporain de Cicéron), poussoit peut-être ce système trop loin lorsqu’il vouloit l’appliquer, par exemple, aux pronoms personnels, & qu’il remarquoit que dans les mots
ego&nosle mouvement organique se fait avec un retour intérieur sur soi-même, au lieu que dans les motstu&vosl’inflexion se porte au-dehors vers la personne à qui on s’adresse ; mais il est du moins certain qu’il rencontre juste dans la reflexion générale qui suit :Nomina verbaque non positu fortuito, sed quddam vi & ratione naturae facta esse P. Nigidius in grammaticis commentariis docet, rem sanè in philosophiae dissertationibus celebrem. quaeri enim solitum apud Philosophosφύσει τὰ ὀνόματα sintἢ θέσει ,naturâ nomina sint an impositione. In eam rem multa argumenta dicit, cur videri possint verba naturalia magis quâm arbitraria. … Nam sicuti cùm adnuimus & abnuimus, motus quidem ille vel capitis vel oculorum à naturà rei quam significat non abhorret ; ita in vocibus quasi gestus quidam oris & spiritûs naturalis est. Eadem ratio est in graecis quoque vocibus quam esse in nostris animadvertimus. A Gell.lib. X. cap. jv.Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver des termes de figure & de signification semblables dans les langues de peuples fort différens les uns des autres, qui ne paroissent avoir jamais eu de communication ensemble ».
Toutes les nations sont inspirées par le même maître, & d’ailleurs tous les idiomes
descendent d’une même langue primitive, voyez Langue. C’est assez pour établir des radicaux communs à toutes les langues
postérieures, mais ce n’est pas assez pour en conclure une liaison immédiate. Ces radicaux
prouvent que les mêmes objets ont été vûs sous les mêmes aspects, & nommés par des
hommes semblablement organisés ; mais la même maniere de construire est ce qui prouve
l’affinité la plus immédiate, sur-tout quand elle se trouve réunie avec la similitude des
mots radicaux. (B. E. R. M.)
OPTATIF, adj. (Gramm.) une proposition optative est
celle qui énonce un souhait, un desir vif. Cet adjectif se prend substantivement dans la
grammaire grecque, pour désigner un mode qui est propre aux verbes de cette langue.
L’optatif est un mode personnel & oblique, qui renferme en soi
l’idée accessoire d’un souhait.
Il est personnel, parce qu’il admet toutes les terminaisons relatives aux personnes, au moyen desquelles il se met en concordance avec le sujet.
Il est oblique, parce qu’il ne peut servir qu’à constituer une proposition incidente,
subordonnée à un antécédent qui n’est qu’une partie de la proposition principale. Par-là
même, c’est un mode mixte comme le subjonctif ; parce que cette idée accessoire de
subordination & de dépendance, qui est commune à l’une & à l’autre, quoique
compatible avec l’idée essentielle du verbe, n’y est pourtant pas puisée, mais lui est
totalement étrangere. Au reste, l’optatif est doublement mixte,
puisqu’il ajoute à la signification totale du subjonctif, l’idée accessoire d’un souhait,
qui n’est pas moins étrangere à la nature du verbe. Voyez Mode
& Oblique.
Cette remarque me paroît bien plus propre à fixer l’optatif après le
subjonctif dans l’ordre des modes, que la raison alleguée par la méthode grecque de P. R.
lib. VIII. ch. x. d’après la doctrine d’Apollone d’Alexandrie, lib. III. ch. xxix. L’optatif en général admet les mêmes
différences de tems que le subjonctif.
Quelques auteurs de rudimens pour la langue latine, avoient cru autrefois qu’à
l’imitation de la langue grecque, il falloit y admettre un optatif,
& l’on y trouvoit doctement écrit : optativo modo, tempore praesenti
& imperfecto, utinam amarem, plut à Dieu que j’aimasse !
&c. Mais puisque, comme le dit la grmmaire générale, part. II.
ch. xvj. & comme le démontre la saine raison,
« Ce n’est pas seulement la maniere différente de signifier qui peut être fort multipliée, mais les différentes inflexions qui doivent faire les modes » ;
il est évident qu’il n’est pas moins absurde de vouloir trouver dans les verbes latins,
un optatif semblable à celui des verbes grecs, qu’il ne l’est de vouloir
que nos noms aient six cas comme les noms latins, ou que dans au-dessus de tous les Théologiens, suprà ou ante omnes
theologos.
« C’est, dit M. du Marsais (
art.Datif), abuser de l’analogie, & n’en pas connoître le véritable usage, que d’en tirer de pareilles inductions ».
ORAISON, s. f. DISCOURS, s. m. (Synonym.) ces deux mots en grammaire
signifient également l’enonciation de la pensée par la parole ; c’est
en quoi ils sont synonymes.
Dans le discours on envisage surtout l’analogie & la ressemblance
de l’énonciation avec la pensée énoncée.
Dans l’oraison, l’on fait plus attention à la matiere physique de
l’énonciation, & aux signes vocaux qui y sont employés. Ainsi, lorsque l’on dit en
grec aeternus est Deus, en françois, Dieu est éternel, en italien,
eterno è Iddio, en allemand, Gott ist ewig ; c’est
toujours le même discours, parce que c’est toujours la même pensée
énoncée par la parole, & rendue avec la même fidélité ; mais l’oraison est différente dans chaque énonciation, parce que la même pensée n’est
pas rendue partout par les mêmes signes vocaux. Legi tuas litteras, tuas
legi litteras, litteras tuas legi, c’est encore en latin le même discours, parce que c’est l’énonciation fidele de la même pensée ; mais quoique
les mêmes signes vocaux soient employés dans les trois phrases, l’oraison n’est pourtant pas tout-à-fait la même, parce que l’ensemble physique de
l’énonciation varie de l’une à l’autre.
Le discours est donc plus intellectuel ; ses parties sont les mêmes
que celles de la pensée, le sujet, l’attribut, & les divers complémens nécessaires
aux vues de l’énonciation. Voyez Sujet, Attribut, Régime, &c. il est du ressort de la Logique.
L’oraison est plus matérielle ; ses parties sont les différentes
especes de mots, l’interjection, le nom, le pronom, l’adjectif, le verbe, la
préposition, l’adverbe, & la conjonction, que l’on nomme aussi les
parties d’oraison.
Voyez Mot. Elle suit les lois de la Grammaire.
Le style caractérise le discours, & le rend
précis ou diffus, élevé ou rampant, facile ou embarrassé, vif ou froid, &c. La diction caractérise l’oraison,
& fait qu’elle est correcte ou incorrecte, claire ou obscure. Voyez
Elocution, au commencement.
L’étymologie peut servir à confirmer la distinction que l’on vient d’établir entre discours & oraison. Le mot discours, en latin discursus, vient du verbe discurere, courir de place en place, ou d’idée en idée ; parce que l’analyse de
la pensée, qui est l’objet du discours, montre, l’une après l’autre,
les idées partielles, & passe en quelque maniere de l’une à l’autre. Le mot oraison est tiré immédiatement du latin oratio, formé
d’oratum, supin d’orare ; & orare a une premiere origine dans le génitif oris, du nom os, bouche, qui est le nom de l’instrument organique du matériel de la
parole : orare, faire usage de la bouche pour énoncer sa pensée ; oratio, la matiere physique de l’énonciation.
J’ajouterai ici ce qu’a écrit M. l’abbé Girard sur la différence des trois mots harangue, discours, oraison : quoiqu’il prenne ces mots relativement à
l’éloquence, on verra néanmoins qu’il met entre les deux derniers une distinction de
même nature que celle que j’y ai mise moi-même.
« La
harangue, dit-il, (Synon. fr.) en veut proprement au coeur ; elle a pour but de persuader &d’émouvoir ; sa beauté consiste à être vive, forte, & touchante. Le discourss’adresse directement à l’esprit ; il se propose d’expliquer & d’instruire ; sa beauté est d’être clair, juste & élégant. L’oraisontravaille à prévenir l’imagination ; son plan roule ordinairement sur la louange ou sur la critique ; sa beauté consiste à être noble, délicate & brillante.Le capitaine fait à ses soldats une
harangue, pour les animer au combat. L’académicien prononce undiscours, pour développer ou pour soutenir un systeme. L’orateur prononce uneoraisonfunebre, pour donner à l’assemblée une grande idée de son héros.La longueur de la
haranguerallentit quelquefois le feu de l’action. Les fleurs dudiscoursen diminuent souvent les graces. La recherche du merveilleux dans l’oraisonfait perdre l’avantage du vrai. »
Ainsi, il en est du discours & de l’oraison
dans le langage des Rhéteurs, comme dans celui des Grammairiens : de part & d’autre
le discours est pour l’esprit, parce qu’il en représente les pensées ;
l’oraison est pour l’imagination, parce qu’elle représente d’une
maniere matérielle & sensible. (B. E R. M.)
ORAL, adj. (Gramm.) Dans l’usage ordinaire, oral
veut dire qui s’expose de bouche ou de vive voix ; & on l’emploie
principalement pour marquer quelque chose de différent de ce qui est écrit : la
tradition orale, la tradition écrite.
En Grammaire, c’est un adjectif qui sert à distinguer certains sons ou certaines articulations des autres élémens semblables.
Un son est oral, lorsque l’air qui en est la matiere sort entierement
par l’ouverture de la bouche, sans qu’il en reflue rien par le nez : une articulation
est orale, quand elle ne fait refluer par le nez aucune partie de
l’air dont elle modifie le son. Tout son qui n’est point nasal est oral ; c’est la même chose des articulations.
On appelle aussi voyelle ou consonne orale, toute
lettre qui représente ou un son oral ou une articulation orale.
Voyez Lettre, Voyelle, Nasal (B. E. R. M.)
ORDINAL, adj. (Gram.) on nomme ainsi en Grammaire tout mot qui sert à
déterminer l’ordre des individus. Il y en a de deux sortes, des adjectifs & des
adverbes.
Les adjectifs ordinaux sont premier, second ou deuxieme, troisieme, quatrieme, cinquieme, &c. dernier.
Les adverbes ordinaux sont premierement,
secondement ou deuxiemement, troisiemement, quatriemement ;
cinquiemement, &c l’adverbe dernierement n’est point ordinal comme l’adjectif dernier, il signifie depuis peu de tems : l’adverbe ordinal correspondant à
dernier, est remplacé par en dernier lieu, enfin,
&c. Voyez Nombre. (B. E. R. M.)
ORTHOGRAPHE, s. f. ce mot est grec d’origine : rectus, & du verbe scribo ou pingo. Ce nom par sa valeur étymologique,
signifie donc peinture ou représentation réguliere.
Dans le langage des Grammairiens, qui se sont approprié ce terme, c’est ou la
représentation
Il ne peut y avoir qu’un seul système de principes pour peindre la parole, qui soit le
meilleur & le véritable ; car il y auroit trop d’inconvéniens à trouver bons tous ceux
que l’on peut imaginer. Cependant on donne également le nom d’orthographe à tous les systèmes d’écriture que différens auteurs ont publiés ;
& l’on dit l’orthographe de Dubois, de Meigret, de Pelletier, de
Ramus, de Rambaud, de Lesclache, de Lartigaut, de l’abbé de Saint-Pierre, de M. du
Marsais, de M. Duclos, de M. de Voltaire, &c. pour désigner les
systèmes particuliers que ces écrivains ont publiés ou suivis. C’est que la régularité
indiquée par l’étymologie du mot, n’est autre chose que celle qui suit nécessairement de
tout corps systématique de principes, qui réunit tous les cas pareils sous la même
loi.
Aussi n’honore-t-on point du nom d’orthographe, la maniere d’écrire des
gens non instruits, qui se rapprochent tant qu’ils peuvent de la valeur alphabétique des
lettres, qui s’en écartent en quelque cas, lorsqu’ils se rappellent la maniere dont ils
ont vû écrire quelques mots ; qui n’ont & ne peuvent avoir aucun égard aux différentes
manieres d’écrire qui résultent de la différence des genres, des nombres, des personnes,
& autres accidens grammaticaux ; en un mot, qui n’ont aucun principe stable, & qui
donnent tout au hasard : on dit simplement qu’ils ne savent pas l’orthographe ; qu’ils n’ont point d’ortographe ; qu’il n’y en a
point dans leurs écrits.
Si tout système d’orthographe n’est pas admissible, s’il en est un qui
mérite sur tous les autres une préférence exclusive ; seroit-il possible d’en assigner ici
le fondement, & d’indiquer les caracteres qui le rendent reconnoissable ?
Une langue est la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par
la voix. C’est la notion la plus précise & la plus vraie que l’on puisse donner des
langues, parce que l’usage seul en est le législateur naturel, nécessaire & exclusif.
Voyez Langue, au comm. D’où vient cette nécessité, de ne
reconnoître dans les langues que les décisions de l’usage ? C’est qu’on ne parle que pour
être entendu ; que l’on ne peut être entendu, qu’en employant les signes dont la
signification est connue de ceux pour qui on les emploie ; qu’y ayant une nécessité
indispensable d’employer les mêmes signes pour tous ceux avec qui l’on a les mêmes
liaisons, afin de ne pas être surchargé par le grand nombre, ou embarrassé par la
distinction qu’il faudroit en faire, il est également nécessaire d’user des signes connus
& autorisés par la multitude ; & que pour y parvenir, il n’y a pas d’autre moyen
que d’employer ceux qu’emploie la multitude elle-même, c’est-à-dire, ceux qui sont
autorisés par l’usage.
Tout ce qui a la même fin & la même universalité, doit avoir le même fondement, &
l’écriture est dans ce cas. C’est un autre moyen de communiquer ses pensées, par la
peinture des sons usuels qui en constituent l’expression orale. La pensée étant purement
intellectuelle, ne peut être représentée par aucun signe matériel ou sensible qui en soit
le type naturel : elle ne peut l’être que par des signes conventionnels, & la
convention ne peut être autorisée ni connue que par l’usage. Les productions de la voix ne
pouvant être que du ressort de l’ouie, ne peuvent pareillement être représentées par
aucune des choses qui ressortissent au tribunal des autres sens, à moins d’une convention
qui établisse entre les élémens de la voix & certaines figures visibles, par exemple,
la relation nécessaire pour fonder cette signification. Or, cette convention est de même
Il y aura peut être des articles de cette convention qui auroient pû être plus généraux, plus analogues à d’autres articles antécédens, plus aisés à saisir, plus faciles & plus simples à exécuter. Qu’importe ? Vous devez vous conformer aux décisions de l’usage, quelque capricieuses & quelque inconséquentes qu’elles puissent vous paroître. Vous pouvez, sans contredit, proposer vos projets en réforme, sur-tout si vous avez soin en en démontrant les avantages, de ménager néanmoins avec respect l’autorité de l’usage national, & de soumettre vos idées à ce qu’il lui plaira d’en ordonner : tout ce qui est raisonné & qui peut étendre la sphere des idées, soit en en proposant de neuves, soit en donnant aux anciennes des combinaisons nouvelles, doit être regardé comme louable & reçu avec reconnoissance.
Mais si l’empressement de voir votre systeme éxécuté, vous fait abandonner l’orthographe usuelle pour la vôtre ; je crains bien que vous ne couriez les risques
d’être censuré par le grand nombre. Vous imitez celui qui viendroit vous parler une langue
que vous n’entendriez pas, sous prétexte qu’elle est plus parfaite que celle que vous
entendez. Que feriez-vous ? Vous ririez d’abord ; puis vous lui diriez qu’une langue que
vous n’entendez pas n’a pour vous nulle perfection, parce que rien n’est parfait,
qu’autant qu’il remplit bien sa destination. Appliquez-vous cette réponse ; c’est la même
chose en fait d’orthographe ; c’est pour les yeux un système de signes
représentatifs de la parole, & ce système ne peut avoir pour la nation qu’il concerne
aucune perfection, qu’autant qu’il sera autorisé & connu par l’usage national, parce
que la perfection des signes dépend de la connoissance de leur signification.
Nul particulier ne doit se flatter d’operer subitement une révolution dans les choses qui
intéressent toute une grande société, sur tout si ces choses ont une existence
permanente ; & il ne doit pas plus se promettre d’altérer le cours des variations des
choses dont l’existence est passagere & dépendante de la multitude. Or, l’expression
de la pensée par la voix est nécessairement variable, parce qu’elle est passagere, &
que par-là elle fixe moins les traces sensibles qu’elle peut mettre dans l’imagination :
verba volant. Au contraire, l’expression de la parole par l’écriture
est permanente, parce qu’elle offre aux yeux une image durable, que l’on se représente
aussi souvent & aussi long-tems qu’on le juge à-propos, & qui par conséquent fait
dans l’imagination des traces plus profondes ; & scripta manent.
C’est donc une prétention chimérique, que de vouloir mener l’écriture parallelement avec
la parole ; c’est vouloir pervertir la nature des choses, donner de la mobilité à celles
qui sont essentiellement permanentes, & de la stabilité à celles qui sont
essentiellement changeantes & variables.
Devons-nous nous plaindre de l’incompatibilité des natures des deux choses qui ont
d’ailleurs entr’elles d’autres relations si intimes ? Applaudissons-nous au contraire, des
avantages réels qui en résultent. Si l’orthographe est moins sujette que
la voix à subir des changemens de forme, elle devient par-là même dépositaire & témoin
de l’ancienne prononciation des mots ; elle facilite ainsi la connoissance des
étymologies, dont on a demontré ailleurs l’importance. Voyez Étymologie.
« Ainsi, dit M. le Président de Brosses, lors même qu’on ne retrouve plus rien dans le son, on retrouve tout dans la figure avec un peu d’examen. …
Exemple. Si je dis que le mot françoissceauvient du latinsigillum, l’identité de signification me porte d’abord à croire que je dis vrai ;l’oreille au contraire, me doit faire juger que je dis faux, n’y ayant aucune ressemblance entre le son soque nous prononçons & le latinsigillum. Entre ces deux juges qui sont d’opinion contraire, je sais que le premier est le meilleur que je puisse avoir en pareille matiere, pourvû qu’il soit appuyé d’ailleurs ; car il ne prouveroit rien seul. Consultons donc la figure, & sachant que l’ancienne terminaison françoise enela été récemment changée eneaudans plusieurs termes, que l’on disoitscel, au lieu desceau, & que cette terminaison ancienne s’est même conservée dans les composés du mot que j’examine, puisque l’on ditcontre scel& non pascontre sceau; je retrouve alors dans le latin & dans le françois la même suite de consonnes ou d’articulation :sglen latin,selen françois, prouvent que les mêmes organes ont agi dans le même ordre en formant les deux mots : par où je vois que j’ai eu raison de déférer à l’identité du sens, plutôt qu’à la contrariété des sons ».
Ce raisonnement étymologique me paroît d’autant mieux fondé & d’autant plus propre à
devenir universel, que l’on doit regarder les articulations comme la partie essentielle
des langues, & les consonnes comme la partie essentielle de leur orthographe. Une articulation differe d’une autre par un mouvement différent du
même organe, ou par le mouvement d’un autre organe ; cela est distinct & distinctif :
mais un son differe à-peine d’un autre, parce que c’est toûjours une simple émission de
l’air par l’ouverture de la bouche, variée à la-vérité selon les circonstances ; mais ces
variations sont si peu marquées, qu’elles ne peuvent opérer que des distinctions fort
légeres. De là le mot de wachter dans son glossaire
germanique : praf. ad Germ. §. X. not. k. linguas à dialectis sic distinguo, ut
differentia linguarum sit à consonantibus, dialectorum a vocalibus. De-là aussi
l’ancienne maniere d’écrire des Hebreux, des Chaldéens, des Syriens, des Samaritains, qui
ne peignoient guere que les consonnes, & qui sembloient ainsi abandonner au gré du
lecteur le choix des sons & des voyelles ; ce qui a occasionné le système des points
massorétiques, & depuis, le système beaucoup plus simple de Masclef.
On pourroit augmenter cet article de plusieurs autres observations
aussi concluantes pour l’orthographe usuelle & contre le
néographisme : mais il suffit, ce me semble, en renvoyant aux articles
Néographe
& Néographisme, d’avertir que l’on peut trouver de fort bonnes choses sur
cette matiere dans les grammaires françoises de M. l’abbé Régnier &
du pere Buffier. Le premier rapporte historiquement les efforts successifs des néographes
françois pendant deux siecles, & met dans un si grand jour l’inutilité, le ridicule
& les inconvéniens de leurs systèmes, que l’on sent bien qu’il n’y a de sûr & de
raisonnable que celui de l’orthographe usuelle : traité de
l’orthogr. pag. 71. Le second discute, avec une impartialité louable & avec
beaucoup de justesse, les raisons pour & contre les droits de l’usage en fait d’orthographe ; & en permettant aux novateurs de courir tous les risques
du néographisme, il indique avec assez de circonspection les cas où les écrivains sages
peuvent abandonner l’usage ancien, pour se conformer à un autre plus approchant de la
prononciation : n°. 185, 209.
Le traité dogmatique de l’orthographe peut se diviser en deux parties :
la lexicographie, dont l’office est de fixer les caracteres élémentaires
& prosodiques qui doivent représenter les mots considérés dans leur état primitif,
& avant qu’ils entrent dans l’ensemble de l’élocution ; & la logographie, dont l’office est de déterminer les caracteres élémentaires qui Voyez Grammaire.
Si l’on trouvoit la chose plus commode, on pourroit diviser ce même traité en trois parties : la premiere exposeroit l’usage des caracteres élémentaires ou des lettres, tant par rapport à la partie principale du matériel des mots, que par rapport aux variations qu’y introduisent les diverses relations qu’ils peuvent avoir dans la phrase ; la seconde expliqueroit l’usage des caracteres prosodiques ; & la troisieme établiroit les principes si délicats, mais si sensibles de la ponctuation.
La premiere de ces deux formes me paroît plus propre à faciliter le coup d’oeil
philosophique sur l’empire grammatical : c’est comme la carte de la région orthographique, réduite à la même échelle que celle de la région orthologique ;
c’est pourquoi l’on en a fait usage dans le tableau général que l’on a donné de la
Grammaire en son lieu.
La seconde forme me semble en effet plus convenable pour le détail des principes de l’orthographe ; les divisions en sont plus distinctes, & le danger des
redites ou de la confusion y est moins à craindre. C’est une carte détaillée ; on peut en
changer l’échelle : il n’est pas question ici de voir les relations extérieures de cette
région, il ne s’agit que d’en connoître les relations intérieures.
L’Encyclopédie ne doit se charger d’aucun détail propre à quelque langue que ce soit en
particulier, fût-ce même à la nôtre. Ainsi l’on ne doit pas s’attendre à trouver ici un
traité de l’orthographe françoise. Cependant on peut trouver dans les
différens volumes de cet ouvrage les principaux matériaux qui doivent y entrer.
Sur les lettres, on peut consulter les articles
Alphabet, Caracteres, Lettres, Voyelles, Consonnes, Initial, & sur-tout les articles de chaque lettre en
particulier. Ajoutez-y ce qui peut se trouver de relatif à l’orthographe
sous les mots
Genre, Nombre, Personne, &c.
Sur les caracteres prosodiques, on peut consulter les articles
Accent, Apostrophe, Cédille, Division, & sur-tout Prosodique.
Sur les ponctuations, comme la chose est commune à toutes les langues, on trouvera à
l’article
Ponctuation tout ce qui peut convenir à cette partie. (B. E.
R. M.)
ORTHOLOGIE, s. f. Ce mot est l’un de ceux que l’on a cru devoir risquer
dans le prospectus général que l’on a donné de la Grammaire, sous le mot
Grammaire : on y a expliqué celui-ci par son étymologie, pour justifier
le sens qu’on y a attaché.
La Grammaire considere la parole dans deux états, ou comme prononcée ou comme écrite :
voilà un motif bien naturel de diviser en deux classes le corps entier des observations
grammaticales. Toutes celles qui concernent la parole prononcée sont de la premiere
classe, à laquelle on peut donner le nom d’Orthologie, parce que c’est
elle qui apprend tout ce qui appartient à l’art de parler. Toutes celles qui regardent la
parole écrite sont de la seconde classe, qui est de tout tems appellée Orthographe, parce que c’est elle qui apprend l’art d’écrire.
On peut voir (art. Grammaire) les premieres
divisions de l’Orthologie, & en suivant les renvois qui y sont
indiqués, descendre à toutes les sous-divisions. Mais ce qu’on a dit du traité de
l’Ortographe (art. Orthographe), on peut le dire ici
de l’Orthologie. La maniere de la traiter qui a été exposée dans le prospectus général de la Grammaire, étoit plus mot
Méthode, en esquissant les livres élémentaires qu’exige celle que j’y
expose. (N. E. R. M.)
P, s. m. c’est la seizieme lettre & la douzieme consonne de notre alphabeth. Nous la
nommons communément pé ; les Grecs l’appelloient pi,
pe, avec un e muet. Les
anciennes langues orientales ne paroissent pas avoir fait usage de cette consonne.
L’articulation représentée par la lettre p, est labiale & forte,
& l’une de celles qui exigent la reunion des deux levres. Comme labiale, elle est
commuable avec toutes les autres de même organe. Voyez Labiale. Comme formée par la réunion des deux levres, elle se change plus
aisément & plus fréquemment avec les autres labiales de cette espece b & m, qu’avec les sémilabiales v &
f.
Voyez B & M. Enfin comme forte, elle a encore plus
d’analogie avec la foible b, qu’avec toutres les autres, & même
qu’avec m.
Cette derniere propriété est si marquée, que quoique l’on écrive la consonne foible, le
méchanisme de la voix nous mene naturellement à prononcer la forte, souvent même sans que
nous y pensions. Quintilien, inst. orat. I. vij. en fait la remarque en
ces termes : Cùm dico obtinuit, secundam B litteram ratio
poscit, aures magis audiunt P. L’oreille n’entend l’articulation forte que parce
que la bouche la prononce en effet, & qu’elle y est contrainte par la nature de
l’articulation suivante t, qui est forte elle-même ; & si l’on
vouloit prononcer b, ou il faudroit insérer après b un
e muet sensible, ce qui seroit ajouter une syllabe au mot obtinuit, ou il faudroit affoiblir le t & dire obdinuit, ce qui ne le défigureroit pas moins. Nous prononçons pareillement optus, optenir. apsent, apsoudre, quoique nous écrivions obtus. obtenir, absent, absoudre. C’est par une raison contraire que nous
prononçons prezbytere, dizjoindre, quoique l’on écrive presbytere, disjoindre ; la seconde articulation b ou j étant foible, nous mene à affoiblir le s & à le
changer en z.
M. l’abbé de Dangeau, opusc. 148. remarque que si dans quelque mot
propre il y a pour finale un b ou un d, comme dans Aminadab ou David, on prononce naturellement Aminadap, Davit, parce que si l’on vouloit prononcer la finale foible, on
seroit nécessité à prononcer un petit e féminin. Mais, dit M. Harduin,
secrétaire perpétuel de l’académie d’Arras, Rem. div. sur la prononc. p.
120,
« il me semble qu’on prononce naturellement & aisément
Aminadab, Davidcomme ils sont écrits. Si nos organes en faisant sonner lebou ledà la fin de ces mots, y ajoutent nécessairement uneféminin, ils l’ajoutent certainement aussi après lepou let, & toute autre consonne articulée ».
Cette remarque est exacte & vraie, & l’on peut en voir la raison article H.
Si l’on en croit un vers d’Ugution, le p étoit une lettre numérale de
même valeur que c, & marquant cent.
P Similem cùm C numerum monstratur habere.
Cependant le p surmonté d’une barre horisontale, vaut, dit-on, 400000 ; c’est une inconséquence dans le système ordinaire : heureusement il importe assez peu d’éclaircir cette difficulté ; nous avons dans le système moderne de la numération, de quoi nous consoler de la perte de l’ancien.
Dans la numération des Grecs, 80.
Les Latins employoient souvent p par abbréviation. Dans les noms
propres, P. veut dire Publius ; dans S.
P. Q. R. c’est populus, & le tout veut dire Senatus Populusque Romanus ; R. P, c’est-à-dire Respublica ;
P. C, c’est Patres conscripti ; C. P, c’est Constantinopolis, &c.
La lettre p sur nos monnoies indique qu’elles ont été frappées à Dijon.
(M. E. R. M.)
PARADIGME, s. m. ce mot vient du grec exemplar, dérivé du verbe manifestè ostendo ; RR. ostendo. Les Grammairiens
se sont approprié le mot paradigme, pour désigner les exemples de
déclinaisons & de conjugaisons, qui peuvent servir ensuite de modeles aux autres mots,
que l’usage & l’analogie ont soumis aux mêmes variations de l’une ou de l’autre
espece. Les paradigmes sont des exemples, des modeles
pour d’autres mots analogues ; & c’est le sens littéral du mot.
Les paradigmes étant principalement destinés à inculquer la regle
générale, par l’image sensible d’une application particuliere proposée comme un objet
d’imitation : M. le Fevre de Saumur, avoit raison, sans doute, de desirer que ces modeles
fussent présentés aux jeunes gens sous une forme agréable & propre à intéresser leur
imagination : il faudroit, selon ses vûes, qu’ils fussent imprimés sur de beau papier, en
beaux caracteres, & dans le format de l’inquarto, afin que chaque
article du paradigme n’occupât qu’une ligne, & qu’on ne fut pas
obligé d’en renvoyer quelque chose à la ligne suivante.
Ces petites attentions peuvent paroître minutieuses à bien des gens, qui prétendent au mérite de ne voir les choses qu’en grand : mais ce qu’il est permis aux spectateurs oisifs d’envisager ainsi, doit être exécuté dans toutes ses parties par les maîtres ; & les meilleurs sont toujours ceux qui analysent le plus exactement les détails. Qu’il me soit donc permis d’ajouter ici quelques observations qui me paroissent intéressantes sous ce point de vûe. Je les rapporterai sur-tout aux élémens de la langue latine ; & l’on en sent bien la raison.
1. Déclinaison. Il est généralement avoué, qu’il y avoit une barbarie
insoutenable dans les anciens rudimens, où les nombres & les cas étoient désignés en
latin, singulariter nominativo, &c. comme si les commençans avoient
déja entendu la langue dans laquelle on prétendoit pourtant les initier par-là même : on
ne sauroit leur parler trop clairement ; & il est singulier qu’on se soit avisé si
tard d’employer leur propre langue pour les instruire.
Une autre méprise, c’est d’avoir joint au paradigme d’un nom, celui de
l’article du même genre ; hoec musa, hujus musae, &c. c’est une
imitation maladroite des paradigmes des déclinaisons grecques, où
l’article paroît plus nécessaire, d’où cependant il est encore plus avantageux de le
retrancher, pour ne pas partager l’attention des commençans en la surchargeant
mal-à-propos ; & c’est le parti que vient de prendre le P. Giraudeau jésuite, dans son
Introduction à la langue grecque. A plus forte raison doit-on
supprimer cette addition superflue dans les paradigmes latins : & si
l’on ne veut y présenter aucun nom, sans en faire connoître le genre aux enfans ; que ce
soit simplement par l’une des lettres initiales m. f ou n, quand le nom est d’un genre déterminé ; par deux de ces lettres & le mot
ou entre deux, il est d’un genre douteux, &c.
Voyez Genre.
On a coutume encore de traduire chaque cas latin, en se servant de notre article défini
le, la, les, pour les noms appellatifs ; de la préposition de pour le génitif ; de à pour le datif, & de de ou par pour Voyez Cas : je voudrois donc que l’on mît simplement après le nominatif
singulier, la signification françoise du nom, en parenthèse, en caracteres différens de
ceux du latin, sans aucun article, & qu’on en fît autant après le nominatif pluriel,
en indiquant la différence d’orthographe qu’exige ce nombre, & marquant soigneusement
le genre du françois dans chacun des deux nombres.
Comme il y a autant d’avantage réel à mettre en parallele les choses véritablement
analogues & semblables, qu’il peut y avoir de danger à comparer des choses qui, sous
les apparences trompeuses de l’analogie, sont véritablement dissemblables ; je crois qu’il
pourroit être de quelque utilité de mettre sur deux colonnes paralleles les cas du
singulier & ceux du pluriel. Alors pour ne pas occuper trop de largeur, on pourroit
mettre la traduction françoise de chaque nombre à la tête des six cas, sous la forme déja
indiquée ; & le format in-octavo devient suffisant.
M. Lancelot, dans l’abrégé de sa Méthode latine, avoit imaginé de faire
imprimer en lettres rouges les terminaisons qui caractérisent chaque cas : mais il me
semble que cette bigarrure n’a d’autre effet que de choquer les yeux, & il paroît que
le public, en applaudissant aux autres vûes de ce sage & laborieux grammairien, n’a
pas approuvé cet expédient, puisqu’on n’en a fait aucun usage dans aucun des livres
élémentaires que l’on a imprimés depuis. Ce sont en effet les explications & les
remarques du maître qui doivent fixer l’attention des disciples sur ces différences ;
voici donc un exemple de ce que je veux dire par rapport aux noms.
J’ai choisi le nom Mensa (Table), parce qu’il exprime une chose connue
de tous les enfans ; au lieu qu’ils apprennent à décliner Musa, sans
savoir ce que c’est qu’une Muse ; ou bien il faut les distraire de leur
analogie, pour leur donner les notions mythologiques que suppose ce nom : c’est un double
inconvénient qu’il faut également éviter, dans les commencemens sur-tout.
Les pronoms personnels ego, tu, sui, peuvent & doivent être
présentés sous le même aspect : & les adjectifs mêmes ne demandent d’autres
différences, que celles que l’on va voir dans l’exemple suivant.
Si un adjectif a dans plusieurs cas une même terminaison pour plusieurs genres, on peut marquer les genres après chaque terminaison ; par exemple :
Dans cet exemple ; on marque les trois lettres, m, f, n, au premier cas
de chaque nombre qui n’a qu’une terminaison pour les trois genres ; les autres qui n’ont
également qu’une terminaison sont de même pour les trois genres.
Ce n’est pas assez d’avoir déterminé la forme qui m’a paru la plus convenable pour les
paradigmes. L’ensemble du système grammatical adopté dans cet ouvrage,
exige encore quelques observations qui auroient dû entrer au mot
Déclinaison ; mais que M. du Marsais ne pouvoit pas prévoir, parce
qu’il n’avoit pas les mêmes idées que moi sur les différentes especes de mots. Voyez Mot.
Je regarde comme deux especes très-différentes les noms & les adjectifs ; voyez Genre, Mot, Nom
& Substantif, & je crois qu’il n’y a de mots qui soient primitivement
& véritablement pronoms, que les trois personnels ego, tu, sui, voyez Pronom. Je conclus de-là que les déclinaisons doivent être partagées en
trois sections : que la premiere doit comprendre les cinq déclinaisons des noms ; la
seconde, les trois pronoms déclinés ; & la troisieme, les déclinaisons des
adjectifs.
I. La premiere déclinaison des noms comprend ceux qui ont le nominatif singulier en a ou en as, en e ou en es : ainsi après la regle propre à chaque espece, il faut un paradigme de chacune. On ajoutera à la fin, comme en exception, le petit nombre de
noms en a qui ont le datif & l’ablatif pluriels en abus, afin que le féminin ne soit pas confondu dans ces cas avec ceux des noms
masculins en us ; si mula avoit formé mulis, comme on le forme de mulus, il y auroit eu équivoque.
La seconde déclinaison comprend les noms en er ou ir,
en um & en us : voilà trois especes & trois
paradigmes. On mettra à la suite la déclinaison de Deus, parce que ce mot étant d’un usage fréquent doit être connu ; & l’on
remarquera l’irrégularité des noms propres en ius, de ceux en eus venus du grec, & de ceux qui changent de genre au pluriel.
La troisieme déclinaison ne peut se diviser qu’en deux classes, les noms masculins &
féminins dans l’une, & les neutres dans l’autre : mais on fera bien de présenter aux
enfans des paradigmes de différentes terminaisons dans chaque classe. Il
faut, je crois, ne faire mention que de peu d’exceptions, parce qu’on ne diroit pas tout,
ou l’on excéderoit les bornes qui conviennent à des élémens.
Dans la quatrieme déclinaison, il suffira de donner un paradigme en us, & un autre en u ; de décliner ensuite domus qui revient fréquemment, & de remarquer quelques noms qui ont le
datif & l’ablatif pluriels en ubus.
La cinquieme déclinaison ne demande qu’un paradigme, & n’a aucune
difficulté.
II. Les trois pronoms ego, tu, sui, doivent être déclinés l’un après
l’autre, sans aucune regle énoncée ; ce sont trois mots particuliers qui ne servent
d’exemple à aucun autre.
III. Il doit y avoir trois déclinaisons des adjectifs, différenciées, comme celles des noms, par le génitif singulier.
La premiere déclinaison comprend les adjectifs dont le génitif singulier est en i pour le masculin, en ae pour le féminin, & en i pour le neutre : l’adjectif masculin se décline comme les noms en er ou ir, ou us de la premiere déclinaison ;
l’adjectif féminin, comme les noms en a de la premiere ; &
l’adjectif neutre, comme les noms en um de la seconde. Après les paradigmes des deux adjectifs pulcher & bonus, il est bon de remarquer que meus, a, um, fait au vocatif
singulier masculin meus ou mi ; que cujus, a, um, suus, a, um, tuus, a, um, & vester, tra, trum,
n’ont point de vocatif, & quelle en est la raison (voyez Vocatif) ; enfin que les adjectifs pluriels ambo &
duo sont hétéroclites, & il sera utile d’en exposer les paradigmes parallelement.
Les adjectifs de la seconde déclinaison ont le génitif singulier en ius
ou en jus pour les trois genres, & ont d’ailleurs beaucoup
d’analogie avec ceux de la premiere.
Ceux dont le génitif est en ius, sont alius, a, ud ;
alter, a, um ; alteruter, tra, trum ; ille, a, ud ; ipse, a, um ; iste, a, ua ; neuter,
tra, trum ; nullus, a, um ; solus, a, um ; totus, a, um ; ullus, a, um ; unus, a, um ;
uter, tra, trum ; uterlibet, utralibet ; utrumlibet ; utervis, utravis, utrumvis ;
uterque, utraque, utrumque. Ils ont tous le génitif singulier en ius, & le datif en i pour les trois genres ; l’accusatif
neutre est semblable au nominatif ; ils n’ont point de vocatif (voyez Vocatif) ; du reste ils se déclinent comme les adjectifs de la premiere
déclinaison. Il est bon de présenter ici les paradigmes de alius, a, ud, de uter, tra, trum, & de solus,
a, um, qui sont distingués par des différences qui se retrouvent dans les autres
adjectifs de la même classe.
Ceux dont le génitif est en jus se déclinent chacun à leur maniere, si
ce n’est que les composés se déclinent comme les primitifs simples ; ainsi il faut
détailler les paradigmes de chacun de ceux-ci : ce sont hic, hoec, hoc ; is, ea, id, & son compose idem, eadem, idem ;
qui, quae, quod, ou, quis, quae, quid ; & à-peu-près douze
composes.
Les adjectifs de la troisieme déclinaison ont le génitif singulier en is pour les trois genres, & se partagent en trois especes.
Ceux de la premiere espece n’ont qu’une terminaison au nominatif singulier pour les trois
genres, comme nostras (de notre pays), teres (rond),
instans (pressant), sapiens (lage), insons (innocent), vecors (lâche), audax
(hardi), simplex (simple), felix heureux), atrox (atroce), trux (cruel). Ils ont le génitif
singulier en is ; le datif en i ; l’accusatif en em pour le masculin & le féminin, & semblable au nominatif pour le
neutre ; le vocatif est entierement semblable au nominatif ; & l’ablatif est en e ou en i : le nominatif, l’accusatif, & le vocatif
pluriels sont en es pour le masculin & le féminin, & en ia pour le neutre ; le génitif en ium, quelquefois en
ûm par syncope ; le datif & l’ablatif en ibus.
Un seul paradigme peut suffire, à-moins qu’on n’aime mieux en donner un
pour les adjectifs qui sont terminés par s, & un autre pour ceux
dont la finale est x.
Ceux de la seconde espece ont deux terminaisons au nominatif singulier, l’une pour le
masculin & le féminin, & l’autre pour le neutre ; les uns sont en is & en e, comme fortis, m. f. forte, n. (courageux) ; les autres sont en or & en
us, comme fortior, m. f. fortius,
n. (plus courageux) ; & ceux-ci sont toujours comparatifs. Ils se déclinent comme les
adjectifs de la premiere espece, si ce n’est que ceux en is font
l’ablatif singulier seulement en i, & que ceux en or ont le nominatif, l’accusatif, & le vocatif pluriels neutres en a, & le génitif en um sans i. Il
faut ici deux paradigmes, l’un pour les adjectifs en is, & l’autre pour ceux en or.
Les adjectifs de la troisieme espece ont trois terminaisons au nominatif singulier, er pour le masculin, is pour le féminin, e pour le neutre, comme celeber, bris, bre (célebre). Ils ont le
vocatif singulier is de la seconde espece. Un seul paradigme suffit ici.
Il peut être utile de donner, après les déclinaisons des adjectifs, la liste de ceux qui
sont indéclinables : les principaux sont 1°. les adjectifs pluriels, tot,
totidem, quot, aliquot, quotcunque, quotquot, quotlibet, quotvis ; 2°. les
adjectifs numéraux collectifs, quatuor, quinque, sex, &c.
On a coutume de regarder comme des pronoms presque tous les adjectifs que je rapporte à
la seconde déclinaison, & quelques-uns qui entrent dans les deux autres, comme meus, tuus, suus, cujus, noster, vester qui sont de la premiere, & cujas, nostras, vestras qui sont de la troisieme : mais ce sont de
véritables & purs adjectifs, comme je le fais voir ailleurs. Voyez Pronom.
II. Conjugaisons. Nos anciens rudimens avoient dans les conjugaisons
des absurdités semblables à celles des déclinaisons : les dénominations des modes, des
tems & des nombres, y étoient en latin ; indicativo modo, tempore
praesenti, singulariter, &c. le pronom personnel étoit exprimé à chaque
personne ; ego amo (j’aime), tu amas (tu aimes), &c. on regardoit la Grammaire greque comme un prototype dont il ne
falloit pas s’écarter ; & en conséquence on avoit imagine un optatif latin ; optativo modo, tempore praesenti & imperfecto, singulariter, utinam
ego amarem ! (plût à Dieu que j’aimasse !) Voyez Optatif.
M. Lancelot, dans l’abrégé de sa Méthode latine, a réformé toutes ces
fautes ; il nomme les tems, les modes & les nombres, en françois ; il supprime les
pronoms personnels ; il retranche le prétendu optatif. Mais ses paradigmes ne me paroissent pas encore avoir toute la perfection désirable.
1°. Il met en parallele les quatre conjugaisons ; & je crois que cette comparaison ne peut que surcharger inutilement l’attention des commençans : c’est à des observations particulieres, ou orales, ou écrites, à assigner les différences des conjugaisons, & à l’exercice à les inculquer. Il me semble qu’il ne faut mettre en colonnes paralleles que les deux nombres de chaque tems, comme on doit y mettre les deux nombres de chaque nom, de chaque pronom, & de chaque adjectif.
2°. Il confond les tems de l’indicatif & du subjonctif, & met de suite ceux qui
ont le même nom dans les deux modes ; après amo, amas, amat, &c.
vient amem, ames, amet ; puis on trouve amabam, amabas,
amabat, &c. suivi d’amarem, amares, amaret, &c. &
ainsi de suite. C’est qu’il regarde les modes en général comme des distinctions
arbitraires & peu essentielles, qui se prennent indistinctement les unes pour les
autres, & tout au plus comme des sous-divisions purement matérielles des mêmes tems.
J’ai apprécié ailleurs ce système (voyez Mode) ; & je crois qu’il est facile de conclure de celui que j’ai
établi, que les modes doivent être séparés les uns des autres dans les paradigmes des verbes. J’en ajouterai ici une raison particuliere : c’est que les
paradigmes doivent présenter les variations du mot sous les points de
vûe les plus propres à fixer les lois usuelles de la Grammaire de chaque langue. Or tous
les tems d’un même mode sont soumis aux mêmes lois grammaticales ; & ces lois sont
différentes pour les tems d’un autre mode, même pour les tems de même denomination : il
est donc plus raisonnable de grouper, pour ainsi dire, par modes les tems d’un même verbe,
que de confondre ces modes dont la distinction est si essentielle pour l’intelligence de
la syntaxe.
3°. Le même auteur traduit en françois les tems latins, & il tombe à ce sujet dans
bien des méprises. amarem (que
j’aimasse, dit-il, ou j’aimerois) ; amavi (j’aimai ou j’ai aimé) : amavissem (que j’eusse ou j’aurois aimé) : or, amarem appartenant au mode subjonctif,
ne peut pas signifier j’aimerois, ni amavissem, j’aurois
aimé ; parce que ce sont des tems du mode suppositif qui manque absolument au
latin. Voyez Mode, Subjonctif, Suppositif . C’est la même méprise par rapport à amavi ;
il présente toujours le passé sous le même aspect, & conséquemment il doit toujours
être rendu en françois de la même maniere, j’ai aimé : notre j’aimai est un tems qui étoit inconnu aux Romains. Voyez Tems. En second lieu, le rudiment de P. R. donne tout à la u : c’est une contradiction frappante qu’il n’est pas possible de croire
que l’usage ait jamais autorisée : quelques exemples mal analysés ont occasionné cette
erreur ; un peu plus d’attention la corrigera ; il n’y a de gérondifs & de supins qu’à
la voix active. Voyez Gérondif, Supin.
Je n’ajouterai pas ici toutes les observations que je pourrois faire sur la dénomination
& l’ordre des tems ; on peut voir le système que j’adopte sur cette matiere, article
Tems. Je me contenterai donc de présenter quelques tems du verbe amo, sous la forme que je crois la plus convenable pour affecter
l’imagination d’une maniere utile.
On peut disposer de même les prétérits & les futurs, au subjonctif comme à
l’indicatif, à la voix passive comme à la voix active. Il y a seulement à observer qu’une
pareille exposition occupant trop de largeur pour une page in-octavo, on
peut prendre le parti de mettre sur la page verso qui est à gauche, les
dénominations générales des tems, disposées comme on le voit ici ; & sur la page recto qui est à droite, le pur paradigme du verbe sur
les deux colonnes paralleles du singulier & du pluriel.
Dans les tems composés, il y a toujours quelques paradigme,
qui, sans cela, occuperoit souvent plus d’espace que n’en comporte la page, &
forceroit à mettre une seule personne en deux lignes. Voici sous cette forme le futur défini antérieur du même mode :
On distingue communément quatre conjugaisons régulieres des verbes latins, différenciées
principalement par la voyelle qui précede le re final du présent de
l’infinitif : c’est un a long dans les verbes de la premiere
conjugaison, amare (aimer) ; c’est un e long dans ceux
de la seconde, monere (avertir) ; c’est un e bref pour
la troisieme, legere (lire) ; & c’est un i long
pour la quatrieme, audire (entendre). On a coutume de donner trois paradigmes à chacune de ces conjugaisons ; l’un, pour les verbes de
terminaison active, soit absolus, soit relatifs ; le second, pour les verbes de la voix
passive ; & le troisieme, pour les verbes déponens. Cela est très-bien ; mais il me
semble qu’il seroit mieux encore de partager en deux especes les verbes de la troisieme
conjugaison, & de mettre dans l’une, ceux qui ont une consonne avant o au présent indéfini de l’indicatif, comme lego, & dans
l’autre, ceux qui ont au même tems un i avant o, comme
capio : dans ce cas, il faudroit trois paradigmes
pour les verbes de la premiere espece, par exemple, lego, legor &
sequor ; il en faudroit pareillement trois pour ceux de la seconde,
par exemple, capio, capior & aggredior : il me
semble que ce n’est pas assez pour les commençans, d’une simple remarque telle que celle
du rudiment de P. R. pag. 46.
On a coutume de mettre à la suite des conjugaisons régulieres, les paradigmes des verbes anomaux ou irréguliers, & l’on fait bien ; mais je
voudrois qu’on le fît avec plus d’ordre, & que l’on suivît celui des conjugaisons
mêmes. Le rudiment de P. R. débute par eo qui est de la quatrieme
conjugaison ; viennent ensuite volo, malo, nolo & fero, qui sont de la troisieme ; puis, possum & prosum, qui tiennent au verbe substantif ; & enfin, edo
& comedo, qui sont encore de la troisieme : c’est un vrai desordre,
& d’ailleurs la liste des anomaux n’est pas complette.
Comme le verbe sum est un auxiliaire nécessaire dans les conjugaisons
régulieres, on doit en trouver le paradigme des le commencement. D’où je
conclus que les irréguliers possum & prosum
doivent être conjugués les premiers de tous les anomaux. Comme il n’y en a point à la
premiere conjugaison, il faut conjuguer ensuite audeo, dont le prétérit
est ausus sum ou fui ; & il servira de paradigme à gaudeo, gavisus sum ou fui, à soleo, solitus sum ou fui, &c. Il y a
un verbe de la troisieme conjugaison qui suit la même anomalie ; c’est fido,
fisus sum ou fui : il faut aussi le conjuguer pour servir de paradigme à ses composés confido, diffido : fio, qui
tient lieu de passif à facio dans ses présens, & qui n’a d’autres
prétérits ni d’autres fero, qui servira de paradigme à tous ses composés, dont il est
bon de détailler les tems primitifs, à cause des métamorphoses de la particule
composante : puis, le verbe edo, qui sera le paradigme
de comedo & exedo : enfin, viendront les trois
verbes volo, malo & nolo. Le verbe eo, étant de la quatrieme conjugaison, ne peut être placé qu’ici ; & il sera
suivi immédiatement de la conjugaison du défectif memini, qui sera le
paradigme de novi, coepi, odi.
Je n’ajouterai plus qu’un mot qui est général. C’est 1°. qu’au-dessous de chaque paradigme il est bon de donner une liste alphabétique de plusieurs mots
soumis à la même analogie, afin de fournir aux commençans de quoi s’exercer sur le paradigme, & en même tems pour leur apprendre autant de mots latins,
noms, adjectifs, ou verbes. 2°. Il me semble que la regle particuliere sera placée plus
convenablement après le paradigme qu’avant ; elle ne peut être bien
entendue qu’en ce lieu, & c’est d’ailleurs l’ordre naturel, les regles analogiques
n’étant que les résultats de l’usage. S’il y a donc des regles communes à toutes les
déclinaisons des noms ou des adjectifs, ou à toutes les conjugaisons des verbes, il en
faut réserver l’exposition pour la fin : ce sont comme les corrollaires de tout le détail
qui précede.
Il est aisé d’appliquer aux paradigmes de quelque langue que ce soit,
ce que je viens de dire de ceux de la langue latine, en observant ce que le génie propre
de chaque langue exige de particulier, soit en plus, soit en moins. (M. B. R.
M.)
PARAGOGE, s. f. (Gram.) du grec deductio, issue ; mot formé du verbe grec
deducere, mettre dehors :
RR. ex, & duco. La paragoge est
un métaplasme ou figure de diction, par l’addition d’une lettre ou d’une syllabe à la fin
du mot : amarier, dicier, pour amari, dici ; egomet, tute,
quisnam, hicce, pour ego, tu, quis, hic. C’est par une paragoge que les Latins ont formé decem de septem de &c. C’est donc une des causes qui contribuent à
l’altération des mots, lors de leur passage M.E.R.M.)
PARENTHESE, s. f. on donne le nom de parenthese à une proposition
isolée, qui est insérée dans une autre dont elle interrompt la suite, voyez
Hyperbate, n°. 3. Je rapporterai ici
un trait de l’oraison funebre de Henri de Bourbon, prince de Condé, part.
III. par le P. Bourdaloue : on y verra une parenthese courte,
vive, utile, & tenant au fond de la matiere, quoique détachée de la constitution
méchanique & analytique du discours principal où elle est insérée. On ne doit se les
permettre que de la même maniere.
« C’étoit,
dit l’orateur, un homme solide, dont toutes les vûes alloient au bien, qui ne se cherchoit point lui-même, & qui se seroit fait un crime d’envisager dans les désordres de l’état sa considération particuliere (maxime si ordinaire aux grands) ; qui ne vouloit entrer dans les affaires que pour les finir, dans les mouvemens de division & de discorde que pour les calmer, dans les intrigues & les cabales de la cour que pour les dissiper ».
On donne encore le nom de parenthese aux deux crochets dont on se sert
pour marquer la phrase intervenue dans le discours principal, tels qu’on les voit avant
& après les mots ci-dessus (maxime si ordinaire aux grands). Le
premier crochet se nomme la parenthese ouverte ; le second, la parenthese fermée. B. E. R. M.
Parfait, adj. quelquefois pris substantivement : on dit en termes de Grammaire le prétérit parfait, ou simplement le parfait : ainsi amavi, j’ai aimé, est, dit-on, le parfait de l’indicatif ; amaverim, que j’aye aimé, est celui
du subjonctif ; amavisse, avoir aimé, est celui de l’infinitif. On
verra (article
Temps), que celui dont il s’agit ici, est un prétérit indéfini, parce
que faisant abstraction de toutes les époques, il peut être rapporté tantôt à l’une,
& tantôt à l’autre, selon l’exigence des cas. Quant au nom de parfait dont on l’a décoré, ce n’est pas que les Grammairiens y ayent vu plus de
perfection que dans d’autres temps ; ce n’a été que par opposition
avec le prétendu prétérit que l’on a appellé imparfait, parce que l’on
y démêloit encore, quoique confusément, quelque chose qui n’étoit point passé, mais
présent. Voyez Prétérit. (B. E. R. M.)
PARTICIPE, s. m. (Gram.) le participe est un mode
du verbe qui présente à l’esprit un être indéterminé, désigné seulement par une idée
précise de l’existence sous un attribut, laquelle idée est alors envisagée comme l’idée
d’un accident particulier communicable à plusieurs natures. C’est pour cela qu’en grec,
en latin, en allemand, &c. le participe reçoit
des déterminaisons relatives aux genres, aux nombres & aux cas, au moyen desquelles
il se met en concordance avec le sujet auquel on l’applique ; mais il ne reçoit nulle
part aucune terminaison personnelle, parce qu’il ne constitue dans aucune langue la
proposition principale : il n’exprime qu’un jugement accessoire qui tombe sur un objet
particulier qui est partie de la principale. Quos ab urbe discedens
Pompeïus erat adhortatus. Caes. I. civil. Discedens est ici la
même chose que tùm cùm discedebat ou discessit ; ce
qui marque bien une proposition incidente : la construction analytique de cette phrase
ainsi résolue, est, Pompeïus erat adhortatus eos (au lieu de quos) tùm cùm discessit ab urbe ; la proposition
incidente discessit ab urbe est liée par la conjonstion cùm à l’adverbe antécédent tùm (alors, lors) ; & le tout, tùm cùm discessit
ab urbe (lorsqu’il partit de la ville), est la totalité du complément
circonstanciel du tems du verbe abhortatus. Il en sera ainsi de tout
autre participe, qui pourra toujours se décomposer par un mode
personnel & un mot conjonctif, pour constituer une proposition incidente.
Le participe est donc à cet égard comme les adjectifs : comme eux, il
s’accorde en genre, en nombre, & en cas avec le nom auquel il est appliqué ; &
les adjectifs expriment comme lui des additions accessoires qui peuvent s’expliquer par
des propositions incidentes : des hommes savans, c’est-à-dire, des hommes qui sont savans. En un mot le participe est
un véritable adjectif, puisqu’il sert, comme les adjectifs, à détérminer l’idée du sujet
par l’idée accidentelle de l’évenement qu’il exprime, & qu’il prend en conséquence
les terminaisons relatives aux accidens des noms & des pronoms.
Mais cet adjectif est aussi verbe, puisqu’il en a la signification, qui consiste à
exprimer l’existence d’un sujet sous un attribut ; & il reçoit les diverses
inflexions temporelles qui en sont les suites nécessaires : le présent, precans (priant) ; le prétérit, precatus (ayant prié) ; le
futur, précaturus (devant prier.).
On peut donc dire avec vérité que le participe est un adjectif-verbe, ainsi que je l’ai insinué dans quelque autre article, où j’avois
besoin d’insister sur ce qu’il a de commun avec les adjectifs, sans vouloir perdre de
vûe sa nature indestructible de verbe ; & c’est précisément parce que sa nature
tient de celle des deux parties d’oraison, qu’on lui a donné le nom de participe. Ce n’est point exclusivement un adjectif qui emprunte par accident
quelque propriété du verbe, comme Sanctius semble le décider (min. I.
xv.) ; ce n’est pas non plus un verbe qui emprunte accidentellement quelque
propriété de l’adjectif ; c’est une sorte de mot dont l’essence comprend nécessairement
les deux natures, & l’on doit dire que les participes sont ainsi
nommés, quoi qu’en dise Sanctius, quòd partem (naturae suae) capiant à verbo, partem à nomine, ou plûtôt ab
adjectivo.
M. l’Abbé Girard (tom. I. disc. II. pag. 70) trouve à ce sujet de la
bizarrerie dans les Grammairiens :
« Comment, dit-il, après avoir décidé que les infinitifs, les gérondifs & les
participessont les uns substantifs & les autres adjectifs, osent-ils les placer au rang des verbes dans leurs méthodes, & en faire des modes de conjugaison » ?
Je viens de le dire ; le participe est verbe, parce qu’il exprime
essentiellement l’existence d’un sujet sous un attribut, ce qui fait qu’il se conjugue
par tems : il est adjectif, parce que c’est sous le point de vûe qui caractérise la
nature des adjectifs, qu’il présente la signification fondamentale qui le fait verbe ;
& c’est ce point de vûe propre qui en fait dans le verbe un mode distingué des
autres, comme l’infinitif en est un autre, caractérise par la nature commune des noms.
Voyez Infinitif.
Priscien donne, à mon sens, une plaisante raison de ce que l’on regarde le participe comme une espece de mot différente du verbe : c’est, dit-il, quòd & casus habet quibus caret verbum, & genera ad similitudinem
nominum, nec modos habet quos continet verbum (lib. II. de
oratione) : sur quoi je ferai quatre observations.
1°. Que dans la langue hébraïque il y a presque à chaque personne des variations relatives aux genres, même dans le mode indicatif, & que ces genres n’empêchent pas les verbes hébreux d’être des verbes.
2°. Que séparer le participe du verbe, parce qu’il a des cas &
des genres comme les adjectifs ; c’est comme si l’on en séparoit l’infinitif, parce
qu’il n’a ni nombres, ni personnes, comme le verbe en a dans les autres modes ; ou comme
si l’on en séparoit l’impératif, parce qu’il n’a pas autant de tems que participe du verbe, par la raison qu’il a un
caractere propre qui l’empêche d’être confondu avec les autres modes. Que penser d’une
pareille logique ?
3°. Qu’il est ridicule de ne vouloir pas regarder le participe comme
appartenant au verbe, parce qu’il ne se divise point en mode comme le verbe. Ne peut-on
pas dire aussi de l’indicatif, que nec modos habet quos continet
verbum ? N’est-ce pas la même chose de l’impératif, du suppositif, du subjonctif,
de l’optatif, de l’infinitif pris à part ? C’est donc encore dans Priscien un nouveau
principe de logique, que la partie n’est pas de la nature de tout, parce qu’elle ne se
subdivise pas dans les mêmes parties que le tout.
4°. On doit regarder comme appartenant au verbe tout ce qui en conserve l’essence, qui
est d’exprimer l’existence d’un sujet sous un attribut (voyez Verbe) ; & toute autre idée accessoire qui ne détruit point
celle-là, n’empêche pas plus le verbe d’exister, que ne font les variations des
personnes & des nombres. Or le participe conserve en effet la
propriété d’exprimer l’existence d’un sujet sous un attribut, puisqu’il admet les
différences de tems qui en sont une suite immédiate & nécessaire (voyez
Tems). Priscien, par conséquent avoit tort de séparer le participe du verbe, par la raison des idées accessoires qui sont ajoûtées à
celle qui est essentielle au verbe.
J’ajoûte qu’aucune autre raison n’a dû faire regarder le participe
comme une partie d’oraison différente du verbe : outre qu’il en a la nature
fondamentale, il en conserve dans toutes les langues les propriétés usuelles. Nous
disons en françois, lisant une lettre, ayant lû une lettre, comme je lis ou j’ai lû une lettre ; arrivant ou étant arrivé des champs à la ville, comme j’arrive ou
j’étois arrivé des champs à la ville. En grec & en latin, le
complément objectif du participe du verbe actif se met à l’accusatif,
comme quand le verbe est dans tout autre mode : diliges Dominum Deum tuum (vous aimerez le
Seigneur votre Dieu) ; de même, diligens Dominum Deum tuum (aimant le Seigneur votre
Dieu). Perizonius (sanct. min. I. xv. not. 1.) prétend qu’il en est de
l’accusatif mis après le participe latin, comme de celui que l’on
trouve après certains noms verbaux, comme dans quid tibi hanc rem curatio
est, ou après certains adjectifs, comme omnia similis, coetera
indoctus ; & que cet accusatif y est également complément d’une préposition
sousentendue : ainsi de même que hanc rem curatio veut dire propter hanc rem curatio, que omnia similis, c’est secundum omnia similis, & que coetera indoctus
signifie circa coetera indoctus, ou selon l’interprétation de
Perizonius même, in negotio quod attinet ad coetera indoctus ; de même
aussi amans uxorem signifie amans ergà uxorem ou in negotio quod attinet ad uxorem. La principale raison qu’il en
apporte, c’est que l’accusatif n’est jamais régi immédiatement par aucun adjectif, &
que les participes enfin sont de véritables adjectifs, puisqu’ils en
reçoivent tous les accidens, qu’ils se construisent comme les adjectifs, & que l’on
dit également amans uxoris & amans uxorem, patiens
inediae & patiens inediam.
Il est vrai que l’accusatif n’est jamais régi immédiatement par un adjectif qui n’est
qu’adjectif, & qu’il ne peut être donné à cette sorte de mot aucun complément
déterminatif, qu’au moyen d’une préposition exprimée ou sous-entendue. Mais le participe n’est pas un adjectif pur ; il est aussi verbe, puisqu’il se
conjugue par tems & qu’il exprime l’existence d’un sujet sous un attribut. Pour
quelle raison la syntaxe le considéreroit-elle comme un adjectif plûtôt que comme
verbe ? Je sais bien que si elle le faisoit en effet, il faudroit bien en convenir &
admettre ce principe, participes actifs. On ne trouve aucun exemple où
le complément objectif du participe soit amené par une préposition ;
& si l’on en rencontre quelqu’un où ce complément paroisse être au génitif, comme
dans patiens inediae, uxoris amans, c’est alors le cas de conclure que
ce génitif n’est pas le complément immédiat du participe, mais celui
de quelqu’autre nom sous-entendu qui sera lui-même complément du participe.
Usus vulgaris, dit Perizonius lui-même (ibid.) quodammodo distinxit, participii praesentis significationem
ratione constructionis, seu, prout genitivo vel accusativo jungitur. Nam patiens
inediae quum dicunt veteres, videmur significare eum qui oequo animo
soepius patitur vel facile potest pati : at patiens inediam, qui uno
actu aut tempore volens nolens patitur. Il dit ailleurs (Min. III.
x. 2.) : Amans virtutem adhibetur ad notandum . . . proesens illud
temporis momentum quo quis virtutem amat ; at amans virtutis usurpatur ad perpetuum virtutis amorem in homine aliquo significandum.
Cette différence de signification attachée à celle de la syntaxe usuelle, prouve
directement que l’accusatif est le cas propre qui convient au complément objectif du participe, puisque c’est celui que l’on emploie, quand on se sert de ce
mode dans le sens même du verbe auquel il appartient ; au lieu que quand on veut y
ajoûter l’idée accessoire de facilité ou d’habitude, patiens inediae signifie facilè
patiens omnia incommoda inediae, & que amans virtutis veut
dire de more amans omnia negotia virtutis. Alors patiens & amans sont des présens pris dans le sens
indéfini, & actuellement rapportes à toutes les époques possibles : au lieu que dans
patiens inediam & amans virtutem, ce sont des
présens employés dans un sens défini, & rapportés ou à une époque actuelle, ou à une
époque anterieure, ou à une epoque postérieure, selon les circonstances de la phrase.
Voyez Tems & Présent.
Eh ! il faut bien convenir que le participe conserve la nature du
verbe, puisque tout verbe adjectif peut se décomposer, & se décompose en effet par
le verbe substantif : auquel on joint comme attribut le partibipe du
verbe décompoté. Que dis-je ? le système complet de, tems auroit exigé dan les verbes
latins neuf tems simples, savoir trois présens, trois prétérits, & trois futurs ;
& il y a quantite de verbe, qui n’ont de simples que les présens : tels sont les
verbes déponens, dont les prétérits & les futurs simples sont remplacés par le
prétérit & le futur du participe avec les présens simple du verbe
auxiliaire ; & comme on peut également remplacer les présen, par celui du participe avec les présens simples du même verbe auxiliaire : voici sous
un seul coup-d’oeil l’analyse complette de, neuf tems de l’indicatif, par exemple, du
verbe precor.
Les verbes les plus riches en tems simples, comme les verbes actifs relatifs, n’ont
encore que des futurs composés de la même maniere ; amaturus sum, amaturus
eram, amaturus ero : & ces futurs composés exprimant des points de vûe
nécessaires à la plénitude du système des tems exigé par l’essence du verbe, il est
nécessaire aussi de reconnoître que le participe qui entre dans ces
circonlocutions est de même nature que le verbe dont il dérive ; autrement les vûes du
système ne seroient pas effectivement remplies.
Sanctius, & après lui Scioppius, prétendent que tout participe
est indistinctement de tous les tems ; & M. Lancelot a presque approuvé cette
doctrine dans sa méthode latine. La raison générale qu’ils alleguent
tous en faveur de cette opinion, c’est que chaque participe se joint à
chaque tems du verbe auxiliaire, ou même de tout autre verbe, au présent, au prétérit,
& au futur. Je n’entrerai pas ici dans le détail immense des exemples qu’on allegue
pour la justification de ce système : cependant comme on pourroit l’appliquer aux participes de toutes les langues, j’en farai voir le foible, en
rappellant un principe qui est essentiel, & dont ces Grammairiens n’avoient pas une
notion bien exacte.
Il faut considérer deux choses dans la signification générale des tems ; 1°. un rapport d’existence à une époque, 2°. l’époque même qui est le terme de comparaison. L’existence peut avoir à l’époque trois sortes de rapports ; rapport de simultanéité, qui caractérise les présens ; rapport d’antériorité, qui caractérise les prétérits ; & rapport de postériorité, qui caractérise les futurs : ainsi une partie quelconque d’un verbe est un présent quand il exprime la simultanéité de l’existence à l’égard d’une époque ; c’est un prétérit, s’il en exprime l’antériorité, & c’est un futur, s’il en exprime la postériorité.
On distingue plusieurs especes ou de présens, ou de prétérits, ou de futurs, selon la
maniere dont l’époque de comparaison y est envisagée. Si l’existence Voyez Tems.
Cela pose, l’origine de l’erreur de Sanctius vient de ce que les tems du participe sont indéfinis, qu’ils font abstraction de toute époque, & qu’on
peut, en conséquence, les rapporter tantôt à une époque & tantôt à une autre,
quoique chacun de ces tems exprime constamment la même relation d’existence à l’époque.
Ce sont ces variations de l’époque qui ont fait croire qu’en effet le même tems du participe avoit successivement le sens du présent, celui du prétérit,
& celui du futur.
Ainsi l’on dit, par exemple, sum metuens (je suis craignant, ou je crains), metuens eram (j’étois craignant, ou je craignois), metuens ero (je serai craignant, ou je craindrai) ; & ces expressions marquent toutes ma crainte
comme présente à l’egard des diverses époques désignées par le verbe substantif, époque
actuelle designee par sum, epoque antérieure désignée par eram, epoque posterieure désignée par ero.
Il en est de même de tous les autres tems du participe : egressurus
sum (je suis devant sortir), c’est-à-dire, actuellement ma sortie est future ;
egressurus eram (j’étois devant sortir), c’est-à-dire par exemple,
quand vous êtes arrivé ma sortie étoit future ; egressurus ero (je
serai devant sortir), c’est-à-dire par exemple, je prendrai mes mesures quand ma sortie
sera future : où l’on voit que ma sortie est toujours envisagée comme future, & à
l’égard de l’époque actuelle sum, & à l’égard de l’époque antérieure
marquée par eram, & à l’égard de l’époque postérieure marquée par
ero.
Ce ne sont donc point les relations de l’époque à l’acte de la parole, qui déterminent
les présens, les prétérits & les futurs ; ce sont les relations de l’existence du
sujet à l’époque même. Or tous les tems du participe étant indéfinis,
expriment une relation déterminée de l’existence du sujet à une époque indéterminée, qui
est ensuite caractérisée par le verbe qui accompagne le participe.
Voilà la grande regle pour expliquer tous les exemples d’où Sanctius prétend inférer que
les participes ne sont d’aucun tems.
Il faut y ajouter encore une observation importante. C’est que plusieurs mots, participes dans l’origine, sont devenus de purs adjectifs, parce que
l’usage a supprimé de leur signification l’idée de l’existence qui caractérise les
verbes, & conséquemment toute idée de tems ; tels sont en latin, sapiens, cautus, doctus, &c. en françois, plaisant, déplaisant,
intriguant, intéressé, poli, &c. Or il peut arriver encore qu’il se trouve
des exemples où de vrais participes soient employés comme purs
adjectifs, avec abstraction de l’idée d’existence, & par conséquent, de l’idée du
tems : mais loin d’en conclure que ces participes, qui au fond ne le
sont plus quoiqu’ils en conservent la forme, sont de tous les tems ; il faut dire au
contraire qu’ils ne sont d’aucun tems, parce que les tems supposent l’idée de
l’existence, dont ces mots sont dépouillés par l’abstraction. Vir patiens
inediae, vir amans virtutis, c’est comme vir fortis, vir amicus
virtutis.
Il n’y a en grec ni en latin aucune difficulté de syntaxe par rapport au participe, parce que ce mode est déclinable dans tous ses tems par genres, par
nombres & par cas, & qu’en vertu du principe d’identité il s’accorde en tous ces
accidens avec son sujet immédiat. Notre syntaxe à cet égard n’est pas aussi simple que
celle de ces deux langues, parce qu’il me semble qu’on n’y a pas démêlé avec autant de
précision la véritable nature de chaque mot. Je vais tâcher de mettre cette matiere dans
son vrai jour : & sans recourir à l’autorité de Vaugelas, de Ménage, du pere
Bouhours, ni de M. l’abbé Régnier, parce que l’usage a déja changé depuis eux ; je
prendrai pour guides MM. d’Olivet & Duclos, témoins éclairés d’un usage plus récent
& plus sûr, & sur-tout de celui de l’académie françoise où ils tiennent un rang
si distingué : ils me permettront de consulter en même tems la Philosophie qu’ils ont
eux-mêmes consultée, & d’employer les termes que les vûes de mon système grammatical
m’ont fait adopter. Voyez les opuscules sur la langue
françoise, & les remarques de M. Duclos sur la
Grammaire générale.
On a coutume de distinguer dans nos verbes deux sortes de participes
simples ; l’un actif & toujours terminé en ant, comme aimant, souffrant, unissant, prenant, disant, faisant, voyant, &c. l’autre
passif, & terminé de toute autre maniere, comme aimé, souffert, uni,
pris, dit, fait, vû, &c.
Art. I.
« Le
participe(actif), dit le pere Buffier (Gramm. franç. n°. 542.), reçoit quelquefois avant soi la particuleen ;commeen parlant, en lisant, &c. c’est ce que quelques-uns appellentgérondif. N’importe quel nom on lui donne, pourvû qu’on sache que cette particuleendevant unparticipeactif signifielorsque, tandis que».
Il me semble que c’est traiter un peu cavalierement une distinction qui intéresse
pourtant la Philosophie plus qu’il ne paroît d’abord. Les gérondifs, en latin, sont des
cas de l’infinitif (voyez Gérondif) ; & l’infinitif, dans cette langue & dans toutes les
autres, est un véritable nom, ou pour parler le langage ordinaire, un vrai nom
substantif (voyez Infinitif). Le participe au contraire est
un mode tout différent de l’infinitif ; il est adjectif. Le premier est un nom-verbe ;
le second est un adjectif-verbe. Le premier ne peut être appliqué grammaticalement à
aucun sujet, parce qu’un nom n’a point de sujet ; & c’est pour cela qu’il ne reçoit
dans nul idiome aucune des terminaisons par lesquelles il pourroit s’accorder avec un
sujet : le second est applicable à un sujet, parce que c’est une propriété essentielle à
tout adjectif ; & c’est pour cela que dans la plûpart des langues il reçoit les
mêmes terminaisons que les adjectifs, pour se prêter, comme eux, aux lois usuelles de la
concordance. Or il n’est assurément rien moins qu’in différent pour l’exactitude de
l’analyse, de savoir si un mot est un nom ou un adjectif, & par conséquent si c’est
un gérondif ou un participe.
Que le verbe terminé en ant puisse ou ne puisse pas être précédé de
la préposition en, M. l’abbé Girard le traite également de gérondif ;
& c’est un mode, dit-il (vrais princ. disc. VIII. tom. ij.
pag. 5.),
« fait pour lier (l’événement) à une autre événement comme circonstance & dépendance ».
Mais que l’on dise, cela étant vous sortirez, ou cela
posé vous sortirez ; il me semble que étant & pose expriment également une circonstance & une dépendance de vous sortirez : cependant M. l’abbé Girard regarde étant comme
un gérondif, & posé comme un participe. Son
analyse manque ici de l’exactitude qu’il a tant annoncée.
D’autres grammairiens, plus exacts en ce point que le pere Buffier & l’abbé Girard,
ont bien senti que nous avions gérondif & participe en ant ; mais, en assignant des moyens méchaniques pour les reconnoître, ou
ils s’y sont mépris, ou ils nous en ont laissé ignorer les caracteres distinctifs.
« Nos deux
participesAimant, dit la&AiméGrammaire générale(part. II. ch. xxij.), en tant qu’ils ont le même régime que le verbe, sont plutôt des gérondifs que desparticipes».
Il est évident que ce principe est erronné. Nous ne devons employer dans notre
Grammaire françoise le mot de gérondif, qu’autant qu’il exprimera la
même idée que dans la Grammaire latine d’où nous l’empruntons ; & ce doit être la
même chose du mot participe : or en latin, le participe & le gérondif avoient également le même régime que le verbe ;
& l’on disoit legendi, legendo ou legendum libros,
legens ou lecturus libros, comme legere ou
lego libros. D’ailleurs, il y a assurément une grande différence de
sens entre ces deux phrases, je l’ai vû parlant à son fils, & je l’ai vû en parlant a son fils ; c’est que parlant,
dans la premiere, est un participe, & qu’il est gérondif dans la
seconde, comme on en convient assez aujourd’hui, & comme je le ferai voir
tout-à-l’heure : cependant c’est de part & d’autre le même matériel, & c’est de
part & d’autre parlant à son fils, comme on diroit parler à son fils ou il parloit à son fils.
M. Duclos a connu toutes ces méprises, & en a nettement assigné l’origine ; c’est
la ressemblance de la forme & de la terminaison du gérondif avec celle du participe.
« Cependant, dit-il (
rem. sur le ch. xxj. de la II. part. de la Gramm. gén.) quelque semblables qu’ils soient quant à la forme, ils sont de différente nature, puisqu’ils ont un sens différent. Pour distinguer le gérondif duparticipe, ajoute-t-il un peu plus bas, il faut observer que’le gérondif marque toujours une action passagere, la maniere, le moyen, le tems d’une action subordonnée à une autre. Exemple :en riant, on dit la vérité. En riant, est l’action passagere & le moyen de l’action principale de dire la vérité.Je l’ai vû en passant. En passant, est une circonstance de tems ; c’est-à-dire,lorsque je passois. Leparticipemarque la cause de l’action, ou l’état de la chose. Exemple :les courtisans préférant leur avantage particulier au bien général, ne donnent que des conseils intéressés. Préférant, marque la cause de l’action, & l’état habituel de la chose dont on a parlé ».
J’oserai cependant remarquer 1°. que quand ces caracteres conviendroient
incontestablement aux deux especes, & qu’ils seroient incommunicables, ce ne seroit
pas ceux que devroit envisager la Grammaire, parce que ce sont des vûes totalement
métaphysiques, & qui ne tiennent en rien au système de la Grammaire générale : 2°.
qu’il me semble que le gérondif peut quelquefois exprimer la cause de l’action &
l’état de la chose ; & qu’au contraire on peut énoncer par le participe une action passagere & le tems d’une action subordonnée. Par
exemple, en remplissant toujours vos devoirs & en sermant constamment
les yeux sur les désagrémens accidentels de votre place, vous captiverez enfin la
bienveillance de vos supèrieurs : les deux gérondifs en
remplissant & en fermant expriment l’état habituel où l’on
exige ici que soit le subalterne, & ils énoncent en même tems la cause qui lui
procurera la bienveillance des supérieurs. Que l’on d.se aucontraire, mon
pere sortant de sa ma son, des inconnus enleverent à ses yeux le meilleur de ses
amis ; le mot sortant a un sujet qui n’est qu’à
lui, mon pere, & e’est par conséquent un participe ; cependant il n’exprime qu’une action passagere, & le tems de
l’action principale, qui est fixé par l’epoque de cette action subordonnée. L’exemple
que j’ai cité des le commencement d’après Cesar, quos ab urbe discedens
Pompeius erat adhortatus, sert encore mieux à confirmer ma pensée : discedens est sans contredit un participe, & il n’exprime
en effet qu’une circonstance de tems de l’événement exprimé par erat
adhortatus. Or les caracteres distinctifs du gérondif & du participe doivent être les mêmes dans toutes les langues, ou les Grammairiens
doivent changer leur langage.
Je crois donc que ce qui doit caractériser en effet le gérondif & le participe actif, c’est que le gérondif, dont la nature en au fond la même que
celle de l’infinitif, est un véritable nom ; au lieu que le participe
actif, comme tout autre participe, est un veritable adjectif. De-là
vient que notre gérondif peut être employé comme complément de la préposition en, ce qui caractérise un véritable nom ; en riant, on dit
la vérité : que quand la préposition n’est point exprimée, elle est du-moins
sous-entendue, & qu’on peut la suppléer ; allant à la campagne je l’ai
rencontré, c’est-à-dire, en allant à la campagne je l’ai
rencontré : enfin, que le gérondif n’a jamais de sujet auquel il soit
immédiatement appliqué, parce qu’il n’est pas dans la nature du nom d’avoir un sujet. Au
contraire notre partcipe actif est toujours appliqué immédiatement à
un sujet qui lui est propre, parce qu’il est adjectif, & que tout adjectif suppose
essentiellement un sujet auquel il se rapporte.
Notre gérondif est toujours simple, & il est toujours au présent ; mais c’est un
présent indéfini qui peut s’adapter à toutes les époques : en riant, je
vous donne un avis sérieux ; en riant, je vous ai donné un avis sérieux ; en riant, je
vous donnerai un avis sérieux.
Au contraire notre participe actif admet les trois différences
générales de tems, mais toujours dans le sens indéfini & relativement à une époque
quelconque : donnant est au présent indéfini ; ayant
donné est au prétérit indéfini ; devant donner est au futur
indéfini ; & par-tout c’est le participe actif.
M. Duclos prétend qu’en beaucoup d’occasions le gérondif & le participe peuvent être pris indifféremment l’un pour l’autre ; & il cite en
exemple cette phrase : les hommes jugeant sur l’apparence, sont sujets à se
tromper : il est assez indifférent, dit-il, qu’on entende dans cette proposition,
les hommes en jugeant
qui jugent sur l’apparence. Pour moi je ne
crois point du tout la chose indifférente : si l’on regarde jugeant
comme un gérondif, il me semble que la proposition indique alors les cas où les hommes
sont sujets à se tromper, c’est en jugeant, in judicando, lorsqu’ils
jugent sur l’apparence ; si jug ant est un participe, la proposition enonce par-là la cause pourquoi les hommes sont sujets
à se tromper, c’est que cela est le lot ordinaire des hommes qui
jugent sur l’apparence : or il y a une grande différence entre ces deux points de
vûe, & un homme délicat, qui voudra marquer l’un plutôt que l’autre, se gardera bien
de se servir d’un tour équivoque ; il mettra la préposition en avant
le gérondif, ou tournera le participe par qui,
conformement à l’avis même de M. Duclos.
Il n’est plus question d’examiner aujour d’hui si nos participes
actifs sont déclinables, c’est-à-dire, s’ils prennent les inflexions des genres &
des nombres. Ils en étoient autrefois susceptible ; mais aujourd’hui ils sont absolument
indéclinables Si l’on lit, une maison appartenante a Pythius, une requête
tendante aux fins, &c. ces prétendus participes doivent
plutôt être regardés comme de purs adjectifs qui sont dérivés du verbe, & semblables
dans leur construction à quantité d’autres adjectifs, comme utile à la
santé, nécessaire à la vie, docile aux bons avis, &c. C’est ainsi que
l’académie françoise elle-même le décida le 3 Juin 1679 (opuse. pag
343.), & cette décision est d’une vérité frappante : car il est évident que
dans les exemples allegues, & dans tous ceux qui seront semblables, on n’a égard à
aucune circonstance de tems, ce qui est pourtant essentiel dans les participes.
Au reste l’indéclinabilité de nos participes actifs ne doit point
empecher qu’on ne les regarde comme de vrais adjectifs-verbes : cette in déclinabilité
leur est accidentelle, puisqu’anciennement il, se déclinoient ; & ce qui est
accidentel ne change point la nature indestructible des mots. Les adjectifs numéraux quatuor, quinque, six, septem, &c. & en françois, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, &c. plusieurs, ne
sont pas moins adjectifs, quoiqu’ils gardent constamment la même forme : les verbes de
la langue franque ne laissent pas d’etre des verbes, quoique l’usage ne leur ait accordé
ni nombres, ni personnes, ni modes, ni tems.
Si la plûpart de nos grammairiens ont confondu le gerondif françois avec le présent du
participe actif, trompés en cela par la ressemblance de la forme
& de la terminaison ; on est tombé dans une meprise toute pareille au sujet de notre
participe passif simple, que l’on a confondu avec le supin de nos
verbes actifs, parce qu’ils ont aussi le même matériel.
Je ne doute point que ce ne soit, pour bien des grammairiens, un véritable paradoxe, de
vouloir trouver dans nos verbes un supin proprement dit : mais je prie ceux qui seront
prévenus contre cette idée, de prendre garde que je ne suis pas le premier qui l’ai mise
en avant, & que M. Duclos, dans ses remarques sur le ch. xxj. de la II.
part. de la Gramm. gén. indique assez nettement qu’il a du-moin, entrevû que ce
systeme peut devenir probable.
« A l’égard du supin, dit-il, si nous en voulons reconnoître en françois, je crois que c’est le
participepassif indéclinable, joint à l’auxiliaireavoir».
que dit ici cet habile académicien n’est qu’une espece de doute qu’il propose ; mais c’est un doute dont ne se seroit pas avise un grammairien moin ; accoutumé à déméler les nuances les plus delicates, & moins propre à approfondir la vraie nature des choses.
Ce n’est point par la forme extérieure ni par le simple matériel des mots qu’il faut
juger de leur nature ; autrement on risqueroit de passer d’erreur en erreur & de
tomber souvent dans des difficultés inexplicables. Le, la, les, leur, ne sont-ils pas quelquefois des
articles & d’autres fois des pronoms ? Si est adverbe modificatif
dans cette phrase : Bourdaloue est si éloquent qu’il enleve les
coeurs ; il est adverbe comparatif dans celle-ci : Alexandre n’est
pas si grand que César ; il est conjonction hypothétique dans celle-ci : si ce livre est utile, je serai content ; & dans cette autre : je ne sai si mes vûes réussiront. La ressemblance matérielle de notre
supin avec notre participe passif, ne peut donc pas être une raison
suffisante pour rejetter cette distinction, sur-tout si on peut l’établir sur une
différence réelle de service, qui seule doit fixer la diversité des especes.
Il faut bien admettre ce principe dans la Grammaire latine, puisque le supin y est
absolument semblable au participe passif neutre, & que cette
similitude n’a pas empêché la distinction, parce qu’elle n’a pas confondu les usages. Le
supin y a toujours été employé comme un nom, parce que ce n’est en effet qu’une forme
particuliere de l’infinitif (voyez Supin) : quelquefois il est sujet d’un verbe, fletum
est (avoir pleuré est) on a pleuré (voyez Impersonnel) ; d’autres fois il est complément objectif d’un verbe,
comme dans cette phrase de Varron, me in Arcadiâ scio spectatum suem,
dont la construction est erga me scio spectatum suem in Arcadiâ, (je
sai avoir vu), car la méthode latine de P. R. convient que spectatum est pour spectasse, & elle a raison ;
enfin, dans d’autres occurrences, il est complément d’une préposition du-moins
sous-entendue, comme quand Salluste dit, nec ego vos ultum injurias
hortor, c’est-à-dire, ad ultum injurias. Au lieu que le participe a toujours été traité & employé comme adjectif, avec les
diversités d’inflexions exigées par la loi de la concordance.
C’est encore la même chose dans notre langue ; & outre les différences qui
distinguent essentiellement le nom & l’adjectif, on sent aisément que notre supin
conserve le sens actif, tandis que notre participe a véritablement le
sens passif. J’ai lû vos lettres : si l’on veut analyser cette phrase,
on peut demander j’ai quoi ? & la réponse fait dire j’ai lû ; que l’on demande ensuite, lû quoi ? on répondra, vos lettres : ainsi lû est le complement immédiat de
j’ai, comme lettres est le complement immédiat de
lû. Lû, comme complément de j’ai, est donc un mot
de même espece que lettres, c’est un nom ; & comme ayant lui-même
un complément immédiat, c’est un mot de la même espece que j’ai, c’est
un verbe relatif au sens actif. Voilà les vrais caracteres de l’infinitif, qui est un
nom-verbe (voyez Infinitif) ; & conséquemment ceux du supin, qui n’est rien autre
chose que l’infinitif tous une forme particuliere (voyez Supin).
Que l’on dise au contraire, vos lettres lues, vos lettres étant lues, vos
lettres sont lues, vos lettres ayant été lues, vos lettres ont été lues, vos lettres
devant être lues, vos lettres doivent être lues, vos lettres seront lues, &c.
On sent bien que lues a dans tous ces exemples le sens passif ; que
c’est un adjectif qui, dans sa premiere phrase, se rapporte à lettres
par apposition, & qui dans les autres, s’y rapporte par attribution ; que par-tout
c’est un adjectif mis en concordance de genre & de nombre avec lettres ; & que c’est ce qui doit caractériser le participe qui, comme je l’ai déjà dit, est un adjectif-verbe.
Il paroît qu’en latin le sens naturel & ordinaire du supin est d’être un prétérit :
nous venons de voir il n’y a qu’un moment le supin spectatum, employé
pour spectasse, ce qui est nettement indiqué par scio, & justement reconnu par Lancelot. J’ai présenté ailleurs (Impersonnel) l’idée d’une conjugaison, dont on a peut-être tort de ne
rien dire dans les paradigmes des méthodes, & qui me semble établir d’une maniere
indubitable que le supin est un prétérit ; ire
est (on va), ire erat (on alloit), ire erit (on ira), sont les trois présens de cette conjugaison, &
répondent aux présens naturels eo, ibam, ibo ; itum est (on est allé),
itum erat (on étoit allé), itum erit (on sera
allé), sont les trois prétérits qui répondent aux prétérits naturels ivi,
iveram, ivero ; enfin eundum est (on doit aller), eundum erat (on devoit aller), eundum erit (on devra aller),
sont les trois futurs, & ils répondent aux futurs naturels iturus, a,
um sum, iturus eram, iturus ero : or on retrouve dans chacune de ces trois
especes de tems, les mêmes tems du verbe substantif auxiliaire, & par conséquent les
especes doivent être caractérisées par le mot radical qui y sert de sujet à
l’auxiliaire ; d’où il suit qu’ire est le présent proprement dit, itum le prétérit, & eundum le futur, & qu’il
doit ainsi demeurer pour constant que le supin est un vrai prétérit dans la langue
latine.
Il en est de même dans notre langue ; & c’est pour cela que ceux de nos verbes qui
prennent l’auxiliaire avoir dans leurs prétérits, n’en emploient que
les présens accompagnés du supin qui désigne par lui-même le prétérit ; j’ai lu, j’avois lu, j’aurai lu, comme si l’on disoit j’ai
actuellement, j’avois alors, j’aurai alors
par-devers moi l’acte d’avoir lu ; en latin, habeo,
habebam, ou habebo lectum ou legisse. En
sorte que les différens présens de l’auxiliaire servent à différencier les époques
auxquelles se rapporte le prétérit fondamental & immuable, énoncé par le supin.
C’est dans le même sens que les mêmes auxiliaires servent encore à former nos prétérits
avec notre participe passif simple, & non plus avec le supin,
comme quand on dit en parlant de lettres, je les ai lues, je les avois
lues, je les aurai lues, &c. La raison en est la même : ce participe passif est fondamentalement prétérit, & les diverses époques
auxquelles on le rapporte, sont marquées par la diversité des présens du verbe
auxiliaire qui l’accompagne ; je les ai lues, je les avois lues, je les
aurai lues, &c. c’est comme si l’on disoit en latin, eas lectas
habeo, ou habebam, ou habebo.
Il ne faut pas dissimuler que M. l’abbé Regnier, qui connoissoit cette maniere
d’interpreter nos prétérits composés de l’auxiliaire & du participe passif, ne la croyoit point exacte.
«
Quam habeo amaram, selon lui,gramm. fran. in-12. p. 467. in-4°. p. 493. ne veut nullement direque j’ai a mée; il veut seulement direque j’aime(quam habeo caram). Que si l’on vouloit rendre le sens du françois en latin par le verbehabere, il faudroit dire,quam habui amatam; & c’est ce qui ne se dit point. »
Mais il n’est point du tout nécessaire que les phrases latines par lesquelles on
prétend interpréter les gallicismes, ayent été autorisées par l’usage de cette langue :
il suffit que chacun des mots que l’on y emploie ait le sens individuel qu’on lui
suppose dans l’interprétation, & que ceux à qui l’on parle conviennent de chacun de
ces sens. Ce détour peut les conduire utilement à l’esprit du gallicisme que l’on
conserve tout entier, mais dont on disseque plus sensiblement les parties sous les
apparences de la latinité. Il peut donc être vrai, si l’on veut, que quam
habeo amatum, vouloit dire dans le bel usage des Latins, que
j’aime, & non pas que j’ai aimée ; mais il n’en demeure pas
moins assuré que leur participe passif étoit essentiellement prétérit,
puisqu avec les prétérits de l’auxiliaire sum il forme les prétérits
passifs ; & il faut en conclure, que sans l’autorité de l’usage qui vouloit quam amavi, & qui n’introduit pas d’exacts synonymes, quam habeo amatam auroit signifié la même chose : & cela suffit aux vûes
d’une interprétation qui après tout est purement hypothétique.
Quelques-uns pourront se défier encore de cette distinction du supin actif & du participe passif, dont le matériel est si semblable dans notre langue,
qu’ils auront peine à croire que l’usage ait prétendu les distinguer. Pour lever ce
scrupule je ne répéterai point ce que j’ai déjà dit de la nécessité de juger des mots
par leur destination, plutôt que par leur forme ; je me contenterai de remonter à
l’origine de cette similitude embarrassante. Il paroit que nous avons en cela imité tout
simplement les Latins, chez qui le supin laudatum, par exemple, ne
differe en rien du participe passif neutre, de sorte que ces deux
parties du verbe ne different en effet que parce que le supin paroît indéclinable, &
que le participe passif est déclinable par genres, par nombres &
par cas ; ce dont nous avons retenu tout ce que comporte le génie de notre langue.
La difficulté n’est pas encore levée, elle n’est que passée du françois au latin ;
& il faut toujours en venir à l’origine de cette ressemblance dans la langue latine.
Or il y a grande apparence que le participe en us,
qui passe communément pour passif, & qui l’est en effet dans les écrivains qui nous
restent du bon siecle, a pourtant commencé par être le prétérit du participe actif : de sorte que comme on distinguoit alors, sous une forme
simple, les trois tems généraux de l’infinitif, le présent amare, le
prétérit amavisse ou amasse, & le futur amassere, voyez Infinitif ; de même distinguoit-on ces trois tems généraux dans le participe actif, le présent amans (aimant), le
prétérit amatus (ayant aimé), & le futur amaturus (devant aimer) : on peut même regarder cette convenance d’analogie
comme un motif favorable à cette opinion, si elle se trouve étayée d’ailleurs ; &
elle l’est en effet tant par des raisons analogiques & étymologiques, que par des
faits positifs.
La premiere impression de la nature dans la dérivation des mots, amene communément
l’uniformité & la régularité d’analogie : ce sont des causes subordonnées, locales
ou momentanées, qui introduisent ensuite l’anomalie & les exceptions : il n’est donc
pas dans l’ordre primitif que le supin amatum ait le sens actif, &
que le participe qui lui est si semblable, amatus, a,
um, ait le sens passif ; ils ont dû appartenir tous deux à la même voix dans
l’origine, & ne différer entre eux que comme different un adjectif & un nom
abstrait semblable au neutre de cet adjectif, par exemple l’adjectif bonus,
a, um, & le nom abstrait bonum. Mais il est constant que le
futur du participe actif, amaturus, a, um, est formé
du supin amatum, & d’ailleurs que ce supin se trouve par-tout avec
le sens actif : il est donc plus probable qu’amatus, a, um, étoit
anciennement de la voix active, qu’il n’est croyable qu’amatum ni amaturus ayent appartenu à la voix passive.
Ce premier raisonnement acquiert une force en quelque sorte irrésistible, si l’on
considere que le participe en us a conservé le sens
actif dans plusieurs verbes de conjugaison active, comme successus,
juratus, rebellatus, ausus, gavisus, solitus, moestus, confisus, meritus, &
une infinité d’autres que l’on peut voir dans Vossius, anal. IV. 13.
ce qui est le fondement de la conjugaison des verbes communément appellés neutres-passifs, voyez Neutre ; verbes irréguliers par rapport à l’usage le plus universel,
mais peut-être plus réguliers que les autres par rapport à l’analogie primitive.
On lit dans Tite-Live, lib. II. c. xlij. Moti irà numinis causam nullam
aliam vates canebant publicè privatimque, nunc extis, nunc per aves consulti, quàm
haud ritè sacra fieri. Le Clerc, art. crit. part. I. sect. I. c. x.
n. 2. cite ce passage comme un exemple d’anomalie, parce que selon lui, vates non consuluntur extis & avibus, sed ipsi per exta & aves
consulunt deos. consulti a dans Tite-Live le sens actif, & qu’il l’avoit
ordinairement, parce qu’un écrivain comme Tite-Live ne donne pas dans un contresens
aussi absurde que le seroit celuid’employer un mot passif pour un mot actif : mais le
Clerc ne prenoit pas garde que les participes en us
des verbes neutres-passifs ont tous le sens actif.
Outre ceux-là, tous les déponens sont encore dans le même cas, & le participe en us y a le sens actif ; precatus
(ayant prié), secutus (ayant suivi), usus (ayant
usé), &c. Il y en a plusieurs entre ceux-ci dont le participe est usité dans les deux voix, & l’on peut en voir la preuve dans
Vossius, anal. IV. 11. mais il n’y en a pas un seul dont le participe n’ait que le sens passif.
Telle est constamment la premiere impression de la nature : elle destine d’abord les
mots qui ont de l’analogie dans leur formation, à des significations également analogues
entre elles ; si elle se propose l’expression de sens différens & sans analogie
entre eux, quoiqu’ils portent sur quelque idée commune, il ne reste dans les mots que ce
qu’il faut pour caractériser l’idée commune, mais la diversité des formations y marque
d’une maniere non équivoque, la diversité des sens individuels adaptés à cette idée
commune. Ainsi, pour ne pas sortir de la matiere présente, le verbe allemand loben (louer), fait au supin gelobet (loué), & au
prétérit du participe passif gelobter (ayant été
loué) : lob est le radical primitif qui exprime l’action individuelle
de louer, & ce radical se retrouve par-tout ; la particule
prépositive ge, que l’on trouve au supin & au participe passif, désigne dans tous deux le prétérit ; mais l’un est terminé en
et, parce qu’il est de la voix active, & l’autre est terminé en
ter, parce qu’il est de la voix passive.
Il est donc à présumer que la même régularité naturelle exista d’abord dans le latin,
& qu’elle n’a été alterée ensuite que par des causes subalternes, mais dont
l’influence n’a pas moins un effet infaillible : or comme nous n’avons eu avec les
Latins un commerce capable de faire impression sur notre langage, que dans un tems où le
leur avoit déjà adopté l’anomalie dont il s’agit ici, il n’y a pas lieu d’être surpris
que nous l’ayons adoptée nous-mêmes ; parce que personne ne raisonne pour admettre
quelque locution nouvelle ou étrangere, & qu’il n’y a dans les langues de
raisonnable que ce qui vient de la nature. Mais nonobstant la ressemblance matérielle de
notre supin actif, & du prétérit de notre participe passif,
l’usage les distingue pourtant l’un de l’autre par la diversité de leurs emplois,
conformément à celles de leur nature : & il ne s’agit plus ici que de déterminer les
occasions où l’on doit employer l’un ou l’autre, car c’est à quoi se réduit toute la
difficulté dont Vaugelas disoit, remarq. clxxxiv. qu’en toute la
grammaire françoise il n’y a rien de plus important ni de plus ignoré.
Pour y procéder méthodiquement, il faut remarquer que nous avons, 1°. des verbes
passifs dont tous les tems sont composés de ceux de l’auxiliaire substantif être & du participe passif ; 2°. des verbes absolus, dont
les uns sont actifs, comme courir, aller ; d’autres sont passifs,
comme mourir, tomber, & d’autres neutres, comme exister, demeurer ; 3°. des verbes relatifs qui exigent un complément objectif,
direct & immédiat, comme aimer quelqu’un, finir
un ouvrage, rendre un dépôt, recevoir une somme, &c. 4°. enfin des verbes que M. l’abbé de Dangeau nomme pronominaux, parce qu’on repete, comme complément, le pronom personnel de la
même personne qui est sujet, comme je me repens, vous vous promenerez, ils
se battoient, nous nous procurons un
meilleur sort, &c. Chacune de ces quatre especes
doil être considerée a part.
§. 1. Des verbes passifs composés. On emploie dans la composition de
cette espece de verbe, ou des tems simples, ou des tems composés de l’auxiliaire être : il n’y a aucune difficulte sur les tems simples, puisqu’ils sont
toujours indéclinables, du moins dans le sens dont il s’agit ici, & l’on dit
egalement je suis, j’étois, ou je serai aimé ou aimée, nous sommes, nous étions, ou nous serons aimés
ou aimées : dans les tems composés de l’auxiliaire, il ne peut y avoir
que l’apparence du doute, mais nulle difficulté réelle ; ils resultent toujours de l’un
des tems simples de l’auxiliaire avoir & du supin été, qui est par conséquent indéclinable, en sorte que l’on dit indistinctement
j’ai ou nous été, j’avois ou nous
avions été, &c.
Pour ce qui concerne le participe passif qui détermine alors le sens
individuel du verbe, il se décline par genres & par nombres, & se met sous ce
double aspect, en concordance avec le sujet du verbe, comme seroit tout autre adjectif
pris pour attribut : mon frere a été loué ; ma soeur a été louée ; mes
freres ont été loués, mes soeurs ont été louées, &c.
§. 2 Des verbes absolus. Par rapport à la composition des prétérits,
nous avons en françois trois sortes de verbes absolus : les uns qui prennent
l’auxiliaire être, les autres qui emploient l’auxiliaire avoir, & d’autres enfin qui se conjuguent des deux manieres.
Les verbes qui reçoivent l’auxiliaire être sont, suivant la liste
qu’en a donnée M. l’abbé d’Olivet, opusc. p. 385, accoucher, aller,
arriver, choir, déchoir, (& échoir), entrer, (& rentrer), mourir, naître, partir,
retourner, sortir, tomber, (& retomber), venir & ses dérivés (tels que sont avenir, devenir &
redevenir, intervenir, parvenir, provenir, revenir, survenir, qui
sont les seuls qui se conjuguent comme le primitif.) Les prétérits de tous ces verbes se
forment des tems convenables de l’auxiliaire être & du participe des verbes mêmes, lequel s’accorde en genre & en nombre
avec le sujet. Cette regle ne souffre aucune exception ; & l’usage n’a point
autorisé celle que propose M. l’abbé Regnier, gramm. franç. in 12. p. 490.
in-4°. p. 516. sur les deux verbes aller & venir, prétendant que l’on doit dire pour le supin indéclinable, elie lui est allé parler, elle nous est venu voir, &c. & qu’en
transposant les pronoms qui sont complémens, il faut dire par le participe déclinable, elle est allée lui parler, elle est venue
nous voir, &c. De quelque maniere que l’on tourne cette phrase, il faut
toujours le participe, & l’on doit dire aussi, elle
lui est allée parler, elle nous est venue voir : il me semble seulement que ce
tour est un peu plus éloigné du génie propre de notre langue, parce qu’il y a un
hyperbate, qui peut nuire à la clarté de l’enonciation.
Les verbes absolus qui reçoivent l’auxiliaire avoir sont en beaucoup
plus grand nombre, & M. l’abbé d’Olivet (ibid.) pretend qu’il y en
a plus de 550 sur la totalité des verbes absolus qui est d’environ 600. Les prétérits de
ceux-ci se forment des tems convenables de l’auxiliaire avoir & du
supin des verbes mêmes, qui est toujours indéclinable.
Enfin les verbes absolus qui se conjuguent avec chacun des deux auxiliaires, forment
leurs préterits avec leur participe déclinable, quand ils empruntent
le secours du verbe être ; ils les forment avec le supin indéclinable,
quand ils se servent de l’auxiliaire avoir. Ces verbes sont de deux
sortes : les uns prennent indifféremment l’un ou l’autre auxiliaire ; ce sont accourir, apparoître, comparoitre & disparoître,
cesser, croître, déborder, périr, rester les autres se conjuguent par l’un ou par
l’autre, selon la diversité des sens que l’on vout exprimer ; ce sont convenir, demeurer, descendre, monter, passer, repartir, dont j’ai expliqué
ailleurs Voyez Neutre.
§. III. Des verbes relatifs. Les verbes relatifs sont des verbes
concrets ou adjectifs, qui énoncent comme attribut une maniere d’étre, qui met le sujet
en relation nécessaire avec d’autres êtres, réels ou abstraits : tels sont les verbes
battre, connoître, parce que le sujet qui bat, qui
connoît, est par là-même en relation avec l’objet qu’il bat, qu’il connoît. Cet objet, qui est le terme de la
relation, étant nécessaire à la plénitude du sens relatif énoncé par le verbe, s’appelle
le complément du verbe ; ainsi dans battre un homme,
connoître Paris, le complément du verbe battre c’est un homme, & celui du verbe connoître, c’est Paris.
Un verbe relatif peut recevoir différens complémens, comme quand on dit rendre gloire à Dieu, gloire est un complément du verbe rendre, & à Dieu en est un autre. Dans ce cas l’un des
complémens a au verbe un rapport plus immédiat & plus nécessaire, & il se
construit en conséquence avec le verbe d’une maniere plus immediate & plus intime,
sans le secours d’aucune préposition ; rendre gloire : je l’appelle
complément objectif ou principal, parce qu’il
exprime l’objet sur lequel tombe directement & principalement l’action énoncée par
le verbe. Tout autre complément, moins necessaire à la plénitude du sens, est aussi lié
au verbe d’une maniere moins intime & moins immédiate, c’est communément par le
secours d’une préposition ; rendre à Dieu : je l’appelle complément accessoire, parce qu’il est en quelque maniere ajouté au principal,
qui est d’une plus grande nécessité. Voyez Régime. Les Grammairiens modernes, & spécialement M. l’abbé
d’Olivet, appellent le complément principal, régime simple, & le
complément accessoire, régime composé.
Après ces préliminaires, on peut établir comme une regle générale, que tous les verbes
dont il s’agit ici forment leurs prétérits avec l’auxiliaire avoir ;
& il n’est plus question que de distinguer les cas où l’on fait usage du supin,
& ceux où l’on emploie le participe.
Premiere regle. On emploie le supin indéclinable dans les prétérits
des verbes actifs relatifs, quand le verbe est suivi de son complement principal.
Seconde regle. On emploie le participe dans les
prétérits des mêmes verbes, quand ils sont précédés de leur complément principal ; &
le participe se met alors en concordance avec ce complément, & non
avec le sujet du verbe.
On dit donc, j’ai reçu vos lettres, par le supin, parce que le
complement principal, vos lettres, est après le verbe j’ai reçu ; & reçu doit également se dire au singulier,
comme au pluriel, de quelque genre & de quelque nombre que puisse être le sujet.
Mais il faut dire, par le participe, les lettres que mon pere a reçues
ou qu’a reçues mon pere, parce que le complément principal que, qui veut dire lesquelles lettres, est avant le
verbe a reçues ; & le participe s’accorde ici en
genre & en nombre avec ce complement objectif ou principal que,
indépendamment du genre, du nombre, & même de la position du sujet mon
pere.
Titus avoit rendu sa femme maîtresse de ses biens, par le supin ; il ne l’avoir pas rendue maîtresse de ses demarches, par le participe : c’est toujours le même principe, quoique le complément principal
soit suivi d’un autre nom qui s’y rapporte. Ce seroit la même chose, quand il seroit
suivi d’un adjectif : le commerce a rendu cette ville puissante ;
c’est le supin ; mais il l’a rendue orgueilleuse ; c’est le participe.
Lorsqu’il y a dans la dépendance du préterit composé un infinitif, il ne faut qu’un peu
d’attention pour démêler la syntaxe que l’on doit suivre. En général j’ai fait poursuivre les ennemis : & il ne peut y
avoir de doute, que quand il y a quelque complément avant le prétérit. Des exemples vont
éclaircir tous les cas.
Je l’ai fait peindre, en parlant d’un objet masculin ou féminin au
singulier ; je les ai fait peindre, au pluriel : c’est le ou la du premier exemple, & les du
second, qui sont le complément principal du verbe pein dre, & non
de j’ai fait ; j’ai fait a pour complément l’infinitif peindre. Communément quand il y a un infinitif après fait, il
est le complément immédiat & principal de fait qui est alors un
supin.
Les vertus que vous avez entendu louer ; les affaires que vous avez prévu
que vons auriez : dans chacun de ces deux exemples, que, qui
veut dire lesquelles vertus ou lesquelles affaires,
n’est point le complément du prétérit composé ; dans la premiere phrase, que est complément de louer ; dans la seconde, que est complément de vous auriez ; c’est pourquoi l’on fait
usage du supin.
Je l’ai entendu chanter, par le supin, en parlant d’une cantate,
parce que la qui précede n’est pas le complément du prétérit j’ai entendu, mais du verbe chanter qui est ici
relatif. Au contraire, en parlant d’une chanteuse, il faut dire, je l’ai
entendue chanter, par le participe, parce que la qui précede le prétérit en est le complément principal, & non pas de chanter qui est ici absolu.
En parlant d’une femme on dira également je l’ai vu peindre, par le
supin, & je l’ai vue peindre, par le participe,
mais en des sens très-différens. Je l’ai vu peindre, veut dire, j’ai vu l’opération de peindre, elle ; ainsi la qui
précede le préterit n’en est pas le complement ; il l’est de peindre,
& peindre est le complément objectif de j’ai vu,
qui, pour cette raison, exige le supin. Je l’ai vue peindre, veut
dire, j’ai vu elle dans l’opération de peindre ; ainsi la qui est avant le prétérit, en est ici le complément principal, c’est pourquoi
il est nécessaire d’employer le participe. On peut remarquer en
passant que peindre, dans la seconde phrase, ne peut donc être qu’un
complément accessoire de je l’ai vue ; d’où l’on doit conclure qu’il
est dans la dépendance d’une préposition sousentendue, je l’ai vue
dans peindre, ou comme je l’ai déja dit, je l’ai vue
dans l’opération de peindre : car les infinitifs sont de vrais noms,
dont la syntaxe a les mêmes principes que celle des noms. Voyez Infinitif.
Le mot en placé avant un prétérit en est quelquefois complément ;
mais de quelle espece ? C’est un complément accessoire ; car en est
alors un adverbe équivalent à la proposition de avec le nom indiqué
par les circonstances : Voyez Adverbe & Mot. Ainsi il ne doit point introduire le participe
dans le prétérit, & l’on doit dire avec le supin, plus d’exploits que
les autres n’en ont lu, & en parlant de lettres, j’en ai reçu
deux.
L’usage veut que l’on dise, les chaleurs qu’il a file, & non pas
faites ; la disette qu’il y a eu, & non pas eue.
« Une exception de cette nature étant seule, dit M. l’abbé d’Olivet, & si connue de tout le monde, n’est propre qu’à confirmer la regle, & qu’à lui assurer le titre de regle générale ».
Opusc. page 375.
§. IV. Des verbes pronominaux. Tous les verbes pronominaux forment
leurs prétérits par l’auxiliaire étre ; & l’on y ajoute le supin,
si le complément principal est après le verbe ; au contraire, on se sert du participe mis en concordance avec le complement principal, si ce complément est
avant le verbe.
1°. Elle s’est fait peindre, avec le supin, parce que peindre est le complément principal de fait, & que le
pronom se, qui précede, est complement de peindre
fait ; c’est comme si l’on disoit, elle a fait peindre soi.
Elle s’est crevé les yeux, avec le supin, parce que les
yeux est complément principal de crevé, & que se en est le complément accessoire ; elle a crevé les yeux à
soi.
Elle s’est laissé séduire, & non pas laissée,
parce que se n’en est pas le complement principal, mais de seduire qui l’est lui-même de laissé : elle a laissé
séduire soi.
Pour les mêmes raisons il faut dire, elle s’est mis des chimeres dans la
tête ; elle s’est imaginé qu’on la trompoit ; elle s’étoit donné de belles robes,
&c.
2°. Voici des exemples du participe, parce que le complément
principal est avant le verbe.
Elle s’est tuée, & non pas tué, parce que le
pronom est complement principal du préterit ; c’est comme si l’on disoit, elle a tué soi. Par les mêmes raisons, il faut dire, elles se sont
repenties ; ma mere s’étoit promenée ; mes soeurs se sont faites religieuses ; nos
troupes s’étoient battues long-tems.
Il faut dire, elle s’est livrée à la mort, & par un semblable
principe de syntaxe, elle s’est laissé séduire, c’est-à-dire, elle a laissé soi à mourir ou à la mort.
Les deux doigts qu’elle s’étoit coupés ; parce que le complement
principal du préterit c’est que, qui veut dire lesquels
deux doigts, & que ce complément est avant le verbe. De même faut-il dire,
les chimeres que cet homme s’est muses dans la tête ; ces difficultés
vous arrêtent sans cesse, & je ne me les serois pas imaginées ; voila de belles
estampes, je suis surpris que vous ne vous les soyez pas données plûtôt.
Cette syntaxe est la même, quelle que soit la position du sujet, avant ou après le
verbe ; & l’on doit également dire, les lois que les Romains s’étoient
prescrites ou que s’étoient prescrites les Romains ; ainsi se sont
perdues celles qui l’ont cru ; comment s’est élevée cette difficulté ?
&c.
Malherbe, Vaugelas, Bouhours, Regnier, &c. n’ont pas établi les
mêmes principes que l’on trouve ici ; mais ils ne sont pas plus d’accord entr’eux
qu’avec nous ; &, comme le dit M. Duclos, Rem. sur le ch. xxij. de la II. part. de la Gramm.
gén.
« ils donnent des doutes plutôt que des décisions, parce qu’ils ne s’étoient pas attachés à chercher un principe fixe. D’ailleurs, quelque respectable que soit une autorité en fait de science & d’art, on peut toujours la soumettre à l’examen ».
Ainsi l’usage se trouvant partagé, le parti le plus sage qu’il y eut à prendre, étoit
de préferer celui qui étoit le plus autorisé par les modernes, & sur-tout par
l’academie, & qui avoit en même tems l’avantage de n’établir que des principes
généraux : car, selon la judicieuse remarque de M. l’abbé d’Olivet, Opusc.
page 386,
« moins la Grammaire autorisera d’exceptions. moins elle aura d’épines ; & rien ne me paroit si capable, que des regles générales, de faire honneur à une langue savante & polie. Car supposé, dit-il ailleurs,
pag. 380, que l’observation de ces regles générales nous fasse tomber dans quelque équivoque ou dans quelque cacophonie ; ce ne sera point la faute des regles ; ce sera la faute de celui qui ne connoîtra point d’autres tours, ou qui ne se donnera pas la peine d’en chercher. La Grammaire, dit-il encore en un autre endroit,pag. 366, ne se charge que de nous enseigner à parler correctement. Elle laisse à notre oreille, & à nos réflexions, le soin de nous apprendre en quoi consistent les graces du discours ».
PARTICULE, s. f. (Gram.) ce mot est un diminutif de partie ; & il signifie une petite partie d’un tout. Les Grammairiens l’ont
adopté dans ce sens, pour désigner par un nom unique toutes les parties d’oraison
indéclinables, les prépositions, les adverbes, les conjonctions & les
interjections ; parce qu’elles sont en effet les moins importantes de celles qui sont
nécessaires à la constitution du discours. Quel mal y auroit-il à cette dénomination, si
en effet elle ne désignoit que les especes dont le caractere commun est
l’indéclinabilité ?
« C’est qu’elle ne sert, dit M. l’abbé Girad,
vrais princip tom. II. dise. 13. pag. 311.qu’à confondre les especes entre elles, puisqu’on les place indifféremment dans la classe desparticules, malgré la différence & deleurs noms & de leurs services, qui les font si bien connoitre ».
Je ne prétends point devenir l’apologiste de l’abus qu’on peut avoir fait de ce terme ;
mais je ne puis me dispenser d’observer que le raisonnement de cet auteur porte à plein
sur un principe faux. Rien n’est plus raisonnable que de réunir sous un seul coup
d’oeil, au moyen d’une dénomination générique, plusieurs especes différenciées & par
leurs noms spécifiques & par des caracteres propres très-marques : on ne s’avise
point de dire que la dénomination générique confond les especes, quoiqu’elles les
présente sous un même aspect ; & M. Girard lui-même n’admet-il pas sous la
dénomination générique de particule, les interjectives & les discursives ; & sous chacune de
ces especes d’autres especes subalternes ; par exemple, les exclamatives, les acclamatives & les imprécatives sous la premiere espece ; & sous la seconde, les assertives, les admonitives, les imitatives,
les exhibitives, les explétives & les précursives.
Le véritable abus consiste en ce qu’on a appellé particules,
non-seulement les mots indéclinables, mais encore de petits mots extraits des especes
déclinables : il n’est pas rare de trouver, dans les méthodes préparées pour la torture
de la jeunesse, la particule SE, les particules SON, SA,
SES ou LEUR ; & l’on sait que la particule
ON y joue un rôle important. C’est un abus réel, parce qu’il n’est plus possible
d’assigner un caractere qui soit commun à tous ces mots, & qui puisse fonder la
dénomination commune par laquelle on les désigne : & peut-être que la division des
particules adoptées par l’académicien est vicieuse par le même
endroit.
En effet, les particules interjectives, que tout le monde connoît
sous le nom plus simple d’interjections, appartiennent exclusivement
au langage du coeur, & il en convient en d’autres termes ; chacune d’elle vaut un
discours entier : Voyez Interjection : & les particules discursives sont
du langage analytique de l’esprit, & n’y sont jamais en effet que comme des particules réelles de l’énonciation totale de la pensée. Qu’y a-t-il de
commun entre ces deux especes ? De désigner, dit-on, une affection dans la personne qui
parle ; & l’on entend sans contredit une affection du coeur ou de l’esprit. A ce
prix, particule & mot sont synonymes ; car il
n’y a pas un mot qui n’énonce une pareille affection ; & ils ont un caractere commun
qui est très-sensible, ils sont tous produits par la voix.
M. l’abbé de Dangeau, qui faisoit son capital de répandre la lumiere sur les matieres
grammaticales, & qui croyoit, avec raison, ne pouvoir le faire avec succès, qu’en
recueillant avec scrupule, & comparant avec soin tous les usages, a rassemble sous
un seul coup d’oeil les différens sens attachés par les Grammairiens au nom de particule. Opusc. pag. 231 & suiv.
« 1°. On donne, dit-il, le nom de
particuleà divers petits mots, quand on ne sait sous quel genre ou partie d’oraison on les doit ranger, ou qu’à divers égards ils se peuvent ranger sous diverses parties d’oraison… 2°. On donne aussi le même nom departiculeà des petits mots, qui sont quelquefois prépositions & quelquefois adverbes… 3°. On donne aussi le même nom departiculeà de petits mots qui ne signifient rien par eux-mêmes, mais qui changent quelque chose à la signification des mots auxquels on les ajoute : par exemple, les petits mots dene& depas…4°. On doit donner le nom departiculeprincipalement à de petits mots qui tiennent quelque chose d’une des parties d’oraison, & quelque chose d’une autre, commedu, au, des, aux…5°. On donne encore le nom departiculeà d’autres petits mots qui tiennent la place de quelques prépositions & de quelque nom, commeen, y&dont…6°. Les syllabesci, là&dà, ainsi que les enclitiquesne, ve, quedes Latins, & l’enclitiqueτε des Grecs, sont aussi desparticules…7°. Il y a d’autres sortes departiculesqui servent à la composition des mots, & comme elles ne font jamais de mots à part, on les nomme desparticulesinséparables, commere, de, des, mes, dis, &c….Tous ces différens usages desparticules, & l’utilité dont il est de connoître la force qu’elles ont dans le discours, pourroit faire croire que ce ne seroit pas mal fait de faire de laparticuleune dixieme partie d’oraison ».
Il paroît évidemment par cet extrait de ce qu’a écrit sur les particules le savant abbé de Dangeau, qu’il y a sur cet objet une incertitude
singuliere & une confusion étrange dans le langage des Grammairiens ; & j’ajoute
qu’il y a bien des erreurs.
1°. Donner le nom de particule à certains petits mots, quand on ne
sait sous quel genre ou partie d’oraison on les doit ranger ; c’est constater par un nom
d’une signification vague, l’ignorance d’un fait que l’on laisse indécis par malhabileté
ou par paresse. Il seroit & plus simple & plus sage, ou de déclarer qu’on ignore
la nature de ces mots, au lieu d’en imposer par un nom qui semble exprimer une idée, ou
d’en rechercher la nature par voies ouvertes à la sagacité des Grammairiens.
2°. Regarder comme particules de petits mots qui à divers égards
peuvent se ranger sous diverses parties d’oraison, ou qui sont, dit-on, quelquefois
prépositions & quelquefois adverbes ; c’est introduire dans le langage grammatical
la périssologie & la confusion. Quand vous trouvez, il est si
savant, dites que si est adverbe ; & dans je
ne sais si cela est entendu, dites que si est conjonction :
mais quelle nécessité y a-t-il de dire que si soit particule ? Au reste, il arrive souvent que l’on croit mal-à-propes qu’un mot
change d’espece, parce que quelque ellipse dérobe aux yeux les caracteres de syntaxe qui
conviennent naturellement à ce mot : le mot après, dit M. de Dangeau,
est préposition dans cette phrase, Pierre marche après Jacques ; il
est adverbe dans celle-ci, Jacques marchoit devant, & pierre marchoit
après : c’est une préposition dans la derniere phrase comme dans la premiere,
mais il y a ellipse dans la seconde, & c’est comme si l’on disoit, Jacques marchoit devant (ou plutôt avant) Pierre,
& Pierre marchoit après Jacques. On peut dire en général qu’il est très rare
qu’un mot change d’espece ; & cela est tellement contre nature, que si nous en avons
quelques-uns que nous sommes forcés d’admettre dans plusieurs classes, ou il faut
reconnoître que c’est l’effet de quelque figure de construction ou de syntaxe que
l’habitude ne nous laisse plus soupçonner mais que l’art peut retrouver, ou il faut
l’attribuer à différentes étymologies : par exemple, notre adverbe si
vient certainement de l’adverbe latin sic, & notre conjonction si est sans altération la conjonction latine si.
3°. Je ne crois pas, quoique M. de Dangeau le dise très-affirmativement, que l’on doive
donner le nom de particule à nos petits mots du, des, au,
aux. La Grammaire ne doit point juger des mots par l’étendue de leur matériel, ni
les nommer d’après ce jugement ; c’est leur destination qui doit fixer leur nature. Or
les mots dont il s’agit, loin d’être des particules dans le sens
diminutif que présente ce mot, équivalent au contraire à deux parties d’oraison, puisque
du veut dire de le, des veut dire de
les, au veut dire à le, & aux veut dire
à les. C’est ainsi qu’il faut les désigner, en marquant que ce sont
des mots composés équivalens à telle préposition & tel article. C’est encore
à-peu-près la même chose des mots en, y & dont :
celui-ci est équivalent à de lequel, de laquelle, de lesquels, ou de lesquelles : les deux autres en signifie de lui, d’elle, de cela, de ce
lieu, d’eux, d’elles, de ces choses, de ces lieux ; & que le mot y veut dire à cela, à ces choses, en ce lieu, en ces lieux :
or tout mot équivalent à une préposition avec son complément, est un adverbe. Voyez Adverbe.
4°. Enfin je suis persuadé, contre l’avis même de l’habile grammairien dont j’ai
rapporté les paroles, que ce seroit très-mal fait de faire des particules une nouvelle partie d’oraison. On vient de voir que la plûpart de
celles qu’il admettoit avec le gros des grammairiens, ont déja leur place fixée dans les
parties d’oraison généralement reconnues, & par conséquent qu’il est au moins
inutile d’imaginer pour ces mots une classe à part.
Les autres particules, dont je n’ai rien dit encore, & que je
trouve en effet très-raisonnable de désigner par cette dénomination, ne constituent pas
pour cela une partie d’oraison, c’est-à-dire, une espece particuliere de mots : & en
voici la preuve. Un mot est une totalité de sons devenue par usage, pour ceux qui
l’entendent, le signe d’une idée totale : voyez Mot : or les particules, que je consens de reconnoître
sous ce nom, puisqu’il faut blen en fixer la notion par un terme propre, ne sont les
signes d’aucune idée totale ; la plupart sont des syllabes quine deviennent
significatives, qu’autant qu’elles sont jointes à d’autres mots dont elles deviennent
parties, de sorte qu’on ne peut pas même dire d’aucune que ce soit une totalité de sons,
puisque chacune devient son partiel du mot entier qui en résulte.
Au lieu donc de regarder les particules comme des mots, il faut s’en
tenir à la notion indiquée par l’étymologie même du nom, & dire que ce sont des parties élémentaires qui entrent dans la composition de certains mots,
pour ajouter à l’idée primitive du mot simple auquel on les adapte, une idée
accessoire dont ces élémens sont les signes.
On peut distinguer deux sortes de particules, à cause des deux
manieres dont elles peuvent s’adapter avec le mot simple dont elles modifient la
signification primitive, les unes sont prépositives, ou préfixes, pour parler le langage de la grammaire hébraïque, parce qu’elles se
mettent à la tête du mot ; les autres sont postpositives, ou affixes, parce qu’elles se mettent à la fin du mot.
Les particules que je nomme prépositives ou préfixes, s’appellent communément prépositions
inséparables ; mais cette dénomination est doublement vicieuse : 1°. elle confond
les élémens dont il s’agit ici avec l’espece de mots à laquelle convient exclusivement
le nom de préposition : 2°. elle présente comme fondamentale l’idée de
la position de ces particules, en la nommant la premiere ; & elle
montre comme subordonnée & accessoire l’idée de leur nature élémentaire, en la
désignant en second : au lieu que la dénomination de particule
prépositive ou préfixe n’abuse du nom d’aucune espece de mot,
& présente les idées dans leur ordre naturel. On ne sauroit mettre dans ces termes
techniques trop de vérité, trop de clarté, ni trop de justesse.
Voici dans l’ordre alphabétique nos principales particules
prépositives.
A, ou ad, particule empruntée de la préposition
latine ad, marque, comme cette préposition, la tendance vers un but
physique ou moral. On se sert de a dans les mots que nous composons
nous-mêmes à l’imitation de ceux du latin, & même dans quelques-uns de ceux que nous
avons empruntés : aguerrir (ad bellum aptiorem facere), améliorer (ad melius ducere), anéantir (réduire à néant, ad nihilum) ; avocat que l’on écrivoit & que l’on
prononçoit anciennement advocat (ad alienam causam
dicendam vocatus). On se sert de ad quand le mot simple
commence h muet, par la
consonne m, & quelquefois quand il commence par j ou par v : adapter (aptare ad), adhérer
(haerere ad), admettre (mettre dans), adjoint
(junctus ad), adverbe (ad verbum junctus), &c.
Dans quelques cas, le d de ad se transforme en la
consonne qui commence le mot simple, si c’est un cou un q, comme accumuler, acquérir ; un f, comme affamer ; un g, comme aggréger ; un l, comme allaiter ; un n, comme annexer ; un p, comme applanir,
appauvrir, apposition ; un r, comme arranger,
arrondir ; un s, comme assaillir, assidu,
assortir ; un t comme attribut, atténué,
&c.
Ab ou abs, qui est sans aucune altération la
préposition latine, marque principalement la séparation ; comme abhorrer,
abjuration, ablution, abnégation, abortif, abrogé, absolution, abstinence, abstrait,
abusis, &c.
Anti marque quelquefois la priorité, & alors il vient de la
préposition latine ante, comme dans antidate ; mais
ordinairement nous conservons le latin en entier, anticesseur. Plus
souvent il vient du grec contrà, & alors il marque opposition : ainsi le poëme immortel du cardinal
de Polignac, dont M. de Bougainville a donné au public une excellente traduction, porte
à juste titre le nom d’Antilucrece, puisque la doctrine du poete
moderne est tout-à-fait opposée au matérialisme absurde & impie de l’ancien. Voyez Anti.
Co, com, col, cor & con, est une particule empruntée de la préposition latine cum (avec) dont
elle garde le sens dans la composition. On se sert de co devant un mot simple qui
commence par une voyelle ou par un h muet ; coadjuteur,
coéternel, coincidence, coopération, cohabiter, cohéritier. On emploie com devant une des consonnes labiales b, p, ou m ; combattre, compétiteur, commutation. On se sert de col, quand le mot simple commence par l ; collection, colliger,
collusion : le mot colporteur n’est point contraire à cette
regle, il signifie porteur au col. On fait usage de cor devant les mots qui commencent par r, correlatif,
correspondance. Dans toutes les autres occasions on se sert de con ;
concordance, condenser, confédération, conglutiner, conjonctif, connexion, conquérir,
consentir, conspirer, contemporain, convention.
Contre, servant comme particule, conserve le même
sens d’opposition qui est propre à la préposition ; contredire,
contremander, contrevenir : contrefaire, c’est imiter contre la vérité ; contrefait veut quelquefois dire, fait contre les lois ordinaires &
les proportions de la nature ; contretirer une estampe, c’est la tirer
dans un sens opposé & contraire. Mais dans contresigner, contre
veut seulement dire auprès.
De sert quelquefois à étendre la signification du mot ; elle est
ampliative, comme dans déclarer, découper, détremper, dévorer :
d’autres sois elle est négative & sert à marquer la suppression de l’idée énoncée
par le mot simple, comme dans débarquer, décamper,
dédire, défaire, dégénéré, déloyal, démasqué, dénaturé, dépourvu, déréglement,
desabuser, détorse, dévaliser.
Dés est toujours negative dans le même sens que l’on vient de voir ;
désaccorder, desennuyer, déshabiller, déshérité, déshonneur,
désintéressement, desordre, désunion.
Di est communément une particule extensive ; diriger, c’est regler de point en point ; dilater, c’est donner beaucoup d’étendue ; diminuer, c’est
rendre plus menu, &c.
Dis est plus souvent une particule négative ; discordance, disgrace, disproportion, disparité. Quelquefois elle marque
diversité ; disputer (disputare) signifie littéralement diversa putare, ce qui est l’origine des disputes ; distinguer, selon M. l’abbé de Dangeau, (Opusc. p. 239.) vient
de dis & de tingere
teindre d’une couleur
différente, ce qui est très-propre à distinguer ; discerner,
voir les différences ; disposer, placer les diverses parties, &c. Dans diffamer, difficile, difforme, c’est la
particule dis dont le s final est changé en f, à cause du f initial des mots simples, & elle y
est négative.
E & ex sont des particules
qui viennent des propositions latines é ou ex, &
qui dans la composition marquent une idée accessoire d’extraction ou de séparation : ébrancher, oter les branches ; écervelé, qui a perdu
la cervelle ; édenter, ôter les dents ; effréné, qui
s’est soustrait au frein ; élargir, c’est séparer davantage les
parties élémentaires ou les borne, émission, l’action de pousser hors
de soi ; énerver, ôter la force aux neifs ; épousseter, ôter la poussiere, &c. exalter, mettre
au-dessus des autres ; excéder, aller hors des bornes ; exhéréder, ôter l’héritage ; exister, être hors du néant ; exposer, mettre au dehors ; exterminer, mettre hors
des termes ou des bornes, &c. Il ne faut pas croire au reste,
comme le donne à entendre M. l’abbé Regnier, (Gramm. franç. in-12. p. 545. in-4°. page 574.) que ce soit la particule é qui se trouve à la tête des mots écolier, épi, éponge,
état, étude, espace, esprit, espece, &c. & de plusieurs autres qui
viennent de mots latins commençant par s suivie d’une autre consonne,
scholaris, spica, spongia, status, studium, spatium, spiritus,
species, &c.
La difficulté que l’on trouva à prononcer de suite les deux consonnes initiales, fit
prendre naturellement le parti de prononcer la premiere comme dans l’alphabet, es ; & des lors on dit, & l’on écrivit ensuite, escolier, espi, esponge, estat, espace, esprit, espece, &c. l’euphonie dans
la suite supprima la lettre s de la prononciation de quelques-uns de
ces mots, & l’on dit écolier, épi, éponge, état, étude ; & ce
n’est que depuis peu que nous avons supprimé cette lettre dans l’orthographe : elle
subsiste encore dans celle des mots espace, esprit, espece, parce
qu’on l’y prononce. Si cet e ne s’est point mis dans quelques dérivés
de ces mots, ou dans d’autres mots d’origine semblable, c’est qu’ils se sont introduits
dans la langue en d’autres tems, & qu’étant d’un usage moins populaire, ils ont été
moins exposes à souffrir quelque altération dans la bouche des gens éclairés qui les
introduisirent.
La particule en, dans la composition, conserve le même sens
à-peu-près que la préposition, & marque position ou disposition : position, comme
dans encaisser, endosser, enfoncer, engager, enlever, enjeu, enregistrer,
ensevelir, entasser, envisager : disposition, comme dans encourager,
endormir, engrosser, enhardir, enrichir, ensanglanter, enivrer. Lorsque le mot
simple commence par une des labiales b, p ou m, la
particule en devient em ; embaumer, empaler,
emmailloter : & l’abbréviateur de Richelet, M. l’abbé Goujet, péche contre
l’usage & contre l’analogie, lorsqu’il écrit enmailloter, enmancher,
enménager, enmener.
In est une particule qui a dans notre langue, ainsi
qu’elle avoit en latin, deux usages très-différens. 1°. Elle conserve en plusieurs mots
le sens de la préposition latine in, ou de notre particule françoise en, & par conséquent elle marque
position ou disposition ; position, comme incarnation, infuser, ingrédient,
inhumation, initier, inné, inoculation, inscrire, intrus, invasion ; disposition,
comme inciter, induire, influence, innover, inquisition, insigne,
intention, inversion. In & en ont tellement le même sens,
quand on les considere comme venues de la préposition, que l’usage les partage
quelquefois entre des mots simples qui ont une même origine & un même sens
individuel, & qui ne différent que par le sens spécifique : inclination, enclin ; inflammation, en
flammer ; injonction, enjoindre ; intonation, entoner.
2°. In est souvent une particule privative, qui
marque l’absence de l’idée individuelle énoncée par le mot simple : inanimé, inconstant, indocile, inégal, infortuné, ingrat, inhumain, inhumanité,
inique, injustice, innombrable, inoui, inquiet, inséparable, intolérance,
involontaire, inutile. Quel que puisse être le sens de cette particule, on en change la finale n en m
devant les mots simples qui commençent par une des labiales b, p, ou
m ; imbiber, imbu, imbécille, impétueux, imposer, impénitence ;
immersion, imminent, immodeste : n se change en l devant l, & en r devant r ; illuminer,
illicite ; irruption, irradiation, irréverent.
Mé ou més est la même particule
dont l’euphonie supprime souvent la finale s : elle est privative,
mais dans un sens moral, & marque quelque chose de mauvais, le mal n’étant que
l’absence ou la privation du bien. M. l’abbé Regnier (pag. 562. in-12,
ou pag. 589. in-4°.) a donné la liste de tous les mots composés de
cette particule usitée de son tems, & il écrit mes par-tout, soit que l’on prononce ou que l’on ne prononce pas s : en voici une autre un peu différente ; je n’ai écrit s que
dans les mots où cette lettre se prononce, & c’est lorsque le mot simple commence
par une voyelle ; j’ai retranché quelques mots qui ne sont plus usités, & j’en ai
ajoûté quelques-uns qui sont d’usage : mécomptes, mécompter ;
méconnoissable, méconnoissance, méconnoître ; mécontent, comme mal
content, (voyez les Remar. nouv. de Bouhours,
tome I. pag. 271.) mécontentement, mécontenter ;
mécréant ; médire, médisance, médisant ; méfaire, méfait ; mégarde ; méprendre,
méprise ; mépris, méprisable, méprisant, mépriser ; mésaise comme malaise ; mésalliance, mésallié ; mésestimer ; mésintelligence ; mésoffrir ;
messéance, messéant comme malseant ; mesuser ; mévendre,
mevente. Les Italiens emploient mis dans le sens de notre més ; & les Allemands ont miss qui paroît être la
racine de notre particule. Voyez le Gloss. germ. de
Wachter, proleg. sect. V.
Par ou per est une particule
ampliative qui marque l’idée accessoire de plénitude ou de perfection ; parfait, entierement fait ; parvenir, venir jusqu’au bout ;
persécuter comme persequi, suivre avec
acharnement ; peroraison, ce qui donne la plénitude entiere à
l’oraison, &c. La particule latine per avoit la même énergie ; c’est pourquoi devant les adjectifs & les
adverbes elle leur donnoit le sens ampliatif ou superlatif : periniquus, très-injuste ; perabsurde, d’une maniere fort
absurde, &c.
Nous avons encore plusieurs autres particules qui viennent ou de nos
prépositions, ou des prépositions latines, ou de quelques particules
latines : elles en conservent le sens dans nos mots composés, & n’ont pas grand
besoin d’être expliquées ici : en voici quelques exemples : entreprendre,
interrompre, introduire, pourvoir, prévoir, produire, rassembler, rebâtir, réassigner,
réconcilier, rétrograder, subvenir, subdélégué, soumettre, sourire, survenir,
traduire, transposer.
Je remarquerai seulement sur la particule re ou ré,
que souvent un même mot simple reçoit des significations très-différentes, selon qu’il
est précédé de re avec l’e muet, ou de ré avec l’é fermé : repondre, c’est pondre
une seconde fois, répondre, c’est répliquer à un discours ; reformer, c’est former de nouveau, réformer, c’est
donner une meilleure forme ; repartir, c’est répliquer, ou partir pour
retourner, répartir, c’est distribuer en plusieurs parts.
On peut lire avec fruit sur quelques particules prépositives, les Remarques nouvelles du pere Bouhours, tom. I. pag. 257, 298
& 556.
Le nombre de nos particules postpositives n’est pas grand : nous n’en
avons que trois ci, là & da. Ci indique des
objets plus prochains, là des objets plus particules ; ceci, cela ; voici, voila ; celui-ci,
celui-là ; cet homme-ci, cet homme là.
Da est ampliatif dans l’affirmation ouida ; &
c’est le seul cas où l’usage permette aujourd’hui de l’employer. Cette particule étoit autrefois plus usitée comme affirmative : il avoit
une épée da, c’est un habile homme da. Plus anciennement elle s’écrivoit dea ; & Garnier dans sa tragédie de Bradamante, commence ainsi un
vers :
Dea, mon fiere, hé pourquoi ne me l’aviez vous dit ? Il y avoit donc
une suite de diphtongue : sur quoi je ferai une observation que l’on peut ajouter à
celles de Ménage. C’est que dans le patois de Verdun, il y a une affirmation qui est vie dia, & quelquefois on dit pa la vie dia ; ce
que je crois qui signifie par la vie de Dieu, en sorte que vie dia c’est vie de Dieu, ou vive
Dieu. Or dia & dea ne different que comme
i & e qui sont des sons très-approchans &
souvent confondus : ainsi rien n’empêche de croire que da n’est
affirmatif qu’autant qu’il prend Dieu même à témoin. (B. E. R. M.)
PARTITIF, ve, adj. ce terme est usité en Grammaire
pour caractériser les adjectifs, qui désignent une partie des individus compris dans
l’étendue de la signification des noms auxquels ils sont joints ; comme quelque, plusieurs, &c. Les Grammairiens latins regardent encore comme partitifs, les adjectifs comparatifs & superlatifs, les adjectifs
numéraux, soit cardinaux, comme un, deux, trois, &c. soit cardinaux,
comme premier, second, troisieme, &c. parce qu’en effet tous ces
mots désignent des objets extraits de la totalité, au moyen de la qualification
comparative, superlative, ou numérique, désignée par ces adjectifs. Plusieurs
de nos anciens auteurs, il ne s’agit pas ici de tous nos anciens auteurs, mais
d’une partie indéterminée qui est désignée par l’adjectif plusieurs, qui
par cette raison est partitif. Deux de mes amis ; il s’agit ici, non de
la totalité de mes amis, mais d’une partie précise déterminée numériquement par l’adjectif
cardinal ou collectif deux, qui est partitif.
Il me semble, que ce qui a déterminé les Grammairiens à introduire le nom & l’idée
des adjectifs partitifs, c’est le besoin d’exprimer d’une
maniere précise une regle que l’on jugeoit nécessaire à la composition des thèmes. Ger.
Vossius dans sa syntaxe latine à l’usages des écoles de Hollande & de
West-Frise, s’explique ainsi, pag. 194. edit. Lugd. Bat. 1645.
Adjectiva partitiva…. & omnia partitivè posita
regunt genitivum pluralem, vel collectivi nominis singularem : ut, quis nostrûm…
sapientum octavus… o major juvenum. … optimus populi romani… sequimur te sancte
Deorum. Mais cette regle-là même est fausse, puisqu’il est certain que le génitif
n’est jamais que le complément d’un nom appellatif, exprimé ou sousentendu : voyez Génitif. Et il y a bien plus de vérité dans le principe de Sanctius : (Miner. II. 3.) ubi partitio significatur, genitivus ab alio
nomine sub intellecto pendet. Il indique ailleurs ce qu’il y a communément de
sous-entendu après ces adjectifs partitifs ; c’est ex
ou de numero (Ib. IV. 3.) : on pourroit
dire encore in numero. Ainsi les exemples allégués par Vossius
s’expliqueront en cette maniere : quis de numero nostrûm ; in numero sapientum octavus ; ô major in numero juvenum ; optimus ex numero hominum populi romani ; sequimur
te sancte in numero Deorum, & peut-être encore mieux, sancte supra caeteram turbam Deorum.
Voyez Superlatif.
Des modernes ont introduit le mot de partitif dans la Grammaire
françoise, & y ont imaginé un article partitif. La Touche, le P.
Buffier, M. Restaut ont adopté cette opinion ; & il est vrai qu’il y a partition dans
les phrases où ils prétendent voir l’article partitif, comme du pain, de l’eau, de l’honneur, de bon pain, de bonne eau, &c. Mais
ces locutions ont déja été appréciées & analysées ailleurs, voyez Article ; & ce qu’elles ont de réellement partitif,
c’est la préposition de qui est extractive. Pour ce qui est du prétendu
article de ses phrases, ces Grammairiens sont encore dans l’erreur, & je crois l’avoir
démontré. Voyez Indéfini. (B. E. R. M.)
PASSIF, ve, adj. On dit en Grammaire verbe passif, voix passive, sens passif,
signification passive. Ce mot est formé de passum,
supin du verbe pati (souffrir, être affecté). Le passif est opposé à l’actif ; & pour donner une notion
exacte de l’un, il faut le mettre en parallele avec l’autre ; c’est ce qu’on a fait au mot
Actif & à l’article
Neutre, n. Il. init.
Je ferai seulement ici une remarque : c’est qu’il y a des verbes qui ont le sens passif sans avoir la forme passive, comme en latin perire, & en françois périr ; qu’il y en a au
contraire qui ont la forme passive, sans avoir le sens passif, comme en latin ingressus sum, & en françois je suis entré, enfin que quelquefois on employe en latin dans le sens
actif des formes effectivement destinées & communément consacrées au sens passif, comme fletur, que nous rendons en françois par
on pleure. Cat fletur n’est appliqué ici à aucun
sujet qui soit l’objet passif des larmes, & ce n’est que dans ce
cas que le verbe lui-même est censé passif. Ce n’est qu’un tour
particulier pour exprimer l’existence de l’action de pleurer, sans en
indiquer aucune cause ; fletur, c’est-à-dire flere
est (l’action de pleurer est) : on prétend encore moins marquer un objet passif, puisque flere exprime une action intransitive
ou absolue, & qui ne peut jamais se rapporter à un tel objet. Voyez
Impersonnel.
Nous faisons quelquefois le contraire en françois, & nous employons le tour actif
avec le pronom réfléchi, pour exprimer le sens passif, au lieu de
faire usage de la forme passive : ainsi l’on dit, cette
marchandise se débitera, quoique la marchandise soit évidemment le sujet passif du débit, & qu’on eût pu dire sera débitée,
s’il avoit plu à l’usage d’autoriser cette phrase dans ce sens. Je dis dans
ce sens, car dans un autre on dit très-bien, quand cette marchandise
sera débitée J’en acheterai d’autre. La différence de ces deux phrases est dans
le tems : cette marchandise se débitera, est au présent postérieur ;
que l’on connoît vulgairement sous le nom de futur simple, & l’on
diroit dans le sens actif, je débiterai cette marchandise ; quand cette
marchandise sera débitée, est au prétérit postérieur, quand
j’aurai débité cette marchandise.
Cette observation me fait entrevoir que nos verbes passifs ne sont
pas encore bien connus de nos Grammairiens, de ceux même qui reconnoissent que notre
usage a autorisé des tours exprès & une conjugaison pour le sens passis. Qu’ils y prennent garde : se vendre, être vendu, avoir été
vendu, sont trois tems différens de l’infinitif passif, du
verbe vendre ; cela est évident, & entraine la nécessité d’etablir
un nouveau système de conjugaison passive. (B. E. R.
M.)
PATRONYMIQUE, adj. les noms patronymiques sont proprement ceux qui
étant dérivés du nom propre d’une personne, sont attribués à tous ses descendans. R. R.
pater, & nomen ; c’est comme si l’on disoit,
patrium nomen. Selon cette étymologie il sembleroit que ce nom ne
devroit être donné qu’aux descendans immédiats de la personne dont le nom propre est
radical, comme quand Hector, fils de Priam, est appellé Priamidos, cu
Ænée, Anchisiades, &c. mais on les applique également à toute la
descendance ; parce-que le même homme peut être réputé pere de tous ceux qui descendent de
lui, & c’est ainsi qu’Adam est le pere commun de tous les hommes.
On a étendu encore plus loin la signification de ce terme, & l’on appelle noms patronymiques, ceux qui sont donnés d’après celui d’un frere ou d’une
soeur, comme Phoronis, c’est-à-dire Isis Phoronei
soror ; d’après le nom d’un prince à ses sujets, comme Thesides,
c’est-à-dire Atheniensis, à cause de Thésée, roi d’Athènes ; d’après le
nom du fondateur d’un peuple, comme Romulides, c’est-à-dire Romanus, du nom de Romulus, fondateur de Rome & du peuple romain. Quelquefois
même, par anticipation, on donne à quelques personnes un nom patronymique tiré de celui de quelque illustre descendant, qui est considéré comme
le premier auteur de leur gloire, comme Ægidae, les ancêtres d’Égée.
La Méthode grecque de P. R. liv. VI. chap. iv. fait
connoitre la dérivation des noms patronymiques grecs ; & la petite
Grammaire latine de Vossius, edit. Lugd. Bat. 1644,
pag. 75. explique celle des noms patronymiques de la langue
latine.
Il faut observer que les noms patronymiques sont absolument du style
poëtique, qui s’éloigne toujours plus que la prose de la simplicité naturelle. (B. E. R. M.)
PERSONNEL, LLE, adj. (Gramm.) ce mot signifie qui est
relatif aux personnes, ou qui reçoit des inflexions relatives aux
personnes. On applique ce mot aux pronoms, aux terminaisons de certains modes des
verbes, à ces modes des verbes, & aux verbes mêmes.
On appelle pronoms personnels ceux qui présentent à l’esprit des
êtres déterminés par l’idée prise de l’une des trois personnes. Les pronoms personnels dans le systeme ordinaire des Grammairiens ne sont qu’une espece
particuliere, & l’on y ajoute les pronoms démonstratifs, les possessifs, les
relatifs, &c. mais il n’y a de véritables pronoms que ceux que
l’on nomme personnels ; & les autres prétendus pronoms sont ou des
noms, ou des adjectifs, ou même des adverbes. Voyez Pronom.
Les terminaisons personnelles de certains modes des verbes sont
celles qui sont relatives à l’une des trois personnes, & qui servent à marquer
l’identification du verbe avec un sujet de la même personne determinée. Ego
amo, tu amas, Petrus amat ; voilà le même verbe identifié, par la concordance,
avec le sujet ego, qui est de la premiere personne, avec le sujet tu qui est de la seconde, & avec le sujet Petrus
qui est de la troisieme.
On peut encore regarder comme des terminaisons personnelles ou comme
des cas personnels le nominatif & le vocatif des noms. En effet,
dans une proposition on ne considere la personne que dans le sujet, Dominus probavit me : le
vocatif est le cas qui désigne le nom comme sujet de la seconde personne, c’est-à-dire
comme le sujet à qui on parle, Domine probasti me : c’est la seule
différence qu’il y ait entre ces deux cas ; & parce que la terminaison personnelle du verbe est toujours suffisante pour désigner sans équivoque cette
idée accessoire de la signification du nom qui est sujet, c’est pour cela que le vocatif
est semblable au nominatif dans la plûpart des noms latins au singulier, & que ces
deux cas, en latin & en grec, font toujours semblables au pluriel. Voyez Vocatif.
Les modes personnels des verbes sont ceux où les verbes reçoivent des
terminaisons personnelles, au moyen desquelles ils se mettent en
concordance de personne avec le nom ou le pronom qui en exprime le sujet. Ces modes sont
directs ou obliques ; les directs sont l’indicatif, l’impératif & le suppositif,
dont le premier est pur & les deux autres mixtes ; les obliques qui sont aussi
mixtes, sont le subjonctif & l’optatif. Voyez Mode, & chacun de ces modes en particulier.
Enfin les Grammairiens ont encore distingué des verbes personnels
& des verbes impersonnels ; mais cette distinction est fausse en
soi, & suppose un principe également faux, comme je l’ai fait voir ailleurs. Voyez Impersonnel. (B. E. R. M.)
PHRASE, s. f. c’est un mot grec francisé, locutio ; de loquor ; une phrase est une maniere de parler quelconque,
& c’est par un abus que l’on doit proscrire que les rudimentaires ont confondu ce
mot avec proposition ; en voici la preuve : legi tuas
litteras, litteras tuas legi, tuas legi litteras ; c’est toujours la même
proposition, parce que c’est toujours l’expression de l’existence intellectuelle du même
sujet sous le même attribut : cependant il y a trois phrases
différentes, parce que cette même proposition est énoncée en trois manieres
différentes.
Aussi les qualités bonnes ou mauvaises de la phrase sont-elles bien
différentes de celles de la proposition. Une phrase est bonne ou
mauvaise, selon que les mots dont elle résulte sont assemblés, terminés & construits
d’après ou contre les regles établies par l’usage de la langue : une proposition au
contraire est bonne ou mauvaise, selon qu’elle est conforme ou non aux principes
immuables de la morale. Une phrase est correcte ou incorrecte, claire
ou obscure, élégante ou commune, simple ou figurée, &c. une
proposition est vraie ou fausse, honnête ou deshonnête, juste ou injuste, pieuse ou
scandaleuse, &c. si on l’envisage par rapport à la matiere ; &
si on l’envisage dans le discours, elle est directe ou indirecte, &c.
Voyez Proposition.
Une phrase est donc tout assemblage de mots réunis pour l’expression
d’une idée quelconque : & comme la même idée peut être exprimée par différens
assemblages de mots, elle peut être rendue par des phrases toutes
différentes. Contrà Italiam est une phrase simple,
Italiam contrà est une phrase figurée. Aio te, Æacida, Romanos vincere posse est une phrase
louche, ambiguë, amphibologique, obscure ; te Romani vincere possunt
est une phrase claire & précise ; chanter
très-bien est une phrase correcte ; chanter des
mieux est une phrase incorrecte.
« Cette façon de parler, dit Th. Corneille sur la
Rem. 126. de Vaugelas, n’est point reçue parmi ceux qui ont quelque soin d’écrire correctement.Il est indubitable, dit M. de Vaugelas,
Rem. préf. § IX. p. 64. que chaque langue a sesphrases, & que l’essence, la richesse & la beauté de toutes les langues & de l’élocution consistent principalement à se servir de cesphrases-là. Ce n’est pas qu’on n’en puisse faire quelquefois, … au lieu qu’il n’est jamais permis de faire des mots ; mais il y faut bien des precautions, entre lesquelles celle-ci est la principale, que ce ne soit pas quand l’autrephrasequi est en usage approche fort de celle que vous inventez. Par exemple, on dit d’ordinairelever les yeux au ciel, … c’est parler françois de parler ainsi : néanmoins, comme quelques écrivains (modernes) croient qu’il est toujours vrai que ce qui est bien dit d’une façon n’est pas mauvais de l’autre, ils trouvent bon de dire aussiélever les yeux vers le ciel, & pensent enrichir notre langue d’une nouvellephrase. Mais au lieu de l’enrichir, ils la corrompent ; car son génie veut que l’on diselevez, & non pasélevez les yeux ; au ciel, & non pasvers le ciel. Ils s’écrient encore, que si nous en sommes crus,Dieu ne sera plus supplié, mais seulement prié. Je soutiens avec teus ceux qui savent notre langue, quesupplier Dieun’est point parler françois, & qu’il faut dire absolumentprier Dieu, sans s’amuser à raisonner contre l’usage qui le veut ainsi.Quitter l’enviepourperdre l’enviene vaut rien non plus… Mais pour fortifier encore cette vérité qu’il n’est pas permis de faire ainsi desphrases, je n’en alléguerai qu’une, qui est que l’on ditabonder en son ens, & non pasabonder en son sentiment, quoiquesens&sentimentne soient ici qu’une même chose ; & ainsi d’une infinité d’autres, ou plutôt de toute la langue dont on sapperoit les fondemens, si cette façon de l’enrichir étoit recevable. Qu’on ne m’allegue pas, dit ailleurs Vaugelas,Rem. 125. qu’aux langues vivantes, non plus qu’aux mortes, il n’est pas permis d’inventer de nouvelles façons de parler, & qu’il faut suivre celles que l’usage a établies ; car cela ne s’entend que des mots… Mais il n’en est pas ainsi d’unephraseentiere qui étant toute composée de mots connus & entendus, peut être toute nouvelle & néanmoins fort intelligible ; de sorte qu’un excellent & judicieux écrivain peut inventer de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord, pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises, c’est-à-dire un grand jugement à composer laphraseclaire & élégante, la douceur que demande l’oreille, & qu’on en use sobrement & avec discrétion ».
Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur ce que dit ici Vaugelas.
« Un excellent & judicieux écrivain peut inventer, dit-il, de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord,
pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises».
Il me semble qu’apporter les circonstances requises n’est point une
phrase françoise ; on apporte les attentions requises, on prend les
précautions requises, mais on est dans les circonstances requises ou on les un grand jugement, & la douceur que demande
l’oreille, ne peuvent pas être regardés comme des circonstances, & moins
encore comme circonstances d’un même objet. Vaugelas ajoute, & qu’on en
use sobrement ; c’est une phrase louche : on ne sait s’il faut
user sobrement d’un grand jugement, ou de la douceur que demande l’oreille, ou d’une phrase nouvellement inventée, ou du pouvoir d’en inventer de nouvelles.
Il paroît par le sens que c’est sur ce dernier article que tombent les mots user sobrement ; mais par-là même la phrase, outre le vice que
je viens d’y reprendre, est encore estropiée.
« On dit qu’une
phraseest estropiée quand il y manque quelque chose, & qu’elle n’a pas toute l’étendue qu’elle devroit avoir ».
Bouh. Rem. nouv. t. II. p. 29. Or il manque à la phrase de Vaugelas le nom auquel il rapporte ces mots qu’on en use
sobrement, je veux dire le pouvoir d’inventer de nouvelles phrases.
On sent bien que s’il y a quelque chose de permis à cet égard, c’est sur-tout dans le
sens figuré, par lequel on peut quelquefois introduire avec succès dans le langage un
tour extraordinaire, ou une association de termes dont on n’a pas encore fait usage
jusques-là. Mais, je l’ai dit, article
Néologisme, il faut être fondé sur un besoin réel ou très-apparent, si fortè necesse est ; & dans ce cas-là même il faut être
très-circonspect & agir avec retenue, dabitur licentia sumpta
pudenter.
« Parler par
phrases, dit le P. Bouhours,Rem. nouv. tome II. p. 426.c’est quitter une expression courte & simple qui se présente d’elle-même, pour en prendre une plus étendue & moins naturelle, qui a je ne sais quoi de fastueux… Un écrivain qui aime ce qu’on appellephrase… ne dira pas…si vous saviez vous contenir dans de justes bornes, mais il dira,si vous aviez soin de retenir les mouvemens de votre esprit dans les bornes d’une juste modération…. Rien n’est plus opposé à la pureté de notre style ».
c’est ordinairement le style que les jeunes gens remportent du college, où, au lieu de prescrire des regles utiles à la fécondité naturelle de leur âge, on leur donne quelquefois des secours & des motifs pour l’augmenter ; ce qui ne manque pas de produire les effets les plus contraires au but que l’on devoit se proposer, & que l’on se proposoit peut-être.
On emploie quelquefois le mot de phrase dans un sens plus général
qu’on n’a vu jusqu’ici, pour désigner le génie particulier d’une langue dans
l’expression des pensées. C’est dans ce sens que l’on dit que la phrase hébraíque a de l’énergie ; la phrase greque, de
l’harmonie ; la phrase latine, de la majesté ; la phrase françoise, de la clarté & de la naïveté, &c.
& c’est dans la vûe d’accoutumer les jeunes gens au tour & au génie de la phrase latine ainsi entendue, que l’on a fait des recueils de phrases détachées, extraites des auteurs latins, & rapportées à
certains titres généraux du système grammatical qu’avoient adopté les compilateurs :
tels sont l’ouvrage du cardinal Adrien de modis latinè loquendi ; un
autre plus moderne répandu dans les colleges de certaines provinces, les
délices de la langue latine ; celui de Mercier, intitulé le manuel
des Grammairiens, &c. ce sont autant de moyens méchaniques laborieusement
préparés pour ne faire souvent que des imitateurs serviles & mal-adroits. Il n’y a
qu’une lecture assidue, suivie & raisonnee des bons auteurs qui puisse mettre sur
les voies d’une bonne imitation. (B. E. R. M.)
PLEONASME, s. m. (Gramm.) c’est une figure de construction, disent tous
les Grammairiens, qui est opposée à l’ellipse ; elle se fait lorsque
dans le discours on met quelque mot qui est inutile pour le sens, & qui étant oté,
laisse le sens dans son intégrité. C’est ainsi que s’en explique l’auteur du Manuel des Grammairiens, part. I. ch. xiv. n. 6.
« Il y a
pléonasme, dit M. du Marsais, articlefigure, lorsqu’il y a dans la phrase quelque mot superflu, ensorte que le sens n’en seroit pas moins entendu, quand ce mot ne seroit pas exprimé ; comme quand on dit,je l’ai vù de mes yeux, je l’ai entendu de mes oreilles, j’irai moi-même ; mes yeux, mes oreilles, moi-mêmesont autant depléonasmes».
Sur le vers 212 du I. livre de l’Enéide, talia voce refert, & c.
Servius s’explique ainsi, est, qui fit quotiens adduntur superflua, ut alibi, vocemque his auribus
hausi : Terentius, his oculis egomet vidi.
C’est d’après cette notion généralement reconnue que l’on a donné à cette figure le nom
de pléonasme, qui est grec ; redundare ou abundare ; R. plenus ; ensorte que le mot de pléonasme signifie ou plénitude ou superfluité. Si on l’entend dans le premier sens, c’est une figure qui donne au
discours plus de grace, ou plus de netteté, ou plus de force, Voyez Battologie.
Il me semble 1° que c’est un défaut dans le langage grammatical de désigner par un seul
& même pléonasme, qui marque simplement abondance & richesse ; mais il falloit désigner la
superfluité des mots dans chaque phrase par un autre terme ; par exemple, celui de périssologie qui est connu, devoit être employé seul dans ce sens. Ce
terme vient de superfluus,
& de dictio ; &
l’adjectif outre mesure. Je ferai usage de cette
remarque dans le reste de l’article.
2°. Si c’est un défaut de n’avoir employé qu’un même nom pour deux idées si disparates,
celui de vouloir les comprendre sous une même définition est bien plus grand encore ;
& c’est cependant en quoi ont péché les Grammairiens même les plus exacts, comme on
peut le voir par le début de cet article. Il faut donc tâcher de saisir & d’assigner
les caracteres distinctifs de la figure appellée pléonasme, & du
vice de superfluité que j’appelle périssologie.
I. Il y a pléonasme lorsque des mots qui paroissent superflus par
rapport à l’intégrité du sens grammatical, servent pourtant à y ajouter des idées
accessoires, surabondantes, qui y jettent de la clarté ou qui en augmentent l’énergie.
Quand on lit dans Plaute, (Milit.) simile somnium somniavit, le mot somnium, dont la force est renfermée dans somniavit,
semble surabondant par rapport à ce verbe ; mais il y est ajouté comme sujet de l’adjectif
simile, afin que l’idée de cette similitude soit rapportée sans
équivoque à celle du songe, simile somnium ; c’est un pléonasme accordé à la clarté de l’expression. Quand on dit, je l’ai
vû de mes yeux, les mots de mes yeux sont effectivement superflus
par rapport au sens grammatical du verbe j’ai-vû, puisqu’on ne peut
jamais voir que des yeux, & que qui dit j’ai vû, dit assez que c’est
par les yeux, & de plus que c’est par les siens ; ainsi il y a, grammaticalement
parlant, une double superfluité : mais ce superflu grammatical ajoute des idées
accessoires qui augmentent l’énergie du sens, & qui font entendre qu’on ne parle pas
sur le rapport douteux d’autrui, ou qu’on n’a pas vû la chose par hasard & sans
attention, mais qu’on l’a vûe avec réflexion, & qu’on ne l’assûre que d’après sa
propre expérience bien constatée ; c’est donc un pléonasme nécessaire à
l’énergie du sens.
« Cela est fondé en raison, dit Vaugelas,
Rem. 160. parce que lorsque nous voulons bien assûrer & affirmer une chose, il ne suffit pas de dire simplementje l’ai vû, puisque bien souvent il nous semble avoir vû des choses, que si l’on nous pressoit de dire la vérité, nous n’oserions l’assûrer. Il faut donc direje l’ai vû de mes yeux, pour ne laisser aucun sujet de douter que cela ne soit ainsi ; tellement qu’à le bien prendre (cette conclusion est remarquable), il n’y a point là de mots superflus, puisqu’au contraire ils sont nécessaires pour donner une pleine assûrance de ce que l’on affirme. En un mot, il suffit que l’une des phrases dit plus que l’autre pour éviter le vice dupléonasme, c’est-à-dire lapérissologie, qui consiste à ne dire qu’une même chose en paroles différentes & oisives, sans qu’elles ay ent une signification ni plus étendue, ni plus forte que les premieres ».
Le pléonasme d’énergie est très-commun dans la langue hébraïque, &
il semble en faire un caractere particulier & propre, tant l’usage en est fréquent
& nécessaire.
1°. Un nom construit avec lui-même, comme esclave des esclaves, cantique des
cantiques, vanité des vanités, flamme de flamme, les siecles des siecles, & c.
est un tour très-ordinaire dans la langue-sainte, & une superfluité apparente de
mots : mais ce pléonasme est très-énergique, & il sert à ajouter au
nom l’idée de sa propriété caractéristique dans un grand degré très-vil esclave, cantique excellent, vanité
excessive, flamme très-ardente, la totalité des siecles ou l’éternité.
2°. Rien de plus inutile en apparence à la plénitude du sens grammatical que la
répétition de l’adjectif ou de l’adverbe ; mais c’est un pléonasme
adopté dans la langue hébraïque, pour remplacer ce qu’on appelle dans les autres le superlatif absolu.
Voyez Amen, Idiotisme & Superlatif.
3°. Un autre pléonasme est encore usité dans le même sens ampliatif ;
c’est l’union de deux mots synonimes par la conjonction copulative ; comme verba oris ejus iniquitas & dolus, Ps. 35, vulg. 36, haebr. v. 4.
c’est-à-dire, verba oris ejus iniquissima.
4°. Mais si la conjonction réunit le même mot à lui-même, c’est un pléonasme qui marque diversité : in corde & corde locuti sunt.
Ps. II. vu g. 12 haebr. v. 5. c’est-à-dire, cum diversis sensibus,
quorum alter est in ore, alter in mente. Nous disons de même en franÇois, au-moins
dans le style simple, il y a coutume & coutume, il y a donner &
donner, pour mar quer la diversité des coutumes & des manieres de donner. C’est
dans notre langue un hébraïsme.
5°. Si le même nom est répété de suite sans conjonction & sans aucun changement de
forme ; c’est un pléonasme qui remplace quelquefois en hébreu l’adjectif
distributif chaque, ou l’adjectif collectif tout :
Issral aiss aiss
mebith, en lisant comme Masclef), ce que les septante ont traduit par homo, homo
filiorum Israël, & la vulgate, homo quilibet de domo Israël. Levi.
xvij. 3. ce qui est le véritable sens de l’hébraïsme. D’autres fois cette
répétition est purement emphatique : Deus meus, Deus meus ; ce pléonasme marque l’ardeur de
l’invocation. Nous imitons quelquefois ce tour hébraïque dans la même vue ; on ne sauroit
lire, sans la plus vive émotion, ce qu’a écrit l’auteur de Télémaque,
liv. XI. sur les acclamations des peuples de l’Hespérie au sujet de la paix, &
la jonction de ces deux mots, la paix, la paix, qui se trouve jusqu’à
trois fois dans l’espace de quatre à cinq lignes, donne au récit un feu qui porte
l’embrasement dans l’imagination & dans l’ame du lecteur.
6°. C’est un usage très-ordinaire de la langue hébraïque de mettre l’infinitif du verbe
avant le verbe même : comedere ou comedendo comedes ; Gen. ij. 16. mori ou moriendo
morieris. Ib. ij. 17. Quelques grammairiens prétendent que c’est dans ces exemples
une pure périssologie, & que l’addition de l’infinitif au verbe
n’ajoute à sa signification aucune idée accessoire. Pour moi j’ai peine à croire qu’une
phrase essentiellement vicieuse ait pû être dans la langue sainte d’un usage si fréquent
sans aucune nécessité. Je dis d’un usage fréquent ; car rien de plus
commun que ce tour dans les livres sacrés ; & j’ajoute que ce seroit sans aucune
nécessité, parce que la conjugaison simple fournissoit la même idée. Qu’on y prenne
garde ; l’usage des langues est beaucoup moins aveugle qu’on ne le pense, & jamais il
n’autorise sans raison une locution irréguliere : il faut, pour mériter l’approbation
universelle, qu’elle supplée à quelque formation que l’analogie de la langue ne donne
point, comme sont nos tems composés par le moyen des auxiliaires avoir,
venir, devoir, aller, ou qu’elle renferme quelque idée accessoire dont ne seroit
pas susceptible la locution réguliere, tels que sont les pléonasmes dont
il s’agit ici. Leclerc cependant (Art. critic. Part. II. sect I. cap. 4, n°
3, 4, 5.) soutient que cette addition de l’infinitif au verbe n’a en hébreu aucune
énergie propre : hac additio ejusdem verbi… nullam habet in hebraïcâ… linguâ
emphasin. Mais il faudroit, avant que d’adopter cette res… certa erit, dit-il,
de hebraicâ, si quis expendat loca scripturae in quibus occurrit ca
phrasis. N’est-il pas évident que comedendo comedes ne signifie
pas simplement vous mangerez, mais vous aurez toute liberte
de manger, vous mangerez librement, tant & si souvent que vous voudrez ? C’est
la même énergie dans moriendo morieris ; cela ne veut pas dire
simplement vous mourrez ; mais la répétition de l’idée de mort donne à
l’affirmation énoncée par le verbe une emphase particuliere, vous mourrez
certainement, infailliblement, indubitablement : & de là vient que pour donner
plus de poids à l’affirmation contraire ou à la négation de cette sentence, le serpent
employa le même pléonasme : nequaquam moriendo moriemini, Gen. 3, 4. il est certain que
vous ne mourrez point. Voyez au surplus la grammaire hébraïque de
Masclef, ch. xxiv. §§ 5, 8, 9 ; ch. xxv. § 8, &
ch. xxvj. §§ 7, 8.
II. J’avoue neanmoins qu’il se rencontre, & même assez souvent, de ces répétitions identiques où nous ne voyons ni emphase, ni énergie. Dans ce cas, il faut distinguer entre les langues mortes & les langues vivantes, & soudistinguer encore entre les langues mortes dont il nous reste peu de monumens, comme l’hébreu, & les langues mortes dont nous avons conservé assez d’écrits pour en juger avec plus de certitude, comme le grec & le latin.
Par rapport à l’hébreu, quand nous n’appercevons pas les idées accessoires que la répétition identique peut ajouter au sens, il me semble qu’il est raisonnable de penser que cela vient de ce que nous n’a vons plus assez de secours pour entendre parfaitement la locution qui se présente ; & c’est d’ailleurs un hommage que nous devons à la majesté de l’Ecriture sainte, & à l’infaillibilité du S. Esprit qui en est le principal auteur.
Pour les autres langues mortes, il est encore bien des cas où nous devons avoir par
équité la même réserve ; & c’est principalement quand il s’agit de phrases dont les
exemples sont très-rares. Mais en général nous ne devons faire aucune difficulté de
reconnoître la périssologie, même dans les meilleurs écrivains de
l’antiquite, comme nous la trouvons souvent dans les modernes. 1°. Nous entendons assez le
grec & le latin pour en discuter le grammatical avec certitude ; & peut-être
Démosthene & Cicéron seroient-ils surpris, s’ils revenoient parmi nous, & que nous
pussions communiquer avec eux des progrès que nous avons faits dans l’intelligence de
leurs écrits, quoique nous ne puissions pas parler comme eux. 2°. Le respect que nous
devons à l’antiquité, n’exige pas de nous une adoration aveugle : les anciens étoient
hommes comme les modernes, sujets aux mêmes méprises, aux mêmes préjugés, aux mêmes
erreurs, aux mêmes fautes : osons croire une fois, que Virgile n’entendoit pas mieux sa
langue, & n’étoit pas plus châtié dans son style que ne l’étoit notre Racine ; &
Racine n’a point été entierement disculpé par l’Abbé des Fontaines, qui s’étoit chargé de
le venger contre les remarques de M. l’Abbé d’Olivet. Disons donc que le sic
ore locutus de Virgile, & mille autres phrases pareilles de ce poëte & des
autres écrivains du bon siecle, ne sont que des exemples de périssologie, & des défauts réels plûtôt que des tours figurés. (B.
E. R. M.)
PLURIEL, le, adj. c’est un titre particulierement propre à la
Grammaire, pour caractériser un des nombres destinés à marquer la quotité. Voyez Nombre. On dit aujourd’hui, le nombre pluriel, une
terminaison pluriele.
« Il est certain, dit Th. Corneille sur la
Rem. 442. de Vaugelas, que c’est seulement depuis la remarque de M. de Vaugelas, qu’on a commencé à direpluriel: le grand usage a toujours été auparavant d’écrireplurier».
M. de Vaugelas lui-même reconnoît l’unanimité de cet usage contraire au sien : aussi
trouva-t-il des contradicteurs dans Ménage & dans le P. Behours (Voyez la note de Th. Corneille, & les Rem. nouv. du P.
Behours, tom. 1. pag. 597.) ; & les grammaires de
P. R. sont pour plurier. Aujourd’hui l’usage n’est plus douteux, &
les meilleurs grammairiens écrivent pluriel, comme dérivé du latin pluralis, ou, si l’on veut, du mot de la basse latinité plurialis. C’est ainsi qu’en usent M. l’abbé Regnier, le P.Buffier, M. l’abbé
d’Olivet, M. Duclos, M. l’abbé Girard, & la plûpart de ceux dont l’autorité peut être
de quelque poids dans le langage grammatical.
On peut réduire à quatre regles principales, ce qui concerne le pluriel
des noms & des adjectifs françois.
1°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par l’une des trois lettres s, z ou x, ne changent pas de terminaison au pluriel ;
ainsi l’on dit également le succès, les succès ; le
fils, les fils ; le nez, les nez ; le prix, les prix ; la voix, les voix, &c.
2°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par au & eu
prennent x de plus au pluriel : on dit donc au singulier, beau, chapeau, feu, lieu, &c. & au pluriel on dit beaux, chapeaux, feux, lieux.
3°. Plusieurs mots terminés au singulier par al ou ail, ont leur terminaison pluriele en aux : on
dit au singulier travail, cheval, égal, général, &c. & au pluriel on dit travaux, chevaux, égaux, généraux. Je dis
que ceci regarde plusieurs mots terminés en al ou ail,
parce qu’il y en a plusieurs autres de la même terminaison, qui n’ont point de pluriel, ou qui suivent la regle suivante qui est la plus générale.
4°. Les noms & les adjectifs qui ne sont point compris dans les trois regles
précédentes, prennent au pluriel un s de plus qu’au
singulier : on dit donc le bon pere, les bons peres ; ma chere soeur, mes
cheres soeurs ; un roi clement, des rois
clements, &c.
Je n’insiste point sur les exceptions qu’il peut y avoir à ces quatre regles, parce que
ce détail n’appartient pas à l’Encyclopédie, & qu’on peut l’étudier dans toutes les
Grammaires françoises, ou l’apprendre de l’usage : mais j’ajouterai quelques observations,
en commençant par une remarque du pere Buffier. (Gramm. fr. n. 301.)
« L’x, dit-il, n’est proprement qu’un
csougz, & le z qu’unesfoible ; c’est ce qui leur donne souvent dans notre langue, le même usage qu’à l’s ».
C’est assigner véritablement la cause pourquoi ces trois lettres sont également employées
pour marquer le pluriel ; mais ce n’est pas justifier l’abus réel de
cette pratique. Il seroit à desirer que la lettre s fût la seule qui
caractérisât ce nombre dans les noms, les pronoms beaus, chevaus, heureus, feus, un né au singulier, &
des nés au pluriel, &c. Du moins me semble-t-il
que c’est de gaieté de coeur renoncer à la netteté de l’expression & à l’analogie de
l’orthographe, que d’employer le z final pour marquer le pluriel des
noms, des adjectifs & des participes dont le singulier est terminé par un é fermé, & d’écrire, par exemple, de bonnes qualitez, des hommes
sensez, des ouvrages bien composez, au lieu de qualités, sensés,
composés. Puisque l’usage contraire prévaut par le nombre des Ecrivains qui
l’autorisent, c’est aujourd’hui une faute d’autant plus inexcusable, que c’est soustraire
cette espece de mots à l’analogie commune, & en confondre l’orthographe avec celle de
la seconde personne des tems simples de nos verbes dont la voyelle finale est un e fermé, comme vous lisez, vous lisiez, vous liriez, vous
lussiez, vous lirez, &c.
On trouve dans le journal de l’académie françoise, par M. l’abbé de Choisy (Opusc. pag. 309.), que l’académie ne s’est jamais départie du z en pareil cas :
cela pouvoit être alors ; mais il y a aujourd’hui tant d’académiciens & tant d’auteurs
dignes de l’être, qui s’en sont départis, que ce n’est plus un motif suffisant pour en
conserver l’usage dans le cas dont il s’agit.
Une seconde observation, c’est que plusieurs écrivains ont affecté, je ne sais pourquoi,
de retrancher au pluriel des noms ou des adjectifs en ant ou ent, la lettre t qui les termine au
singulier ; ils écrivent élémens, patiens, complaisans, &c. au lieu
de éléments, patients, complaisants.
« J’avoue, dit à ce sujet M. l’abbé Girard (
tom. I. disc. v. pag. 271.), que le plus grand nombre des écrivains polis & modernes s’étant déclarés pour la suppression dut, je n’ose les fronder, malgré des raisons très-capables de donner du penchant pour lui. Car enfin il épargneroit dans la méthode une regle particuliere, & par conséquent une peine. Il soutiendroit le goût de l’éthimologie, & l’analogie entre les primitifs & les dérivés. Il seroit un secours pour distinguer la différente valeur de certains substantifs, comme deplansdessinés, & deplantsplantés : d’ailleurs son absence paroît défigurer certains mots tels quedens & vens».
Avec des raisons si plausibles, cet académicien n’auroit-il pas dû autoriser de son
exemple la conservation du t dans ces mots ? Il le devoit sans doute,
& il le pouvoit, puisqu’il reconnoît un peu plus haut (pag. 270.),
que l’usage est partagé entre deux partis nombreux, dont le plus fort ne peut pas se
vanter encore d’une victoire certaine.
Je ne voulois d’abord marquer aucune exception : en voici pourtant une que je rappelle, à
cause de la réflexion qu’elle fera naître. Œil fait yeux au pluriel, pour désigner l’organe de la vûe ; mais on dit en architecture, des oeils de boeuf, pour signifier une sorte de fenêtre. Ciel fait pareillement cieux au pluriel, quand
il est question du sens propre ; mais on dit des ciels de lit, & en
peinture, des ciels, pour les nuages peints dans un tableau. Ne
seroit-il pas possible que quelques noms latins qui ont deux terminaisons différentes au
pluriel, comme jocus qui fait joci
& joca, les dussent à de pareilles vûes, plutôt qu’à l’inconséquence de
l’usage, qui auroit substitué un nom nouveau à l’ancien, sans abolir les terminaisons plurieles de celui-ci ? Comme en fait de langage, des vûes semblables
amenent presque toujours des procédés analogues, on est raisonnablement fondé à croire que
des procédés analogues supposent à leur tour des principes semblables.
Il n’y a rien à remarquer sur les terminaisons plurieles des temps des
verbes françois, parce que cela s’apprend dans nos conjugaisons. Je finirai donc par une
remarque de syntaxe.
Dans toutes les langues il arrive souvent qu’on emploie un nom singulier pour un nom pluriel : comme ni la colere ni la joie du soldat ne sont jamais modérées ; le paysan se sauva dans les
bois ; le bourgeois prit les armes ; le magistrat & le citoyen à l’envi conspirent à l’embellissement de nos
spectacles. C’est, dit-on, une synecdoque ; mais parler ainsi, c’est donner un nom
scientifique à la phrase, sans en faire connoître le fondement : le voici. Cette maniere
de parler n’a lieu qu’à l’égard des noms appellatifs, qui présentent à l’esprit des êtres
déterminés par l’idée d’une nature commune à plusieurs : cette idée commune a une
compréhension & une étendue ; & cette étendue peut se restraindre à un nombre plus
ou moins grand d’individus. Le propre de l’article est de déterminer l’étendue, de maniere
que, si aucune autre circonstance du discours ne sert à la restraindre, il faut entendre
alors l’espece ; si l’article est au singulier, il annonce que le sens du nom est appliqué
à l’espece, sans désignation d’individus ; si l’article est au pluriel,
il indique que le sens du nom est appliqué distributivement à tous les individus de
l’espece. Ainsi l’horreur de ces lieux étonna le soldat, veut faire
entendre ce qui arriva à l’espece en général, sans vouloir y comprendre chacun des
individus : & si l’on disoit l’horreur de ces lieux étonna les
soldats, on marqueroit plus positivement les individus de l’espece. Un écrivain correct
& précis ne sera pas toujours indifférent sur le choix de ces deux expressions. (B. E. R. M.)
PLUS-QUE-PARFAIT, adj. (Gram.) quelquefois pris substantivement : on
dit ou le prétérit plus que-par- fait, ou simplement le plus-que-parfait. Fueram, j’avois été, est le plus-que-parfait
de l’indicatif ; fuissem, que j’eusse été, est le plus-que-parfait du subjonctif. On voit par ces exemples que ce tems exprime
l’antériorité de l’existence à l’égard d’une époque antérieure elle-même à l’acte de la
parole : ainsi quand je dis, coenaveram cùm intravit, j’avois soupé
lorsqu’il est entré ; coenaveram, j’avois soupé, exprime l’antériorité
de mon souper à l’égard de l’époque désignée par intravit, il est
entré ; & cette époque est elle-même antérieure au tems où je le dis. On verra
ailleurs (art. Tems.), par quel nom je crois devoir
désigner ce tems du verbe : je remarquerai seulement ici que la dénomination du plus-que-parfait a tous les vices les plus propres à la faire
proscrire.
1°. Elle ne donne aucune idée de la nature du tems qu’elle désigne, puisqu’elle n’indique rien de l’antériorité de l’existence, à l’égard d’une époque antérieure elle-même au moment où l’on parle.
2°. Elle implique contradiction, parce qu’elle suppose le parfait,
susceptible de plus ou de moins, quoiqu’il n’y ait rien de mieux que ce qui est
parfait.
3°. Elle emporte encore une autre supposition également fausse ; savoir, qu’il y a quelque perfection dans l’antériorité, quoiqu’elle n’en admette ni plus ni moins que la simultanéité ou la postériorité.
Ces considérations donnent lieu de croire que les noms de prétérits parfait
& plus-que-parfait n’ont été introduits que pour les distinguer sensiblement du
prétendu prétérit imparfait. Mais comme on a remarqué (art. Imparfait.) que cette dénomination ne peut servir qu’à
désigner l’imperfection des idées des premiers nomenclateurs : il faut porter le même
jugement des noms de parfait & de plus-que-parfait
qui ont le même fondement. (B. E. R. M.)
POINT, s. m. (Gramm.) ce mot vient du verbe poindre, qui signifie piquer ; & il conserve quelque chose
de cette signification primitive dans tous les sens qu’on y a attachés. On dit le point ou la pointe du jour pour en marquer le premier
commencement, parce que le commencement frappe les yeux comme une pointe, ou qu’il est à l’égard du jour entier, ce que le point est à l’égard de
la ligne. L’extrémité d’une ligne s’appelle point, parce que si la
ligne étoit d’une matiere inflexible, son extrémité pourroit servir à poindre. Un point de côté cause une douleur semblable à celle
d’une piquure violente & continue, &c.
En Grammaire, c’est une petite marque qui se fait avec la pointe de
la plume posée sur le papier comme pour le piquer. On se sert de cette marque à bien des
usages.
1°. On termine par un point toute la proposition dont le sens est
entierement absolu & indépendant de la proposition suivante ; & il y a pour cela
trois sortes de points : le point simple, qui
termine une proposition purement expositive ; le point interrogatif,
ou d’interrogation, qui termine une proposition interrogative, & qui se marque
ainsi ? ; enfin le point admiratif, ou d’admiration, que l’on nomme
encore exclamatif ou d’exclamation, & que
j’aimerois mieux nommer point pathétique, parce qu’il se met à la fin
de toutes les propositions pathétiques ou qui énoncent avec le mouvement de quelque
passion ; il se figure ainsi !
2°. On se sert de deux points posés verticalement, ou d’un point sur une virgule, à la fin d’une proposition expositive, dont le
sens grammatical est complet & fini ; mais qui a avec la proposition suivante une
liaison logique & nécessaire. Pour ce qui regar de le choix de ces deux ponctuations
& l’usage des deux points dont on vient de parler. Voyez Ponctuation.
3°. On met deux points horisontalement au-dessus d’une voyelle, pour
indiquer qu’il faut la prononcer séparément d’une autre voyelle qui la précede, avec
laquelle on pourroit croire qu’elle seroit une diphtongue, si l’on n’en étoit averti par
cette marque qui s’appelle diérèse, comme dans Saül,
qui sans la diérèse, pourroit se prononcer Saul, comme nous prononçons
Paul. J’ai exposé en parlant de la Lettre I,
l’usage de la diérèse, & j’y ait dit qu’un second usage de ce signe est d’indiquer
que la voyelle précédente n’est point muette comme elle a coutume de l’être en pareille
position, & qu’elle doit se faire entendre avant celle où l’on met les deux points ; qu’ainsi il faut écrire aiguïlle, contiguité,
afin que l’on prononce ces mots autrement que les mots anguille,
guidé, où l’u est muet. Mais c’est de ma part une correction
abusive à l’orthographe ordinaire : si l’on écrit aiguïlle
contiguïté, on prononcera l’un comme l’autre, ou
en divisant la diphtongue ui du premier de ces mots, ou en
l’introduisant mal-à-propos dans le second. Il faut donc écrire contiguïté,
ambiguë, à la bonne heure ; l’u n’y est point muet, &
cependant il n’y a pas diphtongue : mais je crois maintenant qu’il vaut mieux écrire aigüille, Güise (ville) ; en mettant la diérèse sur l’u, elle servira à marquer sans équivoque que l’u n’est point
muet comme dans anguille, guise (fantaisie), & n’empêchera point
qu’on ne prononce la diphtongue, parce qu’elle ne sera pas sur la seconde voyelle. Cujusvis hominis est errare, nullius nisi insipientis in errore
perseverare. Cic. Philipp. XII. 2.
4°. On dispose quelquefois quatre points horisontalement dans le
corps de la ligne, pour indiquer la suppression, soit du reste d’un discours commencé,
& qu’on n’acheve pas par pudeur, par modération, ou par quelqu’autre motif, soit
d’une partie d’un texte que l’on cite, ou d’un discours que l’on rapporte. Quos ego… sed motos praestat componere fluctus. Virg. Æ n. I.
139.
5°. Enfin la crainte qu’on ne confondît l’i écrit avec un jambage
d’u, a introduit l’usage de mettre un point
au-dessus : c’est une inutilité qu’on ne doit pourtant pas abandonner, puisqu’elle est
consacrée par l’usage.
Les Hébraïsans connoissent une autre espece de point qu’ils appellent
points-voyelles, parce que ce sont en effet des points ou de très-petits traits de plume qui tiennent lieu de voyelles dans les
livres hébraïques. On connoît l’ancienne maniere d’écrire des Hébreux, des Chaldéens,
des Syriens, des Samaritains, qui ne peignoient guere que les consonnes, parce que
l’usage très-connu de leur langue fixoit chez eux les principes de la lecture de maniere
à ne s’y pas méprendre. Depuis que ces langues ont cessé d’être vivantes, on a cherché à
en fixer ou à en revivifier la prononciation, & l’on a imaginé les points-voyelles pour indiquer les sons dont les consonnes écrites marquoient
l’explosion. Ainsi le mot [caractères non reproduits], dbr,
se prononce de différentes manieres & à des sens différens, selon la différence des
points que l’on ajoute aux consonnes dont il est composé : [caractères non reproduits], dabar signifie chose
& parole ; [caractères non reproduits], deber,
signifie peste, ruine ; [caractères non reproduits], dober, veut dire bercail, &c. Avant l’invention
des points-voyelles, l’usage, la construction, le sens total de la
phrase, la suite de tout le discours, servoient à fixer le sens & la prononciation
des mots écrits.
Il y a trois classes différentes de points-voyelles, cinq longs, cinq
brefs, & quatre très-brefs. Les cinq longs sont appellés :
Les quatre très-brefs sont appellés :
Outre qu’il est très-aisé dans un si grand nombre de lignes si peu sensibles, de
confondre ceux qui sont les plus différenciés, il y en a qui different très-peu, &
le kamets ou à long est précisément le même que le
kamets-kateph, ou o bref. D’ailleurs l’emploi de tous ces signes
entraîne des détails innombrables & des exceptions sans fin, qu’on ne faisit &
qu’on ne retient qu’avec peine, & qui retardent prodigieusement les progrès de ceux
qui veulent étudier la langue sainte.
Après avoir examiné en détail toutes les difficultés & les variations de la lecture
de l’hébreu par les points-voyelles, Louis Cappel (Crit.
sacr. l. Vl. c. ij.), remarque que les points etant une
invention des Massorètes, dont l’autorité ne doit point nous subjuguer, les regles de la
grammaire hébraïque doivent être d’après les mots écrits sans points,
& qu’il faut conséquemment retrancher toutes celles qui tiennent à ce systeme
factice. Il ajoûte que dans la lecture il ne faudroit avoir égard qu’aux lettres
matrices, matres lectionis, [caractère non reproduit] ; mais que comme elles manquent
très-fréquemment dans le texte, cette maniere de lire lui paroît difficile à établir.
Voici sa conclusion : Age sanè punctationi massorethicae eatenùs
adhaereamus, quatenùs neque certior, neque commodior vocales ad vocum enuntiationem
necessarias designandi ratio usque hodiè inventa est ; atque ex consequenti eam
tradendae & docendae grammaticae rationem sequantur quae illi punctationi
innititur, neque tomerè eam convellamus aut sollicitemus, nisi fortè aliquis aliam
rationem certiorem & commodiorem inveniret punctandi.
Au lieu d’imaginer un systeme plus simple de points-voyelles,
M. Masclef, chanoine de la cathédrale d’Amiens, inventa une maniere de lire l’hébreu
sans points. Cette méthode consiste à supposer après chaque consonne
la voyelle qu’on y met dans l’épellation alphabétique. Ainsi comme le [caractères non reproduits]se nomme beth, on suppose un é après cette consonne ; comme le [caractères non reproduits]s’appelle daleth, on y suppose un a, &c. [caractères non reproduits], ou dbr doit donc se lire daber. Ce système révolta d’abord les savans, & cela devoit être
ainsi : 1°. C’étoit une nouveauté, & toute nouveauté allarme toujours les esprits
jaloux, & ceux qui contractent fortement & aveuglément les habitudes : 2°. ce
système réduisit à rien toutes les peines qu’il en avoit couté aux érudits pour être
initiés dans cette langue, & il leur sembloit ridicule de vouloir y introduire de
plain-pié & sans embarras, ceux qui viendroient après eux. On fit pourtant des
objections que l’on crut foudroyantes ; mais dans l’édition de la grammaire hébraïque de
Masclef, faite en 1731 par les soins de M. de la Bletterie, on trouve dans le second
tome, sous le titre de novae grammaticae argumenta ac vindiciae, tout
ce qui peut servir à établir ce systeme & à détruire toutes les objections
contraires. Aussi le Masclefisme fait-il aujourd’hui en France, & même en
Angleterre, une secte considérable parmi les hébraïsans : & il me semble qu’il est à
souhaiter d’en voir hâter les progrès
Les Massorethes avoient encore imaginé d’autres signes pour la distinction des sens
& des pauses, lesquels sont appellés dans les grammaires hébraïques écrites en
latin, accentus pausantes & distinguentes, & gardent en
françois le nom de points. Ils ont encore, pour la plûpart, tant de
ressemblance avec les points-voyelles, qu’ils ne servent qu’à
augmenter les embarras de la lecture ; & Masclef, en souhaitant qu’on introduisît
notre ponctuation dans l’hébreu, en a donné l’exemple. Puisque nos
signes de ponctuation n’ont aucun équivoque, & sont d’un usage
facile : iis non uti, dit Masclef (Gramm.
heb. cap. j. n°. 5.) nihil aliud est quàm, invento pane, glande vesci. (B. E. R.
M.)
PONCTUATION, s. f. c’est l’art d’indiquer dans l’écriture par les signes reçus, la proportion des pauses que l’on doit faire en parlant.
Il existe un grand nombre de manuscrits anciens, où ni les mots, ni les sens, ni les
propositions, ne sont distingués en aucune maniere ; ce qui porteroit à croire que l’art
de la ponctuation étoit ignoré dans les premiers tems. Les principes en
sont même aujourd’hui si incertains, si peu fixés par l’usage uniforme & constant des
bons auteurs, qu’au premier aspect on est porté à croire que c’est une invention moderne ;
le pere Buffier, Gramm. fr. n°. 975. & M. Restaut,
chap. xvj. disent expressément que c’est une pratique introduite en
ces derniers siecles dans la Grammaire.
On trouve néanmoins dans les écrits des anciens, une suite de témoignages qui démontrent,
que la nécessité de cette distinction raisonnée s’étoit fait sentir de bonne heure ; qu’on
avoit institué des caracteres pour cette fin, & que la tradition s’en conservoit d’âge
en âge ; ce qui apparemment auroit porté l’art de ponctuer à sa
perfection, si l’Imprimerie, qui est si propre à éterniser les inventions de l’esprit
humain, eût existé dès ces premiers tems.
Dans le vij. siecle de l’ere chrétienne, Isidore de Séville parle ainsi des caracteres de
la ponctuation connue de son tems : quaedam sententiarum
notae apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum
carminibus & historiis apposuerunt. Nota est figura propria in litterae modum
posita, ad demonstrandam unamquamque verbi, sententiarumque, ac versuum rationem.
Orig. I. 20.
Vers la fin du iv. siecle, & au commencement du v. S. Jérome traduisit en latin
l’Ecriture-sainte qu’il trouva sans aucune distinction dans le texte original ; c’est sa
version que l’Eglise a adoptée sous le nom de vulgate, excepté les
pseaumes, qui sont presque entierement de l’ancienne version. Or le saint docteur remarque
dans plusieurs de ses préfaces, que l’on trouve à la tête des bibles vulgates (in Josue, in lib. paralip. in Ezech.), qu’il a distingué dans sa version
les mots, les membres des phrases, & les versets.
Cicéron connoissoit aussi ces notes distinctives, & l’usage qu’il convenoit d’en
faire. On peut voir (article
Accent) un passage de cet orateur (Orat. lib. III. n.
xliv.), où il est fait mention des Librariorum notis, comme de
signes destinés à marquer des repos & des mesures.
Aristote, qui vivoit il y a plus de 2000 ans, se plaint (Rhet. III. 5.)
de ce qu’on ne pouvoit pas ponctuer les écrits d’Héraclite, sans risquer
de lui donner quelque contre sens. Nam scripta Heracliti interpungere
operosum est, quia incertum utri vox conjungenda, an priori, an verò posteriori, ut in
principio ipsius libri ; ait enim : Rationis existentis semper imperiti homines
nascuntur, (incertum est enim illud semper (utri interpunctione conjungas. Ce
passage prouve que le philosophe de Stagyre, non-seulement sentoit la nécessité de faire
avec intelligence des pauses convenables dans l’énonciation du discours, & de les
marquer dans le discours écrit, mais même qu’il connoissoit l’usage des points pour cette distinction : car le mot original interpungere & interpunctione, a pour racines le verbe pungo, & la préposition divido ; en sorte que pungere ad dividendum, ou
punctis distinguere.
Comment est-il donc arrivé que si long-tems après l’invention des signes distinctifs de
la ponctuation, il ponctuer,
ils ont dû être écrits sans aucun signe de distinction. Les Israélites faisant profession
de n’avoir point de commerce avec les autres peuples, ne durent pas être instruits
promptement de leurs inventions ; & les livres inspirés, même dans les derniers tems,
durent être écrits comme les premiers, tant pour cette cause, que par respect pour la
forme primitive. Ce même respect, porté par les Juifs jusqu’au scrupule & à la
minutie, ne leur a pas permis depuis d’introduire dans le texte sacré le moindre caractere
étranger. Ce ne fut que longtems après leur derniere dispersion dans toutes les parties de
la terre, & lorsque la langue sainte devenue une langue morte eut besoin de secours
extraordinaires pour être entendue & conservée, que les docteurs juifs de l’école de
Tibériade, aujourd’hui connus sous le nom de Massorethes, imaginerent
les points voyelles (voyez Point), & les signes de la ponctuation que les
Hébraïsans nomment accentus pausantes & distinguentes : mais les
témoignages que je viens de rapporter d’une tradition plus ancienne qu’eux sur la ponctuation, prouvent qu’ils n’en inventerent point l’art ; ils ne firent
que le perfectionner, ou plutôt que l’adapter aux livres sacrés, pour en faciliter
l’intelligence.
Pour ce qui est des autres nations, sans avoir le même attachement & le même respect
que les Juifs pour les anciens usages, elles purent aisément préférer l’habitude ancienne
aux nouveautés que les bons esprits leur présentoient : c’est une suite de la constitution
naturelle de l’homme ; le peuple sur-tout se laisse aller volontiers à l’humeur singeresse dont parle Montagne, & il n’y a que trop de savans qui
sont peuples, & qui ne savent qu’imiter ou même copier. D’ailleurs la communication
des idées nouvelles, avant l’invention de l’Imprimerie, n’étoit ni si facile, ni si
prompte, ni si universelle, qu’elle l’est aujourd’hui : & si nous sommes étonnés que
les anciens ayent fait si peu d’attention à l’art de ponctuer, il seroit
presque scandaleux, que dans un siecle éclairé comme le nôtre, & avec les moyens de
communication que nous avons en main, nous négligeassions une partie si importante de la
Grammaire.
« Il est très-vrai, dit M. l’abbé Girard, (
tome II. disc. xvj. page 435.) que par rapport à la pureté du langage, à la netteté de la phrase, à la beauté de l’expression, à la délicatesse & à la solidité des pensées, laponctuationn’est que d’un mince mérite. .. mais… laponctuationsoulage & conduit le lecteur. Elle lui indique les endroits où il convient de se reposer pour prendre sa respiration, & combien de tems il y doit mettre. Elle contribue à l’honneur de l’intelligence, en dirigeant la lecture de maniere que le stupide paroisse, comme l’homme d’esprit, comprendre ce qu’il lit. Elle tient en regle l’attention de ceux qui écoutent, & leur fixe les bornes du sens : elle remédie aux obscurités qui viennent du style ».
De même que l’on ne parle que pour être entendu, on n’écrit que pour transmettre ses pensées aux absens d’une maniere intelligible. Or il en est à-peu-près de la parole écrite, comme de la parole prononcée :
« le repos de la voix dans le discours, dit M. Diderot (
articleEncyclopédie), & les signes de laponctuationdans l’écriture, se correspondent toujours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées ».
Ainsi il y auroit autant d’inconvénient à supprimer ou à mal placer dans l’écriture les
signes de la ponctuation, qu’à supprimer
On rapporte que le général Fairfax, au lieu de signer simplement la sentence de mort du
roi d’Angleterre Charles. I. songea à se ménager un moyen pour se disculper dans le
besoin, de ce qu’il y avoit d’odieux dans cette démarche, & qu’il prit un détour, qui,
bien apprécié, n’étoit qu’un crime de plus. Il écrivit sans ponctuation,
au bas de la sentence : si omnes consentiunt ego non dissentio ; se
réservant d’interpréter son dire, selon l’occurrence, en le ponctuant
ainsi : si omnes consentiunt ; ego non ; dissentio, au lieu de le ponctuer conformément au sens naturel qui se présente d’abord, & que
sûrement il vouloit faire entendre dans le moment : si omnes consentiunt, ego
non dissentio.
« C’est par une omission de points & de virgules bien marquées, dit le P. Buffier, (
Gramm. fr. n°.975.) qu’il s’est trouvé des difficultés insurmontables, soit dans le texte de l’Ecriture-sainte, soit dans l’exposition des dogmes de la Religion, soit dans l’énonciation des lois, des arrêts, & des contrats de la plus grande conséquence pour la vie civile. Cependant, ajoute-t-il, on n’est point encore convenu tout-à-fait de l’usage des divers signes de laponctuation. La plûpart du tems chaque auteur se fait un système sur cela ; & le système de plusieurs, c’est de n’en point avoir… Il est vrai qu’il est très-difficile, ou même impossible, de faire sur laponctuationun système juste & dont tout le monde convienne ; soit à cause de la variété infinie qui se rencontre dans la maniere dont les phrases & les mots peuvent être arrangés, soit à cause des idées différentes que chacun se forme à cette occasion ».
Il me semble que le P. Buffier n’a point touché, ou n’a touché que trop légerement la
véritable cause de la difficulté qu’il peut y avoir à construire & à faire adopter un
systeme de ponctuation. C’est que les principes en sont nécessairement
liés à une métaphysique très-subtile, que tout le monde n’est pas en état de saisir &
de bien appliquer ; ou qu’on ne veut pas prendre la peine d’examiner ; ou peut-être tout
simplement, qu’on n’a pas encore assez déterminée, soit pour ne s’en être pas suffisamment
occupé, soit pour l’avoir imaginée toute autre qu’elle n’est.
Tout le monde sent la justesse qu’il y a à définir la ponctuation,
comme je l’ai fait dès le commencement ; l’art d’indiquer dans l’écriture, par les signes
reçus, la proportion des pauses que l’on doit faire en parlant.
Les caracteres usuels de la ponctuation, sont la virgule, qui marque la
moindre de toutes les pauses, une pause presque insensible ; un point & une virgule,
qui désigne une pause un peu plus grande ; les deux points qui annoncent un repos encore
un peu plus considérable ; & le point qui marque la plus grande de toutes les
pauses.
Le choix de ces caracteres devant dépendre de la proportion qu’il convient d’établir dans
les pauses, l’art de ponctuer se réduit à bien connoître les principes
de cette proportion. Or il est évident qu’elle doit se régler sur les besoins de la
respiration, combinés néanmoins avec les sens partiels qui constituent les propositions
totales. Si l’on n’avoit égard qu’aux besoins de la respiration, le discours devroit se
partager en parties à-peu-près égales ; & souvent
Outre qu’il faut combiner les besoins des poûmons avec les sens partiels, il est encore
indispensable de prendre garde aux différens degrés de subordination qui conviennent à
chacun de ces sens partiels dans l’ensemble d’une proposition ou d’une période, & d’en
tenir compte dans la ponctuation par une gradation proportionnée dans le
choix des signes. Sans cette attention, les parties subalternes du troisieme ordre, par
exemple, seroient séparées entre elles par des intervalles égaux à ceux qui distinguent
les parties du second ordre & du premier ; & cette égalité des intervalles
ameneroit dans la prononciation une sorte d’équivoque, puisqu’elle présenteroit comme
parties également dépendantes d’un même tout, des sens réellement subordonnés les uns aux
autres, & distingués par différens degrés d’affinité.
Que faudroit-il donc penser d’un système de ponctuation qui exigeroit,
entre les parties subalternes d’un membre de période, des intervalles plus considérables
qu’entre les membres primitifs de la période ? Tel est celui de M. l’abbé Girard, qui veut
(tome II. page 463.) que l’on ponctue ainsi la
période suivante :
Si l’on fait attention à la conformation délicate du corps féminin : si l’on
connoît l’influence des mouvemens histériques : & si l’on sait que l’action en est
aussi forte qu’irréguliere ; on excusera facilement les foiblesses des femmes.
C’est l’exemple qu’il allegue d’une regle qu’il énonce en ces termes :
« Il n’est pas essentiel aux deux points de servir toujours à distinguer des membres principaux de période : il leur arrive quelquefois de se trouver entre les parties subalternes d’un membre principal qui n’est distingué de l’autre que par la virgule
ponctuée. Cela a lieu lorsqu’on fait énumération de plusieurs choses indépendantes entre elles, pour les rendre toutes dépendantes d’une autre qui acheve le sens ».
Mais, je le demande, qu’importe à l’ensemble de la période l’indépendance intrinseque des
parties que l’on y réunit ? S’il y faut faire attention pour bien ponctuer, & s’il faut ponctuer d’après la regle de
l’académicien ; il faut donc écrire ainsi la phrase suivante :
L’officier : le soldat : & le valet se sont enrichis à cette
expédition.
Cependant M. Girard lui-même n’y met que des virgules : & il fait bien, quoiqu’il y
ait énumération de plusieurs choses indépendantes entr’elles, rendues toutes dépendantes
de l’attribut commun, se sont enrichis à cette expédition, lequel
attribut acheve le sens. Ce grammairien a senti si vivement qu’il n’y avoit qu’une bonne
métaphysique qui pût éclaircir les principes des langues, qu’il fait continuellement les
frais d’aller la chercher fort loin, quoiqu’elle soit souvent assez simple & assez
frappante : il lui arrive alors de laisser la bonne pour des pointilles ou du
précieux.
Il s’est encore mépris sur le titre de son seizieme discours, qu’il a intitulé de la ponctuation françoise. Un système de ponctuation
construit sur de solides fondemens,
Mais passons au détail du système qui doit naître naturellement des principes que je
viens d’établir. J’en réduis toutes les regles à quatre chefs principaux, relativement aux
quatre especes de caracteres usités dans notre ponctuation.
I. De la virgule. La virgule doit être le seul caractere dont on fasse
usage par-tout où l’on ne fait qu’une seule division des sens partiels, sans aucune
soudivision subalterne. La raison de cette premiere regle générale est que la division
dont il s’agit se faisan pour ménager la foiblesse ou de l’organe ou de l’intelligence,
mais toujours un peu aux dépens de l’unité de la pensée totale, qui est réellement
indivisible, il ne faut accorder aux besoins de l’humanité que ce qui leur est
indispensablement nécessaire, & conserver le plus scrupuleusement qu’il est possible,
la vérité & l’unité de la pensée dont la parole doit présenter une image fidelle.
C’est donc le cas d’employer la virgule qui est suffisante pour marquer un repos ou une
distinction, mais qui, indiquant le moindre de tous les repos, désigne aussi une division
qui altere peu l’unité de l’expression & de la pensée. Appliquons cette regle générale
aux cas particuliers.
1°. Les parties similaires d’une même proposition composée doivent être séparées par des virgules, pourvû qu’il y en ait plus de deux, & qu’aucune de ces parties ne soit soudivisée en d’autres parties subalternes.
Exemples pour plusieurs sujets : la richesse, le plaisir, la santé,
deviennent des maux pour qui ne sait pas en user. Théor. des sent. ch.
xiv.
Le regret du passé, le chagrin du présent, l’inquiétude sur l’avenir, sont
les fléaux qui affligent le plus le genre humain. Ib.
Exemple de plusieurs attributs réunis sur un même sujet : un prince d’une
naissance incertaine, nourri par une femme prostituée, élevé par des bergers, &
depuis devenu chef de brigands, jetta les premiers fondemens de la capitale du
monde. Vertot Révol. rom. liv. I.
Exemple de plusieurs verbes rapportés au même sujet : il alla dans cette
caverne, trouva les instrumens, abattit les peupliers, & mit en un seul jour un
vaisseau en état de voguer. Télémaque, liv. VII.
Exemple de plusieurs complémens d’un même verbe : ainsi que d’autres encore
plus anciens qui enseignerent à se nourrir de blé, à se vêtir, à se faire des
habitations, à se procurer les besoins de la vie, à se précautionner contre les bêtes
féroces. Trad. par M. l’abbé d’Olivet, de cette phrase de Cicéron, qui peut aussi
entrer en exemple. etiam superiores qui fruges, qui vestitum, qui tecta, qui
cultum vitae, qui praesidia contrà feras invenerunt. Tuscul. I.
25.
M. l’abbé Girard (tom. II. pag. 456.) se conforme à la regle que l’on
vient de proposer, & ponctue avec la virgule la phrase suivante.
Je connois quelqu’un qui loue sans estimer, qui décide sans connoître, qui
contredit sans avoir d’opinion, qui parle sans penser, & qui s’occupe sans rien
faire.
Quatre lignes plus bas, il ponctue avec les deux points une autre
phrase tout-à-fait semblable à celle-là, & qui par conséquent n’exigeoit pareillement
que la virgule.
C’est un mortel qui se moque du qu’en dira-t-on : qui n’est occupé que du
plaisir : qui critique hardiment tout ce qui lui déplaît : dont l’esprit est fécond en
systèmes, & le coeur peu susceptible d’attachement : que tout le monde recherche
& veut avoir à sa compagnie.
Dire pour justifier cette disparate, que les parties ponctuer, qui doit être
accessible à tous. Il ne faut donc que la virgule au lieu des deux points dont s’est servi
l’académicien, & la seule virgule qu’il a employée, il faut la supprimer en vertu de
la regle suivante.
2°. Lorsqu’il n’y a que deux parties similaires, si elles ne sont que rapprochées sans
conjonction, le besoin d’indiquer la diversité de ces parties, exige entre deux une
virgule dans l’ortographe & une pause dans la prononciation. Exemple : des anciennes moeurs, un certain usage de la pauvreté, rendoient à Rome les fortunes
à-peu-près égales. Montesquieu, grandeur & décad. des Rom.
ch. iv.
Si les deux parties similaires sont liées par une conjonction, & que les deux
ensemble n’exedent pas la portée commune de la respiration, la conjonction suffit pour
marquer la diversité des parties, & la virgule romproit mal-à-propos l’unité du tout
qu’elles constituent, puisque l’organe n’exige point de repos. Exemples : l’imagination & le jugement ne sont pas toujours d’accord. Gramm. de Buffier,
n°. 980. Il parle de ce qu’il ne sait point ou de ce
qu’il sait mal. La Bruyere. ch. xj.
Mais si les deux parties similaires réunies par la conjonction, ont une certaine étendue
qui empêche qu’on ne puisse aisément les prononcer tout de suite sans respirer ; alors,
nonobstant la conjonction qui marque la diversité, il faut faire usage de la virgule pour
indiquer la pause : c’est le besoin seul de l’organe qui fait ici la loi. Exemples : il formoit ces foudres dont le bruit a retenti par-tout le monde, & ceux
qui grondent encore sur le point d’éclater. Pelisson. Elle
(l’Eglise) n’a jamais regardé comme purement inspiré de Dieu, que ce que les
Apôtres ont écrit, ou ce qu’ils ont confirmé par leur autorité. Bossuet, Disc. sur l’hist. univ. part. II.
M. Restaut (ch. xvj.) veut qu’on écrive sans virgule : l’exercice & la frugalité fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir ni
vous parler. Et il fait bien.
« Mais on met la virgule, dit-il, avant ces conjonctions, si les termes qu’elles assemblent sont accompagnés de circonstances ou de phrases incidentes, comme quand on dit :
l’exercice que l’on prend à la la chasse, & la frugalité que l’on observe dans le repas, fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir dans l’état où vous êtes, ni vous parler des risques que vous courez».
Cette remarque indique une raison fausse : l’addition d’une circonstance ou d’une phrase
incidente ne rompt jamais l’unité de l’expression totale, & conséquemment n’amene
jamais le besoin d’en séparer les parties par des pauses : ce n’est que quand les parties
s’alongent assez pour fatiguer l’organe de la prononciation, qu’il faut indiquer un repos
entre deux par la virgule ; si l’addition n’est pas assez considérable pour cela, il ne
faudra point de virgule, & l’on dira très-bien sans pause : un exercice
modéré & une frugalité honnéte fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir
ici ni vous parler sans témoins : dans ce cas la regle de M. Restaut est fausse,
pour être trop générale.
3°. Ce qui vient d’être dit de deux parties similaires d’une proposition composée, doit
encore se dire des membres d’une période qui n’en a que deux, la certitude de nos connoissances ne suffit pas pour les
rendre précieuses, c’est leur importance qui en fait le prix. Théor. des sent. ch. j. On croit quelquefois hair la flaterie, mais on ne hait que la maniere de
flater. La Rochefoucault, pensée 329. éd. de 1741. Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir a en
remarquer dans les autres. Id. pensée 31.
M. l’abbé Girard, au lieu d’employer un point & une virgule dans les périodes
suivantes (tom. I. pag. 458), auroit donc dû les ponctuer par une simple virgule, en cette maniere : l’homme manque
souvent de raison, quoiqu’il se definisse un être raisonnable. Si César eût eu la
justice de son côté, Caton ne se seroit pas déclaré pour Pompée. Non-seulement il lui a
refusé sa protection, mais il lui a encore rendu de mauvais services.
4°. Dans le style coupé, où un sens total est énoncé par plusieurs propositions qui se
succedent rapidement, & dont chacune a un sens fini, & qui semble complet ; la
simple virgule suffit encore pour séparer ces propositions, si aucune d’elles n’est
divisée en d’autres parties subalternes qui exigent la virgule. Exemple : les
voila comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs
yeux, ils se raccourcissent, ils s’alongent, ils se baissent, ils se relevent, ils
s’élancent, ils sont altérés de sang. Télémaque, liv. XVI. On
débute par une proposition générale : les voilà comme deux bêtes cruelles qui
cherchent à se déchirer ; & elle est séparée du reste par une ponctuation plus forte ; les autres propositions sont comme différens aspects
& divers développemens de la premiere.
Autre exemple : il vient une nouvelle, on en rapporte les circonstances les
plus marquées, elle passe dans la bouche de tout le monde, ceux qui en doivent être les
mieux instruits la croyent & la répandent, j’agis sur cela ; je ne crois pas être
blâmable.
« Toutes les parties de cette période, dit le P. Buffier (
Gramm. fr. n°.997.), ne sont que des circonstances ou des jours particuliers de cette proposition principale :je ne crois pas être blâmable».
C’est aussi pour cela que je l’ai séparée du reste par une ponctuation
plus forte ; ce que n’a pas fait le P. Buffier.
Quoique chacune des propositions dont il s’agit ici soit isolée par rapport à sa
constitution grammaticale, elle a cependant avec les autres une affinité logique, qui les
rend toutes parties similaires d’un sens unique & principal ; si elles ne sont unies
sensiblement par aucune conjonction expresse, c’est pour arrêter moins la marche de
l’esprit par l’attirail traînant de mots superflus, & pour donner au style plus de feu
& de vivacité. L’exemple du Télémaque offre une peinture bien plus
animée, & celui du P. Buffier est une apologie qui a beaucoup plus de chaleur que si
l’on avoit lié scrupuleusement par des conjonctions expresses les parties de ces deux
ensembles. Ce seroit donc aller directement contre l’esprit du style coupé, & détruire
sans besoin la vérité & l’unité de la pensée totale, que d’en assujettir l’expression
à une prononciation appesantie par des intervalles trop grands. Il en faut pour la
distinction des sens partiels & pour les repos de l’organe ; mais rendons-les les plus
courts qu’il est possible, & contentons-nous de la virgule quand une division
subalterne n’exige rien de plus.
C’est pourtant l’usage de la plûpart des écrivains, & la regle prescrite par le grand
nombre des grammairiens, de séparer ces propositions coupées par un point & une
virgule, ou même par deux points. Mais outre que je suis persuadé, comme je l’ai déja dit,
que l’autorité dans cette matiere ne doit être considérée
« On le met, dit M. Restaut parlant du point (
ch. xvj.), à la fin d’une phrase ou d’une période dont le sens est absolument fini, c’est-à-dire lorsque ce qui la suit en est tout-à-fait indépendant. Nous observerons, ajoute-t-il un peu après, que dans le style concis & coupé, on met souvent les deux points à la place du point,parce que les phrases étant courtes, elles semblent moins détachées les unes des autres».
Il est évident que ce grammairien donne en preuve une chose qui est absolument fausse ; car c’est une erreur sensible de faire dépendre le degré d’affinité des phrases de leur plus ou moins d’étendue ; un atôme n’a pas plus de liaison avec un atôme, qu’une montagne avec une montagne : d’ailleurs c’est une méprise réelle de faire consister la plénitude du sens dans la plénitude grammaticale de la proposition, s’il est permis de parler ainsi ; les deux exemples que l’on vient de voir le démontrent assez ; & M. l’abbé Girard va le démontrer encore dans un raisonnement dont j’adopte volontiers l’hypothese, quoique j’en rejette la conséquence, ou que j’en déduise une toute opposée.
Il propose l’exemple que voici dans le style coupé, & il en sépare les propositions
partielles par les deux points : l’amour est une passion de pur caprice : il
attribue du mérite à l’objet dont on est touché : il ne fait pourtant pas aimer le
mérite : jamais il ne se conduit par reconnoissance : tout est chez lui goût ou
sensation : rien n’y est lumiere ni vertu.
« Pour rendre plus sensible, dit-il, ensuite (
tom. II. p. 461.) la différence qu’il y a entre la distinction que doivent marquer les deux points & celle à qui la virgule ponctuée est affectée, je vais donner à l’exemple rapporté un autre tour, qui, en mettant une liaison de dépendance entre les portions qui les composent, exigera que la distinction soit alors représentée autrement que par les deux points :l’amour est une passion de pur caprice ; qui attribue du mérite à l’objet aimé ; mais qui ne fait pas aimer le mérite ; à qui la reconnoissance est inconnue ; parce que chez lui tout se porte a la volupté ; & que rien n’y est lumiere ni ne tend à la vertu».
Il est vrai, & c’est l’hypothèse que j’adopte, & qu’on ne peut peut pas refuser
d’admettre ; il est vrai que c’est le même fonds de pensée sous deux formes différentes ;
que la liaison des parties n’est que présumée, pour ainsi dire, ou sentie sous la premiere
forme, & qu’elle est expressément énoncée dans la seconde ; mais qu’elle est
effectivement la même de part & d’autre. Que suit-il de-là ? L’académicien en conclut
qu’il faut une ponctuation plus forte dans le premier cas, parce que la
liaison y est moins sensible ; & qu’il faut une ponctuation moins forte dans le second
cas, parce que l’affinité des parties y est exprimée positivement. J’ose prétendre au
contraire que la ponctuation doit être la même de part & d’autre
parce que de part & d’autre il y a réellement la même liaison, la même affinité, &
que les pauses dans la prononciation, comme les signes qui les marquent dans l’écriture,
doivent être proportionnées aux degrés réels d’affinité qui se trouvent entre les sens
partiels d’une énonciation totale.
Mais il est certain que dans tous les exemples que l’on rapporte du style coupé, il y a,
entre les propositions élémentaires qui font un ensemble, une liaison aussi réelle que si
elle étoit marquée par des conjonctions expresses, quand même on ne pourroit pas les
réduire à cette forme conjonctive : tous ces sens partiels concourent à la formation d’un
sens total & unique,
5°. Si une proposition est simple & sans hyperbate, & que l’étendue n’en excéde
pas la portée commune de la respiration ; elle doit s’écrire de suite sans aucun signe de
ponctuation. Exemples : L’homme injuste ne voit la mort
que comme un fantôme affreux. Théor. des sent. ch. xiv. Il est plus
honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé. La Rochefoucault, pens. 84. Mea mihi conscientia pluris est quàm omnium sermo. Cic. ad Attic. xij. 28. Je préfere le témoignage de ma conscience à tous les
discours qu’on peut tenir de moi. M. l’abbé d’Olivet, trat. de
cette pensée de Cicéron.
Mais si l’étendue d’une proposition excede la portée ordinaire de la respiration, dont la
mesure est à-peu-près dans le dernier exemple que je viens de citer ; il faut y marquer
des repos par des virgules, placées de maniere qu’elles servent à y distinguer
quelques-unes des parties constitutives, comme le sujet logique, la totalité d’un
complément objectif, d’un complément accessoire ou circonstanciel du verbe, un attribut
total, &c.
Exemple où la virgule distingue le sujet logique : La venue des faux christs
& des faux prophetes, sembloit être un plus prochain acheminement à la derniere
ruine. Bossuet, disc. sur l’hist. uuiv. part. II.
Exemple où la virgule sépare un complément circonstanciel : Chaque
connoissance ne se développe, qu’après qu’un certain nombre de connoissances précédentes
se sont développées. Fontenelle, préf. des élém. de la Géom. de
l’infini.
Exemple où la virgule sert à distinguer un complément accessoire : L’homme
impatient est entraîné par ses desirs indomptés & farouches, dans un abîme de
malheurs. Télémaque, liv. XXIV.
Lorsque l’ordre naturel d’une proposition simple est troublé par quelque hyperbate ; la partie transposée doit être terminée par une virgule, si elle commence la proposition ; elle doit être entre deux virgules, si elle est enclavée dans d’autres parties de la proposition.
Exemple de la premiere espece : Toutes les vérités produites seulement par
le calcul, on les pourroit traiter de vérités d’expérience. Fontenelle, ibid. C’est le complément objectif qui se trouve ici à la tête de la
phrase entiere.
Exemple de la seconde espece : La versification des Grecs & des Latins,
par un ordre réglé de syllabes brèves & longues, donnoit à la mémoire une prise
suffisante. Théor. des sent. ch. iij. Ici c’est un complément
modificatif qui se trouve jetté entre le sujet logique & le verbe.
Il n’en est pas de même du complément déterminatif d’un nom ; quoique l’hyperbate en
dispose, comme cela arrive fréquemment dans la poésie, on n’y emploie pas la virgule, à
moins que le trop d’étendue de la phrase ne l’exige pour le soulagement de la poitrine. Le
grand prêtre Joad parle ainsi à Abner. Athalie, act. I. sc. j.
Celui qui met un frein à la fureur des flots, Sait aussi des méchantsarrêter les complots.
Rousseau (Ode sacrée tirée du ps. 90.) emploie une
semblable hyperbate :
Le juste est invulnérable ; De son bonheur immuable Les anges sont les garants.
Remarquez encore que je n’indique l’usage de la virgule, que pour les cas où l’ordre
naturel de la proposition
De tant d’objets divers le bisarre assemblage. Racine.
Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la
présence des grands hommes. Dialog. de Sylla & d’Eucrate. Il ne faut point de
virgule en ces exemples, parce qu’on n’y en mettroit point si l’on disoit sans inversion :
Le bisarre assemblage de tant d’objets divers ; je ne sentis point devant
lui le désordre où la présence des grands hommes nous jette ordinairement.
La raison de ceci est simple. Le renversement d’ordre, amené par l’inversion, ne rompt
pas la liaison des idées consécutives, & la ponctuation seroit en
contradiction avec l’ordre actuel de la phrase, si l’on introduisoit des pauses où la
liaison des idées est continue.
6°. Il faut mettre entre deux virgules toute proposition incidente purement explicative, & écrire de suite sans virgule toute proposition incidente déterminative. Une proposition incidente explicative est une espece de remarque interjective, qui n’a pas, avec l’antécédent, une liaison nécessaire, puisqu’on peut la retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; elle ne fait pas avec l’antécédent un tout indivisible, c’est plutôt une répétition du même antécédent sous une forme plus développée. Mais une proposition incidente déterminative est une partie essentielle du tout logique qu’elle constitue avec l’antécédent ; l’antécédent exprime une idée partielle, la proposition incidente déterminative en exprime une autre, & toutes deux constituent une seule idée totale indivisible, de maniere que la suppression de la proposition incidente changeroit le sens de la principale, quelquefois jusqu’à la rendre fausse. Il y a donc un fondement juste & raisonnable à employer la virgule pour celle qui est explicative, & à ne pas s’en servir pour celle qui est déterminative : dans le premier cas, la virgule indique la diversité des aspects sous lesquels est présentée la même idée, & le peu de liaison de l’incidente avec l’antécédent ; dans le second cas, la suppression de la virgule indique l’union intime & indissoluble des deux idées partielles exprimées par l’antécédent & par l’incidente.
Il faut donc écrire avec la virgule : Les passions, qui sont les maladies de
l’ame, ne viennent que de notre révolte contre la raison. Pens. de Cic. par
M. l’abbé d’Olivet. Il faut écrire sans virgule : La gloire des grands hommes
se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir. La
Rochefoucault, pens. 157.
Les propositions incidentes ne sont pas toujours amenées par qui, que, dont,
lequel, duquel, auquel, laquelle, lesquels, desquels, auxquels, où, comment,
&c. c’est quelquefois un simple adjectif ou un participe suivi de quelques
complémens, mais il peut toujours être ramené au tour conjonctif. Ces additions sont
explicatives quand elles précedent l’antécédent, ou que l’antécédent précede le verbe,
tandis que l’addition ne vient qu’après : dans l’un & l’autre cas il faut user de la
virgule pour la raison déja alléguée. Exemples.
Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Dieu, cher Abner, & n’ai point d’autre crainte. Athalie , act. I. sc. j.
Avides de plaisir, nous nous flattons d’en recevoir de tous les objets
inconnus qui semblent nous en promettre. Théor. des sent. ch.
iv.
Le fruit meurt en naissant, dans son germe infecté. Henriade , ch. iv.
Si ces additions suivent immédiatement l’antécédent, on peut conclure qu’elles sont explicatives, si on peut les retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; & dans ce cas on doit employer la virgule.
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan & sur elle Répandre cet esprit d’imprudence & d’erreur, De la chûte des rois funeste avant-coureur. Athalie , I. j.
7°. Toute addition mise à la tête ou dans le corps d’une phrase, & qui ne peut être regardée comme faisant partie de sa constitution grammaticale, doit être distinguée du reste par une virgule mise après, si l’addition est à la tête ; & si elle est enclavée dans le corps de la phrase, elle doit être entre deux virgules. Exemples :
Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque,
à moi, qui vous manquera bientôt, à vous. Le pere de famille, act.
III. sc. vij. Cet à moi, & cet à vous sont
deux véritables hors-d’oeuvres, introduits par énergie dans l’ensemble de la phrase, mais
entierement inutiles à sa constitution grammaticale.
Oculorum, inquit Plato, est in nobis sensus acerrimus, quibus sapientiam non
cernimus. Cic. de Finibus, II. 16. Ici l’on voit la petite
proposition, inquit Plato, insérée accidentellement dans la principale,
à laquelle elle n’a aucun rapport grammatical, quoiqu’elle ait avec elle une liaison
logique.
Non, non, bien loin d’être des demi-dieux, ce ne sont pas même des
hommes. Télémaque, liv. XVII. Ces deux non qui
commencent la phrase n’ont avec elle aucun lien grammatical ; c’est une addition
emphatique dictée par la vive persuasion de la vérité qu’énonce ensuite Télémaque.
Ô mortels, l’espérance enivre. Médit. sur la foi, par
M. de Vauvenargues. Ces deux mots ô mortels, sont entierement
indépendans de la syntaxe de la proposition suivante, & doivent en être séparés par la
virgule ; c’est le sujet d’un verbe sousentendu à la seconde personne du pluriel, par
exemple, du verbe écoutez, ou prenez-y garde : or si
l’auteur avoit dit, mortels, prenez y garde, l’espérance enivre, il
auroit énoncé deux propositions distinctes qu’il auroit dû séparer par la virgule ; cette
distinction n’est pas moins nécessaire parce que la premiere proposition devient
elliptique, ou plutôt elle l’est encore plus, pour empêcher qu’on ne cherche à rapporter à
la seconde un mot qui ne peut lui convenir.
Il suit de cette remarque que, quand l’apostrophe est avant un verbe à la seconde
personne, on ne doit pas l’en séparer par la virgule, parce que le sujet ne doit pas être
séparé de son verbe ; il faut donc écrire sans virgule : Tribuns cédez la
place aux consuls. Révol. rom. liv. II. Cependant l’usage universel est d’employer
la virgule dans ce cas-là même ; mais c’est un abus introduit par le besoin de ponctuer ainsi dans les occurrences où l’apostrophe n’est pas sujet du
verbe, & ces occurrences sont très-fréquentes.
Vous avez vaincu, plébéiens. Ib. Il faut ici la virgule, quoique le mot
plébéiens soit sujet de avez vaincu ; mais ce sujet
est d’abord exprimé par vous, lequel est à sa place naturelle, & le
mot plébéiens n’est plus qu’un hors-d’oeuvre grammatical.
Pour mademoiselle, elle paroît trop instruite de sa beauté. M. l’abbé
Girard. Ces deux mots, pour mademoiselle, doivent être distingués du
reste par la virgule, parce qu’il ne peuvent se lier grammaticalement avec aucune partie
de la proposition suivante, & qu’ils doivent en conséquence être regardés comme tenant
à une autre proposition elliptique, par exemple : Je parle pour
mademoiselle.
Il seroit apparemment très-facile de multiplier beaucoup ponctuer dans les autres cas qui ne sont point ici détaillés : il suffira de se
rappeller que la ponctuation doit marquer ou repos, ou distinction, ou
l’un & l’autre à-la-fois, & qu’elle doit être proportionnée à la subordination des
sens.
Mais avant que de passer au second article, je terminerai celui-ci par une remarque de M. l’abbé Girard, dont j’adopte volontiers la doctrine sur ce point, sans garantir le ton dont il l’énonce.
« Quelques personnes, dit-il, (
disc. 16. tom. II. pag. 445.) ne mettent jamais de virgule avant la conjonction&, même dans l’énumération ; en quoi on ne doit pas les imiter, du moins dans la derniere circonstance ; car tous les énumératifs ont droit de distinction, & l’un n’en a pas plus que l’autre. La virgule est alors d’autant plus nécessaire avant la conjonction, qu’elle y sert à faire connoître que celle-ci emporte là une idée de clôture, par laquelle elle indique la fin de l’énumération ; & cette virgule y sert de plus à montrer que le dernier membre n’a pas, avec celui qui le précéde immédiatement, une liaison plus étroite qu’avec les autres. Ainsi la raison qui fait distinguer le second du premier, fait également distinguer le troisieme du second, & successivement tous ceux dont l’énumération est composée : il faut donc que la virgule se trouve entre chaque énumératif sans exception ».
J’ajouterai que, si les parties de l’énumération doivent être séparées par une ponctuation plus forte que la virgule, pour quelqu’une des causes que l’on
verra par la suite, cette ponctuation forte doit rester la même avant la
conjonction qui amene la derniere partie.
II. Du point avec une virgule. Lorsque les parties principales dans
lesquelles une proposition est d’abord partagée, sont soudivisées en parties subalternes,
les parties subalternes doivent être séparées entre elles par une simple virgule, &
les parties principales par un point & une virgule.
On ne doit rompre l’unité de la proposition entiere que le moins qu’il est possible ;
mais on doit encore préferer la netteté de l’énonciation orale ou écrite, à la
représentation trop scrupuleuse de l’unité du sens total, laquelle, après tout, se fait
assez connoître par l’ensemble de la phrase, & dont l’idée subsiste toujours tant
qu’on ne la détruit pas par des repos trop considérables, ou par des ponctuations trop fortes : or la netteté de l’énonciation exige que la
subordination respective des sens partiels y soit rendue sensible, ce qui ne peut se faire
que par la différence marquée des repos & des caracteres qui les représentent.
S’il n’y a donc dans un sens total que deux divisions subordonnées, il ne faut employer
que deux especes de ponctuations, parce qu’on ne doit pas employer plus
de signes qu’il n’y a de choses à signifier ; il faut y employer la virgule pour l’une des
deux divisions, & un point avec une virgule pour l’autre, parce que ce sont les deux
ponctuations les moins fortes, & qu’il ne faut rompre que le moins
qu’il est possible l’unité du sens total : le point avec une virgule doit distinguer entre
elles les parties principales ou de la premiere division, & la simple virgule doit
distinguer les parties subalternes ou de la soudivision, parce que les parties subalternes
ont une affinité plus intime entre elles que les parties principales, & qu’elles
doivent en conséquence être moins désunies. Tels sont les différens degrés de la
proportion ponctuer. Passons aux cas
particuliers.
1°. Lorsque les parties similaires d’une proposition composée ou les membres d’une période, ont d’autres parties subalternes distinguées par la virgule, pour quelqu’une des raisons énoncées ci-devant ; ces parties similaires ou ces membres doivent être séparés les uns des autres par un point & une virgule. Exemples :
Quelle pensez-vous qu’ait été sa douleur, de quitter Rome, sans l’avoir
réduite en cendres ; d’y laisser encore des citoyens, sans les avoir passés au fil de
l’épée ; de voir que nous lui avons arraché le fer d’entre les mains, avant qu’il l’ait
teint de notre sang ? II. Catil. trad. par M. l’abbé d’Olivet. Les parties
similaires distinguées ici par un point & une vigule, sont des complémens
déterminatifs du nom douleur.
Qu’un vieillard joue le rôle d’un jeune homme, lorsqu’un jeune homme jouera
le rôle d’un vieillard ; que les décorations soient champêtres, quoique la scene soit
dans un palais ; que les habillemens ne répondent point à la dignité des personnages ;
toutes ces discordances nous blesseront. Théor. des sent. ch.
iij. C’est ici l’idée générale de discordance présentée sous trois
aspects différens ; & le tout forme le sujet logique de blesseront.
Quoique vous ayez de la naissance, que votre mérite soit connu, & que
vous ne manquiez pas d’amis ; vos projets ne réussiront pourtant point sans l’aide de
Plutus. M. l’abbé Girard, tom. II. p. 460. C’est une période de
deux membres, dont le premier est séparé du second par un point & une virgule, parce
qu’il est divisé en trois parties similaires subordonnées à la seule conjonction quoique.
Comme l’un des caracteres de la vraie religion a toujours été d’autoriser
les princes de la terre ; aussi, par un retour de piété que la reconnoissance même
sembloit exiger, l’un des devoirs essentiels des princes de la terre a toujours été de
maintenir & de defendre la vraie religion. Bourdaloue, or. fun. de Henri de
Bourbon prince de Condé, II. part. C’est une autre période de deux
membres séparés l’un de l’autre par un point & une virgule, parce que le second est
séparé par des virgules en diverses parties pour différentes raisons ; par un
retour de piété, que la reconnoissance même sembloit exiger, se trouve entre deux
virgules par la cinquieme regle du I. article, parce qu’il y a hyperbate ; cette même
phrase est coupée en deux par une autre virgule, par la VI. regle, parce que la
proposition incidente est explicative ; il y a une virgule après l’un des
devoirs essentiels des princes de la terre, par la V. regle, qui veut que l’on
assigne des repos dans les propositions trop longues pour être énoncées de suite avec
aisance.
2°. Lorsque plusieurs propositions incidentes sont accumulées sur le même antécédent,
& que toutes ou quelques-unes d’entre elles sont soudivisées par des virgules qui y
marquent des repos ou des distinctions ; il faut les séparer les unes des autres par un
point & une virgule : si elles sont déterminatives, la premiere tiendra immédiatement
à l’antécédent sans aucune ponctuation ; si elles sont explicatives, la
premiere sera séparée de l’antécédent par une virgule, selon la VI. regle du I.
article.
Exemple : Politesse noble, qui sait approuver sans fadeur, louer sans
jalousie, railler sans aigreur ; qui saisit les ridicules avec plus de gaieté que de
malice ; qui jette de l’agrément sur les choses les plus sérieuses, soit par le sel de
l’ironie, soit par la finesse de l’expression ; qui passe légérement du grave à
l’enjoué, sait se faire entendre en se faisant deviner, montre de l’esprit sans en
chercher, & donne à des sentimens vertueux le ton & les couleurs d’une joie
douce. Théor. des sent. ch. v. Ce sont ici des propositions
incidentes explicatives, & c’est pour cela qu’il y a une virgule après l’antécédent,
politesse noble. Si au contraire on disoit, par exemple :
Eudoxe est un homme qui sait approuver, &c. comme les mêmes
propositions incidentes deviendroient déterminatives de l’antécédent homme, on ne mettroit point de virgule entre cet antécédent & la premiere
incidente : mais la ponctuation resteroit la même partout ailleurs.
3°. Dans le style coupé, si quelqu’une des propositions détachées qui forment le sens total, est divisée, par quelque cause que ce soit, en parties subalternes distinguées par des virgules ; il faut séparer par un point & une virgule les propositions partielles du sens total.
Exemple : Cette persuasion, sans l’évidence qui l’accompagne, n’auroit pas
été si ferme & si durable ; elle n’auroit pas acquis de nouvelles forces en
vieillissant ; elle n’auroit pu résister au torrent des années, & passer de siecle
en siecle jusqu’à nous. Pens. de Cic. par M. l’abbé d’Olivet. Cicéron parle ici de
la persuasion de l’existence de la divinité, aliquod numen proestantissimae
mentis. Nat. deor. II. 2.
4°. Dans l’énumération de plusieurs choses opposées ou seulement différentes, que l’on compare deux à deux, il faut séparer les uns des autres par un point & une virgule, les membres de l’énumération qui renferment une comparaison ; & par une simple virgule, les parties subalternes de ces membres comparatifs. Exemples :
Nec erit alia lex Romae, alia Athenis ; alia nunc, alia posthac. Cic.
frag. lib. III. de rep.
M. l’abbe d’Olivet rend ainsi cette pensée, avec les mêmes signes de distinction : elle n’est point autre à Rome, autre à Athènes ; autre aujourd’hui, & autre
demain.
En général, dans toute énumération dont les principaux articles sont subdivisés pour quelque raison que ce puisse être ; il faut distinguer les parties subalternes par la virgule, & les articles principaux par un point & une virgule. Exemple :
Là brillent d’un éclat immortel les vertus politiques, morales &
chrétiennes des le Telliers, des Lamoignons, & des Montausiers ; là les reines, les
princesses, les héroïnes chrétiennes, reçoivent une couronne de louange qui ne périra
jamais ; là Turenne paroît aussi grand qu’il l’étoit à la tête des armées & dans le
sein de la victoire. M. l’abbé Colin, dans la préface de sa traduction de l’Orateur de Cicéron, parle ainsi des oraisons funebres de M. Fléchier.
III. Des deux points. La même proportion qui regle l’emploi respectif
de la virgule & du point avec une virgule, lorsqu’il y a division & soudivision de
sens partiels, doit encore décider de l’usage des deux points, pour les cas où il y a
trois divisions subordonnées les unes aux autres. Ainsi
1°. Si ce que les Rhéteurs appellent la protase ou l’apodose d’une période, renferme plusieurs propositions soudivisées en parties
subalternes ; il faudra distinguer ces parties subalternes entr’elles par une virgule, les
propositions intégrantes de la protase ou de l’apodose par un point & une virgule,
& les deux parties principales par les deux points. Exemples :
Si vous ne trouvez aucune maniere de gagner honteuse, vous qui êtes d’un
rang pour lequel il n’y en a point d’honnête ; si tous les jours c’est quelque fourberie
nouvelle, quelque traité frauduleux, quelque tour de fripon, quelque vol, si vous pillez
& les alliés & le trésor public ; si vous mandiez des testamens qui vous soient
favorables, ou si même vous en fabriquez (protase) : dites-moi,
sont-ce là des signes d’opulence ou d’indigence ? (apodose). Pensées de Cic. par
M. l’abbé d’Olivet.
Etsi ea perturbatio est omnium rerum, ut suae quemque fortunae maximè
poeniteat ; nemoque sit quin ubivis, quàm ibi ubi est esse malit (protase) : tamen mihi dubium non est quin hoc tempore, bono viro, Romae esse
miserrimum sit (apodose). Cic. ad Torquatum.
2°. Si après une proposition qui a par elle-même un sens complet, & dont le tour ne
donne pas lieu d’attendre autre chose, on ajoute une autre propositiou qui serve
d’explication ou d’extension à la premiere ; il faut séparer l’une de l’autre par une ponctuation plus forte d’un degré que celle qui auroit distingué les
parties de l’une ou de l’autre.
Si les deux propositions sont simples & sans division, une virgule est suffisante
entre deux. Exemple : La plupart des hommes s’exposent assez dans la guerre
pour sauver leur honneur, mais peu se veulent exposer autant qu’il est nécessaire pour
faire réussir le-dessein pour lequel ils s’exposent. La Rochefoucault, pensée ccxix.
Si l’une des deux ou si toutes deux sont divisées par des virgules, soit pour les besoins
de l’organe, soit pour la distinction des membres dont elles sont composées comme
périodes ; il faut les distinguer l’une de l’autre par un point & une virgule.
Exemple : Roscius est un si excellent acteur, qu’il paroît seul digne de
monter sur le théâtre ; mais d’un autre côté il est si homme de bien, qu’il paroît seul
digne de n’y monter jamais. Cic. pour Roscius, trad. par M. Restaut, ch. xvj.
Enfin si les divisions subalternes de l’une des deux propositions ou de toutes deux
exigent un point & une virgule ; il faut deux points entre les deux. Exemple : Si les beautés de l’élocution oratoire ou poétique étoient palpables, qu’on pût
les toucher au doigt & à l’oeil, comme on dit ; rien ne seroit si commun que
l’éloquence, un médiocre génie pourroit y atteindre : & quelquefois, faute de les
connoître assez, un homme né pour l’éloquence reste en chemin ou s’égare dans la
route. M. Batteux, princ. de la littérat. part. III. art. iij. §.
9.
3°. Si une énumération est précédée d’une proposition détachée qui l’annonce, ou qui en montre l’objet sous un aspect général ; cette proposition doit être distinguée du détail par deux points, & le détail doit être ponctué comme il a été dit, regle 4. du II. article. Exemples :
Il y a dans la nature de l’homme deux principes opposés : l’amour-propre,
qui nous rappelle à nous, & la bienveillance, qui nous répand. M. Diderot, ép.
dédic. du Pere de famille.
Il y a diverses sortes de curiosités : l’une d’intérêt, qui nous porte à
desirer d’apprendre ce qui nous peut être utile ; & l’autre d’orgueil, qui vient du
desir de savoir ce que les autres ignorent. La Rochfoucault, pensée
clxxiij.
4° Il me semble qu’un détail de maximes relatives à un point capital, de sentences
adaptées à une même fin, si elles sont toutes construites à-peu-près de la même maniere,
peuvent & doivent être distinguées par les deux points. Chacune étant une proposition
complete grammaticalement, & même indépendante des autres quant au sens, du-moins
jusqu’à un certain point, elles doivent être séparées autant qu’il est possible ; mais
comme elles sont pourtant relatives à une même fin, à un même point capital, il faut les
rapprocher en ne les distinguant pas par la plus forte des ponctuations : c’est donc les deux points qu’il y faut employer. Exemple :
L’heureuse conformation des organes s’annonce par un air de force : celle
des fluides, par un air de vivacité : un air fin est comme l’étincelle de l’esprit : un
air doux promet des égards flateurs : un air noble marque l’élévation des sentimens : un
air tendre semble être le garant d’un retour d’amitié. Théor. des sent. ch. v.
5°. C’est un usage universel & fondé en raison, de mettre les deux points après qu’on
a annoncé un discours direct que l’on va rapporter, soit qu’on le cite comme ayant été dit
ou écrit, soit qu’on le propose comme pouvant être dit ou par un autre ou par soi-même.
ponctuation la plus forte au-dessous du point,
c’est-à-dire par les deux points. Exemples :
Lorsque j’entendis les scenes du paysan dans le faux généreux, je
dis :
«
voilà qui plaira à toute la terre & dans tous les tems, voilà qui fera fondre en larmes».
M. Diderot, de la Poésie dramatique.
La Mollesse en pleurant, sur un bras se releve, Ouvre un oeil languissant, & d’une foible voix, Laisse tomber ces mots, qu’elle interrompt vingt fois : « Ô nuit, que m’as-tu dit ? quel demon sur la terre Souffle dans tous les coeurs la fatigue & la guerre ? Helas ! qu’est devenu ce tems, ces heureux tems Où les rois s’honoroient du nom de fainéans, S’endormoient sur le trône, &c.»Despréaux.
Dans la tragédie d’Edouard III. M. Gresset fait parler ainsi Alzonde, héritiere du
royaume d’Ecosse : (act. j. sc. j.)
S’élevant contre moi de la nuit éternelle, La voix de mes ayeux dans leur séjour m’appelle ; Je les entends encor : « Nous regnons, & tu sers ! Nous te laissons un sceptre, & tu portes des fers ! Regne : ou prête à tomber si l’Ecosse chancelle, Si son regne est passé ; tombe, expire avant elle : Il n’est dans l’univers, dans ce malheur nouveau, Que deux places pour toi, le trône ou le tombeau ».
Il faut remarquer que le discours direct que l’on rapporte, doit commencer par une lettre
capitale, quoiqu’on ne mette pas un point à la fin de la phrase précédente. Si c’est un
discours feint, comme ceux des exemples précédens, on a coûtume de le distinguer du reste
par des guillemets : si c’est un discours écrit que l’on cite, il est assez ordinaire de
le rapporter en un autre caractere que le reste du discours où celui-là est introduit,
soit en opposant l’italique au romain, soit en opposant différens corps de caracteres, de
l’une ou de l’autre de ces deux especes. Voyez Caractere.
IV. Du point. Il y a trois sortes de points ; le point simple, le point
interrogatif, & le point admiratif ou exclamatif.
1°. Le point simple est sujet à l’influence de la proportion qui jusqu’ici a paru regler
l’usage des autres signes de ponctuation : ainsi il doit être mis après
une période ou une proposition composée, dans laquelle on a fait usage des deux points en
vertu de quelqu’une des regles précédentes ; mais on l’emploie encore après toutes les
propositions qui ont un sens absolument terminé, telle, par exemple, que la conclusion
d’un raisonnement, quand elle est précédée de ses prémisses.
On peut encore remarquer que le besoin de prendre des repos un peu considérables, combiné avec les différens degrés de relation qui se trouvent entre les sens partiels d’un ensemble, donne encore lieu d’employer le point. Par exemple, un récit peut se diviser par le secours du point, relativement aux faits élémentaires, si je puis le dire, qui en sont la matiere.
En un mot, on le met à la fin de toutes les phrases qui ont un sens tout-à-fait
indépendant de ce qui suit, ou du-moins qui n’ont de liaison avec la suite que par la
convenance de la matiere & l’analogie générale des pensées dirigées vers une même fin.
Je voudrois ponctuations, ou ils négligent d’y donner
l’attention convenable : par-là ils mettent dans la lecture de leurs oeuvres, une
difficulté réelle pour ceux mêmes qui savent le mieux lire.
Je me dispenserai de rapporter ici des exemples exprès pour le point : on ne peut rien
lire sans en rencontrer ; & les principes de proportion que l’on a appliqués ci-devant
aux autres caracteres de la ponctuation, s’ils ont été bien entendus,
peuvent aisément s’appliquer à celui-ci, & mettre le lecteur en état de juger s’il est
employé avec intelligence dans les écrits qu’il examine.
2°. Le point interrogatif se met à la fin de toute proposition qui interroge, soit qu’elle fasse partie du discours où elle se trouve, soit qu’elle y soit seulement rapportée comme prononcée directement par un autre.
Premier exemple : En effet, s’ils sont injustes & ambitieux (les
voisins d’un roi juste), que ne doivent-ils pas craindre de cette réputation
universelle de probité qui lui attire l’admiration de toute la terre, la confiance de
ses alliés, l’amour de ses peuples, l’estime & l’affection de ses troupes ? De quoi
n’est pas capable une armée prévenue de cette opinion, & disciplinée sous les ordres
d’un tel prince ? M. l’abbé Colin, disc. couronné à l’acad. Franç. en 1705. Ces
interrogations font partie du discours total.
Second exemple où l’interrogation est rapportée directement : Miserunt
Judaei ab Jerosolymis sacerdotes & levitas ad eum, ut interrogarens eum : Tu qui
es ? Joan. j. 19.
S’il y a de suite plusieurs phrases interrogatives tendantes à une même fin, & qui
soient d’une étendue médiocre, ensorte qu’elles constituent ce qu’on appelle le style
coupé ; on ne les commence pas par une lettre capitale : le point interrogatif n’indique
pas une pause plus grande que les deux points, que le point avec la virgule, que la vi
gule même, selon l’étendue des phrases & le degré de liaison qu’elles ont entre elles.
Peut-être seroit il à souhaiter qu’on eût introduit dans l’orthographe des ponctuations interrogatives graduées, comme il y en a de positives. Mais pour qui sont tous ces apprêts ? à qui ce magnifique séjour est-il destiné ? pour
qui sont tous ces domestiques & ce grand héritage ? Hist. du ciel, l. III. §. 2. Quid enim, Tubero, tuus ille districtus in acie pharsalicâ gladius
agebat ? cujus latus ille mucro petebat ? qui sensus erat tuorum armorum ? quae tua
mens, oculi, manus, ardor animi ? quid cupiebas ? quid optabas ? Cic. pro
Ligario.
Si la phrase interrogative n’est pas directe, & que la forme en soit rendue
dépendante de la constitution grammaticale de la proposition expositive où elle est
rapportée ; on ne doit pas mettre le point interrogatif : la ponctuation
appartient à la proposition principale, dans laquelle celle-ci n’est qu’incidente. Mentor demanda ensuite à Idomenée quelle étoit la conduite de Protesilas dans
ce changement des affaires. Télémaque, l. XIII.
3°. La véritable place du point exclamatif est après toutes les phrases qui expriment la
surprise, la terreur, ou quelque autre sentiment affectueux, comme de tendresse, de pitié,
&c. Exemples :
Que les sages sont en petit nombre ! Qu’il est rare d’en trouver !
M. l’abbé Girard, tom. II. pag. 467. admiration.
Ô que les rois sont à plaindre ! Ô que ceux qui les servent sont dignes de
cnmpassion ! S’ils sont méchans ; combien font-ils souffrir les hommes, & quels
tourmens leur sont préparés dans le noir tartare ! S’ils sont bons, quelles difficultés
n’ont-ils pas à vaincre ! quels piéges à éviter ! que de maux à souffrir !
Télémaque, l. XIV. sentimens d’admiration, de pitié, d’horreur, &c.
J’ajouterai encore un exemple pris d’une lettre de madame de Sévigné, dans lequel on
verra l’usage des trois points tout-à-la-fois : En effet, dès qu’elle parut :
Ah ! mademoiselle, comment se porte M. mon frere ? Sa pensée n’osa aller plus loin.
Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils ? On ne lui répondit rien. Ah !
mademoiselle ! mon fils ! mon cher enfant ! répondez-moi, est-il mort sur-le-champ ?
n’a-t-il pas eu un seul moment ? ah ! mon Dieu ! quel sacrifice !
Je me suis peut-être assez étendu sur la ponctuation, pour paroître
prolixe à bien des lecteurs. Mais ce qu’en ont écrit la plupart des grammairiens m’a paru
si superficiel, si peu approfondi, si vague, que j’ai cru devoir essayer de poser du-moins
quelques principes généraux qui pussent servir de fondement à un art qui n’est rien moins
qu’indifférent, & qui, comme tout autre, a ses finesses. Je ne me flatte pas de les
avoir toutes saisies, & j’ai été contraint d’abandonner bien des choses à la décision
du goût : mais j’ai osé prétendre à l’éclairer. Si je me suis fait illusion à moi-même,
comme cela n’est que trop facile ; c’est un malheur : mais ce n’est qu’un malheur. Au
reste, en faisant dépendre la ponctuation de la proportion des sens
partiels combinée avec celle des repos necessaires à l’organe, j’ai posé le fondement
naturel de tous les systèmes imaginables de ponctuation : car rien n’est
plus aisé que d’en imaginer d’autres que celui que nous avons adopté ; on pourroit
imaginer plus de caracteres & plus de degrés dans la subordination des sens partiels,
& peut-être l’expression écrite y gagneroit-elle plus de netteté.
L’ancienne ponctuation n’avoit pas les mêmes signes que la nôtre ;
celle des livres grecs a encore parmi nous quelque différence avec la vulgaire ; &
celle des livres hébreux lui ressemble bien peu.
« Les anciens, soit grecs, soit latins, dit la
méthode grecquede P. Rliv. VII. Introd. §. 3. n’avoient que le point pour toutes ces différences, le plaçant seulement en diverses manieres, pour marquer la diversité des poses. Pour marquer la fin de la période & la distinction parfaite, ils mettoient le point au haut du dernier mot : pour marquer la médiation, ils le mettoient au milieu : & pour marquer la respiration, ils le mettoient au bas, & presque sous la derniere lettre ; d’où vient qu’ils appelloient celasubdistinctio».
J’aimerois autant croire que ce nom étoit relatif à la soudistinction des sens
subalternes, telle que je l’ai présentée ci-devant, qu’à la position du caractere
distinctif : car cette gradation des sens subordonnés à dû influer de bonne heure sur
l’art de ponctuer, quand même on ne l’auroit pas envisagée d’abord d’une maniere nette,
précise, & exclusive. Quoi qu’il en soit, cette ponctuation des
anciens est attestée par Diomede, liv. II. par Donat, edit.
prim. cap. ult. par saint Isidore, Orig. j. 19. & par
Alstedius, Encyclop. lib. VI. de Gram. lat. cap. xix. & cette
maniere de ponctuer se voit encore dans de très-excellens manuscrits.
« Mais aujourd’hui, dit encore l’auteur de la
Méthode, la plûpart des livres grecs imprimés marquent leur médiation en mettant le point au haut du dernier mot, & le sens parfait en mettant le point au bas ; ce qui est contre la coûtume des anciens, laquelle M. de Valois a tâché de rappeller dans son Eusebe : mais pour le sens imparfait, il se sert de la virgule comme tous les autres. L’interrogationse marque en grec au contraire du latin. Car au lieu qu’en latin on met un point & la virgule dessus ( ?) en grec on met le point & la virgule dessous ainsi ( ;) ».
Vossius, dans sa petite Grammaire latine, p. 273. destine le point à
marquer les sens indépendans & absolus ; & il veut, si les phrases sont courtes,
qu’après le point on ne mette pas de lettres capitales. L’auteur de la Méthode latine de P. R. adopte cette regle de Vossius & cite les mêmes
exemples que ce grammairien. C’étoit apparemment l’usage des littérateurs & des
éditeurs de ce tems-là : mais on l’a entierement abandonné, & il n’y a plus que les
phrases interrogatives ou exclamatives dans le style coupé, après lesquelles on ne mette
point de lettres capitales.
M. Lancelot a encore copié, dans le même ouvrage de Vossius, un principe faux sur l’usage
du point interrogatif : c’est que si le sens va si loin que l’interrogation
qui paroissoit au commencement vienne à s’allentir & à perdre sa force, on ne la
marque plus ; ce sont les termes de Lancelot, qui cite ensuite le même exemple que
Vossius. Pour moi, il me semble que la raison qu’ils alleguent pour supprimer le point
interrogatif, est au contraire un motif de plus pour le marquer : moins le tour ou la
longueur de la phrase est propre à rendre sensible l’interrogation, plus il faut
s’attacher au caractere qui la figure aux yeux ; il fait dans l’écriture le même effet que
le ton dans la prononciation. Le savant Louis Capel sentoit beaucoup mieux l’importance de
ces secours oculaires pour l’intelligence des sens écrits ; & il se plaint avec feu de
l’inattention des Massorethes, qui, en inventant la ponctuation
hébraïque, ont négligé d’y introduire des signes pour l’interrogation & pour
l’exclamation. Lib. I. de punctorum antiquitate, cap. xvij. n. 16.
Finissons par une remarque que fait Masclef, au sujet des livres hébreux, & que je
généraliserai davantage : c’est qu’il seroit à souhaiter que, dans quelque langue que
fussent écrits les livres que l’on imprime aujourd’hui, les éditeurs y introduisissent le
système de ponctuation qui est usité dans nos langues vivantes de
l’Europe. Outre que l’on diminueroit par-là le danger des méprises, ce système fournit
abondamment à toutes les distinctions possibles des sens, sur-tout en ajoutant aux six
caracteres dont il a été question dans cet article, le signe de la parenthese, les trois
points suspensifs, les guillemets, & les alinéa. Voyez Parenthese, Point, Guillemet, & Alinéa. (E. R. M. B.)
POSITIF, ve, adj. (Gram.) ce terme, dans l’usage
ordinaire, est opposé à l’adjectif négatif ; & il veut dire, qui suppose l’existence ou la réalité, ou qui énonce la
réalité ; au lieu que le mot négatif sert à détruire la
supposition d’existence ou de réalité ; c’est conformément à cette acception que les
mots aequalis, égal, sont
positifs ; au lieu que les mots inaequalis, inégal, sont négatifs.
Voyez Négation.
Mais les Grammairiens font encore usage de ce terme positif dans
autre sens, qui differe du sens primitif que l’on vient de voir en ce qu’il exclut
l’idée de comparaison, d’augmentation & de diminution actuelle ; dans cette nouvelle
acception, le mot positif est opposé à ceux de comparatif & de superlatif. C’est donc ainsi qu’il faut
entendre ce que l’on dit en grammaire, de certains adjectifs & de certains adverbes,
qu’ils sont susceptibles de différens degrés de comparaison, savoir, le positif, le comparatif & le superlatif.
Le degré positif, que d’ordinaire on nomme simplement le positif, c’est la signification primitive & fondamentale de l’adjectif ou de
l’adverbe, sans aucun rapport au plus ni au moins dont elle est susceptible ; comme
quand on dit : un bon livre, des meubles magnifiques, un profond silence, les hommes courageux, écrire bien, meublé magnifiquement, méditer profondément, combattre courageusement.
Puisque le positif est un des degrés dont est susceptible la
signification de certains adjectifs & de certains adverbes, & que ce degré
exclut toute idée de comparaison, d’augmentation, ou de diminution actuelle : il est
évident qu’il ne doit pas être censé ni appellé un degré de
comparaison, que cette dénomination, pour me servir des termes de l’école, est
de falso supponente, & qu’au lieu de dire des
degrés de comparaison, il seroit plus vrai & plus raisonnable de dire des degrés de signification. Au reste on peut voir au mot
Superlatif, un examen plus approfondi de la doctrine des Grammairiens
sur ces degrés, dont M. de Marsais a à peine donné une idée légere & très-imparfaite
au mot
Degrés
de comparaison ou de signification. (B.
E. R. M.)
POSSESSIF, ve (Gramm.) adjectif usité en Grammaire
pour qualifier certains mots que l’on regarde communément comme une sorte de pronoms, mais
qui sont en effet une sorte d’adjectifs distingués des autres par l’idée précise d’une
dépendance relative à l’une des trois personnes.
Les adjectifs possessifs qui se rapportent à la premiere personne du
singulier, sont mon, ma, mes ; mien, mienne, miens, miennes : ceux qui
se rapportent à la premiere personne du pluriel, sont notre, nos ; nôtre,
nôtres.
Les adjectifs possessifs qui se rapportent à la seconde personne du
singulier, sont ton, ta, tes ; tien, tienne, tiens, tiennes : ceux qui
se rapportent à la seconde personne du pluriel, sont votre, vos ; vôtre,
vôtres.
Les adjectifs possessifs qui se rapportent à la troisieme personne du
singulier, sont son, sa ses ; sien, sienne, siens, siennes : ceux qui se
rapportent à la troisieme personne du pluriel, sont leur, leurs.
Sur cette premiere division des adjectifs possessifs, il faut remarquer
que chacun d’eux a des terminaisons relatives à tous les nombres, quoique la dépendance
qu’ils expriment soit relative à une personne d’un seul nombre. Ainsi mon
livre veut dire le livre (au singulier) qui
appartient à moi (pareillement au singulier) ; mes livres,
c’est-à-dire les livres (au pluriel) qui appartiennent à
moi (au singulier) : notre livre signifie le
livre (au singulier) qui appartient à nous (au pluriel) ; nos livres, c’est la même chose que les
livres (au pluriel) qui appartiennent à
nous (pareillement au pluriel). C’est que la quotité des êtres qualifiés par l’idée
précise de la dépendance, est toute différente de la quotité des personnes auxquelles est
relative cette dépendance.
Dans la plûpart des langues, il n’y a qu’un adjectif possessif pour
chacune des trois personnes du singulier, & un pour chacune des trois personnes du
pluriel ; mais en françois, nous en avons de deux sortes pour chaque personne : l’un qui
ne s’emploie jamais qu’avant un nom, & qui exclut tout autre article ; l’autre qui est
toujours précédé de l’un des articles, le, la, les, & qui n’est
jamais accompagné d’aucun nom, mais qui est toujours en concordance avec un nom déja
exprimé auquel il se rapporte. C’est la même chose dans la langue allemande.
Les possessifs de la premiere espece sont mon, ma,
mes, pour la premiere personne du singulier ; notre, nos, pour la
premiere du pluriel : ton, ta, tes, pour la seconde personne du
singulier ; votre, vos, pour la seconde du pluriel : son,
sa, ses, pour la troisieme du singulier ; & leur, leurs, pour
la troisieme du pluriel.
Les possessifs de la seconde espece sont le mien, la
mienne, les miens, les miennes, pour la premiere personne du singulier ; le nôtre, la nôtre, les nôtres, pour la premiere du pluriel : le tien, la tienne, les tiens, les tiennes, pour la seconde personne du
singulier ; le vôtre, la vôtre, les vôtres, pour la seconde du pluriel :
le sien, la sienne, les siens, les siennes, pour la troisieme personne
du singulier ; & le leur, la leur, les leurs, pour la troisieme du
pluriel.
L’exacte différence qu’il y a entre les deux especes, c’est que les possessifs de la premiere espece me paroissent renfermer dans leur signification
celle des possessifs de la seconde & celle de l’article ; ensorte
que mon signifie le mien, ton signifie le
tien, son signifie le sien, nos signifie les
nôtres, &c. Mon livre, selon cette explication, veut donc
dire le mien livre ou le livre mien ; nos livres,
c’est les livres nôtres, &c. Et c’est ainsi que parlent les
Italiens, il mio libro, i nostri libri ; ou bien il libro
mio, i libri nostri.
« On disoit autrefois, comme l’écrivent encore aujour d’hui ceux qui n’ont pas soin de la pureté du langage,
un mien frere, une tienne soeur, un sien ami».
Vaugelas, rem. 338). Cette observation est fondamentale pour rendre
raison des différens usages des deux sortes d’adjectifs.
1°. Ce principe explique à merveille ce que Vaugelas a dit (rem. 513)
qu’il faut répéter le… possessif de la premiere espece comme on répete
l’article, & aux mêmes endroits où l’on répéteroit l’article : par exemple, on dit le pere & la mere, & non pas les pere &
mere ; & il faut dire de même son pere & sa mere, & non
pas ses pere & mere, ce qui est, selon M. Chapelain, du style de
pratique, & selon M. de Vaugelas, une des plus mauvaises façons de parler qu’il y ait
dans toute notre langue. On dit aussi, les plus beaux & les plus
magnifiques habits, ou les plus beaux & plus magnifiques
habits, sans répéter l’article au second adjectif ; & l’on doit dire de même
ses plus beaux & ses plus magnifiques habits, ou ses
plus beaux & plus magnifiques habits, selon la même regle. Cette identité de
pratique n’a rien de surprenant, puisque les adjectifs possessifs dont
il est ici question, ne sont autre chose que l’article même auquel on a ajouté l’idée
accessoire de dépendance relativement à l’une des trois personnes.
2°. C’est pour cela aussi que cette sorte d’adjectif possessif exclut
absolument l’article, quand il se trouve lui-même avant le nom ; ce seroit une véritable
périssologie, puisque l’adjectif possessif comprend l’article dans sa
signification.
3°. On explique encore par-là pourquoi ces possessifs
ma plus grande passion, vos meilleurs amis, leur moindre souci, sont des
expressions ou les adjectifs sont au même degré que dans celles-ci, la plus
grande passion, les meilleurs amis, le moindre souci : c’est que l’article qui sert
à élever l’adjectif au degré superlatif, est réellement renfermé dans la signification des
adjectifs possessifs, mon, ton, son, &c.
C’est apparemment pour donner à la phrase plus de vivacité, & conséquemment plus de
vérité, que l’usage a autorisé la contraction de l’article avec le possessif dans les cas où le nom est exprimé ; & c’est pour les intérets de la
clarté que, quand on ne veut pas répéter inutilement un nom déja exprimé, on exprime
chacun à part l’article & le possessif pur, afin que l’énonciation
distincte de l’article réveille plus surement l’idée du nom dont il y a ellipse, & qui
est annoncée par l’article.
Presque tous les grammairiens regardent comme des pronoms les adjectifs possessifs de l’une & de l’autre espece, & voici l’origine de cette
erreur : ils regardent les noms comme un genre qui comprend les substantifs & les
adjectifs, & ils observent qu’il se fait des adjctifs de certains noms qui signifient
des substances, comme de terre, terrestre. Ainsi meus
est formé de mei, qui est le génitif du pronom ego ;
tuus de tui, génitif de tu, &c. Or, dans le
système de ces grammairiens, le substantif primitif & l’adjectif qui en est dérivé
sont également des noms : & ils en concluent que ego & meus, tu & tuus, &c. sont & doivent être
également des pronoms. D’ailleurs ces adjectifs possessifs doivent être
mis au rang des pronoms, selon M. Restaut (ch. v. art. 3), parce qu’ils
tiennent la place des pronoms personnels ou des noms au génitif : ainsi mon
ouvrage, notre devoir, ton habit, votre maître, son cheval, en parlant de Pierre,
leur roi en parlant des François, signifient l’ouvrage de
moi, le devoir de nous, l’habit de toi, le maître de vous, le cheval de ui ou de Pierre, le roi d’eux ou des François.
Par rapport au premier raisonnemnnt, le principe en est absolument faux ; & l’on peut
voir au mot
Substantif que ce que l’on appelle communément le substantif & l’adjectif sont des parties d’oraison
essentiellement différentes. J’ajoute qu’il est évident que bonus, tuus,
scribendus & anterior ont une même maniere de signifier, de
se décliner, de s’accorder en genre, en nombre & en cas avec un sujet déterminé ;
& que la nature des mots devant dépendre de la nature & de l’analogie de leur
service, on doit regarder ceux-ci comme étant à cet égard de la même espece. Si on veut
regarder tuus comme pronom, parce qu’il est dérivé d’un pronom, c’est
une absurdité manifeste, & rejettée ailleurs par ceux même qui la proposent ici,
puisqu’ils n’osent dire qu’anterior soit une préposition, quoiqu’il soit
dérivé de la préposition ante. Les racines génératives des mots servent
à en fixer l’idée individuelle ; mais l’idée spécifique qui les place dans une classe ou
dans une autre, dépend absolument & uniquement de la maniere de signifier qui est
commune à tous les mots de la même classe. Voyez Mot.
Quant au principe prétendu raisonné de M. Restaut, j’y trouve deux vices considérables.
Premierement il suppose que la nature du pronom consiste à tenir la place du nom ; &
c’est une erreur que je crois solidement détruite ailleurs. Voyez Pronom. En second lieu, l’application qu’en fait ici ce grammairien doit
être très-suspecte d’abus, puisqu’il en peut sortir des conséquences que cet auteur sans
doute ne voudroit pas admettre. Regius, humanus, evandrius, &c.
signifient certainement regis, hominis, evandri ; M. Restaut
concluroit-il que ces mots sont des pronoms ?
Tous les grammairiens françois & allemans reconnoissent possessifs que
j’ai distinguées dès le commencement ; mais c’est sous des dénominations différentes.
Nos grammairiens appellent mon, ton, son, & leurs semblables possessifs absolus ; & ils regardent le mien, le tien, le
sien, &c. comme des possessifs relatifs : ceuxci sont nommés
relatifs, parce que n’étant pas joints avec leur substantif, dit
M. Restaut, ils le supposent énoncé auparavant, & y ont relation : mais personne ne
dit pourquoi on appelle absolus les possessifs de la
premiere espece ; & M. l’abbé Regnier paroît avoir voulu éviter cette dénomination, en
les nommant simplement non-relatifs. Le mot de relatif
est un terme dont il semble qu’on ne connoisse pas assez la valeur, puisqu’on en abuse si
souvent ; tout adjectif est essentiellement relatif au sujet déterminé auquel on
l’applique, soit que ce sujet soit positivement exprimé par un nom ou par un pronom, soit
que l’ellipse l’ait fait disparoître & qu’il faille le retrouver dans ce qui précede.
Ainsi les deux especes de possessifs sont également relatives, & la
distinction de nos grammairiens est mal caractérisée.
Les grammairiens allemands ont apparemment voulu éviter ce défaut, & M. Gottsched
appelle conjonctifs les possessifs de la premiere
espece, mon, ton, son, &c. & il nomme absolus
ceux de la seconde, le mien, le tien, le sien, &c. Les premiers sont
nommés conjonctifs, parce qu’ils sont toujours unis avec le nom auquel
ils se rapportent ; les autres sont appellés absolus, parce qu’ils sont
employés seuls & sans le nom auquel ils ont rapport. Voilà comment les différentes
manieres de voir une même chose, amenent des dénominations différentes & même
opposées. M. de la Touche qui a composé en Angleterre l’art de bien parler
françois, a adopté cette seconde maniere de distinguer les possessifs.
Avec un peu plus de justesse que la premiere, je ne crois pourtant pas qu’elle doive
faire plus de fortune. Les termes téchniques de grammaire ne doivent pas être fondés sur
des services accidentels, qui peuvent changer au gré de l’usage ; la nomenclature des
sciences & des arts doit être immuable comme les natures dont elle est chargée de
reveiller les idées, parce qu’elle doit en effet exprimer la nature intrinséque, & non
les accidens des choses. Or il est évident que mien, tien, sien, &c.
ne sont absolus, au sens des grammairiens allemans, que dans l’usage présent de leur
langue & de la nôtre ; & que ces mêmes mots étoient conjonctifs lorsqu’il étoit
permis de dire un mien frere, un sien livre, comme les Italiens disent
encore il mio fratello, il suo libro.
M. Duclos, qui apparemment a senti le vice des deux nomenclatures dont je viens de parler, a pris un autre parti.
«
Mon, ton, son, ne sont point des pronoms, dit-ilRemarque sur le chap. viij. de la II. part. de la gramm. gén. puisqu’ils ne se mettent pas à la place des noms, mais avec les noms mêmes : ce sont des adjectifspossessifs. Le mien, le tien, le sien, sont de vrais pronoms »
Ce savant académicien juge que ces mots se mettent au lieu du nom qui n’est point
exprimé ; mais, comme je l’ai dejà dit, ce n’est point là le caractere distinctif des
pronoms : & d’ailleurs les adjectifs mien, tien, sien, &c. ne se
mettent pas au lieu du nom. On les emploie sans nom à la vérité, mais ils ont à un nom une
relation marquée qui les assujettit aux lois de la concordance comme tous les autres
adjectifs ; & l’article qui les accompagne nécessairement est la marque la plus
assurée qu’il y a alors ellipse d’un nom appellatif, la seule espece de mot qui puisse
recevoir la détermination qui est indiquée par l’article.
C’est donc la différence que j’ai observée entre les deux especes de possessifs, qui doit fonder celle des dénominations distinctives de ces especes.
Mon, ton, son, &c. sont des articles possessifs, puisqu’ils renferment en effet dans leur
signification, celle de l’article & celle d’une dépendance relative à quelqu’une des
trois personnes du singulier ou du pluriel ; que d’ailleurs ils font avec les noms qu’ils
accompagnent l’office de l’article, qu’on ne peut plus énoncer sans tomber dans le vice de
la périssologie. Mien, tien, sien, &c. sont de purs adjectifs possessifs, puisqu’ils ne servent qu’à qualifier le sujet auquel ils ont
rapport, par l’idée d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes du
singulier ou du pluriel.
Content d’avoir examiné la nature des adjectifs possessifs, ce qui est
véritablement de l’objet de l’Encyclopédie, je ne m’arrêterai point ici à détailler les
différens usages de ces adjectifs par rapport à notre langue ; c’est à nos grammaires
françoises à discuter ces lois accidentelles de l’usage ; mais je m’arrêterai à deux
points particuliers, dont l’un concerne notre langue, & l’autre la langue
allemande.
L’examen du premier point peut servir à faire voir combien il est aisé de se méprendre dans les décisions grammaticales, & combien il faut être attentif pour ne pas tomber dans l’erreur sur ces matieres.
« Plusieurs ne peuvent comprendre, dit Vaugelas,
remarque 320, comment ces….possessifs, mon, ton, son, qui sont masculins, ne laissent pas de se joindre avec les noms féminins qui commencent par une voyelle (ou par unhmuet)… Quelques-uns croient qu’ils sont du genre commun, servant toujours au masculin, & quelquefois aufeminin, c’est-à-dire à tous les mots feminins qui commencent par une voyelle (ou par unhmuet), afin d’éviter la cacophonie que feroient deux voyelles… D’autres soutiennent que ces pronoms sont toujours du masculin, mais qu’à cause de la cacophonie on ne laisse pas de les joindre avec les feminins qui commencent par une voyelle (ou par unhmuet), tout de même, disent-ils, que les Espagnols qui se servent de l’article masculinelpour mettre devant les noms féminins commençant par une voyelle, disantel alma, & non pasla alma. De quelque façon qu’il se fasse, il suffit de savoir qu’il se fait ainsi, & il n’importe guere, ou point du tout, que ce soit plutôt d’une maniere que de l’autre ».
Cela peut n’être en effet d’aucune importance s’il ne s’agit que de connoître l’usage de
la langue & de s’y conformer : mais cela ne peut être indifférent à la Philosophie, si
ce n’est à la philosophie sceptique qui aime à douter de tout. Thomas Corneille crut
apparemment qu’une décision valoit mieux que l’incertitude, & il décide, dans sa note
sur cette remarque, que cet usage de notre langue n’autorise pas à dire que mon, ton, son, sont du genre commun.
« Je ne puis comprendre, dit l’abbé Girard à ce sujet,
tom. I. discours vij. pag. 376. par quel goût, encore moins par quelle raison, un de nos puristes veut quemon, ton, son, ne puissent être feminins, & qu’ils sont toujours masculins, même en qualifiant des substantifs féminins. Il dit que la vraie raison qui les fait employer dans ces occasions est pour éviter la cacophonie : j’en conviens ; mais cette raison n’empêche pas qu’ils n’y soient employés au féminin : bien loin de cela, c’est elle qui a déterminé l’usage à les rendre susceptibles de ce genre. Quel inconvénient y a-t-il à les regarder comme propres aux deux, ainsi que leur pluriel ? Quoi ! on aimera mieux confondre & bouleverser ce que la syntaxe a de plus constant, que de convenir d’une chose dont la preuve est dans l’évidence du fait ? Voilà où conduit la méthode de supposer des maximes & des regles indépendantes de l’usage, & de ne point chercher à connoître les mots par la nature de leur emploi ».
L’opinion de M. article
Gallicisme.
Je passe à l’observation qui concerne la langue allemande : c’est que l’usage y a
introduit deux articles & deux adjectifs possessifs qui ont rapport
à la troisieme personne du singulier ; l’un s’emploie quand la troisieme personne est du
feminin, & l’autre, quand elle est du masculin. Cette différence ne sert qu’à
déterminer le choix du mot, & n’empêche pas qu’il ne s’accorde en genre avec le nom
auquel on l’applique. Ainsi son, quand la troisieme personne est du
masculin, se dit en allemand sein, m. seine, f. &
sein, n. & sien se dit seiner,
m. seine, f. seines, n. ou bien der
seinige, m. die seinige, f. das seinige, n.
& tous ces mots sont dérivés du génitif masculin seiner (de lui).
Mais si la troisieme personne est du feminin, son se dit en allemand ihr, m. ihre, f. ihr, n. & sien se dit ihrer, m. ihre, f. ihres, n. ou bien der ihrige, m. die
ihrige, f. das ihrige, n. & tous ces mots sont dérivés du
génitif feminin ihrer (d’elle). On peut concevoir, par cette propriété
de la langue allemande, combien l’usage a de ressources pour enrichir les langues, pour y
mettre de la clarté, de la précision, de la justesse, & combien il importe d’examiner
de près les idiotismes pour en demêler les finesses & le véritable sens. C’est la
conclusion que j’ai prétendu tirer de cette observation. (B. E. R.
M.)
PRÉPOSITION, s. f. (Gram.) les prépositions sont des
mots qui désignent des rapports généraux, avec abstraction de tout terme antécédent &
conséquent. Voyez Mot, article 2.
Cette abstraction de tout terme ne suppose point que cette espece de mot doive conserver
dans le discours l’indétermination qui en fait le caractere ; ce n’est qu’un moyen d’en
rendre l’usage plus général, par la liberté d’appliquer l’idée de chaque rapport à tel
terme, soit antécédent, soit conséquent, qui peut convenir aux différentes vûes de
l’énonciation : dureste, nulle préposition ne peut entrer dans la
structure d’une phrase, sans être appliquée actuellement à un terme antécédent, dont elle
restraint le sens général par l’idée nécessaire du rapport dont elle est le signe, &
sans être suivie d’un terme conséquent qui acheve d’individualiser le rapport indiqué
d’une maniere vague & indéfinie dans la préposition.
Le terme antécédent est donc nécessairement un mot dont le sens, général par lui-même, est susceptible de différens degrés de détermination & de restriction ; & tels sont les noms appellatifs, les adjectifs, les verbes & les adverbes.
Le terme conséquent devant énoncer le terme du rapport dont la préposition est le signe, ne peut être qu’un mot qui présente à l’esprit l’idée
d’un être déterminé ; & tels sont les noms, les pronoms, & les infinitifs qui sont
une espece de nom.
Le terme conséquent servant à completter l’idée totale du rapport individuel que l’on se
propose d’énoncer, est appellé dans le langage grammatical le complément
de la préposition.
Il suit donc de tout ce que l’on vient de dire, 1°. que toute préposition a nécessairement pour complément un nom, un prénom, & un
infinitif ; 2°. que la préposition avec son complément forme un
complément total déterminatif, d’un nom appellatif, d’un adjectif, d’un verbe, ou d’un
adverbe, qui est le terme antécédent du rapport. Je travaille pour vous ; le pronom
Il y a des langues, comme le grec, le latin, l’allemand, l’arménien, &c. dont les noms & les autres especes de mots analogues ont reçu des cas,
c’est-à-dire des terminaisons différentes qui servent à présenter les mots comme termes de
certains rapports : en latin, par exemple, le cas nommé génitif présente
le nom qui en est revêtu comme terme conséquent d’un rapport quelconque, dont le terme
antécédent fortitudo regis, rapport
d’une qualité au sujet qui en est revêtu ; puer egregiae
indolis, rapport du sujet à sa qualité ;
Il n’est pas question, sur une hypothèse sans réalité, de discuter ici les avantages
respectifs des langues, selon qu’elles seroient ou sans cas ou sans prépositions, ou qu’elles participeroient plus ou moins aux deux systèmes. Mais
j’ai dû remarquer la possibilité d’une langue sans prépositions, afin de
faire connoître jusqu’à quel point cette classe de mots est nécessaire dans le systeme de
la parole. On le sentira mieux encore, si l’on fait une réflexion que j’aurois peut-être
dû rappeller plutôt : c’est que la plûpart de nos expressions composées d’une préposition avec son complément, peuvent être remplacées par des adverbes qui en
seroient les équivalens. Selon M. Batteux (cours de Belles-Lettres, part.
III. sect. iv. §. 2.),
« on peut regarder les
prépositionscomme des caracteres séparés, pour ajouter aux substantifs la maniere de signifier qui convient à l’adverbe… Vous ditesjustement; c’est la derniere syllabe qui est le caractere adverbial : placez laprépositionavant le nomavecjustice, elle donnera la même maniere de signifier au nom substantifjustice, que la syllabementa donnée au nom adjectifjuste. Ainsi lesprépositionsrentrent dans l’adverbe : on les a inventées pour en tenir lieu, pour en exercer la fonction avec le secours du substantif ; parce qu’on y a trouvé l’avantage de la variété ».
Cette observation est vraie jusqu’à un certain point, & elle a pour fondement
l’analogie réelle qu’il y a entre la nature de la préposition &
celle de l’adverbe. L’une désigne, comme je l’ai dit dès le préposition avec son complément, est appellée en Grammaire
une phrase adverbiale ou équivalente à un adverbe. Il
ne faut pourtant pas croire que les deux locutions soient absolument synonymes, & que
la variété ne consiste que dans les sons : l’éloignement que toutes les Langues ont
naturellement pour une synonymie entiere, qui n’enrichiroit un idiome que de sons inutiles
à la jnstesse & à la clarté de l’expression ; cet éloignement, dis-je, donne lieu de
présumer que la phrase adverbiale & l’adverbe doivent différer par quelques idées
accessoires. Par exemple, je serois assez porté à croire que quand il s’agit de mettre un
acte en opposition avec l’habitude, l’adverbe est plus propre à marquer l’habitude, &
la phrase adverbiale à indiquer l’acte ; & je dirois : un homme qui se
conduit sagement ne peut pas se promettre que toutes ses actions
seront faites avec sagesse.
La plûpart de nos grammairiens distinguent deux sortes de prépositions
par rapport à la forme : de simples, qui sont exprimées par un seul mot ; & de
composées, qui comprennent plusieurs mots pour l’expression du rapport. Telle est à cet
égard la doctrine de l’abbé Régnier (Gramm. fr. pag. 565. in-12. &
pag. 595. in-4°.) ; celle de M. Restaut (ch. ix.) ; celle du pere
Buffier (n°. 647-651.). Ainsi, dit-on, dans, avec, pour, après, sont des prépositions simples ; vis-à-vis de, à l’égard de, à la réserve de, sont des prépositions composées.
Mais ce que j’ai dit ailleurs des conjonctions prétendues composées (Voyez
Mot, art. II. n. 2.), je le dis ici des prépositions :
c’est une sorte de mot ; & chacun de ceux qui entrent dans la structure des phrases
que l’on prend pour des prépositions, doit être rapporté à la classe qui
lui est propre. Ainsi vis-à-vis, que l’on devroit, ce me semble, écrire
visavis sans division, est un adverbe, & de qui
le suit est la seule préposition qui exige un complément : dans à l’égard de il y a quatre mots ; à qui est préposition ; le, article ; égard, nom appellatif, qui est le
complément grammatical de à, & le terme antécédent d’un autre
rapport exprimé par de ; enfin de, autre préposition. C’est confondre les idées les plus claires & les plus
fondamentales, que de prendre des phrases pour des sortes de mots ; & si l’on ne veut
avancer que des principes qui se puissent justifier, on ne doit reconnoître que des prépositions simples.
Nous en avons en françois quarante-huit, que je vais rapporter dans l’ordre alphabétique, en y joignant quelques exemples qui en justifieront la nature.
A. A midi, à Paris, à l’office, à la maniere des Grecs, à nous, à nos amis,
difficile à concevoir, destiné à être brûlé.
Après. Après leroi, après vous, après midi, après avoir
pris conseil.
Attenant. L’église est attenant le château.
Attendu. On a differé le jugement attendu vos
prétentions.
Avant. Avant le tems, avant trois heures, avant moi,
avant l’examen. Quand un infinitif est complément de cette
Avec. Avec serment, avec les précautions requises, avec
un bâton, avec lui, avec sa troupe.
Chez. Chez soi, chez vous, chez les Grecs, chez les
Romains.
Concernant. J’ai lû plusieurs écrits concernant cette
dispute.
Contre. Plaider contre quelqu’un, écrire contre les
Philosophes, il est parti contre mon avis ; dans tous ces exemples,
Dans. Dans trois jours, dans l’année, dans la ville, dans
la chambre, dans nos affaires, dans les SS. Peres, dans l’Ecriture sainte.
De. De grand matin, de bonne heure, l’heure de midi, la
ville de Paris, la riviere de Seine, loin de mot, parler de ce que l’on sait,
l’obligation de se taire, la crainte d’avoir déplû.
De-ça. De çà la riviere. Dict. de l’acad.
Dedans. Ce mot est quelquefois nom, comme quand on
dit,
Dehors. C’est la même chose de ce mot que du
précédent. Il est nom dans ces phrases,
De-la. De-là la riviere, de-là les monts, de-là la mer,
de-là l’eau. Dict. de l’acad.
Depuis. Depuis la création du monde, depuis Pâque, depuis
deux heures, depuis quel tems, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis moi.
Derriere. Ce mot est comme
Dès. Dès le commencement, dès les premiers tems, à
prendre cette riviere dès sa source. M. l’abbé Girard a fait de ce mot une
conjonction : mais, je le demande, est-ce une conjonction dans les phrases que je viens de
rapporter ? & quand on les rend littéralement en latin,
Dessous, dessus. Ces deux mots sont absolument dans
le même cas que
Devant. Il en est de
Devers. Cette
Durant. Durant la paix, durant la guerre, durant les
troubles domestiques.
En. En paix, en guerre, en combattant, en roi, en
anglois, en tems & lieu, en dix ans, en plaine, en France.
Entre. Entre la vie & la mort, entre vos bras, entre
mes livres, entre promettre & tenir, entre nous.
Envers. Envers Dieu, envers le prochain, envers nous,
envers qui, envers & contre tous.
Excepté, hormis, hors. Je joins ensemble ces trois
Joignant ne s’emploie que dans le discours familier,
& communément cette
Malgré. Malgré moi, malgré l’hiver, malgré son pere,
malgré mes avis, malgré tout ce que j’ai pu dire.
Moyennant. Moyennant la grace de Dieu, moyennant
cinquante pistoles, moyennant ceci, moyennant quoi.
Nonobstant. Nonobstant toute opposition, nonobstant
l’appel, nonobstant ses craintes.
Outre. Outre cela, outre les mauvais ouvrages qu’il a
faits, outre mesure, outre mer.
Par. Passer par la ville, passer par les épreuves les
plus rudes, prouver par témoignage, par écriture, avoir mille écus par an, plaire par
son esprit, commencer par réfléchir.
Parmi. Parmi les hommes, parmi les animaux, parmi
nous.
Pendant. Pendant le sermon, pendant le carême, pendant
les vacances, pendant la guerre, pendant la paix.
Pour. Il combat pour la patrie, il est parti pour Rome,
vous oubliez tout pour la chasse, il passe pour habile, j’ai eu ce livre pour quarante
sols, donner de mauvaises pointes pour des traits d’esprit, j’étois allé pour vous voir,
on n’est jamais puni pour avoir bien fait.
Proche. Proche le temple, proche le palais. Quand
Sans. Sans faute, sans secours, sans la violence, sans
les menaces, sans nous, sans elles, sans parler, sans avoir entendu.
Sauf. Sauf le respect que je vous dois, sauf votre
meilleur avis, sauf correction, sauf toute erreur de calcul.
Selon. Selon l’occasion, selon l’histoire, selon vous,
selon S. Augustin, selon l’issue.
Sous. Sous le consulat de Cicéron, sous Louis le
Bien-Aimé, sous vingt-quatre heures, sous le ciel, sous le manteau, enfermé sous la clé,
retiré sous le canon de la place, sous condition, sous la protection du ciel, sous la
conduite de Socrate.
Suiv ant. Suivant la loi, suivant mes conseils, suivant
les maximes de la sagesse.
Sur. Sur le midi, sur les trois heures, sur le point de
partir, sur le déclin de l’âge, sur le champ, sur votre parole, je compte sur vous,
dominer sur les foibles, une ville située sur la Seine, un appartement sur la rue,
mettez cela sur la table, notes sur l’Encyclopédie.
Touchant. Un traité touchant les bornes de la critique,
des observations touchant l’indécence & l’injustice des satyres
personnelles.
Vers. Vers l’orient, vers midi, vers Toulouse, vers
Pâques, se tourner vers Dieu.
Vu. Vu l’état de affaires, vu les mesures que vous
prenez, vu les détails où je suis entré.
Dans ce tableau des prépositions, que je viens de préposition peut exprimer en vertu de l’usage de
notre langue. Ce détail ne peut convenir qu’à une grammaire françoise, & ne doit pas
plus grossir cet ouvrage que le dénombrement des prépositions latines,
grecques, hébraiques, chinoises, ou autres : l’énumération que j’ai faite des nôtres est
moins un hommage rendu à notre langue, qu’un essai sur la maniere de reconnoître la nature
des prépositions dans quelque idiome que ce soit, un exemple de
l’attention scrupuleuse que cette étude exige, & un cannevas de prépositions bien connues pour servir de fondement à quelques remarques
didactiques sur cet objet.
1°. Je crois, comme M. l’abbé Regnier, qu’il ne faut pas trop s’attacher à réduire toutes
les prépositions à des classes générales ; une même préposition a reçu trop de significations différentes pour se prêter sans obstacle
à des classifications régulieres.
« Non seulement une même
prépositionmarque des rapports différens, ce qui est déja un défaut dans une langue ; mais elle en marque d’opposés, ce qui est un vice ».
C’est une remarque de M. Duclos. Gram. gén. part. II. ch. ij. Si l’on
prétendoit donc réduire en classes le système des prépositions, on
s’exposeroit à la nécessité de tomber souvent dans des redites, & de dépecer sous
différens titres les divers usages de la même préposition.
Ne vaudroit-il pas mieux penser à réduire sous un point de vue unique & général tous
les usages d’une même prêposition ? Quelque difficile que paroisse au
premier aspect la solution de ce problème, je ne laisse pas d’être persuadé qu’elle est
très-possible : de quelque bisarrerie qu’on accuse l’usage, ce prétendu tyran des langues,
j’ai reconnu dans un si grand nombre de ses décisions, taxées trop légerement
d’irrégularité, l’empreinte d’une raison éclairée, fine, & en quelque sorte
infaillible, que je ne puis croire le système des prépositions aussi
inconséquent qu’on l’imagine dans notre langue, & qu’il le seroit en effet dans
toutes, si la maniere commune d’envisager les choses est conforme à la droite raison. En
tout cas, il est certain que si la réduction que je propose étoit exécutée, la syntaxe de
cette partie d’oraison, qui a dans tous les idiomes de grandes difficultés, deviendroit
très-simple & très-facile ; les connoisseurs doivent le sentir, & conséquemment
entrer dans mes vues de tout leur pouvoir.
A quoi reconnoît-on, par exemple, que vers est préposition de lieu dans cette phrase, aller vers la citadelle ;
de tems dans celle-ci, il est mort vers midi ; de terme dans cette
troisieme, se tourner vers Dieu ? Disons-le de bonne foi : ces
différentes significations ne sont point dans le mot vers : les rapports
sont compris dans la signification des termes antécédens, & c’est l’ordre ; les termes
conséquens de ces rapports sont les complémens de la préposition ; &
la préposition ne fait qu’indiquer que son complément est le terme
conséquent du rapport renfermé dans la signification du terme antécédent. Nous disons
rapport de tems, quand le complément est un nom de tems ; rapport de lieu, quand c’est un
nom de lieu, &c. Dans le fait, vers indique un
rapport d’approximation, & l’approximation se mesure ou par la durée, ou par l’espace,
ou par l’inclination de la volonté. Ce que je dis ici sur vers est un
essai pour développer ma pensée, & pour diriger les vues des Grammairiens sur les
autres prépositions.
2°. Ce n’est pas au reste que je prétende faire abandonner la considération des idées qui
peuvent être communes à plusieurs prépositions, & de celles qui les
différencient entre elles. Il me semble au contraire prépositions synonymes, & de les grouper en autant d’articles dans le traité
général.
Le P. Bouhours a comparé sous cet aspect à & dans.
Rem. neuv. t. I. pag. 113. & 433.
Le même écrivain (Ibid. p. 67.) a discuté la synonymie des deux prépositions en & dans. M. l’abbé Girard a traité le
même sujet dans ses synonimes françois, 3. édit. p. 123.
Contre, malgré, nonobstant ont un fond commun & des différences
caractéristiques, que ce même académicien expose avec netteté dans ses vrais
princip. l. II. p. 193. & il approfondit encore davantage les différences de
contre & de malgré, dans son livre des synonymes, p. 115. M. l’abbé Regnier en a aussi touché quelque chose. p. 626. in-12. p. 658. in-4°.
M. l’abbé Girard, syn. p. 39. a comparé les synonymes avant & devant, sur quoi l’on peut voir ce que M. du Marsais
y a ajouté dans l’Encyclopédie, art. Avant, & ce
qu’en a dit M. l’abbé Regnier, in-12. p. 585. & in 4. p. 617. Les
prépositions opposées après & derriere sont analogues, & les différences en sont à-peu-près les mêmes.
On trouvera dans les vrais principes, p. 190. & dans la grammaire de l’abbé Regnier, in-12. p. 607. in-4. p.
639. en quoi conviennent & en quoi différent les deux prépositions synonimes durant & pendant.
Il seroit bon d’examiner aussi jusqu’à quel point de peut être synonyme
de ces mots quand on dit, par exemple, de jour, de nuit.
On lira aussi dans les vrais principes de l’abbé Girard, tom. II. pag. 189. ce qu’il a écrit sur les synonymes selon
& suivant ; & p. 192. ce qu’il a dit d’excepté, hormis & hors.
Cet écrivain doit servir de modele à ceux qui voudront tenter la comparaison &
l’explication des autres prépositions synonymes, telles que attenant, joignant, contre ; après & depuis ; avec,
moyennant, & par ; attendu & vu ; entre
& parmi ; envers & pour ; sur, touchant,
concernant, & de, &c.
Il ne peut être que très-utile aussi d’insister sur les prépositions
opposées, comme avant & après, deça & de-là, devant & derriere, sans & avec, sous & sur, pour & contre,
&c. L’opposition suppose toujours un fonds commun ; & rien n’est plus propre à
faire bien sortir les différences des synonymes, que celles de leurs opposés.
3°. M. du Marsais (au mot
Accident) avance que les prépositions sont toutes
primitives & simples. C’est une erreur évidente. Concernant, durant,
joignant, moyennant, pendant, suivant, touchant, sont originairement des
gérondifs : concernant de concerner ; durant de durer ; joignant de joindre ; moyennant de moyenner ; pendant de pendre, pris dans le sens de durer ou de n’être par terminé, comme quand on dit un procès pendant au parlement ; suivant du verbe suivre
pris dans le sens d’obéir, comme quand on dit, je suivrai
vos ordres ; touchant du verbe toucher : attendu, excepté, vu,
sont dans l’origine les supins des verbes attendre, excepter, voir.
Voilà donc des prépositions dérivées ; en voici de composées. Attenant (tenant à), de ad & de tenir ; hormis, qui s’écrivoit il n’y a pas long-tems horsmis,
est composé de la préposition simple hors & du
supin mis du verbe mettre ; malgré vient de mal pour mauvais & de gré ;
nonobstant des deux mots latins non obstans. Sur quoi il est bon
d’observer que ces prépositions composées le sont dans un autre sens que
celui dont j’ai parlé plus haut ; chacune d’elles n’est qu’un mot, mais ce mot résulte de
l’union de plusieurs radicaux.
4°.
« L’usage, dit M. l’abbé Girard,
tom. II. pag.242. a accordé à quelquesprépositionsla permission d’en régir d’autres en certaines occasions ; c’est-à-dire de les souffrir dans les complémens dont elles indiquent le rapport ; de façon qu’il se trouve alors un rapport particulier compris dans le général : celui-ci est énoncé par lapréposition, qui est la premiere en place ; celui-là par laprépositionqui ne marche qu’en second, & qui par conséquent se trouve conjointement avec son propre complément sous le régime de la premiere. Cette permission, ajoute-t-il, n’est accordée qu’à ces quatre,de, pour, excepté, hors. Leur droit ne s’étend pas même sur toutes lesprépositionsindifféremment, mais seulement sur quelques-unes d’elles…Depeut régir ces six,entre, après, chez, avec, en&par… Pourne sauroit avoir droit que sur ces cinq,après, dans, devant, à, &derriere… Excepté&horsadmettent dans leur complément & sous leur régime dix-neuf des autresprépositions; savoir,chez, dans, sous, sus, devant, derriere, parmi, vers, avant, après, entre, depuis, avec, par, devant, pendant, à, de, &en».
Premierement, de, pour me servir des termes de l’auteur, & pour
parler conformément à son hypothèse, que j’examinerai plus bas, de peut
régir encore neuf autres prépositions ; savoir, derriere,
dessous, dessus, devant, devers, delà, deçà, dedans, dehors ; comme on le voit dans
ces phrases : il sortit de derriere l’autel, de dessous la table, de dessus
la voûte ; disparoissez de devant moi ; il revient de devers les princes d’Allemagne, de
delà les Alpes ; ils ont été repoussés de deçà le Rhin ; je viens de dehors la ville, de
dedans le jardin.
En second lieu, pour a encore droit sur avant, chez, de,
deçà, delà, dessous, dessus, & l’on dit très-communément : le
sermon est pour avant vêpres ; ces meubles sont pour chez moi ; on en peut avoir pour de
l’argent ; cette division est pour deçà la Meuse, & l’autre pour delà le Rhin ;
cette poële est pour dessous la table ; ces fleurs sont pour dessus la fenêtre.
En troisieme lieu, excepté & hors admettent dans
leur complément & sous leur régime bien d’autres prépositions que
celles dont parle l’académicien. Ils se sont tous déclarés contre les
philosophes excepté contre Platon ; les ministres sages s’intéressent pour les gens de
lettres, excepté pour ceux qui deshonorent leur état par leurs écarts, &c.
En quatrieme lieu, il y a d’autres prépositions que les quatre citées
par l’abbé Girard, auxquelles il est permis par l’usage d’avoir d’autres prépositions dans leur complément. Et d’abord il est évident que la préposition de se trouve très-fréquemment, non-seulement après à, comme l’a remarqué M. l’abbé Froment, supplement au ch. xj. de
la II. part. de la Gram. gén. mais encore après un grand nombre
d’autres. On dit, se livrer à des faux amis ; après de si bons avis ; avec de
bon vin ; chez de bonnes gens, on ne tient pas contre de telles avances ; dans de
l’eau ; derriere de la paille ; devant de bons juges ; jetter de la défiance entre des
amis ; envers des étrangers ; malgré de si grands obstacles ; moyennant de l’argent ;
prouver par des faits ; sans de bons appuis ; selon des temoignages respectables ; sous
de belles apparences ; suivant des principes dangereux ; sur de bons garants ; touchant
des affaires sérieuses ; vers des jardins spacieux, &c. D’ailleurs la préposition par est assez souvent suivie d’une autre, & l’on dit fort
bien, j’ai passé par chez vous, par-dessus tout cela, par-dessous la jambe,
par-dedans la ville, par-dehors l’enceinte. Ajoutez que l’on pouvoit remarquer
jusqu’à trois prépositions consécutives & subordonnées les unes aux
autres : par devers chez vous, par-dessus de bons titres, en deçà de la
riviere : & ne pourroit-on pas en accumuler jusqu’à quatre, & dire dans
quelques occurrences, pour en-deçà de la riviere ?
5°. J’ai prouvé dès le commencement que toute préposition a
nécessairement pour complément un nom, un pronom, ou un infinitif ; & que la préposition avec son complément, forme un complément total déterminatif
d’un nom appellatif, d’un adjectif, d’un verbe ou d’un adverbe. C’est donc présenter à
l’esprit des idées fausses, que de dire, comme M. l’abbé Girard
« que l’usage a accordé à quelques
prépositionsla permissien d’en régir d’autres en certaines occasions ».
Dans les exemples allégués par cet académicien, & dans ceux que j’y ai ajoutés, il y
a nécessairement ellipse entre les prépositions consécutives ; & si
l’on veut rendre une raison analytique de la phrase, il faut suppléer entre deux le terme
qui doit servir tout-à-la fois de complément à la premiere préposition,
& d’antécédent à la seconde. Ainsi de par le roi, signifie par
exemple, de l’ordre donné par le roi ; il sortit de
derriere l’autel, c’est-à-dire de l’espace situé derriere l’autel ; ces fleurs sont pour dessus la fenêtre, c’est-à-dire pour être placées dessus la fenêtre, ou sur
la fenêtre, &c.
S’il y a de suite plus de deux prépositions, il faut également suppléer
les complémens intermédiaires : cette garde est pour en-deçà de la
riviere, c’est-à-dire cette garde est destinée pour servir en un poste situé deçà le lit de la
riviere.
On voit dans cette derniere phrase ramenée à la plénitude analytique, que l’adjectif destinée est le terme antécédent de pour ; que
l’infinitif servir est le complément grammatical de pour & l’antécédent de en ; que un poste
est le complément grammatical de en ; que l’adjectif situé est l’antécédent de deçà ; & que le
lit, qui est le complément grammatical de deçà, est en même tems
l’antécédent du de qui vient après. Reprenons le tout synthétiquement :
la riviere est le complément total de la préposition de ;
de la riviere est le complément déterminatif total du nom appellatif lit ; le lit de la riviere est le complément logique de deçà ; deçà
le lit de la riviere est la totalité du complément déterminatif de l’adjectif situé ; situé deçà le lit de la riviere est le complément déterminatif
logique du nom appellatif poste ; un poste situé deçà le lit de la
riviere est le complément logique de la préposition en ; en un poste
situé deçà le lit de la riviere est la totalité du complément déterminatif du verbe
servir ; servir en un poste situé deçà le lit de la riviere est le
complément logique de la préposition pour ; enfin, pour
servir en un poste situé deçà le lit de la riviere, est la totalité du complément
déterminatif de l’adjectif destinée.
Il y a particulierement ellipse dans les phrases où une préposition est
suivie immédiatement d’un que : par exemple, après qu’il
fut parti, depuis que le monde existe, attendu que vous le voulez, dès que le soleil
paroit, moyennant que vous donniez caution, malgré qu’il en ait, nonobstant que je l’en
eusse prié, outre que je l’ai lù, pendant qu’on y pense, sans qu’il s’y opposât, selon
que vous voudrez, suivant que vous le souhaitez, vu qu’il n’est pas possible ;
c’est-à-dire après le moment qu’il fut parti, depuis
le tems que le monde existe, attendu la raison que vous le
voulez, dès l’instant que le soleil paroît, moyennant la
condition que vous donniez caution, malgre le dépit qu’il
en ait, nonobstant ce que je l’en eusse prié, outre ce que je l’ai la, pendant le tems qu’on y pense, sans ce
qu’il s’y opposât, selon ce que vous voudrez,
suivant ce que vous le souhaitez, vû la raison qu’il
n’est pas possible.
On ne tournera pas apparemment en objection contre cette doctrine des ellipses, la
longueur, le ridicule, ou si l’on veut, l’espece de barbarisme qu’introduiroit dans la
phrase la plénitude analytique. L’usage n’a autorisé ces ellipses que pour donner en effet
plus de vivacité à l’élocution ; & il est constant qu’on ne peut les suppléer sans
jetter dans la phrase une langueur d’autant plus insupportable, que l’on est accoutumé à
l’énergique briéveté de la phrase
6°.
« Quoiqu’on puisse mettre quelquefois
en&dansindifféremment devant un mot, dit le P. Bouhours (Rem. nouv. tom. I. pag. 73.) ; s’il y a plusieurs mots semblables dans la même période, & que ce soit le même sens, le même ordre & la même suite de discours, ayant misdansau premier mot, il ne faut pas mettreenau second : l’uniformité demande quedansregne par-tout…C’est au Dieu fideledansses promesses : inépuisabledansses bienfaits, justedansses jugemens… J’ai ditquand c’est le même ordre & le même sens; car autrement on peut varier, & on doit le faire en certains endroits.Il passa un jour & une nuit entiereenune si profonde méditation, qu’il se tint toujoursdansune même posture.C’est une négligence vicieuse, dit-il ailleurs (
ib. p. 177.), de mettre deuxavecqui se suivent & qui ont des rapports différens, dont l’un regarde la personne & l’autre la chose. Par exemple,elle vécutaveclui, avecla même bonté qu’elle avoit accoutumé… J’ai ditquand ils se suivent, car quand ils ne sont pas si près l’un de l’autre, cela choque moins, parce que cela se sent moins…On voit bien que ce prédicateur n’a guere de familiaritéavecles peres, puisqu’il les traiteavectant de cérémonie… Pour moi, j’avoue que deuxavecbien qu’un peu éloignés, ne me plaisent point dans une même période, quand ils ont divers rapports ; je disquand ils ont divers rapports; car si l’un & l’autre se rapportent ou à la personne ou à la chose, bien loin que ce soit un défaut, c’est quelquefois une beauté.C’est une négligence vicieuse, dit encore le même a teur (
pag. 461.), d’entasser dans le discours plusieurscommeles uns sur les autres, quand ils ne sont pas dans le même ordre. Exemple :Ne considérons plus la mortcommedes payens, maiscommedes chrétiens; c’est-à-direavec l’espérance, commesaint Paul l’ordonne… Les deux premierscommesont dans le même ordre, & n’ont rien d’irrégulier ni de choquant ; mais le troisieme est pour ainsi dire, d’une autre espece, & fait un effet desagréable. .. On pourroit mettreainsi queau lieu decomme : ainsi que saint Paul l’ordonne».
Toutes ces remarques séparées & fort éloignées les unes des autres dans le P. Bouhours, ont pourtant un lien commun, qu’il n’a pas assez nettement fait sentir. Ce sont des suites d’une même regle générale fondée sur une raison très-plausible. La voici :
On ne doit pas employer dans une même proposition, avec des complémens de différente espece ou dans des sens différens, un même mot qui annonce vaguement quelque rapport. C’est que l’esprit ayant été déterminé par le premier complément à prendre ce mot dans un certain sens, est choqué de le trouver tout de suite employé dans un autre, quoiqu’il s’agisse encore de l’expression de la même pensée individuelle. C’est dans l’élocution un vice à-peu-près semblable à celui où l’on tomberoit dans le raisonnement, si l’on donnoit à un terme dans la conclusion, un autre sens qu’il n’a dans les prémisses ; d’ailleurs cette disparate ne peut que nuire à la clarté de la proposition, parce qu’elle fait sur l’esprit une impression desagréable, dont l’effet immanquable est de le distraire.
Dans deux propositions qui se suivent, & dont l’une n’est pas subordonnée à l’autre,
la raison de la regle n’existant plus, il n’y a plus de nécessité de s’y On voit bien que ce prédicateur n’a guere de familiarité avec
les Peres (premiere proposition), puisqu’il les
traite avec tant de cérémonie (seconde proposition). La marche de
l’une est indépendante de celle de l’autre.
Toutes les prépositions désignent un rapport vague qui n’est bien
déterminé que par l’application qu’on en fait à deux termes, l’un antécédent & l’autre
conséquent. C’est précisément pour cette raison que j’ai cru devoir établir ici cette
regle générale de Grammaire. Mais les conjonctions de comparaison, telles que comme, & les expressions adverbiales qui ont la même signification, de même que, aussi-bien que, de la maniere que, &c. sont encore dans
le même cas, parce qu’elles désignent des rapports généraux. Notre on
doit suivre la même regle, parce qu’il est vaguement relatif à des personnes qui ne sont
déterminées que par le sens du discours ; & c’est là le fondement de la remarque du P.
Bouhours sur ce mot (pag. 240.), où il dit :
« Ce n’est pas écrire nettement que de mettre ainsi deux
onqui ne se rapportent pas à la même personne ».
C’est à la suite de cette phrase : On peut à-peu-près tirer le même avantage
d’un livre… où on a gravé ce qui nous reste des antiquités de,
&c. (E. R. M. B.)
PRÉSENT, adjectif, pris quelquefois substantivement ; (Gram.) les
tems présens, ou substantivement, les présens dans
les verbes, sont des tems qui expriment la simultanéité d’existence à l’égard d’une
époque de comparaison.
Il y a plusieurs especes de présens, selon la maniere dont l’époque
de comparaison y est envisagée. Si l’existence s’y rapporte à une époque quelconque
& indéterminée, c’est un présent indéfini : si l’époque est
déterminée, le présent est défini. Or l’époque ne
peut être déterminée que par sa relation au moment de la parole ; & cette relation
peut aussi être ou de simultanéité, ou d’antériorité, ou de postériorité, selon que
l’époque concourt avec l’acte de la parole, ou qu’elle le précede, ou qu’elle le suit.
De-là trois especes de présens définis, le présent
actuel, le présent antérieur, & le présent
postérieur.
Telles sont les vues générales qu’indique la Métaphysique des tems : mais je ne dois
pas montrer ici jusqu’à quel point les usages des langues particulieres s’y conforment
ou s’en écartent. Il faut voir au mot
Tems, l’ensemble du système métaphysique, & sa liaison avec les
usages des différens idiomes. (B. E. R. M.)
PRÉTÉRIT, adj. (Gramm.) employé quelquefois comme substantif ; c’est
un terme exclusivement propre au langage grammatical, pour y signifier quelque chose de
passé, selon le sens du mot latin praeteritus, qui
n’est que francisé ici. Les tems prétérits, ou substantivement les prétérits dans les verbes sont des tems qui expriment l’antériorité
d’existence à l’égard d’une époque de comparaison.
On peut distinguer les prétérits, comme les présens en définis & indéfinis, & les indéfinis en actuel, antérieur & postérieur. Mais ce que j’ai dit de la
nécessité de voir la théorie des présens dans l’ensemble du système des tems, au mot
Tems, je le dis aussi de la théorie des prétérits,
& pour la même raison. (B. E. R. M.)
PRIMITIF, ive, adj. (Gramm.) ce mot est dérivé du
latin primus ; mais il ajoute quelque chose à la signification de son
origine. De plusieurs êtres qui se succedent dans un certain espace de tems ou
d’étendue, on appelle premier (primus) celui qui est
à la tête de la succession, qui la commence ; mais on appelle primitif, celui qui commence une succession issue de lui. Ainsi dans l’ordre des
tems, le consulat de L. Junius Brutus & de L. Tarquinius Collatinus, est le premier des consulats de la république romaine ; & dans l’ordre de
plusieurs êtres coexistans en une même étendue, les deux arbres, l’un à droite &
l’autre à gauche, qui commencent l’avenue qui fait face au château de Versailles, sont
les premiers chacun dans leur rangée ; en partant de Versailles, les
deux qui sont à l’autre bout de l’avenue sont les premiers en y
arrivant de Paris. Mais Adam est non seulement le premier des hommes, il est encore l’homme primitif, parce que
ceux qui sont venus après lui sont issus de lui.
C’est à-peu-près dans ce sens que les Grammairiens entendent ce terme, quand ils
parlent d’une langue primitive, d’un mot primitif.
La langue primitive est non seulement celle que parlerent les
premiers hommes, mais encore celle dont tous les idiomes subséquens ne sont en quelque
sorte que diverses réproductions sous différentes formes. Voyez Langue.
Un mot primitif, est un mot dont d’autres sont formés, ou dans la
même langue, ou dans des langues différentes. Par exemple, primitif
vient de primus ; primus vient de l’ancien adjectif latin pris, dont il est le superlatif ; & pris vient du grec
prae : ainsi le mot grec primitif à l’égard de pris, de primus. & de primitif même ; pris est
dans le même cas à l’egard des deux derniers ; & premier à l’égard
du dernier seulement.
Quelquefois on entend seulement par primitif, un mot qui n’est dérivé
d’aucun autre ; tels sont tous ceux que l’on doit à l’Onomatopée, voyez
Onomatopée, & la plupart des noms monosyllabes de plusieurs êtres
physiques, sur-tout dans les langues anciennes.
Mais à prendre la chose en rigueur, ces mots-là même ont encore une origine
antérieure : il est évident que ceux de l’Onomatopée sont dérivés des bruits naturels ;
& souvent ceux des êtres physiques, quoique simples en apparence, ont encore trait à
quelque qualité sensible, reconnue antérieurement en d’autres êtres : en sorte que l’on
peut regarder comme générale la maxime de Varron (L. L. lib. VII.),
ut in omnibus quaedam sunt cognationes & gentilitates, sic in
verbis.
Voyez Etymologie, Formation, Dérivé, Racine . (B. E. R. M.)
PRINCIPAL, E, adj. (Gram.) on appelle en grammaire proposition principale, une proposition complexe comparée dans sa totalité avec une
autre proposition qu’elle renferme comme partie complétive de son sujet ou de son
attribut, & qui prend alors le nom de proposition incidente. Ainsi
ces deux mors sont corrélatifs : la proposition totale n’est principale qu’à l’égard de l’incidente ; & la partielle n’est incidente qu’à
l’égard de la principale. Exemple : les preuves dont on
appuie la vérité de la religion chrétienne sont invincibles ; cette proposition
totale est principale, si on la compare à l’incidente qui est, dont on appuie la vérité de la religion chrétienne ; hors de la
comparaison, elle n’est qu’une proposition complexe. Voyez Proposition & Incidente. (B. E. R. M.)
PRONOM, s. m. (Gram.)
« Depuis le tems qu’on parle du
pronom, on n’est point parvenu à le bien connoître ; comme si sa nature étoit, dit le P. Buffier,Gram. franç. n°.4, un de ces secrets impénétrables qu’il n’est jamais permis d’approfondir. Pour faire sentir, continue-t-il, que je n’exagere en rien, il ne faut que lire le savant Vossius, la lumiere de son tems & le héros des Grammairiens. Après avoir déclaré, & avec raison, que toutes les définitions qui avoient été données dupronomjusqu’alors n’étoient nullement justes, il prononce quelepronomest un mot qui en premier lieu se rapporte au nom, & qui en second lieu signifie quelque chose. Pour moi, avec le respect qui est du au mérite d’un si grand homme, j’avoue que je ne comprends rien à sa définition dupronom».
Quoique M. l’abbé Regnier prétende, Gram. fr. p. 216. in-12. p. 228. in-4°. que Vossius en cela a très-bien désigné la nature du pronom, je suis cependant de l’avis du P. Buffier. Car s’il ne s’agit que
de se rapporter au nom, & de signifier quelque chose pour être pronom ; il y a trois pronoms dans ce vers de Phedre, III. 9.
Vulgare amici nomen, sed rara est fides.
Vulgare se rapporte au nomen, & il signifie
quelque chose ; rara & est se rapportent au nom
fides, & signifient aussi quelque chose : ainsi vulgare, rara, & est sont des pronoms,
s’il en faut juger d’après la définition de Vossius. L’abbé Regnier lui-même, en la
louant, fournit des armes pour la combattre ; il avoue qu’elle n’exprime pas toutes les
propriétés du pronom, & qu’il y manque quelque chose, sur-tout à
l’égard du pronom françois qui semble, dit-il, avoir besoin d’une
définition plus étendue. Or une définition du pronom qui ne convient pas
à ceux de toutes les langues, & qui n’exprime pas le fondement de toutes les
propriétés du pronom n’en est pas une définition. Au surplus ce
qu’ajoute ce grammairien à celle de Vossius la charge inutilement sans la rectifier.
Sanctius, Minerv. I. 2. prétend que le pronom n’est
pas une partie d’oraison différente du nom ; mais les raisons qu’il allegue de ce
sentiment sont si foibles, & prouvent si peu qu’elles ne méritent pas d’être examinées
ici : on peut voir ce qu’y répond M. l’abbé Regnier au commencement de son traité des pronoms. Le P. Buffier qui adopte le même système, le présente sous un
jour beaucoup plus spécieux.
« Tous les mots, dit-il,
n°.80-84. qui sont employés pour marquer simplement un sujet dont on veut affirmer quelque chose, doivent être tenus pour des noms ; ils répondent dans le langage à cette sorte de pensées, qu’on appelleidéesdans la Logique. La plûpart des sujets dont on parle, ont des noms particuliers ; mais il faut reconnoître d’autres noms qui, pour n’être pas toujours attachés au même sujet particulier, ne laissent pas d’être véritablement des noms. Ainsi, outre le nom particulier que chacun porte & par lequel les autres le désignent, il s’en donne un autre quand il parle lui-même de soi ; & ce nom en françois estmoiouje, selon les diverses occasions. . . . Le nom qu’il donne à la personne à qui il parle, c’estvous, outu, outoi, &c. Le nom qu’il donne à l’objet dontil parle, après l’avoir nommé par son nom particulier ou indiqué autrement, est il, oului, ouelle, &c. Les noms plus particuliers ont retenu seuls dans la grammaire la qualité de noms ; & les noms plus communs demoi, vous, lui, &c. se sont appelléspronoms, parce qu’ils s’employent pour les noms particuliers & en leur place ».
Il faut convenir avec le P. Buffier que tous les mots qui sont employés pour marquer
simplement un sujet dont on veut affirmer quelque chose, ou, en d’autres termes, pour
présenter à l’esprit un être déterminé, soit réel, soit abstrait ; que tous ces mots,
dis-je, doivent être tenus pour être de même nature à cet égard. Mais pourquoi les
tiendroit-on pour des noms, puisque le langage usuel des Grammairiens les distingue en
deux classes, l’une de noms & l’autre de pronoms ? Ce sont tous des
mots déterminatifs, ainsi que je l’ai dit ailleurs. Voyez Mot. Mais comme ils déterminent de différentes manieres, ce sont des mots
déterminatifs de différente espece ; les uns déterminent les êtres par l’idée de leur
nature, & ce sont les noms ; les autres déterminent les êtres par l’idée précise d’une
relation à l’acte de la parole, & ce sont les pronoms.
C’est pour cela que si un même être est désigné par un nom & par un pronom tout-à-la-fois, le nom s’accorde en personne avec le pronom, parce que la personne n’est qu’un accident dans le nom, & qu’elle est
une propriété essentielle du pronom ; le pronom au
contraire s’accorde en genre avec le nom, parce que le genre n’est qu’un accident dans le
pronom, & que c’est une propriété essentielle du nom. La
différence des genres vient dans les noms de celle de la nature, dont l’idée déterminative
caractérise l’espece des noms ; & de même la différence des personnes vient dans les
pronoms de celle de la relation à l’acte de la parole, dont l’idée
déterminative caractérise l’espece des pronoms : au contraire les
nombres & les cas dans les langues qui les admettent sont également propres aux deux
especes, parce que les deux especes énoncent des êtres déterminés, & que tout être
déterminé dans le discours l’est nécessairement sous l’une des qualités désignées par les
nombres, & sous l’un des rapports marqués par le cas de quelque espece que soit l’idée
déterminative. Voyez Nombre, Cas & Personne.
A l’occasion de la grammaire françoise de M. l’abbé Wailly, l’auteur de l’année littéraire 1754, t. VII. lettre x. propose une difficulté, dont il reconnoît
devoir le germe à M. l’abbé de Condillac, essai sur l’origine des
connoissances humaines, part. II. chap. x. §. 109. On va voir qu’il auroit pû en
avoir l’obligation au passage que j’ai rapporté du P. Bussier, ou au chapitre que j’ai
cité de la Minerve de Sanctius. Quoi qu’il en soit, voici comment s’explique
M. Fréron.
« Il y a, dit-il, trois sortes de
pronomspersonnels,je, me, moi, nous, tu, te, toi, vous, pour la premiere & la seconde personne. C’est le cri général de toutes les grammaires. . . Tous ces mots sont les noms de la premiere & de la seconde personne, tant au pluriel qu’au singulier, & ne sont point despronoms. Tout mot quelconque, excepté ceux-ci, appartiennent à la troisieme personne ; ce qu’on démontre en ajoutant à un mot quelconque un verbe qui aura toujours la terminaison de la troisieme personne,Antoine revient, le marbre est dur, le froid se fait sentir, &c. Les motsje, me, moi, &c. considérés commepronoms, représenteroient donc des noms, & conséquemment des noms de la troisieme personne, puisqu’il est certain que la troisieme personne s’empare de tout. Or ces motsje, me, moi, &c. représentant des noms de la troisieme personne, comment seroient-ils despronomsde lapremiere personne & de la seconde ? Ces mots sont donc les véritables noms, & non les pronomsde la premiere & de la seconde personne ».
Toute cette difficulté porte sur la supposition répétée sans examen par tous les
Grammairiens comme par autant d’échos, que les pronoms représentent les
noms, c’est-à-dire, pour me servir des termes de M. l’abbé Girard, tome I.
disc. vj. p. 283, que leur propre valeur n’est qu’un renouvellement
d’idées qui désigne sans peindre, qu’ils ne sont que de simples vicegérens des
noms, & que le sujet qu’ils expriment n’est déterminé que par le
ressouvenir de la chose nommée ou supposée entendue.
Cette supposition est née de la dénomination même de cette espece de mot, que les
Grammairiens ont mal entendue. On a cru qu’un pronom étoit un mot
employé pour le nom, représentant le nom, & n’ayant par lui-même
d’autre valeur que celle qu’il emprunte du nom dont il devient le vicegérent ; comme un
proconsul étoit un officier employé pour le consul,
représentant le consul, & n’ayant par lui-même d’autre pouvoir que celui qu’il
empruntoit du consul dont il devenoit le vicegérent. C’est la comparaison que fait
lui-même M. l’abbé Regnier, p. 216. in-12. p. 228.
in-4°. pour trouver dans l’étymologie du mot pronom la définition
de la chose.
Mais ce n’est point là ce que l’analyse nous en apprend, voyez Mot ; quoique réellement elle nous indique que le pronom
fait dans le discours le même effet que le nom, parce que les pronoms,
comme les noms, présentent à l’esprit des sujets déterminés. Les noms sont des mots qui
font naître dans l’esprit de ceux qui les entendent les idées des êtres dont ils sont les
signes ; nomen dictum quasi notamen, quòd nobis vocabulo suo notas
efficiat ; ibid. Hispal. orig. I. vj. Les pronoms font pareillement naître dans l’esprit les idées des êtres qu’ils
désignent ; & c’est en cela qu’ils vont de pair avec les noms & qu’ils sont comme
des noms, pronomina. Mais on ne se seroit jamais avisé de distinguer ces
deux especes de mots, s’ils présentoient les êtres sous les mêmes aspects, & si l’on
n’avoit pas senti, du-moins confusément, les différences caractéristiques que l’analyse y
découvre.
Les noms, je le répete, expriment des sujets déterminés par l’idée de leur nature, &
les pronoms des sujets déterminés par l’idée précise d’une relation
personnelle à l’acte de la parole. Cette différence est le juste fondement de ce cri
général de toutes les grammaires qui distinguent les pronoms de la
premiere, de la seconde & de la troisieme personne, parce que rien n’est plus
raisonnable que de différencier les especes de pronoms par les
différences mêmes de leur nature commune.
Il est donc faux de dire que les pronoms ne sont que de simples
vicegérens des noms, & que le sujet qu’ils expriment n’est déterminé que par le
ressouvenir de la chose nommée : le sujet y est déterminé par l’idée précise d’une
relation personnelle à l’acte de la parole ; & cette détermination rappelle le
souvenir de la nature du même sujet, parce qu’elle est inséparable du sujet. Ainsi quand,
au sortir du spectacle, je dis qu’Andromaque m’a vivement intéressé ; chacun se rappelle
les graces séduisantes de l’inimitable Clairon, quoique je ne l’aie désignée par aucun
trait qui lui soit individuellement propre ; le rôle dont elle étoit chargée dans la
représentation rappelle nécessairement le souvenir de l’actrice, parce qu’il l’indique
individuellement, quoiqu’accidentellement. C’est de la même maniere que l’idée du rôle,
dont est chargé un sujet dans la représentation de la pensée, indique alors ce sujet
individuellement, & rappelle le souvenir de sa nature propre ; mais ce souvenir n’est
rappellé qu’accidentellement, parce que le rôle est lui-même accidentel au sujet.
Il est pareillement faux que les mots je, me, moi, &c. soient les
noms & non les pronoms de la premiere & de la seconde personne,
parce qu’ils ne déterminent aucun sujet par l’idée de la nature, en quoi consiste le
caractere spécifique des noms : ils ne déterminent que par l’idée de la personne ou du
rôle ; & c’est le caractere propre des pronoms.
Quant à ce qu’ajoute M. Fréron que tout mot, excepté ceux-ci, appartient à la troisieme
personne, & qu’il est certain que la troisieme personne s’empare de tout ; quoique
cette remarque ne puisse plus entrer en objection contre le système commun qui distingue
les noms & les pronoms, puisque j’ai sappé le fondement de
l’objection, & établi celui de la distinction reçue ; je crois cependant qu’il peut
être de quelque utilité d’approfondir le véritable sens de l’observation alléguée par
l’auteur de l’année littéraire.
On n’a introduit dans le langage les noms qui expriment des êtres déterminés par l’idée
de leur nature, que pour en faire les objets du discours & pour les charger
conséquemment du troisieme rôle ou de la troisieme personne ; il seroit inutile de nommer
les êtres, si ce n’étoit pour en parler. Il est donc naturel que tous les noms, sous leur
forme primitive, soient du ressort de la troisieme personne, & que cette troisieme
personne s’en empare, puisqu’on veut le dire ainsi ; mais ce n’est pas par l’idée de cette
relation personnelle que les sujets nommés sont déterminés dans les noms ; c’est par
l’idée de leur nature. Aussi cette disposition primitive des noms à être de la troisieme
personne n’y a pas l’effet d’une propriété essentielle, je veux dire l’immutabilité : les
noms peuvent dans le besoin se revêtir d’un autre rôle ; le vocatif des Grecs & des
Latins est un cas qui ajoute à l’idée primitive du nom l’idée accessoire de la seconde
personne, & jamais la troisieme ne pourra s’emparer, par exemple, du nom domine.
Voyez Personnel & Vocatif.
S’il n’y a de véritables pronoms que les mots qui présentent à l’esprit
des êtres déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole,
il n’en faut plus reconnoître d’autres que ceux que l’on nomme communément personnels.
Il y a quelque différence entre le françois & le latin sur le nombre de pronoms personnels, ou pour conformer mon langage à la conclusion que je viens
d’établir, il y a quelque différence entre les deux langues sur le nombre des pronoms.
I. Sur cet objet-là même notre langue ne suit pas les mêmes erremens qu’à l’égard des
noms, & elle reconnoît des cas dans les pronoms.
Celui de la premiere personne est au singulier je, me & moi, & au pluriel nous pour les deux genres.
Celui de la seconde personne est au singulier tu, te & toi, & au pluriel vous pour les deux genres.
Pour la troisieme personne, il y a deux sortes de pronoms, l’un direct
& l’autre réfléchi. Le pronom direct est il, le
& lui pour le masculin, elle, la & lui pour le féminin au singulier ; ils, les, eux &
leur pour le masculin, elles, les & leur pour le féminin au pluriel. Le pronom réfléchi est se & soi, pour les deux genres & pour les deux
nombres.
Je dis que ces différentes manieres d’exprimer le même sujet personnel sont des cas du
même pronom ; & c’est par analogie avec la grammaire des langues qui
admettent des déclinaisons, que je m’exprime ainsi, quoique me & moi, par exemple, ne paroissent pas trop venir de la même racine que je : mais il n’y a pas plus d’anomalie dans ce pronom
françois, que dans le latin correspondant ego, mei, mihi, me au
singulier, nos, nostri ou nostrûm & nobis au pluriel ; & l’on regarde toutefois ces mots comme le cas du même pronom latin ego.
Voici comme je voudrois nommer ces cas, afin d’en bien indiquer le service.
J’appelle le premier cas nominatif, parce qu’il exprime, comme en
latin, le sujet du verbe mis à un mode personnel. Exemples : je fais, tu
fais, il fait, elle fait, ils font, elles font.
J’appelle le second cas datif, parce qu’il sert au même usage que le
datif latin, & qu’on peut le traduire aussi par la préposition à
avec son complément. Exemples : on me donne, on te donne, on lui donne, on
leur donne, on se donne la liberté ; c’est-à-dire, on donne la liberté
à moi, à toi, à lui ou à elle, à eux ou à elles, à
soi.
Remarquez que ce datif ne sert que quand le verbe a un complément objectif immédiat, tel
que la liberté dans les exemples précédens. Mais avec les verbes qui
n’ont point de pareil complément, ni exprimé ni sous-entendu, on se sert du tour
équivalent par la préposition à avec le complétif : ainsi il faut dire,
on peut s’en prendre à moi, à toi, à lui, à elle, à eux, à elles, à
soi.
J’appelle le troisieme cas accusatif, parce qu’il exprime comme
l’accusatif latin, le complément objectif d’un verbe actif relatif. Exemples : on me connoît, on te connoît, on le connoît, on la connoît, on les connoît, on
se connoît.
J’appelle enfin le quatrieme cas complétif, parce qu’il exprime
toujours le complément d’une préposition exprimée ou sous-entendue. Exemples : pour moi, pour toi, pour lui, pour elle, pour eux, pour elles, pour
soi.
Lorsque ce cas est employé sans préposition, elle est sous-entendue. 1. exemple : donnez-moi ce livre, c’est-à-dire, donnez à moi ce
livre ; & c’est la même chose après tous les impératifs des verbes actifs
relatifs qui ont en outre un complément objectif, lorsque la proposition est affirmative.
2. exemple : vous prétendez que le soleil tourne, & moi je soutiens que
c’est la terre, c’est-à-dire, & par des raisons connues de moi, je
soutiens, &c. 3. exemple, (Volt. Mahomet, acte I. scene
j.)
Qui ? moi ? baisser les yeux devant ces faux prodiges ! Moi ? de ce fanatique encenser les prestiges !
c’est-à-dire, baisser les yeux devant ces faux prodiges, encenser les
prestiges de ce fanatique seroit un joug imposé, à qui, à moi ?
Le tour elliptique marque bien plus énergiquement les sentimens d’indignation &
d’horreur dont est rempli Zopire : le coeur absorbe l’esprit, & l’esprit est forcé
d’abandonner sa marche pesante & compassée.
Il y a un cas où moi s’emploie comme accusatif ; c’est après
l’impératif des verbes actifs relatifs, comme quand on dit, écoute-moi,
suivez-moi. Mais c’est un abus introduit par une fausse imitation de dis-moi, ou donnez-moi, où moi est evidemment
employé comme complément de la préposition sous-entendue à. Je dis que c’est un abus, parce qu’il y a plus d’une raison de croire que l’on a
commencé par dire écoute-me, suivez-me : la premiere, c’est que quoique
l’on dise dis-lui, dis-leur, donnez-lui, donnez-leur, on dit néanmoins
écoute-le, écoute-la, écoute-les, suivez-le, suivez-la, suivez-les,
selon la regle ; & qu’il étoit naturel écoute-me, suivez-me ; or il est certain que les usages modernes des
patois sont les usages anciens de la langue nationale, comme les différences des patois
viennent de celles des causes qui ont amené les différentes métamorphoses du langage
national.
On pourroit objecter que j’ai mis un peu d’arbitraire dans la maniere dont j’ai suppléé
les ellipses, sur-tout dans le second & le troisieme exemple, où il a fallu mettre moi dans la dépendance d’une préposition. Je réponds qu’il est nécessaire
de suppléer les ellipses un peu arbitrairement, sur-tout quand il est question de suppléer
des phrases un peu considérables ; on a rempli sa tâche, qu nd on a suivi le sens général,
& que ce que l’on a introduit n’y est point contraire, ou ne s’en éloigne point.
Mais, peut-on dire, pourquoi s’écarter de la méthode des Grammairiens, dont aucun n’a vu
l’ellipse dans ces exemples ? & pourquoi ne pas dire avec tous, que quand on dit, par
exemple, & moi, je soutiens, ce moi est un mot
redondant, au nominatif & en concordance de cas avec je ? C’est
qu’une redondance de cette espece me paroît une pure périssologie, si elle ne fait rien au
sens ; si elle y fait, ce n’est plus une redondance, le moi est
nécessaire ; & s’il est nécessaire, il est soumis aux lois de la syntaxe. Or on ne
peut pas dire que moi, dans la phrase en question, soit nécessaire à
l’intégrité grammaticale de la proposition, je soutiens que c’est la
terre : j’ai donc le droit d’en conclure que c’est une partie intégrante d’une
autre proposition, ou d’un complément logique de celle dont il s’agit, que par conséquent
il faut suppléer. Dans ce cas n’est-il pas plus raisonnable de tourner le supplément, de
maniere que moi y soit employé selon sa destination ordinaire &
primitive, que de l’esquiver par le prétexte d’une redondance ?
Quelques grammairiens font deux classes de ces pronoms ; ils nomment
les uns personnels, & les autres conjonctifs.
Les pronoms personnels de la premiere personne, selon M. Restaut, sont
je & moi pour le singulier, & nous pour le pluriel. Ceux de la seconde personne sont tu &
toi pour le singulier, & vous pour le pluriel.
Ceux de la troisieme personne sont il & lui,
masculins, & elle, féminin, pour le singulier, ils
& eux, masculins, & elles, féminin, pour le
pluriel : enfin il y ajoute encore soi.
Les pronoms conjonctifs de la premiere personne, dit-il, sont me pour le singulier, & nous pour le pluriel. Ceux
de la seconde personne sont te pour le singulier, & vous pour le pluriel. Ceux de la troisieme personne sont lui, le,
la pour le singulier, les, leur pour le pluriel, & se pour singulier & le pluriel.
Tous ces pronoms in distinctement déterminent les êtres par l’idée
précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole ; & par-là les voilà réunis
sous un même point de vûe : ils sont tous personnels. Les distinguer en personnels &
conjonctifs, c’est donner à entendre que ceux-ci ne sont pas personnels : c’est une
division abusive & fausse. M. Restaut devoit d’autant moins adopter cette division,
qu’il commence l’article des prétendus pronoms conjonctifs par une
définition qui les rappelle nécessairement aux personnels.
« Ce sont, dit-il, des
pronomsqui se mettent ordinairement pour les cas despronomspersonnels ».
S’il n’avoit pas adopté sans fondement des prétendus cas marqués en effet par des
prépositions, il auroit dit que ce sont réellement les cas, & non des mots employés
pour les cas des pronoms personnels.
La raison pourquoi il appelle ces mots pronoms conjonctifs, n’est pas
moins surprenante.
« C’est, ditil, parce qu’on les joint toujours à quelques verbes dont ils sont le régime ».
Mais on pourroit dire de même que je, tu, il, elle, ils & elles, sont conjonctifs, parce qu’on les joint toujours à quelques verbes
dont ils sont le sujet ; car le sujet n’est pas moins joint au verbe que le régime.
D’ailleurs la dénomination de conjonctif n’a pas le sens qu’on lui
donne ici ; ce qui est joint à un autre doit s’appeller adjoint ou conjoint, comme a fait le P. Buffier, n°. 387, & l’on doit appeller conjonctif ce qui sert à joindre :
c’est le sens que l’usage a donné à ce mot, d’après l’étymologie.
Le même grammairien ajoute aux pronoms qu’il appelle personnels, le mot on ; & à ceux qu’il nomme conjonctifs, les mots en & y : ces mots
sont aussi regardés comme pronoms par M. l’abbé Regnier & par le P.
Buffier. Mais c’est une erreur, on est un nom, en
& y sont des adverbes.
On est un nom qui signifie homme ; ceux mêmes que je
contredis m’en fournissent la preuve en en assignant l’origine.
« Il y a lieu de croire, selon M. Restaut,
chap. j. art. j. qu’il s’est formé par abréviation ou par corruption de celui d’homme: ainsi lorsque je dison étudie, on joue, on mange, c’est comme si je disoishomme étudie, homme joue, homme mange. Je fonde cette conjecture sur deux raisons. 1. Sur ce que dans quelques langues étrangeres, comme en italien, en allemand & en anglois, on trouve les mots qui signifienthomme, employés au même usage que notre…on. 2. Sur ce que…onreçoit quelquefois l’article définileavec l’apostrophe, comme le nomhomme: ainsi nous disonsl’on étudie, l’on joue, l’on mange, sans doute parce qu’on disoit autrefoisl’homme étudie, l’homme joue, l’homme mange».
Ce que dit ici M. Restaut de l’italien, de l’allemand & de l’anglois, est prouvé dans
la grammaire françoise de M. l’abbé Regnier, l’un de ses guides (in-12. page 245. in-4°. page 258.).
Comment M. Restaut, qui vouloit donner des principes raisonnés, s’en
est-il tenu simplement aux raisonnemens des maîtres qu’il a consultés, sans pousser le
sien jusqu’à conclure que notre on est un synonyme du mot homme, pour les cas où l’on ne veut indiquer que l’espece, comme on
naît pour mourir, ou une partie vague des individus de l’espece sans aucune
désignation individuelle, comme on nous écoute ?
En & y sont des adverbes ; & c’est encore
chez les mêmes auteurs que j’en prendrai la preuve. 1°. M. l’abbé Regnier, qui en sentoit
apparemment quelque chose, n’a pas osé dire aussi nettement que l’a fait son disciple, que
en & y fussent des pronoms ;
il se contente de dire que ce sont des particules qui tiennent lieu des pronoms ; & dans le langage des Grammairiens, les particules sont des mots in
déclinables comme les adverbes, les prépositions & les conjonctions. 2°. Le maître
& le disciple interpretent ces mots de la même maniere, en disant :
«
j’, je puis entendre, dit M. Restaut, suivant les circonstances du discours,enparleje parle, oude moi, de nous, de toi, de vous, de lui, d’elle, d’eux, d’elles, de cela, de cette chose… ou en parlant d’argent,de ces chosesj’, c’est-à-dire,enai reçuj’ai reçu».de l’argent
parlant de y un peu plus haut, il s’en explique ainsi :
« Quand je dis,
je m’, c’est-à-dire,yappliqueje m’appliqueouà cela, à cette chose».à ces choses
Les deux mots en & y sont donc équivalens à une
préposition avec son complément ; en à la préposition de,
y à la préposition à : en & y sont donc des mots qui expriment des rapports généraux déterminés par la
désignation du terme conséquent & avec abstraction du terme antécédent ; ce sont Voyez Mot, art. 2. n°. 2. Ce que disent de
ces deux mots le P. Buffier & M. l’abbé Girard, loin d’être contraire à ce que
j’établis ici, ne fait que le confirmer.
Il. J’ai annoncé quelque différence entre le françois & le latin sur le nombre des
pronoms ; voici en quoi consiste cette différence. C’est qu’en latin
il n’y a point de pronom direct pour la troisieme personne, il n’y a que
le réfléchi sui, sibi, se.
Je m’attends bien que les rudimentaires me citeront is, ea, id ; hic, hoec,
hoc ; ille, illa, illud ; iste, ista, istud : mais je n’ai rien à dire à ceux qui
prétendent que ces mots sont des pronoms, par la raison qu’ils l’ont
appris ainsi dans leur rudiment. Je me contenterai de leur demander comment ils
parviendront à prouver qu’ille est un pronom de la
troisieme personne dans ille ego qui commence l’Enéide. Tout le monde
sait que les livres latins sont pleins d’exemples où ces mots sont en concordance de
genre, de nombre & de cas avec des noms qu’ils accompagnent, & que ce sont par
conséquent de purs adjectifs métaphysiques. Voyez Mot, art. 1.
Si on les trouve quelquefois employés seuls, c’est par ellipse ; & la concordance à laquelle ils demeurent soumis, même dans ces occasions, décele assez leur nature, leur fonction & leur relation à un sujet déterminé auquel ils sont actuellement appliqués, quoiqu’il ne soit pas expressement énoncé.
On peut dire qu’il en est de même de notre pronom françois direct de la
troisieme personne, il pour le masculin, & elle
pour le féminin ; mais il est aisé d’y remarquer une grande différence. Premierement, on
n’a jamais employé notre il & notre elle comme un
adjectif joint à quelque nom par apposition, & l’on ne dit pas en françois il moi, comme on dit en latin ille ego, ni il homme, elle femme, comme ille vir, illa mulier : & cette
premiere observation est la preuve que il & elle
ne sont point adjectifs, parce que les adjectifs sont principalement destinés à être
joints aux noms par apposition. Secondement, quoique notre il &
notre elle viennent du latin ille, illa, ce n’est pas
à dire pour cela qu’ils en aient conservé le sens & la nature ; toutes les langues
prouvent en mille manieres que des mots de diverses especes & de significations
très-différentes ont une même racine.
Remarquons, avant que d’aller plus loin, que le pronom réfléchi sui, n’a point de nominatif, & que c’est la même chose du nôtre, se & soi. C’est que le nominatif exprime le sujet de
la proposition, & qu’il en est le premier mot dans l’ordre analytique : or il faut
indiquer directement la troisieme personne, avant que d’indiquer qu’elle agit sur
soi-même ; & conséquemment le pronom réfléchi ne peut jamais être au
nominatif.
Si l’on est forcé de ne reconnoître comme pronoms que ceux qu’on
appelle personnels, & qui déterminent les êtres par l’idée d’une
relation personnelle à l’acte de la parole, à quelle classe de mots faut-il renvoyer ceux
qui ont sait jusqu’ici tant de classes de prétendus pronoms ? J’en
trouve de trois especes, savoir des noms, des adjectifs & des adverbes : je vais les
reconnoître ici, pour fixer à chacun sa véritable place dans le système des parties de
l’oraison.
1. Noms réputés pronoms. Puisque les mots dont on va voir le détail ne
sont point des pronoms, il est inutile d’examiner à quelle classe on les
rapportoit comme tels : l’ordre alphabétique est le seul que je suivrai.
Autrui. La signification du mot
Ce. Ce mot est un vrai nom, lorsqu’il est employé
pour énoncer par lui même un être déterminé, ce qui arrive chaque sois qu’il n’accompagne
& ne précede pas un autre nom avec lequel il s’accorde en genre & en nombre, comme
quand on dit,
Ceci, cela. Ces deux mots sont encore deux noms
généraux qui peuvent désigner toutes les natures, par la raison qu’ils n’en déterminent
aucune, quoique dans l’usage ils en supposent une connue. Tout le monde connoît ce qui
différencie ces deux mots.
Personne est un nom qui exprime principalement
l’idée d’
Quiconque. C’est un nom conjonctif, équivalent à
Quoi. C’est un autre nom conjontif, équivalent à
Rien. C’est un nom distributif comme
II. Adjectifs réputés pronoms. La plûpart des mots dont il s’agit ici
sont si évidemment de l’ordre des adjectifs, qu’il suffit presque de les nommer pour le
faire voir. Je l’ai prouvé amplement des possessifs ; voyez Possessif ; je le prouve de même de ceux que l’on appelle ordinairement
pronoms relatifs qui, que, lequel, &c. voyez Relatif : & je vais rendre ici la chose sensible à l’égard des autres,
en prouvant, par des exemples, qu’ils ne présentent à l’esprit que des êtres indéterminés
désignés seulement par une idée précise qui peut s’adapter à plusieurs natures ; car voilà
la véritable notion des adjectifs. Voyez Mot, art. 1. n. 5.
Aucun, aucune. Adjectif, collectif distributif, qui
désigne tous les individus de l’espece nommée pris distributivement, communément avec
rapport à un sens négatif. Exemples :
Autre pour les deux genres. Adjectif distinctif, qui
désigne par une idée précise de diversité. Exemples :
Ce, cet, cette, ces. Adjectif démonstratif, qui
désigne un être quelconque par une idée précise d’indication. Exemples :
Celui, celle, ceux, celles. Adjectif démonstratif
comme le précédent, mais qui s’emploie sans nom quand le nom est déja connu auparavant,
& toujours en concordance avec ce nom sousentendu. Ainsi, après avoir parlé de livres,
on dit,
Celui-ci, celui-la, &c. C’est le même adjectif
alongé des particules
Certain, certaine. Adjectif amphibologique dont le
sens varie selon la maniere dont il est construit avec le nom. Avant le nom il désigne
d’une maniere vague quelque individu de l’espece marquée par le nom, mais en indiquant en
même tems que cet individu est déterminé, & peut-être assigné d’une maniere positive
& précise : exemples,
Chacun, chacune. Adjectif collectif distributif, qui
désigne tous les individus de l’espece nommée pris distributivement, avec le rapport à un
sens affirmatif, au-contraire d’
Chaque pour les deux genres. Adjectif collectif
distributif, comme le précédent dont il est synonyme, si ce n’est qu’il se met toujours
avant le nom, & qu’il y tient lieu de l’article qu’il exclut. Exemples :
Même pour les deux genres, s’emploie avant &
après le nom. Avant le nom, c’est l’adjectif
Nul, nulle. Adjectif qui s’emploie avant ou après
les noms, & qui en conséquence a deux sens différens. Avant les noms il est collectif,
il n’entre que dans les propositions négatives, & ne se met jamais au pluriel, parce
que, comme
Plusieurs pour les deux genres. Adjectif partitif
essentiellement pluriel :
Quel, quelle. Adjectif qui énonce un objet
quelconque sous l’idée précise d’une qualité vague & indéterminée :
Quelconque pour les deux genres. Adjectif à-peu-près
synonyme de
Quelque pour les deux genres. Adjectif partitif, que
nous plaçons avant un nom appellatif, & qui désigne ou un individu vague, ou une
quotité vague des individus compris dans l’étendue de la signification du nom :
Quelqu’un, quelqu’une, quelques-uns, quelques-unes.
Cet adjectif est synonyme du précédent, comme
Tel, telle. Adjectif démonstratif dans certaines
occasions, & comparatif dans d’autres.
III. Adverbes réputés pronoms. J’ai déja fait voir ci-devant que les
deux mots en & y, pris communément pour des pronoms personnels ou conjonctifs, ne sont en effet que des adverbes. Il y
en a encore deux, qui ont fait aux Grammairiens la même illusion ; savoir, dont & où.
Dont a tous les caracteres de l’adverbe. 1°. Il est
équivalent à une préposition avec son complément, & il signifie
Où est réputé adverbe en mille occasions, ainsi que le latin ubi dont il descend au moyen d’un apocope ; comme quand on dit où allez-vous, je ne sais où aller, &c. Mais ce mot
étant souvent employé avec un nom antécédent, comme qui, lequel, &c.
Nos Grammairiens ont jugé à-propos de le ranger dans la même classe & d’en faire un
pronom ; comme quand on dit, le tems où nous sommes,
votre perte où vous courez, &c. On verra ailleurs (voyez Relatif) d’où peut être venue cette erreur : il suffit de remarquer ici
que le tems où nous sommes veut dire le tems au quel ou
Ce détail, minutieux en apparence, où je viens d’entrer sur les prétendus pronoms de notre langue, n’a pas uniquement pour objet notre grammaire ; j’y ai
envisagé la grammaire générale & toutes les langues. La plûpart des grammaires
particulieres regardent aussi comme pronoms les mots correspondans de
ceux que j’examine ici ; & il est facile d’y appliquer les mêmes remarques.
Je m’attends bien qu’il se trouvera des gens, peut-être même des grammairiens, qui prendront en pitié la peine que je me suis donnée d’entrer dans des discussions pareilles, pour décider à quelle classe, à quelle partie d’oraison, il faut rapporter des mots, dont après tout il n’importe que de bien connoître la destination & l’usage. C’est une bévue, selon eux, que d’employer le flambeau de la Métaphysique pour démêler dans le langage, des finesses que la réflexion n’y a point mises, que les gens du grand monde qui parlent le mieux n’y apperçoivent point, dont la connoissance ne paroît pas trop nécessaire, puisqu’on a pu s’en passer jusqu’à présent, & dont le premier effet, si l’on s’y arrête, sera de bouleverser entierement les idées reçues & les systèmes de grammaire les plus accrédités.
« Les dénominations reçues, dit M. l’abbé Regnier (
in-12. p. 300. in-4°.p. 315.) sont presque toujours meilleures à suivre que les autres ».
On abuse ici très-évidemment du terme de métaphysique, ou que l’on
n’entend pas, ou que l’on ne veut pas entendre, afin de décrier des recherches qu’on ne
veut point approfondir, ou auxquelles on ne sauroit atteindre. La méthaphysique du langage
n’est rien autre chose que la nature de la parole mise à découvert ; si l’étude en est
inutile ou nuisible, c’est la grammaire générale qu’il faut proscrire, c’est la logique
qu’il faut condamner, ce sont les Arnauds & les du Marsais qu’il faut prendre à
partie, ce sont leurs chef-d’oeuvres immortels qu’il faut décrier. Si les finesses que la
métaphysique découvre dans le langage ne sont point l’ouvrage de la réflexion, elles
méritent pourtant d’en être l’objet ; parce qu’elles émanent d’une source bien supérieure
à notre raison chancellante & fautive, & que nous ne saurions trop en étudier les
voies pour apprendre à rectifier les nôtres. Les gens qui parlent le mieux ep. II. j. v. 80.
. . . . Clament periisse pudorem . . . . Vel quia nil rectum, nisi quod placuit sibi, ducunt, Vel quia turpe putant parere minoribus ; & quae Imberbes didicere, senes perdenda fateri.
Que puis-je y faire ? Les uns sont de bonne foi dans l’erreur, les autres ont des raisons secrettes pour s’en déclarer les apologistes : je n’ai donc rien à dire de plus, si ce n’est que les uns sont dignes de pitié, & les autres de mépris.
J’avoue qu’il n’importe de connoître que la destination & l’usage des mots ; mais
leur destination & leur usage tient à leur nature, & leur nature en est la
métaphysique : qui n’est pas métaphysicien en ce sens, n’est & ne peut être
grammairien ; il ne saura jamais que la superficie de la grammaire, dont les profondeurs
sont nécessairement abstraites & éloignées des vues communes. Plus habet
in recessu quàm in fronte promittit. Quintil. lib. I. cap. iv.
(B. E. R. M.)
PROPOSITION, subst. fém. M. du Marsais, au mot
Construction, a traité si amplement de ce qui concerne la proposition, entendue grammaticalement, qu’il n’y auroit plus qu’à
renvoyer à cet article, qu’il faut consulter en effet, tome IV. page
81. si je n’avois à faire quelques observations que je crois nécessaires sur cet
objet.
Notre grammairien philosophe dit que la proposition est un assemblage
de mots, qui, par le concours des différens rapports qu’ils ont entre eux, énoncent un
jugement ou quelque considération particuliere de l’esprit qui regarde un objet comme
tel. Il me semble qu’il y a quelque inexactitude dans cette définition.
Le seul mot latin moriemur, par exemple, est une proposition entiere, & rien n’y est sousentendu ; la terminaison indique que
le sujet est la premiere personne du pluriel, & dès qu’il est déterminé par-là, on
ne doit pas le suppléer par nos, parce que ce seroit tomber dans la
périssologie, ou du-moins introduire le pléonasme : or la construction analytique, loin
de l’introduire, a pour objet de le supprimer, ou du-moins d’en faire remarquer la
redondance par rapport à l’intégrité grammaticale de la proposition.
Si donc moriemur est une proposition pleine, on ne
doit point dire que la proposition est un assemblage de mots.
L’auteur ajoute qu’elle énonce un jugement ou quelque considération particuliere de
l’esprit qui regarde un objet comme tel : il prétend par-là indiquer deux sortes de propositions ; les unes directes, qui énoncent un jugement ; les autres
indirectes, qu’il nomme simplement énonciatives, & qui n’entrent,
dit-il, dans le discours que pour y énoncer certaines vûes de l’esprit. Tout cela, si je
ne me trompe, est véritablement quid unum & idem ; en voici la
preuve.
Nous parlons pour transmettre aux autres hommes nos connoissances, & nos
connoissances ne sont autre chose que la perception de l’existence intellectuelle des
êtres sous telle ou telle relation, à telle ou telle modification. Si un être a
véritablement en soi la relation sous laquelle il existe dans notre esprit, nous en
avons une connoissance vraie ; s’il n’a pas en soi la relation sous laquelle il existe
dans notre esprit, la connoissance que nous en avons est fausse ; mais vraie ou fausse,
cette connoissance est un jugement, & l’expression de ce jugement est une proposition.
« Il n’y a autre chose dans un jugement, dit s’Gravesande,
Introd. à la Philos. liv. II. ch. vij. n°.401. qu’une perception » :
& il venoit de dire, n°. 400. que la perception
de la relation qu’il y a entre deux idées s’appelle jugement.
« Pour qu’un jugement ait lieu, dit-il encore, deux idées doivent être présentes à notre ame … dès que les idées sont présentes, le jugement suit ».
Je ne differe de ce philosophe que par l’expression : il dit deux idées, & je
détermine, moi, l’idée d’un sujet & celle d’un attribut ; c’est un peu plus de
précision : il dit que les deux idées doivent être présentes à notre ame, & moi, je
dis que le sujet existe dans notre esprit sous une relation à quelque modification : on
verra ailleurs pourquoi j’aime mieux dire existence intellectuelle que
présence dans notre ame.
Voyez Verbe. Il suffit ici que l’on sente que ces expressions rentrent dans le
même sens. Quant au fond de la doctrine qui nous est commune, c’est celle des meilleurs
Logiciens ou Métaphysiciens ; & si on lit avec l’attention convenable les deux
premiers chapitres du premier livre de la Recherche de la vérité,
& le troisieme chapitre de la seconde partie de l’art de penser,
on n’y trouvera pas autre chose.
Cela étant, je le demande : quelle différence y a-t-il entre un jugement qui est la
perception de l’existence intellectuelle d’un sujet sous telle relation, à telle maniere
d’être, & ce que M. de Marsais appelle une considération particuliere
de l’esprit qui regarde un objet comme tel ? L’esprit ne peut regarder cet objet
comme tel, qu’autant qu’il en apperçoit en soi-même l’existence sous telle relation à
telle maniere d’être ; car ce n’est que par-là qu’un objet est tel. Ainsi il faut
convenir qu’il n’y a en effet qu’un jugement qui puisse être le type ou l’objet d’une
proposition, & je conclus qu’il faut dire qu’une proposition est l’expression totale d’un jugement.
Que plusieurs mots soient réunis pour cela, ou qu’un seul, au moyen des idées
accessoires que l’usage y aura attachées, suffise pour cette fin ; l’expression est
totale dès qu’elle énonce l’existence intellectuelle du sujet sous telle relation à
telle ou telle modification. De même encore, que le jugement énoncé soit celui que l’on
se propose directement de faire connoître, ou qu’il soit subordonné d’une maniere
quelconque à celui que l’on envisage principalement ; c’est toujours un jugement dès
qu’il énonce l’existence intellectuelle du sujet sous telle relation, à telle
modification ; & l’expression totale, soit du jugement direct, soit du jugement
indirect & subordonné, est également une proposition.
Je réduis à deux chefs les observations que la grammaire est chargée de faire sur cet
objet qui sont la matiere & la forme de la proposition.
I. La matiere grammaticale de la proposition, c’est la totalité des
parties intégrantes dont elle peut être composée, & que l’analyse réduit à deux,
savoir le sujet & l’attribut.
Le sujet est la partie de la proposition qui exprime l’être, dont
l’esprit apperçoit l’existence sous telle ou telle relation à quelque modification ou
maniere d’être.
L’attribut est la partie de la proposition, qui exprime l’existence
intellectuelle du sujet sous cette relation à quelque maniere d’être.
Ainsi quand on dit Dieu est juste, c’est une proposition qui renferme un sujet, Dieu, & un attribut,
est juste. Dieu exprime l’être, dont l’esprit apperçoit l’existence
sous la relation de convenance avec la justice ; est juste, en exprime
l’existence sous cette relation ; est en particulier exprime
l’existence du sujet ; juste en exprime le rapport de convenance à la
justice. Si la relation du sujet à la maniere d’être est de disconvenance, on met avant
le verbe une négation, Deus non est mendax.
L’attribut contient essentiellement le verbe, dit M. du Marsais, parce que le verbe est dit du sujet.
« Si l’attribut contient essentiellement le verbe, il s’ensuit, dit M. l’abbé Fromant,
Suppl. aux chap. xiij. & xiv. de la II. part. de la gramm. génér. que le verbe n’est pas une simple liaison ou copule, comme la plûpart des logiciens le prétendent, il s’ensuit qu’il n’y a point de mot qui soit réduit à ce seul usage. Ainsi, quand on ditDieu est tout-puissant, ce n’est pas la toute-puissance seule que l’on reconnoît en Dieu, c’est l’existence avec la toute-puissance : le verbe est donc le signe de l’existence réelle ou imaginée du sujet de lapropositionauquel il lie cette existence & tout le reste ».
Il n’étoit pas possible de mieux développer les conséquences du principe de M. du
Marsais, & je ne sais même si ce philosophe les avoit bien envisagées ; car par-tout
où il parle du verbe, il semble en faire principalement consister la nature dans
l’expression d’une action. Voyez Accident, Actif, Conjugaison . Il est vrai que M. l’abbé Fromant tourne ces conséquences
en objection, qu’il croit que le verbe substantif ne signifie que l’affirmation, &
que la définition que MM. de P. R. donnent du verbe est très-juste. Car, dit-il,
« quand je dis
Dieu est tout-puissant, c’est la toute-puissance seule que je reconnois, que j’affirme en Dieu pour le moment présent ; il ne s’agit point de l’existence, elle est supposée & reconnue ; le verbeestne signifie que la simple affirmation de l’attributtout-puissant, qu’il lie avec le sujetDieu».
Ce qui trompe ici le savant principal de Vernon, c’est l’idée de l’existence : il n’est
pas question de l’existence réelle du sujet, mais de son existence intellectuelle, de
son existence dans l’esprit de celui qui parle, laquelle est toujours l’objet d’une proposition, & que je ferai voir être le caractere essentiel du
verbe. Voyez Verbe. Ainsi, loin d’abandonner le principe de M. du Marsais à cause des
conséquences qui en sortent, je les regarde comme une confirmation du principe, vu
qu’elles tiennent d’ailleurs à ce qu’une analyse rigoureuse nous apprend de la nature du
verbe. Disons donc avec notre grammairien philosophe, que l’attribut commence toujours
par le verbe.
Le sujet & l’attribut peuvent être 1° simples ou composés, 2° incomplexes ou complexes.
1°. Le sujet est simple quand il présente à l’esprit un être
déterminé par une idée unique. Tels sont les sujets des propositions
suivantes : Dieu est éternel ; les
hommes sont mortels ; la gloire qui vient de la vertu a un
éclat immortel ; les preuves, dont on appuie la vérité de la religion
chrétienne, sont invincibles ; craindre Dieu, est le
commencement de la sagesse. En effet,
Le sujet au contraire est composé quand il comprend plusieurs sujets
déterminés par des idées différentes. Ainsi quand on dit, la
foi, l’espérance & la charité sont trois vertus
théologales ; le sujet
Ce que j’appelle ici sujet composé, M. du Marsais le nomme sujet multiple ; & c’est, dit-il, lorsque, pour abréger, on donne un
attribut commun à plusieurs objets différens.
Malgré l’exactitude ordinaire de ce savant grammairien, j’ose dire que l’assertion dont
il s’agit est une définition fausse ou du-moins hasardée, puisqu’elle peut faire prendre
pour sujet multiple ou composé un sujet réellement simple. Quand on dit, par exemple,
les hom mes sont mortels, on donne, pour abréger,
l’attribut commun
Au reste, cette définition n’est pas plus exacte que celle du sujet multiple ou composé : pour s’en convaincre, il ne faut que se rappeller les exemples que j’ai cités des sujets simples ; aucun de ceux qui sont énoncés en plusieurs mots n’est destiné à réunir plusieurs objets différens sous un attribut commun, comme l’exige notre grammairien. C’est qu’en effet la simplicité du sujet dépend & doit dépendre non de l’unité du mot qui l’exprime, mais de l’unité de l’idée qui le détermine.
L’attribut peut être également simple ou composé.
L’attribut est simple, quand il n’exprime qu’une seule maniere d’être du sujet, soit
qu’il le fasse en un seul mot, soit qu’il en emploie plusieurs. Ainsi quand on dit, Dieu est éternel ; Dieu gouverne toutes les
parties de l’univers ; un homme avare recherche avec avidité des
biens dont il ignore le véritable usage ; être sage avec excès, c’est etre fou : les attributs de toutes ces
L’attribut est composé, quand il exprime plusieurs manieres d’être du sujet. Ainsi
quand on dit, Dieu est juste et tout puissant,
l’attribut total est composé, parce qu’il comprend deux manieres d’être de Dieu, la
justice & la toute-puissance.
Les propositions sont pareillement simples ou composées, selon la
nature de leur sujet & de leur attribut.
Une proposition simple est celle dont le sujet & l’attribut sont
également simples, c’est-à-dire également déterminés par une seule idée totale.
Exemples : la
sagesse est précieuse ; la puissance législative est le premier
droit de la souveraineté ; la considération qu’on accorde à la vertu est préférable à
celle qu’on rend à la naissance.
Une proposition composée est celle dont le sujet ou l’attribut, ou
même ces deux parties sont composées, c’est-à-dire déterminées par différentes idées
totales.
Une proposition composée par le sujet peut se décomposer en autant de
propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans le sujet
composé, & elles auront toutes le même attribut & des sujets différens. L’Ecriture & la tradition sont les appuis de lo saine Théologie : il
y a ici deux sujets, l’Ecriture & la tradition ;
de-là les deux propositions simples sous le même attribut : 1° l’Ecriture est un appui de la saine Théologie ; 2° la
tradition est un appui de la saine Théologie.
Une proposition composée par l’attribut peut se décomposer en autant
de propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans l’attribut
composé ; & elles auront toutes le même sujet & des attributs différens. La plûpart des hommes sont aveugles & injustes : il y a ici deux
attributs, sont aveugles & sont injustes ; de-là
les deux propositions simples avec le même sujet : 1° la
plûpart des hommes sont aveugles ; 2° la plûpart des hommes sont
injustes. La décomposition est presque sensible dans cette belle strophe
d’Horace, II. Od. 7.
Auream quisquis mediocritatem Diligit, tutus caret obsoleti Sordibus tuti, caret invidendâ Sobrius aulâ.
Une proposition composée par le sujet & par l’attribut peut se
décomposer 1° en autant de propositions, avant le même attribut
composé qu’il y a d’idées partielles dans le sujet ; 2° chacune de ces propositions élémentaires peut se décomposer encore en autant de propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans l’attribut composé ;
ensorte que chacune des idées partielles du sujet composé pouvant être comparée avec
chacune des idées partielles de l’attribut composé, & chaque comparaison donnant une
proposition simple, le nombre des propositions
simples qui sortiront de celle qui est composée par le sujet & par l’attribut, est
égal au nombre des idées partielles du sujet composé, multiplié par le nombre des idées
partielles de l’attribut composé. Les savans & les ignorans sont sujets
à se tromper, prompts à décider & lents à se rétracter : il y a ici deux
sujets simples, 1° les savans, 2° les ignorans,
& trois attributs simples, 1° sont sujets à se tromper, 2° sont prompts à décider, 3° sont lents à se rétracter ;
il en sortira donc deux fois trois ou six propositions simples : en
les comparant entre elles par le sujet, trois auront pour sujet commun l’un des deux
sujets élémentaires, & partageront entre elles les trois attributs ; trois autres
auront pour sujet commun l’autre sujet élémentaire & partageront de même les trois
attributs : si on les compare par l’attribut, deux auront pour attribut commun le
premier attribut élémentaire, deux autres auront le second attribut, les deux dernieres
le dernier attribut ; & les deux qui auront un attribut commun partageront entre
elles les deux sujets.
Jusqu’ici je n’ai donné d’exemples de propositions composées que de
celles que les Logiciens appellent copulatives, parce que les parties composantes y sont
liées par une conjonction copulative ; mais je n’ai pas prétendu donner l’exclusion aux
autres especes, dont les parties composantes sont liées par toute autre conjonction : je
crois seulement que les distinctions observées en logique sont inutiles à la grammaire,
qui ne doit remarquer que ce qui est nécessaire à la composition des propositions, & qui n’est nullement chargée d’en discuter la vérité.
2°. Le sujet est incomplexe, quand il n’est exprimé que par un nom,
un pronom, ou un infinitif, qui sont les seules especes de mots qui puissent présenter à
l’esprit un sujet déterminé. Tels sont les sujets des propositions
suivantes : Dieu est éternel ; les
hommes sont mortels ; nous naissons pour mourrir ; dormir est un tems perdu.
Il y a apparence que M. du Marsais confondoit le sujet incomplexe avec le simple, quand
il donnoit de celui-ci une définition qui ne peut convenir qu’à l’autre. En effet il
définit de suite le sujet simple, le sujet multiple que j’appelle composé, & le sujet complexe, sans en opposer aucun à celui qu’il nomme complexe. Il y a cependant une très-grande différence entre le sujet
simple & l’incomplexe : le sujet simple doit être déterminé par une idée unique,
voilà son essence ; mais il peut être ou n’être pas incomplexe, parce que son essence
est indépendante de l’expression, & que l’idée unique qui le détermine peut être ou
n’être pas considérée comme le résultat de plusieurs idées subordonnées, ce qui donne
indifféremment un ou plusieurs mots : au contraire l’essence du sujet incomplexe tient
tout-à-fait à l’expression, puisqu’il ne doit être exprimé que par un mot.
Le sujet est complexe, quand le nom, le pronom, ou l’infinitif est
accompagné de quelque addition qui en est un complément explicatif ou déterminatif. Tels
sont les sujets des propositions suivantes : les livres utiles sont en petit nombre ; les principes
de la Morale méritent attention ; vous qui connoissez ma
conduite, jugez-moi ; craindre Dieu, est le commencement de
la sagesse ; où l’on voit le nom
On voit, par la notion que je donne ici du sujet complexe, que ce n’est pas seulement
une proposition incidente qui le rend tel, mais toute addition qui en
développe le sens, ou qui le détermine par quelque idée particuliere qu’elle y ajoute.
Le mot principal auquel est faite l’addition, est le sujet grammatical
de la proposition, parce que c’est celui qui seul est soumis en
qualité de sujet aux lois de la syntaxe de chaque langue ; ce même mot, avec l’addition
qui le rend complexe, est le sujet logique de la proposition, parce
que c’est l’expression totale de l’idée déterminée dont l’esprit apperçoit l’existence
intellectuelle sous telle ou telle relation à tel attribut.
L’attribut peut être également incomplexe ou complexe.
L’attribut est incomplexe, quand la relation du sujet, à la maniere d’être dont il
s’agit, y est exprimée en un seul mot, soit que ce mot exprime en même tems l’existence
intellectuelle du sujet, soit que cette existence se trouve énoncée séparément. Ainsi
quand on dit, je lis, je suis attentif, les attributs de ces deux propositions sont incomplexes, parce que dans chacun on exprime en un
seul mot la relation du sujet à la maniere d’être qui lui est attribuée ; lis énonce tout-à-la-fois cette relation & l’existence du sujet, & suis lisant ; attentis n’énonce que la relation
de convenance du sujet à l’attribut.
L’attribut est complexe, quand le mot principalement destiné à énoncer la relation du
sujet à la maniere d’être qu’on lui attribue, est accompagné d’autres mots qui en
modifient la signification. Ainsi quand on dit : je lis avec soin les
meilleurs grammairiens, & je suis attentif à leurs procédés ; les attributs
de ces deux propositions sont complexes, parce que dans chacun le mot
principal est accompagné d’autres mots qui en modifient la signification. Lis, dans le premier exemple, est suivi de ces mots, avec
soin, qui présentent l’action de lire comme modifiée par un caractere particulier ;
& ensuite de ceux-ci, les meilleurs grammairiens, qui déterminent
la même action de lire par l’application de cette action à un objet spécial. Attentif, dans le second exemple, est accompagné de ces mots, à leurs procédés, qui restraignent l’idée générale d’attention par
l’idée spéciale d’un objet déterminé.
Les propositïons sont également incomplexes ou complexes, selon la
forme de l’énonciation de leur sujet & de leur attribut.
Une proposition incomplexe, est celle dont le sujet & l’attribut
sont également incomplexes. Exemples : la sagesse est précieuse ; vous
parviendrez ; mentir est une lacheté.
Une proposition complexe, est celle dont le sujet ou l’attribut, ou
même ces deux parties, sont complexes. Exemples : la puissance législative
est respectable ; les preuves dont on appuie la vérité de la religion chrétienne sont
invincibles ; ces propositions sont complexes par le sujet :
Dieu gouverne toutes les parties de l’univers ; César fut le tyran d’une
république dont il devoit être le défenseur ; ces propositions
sont complexes par l’attribut : la gloire qui vient de la vertu est plus
solide que celle qui vient de la naissance ; être sage avec excès est une véritable
folie ; ces propositions sont complexes par le sujet & par
l’attribut.
L’ordre analytique des parties essentielles d’une proposition
complexe n’est pas toujours aussi sensible que dans les exemples que l’on vient de
voir ; c’est alors à l’art même de l’analyse de le retrouver. Par exemple, c’est tuer les pauvres, dene pas subvenir autant qu’on le peut à leur
subsistance (si non pavisti, occidisti) ; il est évident que
l’on attribue ici à la chose dont on parle que c’est tuer les pauvres,
& conséquemment que est tuer les pauvres est l’attribut de cette
proposition ; quel en est donc le sujet ? Le voici : ce (sujet grammatical) de ne pas subvenir autant qu’on le peut à la
subsistance des pauvres (addition qui rend le sujet complexe en le déterminant).
La construction analytique est donc : ce de ne pas subvenir autant qu’on le
peut à la subsistance des pauvres est les tuer.
Quand les additions faites, soit au sujet, soit à l’attribut, soit à quelque autre
terme modificatif de l’un ou de l’autre, sont elles-mêmes des propositions ayant leurs sujets & leurs attributs, simples ou composés,
incomplexes ou complexes ; ces propositions partielles sont
incidentes, & celles dont elles sont des parties immédiates sont principales, voyez Incidente. Mais quelque composée, ou quelque complexe que puisse être
une proposition, eût-elle l’étendue & la forme que les Rheteurs
exigent pour une période, l’analyse la réduit enfin aux deux parties fondamentales, qui
sont le sujet & l’attribut.
Prenons pour exemple cette belle période qui est à la tête de la seconde partie du
discours de M. l’abbé Colin, couronné par l’académie françoise en 1714. Si
fermer les yeux aux preuves éclatantes du christianisme, est une extravagance
inconcevable ; c’est encore un bien plus grand renversement de raison d’être persuadé
de la vérité de cette doctrine, & de vivre comme si on ne doutoit point qu’elle ne
fût fausse.
Pour parvenir à la construction analytique, je ferai d’abord quelques remarques
préliminaires. 1° Si n’est point ici une conjonction hypothétique ou
conditionelle ; la proposition qu’elle commence ne doit plus être mise
en question, elle a été prouvée dans la premiere partie dont elle est la conclusion
& le précis : si a ici le même sens que le mot latin etsi, ou notre mot françois quoique, qui veut dire malgré la preuve que, voyez Mot, article 2. n. 3. ou en adaptant l’interprétation
aux besoins présens, malgré la preuve de la vérité qui est. Voyez sur
que rendu par qui est, l’article
Incidente. 2°. Ces deux derniers mots qui est,
commencent une proposition incidente, dont l’attribut doit être
indicatif de la vérité individuelle énoncée auparavant par le nom appellatif vérité ; ce doit donc être cette proposition même qui
l’énonce comme un jugement, fermer les yeux aux preuves éclatantes du
christianisme est une extravagance inconcevable : & l’on voit ici qu’une proposition incidente est partie d’une autre qui est principale à son
égard, mais qui est elle-même incidente à l’égard d’une troisieme. 3°. En réunissant,
sous la forme que j’ai indiquée, tout ce qui constitue ce premier membre de la période,
on aura, malgré la preuve de la vérité qui est, fermer les yeux aux preuves
éclatantes du christianisme est une extravagance inconcevable : or tout cela est
une expression adverbiale, puisqu’il n’y a que la préposition malgré
avec son complément ; l’ordre analytique demande donc que cela soit à la suite d’un nom
appellatif, ou d’un adjectif, ou d’un verbe. Voyez Préposition. Et le bon sens, qu’il est si facile de justifier que je ne
crois pas devoir le faire ici, indique assez que c’est à la suite de l’adjectif grand, ou plutôt de l’attribut, est encore un bien plus
grand renversement de raison, mis par comparaison au-dessus du premier, est une extravagance inconcevable. Ce complément adverbial tombe sur le
sens comparatif de l’adjectif plus grand. 4°. Ce,
qui se trouve immédiatement avant le verbe principal est, n’est que le
sujet grammatical, c’est-à-dire le mot principal dans l’expression totale du sujet dont
on parle ici ; car ce est un nom d’une généralité indéfinie, lequel a
besoin d’être déterminé, ou par les circonstances antécédentes, ou par quelque addition
subséquente : or il est déterminé ici par l’union de deux additions respectivement
opposées, 1. être persuadé de la vérité de cette doctrine, 2. vivre comme si on ne doutoit point qu’elle ne fût fausse ; & le
rapport du nom général ce à cette double addition est marqué par la
double préposition de. Voici donc la totalité du sujet logique : ce d’être persuadé de la vérité de cette doctrine & de vivre comme si on
ne doutoit point qu’elle ne fût fausse. 5°. Ma derniere observation sera pour
rappeller au lecteur que la Grammaire n’est chargée que de l’expression analytique de la
pensée, voyez Inversion & Méthode, que les embellissemens de l’élocution ne sont point de son
ressort, & qu’elle a droit de s’en débarrasser quand elle rend compte de ses
procédés.
Voici donc enfin l’ordre analytique de la période proposée, réduite aux deux parties
essentielles : ce d’être persuadé de la vérité de la doctrine chrétienne,
& de vivre comme si on ne doutoit pas qu’elle ne fût fausse (sujet logique),
est encore un bien plus grand renversement de raison, malgré la preuve de
la vérité qui est, fermer les yeux aux preuves éclatantes du christianisme est une
extravagance inconcevable (attribut logique) : ou bien sans changer le si, mais se souvenant néanmoins qu’il a la signification que l’on vient
de voir ; ce d’être persuadé de la vérité de la doctrine chrétienne, &
de vivre comme si on ne doutoit pas qu’elle ne fût fausse, est encore un bien plus
grand renversement de raison, si fermer les yeux aux preuves éclatantes du
christianisme est une extravagance inconcevable.
Il me semble que relativement à la matiere de la proposition, la
Grammaire peut se passer d’en considérer d’autres especes. Elle doit connoître les
termes & les propositions composées, parce que la syntaxe influe
sur les inflexions numériques des mots, & que l’usage des conjonctions est peut-être
inexplicable sans cette clé, voyez Mot, loc. cit. Elle doit connoître les termes &
les propositions complexes, parce qu’elle doit indiquer &
caractériser la relation des propositions incidentes, & fixer la
construction des parties logiques & grammaticales qui ne peuvent sans cela être
discernées. Mais que pourroit gagner la Grammaire à considérer les propositions modales, les conditionelles, les causales, les relatives, les
discrétives, les exclusives, les exceptives, les comparatives, les inceptives, les
désitives ? Si ces différens aspects peuvent fournir à la Logique des moyens de discuter
la vérité du fonds, à la bonne heure ; ils ne peuvent être d’aucune utilité dans la
Grammaire, & elle doit y renoncer.
Il. La forme grammaticale de la proposition consiste dans les
inflexions particulieres, & dans l’arrangement respectif des différentes parties
dont elle est composée. Voyez sur cela l’aticle
Grammaire, §. 2. de l’orthologie, n. 2. Il est inutile
de répeter ici ce qui en a été dit ailleurs, & il ne faut plus que remarquer les
différentes especes de propositions que le grammairien doit distinguer
par rapport à la forme. On peut envisager cette forme sous trois principaux aspects. 1°.
par rapport à la totalité des parties principales & subalternes qui doivent entrer
dans la composition analytique de la proposition ; 2°. par rapport à
l’ordre successif que l’analyse assigne à chacune de ces parties ; 3°. par rapport au
sens particulier qui peut dépendre de telle ou telle disposition.
1°. Par rapport à la totalité des parties principales & subalternes qui doivent
entrer dans la composition analytique de la proposition, elle peut
être pleine ou elliptique.
Une proposition est pleine, lorsqu’elle comprend
explicitement tous les mots nécessaires à l’expression analytique de la pensée.
Une proposition est elliptique, lorsqu’elle ne
renferme pas tous les mots nécessaires à l’expression analytique de la pensée.
Il faut pourtant observer que comme l’un & l’autre de ces accidens tombe moins sur
les choses que sur la maniere de les dire, on dit plutôt que la phrase est pleine ou
elliptique, qu’on ne le dit de la proposition. Au reste quoique l’on
dise communément que notre langue n’est guere elliptique ; il est pourtant certain que
quand on en veut soumettre les phrases à l’examen analytique, on est surpris de voir que
l’usage y en introduit beaucoup plus d’elliptiques que de pleines. J’ai prouvé que la
plupart de nos phrases interrogatives sont elliptiques, puisque les mots qui
exprimeroient directement l’interrogation y sont sous-entendus. Voyez Interrogatif. Il est aisé de recueillir de ce que j’ai dit, article
Mot, §. 2. n. 3. de la nature des conjonctions, que
l’usage de cette sorte de mot amene assez naturellement des vuides dans la plénitude
analytique. M. du Marsais, au mot elliptique, a très-bien fait sentir
que l’ellipse est très-fréquente & très-naturelle dans les réponses faites sur le
champ à des interrogations. Il y a mille autres occasions où une plénitude scrupuleuse
feroit languir l’élocution ; & l’usage autorise alors, dans toutes les langues,
l’ellipse de tout ce qui peut aisément se deviner d’après ce qui est positivement
exprimé : par exemple, dans les propositions composées par le sujet,
il est inutile de répeter l’attribut autant de fois qu’il y a de sujets distincts ; dans
celles qui sont composées par l’attribut, il n’est pas moins superflu de répeter le
sujet pour chaque attribut &c. Par-tout on se contenteroit d’un mot
pour exprimer une pensée, si un mot pouvoit suffire ; mais du-moins l’usage tend partout
à supprimer tout ce dont il peut autoriser la suppression, sans nuire à la clarté de
l’énonciation, qui est la qualité de tout langage la plus nécessaire & la plus
indispensable.
2°. Par rapport à l’ordre successif que l’analyse assigne à chacune des parties de la
proposition, la phrase est directe, ou inverse, ou hyperbatique.
La phrase est directe, lorsque tous les mots en sont disposés selon
l’ordre & la nature des rapports successifs qui fondent leur liaison : omnes sunt admirati constantiam Catonis.
La phrase est inverse, lorsque l’ordre des rapports successifs qui
fondent la liaison des mots est suivi dans un sens contraire, mais sans interruption
dans les liaisons des mots conjonctifs : constantiam Catonis admirati sunt
omnes.
Enfin la phrase est hyperbatique, lorsque l’ordre des rapports
successifs & la liaison naturelle des mots consécutifs sont également interrompus :
Catonis omnes admirati sunt constantiam.
Il faut observer, entre les idées partielles d’une pensée, liaison & relation. La
liaison exige que les corrélatifs immédiats soient immédiatement l’un auprès de
l’autre ; mais de quelque maniere qu’on les dispose, l’image de la liaison subsiste :
Augustus vicit, ou vicit Augustus ; vicit
Antonium, ou Antonium vicit ; & par conséquent Augustus vicit Antonium, ou Antonium vicit Augustus, les
liaisons sont toujours également observées. Mais les liaisons supposent des relations,
& les relations supposent une succession dans leurs termes ; la priorité est propre
à l’un, la postériorité est essentielle à l’autre ; voilà un ordre que l’on peut
envisager, ou en allant du premier terme au second, ou en allant du second au premier ;
la premiere considération est directe, la seconde est inverse : Augustus
vicit, vicit Antonium, & par conséquent, Augustus vicit
Antonium, c’est l’ordre direct ; Antonium vicit, vicit
Augustus, & est conséquemment Antonium vicit Augustus, c’est
l’ordre inverse : l’un & l’autre conserve l’image des liaisons naturelles, mais il
n’y a que le premier qui soit aussi l’ordre naturel des rapports ; il est renversé dans
le second. Enfin la disposition des mots d’une phrase peut être telle qu’elle n’exprime
plus ni les liaisons des idées, ni l’ordre qui résulte de leurs rapports ; ce qui arrive
quand on jette entre deux corrélatifs quelque mot qui est étranger au rapport qui les
unit : il n’y a plus alors ni construction directe, ni inversion ; c’est l’hyperbate :
Antonium Augustus vicit.
Voyez Inversion, Hyperbate. Il y a des langues où l’usage autorise presque également ces
trois sortes de phrases ; ce sont des raisons de goût qui en ont déterminé le choix dans
les bons écrivains ; & c’est en cherchant à demêler ces raisons fines que l’on
apprendra à lire : chose beaucoup plus rare que l’amour-propre ne permet de le
croire.
3°. Enfin par rapport au sens particulier qui peut dépendre de la disposition des
parties de la proposition, elle peut être ou simplement expositive ou
interrogative.
La proposition est simplement expositive, quand
elle est l’expression propre du jugement actuel de celui qui la prononce : Dieu a créé le ciel & la terre ; Dieu ne veut point la mort du pécheur.
La proposition est interrogative, quand elle est
l’expression d’un jugement sur lequel est incertain celui qui la prononce, soit qu’il
doute sur le sujet ou sur l’attribut, soit qu’il soit incertain sur la nature de la
relation du sujet à l’attribut : Qui a créé le ciel & la terre ?
interrogation sur le sujet : Quelle est la doctrine de l’Eglise sur le
culte des saints ? interrogation sur Dieu
veut-il la mort du pécheur ? interrogation sur la relation du sujet à
l’attribut.
Tout ce qu’enseigne la Grammaire est finalement relatif à la proposition expositive, dont elle envisage sur-tout la composition : s’il y a
quelques remarques particulieres sur la proposition interrogative,
j’en ai fait le détail en son lieu. Voyez Interrogatif. (B. E. R. M.)
PROSODIQUE, adj. qui concerne la prosodie, qui appartient
à la prosodie. L’accent prosodique : caracteres prosodiques.
1°. C’est par cette épithete que l’on distingue l’espece d’accent qui est du ressort de
la prosodie, des autres modulations que l’on nomme aussi accens : ainsi
l’on dit l’accent prosodique, l’accent oratoire, l’ac
musical, l’accent national, &c. Voyez traité de la Prosodie françoise, par M. l’abbé d’Olivet, art.
2. & le mot
Accent..
L’accent prosodique est cette espece de modulation qui rend le son
grave ou aigu.
« La différence qu’il y a entre l’accent
prosodique& le musical, dit M. Duclos, dans sesRemarquesmanuscrites sur laprosodiede M. l’abbé d’Olivet ; c’est que l’accent musical ne peut aujourd’hui élever, ni baisser moins que d’un demi-ton, & que leprosodiqueprocede par des tons qui seroient inappréciables dans la musique, des dixiemes, des trentiemes de ton. Il y a, ajoute-t-il, bien de la différence entre le sensible & l’appréciable ».
L’accent prosodique differe de l’accent oratoire, en ce que celui-ci
influe moins sur chaque syllabe d’un mot, par rapport aux autres prosodique des mêmes mots demeure invariable au milieu de toutes les variétés de
l’accent oratoire, parce dans le même mot chaque syllabe conserve la même relation
méchanique avec les autres syllabes, & que le même mot dans différentes phrases ne
conserve pas la même relation analytique avec les autres mots de ces phrases.
2°. Outre les caracteres élémentaires ou les lettres, qui représentent sans aucune
modification les élémens de la voix ; savoir, les sons & les articulations ; on
emploie encore dans l’orthographe de toutes les langues, des caracteres que j’appelle prosodiques ; plusieurs de ces caracteres doivent être ainsi nommés, parce
qu’ils indiquent en effet des choses qui appartiennent à l’objet de la prosodie ; les autres peuvent du-moins par extension, être appellés de même, parce
qu’ils servent à diriger la prononciation des mots écrits, quoique ce soit à d’autres
égards que ceux qu’envisage la prosodie.
Il y en a de trois sortes ; 1°. des caracteres prosodiques d’expression
ou de simple prononciation ; 2°. des caracteres prosodiques d’accent ;
3°. & des caracteres prosodiques de quantité.
Les caracteres de simple prononciation, sont la cédille, l’apostrophe, le tiret & la dierèse.
Voyez Cédille & Apostrophe, s. m. pour ce qui concerne ces deux caracteres. Pour ce qui
est du tiret, on en a traité sous le nom de division.
Voyez Division : il me semble que ce nom porte dans l’esprit une idée contraire
à celle de l’effet qu’indique ce caractere, qui est d’unir au lieu de diviser, c’est
pourquoi j’aime mieux le nom de tiret, qui ne tombe que sur la figure du
signe ; & j’aimerois encore mieux, si l’usage l’autorisoit, le nom ancien d’hyphen, mot grec, de sub, & de unum, ce qui
désignoit bien l’union de deux en un. Ce qui concerne la dierèse avoit
été omis en son lieu : j’en ai parlé au sujet de l’ï tréma ; voyez I. & j’ai fait article
Point quelque correction à ce que j’en avois dit sous la lettre I.
Les caracteres d’accent sont trois ; savoir, l’accent aigu, l’accent grave & l’accent circonflexe : ils n’ont plus
rien de prosodique dans notre orthographe, puisqu’ils n’y marquent que
peu ou point ce qu’annoncent leurs noms ; l’usage orthographique en a été détaillé
ailleurs. Voyez Accent.
Les caracteres de quantité sont trois ;-au-dessus d’une voyelle marque qu’elle est
longue ; prosodiques, que quand on parle expressément le langage
de la prosodie. (E. R. M. B.)
PROSTHESE, s. f. (Gramm.) c’est l’espece de métaplasme qui change le
matériel du mot par une addition faite au commencement, sans en changer le sens : prostesis apponit capiti. VoyezMetaplasme. C’est ainsi que le latin cura vient du grec
c ; que le
françois grenouille vient du latin ranuncula par
l’addition d’un g ; nombril, de umbilicus, avec un n ; ventre & le latin venter de &c. C’est à la même figure que nous devons les mots alcoran, alkali, almageste, almanac, par l’addition de l’article arabe al, qui ne nous dispense pas d’employer le nôtre, parce qu’il est
incorporé avec la racine qui suit : alcoran, de al
& de coran, qui peut signifier lecture ;
c’est-à-dire dans le sens des Musulmans, la lecture ou le
livre par excellence : alkali, de al & de
kali, qui est le nom arabe de notre soute ; c’est le
nom chimique d’une sorte de sel semblable à celui de la soute : almageste, nom donné par les Arabes au principal ouvrage de Claude Ptolomée sur
l’Astronomie, de al & du grec maximus, comme qui diroit le
très-grand livre : almanac, de l’article al, & du grec
dorique mois, d’où vient aussi le grec commun
lune.
Remarquez que je dis que la prosthese se fait par une addition au
matériel du mot sans changement dans le sens, parce que l’on ne doit pas regarder comme
des exemples de prosthese, les mots qui commencent par quelque particule
significative, qui altere en quelque maniere que ce soit, le sens du mot simple, comme amovible, comprendre, défaire, insinuer, impuissant, &c.
Le mot prosthese vient du grec apponere, & signifie appositio : RR. ad,
& positio. Vossius croit
que c’est plûtôt prae ; & en
conséquence il traduit le mot par praepositio : ainsi on auroit conservé
le mot grec pour ne pas confondre l’idée du métaplasme qu’il désigne avec celle de la
partie d’oraison à laquelle on a donné le nom latin de préposition. (B. E. R. M.)
Q, S. m. (Gram.) c’est la dix septieme lettre & la treizieme
consonne de notre alphabet. Comme elle est toujours suivie d’un u, si ce
n’est dans un petit nombre de mots, comme coq, cinq, laqs, nous
terminons par cette voyelle le nom de la consonne q, & nous la
nommons cu. Le système naturel de l’épellation veut que nous la nommions
que ou ke. Cette lettre répond au
L’articulation représentée par cette lettre est la même que celle du k,
ou du c devant a, o, u, (voyez K & C). C’est une articulation linguale, dentale & forte, dont la
foible répond au gutturales appello,
dit Wachter, quae in regione gutturis form antur. (Glosar. germ. proleg. sect. ij. §. 20.) Mais comme l’instrument qui opere ces
articulations est la langue appuyée contre les dents insérieures ; je crois qu’il vaut
mieux caractériser l’explosion par ce méchanisme que par le lieu où elle s’opere. Elle a
en outre d’autres liaisons d’affinité avec les autres articulations linguales &
dentales ; & je les ai détaillées ailleurs. Voyez Linguale.
Comme articulation linguale, elle est analogue & commuable avec les autres de la même classe ; mais comme dentale, elle a encore plus d’analogie avec les dentales, & plus avec la foible qu’avec toutes les autres.
Comme lettre, c’est un meuble qui seroit absolument inutile dans notre alphabet, s’il
étoit raisonné & destiné à peindre les élemens de la voix de la maniere la plus
simple ; & ce vice est commun au q & au k.
Priscien en a fait la remarque il y a longtems ; quoique j’aie déja rapporté ailleurs ses
paroles à ce sujet, je le citerai encore ici. K & Q, ditil, quamvis figurâ & nomine videantur aliquam habere differentiam cum C, tamen
candem tàm in sono quàm in metro continent potestatem ; & k quidem penitùs
supervacua est. Lib. II. Priscien ne se déclare que contre l’inutilité de la lettre
k, quoiqu’au fond le q ne soit pas plus nécessaire :
ce grammairien apparemment étoit de ceux qui jugeoient le q nécessaire
pour indiquer que la lettre u formoit une diphtongue avec la voyelle
suivante, au lieu qu’on employoit le c lorsque les deux voy elles
faisoient deux syllabes ; aussi voy ons-nous encore qui monosyllabe au
nominatif, & cui dissyllabe au datif.
Il faisoit très-bien de s’en tenir à l’usage de sa langue ; mais en y obéissant, il
auroit pu & dû l’apprécier. Si l’on avoit fait usage de la diérese, qu’on eût écrit
cui au nominatif & cuï au datis ; on ne seroit
pas tombé dans l’inconvénient réel de représenter la même articulation par deux signes
différens. Si donc Varron & Licinius Calvus sont répréhensibles pour avoit rejetté le
q, ce n’est pas, comme le dit D. Lancelot dans sa méthode
latine (traité des lettres, ch. xix. §. 1.), parce qu’elle devoit
être retenue à cause de cette distinction ; mais parce qu’ils contredisoient dans leur
pratique, l’usage dont aucune particulier n’a droit de s’écarter, mais que tout homme de
lettres peut discuter & juger.
« On doit observer, dit M. Duclos (
rem. sur le ch. ij. de la I. part. de la gram. gén.), que le son duqest plus ou moins sort dans des mots différens : il est plus fort dansbanquerouteque dansbanquet… Leg(gue) est aussi plus ou moins fort : il est plus sort dansguenonque dansgueule».
J’avoue que je n’avois jamais apperçu, & que je n’apperçois point encore cette
différence ; & je suis à cet égard organisé comme M. Harduin, secrétaire perpétuel de
l’académie d’Arras, dont je viens d’emprunter les termes (rem. div. sur la
prononc. p. 123.) je serois même tenté de croire que ce qui trompe ici la sagacité
de l’illustre secrétaire de l’acad. Françoise, c’est la différence même des sons qui
suivent l’une ou l’autre de ces consonnes, ou la différente quantité du même son.
L’abbé Danet, dans son dictionnaire françois-latin, dit que le q est
une lettre double ; car sa figure, dit-il, est composée d’un c &
d’un v renversé (en cette maniere ▻) joints ensemble, qui font le même
son. S’il faut prendre cette preuve à la lettre, elle est plaisante ; parce que les traits
de la figure ne sont rien à la signification : si l’auteur a voulu dire autre chose que ce
que présente la lettre, il s’est très-mal expliqué. Il devoit du moins s’étayer de ce que
quelques anciens ont écrit q pour cu, comme qi, qae, qid, pour qui, quae, quid. Mais on lui auroit
réplique ce que l’auteur de la méthode latine répond à ceux qui
emploient cet argument : 1°. que les anciens s’abstenoient d’écrire u
après q, a après k, e après a,
&c. parce que le nom épellatif de la lettre avertissoit assez de la voyelle
suivante, quand elle devoit être la même que celle de l’épellation alphabétique, ce qui,
pour le dire en passant, donne lieu de présumer que la méthode de Masclef pour lire
l’hébreu pourroit bien n’être pas si éloignée qu’on l’imagine de l’ancienne maniere de
lire. Voyez Point. 2°. Que quand les anciens écrivoient qis, qae,
qid, peut-être prononçoient-ils de même, selon le remarque de Quintilien ; fortassè etiam sicut scribebant, ita & loquebantur.
Q, comme lettre numérale, valoit 500 ; & surmonté d’une petite
barre, Q valoit 500000.
Dans les noms propres des Romains, Q signifioit Quintus ou Quintius.
Sur nos monnoies cette lettre indique qu’elles ont été frappées à Perpignan. (B. E. R. M.)
Quantité, s. f. (Gramm.) par quantité l’on entend, en Grammaire, la mesure de la durée du son dans chaque
syllabe de chaque mot.
« On mesure les syllabes, dit M. l’abbé d’Olivet,
prosod. franc. p. 53. non pas relativement à la lenteur ou à la vîtesse accidentelle de la prononciation, mais relativement aux proportions immuables qui les rendent ou longues ou breves. Ainsi ces deux médecins de Moliere,l’Amour médecin, act. II. scene 5. l’un qui alonge excessivement ses mots, & l’autre qui bredouille, ne laissent pas d’observer également laquantité; car quoique le bredouilleur ait plus vîte prononcé une longue que son camarade une breve, tous les deux ne laissent pas de faire exactement breves celles qui sont breves, & longues celles qui sont longues ; avec cette différence seulement, qu’il faut à l’un sept ou huit fois plus de tems qu’à l’autre pour articuler ».
La quantité des sons dans chaque syllabe, ne consiste donc point dans
un rapport déterminé de la durée du son, à quelqu’une des parties du tems que nous
assignons par nos montres, à une minute, par exemple, à une seconde, &c. Elle consiste dans une proportion invariable entre les sons, qui peut
être caractérisée par des nombres : en sorte qu’une syllabe n’est longue ou breve dans
un mot que par relation à une autre syllabe qui n’a pas la même quantité. Mais quelle est cette proportion ?
Longam esse duorum temporum, brevem unius, etiam
pueri sciunt. Quintill. IX. jv.
5.
« Un tems, dit M. l’abbé d’Olivet,
pag. 49. est ici ce qu’est le point dans la Géométrie, & l’unité dans les nombres ».
c’est-à-dire, que ce tems n’est un, que relativement à un autre qui
en est le double, & qui est par conséquent comme deux ; que le
même tems qui est un dans cette hypothese, pourroit être considéré
comme deux dans une autre supposition, où il seroit comparé avec un
autre tems qui n’en seroit que la moitié. C’est en effet de cette maniere qu’il faut
calculer l’appréciation des tems syllabiques, si l’on veut pouvoir concilier tout ce que
l’on en dit.
On distingue généralement les syllabes en longues & breves, & on
assigne, dit M. d’Olivet, un tems à la breve, & deux tems à la
longue, ibid.
« Mais cette premiere division des syllabes ne suffit pas, ajoute-t-il un peu plus loin : car il y a des langues plus longues, & des breves plus breves les unes que les autres ».
Il indique les preuves de cette assertion, dans le traité de l’arrangement
des mots par Denys d’Halicarnasse, ch. xv. & dans l’ouvrage
de G. J. Vossius de arte grammaticâ, II. xij. où il a, dit-on, oublié
ce passage formel de Quintilien : & longis longiores, & brevibus
sunt breviores syllabae. IX. jv.
Que suit-il de-là ? Le moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems, de
l’aveu du savant prosodiste françois. J’en conclus qu’il juge donc lui-même ce tems
indivisible, puisque sans cela on pourroit donner moins à la plus breve : donc le moins
qu’on puisse donner de plus à la moins breve, sera un autre tems ; la longue aura donc
au moins trois tems, & la plus longue qui aura au-dela de trois tems, en aura au
moins quatre. Dans ce cas que devient la maxime de Quintilien, reçue par M. d’Olivet,
longam esse duorum cemporum, brevem unius ?
Mais notre prosodiste augmente encore la difficulté.
« Je dis sans hésiter, c’est lui qui parle,
pag. 51. que nous avons nos breves & nos plus breves ; nos longues & nos plus longues. Outre cela nous avons notre syllabe féminine plus breve que la plus breve des masculines : je veux dire celle où entre l’emuet ; soit qu’il fasse la syllabe entiere, comme il fait la derniere du motarmée; soit qu’il accompagne une consonne, comme dans les deux premieres du motrevenir. Quoiqu’on l’appelle muet, il ne l’est point ; car il se fait entendre. Ainsi à parler exactement, nous aurions cinq tems syllabiques, puisqu’on peut diviser nos syllabes en muettes, breves, moins breves, longues & plus longues ».
Par conséquent le moindre tems syllabique étant envisagé comme indivisible par l’auteur, la moindre différence qu’il puisse y avoir d’un de nos tems syllabiques à l’autre, est cet élément indivisible ; & ils seront entr’eux dans la progression des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5.
Notre illustre académicien répondra peut-être, que je lui prête des conséquences qu’il
n’a point avouées : qu’il a dit positivement que la plus breve auroit un tems ; que la
moins breve auroit un peu au-delà d’un tems ; mais sans pouvoir emporter deux tems
entiers ; qu’ainsi la longue auroit justement deux tems. & la plus longue un peu au
de-là. Je conviens que tel est le système de la prosodie françoise :
mais je réponds, 1°. qu’il est inconséquent, puisque l’auteur commence par poser que le
moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems ; ce qui est déclarer ce moins un élément indivisible, quoiqu’on le divise ensuite pour fixer la
gradation de nos tems syllabiques sans excéder les deux tems élémentaires : 2°. que
cette inconséquence même n’est pas encore suffisante pour renfermer le système de la quantité dans l’espace de deux tems élémentaires, puisqu’on est forcé de
laisser aller la plus longue de nos syllabes un peu au-delà des deux tems ; & que
par conséquent il reste toujours à quantité qui distinguent les syllabes.
Pour ce qui concerne la conciliation de ce calcul avec le principe, connu des enfans
mêmes, que l’art métrique, en grec & en latin, ne connoît que des longues & des
breves ; il ne s’agit que de distinguer la quantité naturelle & la
quantité artificielle.
La quantité naturelle est la juste mesure de la durée du son dans
chaque syllabe de chaque mot, que nous prononçons, conformément aux lois du méchanisme
de la parole & de l’usage national.
La quantité artificielle est l’appréciation conventionnelle de la
durée du son dans chaque syllabe de chaque mot, relativement au méchanisme artificiel de
la versification métrique & du rythme oratoire.
Dans la quantité naturelle, on peut remarquer des durées qui soient
entre elles comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, ou même dans une autre progression : &
ceux qui parlent le mieux une langue, sont ceux qui se conforment le plus exactement à
toutes les nuances de cette progression quelconque. Les femmes du grand monde sont
ordinairement les plus exactes en ce point, sans y mettre du pédantisme. Ciceron (de Orat. III. 21.) en a fait la remarque sur les dames romaines, dont il
attribue le succès à la retraite ou elles vivoient. Mais si l’on peut dire que la
retraite conserve plus sûrement les impressions d’une bonne éducation ; on peut dire
aussi qu’elle fait obstacle aux impressions de l’usage, qui est dans l’art de parler le
maître le plus sûr, ou même l’unique qu’il faille suivre : nous voyons en effet que des
savans très profonds s’expriment sans exactitude & sans grace, parce que
continuellement retenus par leurs études dans le silence de leur cabinet, ils n’ont avec
le monde aucun commerce qui puisse rectifier leur langage ; & d’ailleurs les succès
de nos dames en ce genre ne peuvent plus être attribués à la même cause que ceux des
dames romaines, puisque leur maniere de vivre est si différente. La bonne raison est
celle qu’allegue M. l’abbé d’Olivet, pag. 99. c’est qu’elles ont,
d’une part, les organes plus délicats que nous, & par conséquent plus sensibles,
plus susceptibles des moindres différences ; & de l’autre, plus d’habitude &
plus d’inclination à discerner & à suivre ce qui plaît. A peine distinguons-nous
dans les sons toutes les différences appréciables ; nos dames y démêlent toutes les
nuances sensibles : nous voulons plaire, mais sans trop de frais ; & rien ne coûte
aux dames, pourvu qu’elles puissent plaire.
S’il avoit fallu tenir un compte rigoureux de tous les degrés sensibles ou même
appréciables de quantité, dans la versification métrique, ou dans les
combinaisons harmoniques du rythme oratoire ; les difficultés de l’art, excessives ou
même insurmontables, l’auroient fait abandonner avec justice, parce qu’elles auroient
été sans un juste dédommagement : les chefs-d’oeuvres des Homeres, des Pindares, des
Virgiles, des Horaces, des Démosthènes, des Cicérons, ne seroient jamais nés ; & les
noms illustres, ensevelis dans les ténebres de l’oubli qui est dû aux hommes vulgaires,
n’enrichiroient pas aujourd’hui les quantité artificielle
regarde indistinctement comme longues toutes les syllabes longues, & comme breves
toutes les syllabes breves, quoique les unes soient peut-être plus ou moins longues,
& les autres plus ou moins breves. Cette maniere d’envisager la durée des sons n’est
point contraire à la maniere dont les produit la nature ; elle lui est seulement
inférieure en précision, parce que plus de précision seroit inutile ou nuisible à
l’art.
Les syllabes des mots sont longues ou breves, ou par nature ou par usage.
1°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par nature, quand le son qui la constitue dépend de quelque mouvement organique que le méchanisme doit exécuter avec aisance ou avec célérite, selon les lois physiques qui le dirigent.
C’est par nature que de deux voyelles consécutives dans un même mot, l’une des deux est
breve, & sur-tout la premiere ; que toute diphtongue est longue, soit qu’elle soit
usuelle ou qu’elle soit factice ; que si par licence on décompose une diphtongue, l’un
des deux sons élémentaires devient bref, & plus communément le premier. Voyez Hiatus.
On peut regarder encore comme naturelle une autre regle de quantité,
que Despautere énonce en deux vers :
Dum postponuntur vocali consona bina Aut duplex, longa est positu . . . . . . . .
& que l’on trouve rendue par cesdeux vers françois dans la méthode
latine de Port-Royal :
La voyelle longue s’ordonne, Lorsqu’après suit double consonne.
Ceci doit s’entendre du son représente par la voyelle ; & sa position consiste à
être suivi de deux articulations prononcées, comme dans la premiere syllabe de carmen, dans la syllabe post, dans at suivi de pius, ät pius Æneas, &c. C’est que l’on ne
tient alors aucun compte de syllabes physiques qui ont pour ame l’e
muet qui suit nécessairement toute consonne qui n’est pas avant une autre voyelle ;
& qu’en conséquence on rejette sur le compte de la voyelle antécédente, le peu de
tems qui appartient à l’e muet que la premiere des deux consonnes
amene nécessairement, mais sourdement. Ainsi la prononciation usuelle ne fait que deux
syllabes de carmen, quoique l’articulation y introduise nécessairement
un e muet, & que l’on prononce naturellement ca-re
mè-ne : cet e muet est si bref, qu’on le compte absolument pour
rien ; mais il est si réel que l’on est forcé d’en retenir la quantité
pour en augmenter celle de la voyelle précédente.
L’auteur de la méthode latine (traité de la quantité,
reg. IV.), observe que pour faire qu’une syllabe soit longue par position, il
faut au moins qu’il y ait une des consonnes dans la syllabe même qu’on fait longue. Car,
dit-il, si elles sont toutes deux dans la suivante, cela ne la fait pas longue
d’ordinaire. Cette remarque est peu philosophique ; parce que deux consonnes ne peuvent
appartenir à une même syllabe physique ; & qu’une consonne ne peut influer en rien
sur une voyelle précédente. Voyez H. Ainsi que les deux consonnes
appartiennent au mot suivant, ou qu’elles soient toutes deux dans le même mot que la
voyelle précédente, ou enfin que l’une soit dans le même mot que la voyelle, &
l’autre dans le mot suivant ; il doit toujours en résulter le même effet prosodique,
puisque c’est toujours la même chose. Le vers qu’on nous cite de Virgile, Æneid. IX. 37. Ferte citi ferrum, date tela, scandite muros,
est donc dans la regle générale, ainsi que l’usage ordinaire des Grecs
On peut objecter sur cela que la liberté que l’on a en grec & en latin, de faire breve ou longue, une voyelle originairement breve, quand elle se trouve par hasard suivie d’une mute & d’une liquide, semble prouver que la regle d’alonger la voyelle située devant deux consonnes, n’est pas dictée par la nature, puisque rien ne peut dispenser de suivre l’impression de la nature. Mais il faut prendre garde que l’on suppose 1°. qu’originairement la voyelle est breve, & que pour la faire longue, il faut aller contre la regle qui l’avoit rendue breve ; car si elle étoit originairement longue, loin de la rendre breve, le concours de la mute & de la liquide seroit une raison de plus pour l’alonger : 2°. il faut que des deux consonnes, la seconde soit liquide, c’est-à-dire qu’elle s’allie si bien avec la précédente, qu’elle paroisse n’en faire plus qu’une avec elle : or dès qu’elle paroît n’en faire qu’une, on ne doit sentir que l’effet d’une, & la breve a droit de demeurer breve ; si on veut appuyer sur les deux, la voyelle doit devenir longue.
On objectera encore que l’usage de notre orthographe est diamétralement opposé à cette
prétendue loi de la nature, puisque nous redoublons la consonne d’après une voyelle que
nous voulons rendre breve. Nos peres, selon M. l’abbé d’Olivet, pag.
22, ont été si fideles à notre orthographe, que souvent ils ont secoué le joug de
l’étymologie, comme dans couronne, personne, où ils redoublent la
lettre n, de peur qu’on ne fasse la pénultieme longue en françois
ainsi qu’en latin.
« Quoique le second
tsoit muet danstette, danspatte, c’est, dit-il, (p. 23.) une nécessité de continuer à les écrire ainsi, parce que le redoublement de la consonne est institué pour abréger la syllabe, & que nous n’avons point d’accent, point de signe qui puisse y suppléer ».
La réponse à cette objection est fort simple. Nous écrivons deux consonnes à la
vérité ; mais nous n’en prononçons qu’une. Or la quantité du son est
une affaire de prononciation & non d’orthographe ; si bien que dès que nous
prononcerons les deux consonnes, nous allongerons inévitablement la voyelle précédente.
Quant à l’intention qu’ont eue nos peres, en instituant le redoublement de la consonne
dans les mots où la voyelle précédence est breve ; ce n’a point été de l’abréger, comme
le dit l’auteur de la prosodie françoise, mais d’indiquer seulement
qu’elle est breve. Le moyen étoit-il bien choisi ? Je n’en crois rien, parce que le
redoublement de la consonne, dans l’orthographe, devroit indiquer naturellement l’effet
que produit dans la prononciation le redoublement de l’articulation, qui est de rendre
longue la syllabe qui précéde. Nous n’avons point de signe, dit-on, qui puisse y
suppléer. M. Duclos, dans ses remarques manuscrites sur cet endroit-là
même, demande s’il ne suffiroit pas de marquer les longues par un circonflexe, & les
breves par la privation d’accent. Nous pouvons déja citer quelques exemples autorisés :
matin, commencement du jour, a la premiere breve, & il est sans
accent ; mâtin, espece de chien, a la premiere longue, & il a le
circonflexe : c’est la même chose de tache, souillure, & tâche que l’on a à faire ; de sur, préposition, &
sûr, adjectif ; de jeune d’âge, & jeûne, abstinence. Y auroit-il plus d’inconvénient à écrire il
tete & la tête, la pâte du pain, & la
pate d’un animal ; vu surtout que nous sommes déja en possession
d’écrire avec le circonflexe ceux de ces mots qui ont la premiere longue ?
2°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par usage seulement, lorsque le méchanisme de la prononciation n’exige dans le son, qui en est l’ame, ni longueur, ni briéveté.
Il y a dans toutes les langues un plus grand nombre quantité de toutes les syllabes des mots,
& en ramener les lois, autant qu’il est possible, à des points de vue généraux :
cette étude nous est absolument nécessaire pour pouvoir juger des différens metres des
Grecs & des Latins. Dans nos langues modernes, l’usage est le meilleur & le plus
sûr maître de quantité que nous puissions consulter ; mais dans celles
qui admettent les vers rimés, il faut surtout faire attention à la derniere syllabe
masculine, soit qu’elle termine le mot, soit qu’elle ait encore après elle une syllabe
féminine. C’est que la rime ne seroit pas soutenable, si les sons correspondans
n’avoient pas la même quantité : ainsi, dit M. l’abbé d’Olivet, ces
deux vers sont inexcusables :
Un auteur à genoux, dans une humble préface, Au lecteur qu’il ennuie à beau demander grace.
C’est la même chose de ceux-ci, justement relevés par M. Restaut, qui, en faveur de Boileau, cherche mal-à-propos à excuser les précédens :
Je l’instruirai de tout, je t’en donne parole, Mais songe seulement à bien jouer ton role.
R, S. f. (Gram.) C’est la dix-huitieme lettre & la quatorzieme
consonne de notre alphabet. Nous l’appellons erre, nom feminin en
effet ; mais le nom qui lui conviendroit pour la justesse de l’épellation est re, s. m. C’est le
Cette lettre représente une articulation linguale & liquide, qui est l’effet d’un
trémoussement fort vif de la langue dans toute sa longueur. Je dis dans toute
sa longueur, & cela se vérifie par la maniere dont prononcent certaines gens
qui ont le filet de la langue beaucoup trop court ; on entend une explosion gutturale,
c’est-à-dire qui s’opere vers la racine de la langue, parce que le mouvement n’en devient
sensible que vers cette région. Les enfans au contraire, pour qui, faute d’habitude, il
est très-difficile d’opérer assez promptement ces vibrations longitudinales de la langue,
en élevent d’abord la pointe vers les dents supérieures & ne vont pas plus loin ; delà
l’articulation l au lieu de r, & ils disent mon pèle, ma mèle, mes flèles, paller pour parler,
coulil pour courir, &c.
Les trois articulations l, r, n, sont commuables entr’elles, comme je
l’ai montré ailleurs. (Voyez L.) Les articulations s
& r sont aussi commuables entre elles, parce que pour commencer r la langue se dispose comme pour le sifflement s ; elle
n’a qu’à garder cette situation pour le produire. Delà vient, comme le remarque l’Auteur
de la Méthode de P. R. (Traité des lettres, ch. xj.)
que tant de noms latins se trouvent en er & en is,
comme vomer & vomis, ciner & cinis, pulver & pulvis ; & des adjectifs, saluber & salubris, volucer & volucris : que d’autres sont en or & en os ;
labor & labos, hor or & honos. Le
sçavant Vossius (de art. gramm. I. 15.) fait cette remarque : Attici pro
aïunt
& veteres latini dixere,
Valesii, Fusii, Papisii, Auselii ; quae posteriores per R maluerunt,
Valerii, Furii, Papirii, Aurelii.
La lettre r est souvent muette dans la prononciation ordinaire de notre
langue : 1°. à la fin des infinitifs en er & en ir, même quand ils sont suivis d’une voyelle, & l’on dit aimer à
boire, venir à ses fins, comme s’il y avoit aimé à boire, veni à ses
fins ; on prononce r dans la lecture & dans le discours
soutenu. 2°. R ne se prononce pas à la fin des noms polysyllabes en ier, que l’on prononce pour ié, comme officier, sommelier, teinturier, menuisier, &c. c’est la même chose des
adjectifs polysyllabes en ier, comme entier, particulier,
singulier, &c. 3°. R est encore une lettre muette à la fin
des noms polysyllabes en er, comme danger, berger,
&c. M. l’abbé Girard (tom. ij. pag. 397.) excepte ceux où la
terminaison er est immédiatement précédée de f, m ou
v, comme enfer, amer, hyver.
L’usage est sur cela le principal maître qu’il faut consulter ; & c’est l’usage actuel : celui dont les décisions sont consignées dans les grammaires écrites, cesse quelquefois assez tôt d’être celui qu’il faut suivre.
La lettre R étoit chez les anciens une lettre numérale valant 80 ;
& si elle étoit surmontée d’un trait horisontal, elle valoit 1000 fois 80 ; R =
80000.
Dans la numération des Grecs le
Dans la numération hébraïque le
Nos monnoies qui portent la lettre R, ont été frappées à Orléans. B. E. R. M.
RÉCIPROQUE, Réfléchi, adj. synonymes dans le langage
grammatical, le pronom françois se & soi,
en latin sui, sibi & se, en grec réciproque, que d’autres appellent réfléchi, & que
d’autres enfin désignent indifféremment par l’une ou par l’autre de ces deux
dénominations. Toutes les deux marquent la relation d’une troisieme personne à une
troisieme personne, & quand on ne veut rien dire autre chose, on peut regarder ces
deux adjectifs comme synonymes ; ainsi on peut les employer peut-être assez
indifféremment,
Mais si on regarde ce pronom dans quelque emploi actuel, on doit, selon la remarque de
M. l’abbé Fromant (supp. au ch. viij. de la II. part. de la gramm. gén.), dire qu’il est réciproque, lorsqu’il s’emploie avec les verbes qui signifient l’action
de deux ou de plusieurs sujets qui agissent respectivement les uns sur les autres de la
même maniere, comme dans cette phrase, Pierre & Paul s’aiment l’un
l’autre, Pierre est un sujet qui aime, l’objet de son amour est
Paul ; Paul est en même tems un sujet qui aime,
& Pierre est à son tour l’objet de cet amour de Paul ; ce que l’un des deux sujets fait à l’égard du second, le second le fait à
l’égard du premier ; ni l’un ni l’autre n’est l’objet de sa propre action ; l’action
d’aimer est réciproque.
Dans les phrases au contraire où le sujet qui agit, agit sur lui-même, comme Pierre s’aime, le pronom se que l’on joint au verbe,
doit être appellé réfléchi, parce que le sujet qui agit, est alors
l’objet de sa propre action ; l’action retourne en quelque maniere vers sa source, comme
une balle qui tombe perpendiculairement sur un plan, remonte vers le lieu de son
départ ; sa direction est rompue, flectitur, & elle repasse sur la
même ligne, reflectitur, c’est-à-dire, retrò
flectitur.
Je remarquerai ici une erreur singuliere où est tombé M. l’abbé Regnier, & que
M. Restaut a adoptée dans ses principes raisonnés : c’est que l’on ou
on, & quelquefois soi, est un nominatif, que
de soi en est le génitif, se & à
soi le datif, se & soi l’accusatif, &
de soi l’ablatif. On prouve cette doctrine par des exemples : au
nominatif, on y est soi-même trompé ; au génitif, on agit
pour l’amour de soi ; au datif, on dispose de ce qui est à soi, on
se donne des libertés ; à l’accusatif, on se trompe, on n’aime que
soi ; à l’ablatif, on parle de soi avec complaisance.
J’ai dit ailleurs quels sont les véritables cas de ce pronom & des autres ; &
ils different entr’eux, comme dans toutes les langues à cas, & comme l’exige leur
dénomination commune de cas par des terminaisons différentes, par des
chûtes variées, casibus.
Voyez Pronom. Je ne veux donc pas insister ici sur la singularité de l’opinion
cent fois détruite dans cet ouvrage, que les prépositions & les articles forment nos
cas ; mais je remarquerai que les exemples allégués ne prouvent que soi, de
soi, se, à soi, & de soi sont les cas de on, qu’autant qu’ils ont rapport à on. Il faudroit donc dire
que soi est un autre nominatif du nom ministre dans
cette phrase, le ministre crut qu’il y seroit soi-même trompé ; que
de soi est le génitif de chacun dans celle-ci, chacun agit pour l’amour de soi ; que à soi est le
datif de Dieu dans cette autre, Dieu rapporte tout à
soi ; que soi est l’accusatif de l’homme,
quand on dit, l’homme n’aime que soi ; & qu’enfin de
soi est l’ablatif du nom philosophe, quand on dit, le philosophe parle rarement de soi. Comment a-t-on pu admettre le principe dont
il s’agit, sans en voir les conséquences, ou voir les conséquences sans rejetter le
principe ? Est-ce-là ce qu’on appelle raisonner ?
Remarquez qu’il auroit pu arriver qu’il y eût aussi des pronoms réciproques ou réfléchis des deux premieres personnes, puisque
les sujets de l’une & de l’autre peuvent être envisagés sous les mêmes aspects que
ceux de la troisieme ; par exemple, je me flatte, tu te vantes, nous nous
promenons, &c. Mais l’usage n’introduit guere de choses superflues dans les
langues ; & les pronoms réfléchis des deux premieres personnes ne
pouvoient servir à rien : il n’y a que le sujet qui parle, ou qui est censé parler, qui
soit de la premiere personne ; il n’y a que le sujet se & soi. (B. E. R. M.)
RÉGIME, s. m. terme de Grammaire ; ce mot vient du latin regimen, gouvernement : il est employé en Grammaire dans un sens figuré, dont on
peut voir le fondement à l’article
Gouverner. Il s’agit ici d’en déterminer le sens propre par rapport au
langage grammatical. Quoiqu’on ait insinué, à l’article que l’on vient de citer, qu’il
falloit donner le nom de complément à ce que l’on appelle régime, il ne faut pourtant pas confondre ces deux termes comme synonymes : je
vais déterminer la notion précise de l’un & de l’autre en deux articles séparés ;
& par-là je suppléerai l’article
Complément, que M. du Marsais a omis en son lieu, quoiqu’il fasse
fréquemment usage de ce terme.
Art. I. Du complément. On doit regarder comme complément d’un mot, ce qu’on ajoute à ce mot pour en déterminer la
signification, de quelque maniere que ce puisse être. Or il y a deux sortes de mots dont
la signification peut être déterminée par des complémens : 1°. tous
ceux qui ont une signification générale susceptible de différens degrés ; 2°. ceux qui
ont une signification relative à un terme quelconque.
Les mots dont la signification générale est susceptible de différens degrés, exigent
necessairement un complément, dès qu’il faut assigner quelque degré
déterminé : & tels sont les noms appellatifs ; les adjectifs & les adverbes qui,
renfermant dans leur signification une idée de quantité, sont susceptibles en latin
& en grec de ce que l’on appelle des degrés de comparaison ou de signification ;
& enfin tous les verbes dont l’idée individuelle peut aussi recevoir ces différens
degrés. Voici des exemples. Livre est un nom appellatif ; la
signification générale en est restrainte quand on dit, un livre nouveau, le
livre de Pierre (liber Petri), un livre de grammaire, un livre qui
peut être utile ; & dans ces phrases, nouveau, de Pierre
(Petri), de grammaire, qui peut être utile, sont autant de complémens du nom livre. Savant est un adjectif ; la
signification générale en est restrainte quand on dit, par exemple, qu’un homme est peu savant, qu’il est fort savant, qu’il est plus savant que sage, qu’il est moins savant qu’un
autre, qu’il est aussi savant aujourd’hui qu’il l’étoit il y a vingt
ans, qu’il est savant en droit, &c. dans toutes ces
phrases, les différens complémens de l’adjectif savant sont peu, fort, plus que sage, moins qu’un autre, aussi
aujourd’hui qu’il l’étoit il y a vingt ans, en droit. C’est la même chose, par
exemple, du verbe aimer ; on aime simplement &
sans détermination de degré, on aime peu, on aime
beaucoup, on aime ardemment, on aime plus
sincérement, on aime en apparence, on aime avec
une constance que rien ne peut altérer ; voilà autant de manieres de déterminer
le degré de la signification du verbe aimer, &
conséquemment autant de complémens de ce verbe. L’adverbe sagement peut recevoir aussi divers complémens ; on peut dire,
peu sagement, fort sagement, plus sagement que jamais, aussi sagement
qu’heureusement, sagement sans affectation, &c.
Les mots qui ont une signification relative, exigent de même un complément, dès qu’il faut déterminer l’idée générale de la relation par celle
d’un terme conséquent : & tels sont plusieurs noms appellatifs, plusieurs adjectifs,
quelques adverbes, tous les verbes actifs relatifs & quelques autres, & toutes
les prépositions. Exemples de noms relatifs : le fondateur de Rome,
l’auteur des tropes, le pere de Cicéron, la mere des Graques, le frere de Romulus, le
mari de Lucrece, &c. dans tous ces exemples, le complément
commence par de. Exemples d’adjectifs relatifs : nécessaire à la vie, digne de louange, facile à concevoir, &c. Exemples de
verbes relatifs : aimer Dieu, craindre sa justice, aller à la ville,
revenir de l’armée, passer par le jardin ; ressembler à quelqu’un, se repentir de sa
faute, commencer à boire, desirer d’être riche, &c. quand on dit, donner quelque chose à quelqu’un, recevoir un présent de son ami, les
verbes donner & recevoir ont chacun deux complémens qui tombent sur l’idée de la relation qu’ils expriment.
Exemples d’adverbes relatifs : relativement à vos intéréts, indépendamment
des circonstances, quant à moi, pourvu que vous le vouliez, conformément à la
nature. Quant aux prépositions, il est de leur essence d’exiger un complément, qui est un nom, un pronom ou un infinitif ; & il seroit inutile
d’en accumuler ici des exemples. Voyez Préposition & Relatif, art. I.
« Un nom substantif, dit M. du Marsais
(voyez Construction), ne peut déterminer que trois sortes de mots : 1°. un autre nom (& dans le système de l’auteur il faut entendre les adjectifs), 2°. un verbe, 3°. ou enfin une préposition ».
Cette remarque paroît avoir été adoptée par M. l’abbé Fromant (Suppl. page
256) ; & j’avoue qu’elle peut être vraie dans notre langue : car quoique nos
adverbes admettent des complémens, il est pourtant nécessaire
d’observer que le complément immédiat de l’adverbe est chez nous une
préposition, conformément à ; ce qui suit est le complément de la préposition même ; conformément à la nature.
Il n’en est pas de même en latin, parce que la terminaison du complément y désigne le rapport qui le lie au terme antécédent, & rend
inutile la préposition, qui n’auroit pas d’autre effet : le nom peut donc y être, selon
l’occurrence, le complément immédiat de l’adverbe, ainsi que je l’ai
prouvé ailleurs sur les phrases ubi terrarum, tunc temporis, convenienter
naturae. Voyez Mot, article II. n. 2.
Un mot qui sert de complément à un autre, peut lui-même en exiger un
second, qui, par la même raison, peut encore être suivi d’un troisieme, auquel un
quatrieme sera pareillement subordonné, & ainsi de suite ; de sorte que chaque complément étant nécessaire à la plénitude du sens du mot qu’il modifie,
les deux derniers constituent le complément total de
l’antépénultieme ; les trois derniers font la totalité du complément
de celui qui précede l’antépénultieme ; & ainsi de suite jusqu’au premier complément, qui ne remplit toute sa destination, qu’autant qu’il est
accompagné de tous ceux qui lui sont subordonnés.
Par exemple, dans cette phrase, nous avons à vivre avec des hommes
semblables à nous : ce dernier nous est le complément de la préposition à ; à nous est celui de
l’adjectif semblables ; semblables à nous est le complément total du nom appellatif les hommes ; les hommes
semblables à nous, c’est la totalité du complément de la
préposition de ; de les ou des hommes semblables à
nous, est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu,
par exemple, la multitude
(Voyez Pré-
position, rem. 5) ; la multitude des
hommes semblables à nous, c’est le complément de la préposition
avec ; avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est celui
de l’infinitif vivre ; vivre avec la multitude des hommes semblables à
nous, est la totalité du complément de la préposition à ; à vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu, qui doit exprimer
l’objet du verbe avons, par exemple, obligation ;
ainsi obligation à vivre avec la multitude des hommes semblables à
nous, est le complément total du verbe avons : ce verbe avec la totalité de son complément est
l’attribut total dont le sujet est nous.
Il suit de cette observation, qu’il peut y avoir complément
incomplexe, & complément complexe. Le complément
est incomplexe, quand il est exprimé par un seul mot, qui est ou un
nom, ou un pronom, ou un adjectif, ou un infinitif, ou un adverbe ; comme avec soin, pour nous, raison favorable, sans répondre, vivre honnêtement. Le complément est complexe, quand il est exprimé par
plusieurs mots, dont le premier, selon l’ordre analytique, modifie immédiatement le mot
antécédent, & est lui-même modifié par le suivant ; comme avec le soin requis ; pour nous tous ; raison favorable à ma cause ; sans
répondre un mot ; vivre fort honnêtement.
Dans le complément complexe, il faut distinguer le mot qui y est le
premier selon l’ordre analytique, & la totalité des mots qui font la complexité. Si
le premier mot est un adjectif, ou un nom, ou l’équivalent d’un nom, on peut le regarder
comme le complément grammatical ; parce que c’est le seul qui soit
assujetti par les lois de la syntaxe des langues qui admettent la déclinaison, à prendre
telle ou telle forme, en qualité de complément : si le premier mot est
au contraire un adverbe ou une préposition, comme ces mots sont indéclinables & ne
changent pas de forme, on regardera seulement le premier mot comme complément initial, selon que le premier mot est un complément
grammatical ou initial ; le tout prend le nom de complément logique,
ou de complément total.
Par exemple, dans cette phrase, avec les soins requis dans les
circonstances de cette nature ; le mot nature est le complément grammatical de la préposition de : cette
nature en est le complément logique : la préposition de est le complément initial du nom appellatif les circonstances ; & de cette nature en est le
complément total : les circonstances, voilà le complément grammatical de la préposition dans ; &
les circonstances de cette nature en est le complément logique : dans est le complément
initial du participe requis ; & dans les
circonstances de cette nature en est le complément total : le
participe requis est le complément grammatical du
nom appellatif les soins ; requis dans les circonstances de cette
nature, en est le complément logique : les
soins, c’est le complément grammatical de la préposition avec ; & les soins requis dans les circonstances de
cette nature, en est le complément logique.
Ceux qui se contentent d’envisager les choses superficiellement, seront choqués de ce
détail qui leur paroîtra minutieux : mais mon expérience me met en état d’assurer qu’il
est d’une nécessité indispensable pour tous les maîtres qui veulent conduire leurs
éleves par des voies lumineuses, & principalement pour ceux qui adopteroient la
méthode d’introduction aux langues, que j’ai proposée au mot
Méthode. Si l’on veut examiner l’analyse que j’y ai faite d’une
phrase de Cicéron, on y verra qu’il est nécessaire non-seulement d’établir les
distinctions que l’on a vues jusqu’ici, mais encore de caractériser, par des
dénominations différentes, les différentes especes de complément qui
peuvent tomber sur un même mot.
Un même mot, & spécialement le verbe, peut admettre autant de complémens différens, qu’il peut y avoir de manieres possibles de déterminer la
signification du mot. Rien de plus propre à mettre en abrégé, sous les yeux, toutes ces
diverses manieres, que le vers technique dont se servent les rhéteurs pour caractériser
les différentes circonstances d’un fait.
Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.
Le premier mot quis, est le seul qui ne marquera aucun complément, parce qu’il indique au contraire le sujet ; mais tous les autres
désignent autant de complémens différens.
Quid, désigne le complément qui exprime l’objet sur
lequel tombe directement le rapport énoncé par le mot completé : tel
est le complément de toute préposition, à moi, chez nous,
envers Dieu, contre la loi, pour dire, &c. Tel est encore le complément immédiat de tout verbe actif relatif, aimer la vertu,
desirer les richesses, bâtir une maison, teindre une étoffe, &c.
Le rapport énoncé par plusieurs verbes relatifs exige souvent deux termes, comme donner un livre au public ; ces deux complémens sont
également directs & nécessaires, & il faut les distinguer : celui qui est
immédiat & sans préposition, peut s’appeller complément objectif,
comme un livre : celui qui est amené par une préposition, c’est le complément relatif, comme au public.
Ubi désigne le complément qui exprime une
circonstance de lieu : mais ce seul mot ubi, représente ici les quatre
mots dont on se sert communément pour indiquer ce qu’on nomme les questions
de lieu, ubi, unde, quà, quò ; ce qui désigne quatre sortes de complémens circonstanciels de lieu. Le premier est le complément circonstanciel du lieu de la scene, c’est-à-dire,
où l’événement se passe ; comme vivre à Paris, être au lit, &c. Le
second est le complément circonstanciel du lieu de départ, comme venir de Rome, partir de sa province, &c. Le troisieme est le complément circonstanciel du lieu de passage, comme
passer par la Champagne, aller en Italie par mer, &c. Le
quatrieme est le complément circonstanciel du lieu de tendance, comme aller en Afrique, passer de Flandre en Alsace,
&c.
Quibus auxiliis ; ces mots désignent le complement
qui exprime l’instrument & les moyens de l’action énoncée par le mot completé ; comme se conduire avec assez de précaution pour ne pas
échouer ; frapper du bâton, de l’épée, obtenir un emploi par la protection d’un
grand, &c. On peut appeller ceci le complément auxiliaire.
On peut encore comprendre sous cet aspect le complément qui exprime la
matiere dont une chose est faite, & que l’on peut appeller le complément matériel ; comme une statue d’or, une fortune cimentée
du sang des malheureux.
Cur, désigne en général tout complément qui énonce
une cause soit efficiente, soit finale : on le nomme complément
circonstanciel de cause ; s’il s’agit de la cause efficiente, ou même d’une cause
occasionnelle ; ainsi quand on dit, un tableau peint par Rubens, il y
a un complément circonstanciel de cause ; c’est la même chose quand on
dit, il a manqué le succès pour avoir négligé les moyens. S’il s’agit
d’une cause finale, on dit un complément circonstanciel de fin, comme
Dieu nous a créés pour sa gloire ; s’occuper afin d’éviter
l’ennui.
Quomodo, désigne le complément qui exprime une
maniere particuliere d’être qu’il faut ajouter à l’idée principale du mot completé : communément cette expression est un adverbe de maniere, simple ou
modifié, ou bien une phrase adverbiale commençant par une préposition ; comme vivre honnêtement, vivre conformément aux lois, parler avec facilité. On
peut donner à ce complément le nom de modificatif.
Quando, désigne le complément qui exprime une
circonstance de tems. Or une circonstance de tems peut être déterminée, ou par une
epoque, qui est un point fixe dans la suite continue du tems, ou par une durée dont on
peut assigner le commencement & la fin. La premiere détermination répond à la
question quando, (quand), & l’on peut appeller
la phrase qui l’exprime, complément circonstanciel de date ; comme il mourut hier ; nous finirons l’année prochaine ;
Jésus naquit sous le regne d’Auguste. La seconde détermination répond à la
question quandiu, (pendant combien de tems) ; & l’on peut donner à
la phrase qui l’exprime le nom de complément circonstanciel de durée, comme il a vécu trente-trois ans ; cet habit durera
long tems.
Il ne faut pas douter qu’une métaphysique pointilleuse ne trouvât encore d’autres complémens, qu’elle désigneroit par d’autres dénominations : mais on
peut les réduire à-peu-près tous aux chefs généraux que je viens d’indiquer ; &
peut-être n’en ai-je que trop assigné pour bien des gens, ennemis naturels des détails
raisonnés. C’est pourtant une nécessité indispensable de distinguer ces différentes
sortes de complémens, afin d’entendre plus nettement les lois que la
syntaxe peut imposer à chaque espece, & l’ordre que la construction peut leur
assigner.
Par rapport à ce dernier point, je veux dire l’ordre que doivent garder entre eux les
différens complémens d’un même mot, la Grammaire générale établit une
regle, dont l’usage ne s’écarte que peu ou point dans les langues particulieres, pour
peu qu’elles fassent cas de la clarté de l’énonciation. La voici.
De plusieurs complémens qui tombent sur le même mot, il faut mettre
le plus court le premier après le mot completé ; ensuite le plus court
de ceux qui restent, & ainsi de suite jusqu’au plus long de tous qui doit être le
dernier. Exemple : Carthage, qui faisoit la guerre avec son opulence contre
la pauvreté romaine, avoit par ce a même du désavantage. (Consid. sur la grand.
& la décad. des Rom. chap. iv.) Dans cette proposition complexe,
le verbe principal avoit, est suivi de deux complémens ; le premier est un complément circonstanciel de
cause, par ce a même, lequel a plus de briéveté que le complément objectif du désavantage, qui en conséquence est
placé le dernier : dans la proposition incidente, qui fait partie du sujet principal, le
verbe faisoit a 1°. un complément objectif, la guerre ; 2°. un complément auxiliaire qui est plus
long, avec son opulence ; 3°. enfin, un complément
relatif qui est le plus long de tous, contre la pauvreté romaine.
La raison de cette regle, est que dans l’ordre analytique, qui est le seul qu’envisage
la Grammaire générale, & qui est à-peu-près la boussolle des usages particuliers des
langues analogues, la relation d’un complément au mot qu’il complete
est d’autant plus sensible, que les deux termes sont plus rapprochés, & sur-tout
dans les langues où la diversité des terminaisons ne peut caractériser celle des
fonctions des mots. Or il est constant que la phrase a d’autant plus de netteté, que le
rapport mutuel de ses parties est plus marqué ; ainsi il importe à la netteté de
l’expression, cujus summa laus perspicuitas, de n’éloigner d’un mot,
que le moins qu’il est possible, ce qui lui sert de complément.
Cependant quand plusieurs complémens concourent à la détermination
d’un même terme, ils ne peuvent pas tous le suivre immédiatement ; & il ne reste
plus qu’à en rapprocher le plus qu’il est possible celui qu’on est forcé d’en tenir
éloigné : c’est ce que l’on fait en mettant d’abord le premier celui qui a le plus de
briéveté, & réservant pour la fin celui qui a le plus d’étendue.
Si chacun des complémens qui concourent à la détermination d’un même
terme à une certaine étendue, completé l’un de ses complémens ; ce n’est ni l’objet, ni le relatif ; c’est communément un complément auxiliaire, ou modificatif, ou de cause, ou de fin, ou de
tems, ou de lieu. Ainsi, dans l’exemple déja cité, M. de Montesquieu auroit pu dire, en
transposant le complément auxiliaire de la proposition incidente, Carthage, qui, avec son opulence, faisoit la guerre contre
la pauvreté romaine ; & la phrase n’auroit été ni moins claire, ni beaucoup
moins harmonieuse : peut-être auroit-elle perdu quelque chose de son énergie, par la
séparation des termes opposés
Il arrive quelquefois que l’on voile la lettre de cette loi pour en conserver
l’esprit ; & dans ce cas, l’exception devient une nouvelle preuve de la nécessité de
la regle. Ainsi, au lieu de dire, l’Evangile inspire une piété qui n’a rien
de suspect, aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu ; il faut dire, l’Evangile inspire aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu, une
piété qui n’a rien de suspect :
« & cela, dit le P. Buffier,
n. 774. afin d’éviter l’équivoque qui pourroit se trouver dans le motaux personnes; car on ne verroit point si ce mot estrégipar le verbeinspire, ou par l’adjectifsuspect. L’arrangement des mots ne consiste pas seulement, dit Th. Corneille (Not. sur larem. 454. de Vaugelas), à les placer d’une maniere qui flatte l’oreille, mais à ne laisser aucune équivoque dans le discours. Dans ces exemples,je ferai avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait, toutes les choses qui sont de mon ministere, il n’y a point d’équivoque, mais l’oreille n’est pas contente de l’arrangement des mots : il faut écrire,je ferai toutes les choses qui sont de mon ministere, avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait. »
M. Corneille ne semble faire de cet arrangement qu’une affaire d’oreille ; mais il faut
remonter plus haut pour trouver le vice du premier arrangement de l’exemple proposé : il
n’y a point d’équivoque, j’en conviens, parce qu’il ne s’y présente pas deux sens dont
le choix soit incertain ; mais il y a obscurité, parce que le véritable sens ne s’y
montre pas avec assez de netteté, à cause du trop grand éloignement où se trouve le complément objectif.
Tel est le principe général par lequel il faut juger de la construction de tant de
phrases citées par nos Grammairiens : les complémens doivent être
d’autant plus près du mot completé, qu’ils ont moins d’étendue ; &
comme cette loi est dictée par l’intérêt de la clarté, dès que l’observation rigoureuse
de la loi y est contraire, c’est une autre loi d’y déroger.
En vertu de la premiere loi, il faut dire, employons aux affaires de notre
salut toute cette vaine curiosité qui se répand au-dehors, selon la correction
indiquée par le P. Bouhours (rem. nouv. tom. I. p. 219.) ; & il
faut dire pareillement, qu’ils placent dans leurs cartes, tout ce qu’ils
entendent dire, & non pas qu’ils placent tout ce qu’ils
entendent dire, dans leurs cartes.
En vertu de la seconde loi, il faut dire avec le P. Bouhours, ibid.
& avec Th. Corneille (loc. cit.) : il se persuada
qu’en attaquant la ville par divers endroits, il répareroit la perte qu’il venoit de
faire ; & non pas, il se persuada qu’il répareroit la perte qu’il venoit de faire, en attaquant
la ville par divers endroits ; quoique ce second arrangement ne soit pas
contraire à la lettre de la premiere regle.
Cette regle au reste ne s’est entendue jusqu’ici que de l’ordre des complémens différens d’un même mot ; mais elle doit s’entendre aussi des parties
intégrantes d’un même complément, réunies par quelque conjonction :
les parties les plus courtes doivent être les premieres, & les plus longues, être
les dernieres, précisément pour la même raison de netteté. Ainsi, pour employer les
exemples du P. Buffier (n. 771.) on diroit, Dieu agit
avec justice & par des voies ineffables, en mettant à la tête la plus courte
partie du complément modificatif : mais si cette même partie devenoit
plus longue par quelque addition, elle se placeroit la derniere, & l’on diroit, Dieu agit par des voies ineffables, & avec une justice que nous devons
adorer en tremblant.
C’est cette regle ainsi entendue, & non aucune des raisons alléguées par Vaugelas
(34. rem. nouv. à la fin du tom. II.) qui démontre
le vice de cette phrase : je fermerai la bouche à ceux qui le blâment,
quand je leur aurai montré que sa façon d’écrire est excellente, quoiqu’elle s’éloigne
un peu de celle de nos anciens poëtes qu’ils louent, plutôt par un dégoût des choses
présentes que par les sentimens d’une véritable estime, & qu’il
merite le nom de poete. Cette derniere partie intégrante de la totalité du
Il n’y a peut-être pas une regle de syntaxe plus importante, surtout pour la langue
françoise, que celle qui vient d’être exposée & développée dans un détail que je ne
me serois pas permis sans cette considération ; elle est, à mon gré, le principe
fondamental, & peut être le principe unique, qui constitue véritablement le nombre
& l’harmonie dans notre langue. Cependant, de tous nos Grammairiens, je ne vois que
le P. Bussier qui l’ait apperçue, & il ne l’a pas même vue dans toute son étendue.
Mais je suis fort surpris que M. Restaut, qui cite la grammaire de ce savant jésuite,
comme l’une des bonnes sources où il a puisé ses principes généraux &
raisonnés, n’y ait pas apperçu un principe, qui y est d’ailleurs très-bien
raisonné & démontré, & qui est en soi très-lumineux, très-fécond, & d’un
usage très-étendu. Je suis encore bien plus étonné qu’il ait échapé aux régards
philosophiques de M. l’abbé Fromant, qui n’en dit pas un mot dans le chapitre de son supplément où il parle de la syntaxe, de la construction,
& de l’inversion. Je m’estimerois trop heureux, si ma remarque déterminoit
nos Grammairiens à en faire usage : ce seroit poser l’un des principaux fondemens du
style grammatical, & le principe le plus opposé au phébus & au galimathias. Mais
il faut y ajouter quelques autres regles qui concernent encore l’arrangement des complémens.
Si les divers complémens d’un même mot, ou les différentes parties
d’un même complément, ont à-peu-près la même étendue ; ce n’est plus
l’affaire du compas d’en décider l’arrangement, c’est un point qui ressortit au tribunal
de la Logique : elle prononce qu’on doit alors placer le plus près du mot completé, celui des complémens auquel il a un rapport plus
nécessaire. Or le rapport au complément modificatif est le plus
nécessaire de tous, puis celui au complément objectif, ensuite la
relation au complément relatif ; & les autres sont à-peu-près à un
degré égal d’importance : ainsi, il faut dire, l’Evangile inspire
insensiblement
2. la piété 3. aux fidéles, en mettant d’abord le complément modificatif, puis le complément objectif,
& enfin le complément relatif.
Ajoutons encore une autre remarque non moins importante à celles qui précedent : c’est
qu’il ne faut jamais rompre l’unité d’un complément total, pour jetter
entre ses parties un autre complément du même mot. La raison de cette
regle est évidente : la parole doit être une image fidele de la pensée ; & il
faudroit, s’il étoit possible, exprimer chaque pensée, ou du moins chaque idée, par un
seul mot, afin d’en peindre mieux l’indivisibilité ; mais comme il n’est pas toujours
possible de réduire l’expression à cette simplicité, il est du-moins nécessaire de
rendre inséparables les parties d’une image dont l’objet original est indivisible, afin
que l’image ne soit point en contradiction avec l’original, & qu’il y ait harmonie
entre les mots & les idées.
C’est dans la violation de cette regle, que consiste le défaut de quelques phrases
censurées justement par Th. Corneille (not. sur la rem.
454. de Vaugelas) : par exemple, on leur peut conter quelque
histoire remarquable, sur les principales villes, qui y attache la memoire ; il
est évident que l’antécédant de qui c’est quelque
histoire remarquable, & que cet antécédant, avec la proposition incidente qui y attache la mémoire, exprime une idée totale qui est le complément objectif du verbe conter : l’unité est donc
rompue par l’arrangement de cette phrase, & il falloit dire, on peut
leur conter, sur les principales villes, quelque histoire remarquable qui y attache la
mémoire.
C’est le même défaut dans cette autre phrase ; il y a un air de vanité
& d’affectation, dans Pline le jeune, qui gâte ses lettres : l’unite est
encore rompue, & il falloit dire ; il y a dans Pline le jeune, un air
de vanité & d’affectation qui gâte ses lettres : l’esprit a tant de droit de
s’attendre à trouver cette unité d’image dans la parole, qu’en conséquence du premier
arrangement il se porte à croire que l’on veut faire entendre que c’est Pline lui-même
qui gâte ses lettres ; il n’en est empêché que par l’absurdité de l’idée, & il lui
en coûte un effort désagreable pour démêler le vrai sens de la phrase.
Je trouve une faute de cette espece dans la Bruyere (caract. de ce siecle,
ch. j.) : Il y a, dit-il, des endroits dans
l’opéra qui laissent en desirer d’autres ; il devoit dire, il y a
dans l’opéra des endroits qui en laissent desirer d’autres. J’en fais la
remarque, parce que la Bruyere est un écrivain qui peut faire autorité, & qu’il est
utile de montrer que les grands hommes sont pourtant des hommes. Ce n’est pas un petit
nombre de fautes échapées à la fragilité humaine, qui peuvent faire tort a leur
réputation ; au lieu que ce petit nombre de mauvais exemples pourroit induire en erreur
la foule des hommes subalternes, qui ne savent écrire que par imitation, & qui ne
remontent pas aux principes. Voici l’avis que leur donne Vaugelas, l’un de nos plus
grands maîtres. (rem. 454.)
« L’arrangement des mots est un des plus grands secrets du style. Qui n’a point cela, ne peut pas dire qu’il sache écrire. Il a beau employer de belles phrases & de beaux mots ; étant mal placés, ils ne sauroient avoir ni beauté, ni grace ; outre qu’ils embarrassent l’expression, & lui ôtent la clarté qui est le principal :
Tantum series juncturaque pollet. »
Avant que d’entamer ce que j’ai à dire sur le régime, je crois qu’il
est bon de remarquer, que les regles que je viens d’assigner sur l’arrangement de divers
complémens, ne peuvent concerner que l’ordre analytique qu’il faut
suivre quand on fait la construction d’une phrase, ou l’ordre usuel des langues
analogues comme la nôtre. Car pour le langues transpositives, où la terminaison des mots
sert à caractériser l’espece
Art. II. Du Régime. Les grammaires des langues
modernes se sont formées d’après celle du latin, dont la religion a perpétué l’étude
dans toute l’Europe ; & c’est dans cette source qu’il faut aller puiser la notion
des termes techniques que nous avons pris à notre service, assez souvent sans les bien
entendre, & sans en avoir besoin. Or il paroît, par l’examen exact des différentes
phrases où les Grammairiens latins parlent de
Considérés en eux-mêmes, & indépendamment de toute phrase, les mots sont des signes
d’idées totales ; & sous cet aspect ils sont tous intrinséquement &
essentiellement semblables les uns aux autres ; ils different ensuite à raison de la
différence des idées spécifiques qui constituent les diverses sortes de mots, &c. Mais un mot considéré seul peut montrer l’idée dont il est le
signe, tantôt sous un aspect & tantôt sous un autre ; cet aspect particulier une
fois fixé, il ne faut plus délibérer sur la forme du mot ; en vertu de la syntaxe
usuelle de la langue il doit prendre telle terminaison : que l’aspect vienne à changer,
la même idée principale sera conservée, mais la forme extérieure du mot doit changer
aussi, & la syntaxe lui assigne telle autre terminaison. C’est un domestique,
toujours le même homme, qui, en changeant de service, change de livrée.
Il y a, par exemple, un nom latin qui exprime l’idée de l’Etre suprême ; quel est-il,
si on le dépouille de toutes les fonctions dont il peut être chargé dans la phrase ? Il
n’existe en cette langue aucun mot consideré dans cet état d’abstraction, parce que ses
mots ayant été faits pour la phrase, ne sont connus que sous quelqu’une des terminaisons
qui les y attachent. Ainsi, le nom qui exprime l’idée de l’Etre suprème, s’il se
présente comme sujet de la proposition, c’est Deus ; comme quand on
dit, mundum creavit Deus : s’il est le terme
objectif de l’action énoncée par un verbe actif relatif, ou le terme conséquent du
rapport abstrait énoncé par certaines prépositions, c’est
Il faut remarquer que les Grammairiens n’ont pas coutume de regarder comme un effet du
régime la Voyez Concordance & Identité. Au contraire la détermination des terminaisons par les lois du
régime suppose diversité entre les mots régissant
& le mot régi, ou plutôt entre les idées énoncées par ces mots ;
comme on peut le voir dans ces exemples, amo Deum, ex Deo, sapientia Dei,
&c. c’est qu’il ne peut y avoir de rapport qu’entre des choses différentes,
& que tout régime caracterise essentiellement le terme conséquent
d’un rapport ; ainsi le régime est fondé sur le principe de la
diversité des idées mises en rapport, & des termes rapprochés dont l’un détermine
l’autre en vertu de ce rapport. Voyez Détermination.
Il suit de-là qu’à prendre le mot régime dans le sens généralement
adopté, il n’auroit jamais dû être employé, par rapport aux noms & aux pronoms, dans
les grammaires particulieres des langues analogues qui ne déclinent point, comme le
françois, l’italien, l’espagnol, &c. car le régime est dans ce sens la forme particuliere que doit prendre un complément
grammatical d’un mot en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors
envisagé : or dans les langues qui ne declinent point, les mots paroissent constamment
sous la même forme, & conséquemment il n’y a point proprement de régime.
Ce n’est pas que les noms & les pronoms ne varient leurs formes relativement aux
nombres, mais les formes numériques ne sont point celles qui sont soumises aux lois du
régime ; elles sont toujours déterminées par le besoin intrinseque
d’exprimer telle ou telle quotité d’individus : le régime ne dispose
que des cas.
Les Grammairiens attachés par l’habitude, souvent plus puissante que la raison, au
langage qu’ils ont reçu de main en main, ne manqueront pas d’insister en faveur du régime qu’ils voudront maintenir dans notre grammaire, sous prétexte que
l’usage de notre langue fixe du-moins la place de chaque complément ; & voilà,
disent-ils, en quoi consiste chez nous l’influence du régime. Mais
qu’ils prennent garde que la disposition des complémens est une affaire de construction,
que la détermination du régime est une affaire de syntaxe, & que,
comme l’a très-sagement observé M. du Marsais au mot
Construction, on ne doit pas confondre la construction avec la
syntaxe.
« Cicéron, dit-il, a dit selon trois combinaisons différentes,
accepi litteras tuas, tuas accepi litteras, &litteras accepi tuas: il y a là trois constructions, puisqu’il y a trois différens arrangemens de mots ; cependant il n’y a qu’une syntaxe, car dans chacune de ces constructions il y a les mêmes signes des rapports que les mots ont entre eux ».
C’est-à-dire que le régime est toujours le même dans chacune de ces
trois phrases, quoique la construction y soit différente.
Si par rapport à notre langue on persistoit à vouloir regarder comme régime, la place qui est assignée à chacun des complémens d’un même mot, à
raison de leur étendue respective ; il faudroit donc convenir que le même complément est
sujet à différens régimes, selon les différens degrés d’étendue qu’il
peut avoir relativement aux autres complémens du même mot ; mais sous prétexte de
conserver le langage des Grammairiens, ce seroit en effet l’anéantir, puisque ce seroit
l’entendre dans un sens absolument inconnu jusqu’ici, & opposé d’ailleurs à la
signification naturelle des mots.
Ces observations sappent par le fondement la doctrine de M. l’abbé Girard concernant le
régime tome I. disc. iij. pag. 87. Il consiste, selon lui, dans des
« Ce n’est autre chose, dit-il, que le concours des mots pour les expressions d’un sens ou d’une pensée. Dans ce concours de mots il y en a qui tiennent le haut bout ; ils en régissent d’autres, c’est-à-dire qu’ils les assujettissent à certaines lois : il y en a qui se présentent d’un air soumis ; ils sont
régisou tenus de se conformer à l’état & aux lois des autres ; & il y en a qui sans être assujettis ni assujettir d’autres, n’ont de lois à observer que celle de la place dans l’arrangement général. Ce qui fait que quoique tous les mots de la phrase soient enrégime, concourant tous à l’expression du sens, ils ne le sont pas néanmoins de la même maniere, les uns étant en régime dominant, les autres enrégimeassujetti, & des troisiemes enrégimelibre, selon la fonction qu’ils y font ».
Une premiere erreur de ce grammairien, consiste en ce qu’il rapporte le régime à la construction de la phrase ; au-lieu qu’il est évident, par ce qui
précede, qu’il est du district de la syntaxe, & qu’il demeure constamment le même
malgré tous les changemens de construction. D’ailleurs le régime
consiste dans la détermination des formes des complémens grammaticaux considérés comme
termes de certains rapports, & il ne consiste pas dans les rapports mêmes, comme le
prétend M. l’abbé Girard.
Une seconde erreur, c’est que cet académicien, d’ailleurs habile & profond, ébloui
par l’afféterie même de son style, est tombé dans une contradiction évidente ; car
comment peut-il se faire que le régime consiste, comme il le dit, dans
des rapports de dépendance, & qu’il y ait cependant des mots qui soient en régime libre ? Dépendance & liberté sont des attributs
incompatibles, & cette contradiction, ne fût-elle que dans les termes & non
entre les idées, c’est assurément un vice impardonnable dans le style didactique, où la
netteté & la clarté doivent être portées jusqu’au scrupule.
J’ajoute que l’idée d’un régime libre, à prendre la chose dans le
sens même de l’auteur, est une idée absolument fausse, parce que rien n’est indépendant
dans une phrase, à moins qu’il n’y ait périssologie, Voyez Pléonasme. Vérifions ceci sur la période même dont M. Girard se sert
pour faire reconnoître toutes les parties de la phrase : Monsieur, quoique
le mérite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; cependant, chose
étrange ! nous donnons toujours la préférence à celle-ci.
Cette période est composée de deux phrases, dit l’auteur, dans chacune desquelles se
trouvent les sept membres qu’il distingue. Je ne m’attacherai ici qu’à celui qu’il
appelle adjonctif ; & qu’il prétend être en régime libre ; c’est monsieur dans la premiere partie de la
période, & chose étrange dans le second. Toute proposition a deux
parties, le sujet & l’attribut (voyez Proposition) & j’avoue que monsieur n’appartient
ni au sujet ni à l’attribut de la premiere proposition, quoique le merite
ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; par conséquent ce mot est
libre de toute dépendance à cet égard ; mais de-là même il n’est ni ne peut être en régime dans cette proposition. Cependant si l’on avoit à exprimer la
même pensée en une langue transpositive ; par exemple, en latin, il ne seroit pas libre
de traduire monsieur par tel cas que l’on voudroit de dominus ; il faudroit indispensablement employer le vocatif domine, qui est proprement le nominatif de la seconde personne, (Voyez Vocatif) ; ce qui prouve, ce me semble, que domine
seroit envisagé comme sujet d’un verbe à la seconde personne, par exemple audi ou esto attentus, parce que dans les langues, comme
par-tout ailleurs, rien ne se fait sans cause : il doit donc en monsieur écoutez ou soyez attentif ; parce que l’analyse, qui est le lien unique de la communication
de toutes les langues, est la même dans tous les idiomes, & y opere les mêmes
effets : ainsi monsieur est en françois dans une dépendance réelle,
mais c’est à l’égard d’un verbe sous-entendu dont il est le sujet.
Chose étrange, dans la seconde proposition, est aussi en dépendance,
non par rapport à la proposition énoncée nous donnons toujours la
préférence à celle-ci, mais par rapport à une autre dont le reste est supprimé ;
en voici la preuve. En traduisant cette période en latin, il ne nous sera pas libre de
rendre à notre gré les deux mots chose étrange ; nous ne pourrons
opter qu’entre le nominatif & l’accusatif ; & ce reste de liberté ne vient pas
de ce que ces mots sont en régime libre ou dans l’indépendance, car
les six cas alors devroient être également indifférens ; cela vient de ce qu’on peut
envisager la dépendance nécessaire de ces deux mots sous l’un ou sous l’autre des deux
aspects désignés par les deux cas. Si l’on dit res miranda au
nominatif, c’est que l’on suppose dans la plénitude analytique, hoec res
est miranda : si l’on préfere l’accusatif rem mirandam, c’est
que l’on envisage la proposition pleine dico rem mirandam, ou même en
rappellant le second adjonctif au premier, domine audi rem mirandam.
L’application est aisée à faire à la phrase françoise, le détail en seroit ici
superflu ; je viens à la conclusion. L’abbé Girard n’avoit pas assez approfondi
l’analyse grammaticale ou logique du langage, & sans autre examen il avoit jugé
indépendant ce dont il ne retrouvoit pas le corelatif dans les parties exprimées de la
phrase. D’autre part, ces mots mêmes indépendans, il vouloit qu’ils fussent en régime, parce qu’il avoit faussement attaché à ce mot une idée de
relation à la construction, quoiqu’il n’ignorât pas sans doute qu’en latin & en grec
le régime est relatif à la syntaxe ; mais il avoit proscrit de notre
grammaire la doctrine ridicule des cas : il ne pouvoit donc plus admettre le régime dans le même sens que le faisoient avant lui la foule des
grammatistes ; & malgré ses déclarations réitérées de ne consulter que l’usage de
notre langue, & de parler le langage propre de notre grammaire, sans égard pour la
grammaire latine, trop servilement copiée jusqu’à lui, il n’avoit pu abandonner
entierement le mot de régime : inde mali labes.
Je n’entrerai pas ici dans le détail énorme des méprises où sont tombés les
rudimentaires & les méthodistes sur les prétendus régimes de
quelques noms, de plusieurs adjectifs, de quantité de verbes, &c.
Ce détail ne sauroit convenir à l’Encyclopédie ; mais on trouvera pourtant sur cela même
quantité de bonnes observations dans plusieurs articles de cet ouvrage. Voyez Accusatif, Datif, Génitif, Ablatif, Construction, Inversion, Méthode, Proposition, Préposition, &c.
Chaque cas a une destination marquée & unique, si ce n’est peut-être l’accusatif,
qui est destiné à être le régime objectif d’un verbe ou d’une
préposition : toute la doctrine du régime latin se réduit là ; si les
mots énoncés ne suffisent pas pour rendre raison des cas d’après ces vues générales,
l’ellipse doit fournir ceux qui manquent. Penitet me peccati, il faut
suppléer memoria qui est le sujet de peniter, &
le mot completé par peccati, qui en est régi. Doceo
pueros grammaticam, il faut suppléer circà avant grammaticam, parce que cet accusatif ne peut être que le régime d’une préposition, puisque le régime objectif de doceo est l’accusatif pueros. Ferire ense, l’ablatif
ense n’est point le régime du verbe ferire, il l’est de la préposition sousentendue cum. Dans labrorum tenùs, le génitif labrorum n’est point régime de tenùs qui gouverne l’ablatif ; il l’est du
nom sous-entendu regione. Il en est de E. R. M. B.)
RELATIF, ve, adj. (Gramm.) qui a relation ou rapport
à quelque chose, ou qui sert à l’expression de quelque rapport. Relatif
vient du supin relatum (rapporter), & la terminaison if, ive (en latin ivus) vient de juvare
(aider) : ainsi relatif signifie littéralement qui aide à
rapporter, ou qui sert aux rapports. L’opposé de relatif est absolu, formé d’absolutus, qui
veut dire solutus ab, comme si l’on vouloit dire, solutus
ab omni vinculo relationis. Les Grammairiens font du terme de relatif tant d’usages si différens, qu’ils feroient peut-être sagement de réformer
là-dessus leur langage.
I. On appelle relatif, tout mot qui exprime avec relation à un terme
conséquent dont il fait abstraction ; ensorte que si l’on emploie un mot de cette espece,
sans y joindre l’expression d’un terme conséquent déterminé, c’est pour présenter à
l’esprit l’idée générale de la relation, indépendamment de toute application à quelque
terme conséquent que ce puisse être ; si le mot relatif ne peut ou ne
doit être envisagé qu’avec application à un terme conséquent déterminé, alors ce mot seul
ne présente qu’un sens suspendu & incomplet, lequel ne satisfait l’esprit que quand on
y a ajouté le complément. Voyez Régime, article 1.
Il y a des mots de plusieurs especes qui sont relatifs en ce sens,
savoir des noms, des adjectifs, des verbes, des adverbes, & des prépositions.
1°. Il y a des noms relatifs qui présentent à l’esprit des êtres
déterminés par la nature de certaines relations, & il y en a de deux sortes ; les uns
sont simplement relatifs, & les autres le sont réciproquement.
Qu’il me soit permis, pour me faire entendre, d’emprunter le langage des Mathématiciens.
A & B sont deux grandeurs comparées sous un
point de vue ; B & A sont les mêmes grandeurs
comparées sous un autre aspect. Si A & B sont des
grandeurs inégales, le rapport de A à B n’est pas le
même que celui de B à A ; cependant un de ces deux
rapports étant une fois fixé, l’autre par-là même est déterminé : si A,
par exemple, contient B quatre fois, l’exposant du rapport de A à B est 4 ; mais 4 n’est pas l’exposant du rapport de
B à A, parce que B ne contient pas
réciproquement A quatre fois ; au-contraire B est
contenu dans A quatre fois, il en est le quart, & c’est pourquoi
l’exposant de ce second rapport, au-lieu d’être 4, est ¼, ce qui est analogue sans être
identique. Si A & B sont des grandeurs égales, le
rapport de A à B est le même que celui de B à A : A contient une fois B, &
réciproquement B contient une fois A ; & 1 est
toujours l’exposant du rapport de ces deux grandeurs sous chacune des deux
combinaisons.
C’est la même chose de tous les rapports imaginables, tous supposent deux termes, & ces deux termes peuvent être vus sous deux combinaisons. Il peut arriver que le rapport du premier terme au second ne soit pas le même que celui du second au premier, quoiqu’il le détermine ; & il peut arriver que le rapport des deux termes soit le même sous les deux combinaisons. Cela posé,
J’appelle noms réciproquement relatifs, ceux qui déterminent les êtres
par l’idée d’un rapport qui est toujours le même sous chacune des deux combinaisons des
termes, comme frere, collegue ; cousin, &c. car si Pierre est frere, ou cousin, ou collegue de Paul,
il est vrai aussi que Paul est réciproquement frere, ou cousin, ou collegue de Pierre.
J’appelle noms simplement relatifs, ceux qui déterminent les êtres par
l’idée d’un rapport, qui n’est tel que sous une seule des deux combinaisons ; de sorte que
le rapport qui se trouve sous l’autre combinaison est différent, & s’exprime par un
autre correlatifs l’un
de l’autre. Par exemple, si Pierre est le pere, ou l’oncle, ou le roi, ou le maître, ou le précepteur, ou le tuteur, &c. de Paul, cela n’est
pas réciproque, mais Paul est par correlation le fils, ou le neveu, ou le sujet, ou l’esclave, ou
le disciple, ou le pupille, &c. de Pierre ; ainsi
pere & fils, oncle & neveu,
roi & sujet, maître & esclave,
précepteur & disciple, tuteur & pupille,
&c. sont correlatifs entre eux, & chacun d’eux est
simplement relatif.
Voyez Correlatif.
2°. Quelques adjectifs sont relatifs, & ce sont ceux qui désignent
par l’idée précise de quelque relation générale, comme utile, nécessaire,
onéreux, égal, inégal, semblable, dissemblable, avantageux, nuisible, &c.
Il est évident qu’en grec & en latin, les adjectifs comparatifs sont par-là même relatifs, quand même l’adjectif positif ne le seroit pas, comme loquacior, sapientior, facundior, &c. ainsi que leurs correspondans
grec, relatif, le comparatif l’est doublement, parce que
toute comparaison envisage essentiellement un rapport entre les deux termes comparés ;
ainsi on peut dire d’une premiere maison qu’elle est semblable à une
seconde (similis) ; voilà un positif relatif ; mais une troisieme peut être plus semblable à la
seconde, que ne l’est la premiere (similior) ; voilà
un adjectif doublement relatif, 1°. il désigne par la ressemblance à la
seconde maison ; 2°. par la supériorité de cette ressemblance sur la ressemblance de la
premiere maison. Nous n’avons en françois que quelques adjectifs comparatifs exprimés en
un seul mot, pire, moindre, meilleur, supérieur, inférieur, antérieur,
postérieur : nous suppléons à cette formation par plus, &c.
Voyez Comparatif, & sur-tout
Superlatif.
Il en est des adjectifs relatifs comme des noms : les uns le sont
simplement, les autres réciproquement. Utile, inutile, avantageux,
nuisible, sont simplement relatifs, parce qu’ils désignent par
l’idée d’un rapport qui n’est tel que sous l’une des deux combinaisons ; la diete est utile à la santé, la santé n’est pas utile à la diete.
Egal, inégal, semblable, dissemblable, sont réciproquement relatifs, parce qu’ils désignent par l’idée d’une relation qui est
toujours la même sous les deux combinaisons ; si Rome est semblable à
Mantoue, Mantoue est semblable à Rome.
3°. Il y a des verbes relatifs qui expriment l’existence d’un sujet
sous un attribut dont l’idée est celle d’une relation à quelque objet extérieur.
Les verbes concrets sont actifs, passifs, ou neutres, selon que l’attribut individuel de
leur signification est une action du sujet même, ou une impression produite dans le sujet
sans concours de sa part, ou un simple état qui n’est dans le sujet ni action ni passion.
De ces trois especes, les verbes neutres ne peuvent jamais être relatifs, parce qu’exprimant un état du sujet, il n’y a rien à chercher pour cela
hors du sujet. Mais les verbes actifs & passifs peuvent être ou n’être pas relatifs, selon que l’action ou la passion qui en détermine l’attribut est
ou n’est pas relative à un objet différent du sujet. Ainsi amo & curro sont des verbes actifs ; amo
est relatif, curro ne l’est pas, il est absolu : de même amor & pereo sont des verbes passifs ; pereo est absolu, & amor est relatif. Voyez
Neutre.
Sanctius (Min. III. 3.) & plusieurs grammairiens après lui, ont
prétendu qu’il n’y a point de verbe en latin qui ne soit relatif, &
qui n’exige un complément objectif, s’il est actif. Sanctius entreprend de le prouver en
détail de tous les verbes qui, selon lui, ont été réputés faussement neutres, c’est-à-dire
absolus, & il le fait en suivant l’ordre alphabétique. Il fait consister ses preuves
dans des textes qu’il cite, & il annonce qu’il croira avoir suffisamment prouvé relatif, quand il l’aura montré employé à la voix passive, comme caletur, egetur, curritur, peccatur, ou bien quand il en trouvera le
participe en dus, da, dum, ou seulement le gérondif en dum, usité dans quelques auteurs.
Pour ce qui est de la premiere espece de preuve, il faut voir si le verbe est employé à la voix passive, avec un sujet au nominatif, ou sans sujet.
Si le verbe est employé sans sujet, la forme est passive si l’on veut, mais le sens est
actif & non passif ; on n’indique aucun sujet passif, & il n’y a aucune passion
sans sujet ; on ne veut alors exprimer que l’existence de l’action ou de l’état sans
désignation de cause ni d’objet : caletur ne veut point dire calor caletur, mais calere est ; & de même egetur, c’est egere est ; curritur, c’est currere est ; & peccatur, peccare est : expressions en effet
tellement synonymes, du moins de la maniere que tous les synonymes le sont, qu’on les
trouve employées assez indistinctement, & que nous les rendons en françois de la même
maniere par notre on.
Voyez Passif & Impersonnel.
Si le verbe est employé à la voix passive avec un sujet au nominatif, je conviens qu’il
suppose alors une voix active qui a le sens relatif, & qui auroit
pour complément objectif ce qui sert de sujet à la voix passive ; cependant Périzonius ne
veut pas même en convenir dans ce cas ; il prétend (ibid. not. 10.) que
de pareilles locutions ne sont dûes qu’à la catachrese, ou plutôt à l’erreur où peuvent
être tombés des écrivains qui n’ont pas bien compris le sens de l’usage primitif.
L’observation de ce savant critique est en soi excellente ; mais quelque défaut qu’il y
ait à l’origine des mots ou des phrases, dès que l’usage les autorise, il les légitime,
& il faut oublier la honte de leur naissance, ou du-moins le souvenir qu’on en
conserve ne doit ni ne peut tirer à conséquence. Cependant il peut y avoir tel auteur,
dont l’autorité ne constateroit pas le bon usage, & les meilleurs même ne sont pas
irrépréhensibles ; on trouve des défauts contre l’usage dans Boileau, dans Racine, dans
Labruyere, &c.
Ce que je viens de dire de la voix passive, doit s’entendre aussi du participe en dus, da, dum, & même de celui en us, a, um,
lorsqu’ils sont en concordance avec un sujet. Mais si on ne cite que le gérondif en dum, ou le supin en um, Sanctius ne peut rien prouver ;
car ces mots sont en effet à la voix active, qui peut être indifféremment absolue ou relative
(voyez Gérondif, Supin, Participe, Impersonnel). Æternas poenas in morte timendum est,
Lucr. castra sine vulnere introïtum est, Sall. & tous ces exemples
sont analogues à multos videre est, où il n’y a certainement point de
tour passif.
Ces deux observations suffisent déjà pour faire rentrer dans la classe des verbes neutres
ou absolus, un grand nombre de ceux dont Sanctius fait l’énumération. Il ne sera pas
difficile d’en faire disparoître encore plusieurs, si l’on fait attention que dans
beaucoup des exemples cités, où le verbe est accompagné d’un accusatif, cet accusatif
n’est point le régime du verbe même, mais celui d’une préposition sousentendue : par
exemple, senem adulterum latrent suburanae canes, c’est-à-dire in senem adulterum, après un vieux paillard. Histrio casum
meum toties collacrymavit, Cic. Et Sanctius remarque sur cet exemple, sed hic potest deesse proepositio, & cognatus casus lacrymas. Sur quoi voici
la note de Périzonius (28) : si l’accusatif casum meum peut être régi
par une préposition sous-entendue, pourquoi ne diroit-on pas la même chose dans mille
autres occurrences ? Pour ce qui est de l’accusatif lacrymas, il est
entierement étranger à cette construction : si collacrymavit gouverne un
accusatif, c’est casum meum ; s’il ne gouverne pas casum
meum, il n’en exige aucun, c’est un cognatus, ou cognatae significationis, ne feroit, comme
je l’ai dit au mot
Impersonnel, qu’introduire dans l’analyse une périssologie inutile,
inexplicable, & insupportable. Pour justifier ce pléonasme, on cite l’usage des
Hébreux, mais on ne prend pas garde que cette addition étoit chez eux un tour autorisé
pour énoncer le sens ampliatif : s’ils ont dit venire veniet, ou selon
l’ancienne version, veniens veniet, c’étoit pour marquer la célérité de
l’exécution, comme s’ils avoient dit, brevis veniet, ou celeriter veniet, & ils ajoutent, comme pour rendre plus sensible cette idée
de célérité, & non tardabit. Habac. 2.
Ajoutons à tout cela les changemens que les variantes peuvent autoriser dans plusieurs des textes cités par le grammairien espagnol ; & peut-être que des trois cens dix-huit verbes qu’il prétend avoir été pris mal-à-propos pour neutres, on aura bien de la peine d’en conserver cinquante ou soixante qui puissent justifier l’observation de Sanctius.
4°. Il y a aussi des adverbes relatifs, puisqu’on en trouve
quelques-uns qui étant seuls n’ont qu’un sens suspendu, & qui exigent nécessairement
l’addition d’un complément pour la plénitude du sens. Convenienter
naturae (conformément à la nature) ; relativement à mes vues ;
indépendamment des circonstances, &c.
5°. Enfin toutes les prépositions sont essentiellement relatives, ainsi
qu’on peut le voir au mot
Préposition.
Je ne prétends poser ici que les notions fondamentales concernant les mots relatifs ; mais je dois avertir que l’on peut trouver de bonnes observations sur
cette matiere dans la Logique de Leclerc, part. I.
ch. iv. & dans son traité de la Critique, part. II. ch. iv.
sect. 2. mais ces ouvrages doivent être lus avec attention & avec quelques
précautions.
Il. Les Grammairiens distinguent encore dans les mots le sens absolu & le sens relatif. Cette distinction ne peut tomber que sur quelques-uns des mots
dont on vient de parler, parce qu’ils sont quelquefois employés sans complément, & par
conséquent le sens en est envisagé indépendamment de toute application à quelque terme
conséquent que ce puisse être : il n’est pas réellement absolu, puisqu’un mot
essentiellement relatif ne peut cesser de l’être ; mais il paroit absolu
parce qu’il y a une abstraction actuelle du terme conséquent. Que je dise, par exemple,
Aimez Dieu par-dessus toutes choses, & votre
prochain comme vous-mêmes, voilà les deux grands commandemens de la loi ; le verbe
C’est la même chose de toutes les autres sortes de mots relatifs, noms,
adjectifs, adverbes, prépositions. Je suis pere, & je
connois à ce titre toute l’étendue de l’amour que je dois à mon pere ; le premier
Le mot relatif étant employé ici avec la même signification que dans
l’article précédent, & par rapport
III. On distingue encore des propositions absolues & des propositions relatives :
« lorsqu’une proposition est telle, que l’esprit n’a besoin que des mots qui y sont énoncés pour en entendre le sens, nous disons que c’est-là une proposition
absolueoucomplete. Quand le sens d’une proposition met l’esprit dans la situation d’exiger ou de supposer le sens d’une autre proposition, nous disons que ces propositions sontrelatives».
C’est ainsi que parle M. du Marsais (article
Construction) ; sur quoi l’on me permettra quelques observations.
1°. Si quand on n’a besoin que des mots qui sont énoncés dans une proposition pour en
entendre le sens, il faut dire qu’elle est absolue : il faut dire au
contraire qu’elle est relative, lorsque, pour en entendre le sens, on a
besoin d’autres mots que de ceux qui y sont énoncés : d’où il suit que quand Ovide a dit,
quae tibi est facundia, conser in illud ut doceas ; il a fait une
proposition incidente qui est absolue, puisque l’on entend le sens de quae
tibi est facundia, sans qu’il soit nécessaire d’y rien ajoûter ; & le paucis te volo de Térence, est une proposition relative,
puisqu’on ne peut en entendre le sens, si l’on n’y ajoûte le verbe alloqui, & la préposition in ou cùm, avec
le nom verbis ; volo alloqui te in paucis verbis, ou cùm
paucis verbis. Cependant l’intention de M. du Marsais étoit au contraire de faire
entendre que quae tibi est facundia, est une proposition relative, puisque le sens en est tel, qu’il met l’esprit dans la situation
d’exiger le sens d’une autre proposition ; & que paucis te volo, est
une proposition absolue, puisque le sens en est entendu indépendamment de toute autre
proposition, & que l’esprit n’exige rien au-delà pour la plénitude du sens de
celle-ci.
La définition que donne ce grammairien de la proposition absolue, n’est
donc pas exacte, puisqu’elle ne s’accorde pas avec celle qu’il donne ensuite de la
proposition relative, & qu’elle peut faire prendre les choses à
contre-sens. Comme une proposition relative est celle dont le sens exige
ou suppose le sens d’une autre proposition ; il falloit dire qu’une proposition absolue est celle dont le sens n’exige ni ne suppose le sens d’aucune
autre proposition.
2°. Comme une proposition ne peut être relative, de la maniere qu’on
l’entend ici, qu’autant qu’elle est partielle dans une autre proposition plus étendue ;
& qu’il a été prouvé (Proposition, article 1. n. 2.) que toute
proposition partielle est incidente dans la principale : il suffit de désigner par le nom
d’incidentes, les propositions qu’on appelle ici relatives, d’autant plus que la grammaire n’a rien à régler sur ce qui les
concerne, que parce qu’elles sont partielles ou incidentes. (Voyez
Incidente). Ce seroit d’ailleurs établir la tautologie dans le langage grammatical,
puisque le mot relatif ne seroit pas employé ici dans le même sens qu’on
l’a vu ci-devant.
3°. Chez les Logiciens, qui envisagent les propositions sous un autre point de vue que
les Grammairiens, mais qui se méprennent en cela, si moi-même je ne me trompe, appellent
propositions relatives, celles qui renferment quelque comparaison
& quelque rapport : comme, où est le trésor, là est le coeur ; telle est
la vie, telle est la mort ; tanti es, quantum habeas. Ce sont la définition &
les exemples de l’art de penser. Part. II. ch. ix.
Il y a encore ici un abus du mot : ces propositions devroient plutôt être appellées comparatives, s’il étoit nécessaire de les caractériser si précisément :
mais comme on peut généraliser assez les principes de la Grammaire, pour épargner dans le
didactique de cette science des détails trop minutieux ou superflus ; la Logique peut
également se contenter de quelques
IV. Le principal usage que font les Grammairiens du terme relatif, est
pour désigner individuellement l’adjectif conjonctif qui, que, lequel,
en latin qui, quae, quod : c’est, dit-on unanimement, un pronom relatif.
« Ce pronom
relatif, dit la Grammaire générale, (Part. II. ch. ix.) a quelque chose de commun avec les autres pronoms, & quelque chose de propre.Ce qu’il a de commun, est qu’il se met au lieu du nom, & plus généralement même que tous les autres pronoms, se mettant pour toutes les personnes.
Moi.quisuis chrétien ; vousquiêtes chrétien ; luiquiest roiCe qu’il a de propre peut être considéré en deux manieres.
La premiere, en ce qu’il a toujours rapport à un autre nom ou pronom qu’on appelle
antécédent, comme :Dieu qui est saint. Dieuest l’antécédent durelatif. Mais cet antécédent est quelquefois sous-entendu & non exprimé, sur-tout dans la langue latine, comme on l’a fait voir dans laquinouvelle méthodepour cette langue.La seconde chose que le
relatifa de propre, & que je ne sache point avoir encore été remarquée par personne, est que la proposition dans laquelle il entre (qu’on peut appellerincidente), peut faire partie du sujet ou de l’attribut d’une autre proposition, qu’on peut appellerprincipale».
1°. J’avance hardiment, contre ce que l’on vient de lire, que qui, quae,
quod (pour m’en tenir au latin seul par économie), n’est pas un pronom, & n’a
avec les pronoms rien de commun avec ce qui constitue la nature de cette partie
d’oraison.
Je crois avoir bien établi (article
Pronom), que les pronoms sont des mots qui présentent à l’esprit des êtres
déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole : or qui, quae, quod, renferme si peu dans sa signification l’idée précise
d’une relation personnelle, que de l’aveu même de M. Lancelot, & apparemment de l’aveu
de tous les Grammairiens, il se met pour toutes les personnes : d’ailleurs ce mot ne
présente à l’esprit aucun être déterminé par la nature, puisqu’il reçoit différentes
terminaisons génériques, pour prendre dans l’occasion celle qui convient au genre & à
la nature de l’objet au nom duquel on l’applique. Je le demande donc : à quels caracteres
pourra-t-on montrer que c’est un pronom ?
C’est, dit-on, qu’il se met au lieu du nom : mais au lieu de quel nom est-il mis dans
l’exemple d’Ovide, que j’ai déja cité : quae tibi est facundia, confer in
illud ut doceas ? Il accompagne ici le nom même facundia, avec
lequel il s’accorde en genre, en nombre & en cas : il n’est donc pas mis au lieu de
facundia, mais avec facundia. Cicéron le
regardoit-il, ou du-moins le traitoit-il en pronom, lorsqu’il disoit (pro
leg. man.) : bellum tantum, quo bello omnes premebantur, Pompeius
confecit ? On voit encore ici quo avec bello,
& non pas au lieu de bello.
Je sais qu’on me citera mille autres exemples, où ce mot est employé seul & sans être
accompagné d’un nom ; parce que ce nom, dit le même auteur (Méth. lat. Synt.
regl. 2.), est assez exprimé par le relatif même qui tient
toujours sa place, & le représente, comme : cognosces ex iis litteris qu as liberto tuo dedi. Mais cet écrivain convient sur le champ
que cela est dit pour
2°. Je dis que qui, quae, quod, ne doit point être appellé relatif, quoique ses terminaisons mises en concordance avec le nom auquel il est
appliqué, semblent prouver & prouvent en effet qu’il se rapporte à ce nom. C’est que
si l’on fondoit sur cette propriété la dénomination de relatif, il
faudroit par une conséquence nécessaire, l’accorder à tous les adjectifs, aux participes,
aux articles, puisque toutes ces especes s’accordent en genre, en nombre, & en cas,
avec le nom auquel ils se rapportent effectivement : que dis-je ? tous les verbes seroient
relatifs par leur matériel, puisque tous s’accordent avec le sujet
auquel ils se rapportent. Mais si cela est, quelle confusion ? Il y aura apparemment des
verbes doublement relatifs, & par le matériel & par le sens :
par exemple, dans bellum Pompeïus confecit, le verbe confecit sera relatif à Pompeïus par la
matiere, à cause de la concordance ; & il sera relatif à bellum par le sens, à cause du régime du complément. Je n’insisterai pas
davantage là-dessus, de peur de tomber moi-même dans la confusion, pour vouloir rendre
trop sensible celle qu’une juste conséquence introduiroit dans le langage grammatical : je
me contenterai de dire que quas n’est pas plus relatif
dans quas litteras, que iis n’est relatif dans iis litteris.
3°. Aucun des deux termes par lesquels on désigne qui, quae, quod, ni
l’union des deux, ne font entendre la vraie nature de ce mot. C’est un adjectif conjonctif, & c’est ainsi qu’il falloit le nommer & que je le
nomme.
C’est un adjectif ; voilà ce qu’il a véritablement de commun avec tous les autres mots de
cette classe : comme eux, il présente à l’esprit un être indéterminé, désigné seulement
par une idée précise qui peut s’adapter à plusieurs natures ; & comme eux aussi, il
s’accorde en genre, en nombre, & en cas, avec le nom ou le pronom auquel on
l’applique, en vertu du principe d’identité, qui suppose cette indétermination de
l’adjectif : qui vir, quae mulier, quod bellum, qui consules, quae litterae,
quae negotia, &c. L’idée précise qui caractérise la signification individuelle
de qui, quae, quod, est une idée métaphysique d’indication, ou de
démonstration, comme is, ea, id.
Il est conjonctif, c’est-à-dire, qu’outre l’idée démonstrative qui en constitue la
signification, & en vertu de laquelle il seroit synonyme d’is, ea,
id : il comprend encore dans sa valeur totale celle d’une conjonction ; ce qui en
le différenciant d’is, ea, id, le rend propre à unir la proposition dont
il fait partie à une autre proposition. Cette propriété conjonctive est telle que l’on
peut toujours décomposer l’adjectif par is, ea, id, & par une
conjonction telle que peuvent l’exiger les circonstances du discours. Ceci mérite d’autant
plus d’être approfondi, que la Grammaire générale, (édit. de 1746, suite
du chap. ix. de la part. II.) prétend qu’il y a des
cas où le mot dont est visiblement pour une conjonction
& un pronom démonstratif : ce sont les propres termes de l’auteur : que dans
d’autres occurrences, il ne tient lieu que de conjonction : & que
dans d’autres enfin, il tient lieu de démonstratif, & n’a plus rien de
conjonction.
Il est constant en premier lieu, & avoué par dom Lancelot, & par tous les
sectateurs de P. R. que le qui, quae, quod des Latins, & son
correspondant dans toutes les langues, est démonstratif & conjonctif dans toutes les
occurences où la proposition dans laquelle il entre fait partie du sujet ou de l’attribut
d’une autre proposition. Æsopus auctor qu am materiam
reperit, hanc ego polivi versibus senariis ; c’est comme si Phedre avoit dit,
« Mais, ajoute-t-on, (
Part. II. suite duch. jx.) lerelatifperd quelquefois sa force de démonstratif, & ne fait plus que l’office de conjonction : ce que nous pouvons considérer en deux rencontres particulieres.La premiere est une façon de parler fort ordinaire dans la langue hébraïque, qui est que lorsque le
relatifn’est pas le sujet de la proposition dans laquelle il entre, mais seulement partie de l’attribut, comme lorsque l’on dit,pulvis; les Hébreux alors ne laissent auquemprojicit ventusrelatifque le dernier usage, de marquer l’union de la proposition avec une autre ; & pour l’autre usage, qui est de tenir la place du nom, ils l’expriment par le pronom démonstratif, comme s’il n’y avoit point derelatif: de sorte qu’ils disent… Les Grammairiens n’ayant pas bien distingué ces deux usages duquemprojiciteumventusrelatif, n’ont pu rendre aucune raison de cette façon de parler, & ont été réduits à dire que c’étoit un pléonasme, c’est-à-dire une superfluité inutile ».
Quiconque lit ce passage de P. R. s’imagineroit qu’il y a en hébreu un adjectif
démonstratif & conjonctif, correspondant au qui, quae, quod latin,
& pouvant s’accorder en genre & en nombre avec son antécédent ; & dans ce cas,
il semble en effet qu’il n’y ait rien autre chose à dire que d’expliquer l’hébraisme par
le pléonasme, qui est réellement très-sensible dans le passage de saint Pierre, cujus livore ejus
sanati estis. Surpris d’un usage si peu raisonnable, & si difficile à
expliquer, j’ouvre les grammaires hébraïques, & je trouve dans celle de M. l’abbe
Ladvocat (pag. 67.) que
« le pronom
relatifen hébreu estאשר , & qu’il sert pour tous les genres, pour tous les nombres, pour tous les cas, & pour toutes les personnes ».
Je passe à celle de Masclef (tom. I. cap. iij. n°. 4.
pag. 69.), & j’y trouve : pronomen relativum est
אשר, quod omnibus generibus, casibus, ac numeris
inservit, significans, pro variâ locorum exigentiâ, qui, quae, quod, cujus, cui,
quem, quorum, quos,
Cette indéclinabilité du prétendu pronom relatif, combinée avec l’usage
constant des Hébreux d’y joindre l’adjectif démonstratif lorsqu’il n’est pas le quod ; cette
découverte me donne de la hardiesse, & je crois que cette conjonction est indéfinie,
& peut se rendre tantôt d’une maniere, & tantôt de l’autre, précisément comme
celle du qui, quae, quod des Latins. Ainsi je ne traduirois point le
texte hébreux par pulvis quem projicit eum ventus, mais par pulvis, & projicit ou quoniam projicit eum ventus ; & le
pulvis quem projicit ventus de la vulgate en est, sous la forme
autorisée en latin, une autre traduction littérale & fidele. De même le passage de
saint Pierre, pour répondre fidelement à l’hébraïsme, auroit dû être cujus livore ejus
sanati estis ; ou bien en réduisant à un même mot la conjonction & l’adjectif
démonstratif cujus
livore sanati estis : le texte grec ne présente le pléonasme, que parce que le
traducteur n’avoit pas saisi le vrai sens de l’hébreu, ni connu la nature intrinseque du
prétendu pronom relatif hébraïque. Si les Hébreux ne font pas usage de
l’adjectif démonstratif dans le cas où il est sujet, c’est que la terminaison du verbe le
désigne assez.
Pour ce qui est des exemples tirés immédiatement du latin, comme la même explication ne
peut pas y avoir lieu, il faut prononcer hardiment qu’il y a périssologie. On cite cet
exemple de Tite-Live : ut in tusculanos animadverteretur, quorum eorum ope ac
consilio Veliterni populo romano bellum fecissent ; qu’y a-t-il de mieux que
d’adopter la correction proposée de quòd ou de quoniam
au lieu de quorum, ou la suppression d’eorum ? On ne
peut pas plus rejetter en Grammaire qu’ailleurs, le principe nécessaire de l’immutabilité
des natures. L’adjectif que l’on nomme communément pronom relatif, est,
dans toutes les langues qui le déclinent, adjectif démonstratif &
conjonctif ; & l’usage, dans aucune, ne peut le dépouiller en quelques cas de
l’idée démonstrative, pour ne lui laisser que l’effet conjonctif, parce qu’une conjonction
déclinable est un phénomene impossible.
Le grammairien de P. R. se trompe donc encore dans la maniere dont il interprete le quòd de cette phrase de Ciceron, Non tibi objicio quod hominem spoliasti.
« Pour moi, dit-il, je crois que c’est le
relatis, qui a toujours rapport à un antécédent, mais qui est dépouillé de son usage de pronom ; n’enfermant rien dans sa signification qui fasse partie ou du sujet ou de l’attribut de la proposition incidente, & retenant seulement son second usage d’unir la proposition où il se trouve, à une autre… car dans ce passage de Cicéron,Non tibi objicioces derniers mots,quodhominem spoliasti ;hominem spoliasti, font une proposition parfaite, où lequòdqui la précede n’ajoute rien, & ne suppose aucun nom : mais tout ce qu’il fait est que cette même proposition où il est joint, ne fait plus partie que de la proposition entiere,Non tibi objicioau lieu que sans lequodhominem spoliasti ;quòdelle subsisteroit par elle-même, & feroit toute seule une proposition ».
Le quòd dont il s’agit est dans cet exemple & dans tous les autres
pareils, un vrai adjectif démonstratif & conjonctif, comme en toute occurrence ; &
pour s’en assurer, il ne faut que faire la construction analytique du texte de Cicéron ;
la voici : Non tibi objicio hoc crimen, quod crimen est
tale, spoliasti hominem ; ce qui peut se décomposer ainsi :
Le même auteur prétend au contraire qu’il y a des rencontres où cet adjectif ne conserve que sa signification démonstrative, & perd sa vertu conjonctive.
« Par exemple, dit-il, Pline commence ainsi son panégyrique :
Benè ac sapienter, P. C. majores instituerunt, ut rerum agendarum, ita discendi initium à precationibus capere, quòd nihil ritè, nihilque providenter homines, sine deorum immortalium ope, consilio, honore, auspicarentur.Il est certain que ceQuimos, qui potiùs quàm consuli, aut quando magis usurpandus colendusque est ?quicommence plutôt une nouvelle période, qu’il ne joint celle-ci à la précédente ; d’où vient même qu’il est précédé d’un point : & c’est pourquoi en traduisant cela en françois, on ne mettroit jamais,laquelle coutume, maiscette coutume, commençant ainsi la seconde période :&c. »Etpar quicettecoutume doit-elle être plutôt observée, que par un consul ?
Remarquez cependant que l’auteur de la Grammaire générale conserve
lui-même la conjonction dans sa traduction : Et par qui
cette coutume, ensorte qu’en disputant contre, il avoue assez
clairement que le
On ajoute que Cicéron est plein de semblables exemples ; on auroit pu dire la même chose
de tous les bons auteurs latins. On cite celui-ci (Orat. V. in
Verrem.) : Itaque alii cives romani, ne cognoscerentur, capitibus obvolutis à
carcere ad palum atque ad necem rapiebantur : alii, cùm à multis civibus romanis
recognoscerentur, ab omnibus defenderentur, securi feriebantur. Quorum ego de acerbissima morte, crudelissimoquae cruciatu dicam, cùm eum locum
tractare coepero. Ce
Is (Neocles)
Il n’y a pas une seule occasion où le qui, quae, quod ainsi employé, ou
de quelque autre maniere que ce soit, ne conserve & sa signification démonstrative
& sa vertu conjonctive. Outre qu’on vient de le voir dans l’explication analysée des
exemples mêmes allégués par D. Lancelot en faveur de l’opinion contraire ; c’est une
conséquence naturelle de l’aveu que fait cet auteur que qui, quae, quod
est souvent revêtu de ces deux propriétés, & c’est lui-même qui établit le principe
incontestable qui attache cette conséquence au fait, je veux dire l’invariabilité de la
signification des mots :
« car c’est par accident, dit-il, (
ch. jx.) si elle varie quelquefois, par équivoque, ou par métaphore ».
Mais si la signification demonstrative & la vertu conjonctive sont les deux
propriétés qui caractérisent cette sorte de mot, à quoi bon le désigner par la
dénomination du relatif, qui est vague, qui convient également à tous
les adjectifs, qui convient même à tous les mots d’une phrase, puisqu’ils sont tous liés
par les rapports respectifs qui les font concourir à l’expression de la pensée ? Ne
vaut-il pas mieux dire tout simplement que c’est un adjectif démonstratif
& conjonctif ? Ce seroit, en le nommant, en déterminer clairement la
destination, & poser, dans la dénomination même, le principe justificatif de tous les
usages que les langues en ont faits. Cependant comme il y a d’autres adjectifs
démonstratifs, comme is, ea, id ; hic, hoec, hoc ; ille, illa, illud ; iste,
ista, istud, &c. & que cette idée individuelle ne donne lieu à aucune loi
particuliere de syntaxe : je crois que l’on peut se contenter de la dénomination d’adjectif conjonctif, telle que je l’ai établie d’abord, parce que c’est de
cette vertu conjonctive & de la nature générale des adjectifs, que découlent les
regles de syntaxe qui sont propres à cette sorte de mot.
Premiere regle. L’adjectif conjonctif s’accorde en
genre, en nombre, & en cas, avec un cas répété de l’antécédent, soit exprimé, soit
sous-entendu. Je m’exprime autrement que ne font les rudimentaires, parce que la
Philosophie ne doit pas prononcer simplement sur des apparences trop souvent trompeuses,
& presque toujours insuffisantes pour justifier ses décisions. On dit communément que
le relatif s’accorde avec l’antécédent en genre, en nombre, & en
personne ; & l’on cite ces exemples : Deus quem
adoramus est omnipotens, timete Deum qui mundum condidit. On
remarque sur le premier exemple, que
Ce qui fait que l’on décide de la sorte, c’est le préjugé universel que qui,
quae, quod est un pronom : il est vrai que le cas d’un pronom ne se décide que par
le rapport propre dont il est chargé dans l’ensemble de la phrase, quoiqu’il se mette au
même genre & au même nombre que le nom son correctif, dont il tient la place, ou qui
auroit pu tenir la sienne ; mais ce n’est pas tout-à-fait la même chose de l’adjectif conjonctif, & la méthode latine de P. R. elle même
m’en fournira la preuve.
« Le
relatif, doit ordinairement être considéré comme entre deux cas d’un même substantif exprimés ou sous-entendus ; & alors il s’accorde avec l’antécédent en genre & en nombre ; & avec le suivant, même en cas, comme avec son substantif ».qui, qu ae, quod
C’est ce qu’on lit dans l’explication de la seconde regle de la syntaxe ; & n’est-il
pas surprenant que l’on partage ainsi les relations du relatif, si je puis parler de la sorte, & que l’on en décide le genre & le
nombre par ceux du nom qui précede, tandis qu’on en détermine le cas par celui du nom qui
suit ? N’étoit-il pas plus simple de rapporter tout au nom suivant, & de déclarer la
concordance entiere comme à l’égard de tous les autres adjectifs ?
La vérité de ce principe se manifeste par-tout. 1°. Quand le nom est avant & après
l’adjectif conjonctif, comme, litteras
abs te M. Calenus ad me attulit, in quibus litteris scribis,
Cic.
Elle est fondée, comme on voit, sur ce que le prétendu pronom relatif
est un véritable adjectif, & que, comme tous les autres, il doit s’accorder à tous
égards avec le nom ou le pronom auquel on l’applique, & cela en vertu du principe
d’identité. Voyez Identité.
Seconde regle. L’adjectif conjonctif appartient
toujours à une proposition incidente, qui est modificative de l’antécédent ; & cet
antécédent appartient par conséquent à la proposition principale.
C’est une suite nécessaire de la vertu conjonctive adjectif conjonctif avec
l’antécédent ne paroît avoir été instituée, que pour mieux faire concevoir que c’est
principalement à cet antécédent que doit se rapporter la proposition incidente. Je
n’insiste pas davantage sur ce principe, qui, apparemment, ne me sera pas contesté : mais
je dois faire faire attention à quelques corollaires importans qui en découlent.
Coroll. 1. Dans la construction analytique, & dans toutes les
occasions où l’on doit en conserver la clarté, ce qui est presque toujours nécessaire ;
l’adjectif conjonctif doit suivre immédiatement l’antécédent, &
être à la tête de la proposition incidente. La conjonction, qui est l’un des caracteres de
cet adjectif, est le signe naturel du rapport de la proposition incidente à l’antécédent ;
elle doit donc être placée entre l’antécédent & l’incidente, comme le lien commun des
deux, ainsi que le sont toujours toutes les autres conjonctions. Les petites exceptions
qu’il peut y avoir à ce corollaire dans la pratique, peuvent quelquefois venir de la
facilité que le génie particulier d’une langue peut fournir pour y conserver la clarté de
l’énonciation, par exemple, au moyen de la concordance des terminaisons ou de la
répétition de l’antécédent, comme dans les langues transpositives : ainsi, la concordance
du genre & du nombre sauve la clarté de l’énonciation dans cette phrase de Térence,
qu as credis esse has, non sunt verae nuptiae,
parce que cette concordance montre assez nettement que
Coroll. 2. Puisque l’adjectif conjonctif est
essentiellement démonstratif, & que l’analyse suppose dans la proposition incidente la
répétition du nom ou du pronom antécédent avec lequel s’accorde l’adjectif
conjonctif, cet antécédent est donc envisagé sous ce point de vue démonstratif dans
la proposition incidente : mais cette proposition incidente est modificative du même
antécédent envisagé comme partie de la proposition principale : donc il doit être
considéré dans la principale sous le même point de vue démonstratif ; puis qu’autrement
l’incidente, qui se rapporte à l’antécédent pris démonstrativement, ne pourroit pas se
rapporter à celui de la proposition principale. C’est précisément en conséquence de ce
principe que dans la phrase latine on trouve souvent le premier antécédent accompagné de
l’adjectif démonstratif is, ou hic, ou ille, &c. ultra eum locum quo in loco Germani
consederant ; cognosces ex iis litteris quas, &c. &
Virgile l’a même exprimé avec le pronom
Coroll. 3. Comme la signification propre de chaque mot est
essentiellement une ; c’est une erreur que de croire, comme il semble que tous les
Grammairiens le croient, que l’adjectif conjonctif puisse être employé
sans relation à un antécédent, & sans supposer une proposition principale autre que
celle où entre cet adjectif. Qui, que, quoi, lequel sont, au dire des
Grammairiens françois, ou relatifs ou absolus : relatifs, quand ils ont relation à des noms ou à des personnes qui les précedent ;
absolus, quand ils n’ont pas d’antécédent auquel ils aient rapport. Voyez la gram. fr. de M. Restaut, ch. v. art. 5.
& 6. Ab uno disce omnes. Dieu qui aime les hommes, l’argent que j’ai dépensé, ce a quoi vous pensez, le genre de
vie auquel on se destine ; dans tous ces exemples,
Mais approfondissons une fois les choses avant que de prononcer. Je l’ai déjà dit dans
cet article, & je le répete encore : la signification propre des mots est
essentillement une : la multiplicité des sens propres seroit directement contraire au but
de la parole, qui est l’énonciation claire de la pensée ; & si l’usage introduit
quelques termes équivoques, par quelque cause que ce soit, cela est très-rare, & l’on
ne trouvera pas qu’il ait jamais exposé à ce défaut trop considérable, aucun des mots qui
sont de nature à se montrer fréquemment dans le discours. Or il est constant que qui, quae, quod en latin, qui, que, quoi, lequel en
françois, sont ordinairement des adjectifs conjonctifs : il faut donc en
conclure qu’ils le sont toujours, & que dans les phrases où ils paroissent employés
sans antécédent, il y a une ellipse dont l’analyse sait bien remplir le vuide.
Reprenons les exemples positifs que l’on vient de voir. Je sais qui vous a accusé, c’est-à-dire,
Cette possibilité de suppléer l’antécédent sert encore de fondement à une autre ellipse,
qui dans l’occasion en devient comme une suite ; c’est celle du mot qui marque
l’interrogation, dans les phrases où l’on a coutume de dire que les prétendus pronoms
absolus sont interrogatifs. Qui vous a accusé ?
c’est-à-dire, (dites-moi la personne)
Ce que je viens de dire par rapport à notre langue est essentiellement vrai dans toutes
les autres, & spécialement en latin. Le quis & le quid, quoiqu’ils aient une terminaison différente de qui &
de quod, ne sont pourtant guere autre chose que ces mots mêmes, à moins
qu’on ne veuille croire que quis c’est qui avec la
terminaison du démonstratif is qui en doit modifier l’antécédent, &
que quid c’est quod avec la terminaison du
démonstratif id. Cette opinion pourroit expliquer pourquoi quis ne s’emploie qu’en parlant des personnes, & quid en
parlant des choses ; c’est que le démonstratif is suppose l’antécédent
homo, & le démonstratif id, l’antécédent negocium ; d’où il vient que quis étoit anciennement du
genre commun, ainsi que les mots qui en sont composés, quisquis, aliquis,
ecquis, &c. (voyez Prisc. xiij. de secundâ pron. decl. Voss.
de anal. iv. 8.) Mais admettre ce principe, c’est établir en même tems
la nécessité de suppléer ces antécédens, soit que les phrases soient positives, soit
qu’elles aient le sens interrogatif ; & si elles sont interrogatives, il y a également
nécessité de suppléer le verbe interrogatif, afin de completter la proposition principale,
& de donner de l’emploi à l’antécédent suppléé. Au reste, que quis
& quid viennent de qui, quae, quod, & n’en
different que comme je l’ai dit ; on en trouve qui, quae, quod, &
qu’alors la terminaison ne pouvant plus montrer les distinctions que j’ai marquées plus
haut, on est obligé d’exprimer le nom qui doit être antécédent.
Puisque c’est la vertu conjonctive qui est le principal fondement des lois de la syntaxe
par rapport à l’espece d’adjectif dont je viens de parler ; il est important de
reconnoître les autres mots conjonctifs, sujets par conséquent aux
regles qui portent sur cette propriété.
Or il y a en latin plusieurs adjectifs également conjonctifs. Tels
sont, par exemple, qualis, quantus, quot, qui renferment en outre dans
leur signification la valeur des adjectifs démonstratifs talis, tantus,
tot, de la même maniere que qui, quae, quod renferme celle de
l’adjectif démonstratif is, ea, id. Mais dans la construction
analytique, l’antécédent de qui, quae, quod doit être modifié par
l’adjectif démonstratif is, ea, id, afin qu’il soit pris dans la
proposition principale sous la même acception que dans l’incidente : les adjectifs qualis, quantus, quot, supposent donc de même un antécédent modifié par
les adjectifs démonstratifs, talis, tantus, tot, dont ils renferment la
valeur. Cette conséquence est justifiée par les exemples suivans : Quales sumus, tales esse videamur ; Cic.
Les adjectifs cujus, cujas, quotus, sont aussi conjonctifs, & ils sont équivalens à des périphrases qu’il faut rappeller
quand on veut en analyser les usages.
Cujus signifie ad quem hominem pertinens ; ainsi
l’antécédent analytique de cujus, c’est is homo, parce
que le vrai conjonctif qui reste après la décomposition, c’est qui, quae, quod. La troisieme églogue de Virgile commence ainsi : Dic mihi, Damoeta, cujum pecus ? c’est-à-dire,
Cujas veut dire ex quâ regione ou gente
oriundus : donc l’antécédent analytique de cujas, c’est ca regio, ou ea gens. Voici un trait remarquable de
Socrate, rapporté par Cicéron (V. Tusc.) : Socrates quidem cùm rogaretur cujatem se esse diceret, mundanum, inquit ; c’est-à-dire,
Quotus, c’est la même chose que si l’on disoit
Je pourrois parcourir encore d’autres adjectifs conjonctifs & les
analyser ; mais ceux-ci suffisent aux vues de l’Encyclopédie, où il s’agit plutôt
d’exposer des principes généraux, que de s’appesantir sur des collegium veut dire college,
ils ne veulent pas que dans quota hora est on voie autre chose que quelle heure est il. A la bonne heure ; mais qu’ils s’assûrent, s’ils
peuvent, qu’ils y voyent ce qu’ils y croy ent voir, ou qu’ils sont en état même de rendre
raison de leur propre phrase, quelle heure est-il.
Je n’irai pourtant pas jusqu’à supprimer en leur faveur quelques observations que je dois
à une autre sorte de mots conjonctifs, & que l’on trouve dans toutes
les langues ; ce sont des adverbes.
Les uns sont équivalens à une conjonction & à un adverbe, qui ne vient à la suite de
la conjonction que parce qu’il en est l’antécédent naturel : tels sont qualiter, quàm, quandiù, quoties, quum, qui renferment dans leur signification,
& qui supposent avant eux les adverbes correspondans taliter, tam,
tandiù, toties, tum. J’ai déjà cité ailleurs cet exemple : ut quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum
virtutum veniat in mentem. Cic. Je n’y en ajouterai aucun autre, pour ne pas être
trop long.
D’autres adverbes sont conjonctifs, parce qu’ils sont équivalens à une
préposition complette, dont le complément est un nom modifié par un adjectif conjectif ; ainsi ils supposent pour antécédent ce même nom modifié par l’adjectif
démonstratif correspondant : tels sont les adverbes cur ou quare, quamobrem, quando, quapropter, quomodo, quoniam, & les adverbes de lieu
ubi, unde, quà, quò.
Cur, quare, quamobrem, quapropter & quoniam, sont
à-peu près également équivalens à ob quam rem, qui sont les élémens dont
quamobrem est composé, ou bien à propter quam causam, quâ
de re, quâ de causâ ; d’où il faut conclure que l’antécédent que l’analyse leur
assigne, doit être ea res ou ea causa.
Quando veut dire in quo tempore, & suppose
conséquemment l’antécédent in tempus exprimé ou sousentendu. Quomodo est évidemment la même chose que in ou ex quomodo, & par conséquent il doit être précédé de l’antécédent is modus.
Ubi veut dire in quo loco ; unde signifie ex quo loco ; quà c’est per quem locum ; quò est
équivalent à in ou ad quem locum ; du moins dans les
circonstances où ces adverbes dénotent le lieu : ils supposent donc alors pour antécédent
is locus. Quelquefois ubi veut dire in
quo tempore ; unde signifie souvent ex quâ causâ ou ex quâ origine ou ex quo principio ; quò a par fois le sens de
ad quem finem : alors il est également aisé de suppléer les
antécédens.
Quidni, quin & quominùs ont encore à-peu-près le
même sens que quare, mais avec une négation de plus ; ainsi ils
signifient propter quam rem non, & ce non doit
tomber sur le verbe de la phrase incidente.
Tous ces mots conjonctifs, & d’autres que je m’abstiens de
détailler, sont assujettis aux regles qui ont été établies sur qui, quae,
quod en conséquence de sa vertu conjonctive. Ils ne peuvent qu’appartenir à une
proposition incidente ; leur antécédent doit faire partie de la principale ; s’ils sont
employés dans des phrases interrogatives, il faut les analyser comme celles où entre qui, quae, quod, je veux dire, en rappellant l’antécédent propre &
l’impératif qui doit marquer l’interrogation.
Il y a de pures conjonctions qui supposent même un terme antécédent ; tel est, par
exemple, ut, que je remarquerai entre toutes les autres, comme la plus
statim est antécédent de ut dans ce vers de Virgile : Ut regem
oequaevum crudeli vulnere vidi expirantem animam. C’est l’adverbe
Quoique l’on soit assez généralement persuadé que notre langue n’est que peu ou point
elliptique, on doit pourtant y appliquer les principes que je viens d’établir par rapport
au latin : nous avons, comme les Latins, nos adverbes conjonctifs, tels
que comme, comment, combien, pourquoi, où ; notre conjonction que ressemble assez par l’universalité de ses usages, à l’ut de la langue latine, & suppose, comme elle, tantôt un antécédent &
tantôt un autre, selon les circonstances. Que ne puis-je
vous obliger ! c’est-à-dire (je suis fâché de ce)
Je m’arrête, & je finis par une observation. Il me semble qu’on n’a pas encore assez
examiné & reconnu tous les usages de l’ellipse dans les langues : elle mérite pourtant
l’attention des Grammairiens ; c’est l’une des clés les plus importantes de l’étude des
langues, & la plus nécessaire à la construction analytique, qui est le seul moyen de
réussir dans cette étude. Voyez Inversion, Langue, Méthode (E. R. M. B.)
S, s. f. (Gramm.) c’est la dix-neuvieme lettre & la quinzieme
consonne de notre alphabet. On la nomme communément esse, qui est un nom
féminin ; le système du bureau typographique, beaucoup plus raisonnable qu’un usage
aveugle, la nomme se, s. m. Le signe de la même articulation étoit
sigma ; c’étoit samech.
Cette lettre représente une articulation linguale, sifflante & forte, dont la foible
est ze.
Voyez Linguale. Ce dont elle est le signe est un sifflement, hoc
est, dit Wachter (Proleg. sect. 2. §. 29.), habitus
fortis, à tumore linguae palato allisus, & à dentibus in transitu oris
laceratus. Ce savant étymologiste regarde cette articulation comme seule de son
espece, nam unica sui organi littera est (Ib. sect. 3. §.
4. in s.) ; & il regarde comme incroyable la commutabilité,
si je puis le dire, des deux lettres r & s, dont
on ne peut, dit-il, assigner aucune autre cause que l’amour du changement, suite naturelle
de l’instabilité de la multitude. Mais il est aisé de voir que cet auteur s’est trompé,
même en supposant qu’il n’a considéré les choses que d’après le système vocal de sa
langue. Il convient lui-même que la langue est nécessaire à cette articulation, habitus fortis, à tumore linguae palato allisas. Or il
regarde ailleurs (
La plus grande affinité de la lettre s est avec la lettre z, telle que nous la prononçons en françois : elles sont produites l’une &
l’autre par le même mouvement organique, avec la seule différence du plus ou du moins de
force ; s est le signe de l’articulation ou explosion forte ; z est celui de l’articulation ou explosion foible. De-là vient que nous
substituons si communément la prononciation du z à celle de s dans les mots qui nous sont communs avec les Latins, chez qui s avoit toujours la prononciation forte : ils disoient mansio,
nous disons maizon en écrivant maison ; ils écrivoient
miseria, & prononçoient comme nous ferions dans miceria ; nous écrivons d’après eux misere, & nous
prononçons mizere.
Le second degré d’affinité de l’articulation s est avec les autres
articulations linguales sifflantes, mais surtout avec l’articulation che, parce qu’elle est forte. C’est l’affinité naturelle de s avec
ch, qui fait que nos grassayeuses disent de messants
soux pour de méchans choux, des seveux pour des
cheveux ; M. le sevalier pour M. le chevalier,
&c. C’est encore cette affinité qui a conduit naturellement les Anglois à faire
de la lettre s une lettre auxiliaire, qui avec h,
représente l’articulation qui commence chez nous les mots chat, cher,
chirurgien, chocolat, chute, chou : nous avons choisi pour cela la lettre c, que nous prononçons s ;
& c’est la raison de notre choix ; les Allemands ont pris ces deux lettres avec h pour la même fin, & ils écrivent schild
(bouclier), que nous devons prononcer child, comme nous disons dans Childeric. C’est encore par la même raison d’affinité que l’usage de la
prononciation allemande exige que quand la lettre s est suivie
immédiatement d’une consonne au commencement d’une syllabe, elle se prononce comme leur
sch ou le ch françois, & que les Picards disent
chelui, chelle, cheux, chent, &c. pour celui, celle,
ceux, cent, que nous prononçons comme s’il y avoit selui, selle, seux,
sent.
Le troisieme degré d’affinité de l’articulation s est avec
l’articulation gutturale ou l’aspiration h, parce que l’aspiration est
de même une espece de sifflement qui ne differe de ceux qui sont représentés par s, z, & même v & f, que par la
cause qui le produit. Ainsi c’est avec raison que Priscien, lib. I. a
remarqué que dans les mots latins venus du grec, on met souvent une s au
lieu de l’aspiration, comme dans semis, sex, septem, se, si, sal, qui
viennent de h pour s, & disoient par exemple, muha pour musa,
propter cognationem litterae s cum h.
Le quatrieme degré d’affinité est avec les autres articulations linguales ; & c’est
ce degré qui explique les changemens respectifs des lettres r & s, qui paroissent incroyables à Wachter. Voyez R. De-là
vient le changement de s en c dans corne, venu de sorba ; & de c en s dans raisin venu de racemus ; de s en g dans le latin tergo, tiré du
grec éolien g en s dans le supin même tersum venu de tergo, & dans miser tiré de s en d dans medius, qui vient de idis venus des noms en s, comme lapis, gén. lapidis pour lapisis ;
glans, gen. glandis pour glansis ; & de d en s dans raser du latin radere, & dans tous les mots latins ou tirés du latin, qui sont
composés de la particule ad & d’un radical commençant par s, comme asservare, assimilare, assurgere, & en
françois assujettir, assidu, assomption ; de s en t dans saltus qui vient de tis venus
avec crément des noms terminés par s, comme miles,
militis ; pars, partis ; lis, litis, &c. ce changement étoit si commun en grec,
qu’il est l’objet d’un des dialogues de Lucien, où le sigma se plaint
que le tau le chasse de la plûpart des mots ; de t en
s dans nausea venu de ti avant
une voyelle, ce que nous prononçons par s, action, patient, comme s’il y
avoit acsion, passient.
Enfin le dernier & le moindre degré d’affinité de l’articulation s,
est avec celles qui tiennent à d’autres organes, par exemple, avec les labiales. Les
exemples de permutation entre ces especes sont plus rares, & cependant on trouve
encore s changée en m dans rursum
pour rursùs, & m en s dans sors venu de s
changée en n dans sanguis, sanguinaire venus de sanguis ; & n changée en s dans
plus tiré de &c.
Il faut encore observer un principe étymologique qui semble propre à la lettre s relativement à notre langue, c’est que dans la plûpart des mots que nous
avons empruntés des langues étrangeres, & qui commencent par la lettre s suivie d’une autre consonne, nous avons mis e avant s, comme dans esprit de spiritus,
espace de spatium, espérance ou espoir de spes, esperer de sperare, escarbot de esquif de &c.
Il me semble que nous pouvons attribuer l’origine de cette prosthèse à notre maniere
commune de s que nous appellons esse ; la difficulté de prononcer
de suite deux consonnes, a conduit insensiblement à prendre pour point d’appui de la
premiere le son e que nous trouvons dans son nom alphabétique.
Mais, dira-t-on, cette conséquence auroit dû influer sur tous les mots qui ont une
origine semblable, & elle n’a pas même influé sur tous ceux qui viennent d’une même
racine : nous disons esprit & spirituel, espace
& spacieux, &c. Henri Etienne dans ses hypomnèses,
pag. 114. répond à cette objection : sed quin hoec adjectiva longè
substantivis posteriora sint, non est quòd dubitemus. Je ne sais s’il est bien
constaté que les mots qui ont conservé plus d’analogie avec leurs racines, sont plus
récens que les autres : je serois au-contraire porté à les croire plus anciens, par la
raison même qu’ils tiennent plus de leur origine. Mais il est hors de doute que spirituel, spacieux, & autres semblables, se sont introduits dans
notre langue, ou dans un autre tems, ou par des moyens plus heureux, que les mots esprit, espace, &c. & que c’est-là l’origine de leurs différentes
formations.
Quoi qu’il en soit, cette prosthèse a déplu insensiblement dans plusieurs mots ; &
l’euphonie, au-lieu de supprimer l’e qu’une dénomination fausse y avoit
introduit, en a supprimé la lettre s elle-même, comme on le voit dans
les mots que l’on prononçoit & que l’on écrivoit anciennement estude,
estat, establir, escrire, escureuil, que l’on écrit & prononce aujourd’hui étude, état, établir, écrire, écureuil, & qui viennent de studium, status, stabilire, scribere, s a été changée en e : mais comment expliqueroit-il
le méchanisme de ce changement ?
Les détails des usages de la lettre s dans notre langue occupent assez
de place dans la grammaire françoise de M. l’abbé Régnier, parce que de son tems on
écrivoit encore cette lettre dans les mots de la prononciation desquels l’euphonie l’avoit
supprimée : aujourd’hui que l’orthographe est beaucoup plus rapprochée de la
prononciation, elle n’a plus rien à observer sur les s muets, si ce
n’est dans le seul mot est, ou dans des noms propres de famille, qui ne
sont pas, rigoureusement parlant, du corps de la langue.
Pour ce qui concerne notre maniere de prononcer la lettre s quand elle
est écrite, on peut établir quelques observations assez certaines.
1°. On la prononce avec un sifflement fort, quand elle est au commencement du mot, comme
dans savant, sermon, sinon, soleil, supérieur, &c. quand elle est au
milieu du mot, précédée ou suivie d’une autre consonne, comme dans absolu,
converser, conseil, &c. bastonnade, espace, disque, offusqué,
&c. & quand elle est elle-même redoublée au milieu du mot, comme dans passer, essai, missel, bossu, prussien, mousse, &c.
2°. On la prononce avec un sifflement foible, comme z, quand elle est
seule entre deux voyelles, comme dans rasé, hésiter, misantrope, rose,
exclusion, &c. & quand à la fin d’un mot il faut la faire entendre à cause
de la voyelle qui commence le mot suivant, comme dans mes opérations, vous y
penserez, de bons avis, &c.
On peut opposer à la généralité de la seconde regle, que dans les mots parasol, présupposer, monosyllabe, &c. la lettre s a le
sifflement fort, quoique située entre deux voyelles ; & contre la généralité de la
premiere, que dans les mots transiger, transaction, transition,
transitoire, la lettre s, quoique précédée d’une consonne, a le
sifflement doux de z.
Je réponds que ces mots font tout-au-plus exception à la regle ; mais j’ajoute, quant à
la premiere parasol, pré-supposer, mono-syllabe, tant pour marquer les racines dont
ils sont composés, que pour ne pas violer la regle d’orthographe ou de prononciation à
laquelle ils sont opposés sous la forme ordinaire : c’est ainsi, & pour une raison
pareille, que l’on écrit arc-en-ciel ; parce que, comme l’observe Th.
Corneille, (not. sur la rem. 443. de Vaugelas)
« si l’on écrivoit
arcencielsans séparer par des tirets les trois mots qui le composent, cela obligeroit à le prononcer comme on prononce la seconde syllabe du motencenser, puisquecense prononce comme s’il y avoit unesau-lieu d’unc, & de la même sorte que la premiere syllabe desentimentse prononce ».
Pour ce qui est de la seconde remarque, si l’on n’introduit pas le tiret dans ces mots
pour écrire transiger, trans-action, trans-ition, trans-itoire, ce qui
seroit sans doute plus difficile que la correction précédente ; ces mots feront une
exception fondée sur ce qu’étant composés de la préposition latine trans, la lettre s y est considérée comme finale, & se
prononce en conséquence conformément à la seconde regle.
La lettre S se trouve dans plusieurs abréviations des anciens, dont je me contenterai
d’indiquer ici celles qui se trouvent le plus fréquemment dans les livres classiques. S,
veut dire assez souvent Servius, nom propre, ou sanctus ; SS, sanctissimus. S. C, senatus
consultum ; S. D, salutem dicit, sur-tout aux inscriptions des
lettres ; S. P. D. salutem plurimam dicit ; SEMP. Sempronius ; SEPT. Septimius ; SER. Servilius ; SEXT. Sextus ; SEV. Severus ; SP.
Spurius ; S. P. Q. R. senatus populusque
romanus.
C’étoit aussi un caractere numéral, qui signifioit sept. Chez les Grecs
sigma joint au tau en cette maniere
six. Le samech des Hébreux
Nos monnoies frappées à Rheims sont marquées d’une S.
SENS, s. m. (Gramm.) ce mot est souvent synonyme de signification & d’acception ; & quand on n’a qu’à
indiquer d’une maniere vague & indéfinie la représentation dont les mots sont
chargés, on peut se servir indifféremment de l’un ou de l’autre de ces trois termes.
Mais il y a bien des circonstances où le choix n’en est pas indifférent, parce qu’ils
sont distingués l’un de l’autre par des idées accessoires qu’il ne faut pas confondre,
si l’on veut donner au langage grammatical le mérite de la justesse, dont on ne sauroit
faire assez de cas. Il est donc important d’examiner les différences de ces synonymes ;
je commencerai par les deux mots signification & acception, & je passerai ensuite au détail des différens sens que le grammairien peut envisager dans les mots ou dans les phrases.
Chaque mot a d’abord une signification primitive & fondamentale,
qui lui vient de la décision constante de l’usage, & qui doit être le principal
objet à déterminer dans un dictionnaire, ainsi que dans la traduction littérale d’une
langue en une autre ; mais quelquefois le mot est pris avec abstraction de l’objet qu’il
représente, pour n’être considéré que dans les élémens matériels dont il peut être
composé, ou pour être rapporté à la classe de mots à laquelle il appartient : si l’on
dit, par exemple, qu’un rudiment est un livre qui contient les élémens
de la langue latine, choisis avec sagesse, disposés avec intelligence, énoncés avec
clarté, c’est faire connoître la signification primitive &
fondamentale du mot ; mais si l’on dit que rudiment est un mot de
trois syllabes, ou un nom du genre masculin, c’est prendre alors le mot avec abstraction
de toute signification déterminée, quoiqu’on ne puisse le considérer
comme mot sans lui en supposer une. Ces deux diverses manieres d’envisager la signification primitive d’un mot, en sont des acceptions différentes, parce que le mot est pris, accipitur,
ou pour lui-même ou pour ce dont il est le signe. Si la signification
primitive du mot y est directement & déterminément envisagée, le mot est pris dans
une acception formelle ; telle est l’acception du
mot rudiment dans le premier exemple : si la signification primitive du mot n’y est point envisagée déterminément, qu’elle
n’y soit que supposée, que l’on en fasse abstraction, & que l’attention ne soit
fixée immédiatement que sur le matériel du mot, il est pris alors dans une acception matérielle ; telle est l’
En m’expliquant, artiçle
Mot, sur ce qui concerne la signification primitive
des mots, j’y ai distingué la signification objective, & la signification formelle ; ce que je rappelle, afin de faire observer la
différence qu’il y a entre la signification & l’acception formelle. La signification objective, c’est l’idée
fondamentale qui est l’objet individuel de la signification du mot,
& qui peut être représentée par des mots de différentes especes ; la signification formelle, c’est la maniere particuliere dont le mot présente à
l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même
espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes : la signification objective & la signification formelle,
constituent la signification primitive & totale du mot. Or, il
s’agit toujours de cette signification totale dans l’acception, soit formelle, soit matérielle du mot, selon que cette signification totale y est envisagée déterminément, ou que l’on en fait
abstraction pour ne s’occuper déterminément que du matériel du mot.
Mais la signification objective est elle-même sujette à différentes
acceptions, parce que le même mot matériel peut être destiné par
l’usage à être, selon la diversité des occurrences, le signe primitif de diverses idées
fondamentales. Par exemple, le mot françois coin exprime quelquefois
une sorte de fruit, malum cydonium ; d’autres fois un angle, angulus ; tantôt un instrument méchanique pour fendre, cuneus ; & tantôt un autre instrument destiné à marquer les médailles &
la monnoie, typus : ce sont autant d’acceptions
différentes du mot coin, parce qu’il est fondamentalement le signe
primitif de chacun de ces objets, que l’on ne désigne dans notre langue par aucun autre
nom. Chacune de ces acceptions est formelle, puisqu’on y envisage
directement la signification primitive du mot ; mais on peut les
nommer distinctives, puisqu’on y distingue l’une des significations primitives que l’usage a attachées au mot, de toutes les autres
dont il est susceptible. Il ne laisse pas d’y avoir dans notre langue, & apparemment
dans toutes les autres, bien des mots susceptibles de plusieurs acceptions distinctives : mais il n’en résulte aucune équivoque, parce que les
circonstances fixent assez l’acception précise qui y convient, &
que l’usage n’a mis dans ce cas aucun des mots qui sont fréquemment nécessaires dans le
discours. Voici, par exemple, quatre phrases différentes : l’ esprit est essentiellement indivisible ; la lettre tue & l’esprit vivifie ; reprenez vos esprits ; ce foetus a été
conservé dans l’esprit-de-vin : le mot
Outre toutes les acceptions dont on vient de parler, les mots qui ont
une signification générale, comme les noms appellatifs, les adjectifs & les verbes,
sont encore susceptibles d’une autre espece d’acceptions que l’on peut
nommer déterminatives.
Les acceptions déterminatives des noms appellatifs
dépendent de la maniere dont ils sont employés, & qui fait qu’ils présentent à
l’esprit ou l’idée abstraite de la nature commune qui constitue leur signification primitive, ou la totalité des individus en qui se trouve cette
nature, ou seulement une partie indéfinie de ces individus ; ou enfin un ou plusieurs de
ces individus précisément déterminés : selon ces différens aspects, l’acception est ou spécifique ou universelle,
ou particuliere ou singuliere. Ainsi quand on dit,
agir en homme, on prend le nom
Plusieurs adjectifs, des verbes & des adverbes sont également susceptibles de
différentes acceptions déterminatives, qui sont toujours indiquées par
les complémens qui les accompagnent, & dont l’effet est de restraindre la signification primitive & fondamentale un homme savant, un homme
savant en grammaire, un homme très-savant, un
homme plus savant qu’un autre ; voilà l’adjectif
Il paroît évidemment par tout ce qui vient d’être dit, que toutes les especes d’acceptions, dont les mots en genéral & les différentes sortes de
mots en particulier peuvent être susceptibles, ne sont que différens aspects de la signification primitive & fondamentale : qu’elle est supposée, mais
qu’on en fait abstraction dans l’acception matérielle : qu’elle est
choisie entre plusieurs dans les acceptions distinctives : qu’elle est
déterminée à la simple désignation de la nature commune dans l’acception spécifique ; à celle de tous les individus de l’espece dans l’acception universelle ; à l’indication d’une partie indéfinie des
individus de l’espece dans l’acception particuliere ; & à celle
d’un ou de plusieurs de ces individus précisément déterminés dans l’acception singuliere : en un mot, la signification primitive
est toujours l’objet immédiat des diverses acceptions.
1. Sens propre, sens figuré. Il
n’en est pas ainsi à l’égard des différens
« Mais, dit M. du Marsais,
Trop. Part. I. art. vj. quand un mot est pris dans un autresens, il paroît alors, pour ainsi dire, sous une forme empruntée, sous une figure qui n’est pas sa figure naturelle, c’est-à-dire celle qu’il a eue d’abord : alors on dit que ce mot est dans un, quel que puisse être le nom que l’on donne ensuite à cette figure particuliere : par exemple,sensfiguréle… La liaison, continue ce grammairien,feude vos yeux, lefeude l’imagination, lalumierede l’esprit, laclarted’un discoursibid. art. vij. §. 1. qu’il y a entre les idées accessoires, je veux dire, entre les idées qui ont rapport les unes aux autres, est la source & le principe de diverssensfigurés que l’on donne aux mots. Les objets qui font sur nous des impressions, sont toujours accompagnés de differentes circonstances qui nous frappent, & par lesquelles nous désignons souvent, ou les objets mêmes qu’elles n’ont fait qu’accompagner, ou ceux dont elles nous rappellent le souvenir… Souvent les idées accessoires, désignant les objets avec plus de circonstances que ne feroient les noms propres de ces objets, les peignent ou avec plus d’énergie ou avec plus d’agrément. De-là le signe pour la chose signifiée, la cause pour l’effet, la partie pour le tout, l’antécédent pour le conséquent & les autres tropes,voyez Trope. Comme l’une de ces idées ne sauroit être réveillée sans exciter l’autre, il arrive que l’expression figurée est aussi facilement entendue que si l’on se servoit du mot propre ; elle est même ordinairement plus vive & plus agréable quand elle est employée à-propos, parce qu’elle réveille plus d’une image ; elle attache ou amuse l’imagination, & donne aisément à deviner à l’esprit.Il n’y a peut-être point de mot, dit-il ailleurs, §. 4. qui ne se prenne en quelque
sensfiguré,c’est-à-dire, éloigné de sa significationpropre & primitive. Les mots les plus communs, & qui reviennent souvent dans le discours, sont ceux qui sont pris le plus fréquemment dans unsensfiguré, & qui ont un plus grand nombre de ces sortes desens: tels sontcorps, ame, tête, couleur, avoir, faire, &c.Un mot ne conserve pas dans la traduction tous les
sensfigurés qu’il a dans la langue originale : chaque langue a des expressions figurées qui lui sont particulieres, soit parce que ces expressions sont tirées de certains usages établis dans un pays, & inconnus dans un autre ; soit par quelqu’autre raison purement arbitraire… Nous disonsporter envie, ce qui ne seroit pas enten du en latin parferre invidiam; au contraire,morem gerere alicui, est une façon de parler latine, qui ne seroit pas entendue en françois ; si on se contentoit de la rendre mot-à-mot, & que l’on traduisît,porter la coutume à quelqu’un, au-lieu de dire, faire voir à quelqu’un qu’on se conforme à son goût, à sa maniere de vivre, être complaisant, lui obéir… ainsi quand il s’agit de traduire en une autre langue quelque expression figurée, le traducteur trouve souvent que sa langue n’adopte point la figure de la langue originale ; alors il doit avoir recours à quelqu’autre expression figurée de sa propre langue, qui réponde, s’il est possible, à celle de son auteur. Le but de ces sortes de traductions n’est que de faire entendre la pensée d’un auteur ; ainsi on doit alors s’attacher à la pensée & non à la lettre, & parler comme l’auteur lui-même auroit parlé, si la langue dans laquelle on le traduit, avoit été sa langue naturelle ; mais quand il s’agit de faire entendre une langue étrangere, on doit alors traduire littéralement, afin de faire comprendre le tour original de cette langue.Nos dictionnaires, §. 5. n’ont point assez remarqué ces différences, je veux dire, les divers
sensque l’on donne par figure à un même mot dans une même langue, & les différentessignificationsque celui qui traduit est obligé de donner à un même mot ou à une même expression, pour faire entendre la pensée de son auteur. Ce sont deux idees fort différentes que nos dictionnaires confondent ; ce qui les rend moins utiles & souvent nuisibles aux commençans. Je vais faire entendre ma pensée par cet exemple.
Porterse rend en latin dans lesenspropre parferre: mais quand nous disonsporter envie, porter la parole, se porter bien ou mal, &c. on ne se sert plus deferrepour rendre ces façons de parler en latin ; la langue latine a ses expressions particulieres pour les exprimer ;porterouferrene sont plus alors dans l’imagination de celui qui parle latin : ainsi quand on considereporter, tout seul & séparé des autres mots qui lui donnent unsensfiguré, on manqueroit d’exactitude dans les dictionnaires françois-latins, si l’on disoit d’abord simplement, queporterse rend en latin parferre, invidere, alloqui, valere, &c.Pourquoi donc tombe-t-on dans la même faute dans les dictionnaires latin-francois, quand il s’agit de traduire un mot latin ? Pourquoi joint-on à la
fignificationpropre d’un mot, quel qu’autre signification figurée, qu’il n’a jamais tout seul en latin ? La figure n’est que dans notre françois, parce que nous nous servons d’une autre image, & par conséquent de mots tout différens. (Voyezle dictionnaire latin-françois, imprimé sous le nom de R. P. Tachart, en 1727, & quelqu’autres dictionnaires nouveaux.)Mittere, par exemple, signifie, y dit-on,envoyer, retenir, arrêter, écrire; n’est-ce pas comme si l’on disoit dans le dictionnairefrançois-latin, que porterse rend en latin parferre, invidere, alloqui, valere ?jamaismitteren’a eu lasignificationderetenir, d’arrêter, d’écrire, dans l’imagination d’un homme qui parloit latin. Quand Térence a dit, (Adelph. III. ij. 37.)lacrymas mitte, & (Hec. V. ij. 14.)missam iram faciet ; mittereavoit toujours dans son esprit la signification d’envoyer : envoyezloin de vous vos larmes, votre colere, comme on renvoie tout ce dont on veut se défaire : que si en ces occasions nous disons plutôt,retenez vos larmes, retenez votre colere, c’est que pour exprimer cesens, nous avons recours à une métaphore prise de l’action que l’on fait quand on retient un cheval avec le frein, ou quand on empêche qu’une chose ne tombe ou ne s’échappe : ainsi il faut toujours distinguer deux sortes de traductions.(voyez Traduction, Version,syn.) Quand on ne traduit que pour faire entendre la pensée d’un auteur, on doit rendre, s’il est possible, figure par figure, sans s’attacher à traduire littéralement ; mais quand il s’agit de donner l’intelligence d’une langue, ce qui est le but des dictionnaires, on doit traduire littéralement, afin de faire entendre lesensfiguré qui est en usage dans cette langue à l’égard d’un certain mot ; autrement c’est tout confondre.Je voudrois donc que nos dictionnaires donnassent d’abord à un mot latin la
significationpropre que ce mot avoit dans l’imagination des auteurs latins : qu’ensuite ils ajoutassent les diverssensfigurés que les latins donnoient à ce mot ; mais quand il arrive qu’un mot joint à un autre, forme une expression figurée, unsens, une pensée que nous rendons en notre langue par une image différente de celle qui étoit en usage en latin ; alors je voudrois distinguer : 1°. si l’explication littérale qu’on a déja donnée du mot latin, suffit pour faire entendre à la lettre l’expression figurée, ou la pensée littérale du latin ; en ce cas, je me contenterois de rendre la pensée à notre maniere ; par exemple,mittere, envoyer ;mitte iram, retenez votre colere ;mittere epistolam alicui, écrire une lettre à quelqu’un. 2°. Mais lorsque la façon de parler latine, est trop éloignée de la françoise, & que la lettre n’en peut pas être aisément entendue, les dictionnaires devroient l’expliquer d’abord littéralement, & ensuite ajouter la phrase françoise qui répond à la latine ; par exemple,laterem crudum lavare, laver une brique crue, c’est-à-dire, perdre son tems & sa peine, perdre son latin ; qui laveroit une brique avant qu’elle fût cuite, ne feroit que de la boue, & perdroit la brique ; on ne doit pas conclure de cet exemple, que jamaislavareait signifié en latin,perdre; nilater, temsoupeine».
II. Sens déterminé, sens
indéterminé. Quoique chaque mot ait nécessairement dans le discours une
Que l’on dise, par exemple, des hommes ont cru que les
animaux sont de pures machines ; un homme d’une naissance
incertaine, jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : le nom
Mais si l’on dit, les Cartesiens ont cru que les
animaux sont de pures machines ; Romulus jetta les premiers
fondemens de la capitale du monde : ces deux propositions ne laissent plus aucune
incertitude sur la détermination individuelle des
III. Sens actif, sens passif.
Un mot est employé dans un
« Simon, dans l’Andrienne, (
I. ij. 17.) rappelle à Sosie les bienfaits dont il l’a comblé :me remettre ainsi vos bienfaits devant les yeux, lui dit Sosie,c’est me reprocher que je les ai oubliés; (isthaec commemoratio quasi exprobratio estimmemorisbeneficii.) Les interprètes, d’accord entr’eux pour le fond de la pensée, ne le sont pas pour lesensd’immemoris: se doit-il prendre dans unsensactif, ou dans unsenspassif ? Made. Dacier dit que ce mot peut être expliqué des deux manieres :exprobratio mei, & alorsimmemorisimmemorisest actif ; ou bien,exprobratio beneficii, le reproche d’un bienfait oublié, & alorsimmemorisimmemorisest passif. Selon cette explication, quandimmemorveut direcelui qui oublie, il est pris dans unsensactif ; aulieu que quand il signifiece qui est oublié, il est dans unsenspassif, du moins par rapport à notre maniere de traduire littéralement. »
(Voyez M. du Marsais, Trop. part. III. art. iij.)
Ciceron a dit, dans le sens actif, adeonè immemor rerum à me gestarum esse videor ; & Tacite a dit bien
décidément dans le
Impressit memoremdente labris notam.I. Od. 13.
M. du Marsais, (Loc. cit.) tire de ce double sens
de ces mots, une conséquence que je ne crois point juste ; c’est qu’en latin ils
seroient dans un sens neutre. Il me semble que cet habile grammairien oublie ici la signification du mot de neutre, c’est-à-dire, selon
lui-même, ni actif ni passif : or on ne peut pas dire qu’un mot qui peut se prendre
alternativement dans un sens actif & dans un sens passif, ait un sens neutre, de même qu’on ne peut pas
dire qu’un nom comme finis, tantôt masculin & tantôt féminin, soit
sens actif ; dans telle antre, un sens passif, &
qu’en lui-même il est susceptible des deux sens, (utriusque & non pas neutrius.) C’est peut-être alors qu’il
faut dire que le sens en est par lui-même indéterminé, & qu’il
devient déterminé par l’usage que l’on en sait.
D’après les notions que j’ai données du sens actif & du sens passif, si l’on vouloit reconnoître un sens
neutre, il faudroit l’attribuer à un mot essentiellement actif, dont le sujet ne seroit
envisagé ni comme principe, ni comme terme de l’action énoncée par ce mot : or cela est
absolument impossible, parce que tout sujet auquel se rapporte une action, en est
nécessairement le principe ou le terme.
Une des causes qui a jetté M. du Marsais dans cette méprise, c’est qu’il a confondu sens & signification ; ce qui est pourtant fort
différent : tout mot pris dans une acception formelle, a une signification active, ou passive, ou neutre, selon qu’il exprime une
action, une passion, ou quelque chose qui n’est ni action, ni passion ; mais il a cette
signification par lui-même, & indépendamment des circonstances
des phrases : au lieu que les mots susceptibles du sens actif, ou du
sens passif, ne le sont qu’en vertu des circonstances de la phrase,
hors de-là, ils sont indéterminés à cet égard.
IV. Sens absolu, sens relatif.
J’en ai parlé ailleurs, & je n’ai rien à en dire de plus.
V. Sens collectif, sens
distributif. Ceci ne peut regarder que les mots pris dans une
VI. Sens composé, sens divisé.
Je vais transcrire ici ce qu’en a dit M. du Marsais,
« Quand l’évangile dit,
Mat. xj. 5. les, ces termes,aveuglesvoyent, lesBoiteuxmarchentles aveugles, les boiteux, se prennent en cette occasion dans lesensdivisé ; c’est-à-dire, que ce motaveuglesse dit là de ceux qui étoient aveugles & qui ne le sont plus ; ils sont divisés, pour ainsi dire, de leur aveuglement ; car les aveugles, entant qu’aveugles (ce qui seroit le senscomposé), ne voyent pas.L’évangile,
Mat. xxvj. 6. parle d’un certainSimon appellé le lépreux, parce qu’il l’avoit été ; c’est lesensdivisé.Ainsi quand S. Paul a dit,
I. Cor. vj. 9. queles, il a parlé desidolatresn’entreront point dans le royaume des cieuxidolatresdans lesenscomposé, c’est-à-dire, de ceux qui demeureront dans l’idolâtrie. Les idolâtres, en tant qu’idolâtres, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; c’est lesenscomposé : mais les idolâtres qui auront quitté l’idolâtrie, & qui auront fait pénitence, entreront dans le royaume des cieux ; c’est lesensdivisé.Apelle ayant exposé, selon sa coutume, un tableau à la critique du public, un cordonnier censura la chaussure d’une figure de ce tableau : Apelle réforma ce que le cordonnier avoit blâmé. Mais le lendemain le cordonnier ayant trouvé à redire à une jambe, Apelle lui dit qu’un cordonnier ne devoit juger que de la chaussure ; d’où est venu le proverbe,
ne sutor ultrà crepidam, suppléezjudicet. La récusation qu’Apelle fit de ce cordonnier, étoit plus piquante que raisonnable : un cordonnier, en tant que cordonnier, ne doit juger que de ce qui est de son métier ; mais si ce cordonnier a d’autres lumieres, il ne doit point être récusé, par cela seul qu’il est cordonnier : en tant que cordonnier, (ce qui est lesenscomposé), il juge si un soulier est bien fait & bien peint ; & en tant qu’il a des connoissances supérieures à son métier, il est juge compétent sur d’autres points ; il juge alors dans lesensdivisé, par rapport à son métier de cordonnier.Ovide parlant du sacrifice d’Iphigénie,
Met. xij. 29. dit que l’intérêt public triompha de la tendresse paternelle, [& que]le roi vainquit lepere :postquam pietatem publica causa, rex que patrem vicit. Ces dernieres paroles sont dans unsensdivisé. Agamemnon se regardant comme roi, étouffe les sentimens qu’il ressent comme pere.Dans le
senscomposé, un mot conserve sasignificationà tous égards, & cettesignificationentre dans la composition dusensde toute la phrase : au lieu que dans lesensdivisé, ce n’est qu’en un certainsens, & avec restriction, qu’un mot conserve son anciennesignification».
VII. Sens littéral, sens
spirituel. C’est encore M. du Marsais qui va parler.
« Le
senslittéral est celui que les mots excitent d’abord dans l’esprit de ceux qui entendent une langue ; c’est lesensqui se présente naturellement à l’esprit. Entendre une expression littéralement, c’est la prendre au pié de la lettre.quae dict a sunt secundùm litteram accipere, id est, non aliter intelligere quàm littera sonat ; Aug. Gen. ad. litt. lib. VIII. c. ij. tom. III. C’est lesensque les paroles signifient immédiatement,is quem verba immediatè significant.Le
sensspirituel est celui que lesenslittéral renferme ; il est enté, pour ainsi dire, sur lesenslittéral ; c’est celui que les choses signifiées par lesenslittéral font naître dans l’esprit. Ainsi dans les paraboles, dans les fables, dans les allégories, il y a d’abord unsenslittéral : on dit, par exemple, qu’un loup & un agneau vinrent boire à un même ruisseau ; que le loup ayant cherché querelle à l’agneau, il le dévora. Si vous vous attachez simplement à la lettre, vous ne verrez dans ces paroles qu’une simple avanture arrivée à deux animaux : mais cette narration a un autre objet, on a dessein de vous faire voir que les foibles sont quelquefois opprimés par ceux qui sont plus puissans : & voilà lesensspirituel, qui est toujours fondé sur lesenslittéral ».
§. 1. Division du Sens littéral.
« Le
senslittéral est donc de deux sortes.1. Il y a un
senslittéralrigoureux; c’est lesenspropre d’un mot, c’est la lettre prise à la rigueur,strictè.2. La seconde espece de
senslittéral, c’est celui que les expressions figurées dont nous avons parlé, présentent naturellement à l’esprit de ceux qui entendent bien une langue ; c’est unsenslittéralfiguré: par exemple, quand on dit d’un politique, qu’il seme à propos la division entre ses propres ennemis, semerne se doit pas entendre à la rigueur selon lesenspropre, & de la même maniere qu’on ditsemer du blé: mais ce mot ne laisse pas d’avoir unsenslittéral, qui est unsensfiguré qui se présente naturellement à l’esprit. La lettre ne doit pas toujours être prise à la rigueur ; elle tue, dit saint Paul,II. Cor. iij. 6. On ne doit point exclure toutesignificationmétaphorique & figurée. Il faut bien se garder, dit S. Augustin,de doctr. christ. l. III. c. v. tom. III. Paris, 1685, de prendre à la lettre une façon de parler figurée ; & c’est à cela qu’il faut appliquer ce passage de S. Paul,la lettre tue, & l’esprit donne la vie. In principio cavendum est ne figuratam locutionem ad litteram accipias ; & ad hoc enim pertinet quod aït apostolus, littera occidit, spiritus autem vivificat.Il faut s’attacher au
sensque les mots excitent naturellement dans notre esprit, quand nous ne sommes point prévenus & que nous sommes dans l’état tranquille de la raison : voilà le véritablesenslittéral figuré ; c’est celui-là qu’il faut donner aux lois, aux canons, aux textes des coutumes, & même à l’Ecriture-sainte.Quand J. C. a dit,
Luc. ix. 62. celui qui met la main à la charrue & qui regarde derriere lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu, on voit bien qu’il n’a pas voulu dire qu’un laboureur qui en travaillant tourne quelquefois la tête, n’est pas propre pour le ciel ; le vraisensque ces paroles présentent naturellement à l’esprit, c’est que ceux qui ont commencé à mener une vie chrétienne & à être les disciples de Jesus-Christ, ne doivent pas changer de conduite ni de doctrine, s’ils veulent être sauvés : c’est donc là unsenslittéral figuré. Il en est de même des autres passages de l’évangile, où Jesus-Christ dit,Mat. v. 39, de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappé sur la droite, &,ib. 29. 30. de s’arracher la main ou l’oeil qui est un sujet de scandale : il faut entendre ces paroles de la même maniere qu’on entend toutes les expressions métaphoriques & figurées ; ce ne seroit pas leur donner leur vraisens, que de les entendre selon lesenslittéral pris à la rigueur ; elles doivent être entendues selon la seconde sorte desenslittéral, qui réduit toutes ces façons de parler figurées à leur juste valeur, c’est-à-dire, ausensqu’elles avoient dans l’esprit de celui qui a parlé, & qu’elles excitent dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage.Lorsque nous donnons au blé le nom deCérès, dit Cicéron,de nat. deor. lib. III. n°.41. à lin. xvj. & au vin le nom deBacchus,nous nous servons d’une façon de parler usitée en notre langue, & personne n’est assez dépourvu desenspour prendre ces paroles à la rigueur de la lettre. . . .Il y a souvent dans le langage des hommes un
senslittéral qui est caché, & que les circonstances des choses découvrent : ainsi il arrive souvent que la même proposition a un telsensdans la bouche ou dans les écrits d’un certain homme, & qu’elle en a un autre dans les discours & dans les ouvrages d’un autre homme ; mais il ne faut pas légerement donner dessensdésavantageux aux paroles de ceuxqui ne pensent pas en tout comme nous ; il faut que ces senscachés soient si facilement développés par les circonstances, qu’un homme de bonsensqui n’est pas prévenu ne puisse pas s’y méprendre. Nos préventions nous rendent toujours injustes, & nous font souvent prêter aux autres des sentimens qu’ils détestent aussi sincerement que nous les détestons.Au reste, je viens d’observer que le
senslittéral figuré est celui que les paroles excitent naturellement dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage : ainsi pour bien entendre le véritablesenslittéral d’un auteur, il ne suffit pas d’entendre les mots particuliers dont il s’est servi, il faut encore bien entendre les façons de parler usitées dans le langage de cet auteur ; sans quoi, ou l’on n’entendra point le passage, ou l’on tombera dans descontre-sens. En françois,donner parole, veut direpromettre; en latin,verba dare, signifietromper : poenas dare alicui, ne veut pas diredonner de la peine à quelqu’un, lui faire de la peine, il veut dire au contraire,être puni par quelqu’un, lui donner la satisfaction qu’il exige de nous, lui donner notre supplice en payement, comme on paye une amende. Quand Properce dit à Cinthie,dabis mihi perfida poenas, II. eleg. v. 3. il ne veut pas dire,perside, vous m’allez causer bien des tourmens, il lui dit au contraire, qu’il la fera repentir de sa perfidie.Perfide, vous me le payerez: voilà peut-être ce qui répond le plus exactement audabis mihi poenasde Properce.Il n’est pas possible d’entendre le
senslittéral de l’Ecriture sainte, si l’on n’a aucune connoissance des hébraïsmes & des hellénismes, c’est-à-dire, des façons de parler de la langue hébraïque & de la langue grecque. Lorsque les interpretes traduisent à la rigueur de la lettre, ils rendent les mots & non le véritablesens. De-là vient qu’il y a, par exemple, dans les pseaumes, plusieurs versets qui ne sont pas intelligibles en latin.Montes Dei, ps. 35, ne veut pas dire desmontagnes consacrées à Dieu, maisde hautes montagnes».
Voyez Idiotisme & Superlatif.
« Dans le nouveau Testament même il y a plusieurs passages qui ne sauroient être entendus, sans la connoissance des idiotismes, c’est-à-dire, des façons de parler des auteurs originaux. Le mot hébreu qui répond au mot latin
verbum, se prend ordinairement en hébreu pourchosesignifiée par la parole ; c’est le mot générique qui répond ànegotiumouresdes Latins.Transeamus usque Bethleem, & videamus hoc. Passons jusqu’à Bethléem, & voyons ce qui y est arrivé. Ainsi lorsqu’au troisieme verset, du chapitre 8 du Deutéronome, il est dit. (verbumquod factum est. Luc ij. 15Deus)dedit tibi cibum manna quod ignorabas tu & patres tui, ut ostenderet tibi quod non in solo pane vivat homo, sed in omni verbo quod egreditur de ore Dei. Vous voyez quein omni verbosignifiein omni re, c’est-à-dire,de tout ce que Dieu dit, ouveut qui serve de nourriture. C’est dans ce mêmesensque Jesus-Christ a cité ce passage : le démon lui proposoit de changer les pierres en pain ; il n’est pas nécessaire de faire ce changement, répond Jesus-Christ,car l’homme ne vit pas seulement de pain, il se nourrit encore de tout ce qui plaît à Dieu de lui donner pour nourriture, de tout ce que Dieu dit qui servira de nourriture. Mat. iv. 4. Voilà lesenslittéral ; celui qu’on donne communément à ces paroles, n’est qu’unsensmoral ».
§. 2. Division du sens spirituel.
« Le
sensspirituel est aussi de plusieurs sortes. 1. Le. 2. Lesensmoral».sensallégorique
3. Le sens anagogique.
1. Sens moral.
« Le
sensmoral est une interprétationselon laquelle on tire quelque instruction pour les moeurs. On tire un sensmoral des histoires, des sables,&c. Il n’y a rien de si profane dont on ne puisse tirer des moralités, ni rien de si sérieux qu’on ne puisse tourner en burlesque. Telle est la liaison que les idées ont les unes avec les autres : le moin dre rapport réveille une idée de moralité dans un homme dont le goût est tourné du côté de la morale ; & au contraire celui dont l’imagination aime le burlesque, trouve du burlesque par-tout.Thomas Walleis, jacobin anglois, fit imprimer vers la fin du xv. siecle, à l’usage des predicateurs, une explication morale des métamorphoses d’Ovide. Nous avons le Virgile travesti de Scaron. Ovide n’avoit point pensé à la morale que Walleis lui prête, & Virgile n’a jamais eu les idées burlesques que Scaron a trouvées dans son Enéide. Il n’en est pas de même des fables morales ; leurs auteurs mêmes nous en découvrent les moralités ; elles sont tirées du texte comme une conséquence est tirée de son principe.
2.
. LeSensallégoriquesensallégorique se tire d’un discours, qui, à le prendre dans sonsenspropre, signifie toute autre chose : c’est une histoire qui est l’image d’une autre histoire, ou de quelqu’autre pensée.Voyez Allégorie.L’esprit humain a bien de la peine à demeurer indéterminé sur les causes dont il voit ou dont il ressent les effets ; ainsi lorsqu’il ne connoît pas les causes, il en imagine & le voilà satisfait. Les payens imaginerent d’abord des causes frivoles de la plûpart des effets naturels : l’amour fut l’effet d’une divinité particuliere : Prométhée vola le feu du ciel : Cérès inventa le blé, Bacchus le vin,
&c. Les recherches exactes sont trop pénibles, & ne sont pas à la portée de tout le monde. Quoi qu’il en soit,le vulgaire superstitieux, dit le P. Sanadon,poésies d’Hor. t. I. pag. 504, fut la dupe des visionnairesqui inventerent toutes ces fables.Dans la suite, quand les payens commencerent à se policer & à faire des réflexions sur ces histoires fabuleuses, il se trouva parmi eux des mystiques, qui en envelopperent les absurdités sous le voile des allégories & des
sensfigurés, auxquels les premiers auteurs de ces fables n’avoient jamais pensé.Il y a des pieces allégoriques en prose & en vers : les auteurs de ces ouvrages ont prétendu qu’on leur donnât un
sensallégorique ; mais dans les histoires, & dans les autres ouvrages dans lesquels il ne paroît pas que l’auteur ait songé à l’allégorie, il est inutile d’y en chercher. Il faut que les histoires dont on tire ensuite les allégories, ayent été composées dans la vue de l’allégorie ; autrement les explications allégoriques qu’on leur donne ne prouvent rien, & ne sont que des explicationsarbitraires dont il est libre à chacun de s’amuser comme il lui plaît, pourvu qu’on n’en tire pas des conséquences dangereuses.Quelques auteurs,
Indiculus historico-chronologicus, in fabri thesauro, ont trouvé une image des révolutions arrivées à la langue latine, dans la statue que Nabuchodonosor vit en songe ;Dan. ij. 31. ils trouvent dans ce songe une allegorie de ce qui devoit arriver à la langue latine.Cette statue étoit extraordinairement grande ; la langue latine n’étoit-elle pas répandue presque par-tout ?
La tête de cette statue étoit d’or, c’est le siecle d’or de la langue latine ; c’est le tems de Térence, de César, de Cicéron, de Virgile ; en un mot, c’est le siecle d’Auguste.
La poitrine & les bras de la statue étoient d’argent ; c’est le siecle d’argent de la langue latine ;
c’est depuis la mort d’Auguste jusqu’à la mort de l’empereur Trajan, c’est-à-dire jusqu’environ cent ans après Auguste. Le ventre & les cuisses de la statue étoient d’airain ; c’est le siecle d’airain de la langue latine, qui comprend depuis la mort de Trajan, jusqu’à la prise de Rome par les Goths, en 410.
Les jambes de la statue étoient de fer, & les piés partie de fer & partie de terre ; c’est le siecle de fer de la langue latine, pendant le quel les différentes incursions des barbares plongerent les hommes dans une extrème ignorance ; à-peine la langue latine se conser va-t-elle dans le langage de l’Eglise.
Enfin une pierre abattit la statue ; c’est la langue latine qui cessa d’être une langue vivante.
C’est ainsi qu’on rapporte tout aux idées dont on est préoccupé.
Les
sensallégoriques ont été autrefois fort à la mode, & ils le sont encore en orient ; on en trouvoit partout jusque dans les nombres. Métrodore de Lampsaque, au rapport de Tatien, avoit tourné Homere tout entier en allégories. On aime mieux aujourd’hui la réalité dusenslittéral. Les explications mystiques de l’Ecriture-sainte qui ne sont point fixées par les apôtres, ni établies clairement par la revélation, sont sujettes à des illusions qui menent au fanatisme.VoyezHuet,Origenianor. lib. II. quaest. 13. pag. 171. & le livre intitulé,Traité dusenslittéral & dusensmystique, selon la doctrine des peres.3.
. LeSensanagogiquesensanagogique n’est guere en usage que lorsqu’il s’agit de différenssensde l’Ecriture-sainte. Ce motanagogiquevient du grecἀναγωγὴ , qui veut direélévation:ἀνὰ , dans la composition des mots, signifie souventau-dessus, en-haut,ἀγωγὴ veut direconduite; deἄγω ,je conduis: ainsi lesensanagogique de l’Ecriture-sainte est unsensmystique qui éleve l’esprit aux objets célestes & divins de la vie éternelle dont les saints jouissent dans le ciel.Le
senslittéral est le fondement des autressensde l’Ecriture-sainte. Si les explications qu’on en donne ont rapport aux moeurs, c’est lesensmoral.Si les explications des passages de l’ancien Testament regardent l’Eglise & les mysteres de notre religion par analogie ou ressemblance, c’est le
sensallégorique ; ainsi le sacrifice de l’agneau pascal, le serpent d’airain élevé dans le desert, étoient autant de figures du sacrifice de la croix.Enfin lorsque ces explications regardent l’Eglise triomphante & la vie des bienheureux dans le ciel, c’est le
sensanagogique ; c’est ainsi que le sabbat des Juifs est regardé comme l’image du repos éternel des bienheureux. Ces différenssensqui ne sont point lesenslittéral, ni lesensmoral, s’appellent aussi en général, c’est-à-direSenstropologiquesens figuré. Mais, comme je l’ai déja remarqué, il faut suivre dans lesensallégorique & dans lesensanagogique ce que la révélation nous en apprend, & s’appliquer sur-tout à l’intelligence dusenslittéral, qui est la regle infaillible de ce que nous de vons croire & pratiquer pour être sauvés ».
VIII. Sens adapté. C’est encore M. du Marsais qui
va nous instruire,
« Quelquefois on se sert des paroles de l’Ecriture sainte ou de quelque auteur profane, pour en faire une application particuliere qui convient au sujet dont on veut parler, mais qui n’est pas le
sensnaturel & littéral de l’auteur dont on les emprunte ; c’est ce qu’on appellesensus accommodatitius, sensadapté.Dans les panégyriques des saints & dans les oraisons funebres, le texte du discours est pris ordinairement dans le
sensdont nous parlons. M. Fléchier, dans son oraison funebre de M. de Turenne, appliqueà son héros ce qui est dit dans l’Ecriture à l’occasion de Judas Machabée qui fut tué dans une bataille. Le pere le Jeune de l’oratoire, fameux missionnaire, s’appelloit
Jean; il étoit devenu aveugle : il fut nommé pour prêcher le carême à Marseille aux Acoules ; voici le texte de son premier sermon :Fuit homo missus à Deo, cui nomen erat Joannes ; non erat ille lux, sed ut testimoniom perhiberet de lumine, Joan.j. 6. On voit qu’il faisoit allusion à son nom & à son aveuglement.Il y a quelques passages des auteurs profanes qui sont comme passés en proverbes, & auxquels on donne communément un
sensdétourné, qui n’est pas précisément le mêmesensque celui qu’ils ont dans l’auteur d’où ils sont tirés ; en voici des exemples :1. Quand on veut animer un jeune homme à faire parade de ce qu’il sait, ou blâmer un savant de ce qu’il se tient dans l’obscurité, on lui dit ce vers de Perse,
sat. j. 27.Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter. Toute votre science n’est rien, si les autres ne savent pas combien vous êtes savant. La pensée de Perse est pourtant de blâmer ceux qui n’étudient que pour faire ensuite parade de ce qu’ils savent :En pallor, seniumque : o mores ! usque adeone Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ? Il y a une interrogation & une surprise dans le texte, & l’on cite le vers dans un sens absolu.
2. On dit d’un homme qui parle avec emphase, d’un style ampoulé & recherché, que
Projicit ampullas & sesquipedalia verba : il jette, il fait sortir de sa bouche des paroles enflées & des mots d’un pié & demi. Cependant ce vers a un
senstout contraire dans Horace,Art poët. 97. La tragédie, dit ce poëte, ne s’exprime pas toujours d’un style pompeux & élevé : Télephe & Pélée, tous deux pauvres, tous deux chassés de leurs pays, ne doivent pas recourir à des termes enflés, ni se servir de grands mots : il faut qu’ils fassent parler leur douleur d’un style simple & naturel, s’ils veulent nous toucher, & que nous nous intéressions à leur mauvaise fortune ; ainsiprojicit, dans Horace, veut direil rejette.Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri Telephus & Peleus, cum pauper & exul uterque Projicit ampullas & sesquipedalia verba, Si curat cor spectantis tetigisse querelâ. M. Boileau,
Art poétiq. ch. III. nous donne le même précepte :Que devant Troie en flamme, Hécube desolée Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée. Cette remarque, qui se trouve dans la plûpart des commentateurs d’Horace, ne devoit point échapper aux auteurs des dictionnaires sur le mot
projicere.3. Souvent pour excuser les fautes d’un habile homme, on cite ce mot d’Horace,
Art poét. 359.Quandoque bonus dormitat Homerus; comme si Horace avoit voulu dire que le bon Homere s’endort quelquefois. Maisquandoqueest là pourquandocumque, (toutes les fois que) ; &bonusest pris en bonne part. Je suis fâché, dit Horace, toutes les fois que je m’apperçois qu’Homere, cet excellent poëte, s’endort, se néglige, ne se soutient pas.Indignor quandoque bonus dormitat Homerus. M. Danet s’est trompé dans l’explication qu’il donne de ce passage dans son dictionnaire latin-françois sur ce mot
quandoque.4. Enfin pour s’excuser quand on est tombé dans quelque faute, on cite ce vers de Térence,
Heaut. I. j. 25.Homo sum, humani nihil à me alienum puto, comme si Térence avoit voulu dire,
je suis homme, je ne suis point exempt des foiblesses de l’humanité; ce n’est pas là lesensde Térence. Chrémès, touché de l’affliction où il voit Ménédème son voisin, vient lui demander quelle peut être la cause de son chagrin, & des peines qu’il se donne : Ménédème lui dit brusquement, qu’il faut qu’il ait bien du loisir pour venir se mêler des affaires d’autrui.Je suis homme, répond tranquillement Chrémès ;rien de tout ce qui regarde les autres hommes n’est étranger pour moi, je m’intéresse à tout ce qui regarde mon prochain.On doit s’étonner, dit madame Dacier, que ce vers ait été si mal entendu, après ce que Cicéron en a dit dans le premier livre des Offices.
Voici les paroles de Cicéron,
I. Offic. n. 29. à lin. IX. Est enim difficilis cura rerum alienarum, quanquam Terentianus ille Chremes humani nihil à se alienum putat. J’ajouterai un passage de Séneque, qui est un commentaire encore plus clair de ces paroles de Térence. Séneque ce philosophe payen, explique dans une de ses lettres comment les hommes doivent honorer la majesté des dieux : il dit que ce n’est qu’en croyant à eux, en pratiquant de bonnes oeuvres, & en tâchant de les imiter dans leurs perfections, qu’on peut leur rendre un culte agréable ; il parle ensuite de ce que les hommes se doivent les uns aux autres. Nous devons tous nous regarder, dit-il, comme étant les membres d’un grand corps ; la nature nous a tirés de la même source, & par-là nous a tous faits parens les uns des autres ; c’est elle qui a établi l’équité & la justice. Selon l’institution de la nature, on est plus à plaindre quand on nuit aux autres, que quand on en reçoit du dommage. La nature nous a donné des mains pour nous aider les uns les autres ; ainsi ayons toujours dans la bouche & dans le coeur ce vers de Térence ;je suis homme, rien de tout ce qui regarde les hommes n’est étranger pour moi».
Membra sumus corporis magni, natura nos cognatos edidit, cùm ex iisdem & in idem gigneret. Hoec nobis amorem indidit mutuum & sociabiles fecit ; illa oequum justumque composuit : ex illius constitutione miserius est nocere quam loedi ; & illius imperio paratae sunt ad juvandum manus. Iste versus & in pectore & in ore sit, Homo sum, humani nihil à me alienum puto.Habeamus in commune, quod nati sumusSénec. ep. xcv .
« Il est vrai en général que les citations & les applications doivent être justes autant qu’il est possible, puisqu’autrement elles ne prouvent rien, & ne servent qu’à montrer une fausse érudition : mais il y auroit du rigorisme à condamner tout
sensadapté.Il y a bien de la différence entre rapporter un passage comme une autorité qui prouve, ou simplement comme des paroles connues, auxquelles on donne un
sensnouveau qui convient au sujet dont on veut parler : dans le premier cas, il faut conserver lesensde l’auteur ; mais dans le second cas, les passages auxquels on donne unsensdifférent de celui qu’ils ont dans leur auteur, sont regardés comme autant de parodies, & comme une sorte de jeu dont il est souvent permis de faire usage ».
IX. Sens louche, Sens
équivoque. Le
« car, dit M.
du Marsais, Trop. part. III. art. vj. comme les personnes louches paroissent regarder d’un côté pendant qu’ellesregardent d’un autre, de même dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport pendant qu’ils en ont un autre » :
par conséquent c’est la phrase même qui a le vice d’être louche ; & comme les
objets vus par les personnes louches ne sont point louches pour cela, mais seulement
incertains à l’égard des autres, de même le sens louche ne peut pas
être regardé proprement comme louche, il n’est qu’incertain pour ceux qui entendent ou
qui lisent la phrase. Si donc on donne le nom de sens louche à celui
qui résulte d’une disposition louche de la phrase, c’est par métonymie que l’on
transporte à la chose signifiée le nom métaphorique donné d’abord au signe. Voici un
exemple de construction & de sens louche, pris par M. du Marsais,
dans cette chanson si connue d’un de nos meilleurs opéra :
Tu sais charmer, Tu sais desarmer Le dieu de la guerre : Le dieu du tonnerre Se laisse enflammer.
«
Le dieu du, dit notre grammairien, paroît d’abord être le terme de l’action detonerre charmer& dedésarmer, aussi bien quele dieu de la guerre: cependant quand on continue à lire, on voit aisément quele dieu du tonnerreest le nominatis ou le sujet dese laisse enflammer».
Voici un autre exemple cité par Vaugelas, Rem. 119.
«
Germanicus, (en parlant d’Alexandre)a égalé sa vertu, & son bonheur n’a jamais eu de pareil… On appelle cela, dit il, uneconstruction louche, parce qu’elle semble regarder d’un côté, & elle regarde de l’autre ».
On voit que ce puriste célebre fait tomber en effet la qualification de louche sur la construction plutôt que sur le sens de la
phrase, conformément à ce que j’ai remarqué.
« Je sais bien, ajoute-t-il en parlant de ce vice d’élocution, & j’adopte volontiers sa remarque : je sais bien qu’il y aura assez de gens qui nommeront ceci un scrupule & non pas une faute, parce que la lecture de toute la période fait entendre le
sens, & ne permet d’en douter ; mais toujours ils ne peuvent pas nier que le lecteur & l’auditeur n’y soient trompés d’abord, & quoiqu’ils ne le soient pas long tems, il est certain qu’ils ne sont pas bien-aises de l’avoir été, & que naturellement on n’aime pas à se méprendre : enfin c’est une imperfection qu’il faut éviter, pour petite qu’elle soit, s’il est vrai qu’il faille toujours faire les choses de la façon la plus parfaite qu’il se peut, sur-tout lorsqu’en matiere de langage il s’agit de la clarté de l’expression ».
Le sens louche naît donc de l’incertitude de la relation grammaticale
de quelqu’un des mots qui composent la phrase. Mais que faut-il entendre par un sens équivoque, & quelle en est l’origine ? Car ces deux expressions
ne sont pas identiques, quoique M. du Marsais semble les avoir confondues (loc. cit.) Le sens équivoque me paroît venir sur-tout de
l’indétermination essentielle à certains mots, lorsqu’ils sont employés de maniere que
l’application actuelle n’en est pas fixée avec assez de précision. Tels sont les
adjectifs conjonctifs qui & que, & l’adverbe
conjonctif donc ; parce que n’ayant par eux-mêmes ni nombre ni genre
déterminé, la relation en devient nécessairement douteuse, pour le peu qu’ils ne
tiennent pas immédiatement à leur antécédent. Tels sont nos pronoms de la troisieme
personne ; il, lui, elle, la, le, les, ils, eux, elles, leur ; parce
que tous les objets dont on parle étant de la troisieme personne, il doit y avoir
incertitude sur la relation de ces mots, son, sa, ses, leur, leurs ; & les purs adjectifs possessifs de la
même personne, sien, sienne, siens, siennes ; parce que la troisieme
personne déterminée à laquelle ils doivent se rapporter, peut être incertaine à leur
égard comme à l’égard des pronoms personnels, & pour la même raison.
Je ne cirerai point ici une longue suite d’exemples, je renverrai ceux qui en desirent,
à la remarque 547 de Vaugelas, ou ils en trouveront de toutes les
especes avec les correctifs qui y conviennent ; mais je finirai par deux
observations.
La premiere, c’est que phrase louche & phrase équivoque, sont des expressions, comme je l’ai déja remarqué, synonymes si l’on
veut, mais non pas identiques ; elles énoncent le même défaut de netteté, mais elles en
indiquent des sources différentes. Phrase amphibologique, est une
expression plus générale, qui comprend sous soi les deux premieres, comme le genre
comprend les especes ; elle indique encore le même défaut de netteté, mais sans en
assigner la cause. Ainsi, les impressions qu’il prit depuis, qu’il tâcha de
communiquer aux siens, &c. c’est une phrase louche, parce
qu’il semble d’abord qu’on veuille dire, depuis le tems qu’il tâcha,
au lieu que depuis est employé absolument, & qu’on a voulu dire,
lesquelles il tâcha ; incertitude que l’on auroit levée par un & avant qu’il tâchât. Lisias promit à son pere de
n’abandonner jamais ses amis, c’est une phrase équivoque, parce
qu’on ne sait s’il s’agit des amis de Lysias, ou de ceux de son pere : toutes deux sont
amphibologiques.
La seconde remarque, c’est que M. du Marsais n’a pas dû citer comme une phrase
amphibologique, ce vers de la premiere édition du Cid. (III. 6.)
L’amour n’est qu’un plaisir, & l’honneur un devoir.
La construction de cette phrase met nécessairement de niveau l’amour
& l’honneur, & présente l’un & l’autre comme également
méprisables : en un mot, elle a le même sens que celle-ci.
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur n’est qu’un devoir.
Il est certain que ce n’étoit pas l’intention de Corneille, & M. du Marsais en
convient ; mais la seule chose qui s’ensuive de-là, c’est que ce grand poëte a fait un
contre-sens, & non pas une amphibologie ;
& l’académie a exprimé le vrai sens de l’auteur, quand elle a
dit :
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.
Il faut donc prendre garde encore de confondre amphibologie & contre-sens : l’amphibologie est dans une phrase qui
peut également servir à énoncer plusieurs sens différens, & que
rien de ce qui la constitue, ne détermine à l’un plutôt qu’à l’autre : le contre-sens est dans une phrase qui ne peut avoir qu’un sens,
mais qui auroit dû être construite de maniere à en avoir un autre. Voyez
Contre-Sens.
Résumons. La signification est l’idée totale dont un mot est le signe
primitif par la décision unanime de l’usage.
L’acception est un aspect particulier sous lequel la signification primitive est envisagée dans une phrase.
Le sens est une autre signification différente de
la primitive, qui est entée, pour ainsi dire, sur cette premiere, qui lui est ou
analogue ou accessoire, & sens d’un mot, & le sens d’une phrase ; au lieu qu’on ne
dit pas de même la signification ou l’acception
d’une phrase. (B. E. R. M.)
SINGULIER, re, adj. (Gram.) ce terme est consacré
dans le langage grammatical, pour désigner celui des nombres qui marque l’unité. V. Nombre.
Un même nom, avec la même signification, ne laisse pas très-souvent de recevoir des sens
fort différens, selon qu’il est employé au nombre singulier, ou au
nombre pluriel. Par exemple, donner la main, c’est la présenter à
quelqu’un par politesse, pour l’aider à marcher, à descendre, à monter, &c. donner les mains, n’est plus qu’une expression figurée, qui veut dire consentir à une proposition. Cette remarque est due à M. l’abbé d’Olivet,
sur ces vers de Racine, Bajazet, I. iij. 8. 9.
. . . . . . Savez-vous si demain Sa liberté, ses jours seront en votre main.
Il me semble que de pareilles observations sont fort propres à faire concevoir qu’il est nécessaire d’apporter dans l’étude des langues, autre chose que des oreilles, pour entendre ce qui se dit, ou des yeux pour lire ce qui est écrit : il y faut encore une attention scrupuleuse sur mille petites choses qui échapperont aisément à ceux qui ne savent point examiner, ou qui seront mal vues par ceux qui n’auront pas une certaine pénétration, un certain degré de justesse dont on se croit toujours assez bien pourvu, & qui pourtant est bien rare.
L’usage a autorisé dans notre langue une maniere de parler qui mérite d’être remarquée :
c’est celle où l’on emploie par synecdoque, le nombre pluriel, au lieu du nombre singulier, quand on adresse la parole à une seule personne : Monsieur, vous m’avez ordonné ; je vous prie ; &c. ce qui signifie
littéralement en latin, domine, jussistis ; oro vos ; la politesse
françoise fait que l’on traite la personne à qui l’on parle, comme si elle en valoit
plusieurs : & c’est pour cela que l’on n’emploie que le singulier,
quand on parle à une personne à qui l’on doit plus de franchise, ou moins d’égards ; on
lui dit, tu m’as demandé, je t’ordonne, sur tes avis, &c. cette
derniere façon de parler s’appelle tutoyer, ou tutayer ; ainsi l’on ne tutaye que ceux avec qui l’on est très-familier, ou ceux
pour qui l’on a peu d’égards. On trouve dans le patois de Verdun dévouser, pour tutayer ; ce qui me feroit volontiers croire que
c’est un ancien mot du langage national ; il en a tous les caracteres analogiques, &
il est composé de la particule privative dé, & du pronom pluriel vous, comme pour dire priver de l’honneur du vous. Ce
mot méritoit de rester dans la langue, & il devroit y rentrer en concurrence avec tutayer : tous deux signifieroient la même chose, mais en indiquant des
vues différentes ; par exemple, on tutayeroit par familiarité, ou par
énergie, comme dans la poésie ; on dévouseroit par manque d’égards, ou
par mépris.
Au reste, il y a peu de langues modernes où l’urbanité n’ait donné lieu à quelque
locution vraiment irréguliere à cet égard. Les Allemands disent : mein herr,
ich bin ihr diener, ce qui signifie littéralement en françois, monsieur, je suis leur serviteur, au lieu de ton, qui seul est
régulier : ils disent de même ils, au lieu de tu ; par
exemple, sie bleiben immer ernsihast, c’est-à-dire, ils
démeurent toujours sérieux, au lieu de l’expression réguliere, tu es
toujours serieux : il y a donc dans le germanisme, abus du nombre & de la
personne. Les Italiens, outre notre maniere, ont encore leur vossignoria, nom abstrait de la troisieme personne, qu’ils substituent à celui de la
seconde. Les vuestra merced, ou vuesa merced,
qu’ils indiquent communément dans l’écriture, par v. m. (B.
E. R. M.)
SOLÉGISME, s. m. (Gram.) quelques grammairiens sani sermonis indigna corruptio, corruption d’un
langage sain. Mais cette origine, quoiqu’ingénieuse & probable en soi, est démentie
par l’histoire.
« Ce mot est formé de
Σόλοικοι , qui signifie leshabitans de la villeappelléeΣόλοι , commeἌγροικοι , leshabitans de la campagne».
[La terminaison domus ; d’où habito].
« De
Σόλοικοι on a faitσολοικίζειν ,imiter les habitans de la villeappelléΣόλοι , comme deἌγροικοι, ἀγροικίζειν ,imiter les gens de la campagne».
Voyez Imitatif.
« Il y avoit deux villes de ce nom, l’une en Cilicie, sur les bords du Cydnus, l’autre dans l’île de Chypre. Ces deux villes, suivant un grand nombre d’auteurs, avoient été fondées par Solon. La ville qu’il avoit bâtie dans cette province, quitta dans la suite le nom de son fondateur, pour prendre celui de Pompée, qui l’avoit rétablie. A l’égard de celle de l’île de Chypre, Plutarque nous a conservé l’histoire de sa fondation. Solon étant passé auprès d’un roi de Chypre, acquit bientôt tant d’autorité sur son esprit, qu’il lui persuada d’abandonner la ville où il faisoit son séjour : l’assiette en étoit à la vérité fort avantageuse ; mais le terrein qui l’environnoit étoit ingrat & difficile. Le roi suivit les avis de Solon, & bâtit dans une belle plaine une nouvelle ville, aussi forte que la premiere, dont elle n’étoit pas éloignée, mais beaucoup plus grande & plus commode pour la subsistance des habitans On accourut en foule de toutes parts pour la peupler ; & il y vint sur-tout un grand nombre d’Athéniens, qui s’étant mêlés avec les anciens habitans, perdirent dans leur commerce la politesse de leur langage, & parlerent bientôt comme des barbares : de-là le nom
σόλοικοι , qui est leur nom, fut substitué au motβάρβαροι , &σολοικίζειν , àβαρβαρίζειν , qu’on employoit auparavant pour désigner ceux qui parloient un mauvais langage ».
Mém. de l’acad. royale des Inscr. & Belles-lettr. tom. V. Hist.
pag. 210.
Le nom de solécisme, dans son origine, fut donc employé dans un sens
général, pour désigner toute espece de faute contre l’usage de la langue ; & il étoit
d’abord synonyme de barbarisme.
Mais le langage des sciences & des arts, guidé par le même esprit que celui de la
société générale, ne souffre pas plus les mots purement synonymes : ou il n’en conserve
qu’un, ou il les différencie par des idées distinctives ajoutées à l’idée commune qui les
rapproche. De-là la différence que les Grammairiens ont mise entre les deux mots, solécisme & barbarisme, & que M. du Marsais a
exposée avec netteté au mot
Barbarisme.
Théophraste & Chrysippe avoient fait chacun un ouvrage intitulé l. V. c. xx. qui prétend que les écrivains grecs qui ont parlé purement le
langage attique, n’ont jamais employé ce mot, & qu’il ne l’a vu dans aucun auteur de
réputation. (B. E. R. M.)
SUBJONCTIF, VE, (Gram.) proposition subjonctive, mode
subjonctif ; c’est sur-tout dans ce dernier sens que ce terme est
propre au langage grammatical, pour y désigner un mode personnel oblique, le seul qu’il y
ait en latin, en allemand, en françois, en italien, en espagnol, & apparemment en bien
d’autres idiomes.
Le subjonctif est un mode personnel, parce qu’il admet toutes les
inflexions personnelles & numériques, au moyen desquelles le verbe peut se mettre en
concordance avec le sujet déterminé auquel on l’applique : & c’est un mode oblique,
parce qu’il ne constitue qu’une proposition incidente, nécessairement subordonnée à la
principale.
Quand je dis que le subjonctif ne constitue qu’une proposition
incidente, je ne veux pas dire qu’il soit le seul mode qui puisse avoir cette propriété ;
l’indicatif & le suppositif sont fréquemment dans le même cas ; par exemple, achetez le livre que j’ai lû ; vous tenez le livre que je lirois le plus
volontiers : je veux marquer par-là que le subjonctif ne peut
jamais constituer une proposition principale ; ce qui le distingue essentiellement des
autres modes personnels, qui peuvent être l’ame de la proposition principale, comme, j’ai lû le livre que vous avez acheté ; je lirois volontiers le livre que vous
tenez. De cette remarque il suit deux conséquences importantes.
I. La premiere, c’est qu’on ne doit point regarder comme appartenant au subjonctif, un tems du verbe qui peut constituer, directement & par soi-même,
une proposition principale.
C’est donc une erreur évidente que de regarder subjonctif, ce tems que je nomme prétérit postérieur, comme amavero, j’aurai aimé ; exivero, je serai sorti ; precatus ero ou fuero, j’aurai prié ; laudatus ero ou fuero, j’aurai été loué : c’est pourtant la
décision commune de presque tous ceux qui se sont avisés de composer pour les commençans
des livres élémentaires de grammaire ; & l’auteur même de la Méthode
latine de P. R. a suivi aveuglément la multitude des grammatistes, qui avoient
répeté sans examen ce que Priscien avoit dit le premier sans réflexion, lib.
VIII. de cognat. temp.
Suivons au contraire le fil des conséquences qui sortent de la véritable notion du subjonctif. Ce tems peut constituer une proposition principale, comme
quand on dit en françois, j’aurai fini demain cette lettre : il la
constitue dans ce vers d’Horace, II. sat. ij. 54. 55.
. . . . . Frustrà vitium vitaveris illud Si te alio pravum detorseris.
Car c’est comme si nous disions, vainement aurez-vous évité ce défaut, si
mal-à-propos vous tombez dans un autre ; & tout le monde sent bien que l’on
pourroit réduire cette phrase périodique à deux propositions détachées & également
principales, vous aurez vainement évité ce défaut (voilà la premiere),
car vous tomberez mal-à-propos dans un autre (voilà la seconde) ; or
la premiere dans ce cas se diroit toujours de même en latin, frustrà vitium
vitaveris illud, & la seconde seroit, nam te aliò parvum
detorquebis.
Concluons donc que le prétendu futur du subjonctif n’appartient point à
ce mode, puisque toute proposition dont le verbe est au subjonctif est
nécessairement incidente, & que ce tems peut être au contraire le verbe d’une
proposition principale. Cette conséquence peut encore se prouver par une autre observation
dejà remarquée au mot
Futur : la voici. Selon les regles établies par les méthodistes dont il
s’agit, la conjonction dubitative an étant placée entre deux verbes, le
second doit être mis au subjonctif. A partir de-là, quand j’aurai à
mettre en latin cette phrase françoise, je ne sais si je louerai, je
dirai que le si dubitatif doit s’exprimer par an,
qu’il est placé entre deux verbes, & que le second je’louerai doit
être au subjonctif ; or je louerai est en françois le
futur de l’indicatif (je parle le langage de ceux que je réfute afin qu’ils m’entendent) ;
donc je mettrai en latin laudavero, qui est le futur du subjonctif, & je dirai, nescio an laudavero… Gardez-vous
bien, me diront-ils, vous ne parleriez pas latin : il faut dire, nescio an
laudaturus sim, en vertu de telle & telle exception ; & quand le verbe est
au futur de l’indicatif en françois, on ne peut jamais le rendre en latin par le futur du
subjonctif, quoique la regle générale exige ce mode : il faut se
servir….. Eh ! messieurs, convenez plutôt de bonne foi qu’on ne doit pas dire ici laudavero, parce qu’en effet laudavero n’est pas au subjonctif, & que l’on ne doit dire laudaturus sim,
que parce que c’est là le véritable futur de ce mode. Voyez Tems.
Ajoutons à ces considérations une remarque de fait : c’est qu’il est impossible de
trouver dans tous les auteurs latins un seul exemple, où la premiere personne du singulier
de ce tems soit employée avec la conjonction ut ; & que ce seroit
pourtant la seule qui pût prouver en ce cas que le tems est du subjonctif, parce que les cinq autres personnes étant semblables à celles du
prétérit du même mode, on peut toujours les rapporter au prétérit qui est
incontestablement du subjonctif. Périzonius lui-même, qui regarde le
tems dont il s’agit, comme futur du subjonctif, est forcé d’avouer le
fait, & il ne répond à la conséquence qui s’en tire, qu’en la rejettant positivement
& en recourant à l’ellipse pour amener ut devant ce Minerv. 1. 13. not. 6.
Mais enfin, il faut convenir que c’est abuser de l’ellipse : elle ne doit avoir lieu que
dans les cas où d’autres exemples analogues nous autorisent à la suppléer, ou bien
lorsqu’on ne peut sans y recourir, expliquer la constitution grammaticale de la phrase ;
c’est ainsi qu’en parle Sanctius même, (Minerv. iv. 2.) avoué en cela
par Périzonius son disciple : Ego illa tantum supplenda proecipio, quae
veneranda illa supplevit antiquitas, aut ea sine quibus grammaticae ratio constare non
potest. Or, 1°. il est avoué qu’on ne trouve dans les anciens aucun exemple où la
premiere personne singuliere du prétendu futur du subjonctif soit
employée avec ut ; 2°. en considérant comme principale la proposition où
entre ce tems, on en explique très-bien la constitution grammaticale sans recourir à
l’ellipse, ainsi qu’on l’a vû plus haut : c’est donc un subterfuge sans fondement, que de
vouloir expliquer ce tems par une ellipse, plutôt que d’avouer qu’il n’appartient pas au
subjonctif.
Il y a encore deux autres tems des verbes françois, italiens, espagnols, allemands, &c. que la plûpart des grammairiens regardent comme appartenans au
mode subjonctif, & qui n’en sont pas ; comme je lirois,
j’aurois lû ; je sortirois, je serois sorti. L’abbé Regnier les appelle premier
& second futur du subjonctif ; la Touche les appelle imparfait & plus-que-parfait conditionels, & c’est le
système commun des rudimentaires. Mais ces deux tems s’employent directement & par
eux-mêmes dans des propositions principales : de même que l’on dit, je le
ferai, si je puis, on dit, je le ferois, si je
pouvois ; je l’aurois fait, si j’avois pû : or il est évident
que dans trois phrases si semblables, les verbes qui y ont des fonctions analogues sont
employés dans le même sens ; par conséquent,
Il. La seconde conséquence à déduire de la notion du subjonctif, c’est
qu’on ne doit regarder comme primitive & principale, aucune proposition dont le verbe
est au subjonctif ; elle est nécessairement subordonnée à une autre,
dans laquelle elle est incidente, sous laquelle elle est comprise, &
à laquelle elle est jointe par un mot conjonctif, subjungitur.
C’est cette propriété qui est le fondement de la dénomination de ce mode : subjunctivus modus, c’est-à-dire modus juv ans, ad
juv an dam propositionem sub aliâ
propositione : ensorte que les grammairiens qui ont jugé à propos de donner à ce
mode le nom de
1°. Il n’est donc pas vrai qu’il y ait une premiere personne du pluriel dans les
impératifs latins, com me le disent tous les rudimens de ma connoissance, à l’exception de
celui de P. R. amemus, doceamus, legamus, audiamus ; c’est la premiere
personne du tems que l’on appelle le présent du subjonctif ; & si l’on trouve de tels mots employés seuls dans la phrase &
avec un sens direct en apparence, ce n’est point immédiatement dans la forme de ces mots
qu’il en faut chercher la raison grammaticale : il en est de cette premiere personne du
pluriel comme de toutes les autres du même tems, on ne peut les construire
grammaticalement qu’au moyen du supplément de quelque ellipse. Quelle est donc la
construction analytique de ces phrases de Cicéron ? Nos autem tenebras cogitemus tantas quantae quondam, &c. (
Ce seroit le même supplément, si le verbe étoit à la troisieme personne dans la phrase
prétendue directe. Vendat oedes vir bonus propter aliqua
vitia quae ipse novit, coeteri ignorent pestilentes sint, & habeantur salubres : Ignoretur in omnibus cubiculis
apparere serpentes : malè materiatae, ruinosae : sed hoc, proeter deminum, nemo sciat. Off. iij. 13. Il faut mettre par-tout le même supplément,
2°. Ceux de nos grammairiens françois qui établissent une troisieme personne singuliere,
& une troisieme personne plurielle dans nos impératifs, sont encore dans la même
erreur. Qu’ils y prennent garde, la seconde du singulier & les deux premieres du
pluriel ont une forme bien différente des prétendues troisiemes personnes ; fais, faisons, faites ; lis, lisons, lisez ; écoute, écoutons, écoutez, &c. ce
sont comunément des personnes de l’indicatif dont on supprime les pronoms personnels ;
& cette suppression même est la forme qui constitue l’impératif, voyez
Impératif. Mais c’est tout autre chose à la prétendue troisieme personne ;
qu’il ou qu’elle fasse, qu’il ou qu’elle lise, qu’il ou qu’elle écoute, au singulier ; qu’ils ou qu’elles fassent, qu’ils ou qu’elles lisent, qu’ils ou qu’elles écoutent, au pluriel ; il y
a ici des pronoms personnels, une conjonction que, en un mot, ces deux
troisiemes personnes prétendues impératives, sont toujours les mêmes, dit M. Restaut, ch. vj. art. 3. que celles du présent du subjonctif.
Or, je le demande, est-il croyable qu’aucune vûe d’analogie ait pu donner des formations si différentes aux personnes d’un même tems, je ne dis pas par rapport à quelques verbes exceptés, comme chacun sent que cela peut être, mais dans le système entier de la conjugaison françoise ? Ce ne seroit plus analogie, puisque des idées semblables auroient des signes différens, & que des idées différentes y auroient des signes semblables ; ce seroit anomalie & confusion.
Je dis donc que les prétendues troisiemes personnes de l’impératif sont en effet du subjonctif, comme il est évident par la forme constante qu’elles ont,
& par la conjonction qui les accompagne toujours : j’ajoute que dans toutes les
occasions où elles paroissent employées directement, comme il convient en effet au mode
impératif, il y a nécessairement une ellipse, sans le supplément de laquelle il n’est pas
possible de rendre de la phrase une bonne raison grammaticale. Qu’il médite
beaucoup avant que d’écrire, c’est-à-dire il faut, il est nécessaire,
il est convenable, je lui conseille, &c. qu’il médite beaucoup
avant que d’écrire : Qu’elles ayent tout préparé quand nous arriverons ;
c’est-à-dire, par exemple, je desire ou je veux qu’elles
ayent tout préparé.
Mais, dira-t-on, ces supplémens font disparoître le sens impératif que la forme usuelle
montre nettement ; donc ils ne rendent pas une juste raison de la phrase. Il me semble au
contraire, que c’est marquer bien nettement le sens impératif, que de dire je
veux, je desire, je conseille
(Voyez Impératif) : & si l’on dit, il faut, il est nécessaire,
il est convenable ; qu’est-ce à dire, sinon la loi ordonne, la raison
rend nécessaire ou impose la nécessité, la bienséance ou la convenance
exige ? Et tout cela n’est-il pas impératif ?
C’est donc la forme de la phrase, c’est le tour elliptique qui avertit alors du sens
impératif ; & il n’est point attaché à la forme particuliere du verbe comme dans les
autres personnes : mais la forme de la phrase ne doit entrer pour rien dans le système de
la conjugaison, où elle n’est nullement sensible. Que je dise à un étranger que ces mots
qu’il fasse sont de la conjugaison du verbe faire,
il m’en croira : mais que je lui dise que c’est la troisieme personne de l’impératif,
& que la seconde est fais, je le dis hardiment, il ne m’en croira
pas, s’il raisonne juste & conséquemment. S’il connoît les principes généraux de la
grammaire, & qu’il sache que notre que est une conjonction, je ne
doute pas qu’il n’aille jusqu’à voir que ces mots qu’il fasse sont du
subjonctif, parce qu’il n’y a que des formes subjonctives qui exigent indispensablement des conjonctions.
3°. Par-tout où l’on trouve le subjonctif, il y a, ou il faut suppléer
une conjonction, qui puisse attacher ce mode à une phrase principale. Ainsi dans ces vers
d’Horace, II. Ep. j. 1.
Cùm tot sustineas& tanta negotia solus ;Res italas armis tuteris, moribusornes,Legibus emendes: in publica commodapeccem,Si longo sermone morertua tempora, Caesar :
Il faut nécessairement suppléer ut avant chacun de ces subjonctifs, & tout ce qui sera nécessaire pour amener cet ut ; par exemple : Cùm res est ita ut tot sustineas & tanta negotia solus ; ut
Ferreus essem, si te non amarem :
(Cic.
Pace tuâ dixerim : c’est-à-dire, ita concede ut
Nonnulli etiam Coesari nuntiabant, quum castra moveri aut signa ferri jussisset, non sore dicto audientes milites : (Caes. I.
La nécessité d’interpréter ainsi le subjonctif, est non-seulement une
suite de la nature connue de ce mode, c’est encore une chose en quelque sorte avouée par
nos grammairiens, qui ont grand soin de mettre la conjonction que avant
toutes les personnes des tems du subjonctif, parce qu’il est constant
que cette conjonction est essentielle à la syntaxe de ce mode ; que j’aime,
que j’aimasse, que j’aye aimé, &c. Les Rudimentaires eux-mêmes ne traduisent
pas autrement le subjonctif latin dans les paradigmes des conjugaisons :
amem, que j’aime ; amarem, que j’aimasse ; amaverim, que j’aye aimé, &c.
On trouve dans les auteurs latins plusieurs phrases où le subjonctif
& l’indicatif paroissent réunis par la conjonction copulative, qui ne doit exprimer
qu’une liaison d’unité fondée sur la similitude. (Voyez Mot, art. ij. n°. 3.) Les Grammairiens
en ont conclu que c’étoit une énallage en vertu de laquelle le subjonctif est mis pour l’indicatif. Mais en vérité, c’est connoître bien peu
jusqu’à quel point est raisonnable & conséquent ce génie supérieur qui dirige
secretement toutes les langues, que de croire qu’il puisse suggérer des locutions si
contraires à ses principes fondamentaux, & conséquemment si nuisibles à la clarté de
l’énonciation, qui est le premier & le plus essentiel objet de la parole.
L’énallage est une chimere inventée par les Grammatistes (Voyez Enallage) Chaque tems, chaque mode, chaque nombre, &c. est toujours employé conformément à sa destination ; jamais une
conjonction copulative ne lie des phrases dissemblables, comme il n’arrive jamais qu’amare signifie haïr, que ignis
signifie eau, &c. l’un n’est ni plus possible, ni plus raisonnable
que l’autre.
Que falloit-il donc conclure des phrases où la conjonction copulative semble réunir
l’indicatif & le subjonctif ? Par exemple, quand on lit dans
Plaute : eloquere quid tibi est, & quid nostram velis operam ; & ailleurs :
Mais ne m’objectera-t-on point que c’est innover dans la langue latine, que d’y imaginer
des supplémens de cette espece ? Ces res est ou erat,
ou futura est, ou futura erat ita ut, factum est ita
ut, &c. placées par-tout avant le subjonctif, semblent
être
« des expressions qui ne sont point point marquées au coin public, des expressions de mauvais aloi, qui doivent être rejettées comme barbares ».
Ainsi s’exprime un grammairien moderne dans une sortie fort vive contre Sanctius. Je ne me donne pas pour l’apologiste de ce grammairien philosophe : je conviens au contraire qu’avec des vues générales très bonnes en soi, il s’est souvent mépris dans les applications particulieres ; & moi-même j’ai osé quelquefois le censurer : mais je pense qu’il est excessif au moins de dire que certaines expressions qu’il a prises pour supplément d’ellipse,
« ne sont les productions que de l’ignorance ».
On ne doit parler ainsi de quelqu’un en particulier, qu’autant que l’on seroit sûr d’être infaillible. Je laisse cette digression & je viens à l’objection.
Je répons, 1°. que ces supplémens ne sont pas tout-à-fait inconnus dans la langue latine,
& qu’on en trouvera des exemples, & la preuve de ce que je soutiens ici sur la
nature du subjonctif, dans les excellentes notes de Perizonius sur
Sanctius même. Minerv. I. xiij.
Je répons, 2°. qu’on ne donne point ces supplémens comme des locutions usitées dans la langue, mais comme des développemens analytiques, des phrases usuelles ; non comme des modeles qu’il faille imiter, mais comme des raisons grammaticales des modeles qu’il faut entendre pour les imiter à propos.
Je répons, 3°. que dès que la raison grammaticale & analytique exige un supplément
d’ellipse, on est suffisamment autorisé à le donner, quand même on n’en auroit aucun
modele dans la construction usuelle de la langue. Personne apparemment ne s’est encore
avisé de dire en françois, je souhaite ardemment que le ciel fasse en sorte que nous ayons bien-tôt la paix : c’est pourtant le
développement analytique le plus naturel & le plus raisonnable de cette phrase
françoise,
Pour ce qui concerne les tems du subjonctif, il en sera parlé ailleurs.
Voyez Tems.
Remarquons, en finissant, que le subjonctif, est un mode mixte, &
par conséquent non nécessaire dans la conjugaison ; c’est pour cela que la langue
hébraïque ne l’a point admis ; & il est évident que M. Lavery se trompe dans sa
grammaire angloise dédiée à madame du Boccage, lorsqu’il veut faire trouver un subjonctif dans les verbes anglois : il ne faut pour s’en convaincre, que
comparer les tems du prétendu subjonctif avec ceux de l’indicatif, &
l’on y verra l’identité la plus exacte ; ce sera la même chose en comparant le prétendu
second subjonctif avec le prétendu potentiel ; ils sont également
identiques, & j’ajoute que ni l’un ni l’autre ne doit pas plus être compté dans la
conjugaison angloise qu’on ne doit compter dans la nôtre ; je puis diner, je
pouvois diner, &c. je veux diner, je voulois diner, &c.
j’aime à diner, j’aimois à diner, &c. ou telle autre phrase où
entreroit l’infinitif diner. Il me semble difficile de bien exposer les
regles d’aucune grammaire particuliere, quand on ne connoît pas à fond les principes de la
Grammaire générale. (E. R. M. B.)
SUBSTANTIVEMENT, adv. c’est-à dire à la maniere des substantifs. On dit
en Grammaire qu’un adjectif est pris substantivement, pour dire qu’il
est employé dans la phrase à la maniere des substantifs, ou plutôt à la maniere des
noms :
« Ce qui ne peut arriver, dit M. du Marsais (
Trop. part. III. art. j.), que parce qu’il y a alors quelque autre nom sousentendu qui est dans l’esprit, par exemple,le, c’est-à-direvraipersuadece qui est vrai, l’être vrai, oula vérité ; le, c’est-à-diretout-puissantvengera lesfoiblesqu’on opprimeDieu qui est toutpuissant vengera les hommes foibles».
Si, quand un adjectif est employé seul dans une phrase, on le rapporte à quelque nom
sousentendu qu’on a dans l’esprit, il est évident qu’alors il est employé comme tous les
autres adjectifs, qu’il exprime un être déterminé accidentellement par l’application
actuelle à ce nom sousentendu, en un mot qu’il n’est pas pris substantivement, pour parler encore le langage ordinaire. Ainsi quand on dit, Dieu vengera les foibles, l’adjectif
Il y a cependant des cas où les adjectifs deviennent véritablement noms : c’est lorsque l’on s’en sert comme de mots propres à marquer d’une maniere déterminée la nature des êtres dont on veut parler, & que l’on n’envisage que relativement à cette idée, en quoi consiste effectivement la notion des noms.
Que je dise, par exemple, ce discours est vrai,
Mais quand on dit, le vrai persuade, le mot
Dans la langue latine qui admet trois genres, on peut statuer, d’après ce qui vient d’être dit, qu’un adjectif au genre masculin ou au genre féminin, est toujours adjectif, quoiqu’il n’y ait pas de nom exprimé dans la phrase.
Tu vivendo, bonos ; scribendo, sequare peritos.
Il faut ici sousentendre homines, avec lequel s’accordent également les
deux adjectifs bonos & peritos.
Mais un adjectif neutre qui n’a, ni dans la phrase où il se trouve, ni dans les
précédentes, aucun correlatif, est à coup sûr un véritable nom dans cette phrase ; &
il n’est pas plus nécessaire d’y sousentendre le nom negotium, que de
sousentendre en françois être, quand on dit, le vrai
persuade. Si l’usage a préféré dans ces occasions le genre neutre ; c’est, 1°.
qu’il falloit bien choisir un genre ; & 2°. que l’espece d’êtres que l’on désigne
alors n’est jamais animée, ni par conséquent sujette à la distinction des sexes.
Remarquez que l’adjectif devenu nom, n’est point ce que j’ai appellé ailleurs un nom abstractif, voyez Nom. C’est un véritable nom substantif, dans le sens que j’ai donné à ce
mot, & c’est la différence qu’il y a entre le vrai & la vérité ; la même qu’il y a entre l’homme & l’humanité. D’ou il suit que l’adverbe substantivement
peut rester dans le langage grammatical, pourvû qu’il y soit pris en rigueur. (E. R. M. B.)
Sujet, s. m. (Log. Gram.) En Logique, le sujet d’un jugement, est l’être dont l’esprit
apperçoit l’existence sous telle ou telle relation à quelque modification ou maniere
d’être. En Grammaire, c’est la partie de la proposition qui exprime ce
sujet logique. Le sujet peut être simple ou composé, incomplexe ou
complexe ; propriétés qui ont été développées ailleurs, & dont il n’est plus
nécessaire de parler ici. Voyez Construction
& sur-tout
Proposition. (B. E. R. M.)
SUPERLATIF, ve. adjectif, qui assez souvent est pris substantivement,
terme de Grammaire. Ce mot a pour racines la préposition super (au-dessus de). & le supin latum (porter) ; de sorte
que superlatif signifie littéralement, qui sert à porter
au-dessus de. Cette étymologie du mot indique bien nettement ce que pensoient de la
chose les premiers nomenclateurs ; le superlatif étoit, selon eux, un
degré réel de comparaison, & ce degré marquoit la plus grande supériorité :
avoient-ils raison ?
Le superlatif latin, comme sanctissimus, maximus,
facillimus, pulcherrimus, peut bien être employé dans une phrase comparative, mais
il n’exprime pas plus la comparaison que la forme positive ne l’exprime elle-même.
Sanctius en a donné jusqu’à quatorze preuves dans sa Minerve II. xj.
sans rechercher à quoi l’on peut s’en tenir sur la juste valeur de toutes ces preuves, je
me contenterai d’en indiquer deux ici.
La premiere, c’est que l’on trouve des exemples où l’adjectif est au positif, quoique la
phrase énonce une comparaison, comme quand Tite-Live dit (lib. XXXVI.),
inter coeteras pugna fuit insignis, & Virgile (Æn.
IV.), sequimur te, sancte deorum, quisquis es, de la même maniere
que Pline (lib. XIII.) dit, inter omnes potentissimus
odor, & (lib. IX.) velocissimus omnium
animalium. . . est delphinus, en employant le superlatif au lieu
du positif. En effet, puisqu’il faut convenir que la comparaison doit être marquée par
quelque préposition, dans les phrases où l’adjectif est au positif, & nullement par
l’adjectif même, pourquoi ne donneroit-on pas la même fonction aux mêmes prépositions,
dans des phrases toutes semblables où l’adjectif est au superlatif ? La
préposition inter marque également la comparaison, quand on dit, inter coeteras pugna insignis, & inter omnes
potentissimus odor : pareillement sancte deorum veut dire sans
doute sancte (in numero ou suprà coeteram
turbam) deorum ; & velocissimus omnium
animalium signifie de même velocissimus (in
numero ou suprà coeteram turbam) omnium
animalium.
Perizonius croit (Minerv. Il. xj. not. 2.), que cet argument ne prouve
rien du tout, par la raison que les positifs se construisent aussi de la même maniere que
les comparatifs avec la préposition proe, qui exprime directement la
comparaison ; c’est ainsi, dit il, que nous lisons dans Cicéron, tu beatus
proe nobis ; or de cette ressemblance de construction, Sanctius ne conclura pas que
l’adjectif comparatif n’exprime pas une comparaison, & par conséquent il n’est pas
mieux fondé à le conclure à l’égard du superlatif.
Je ne sais ce que Sanctius auroit répondu à cette objection ; mais pour moi, je prétends
que l’on peut également dire du comparatif & du superlatif, qu’ils
n’expriment par eux-mêmes aucune comparaison, & cela pour les raisons pareilles qui
viennent d’être alléguées. S’il est aussi impossible avec l’un qu’avec l’autre d’analyser
une phrase comparative, sans y introduire une préposition qui énonce la comparaison ; il
est également nécessaire d’en conclure que ni l’un ô felix una ante alias priameia
virgo ! (Virg.) Proe se formosis invidiosa dea est. (Propert.)
Parvam albam proe eâ quae conderetur fore (Liv.) 2°. sous la forme
comparative : Pigmalion scelere ante alios immanior omnes (Virg.) ; Proeter coeteras altiorem… crucem statui jussit (Suet.) ;
Proe coeteris feris mitior cerva (Apul.) : 3°. sous la forme superlative : Ante alios pulcherrimus omnes Turnus (Virg.) ;
Famosissima super coeteras coena (Suet.) ; Inter omnes maximus
(Ovid) ; Ex omnibus doctissimus (Val. Maximus.). Il est donc en effet
raisonnable de conclure que ni le positif, ni le comparatif, ni le superlatif n’expriment par eux-mêmes la comparaison, & que, comme le dit
Sanctius, (II. xj.) vis comparationis non est in nomine,
sed in proepositione.
Mais Perizonius se déclare contre cette conclusion de la maniere la plus forte : ferre vix possum quod auctor censet, vim comparationis esse in
proepositionibus, non in nominibus. (not. 12 in Minerv. IV. vj.)
A quoi serviroit donc, ajoute-t-il, la formation du comparatif, & que signifieroit doctior, s’il ne marque pas directement & par lui-même la
comparaison ? Voici ce que je réponds. Dans toute comparaison il faut distinguer l’acte de
l’esprit qui compare, & le rapport que cette comparaison lui fait appercevoir entre
les êtres comparés : il y a en effet la même différence entre la comparaison & le
rapport, qu’entre le télescope & les taches qu’il me montre sur le disque du soleil ou
de la lune ; la comparaison que je fais de deux êtres est à moi, c’est un acte propre de
mon esprit ; le rapport que je découvre entre ces êtres par la comparaison que j’en fais,
est dans ces êtres mêmes ; il y étoit avant ma comparaison & indépendamment de cette
comparaison, qui sert à l’y découvrir & non à l’y établir ; comme le télescope montre
les taches de la lune, sans les y mettre ; cela posé, je dis que la préposition proe, qui semble plus particulierement attachée à l’adjectif comparatif,
exprime en effet l’acte de l’esprit qui compare, en un mot, la comparaison ; au lieu que
l’adjectif que l’on nomme comparatif, exprime le rapport de supériorité de l’un des termes
comparés sur l’autre, & non la comparaison même, qui en est fort différente.
J’avoue néanmoins que tout rapport énoncé, & conséquemment connu, suppose
nécessairement une comparaison déjà faite des deux termes. C’est pour cela 1°. que l’on a
pu appeller comparatifs les adjectifs doctior, pulchrior,
major, pejor, minor, &c. parce que s’ils n’expriment pas par eux-mêmes la
comparaison, ils la supposent nécessairement. C’est pour cela 2°. que l’usage de la langue
latine a pu autoriser l’ellipse de la préposition vraiment comparative proe, suffisamment indiquée par le rapport énoncé dans l’adjectif comparatif. Mais
ce que l’énergie supprime dans la phrase usuelle, la raison exige qu’on le rétablisse dans
la construction analytique qui doit tout exprimer. Ainsi ocior ventis
(Hor.) signifie analytiquement ocior proe ventis (plus vite en
comparaison des vents) ce que nous rendons par cette phrase, plus vite que
les vents. De même si vicinus tuus meliorem equum habet quàm tuus
est (Cic.), doit s’analyser ainsi, si vicinus tuus habet equum
meliorem proe eâ latione secundùm quam rationem tuus equus est bonus. Ego callidiorem
hominem quàm Parmenonem vidi neminem (Ter.), c’est-à-dire, ego vidi
neminem hominem callidiorem proe eâ ratione secundùm quàm rationem vidi Parmenonem
callidum. Similior sum patri quàm matri (Minerv. II. x.),
c’est-à-dire, sum similior patri proe eâ ratione secundùm quam rationem sum
similis matri. Major sum quàm cui possit fortuna nocere (Ovid.), major sum proe eâ ratione secundùm quam rationem
ille homo, cui homini res est itae ut fortuna possit nocere, est magnus. Major, quam pro
re, loetitia (Liv.), c’est-à-dire, loetitia major, proe eâ ratione
secundùm quam rationem loetitia debuit esse magna pro re. Cette nécessité de
suppléer est toujours la même, jusques dans les phrases où le comparatif semble être
employé d’une maniere absolue, comme dans ce vers de Virgile (Æn. I.) :
tristior, & lachrimis oculos suffusa nitentes, c’est-à-dire, tristior proe habitu solito.
Ceux qui ne se sont jamais mis en peine d’approfondir les raisons grammaticales du
langage, les Grammairiens purement imitatores, ne manqueront pas de
s’élever contre ces supplémens, qui leur paroitront des locutions insoutenables & non
autorisées par l’usage. Quoique j’aie déjà répondu ailleurs aux scrupules de cette fausse
& pitoyable délicatesse, je transcrirai ici une réponse de Périzonius, qui concerne
directement l’espece de supplément dont il s’agit ici. (Minerv. III. xiv.
not. 7.) horridiora ea sunt soepe, fateor, sed & idcircò, seu
elegantiae majoris gratiâ, omissa sunt. Nam si uteremur integris semper & plenis
locutionibus, quàm maximè incomta & prorsus absona foret latina oratio. Et un
peu plus bas : vides quam alienâ ab aurium voluptate & orationis
concinnitate sint hoec supplementa ; sed & idcircò etiam proecisa sunt, ut dixi,
retentâ tantùm illâ voculâ, in quâ vis transitionis in comparando consistit, sed quae
vis non nisi per illa supplementa explicari, planè & ut oportet, potest.
Je reviens au comparatif, puisque j’ai cette occasion d’en approfondir la nature, &
que cela n’a point été fait en son lieu par M. Dumarsais. Si l’adjectif ou l’adverbe
comparatif, par la raison qu’il énonce un rapport, suppose nécessairement une comparaison
des deux termes ; on peut dire réciproquement que la préposition proe,
qui est comparative en soi, suppose pareillement que l’adjectif ou l’adverbe énonce un
rapport découvert par la comparaison ; ce rapport est en latin celui de supériorité, comme
le seul auquel l’usage ait destiné une terminaison propre, & le seul peut-être auquel
il ait été fait attention dans toutes les langues. De-là viennent 1°. ces locutions
fréquentes, où la comparaison est très-sensible, quoique l’adjectif ou l’adverbe soit au
positif, comme nous avons vu plus haut : proe nobis beatus, proe se formosis,
parvam proe eâ quae conderetur. De-là vient 2°. que les Hébreux ne connoissent que
la forme positive des adjectifs & des adverbes, & qu’ils n’expriment leurs
comparaisons que comme on le voit dans ces exemples latins, ou par la préposition men ou me qui en est l’abrégé, & qui a la
signification extractive de ex ou celle de proe, ou
bien par la préposition al qui veut dire super ; c’est
ainsi qu’il faut entendre le sens de ce passage (ps. cxvij. 8. 9.) ; bonum est confidere in domino quàm confidere in homine ; bonum est sperare
in domino quàm sperare in principibus ; le quàm latin étant
ramené à sa valeur analytique, proe eâ ratione secundùm quam rationem bonum
est, rend la valeur de la préposition hébraïque, & prouve qu’avec bonum il faut sousentendre magis que les Hébreux n’expriment
point ; c’est encore par un hébraïsme semblable qu’il est dit (ps. cxij.
4.) excelsus super omnes gentes dominus, pour excelsior proe omnibus gentibus. De-là vient 3°. que l’on trouve le superlatif même employé dans des phrases comparatives, dont la comparaison est
énoncée par une préposition, ou désignée par le régime nécessaire de la préposition, si
elle est sousentendue ; ante alios pulcherrimus, famosissima super coeteras,
inter omnes maximus, ex omnibus doctissimus, la préposition est exprimée ; quod minimum quidem est omnibus seminibus (Matth. xiij.
32.), la préposition proe est indiquée ici par l’ablatif qui en
est le régime nécessaire.
Résumons ce premier argument. On trouve des superlatif ; donc dans ces cas là même, l’adjectif n’a
aucune signification comparative : j’ai déterminé plus haut en quoi consiste précisément
la signification du degré comparatif ; pour celle du superlatif, nous
l’examinerons en particulier, quand j’aurai ajouté à ce que je viens de dire, la seconde
preuve que j’ai promise d’après Sanctuis, & qui tombe directement sur ce degré.
C’est que l’on rencontre quantité de phrases où ce degré est employé de maniere qu’il
n’est pas possible d’y attacher la moindre idée de comparaison, ce qui seroit apparemment
impossible, s’il étoit naturellement destiné au sens comparatif. Quand Ciceron par exemple
écrit à sa femme Térence : ego sum miserior quam tu quae es miserrima ;
la proposition est sans contredit comparative, & l’adjectif miserior, qui qualifie par un rapport de supériorité, suppose nécessairement cette
comparaison, mais sans l’exprimer ; rien ne l’exprime dans cette phrase, elle n’y est
qu’indiquée, & pour la rendre sensible il faut en venir à l’analyse, ego
sum miserior (proe eâ ratione secundùm) quam
(rationem) tu, quae es miserrima, (es
misera) : or il est évident que miserrima n’est pas plus
comparatif, ou si l’on veut, pas plus relatif dans quae es miserrima,
que misera ne l’est lui même dans tu es misera : au
lieu du tour complexe que Ciceron a donné à cette proposition, il auroit pu la décomposer
de cette maniere, où il ne reste pas la moindre trace d’un sens relatif : equidem tu es miserrima ; sed ego sum miserior quam tu ; vous êtes malheureuse,
j’en conviens, & très-malheureuse ; cependant je le suis encore plus que vous.
Cette explication là même nous met sur les voies du véritable sens de la forme qu’on a
nommée superlative ; c’est une simple extension du sens primitif &
fondamental enoncé par la forme positive, mais sans aucune comparaison prochaine ou
éloignée, directe ou indirecte ; c’est une expression plus énergique de la même idée ; ou
si quelque chose est ajouté à l’idée primitive, c’est une addition réellement
indéterminée, parce qu’elle se fait sans comparaison : je dirois donc volontiers que
l’adjectif, ou l’adverbe, est pris alors dans un sens ampliatif, plutôt que dans un sens
superlatif, parce que cette derniere dénomination, supposant, comme on
l’a vu plus haut, une comparaison de termes qui n’a point lieu ici, ne peut qu’occasionner
bien des erreurs, & des discussions souvent aussi nuisibles aux progrès de la raison,
que l’erreur même.
Que ce soit en effet ce sens ampliatif qui caractérise la forme particuliere dont il est ici question, c’est une vérité attestée par bien des preuves de fait.
1°. La langue hébraïque & ses dialectes n’ont point admis cette forme ; mais elle y
est remplacée par un idiotisme qui présente uniquement à l’esprit cette addition
ampliative & absolue ; c’est la répétition de l’adjectif même ou de l’adverbe. Cette
sorte d’hébraïsme se rencontre fréquemment dans la version vulgate de l’Ecriture, & il
est utile d’en être prévenu pour en saisir le sens, malum est, malum est,
dicit omnis emptor, (Prov. xx. 17.) c’est-à-dire, pessimum est. Voyez Amen, & Idiotisme. La répétition même du verbe est encore un tour énergique, que
l’analyse ne peut rendre que par ce qu’on nomme superlatif : par
exemple, fiat ! signifie analytiquement cupio hoc ut res
fiat ; mais fiat, fiat ! c’est cupio
vehementissimè, &c.
2°. L’idée de cette répétition pour désigner le sens tergeminis tollere honoribus d’Horace, I. od. 1 ; son robur & oes triplex, I. od. 3 ; le
terveneficus de Plaute, pour signifier un grand
empoisonneur ; son trieur, voleur consommé ; son triparens, fort mesquin ; le mot de Virgile, I. oen. 98. o terque
quaterque beati, répeté par Tibulle, o felicem illum terque quaterque
diem, & rendu encore par Horace sous une autre forme, felices ter
& amplius ; tout cela, & mille autres exemples, démontre assez que l’usage
de cette langue attachoit un sens véritablement ampliatif, sur-tout à la triple répétition
du mot.
3°. Vossius, de anal. II. 20. nous fournit de la même vérité, une
preuve d’une autre espece, quoiqu’il en tire une conséquence assez différente ; voici ses
propres termes : non parùm hanc sententiam juvat ; (il parle de son
opinion particuliere, & je l’applique à la mienne avec plus de justesse, si je ne me
trompe) ; quòd superlativi, in antiquis inscriptionibus,
positivi geminatione exprimi soleant : ita BB in iis notat benè
benè, hoc est optimè : item BB, bonis bonis,
hoc est optimis ; & FF. PP. FF. fortissimi, piissimi,
felicissimi : item LL. libentissimè ; MM. meritissimò, etiam malus malus, hoc est pessimus. Vossius cite Gruter pour garant de ce qu’il avance, & j’y renvoie
avec lui.
4°. Cet usage de répéter le mot pour en amplifier le sens, n’étoit pas ignoré des Grecs,
non qu’ils le répétassent en effet, mais ils en indiquoient la répétition : Odyss.
5.) ter beati Danaï & quater, c’est-à-dire, beatissimi Danaï : on peut observer que le surnom de Mercure Trismégiste, ter maximus.
5°. Les Italiens ont un superlatif assez semblable à celui des Latins,
de qui ils paroissent l’avoir emprunté ; mais il n’a dans leur langue que le sens
ampliatif que nous rendons par très : sapiente, sage ; sapientissimo pour le masculin, & sapientissimâ pour le
féminin, très-sage. Jamais il n’a le sens comparatif que nous exprimons par plus précédé d’un article.
«
Le plus, dit Vénéroni (part. I. ch. ij.) s’exprime paril più; exemples : le plus beau,il più bello; le plus grand,il più grande; la plus belle,la più bella; les plus beaux,i più belli; les plus belles,le più belle».
Et de même, le plus sage, il più sapiente ; la plus sage, la più sapiente ; les plus sages, i più sapienti, m. ou le più sapienti, f. Il me semble que cette distinction prouve assez
clairement que le superlatif latin n’avoit, de même, que le sens
ampliatif, & nullement le comparatif.
Il est vrai, car il faut tout avouer, que les Allemands ont un superlatif qui n’a au-contraire que le sens comparatif, & nullement le sens
ampliatif : ils disent au positif, weiss, sage ; & au superlatif ils
disent weissest, le plus sage ; s’ils veulent donner à l’adjectif le
sens ampliatif, ils emploient l’adverbe sehr, qui répond à notre très ou fort, & ils disent sehr
weiss, très-sage, fort sage.
Cette différence des Italiens & des Allemands ne prouve rien autre chose que la
liberté de l’usage dans les différens idiomes ; mais l’une des deux manieres ne prouve pas
moins que l’autre la différence réelle du sens ampliatif, & du sens superlatif proprement dit, & par conséquent l’absurdité qu’il y auroit à
prétendre que le même mot pût servir à exprimer l’un & l’autre, comme nos
rudimentaires le pensent & le disent du superlatif latin. D’ailleurs
la plus grande liaison de l’italien avec le latin, est une raison de plus pour croire que
la maniere italienne est plus conforme que l’allemande à celle des Latins.
6°. Notre propre usage ne nous démontre-t-il pas superlatif latin dans des phrases
comparatives, & dans des phrases absolues, & se trouvant forcés de le traduire
dans les unes par plus, précédé d’un article, & dans les autres par
très ou fort, &c. n’ont pas manqué d’établir
dans notre langue deux superlatifs, parce que la grammaire latine, dont
ils ne croyoient pas qu’il fallût s’écarter le moins du monde, leur montroit également le
superlatif sous les deux formes : c’est à la vérité reconnoître bien
positivement la différence & la distinction des deux sens ; mais où les a conduits
l’homonymie de leur dénomination ? à distinguer un superlatif relatif,
& un superlatif absolu : le relatif est celui qui suppose en effet
une comparaison, & qui exprime un degré de supériorité universelle ; c’est celui que
les Allemands expriment par la terminaison est, & nous par plus précédé d’un article, comme weissest, le plus
sage : l’absolu est celui qui ne suppose aucune comparaison, & qui exprime simplement
une augmentation indéfinie dans la qualité qui individualise le mot ; c’est celui que les
Hébreux indiquent par la double ou triple répétition du mot, que les Italiens marquent par
la terminaison issimo pour le masculin, & issima
pour le féminin, & que nous rendons communément par la particule très, comme sapientissimo, masc. sapientissima, fem. très-sage. Rien de plus choquant à mon gré, que cette
distinction : l’origine du mot superlatif indique nécessairement un
rapport de supériorité ; & par conséquent un superlatif absolu est
une forme qui énonce sans rapport, un rapport de supériorité : c’est une antilogie
insoutenable, mais cela doit se trouver souvent dans la bouche de ceux qui répetent en
aveugles, ce qui a été dit avant eux, & qui veulent y coudre, sans réforme, les idées
nouvelles que les progrès naturels de l’esprit humain font appercevoir.
Que conclure de tout ce qui précéde ? que le système des degrés n’a pas encore été
suffisamment approfondi, & que l’abus des termes de la grammaire latine, adaptés sans
examen aux grammaires des autres langues, a jetté sur cette matiere une obscurité qui peut
souvent occasionner des erreurs & des difficultés : ceci est sensible sur le sapientissimo des Italiens, & le weissest des
Allemands ; le premier signifie très sage, l’autre veut dire le plus sage, & cependant les grammairiens disent unanimement que tous
deux sont au superlatif, ce qui est assigner à tous deux le même sens,
& les donner pour d’exacts correspondans l’un de l’autre, quelque différence qu’ils
ayent en effet.
Pour répandre la lumiere sur le système des degrés, il faut d’abord distinguer le sens graduel de la forme particuliere qui l’exprime, parce qu’on retrouve les mêmes sens dans toutes les langues, quoique les formes y soient fort différentes. D’après cette distinction, quand on aura constaté le système des différens sens graduels, il sera aisé de distinguer dans les divers idiomes les formes particulieres qui y correspondent, & de les caractériser par des dénonciations conversables sans tomber dans l’antilogie ni dans l’équivoque.
Or il me semble que l’on peut envisager dans la signification des mots qui en sont
susceptibles, deux especes générales de sens graduels, que je nomme le sens absolu & le sens comparatif.
I. Un mot est pris dans un sens absolu, lorsque la qualité qui en
constitue la signification individuelle, est considérée en soi & sans aucune
comparaison avec quelque degré déterminé, soit de la même qualité, soit d’une autre :
& il y a trois especes de sens absolus, savoir, le positif, l’ampliatif & le diminutif.
Le sens positif est celui même qui présente la signification primitive
& fondamentale du mot, sans aucune bon, savant, sage, & des adverbes bien, savamment,
sagement, quand on dit, par exemple, un bon livre,
un homme savant, un enfant sage, un livre bien écrit, parler savamment, conduisez-vous sagement.
Le sens ampliatif est fondé sur le sens positif, & il n’en differe
que par l’idée accessoire d’une grande intensité dans la qualité qui en constitue la
signification bon, sage, savant, & des mêmes adverbes bien,
savamment, sagement, quand on dit, par exemple, un très-bon livre, un homme fort savant, un enfant bien sage, un livre fort bien écrit, parler bien savamment, conduisez-vous tres-sagement.
Le sens diminutif porte de même sur le sens positif, dont il ne differe
que par l’idée accessoire d’un degré foible d’intensité dans la qualité qui en constitue
la signification individuelle : tel est encore le sens des mêmes adjectifs, bon, savant, sage, & des mêmes adverbes bien, savamment,
sagement, quand on dit, par exemple, un livre assez
bon, c’est un homme peu savant, un enfant passablement sage, un livre assez bien écrit, parler peu savamment, vous vous êtes conduit assez
sagement ; car il est visible que dans toutes ces phrases on a l’intention
réelle d’affoiblir l’idée que présenteroit le sens positif des adjectifs & des
adverbes.
On sent bien qu’il ne faut pas prendre ici le mot de diminutif dans le
même sens que lui donnent les Grammairiens en parlant des noms qu’ils appellent substantifs, tels que sont en latin corculum diminutif
de cor, Terentiola diminutif de Terentia ; & en
italien vecchino, vecchieto, vecchiettino, diminutifs de vecchio (vieillard) : ces diminutifs de noms ajoutent à l’idee de la nature
exprimée par le nom, l’idée accessoire de petitesse prise plutôt comme un signe de mépris,
ou au contraire de caresse, que dans le sens propre de diminution physique, si ce n’est
une diminution physique de la substance même, comme globulus diminutif
de globus.
Les mots pris dans le sens diminutif dont il s’agit ici, énoncent au contraire une
diminution physique, dans la nature de la qualité qui en constitue la signification
fondamentale, un degré réellement foible d’intensité : tels sont en espagnol tristezico (un peu triste) diminutif de triste, & en latin
tristiculus ou subtristis, diminutif de tristis, subobscenè diminutif d’obscenè, &c.
Il. Un mot est pris dans un sens comparatif, lorsqu’un degré quelconque
de la qualité qui constitue la signification primitive & individuelle du mot, est en
effet relatif par comparaison, à un autre degré déterminé, ou de la même qualité, ou d’une
autre, soit que ces degrés comparés appartiennent au même sujet, soit qu’ils appartiennent
à des sujets différens. Or il y a trois especes de sens comparatifs, selon que le rapport
accessoire que l’on considere, est d’égalité, de supériorité ou d’infériorité.
Le sens comparatif d’égalité est celui qui ajoute au sens positif
l’idée accessoire d’un rapport d’égalité entre les degrés actuellement comparés.
Le sens comparatif de supériorité est celui qui ajoute au sens positif
l’idée accessoire d’un rapport de supériorité à l’égard du degré avec lequel on le
compare.
Le sens comparatif d’infériorité est celui qui ajoute au sens positif
l’idée accessoire d’un rapport d’infériorité à l’égard du degré avec lequel on le
compare.
Ainsi, quand on dit, Pierre est aussi savant, plus savant,
moins savant aujourd’hui qu’hier, on compare deux degrés successifs de
Quand on dit, Pierre est aussi savant, plus savant, moins
savant que sage, on compare le degré de
Si l’on dit, Pierre est aussi savant que Paul est
sage, ou bien,
On peut comparer différens degrés de la même qualité considérés dans des sujets, &
différencier par les mêmes adverbes les rapports d’égalité, de supériorité ou
d’infériorité. Ainsi, pour comparer un degré pris dans un sujet, avec un degré pris dans
un autre sujet, on dira, Pierre est aussi savant, plus savant,
moins savant que Paul, c’est énoncer en quelque sorte une égalité, une
supériorité ou une infériorité individuelle : mais pour comparer un degré pris dans un
sujet avec chacun des degrés pris dans tous les sujets d’un certain ordre, on dira,
III. Voici le tableau abregé du système des divers sens graduels dont un même mot est suceptible.
ABSOLUS.
COMPARATIFS.
Sans m’arrêter aux dénominations reçues, j’ai songé à caractériser chacun de ces sens par
un nom véritablement tiré de la nature de la chose ; parce que je suis persuadé que la
nomenclature exacte des choses est l’un des plus solides fondemens du véritable savoir,
selon un mot de Coménius que j’ai déja cité ailleurs : Totius eruditionis
posuit fundamentum, qui nomenclaturam rerum naturae & artis perdidicit. Jan.
Ling. tit. I. period. iv.
Or il est remarquable que le sens comparatif ne se présente pas sous la forme unique à
laquelle on a coutume d’en superlatif, c’est précisément celui que l’on
nomme exclusivement comparatif, parce que c’est le seul qui énonce le
rapport de supériorité, dont l’idée est nettement désignée par le mot de superlatif.
Sanctius trouvant à redire, comme je fais ici, à l’abus des dénominations introduites à
cet égard par la foule des grammairiens, (Minerv. II. xj.) Perizonius
observe (Ibid. not. I.) que quand il s’agit de l’usage des choses, il
est inutile d’incidenter sur les noms qu’on leur a donnés ; parce que ces noms dépendent
de l’usage de la multitude qui est inconstante & aveugle ;
Mais je ne donnerai pour réponse à cet habile commentateur de la Minerve, que ce que j’ai déja remarqué ailleurs, voyez Impersonnel, d’après Bouhours & Vaugelas, sur la nécessité de distinguer un bon & un mauvais usage dans le
langage national, & ce que j’en ai inféré par rapport au langage didactique.
J’ajouterai ici pour ce qui concerne la prétendue difficulté d’inventer des noms qui expriment la nature entiere des choses, qu’elle n’a de réalité que pour ceux à qui la nature est inconnue ; que d’ailleurs, quand on vient à l’approfondir davantage, la nomenclature doit être réformée d’après les nouvelles lumieres, sous peine de ne pas exprimer avec assez d’exactitude ce que l’on conçoit ; & que pour le cas présent, j’ose me flatter d’avoir employé des dénominations assez justes pour ne laisser aucune incertitude sur la nature des sens graduels.
IV. Il ne reste donc plus qu’à reconnoître comment ils sont rendus dans les langues.
De toutes les manieres d’adapter les sens graduels aux mots qui en sont susceptibles,
celle qui se présente la premiere aux yeux de la Philosophie, c’est la variation des
terminaisons. Cependant, si l’on excepte le positif, qui est par-tout la forme primitive
& fondamentale du mot, il n’y a aucun des autres qui soit énoncé par-tout par des
terminaisons spéciales. Nous n’en avons aucune, si ce n’est pour le sens ampliatif d’un petit nombre de mots conservés au cérémonial, sérénissime, éminentissime, &c. Voyez Bouhours, Rem. nouv. tome I. page 312. & pour le sens comparatif de supériorité de
quelques mots empruntés du latin sans égard à l’analogie de notre langue, comme meilleur, pire, moindre, mieux, moins, pis, au-lieu de plus
bon, plus mauvais, plus petit, plus bien, plus peu, plus mal : mais ces exceptions
mêmes en si petit nombre confirment l’universalité de notre analogie.
1°. Le sens ampliatif a une terminaison propre en grec, en latin, en
italien & en espagnol ; c’est celle que l’on nomme mal-à-propos le superlatif. Ainsi très sage se dit en grec sapientissimus, en
italien sapientissimo, en espagnol prudentissimo ;
mots dérivés des positifs sapiens,
sapiente, prudente, qui tous signifient sage. Dans les langues
orientales anciennes, le sens ampliatif se marque par la répétition
matérielle du positif ; & ce tour qui est propre au génie de ces langues, a
quelquefois été imité dans d’autres idiomes ; j’ai quelquefois vu des enfans, sous
l’impression de la simple nature, dire de quelqu’un, par exemple, qui fuyoit, qu’il étoit
loin loin, d’un homme dont la taille les avoit frappés par sa grandeur
ou par sa petitesse, qu’il étoit grand grand, ou petit
petit, &c. notre très, qui nous sert à l’expression du même
sens, est l’indication de la triple répétition ; mais nous nous servons aussi d’autres
adverbes, & c’est la maniere de la plûpart des langues qui n’ont point adopté de
terminaisons ampliatives, & spécialement de l’allemand qui emploie
sur-tout l’adverbe sehr, en latin valdè, en françois,
fort.
2°. Le sens diminutif se marque presque par tout par une expression adverbiale qui se
joint au mot modifié, comme un peu obscur, un peu triste, un peu froid.
Il y a seulement quelques mots exceptés dans différens idiomes, lesquels reçoivent ce sens
diminutif, ou par une particule composante, comme en latin subobscurus,
subtristis ; ou par un changement de terminaison, comme en latin frigidiusculus, ou frigidulus, tristiculus, & en
espagnol tristezico.
3°. Je ne connois aucune langue où le comparatif d’égalité soit exprimé autrement que par
une addition adverbiale ; aussi sage, aussi loin : si ce n’est peut-être
dans quelques mots exceptés par hasard, comme tantus qui veut dire en
latin tam magnus.
4°. Le comparatif de supériorité a une terminaison propre en grec & en latin : de
sage, vient plus sage ; de même les Latins de
sapiens forment sapientior. Comme c’est dans ces
deux langues le seul des trois sens comparatifs qui y ait reçu une terminaison propre, on
donne à l’adjectif pris sous cette forme le simple nom de comparatif.
Pourvu qu’on l’entende ainsi, il n’y a nul inconvénient ; sur-tout si l’on se rappelle que
ce sens comparatif énonce un rapport de supériorité, quelquefois individuelle &
quelquefois universelle. La langue allemande, & peut-être ses dialectes, a deux
terminaisons différentes pour ces deux sortes de supériorité : quand il s’agira de la
supériorité individuelle, ce sera le comparatif ; & quand il sera
question de la supériorité universelle, ce sera véritablement le superlatif :
weiss (sage) ; weisser (plus sage), comparatif ; weisset (le plus sage), c’est le superlatif. D’où il suit que ce
seroit induire en erreur, que de dire que les Allemands ont, comme les Latins, trois
degrés terminés ; le superlatif allemand weisset n’est
point du tout l’équivalent du sapientissimus des Latins, qui tous deux signifient très-sage ; il ne répond qu’à notre le plus sage.
En italien, en espagnol & en françois, il n’y a aucune terminaison destinée ni pour
le comparatif proprement dit, ni pour le superlatif : on se sert
également dans les trois idiomes de l’adverbe qui exprime la supériorité, piu en italien, mas en espagnol, plus en
françois ; più sapiente, ital. mas prudente, esp. plus sage, franç. Voilà le comparatif proprement dit.
Pour ce qui est du superlatif, nous ne le différencions du comparatif
propre qu’en mettant l’article le, la, les ou son équivalent avant le
comparatif ; je dis son équivalent, non-seulement pour y comprendre les petits mots du, au, des, aux, qui sont contractés d’une préposition & de
l’article, mais encore les mots que j’ai appellés articles possessifs,
savoir mon, ma, mes, notre, nos ; ton, ta, tes, votre, vos ; son, sa, ses,
leur, leurs ; parce qu’ils renferment effectivement, dans leur signification, celle
de l’article & celle d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes, voyez Possessif. Nous disons donc au comparatif, plus grand, plus
fidele, plus tendre, plus cruel, & par exception, meilleur,
moindre, &c. & au superlatif nous disons avec l’article
simple, la plus grande de mes passions, le plus fidele de vos sujets, le plus
tendre de ses amis, les plus cruels de nos ennemis, le meilleur de tes domestiques, le
moindre de leurs soucis, ce qui est au même degré que si l’on mettoit l’article
possessif avant le comparatif, & que l’on dît, ma plus grande passion,
votre plus fidele sujet, son plus tendre ami, nos plus cruels ennemis, ton meilleur
domestique, leur moindre souci.
Nous conservons au superlatif la même forme qu’au comparatif, parce
qu’en effet l’un exprime comme l’autre un rapport de supériorité ; mais le superlatif exige de plus l’article simple ou l’article possessif, & c’est
par-là qu’est désignée la différence des deux sens : sur quoi est fondé cet usage ?
Quand on dit, par exemple, ma passion est plus grande que ma crainte,
on exprime tout ; & le terme comparé ma passion, & le terme de
comparaison, ma crainte ; & le rapport de supériorité de l’un à
l’égard de l’autre, plus grande ; & la liaison des deux termes
envisagés sous cet aspect, que : ainsi l’esprit voit clairement qu’il y
a un rapport de supériorité individuelle.
Mais quand on dit, la plus grande de mes passions, l’analyse est
différente : la annonce nécessairement un nom appellatif, c’est sa
destination immuable, & les circonstances de la phrase n’en désignent pas d’autres que
passion ; ainsi il faut d’abord dire par supplément, la (passion) plus grande : la préposition de,
qui suit, ne peut pas tomber sur grande, cela est évident ; ni sur plus grande, nous ne parlons jamais ainsi ; elle tombe donc sur un nom
appellatif encore sous-entendu, & comme il s’agit ici d’une supériorité universelle,
il me semble que le supplément le plus naturel est la totalité, &
qu’il faut dire par supplément, (la totalité) de mes passions : mais ce
supplément doit tenir par quelque lien particulier à l’ensemble de la phrase, &
d’ailleurs plus grande n’étant plus qu’un simple comparatif exige un que & un terme individuel de comparaison ; je ferois donc ainsi
l’analyse entiere de la phrase, la (passion) plus
grande que les autres (passions de la totalité) de mes passions ;
ce qui exprime bien clairement la supériorité universelle qui caractérise le superlatif.
Si l’on dit au contraire, ma plus grande passion, la suppression totale
du terme de comparaison est le signe autorisé par l’usage pour désigner que c’est la
totalité des autres objets de même nom, & que la phrase se réduit analytiquement à
celle-ci, ma passion plus grande (que toutes mes autres passions).
Dans ces deux cas, l’article simple ou possessif, servant à individualiser l’objet qualifié par le comparatif, est le signe naturel qu’on doit le regarder comme extrait, à cet égard, de la totalité des autres objets de même nature soumis à la même qualification.
5°. Le comparatif d’infériorité est exprimé par minus
sapiens ; les Italiens, meno sapiente ; les Espagnols, menos prudente ; & nous, moins sage.
Comme moins est par lui-même comparatif, si nous avons besoin d’en
exprimer le sens superlatif, nous le faisons comme il vient d’être dit,
par l’addition de l’article simple ou possessif ; le moins instruit des
enfans, votre moins belle robe.
V. L’exposition que je viens de faire du système des sens graduels seroit incomplette, si je ne fixois pas les especes de mots qui en sont susceptibles. Tout le monde conviendra sans doute que grand nombre d’adjectifs & d’adverbes sont dans ce cas : mais il paroîtra peut-être surprenant à quelques-uns, si j’avance qu’un grand nombre de verbes sont également susceptibles des sens graduels, & qu’il auroit pu arriver dans quelques idiomes, que l’usage les y eût caractérisés par des terminaisons propres ; cependant la chose est évidente.
Les adjectifs & les adverbes qui peuvent recevoir les différens sens graduels, & conséquemment des terminaisons qui y soient adaptées, ne le peuvent, que parce que la qualité qui en constitue la signification individuelle, est en soi susceptible de plus & de moins : il est donc nécessaire que tout verbe, dont la signification individuelle présente à l’esprit l’idée d’une qualité susceptible de plus & de moins, soit également susceptible des sens graduels, & puisse recevoir de l’usage des terminaisons qui y soient relatives.
Quant à la possibilité des terminaisons qui caractériseroient dans les verbes ces différens sens ; c’est un point qui est inséparable de la susceptibilité même des sens, puisque l’usage est d’ailleurs le maître absolu d’exprimer comme il lui plaît tout ce qui est de l’objet de la parole. Cela se justifie d’ailleurs par plusieurs usages particuliers des langues.
1°. La voix active & la voix passive des Latins donnent un exemple qui auroit pu être
étendu davantage : si l’usage a pu établir sur un même radical des variations pour deux
points de vue si différens, rien n’empêchoit qu’il n’en introduisît d’autres pour d’autres
vues ; & quoique l’on ne trouve point de terminaisons graduelles dans les verbes
latins, on y rencontre au moins quelques verbes composés qui, par-là, en ont le sens : amare (aimer), est le positif ; adamare (aimer
ardemment), c’est l’ampliatif :
« la préposition
per, dit l’auteur desrecherches sur la langue latine(ch. xxv. p. 328.) est dans tous les verbes, comme aussi dans les noms adjectifs & les adverbes, augmentative de ce que signifie le simple ; & dans le plus grand nombre des verbes, elle y équipolle à l’un de ces adverbes françois,beaucoup, grandement, fortement, parfaitementouen perfection, tout-à-fait, entierement» ;
il est aisé de reconnoître à ces traits le sens ampliatif : malo est en
quelque sorte le comparatif de supériorité de volo, &c.
2°. Les terminaisons d’un même verbe hébraïque sont en bien plus grand nombre, puisqu’à
s’en tenir à la doctrine de Masclef, laquelle est beaucoup plus restrainte que celle des
autres hébraïsans, le même verbe radical reçoit jusqu’à cinq formes différentes, conjugaisons ; mais que j’appellerois plus
volontiers des voix : ainsi l’on dit (mesar) tradidit ; (noumesar) traditus est ; (hemesir) tradere fecit ; (hemesar) tradi fecit ; (hethmesar) se tradidit. Sur quoi il faut observer que je suis ici la méthode de Masclef pour
la lecture des mots hébreux.
3°. La langue laponne, que nous ne soupçonnons peut-être pas de mériter la moindre
attention de notre part, nous présente néanmoins l’exemple d’une dérivation bien plus
riche encore par rapport aux verbes : on y trouve laidet, conduire ; laidelet, continuer l’action de conduire ; laidetet,
faire conduire ; laidetallet, se faire conduire ; laidegaetet, commencer à conduire ; laidestet, conduire un peu
(c’est le sens diminutif) ; laidanet, être conduit de plein gré ; laidanovet, être conduit malgré soi ou sans s’aider ; laidetalet, empêcher de conduire. Voyez les notes sur le ch. iij. de la description historique de la Laponie
suédoise, traduit de l’allemand par M. de Kéralio de Gourlay.
Je terminerois ici cet article, si je ne me rappellois d’avoir vu dans les mémoires de
Trévoux (Octobre 1759. II. vol. p. 2668.) une lettre de
M. l’abbé de Wailly aux auteurs de ces mémoires, sur quelques expressions de notre
langue, laquelle peut donner lieu à quelques observations utiles. Ce grammairien y
examine trois expressions, dont les deux premieres ont déja été discutées par Vaugelas,
rem. 514. & 85. & la troisieme par M. l’abbé Girard, vrais princip. disc. xj. tom. II. p. 218. Je ne parlerai point ici de la
premiere ni de la troisieme, qui sont étrangeres à cet article, & je ne m’arrêterai
qu’à la seconde qui y a rapport remarque 85. de Vaugelas, & je souscris à tout ce qu’il en pense : je crois
cependant qu’il auroit encore dû relever ici quelques fautes échappées à Vaugelas, ne
fût-ce que pour en arrêter les suites, parce qu’on prend volontiers les grands hommes pour
modeles.
Cet académicien énonce ainsi sa regle : Tout adjectif mis après le
substantif avec ce mot plus, entre deux, veut toujours avoir son
article, & cet article se met immédiatement devant plus, &
toujours au nominatif, quoique l’article du substantif qui va devant soit en un autre
cas, quelque cas que ce soit. Il applique ensuite la regle à cet exemple : c’est la coutume des peuples les plus barbares.
Or indépendamment de la doctrine des cas, qui est insoutenable dans notre langue (voyez Cas), il est notoirement faux que tout adjectif mis après son substantif,
avec ce mot plus entre deux, veuille toujours avoir son article : en
voici la preuve dans un exemple que M. de W. cite lui-même, sans en faire la remarque ;
je parle d’une matiere plus délicate que brillante : il n’y a point là
d’article avant plus, & il ne doit point y en avoir, quoique
l’adjectif soit après son substantif.
Il semble que Vaugelas ait senti le vice de son énoncé, & qu’il ait voulu en prévenir l’impression.
« Au reste, dit-il plus bas, quand il est parlé de
plusici, c’est de celui qui n’est pas proprement comparatif, mais qui signifietrès, comme aux exemples que j’ai proposés. Mais, comme l’observe très-bien M. Patru, ceplusest pourtant comparatif dans les exemples rapportés par l’auteur : car en cette façon de parler (c’est la coutume des peuples les plus barbares), on sousentendde la terre, du monde, & autres semblables qui n’y sont pas exprimées… L’adverbetrèsne peut convenir avec ces manieres de parler ».
J’ajouterai à cette excellente critique de M. Patru, qu’il me semble avoir assez prouvé
que notre plus est toujours le signe d’un rapport de supériorité, &
conséquemment qu’il exprime toujours un sens comparatif ; au lieu que notre très ne marque qu’un sens ampliatif, qui est essentiellement
absolu, d’où vient que ces deux mots ne peuvent jamais être synonymes : ce que Vaugelas
envisageoit donc, & qu’il n’a pas exprimé, c’est la distinction de la supériorité
individuelle, & de la supériorité universelle, dont l’une est marquée par plus sans article, & l’autre plus, précédé immédiatement
d’un article simple ou d’un article possessif ; ce qui fait la différence du comparatif propre & du superlatif.
Outre ce mal-entendu, Vaugelas s’est encore apperçu lui même dans sa regle d’un autre défaut qu’il a voulu corriger ; c’est qu’elle est trop particuliere, & ne s’étend pas à tous les cas où la construction dont il s’agit peut avoir lieu ; c’est pourquoi il ajoute :
« Ce que j’ai dit de
plus, s’entend aussi de ces autres motsmoins, mieux, plus mal, moins mal».
Mais cette addition-même est encore insuffisante, puisque l’adjectif comparatif meilleur est encore dans le même cas, ainsi que tous les adverbes qui
seront précédés de plus ou de moins, lorsqu’ils
précédent eux-mêmes, & qu’ils modifient un adjectif mis après son substantif, pour
parler le langage ordinaire : ex. je parle du vin le meilleur que l’on puisse
faire dans cette province ; du systeme le plus ingénieusement imaginé, le moins
heureusement exécuté, le plutôt réprouvé, &c.
Puisque M. de W. avoit pris cette remarque de Vaugelas en considération, il devoit, ce me
semble, relever tous les défauts de la regle proposée par l’académicien, & des
corrections même qu’il y avoit faites, & ramener le tout à une énonciation plus
générale, plus claire, & plus précise. Voici comme je rectifierois la regle, d’après
les principes que j’ai posés si un adjectif superlatif, ou précédé d’un adverbe
superlatif qui le modifie, ne vient qu’après le nom auquel il se rapporte ;
quoique le nom soit accompagné de son article, il faut pourtant répéter l’article simple
avant le mot qui exprime le rapport de supériorité ; mais sans répéter la préposition
dont le nom peut être le complément grammatical.
Vaugelas, non content d’établir une regle, cherche encore à en rendre raison ; &
celle qu’il donne, pourquoi on ne répete pas avant le superlatif la
préposition qui peut être avant le nom, c’est, ditil, parce
qu’on y sousentend ces deux mots, qui sont, ou qui furent, ou qui sera, ou quelqu’autre tems du verbe substantif
avec qui. Voici sur cela la critique de M. de W.
« Si l’on ne met point, dit-il, la préposition
deouàentre lesuperlatif& le substantif »,
(il auroit dit la même chose de toute autre préposition, s’il n’avoit été préoccupé, contre son intention même, de l’idée des cas dont Vaugelas fait mention) ;
« ce n’est pas, comme l’a cru Vaugelas, parce qu’on y sousentend ces mots
qui sont, qui furent, ouqui sera, &c. c’est parce que la préposition n’est point nécessaire en ce cas entre l’adjectif & le substantif ».
Mais ne puis-je pas demander à M. de W. pourquoi la préposition n’est point nécessaire
entre l’adjectif & le substantif ; ou plutôt n’est-ce pas à cette question-même que
Vaugelas vouloit répondre ? Quand on veut rendre raison d’un fait grammatical, c’est pour
expliquer la cause d’une loi de grammaire ; car ce sont les faits qui y font la loi. La
remarque de M. de W. signifie donc que la préposition n’est point nécessaire
en ce cas, parce qu’elle n’y est point nécessaire. Or assurement il n’y a personne
qui ne voie évidemment jusqu’à quel point est préférable l’explication de Vaugelas. La
nécessité de répéter l’article avant le mot comparatif, vient du choix que l’usage de
notre langue en a fait pour désigner la supériorité universelle, au moyen de tous les
supplémens dont l’article reveille l’idée, & que j’ai détaillés plus haut : ce besoin
de l’article suppose ensuite la répétition du nom qualifié, lequel ne peut être répété que
comme partie d’une proposition incidente, sans quoi il y auroit pléonasme ; & cette
proposition incidente est amenée tout naturellement par qui sont, qui furent,
qui sera, &c. donc ces mots doivent essentiellement être suppléés, &
dès-lors la préposition qui précede leur antécédent n’est plus nécessaire dans la
proposition incidente qui est indépendante dans sa construction, de toutes les parties de
la principale.
« Comme il est ici question du
superlatif, dit ensuite M. de W. permettez-moi d’observer que le célebre M. du Marsais pourroit bien s’être trompé quand il a dit dans cette phrase,deorum antiquissimus habebatur coelum, c’est comme s’il y avoitcoelum habebatur antiquissimus(è numero)deorum. Il me semble que c’estdeusqui est sousentendu :coelum habebatur antiquissimus(deus)deorum. En effet, comme je l’ai remarqué dans ma grammaire, quand nous disons,le Luxembourg n’est pas la moins belle des promenades de Paris; c’est comme s’il y avoit,le Luxembourg n’est pas la moins belle(promenade)des promenades de Paris: & n’est-ce pas à cause de ce substantif sousentendu que lesuperlatifrelatif est suivi en françois de la prépositionde, & en latin d’un génitif » ?
M. de W. pourroit bien s’être trompé lui-même en plus d’une maniere. 1°. Il s’est trompé
en prenant occasion de ses remarques, sur une regle qui concerne les superlatifs françois pour critiquer un principe qui concerne la syntaxe des superlatifs latins, & qui n’a aucune analogie avec la regle en
question : non erat hic locus. 2°. Il s’est trompé, je crois, dans sa
critique ; & voici les raisons que j’ai de l’avancer.
Il est vrai que dans la phrase latine du P. Jouvenci, interpretée par M. du Marsais, deus est sousentendu ; & cela est même indiqué par deux endroits du
texte : l’adjectif antiquissimus suppose nécessairement un nom masculin
au nominatif singulier ; & d’autre part deorum, qui est ici le terme
de la comparaison énoncée par l’ensemble de la phrase, demontre que ce nom doit être deus, parce que dans toute comparaison, les termes comparés doivent être
homogenes. Mais il ne s’ensuit point que ce soit à cause du nom sousentendu deus, que l’adjectif antiquissimus est suivi du génitif deorum : ou bien la proposition n’est point comparative, & dans ce cas
coelum habebatur antiquissimus deus deorum (en regardant deorum comme complément de deus), signifie littéralement, le ciel étoit reputé le très-ancien dieu des dieux, c’est-à-dire, le très-ancien dieu créateur & maître des autres dieux ; de même que deus deorum dominus locutus est (Ps. xlix. 1.), signifie le seigneur dieu des dieux a
parlé. Car le génitif deorum appartenant au nom deus, ne peut lui appartenir que dans ce sens, & alors il ne reste rien pour
énoncer le second terme de la comparaison, puisqu’il est prouvé qu’antiquissimus par lui-même n’a que le sens ampliatif, &
nullement le sens superlatif ou de comparaison.
Quand la phrase où est employé un adjectif ampliatif, a le sens superlatif, la comparaison y est toujours rendue sensible par quelque
autre mot que cet adjectif, & c’est communément par une préposition : ante alios pulcherrimus omnes (très-beau au dessus de tous les autres,
c’est-à-dire le plus beau de tous ; & afin qu’on ne pense pas que
ce plus beau de tous n’est que le moins laid,
l’auteur ne dit pas simplement, ante alios pulcher, mais pulcherrimus, très-beau, réellement beau) ; de même, famosissima super coeteras coena ; inter omnes maximus ; ex omnibus doctissimus. Quelquefois aussi l’idée de la comparaison
est simplement indiquée par le génitif qui est une partie du second terme de la
comparaison ; mais il n’en est pas moins nécessaire de retrouver, par l’analyse, la
préposition qui seule exprime la comparaison : dans ce cas il faut suppléer aussi le
complément de la préposition, qui est le nom sur lequel tombe le génitif exprimé.
Il résulte de-là qu’il faut suppléer l’une des prépositions usitées dans les exemples que
l’on vient de voir, & lui donner pour complément immédiat un nom appellatif, dont le
génitif exprimé dans le texte puisse être le complement déterminatif ; & comme le sens
présente toujours dans ce cas l’idée d’une supériorité universelle, le nom appellatif le
plus naturel me semble être celui qui énoncera la totalité, comme universa
turba, numerus integer, &c. de même que pour la phrase françoise j’ai prouvé
qu’il falloit suppléer la totalité avant la préposition de.
Ainsi deorum antiquissimus habebatur coelum, ne peut pas être mieux
coelum habebatur
(deus) antiquissimus, (ante universam
turbam) deorum, ou (super universam turbam) deorum, ou (inter universam turbam) deorum ; ou enfin (ex integro numero) deorum.
Si M. du Marsais s’est trompé, ce n’est qu’en omettant deus, &
l’adjectif integro, qui est nécessaire pour indiquer la supériorité
universelle, ou le sens superlatif.
Il en est de même de la phrase françoise de M. de Wailly, le Luxembourg
n’est pas la moins belle des promenades de Paris, selon l’analyse que j’ai indiquée
plus haut, & qui se rapproche beaucoup de celle qu’exige le génie de la langue latine,
elle se réduit à celle-ci : le Luxembourg n’est pas la (promenade) moins belle (que les autres promenades de la totalité) des
promenades de Paris. Si ce grammairien trouvoit dans mes supplémens trop de
prolixité ou trop peu d’harmonie, je le prierois de revoir plus haut ce E. R.
M. B.)
SUPIN, s. m. terme de Grammaire. Le mot latin supinus
signifie proprement couché sur le dos ; c’est l’état d’une personne qui
ne fait rien, qui ne se mêle de rien. Sur quel fondement a-t-on donné ce nom à certaines
formes de verbes latins, comme amatum, monitum, rectum, auditum,
&c ? Sans entrer dans une discussion inutile des différentes opinions des grammairiens
anciens & modernes sur cette
Les verbes appellés neutres par le commun des grammairiens, comme sum, existo, fio, sto, &c. Diomedes dit, au rapport de Vossius, (Anal. III. 2.) que le nom de supins leur fut donné par
les anciens, quod nempè velut otiosa resupinaque dormiant, nec actionem, nec
passionem significantia. Si les anciens ont adopté dans ce sens le terme de supin, comme pouvant devenir propre au langage grammatical ; c’est
assurément dans le même sens qu’il a été donné à la partie des verbes qui l’a retenue
jusqu’à présent, & c’est avec beaucoup de justice qu’il en est aujourd’hui la
dénomination exclusive. Qu’il me soit permis, pour le prouver, de faire ici une petite
observation métaphysique.
Quand une puissance agit, il faut distinguer l’action, l’acte & la passion. L’acte est l’effet qui
résulte de l’opération de la puissance, (res acta), mais considéré en
soi, & sans aucun rapport à la puissance qui l’a produit, ni au sujet sur qui est
tombée l’opération ; action, c’est l’opération même de la puissance ; c’est le mouvement
physique ou moral, qu’elle se donne pour produire l’effet, mais sans aucun rapport au
sujet sur qui peut tomber l’opération. La passion enfin, c’est
l’impression produite par l’acte, dans le sujet sur qui est tombée
l’opération. Ainsi, l’acte tient en quelque maniere le milieu, entre
l’action & la passion ; il est l’effet immédiat
de l’action, & la cause immédiate de la passion ;
il n’est ni l’action, ni la passion. Qui dit action, suppose une puissance qui opere ; qui dit passion, suppose un sujet qui reçoit une impression ; mais qui dit acte, fait abstraction, & de la puissance active & du sujet passif.
Or, voilà justement ce qui distingue le supin des verbes : amare (aimer) exprime l’action ; amari (être aimé) exprime la
passion ; amatum (aimé) exprime l’acte.
De-là vient, 1°. que le supin amatum peut être mis à la place du
prétérit de l’infinitif, & qu’il a essentiellement le sens prétérit, dès qu’on le met
à la place de l’action. Dictum est, l’acte de dire est, & par
conséquent l’action de dire a été, parce que l’action est nécessairement antérieure à
l’acte, comme la cause à l’effet ; ainsi dictum est a le même sens que
dicere fuit ou dixisse est pourroient avoir, si
l’usage les avoit autorisés.
De-là vient, 2°. que le prétérit du participe passif en françois, en italien, en espagnol
& en allemand, ne differe du supin, qu’en ce que le participe est
déclinable, & que le supin ne l’est pas : supin
indéclinable ; loué, fr. lodato, ital. alabado, esp. gelobett, all. Prétérit du participe passif,
déclinable ; loué, ée, fr. lodato, ta, ital. alabado, da, esp. gelober, te, tes, all. & il y a
encore à remarquer que le supin & le participe, dans la langue
allemande, ont tous deux la particule prépositive ge qui est le signe de
l’antériorité, & qui ne se trouve que dans ces deux parties du verbe loben (louer) ; ce qui confirme grandement mes observations précédentes.
De-là vient, 3°. que le supin n’exprimant ni action, ni passion, a pu
servir en latin à produire des formes actives & passives, comme il a plû à l’usage,
parce que la diversité des terminaisons sert à marquer celle des idées accessoires qui
sont ajoutées à l’idée fondamentale de l’acte énoncé par le supin :
ainsi le futur du participe actif, amaturus, a, um, & le prétérit du
participe passif, amatus, a, um, sont également dérivés du supin.
Je ne m’étendrai pas davantage ici sur la nature du supin, ni sur la
réalité de son existence dans notre langue & dans celles qui ont des procédés pareils
à la nôtre, voyez Participe, art. II. Mais j’ajouterai seulement quelques
remarques, qui sont des suites nécessaires de la nature même de la chose.
1°. Le supin est veritablement verbe, & fait une partie essentielle
de la conjugaison, puisqu’il conserve l’idée différencielle de la nature du verbe, celle
de l’existence sous un attribut, qui est marquée dans le supin par le
rapport d’antériorité qui le met dans la classe des prétérits. Voyez Verbe, Prétérit & Temps.
2°. Le supin est véritablement nom, puisqu’il peut être sujet d’un
autre verbe, comme les noms ou complément objectif d’un verbe relatif, ou complément d’une
préposition. Itum est, itum erat, itum erit ; le supin
est ici le sujet du verbe substantif, & conséquemment au nominatif ; c’est la même
chose dans cette phrase de Tite-Live, vij. 8. Diù non perlitatum tenuerat
dictatorem, littéralement, n’avoir pas fait pendant long-tems de
sacrifices agréables aux dieux avoit retenu le dictateur, car perlitare signifie faire des sacrifices agréables aux dieux, des
sacrifices heureux & de bon augure ; c’est-à-dire ce qui avoit
retenu le dictateur, c’est que depuis long-tems on n’avoit point fait de sacrifices
favorables. Dans Varron, esse in arcadiâ scio spectatum suem ; le
supin est complément objectif de scio, &
littéralement scio spectatum veut dire, je sais avoir
vu. Enfin, dans Salluste, nec ego vos ultum injurias hortor, le
supin est complément de la préposition ad,
sous-entendue ici, & communément exprimée après le verbe hortor.
3°. Le supin, à proprement parler, n’est ni de la voix active, ni de la
voix passive, puisqu’il n’exprime ni l’action, ni la passion, mais l’acte : cependant
comme il se construit plus souvent comme la voix active, que comme la voix passive, parce
qu’on le rapporte plus fréquemment au sujet objectif, qu’à la puissance qui produit
l’acte ; il convient plutôt de le mettre dans le paradigme de la conjugaison active. En
effet, on le trouve souvent employé avec l’accusatif pour régime, & jamais la
préposition à ou ab avec l’ablatif, ne lui sert de
complément dans le sens passif ; car impetratum est à consuetudine
(Cic.) se dit comme on diroit à l’actif impetravimus à consuetudine.
4°. Le supin doit être placé dans l’infinitif, puisqu’il est
communément employé pour le prétérit de l’infinitif : dictum est, pour
dixisse est, équivalent de dicere fuit, on a
dit.
5°. Quelques grammairiens ont prétendu que le supin en u n’est pas un supin, mais l’ablatif d’un nom verbal dérivé de
supin, lequel est de la quatrieme déclinaison : je crois qu’ils se
sont trompés. Les noms verbaux de la quatrieme déclinaison, différent de ceux de la
troisieme, en ce que ceux de la quatrieme expriment en effet l’acte, & ceux de la
troisieme l’action ; ainsi visio, c’est l’action de voir, visus en est l’acte ; pactio, l’action de traiter ; pactus, l’acte même ou le traité ; actio & actus, d’où nous viennent action & acte.
Or le supin ayant un nominatif & un accusatif, & surtout un
accusatif qui est souvent régi par des prépositions, pourquoi n’auroit il pas un ablatif
pour la même fin ? On répond que l’ablatif devroit être en o à cause du
nominatif en um : mais il est vraissemblable que l’usage a proscrit
l’ablatif en o, pour empêcher qu’on ne le confondît avec celui du
participe passif, & que ce qui a donné la préférence à l’ablatif en u, c’est qu’il présente toujours l’idée fondamentale du supin ;
l’idée simple de l’acte, soit qu’on le regarde comme appartenant au supin, soit qu’on le rapporte au nom verbal de la quatrieme déclinaison, quand il
en existe ; car tous les verbes n’ont pas produit ce nom verbal, & cependant plusieurs
dans ce cas-là même ne laissent pas d’avoir le supin en u ; ce qui confirme l’opinion que j’établis ici. (E. R.
M. B.)
SUPPLÉMENT, s. m. en Grammaire ; on appelle supplément, les mots que la construction analytique ajoute, pour la plénitude du
sens, à ceux qui composent la phrase usuelle. Par exemple, dans cette phrase de Virgile,
(Eccl. xj. 1.) Quò te, Moeri, pedes ? il n’y a que
quatre mots ; mais l’analyse ne peut en développer le sens, qu’en y en ajoutant
plusieurs autres. 1°. Pedes au nominatif pluriel, exige un verbe
pluriel dont il soit le sujet ; & te, qui paroît ici sans relation
en sera le régime objectif : d’autre part, quò qui exprime un
complément circonstanciel du lieu de tendance, indique que ce verbe doit exprimer un
mouvement qui puisse s’adapter à cette tendance vers un terme : le concours de toutes
ces circonstances assigne exclusivement à l’analyse le verbe ferunt.
2°. Quò est un adverbe conjonctif, qui suppose un antécédent ; &
la suppression de cet antécédent indique aussi que la phrase est interrogative : ainsi
l’analyse doit suppléer, & le verbe interrogatif &
l’antécédent de quò qui servira de complément à ce verbe, (voyez Interrogatif, Relatif) : le verbe interrogatif est dic, auquel on
peut ajouter mihi, ainsi que Virgile lui-même l’a dit au commencement
de sa troisieme éclogue, dic mihi, Dameta, cujum pecus : le dic sera eum
locum, exigé par le sens de quò ; par conséquent le supplément total qui doit précéder quò, c’est dic mihi eum locum. La construction analytique pleine est donc : Moeri (dic mihi eum locum) quò pedes (ferunt) te ; où l’on voit un supplément d’un seul mot ferunt, & un autre de quatre, dic mihi eum
locum.
Quoique la pensée soit essentiellement une & indivisible ; la parole ne peut en faire la peinture, qu’au moyen de la distinction des parties que l’analyse y envisage dans un ordre successif. Mais cette décomposition même oppose à l’activité de l’esprit qui pense, des embarras qui se renouvellent sans cesse, & donne à la curiosité agissante de ceux qui écoutent ou qui lisent un discours, des entraves sans fin. Delà la nécessité générale de ne mettre dans chaque phrase que les mots qui y sont les plus nécessaires, & de supprimer les autres, tant pour aider l’activité de l’esprit, que pour se rapprocher le plus qu’il est possible, de l’unité indivisible de la pensée, dont la parole fait la peinture.
Est brevitate opus, ut currat sententia, neu se Impediat verbis lassas oner antibus aures.
Ce que dit ici Horace, I. Sat. x. 9. 10. pour caractériser le style
de la satyre, nous pouvons donc en faire un principe général de l’élocution ; & ce
principe est d’une nécessité si grande & si universellement sentie, qu’il a influé
sur la syntaxe de toutes les langues : point de langues sans ellipses, & même sans
de fréquentes ellipses.
Il ne faut pourtant pas s’imaginer, que le choix & la maniere en soient abandonnés
au caprice des particuliers, ni même que quelques exemples autorisés par l’usage d’une
langue puissent y fonder une loi générale d’analogie : l’ellipse est elle même une
exception à un principe général, qui ne doit & qui ne peut être anéanti ; & il
le seroit par le fait, si l’exception devenoit générale. L’usage, par exemple, de la
langue latine, permet de dire elliptiquement, vivere Romae, Lugduni
(vivre à Rome, à Lyon) au lieu de la phrase pleine, vivere in urbe Romae,
in urbe Lugduni ; mais on feroit un solécisme, si on alloit dire par une fausse
analogie, vivere Athenarum, pour in urbe Athenarum
ou pour Athenis (vivre à Athènes) ire Romae,
Lugduni, pour ire in urbem Romae, in urbem Lugduni ou pour ire Romam, Lugdunum (aller à Rome, à Lyon) : c’est que vivere Romae, Lugduni, est une phrase que l’usage n’autorise que pour les noms
propres de villes qui sont singuliers & de l’une des deux premieres déclinaisons,
quand ces villes sont le lieu de la scène, ou comme disent les rudimens, à la question
ubi ; dans d’autres circonstances, l’usage veut que l’on suive
l’analogie générale, ou n’en permet que des écarts d’une autre espece.
Or, s’il est vrai, comme on ne peut pas en douter, qu’une ellipse usitée ne peut pas
fonder une analogie générale ; c’est une conséquence nécessaire aussi, que de l’analogie
générale on ne peut pas conclure contre la réalité de l’ellipse particuliere. C’est
pourtant ce que fait, dans sa préface, l’auteur d’un rudiment
moderne.
« Il ne rencontre pas plus juste, dit-il, en parlant de Sanctius, quand il dit que cette phrase,
natus Romae, est l’abrégé de celle-ci,natus in urbe Romae; puisqu’avec son principe on diroit également,natus Athenarum, qui seroit aussi l’abrégé de celle-ci,natus in urbe Athenarum».
Il est évident que cet auteur prend acte de l’analogie générale qui ne permet pas de
dire à la faveur de l’ellipse, natus Athenarum, pour en conclure que
quoiqu’on dise natus Romae, ce n’est point une expression elliptique.
Mais cette conséquence, comme on vient de le dire, n’est point légitime, parce qu’elle
suppose qu’une exception une fois constatée, peut fonder une
S’il falloit admettre cette conséquence, qui empêcheroit qu’on ne dît à cet auteur
qu’il est certain que natus Romae est une phrase très-bonne &
très-latine, & que par conséquent on peut dire par analogie, natus
Athenarum, natus Avenionis ? S’il donne à cette objection quelque réponse
plausible, je l’adopte pour détruire l’objection qu’il fait lui-même à Sanctius ; &
je reviens à ce que j’ai d’abord avancé, que le choix & la maniere des ellipses ne
sont point abondonnées au caprice des particuliers, parce que ce sont des transgressions
d’une loi générale à laquelle il ne peut être dérogé que sous l’autorité incommunicable
du législateur, de l’usage en un mot.
Quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi.
Mais si la plénitude grammaticale est nécessaire à l’intégrité de l’expression & à l’intelligence de la pensée, l’usage lui-même peut-il étendre ses droits jusqu’à compromettre la clarté de l’énonciation, en supprimant des mots nécessaires à la netteté, & même à la vérité de l’image que la parole doit tracer ? Non sans doute, & l’autorité de ce législateur suprème de la parole, loin de pouvoir y établir des lois opposées à la communication claire des pensées des hommes, qui en est la fin, n’est au contraire sans bornes, que pour en perfectionner l’exercice. C’est pourquoi, s’il autorise un tour elliptique pour donner à la phrase le mérite de la briéveté ou de l’énergie, il a soin d’y conserver quelque mot qui indique par quelque endroit la suppression & l’espece des mots supprimés.
Ici, c’est un cas qui est essentiellement destiné à caractériser ou le complément
simple d’une préposition, ou le complément objectif d’un verbe, ou le complément
déterminatif d’un nom appellatif ; & quoique la préposition, le verbe, ou le nom
appellatif ne soient pas exprimés, ils sont indiqués par ce cas, & entierement
déterminés par l’ensemble de la phrase : quem Minerva omnes artes
edocuit, suppl. ad omnes artes ; ne sus Minervam, suppl. doceat ; ad Minervae, suppl. oedes.
Là, c’est un mot conjonctif qui suppose un antécédent, lequel est suffisamment indiqué
par la nature même du mot conjonctif & par les circonstances de la phrase ; souvent
cet antécédent, quand il est suppléé, se trouve lui-même dans l’un des
cas que l’on vient de marquer, & il exige ou un nom appellatif, ou un verbe, ou une
préposition : quando venies ? suppl. dic mihi illud
tempus, ou quaero illud tempus ; quò vadis ? suppl. dic mihi ou quaero illum locum, &c. Voyez Relatif, Interrogatie.
Ailleurs une simple inversion qui déroge à la construction ordinaire, devient le signe
usuel d’une ellipse dont le supplément est indiqué par le sens : viendras-tu ? c’est-à-dire, dis-moi si tu viendras ;
dussions-nous l’acheter, c’est-à-dire, quoique nous dussions
l’acheter ; que ne l’ai-je vu ! c’est-à-dire, je suis fâché de ce
que je ne l’ai pas vu, &c.
Partout enfin ceux qui entendent la langue, reconnoissent à quelque marque infaillible
ce qu’il peut y avoir de supprimé dans la construction analytique, & ce qu’il
convient de suppléer pour en rétablir l’intégrité.
L’art de suppléer se réduit en général à deux points capitaux, que
Sanctius exprime ainsi(Minerv. IV. ij.) : ego illa
tantùm supplenda proecipio, quae veneranda illa supplevit antiquitas, aut ea sine quibus grammatica ratio constare non potest. La
premiere regle de ne suppléer que d’après les anciens, quand les
anciens sournissent des phrases pleines qui ont ou le même sens, ou un sens analogue à
celui dont il s’agit ; cette premiere regle, dis-je, est fondée évidemment sur ce qu’il
Mais comme il y a quantité d’ellipses tellement autorisées dans toutes les
circonstances, qu’il n’est pas possible d’en justifier les supplémens
par des exemples où ils ne soient pas supprimés ; il faut bien se contenter alors de
ceux qui sont indiqués par la logique grammaticale, en se rapprochant d’ailleurs, le
plus qu’il est possible, de l’analogie & des usages de la langue dont il est
question : c’est le sens de la seconde regle, qui autorise à juste titre les supplémens, sine quibus grammatica ratio constare non potest.
On objecte que ces additions faites au texte par forme de supplément,
ne servent qu’à en énerver le style par des paroles superflues & des circonlocutions
inouies & fatigantes, verbis lassas onerantibus aures : ce qui est
expressément défendu par Horace, & par le simple bon sens, qui est de toutes les
langues : que d’ailleurs, si au défaut des exemples & de l’autorité, l’on se permet
de faire dépendre l’art des supplémens des vues de la construction
analytique, telle qu’on l’a montrée dans les différens articles de cet ouvrage qui ont
pu en donner occasion ; il arrivera souvent d’ajouter le barbarisme à la battologie : ce
qui est détruire plutôt qu’approfondir l’esprit de la langue.
J’ai déja répondu ailleurs (voyez Subjonctif, à la fin.), que le danger d’énerver le
style par les supplémens est absolument chimérique, puisqu’on ne les
donne pas comme des locutions usitées, mais au contraire comme des locutions évitées par
les bons écrivains, lesquelles cependant doivent être envisagées comme des développemens
analytiques de la phrase usuelle. Ce n’est en effet qu’au moyen de ces supplémens, que les propositions elliptiques sont intelligibles ; non qu’il soit
nécessaire de les exprimer quand on parle, parce qu’alors il n’y auroit plus d’ellipse
ni de propriété dans le langage ; mais il est indispensable de les reconnoître & de
les assigner, quand on étudie une langue étrangere, parce qu’il est impossible d’en
concevoir le sens entier & d’en saisir toute l’énergie, si l’on ne va jusqu’à en
approfondir la raison grammaticale. Il est mieux, à la vérité, de puiser, quand on le
peut, ces supplémens analytiques dans les meilleures sources, parce
que c’est se perfectionner d’autant dans la pratique du bon usage ; mais quand ce
secours vient à manquer, il faut hardiment le remplacer comme on peut, quoiqu’il faille
toujours suivre l’analogie générale : dans ce cas, plus les supplémens
paroissent lâches, horribles, barbares, plus on voit la raison qui en a amené la
suppression, malgré l’enchaînement des idées grammaticales, dont l’empreinte subsiste
toujours, lors même qu’il est rompu par l’ellipse. Mais aussi plus on est convaincu de
la réalité de l’ellipse, par la nature des relations dont les signes subsistent encore
dans les mots que conserve la phrase usuelle, plus on doit avouer la nécessité du supplément pour approfondir le sens de la phrase elliptique, qui ne peut
jamais être que le résultat de la liaison grammaticale de tous les mots qui concourent à
l’exprimer. (B. E. R. M.)
SUPPOSITIF, v. adj. (Gram.) le françois, l’italien, l’espagnol,
l’allemand, ont admis dans leur conjugaison un mode particulier, qui est inconnu aux
Hébreux, aux Grecs, & aux Latins : je ferois, j’aurois fait, j’aurois
eu fait, je devrois faire.
Ce mode est personnel, parce qu’il reçoit dans chacun de ses tems les inflexions &
les terminaisons personnelles & numériques, qui servent à caractériser par la
concordance, l’application actuelle du verbe, à tel sujet déterminé : je
ferois, tu ferois, il feroit ; nous ferions, vous feriez, ils feroient.
Ce mode est direct, parce qu’il peut constituer par lui-même la proposition principale,
ou l’expression immédiate de la pensée : je lirois volontiers cet
ouvrage.
Enfin, c’est un mode mixte, parce qu’il ajoûte à l’idée fondamentale du verbe, l’idée
accidentelle d’hypothese & de supposition : il n’énonce pas
l’existence d’une maniere absolue, ce n’est que dépendamment d’une supposition particuliere : je lirois volontiers cet ouvrage, si je
l’avois.
Parce que ce mode est direct, quelques-uns de nos grammairiens en ont regardé les tems
comme appartenant au mode indicatif. M. Restaut en admet deux à la fin de l’indicatif ;
l’un qu’il appelle conditionnel présent, comme je
ferois ; & l’autre qu’il nomme conditionnel
passé, comme j’aurois fait. Le P.
Buffier les rapporte aussi à l’indicatif, & il les appelle tems
incertains ; mais il est évident que c’est confondre un mode qui n’exprime
l’existence que d’une maniere conditionnelle, avec un autre qui l’exprime d’une maniere
absolue, ainsi que le premier de ces grammairiens le reconnoît lui-même par la
dénomination de conditionnel : ces deux modes, à la vérité,
conviennent en ce qu’ils sont directs, mais ils different en ce que l’un est pur, &
l’autre mixte ; ce qui doit empêcher qu’on ne les confonde : c’est de même parce que
l’indicatif & l’impératif sont également directs, que les grammairiens hébreux ont
regardé l’impératif comme un simple tems de l’indicatif ; mais c’est parce que
l’indicatif est pur, & l’impératif mixte, que les autres grammairiens distinguent
ces deux modes. La raison qu’ils ont eu à cet égard, est la même dans le cas présent ;
ils doivent donc en tirer la même conséquence : quelque frappante qu’elle soit, je ne
sache pourtant aucun grammairien étranger qui l’ait appliquée aux conjugaisons des
verbes de sa langue ; & par rapport à la nôtre, il n’y a que M. l’abbé Girard qui
l’ait sentie & réduite en pratique, sans même avoir déterminé à suivre ses traces,
aucun des grammairiens qui ont écrit depuis l’édition de ses vrais
principes ; comme s’ils trouvoient plus honorable d’errer à la suite des anciens
que l’on ne fait que copier, que d’adopter une vérité mise au jour par un moderne que
l’on craint de reconnoître pour maître.
D’autres grammairiens ont rapporté au mode subjonctif, les tems de
celui-ci : l’abbé Régnier appelle l’un premier futur, comme je ferois, & l’autre second futur composé, comme
j’aurois fait. La Touche les place de même au subjonctif, qu’il
appelle conjonctif ; je ferois, selon lui, en est un second imparfait,
ou l’imparfait conditionnel ; j’aurois fait, en est le second plusque
parfait, ou le plusque parfait conditionnel. C’est la méthode de la plûpart de nos
rudimentaires latins, qui traduisent ce qu’ils appellent l’imparfait
& le plusque parfait du subjonctif : facerem,
que je fisse, ou je ferois ; fecissem, que j’eusse fait, ou j’aurois
fait. C’est une erreur évidente, que j’ai démontrée au mot
Subjonctif, n. 1. & c’est confondre un mode
direct avec un oblique.
Cette méprise vient, comme tant d’autres, d’une application gauche de la grammaire
latine à la langue françoise ; dans les cas où nous disons je ferois,
j’aurois fait, les latinistes ont vu que communément ils doivent dire facerem, fecissem ; de même que quand ils ont à rendre nos expressions
je fisse, j’eusse fait ; & comme ils n’ont pas osé imaginer que
nos langues modernes pussent avoir d’autres modes ou d’autres tems que la latine, ils
n’ont pu en conclure autre chose, sinon que nous rendons de deux manieres l’imparfait
& le plusque-parfait du subjonctif latin.
Mais examinons cette conséquence. Tout le monde conviendra sans doute, que je ferois & je fisse, ne sont pas synonymes, puisque je ferois est direct & conditionnel, & que je
fisse est oblique & absolu : or il n’est pas possible qu’un seul & unique
mot d’une autre langue, réponde à deux significations si différentes entre elles dans la
nôtre, à moins qu’on ne suppose cette langue absolument barbare & informe. Je sais
bien qu’on objectera que les latins se servent des mêmes tems du subjonctif, & pour
les phrases que nous regardons comme obliques ou subjonctives, & pour celles que
nous regardons comme directes & conditionnelles ; & je conviens moi-même de la
vérité du fait ; mais cela ne se fait qu’au moyen d’une ellipse, dont le supplément
ramene toujours les tems dont il s’agit, à la signification du subjonctif : illud si scissem, ad id litteras meas accommodassem ; Cic. c’est-à-dire
analytiquement, si res fuerat ita ut scissem illud,
res ita ut accommodassem ad id meas litteras ; scissem, accommodassem ; mais ils ont abregé par une ellipse, dont le
supplément est suffisamment indiqué par ces subjonctifs mêmes, & par le si. Notre usage nous donne ici la même licence, & nous pouvons dire, si je l’eusse su, j’y eusse adapté ma lettre ; mais c’est, comme en
latin, une véritable ellipse, puisque j’eusse su, j’eusse adapté sont
en effet du mode subjonctif, qui suppose une conjonction, & une proposition
principale, dont le verbe doit être à un mode direct ; & ceci prouve que M. Restaut
se trompe encore, & n’a pas assez approfondi la différence des mots, quand il rend
son prétendu conditionnel passé de l’indicatif par j’aurois, ou j’eusse fait ; c’est confondre le direct & l’oblique.
C’est encore la même chose en latin, mais non pas en françois, lorsqu’il s’agit du tems
simple, appellé communément imparfait. Quand Ovide dit, si possem, sanior essem ; c’est au-lieu de dire analytiquement, si res erat ita ut possem, res est ita ut essem
sanior ; si la chose étoit de maniere que je pusse, la chose est de maniere que
je fusse plus sage. Dans cette traduction littérale, je ne fais encore usage d’aucun
tems conditionnel ; j’en suis dispensé par le tour analytique que les latins n’ont fait
qu’abréger comme dans le premier exemple ; mais ce que notre usage a autorisé à l’égard
de ce premier exemple, il ne l’autorise pas ici, & nous ne pouvons pas dire
elliptiquement, si je pusse, je fusse plus sage : c’est l’interdiction
de cette ellipse qui nous a mis dans le cas d’adopter ou l’ennuyeuse circonlocution du
tour analytique, ou la formation d’un mode exprès ; le goût de la briéveté a décidé
notre choix, & nous disons par le mode suppositif, je serois plus sage,
si je pouvois ; la nécessité ayant établi ce tems du mode suppositif, l’analogie lui a accordé tous les autres dont il est susceptible ;
& quoique nous puissions rendre la premiere phrase latine par le subjonctif, au moyen de l’ellipse, nous pouvons le rendre encore par le suppositif, sans aucune ellipse ; si je l’avois su, j’y
aurois adapté ma lettre.
Il arrive souvent aux habitans de nos provinces voisines de l’Espagne, de joindre au
si un tems du suppositif : c’est une imitation
déplacée de la phrase espagnole qui autorise cet usage ; mais la phrase françoise le
rejette, & nous disons, si j’étois, si j’avois été, & non pas,
si je serois, si j’aurois été, quoique les Espagnols disent si estuviéra, si uviéra estado.
J’ai mieux aimé donner à ce mode le nom de suppositif, avec M. l’abbe
Girard, que celui de conditionnel ; mais la raison de mon choix est
fort différente de la sienne ; c’est que la terminaison est semblable à celle des noms
des autres modes, & qu’elle annonce la destination de la chose nommée, laquelle est
spécifiée par le commencement du mot suppositif, qui sert à la
supposition, à l’hypothese ; comme impératif, qui sert au
commandement ; subjonctif, qui sert à la subordination des
propositions dépendantes ; &c. Tous les adjectifs françois
terminés en if & ive, comme les latins en ivus, iva, ivum, ont le même sens, qui est fondé sur l’origine de cette
terminaison.
Pour ce qui regarde le détail des tems du suppositif, Voyez Tems. (B. E. R. M.)
SYLLABE, s. f. M. Duclos, dans ses remarques sur le ch. iij. de la
I. partie de la grammaire générale, distingue la
syllabe physique de la syllabe usuelle.
« Il faut observer, dit-il, que toutes les fois que plusieurs consonnes de suite se font sentir dans un mot, il y a autant de
syllabesréelles (ou physiques), qu’il y a des consonnes qui se font entendre, quoiqu’il n’y ait point de voyelle écrite à la suite de chaque consonne ; la prononciation suppléant alors unemuet, lasyllabedevient réelle pour l’oreille, au lieu que lessyllabesd’usage ne se comptent que par le nombre des voyelles qui se font entendre, & qui s’écrivent… Par exemple, le motarmateurest de troissyllabesd’usage, & de cinq réelles, parce qu’il faut suppléer unemuet après chaquer; on entend nécessairementa-re-ma-teu-re».
M. Maillet de Boullay, secrétaire pour les belleslettres de l’académie royale des
belles-lettres, sciences & arts de Rouen, dans le compte qu’il rendit à sa
compagnie, des remarques de M. Duclos & du supplément de M. l’abbé Fromant, dit, en
« Nous ne pouvons le mieux commencer, qu’en adoptant la définition de l’abbé Girard, cité par M. Fromant. Suivant cette définition, qui est excellente, & qui nous servira de point fixe,
la. Examinons sur ce principe le systeme adopté par M. Duclos. »syllabeest un son simple ou composé, prononcé avec toutes ses articulations, par une seule impulsion de voix
Qu’il me soit permis de faire observer à M. du Boullay, qu’il commence sa critique par
une vraie pétition de principe : adopter d’abord la définition de l’abbé Girard, pour
examiner d’après elle le systeme de M. Duclos, c’est s’étayer d’un préjugé pour en
déduire des conséquences qui n’en seront que la répétition sous différentes formes. Ne
seroit-on pas aussi bien fondé à adopter d’abord le système de M. Duclos pour juger
ensuite de la définition de l’abbé Girard ; ou plutôt ne vaut-il pas mieux commencer par
examiner la nature des syllabes en soi, & indépendamment de tout
préjugé, pour apprécier ensuite le système de l’un & la définition de l’autre ?
Les élémens de la voix sont de deux sortes, les sons & les articulations. Le son
est une simple émission de la voix, dont la forme constitutive dépend de celle du
passage que lui prête la bouche. Voyez Son, Gramm. L’articulation est une explosion que
reçoit le son, par le mouvement subit & instantanée de quelqu’une des parties
mobiles de l’organe. Voyez H. Il est donc de l’essence de
l’articulation, de précéder le son qu’elle modifie, parce que le son une fois échapé,
n’est plus en la disposition de celui qui parle, pour en recevoir quelque modification
que ce puisse être : & l’articulation doit précéder immédiatement le son qu’elle
modifie, parce qu’il n’est pas possible que l’expression d’un son soit séparée du son,
puisque ce n’est au fond rien autre chose que le son même sortant avec tel degré de
vîtesse acquis par telle ou telle cause.
Cette double conséquence, suite nécessaire de la nature des elémens de la voix, me semble démontrer sans réplique.
1°. Que toute articulation est réellement suivie d’un son qu’elle modifie, & auquel
elle appartient en propre, sans pouvoir appartenir à aucun son précédent ; & par
conséquent que toute consonne est ou suivie ou censée suivie d’une voyelle qu’elle
modifie, sans aucun rapport à la voyelle précédente : ainsi, les mots or,
dur, qui passent pour n’être que d’une syllabe, sont réellement de deux sons, parce que les
sons o & u une fois échapés, ne peuvent plus
être modifiés par l’articulation r, & qu’il faut supposer ensuite
le moins sensible des sons, que nous appellons e muet, comme s’il y
avoit o-re, du-re.
2°. Que si l’on trouve de-suite deux ou trois articulations dans un même mot, il n’y a
que la derniere qui puisse tomber sur la voyelle suivante, parce qu’elle est la seule
qui la précede immédiatement ; & les autres ne peuvent être regardées en rigueur que
comme des explosions d’autant d’e muets inutiles à écrire parce qu’il
est impossible de ne pas les exprimer, mais aussi réels que toutes les voyelles
écrites : ainsi, le mot françois scribe, qui passe dans l’usage
ordinaire pour un mot de deux syllabes, a réellement quatre sons,
parce que les deux premieres articulations s & k
supposent chacune un e muet à leur suite, comme s’il y avoit se-ke-ri-be ; il y a pareillement quatre sons physiques dans le mot sphinx, qui passe pour n’être que d’une syllabe, parce
que la lettre finale x est double, qu’elle équivaut à s,
k, & que chacune de ces articulations composantes suppose après elle l’e muet, comme s’il y avoit se-phinke-se.
Que ces e muets ne soient supprimés dans l’orthographe, que parce
qu’il est impossible de ne pas les faire sentir quoique non écrits, j’en trouve la
preuve non-seulement dans la rapidité excessive avec laquelle on les prononce, mais
encore dans des faits orthographiques, si je puis parler ainsi. 1°. Nous avons plusieurs
mots terminés en ment, dont la terminaison étoit autrefois précédée
d’un e muet pur, lequel n’étoit sensible que par l’alongement de la
voyelle dont il étoit lui-même précédé, comme ralliement, éternuement,
enrouement, &c. aujourd’hui on supprime ces e muets dans
l’orthographe, quoiqu’ils produisent toujours l’alongement de la voyelle précédente,
& l’on se contente, afin d’éviter l’équivoque, de marquer la voyelle longue d’un
accent circonflexe, ralliment, éternûment, enroûment. 2°. Cela n’est
pas seulement arrivé après les voyelles, on l’a fait encore entre deux consonnes, &
le mot que nous écrivons aujourd’hui soupçon, je le trouve écrit souspeçon avec l’e muet, dans le livre de
la précellence du langage françois, par H. Estiene, (édit.
1579.) Or il est évident que c’est la même chose pour la prononciation, d’écrire
soupeçon ou soupçon, pourvu que l’on passe sur
l’e muet écrit, avec autant de rapidité que sur celui que l’organe
met naturellement entre p & ç, quoiqu’il n’y
soit point écrit.
Cette rapidité, en quelque sorte inappréciable de l’e muet ou scheva, qui suit toujours une consonne qui n’a pas immédiatement après
soi une autre voyelle, est précisément ce qui a donné lieu de croire qu’en effet la
consonne appartenoit ou à la voyelle précédente, ou à la suivante, quoiqu’elle en soit
séparée : c’est ainsi que le mot âcre se divise communément en deux
parties, que l’on appelle aussi syllabes, savoir a-cre, & que l’on apporte également les deux articulations k & r à l’e muet final : au contraire,
quoique l’on coupe aussi le mot arme en deux syllabes, qui sont ar-me, on rapporte l’articulation r à la voyelle a qui précede, & l’articulation m à l’e muet qui suit : pareillement on regarde le mot
or comme n’ayant qu’une syllabe, parce qu’on
rapporte à la voyelle o l’articulation r, faute de
voir dans l’écriture & d’entendre sensiblement dans la prononciation, une autre
voyelle qui vienne après & que l’articulation puisse modifier.
Il est donc bien établi, par la nature même des élémens de la voix, combinée avec
l’usage ordin ire de la parole, qu’il est indispensable de distinguer en effet les syllabes physiques des syllabes artificielles,
Celle de l’abbé Girard va même se trouver fausse d’après ce systême, loin de pouvoir
servir à le combattre. C’est, dit-il, (vrais princip. tom. l. disc. I. pag. 12.) un son, simple ou composé, prononcé avec
toutes ses articulations, par une seule impulsion de voix. Il suppose donc que le
même son peut recevoir plusieurs articulations, & il dit positivement, pag. 11, que la voyelle a quelquefois plusieurs consonnes attachées à son
service, & qu’elle peut les avoir à sa tête ou à sa suite : c’est
précisément ce qui est démontré faux à ceux qui examinent les choses en rigueur ; cela
ne peut se dire que des syllabes usuelles tout au plus, & encore
ne paroît-il pas trop raisonnable de partager comme on fait les syllabes d’un mot, lorsqu’il renferme deux consonnes de suite entre deux
voyelles. Dans le mot armé, par exemple, on attache r à la premiere syllabe, & m à la
seconde, & l’on ne fait guere d’exception à cette regle, si ce n’est lorsque la
seconde consonne est l’une des deux liquides l ou r,
comme dans â-cre, ai-gle.
« Pour moi, dit M. Harduin, secretaire perpétuel de l’académie d’Arras,
rem. div. sur la prononc. pag. 56. je ne vois pas que cette distinction soit appuyée sur une raison valable ; & il me paroîtroît beaucoup plus régulier que le motarmés’épellâta-rmé…. Il n’y a aucun partage sensible dans la prononciation dermé; & au contraire on ne sauroit prononcerar, sans qu’il y ait un partage assez marqué : l’eféminin qu’on est obligé de suppléer pour prononcer l’r, se fait bien moins sentir & dure bien moins dansrméque dansar. En un mot, chaque son sur lequel on s’arrête d’une maniere un peu sensible, me paroît former & terminer unesyllabe; d’où je conclus qu’on fait distinctement troissyllabesen épellantar-mé, au lieu qu’on n’en fait pas distinctement plus de deux, en épellanta-rmé. Ce qui se pratique dans le chant peut servir à éclaircir ma pensée. Supposons une tenue de plusieurs mesures sur la premieresyllabedu motcharme; n’est-il pas certain qu’elle se fixe uniquement sur l’a, sans toucher en aucune maniere à l’r, quoique dans les paroles mises en musique, il soit d’usage d’écrire cetterimmédiatement après l’a, & qu’elle se trouve ainsi séparée de l’mpar un espace considérable ? N’est-il pas évident, nonobstant cette séparation dans l’écriture, que l’assemblage des lettresrmese prononce entierement sous la note qui suit la tenue ?Une chose semble encore prouver que la premiere consonne est plus liée avec la consonne suivante qu’avec la voyelle précédente, à laquelle, par conséquent, on ne devroit pas l’unir dans la composition des
syllabes: c’est que cette voyelle & cette premiere consonne n’ont l’une sur l’autre aucune influence directe, tandis que le voisinage des deux consonnes altere quelquefois l’articulation ordinaire de la premiere ou de la seconde. Dans le motobtus, quoiqu’on y prononce foiblement uneféminin après leb, il arrive que lebcontraint par la proximité dut, se change indispensablement enp, & on prononce effectivementoptus… Ainsi l’antipathie même qu’il y a entre les consonnesb, t, [ parce que l’une est foible & l’autre forte ], sert à faire voir que dansobtuselles sont plus unies l’une à l’autre, que la premiere ne l’est avec l’oqui la précede.J’ajoute que la méthode commune me fournit elle-même des armes qui favorisent mon opinion. Car, 1°. j’ai déja fait remarquer que, selon cette
méthode, on épelle â-cre&E-glé: on pense donc du moins qu’il y a des cas où deux consonnes placées entre deux voyelles, la premiere a une liaison plus étroite avec la seconde, qu’avec la voyelle dont elle est précédée. 2°. La même méthode enseigne assurément que les lettress tappartiennent à une mêmesyllabedansstyle, statue: pourquoiα en seroit-il autrement dansvaste, poste, mystere ?[ On peut tirer la même conséquence depseaume, pourrapsodie; despécieux, pouraspect, respect, &c. destrophe, pourastronomie; dePtolomée, pouraptitude, optatif, &c. C’est le système même de P. R. dont il va être parlé. ] 3°. Voici quelque chose de plus fort. Qu’on examine la maniere dont s’épelle le motaxe, on conviendra que l’xtout entier est de la secondesyllabe, quoiqu’il tienne lieu des deux consonnesc, s, & qu’il représente conséquemment deux articulations. Or si ces deux articulations font partie d’une mêmesyllabedans le motaxe, qu’on pourroit écrireac se, elles ne sont pas moins unies dansaccès, qu’on pourroit écrireacsès: & dès qu’on avoue que l’aseul fait unesyllabedansaccès, ne doit-on pas reconnoître qu’il en est de même dansarmé& dans tous les cas semblables ?Dom Lancelot, dans sa
méthode pour apprendre la langue latine, connue sous le nom dePort-Royal, (traité des lettres, ch. xiv. §. iij.) établit, sur la composition dessyllabes, un système fort singulier, qui, tout différent qu’il est du mien, peut néanmoins contribuer à le faire valoir.Les consonnes, dit-il,qui ne se peuvent joindre ensemble au commencement d’un mot, ne s’y joignent pas au milieu ; mais les consonnes qui se peuvent joindre ensemble au commencement d’un mot, se doivent aussi joindre au milieu ; &Ramusprétend que de faire autrement, c’est commettre un barbarisme. Il est bien sûr que si la jonction de telle & telle consonne est réellement impossible dans une position, elle ne l’est pas moins dans une autre. M. D. Lancelot fait dépendre la possibilité de cette jonction d’un seul point de fait, qui est de savoir s’il en existe des exemples à la tête de quelques mots latins. Ainsi, suivant cet auteur,pastordoit s’épellerpa-stor, parce qu’il y a des mots latins qui commencent parst; tels questare, stimulus: au contrairearduusdoit s’épellerar-duus, parce qu’il n’y aucun mot latin qui commence parrd. La regle seroit embarrassante, puisqu’on ne pourroit la pratiquer sûrement, à moins que de connoître & d’avoir présens à l’esprit tous les mots de la langue qu’on voudroit épeller. Mais d’ailleurs s’il n’y a point eu chez les Latins de mot commençant parrd, est-ce donc une preuve qu’il ne pût y en avoir ? Un mot construit de la sorte seroit-il plus étrange quebdellium, Tmolus, Ctesiphon, Ptolomoeus ?»
A ces excellentes remarques de M. Harduin, j’en ajouterai une, dont il me presente
lui-même le germe. C’est que pour établir la possibilité de joindre ensemble plusieurs
consonnes dans une même syllabe, il ne suffiroit pas de consulter les
usages particuliers d’une seule langue, il faudroit consulter tous les usages de toutes
les langues anciennes & modernes ; & cela même seroit encore insuffisant pour
établir une conclusion universelle, qui ne peut jamais être fondée solidement que sur
les principes naturels. Or il n’y a que le méchanisme de la parole qui puisse nous faire
connoître d’une maniere sûre les principes de sociabilité ou d’incompatibilité des
articulations, & c’est conséquemment le seul moyen qui puisse les établir. Voici, je
crois, ce qui en est.
1°. Les quatre consonnes constantes m, n, l, r, peuvent précéder ou
suivre toute consonne variable, foible ou forte, v, f, b, p, d, t, g, q, z,
s, j, ch.
2°. Ces quatre consonnes constantes peuvent également s’associer entre elles, mn, nm, ml, lm, mr, rm, nl, ln, nr, rn, lr, rl.
3°. Toutes les consonnes variables foibles peuvent se joindre ensemble, & toutes les fortes sont également sociables entre elles.
Ces trois regles de la sociabilité des consonnes sont fondées principalement sur la
compatibilité naturelle des mouvemens organiques, qui ont à se succéder pour produire
les articulations qu’elles représentent : mais il y a peut-être peu de ces combinaisons
que notre maniere de prononcer l’e muet écrit ne puisse servir à
justifier. Par exemple, dg se fait entendre distinctement dans notre
maniere de prononcer rapidement, en cas de guerre, comme s’il y avoit
en-ca-dguer-re ; nous marquons jv dans les cheveux, que nous prononçons comme s’il y avoit léjveu, &c. c’est ici le cas où l’oreille doit dissiper les préjugés qui
peuvent entrer par les yeux, & éclairer l’esprit sur les véritables procédés de la
nature.
4°. Les consonnes variables foibles sont incompatibles avec les fortes. Ceci doit
s’entendre de la prononciation, & non pas de l’écriture qui devroit toujours être à
la vérité, mais qui n’est pas toujours une image fidele de la prononciation. Ainsi nous
écrivons véritablement obtus, où l’on voit de suite les consonnes b, t, dont la premiere est foible & la seconde forte ; mais, comme
on l’a remarqué ci-dessus, nous prononçons optus, en fortifiant la
premiere à cause de la seconde. Cette pratique est commune à toutes les langues, parce
que c’est une suite nécessaire du méchanisme de la parole.
Il paroît donc démontré que l’on se trompe en effet dans l’épellation ordinaire,
lorsque de deux consonnes placées entre deux voyelles on rapporte la premiere à la
voyelle précédente, & la seconde à la voyelle suivante. Si, pour se conformer à la
formation usuelle des syllabes, on veut ne point imaginer de schéva entre les deux consonnes, & regarder les deux articulations
comme deux causes qui concourent à l’explosion du même son ; il faut les rapporter
toutes deux à la voyelle suivante, par la raison qu’on a déja alléguée pour une seule
articulation, qu’il n’est plus tems de modifier l’explosion d’un son quand il est déja
échappé.
Quant à ce qui concerne les consonnes finales, qui ne sont suivies dans l’écriture
d’aucune voyelle, ni dans la prononciation d’aucun autre son que de celui de l’e muet presque insensible, l’usage de les rapporter à la voyelle
précédente est absolument en contradiction avec la nature des choses, & il semble
que les Chinois en ayent apperçu & évité de propos délibéré l’inconvénient ; dans
leur langue, tous les mots sont mono-syllabes, ils commencent tous par
une consonne, jamais par une voyelle, & ne finissent jamais par une consonne. Ils
parlent d’après la nature, & l’art ne l’a ni enrichie, ni défigurée. Osons les
imiter, du-moins dans notre maniere d’épeller ; & de même qu’il est prouvé qu’il
faut épeller charme par cha-rme, accès par a-ccès, circonspection par circon-spe-cti-on, séparons
de même la consonne finale de la voyelle antécédente, & prononçons à la suite le schéva presque insensible pour rendre sensible la consonne elle-même :
ainsi acteur s’épellera a-cteu-r, Jacob sera Ja-co-b, cheval sera che-va-l, &c.
On sent bien que cette maniere d’épeller doit avoir beaucoup plus de vérité que la
maniere ordinaire, qu’elle est plus simple, & par conséquent plus facile pour les
enfans à qui on apprend à lire. Il n’y auroit à craindre pour eux que le danger de
rendre trop sensible le schéva des consonnes, qui ne sont suivies d’aucune voyelle
écrite ; mais outre la précaution de ne pas imprimer le schéva propre à la consonne syllabe avec la voyelle précédente, mais que ce
n’est qu’une syllabe artificielle, & non une syllabe physique.
Qu’est-ce donc qu’une syllabe physique ? C’est
Qu’est-ce qu’une syllabe artificielle ? C’est
Il y a dans toutes les langues des mots qui ont des syllabes
physiques & des syllabes artificielles : ami a
deux syllabes physiques ; trompeur a deux syllabes artificielles ; amour a une syllabe physique & une artificielle. Ces deux sortes de syllabes sont donc également usuelles ; & c’est pour cela que j’ai cru ne
devoir point, comme M. Duclos, opposer l’usage à la nature, pour fixer la distinction
des deux especes que je viens de définir : il m’a semblé que l’opposition de la nature
& de l’art étoit plus réelle & moins équivoque, & qu’une syllabe usuelle pouvoit être ou physique ou artificielle ; la syllabe usuelle, c’est le genre, la physique & l’artificielle en sont les
especes.
Qu’est-ce donc enfin qu’une syllabe usuelle, ou
simplement une
Il me semble que l’usage universel de toutes les langues nous porte à ne reconnoître en
effet pour syllabes, que les sons sensibles prononcés en un seul coup
de voix : la meilleure preuve que l’on puisse donner, que c’est ainsi que toutes les
nations l’ont entendu, & que par conséquent nous devons l’entendre ; ce sont les syllabes artificielles, où l’on a toujours reconnu l’unité syllabique, nonobstant la pluralité des sons réels que l’oreille y apperçoit ;
lieu, lien, leur, voilà trois syllabes avouées
telles dans tous les tems, quoique l’on entende les deux sons i, eu
dans la premiere, les deux sons i, en dans la seconde, & dans la
troisieme le son eu avec le schéva que suppose la consonne r ; mais le son prépositif i dans les deux premieres,
& le schéva dans syllabique.
Il n’est donc pas exact de dire, comme M. Duclos, (loc. cit.) que
nous avons des vers qui sont à-la-fois de douze syllabes d’usage,
& de vingt-cinq à trente syllabes physiques. Toute syllabe physique usitée dans la langue en est aussi une syllabe usuelle, parce qu’elle est un son sensible prononcé en un seul coup de
voix ; par conséquent on ne trouvera jamais dans nos vers plus de syllabes physiques que de syllabes usuelles. Mais on peut y
trouver plus de sons physiques que de sons sensibles, & de-là même plus de sons que
de syllabes ; parce que les syllabes artificielles,
dont le nombre est assez grand, renferment nécessairement plusieurs sons physiques ;
mais un seul est sensible, & les autres sont insensibles.
On divise communément les syllabes usuelles, ou par rapport au son,
ou par rapport à l’articulation.
Par rapport au son, les syllabes usuelles sont ou incomplexes ou
complexes.
Une syllabe usuelle incomplexe est un son unique,
qui n’est pas le résultat de plusieurs sons élémentaires, quoiqu’il y ait d’ailleurs
quelque schéva supposé par quelque articulation : telles sont les premieres syllabes des mots, a-mi, ta-mis, ou-vrir, cou-vrir, en-ter, plan-ter.
Une syllabe usuelle complexe est un son double, qui
comprend deux sons élémentaires prononcés distinctement & consécutivement, mais en
un seul coup de voix : telles sont les premieres syllabes des mots oi-son, cloi-son, hui-lier, tui-lier.
Par rapport à l’articulation, les syllabes usuelles sont ou simples
ou composées.
Une syllabe usuelle simple est un son unique ou
double, qui n’est modifié par aucune articulation : telles sont les premieres syllabes des mots ami, ouvrir, enter, oison,
huilier.
Une syllabe usuelle composée est un son unique ou
double, qui est modifié par une ou par plusieurs articulations : telles sont les
premieres syllabes des mots tamis, couvrir, planter,
cloison, tuilier.
Pour terminer cet article, il reste à examiner l’origine du nom de syllabe. Il vient du verbe grec comprehendo ; R. R. cùm ; & prehendo, capio : de-là vient le nom syllabe. Priscien & les grammairiens latins qui l’ont suivi, ont
tous pris ce mot dans le sens actif : syllaba, dit
Priscien,
SYLLEPSE, s. f. (Gram.) comprehensio ; c’est la même étymologie que celle du mot syllabe, voyez Syllabe ; mais elle doit se prendre ici dans le sens actif, au-lieu que
dans syllabe elle a le sens passif : comprehensio duorum sensuum sub unâ voce ;
ou-bien acceptio vocis unius duos simul sensus comprehendentis. C’est
tout-à-la fois la définition du nom & celle de la chose.
La syllepse est donc un trope au moyen duquel le même mot est pris en
deux sens différens dans la même phrase, d’une part dans le sens propre, & de l’autre
dans un sens figuré. Voici des exemples cités par M. du Marsais. trop. part.
II. art. xj. pag. 151.
« Coridon dit que Galathée est pour lui plus douce que le thym du mont Hybla ;
Galathoea thymo mihi dulcior Hyblae, Virg.ecl. vij. 37. le motdouxest au propre par rapport au thym, & il est au figuré par rapport à l’impression que ce berger dit que Galathée fait sur lui. Virgile fait dire ensuite à un autre berger ;ibid. 41. Ego Sardoïs videar tibi amarior herbis, (quoique je te paroisse plus amer que les herbes de Sardaigne,&c.). Nos bergers disent,plus aigre qu’un citron verd.Pyrrhus, fils d’Achille, l’un des principaux chef des Grecs, & qui eut le plus de part à l’embrasement
de la ville de Troie, s’exprime en ces termes dans l’une des plus belles pieces de Racine : Andromaq. act. I. sc. jv.Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie ; Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.
brûléest au propre, par rapport aux feux que Pyrrhus alluma dans la ville de Troie ; & il est au figuré, par rapport à la passion violente que Pyrrhus dit qu’il ressentoit pour Andromaque…Au reste, cette figure joue trop sur les mots pour ne pas demander bien de la circonspection : il faut éviter les jeux de mots trop affectés & tirés de loin ».
Cette observation de M. du Marsais est très-sage ; mais elle auroit pû devenir plus
utile, s’il avoit assigné les cas où la syllepse peut avoir lieu, &
qu’il eût fixé l’analyse des phrases sylleptiques. Il me semble que ce trope n’est d’usage
que dans les phrases explicitement comparatives, de quelque nature que soit le rapport
énoncé par la comparaison, ou d’égalité, ou de supériorité, ou d’infériorité : brûlé d’autant de feux que j’en allumai, ou de plus de
feux, ou de moins de feux que je n’en allumai. Dans ce cas, ce
n’est pas le cas unique exprimé dans la phrase, qui réunit sur soi les deux sens ; il n’en
a qu’un dans le premier terme de la comparaison, & il est censé répété avec le second
sens dans l’expression du second terme. Ainsi le verset 70 du ps. 118.
Coagulatum est sicut lac cor eorum, est une proposition comparative
d’égalité, dans laquelle le mot coagulatum, qui se rapporte à cor eorum, est pris dans un sens métaphorique ; & le sens propre qui
se rapporte à lac est nécessairement attaché à un autre mot pareil
sous-entendu ; cor eorum coagulatum est sicut lac coagulatur.
Il suit de-là que la syllepse ne peut avoir lieu, que quand le sens
figuré que l’on associe au sens propre est autorisé par l’usage dans les occurrences où il
n’y a pas de syllepse. C’est ainsi que feux est de
mise dans l’exemple de Racine, parce qu’indépendamment de toute comparaison on peut dire
par métaphore, les feux de l’amour. J’ajouterai que peut-être seroit-il
plus sage de restraindre la syllepse aux seuls cas où le sens figuré ne
peut être rendu par un mot propre.
M. du Marsais semble insinuer, que le sens figuré que la syllepse
réunit au sens propre, est toujours une métaphore. Il me semble pourtant qu’il y a une
vraie syllepse dans la phrase latine, Nerone neronior
ipso, & dans ce vers françois, Plus Mars que le Mars de la
Thrace, puisque Nero d’une part & Mars de
l’autre sont pris dans deux sens différens : or le sens figuré de ces mots n’est point une
métaphore ; c’est une antonomase ; ce sont des noms propres employés pour des noms
appellatifs. Je dis que dans ces exemples il y a syllepse, quoique le
mot pris à double sens soit exprimé deux fois : c’est que s’il n’est pas répété dans les
exemples ordinaires, il est sous-entendu, comme je l’ai remarqué plus haut, & que
l’ellipse n’est point nécessaire à la constitution de la syllepse.
Il y a aussi une figure de construction que les Grammairiens appellent syllepse ou synthèse. Mais comme il me semble dangereux pour la
clarté de l’enseignement, de donner à un même mot technique des sens différens, je
n’adopte, pour nommer la figure dont il s’agit, que le nom synthèse,
& c’est sous ce nom que j’en parlerai. Voyez Synthese, Grammaire. (E. R. M. B.)
SYNALEPHE, s. f. (Gram.) dans la poésie latine, lorsqu’un mot finissoit
par une m, ou par une voyelle, & que le mot suivant commençoit par
une voyelle, on retranchoit dans la prononciation la lettre finale du premier mot : c’est
ce qu’on appelle élision.
Voyez Elision.
Les grammairiens latins reconnoissent deux sortes d’élision ; 1°. celle de la lettre
finale m, qu’ils appellent écthlipse, du grec elidere, briser. 2°. Celle de la
voyelle finale, qu’ils appellent synalephe, du grec counctio, mot composé de cum, & de ungo : le mot de synalephe est
donc ici dans un sens métaphorique, pour indiquer que les deux voyelles qui se
rencontrent, se mélent ensemble comme les choses grasses ; une couche de la derniere, fait
disparoître la premiere.
L’idée générale, & le seul terme d’élision, me semblent suffisant
sur cette matiere ; & soudiviser un pareil objet, c’est s’exposer à le rendre
inintelligible : Voyez sur l’élision les artic. Elision, Baillement, Hiatus . (E. R. M. B.)
SYNECDOQUE ou SYNECDOCHE, s. f. (Gram.) cet article est en entier de M. du Marsais : trop. part. II. art. iv.
p. 97. Ce que j’y ai inséré du mien, je l’ai mis à l’ordinaire entre deux crochets
[ ].
On écrit ordinairement synecdoche : [c’est l’ortographe étymologique] ;
voici les raisons qui me déterminent à écrire synecdoque.
1°. Ce mot n’est point un mot vulgaire qui soit dans la bouche des gens du monde, ensorte qu’on puisse les consulter pour connoître l’usage qu’il faut suivre par rapport à la prononciation de ce mot.
2°. Les gens de lettres que j’ai consultés le prononcent différemment ; les uns disent
synecdoche à la françoise, comme roche ; & les
autres soutiennent avec Richelet qu’on doit prononcer synecdoque.
3°. Ce mot est tout grec, comprehensio ; il faut donc le prononcer en conservant au époque, monarque, Pentateuque, Andromaque, Télémaque, écho, école (schola)
Je crois donc que synecdoque étant un mot scientifique, qui n’est point
dans l’usage vulgaire, il faut l’écrire d’une maniere qui n’induise pas à une
prononciation peu convenable à son origine.
4°. L’usage de rendre par ch le cathéchisme,
machine, chimere, archidiacre, architecte, &c. Comme nous prononçons chi dans les mots françois : mais encore un coup, synecdoque n’est point un mot vulgaire ; écrivons donc & prononçons synecdoque.
Ce terme signifie compréhension : en effet dans la synecdoque, on fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert,
ne signifie dans le sens propre.
Quand au lieu de dire d’un homme qu’il aime le vin, je dis qu’il aime
la bouteille ; c’est une simple métonymie (voyez Métonymie) ; c’est un nom pour un autre ; mais quand je dis, cent voiles pour cent vaisseaux, non-seulement je prends un
nom pour un autre ; mais je donne au mot voiles une signification plus
étendue que celle qu’il a dans le sens propre ; je prends la partie pour le tout.
La synecdoque est donc une espece de métonymie, par laquelle on donne
une signification particuliere, à un mot qui, dans le sens propre, a une signification
plus générale ; ou au contraire, on donne une signification générale à un mot qui, dans le
sens propre, n’a qu’une signification particuliere. En un mot, dans la métonymie, je
prends un nom pour un autre, au lieu que dans synecdoque, je prends le
plus pour le moins, ou le moins
pour le plus.
Voici les différentes sortes de synecdoques que les Grammairiens ont
remarquées.
I. synecdoque du genre : comme quand on dit, les
mortels pour les hommes ; le terme de mortels
devroit pourtant comprendre aussi les animaux, qui sont sujets à la mort aussi bien que
nous : ainsi, quand par les mortels on n’entend que les
hommes, c’est une synecdoque du genre ; on dit le plus pour le moins.
Dans l’Ecriture-sainte, créature ne signifie ordinairement que les hommes ; euntes in mundum universum, proedicate evangelium omni creaturae : Marc. xvj 15. C’est encore ce qu’on appelle la
Nombre est un mot qui se dit de tout assemblage d’unités : les latins
se sont quelquefois servi de ce mot en le restreignant à une espece particuliere.
1°. Pour marquer l’harmonie, le chant : il y a dans le chant une proportion qui se
compte. Les Grecs appellent aussi numerus, tout ce qui se fait avec une certaine proportion : quidquid certo modo & ratione fit.
. . . . Numerosmemini, si verba tenerem.
« Je me souviens de la mesure, de l’harmonie, de la cadence, du chant, de l’air ; mais je n’ai pas retenu les paroles ».
Virg. écl. ix. 45.
2°. Numerus se prend encore en particulier pour les vers ; parce qu’en
effet les vers sont composés d’un certain nombre de piés ou de syllabes : scribimus numeros. Pers. sat. j. 3. nous faisons des vers.
3°. En françois nous nous servons aussi de nombre ou de nombreux, pour marquer une certaine harmonie, certaines mesures, proportions ou
cadences, qui rendent agréable à l’oreille un air, un vers, une période, un discours. Il y
a un certain nombre qui rend les périodes harmonieuses. On dit d’une
période qu’elle est fort nombreuse, numerosa oratio ; c. à d. que le
nombre des syllabes qui la composent est si bien distribué, que l’oreille en est frappée
agréablement : numerus a aussi cette signification en latin. In oratione numerus latinè, graecè
inesse dicitur… Ad capiendas
aures, ajoûte Cicéron. Orat. n. 51. aliter 170. 171. 172. numeri
ab oratore quaeruntur ; & plus bas, il s’exprime en ces termes :
Aristoteles versum in cratione vetat esse, numerum jubet ; Aristote ne veut point qu’il se trouve un vers dans la prose, c. à. d. qu’il ne veut point que lorsqu’on écrit en prose, il se trouve dans le
discours le même assemblage de piés, ou le même nombre de syllabes qui forment un vers :
il veut cependant que la prose ait de l’harmonie ; mais une harmonie qui lui soit
particuliere, quoiqu’elle dépende également du nombre des syllables & de l’arrangement
des mots.
Il. Il y a au contraire la synecdoque de l’espece : c’est lorsqu’un mot
qui dans le sens propre ne signifie qu’une espece particuliere, se prend pour le genre.
C’est ainsi qu’on appelle quelquefois voleur un méchant
homme : c’est alors prendre le moins pour marquer le plus.
Il y avoit dans la Thessalie, entre le mont Ossa & le mont Olympe, une fameuse plaine
appellée Tempé, qui passoit pour un des plus beaux lieux de la Grece.
Les poëtes grecs & latins se sont servis de ce mot particulier pour marquer toutes
sortes de belles campagnes.
« Le doux sommeil, dit Horace,
III. od. j. 22. n’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il se plaît dans les petites maisons de bergers, à l’ombre d’un ruisseau, ou dans ces agréables campagnes dont les arbres ne sont agités que par le zéphyre » ;
& pour marquer ces campagnes, il se sert de Tempe :
. . . . . . Somnus agrestium Lenis virorum non humiles domos Fastidit, umbrosamque ripam, Non zephyris agitata Tempe.
[M. du Marsais est trop au-dessus des hommes ordinaires, pour qu’il ne soit pas permis de faire sur ses écrits quelques observations critiques. La traduction qu’il donne ici du passage d’Horace, n’a pas, ce me semble, toute l’exactitude exigible ; & je ne sais s’il n’est pas de mon devoir d’en remarquer les fautes.
« On peut toujours relever celles des grands hommes, dit M. Duclos,
préf. de l’hist. de Louis XI. peut-être sont-ils les seuls qui en soient dignes, & dont la critique soit utile ».
N’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il n’y a rien dans
le texte qui indique cette idée ; c’est une interpollation qui énerve le texte au-lieu de
l’enrichir, & peut-être est-ce une fausseté.
Non fastidit n’est pas rendu par il se plaît : le
poëte va au-devant des préjugés qui regardent avec dédain l’état de médiocrité ; ceux qui
pensent ainsi s’imaginent qu’on ne peut pas y dormir tranquilement, & Horace les
contredit, en reprenant négativement ce qu’ils pourroient dire positivement, non fastidit : cette négation est également nécessaire dans toutes les
traductions ; c’est un trait caractéristique de l’original.
Les petites maisons de bergers : l’usage de notre langue a attaché à
petites maisons, quand il n’y a point de complément, l’idée d’un
hôpital pour les fous ; & quand ces mots sont suivis d’un complément, l’idée d’un lieu
destiné aux folies criminelles des riches libertins : d’ailleurs le latin humiles domos dit autre chose que petites maisons ; le mot humiles peint ce qui a coutume d’exciter le mépris de ceux qui ne jugent
que par les apparences, & il est ici en opposition avec non
fastidit ; l’adjectif petit ne fait pas le même contraste.
Virorum agrestium, ne signifie pas seulement les bergers, mais en général tous ceux qui habitent & cultivent la campagne, les habitans de la campagne. Je sais bien que l’on peut, par la synecdoque même, nommer l’espece pour le genre ; mais ce n’est pas dans la
traduction d’un texte qui exprime le genre, & qui peut être rendu fidélement sans
forcer le génie de la langue dans laquelle on le traduit.
L’ombre d’un ruisseau ; c’est un véritable barbarisme, les ruisseaux
n’ont pas d’ombre : umbrosam ripam signifie un rivage
couvert d’ombre : au-surplus il n’est ici question ni de ruisseau, ni de riviere,
ni de fleuve ; c’est effacer l’original que de le surcharger sans besoin.
Zephyris agitata Tempe : il n’y a dans ce texte aucune idée d’arbres ; il s’agit de tout ce qui est dans ces campagnes, arbres,
arbrisseaux, herbes, fleurs, ruisseaux, troupeaux, habitans, &c. La
copie doit présenter cette généralité de l’original. Il me semble aussi, que si notre
langue ne nous permet pas de conserver la synecdoque de l’original,
parce que Tempé n’entre plus dans le système de nos idées voluptueuses,
nous devons du-moins en conserver tout ce qu’il est possible, en employant le singulier
pour le pluriel ; ce sera substituer la synecdoque du nombre à celle de
l’espece, & dans le même sens, du moins par le plus.
Voici donc la traduction que j’ose opposer à celle de M. du Marsais.
« Le sommeil tranquille ne dédaigne ni les humbles chaumieres des habitans de la campagne, ni un rivage couvert d’ombre, ni une plaine délicieuse perpétuellement caressée par les zéphyres ».]
Le mot de corps & le mot d’ame (c’est M. du
Marsais qui continue), se prennent aussi quelquefois séparément pour tout l’homme : on dit
populairement, sur-tout dans les provinces, ce corps-là pour cet homme-là ; voilà un plaisant corps, pour dire un plaisant
personnage. On dit aussi qu’il y a cent mille ames dans une
ville, c’est-à-dire cent mille habitans. Omnes animae domûs Jacob
(Genes. xlvj. 27.) toutes les personnes de la famille de Jacob. Genuit sexdecim animas, (ibid. 18.) il eut seize
enfans.
III. Synecdoque dans le nombre ; c’est lorsqu’on met un singulier pour
un pluriel, ou un pluriel pour un singulier.
1°. Le Germain révolté, c’est-à-dire, les Germains, les Allemands. L’ennemi vient à nous, c’est-à-dire, les ennemis. Dans
les historiens latins on trouve souvent pedes pour pedites,
le fantassin pour les fantassins, l’infanterie.
2°. Le pluriel pour le singulier. Souvent dans le style sérieux on dit nous au-lieu de je ; & de même, il est écrit
dans les prophetes, c’est-à-dire, dans un livre de quelqu’un des prophetes ; quod dictum est per prophetas. Matt. ij. 23.
3°. Un nombre certain pour un nombre incertain. Il me l’a dit dix fois,
vingt fois, cent fois, mille fois, c’est-à-dire, plusieurs
fois.
4°. Souvent pour faire un compte rond, on ajoute ou l’on retranche ce qui empêche que le
compte ne soit rond : ainsi on dit, la version des septante, aulieu de
dire la version des soixante & douze interpretes, qui, selon les
peres de l’Eglise, traduisirent l’Ecriture-sainte en grec, à la priere de Ptolémée
Philadelphe, roi d’Egypte, environ 300 ans avant Jesus-Christ. Vous voyez que c’est
toujours ou le plus pour le moins, ou au contraire le
moins pour le plus.
IV. La partie pour le tout, & le tout pour la partie. Ainsi la tête se prend quelquefois pour tout l’homme : c’est ainsi qu’on dit
communément, on a paye tant par tête, c’est-à-dire, tant pour chaque
personne ; une tête si chere, c’est à-dire, une personne si
précieuse, si fort aimée.
Les poëtes disent, après quelques moissons, quelques étés, quelques
hivers, c’est-à-dire, après quelques années.
L’onde, dans le sens propre, signifie une vague, un
flot ; cependant les poetes prennent ce mot ou pour la mer, ou pour l’eau d’une
riviere, ou pour la riviere même. Quinault, Isis, act. I. sc. 3.
Vous juriez autrefois que cette onderebelleSe feroit vers sa source une route nouvelle, Plutôt qu’on ne verroit votre coeur dégagé : Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine ; C’est le même penchant qui toujours les entraine ; Leur cours ne change point, & vous avez changé.
Dans les poëtes latins, la poupe ou la proue d’un
vaisseau se prennent pour tout le vaisseau. On dit en françois cent
voiles, pour dire cent vaisseaux Tectum (le toit) se prend en
latin pour toute la maison. Æneam in regia ducit tecta, elle mene Enée
dans son palais. Æn. I. 635.
La porte, & même le seuil de la porte, se
prennent aussi en latin pour toute la maison, tout le palais, tout le temple. C’est
peut-être par cette espece de synecdoque qu’on peut donner un sens
raisonnable à ces vers de Virgile. Æn. I. 509.
Tum foribus divae, mediâ tesiudine templi, Septa armis, solioque altè subnixa resedit.
Si Didon étoit assise à la porte du temple, foribus divae, comment
pouvoit-elle être assise en même tems sous le milieu de la voûte, mediâ
testudine ? C’est que par foribus divae, il faut entendre d’abord
en général le temple ; elle vint au temple, & se plaça sous la voûte.
[Ne pourroit-on pas dire aussi que Didon étoit assise au milieu du temple & aux portes de la déesse, c’est-à-dire, de son sanctuaire ? Cette explication est toute simple, & de l’autre part la figure est tirée de bien loin.
Lorsqu’un citoyen romain étoit fait esclave, ses biens appartenoient à ses héritiers ;
mais s’il revenoit dans sa patrie, il rentroit dans la possession & jouissance de tous
ses biens : ce droit, qui est une espece de droit de retour, s’appelloit en latin, jus postliminii ; de post (après), & de limen (le seuil de la porte, l’entrée).
Porte, par synecdoque & par antanomase, signifie
aussi la cour du grand-seigneur, de l’empereur turc. On dit, faire un traité
avec la porte, c’est-à-dire, avec la cour ottomane. C’est une
façon de parler qui nous vient des Turcs : ils nomment porte par
excellence, la porte du serrail ; c’est le palais du sultan ou la cour.
Nous disons, il y a cent feux dans ce village, c’est-à-dire cent familles.
On trouve aussi des noms de villes, de fleuves, ou de pays particuliers, pour des noms de
provinces & de nations. Ovide, Métam. I. 61.
Eurus ad Auroram, Nabathoeaque regna recessit.
Les Pélagiens, les Argiens, les Doriens, peuples particuliers de la Grece, se prennent pour tous les Grecs, dans Virgile & dans les autres poëtes anciens.
On voit souvent dans les poëtes le Tibre pour les Romains ; le Nil pour les Egyptiens ; la Seine pour les
François.
Cum Tiberi, Nilo gratia nulla fuit. Prop. II. Eleg. xxxiij. 20 .
Per Tiberim, Romanos ; per Nilum Ægyptios intelligito. Beroald. in Propert.
Chaque climat produit des favoris de Mars, La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars. Boileau, Ep. I.
Fouler aux piés l’orgueil & du Tage & du Tibre. Id. Disc. au roi.
Par le Tage, il entend les Espagnols ; le Tage est une des plus
célebres rivieres d’Espagne.
V. On se sert souvent du nom de la matiere pour marquer la chose quien est faite : le pain ou quelqu’autre arbre se prend dans les poëtes
pour un vaisseau : on dit communément de l’argent, pour des pieces
d’argent, de la monnoie. Le fer se prend pour l’épée ; périr par le fer. Virgile s’est servi de ce mot pour le soc de la charrue : I. Georg. 50.
At priùs ignotum ferro quàm scindimus oequor.
M. Boileau, dans son ode sur la prise de Namur, a dit l’airain, pour
dire les canons :
Et par cent bouches horribles L’ airainsur ces monts terriblesVomit le fer & la mort.
L’airain, en latin oes, se prend aussi fréquemment
pour la monnoie, les richesses ; la premiere monnoie des Romains étoit de cuivre : oes a ienum, le cuivre d’autrui, c’est-à-dire, le bien d’autrui qui est
entre nos mains, nos dettes, ce que nous devons. Enfin, oera se prend
pour des vases de cuivre, pour des trompettes, des armes, en un mot pour tout ce qui se
fait de cuivre. [Nous disons pareillement des bromes, pour des ouvrages
de bronze].
Dieu dit à Adam, tu es poussiere, & tu retourneras en poussiere, pulvises, & in pulverem reverteris ; Genes. iij. 19. c’est-à-dire, tu as été
fait de poussiere, tu as été formé d’un peu de terre.
Virgile s’est servi du nom de l’éléphant pour marquer simplement de l’ivoire ; ex auro, solidoque elephanto, Georg. III. 26. Dona dehinc
auro gravia sectoque elephanto, Æn. III. 464. C’est ainsi que nous disons tous les
jours un castor, pour dire un chapeau fait de poil de castor, &c.
Tum pius Æneas hastam jacit : illa per orbem Ære cavum triplici per linea terga, tribusque Transiit intextum tauris opus. Æn. X. 783.
Le pieux Enée lança sa haste (pique, lance. Voyez le
pere de Montfaucon, tom. IV. p. 65), avec tant de force contre Mézence,
qu’elle perça le bouclier fait de trois plaques de cuivre, & qu’elle traversa les
piquures de toile, & l’ouvrage fait de trois taureaux, c’est-à-dire,
de trois cuirs. Cette façon de parler ne seroit pas entendue en notre
langue.
Mais il ne faut pas croire qu’il soit permis de prendre synecdoque : il faut, encore
un coup, que les expressions figurées soient autorisées par l’usage, ou du-moins que le
sens littéral qu’on veut faire entendre, se présente naturellement à l’esprit sans
révolter la droite raison, & sans blesser les oreilles accoutumées à la pureté du
langage. Si l’on disoit qu’une armée navale étoit composée de cent mâts,
ou de cent avirons, au-lieu de dire cent voiles pour
cent vaisseaux, on se rendroit ridicule : chaque partie ne se prend pas
pour le tout, & chaque nom générique ne se prend pas pour une espece particuliere, ni
tout nom d’espece pour le genre ; c’est l’usage seul qui donne à son gré ce privilege à un
mot plutôt qu’à un autre.
Ainsi quand Horace a dit, I. od. j. 24. que les combats sont en horreur
aux meres, bella matribus detestata ; je suis persuadé que ce poëte n’a
voulu parler précisément que des meres. Je vois une mere allarmée pour son fils qu’elle
sait être à la guerre, ou dans un combat dont on vient de lui apprendre la nouvelle :
Horace excite ma sensibilité en me faisant penser aux allarmes où les meres sont alors
pour leurs enfans ; il me semble même que cette tendresse des meres est ici le seul
sentiment qui ne soit pas susceptible de foiblesse ou de quelqu’autre interprétation peu
favorable : les allarmes d’une maîtresse pour son amant n’oseroient pas toujours se
montrer avec la même liberté, que la tendresse d’une mere pour son fils. Ainsi quelque
déférence que j’aie pour le savant pere Sanadon, j’avoue que je ne saurois trouver une synecdoque de l’espece dans bella matribus detestata. Le
pere Sanadon, poésies d’Horace, tom. I. pag. 7. croit
que matribus comprend ici même les jeunes filles :
voici sa traduction : les combats qui sont pour les femmes un objet
d’horreur. Et dans les remarques, p. 12. il dit, que
« les meres redoutent la guerre pour leurs époux & pour leurs enfans ; mais les jeunes filles, ajoute-t-il, ne
doiventpas moins la redouter pour les objets d’une tendresse légitime que la gloire leur enleve, en les rangeant sous les drapeaux de Mars. Cette raison m’a fait prendrematresdans la signification la plus étendue, comme les poëtes l’ont souvent employé. Il me semble, ajoute-t-il que ce sens fait ici un plus bel effet ».
Il ne s’agit pas de donner ici des instructions aux jeunes filles, ni de leur apprendre
ce qu’elles doivent faire, lorsque la gloire leur enleve l’objet de leur
tendresse, en les rangeant sous les drapeaux de Mars, c’est à-dire, lorsque leurs
amans sont à la guerre ; il s’agit de ce qu’Horace a pensé. [Il me semble qu’il devroit
pareillement n’être question ici que de ce qu’a réellement pensé le pere Sanadon, &
non pas du ridicule que l’on peut jetter sur ses expressions, au moyen d’une
interprétation maligne : le mot doivent dont il s’est servi, & que
M. du Marsais a fait imprimer en gros caracteres, n’a point été employé pour désigner une instruction ; mais simplement pour caractériser une
conséquence naturelle & connue de la tendresse des jeunes filles pour leurs
amans, en un mot, pour exprimer affirmativement un fait. C’est un tour ordinaire de notre
langue, qui n’est inconnu à aucun homme de lettres : ainsi il y a de l’injustice à y
chercher un sens éloigné, qui ne peut que compromettre de plus en plus meres n’est relatif qu’à enfans ; il ne l’est pas même à
époux, encore moins aux objets d’une tendresse
légitime. J’ajouterois volontiers que les jeunes filles s’opposent à ce qu’on les
confonde sous le nom de meres. Mais pour parler plus sérieusement,
j’avoue les combats sont pour les femmes un objet d’horreur, je ne vois que des
femmes épouvantées ; au-lieu que les paroles d’Horace me font voir une mere attendrie :
ainsi je ne sens point que l’une de ces expressions puisse jamais être l’image de
l’autre ; & bien loin que la traduction du pere Sanadon fasse sur moi un plus bel
effet, je regrette le sentiment tendre qu’elle me fait perdre. Mais venons à la synecdoque.
Comme il est facile de confondre cette figure avec la métonymie, je crois qu’il ne sera
pas inutile d’observer ce qui distingue la synecdoque de la métonymie.
C’est,
1°. Que la synecdoque fait entendre le plus par un
mot qui dans le sens propre signifie le moins ; ou au au contraire elle
fait entendre le moins par un mot qui dans le sens propre marque le plus.
2°. Dans l’une & l’autre figure il y a une relation entre l’objet dont on veut
parler, & celui dont on emprunte le nom ; car s’il n’y avoit point de rapport entre
ces objets, il n’y auroit aucune idée accessoire, & par conséquent point de trope :
mais la relation qu’il y a entre les objets, dans la métonymie, est de telle sorte, que
l’objet dont on emprunte le nom, subsiste indépendamment de celui dont il réveille l’idée,
& ne forme point un ensemble avec lui ; tel est le rapport qui se trouve entre la cause & l’effet, entre l’auteur
& son ouvrage, entre Cerès & le blé, entre le contenant & le contenu,
comme entre la bouteille & le vin : au-lieu que la
liaison qui se trouve entre les objets, dans la synecdoque, suppose que
ces objets forment un ensemble, comme le tout & la partie ; leur union n’est point un simple rapport, elle est plus intérieure &
plus indépendante. C’est ce qu’on peut remarquer dans les exemples de l’une & de
l’autre de ces figures. Voyez Trope. (E. R. M. B.)
SYNECPHONESE ou SYNÉRESE, s. f. (Gram.) c’est une
figure de diction, par laquelle on se débarrasse d’une syllabe, sans rien retrancher des
élemens du mot ; ce qui se fait en prononçant, d’un seul coup de voix, deux sons
consécutifs qui, dans l’usage ordinaire, se prononcent en deux coups. C’est ainsi que l’on
trouve aureis en deux syllabes longues, à la fin d’un vers hexametre ;
dependent lychni laquearibus aureis : (Virg.) suadet
pour suadet ; suadet enim vesana fames. (id.), &c.
Voyez la méthode latine de P. R. Traité de la poésie latine, ch. iij.
§. 5.
Les anciens grammairiens donnoient à cette figure le nom de synecphonese, lorsque l’une des deux voyelles étoit entierement supprimée dans la
prononciation, & qu’elles faisoient une fausse diphtongue ; comme dans alvearia, si, pour le prononcer en quatre syllabes, on dit alvaria, de même que nous disons Jan au lieu Jean. Au contraire, ils l’appelloient synérese, lorsque les deux
sons étoient conservés & fondus en une diphtongue vraie, comme dans cui, si nous le prononçons de même que notre mot françois lui.
Mais comme nous ne sommes plus en état de juger de la vraie prononciation du latin, ni de discerner entre leurs vraies & leurs fausses diphtongues, & que ces termes sont absolument propres à leur prosodie ; nous ferons mieux de les regarder comme synonymes par rapport à nous.
Synecphonese vient de cùm, & du verbe enuncio ; comme pour dire, duorum simul sonorum
enunciatio.
Synérese vient aussi de cùm, & du verbe capio ; comme si l’on vouloit dire, duorum sonorum complexio.
(E. R. M. B.)
SYNONYME, adj. (Gram.) mot composé de la préposition greque cum, & du mot nomen : de là cognominatio, & cognominans ; ensorte que vocabula
synonyma sunt diversa ejusdem rei nomina. C’est la premiere idée que l’on s’est
faite des synonymes, & peut-être la seule qu’en aient eu
anciennement le plus grand nombre des gens de lettres. Une sorte de dictionnaire que l’on
met dans les mains des écoliers qui frequentent nos colleges, & que l’on connoit sous
le nom général de synonymes, ou sous les noms particuliers de Regia Parnassi, de Gradus ad Parnassum, &c. est fort
propre à perpétuer cette idée dans toutes les têtes qui tiennent pour irréformable ce
qu’elles ont appris de leurs maîtres. Que faut-il penser de cette opinion ? Nous allons
l’apprendre de M. l’abbe Girard, celui de nos grammairiens qui a acquis le plus de droit
de prononcer sur cette matiere.
« Pour acquérir la justesse, dit-il, (
synonymes franç. préf. pagex.) il faut se rendre un peu difficile sur les mots, ne point s’imaginer que ceux qu’on nommesynonymes, le soient dans toute la rigueur d’une ressemblance parfaite, ensorte que le sens soit aussi uniforme entr’eux que l’est la saveur entre les gouttes d’eau d’une même source ; car en les considérant de près, on verra que cette ressemblance n’embrasse pas toute l’étendue & la force de la signification, qu’elle ne consiste que dans une idée principale, que tous énoncent, mais que chacun diversifie à sa maniere par une idée accessoire qui lui constitue un caractere propre & singulier. La ressemblance que produit l’idée générale, fait donc les motssynonymes; & la différence qui vient de l’idée particuliere qui accompagne la générale, fait qu’ils ne le sont pas parfaitement, & qu’on les distingue comme les diverses nuances d’une même couleur. »
La notion que donne ici des synonymes cet excellent académicien, il l’a
justifiée amplement dans l’ouvrage ingénieux qu’il a fait exprès sur cette matiere, dont
la premiere édition étoit intitulée, justesse de la langue françoise, à
Paris, chez d’Houry 1718, & dont la derniere édition est connue sous
le nom de synonymes françois, à Paris, chez la veuve d’Houry, 1741.
On ne sauroit lire son livre sans desirer ardemment qu’il y eût examiné un plus grand
nombre de synonymes, & que les gens de lettres qui sont en état
d’entrer dans les vues fines & délicates de cet ingénieux écrivain, voulussent bien
concourir à la perfection de l’édifice dont il a en quelque maniere posé les premiers
fondemens. Je l’ai déja dit ailleurs : il en résulteroit quelque jour un excellent
dictionnaire, ouvrage d’autant plus important, que l’on doit regarder la justesse du
langage non-seulement comme une source d’agrémens, mais encore comme l’un des moyens les
plus propres à faciliter l’intelligence & la communication de la vérité. Les
chefs-d’oeuvres immortels des anciens sont parvenus jusqu’à nous ; nous les entendons,
nous les admirons même ; mais combien de beautés réelles y sont entierement perdues pour
l’immortalité
les noms & les ouvrages de nos Homeres, de nos Sophocles, de nos Eurypides, de nos
Pindares, de nos Démosthènes, de nos Thucydides, de nos Chrysostomes, de nos Platons, de
nos Socrates : & les consécrateurs ne s’assûrent-ils pas de droit une place éminente
au temple de Mémoire ?
Les uns peuvent continuer sur le plan de l’abbé Girard, assigner les caracteres
distinctifs des synonymes avec cette précision rare qui caractérise cet
écrivain lui-même, & y adapter des exemples qui en démontrent la justesse, &
l’usage qu’il faut en faire.
Les autres recueilleront les preuves de fait que leurs lectures pourront leur présenter
dans nos meilleurs écrivains, de la différence réelle qu’il y a entre plusieurs synonymes de notre langue. Le p. Bouhours, dans ses remarques
nouvelles sur la langue françoise, en a caractérisé plusieurs qui pourroient bien
avoir fait naître l’idée de l’ouvrage de l’abbé Girard. Dans le journal de
l’académie françoise, par l’abbé de Choisy, que M. l’abbé d’Olivet a inséré dans
les opuscules sur la langue françoise, on trouve l’examen exprès des
différences des mots mauvais & méchant, gratitude
& reconnoissance, crainte & frayeur, &c.
Il y aura aussi une bonne récolte à faire dans les remarques de
Vaugelas, & dans les notes de MM. Patru & Th.
Corneille.
Mais il ne faut pas croire qu’il n’y ait que les Grammairiens de profession qui puissent
fournir à cette compilation ; la Bruyere peut fournir sans effort une douzaine d’articles
tout faits : docteur & docte ; héros & grand-homme ; galante & coquette ; foible, inconstant,
léger & volage ; infidele & perfide ;
émulation, jalousie & envie ; vice, défaut & ridicule ; grossiereté, rusticité & brutalité ; suffisant,
important & arrogant ; honnéte-homme & homme
de bien ; talent & goût ; esprit & bon-sens.
Le petit, mais excellent livre de M. Duclos, considération sur les moeurs de
ce siecle, sera aussi fécond que celui des caractères : il a
défini poli & policé ; conviction & persuasion ; probité & vertu ; avilir & deshonorer ; réputation & renommée ; illustre &
fameux ; crédit & faveur ; abaissement & bassesse ; suivre & obéir ; naïveté, candeur &
ingénuité ; finesse & pénétration, &c.
En général, tous nos écrivains philosophes contribueront beaucoup à ce recueil, parce que l’esprit de justesse est le véritable esprit philosophique ; & peut-être faut-il à ce titre même citer l’Encyclopédie, comme une bonne source, non-seulement à cause des articles exprès qu’on y a consignés sur cette matiere, mais encore à cause des distinctions précises que l’examen métaphysique des principes des sciences & des arts a nécessairement occasionnées.
Mais la besogne la plus utile pour constater les vraies différences de nos synonymes, consiste à comparer les phrases où les meilleurs écrivains les ont
employés sans autre intention que de parler avec justesse. Je dis les meilleurs écrivains,
& j’ajoute qu’il ne faut compter en cela que sur les plus philosophes ; ce qui
caractérise le plus petit nombre : les autres, en se donnant même la peine d’y penser, se
contentent néanmoins assez aisément, & ne se doutent pas que l’on puisse leur faire le
moindre reproche ; en voici
M. le duc de la Rochefoucault s’exprime en cette sorte (pens. 28, édit.
de l’abbé de la Roche.) :
« La
jalousieest en quelque maniere juste & raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envieest une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres ».
Rien n’est plus commun, dit là-dessus son commentateur, que d’entendre confondre ces passions. . . Cependant elles ont des objets bien
différens. Mais lui-même sert bientôt de preuve à ce qu’il observe ici ; car à
l’occasion de la pensée 55, où l’auteur parle de la haine pour les
favoris, quel est, dit l’abbé de la Roche, le principe de
cette haine, sinon un fond de jalousie qui nous fait envier tout le bien que nous voyons dans les autres ? Il est clair qu’il explique
ici la jalousie par l’idée que M. de la Rochefoucault devoit lui avoir
fait prendre de l’envie, d’où il a même emprunté le verbe envier. Au reste ce n’est pas la seule faute qu’il ait faite dans ses remarques
sur un texte qui n’exigeoit de lui que de l’étude & du respect.
Quoi qu’il en soit, je remarquerai qu’il suit naturellement de tous les exemples que je
viens d’indiquer dans différens écrivains, que ce qu’enseigne l’abbé Girard au sujet des
différences qui distinguent les synonymes, n’est rien moins
qu’arbitraire ; qu’il est fondé sur le bon usage de notre langue ; & qu’il ne s’agit,
pour en établir les décisions sur cet objet, que d’en extraire avec intelligence les
preuves répandues dans nos ouvrages les plus accrédités & les plus dignes de l’être.
Ce n’est pas non plus une chose qui appartient en propre à notre idiôme. M. Gottsched
vient de donner (1758, à Leipsick) des observations sur
l’usage & l’abus de plusieurs termes & façons de parler de la langue
allemande : elles sont dit M. Roux (annales typogr. Août 1760. bell.
lett. n. clviij.), dans le goût de celles de Vaugelas sur la
langue françoise, & on en trouve plusieurs qui ressemblent beaucoup aux synonymes de l’abbé Girard.
Il y a long-tems que les savans ont remarqué que la synonymie n’étoit
pas exacte dans les mots les plus ressemblans.
« Les Latins, dit M. du Marsais (
trop. part. III. art. xij. pag. 304), sentoient mieux que nous ces différences delicates, dans le tems même qu’ils ne pouvoient les exprimer. . . Varron (de ling. lat. 1. v. sub fin.), dit que c’est une erreur de confondreagere, facere&gerere, & qu’ils ont chacun leur destination particuliere ».
Voici le texte de Varron : propter similitudinem agendi, & faciendi, & gerendi, quidam error his qui
putant esse unum ; potest enim quis aliquid facere & non
agere, ut poëta facit fabulam, & non agit ; contrà actor agit, & non facit ; &
sic à poëtâ fabula fit & non agitur, ab
actore agitur & non fit ; contrà imperator qui
dicitur res gerere, in eo neque agit neque
facit, sed gerit, id est sustinet, translatum ab his qui onera gerunt quòd sustinent.
Cicéron observe (tusc. II. n. 15.) qu’il y a de la différence entre dolere & laborare, lors même que ce dernier mot est
pris dans le sens du premier. Interest aliquid inter laborem & dolorem ; sunt finitima omninò, sed tamen differt
aliquid ; labor est functio quaedam vel animi vel corporis gravioris
operis vel muneris ; dolor autem motus asper in corpore. . . Aliud,
inquam, est dolere, aliud laborare. Cùm varices
secabantur Cn. Mario, dolebat ; cùm oestu magno ducebat agmen,
laborabat. Cette remarque de l’orateur romain n’est que l’application du principe général
qu’il n’y a point de mots tout-à-fait synonymes dans les langues,
principe qu’il a exprimé très-clairement & tout-à-la-fois justifié dans ses topiques (n. 34) : quanquam enim vocabula
propè idem valere videantur, tamen quia res differebant, nomina rerum distare
voluerunt.
Non-seulement Cicéron a remarqué, comme grammairien, synonymes, il les a suivies dans la pratique comme écrivain
intelligent & habile. Voici comme il différencie dans la pratique amare & diligere.
Quis erat qui putaret ad eum amorem quem erga te habebam posse aliquid
accedere ? Tantum accessit, ut mihi nunc denique amare videar, anteà
dilexisse. (ep. famil. ix. 14.) & ailleurs : Quid ego tibi commendem eum quem tu ipse diligis ? Sed tamen ut
scires eum non à me diligi solùm, verùm etiam amari, ob eam rem tibi hoec scribo. (ib. xiij. 47.)
Les deux adjectifs gratus & jucundus que nous
sommes tentés de croire entierement synonymes, & que nos traducteurs
les plus scrupuleux traduiroient peut-être indifféremment de la même maniere, si des
circonstances marquées ne les déterminoient à y faire une attention spéciale ; Cicéron en
a très-bien senti la différence, & en a tiré un grand parti. Répondant à Atticus qui
lui avoit appris une triste nouvelle, il lui dit : ista veritas etiamsi
jucunda non est, mihi tamen grata est. (ep. ad Attic. iij. 24.) & dans une lettre qu’il écrit à Lucretius après la
mort de sa fille Tullia : amor tuus gratus & optatus ;
dicerem jucundum, nisi hoc verbum ad tempus perdidissem. (ep. famil. v. 15.)
On voit par-là avec quelle circonspection on doit étudier la propriété des termes, & de la langue dont on veut traduire, & de celle dans laquelle on traduit, ou même dans laquelle on veut écrire ses propres pensées.
« Nous avons, dit M. du Marsais (
Trop. III. xij. pag. 304.) quelques recueils des anciens grammairiens sur la propriété des mots latins : tels sont Festus,de verborum significatione; Nonius Marcellus,de varia significatione sermonum, (voyezVeteres grammatici.) On peut encore consulter un autre recueil qui a pour titre,Autores linguae latinae. De plus, nous avons un grand nombre d’observations répandues dans Varron,de lingua latina: [il fait partie desgrammatici veteres] dans les commentaires de Donat & de Servius : elles font voir les différences qu’il y a entre plusieurs mots que l’on prend communément poursynonymes. Quelques auteurs modernes on fait des réflexions sur le même sujet : tels sont le P. Vavasseur, jésuite, dans sesRemarq. sur la langue latine; Scioppius, Henri Etienne,de latinitate falsò suspectâ, & plusieurs autres ».
Je puis ajouter à ces auteurs, celui des Recherches sur la langue
latine. (2 vol. in-12. Paris, chez Mouchet 1750.) Tout l’ouvrage est partagé en quatre parties ; & la troisieme
est entierement destinée à faire voir, par des exemples comparés, qu’il n’y a point
d’expressions tout-à-fait synonymes entre elles, dans la langue
latine.
Au reste, ce qui se prouve dans chaque langue, par l’autorité des bons écrivains dont la maniere constate l’usage, est fondé sur la raison même ; & par conséquent il doit en être de même dans toutes les langues formées & polies.
« S’il y avoit des
synonymesparfaits, dit encore M. du Marsais, (ibid. p. 308.) il y auroit deux langues dans une même langue. Quand on a trouvé le signe exact d’une idée, on n’en cherche pas un autre. Les mots anciens & les mots nouveaux d’une langue sontsynonymes : maintsestsynonymedeplusieurs; mais le premier n’est plus en usage ; c’est la grande ressemblance de signification, qui est cause que l’usage n’a conservé que l’un de ces termes, & qu’il a rejetté l’autre comme inutile. L’usage, ce [prétendu] tyran des langues, y opere souvent des merveilles, que l’autorité de tous les souverains ne pourroit jamais y opérer.Qu’une fausse idée des richesses ne vienne pas ici, dit l’abbé Girard, (
Préf. desSynon. pag. 12.) faire parade de la pluralité & de l’abondance. J’avoue que la pluralité des mots fait la richesse deslangues ; mais ce n’est pas la pluralité purement numérale…….. C’est celle qui vient de la diversité, telle qu’elle brille dans les productions de la nature….. Je ne fais donc cas de la quantité des mots que par celle de leur valeur. S’ils ne sont variés que par les sons ; & non par le plus ou le moins d’énergie, d’étendue & de précision, de composition ou de simplicité, que les idées peuvent avoir ; ils me paroissent plus propres à fatiguer la mémoire, qu’à enrichir & faciliter l’art de la parole. Protéger le nombre des mots sans égard au sens, c’est, ce me semble, confondre l’abondance avec la superfluité. Je ne saurois mieux comparer un tel goût qu’à celui d’un maître-d’hôtel qui feroit consister la magnificence d’un festin dans le nombre des plats plutôt que dans celui des mets. Qu’importe d’avoir plusieurs termes pour une seule idée ? N’est-il pas plus avantageux d’en avoir pour toutes celles qu’on souhaite d’exprimer » ?
On doit juger de la richesse d’une langue, dit M. du Marsais, (Trop. pag. 309.) par le nombre des pensées qu’elle peut
exprimer, & non par le nombre des articulations de la voix : & il semble en
effet que l’usage de tous les idiomes, tout indélibéré qu’il paroît, ne perde jamais de
vue cette maxime d’économie ; jamais il ne légitime un mot synonyme d’un
autre, sans proscrire l’ancien, si la synonymie est entiere ; & il
ne laisse subsister ensemble ces mêmes mots, qu’autant qu’ils sont réellement différenciés
par quelques idées accessoires qui modifient la principale.
« Les
synonymesdes choses, dit M. le Président de Brosses, dans un mémoire dont j’ai déja tiré bon parti ailleurs, viennent de ce que les hommes les envisagent sous différentes faces, & leur donnent des noms relatifs à chacune de ces faces. Si la rose est un être existant réellement & de soi dans la nature, sa maniere d’exciter l’idée étant nette & distincte, elle n’a que peu ou point desynonymes, par exemple,fleur; mais si la chose est une perception de l’homme relative à lui-même, & à l’idée d’ordre qu’il se forme à lui-même pour sa convenance, & qui n’est qu’en lui, non dans la nature, alors comme chaque homme a sa maniere de considérer & de se former un ordre, la chose abonde ensynonymes»
(mais dans ce cas-là même, les différentes origines des synonymes
démontrent la diversité des aspects accidentels de la même idée principale, &
justifient la doctrine de la distinction réelle des synonymes) ;
« par exemple, une certaine étendue de terrein se nomme
région, eu égard à ce qu’elle estrégiepar le même prince ou par les mêmes lois :province, eu égard à ce que l’on y vient d’un lieu à un autre (provenire.) »
[L’i & le c de provincia me
seroient plutôt croire que ce mot vient de procul & de vincere, conformément à ce qu’en dit Hégésippe cité par Callepin (verb. provincia) ; scribit enim Hegesippus, dit-il, Romanos cùm vincendo in suam potestatem redigerent procul positas regiones, appellavisse provincias : ou bien du verbe vincire, qui rendroit le nom de provincia applicable aux régions
mêmes qui se soumettroient volontairement & par choix à un gouvernement : ce qui se
confirme par ce que remarque Cicéron (Verrin. iv.) que la Sicile est la
premiere qui ait été appellée province, parce qu’elle fut la premiere
qui se confia à l’amitié & à la bonne foi du peuple romain ; mais toutes ces
étymologies rentrent également dans les vues de M. le président de Brosses, & dans les
miennes] :
«
contrée, parce qu’elle comprend une certaine étendue circonvoisine (tractus, contractus, contrada) :district, en tant que cette étendue est considérée comme à part & séparée d’une autre étendue voisine (districtus, distractus): pays, parce qu’on a coutumede fixer les habitations près des eaux : car c’est ce que signifie le latin pagusdu grecπηγὴ ,fons : état, en tant qu’elle subsiste dans la forme qui y est établie,&c… Tous ces termes passent dans l’usage : on les généralise dans la suite, & on les emploie sans aucun égard à la cause originelle de l’institution. Cette variété de mots met dans les langues beaucoup d’embarras & de richesses : elle est très incommode pour le vulgaire & pour les philosophes qui n’ont d’autre but en parlant que de s’expliquer clairement : elle aide infiniment au poëte & à l’orateur, en donnant une grande abondance à la partie matérielle de leur style. C’est le superflu qui fournit au luxe, & qui est à charge dans le cours de la vie à ceux qui se contentent de la simplicité. »
De la diversité des points de vue énoncés par les mots synonymes, je
conclurois bien plutôt que l’abondance en est pour les philosophes une ressource
admirable, puisqu’elle leur donne lieu de mettre dans leurs discours toute la précision
& la netteté qu’exige la justesse la plus métaphysique ; mais j’avoue que le choix
peut leur donner quelque embarras, parce qu’il est aisé de se méprendre sur des
différences quelquefois assez peu sensibles.
« Je ne disconviens pas qu’il n’y ait des occasions où il soit assez indifférent de choisir ; mais je soutiens qu’il y en a encore plus où les
synonymesne doivent ni ne peuvent figurer l’un pour l’autre, surtout dans les ouvrages médités & composés avec réflexion. S’il n’est question que d’un habit jaune, on peut prendre le souci ou le jonquille ; mais s’il faut assortir, on est obligé à consulter la nuance (préf. des synon.) »
M. de la Bruyere remarque (caract. des ouvrages d’esprit) qu’entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos
pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : que tout ce qui ne
l’est point, est foible, & ne satisfait pas un homme d’esprit qui veut se faire
entendre.
« Ainsi, dit M. du Marsais, (
trop. pag. 307), ceux qui se sont donné la peine de traduire les auteurs latins en un autre latin, en affectant d’éviter les termes dont ces auteurs se sont servis, auroient pu s’épargner un travail qui gâte plus le goût qu’il n’apporte de lumiere. L’une & l’autre pratique (il parle de la méthode de faire le thème en deux façons) est une fécondité stérile qui empêche de sentir la propriété des termes, leur énergie, & la finesse de la langue. »
SYNTAXE, s. f. (Gram.) mot composé de deux mots grecs ; cùm, & ordino : de-là coordinatio. J’ai dit, (voyez Grammaire, de l’Orthologie, §. II.) que l’office de la
syntaxe est d’expliquer tout ce qui concerne le concours des mots
réunis pour exprimer une pensée : & M. du Marsais (voyez Construction) dit que c’est la partie de la grammaire qui donne la
connoissance des signes établis dans une langue pour exciter un sens dans l’esprit. On
voit que ces deux notions de la syntaxe sont au fond identiques,
quoiqu’énoncées en termes différens.
Il seroit inutile de grossir cet article par des répétitions. Pour prendre une idée nette
de tout ce que doit comprendre en détail un traité de syntaxe ; il faut
voir la partie que je viens de citer de l’article
Grammaire, qui en comprend un plan général ; & en suivant les renvois
qui y sont marqués, on consultera pour le détail les articles, Proposition, Concordance, Identité, Apposition, Régime, Détermination, Construction, Idiotisme, Inversion, Méthode, Figure, Cas,
&c. Supplément, Préposition, Usage, &c. (E. R. M. B.)
Synthèse, s. f. (Grammaire.) c’est une figure de
construction que les Grammairiens appellent encore & même plus communément syllepse : mais comme il y a un trope particulier qui a déja le nom de
syllepse, & qu’il peut être nuisible à la clarté de
l’enseignement de désigner par le même nom des objets totalement différens, ainsi que je
l’ai déja remarqué sous ce mot ; je donne uniquement le nom de synthèse à la figure dont il est ici question.
« Elle sert, dit M. du Marsais,
(Figure)lorsqu’au-lieu de construire les mots selon les regles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit ; en un mot. . . lorsqu’on fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots ».
1°. Les Grammairiens ne reconnoissent la synthèse que dans le genre,
ou dans le nombre, ou dans tous les deux : dans le genre, comme daret ut
catenis fatale monstrum, qu ae generosiùs perire quaerens,
&c.
2°. Il me semble que ce grammairien ayant assigné avec tant de justesse & de vérité
la différence qu’il y a entre construction & syntaxe
(voyez Construction), il auroit dû regarder la synthèse comme
une figure de syntaxe plutôt que comme une figure de construction ; puisque c’est, de
son propre aveu, la loi de concordance qui est violée ici dans les mots, quoiqu’elle
subsiste encore dans le sens. Or la concordance est l’un des objets de la syntaxe, &
la construction en est un autre.
3°. Ce n’est au reste que relativement à la maniere dont ce philosophe a envisagé la
synthèse, que je dis qu’il auroit dû en faire une figure de
syntaxe : car, par rapport à moi, c’est une véritable figure de construction, puisque je
suis persuadé que ce n’est qu’une sorte d’ellipse. Les Grammairiens eux-mêmes semblent
en convenir, quand ils disent qu’on y fait la construction selon le sens, & non pas
selon les mots : cela veut dire que le corrélatif discordant en apparence, si l’on
n’envisage que les mots exprimés, est dans une exacte concordance avec un autre mot
non-exprimé, mais indiqué par le sens. Reprenons en effet les exemples de synthèse cités plus haut ; & l’on va voir que par de simples supplémens
d’ellipse ils vont rentrer dans les regles, & de la construction analytique & de
la syntaxe usuelle. La premiere se réduit à ceci, daret ut catenis
Cleopatram, fatale monstrum, quae, &c. on voit que fatale monstrum est ajouté à l’idée de Cleopatram, qui étoit
tout-à-la-fois sousentendu & désigné par le genre de quae qui
rentre par-là dans les vûes de la concordance. Le second exemple se construit ainsi, missi legati, & uterque legatus missus de magnis rebus, cela est évident & satisfaisant. Enfin quand
Salluste a écrit, pars in carcerem acti, pars bestiis objecti, c’est
comme s’il avoit dit : divisi sunt in duas partes ; ii, qui sunt prima
pars, in carcerem
acti sunt ; ii, qui sunt altera pars, bestiis objecti.
Il n’y a qu’à voir la maniere dont les exemples de cette figure sont expliqués dans la
méthode latine de P. R. (des fig. de constr.
ch. iv.) & l’on ne pourra plus douter que, quoique l’auteur ne songeât pas
explicitement à l’ellipse, il en suivît néanmoins les indications, & en envisageât
les supplémens peut-être même à son insu. Or il est constant que, si l’on peut par
l’ellipse rendre raison de toutes les phrases que l’on rapporte à la synthèse, il est inutile d’imaginer une autre figure ; & je ne sais même
s’il pourroit réellement être autorisé par aucun usage, de violer en aucune maniere la
loi de la concordance. Voyez Identité.
Je ne veux pas dire néanmoins qu’on ne puisse distinguer cette espece d’ellipse d’avec
les autres par un nom particulier : & dans ce cas, celui de synthèse s’y accommode avec tant de justesse, qu’il pourroit bien servir encore
à prouver ce que je pense de la chose même. compositio ; RR. cùm, & pono :
comme si l’on vouloit dire, positio vocis alicujus
subintellectae cum voce expressâ ; ce qui est bien le cas de
l’ellipse. Mais au fond un seul nom suffit à un seul principe ; & l’on n’a imaginé
différens noms, que parce qu’on a cru voir des principes différens. Nous retrouvons la
chaîne qui les unit, & qui les réduit à un seul ; gardons-nous bien de les séparer.
Si nous connoissons jamais les vérités, nous n’en connoîtrons qu’une. (
T, Subst. masc. (Gramm.) c’est la vingtieme lettre, & la seizieme
consonne de notre alphabet. Nous la nommons té par un é fermé ; il vaudroit mieux la nommer te par l’e muet. La consonne correspondante chez les Grecs est ou, & ils la nomment tau : si elle est jointe à
une aspiration ; ce qui est l’équivalent de th, c’est ou
thêta,
expression abrégée de tau hêta, parce qu’anciennement ils exprimoient la
même chose par Voyez H. Les
Hébreux expriment la même articulation par teth ; le t aspiré par thau ; & le t
accompagné d’un sifflement, c’est-à-dire, ts par tsade.
La lettre t représente une articulation linguale, dentale, & forte,
dont la foible est de.
Voyez Linguale. Comme linguale, elle est commuable avec toutes les autres
articulations de même organe : comme dentale, elle se change plus aisément & plus
fréquemment avec les autres articulations linguales produites par le même méchanisme ;
mais elle a avec sa foible la plus grande affinité possible. De-là vient qu’on la trouve
souvent employée pour d chez les anciens, qui ont dit set,
aput, quot, haut, pour sed, apud, quod, haud ; & au contraire
adque pour atque.
Cette derniere propriété est la cause de la maniere dont nous prononçons le d final, quand le mot suivant commence par une voyelle ou par un h aspiré ; nous changeons d en t, & nous
prononçons grand exemple, grand homme, comme s’il y avoit grant exemple, grant homme. Ce n’est pas absolument la nécessité du méchanisme qui
nous conduit à ce changement ; c’est le besoin de la netteté : si l’on prononçoit
foiblement le d de grand écuyer, comme celui de grande écurie, la distinction des genres ne seroit plus marquée par la
prononciation.
Une permutation remarquable du t, c’est celle par laquelle nous le
prononçons comme une s, comme dans objection, patient.
Voyez S. Scioppius, dans son traité de Orthopoeiâ, qui est à la
fin de sa Grammaire philosophique, nous trouve ridicules en cela : Maximè tamen, dit-il, in eâ efferendâ ridiculi sunt Galli,
quos cùm intentio dicentes audias, intentio an
intensio illa sit, discernere haud quaquam possis. Il ajoute un peu plus
bas : Non potest vocalis post 1 posita eam habere vim, ut
sonum illum qui T litterae suus ac proprius est immutet : nam ut ait
Fabius, hic est usus litterarum ut custodiant voces, & velut depositum reddant
legentibus : itaque si in justi, sonus litterae T est affinis sono D, ac sine ullo sibiio, non potest ille
alius atque alius esse in justitia.
Il abuse, comme presque tous les néographes, de la maxime de Quintilien : les lettres sont véritablement destinées à conserver les sons ; mais elles ne peuvent le faire qu’au moyen de la signification arbitraire qu’elles ont reçue de l’autorité de l’usage, puisqu’elles n’ont aucune signification propre & naturelle. Que l’on reproche à notre usage, j’y consens, de n’avoir pas toute la simplicité possible : c’est un défaut qui lui est commun avec les usages de toutes les langues, & qui par conséquent, ne nous rend pas plus ridicules en ce point, que ne le sont en d’autres les autres nations.
La lettre & l’articulation t sont euphoniques chez nous, lorsque,
par inversion, nous mettons après la troisieme personne singuliere les mots il, elle, & on, & que cette troisieme personne finit par
une a-t-il reçu, aime-t-elle, y alla-ton :
& dans ce cas, la lettre t se place, comme on voit, entre deux
tirets. La lettre euphonique & les tirets désignent l’union intime & indissoluble
du sujet, il, elle, ou on, avec le verbe ; & le
choix du t par préférence vient de ce qu’il est la marque ordinaire de
la troisieme personne. Voyez N.
T dans les anciens monumens signifie assez souvent Titus ou Tullius.
C’étoit aussi une note numérale qui valoit 160 ; & avec une barre horisontale
au-dessus, T* vaut 160000. Le T’ avec une sorte d’accent aigu par
en-haut, valoit chez les Grecs 300 ; & si l’accent étoit en-bas, il valoit 1000 fois
300, T1 = 300000. Le
Nos monnoies marquées d’un T, ont été frappées à Nantes. (E. R. M. B.)
Tems, s. m. (Gramm.) les Grammairiens, si l’on
veut juger de leurs idées par les dénominations qui les désignent, semblent n’avoir eu
jusqu’à présent que des notions bien confuses des tems en général
& de leurs différentes especes. Pour ne pas suivre en aveugle le torrent de la
multitude, & pour n’en adopter les décisions qu’en connoissance de cause, qu’il me
soit permis de recourir ici au flambeau de la Métaphysique ; elle seule peut indiquer
toutes les idées comprises dans la nature des tems, & les
différences qui peuvent en constituer les especes : quand elle aura prononcé sur les
points de vue possibles, il ne s’agira plus que de les reconnoître dans les usages
connus des langues, soit en les considérant d’une maniere générale, soit en les
examinant dans les différens modes du verbe.
Art. I. Notion générale des tems. Selon
M. de Gamaches (dissert. I. de son Astronomie physique) que l’on peut
en ce point regarder comme l’organe de toute l’école cartésienne, le tems
est la succession même attachée à l’existence de la créature. Si cette notion du
tems a quelque défaut d’exactitude, il faut pourtant avouer qu’elle
tient de bien près à la vérité, puisque l’existence successive des êtres est la seule
mesure du tems qui soit à notre portée, comme le tems devient à son tour la mesure de l’existence successive.
Cette mobilité successive de l’existence ou du tems, nous la fixons
en quelque sorte, pour la rendre commensurable, en y établissant des points fixes
caractérisés par quelques faits particuliers : de même que nous parvenons à soumettre à
nos mesures & à nos calculs l’étendue intellectuelle, quelque impalpable qu’elle
soit, en y établissant des points fixes caractérisés par quelque corps palpable &
sensible.
On donne à ces points fixes de la succession de l’existence ou du tems, le nom d’époques (du grec morari, arrêter), parce que ce sont des instans dont on arrête, en quelque
maniere, la rapide mobilité, pour en faire comme des lieux de repos, d’où l’on observe,
pour ainsi dire, ce qui co-existe, ce qui précede & ce qui suit. On appelle période, une portion du tems dont le commencement
& la fin sont déterminés par des époques : de circum, & via ; parce qu’une portion de tems bornée de
toutes parts, est comme un espace autour duquel on peut tourner.
Après ces notions préliminaires & fondamentales, il semble que l’on peut dire qu’en
général les tems sont les formes du verbe, qui expriment les différens
rapports d’existence aux diverses époques que l’on peut envisager dans la
durée.
Je dis d’abord que ce sont les formes du verbe, afin de comprendre
dans cette définition, non-seulement les simples inflexions consacrées à cet usage, mais
encore toutes les locutions qui y sont destinées exclusivement, & qui auroient pu
être remplacées par des terminaisons ; ensorte qu’elle peut convenir également à ce
qu’on appelle des tems simples, des tems composés ou
surcomposés, & même à quantité d’idiotismes qui ont une
destination analogue, comme en françois, je viens d’entrer, j’allois
sortir, le monde doit finir, &c.
J’ajoute que ces formes expriment les différens rapports d’existence aux
diverses époques que l’on peut envisager dans la durée : par-là après avoir
indiqué le matériel des tems, j’en caractérise la signification, dans
laquelle il y a deux choses à considérer, savoir les rapports d’existence à une époque,
& l’époque qui est le terme de comparaison.
§. I. Premiere division générale des Tems.
L’existence peut avoir, en général, trois sortes de rapports à l’époque de comparaison :
rapport de
Les présens sont les formes du verbe, qui expriment la simultanéité
d’existence à l’égard de l’époque de comparaison. On leur donne le nom de présens, parce qu’ils désignent une existence, qui, dans le tems même de l’époque, est réellement présente, puisqu’elle est simultanée avec
l’époque.
Les prétérits sont les formes du verbe, qui expriment l’antériorité
d’existence à l’égard de l’époque de comparaison. On leur donne le nom de prétérits, parce qu’ils désignent une existence, qui, dans le tems même de l’époque, est déja passée (praeterita),
puisqu’elle est antérieure à l’époque.
Les futurs sont les formes du verbe, qui expriment la postériorité
d’existence à l’égard de l’époque de comparaison. On leur donne le nom de futurs, parce qu’ils désignent une existence, qui, dans le tems même de l’époque, est encore à venir (futura),
puisqu’elle est postérieure à l’époque.
C’est véritablement du point de l’époque qu’il faut envisager les autres parties de la durée successive pour apprécier l’existence ; parce que l’époque est le point d’observation : ce qui co-existe est présent, ce qui précede est passé ou prétérit, ce qui suit est avenir ou futur. Rien donc de plus heureux que les dénominations ordinaires pour désigner les idées que l’on vient de développer ; rien de plus analogue que ces idées, pour expliquer d’une maniere plausible les termes que l’on vient de définir.
L’idée de simultanéité caractérise très-bien les présens ; celle d’antériorité est le caractere exact des prétérits ; & l’idée de postériorité offre nettement la différence des futurs.
Il n’est pas possible que les tems des verbes expriment autre chose
que des rapports d’existence à quelque époque de comparaison ; il est également
impossible d’imaginer quelque espece de rapport autre que ceux que l’on vient
d’exposer : il ne peut donc en effet y avoir que trois especes générales de tems, & chacune doit être différenciée par l’un de ces trois rapports
généraux.
Je dis trois especes générales de Tems, parce que
chaque espece peut se soudiviser, & se soudivise réellement en plusieurs branches,
dont les caracteres distinctifs dépendent des divers points de vue accessoires qui
peuvent se combiner avec les idées générales & fondamentales de ces trois especes
primitives.
§. 2. Seconde division générale des Tems. La
soudivision la plus générale des
Sous le premier aspect, les tems des verbes expriment tel ou tel
rapport d’existence à une époque quelconque & indéterminée : sous le second aspect,
les tems des verbes expriment tel ou tel rapport d’existence à une
époque précise & déterminée.
Les noms d’indéfinis & de définis employés
ailleurs abusivement par le commun des Grammairiens, me paroissent assez propres à
caractériser ces deux différences de tems. On peut donner le nom d’indéfinis à ceux de la premiere espece, parce qu’ils ne tiennent
effectivement à aucune époque précise & déterminée, & qu’ils n’expriment en
quelque sorte que l’un des trois rapports généraux d’existence, avec abstraction de
toute époque de comparaison. Ceux de la seconde espece peuvent être nommés définis, parce
Chacune des trois especes générales de tems est susceptible de cette
distinction, parce qu’on peut également considérer & exprimer la simultanéité,
l’antériorité & la postériorité, ou avec abstraction de toute époque, ou avec
relation à une époque précise & déterminée ; on peut donc distinguer en indéfinis & définis, les présens, les prétérits & les
futurs.
Un présent indéfini est une forme du verbe qui exprime la
simultanéité d’existence à l’égard d’une époque quelconque ; un présent
défini est une forme du verbe qui exprime la simultanéité d’existence à l’égard
d’une époque précise & déterminée.
Un prétérit indéfini est une forme du verbe qui exprime l’antériorité
d’existence à l’egard d’une époque quelconque ; un prétérit défini est
une forme du verbe qui expriment l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque
précise & déterminée.
Un futur indéfini est une forme du verbe qui exprime la postériorité
d’existence à l’égard d’une époque quelconque ; un futur défini est
une forme du verbe qui exprime la postériorité d’existence à l’égard d’une époque
précise & déterminée.
§. 3. Troisieme division générale des Tems. Il n’y
a qu’une maniere de faire abstraction de toute époque, & c’est pour cela qu’il ne
peut y avoir qu’un présent, un prétérit & un futur indéfini. Mais il peut y avoir
fondement à la soudivision de toutes les especes de
Ce point fixe doit être le même pour celui qui parle & pour ceux à qui le discours est transmis, soit de vive voix soit par écrit ; autrement une langue ancienne seroit, si je puis le dire, intraduisible pour les modernes ; le langage d’un peuple seroit incommunicable à un autre peuple, celui même d’un homme seroit inintelligible pour un autre homme, quelque affinité qu’ils eussent d’ailleurs.
Mais dans cette suite infinie d’instans qui se succedent rapidement, & qui nous
échappent sans cesse, auquel doit-on s’arrêter, & par quelle raison de préférence se
déterminera-t-on pour l’un plutôt que pour l’autre ? Il en est du choix de ce point
fondamental, dans la grammaire, comme de celui d’un premier méridien, dans la
géographie ; rien de plus naturel que de se déterminer pour le méridien du lieu même où
le géographe opere ; rien de plus raisonnable que de se fixer à l’instant même de la
production de la parole. C’est en effet celui qui, dans toutes les langues, sert de
dernier terme à toutes les relations de tems que l’on a besoin
d’exprimer, sous quelque forme que l’on veuille les rendre sensibles.
On peut donc dire que la position de l’époque de comparaison est la relation à
l’instant même de l’acte de la parole. Or cette relation peut être aussi ou de
simultanéité, ou d’antériorité, ou de postériorité, ce qui peut faire distinguer trois
sortes d’époques déterminées : une époque actuelle qui coïncide avec
l’acte de la parole : une époque antérieure, qui précede l’acte de la
parole : & une époque postérieure, qui suit l’acte de la
parole.
De-là la distinction des trois especes de tems définis en trois
especes subalternes, qui me semblent ne pouvoir être mieux caractérisées que par les
dénominations d’actuel, d’antérieur & de posterieur tirées de la position même de l’époque déterminée qui les
différencie.
Un présent défini est donc actuel, antérieur ou postérieur, selon qu’il exprime la simultanéité d’existence à l’égard d’une
époque déterminément actuelle, antérieure ou postérieure.
Un prétérit défini est actuel, antérieur ou postérieur, selon qu’il exprime l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque
déterminément actuelle, antérieure ou postérieure.
Enfin un futur défini est pareillement actuel, antérieur ou postérieur, selon qu’il exprime la postériorité d’existence à l’égard
d’une époque déterminément actuelle, antérieure ou postérieure.
Art. II. Conformité du système méthaphysique des Tems avec les usages des langues. On conviendra peut-être que le
systeme que je présente ici, est raisonné, que les dénominations que j’y emploie, en
caractérisent très-bien les parties, puisqu’elles désignent toutes les idées partielles
qui y sont combinées, & l’ordre même des combinaisons. Mais on a vu s’élever &
périr tant de systèmes ingénieux & réguliers, que l’on est aujourd’hui bien fondé à
se défier de tous ceux qui se présentent avec les mêmes apparences de régularité ; une
belle hypothese n’est souvent qu’une belle fiction ; & celle-ci se trouve si
éloignée du langage ordinaire des Grammairiens, soit dans le nombre des
La raison, j’en conviens, autorise ce soupçon ; mais elle exige un examen avant que de passer condamnation. L’expérience est la pierre de touche des systèmes, & c’est aux faits à proscrire ou à justifier les hypothèses.
§. 1. Système des Présens justifié par l’usage des
langues. Prenons donc la voie de l’analyse ; & pour ne point nous charger de
trop de matiere, ne nous occupons d’abord que de la premiere des trois especes générales
de
I. Il en est un qui est unanimement reconnu pour présent par tous les Grammairiens ;
sum, je suis, laudo, je loue, miror, j’admire, &c. Il a dans les langues qui
l’admettent, tous les caracteres d’un présent véritablement indéfini, dans le sens que
j’ai donné à ce terme.
1°. On l’emploie comme présent actuel ; ainsi quand je dis, par exemple, à quelqu’un,
je vous loue d’avoir fait cette action, mon action de louer est exprimée comme coexistante avec l’acte de la parole.
2°. On l’emploie comme présent antérieur. Que l’on dise dans un récit, je
le rencontre en chemin, je lui demande où il va, je vois qu’il s’embarrasse ;
« en tout cela, où il n’y a que des
temsprésens,je le rencontreest dit pourje le rencontrai ; je demandepourje demandai ; où il vapouroù il alloit ; je voispourje vis ;&qu’il s’embarrassepourqu’il s’embarrassoit. »
Regnier, gramm. franç. in-12, pag. 343, in-4°. pag.
360. En effet, dans cet exemple les verbes je rencontre, je demande,
je vois, désignent mon action de rencontrer, de demander, de voir, comme coexistante dans le période antérieur
indiqué par quelqu’autre circonstance du récit ; & les verbes il va, il
s’embarrasse, énoncent l’action d’aller & de s’embarrasser comme coexistante avec l’époque indiquée par les verbes précédens
je demande & je vois, puisque ce que je demandai, c’est où il alloit dans l’instant même de ma
demande, & ce que je vis, c’est qu’il s’embarrassoit dans le moment même que je le voyois. Tous les verbes de cette phrase sont donc réellement employés comme des
présens antérieurs, c’est-à-dire, comme exprimant la simultanéité d’existence à l’égard
d’une époque antérieure au moment de la parole.
3°. Le même tems s’emploie encore comme présent postérieur. Je pars demain, je fais tantôt mes adieux ; c’est-à-dire, je partirai demain, & je ferai tantôt mes adieux : je pars
& je fais énoncent mon action de partir & de
faire, comme simultanée avec l’époque nettement désignée par les
mots demain & tantôt, qui ne peut
être qu’une époque postérieure au moment où je parle.
4°. Enfin l’on trouve ce tems employé avec abstraction de toute
époque, ou si l’on veut, avec une égale relation à toutes les époques possibles ; c’est
dans ce sens qu’il sert à l’expression des propositions d’éternelle vérité : Dieu est juste, les trois angles d’un triangle sont égaux à deux
droits : c’est que ces vérités sont les mêmes dans tous les tems,
qu’elles coexistent avec toutes les époques, & le verbe en conséquence, se met à un
tems qui exprime la simultanéité d’existence avec abstraction de
toute époque, afin de pouvoir être rapporté à toutes ses époques.
Il en est de même des vérités morales qui contiennent en quelque sorte l’histoire de ce
qui est arrivé, & la prédiction de ce qui doit arriver. Ainsi dans cette maxime de
M. de la Rochefoucault (pensée LV.) la haine pour les
favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur, le verbe est exprime une simultanéité relative à une époque quelconque, & actuelle,
& antérieure, & postérieure.
Le tems auquel on donne communément le nom de présent, est donc un présent indéfini, un tems qui n’étant
nullement astreint à aucune époque, peut demeurer dans cette généralité, ou être
rapporté indifféremment à toute époque déterminée, pourvu qu’on lui conserve toujours sa
signification essentielle & inamissible, je veux dire, la simultanéité
d’existence.
Les différens usages que nous venons de remarquer dans le présent indéfini, peuvent nous conduire à reconnoître les présens définis ; & il ne doit point y en avoir d’autres que ceux pour lesquels le présent indéfini lui-même est employé, parce qu’exprimant essentiellement la simultanéité d’existence avec abstraction de toute époque, s’il sort de cette généralité, ce n’est point pour ne plus signifier la simultanéité, mais c’est pour l’exprimer avec rapport à une époque déterminée. Or
II. Nous avons vu le présent indéfini employé pour le présent actuel, comme quand on
dit, je vous loue d’avoir fait cette action ; mais dans ce cas-là
même, il n’y a aucun autre tems que l’on puisse substituer à je loue ; & cette observation est commune à toutes les langues dont
les verbes se conjuguent par tems.
La conséquence est facile à tirer : c’est qu’aucune langue ne reconnoit dans les verbes
de présent actuel proprement dit, & que partout c’est le présent indéfini qui en
fait la fonction. La raison en est simple : le présent indéfini ne se rapporte lui-même
à aucune époque déterminée ; ce sont les circonstances du discours qui déterminent celle
à laquelle on doit le rapporter en chaque occasion ; ici c’est à une époque antérieure ;
là, à une époque postérieure ; ailleurs, à toutes les époques possibles. Si donc les
circonstances du discours ne designent aucune époque précise, le présent indéfini ne
peut plus se rapporter alors qu’à l’instant qui sert essentiellement de dernier terme de
comparaison à toutes les relations de tems, c’est-à-dire, à l’instant
même de la parole : cet instant dans toutes les autres occurrences n’est que le terme
éloigné de la relation ; dans celle-ci, il en est le terme prochain & immédiat,
puisqu’il est le seul.
III. Nous avons vu le présent indéfini employé comme présent antérieur, comme dans
cette phrase, je le rencontre en chemin, je lui demande où il va, je vois
qu’il s’embarrasse ; & dans ces cas, nous trouvons d’autres tems que l’on peut substituer au présent indéfini ; je
rencontrai pour je rencontre, je demandai pour je
demande, & je vis pour je vois, sont donc
des présens antérieurs ; il alloit pour il va, &
il s’embarrassoit pour il s’embarrasse, sont
encore d’autres présens antérieurs. Ainsi nous voilà forcés à admettre deux sortes de
présens antérieurs ; l’un, dont on eram, j’étois, laudabam, je louois, mirabar,
j’admirois ; l’autre, qui n’est connu que dans quelques langues modernes de l’Europe,
l’italien, l’espagnol & le françois, je fus, je louai,
j’admirai.
1°. Voici sur la premiere espece, comment s’explique le plus célebre des grammairiens
philosophes, en parlant des tems que j’appelle définis, & qu’il nomme composés dans le sens.
« Le premier, dit-il, (
gramm. gén. part. II. ch. xiv. édit. de 1660, ch. xv. édit. de 1756), est celui qui marque le passé avec rapport au présent, & on l’a nomméprétérit imparfait, parce qu’il ne marque pas la chose simplement & proprement comme faite, mais comme présente à l’égard d’une chose qui est déja néanmoins passée. Ainsi quand je dis,cum intravit, coenabam, je soupois, lorsqu’il est entré, l’action de souper est bien passée au regard dutemsauquel je parle, mais je la marque comme présente au regard de la chose dont je parle, qui est l’entrée d’un tel ».
De l’aveu même de cet auteur, ce tems qu’il nomme prétérit, marque donc la chose comme présente à l’égard d’une autre qui est déja
passée. Or quoique cette chose en soi doive être reputée passée à l’égard du tems où l’on parle, vû que ce n’est pas-là le point de vue indiqué par
la forme du verbe dont il est question ; il falloit conclure que cette forme marque le présent avec rapport au passé, plutôt que de dire au contraire
qu’elle marque le passé avec rapport au présent. Cette inconséquence
est dûe à l’habitude de donner à ce tems, sans examen & sur la foi
des Grammairiens, le nom abusif de prétérit ; on y trouve aisément une
idée d’antériorité que l’on prend pour l’idée principale, & qui semble en effet
fixer ce tems dans la classe des prétérits ; on y apperçoit ensuite
confusément une idée de simultanéité que l’on croit sécondaire & modificative de la
premiere : c’est une méprise, qui à parler exactement, renverse l’ordre des idées, &
on le sent bien par l’embarras qui naît de ce désordre ; mais que faire ? Le préjugé
prononce que le tems en question est prétérit ; la raison réclame, on
la laisse dire, mais on lui donne, pour ainsi dire, acte de son opposition, en donnant à
ce prétendu prétérit le nom d’imparfait : dénomination qui caractérise
moins l’idée qu’il faut prendre de ce tems, que la maniere dont on l’a
envisagé.
2°. Le préjugé paroît encore plus fort sur la seconde espece de présent antérieur ;
mais dépouillons-nous de toute préoccupation, & jugeons de la véritable destination
de ce tems par les usages des langues qui l’admettent, plutôt que par
les dénominations hazardées & peu réfléchies des Grammairiens. Leur unanimité même
déja prise en défaut sur le prétendu prétérit imparfait & sur bien d’autres points,
a encore ici des caracteres d’incertitude qui la rendent justement suspecte de méprise.
En s’accordant pour placer au rang des prétérits je fus, je louai,
j’admirai, les uns veulent que ce prétendu prétérit soit défini, & les autres qu’il soit indéfini ou aoriste, termes qui avec un sens très-clair ne paroissent pas appliqués ici
d’une maniere trop précise. Laissons-les disputer sur ce qui les divise, & profitons
de ce dont ils conviennent sur l’emploi de ce tems ; ils sont à cet
égard des témoins irrécusables de sa valeur usuelle. Or en le regardant comme un
prétérit, tous les Grammairiens conviennent qu’il n’exprime que les choses passées dans
un période de tems antérieur à celui dans lequel on parle.
Cet aveu combiné avec le principe fondamental de la notion des tems,
suffit pour décider la question. Il faut considérer dans les tems 1°.
une relation générale d’existence à un terme de comparaison, 2°. le terme même de
comparaison. C’est en vertu de la relation générale d’existence qu’un tems est présent, tems est indéfini ou défini,
& c’est par la position déterminée du terme, qu’un tems défini est
actuel, antérieur ou postérieur, selon que le terme a lui-même l’un de ces rapports au
moment de l’acte de la parole.
Or le tems, dont il s’agit, a pour terme de comparaison, non une
époque instantanée, mais un période de tems : ce période, dit-on, doit
être antérieur à celui dans lequel on parle ; par conséquent c’est un tems qui est de la classe des définis, & entre ceux-ci il est de l’ordre des
tems antérieurs. Il reste donc à déterminer l’espèce génerale de
rapport que ce tems exprime relativement à ce période antérieur ; mais
il est evident qu’il exprime la simultanéité d’existence, puisqu’il désigne la chose
comme passée dans ce période, & non avant ce période ; je
lus hier votre lettre, c’est-à-dire que mon action de
On sent bien qu’il differe assez du premier pour n’être pas confondu sous le même nom ;
c’est par le terme de comparaison qu’ils different, & c’est delà qu’il convient de
tirer la différence de leurs dénomitions. Je disois donc que j’étois, je
louois, j’admirois sont au présent antérieur simple, & que
je fus, je louai j’admirai sont au présent antérieur
périodique.
Je ne doute pas que plusieurs ne regardent comun paradoxe, de placer parmi les présens,
ce tems que l’on a toujours regardé comme un prétérit. Cette opinion
peut néanmoins compter sur le suffrage d’un grand peuple, & trouver un fondement
dans une langue plus ancienne que les nôtres. La langue allemande, qui n’a point de
présent antérieur périodique, se sert du présent antérieur simple pour exprimer la même
idée : ichwar (j’étois ou je fus) ; c’est ainsi
qu’on le trouve dans la conjugaison du verbe auxiliaire seyn (être),
de la grammaire allemande de M. Gottsched par M. Quand (édit. de Paris, 1754. ch. vij. pag. 4.) ; & l’auteur prévoyant bien que cela
peut surprendre, dit expressément dans une note, que l’imparfait exprime en même tems en
allemand le prétérit & l’imparfait des françois. Il est aisé de s’en appercevoir
dans la maniere de parler des Allemands qui ne sont pas encore assez maîtres de notre
langue : presque par-tout où nous employons le présent antérieur périodique, ils se
servent du présent antérieur simple, & disent, par exemple, je le
trouvois hier en chemin, je lui demandois où il va, je voyois qu’il s’embarrasse,
au lieu de dire, je le trouvai hier en chemin, je lui demandai où il
alloit, je vis qu’il s’embarrassoit : c’est le germanisme qui perce à-travers les
mots françois, & qui dépose que nos verbes je trouvai, je demandai, je
vis sont en effet de la même classe que, je trouvois, je demandois,
je voyois. Les Allemands, nos voisins & nos contemporains, & peut-être
nos peres ou nos freres, en fait de langage, ont mieux saisi l’idée caractéristique de
notre présent antérieur périodique, l’idée de simultanéité, que ceux de nos méthodistes
françois qui se sont attachés servilement à la grammaire latine, plutôt que de consulter
l’usage, à qui seul appartient la législation grammati ale. La langue angloise est
encore dans le même cas que l’allemande ; i had (j’avois & j’eus) ; i was (j’étois & je fus).
On peut voir la grammaire françoise-angloise de Mauger, pag. 69, 70 ;
& la grammaire angloisefrançoise de Festeau, pag. 42, 45. (in-8. Bruxelles, 1693.) Au reste je parle ici à ceux qui saisissent les
preuves métaphysiques, qui les apprécient, & qui s’en contentent : ceux qui veulent
des preuves de
IV. Continuons & achevons de lutter contre les préjugés, en proposant encore un
paradoxe. Nous avons vu le présent indéfini employé pour le présent postérieur, comme
dans cette phrase, je pars demain ; dans ce cas nous trouvons un autre
tems que l’on peut substituer au présent indéfini, & ce ne peut
être que le présent postérieur lui-même : je partirai est donc un
présent postérieur. Les gens accoutumés à voir les choses sous un autre aspect &
sous un autre nom, vont dire ce que m’a déja dit un homme d’esprit, versé dans la
connoissance de plusieurs langues, que je vais faire des présens de tous les tems du verbe. Il faudroit pour cela que je confondisse toutes les idées
distinctives des tems, & j’ose me flatter que mes réflexions
auront une meilleure issue.
Un présent postérieur doit exprimer la simultanéité d’existence à l’égard d’une époque
déterminément postérieure ; & c’est précisément l’usage naturel du tems dont il s’agit ici. Ecoutons encore l’auteur de la grammaire générale.
« On auroit pu de même, dit-il (
loc. cit.), ajouter un quatriemetemscomposé, savoir celui qui eût marqué l’avenir avec rapport au présent… néanmoins dans l’usage on l’a confondu… & en latin même on se sert pour cela de futur simple :cum coenabo, intrabis(vous entrerez quand je souperai) ; par où je marque mon souper comme futur en soi, mais comme présent à l’égard de votre entrée ».
On retrouve encore ici le même défaut que j’ai déja relevé à l’occasion du présent
antérieur simple : l’auteur dit que le tems dont il parle, eût marqué l’avenir avec rapport au présent ; & il prouve lui-même
qu’il falloit dire qu’il eût marqué le présent avec rapport à
l’avenir, puisque, de son aveu, coenabo, dans la phrase qu’il
allegue, marque mon souper comme présent à l’égard de votre entrée, qui en soi est à
venir. Coenabo (je souperai) est donc un présent postérieur.
Non, dit M. Lancelot ; le présent postérieur n’existe point ; c’est le futur simple qui
en fait l’office dans l’occurrence. Si je prenois l’inverse de la thése, & que je
dise que le futur n’existe point, mais que le présent postérieur en fait les fonctions ;
je crois qu’il seroit difficile de décider d’une maniere raisonnable entre les deux
assertions : mais sans recourir à un faux-fuyant qui n’éclairciroit rien, qu’on me dise
seulement pourquoi on ne tient aucun compte dans la conjugaison du verbe des tems très-réels coenaturus sum, coenaturus eram, coenaturus
ero, qui sont évidemment des futurs ? Or s’il existe d’autres futurs que coenabo, pourquoi refuseroit-on à coenabo la
dénomination de présent postérieur, puisqu’il en fait réellement les fonctions.
Ceux qui auront lu l’article
Futur, m’objecteront que je suis en contradiction avec moi-même, puisque
j’y regarde comme futur le même tems que je nomme ici présent
postérieur. J’avoue la contradiction de la doctrine que j’expose ici, avec l’article en
question : mais il contient déja le germe qui se développe aujourd’hui. Ce germe,
contraint alors par la concurrence des idées de mon collégue, n’a ni pu ni dû se
développer avec toute l’aisance que donne une liberté entiere : & l’on ne doit
regarder comme à moi, dans cet article, que ce qui peut faire partie de mon système ; je
désavoue le reste, ou je le retracte.
§. 2. Système des Prétérits justifié par les usages des
langues. Comme nous avons reconnu quatre présens
I. Le premier, fui (j’ai été), laudavi (j’ai loué),
miratus sum (j’ai admiré), &c. généralement
reconnu pour prétérit, & décoré par tous les grammairiens du nom de prétérit-parfait, a tous les caracteres exigibles d’un prétérit indéfini : &
quoiqu’en effet on ne l’employe pas à autant d’usages différens que le présent indéfini,
il en a cependant assez pour prouver qu’il renferme fondamentalement l’abstraction de
toute époque, ce qui est l’essence des tems indéfinis.
1°. On fait usage de ce prétérit pour désigner le prétérit actuel. J’ai lu l’excellent livre des Tropes, c’est-à-dire,
2°. On emploie fréquemment le prétérit indéfini pour le prétérit postérieur. J’ai fini dans un moment ; si vous av ez
relu cet ouvrage demain, vous m’en direz votre avis : dans le premier
exemple,
3°. Le prétérit indéfini est quelquefois employé pour le prétérit antérieur. Que je
dise dans un récit : sur les accusations vagues & contradictoires qu’on
alléguoit contre lui, je prends sa defense avec feu & avec succès : à peine ai-je parlé, qu’un bruit sourd s’éleve de toutes parts, &c.
Dans cet exemple,
4°. Le prétérit indéfini n’est jamais employé dans le sens totalement indéfini, comme le présent : c’est que les propositions d’éternelle vérité, essentiellement présentes à l’égard de toutes les époques, ne sont ni ne peuvent être antérieures ni postérieures à aucune : & les propositions d’une vérité contingente ont nécessairement des rapports différens aux diverses époques ; rapport de la simultanéité pour l’une, d’antériorité pour l’autre, de postériorité pour une troisieme.
II. Le second de nos prétérits, est le prétérit antérieur simple, fueram (j’avois été), laudaveram (j’avois loué), miratus fueram (j’avois admiré). Les grammairiens ont donné à ce tems le nom de prétérit-plusque parfait, parce qu’ayant nommé
parfait le prétérit indéfini, dont le caractere est d’exprimer
l’antériorité d’existence, ils ont cru devoir ajouter quelque chose à cette
qualification, pour désigner un tems qui exprime l’antériorité
d’existence & l’antériorité d’époque.
Mais qu’il me soit permis de remarquer que la dénomination plusque parfait a tous les vices les plus propres à
la faire proscrire. 1°. Elle implique contradiction, parce qu’elle suppose le parfait
susceptible de plus ou de moins, quoiqu’il n’y ait rien de mieux que ce qui est parfait.
2°. Elle emporte encore une autre supposition également fausse, savoir qu’il y a quelque
perfection dans l’antériorité, quoiqu’elle n’en admette ni plus ni moins que la
simultanéité & la postériorité. 3°. Ces considérations donnent lieu de croire que
les noms des prétérits parfaits & plusque
parfaits n’ont été introduits, que pour les distinguer du prétendu prétérit imparfait ; mais comme il a été remarqué plus haut que cette
dénomination ne peut servir qu’à désigner l’imperfection des idées des premiers
nomenclateurs, il faut porter le même jugement des noms de parfait
& de plusque-parfait qui ont le même fondement.
Quoi qu’il en soit, ce second prétérit exprime en effet l’antériorité d’existence à
l’égard d’une époque antérieure elle-même à l’acte de la parole ; ainsi quand je dis coenaveram cum intravit, (j’avois soupé lorsqu’il est entré) ; coenaveram, (j’avois soupé), exprime l’antériorité de mon souper à
l’égard de l’époque désignée par intravit, (il est entré) ; &
cette époque est elle même antérieure au tems où je le dis : coenaveram est donc véritablement un prétérit antérieur simple, ou relatif à une
simple époque.
III. En françois, en italien, & en espagnol, on trouve encore un prétérit antérieur
périodique, qui est propre à ces langues, & qui differe du précédent par le terme de
comparaison, comme le présent antérieur périodique differe du présent antérieur simple ;
j’eus eté, j’eus loué, j’eus admiré, sont des prétérits antérieurs
périodiques ; & pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner toutes les idées
partielles désignées par ces formes des verbes être, louer, admirer,
&c.
Quand je dis, par exemple, j’eus soupé hier avant qu’il entrât : il
est évident 1°. que j’indique l’antériorité de mon souper, à l’égard de l’entrée dont il
est question ; 2°. que cette entrée est elle-même antérieure au tems
où je parle, puisqu’elle est annoncée comme simultanée avec le jour d’hier ; 3°. enfin
il est certain que l’on ne peut dire j’eus soupé, que pour marquer
l’antériorité du souper à l’égard d’une époque prise dans un période antérieur à celui
ou l’on parle : il est donc constant que tout verbe, sous cette forme, est au prétérit
antérieur périodique.
IV. Enfin nous avons un prétérit postérieur, qui exprime l’antériorité d’existence à
l’égard d’une époque postérieure au tems où l’on parle ; comme fuero, (j’aurai été), laudavero, (j’aurai loué), miratus ero, (j’aurai admiré).
« Le troisieme
temscomposé, dit encore l’auteur de la grammaire générale (loc. cit.) est celui qui marque l’avenir avec rapport au passé, savoir lefutur parfait, commecoenavero(j’aurai soupé) ; par où je marque mon action de souper comme future en soi, & comme passée au-regard d’une autre chose à venir qui la doit suivre ; commequand j’aurai soupé il entrera: cela veut dire que mon souper qui n’est pas encore venu, sera passé lorsque son entrée, qui n’est pas encore venue, sera présente ».
La prévention pour les noms reçus fait toujours illusion à cet auteur ; il est persuadé
que le tems dont il parle est un futur, parce que tous les
grammairiens s’accordent à lui donner ce nom : c’est pour cela qu’il dit que ce tems marque l’avenir avec rapport au passé : au-lieu qu’il suit de
l’exemple même de la grammaire générale, qu’il marque le
passé avec rapport à l’avenir. Quelle est en effet l’intention de celui qui dit,
quand j’aurai soupé il entrera ? c’est évidemment de fixer tems de son souper, au tems de
l’entrée de celui dont il parle ; cette entrée est l’époque de comparaison, & le
souper est annoncé comme antérieur à cette époque ; c’est l’unique destination de la
forme que le verbe prend en cette occurrence, & par conséquent cette forme marque
réellement l’antériorité à l’égard d’une époque postérieure au tems de
la parole, ou, pour me servir des termes de M. Lancelot, mais d’une maniere conséquente
à l’observation, elle marque le passé avec rapport à l’avenir.
Une autre erreur de cet écrivain célebre, est de croire que coenavero, (j’aurai soupé), marque mon action de souper comme
future en soi, & comme passée au regard d’une autre chose à venir, qui la doit
suivre. Coenavero, & tous les tems pareils des
autres verbes, n’expriment absolument que le second de ces deux rapports, & loin
d’exprimer le premier, il ne le suppose pas même. En voici la preuve dans un
raisonnement d’un auteur qu’on n’accusera pas de mal écrire, ou de ne pas sentir la
force des termes de notre langue ; c’est M. Pluche.
« Si le tombeau, dit-il (spectacle de la nature,
disc. prél. dutom. VIII. pag. 8 & 9.), est pour lui (l’homme) la fin de tout ; le genre humain se divise en deux parties, dont l’une se livre impunément au crime, l’autre s’attache sans fruit à la vertu. .. les voluptueux & les fourbes… seront ainsi les seules têtes bien montées, & le Créateur, qui a mis tant d’ordre dans le monde corporel, n’aura établini regle ni justice dans la nature intelligente, même après lui avoir inspiré une très-haute idée de la regle & de la justice ».
Des le commencement de ce discours, on trouve une époque postérieure, fixée par un fait
hypothétique ; si le tombeau est pour l’homme la fin de tout,
c’est-à-dire, en termes clairement relatifs à l’avenir, si le tombeau doit
être pour l’homme la fin de tout : quand on ajoute ensuite que le
Créateur n’ aura etabli ni regle ni justice, on veut simplement
désigner l’antériorité de cet établissement à l’égard de l’époque hypothétique, & il
est constant qu’il ne s’agit point ici de rien statuer sur les actes futurs du
Créateur ; mais qu’il est question de conclure, d’après ses actes passés, contre les
suppositions absurdes qui tendent à anéantir l’idée de la providence. Le verbe
§. 3. Système des futurs, justifié par les usages des
langues. L’idée de simultanéïté, celle d’antériorité, & celle de
postériorité, se combinent également avec l’idée du terme de comparaison : de-là autant
de formes usuelles pour l’expression des futurs, qu’il y en a de généralement reçues
pour la distinction des présens & pour celle des prétérits. Nous devonc donc trouver
un futur indéfini, un futur antérieur, & un futur postérieur.
I. Le futur indéfini doit exprimer la postériorité d’existence avec abstraction de
toute époque de comparaison ; & c’est précisément le caractere des tems latins & françois, futurus sum, (je dois être) ; laudaturus sum, (je dois louer) ; miraturus sum, (je
dois admirer) ; &c.
Par exemple dans cette phrase, tout homme doit
mourir, qui est l’expression d’une vérité morale, confirmée par l’expérience
de tous les tems, ces mots
Ce futur indéfini sert exclusivement à l’expression du futur actuel, de la même
maniere, & pour la même raison que le présent & le prétérit actuels n’ont point
d’autres formes que celle du présent & du prétérit indéfini : ainsi quand je dis,
par exemple, je redoute le jugement que le public doit
porter de cet ouvrage ; ces mots,
On trouve quelquefois la même forme employée dans le sens d’un futur postérieur ; par
exemple dans cette phrase : si je dois jamais subir un nouvel examen, je m’y préparerai avec soin ; ces mots
II. Le futur antérieur doit exprimer la postériorité à l’égard d’une époque antérieure
à l’acte de la parole ; c’est ce qu’il est aisé de reconnoître dans futurus
eram, (je devois être) ; laudaturus eram, (je devois louer) ;
miraturus eram, (je devois admirer) ; &c.
Ainsi quand on dit, je Devois hier souper avec vous, l’arrivée de mon frere m’en empêcha ; ces mots,
III. Le futur postérieur doit marquer la postériorité à l’égard d’une époque
postérieure elle-même à l’acte de la parole ; & il est facile de remarquer cette
combinaison d’idées dans futurus ero, (je devrai être) ; laudaturus ero, (je devrai louer) ; miraturus ero, (je devrai
admirer) ; &c.
Ainsi quand je dis, lorsque je devrai subir un examen,
je m’y préparerai avec soin ; il est évident que mon action de
Art. III. Conformité du système des tems avec les analogies des langues. Quil me soit permis de retourner en
quelques sorte sur mes pas, pour confirmer, par des observations générales, l’économie
du systême des
Le grammairien philosophe, car il mérite ce titre, tems, tel que je l’ai proposée, & il
s’en explique d’une maniere si positive & si précise, que je suis extrèmement
surpris que personne n’ait songé à faire usage d’une idée qui ne peut que répandre
beaucoup de jour sur la génération des tems dans toutes les langues.
Voici ses paroles, & elles sont remarquables (Ibid. 56.). Similiter errant qui dicunt ex utrâque parte verba omnia commutare syllabas
oportere ; ut in his, pungo, pungam, pupugi ; tundo, tundam, tutudi : dissimilia enim conferunt, verba infecta tùm perfectis. Quòd si imperfecta
modo conferrent, omnia verbi principia incommutabilia viderentur ; ut in his
pungebam, pungo, pungam : & contrà ex utrâque parte commutabilia, si
perfecta ponerent ; ut pupugeram, pupugi, pupugero.
On voit que Varron distingue ici bien nettement les trois tems que je
comprends sous le nom général de présens, des trois que je désigne par
la dénomination commune de prétérits ; qu’il annonce une analogie
commune aux trois tems de chaque espece, mais différente d’une espece
à l’autre ; enfin qu’il distingue ces deux especes par des noms différens, donnant aux
tems de la premiere le nom d’imparfaits, imperfecta ; & à ceux de la seconde le nom de parfaits, perfecta.
Ce n’est pas par le choix des dénominations que je voudrois juger de la philosophie de cet auteur : avec de l’érudition, de l’esprit, de la sagacité même, il n’avoit pas assez de métaphysique pour débrouiller la complication des idées élémentaires, si je puis parler ainsi, qui constituent le sens total des formes usuelles du verbe ; ce n’étoit pas le ton de son siecle ; mais il étoit observateur attentif, intelligent, patient, scrupuleux même ; & c’est peut-être le meilleur fond sur lequel puisse porter la saine philosophie. Justifions celle de Varron par le développement du principe qu’il vient de nous présenter.
Remarquons d’abord que dans la plûpart des langues, il y a des tems
simples & des tems composés.
Les tems simples, sont ceux qui ne consistent qu’en un seul mot,
& qui entés tous sur une même racine fondamentale, différent entr’eux par les
infléxions & les terminaisous propres à chacun.
Je dis inflexions & terminaisons ; &
j’entends par le premier de ces termes, les changemens qui se font dans le corps même du
mot avant la derniere syllabe ; & par le second, les changemens de la derniere ou
des dernieres syllabes. Voyez Inflexion. Pung-o & pung-am ne
different que par les terminaisons, & il en est de même de pupuger-o & pupuger-am : au contraire, pungo & pupugero ne different que par des
inflexions, de même que pungam & pupugeram,
puisqu’ils ont des racines & des terminaisons communes : enfin, pungam & pupugero different & par les inflexions, &
par les terminaisons.
Les tems composés, sont ceux qui résultent de
plusieurs mots, dont l’un est un
On entend par verbe auxiliaire, un verbe dont les tems servent à former ceux des autres verbes ; & l’on peut en distinguer
deux especes, le naturel & l’usuel.
Le verbe auxiliaire naturel, est celui qui exprime spécialement &
essentiellement l’existence, & que l’on connoît ordinairement sous le nom de verbe
substantif ; sum en latin, je suis en françois, io sono en italien, yo s’oy en espagnol, ich bin en allemand, tems, que ceux de tout autre
verbe, pour marquer les différens rapports tems de tous les
verbes.
Le verbe auxiliaire usuel, est celui qui a une signification
originelle, toute autre que celle de l’existence, & dont l’usage le dépouille
entierement, quand il sert à la formation des tems d’un autre verbe,
pour ne lui laisser que celle qui convient aux rapports d’existence qu’il est alors
chargé de caractériser. Tels sont, par exemple, en françois, les verbes avoir & devoir, quand on dit, j’ai loué, je
devois sortir ; ces verbes perdent alors leur signification originelle ; avoir ne signifie plus possession, mais antériorité ; devoir ne marque plus obligation, mais postériorité. Je dis que ces verbes sont
auxiliaires usuels, parce que leur signification primitive ne les ayant pas destinés à
cette espece de service, ils n’ont pû y être assujettis quem penes arbitrium est & jus & norma loquendi. Hor.
art. poët. 72.
Les langues modernes de l’Europe font bien plus d’usage des verbes auxiliaires que les langues anciennes ; mais les unes & les autres sont également guidées par le même esprit d’analogie.
§. I. Analogies des tems dans quelques langues modernes
de l’Europe. Commençons par reconnoître cet esprit d’analogie dans les trois
langues modernes que nous avons déja comparées, la françoise, l’italienne &
l’espagnole.
1°. On trouve dans ces trois langues les mêmes tems simples ; &
dans l’une, comme dans l’autre, il n’y a de simples, que ceux que je regar de comme des
présens.
2°. Tous les tems où nous avons reconnu pour caractere fondamental
& commun, l’idée d’antériorité, & dont, en conséquence, j’ai formé la classe des
prétérits, sont composés dans les trois langues ; dans toutes trois, c’est communément
le verbe qui signifie possession,
quelquefois celui qui exprime fondamentalement l’existence, qui est employé comme
auxiliaire des prétérits, & toujours avec le supin ou le participe passif du verbe
conjugué.
3°. Les futurs ont encore leur analogie distinctive dans les trois langues, quoiqu’il y
ait quelque différence de l’une à l’autre. Nous nous servons en françois de l’auxiliaire
devoir, avec le présent de l’infinitif du verbe que l’on conjugue.
Les Espagnols employent le verbe aver (avoir), suivi de la préposition
de & de l’infinitif du verbe principal ; tout elliptique qui
semble exiger que l’on sous-entende le nom & hado (la
destination), ou quelqu’autre semblable. Les Italiens ont adopté le tour françois &
plusieurs édits de Naples 1714, in-4°. p. 220.) cite,
comme expressions synonymes, debbo amare, (je dois aimer), ho ad amare, (j’ai à aimer), ho da amare, (j’ai
d’aimer), sono per amare, (je suis pour aimer) ; je crois cependant
qu’il y a quelque différence, parce que les langues n’admettent ni mots, ni phrases
synonymes, & apparemment le tour italien semblable au nôtre est le seul qui y
corresponde exactement.
§. 2. Analogies des tems dans la langue latine. La
langue latine, dont le génie paroît d’ailleurs si différent de celui des trois langues
modernes, nous conduit encore aux mêmes conclusions par ses analogies propres ; &
l’on peut même dire, qu’elle ajoute quelque chose de plus en faveur de mon système des
I. Chacune des trois especes y est caractérisée par des analogies particulieres, qui
sont communes à chacun des tems compris dans la même espece.
1°. Tous ceux dont l’idée caractéristique commune est la simultanéité, & que je
comprends, pour cette raison, sous le nom de présens, sont simples en
latin, tant à la voix active, qu’à la voix passive ; & ils ont tous une racine
immédiate commune.
2°. Tous les tems que je nomme prétérits, parce que
l’idée fondamentale qui leur est commune, est celle d’antériorité, sont encore simples à
la voix active ; mais le changement d’inflexions à la racine commune, leur donne une
racine immédiate toute différente, & qui caracterise leur analogie propre :
d’ailleurs, les tems correspondans de la voix passive sont tous
composés de l’auxiliaire naturel & du pretérit du participe passif.
3°. Enfin, tous les tems que je nomme futurs, à
cause de l’idée de postériorité qui les caractérise, sont composes en latin du verbe
auxiliaire naturel &
II. Nous trouvons dans les verbes de la même langue une autre espece d’analogie, qui semble entrer encore plus spécialement dans les vûes de mon système : voici en quoi elle consiste.
Les présens & les prétérits actifs sont également simples, & ont par conséquent
une racine commune, qui est comme le type de la signification propre à chaque verbe :
cette racine passe ensuite par différentes métamorphoses, au moyen des additions que
l’on y fait, pour ajouter à l’idée propre du verbe les idées accessoires communes à tous
les verbes : ainsi laud est la racine commune de tous les tems simples du verbe laudare (louer) ; c’en est le fondement
immuable, sur lequel on pose ensuite tous les divers
Ces additions se font de maniere, que les différences de verbe à verbe caractérisent les différentes conjugaisons, mais que les analogies générales se retrouvent par-tout.
Ainsi o ajouté simplement à la racine commune, est le caractere du
présent indéfini qui est le premier de tous : cette racine subissant ensuite l’inflexion
qui convient à chaque conjugaison, prend un b pour désigner les
présens définis, qui different entr’eux par des terminaisons qui dénotent, ou
l’antériorité ou la postériorité.
Au reste il ne faut point être surpris de trouver ici regebo pour regam, ni expedibo pour expediam ;
on en trouve des exemples dans les auteurs anciens, & il est vraissemblable que
l’analogie avoit d’abord introduit expedie-b-o, comme expedie-b-am. Voyez la méthode latine de P. R. remarque sur les verbes, ch. ij. art. 1 des tems.
La terminaison i ajoutée à la racine commune modifiée par l’inflexion
qui convient en propre à chaque verbe, caractérise le premier des prétérits, le prétérit
indéfini. Cette terminaison est remplacée par l’inflexion er dans les
prétérits définis, qui sont distingués l’un de l’autre par des terminaisons qui dénotent
ou l’antériorité ou la postériorité.
Il résulte de tout ce qui vient d’être remarqué.
1°. Qu’en retranchant la terminaison du présent indéfini, il reste la racine commune des présens définis ; & qu’en retranchant la terminaison du prétérit indéfini, il reste pareillement une racine commune aux prétérits définis.
2°. Que les deux tems que je nomme présens définis
ont une inflexion commune b, qui leur est exclusivement propre, &
qui indique dans ces deux tems une idée commune, laquelle est
évidemment la simultanéité relative à une époque déterminée.
3°. Qu’il en est de même de l’inflexion er, commune aux deux tems que j’appelle préterits définis ; qu’elle indique
dans ces deux tems une idée commune, qui est l’antériorité relative à
une époque déterminée.
4°. Que ces conclusions sont fondées sur ce que ces inflexions caractéristiques modifient, ou la racine qui naît du présent indéfini, ou celle qui vient du prétérit défini, après en avoir retranché simplement la terminaison.
5°. Que l’antériorité ou la postériorité de l’époque étant la derniere des idées
élémentaires renfermées dans la fignification des tems définis, elle y
est indiquée par la terminaison même ; que l’antériorité, soit des présens, soit des
prétérits, y est désignée par am, lauda-b-am, laudav-er-am ; & que
la postériorité y est indiquée par o, lauda-b-o, laudav-er-o.
L’espece de parallelisme que j’établis ici entre les présens & les prétérits, que
je dis également indéfinis ou définis, antérieurs ou postérieurs, se confirme encore par
un autre usage qui est une espece d’anomalie : c’est que novi, memini,
& autres pareils, servent également au présent & au prétérit indéfini ; no-
veram, memineram, pour le présent & le prétérit
antérieur ; novero, meminero, pour le présent & le prétérit
postérieur. Rien ne prouve mieux, ce me semble, l’analogie commune que j’ai indiquée
entre ces tems, & la destination que j’y ai établie : il en
résulte effectivement, que le présent est au prétérit, précisément comme ce qu’on appelle imparfait est au
tems que l’on nomme plusqueparfait ; & comme
celui que l’on nomme ordinairement futur, est à celui que les anciens
appelloient futur du subjonctif, & que la Grammaire
générale nomme futur parfait : or le plusqueparfait & le futur parfait sont évidemment des
especes de prétérits ; donc l’imparfait & le
prétendu futur sont en effet des especes de présens,
comme je l’ai avancé.
III. La langue latine est dans l’usage de n’employer dans les conjugaisons que
l’auxiliaire naturel, ce qui donne aussi le développement naturel des idées élémentaires
de chacun des tems composés. Examinons d’abord les futurs du verbe
actif ;
On voit que le futur du participe est commun à ces trois tems ; ce
qui annonce une idée commune aux trois. Mais laudaturus, a, um est
adjectif, &, comme on le sait, il s’accorde en genre, en nombre, & en cas avec
le sujet du verbe ; c’est qu’il en exprime le rapport à l’action qui constitue la
signification propre du verbe.
On voit d’autre part les présens du verbe auxiliaire, servir à la distinction de ces
trois tems. Le présent indéfini, sum, fait envisager
la futurition exprimée laudaturus nunc sum.
Le présent antérieur, eram, fait rapporter la futurition du participe
à une époque déterminément antérieure, d’où cette futurition pouvoit être envisagée
comme actuelle : laudaturus eram, c’est-à-dire, poteram
tunc dicere, laudaturus nunc sum.
C’est à proportion la même chose du présent postérieur, ero ; il
rapporte la futurition du participe à une époque déterminément postérieure, d’où elle
pourra être envisagée comme actuelle : laudaturus ero, c’est-à-dire,
potero tunc dicere, laudaturus nunc sum.
C’est pour les préterits la même analyse & la même décomposition ; on le voit sensiblement dans ceux des verbes déponens :
Le prétérit du participe, commun aux trois tems, & assujetti à
s’accorder en genre, en nombre, & en cas avec le sujet, exprime l’état par rapport à
l’action qui fait la signification propre du verbe, état d’antériorité qui devient
dès-lors le caractere commun des trois tems.
Les trois présens du verbe auxiliaire sont pareillement relatifs aux différens aspects
de l’époque. Precatus sum doit quelquefois être pris dans le sens
indéfini ; d’autres fois dans le sens actuel, precatus nunc sum. Precatus
eram, c’est-à-dire, tunc poteram dicere, precatus nunc sum. Et
precatus ero, c’est tunc potero dicere, precatus nunc
sum.
Quoique les présens soient simples dans tous les verbes latins, cependant l’analyse précédente des futurs & des prétérits nous indique comment on peut décomposer & interpréter les présens.
Precor, c’est-à-dire, sum precans, ou nunc sum precans.
Precabar, c’est-à-dire, eram precans, ou tunc poteteram dicere, nunc sum precans.
Precabor, c’est-à-dire, ero precans, ou tunc potero dicere, nunc sum precans.
On voit donc encore ici l’idée de simultanéité commune à ces trois tems, & désignée par le présent du participe ; cette idée est ensuite
modifiée par les divers aspects de l’époque, lesquels sont désignés par les divers
présens du verbe auxiliaire.
Toutes les especes d’analogies, prises dans diverses langues, ramenent donc constamment
les tems du verbe à la même classification qui a été indiquée par le
développement métaphysique des idées comprises dans la signification de ces formes. Ceux
qui connoissent, dans l’étude des langues, le prix de l’analogie, sentent toute la force
que donne à mon système cette heureuse concordance de l’analogie avec la métaphysique,
& avoueront aisément que c’étoit à juste titre que Varron confondoit l’analogie
& la raison.
Seroit-ce en effet le hasard qui reproduiroit si constamment & qui assortiroit si
heureusement des analogies si précises & si marquées, dans des langues d’ailleurs
très-différentes ? Il est bien plus raisonnable & plus sûr d’y reconnoître le sceau
du génie supérieur qui préside à l’art de la parole, qui dirige l’esprit particulier de
chaque langue, & qui, en abandonnant au gré des nations les couleurs dont elles
peignent la pensée, s’est réservé le dessein du tableau, parce qu’il doit toujours être
le même, comme la pensée qui en est l’original ; & je ne doute pas qu’on ne retrouve
dans telle autre langue formée, où l’on en voudra faire l’épreuve, les mêmes analogies
Art. IV. Conformité du système des tems avec les vues
de la syntaxe. Voici des considérations d’une autre-espece, mais également
concluantes.
I. Si l’on conserve aux tems leurs anciennes dénominations, & que
l’on en juge par les idées que ces dénominations présentent naturellement, il faut en
convenir, les censeurs de notre langue en jugent raisonnablement ; & en examinant
les divers emplois des tems, M. l’abbé Regnier a bien fait d’écrire en
titre que l’usage confond quelquefois les tems des
verbes, (
Mais ces étonnantes permutations ne peuvent qu’apporter beaucoup de confusion dans le
discours, & faire obstacle à l’institution même de la parole. Cette faculté n’a été
donnée à l’homme que pour la manifestation de ses pensées ; & cette manifestation ne
peut se faire que par une exposition claire, débarrassée de toute équivoque &, à
plus forte raison, de toute contradiction. Cependant rien de plus contradictoire que
d’employer le même mot pour exprimer des idées aussi incommutables & même aussi
opposées que celles qui caractérisent les différentes especes de tems.
Si au-contraire on distingue avec moi les trois especes générales de tems en indéfinis & définis, & ceux-ci en antérieurs & postérieurs,
toute contradiction disparoît. Quand on dit, je demande pour je demandat, où il va pour où il alloit,
je pars pour je partirai, le présent indéfini est employé selon
sa destination naturelle : ce tems fait essentiellement abstraction de
tout terme de comparaison déterminé ; il peut donc se rapporter, suivant l’occurrence,
tantôt à un terme & tantôt à un autre, & devenir en conséquence, actuel,
antérieur ou postérieur, selon l’exigence des cas.
Il en est de même du prétérit indéfini ; ce n’est point le détourner de sa
signification naturelle, que de dire, par exemple, j’ai bientôt fait
pour j’aurai bientôt fait : ce tems est
essentiellement indépendant de tout terme de comparaison ; de-là la possibilité de le
rapporter à tous les termes possibles de comparaison, selon les besoins de la
parole.
Ce choix des tems indéfinis au lieu des définis, n’est pourtant pas
arbitraire : il n’a lieu que quand il convient de rendre en quelque sorte plus sensible
le rapport général d’existence, que le terme de comparaison ; distinction délicate, que
tout esprit n’est pas en état de discerner & de sentir.
C’est pour cela que l’usage du présent indéfini est si fréquent dans les récits, sur-tout quand on se propose de les rendre intéressans ; c’est en lier plus essentiellement les parties en un seul tout, par l’idée de co-existance rendue, pour ainsi dire, plus saillante par l’usage perpétuel du présent indéfini, qui n’indique que cette idée, & qui fait abstraction de celle du terme.
Cette maniere simple de rendre raison des différens emplois d’un même tems, doit paroître, à ceux qui veulent être éclairés & qui aiment des
solutions raisonnables, plus satisfaisante & plus lumineuse que l’énallage, nom mystérieux sous lequel se cache pompeusement l’ignorance de
l’analogie, & qui ne peut pas être plus utile dans la Grammaire, que ne l’étoit dans
la Physique les qualités occultes du péripatétisme. Pour détruire le prestige, il ne
faut que traduire en françois ce mot grec d’origine, & voir quel profit on en tire
quand il est dépouillé de cet air scientifique qu’il tient de sa source. Est-on plus
éclairé, je pars, par exemple, est
mis pour je partirai par un changement ? car voilà
ce que signifie le mot énallage. Ajoutons ces réflexions à celles de
M. du Marsais, & concluons avec ce grammairien raisonnable (voyez Enallage), que
« l’
énallageest une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connoissent point, mais que les grammatistes célebrent ».
II. Il suit évidemment des observations précédentes, que les notions que j’ai données
des tems sont un moyen sûr de conciliation entre les langues, qui,
pour exprimer la même chose, emploient constamment des tems différens.
Par exemple, nous disons en françois, si je le trouve, je le lui dirai ; les Italiens
Mille autres idiotismes pareils s’interpréteroient aussi aisément & avec autant de vérité par les mêmes principes. Le succès en démontre donc la justesse, & met en évidence la témérité de ceux qui taxent hardiment les usages des langues de bisarrerie, de caprice, de confusion, d’inconséquence, de contradiction. Il est plus sage, je l’ai déjà dit ailleurs, & je le répete ici ; il est plus sage de se défier de ses propres lumieres, que de juger irrégulier ce dont on ne voit pas la régularité.
Art. V. De quelques divisions des tems, particulieres à
la langue françoise. Si je bornois ici mes réflexions sur la nature & le
nombre des
§. 1. Des tems prochains & éloignés. Sous le
rap port de simultanéité, l’existence est coincidente avec l’époque ; mais sous les deux
autres rapports, d’antériorité & de postériorité, l’existence est séparée de
l’époque par une distance, que l’on peut envisager d’une maniere vague & générale,
ou d’une maniere spéciale & précise ; ce qui peut faire distinguer les prétérits
& les futurs en deux classes.
Dans l’une de ces classes, on considéreroit la distance d’une maniere vague &
indéterminée, ou plutôt on y considéreroit l’antériorité ou la postériorité sans aucun
égard à la distance, & conséquemment avec abstraction de toute distance déterminée.
Pour ne point multiplier les dénominations, on pourroit conserver aux tems de cette classe les noms simples de prétérits ou de futurs, parce qu’on n’y
exprime effectivement que l’antériorité ou la postériorité ; tels sont les prétérits
& les futurs que nous avons vus jusqu’ici.
Dans la seconde classe, on considéreroit la distance d’une maniere précise &
déterminée. Mais il n’est pas possible de donner à cette détermination la précision
numérique ; ce seroit introduire dans les langues une multitude infinie de formes, plus
embarrassantes pour la mémoire qu’utiles pour l’expression, tems du verbe, que par les caracteres généraux d’éloignement ou de proximité
relativement à l’époque : de-là la distinction des tems de cette
seconde classe, en éloignés & en prochains.
Les prétérits ou les futurs éloignés, seroient des formes qui
exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une
grande distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous cet aspect, les prétérits
& les futurs pourroient être, comme les autres, indéfinis, antérieurs &
postérieurs. Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire
qui signifieroient l’antériorité éloignée que nous rendons par ces phrases : Il y a long-tems que j’ai lu, il y avoit long-tems que j’avois lu, il y aura
long-tems que j’aurai lu ; ou la postériorité éloignée que nous exprimons par
celles-ci : je dois être longtems sans lire, je devois être long-tems sans
lire, je devrai être long-tems sans lire.
Je ne sache pas qu’aucune langue ait admis des formes exclusivement propres à exprimer
cette espece de tems ; mais, comme je l’ai déjà observé, la seule
possibilité suffit pour en rendre l’examen nécessaire dans une analyse exacte.
Les prétérits ou les futurs prochains, seroient des formes qui
exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une
courte distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous ce nouvel aspect, les
prétérits & les futurs peuvent encore être indéfinis, antérieurs & postérieurs.
Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire, qui
signifieroient l’antériorité prochaine que les Latins rendent par ces phrases : Vix legi, vix legeram, vix legero ; ou la postériorité prochaine que les
Latins expriment par celles-ci : jamjam lecturus sum, jamjam lecturus eram,
jamjam lecturus ero.
La langue françoise qui paroît n’avoir tenu aucun compte des tems
éloignés, n’a pas négligé de même les tems prochains : elle en
reconnoît trois dans l’ordre des prétérits, & deux dans l’ordre des futurs ; &
chacune de ces deux especes de tems prochains est distinguée des
autres tems de la même classe par son analogie particuliere.
Les prétérits prochains sont composés du verbe auxiliaire venir,
& du présent de l’infinitif du verbe conjugué, à la suite de la préposition de. Le verbe auxiliaire ne signifie plus alors le transport d’un lieu en
un autre, comme quand il est employé selon sa destination originelle ; ses tems ne servent plus qu’à marquer la proximité de l’antériorité, & le
point-de-vûe particulier sous lequel on envisage l’époque de comparaison.
Le présent indéfini du verbe venir sert à composer le prétérit
indéfini prochain du verbe conjugué : je viens d’être, je viens de louer,
je viens d’admirer, &c.
Le présent antérieur du verbe venir sert à composer le prétérit
antérieur prochain du verbe conjugué : je venois d’être, je venois de
louer, je venois d’admirer, &c.
Le présent postérieur du verbe venir sert à composer le prétérit
postérieur prochain du verbe conjugué : je viendrai d’être, je viendrai de
louer, je viendrai d’admirer, &c.
Depuis quelque tems on dit en italien, io vengo di lodare, io venivo di
lodare, &c. cette expression est un gallicisme qui a été blâmé par M. l’abbé
Fontanini ; mais l’autorité de l’usage l’a enfin consacrée dans la langue italienne ;
& la voilà pourvue, comme la nôtre, des prétérits prochains.
Les futurs prochains sont composés du verbe auxiliaire aller, suivi
simplement du présent de l’infitif du verbe conjugué. Le verbe auxiliaire perd encore
Le présent indéfini du verbe aller sert à composer le futur indéfini
prochain du verbe conjugué : je vais être, je vais louer, je vais
admirer, &c.
Le présent antérieur du verbe aller sert à composer le futur
antérieur prochain du verbe conjugué : j’allois être, j’allois louer,
j’allois admirer, &c.
Quand je dis que notre langue n’a point admis de tems éloignés, ni de
futurs postérieurs prochains, je ne veux pas dire qu’elle soit privée de tous les moyens
d’exprimer ces différens points de-vûe ; il ne lui faut qu’un adverbe, un tour de
phrase, pour subvenir à tout. Je veux dire qu’elle n’a autorisé pour cela, dans ses
verbes, aucune forme simple, ni aucune forme composée résultante de l’association d’un
verbe auxiliaire qui se dépouille de sa signification originelle, pour marquer
uniquement l’antériorité ou la postériorité d’existence éloignée, ou la postériorité
d’existence prochaine à l’égard d’une époque postérieure. Je fais cette remarque, afin
d’éviter toute équivoque & d’être entendu ; & je vais y en ajouter une seconde
pour la même raison.
Quoique j’aye avancé que les verbes auxiliaires usuels perdent sous cet aspect leur
signification originelle ; le choix de l’usage qui les a autorisés à faire ces
fonctions, est pourtant fondé sur la signification même de ces verbes. Le verbe venir, par exemple, suppose une existence antérieure dans le lieu d’où
l’on vient ; & dans le moment qu’on en vient, il n’y a pas long-tems qu’on y étoit :
voilà précisement la raison du choix de ce verbe, pour servir à l’expression des
prétérits prochains. Pareillement le verbe aller indique la
postériorité d’existence dans le lieu où l’on va ; dans le tems qu’on y va, on est dans
l’intention d’y être bientôt : voilà encore la justification de la préférence donnée à
ce verbe pour désigner les futurs prochains. On justifieroit par des inductions
à-peu-près pareilles, les usages des verbes auxiliaires avoir &
devoir, pour désigner d’une maniere générale l’antériorité & la
postériorité d’existence. Mais il n’en demeure pas moins vrai que teus ces verbes,
devenus auxiliaires, perdent réellement leur signification primitive & fondamentale,
& qu’ils n’en retiennent que des idées accessoires & éloignées, qui en sont
plutôt l’appanage que le fonds.
§. 2. Des tems positifs & comparatifs. Pour ne rien omettre de
tout ce qui peut appartenir à la langue françoise, il me reste encore à examiner
quelques tems qui y sont quelquefois usités quoique rarement, parce
qu’ils y sont rarement nécessaires. C’est ainsi qu’en parle M. l’abbé de Dangeau, l’un
de nos premiers grammairiens qui les ait observés & nommés. Opusc. sur
la langue franç. page 177. 178. Il les appelle tems
surcomposés, & il en donne le tableau pour les verbes qu’il nomme actifs, neutres-actifs & neutres-passifs. Ibid. Tables E. N. Q.
page 128. 142. 148. Tels sont ces tems : j’ai eu chanté, j’avois eu
marché, j’aurai été arrivé.
Je commencerai par observer que la dénomination de tems surcomposés
est trop générale, pour exciter dans l’esprit aucune idée précise, & conséquemment
pour figurer dans un système vraiment philosophique.
J’ajouterai en second lieu, que cette dénomination n’a aucune conformité avec les lois
que le simple bon sens prescrit sur la formation des noms techniques. Ces noms, autant
qu’il est possible, doivent indiquer la nature de l’objet : c’est la regle que j’ai
tâché de suivre à l’égard des dénominations que les besoins de mon systeme m’ont paru
exiger ; & c’est celle dont l’observation paroît le plus sensiblement surcomposés n’indique absolument rien de la nature des tems auxquels on le donne, & qu’il ne tombe que sur la forme extérieure de
ces tems, laquelle est absolument accidentelle. Il peut donc être
utile, pour la génération des tems, de remarquer cette propriété dans
ceux que l’usage y a soumis ; mais en faire comme le caractere distinctif, c’est une
méprise, & peut-être une erreur de logique.
Je remarquerai en troisieme lieu, que les relations d’existence qui caractérisent les
tems dont il s’agit ici, sont bien différentes de celles des tems moins composés que nous avons vus jusqu’à présent : j’ai eu aimé, j’avois eu entendu, j’aurois eu dit, sont par-là très différens
des tems moins composés, j’ai aimé, j’avois entendu,
j’aurois dit. Or nous avons des tems surcomposés qui répondent
exactement à ces derniers quant aux relations d’existence ; ce sont ceux de la voix
passive, j’ai été aimé, j’avois été entendu, j’aurois été dit. Ainsi
la dénomination de surcomposés comprendroit des tems
qui exprimeroient des relations d’existence tout-à-fait différentes, & deviendroit
par-là très-équivoque ; ce qui est le plus grand vice d’une nomenclature, & sur-tout
d’une nomenclature technique.
Une quatrieme remarque encore plus considérable, c’est que les tables de conjugaison
proposées par M. l’abbé de Dangeau, semblent insinuer que les verbes qu’il nomme pronominaux, n’admettent point de tems surcomposés ;
& il le dit nettement dans l’explication qu’il donne ensuite de ses tables.
« Les parties surcomposées des verbes se trouvent, dit-il, (
Opusc. page 210.) dans les neutres-passifs, & on dit,quand il a été arrivé: elles ne se trouvent point dans les verbes pronominaux neutrisés ; on dit bien,après m’être promené, mais on ne peut pas dire,après que je m’ai été promené long-tems».
conviens qu’avec cette sorte de verbes on ne peut pas employer les tems composés du verbe auxiliaire être, ni dire, je m’ai été souvenu, comme on diroit j’ai été arrivé : mais de
ce que l’usage n’a point autorisé cette formation des tems
surcomposés, il ne s’ensuit point du tout qu’il n’en ait autorisé aucune autre.
On dit, après que j’ai eu parlé, verbe qui prend l’auxiliaire avoir ; après que j’ai été arrivé, verbe qui prend l’auxiliaire être ; l’un & l’autre sans la répétition du pronom personnel : mais
il est constant que d’après les mêmes points-de-vûe que l’on marque dans ces deux
exemples, on peut avoir besoin de les désigner aussi quand le verbe est pronominal ou
réflechi ; & il n’est guere moins sûr que l’analogie du langage n’aura pas privé
cette sorte de verbe d’une forme qu’elle a établie dans tous les autres. De même que
l’on dit, dès que j’ai eu chanté, je suis parti pour vous voir (c’est
un exemple du savant académicien) ; dès que j’ai été sorti, vous êtes
arrivé : pourquoi ne diroit-on pas dans le même sens, & avec autant de
clarté, de précision, & peut-être de fondement, dès que je me suis eu
informé, je vous ai écrit ? Au-lieu donc de dire, après que je m’ai
été promené long-tems, expression justement condamnée par M. de Dangeau, on dira,
après que je me suis eu promené long-tems, ou après
m’être eu promené long-tems.
Il est vrai que je ne garantirois pas qu’on trouvât dans nos bons écrivains des
exemples de cette formation : mais je ne désespererois pas non plus d’y en rencontrer
quelques-uns, sur-tout dans les comiques, dans les épistolaires, & dans les auteurs
de romans ; & je suis bien assuré que tous les jours, dans les conversations des
puristes les plus rigoureux, on entend de pareilles expressions sans en être choqué, ce
qui est la marque la plus certaine qu’elles
Mais, me dira-t-on, l’analogie même n’est pas trop observée ici : les verbes simples
qui se conjuguent avec l’auxiliaire avoir, prennent un tems composé de cet auxiliaire, pour former leurs tems
surcomposés ; j’ai eu chanté, j’aurois eu chanté, &c. les verbes
simples qui se conjuguent avec l’auxiliaire être, prennent un tems composé de cet auxiliaie, pour former leurs tems
surcomposés ; j’ai été arrivé, j’aurois été arrivé, &c. au
contraire les tems surcomposés des verbes pronominaux prennent un tems simple du verbe être avec le supin du verbe avoir ; ce qui est ou paroît du-moins être une véritable anomalie.
Je réponds qu’il faut prendre garde de regarder comme anomalie, ce qui n’est en effet
qu’une différence nécessaire dans l’analogie. Le verbe aimer fait j’ai aimé, j’ai eu aimé : s’il devient pronominal, il fera je me suis aimé ou aimée, au premier de ces deux tems où il n’est plus question du supin, mais du participe : mais quant au
second, il faudra donc pareillement substituer le participe au supin, & pour ce qui
est de l’auxiliaire avoir, il doit, à cause du double pronom
personnel, se conjuguer lui-même par le secours de l’auxiliaire être ; je
me suis eu, comme je me suis aimé ; mais ce supin du verbe avoir ne change point, & demeure indéclinable, parce que son
véritable complément est le participe aimé dont il est suivi, voyez Participe. Ainsi aimer fera très-analogiquement je me suis ou aimé ou aimée.
Mais quelle est enfin la nature de ces tems, que nous ne connoissons
que sous le nom de prétérits surcomposés ? L’un des deux auxiliaires y
caractérise, comme dans les autres, l’antériorité ; le second, si nos procédés sont
analogiques, doit désigner encore un autre rapport d’antériorité, dont l’idée est
accessoire à l’égard de la premiere qui est fondamentale. L’antériorité fondamentale est
relative à l’époque que l’on envisage primitivement ; & l’antériorité accessoire est
relative à un autre événement mis en comparaison avec celui qui est directement exprimé
par le verbe, sous la relation commune à la même époque primitve. Quand je dis, par
exemple, dès que j’ai eu chanté, je suis parti pour vous voir ;
l’existance de mon chant & celle de mon départ
sont égament présentées comme antérieures au moment où je parle ; voilà la relation
commune à une même époque primitive, & c’est la relation de l’antériorité
fondamentale : mais l’existence de mon chant est encore comparée à
celle de mon départ, & le tour particulier j’ai eu
chanté sert à marquer que l’existence de mon chant est encore
antérieure à celle de mon départ, & c’est l’antériorité
accessoire.
C’est donc cette antériorité accessoire, qui distingue des prétérits ordinaires ceux
dont il est ici question ; & la dénomination qui leur convient doit indiquer, s’il
est possible, ce caractere qui les différencie des autres. Mais comme l’antériorité
fondamentale de l’existence est déjà exprimée par le nom de prétérit,
& celle de l’époque par l’épithete d’antérieur ; il est difficile
de marquer une troisieme fois la même idée, sans courir les risques de tomber dans une
sorte de battologie : pour l’éviter, je donnerois à ces tems le nom de
prétérits comparatifs, afin d’indiquer que l’antériorité
fondamentale, qui constitue la nature commune de tous les prétérits, est mise en
comparaison avec une autre antériorité accessoire ; car les choses composées doivent
être homogènes.
1. Le prétérit indéfini comparatif, comme j’ai eu chanté.
2. Le prétérit antérieur simple comparatif, comme j’avois eu
chanté.
3. Le prétérit antérieur périodique comparatif, comme j’eus eus
chanté.
4. Le prétérit postérieur comparatif, comme j’aurai eu chanté.
Il me semble que les prétérits qui ne sont point comparatifs, sont suffisamment
distingués de ceux qui le sont, par la suppression de l’épithete, même de comparatifs ; car c’est être en danger de se payer de paroles, que de multiplier
les noms sans nécessité. Mais d’autre part, on court risque de n’adopter que des idées
confuses, quand on n’en attache pas les caracteres distinctifs à un assez grand nombre
de dénominations : & cette remarque me détermineroit assez à appeller positifs tous les prétérits qui ne sont pas comparatifs,
sur-tout dans les occurrences où l’on parleroit des uns, relativement aux autres. Je
vais me servir de cette distinction dans une derniere remarque sur l’usage des prétérits
comparatifs.
Ils ne peuvent jamais entrer que dans une proposition qui est membre d’une période
explicite ou implicite : explicite ; j’ai eu lu tout ce livre avant que
vous en eussiez lu la moitié : implicite ; j’ai eu lu tout ce livre
avant vous, c’est-à-dire, avant que vous
l’eussiez lu. Or c’est une regle indubitable qu’on ne doit se servir d’un prétérit comparatif, que quand le verbe de l’autre membre de la comparaison est à
un prétérit positif de même nom ; parce que les termes comparés, comme
je l’ai dit cent fois, doivent être homogenes. Ainsi l’on dira ; quand j’ai
eu chanté, je suis sorti ; si j’avois eu chanté, je serois sorti avec vous ; Quand
nons aurons été sortis, ils auront renoué la partie, &c. Ce seroit une faute
d’en user autrement, & de dire, par exemple, si j’avois eu chanté, je
sortirois, &c.
Art. VI. Des tems considérés dans les modes. Les
verbes se divisent en plusieurs modes qui répondent aux différens aspects sous lesquels
on peut envisager la signification formelle des verbes, voyez Mode. On retrouve dans chaque mode la distinction des tems, parce qu’elle tient à la nature indestructible du verbe, (voyez Verbe). Mais cette distinction reçoit d’un mode à l’autre des
différences si marquées, que cela mérite une attention particuliere. Les observations
que je vais faire à ce sujet, ne tomberont que sur nos verbes françois, afin d’éviter
les embarras qui naîtroient d’une comparaison trop compliquée ; ceux qui m’auront
entendu, & qui connoîtront d’autres langues, sauront bien y appliquer mon système,
& reconnoître les parties qui en auront été adoptées ou rejettées par les différens
usages de ces idiomes.
Nous avons six modes en françois : l’indicatif, l’impératif, le suppositif, le
subjonctif, l’infinitif & le participe, (voyez ces mots) : c’est l’ordre que je vais suivre dans cet article.
§. 1. Des tems de l’indicatif. Il semble que
l’indicatif soit le mode le plus naturel & le plus nécessaire : lui seul exprime
directement & purement la proposition principale ; & c’est pour cela que
Scaliger le qualifie solus modus aptus scientiis, solus pater
veritatis (de caus. L. L. cap. cxvj.) Aussi est-ce le seul mode
qui admette toutes les especes de tems autorisées dans chaque langue.
Ainsi il ne s’agit, pour faire connoître au lecteur le mode indicatif, que de mettre
sous ses yeux le système figuré des tems que je viens d’analyser. Je
mettrai en parallele trois verbes ; l’un simple, empruntant l’auxiliaire avoir ; le second également simple, mais se servant de l’auxiliaire naturel être ; enfin le troisieme pronominal, chanter, arriver,
se révolter.
§. 2. Des tems de l’impératif. J’ai déja prouvé que
notre impératif a deux tems ; que le premier est un présent
postérieur, & le second, un prétérit postérieur, (voyez Impératif). J’avoue ici, que malgré tous mes efforts contre les préjugés
de la vieille routine, je n’ai pas dissipé toute l’illusion de la maxime d’Apollon. (lib. I. cap. xxx.), qu’on ne commande pas les choses
présentes ni les passées. Je pensois que ce qui avoit trompé ce grammairien,
c’est que le rapport de postériorité étoit essentiel au mode impératif : je ne le croi
plus maintenant, & voici ce qui me fait changer d’avis. L’impératif est un mode qui
ajoute à la signification principale du verbe, l’idée accessoire de la volonté de celui
qui parle : or cette volonté peut être un commandement absolu, un desir, une permission,
un conseil, un simple acquiescement. Si la volonté de celui qui parle est un
commandement, un desir, une permission, un conseil ; tout cela est nécessairement
relatif à une époque postérieure, parce qu’il n’est possible de commander, de desirer,
de permettre, de conseiller que relativement à l’avenir : mais si la volonté de celui
qui parle est un simple acquiescement, il peut se rapporter indifféremment à toutes les
époques, parce qu’on peut également acquiescer à ce qui est actuel, antérieur ou
postérieur à l’égard du moment où l’on
Un domestique, par exemple, dit à son maître qu’il a gardé la maison,
qu’il n’est pas sorti, qu’il ne s’est pas enyvré ;
mais son maître, piqué de ce que néanmoins il n’a pas fait ce qu’il lui avoit ordonné,
lui répond : aye garde la maison, ne sois pas sorti, ne te sois pas enyvré, que m’importe, si tu n’as pas fait ce que je voulois. Il
est évident 1°. que ces expressions
Le prétérit de notre impératif peut donc être rapporté à différentes époques, & par
conséquent il est indéfini. C’est d’après cette correction que je vais présenter ici le
système des tems de ce mode, un peu autrement que je n’ai fait à
l’article qui en traite expressément. Ceux qui ne se rétractent jamais, ne donnent pas
pour cela des décisions plus sûres ; ils ont quelquefois moins de bonne foi.
Les verbes pronominaux n’ont pas le prétérit indéfini à l’impératif, si ce n’est avec
ne pas, comme dans l’exemple ci-dessus, ne te sois pas
enyvré ; mais on ne diroit pas sans négation, te sois enyvré ;
il faudroit prendre un autre tour. On pourroit peut-être croire que ce seroit un
impératif, si on disoit, te sois-tu enyvré pour la derniere fois !
Mais l’inversion du pronom subjectif tu nous avertit ici d’une
ellipse, & que & du
verbe optatif je desire, je desire que tu te sois enyvré, ce qui
marque le subjonctif : (voyez Subjonctif) d’ailleurs le pronom subjectif n’est jamais exprimé avec nos
impératifs, & c’est même ce qui en constitue principalement la forme distinctive.
(Voyez Impératif)
§. 3. Des tems du suppositif. Nous avons dans ce
mode un
Achevons d’établir par des exemples détaillés, ce qui n’est encore qu’une conclusion
générale de l’analogie ; & reconnoissons, par l’analyse de l’usage, la vraie nature
de chacun de ces tems.
1°. Le présent du suppositif est indéfini ; il en a les caracteres, puisqu’étant rapporté tantôt à une époque, & tantôt à une autre, il ne tient effectivement à aucune époque précise & déterminée.
Si Clément VII. eût traité Henri VIII. avec plus de modération, la religion catholique seroit encore
aujourd’hui dominante en Angleterre. Il est évident par l’adverbe
En peignant dans un récit le desespoir d’un homme lâche, on peut dire : Il
s’arrache les cheveux, il se jette à terre, il se releve, il blasphème contre le ciel,
il déteste la vie qu’il en a reçue, il mourroit s’il avoit le
courage de se donner la mort. Il est certain que tout ce que l’on peint ici est
antérieur au moment où l’on parle ;
Si ma voiture étoit prête, je partirois demain :
l’adverbe
2°. Le prétérit positif est pareillement indéfini, puisqu’on peut pareillement le rapporter à diverses époques, selon la diversité des occurrences.
Les Romains auroient conservé l’empire de la terre,
s’ils avoient conservé leurs anciennes vertus ; c’est-à-dire, que nous pourrions
dire aujourd’hui,
J’aurois fini cet ouvrage à la fin du mois prochain, si
des affaires urgentes ne m’avoient détourné : le prétérit positif
3°. Ce qui est prouvé du prétérit positif, est également vrai du prétérit comparatif ; il peut dans différentes phrases se rapporter à différentes époques ; il est indéfini.
Quand j’aurois eu pris toutes mes mesures avant
l’arrivée du ministre, je ne pouvois réussir sans votre crédit. Il y a ici deux
événemens présentés comme antérieurs au moment de la parole, la précaution d’avoir pris
toutes les mesures, & l’arrivée du ministre ; c’est pourquoi
Si on lui avoit donné le commandement, j’étois sûr qu’il auroit eu repris toutes nos villes avant que les ennemis pussent se
montrer ; c’est-à-dire,
4°. Pour ce qui concerne le prétérit prochain, il est encore indéfini, & on peut l’employer avec rélation à différentes époques.
Quelqu’un veut tirer de ce que je viens de rentrer, une conséquence que je desavoue,
& je lui dis : quand je viendrois de rentrer, cela
ne prouve rien. Il est évident que ces mots
Voici le même tems rapporté à une autre époque, quand je dis : allez chez mon frere, & quand il viendroit de rentrer,
amenez-le ici. Le verbe
5°. Enfin, le futur positif est également indéfini, puisqu’il sert aussi avec relation
à diverses époques,
Quand je ne devrois pas vivre
long-tems, je veux cependant améliorer cette terre ; c’est-à-dire,
Nous lui avons souvent entendu dire qu’il vouloit aller à ce siége, quand
même il y devroit périr ; c’est-à-dire,
Tous les tems du suppositif sont donc indéfinis ; on vient de le
prouver en détail de chacun en particulier : en voici une preuve générale. Les tems en eux-mêmes sont susceptibles partout des mêmes divisions que nous
avons vues à l’indicatif, à-moins que l’idée accessoire qui constitue la nature d’un
mode, ne soit opposée à quelques-uns des points de vue de ces divisions, comme on l’a vu
pour les tems de l’impératif. Mais l’idée d’hypothese & de
supposition, qui distingue de tous les autres le mode suppositif, s’accorde très-bien
avec toutes les manieres d’envisager les tems ; rien n’y répugne.
Cependant l’usage de notre langue n’a admis qu’une seule tems du suppositif doit être indéfini.
Cette propriété, dont j’ai cru indispensable d’établir la théorie, je n’ai pas cru
devoir l’indiquer dans la nomenclature des tems du suppositif ; parce
qu’elle est commune à tous les tems, & que les dénominations
techniques ne doivent se charger que des épithetes nécessaires à la distinction des
especes comprises sous un même genre.
§. IV. Des tems du subjonctif. Nous avons au subjonctif les mêmes
classes générales de tems qu’à l’indicatif ; des présens, des
prétérits & des futurs. Les prétérits y sont pareillement soudivisés en positifs,
comparatifs & prochains ; & les futurs, en positifs & prochains. Toutes ces
especes sont analogues, dans leur formation, aux especes correspondantes de l’indicatif
& des autres modes : les présens y sont simples ; les prétérits positifs sont
composés d’un tems simple de l’un des deux auxiliaires avoir ou être ; les comparatifs sont surcomposés des mêmes
auxiliaires, & les prochains empruntent le verbe venir : les
futurs positifs prennent l’auxiliaire devoir ; & les prochains,
l’auxiliaire aller.
Il n’y a que deux tems dans chaque classe ; & je nomme le premier
indéfini, & le second défini antérieur : c’est
que le premier est destiné par l’usage à exprimer le rapport d’existence, qui lui
convient, à l’égard d’une époque envisagée comme actuelle par comparaison, ou avec un
présent actuel, ou avec un présent postérieur ; au lieu que le second n’exprime le
Les présens du subjonctif, que vous entendiez ; que vous
entendissiez, dans les exemples précédens, expriment la simultanéité d’existence à
l’égard d’une époque qui est actuelle, relativement au moment marqué par l’un des
présens du verbe principal, je ne crois pas, je ne croirai pas, je ne
croyois pas : & c’est à l’égard d’une époque semblablement déterminée à
l’actualité, que les prétérits du subjonctif, dans chacune des trois classes, expriment
l’antériorié d’existence, & que les futurs des deux classes expriment la
postériorité d’existence. Je vais rendre sensible cette remarque qui est importante, en
l’appliquant aux trois exemples des prétérits positifs.
1°. Je ne crois pas que vous ayez entendu, c’est-à-dire, je crois que vous n’avez pas entendu : or vous
avez entendu exprime l’antériorité d’existence, à l’égard d’une époque qui est
actuelle, relativement au moment déterminé par le présent actuel du verbe principal je crois, qui est le moment même de la parole.
2°. Je ne croirai pas que vous ayez entendu,
c’est-à-dire, je pourrai dire, je crois que vous n’avez
pas entendu : or vous avez entendu exprime ici l’antériorité
d’existence, à l’égard d’une époque qui est actuelle, relativement au moment déterminé
par je crois, qui, dans l’exemple, est envisagé comme postérieur ; je croirai, ou je pourrai dire, je crois.
3°. Je ne croyois pas que vous eussiez entendu,
c’est-à-dire, je pouvois dire, je crois que vous n’avez
pas entendu : or vous avez entendu exprime encore l’antériorité
d’existence, à l’égard d’une époque qui est actuelle, relativement au moment déterminé
par je crois, qui dans cet exemple, est envisagé comme antérieur ; je croyois, ou je pourrai dire, je crois.
Les développemens que je viens de donner sur ces trois exemples, suffiront à tout homme
intelligent, pour lui faire appercevoir comment on pourroit expliquer chacun des autres,
& démontrer que chacun des tems du subjonctif y est rapporté à une
époque actuelle, relativement au moment déterminé par le présent du verbe principal.
Mais à l’égard du premier tems de chaque classe, l’actualité de
l’époque de comparaison peut être également relative, ou à un présent actuel, ou à un
présent postérieur, comme on le voit dans ces mêmes exemples ; & c’est par cette
considération seulement que je regarde ces tems comme
Ainsi le moment déterminé par l’un des présens du verbe principal, est pour les tems du subjonctif, ce que le seul moment de la parole est pour les tems de l’indicatif ; c’est le terme immédiat des relations qui fixent
l’époque de comparaison. A l’indicatif, les tems expriment des
rapports d’existence à une époque dont la position est fixée relativement au moment de
la parole : au subjonctif ils expriment des rapports d’existence à une époque dont la
position est fixée relativement au moment déterminé par l’un des présens du verbe
principal.
Or ce moment déterminé par l’un des présens du verbe principal, peut avoir lui-même
diverses relations au moment de la parole, puisqu’il peut être, ou actuel, ou antérieur,
ou postérieur. Le rapport d’existence au moment de la parole, qui est exprimé par un tems du subjonctif, est donc bien plus composé que celui qui est exprimé
par un tems de l’indicatif : celui de l’indicatif est composé de deux
rapports, rapport d’existence à l’époque, & rapport de l’époque au moment de la
parole : celui du subjonctif est composé de trois ; rapport d’existence à une époque,
rapport de cette époque au moment déterminé par l’un des présens du verbe principal,
& rapport de ce moment principal à celui de la parole.
Quand j’ai déclaré & nommé indéfini le premier de chacune des six classes de tems qui constituent le subjonctif, & que j’ai donné au second la
qualification & le nom de défini antérieur ; je ne considérois dans ces tems que les deux premiers rapports élémentaires, celui de l’existence à
l’époque, & celui de l’époque au moment principal. J’ai dû en agir ainsi, pour
parvenir à fixer les caracteres différentiels, & les dénominations distinctives des
deux tems de chaque classe : car si l’on considere tout à la fois les
trois rapports élémentaires, l’indétermination devient générale, & tous les tems sont indéfinis.
Par exemple, celui que j’appelle présent défini antérieur peut, au fonds, exprimer la
simultanéité d’existence, tems différens qui indiqueront sans équivoque
l’actualité, l’antériorité, & la postériorité de l’époque envisagée dans le même tems françois.
1°. Quand je parlai hier au chimiste, je ne croyois pas que vous
entendissiez ; (audire te non existimabam.)
2°. Je ne crois pas que vous entendissiez hier ce que je vous dis, puisque
vous n’avez pas suivi mon conseil ; (audivisse te non existimo.)
3°. Votre surdité étoit si grande, que je ne croyois pas que vous
entendissiez jamais ; (ut te unquam auditurum esse non existimarem.)
Dans le premier cas, vous entendissiez est relatif à une époque
actuelle, & il est rendu par le présent audire ; dans le second
cas, l’époque est antérieure, & vous entendissiez est traduit par
le prétérit audivisse ; dans le troisieme enfin, il est rendu par le
futur auditurum esse, parce que l’époque est postérieure : ce qui
n’empêche pas que dans chacun des trois cas, vous entendissiez
n’exprime réellement la simultanéité d’existence à l’égard de l’époque, & ne soit
par conséquent un vrai présent.
Ce que je viens d’observer sur le présent antérieur, se vérifieroit de même sur les trois prétérits & les deux futurs antérieurs ; mais il est inutile d’établir par trop d’exemples, ce qui d’ailleurs est connu & avoué de tous les Grammairiens, quoiqu’en d’autres termes.
« Le subjonctif, dit l’auteur de la
Méthode latinede P. R. (Rem. sur les verbes, ch. II. §. iij.)marque toujours une signification indépendante & comme suivante de quelque chose : c’est pourquoi dans tous ses tems, il participe souvent de l’avenir ».
Je ne sais pas si cet auteur voyoit en effet, dans la dépendance de la signification du
subjonctif, l’indétermination des tems de ce mode ; mais il la voyoit
du-moins comme un fait, puisqu’il en recherche ici la cause : & cela suffit aux vûes
que j’ai en le citant. Vossius, (Anal. III. xv.) est de même avis sur
les tems du subjonctif latin ; ainsi que l’abbé Régnier, (Gramm. fr. in-12. pag. 344. in-4. pag. 361.) sur les tems du
subjonctif françois.
Mais indépendamment de toutes les autorités, chacun peut aisément vérifier qu’il n’y a
pas un seul tems à notre subjonctif, qui ne soit réellement indéfini,
quand on les rapporte sur-tout au moment de la parole : & c’est un principe qu’il
faut saisir dans toute son étendue, si l’on veut être en état de traduire bien
exactement d’une langue dans une autre, & de rendre selon les usages de l’une ce qui
est exprimé dans l’autre, sous une forme quelquefois bien différente.
§. V. Des tems de l’infinitif. J’ai déja suffisamment établi ailleurs
contre l’opinion de Sanctius & de ses partisans, que la distinction des tems n’est pas moins réelle à l’infinitif qu’aux autres modes. (Voyez Infinitif). On va voir ici que l’erreur de ces Grammairiens n’est venue
que de l’indétermination de l’époque de comparaison, dans chacun de ces tems, qui tous sont essentiellement indéfinis. Il y en a cinq dans l’infinitif
de nos verbes françois, dont voici l’exposition systématique.
Je ne donne à aucun de ces tems le nom d’indéfini, parce que cette
dénomination convenant à tous, ne sauroit être distinctive pour aucun dans le mode
infinitif.
Le présent est indéfini, parce qu’il exprime la simultanéité d’existence à l’égard
d’une époque quelconque. L’homme veut être heureux ; cette maxime
d’éternelle vérité, puisqu’elle tient à l’essence de l’homme qui est immuable comme tous
les autres, est vraie pour tous les tems ; & l’infinitif être se rapporte ici à toutes les époques. Enfin je puis
vous embrasser ; le présent embrasser exprime ici la
simultanéité d’existence à l’égard d’une époque actuelle, comme si l’on disoit, je puis vous embrasser actuellement. Quand je voulus parler ; le présent
parler est relatif ici à une époque antérieure au moment de la
parole, c’est un présent antérieur. Quand je pourrai sortir ; le
présent sortir est ici postérieur, parce qu’il est relatif à une
époque postérieure, au moment de la parole.
Après les détails que j’ai donnés sur la distinction des différentes especes de tems en général, je crois pouvoir me dispenser ici de prouver de chacun
des tems de l’infinitif, ce que je viens de prouver du présent : tout
le monde en fera aisément l’application. Mais je dois faire observer que c’est en effet
l’indétermination de l’époque qui a fait penser à Sanctius, que le présent de
l’infinitif n’étoit pas un vrai présent, tems. In reliquum, dit-il, (Min. I. xiv.) infiniti verbi tempora confusa sunt, & à
verbo personali temporis significationem mutuantur : ut cupio legere seu legisse, praesentis est ; cupivi legere seu legisse, praetiriti ; cupiam legere seu
legisse, futuri. In passivâ verò, amari, legi, audiri, sine discrimine omnibus deserviunt ; ut voluit diligi ; vult diligi ; cupiet
diligi. Ce grammairien confond évidemment la position de l’époque & la relation
d’existence : dans chacun des tems de l’infinitif, l’époque est
indéfinie, & en conséquence elle y est envisagée, ou d’une maniere générale, ou
d’une maniere particuliere, quelquefois comme actuelle, d’autres fois comme antérieure,
& souvent comme postérieure ; c’est ce qu’a vu Sanctius : mais la relation de
l’existence à l’époque, qui constitue l’essence des tems, est
invariable dans chacun ; c’est toujours la simultanéité pour le présent, l’antériorité
pour les prétérits, & la postériorité pour les futurs ; c’est ce que n’a pas
distingué le grammairien espagnol.
§. VI. Des tems du participe. Il faut dire la même chose des tems du participe, dont j’ai établi ailleurs la distinction, contre
l’opinion du même grammairien & de ses sectateurs. Ainsi je me contenterai de
présenter ici le système entier des tems du participe, par rapport à
notre langue.
Art. VII. Observations générales. Après une
exposition si détaillée & des discussions si longues sur la nature des tems, sur les différentes especes qui en constituent le système, & sur les
caracteres qui les différencient, bien des gens pourront croire que j’ai trop insisté
sur un objet qui peut leur paroître minutieux, & que le fruit qu’on en peut tirer
n’est pas proportionné à la peine qu’il faut prendre pour démêler nettement toutes les
distinctions delicates que j’ai assignées. Le savant Vossius, qui n’a guere écrit sur
les tems que ce qui avoit été dit cent fois avant lui, & que tout
le monde avouoit, a craint lui-même qu’on ne lui fît cette objection, & il y a
répondu en se couvrant du voile de l’autorité des anciens (Anal. III.
xiij.) Si ce grammairien à cru courir en effet quelque risque, en exposant
simplement ce qui étoit reçu, & qui faisoit d’ailleurs une partie essentielle de son
système de Grammaire ; que n’aura-t-on pas à dire contre un système qui renverse en
effet la plûpart des idées les plus communes & les plus accréditées, qui exige
absolument une nomenclature toute neuve, & qui au premier aspect ressemble plus aux
entreprises séditieuses d’un hardi novateur, qu’aux méditations paisibles d’un
philosophe modeste ?
Mais j’observerai, 1°. que la nouveauté d’un système ne sauroit être une raison suffi sante pour la rejetter, parce qu’autrement les hommes une fois engagés dans l’erreur ne pourroient plus en sortir, & que la sphere de leurs lumieres n’auroit jamais pu s’étendre au point où nous la voyons aujourd’hui, s’ils avoient toujours regardé la nouveauté comme un signe de faux. Que l’on soit en garde contre les opinions nouvelles, & que l’on n’y acquiesce qu’en vertu des preuves qui les étayent ; à la bonne heure, c’est un conseil que suggere la plus saine logique : mais par une conséquence nécessaire, elle autorise en même tems ceux qui proposent ces nouvelles opinions, à prévenir & à détruire toutes les impressions des anciens préjugés par les détails les plus propres à justifier ce qu’ils mettent en-avant.
2°. Si l’on prend garde à la maniere dont j’ai procédé dans mes recherches sur la
nature des tems, un lecteur équitable s’appercevra aisément que je
n’ai songé qu’à trouver la vérité sur une matiere qui ne me semble pas encore avoir subi
l’examen de la philosophie. Si ce qui avoit été répété jusqu’ici par tous les
Grammairiens s’étoit trouvé au résultat de l’analyse qui m’a servi de guide, je l’aurois
exposé sans détour, & démontré sans apprêt. Mais cette analyse, suivie avec le plus
grand scrupule, m’a montré, dans la décomposition des tems usités chez
les différens peuples de la terre, des idées élémentaires qu’on n’avoit pas assez
démêlées jusqu’à présent ; dans la nomenclature ancienne, des imperfections d’autant
plus grandes qu’elles étoient tout-à-fait contraires à la vérité ; dans tout le système
enfin, un desordre, une confusion, des incertitudes qui m’ont paru m’autoriser
suffisamment à exposer sans ménagement ce qui m’a semblé être plus conforme à la vérité,
plus satisfaisant pour l’esprit, plus marqué au coin de la bonne analogie. Amicus Aristoteles, amicus Plato ; magis amica veritas.
3°. Ce n’est pas juger des choses avec équité, que de regarder comme minutieuse la
doctrine des tems : il ne peut y avoir rien que d’important dans tout
ce qui appartient à l’art de la parole, qui differe si peu de l’art de penser, de l’art
d’être homme.
« Quoique les questions de Grammaire paroissent peu de chose à la plûpart des hommes, & qu’ils les regardent avec dedain, comme des objets de l’enfance, de l’oisiveté, ou du pédantisme ; il est certain cependant qu’elles sont très-importantes à certains égards, & très-dignes de l’attention des esprits les plus délicats & les plus solides. La Grammaire a une liaison immédiate avec la construction des idées ; ensorte que plusieurs questions de Grammaire sont de vraies questions de logique, même de métaphysique ».
Ainsi s’exprime l’abbé des Fontaines, au commencement de la préface de son Racine vengé : & cet avis, dont la vérité est sensible pour tous ceux qui
ont un peu approfondi la Grammaire, étoit, comme on va le voir, celui de Vossius, &
celui des plus grands hommes de l’antiquité.
Majoris nunc apud me sunt judicia augustae antiquitatis ; quae
existimabat, ab horum notitiâ non multa modò Poetarum aut Historicorum loca lucem
foenerare, sed & gravissimas juris controversias. Hoec propter nec Q. Scaevolae
pater, nec Brutus Maniliusque, nec Nigidius figulus, Romanorum post Varonem
doctissimus, disquirere gravabantur utrùm vox surreptum erit an post
facta an ante facta valeat, hoc est, futurine an praeteriti sit temporis, quando in veteri lege Atiniâ legitur ; quod surreptum erit, ejus rei
aeterna autoritas esto, nec puduit Agellium hâc de re caput integrum
contexere xvij. atticarum noctium libro. Apud eumdem, cap. ij.
libri XVIII. legimus, inter saturnalitias quaestiones eam fuisse
postremam ; scripserim, venerim, legerim, cujus temporis verba
sint, praeteriti, an futuri, an utriusque. Quamobrem eos mirari satis non
possum, qui hujusmodi sibi à pueris cognitissima fuisse parùm prudenter aut pudenter
adserunt ; cum in iis olim hesitârint viri excellentes, & quidem Romani, suae sine
dubio linguae scientissimi. Voss. Anal. III. xiij.
Ce que dit ici Vossius à l’égard de la langue latine, peut s’appliquer avec trop de fondement à la langue françoise, dont le fond est si peu connu de la plûpart même de ceux qui la parlent le mieux, parce qu’accoutumés à suivre en cela l’usage du grand monde comme à en suivre les modes dans leurs habillemens, ils ne réfléchissent pas plus sur les fondemens de l’usage de la parole que sur ceux de la mode dans les vêtemens. Que dis-je ? il se trouve même des gens de lettres, qui osent s’élever contre leur propre langue, la taxer d’anomalie, de caprice, de bisarrerie, & en donner pour preuves les bornes des connoissances où ils sont parvenus à cet égard.
« En lisant nos Grammairiens, dit l’auteur des
jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, (tom. IX. pag. 73.) il est facheux de sentir, malgré soi, diminuer son estime pour la langue françoise, où l’on ne voit presque aucune analogie, où tout est bisarre pour l’expression comme pour la prononciation, & sans cause ; où l’on n’apperçoit ni principes, ni regles, ni uniformité ; où enfin tout paroît avoir été dicté par un capricieux génie. En vérité, dit-il ailleurs( Racine vengé. Iphig. II. v. 46.) l’étude de la grammaire françoise inspire un peu la tentation de mépriser notre langue ».
Je pourrois sans doute détruire cette calomnie par une foule d’observations
victorieuses, pour faire avec succès l’apologie d’une langue, déjà assez vengée des
nationaux qui ont la maladresse de la mépriser, par l’acueil honorable qu’on lui fait
dans toutes les cours étrangeres, je n’aurois qu’à ouvrir les chefs-d’oeuvre qui ont
fixé l’époque de sa gloire, & faire voir avec quelle facilité & avec quel succès
elle s’y prête à tous les caracteres, naïveté, justesse, clarté, précision, délicatesse,
pathétique, sublime, harmonie, &c. Mais pour ne pas trop m’écarter
de mon sujet, je me contenterai de rappeller ici l’harmonie analogique des tems, telle que nous l’avons observée dans notre langue : tous les présens y
sont simples ; les prétérits positifs y sont composés d’un tems simple
du même auxiliaire avoir ou être ; les comparatifs y
sont doublement composés ; les prochains y prennent l’auxiliaire venir ; les futurs positifs y empruntent constamment le secours de l’auxiliaire
devoir ; & les prochains, celui de l’auxiliaire aller : & cette analogie est vraie dans tous les verbes de la langue, &
dans tous les modes de chaque verbe. Ce qu’on lui a reproché comme un défaut, d’employer
les mêmes tems, ici avec relation à une époque, & là avec relation
à une autre, loin de la deshonorer, devient au contraire, à la faveur du nouveau
système, une preuve d’abondance & un moyen de rendre avec une justesse rigoureuse
les idées les plus précises : c’est en effet la destination des tems
indéfinis, qui, faisant abstraction de toute époque de comparaison, fixent plus
particulierement l’attention sur la relation de l’existence à l’epoque, comme on l’a vû
en son lieu.
Mais ne sera-t-il tenu aucun compte à notre langue de cette foule de prétérits & de futurs, ignorés dans la langue latine, au prix de laquelle on la regarde comme pauvre ? Les regardera-t-on encore comme des bisarreries, comme des effets sans causes, comme des expressions dépourvues de sens, comme des superfluités introduites par un luxe aveugle & inutile aux vues de l’élocution ? La langue italienne, en imitant à la lettre nos prétérits prochains, se sera-t-elle donc chargée d’une pure battologie ?
J’avouerai cependant à l’abbé des Fontaines, qu’à juger de notre langue par la maniere
dont le systeme est exposé dans nos grammaires, on pourroit bien conclure comme il a
fait lui-même. Mais cette conclusion est-elle supportable à qui a lû Bossuet,
Bourdaloue, la Bruyere, la Fontaine, Racine, Boileau, Pascal, &c.
&c. &c. Voilà d’où il faut partir, & l’on conclura avec bien plus de
vérité, que le désordre, l’anomalie, les bisarreries sont dans nos grammaires, & que
nos Grammairiens n’ont pas encore saisi avec assez de justesse, ni approfondi dans un
détail suffisant le méchanisme & le génie de notre langue. Comment peut-on lui voir
produire tant de merveilles sous différentes plumes, quoiqu’elle ait dans nos grammaires
un air maussade, irrégulier & barbare ; & cependant ne pas soupçonner le moins
du monde l’exactitude de nos Grammairiens, mais invectiver contre la langue même de la
maniere la plus indécente & la plus injuste ?
C’est que toutes les fois qu’un seul homme voudra tenir un tribunal pour y juger les
ouvrages de tous les genres de littérature, & faire seul ce qui ne doit & ne
peut être bien exécuté que par une société assez nombreuse de gens de lettres choisis
avec soin ; il n’aura jamais le loisir de rien approfondir ; il sera toujours pressé de
décider d’après des vues superficielles ; il portera souvent des jugemens iniques &
faux, & alterera ou détruira entierement les principes du goût, & le goût même
des bonnes
4°. A s’en tenir à la nomenclature ordinaire, au catalogue reçu, & à l’ordre commun
des tems, notre langue n’est pas la seule à laquelle on puisse
reprocher l’anomalie ; elles sont toutes dans ce cas, & il est même difficile
d’assigner les tems qui se répondent exactement dans les divers
idiomes, ou de déterminer précisément le vrai sens de chaque tems dans
une seule langue. J’ouvre la Méthode grecque de P. R. à la page 120
(édition de 1754), & j’y trouve sous le nom de futur premier,
honorabo : le premier aoriste est honoravi. Est-il croy able que des mots si différens dans leur formation, &
distingués par des dénominations différentes, soient destinés à signifier absolument la
même idée totale que désigne le seul mot latin honorabo, ou le seul
mot honoravi ? Il faut donc reconnoître des synonymes parfaits
nonobstant les raisons les plus pressantes de ne les regarder dans les langues que comme
un superflu embarrassant & contraire au génie de la parole. Voyez Synonymes. Je sais bien que l’on dira que les Latins n’ayant pas les
mêmes tems que les Grecs, il n’est pas possible de rendre avec toute
la fidélité les uns par les autres, du-moins dans le tableau des conjugaisons : mais je
répondrai qu’on ne doit point en ce cas entreprendre une traduction qui est
nécessairement infidelle, & que l’on doit faire connoître la véritable valeur des
tems, par de bonnes définitions qui contiennent exactement toutes
les idées élémentaires qui leur sont communes, & celles qui les différencient,
à-peu-près comme je l’ai fait à l’égard des tems de notre langue. Mais
cette méthode, la seule qui puisse conserver surement la signification précise de chaque
tems, exige indispensablement un système & une nomenclature
toute différente : si cette espece d’innovation a quelques inconvéniens, ils ne seront
que momentanés, & ils sont rachetés par des avantages bien plus considérables.
Les grammairiens auront peine à se faire un nouveau langage ; mais elle n’est que pour eux, cette peine, qui doit au fond être comptée pour rien dès qu’il s’agit des intérêts de la vérité : leurs successeurs l’entendront sans peine, parce qu’ils n’auront point de préjugés contraires ; & ils l’entendront plus aisément que celui qui est reçu aujourd’hui, parce que le nouveau langage sera plus vrai, plus expressif, plus énergique. La fidélité de la transmission des idées d’une langue en une autre, la facilité du systême des conjugaisons fondée sur une analogie admirable & universelle, l’introduction aux langues débarrassée par-là d’une foule d’embarras & d’obstacles, sont, si je ne me trompe, autant de motifs favorables aux vues que je presente. Je passe à quelques objections particulieres qui me viennent de bonne main.
La société littéraire d’Arras m’ayant fait l’honneur de m’inscrire sur ses registres
comme associé honoraire, le 4 Février 1758 ; je crus devoir lui payer mon tribut
académique, en lui communiquant les principales idées du système que je viens d’exposer,
& que je présentai sous le titre d’Essai d’analyse sur le verbe.
M. Harduin, secrétaire perpétuel de cette compagnie, & connu dans la république des
lettres comme un grammairien du premier ordre, écrivit le 27 Octobre suivant, ce qu’il
en pensoit, à M. Bauvin, notre confrere & notre ami commun. Après quelques éloges
dont je suis plus redevable à sa politesse qu’à toute autre cause, & quelques
observations ; il termine ainsi
ce qui me regarde :
« J’ai peine à croire que ce systême puisse s’accorder en tout avec le méchanisme des langues connues. Il m’est venu à ce sujet beaucoup de réfléxions dont j’ai jetté plusieurs sur le papier
;mais j’ignore quand je pourrai avoir le loisir de les mettre en ordre. En attendant, voici quelques remarques sur les prétérits, que j’avois depuis long-tems dans la tête, mais qui n’ont été rédigées qu’à l’occasion de l’écrit de M. Beauzée. Je serois bien aise de savoir ce qu’il en pense. S’il les trouve justes, je ne conçois pas qu’il puisse persister à regarder notreaoriste françois, comme un présent;(je l’appelleprésent antérieur périodique) ; à moins qu’il ne dise aussi que notreprétérit absolu(celui que je nommeprétérit indéfini positif) exprime plus souvent une chose présente qu’une chose passée ».
Trop flatté du desir que montre M. Harduin de savoir ce que je pense de ses remarques sur nos prétérits, je suis bien aise moi-même de déclarer publiquement, que je les regarde comme les observations d’un homme qui sait bien voir, talent très-rare, parce qu’il exige dans l’esprit une attention forte, une sagacité exquise, un jugement droit, qualités rarement portées au degré convenable, & plus rarement encore réunies dans un même sujet.
Au reste que M. Harduin ait peine à croire que mon système puisse s’accorder en tout
avec le méchanisme des langues connues ; je n’en suis point surpris, puisque je
n’oserois moi-même l’assûrer : il faudroit, pour cela, les connoître toutes, & il
s’en faut beaucoup que j’aye cet avantage. Mais je l’ai vu s’accorder parfaitement avec
les usages du latin, du françois, de l’espagnol, de l’italien ; on m’assûre qu’il peut
s’accorder de même avec ceux de l’allemand & de l’anglois : il fait decouvrir dans
toutes ces langues, une analogie bien plus étendue & plus réguliere que ne faisoit
l’ancien système ; & cela même me fait espérer que les savans & les étrangers
qui voudront se donner la peine d’en faire l’application aux verbes des idiomes qui leur
sont naturels ou qui sont l’objet de leurs études, y trouveront la même concordance, le
même esprit d’analogie, la même facilité à rendre la valeur des tems
usuels. Je les prie même, avec la plus grande instance, d’en faire l’essai, parce que
plus on trouvera de ressemblance dans les principes des langues qui paroissent diviser
les hommes, plus on facilitera les moyens de la communication universelle des idées,
& conséquemment des secours mutuels qu’ils se doivent, comme membres d’une même
société formée par l’auteur même de la nature.
Les réfléxions de M. Harduin sur cette matiere, quoique tournées peut-être contre mes vues, ne manqueront pas du-moins de répandre beaucoup de lumiere sur le fond de la chose : ce n’est que de cette sorte qu’il réflechit ; & il est à desirer qu’il trouve bientôt cet utile loisir qui doit nous valoir le précis de ses pensées à cet égard. En attendant, je vais tâcher de concilier ici mon systême avec ses observations sur nos prétérits.
« Il est de principe, dit-il, qu’on doit se servir du prétérit absolu, c’est-à-dire, de celui dans la composition duquel entre un verbe auxiliaire, lorsque le fait dont on parle se rapporte à un période de
temsou l’on est encore ; ainsi il faut nécessairement dire,telle bataille s’est donnée dans ce siecle-ci : j’ai vu mon frere cette année : je lui ai parlé aujourd’hui ;& l’on s’exprimeroit mal, en disant avec l’aoriste,telle bataille se donna dans ce siecle-ci : je vis mon frere cette année : je lui parlai aujourd’hui».
C’est que dans les premieres phrases, on exprime ce qu’on a effectivement dessein
d’exprimer, l’antériorité tems antérieur à celui dans lequel on parle ; ce qui exige en effet un présent
antérieur périodique, mais qui n’est pas ce qu’on se propose ici.
M. Harduin demande si ce n’est pas abusivement que nous avons fixé les périodes
antérieurs qui précédent le jour où l’on parle, puisque dans ce même jour, les diverses
heures qui le composent, la matinée, l’après-midi, la soirée, sont autant de périodes
qui se succedent ; d’où il conclut que comme on dit, je le vis hier,
on pourroit dire aussi, je le vis ce matin, quand la matinée est finie
à l’instant où l’on parle.
C’est arbitrairement sans doute, que nous n’avons aucun égard aux périodes compris dans
le jour même où l’on parle ; & la preuve en est, que ce que l’on appelle ici aoriste, ou prétérit indéfini, se prend quelquefois,
dans la langue italienne, en parlant du jour même où nous sommes ; io la
viddi sto mane. (je le vis ce matin). L’auteur de la Méthode
italienne, qui sait cette remarque, (Part. II. ch. iij. §. 4.
pag. 86.) observe en même tems que cela est rare, même dans l’italien. Mais
quelque arbitraire que soit la pratique des Italiens & la nôtre, on ne peut jamais
la regarder comme abusive, parce que ce qui est fixé par l’usage n’est jamais contraire
à l’usage, ni par conséquent abusif.
« Plusieurs grammairiens, continue M. Harduin ; & c’est proprement ici que commence le fort de son objection contre mon système des
tems: plusieurs grammairiens font entendre, par la maniere dont ils s’énoncent sur cette matiere, que le prétérit absolu & l’aoriste ont chacun une destination tellement propre, qu’il n’est jamais permis de mettre l’un à la place de l’autre. Cette opinion me paroît contredite par l’usage, suivant lequel on peut toujours substituer le prétérit absolu à l’aoriste, quoiqu’on ne puisse pas toujours substituer l’aoriste au prétérit absolu ».
Ici l’auteur indique avec beaucoup de justesse & de précision les cas où l’on ne doit se servir que du prétérit absolu, sans pouvoir lui substituer l’aoriste ; puis il continue ainsi :
« Mais hors les cas que je viens d’indiquer, on a la liberté du choix entre l’aoriste & le prétérit absolu. Ainsi on peut dire,
je le vis hier, ou bien,je l’ai vu hier au moment de son départ».
C’est que, hors les cas indiqués, il est presque toujours indifférent de présenter la
chose dont il s’agit, ou comme antérieure au moment où l’on parle, ou comme simultanée
avec un période antérieur à ce moment de la parole, parce que quae sunt
eadem uni tertio, sunt eadem inter se, comme on le dit dans le langage de l’école. S’il est donc quelquefois permis de choisir entre le prétérit
indéfini positif & le présent antérieur périodique, c’est que l’idée d’antériorité,
qui est alors la principale, est également marquée par l’un & par l’autre de ces tems, quoiqu’elle soit diversement combinée dans chacun d’eux ; &
c’est pour la même raison que, suivant une derniere remarque de M. Harduin,
« il y a des occasions où l’imparfait même (c’est-à-dire le présent antérieur simple) entre en concurrence avec l’aoriste & le prétérit absolu, & qu’il est à-peu-près égal de dire,
César fut un grand homme, ouCésar a été un grand homme, ou enfinCésar étoit un grand homme» :
l’antériorité est également marquée par ces trois tems, & c’est
la seule chose que l’on veut exprimer dans ces phrases.
Mais cette espece de synonymie ne prouve point, comme M. Harduin semble le prétendre,
que ces tems aient une même destination, ni qu’ils soient de la tems, comme de l’emploi & des différens sens, par exemple, des adjectifs fameux, illustre, célebre, renommé : tous ces mots marquent la
réputation, & l’on pourra peut-être s’en servir indistinctement lorsqu’on n’aura pas
besoin de marquer rien de plus précis, mais il faudra choisir, pour peu que l’on veuille
mettre de précision dans cette idée primitive. (Voyez les Synonymes françois). M. Harduin lui-même, en assignant les cas où il
faut employer le prétérit qu’il appelle absolu, plutôt que le tems qu’il nomme aoriste, fournit une preuve
suffisante que chacune de ces formes a une destination exclusivement propre, & que
je puis adopter toutes ses observations pratiques comme vraies, sans cesser de regarder
ce qu’il appelle notre aoriste comme un présent, & sans être forcé
de convenir que notre prétérit exprime plus souvent une chose présente qu’une chose
passée. (B. E. R. M.)
THÊME, s. m. (Gram.) ce mot est grec pono ; thema, (thème), positio, id quod primò ponitur. Les
grammairiens font usage de ce terme dans deux sens différens.
1°. On appelle communément thême d’un verbe, le radical primitif d’où
il a été tiré par diverses formations.
« On appelle
thêmeen grec, le présent d’un verbe, parce que c’est le premier tems que l’onposepour en former les autres ».( Méth. gram. de P. R. liv. V. ch. vj.)
Il me semble qu’en hébreu le thême est moins déterminé, & que
c’est absolument le premier & le plus simple radical d’où est dérivé le mot dont on
cherche le thême.
« La maniere de trouver le
thême(en grec), est donc de pouvoir réduire tous les tems qu’on rencontre, à leur présent ; ce qui suppose qu’on sache parfaitement conjuguer les verbes enω , tant circonflexes que barytons ; & les verbes enμι , tant réguliers qu’irréguliers ; & qu’on connoisse aussi la maniere de former ces tems (ibid.) ».
Ainsi l’investigation du thême grec, est une espece d’analyse par
laquelle on dépouille le mot qui se rencontre, de toutes les formes dont le présent aura
été revêtu par les lois synthétiques de la formation, afin de retrouver ce présent
radical ; & par-là de s’assurer de la signification du mot que l’on a décomposé.
Par exemple, pour procéder à l’investigation du thême de thême en solvo, d’où vient soluturus.
L’investigation du thême, dans la langue hébraïque, est aussi une
sorte d’analyse, par laquelle on dépouille le mot proposé, des lettres serviles, afin de
n’y laisser que les radicales, qui servent alors à thême
grec.
2°. Le second usage que l’on fait en grammaire, du mot thême, est
pour exprimer la position de quelque discours dans la langue
naturelle, qui doit être traduit en latin, en grec, ou en telle autre langue que l’on
étudie. Commencer l’étude du latin ou du grec par un exercice si penible, si peu utile,
si nuisible même, est un reste de preuve de la barbarie où avoient vêcu nos ayeux,
jusqu’au renouvellement des lettres en France, sous le regne de François I. le pere des
lettres : car c’est à-peu-près vers ce tems que la méthode des thêmes
s’introduisit presque partout ; aujourd’hui justement décriée par les meilleures têtes
de la littérature, personne ne peut plus ignorer les raisons qui doivent la faire
proscrire, & qui n’ont plus contre elle que l’inflexibilité de l’habitude établie
par un usage déja ancien. Voyez Etudes, Littérature, & Méthode.
« Au reste, dit M. du Marsais, (
Préf. d´une gram. lat. §. vj.) je suis bien éloigné de desapprouver, qu’après avoir fait expliquer du latin pendant un certain tems, & après avoir fait observer sur ce latin les regles de la syntaxe, on fasse rendre du françois en latin, soit de vive voix, soit par écrit. Je suis au-contraire persuadé que cette pratique met de la varieté dans les études, qu’elle fait voir de nouveau (& sous un autre aspect) la réciprocation des deux langues, & qu’elle exerce les jeunes gens à faire l’application des regles qu’ils ont apprises dans l’explication, & des exemples qu’ils y ont remarqués ; mais le latin que le disciple compose, ne doit être qu’une imitation de celui qu’il a vu auparavant.Quand votre disciple sait bien decliner & bien conjuguer, & qu’il a appris la raison des cas dont il a remarqué l’usage dans les auteurs qu’il a expliqués, vous ferez bien de lui donner à mettre en latin, un françois composé sur l’auteur qu’il aura expliqué, en ne changeant guere que les tems, & quelques légeres circonstances : mais il faut lui permettre d’avoir l’original devant les yeux, afin qu’il le puisse imiter plus aisément : pourquoi l’empêcher d’avoir recours à son modele ? plus il le lira, plus il deviendra habile ; c’est à vous à disposer le françois de façon qu’il ne trouve ni l’ouvrage tout fait, ni trop éloigne de l’original ».
On peut encore, quand le disciple a acquis une certaine force, lui donner le françois de quelque chose qu’il a déja expliqué, & lui en faire retrouver le latin : vous ferez cela sur une explication du jour ; peu après vous le ferez sur celle de la veille, ensuite sur une plus ancienne. Insensiblement vous pourrez lui proposer le françois de quelque trait qu’il n’aura pas encore vu, & lui en demander le latin ; vous serez sûr de le bien corriger, & de lui donner un bon modele, si vous avez pris votre matiere dans un bon auteur. Un maitre intelligent trouvera aisément mille ressources pour être utile ; le véritable zele est un feu qui éclaire en échauffant.
« Je ne condamne donc pas, continue M. du Marsais (
ibid.), la pratique de mettre du françois en latin ; j’en blâme seulement l’abus & l’usage déplacé ».
Ainsi pense le rédacteur des instructions pour les professeurs de la
grammaire latine, faites & publiées
« Comme pour composer en latin il faut auparavant savoir les mots, les phrases, & les propriétés de cette langue, & que les écoliers ne peuvent les savoir qu’après avoir fait quelque lecture des livres où cette langue a été déposée, pour être comme un dictionnaire vivant, & une grammaire parlante. Les hommes les plus habiles soutiennent en conséquence que dans les commencemens on doit absolument éviter de faire faire des
thêmes… ils ne servent qu’à molester les commençans, & à leur inspirer une grande horreur pour l’étude ; ce qu’il faut éviter sur toutes choses, selon cet avis de Quintilien, dans ses institutions : (lib. I. cap. j. §. 4.)Nam id in primis cavere oportet, ne studia, qui amare nondùm potest, oderit ; & amaritudinem semel praeceptam, etiam ultrà rudes annos, reformidet».
Instruct. pour les professeurs de la gramm lat. §. xiv. (B. E. R. M.)
TIRET, s. m. (Gram.) c’est un petit trait droit & horisontal, en
cette maniere, que les imprimeurs appellent division, & que les
grammairiens nomment tiret ou trait d’union.
Les deux dénominations de division & d’union
sont contradictoires, & toutes deux fondées. Quand un mot commence à la fin d’une
ligne, & qu’il finit au commencement de la ligne suivante, ce mot est réellement
divisé ; & le tiret que l’on met au bout de la ligne a été regardé
par les imprimeurs comme le signe de cette division : les grammairiens le regardent
comme un signe qui avertit le lecteur de regarder comme unies les deux parties du mot
séparées par le fait. C’est pourquoi je préférerois le mot de tiret,
qui ne contredit ni les uns, ni les autres, & qui peut également s’accommoder aux
deux points de vue.
M. du Marsais a détaille, article division, les usages de ce caractere dans notre orthographe : mais il en
a omis quelques-uns que j’ajouterai ici.
1°. Dans son troisieme usage, il auroit dû observer que le mot ce
après les verbes être ou pouvoir, doit être attaché
à ces verbes par un tiret : qu’est-ce que Dieu ? étoit-ce mon frere ?
sont-ce vos livres ? qui pourroit-ce être ? eût-ce été lui-même.
2°. Lorsqu’après les premieres ou secondes personnes de l’impératif, il y a pour
complément l’un des mots moi, toi, nous, vous, le, la, lui, les, leur, en,
y ; on les joint au verbe par un tiret, & l’on mettroit
même un second tiret, s’il y avoit de suite deux de ces mots pour
complément de l’impératif : dépêche-toi, donnez-moi, flattons-nous-en,
transportez-vous-y, accordez-la-leur, rends-le-lui, &c. On écriroit faites-moi lui parler, & non faites-moi-lui
parler, parce que lui est complément de parler,
& non pas de faites.
3°. On attache de même par un tiret au mot précédent les particules
postpositives ci, là, çà, dà ; comme ceux-ci, cet
homme-là, oh-çà, oui-dà. On écrivoit cependant de çà, de là, il est
allé là, venez çà, sans tiret ; parce que çà
& là, dans ces exemples, sont des adverbes, & non des
particules. Voyez Particule. (B. E. R. M.)
TRADUCTION, s. f. VERSION, s. f. (Synonymes.) On entend également par
ces deux mots la copie qui se fait dans une langue d’un discours premierement énoncé dans
une autre, comme d’hébreu en grec, de grec en latin, de latin en françois, &c. Mais l’usage ordinaire nous indique que ces deux mots different entr’eux
par quelques idées accessoires, puisque l’on employe l’un en bien des cas ou l’on ne
pourroit pas se servir de l’autre : on dit, en parlant des saintes écritures, la Version des septante, la Version
vulgate ; & l’on ne diroit pas de même,
Il me semble que la version est plus littérale, plus attachée aux
procédés propres de la langue originale, & plus asservie dans ses moyens aux vûes de
la construction analytique ; & que la traduction est plus occupée du
fond des pensées, plus attentive à les présenter sous la forme qui peut leur convenir dans
la langue nouvelle, & plus assujettie dans ses expressions aux tours & aux
idiotismes de cette langue.
Delà vient que nous disons la version vulgate, & non la traduction vulgate ; parce que l’auteur a tâché, par respect pour le texte
sacré, de le suivre littéralement, & de mettre, en quelque sorte, l’hébreu même à la
portée du vulgaire, sous les simples apparences du latin dont il emprunte les mots. Miserunt Judaei ab Jerosolimis sacerdotes & levitas ad eum, ut
interrogarent eum : tu quis es ? (Joan. j. 19.) Voilà des mots
latins, mais point de latinité, parce que ce n’étoit point l’intention de l’auteur ; c’est
l’hébraïsme tout pur qui perce d’une maniere évidente dans cette interrogation directe,
tu quis es : les latins auroient préféré le tour oblique quis ou quisnam esset ; mais l’intégrité du texte original
seroit compromise. Rendons cela en notre langue, en disant, les juifs lui
envoyerent de Jérusalem des prêtres & des lévites, afin qu’ils l’interrogeassent,
qui es tu ? Nous aurons une version françoise du même texte :
adaptons les juifs lui envoyerent de Jérusalem des prêtres & des lévites, pour
savoir de lui qui il étoit ; & nous aurons une traduction.
L’art de la traduction suppose nécessairement celui de la version ; & delà vient que les translations que l’on fait faire aux jeunes
gens dans nos colléges du grec ou du latin en françois, sont très-bien nommées des versions : les premiers essais de traduction ne peuvent
& ne doivent être rien autre chose.
La version littérale trouve ses lumieres dans la marche invariable de
la construction analytique, qui lui sert à lui faire remarquer les idiotismes de la langue
originale, & à lui en donner l’intelligence, en remplissant les vuides de l’ellipse,
en supprimant les redondances du pléonasme, en ramenant à la rectitude de l’ordre naturel
les écarts de la construction usuelle. Voyez Inversion, Méthode, Supplément, &c.
La traduction ajoûte aux découvertes de la version
littérale, le tour propre du génie de la langue dans laquelle elle prétend s’expliquer :
elle n’employe les secours analytiques que comme des moyens qui font entendre la pensée ;
mais elle doit la rendre cette pensée, comme on la rendroit dans le second idiome, si on
l’avoit conçue, sans la puiser dans une langue étrangere. Il n’en faut rien retrancher, il
n’y faut rien ajoûter, il n’y faut rien changer ; ce ne seroit plus ni version, ni traduction ; ce seroit un commentaire.
Ne pouvant pas mettre ici un traité développé des principes de la traduction, qu’il me soit permis d’en donner seulement une idée générale, & de
commencer par un exemple de traduction, qui, quoique sorti de la main
d’un grand maître, me paroît encore repréhensible.
Cicéron, dans son livre intitulé Brutus, ou des orateurs
illustres, s’exprime ainsi : (ch. xxxj.) Quis
uberior in dicendo Platone ? Quis Aristotele nervosior ? Theophrasto dulcior ?
Voici comment ce passage est rendu en françois par M. de la Bruyere, dans son discours sur
Théophraste :
« Qui est plus fécond & plus abondant que Platon ? plus solide & plus ferme qu’Aristote
?plus agréable & plus doux que Théophraste ? ».
C’est encore ici un commentaire plutôt qu’une traduction, & un
commentaire au-moins inutile. Uberior ne signifie pas tout à la fois plus abondant & plus fecond ; la fécondité produit l’abondance, &
il y a entre l’un & l’autre la même différence qu’entre la cause & l’effet ; la
fécondité étoit dans le génie de Platon, & elle a produit l’abondance qui est encore
dans ses écrits.
Nervosus, au sens propre, signifie nerveux ; &
l’effet immédiat de cette heureuse constitution est la force, dont les
nerfs sont l’instrument & la source : le sens figuré ne peut prendre la place du sens
propre que par analogie, & nervosus doit pareillement exprimer ou la
force, ou la cause de la force. Nervosior ne veut
donc pas dire plus solide & plus ferme ; la force
dont il s’agit in dicendo, c’est l’énergie.
Dulcior (plus agréable & plus doux) ; dulcior
n’exprime encore que la douceur, & c’est ajouter à l’original que
d’y joindre l’agrément : l’agrément peut être un effet de la douceur, mais il peut l’être
aussi de toute autre cause. D’ailleurs pourquoi charger l’original ? Ce n’est plus le traduire, c’est le commenter ; ce n’est plus le copier, c’est le
défigurer.
Ajoûtez que, dans sa prétendue traduction, M. de la Bruyere ne tient
aucun compte de ces mots in dicendo, qui sont pourtant essentiels dans
l’original, & qui y déterminent le sens des trois adjectifs uberior,
nervosior, dulcior : car la construction analytique, qui est le fondement de la version, & conséquemment traduction, suppose la phrase rendue ainsi ; quis suit uberior in
dicendo prae Platone ? quis fuit nervosior in dicendo, prae Aristotele ? quis fuit
dulcior in dicendo, prae Theophrasto ? Or dès qu’il s’agit d’expression, il est évident que ces adjectifs doivent énoncer les effets qui y ont
produit les causes qui existoient dans le génie des grands hommes dont on parle.
Ces réflexions me porteroient donc à traduire ainsi le passage dont il
s’agit : Qui a dans son élocution plus d’abondance que Platon ? plus de nerf
qu’Aristote ? plus de douceur que Théophraste ? si cette traduction n’a pas encore toute l’exactitude dont elle est peut-être susceptible,
je crois du moins avoir indiqué ce qu’il faut tâcher d’y conserver ; l’ordre des idées de
l’original, la précision de sa phrase, la propriété de ses termes. (Voyez
Synecdoque, §. 11. la critique d’une traduction de M. du
Marsais, & au mot
Méthode, la version & la traduction d’un passage de Cic.) J’avoue que ce n’est pas toujours une tâche fort
aisée ; mais qui ne la remplit pas n’atteint pas le but.
« Quand il s’agit, dit M. Batteux, (
Cours de belles-lettres, III. part. jv. sect.) de représenter dans une autre langue les choses, les pensées, les expressions, les tours, les tons d’un ouvrage ; les choses telles qu’elles sont, sans rien ajoûter, ni retrancher, ni déplacer ; les pensées dans leurs couleurs, leurs degrés, leurs nuances ; les tours qui donnent le feu, l’esprit, la vie au discours ; les expressions naturelles, figurées, fortes, riches, gratieuses, délicates,&c. & le tout d’après un modele qui commande durement, & qui veut qu’on lui obéisse d’un air aisé : il faut, sinon autant de génie, du-moins autant de goût, pour bientraduireque pour composer. Peut-être même en faut-il davantage. L’auteur qui compose, conduit seulement par une sorte d’instinct toujours libre, & par sa matiere qui lui présente des idées qu’il peut accepter ou rejetter à son gré, est maître absolu de ses pensées & de ses expressions : si la pensée ne lui convient pas, ou si l’expression ne convient pas à la pensée, il peut rejetter l’une & l’autre :quae desperat tractata nitescere posse, relinquit. Letraducteurn’est maître de rien ; il est oblide suivre par-tout son auteur, & de se plier à toutes ses variations avec une souplesse infinie. Qu’on en juge par la variété des tons qui se trouvent nécessairement dans un même sujet, & à plus forte raison dans un même genre … Pour rendre tous ces degrés, il faut d’abord les avoir bien sentis, ensuite maîtriser à un point peu commun la langue que l’on veut enrichir de dépouilles étrangères. Quelle idée donc ne doit-on pas avoir d’une traduction faite avec succès ? »
Rien de plus difficile en effet, & rien de plus rare qu’une excellente traduction, parce que rien n’est ni plus difficile ni plus rare, que de garder un
juste milieu entre la licence du commentaire & la servitude de la lettre. Un
attachement trop scrupuleux à la lettre, détruit l’esprit, & c’est l’esprit qui donne
la vie : trop de liberté détruit les traits caractéristiques de l’original, on en fait une
copie infidele.
Qu’il est fâcheux que les révolutions des siecles nous aient dérobé les traductions que Cicéron avoit faites de grec en latin, des fameuses harangues de
Démosthene & d’Eschine : elles seroient apparemment pour nous des modeles sûrs ; &
il ne s’agiroit que de les consulter avec intelligence, pour traduire
ensuite avec succès. Jugeons-en par la méthode qu’il s’étoit prescrite dans ce genre
d’ouvrage, & dont il rend compte lui-même dans son traité de optimo
genere oratorum. C’est l’abregé le plus précis, mais le plus lumineux & le plus
vrai, des regles qu’il convient traduction ; & il peut tenir lieu
des principes les plus développés, pourvû qu’on sache en saisir l’esprit. Converti ex atticis, dit-il, duorum eloquentissimorum nobilissimas
orationes inter se contrarias, Eschinis Demosthenisque ; nec converti ut interpres, sed
ut orator, sententiis iisdem, & earum formis tanquam figuris ; verbis ad nostram
consuetudinem aptis, in quibus non verbum pro verbo necesse habui reddere, sed genus
omnium verborum vimque servavi. Non enim ea me annumerare lectori putavi oportere, sed
tanquam appendere. (B. E. R. M.)
TRANSPOSITIF, ve, adj. (Gram.) M. l’abbé Girard
(Princip. disc. I. tom. I. pag. 23.) divise les langues en deux
especes générales, qu’il nomme analogues & transpositives.
Il appelle langues analogues, celles dont la syntaxe & la
construction usuelle sont tellement analogues à l’ordre analytique, que la succession
des mots dans le discours y suit la gradation des idées.
Il appelle langues transpositives, celles qui dans l’élocution
donnent aux noms & aux adjectifs des terminaisons relatives à l’ordre analytique,
& qui acquierent ainsi le droit de leur faire suivre dans le discours une marche
entierement indépendante de la succession naturelle des idées. Voyez Langue, art. iij. §. 1. (B. E. R.
M.)
TRÉMA, adj. (Gram.) les Imprimeurs qualifient ainsi une voyelle,
chargée de deux points disposés horisontalement ; ï est un i tréma dans leur langage, & cette phrase même est la preuve qu’il est employé
comme adjectif.
Le signe. . qui se met sur la voyelle, servant communément à marquer que cette voyelle
doit être séparée de la précédente dans la prononciation, il me semble plus raisonnable de
laisser à ce signe le nom de diérèse division, que les anciens donnoient
autrefois à son équivalent.
J’en ai exposé l’usage en parlant de la lettre I ; & j’ai fait, art. Point, une correction à ce que j’en avois dit en cet
endroit. (B. E. R. M,)
TROPE, s. m. (Gram.)
« Les
tropes, dit M. du Marsais (Trop. part. I. art. iv.), sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot … Ces figures sont appelléestropes, du grecτρόπος ,conversio, dont la racine estτρέπω ,verto. Elles sont ainsi appellées, parce que, quand on prend un mot dans le sens figuré, on le tourne, pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie point dans le sens propre.Voyez Sens.Voiles, dans le sens propre, ne signifie pointvaisseaux, les voiles ne sont qu’une partie du vaisseau : cependantvoilesse dit quelquefois pourvaisseaux. Par exemple, lorsque, parlant d’une armée navale, je dis qu’elle étoit composée de cent voiles ; c’est untrope, voilesest là pourvaisseaux: que si je substitue le mot devaisseauxà celui devoiles, j’exprime également ma pensée, mais il n’y a plus de figure.Les
tropessont des figures, puisque ce sont des manieres de parler qui, outre la propriété de faire connoître ce qu’on pense, sont encore distinguées par quelque différence particuliere, qui fait qu’on les rapporte chacune à une espece à part.Voyez Figure.Il y a dans les
tropesune modification ou différencegénérale qui les rend tropes, & qui les distingue des autres figures : elle consiste en ce qu’un mot est pris dans une signification qui n’est pas précisément sa signification propre… Par exemple,il n’y a plus de Pyrénées, dit Louis XIV … lorsque son petit-fils le duc d’Anjou, depuis Philippe V. fut appellé à la couronne d’Espagne. Louis XIV. vouloit-il dire que les Pyrénées avoient été abîmées ou anéanties ? nullement : personne n’entendit cette expression à la lettre & dans le sens propre ; elle avoit un sens figuré… Mais quelle espece particuliere detrope ?Cela dépend de la maniere dont un mot s’écarte de sa signification propre pour en prendre une autre ».
I. De la subordination des tropes & de leurs
caracteres particuliers. (
« Quintilien dit que les Grammairiens, aussi-bien que les Philosophes, disputent beaucoup entre eux pour savoir combien il y a de différentes classes de
tropes, combien chaque classe renferme d’especes particulieres, & enfin quel est l’ordre qu’on doit garder entre ces classes & ces especes.Circa quem(tropum)inexplicabilis, & graminaticis inter ipsos & philosophis, pugna est ; quae sint genera, quae species, quis numerus, quis cui subjiciatur. Inst. orat. lib. VIII. cap. vj… Mais toutes ces discussions sont assez inutiles dans la pratique, & il ne faut point s’amuser à des recherches qui souvent n’ont aucun objet certain ».
[Il me semble que cette derniere observation de M. du Marsais n’est pas assez réfléchie.
Rien de plus utile dans la pratique, que d’avoir des notions bien précises de chacune des
branches de l’objet qu’on embrasse ; & ces notions portent sur la connoissance des
idées propres & distinctives qui les caractérisent : or cette connoissance, à l’égard
des tropes, consiste à savoir ce que Quintilien disoit n’être encore
déterminé ni par les Grammairiens, ni par les Philosophes, quae sint genera,
quae species, quis numerus, quis cui sujiciatur ; & loin d’insinuer la remarque
que fait à ce sujet M. du Marsais, Quintilien auroit dû répandre la lumiere sur le système
des tropes, & ne pas le traiter de bagatelles inutiles pour
l’institution de l’orateur, omissis quae mihi ad instituendum oratorem
pertinent cavillationibus. Une chose singuliere & digne de remarque, c’est que
ces deux grands hommes, après avoir en quelque sorte condamné les recherches sur
l’assortiment des parties du système des tropes, ne se sont pourtant pas
contentés de les faire connoître en détail ; ils ont cherché à les grouper sous des idées
communes, & à rapprocher ces groupes en les liant par des idées plus générales :
témoignage involontaire, mais certain, que l’esprit de système a pour les bonnes têtes un
attrait presque irrésistible, & conséquemment qu’il n’est pas sans utilité. Voici donc
comment continue le grammairien philosophe. Ibid.]
« Toutes les fois qu’il y a de la différence dans le rapport naturel qui donne lieu à la signification empruntée, on peut dire que l’expression qui est fondée sur ce rapport appartient à un
tropeparticulier.C’est le rapport de ressemblance qui est le fondement de la catachrese & de la métaphore ; on dit au propre
une feuille d’arbre, & par catachrèseune feuille de papier, parce qu’une feuille de papier est à-peu-près aussi mince qu’une feuille d’arbre. La catachrèse est la premiere espece de métaphore ».
[Cependant M. du Marsais, en traitant de la catachrèse, part. I. art.
j. dit que la langue, qui est le principal organe de la parole, a
donné son nom par métonymie au mot générique dont on se sert pour marquer les idiomes, le
langage des différentes nations, langue latine, langue françoise ; &
il donne cet usage du mot langue, comme un exemple de la catachrèse. tropes.]
« On a recours à la catachrèse par nécessité, quand on ne trouve point de mot propre pour exprimer ce qu’on veut dire ».
[Voilà, si je ne me trompe, le véritable caractere distinctif de la catachrèse : une
métaphore, une métonymie, une synecdoque, &c. devient catachrèse,
quand elle est employée par nécessité pour tenir lieu d’un mot propre qui manque dans la
langue. D’où je conclus que la catachrèse est moins un trope
particulier, qu’un aspect sous lequel tout autre trope peut être
envisagé.
« Les autres especes de métaphores se font par d’autres mouvemens de l’imagination, qui ont toujours la ressemblance pour fondement.
L’ironie au contraire est fondée sur un rapport d’opposition, de contrariété, de différence, &, pour ainsi dire, sur le contraste qu’il y a ou que nous imaginons entre un objet & un autre ; c’est ainsi que Boileau a dit (
sat. ix.)Quinault est un Virgile».
[Il me semble avoir prouvé, article
Ironie, que cette figure n’est point un trope, mais une
figure de pensée.]
« La métonymie & la synecdoque, aussi bien que les figures qui ne sont que des especes de l’une ou de l’autre, sont fondées sur quelqu’autre sorte de rapport, qui n’est ni un rapport de ressemblance, ni un rapport du contraire. Tel est, par exemple, le rapport de la cause à l’effet ; ainsi dans la métonymie & dans la synecdoque, les objets ne sont considérés ni comme semblables ni comme contraires ; on les regarde seulement comme ayant entr’eux quelque relation, quelque liaison, quelque sorte d’union : mais il y a cette différence, que, dans la métonymie, l’union n’empêche pas qu’une chose ne subsiste indépendamment d’une autre ; au sieu que, dans la synecdoque, les objets dont l’un est dit pour l’autre ont une liaison plus dépendante ; l’un est compris sous le nom de l’autre ; ils forment un ensemble, un tout… »
[Je crois que voilà les principaux caracteres généraux auxquels on peut rapporter les tropes. Les uns sont fondés sur une sorte de similitude : c’est la
métaphore, quand la figure ne tombe que sur un mot ou deux ; & l’allégorie, quand elle
regne dans toute l’étendue du discours. Les autres sont fondés sur un rapport de
correspondance : c’est la métonymie, à laquelle il faut encore rapporter ce que l’on
désigne par la dénomination superflue de métalepse. Les autres enfin sont fondés sur un
rapport de connexion : c’est la synecdoque avec ses dépendances ; & l’antonomase n’en
est qu’une espece, désignée en pure perte par une dénomination différente.
Qu’on y prenne garde ; tout ce qui est véritablement trope est compris
sous l’une de ces trois idées générales ; ce qui ne peut pas y entrer n’est point trope, comme la périphrase, l’euphémisme, l’allusion, la litote,
l’hyperbole, l’hypotypose, &c. J’ai dit ailleurs à quoi se réduisoit
l’hypallage, & ce qu’il faut penser de la syllepse.
La métaphore, la métonymie, la synecdoque, gardent ces noms généraux, quand elles ne sont
dans le discours que par ornement ou par énergie ; elles sont toutes les trois du domaine
de la catachrèse, quand la disette de la langue s’en fait une ressource inévitable : mais,
sous cet aspect, la catachrèse doit être placée à côté de l’onomatopée ; & ce sont
deux principes d’étymologie, peut-être les deux sources qui ont fourni le plus de mots aux
langues : ni l’un ni l’autre ne sont des tropes.]
II. De l’utilité des tropes. C’est M. du Marsais qui
va parler.
1°.
« Un des plus fréquens usages des
tropes, c’est de réveiller une idée principale, par le moyen de quelque idée accessoire : c’est ainsi qu’on dit,cent voilespourcent vaisseaux, cent feuxpourcent maisons, il aime la bouteillepouril aime le vin, le ferpourl’épée, la plumeoule stylepourla maniere d’écrire, &c».
2°.
« Les
tropesdonnent plus d’énergie à nos expressions. Quand nous sommes vivement frappés de quelque pensée, nous nous exprimons rarement avec simplicité ; l’objet qui nous occupe se présente à nous avec les idées accessoires qui l’accompagnent ; nous prononçons les noms de ces images qui nous frappent : ainsi nous avons naturellement recours auxtropes, d’où il arrive que nous faisons mieux sentir aux autres ce que nous sentons nous-mêmes. De-là viennent ces façons de parler,il est enflammé de colere, il est tombé dans une erreur grossiere, flétrir la réputation, s’enivrer de plaisir, &c».
[Les tropes, dit le p. Lamy (rhét. liv. II. ch. vj.)
font une peinture sensible de la chose dont on parle. Quand on appelle un grand capitaine
un foudre de guerre, l’image du foudre représente sensiblement la
force avec laquelle ce capitaine subjugue des provinces entieres, la vîtesse de ses
conquêtes & le bruit de sa réputation & de ses armes. Les hommes, pour
l’ordinaire, ne sont capables de comprendre que les choses qui entrent dans l’esprit par
les sens : pour leur faire concevoir ce qui est spirituel, il se faut servir de
comparaisons sensibles, qui sont agréables, parce qu’elles soulagent l’esprit, &
l’exemptent de l’application qu’il faut avoir pour découvrir ce qui ne tombe pas sous les
sens. C’est pourquoi les expressions métaphoriques prises des choses sensibles, sont
très-fréquentes dans les saintes Ecritures. Lorsque les prophetes parlent de Dieu, ils se
servent continuellement de métaphores tirées de choses exposées à nos sens… ils donnent à
Dieu des bras, des mains, des yeux ; ils l’arment de traits, de carreaux, de foudres ;
pour faire comprendre au peuple sa puissance invisible & spirituelle, par des choses
sensibles & corporelles. S. Augustin dit pour cette raison. … Sapientia
Dei, quae cùm infantiâ nostrâ parabolis & similitudinibus quodammodo ludere non
dedignata est, prophetas voluit humano more de divinis loqui ; ut hebetes hominum animi
divina & coelestia, terrestrium similitudine, intelligerent.]
3°.
« Les
tropesornent le discours. M. Fléchier voulant parler de l’instruction qui disposa M. le duc de Montausier à faire abjuration de l’hérésie, au lieu de dire simplement qu’il se fit instruire, que les ministres de J. C. lui apprirent les dogmes de la religion catholique, & lui découvrirent les erreurs de l’hérésie, s’exprime en ces termes :tombez, tombez, voiles importuns qui lui couvrez la vérité de nos mysteres : & vous, prêtres de J. C. prenez le glaive de la parole, & coupez sagement jusqu’aux racines de l’erreur, que la naissance & l’éducation avoient fait croître dans son ame. Mais par combien de liens étoit-il retenu?Outre l’apostrophe, figure de pensée, qui se trouve dans ces paroles, les
tropesen font le principal ornement :tombez voiles, couvrez, prenez le glaive, coupez jusqu’aux racines, croître, liens, retenu ;toutes ces expressions sont autant detropesqui forment des images, dont l’imagination est agréablement occupée ».
[Par le moyen des tropes, dit encore le p. Lamy (loc.
cit.) on peut diversifier le discours. Parlant long-tems sur un même sujet, pour ne
pas ennuyer par une répétition trop fréquente des mêmes mots, il est bon d’emprunter les
noms des choses qui ont de la liaison avec celles qu’on traite, & de les signifier
ainsi tropes qui fournissent le moyen de dire une
même chose en mille manieres différentes. La plûpart de ce qu’on appelle expressions choisies, tours élégans, ne sont que des métaphores, des tropes, mais si naturels & si clairs, que les mots propres ne le seroient pas
davantage. Aussi notre langue, qui aime la clarté & la naïveté, donne toute liberté de
s’en servir ; & on y est tellement accoutumé, qu’à peine les distingue-t-on des
expressions propres, comme il paroît dans celles-ci qu’on donne pour des expressions
choisies : Il faut que la complaisance ôte à la sévérité ce qu’elle a d’amer,
& que la sévérité donne quelque chose de piquant à la complaisance, &c. La sagesse la plus austere ne tient pas long-tems contre les grandes largesses,
& les ames vénales se laissent éblouir par l’éclat de l’or… Ges métaphores sont
un grand ornement dans le discours.
4°.
« Les
tropesrendent le discours plus noble : les idées communes, auxquelles nous sommes accoutumés, n’excitent point en nous ce sentiment d’admiration & de surprise qui éleve l’ame : en ces occasions on a recours aux idées accessoires, qui prêtent, pour ainsi dire, des habits plus nobles à ces idées communes.Tous les hommes meurent également; voilà une pensée commune : Horace a dit (1. od. 4.): Pallida mors oequo pulsat pede pauperum tabernas regumque turres. On sait la paraphrase simple & naturelle que Malherbe a fait de ces vers :La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ; On a beau la prier, La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles Et nous laisse crier. Le pauvre en sa cabanne, où le chaume le couvre, Est sujet à ses lois ; Et la garde qui veille aux barrieres du louvre, N’en défend pas nos rois. Au lieu de dire que c’est un phénicien qui
a inventé les caracteres de l’Ecriture, ce qui seroit une expression trop simple pour la poésie, Brébeuf a dit :Pharsale, l. III.C’est de lui que nous vient cet art ingénieux, De peindre la parole & de parler aux yeux, Et par les traits divers des figures tracées Donner de la couleur & du corps aux pensées. »
[Ces quatre vers sont fort estimés ; dit M. le cardinal de Bernis ; (disc. à la tête de ses poésies diverses.) cependant, ajoute
M. l’abbé Fromant (suppl. de la gramm. gén. part. II.
ch. j.) le troisieme est très-foible, & les regles exactes de la langue ne sont
point observées dans le quatrieme : il faudroit dire, de donner de la
couleur, & non pas donner. Cette correction est très-exacte ;
& l’on auroit encore pu censurer dans le troisieme vers, les traits
divers des figures, ainsi qu’on le trouve dans la plûpart des leçons de ce
passage : j’ai sous les yeux une édition de la Pharsale, faite à Rouen en 1663, qui porte,
comme je l’ai déjà transcrit, par les traits divers des figures ; ce que
je crois plus régulier. Cependant M. l’abbé d’Olivet a conservé de dans
la correction qu’il a faite des deux derniers vers, en cette maniere.
Qui par les traits divers defigures tracées,Donne de la couleur & du corps aux pensées.
Lucain avoit ennobli à sa maniere la pensée simple dont il s’agit, & l’avoit fait
avec encore plus de précision : lib. III. 220.
Phaenices primi, famae si creditur, ausi Mansuram rudibus vocem signare figuris.
5°.
« Les
tropessont d’un grand usage pour déguiser les idées dures, desagréables, tristes, ou contraires à la modestie ».
6°.
« Enfin les
tropesenrichissent une langue, en multipliant l’usage d’un même mot ; ils donnent à un mot une signification nouvelle, soit parce qu’on l’unit avec d’autres mots auxquels souvent il ne se peut joindre dans le sens propre, soit parce qu’on s’en sert par extension & par ressemblance, pour suppléer aux termes qui manquent dans la langue ».
[On peut donc dire des tropes en général, ce que dit Quintilien de la
métaphore en particulier : (Inst. VIII. vj.) Copiam quoque
sermonis auget, permutando aut mutuando quod non habet : quòdque difficillimum est,
praestat ne ulit rei nomen deesse videatur].
« Mais il ne faut pas croire avec quelques savans, (M. Rollin,
traité des études, tom. II. pag. 426. Cicéron,de oratore, n°.155. alit. xxxviij. Vossius,Inst. orat. lib. IV. cap. vj. n. 14). que lestropesn’aientd’abord été inventés que par nécessité, à cause du défaut & de la disette des mots propres, & qu’ils aientcontribué depuis à la beauté & à l’ornement du discours, de même à-peu-près que les vêtemens ont été employés dans le commencement pour couvrir le corps & le défendre contre le froid, & ensuite ont servi à l’embellir & à l’orner. Je ne crois pas qu’il y ait un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel ait été le premier & le principal usage destropes. D’ailleurs ce n’est point là, ce me semble, la marche, pour ainsi dire, de la nature ; l’imagination a trop de part dans le langage & dans la conduite des hommes, pour avoir été précédée en ce point par la nécessité ».
Je pense bien autrement que M. du Marsais à cet égard ; ce n’est point
là, dit-il, la marche de la nature : c’est elle même ; la
nécessité est la mere des arts, & elle les a tous précédés. Il n’y a pas, dit-on, un
assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que le
premier & le principal usage des tropes ait été de completter la
nomenclature des langues. Cette assertion est hasardée, ou bien l’auteur n’entendoit pas
assez ce qu’il faut entendre ici par la disette des mots propres.
Rien ne peut, dit Loke, nous approcher mieux de l’origine de toutes nos notions &
connoissances, que d’observer combien les mots dont nous nous servons dépendent des idées
sensibles, & comment ceux qu’on emploie pour signifier des actions & des notions
tout-à-fait éloignées des sens, tirent leur origine de ces mêmes idées sensibles, d’où ils
sont transférés à des significations plus abstruses pour exprimer des idées qui ne tombent
point sous les sens. Ainsi les mots suivans, imaginer, comprendre,
s’attacher, concevoir, &c. sont tous empruntés des opérations des choses
sensibles, & appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit,
dans sa premiere signification, c’est le souffle ; celui d’ange signifie messager ; & je ne doute point que si nous
pouvions conduire tous les mots jusqu’à leur source, nous ne trouvassions que, dans toutes
les langues, les mots qu’on emploie pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les
sens, ont tiré leur premiere origine d’idées sensibles.
Aux exemples cités par M. Loke, M. le président de Brosses en ajoute une infinité
d’autres, qui marquent encore plus précisément comment les hommes se forment des termes
abstraits sur des idées particulieres, & donnent aux êtres moraux des noms tirés des
objets physiques : ce qui supposant analogie & comparaison entre les objets des deux
genres, démontre l’ancienneté & la nécessité des tropes dans la
nomenclature des langues.
« En langue latine, dit ce savant magistrat,
calamitas&aerumnasignifient unmalheur, uneinfortune: mais dans son origine, le premier a signifié ladisette des grains, & le second, ladisette del’argent. Calamitas, decalamus, grêle, tempête qui rompt les tiges du blé.Ærumna, deaes, aeris. Nous appellons en françois,terre en chaume, une terre qui n’est point ensemencée, qu’on laisse reposer, & dans laquelle, après qu’on a coupé l’épi, il ne reste plus que le tuyau (calamus) attaché à sa racine : de-là vient qu’on a ditchommerune fête, pour la célébrer, ne pas travailler ce jour-là, se reposer. »
(chaumer un champ, veut dire en arracher le chaume, & c’est pour
différencier ces deux sens, que l’on écrit chommer une fête.)
« de-là vient le mot
calmepourrepos, tranquillité ;mais combien la signification du motcalmen’est-elle pas différente du motcalamité, & quel étrange chemin n’ont pas fait ici les expressions & les idées des hommes !En la même langue
incolumis, sain & sauf, (qui est sine columnâ);expression tirée de la comparaison d’un bâtiment qui, étant en bon état, n’a pas besoin d’étaie.
Diviser(dividere), vient de la racine celtiquediv(riviere) : le terme relatifdivisera été formé sur un objet physique, à la vue des rivieres qui séparoient naturellement les terres : de même derivales, qui se dit dans le sens propre, des bestiaux qui s’abreuvent à une même riviere, ou à un même gué, on en fait au figurérivaux, rivalité, pour signifier la jalousie entre plusieurs prétendans à une même chose.
Considérer, c’est regarder un astre ; desidus, sideris. Refléchir, c’est plier en deux, comme si l’on plioit ses pensées les unes sur les autres, pour les rassembler & les combiner.Remarquer, c’est distinguer un objet, le particulariser, le circonscrire en le séparant des autres, de la racine allemandemark(borne, confin, limite) ».
J’omets, pour abréger, quantité d’autres exemples cités par le même académicien, & j’en viens à une observation qu’il établit lui-même sur ces exemples.
« Remarquez en général, dit-il, qu’il n’est pas possible, dans aucune langue, de citer aucun terme moral dont la racine ne soit physique. J’appelle
termes physiquesles noms de tous les individus qui existent réellement dans la nature : j’appelletermes morauxles noms des choses qui, n’ayant pas une existence réelle & sensible dans la nature, n’existent que par l’entendement humain qui en a produit les archétypes ou originaux. Peut-être pourroit-on dire à la rigueur, que les motspli&marquene sont pas des noms de substance physique & réelle, mais de mode & de relation ; mais il ne faut pas presser ceci selon une métaphysique trop rigoureuse : les qualités & les substances réelles peuvent bien être rangées ici dans la classe du physique, à laquelle elles appartiennent bien plus qu’à celle des purs êtres moraux.Citons encore un exemple tiré de la racine
sidus, propre à montrer que les termes qui n’appartiennent qu’au sentiment de l’ame, sont tous tirés des objets corporels ; c’est le motdesir, syncopé du latindesiderium, qui, signifiant dans cette langue plus encore le regret de la perte que le souhait de la possession, s’est particulierement étendu dans la nôtre au dernier sentiment de l’ame : la particule privativedeprécédant le verbesiderare, nous montre quedesiderare, dans sa signification purement littérale, ne vouloit dire autre chose qu’étre privéde la vue des astres ou du soleil ; le terme qui exprimoit la perte d’une chose si souhaitable, pour l’homme, s’est généralisé [par une synecdoque de la partie pour le tout], pour tous les sentimens de regret ; & ensuite [par une autre synecdoque de l’espece pour le genre] pour tous les sentimens de desir qui sont encore plus généraux : car le regretn’est que le souhait de ce que l’on a perdu ; & le desir regarde aussi-bien ce que l’on voudroit obtenir, que ce que l’on ne possede plus. Ces deux exemples sont d’autant plus frappans que les deux expressions considerare&desideraren’ayant rien de commun dans l’idée qu’ils présentent, ni dans l’affection de l’ame, & se trouvant chacun précédé d’une particule qui les caractérise, on ne pourroit les tirer ainsi tous deux desiderare, si le dévéloppement de l’opération de l’esprit, dans la formation des mots, n’avoit été tel qu’on vient de le décrire ».
Il seroit aisé de multiplier ces exemples en très grand nombre : [& j’en supprime effectivement une quantité considérable dont M. le président de Brosses a enrichi ses mémoires]
« ceux-ci doivent suffire aux personnes intelligentes pour les mettre sur les voies de la maniere dont procede la formation de ces sortes de termes qui expriment des idées relatives ou intellectuelles. Pour leur démontrer qu’il n’y en a point de cette espece qui ne viennent d’une image d’un objet extérieur, physique & sensible ; c’est qu’étant difficile de démêler le fil de ces sortes de dérivations, où souvent la racine n’est plus connue, où l’opération de l’homme est toujours vague, arbitraire, & fort compliquée ; on doit, en bonne logique, juger des choses que l’on ne peut connoître, par celles de même espece qui sont si bien connues, en les ramenant à un principe dont l’évidence se fait appercevoir par-tout où la vue peut s’étendre. Quelque langue que l’on veuille parcourir, on y trouvera dans la formation de leurs mots, le même procedé dont je viens de donner des exemples pris de la langue françoise ».
Qu’est-ce autre chose que des tropes & des métaphores continuelles,
qui favorisent cette formation des termes intellectuels ? la comparaison & la
similitude y sont sensibles : or il est constant que les hommes ont eu besoin de
très-bonne heure de cette espece de termes ; & il n’y a presque pas à douter que
l’expédient de les prendre par analogie dans l’ordre physique, ne soit aussi ancien &
ne vienne de la même source que le langage même. Voyez Langue. Nous pouvons donc croire que les tropes doivent
leur premiere origine à la nécessité, & que ce que dit Quintilien de la métaphore, est
vrai de tous les tropes, savoir que praestat ne ulli rei
nomen deesse videatur.
« La vivacité avec laquelle nous ressentons ce que nous voulons exprimer, dit avec raison M. du Marsais (
loc. cit.), excite en nous ces images ; nous en sommes occupés les premiers, & nous nous en servons ensuite pour mettre en quelque sorte devant les yeux des autres, ce que nous voulons leur faire entendre… les rhéteurs ont ensuite remarqué que telle expression étoit plus noble, telle autre plus énergique, celle-là plus agréable, celle-ci moins dure ; en un mot ils ont fait leurs observations sur le langage des hommes »
[& l’art s’est établi sur les procedés nécessaires de la nature : les différens degrés de succès des moyens suggérés par le besoin, ont servi de fondement aux regles fixées ensuite par l’art, pour ajouter l’agréable à l’utile].
« Pour faire voir que l’on
substitue quelquefois des termes figurés à la place des mots propres qui manquent, ce qui est très-véritable, Cicéron,de oratore, lib. III. n. 155. aliter xxxviij. Quintilien,Instit. VIII. vj. & M. Rollin,tom. II. pag. 246. qui pense & qui parle comme ces grands hommes, disent que c’estpar emprunt & par métaphore qu’on a appellégemmale bourgeon de la vigne, parce, disent-ils,qu’il n’y avoit point de mot propre pour l’exprimer. Mais si nous en croyons les étymologistes,gemmaest le mot propre pour signifier lebourgeonde la vigne, & ç’a été ensuite par figure que les Latins ont donné ce nom aux perles, & aux pierres précieuses. Gemmaest id quod in arboribus tumescit cùm parere incipiunt, àgeno,id est, gigno :hinc margarita & deinceps omnis lapis pretiosus diciturgemma…quod habet quoque Perottus, cujus hoec sunt verba»:
lapillos gemmas vocavere à similitudine gemmarum quas in vitibus sive arboribus cernimus ; gemmae enim propriè
sunt populi quos primò vites emittunt ; & gemmare vites dicuntur,
dum gemmas emittunt (Martinii, lexic. voce
gemma).
« gemma
oculus vitis propriè. 2. gemmadeindè generale nomen est lapidum pretiosorum(Bas. Fabri, thesaur. vocegemma). En effet, c’est toujours le plus commun & le plus connu qui est le propre, & qui se prête ensuite au sens figuré. Les laboureurs du pays latin connoissoient les bourgeons des vignes & des arbres, & leur avoient donné un nom avant que d’avoir vu des perles & des pierres précieuses ; mais comme on donna ensuite par figure & par imitation ce même nom aux perles & aux pierres précieuses, & qu’apparemment Cicéron, Quintilien, & M. Rollin ont vu plus de perles que de bourgeons de vignes, ils ont cru que le nom de ce qui leur étoit plus connu, étoit le nom propre, & que le figuré étoit celui de ce qu’ils connoissoient moins ».
III. De la maniere de faire usage des tropes. C’est particulierement
dans les tropes, dit le p. Lamy, (rhét. l. II. c. iv.)
que consistent les richesses du langage ; aussi comme le mauvais usage des grandes
richesses cause le déreglement des états, le mauvais usage des tropes
est la source de quantité de fautes que l’on commet dans le discours : c’est pourquoi il
est important de le bien regler, & pour cela les tropes doivent
surtout avoir deux qualités ; en premier lieu, qu’ils soient clairs, & fassent
entendre ce qu’on veut dire, puisque l’on ne s’en sert que pour rendre le discours plus
expressif : la seconde qualité, c’est qu’ils soient proportionnés à l’idée qu’ils doivent
réveiller.
I. Trois choses empêchent les tropes d’être clairs. 1°. S’ils sont
tirés de trop loin, & pris de choses qui ne donnent pas occasion à l’ame de penser
d’abord à ce qu’il faut qu’elle se représente pour découvrir la pensée de celui qui parle.
Pour éviter ce défaut, on doit tirer les métaphores & autres tropes
de choses sensibles & qui soient sous les yeux, dont l’image par conséquent se
présente d’elle-même sans qu’on la cherche. La sagesse divine, qui s’accommode à la
capacité des hommes, nous donne, dans les saintes Ecritures, un exemple du soin qu’on doit
avoir de se servir des choses connues à ceux qu’on instruit, lorsqu’il est question de
leur faire comprendre quelque chose de difficile. Ceux qui ont l’esprit petit, & qui
cependant osent critiquer l’Ecriture, y condamnent les métaphores & les allégories qui
y sont prises des champs, des pâturages, des brebis, des chaudieres ; ils ne prennent pas
garde que les Israélites étoient tous bergers, & qu’ainsi il n’y avoit rien qui leur
fût plus connu que le ménage de la campagne. Les prêtres, à qui l’Ecriture s’adressoit
particulierement, étoient perpétuellement occupés à tuer des bêtes dans le temple, à les
écorcher, & à les faire cuire dans les grandes cuisines qui étoient autour du temple.
Les écrivains sacrés ne pouvoient donc pas choisir des choses dont les images se
présentassent plus facilement à l’esprit des Israélites.
2°. L’idée du trope doit être tellement liée avec celle du mot propre,
qu’elles se suivent, & qu’en excitant l’une des deux, l’autre soit renouvellée. Le
défaut de cette liaison est la seconde chose qui rend les tropes
obscurs.
3°. L’usage trop fréquent des tropes est une autre cause d’obscurité.
Les tropes les plus clairs ne signifient tropes, ne se présente à l’esprit qu’après quelques
réflexions ; on s’ennuie de toutes ces réflexions, & de la peine de deviner toujours
les pensées de celui qui parle. On ne condamne pourtant ici que le trop fréquent usage des
tropes extraordinaires : il y en a qui ne sont pas moins usités que
les termes naturels ; & ils ne peuvent jamais obscurcir le discours.
II. Si je veux donner l’idée d’un rocher dont la hauteur est extraordinaire, ces termes
grand, haut, élevé, qui se disent des rochers d’une hauteur commune,
n’en feront qu’une peinture imparfaite ; mais si je dis que ce rocher semble
menacer le ciel, l’idée du ciel, qui est la chose la plus élevée
de toute la nature, l’idée de ce mot menacer, qui convient à un homme
qui est au-dessus des autres, forment l’idée de la hauteur extraordinaire que je ne
pouvois exprimer d’une autre maniere ; mais l’image auroit été excessive, si je ne disois
que le rocher semble menacer le ciel : & c’est ainsi qu’il faut
prendre garde qu’il y ait toujours quelque proportion entre l’idée naturelle du trope & celle que l’on veut rendre sensible.
« Il n’y a rien de plus ridicule en tout genre, dit M. du Marsais,
Trop. part. I. art. 7. §. 3. que l’affectation & le défaut de convenance. Moliere, dans sesprécieuses, nous fournit un grand nombre d’exemples de ces expressions recherchées & déplacées. La convenance demande qu’on dise simplement à un laquais,donnez des sieges, sans aller chercher le détour de lui dire,voiturez nous ici les commodités de la conversation, (sç. ix.) De plus les idées accessoires ne jouent point, si j’ose parler ainsi, dans le langage desprécieusesde Moliere, ou ne jouent point comme elles jouent dans l’imagination d’un homme sensé, [parce que les idées comparées n’ont entr’elles aucune liaison naturelle] :le conseiller des graces(sç. vj.), pour dire,le miroir : contentez l’envie qu’a ce fauteuil de vous embrasser(sç. ix.) pour dire,asseyez-vous.Toutes ces expressions tirées de loin & hors de leur place marquent une trop grande contention d’esprit, & font sentir toute la peine qu’on a eue à les rechercher : elles ne sont pas, s’il est permis de parler ainsi, à l’unisson du bon sens, je veux dire qu’elles sont trop éloignées de la maniere de penser de ceux qui ont l’esprit droit & juste, & qui sentent les convenances. Ceux qui cherchent trop l’ornement dans le discours, tombent souvent dans ce défaut s’en s’appercevoir ; ils se savent bon gré d’une expression qui leur paroît brillante & qui leur a couté, & se persuadent que les autres doivent être aussi satisfaits qu’ils le sont eux-mêmes.
On ne doit donc se servir de
tropesque lorsqu’ils se présentent naturellement à l’esprit ; qu’ils sont tirés du sujet ; que les idées accessoires les sont naître, ou que les bienséances les inspirent : ils plaisent alors ; mais il ne faut point les aller chercher dans la vue de plaire.Il est difficile, dit ailleurs notre grammairien philosophe,
part. III. art. 23. en parlant & en écrivant, d’apporter toujours l’attention & le discernement nécessaires pour rejetter les idées accessoires qui ne conviennent point au sujet, aux circonstances & aux idées principales que l’on met en oeuvre : de-là il est arrivé dans tous les tems que les écrivains se sont quelquefois servis d’expressions figurées qui ne doivent pas être prises pour modeles.Les regles ne doivent point être faites sur l’ouvrage d’aucun particulier ; elles doivent être puisées dans le bon sens & dans la nature ; & alors quiconque s’en éloigne, ne doit point être imité
en ce point. Si l’on veut former le goût des jeunes gens, on doit leur faire remarquer les défauts aussi-bien que les beautés des auteurs qu’on leur fait lire. Il est plus facile d’admirer, j’en conviens ; mais une critique sage, éclairée, exempte de passions & de fanatisme, est bien plus utile. Ainsi l’on peut dire que chaque siecle a pu avoir ses critiques & son
dictionnaire néologique. Si quelques personnes disent aujourd’hui avec raison ou sans fondement, (dict. néol.) qu’il regne dans le langage une affectation puérile ; que le style frivole & recherché passe jusqu’aux tribunaux les plus graves: Cicéron a fait la même plainte de son tems, (Orat. n. 96. aliter xxvij.)est enim quodaam etiam insigne & florens orationis, pictum & expolitum genus, in quo omnes verborum, omnes sententiarum illigantur lepores. Hoc totum è sophistarum sontibus defluxit in forum, &c.Au plus beau siecle de Rome, selon le p. Sanadon, (
Poés. d’Horace, tome II. p. 254.) c’est-à-dire au siecle de Jules-César & d’Auguste, un auteur a ditinfantes statuas, pour diredes statues nouvellement faites: un autre, que Jupitercrachoitla neige sur les Alpes ;Jupiter hibernas canâ niveconspuitAlpes. Horace se moque de l’un & de l’autre de ces auteurs,II. sat. vers. 40. mais il n’a pas été exemt lui même des fautes qu’il a reprochées à ses contemporains ».
[Je dois remarquer qu’Horace ne dit pas Jupiter, mais Furius (qui est le nom du poëte qu’il censure) hibernas canâ nive
conspuit Alpes.]
« Quintilien, après avoir repris dans les anciens quelques métaphores défectueuses, dit que ceux qui sont instruits du bon & du mauvais usage des figures ne trouveront que trop d’exemples à reprendre :
Quorum exempla nimiùm frequenter reprehendet, qui sciverit hoec vitia. (Instit. viij. 6.)Au reste, les fautes qui regardent les mots, ne sont pas celles que l’on doit regarder avec le plus de soin : il est bien plus utile d’observer celles qui pechent contre la conduite, contre la justesse du raisonnement, contre la probité, la droiture & les bonnes moeurs. Il seroit à souhaiter que les exemples de ces dernieres sortes de fautes fussent plus rares, ou plutôt qu’ils fussent inconnus ».
U, Subst. masc. (Gram.) c’est la vingtieme lettre de l’alphabet latin ;
elle avoit chez les Romains deux différentes significations, & étoit quelquefois
voyelle, & quelquefois consonne.
I. La lettre U étoit voyelle, & alors elle représentoit le son ou, tel que nous le faisons entendre dans fou, loup, nous,
vous, qui est un son simple, & qui, dans notre alphabet devroit avoir un
caractere propre, plutôt que d’être représenté par la fausse diphtongue ou.
De-là vient que nous avons changé en ou la voyelle u
de plusieurs mots que nous avons empruntés des Latins, peignant à la françoise la
prononciation latine que nous avons conservée : sourd, de surdus ; court, de curtus ; couteau, de culter ;
four, de furnus ; doux, de dulcis ; bouche, de
bucca ; sous, & anciennement soub, de sub ; genou, de genu ; bouillir, & anciennement boullir, de bullire, &c.
II. La même lettre étoit encore consonne chez les Latins, & elle représentoit
l’articulation sémilabiale foible, dont la forte est F ; le digamma I, que l’empereur Claude voulut introduire dans l’alphabet romain, pour
être le signe non équivoque de cette articulation, est une preuve de l’analogie qu’il y
avoit entre celle là & celle qui est représentée par F. (Voyez I.) Une autre preuve que cette articulation est en effet de l’ordre
des labiales, c’est que l’on trouve quelquefois V pour B ;
velli pour belli ; Danuvius, pour Danubius.
En prenant l’alphabet latin, nos peres n’y trouverent que la lettre U
pour voyelle & pour consonne ; & cette équivoque a subsisté long-tems dans notre
écriture : la révolution qui a amené la distinction entre la voyelle U
ou u, & la consonne V ou v, est
si peu ancienne, que nos dictionnaires mettent encore ensemble les mots qui commencent par
U & par V, ou dont la différence commence par
l’une de ces deux lettres ; ainsi l’on trouve de suite dans nos vocabulaires, utilité, vue, uvée, vuide, ou bien augment avant le mot avide ; celui-ci avant aulique, aulique avant le mot avocat, &c. C’est un reste d’abus dont je me suis déjà plaint en
parlant de la lettre I, & contre lequel je me déclare ici, autant
qu’il est possible, en traitant séparément de la voyelle U, & de la
consonne V.
U, s. m. c’est la vingt-uniéme lettre de l’alphabet françois, & la
cinquieme voyelle. La valeur propre de ce caractere est de représenter ce son sourd &
constant qui exige le rapprochement des lévres & leur projection en-dehors, & que
les Grecs appelloient upsilon.
Communément nous ne représentons en françois le son u que par cette
voyelle, excepté dans quelques mots, comme j’ai eu, tu eus, que vous eussiez, ils eurent, Eustache : heureux se prononçoit hureux il n’y a pas long-tems, puisque l’abbé Régnier & le pere Buffier le
disent expressément dans leurs grammaires françoises ; & le dictionnaire de l’académie
françoise l’a indiqué de même dans ses premieres éditions : l’usage présent est de
prononcer le même son dans les deux syllabes heu-reux.
Nous employons quelquefois u sans le prononcer après les consonnes c & g, quand nous voulons leur donner une valeur
gutturale ; comme dans cueuillir, que plusieurs écrivent cueillir, & que tout le monde prononce keuillir ; figue,
prodigue, qui se prononcent fige,
prodige, par la seule raison de l’u, qui du reste est absolument
muet.
Il est aussi presque toujours muet après la lettre q ; comme dans qualité, querelle, marqué, marquis, quolibet, queue, &c. que l’on
prononce kalité, kerelle, marké, markis, kolibet, keue.
Dans quelques mots qui nous viennent du latin, u est le signe du son
que nous représentons ailleurs par ou ; comme dans équateur, aquatique, quadrature, quadragésime, que l’on prononce ékouateur, akouatike, kouadrature, kouadragésime, conformément à la prononciation
que nous donnons aux mots latins aequator, aqua, quadrum, quadragesimus.
Cependant lorsque la voyelle i vient après qu, l’u reprend sa valeur naturelle dans les mots de pareille origine, &
nous disons, par exemple, kuinkouagésime pour quinquagésime, de même que nous disons kuinkouagesimus pour quinquagesimus.
La lettre u est encore muette dans vuide & ses
composés, où l’on prononce vide : hors ces mots, elle fait diphtongue
avec l’i qui suit, comme dans lui, cuit, muid,
&c.
V, s. m. c’est la vingt-deuxieme lettre, & la dixseptieme consonne
de notre alphabet. Elle représente, comme je l’ai déjà dit, l’articulation sémilabiale
foible, dont la forte est F ; (voyez F.) & de-là
vient qu’elles se prennent aisément l’une pour l’autre : neuf devant un
nom qui commence par une voyelle, se prononce neuv, & l’on dit neuv hommes, neuv articles, pour neuf hommes, neuf
articles : les adjectifs terminés par f, changent f en ve pour le féminin ; bref, m. breve, f. vif, m. vive, f. veuf, m. veuve, f.
Déjà avertis par la Grammaire générale de P. R. de nommer les consonnes
par l’e muet, nos peres n’en ont rien fait à l’égard de celle-ci quand
l’usage s’en introduisit ; & on l’appelle plus communément vé, que
ve.
Il paroît que c’étoit le principal caractere ancien pour représenter la voyelle & la
consonne. Il servoit à la numération romaine, où V. vaut cinq ; IV. vaut cinq moins un, ou quatre ; VI, VII,
VIII, valent cinq plus un, plus deux, plus trois, ou six, sept, huit : V = 5000.
Celles de nos monnoies qui portent la lettre V simple, ont été frappées
à Troyes : celles qui sont marquées du double W, viennent de Lille. (B. E. R. M.)
VERBE, s. m. (Gram.) en analysant avec la plus grande attention les
différens usages du verbe dans le discours, voyez Mot, art. I. j’ai cru devoir le définir, un mot qui présente à l’esprit un être indéterminé, désigné seulement par l’idée
générale de l’existence sous une relation à une modification.
L’idée de mot est la plus générale qui puisse entrer dans la notion
du verbe ; c’est en quelque sorte le genre suprème : toutes les autres
parties d’oraison sont aussi des mots.
Ce genre est restraint à un autre moins commun, par la propriété de présenter à l’esprit un être : cette propriété ne convient pas à toutes les
especes de mots ; il n’y a que les mots déclinables, & susceptibles surtout des
inflexions numériques : ainsi l’idée générique est restrainte par-là aux seules parties
d’oraison déclinables, qui sont les noms, les pronoms, verbes ; les prépositions, les adverbes, les conjonctions, &
les interjections s’en trouvent exclus.
C’est exclure encore les noms & les pronoms, & restraindre de plus en plus
l’idée générique, que de dire que le verbe est un mot
qui présente à l’esprit un être indéterminé ; car les noms & les pronoms
présentent à l’esprit des êtres déterminés.
Que faut-il ajouter pour avoir une définition complette ? Un dernier caractere qui ne
puisse plus convenir qu’à l’espece que l’on définit ; en un mot, il faut déterminer le
genre prochain par la différence spécifique. C’est ce que l’on fait aussi, quand on dit
que le verbe désigne seulement par l’idée générale de
l’existence sous une relation à une modification : voilà le caractere distinctif
& incommunicable de cette partie d’oraison.
De ce que le verbe est un mot qui présente à l’esprit un être
indéterminé, ou si l’on veut, de ce qu’il est un mot déclinable indéterminatif ; il
peut, selon les vûes plus ou moins précises de chaque langue, se revêtir de toutes les
formes accidentelles que les usages ont attachées aux noms & aux pronoms, qui
présentent à l’esprit des sujets déterminés : & alors la concordance des inflexions
correspondantes des deux especes de mots, sert à désigner l’application du sens vague de
l’un au sens précis de l’autre, & l’identité actuelle des deux sujets, du sujet
indéterminé exprimé par le verbe, & du sujet déterminé énoncé par
le nom ou par le pronom. Voyez Identité. Mais comme cette identité peut presque toujours s’appercevoir
sans une concordance exacte de tous les accidens, il est arrivé que bien des langues
n’ont pas admis dans leurs verbes toutes les inflexions imaginables
relatives au sujet. Dans les verbes de la langue françoise, les genres
ne sont admis qu’au participe passif ; la langue latine & la langue grecque les ont
admis au participe actif ; la langue hébraïque étend cette distinction aux secondes
& troisiemes personnes des modes personnels. Si l’on excepte le chinois & la
langue franque, où le verbe n’a qu’une seule forme immuable à tous
égards, les autres langues se sont moins permis à l’egard des nombres & des
personnes ; & le verbe prend presque toujours des terminaisons
relatives à ces deux points de vûe, si ce n’est dans les modes dont l’essence même les
exclut : l’infinitif, par exemple, exclut les nombres & les personnes, parce que le
sujet y demeure essentiellement indéterminé ; le participe admet les genres & les
nombres, parce qu’il est adjectif, mais il rejette les personnes, parce qu’il ne
constitue pas une proposition. Voyez Infinitif, Participe.
L’idée différencielle de l’existence sous une relation à une modification, est
d’ailleurs le principe de toutes les propriétés exclusives du verbe.
I. La premiere & la plus frappante de toutes, c’est qu’il est en quelque sorte, l’ame de nos discours, & qu’il entre nécessairement dans chacune des propositions qui en sont les parties intégrantes. Voici l’origine de cette prérogative singuliere.
Nous parlons pour transmettre aux autres nos connoissances ; & nos connoissances ne
sont rien autre chose que la vûe des êtres sous leurs attributs : ce sont les résultats
de nos jugemens intérieurs. Un jugement Voyez Proposition.
Une proposition doit être l’image de ce que l’esprit apperçoit par son jugement ; &
par conséquent elle doit énoncer exactement ce qui se passe alors dans l’esprit, &
montrer sensiblement un sujet déterminé, une modification, & l’existence
intellectuelle du sujet sous une relation à cette modification. Je dis existence intellectuelle, parce qu’en effet, il ne s’agit primitivement, dans
aucune proposition, de l’existence réelle qui suppose les êtres hors du néant ; il ne
s’agit que d’une existence telle que l’ont dans notre entendement tous les objets de nos
pensées, tandis que nous nous en occupons. Un cercle quarré, par
exemple, ne peut-avoir aucune existence réelle ; mais il a dans mon entendement une
existence intellectuelle, tandis qu’il est l’objet de ma pensée, & que je vois
qu’un cercle quarré est impossible : les idées abstraites &
générales ne sont & ne peuvent être réalisées dans la nature ; il n’existe
réellement, & ne peut exister nulle part un animal en général qui
ne soit ni homme, ni brute : mais les objets de ces idées factices existent dans notre
intelligence, tandis que nous nous occupons pour en découvrir les propriétés.
Or c’est précisément l’idée de cette existence intellectuelle sous une relation à une
modification, qui fait le caractere distinctif du verbe ; & de-là
vient qu’il ne peut y avoir aucune proposition sans verbe, parce que
toute proposition, pour peindre avec fidélité l’objet du jugement, doit exprimer
entr’autres choses, l’existence intellectuelle du sujet sous une relation à quelque
modification, ce qui ne peut être exprimé que par le verbe.
De-là vient le nom emphatique donné à cette partie d’oraison. Les
Grecs l’appelloient parole, puisque fluo, & qu’il n’a reçu
le sens de dico que par une catachrese métaphorique, la bouche étant
comme le canal par où s’ecoule la parole, & pour ainsi dire, la pensée dont elle est
l’image. Nous donnons à la même partie d’oraison le nom de verbe, du
latin verbum, qui signifie encore la parole prise
matériellement, c’est-à-dire en tant qu’elle est le produit de l’impulsion de l’air
chassé des poumons & modifié, tant par la disposition particuliere de la bouche, que
par les mouvemens subits & instantanées des parties mobiles de cet organe. C’est
Priscien (lib. VIII. de verbo init.) qui est le garant de cette étymologie : verbum à verberatu
aeris dicitur, quod commune accidens est omnibus partibus orationis. Priscien a
raison ; toutes les parties d’oraison étant produites par le même méchanisme, pouvoient
également être nommées verba, & elles l’étoient effectivement en
latin : mais c’étoit alors un nom générique, au lieu qu’il étoit spécifique quand on
l’appliquoit à l’espece dont il est ici question : Praecipuè in hâc
dictione quasi proprium ejus accipitur quâ frequentiùs utimur in oratione. (Id.
ib.) Telle est la raison que Priscien donne de cet usage : mais il me semble que
ce n’est l’expliquer qu’à demi, puisqu’il reste encore à dire pourquoi nous employons si
fréquemment le verbe dans tous ces discours.
C’est qu’il n’y a point de discours sans proposition ; point de proposition qui n’ait à
exprimer l’objet d’un jugement ; point d’expression de cet objet qui n’énonce un sujet
déterminé, une modification verbe, & qui en fait entre tous les mots, le mot
par excellence.
J’ajoute que c’est cette idée de l’existence intellectuelle,
qu’entrevoit l’auteur de la grammaire générale dans la signification
commune à tous les verbe, & propre à cette seule espece,
lorsqu’après avoir remarque tous les défauts des définitions données avant lui, il s’est
arrêté à l’idée d’affirmation. Il sentoit que la nature du verbe devoit le rendre nécessaire à la proposition ; il n’a pas vû assez
nettement l’idée de l’existence intellectuelle, parce qu’il n’est pas
remonté jusqu’à la nature du jugement intérieur ; il s’en est tenu à l’affirmation, parce qu’il n’a pris garde qu’à la proposition même. Je ferai
là-dessus quelques observations assez naturelles.
1°. L’affirmation est un acte propre à celui qui parle ; &
l’auteur de la grammaire générale en convient lui-même. (Part. Il. c. xiij. édit. 1756.)
« Et l’on peut, dit-il, remarquer en passant que l’
affirmation, en tant que conçue, pouvant être aussi l’attribut duverbe, comme dansaffirmo, ceverbesignifie deuxaffirmations, dont l’une regarde la personne qui parle, & l’autre la personne de qui on parle, soit que ce soit de soi-même, soit que ce soit d’un autre. Car quand je dis,Petrus affirmat, affirmatest la même chose queest affirmans ;& alorsestmarquemon Affirmation, ou le jugement que je fais touchant Pierre ; &affirmans, l’affirmationque je conçois & que j’attribue à Pierre ».
Or, le verbe étant un mot déclinable indéterminatif, est sujet aux
lois de la concordance par raison d’identité, parce qu’il désigne un sujet quelconque
sous une idée générale applicable à tout sujet déterminé qui en est susceptible. Cette
idée ne peut donc pas être celle de l’affirmation, qui est reconnue
propre à celui qui parle, & qui ne peut jamais convenir au sujet dont on parle,
qu’autant qu’il existe dans l’esprit avec la relation de convenance à cette maniere
d’être, comme quand on dit, Petrus affirmat.
2°. L’affirmation est certainement opposée à la négation : l’une est la marque que le sujet existe sous la relation de
convenance à la maniere d’être dont il s’agit ; l’autre, que le sujet existe avec la
relation de disconvenance à cette maniere d’ètre. C’est à-peu-près l’idée que l’on en
prendroit dans l’Art de penser. (Part. II. ch.iij.) Je l’étendrois
encore davantage dans le grammatical, & je dirois que l’affirmation est la simple position de la signification de chaque mot, & que
la négation en est en quelque maniere la destruction. Aussi l’affirmation se manifeste assez par l’acte même de la parole, sans avoir
besoin d’un mot particulier pour devenir sensible, si ce n’est quand elle est l’objet
spécial de la pensée & de l’expression ; il n’y a que la négation qui doit être
exprimée. C’est pour cela même que dans aucune langue, il n’y a aucun mot destiné à
donner aux autres mots un sens affirmatif, parce qu’ils le sont tous essentiellement ;
il y en a au contraire, qui les rendent négatifs, parce que la négation est contraire à
l’acte simple de la parole, & qu’on ne la suppléeroit jamais si elle n’étoit
exprimée : malè, non malè ; doctus, non doctus ; audio, non audio. Or,
si tout mot est affirmatif par nature, comment l’affirmation peut-elle
être le caractere distinctif du verbe ?
3°. On doit regarder comme incomplette, & conséquemment comme vicieuse, toute
définition du verbe qui n’assigne pour objet de sa signification,
qu’une simple modification qui peut être comprise dans la signification de plusieurs
autres especes de mots : or, l’idée de l’affirmation est dans ce cas,
puisque affirmation, affirmatif, affirmativement,
oui, expriment l’affirmation sans être verbes.
Je sais que l’auteur a prévû cette objection, & qu’il croit la résoudre en
distinguant l’affirmation conçue, de l’affirmation
produite, & prenant celle-ci pour caractériser le verbe. Mais,
j’ose dire, que c’est proprement se payer de mots, & laisser subsister un vice qu’on
avoue. Quand on supposeroit cette distinction bien claire, bien précise, & bien
fondée ; le besoin d’y recourir pour justifier la définition générale du verbe, est une preuve que cette définition est au-moins louche, qu’il falloit la
rectifier par cette distinction, & que peut-être l’eût-on fait, si l’on n’avoit
craint de la rendre d’ailleurs trop obscure.
4°. L’auteur sentoit très-bien lui-même l’insuffisance de sa définition, pour rendre
raison de tout ce qui appartient au verbe. C’est, selon lui, un mot dont le principal usage est de désigner
l’affirmation … l’on s’en sert encore pour signifier d’autres mouvemens de notre
ame, … mais ce n’est qu’en changeant d’inflexion & de mode, & ainsi nous ne
considérons le verbe dans tout ce chapitre, (c. xiij. Part. II. éd.
1756.) que selon sa principale signification, qui est celle qu’il a à l’indicatif. Il
faut remarquer, dit-il ailleurs, (
Je remarquerai à ce sujet que tous les modes, sans exception, ont été dans tous les
tems réputés appartenir au verbe, & en être des parties
nécessaires ; que tous les grammairiens les ont disposés systématiquement dans la
conjugaison ; qu’ils y ont été forcés par l’unanimité des usages de tous les idiomes,
qui en ont toujours formé les diverses inflexions par des générations régulieres entées
sur un radical commun ; que cette unanimité ne pouvant être le résultat d’une convention
formelle & réfléchie, ne sauroit venir que des sugestions secretes de la nature, qui
valent beaucoup mieux que toutes nos réflexions ; & qu’une définition qui ne peut
concilier des parties que la nature elle-même semble avoir liées, doit être bien
suspecte à quiconque connoît les véritables fondemens de la raison.
II. L’idée de l’existence intellectuelle sous une relation à une modification, est
encore ce qui sert de fondement aux différens modes du verbe, qui
conserve dans tous sa nature, essentiellement indestructible.
Si par abstraction, l’on envisage comme’un être déterminé, cette existence d’un sujet
quelconque sous une relation à une modification ; le verbe devient
nom, & c’en est le mode infinitif. Voyez Infinitif.
Si par une autre abstraction, on envisage un être indéterminé, désigné seulement par
cette idée de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification, comme
l’idée d’une qualité faisant partie accidentelle de la nature quelconque du sujet ; le
verbe devient adjectif, & c’en est le mode participe. Voyez Participe.
Ni l’un ni l’autre de ces modes n’est personnel, c’est-à-dire qu’ils n’admettent point
d’inflexions relatives aux personnes, parce que l’un & l’autre expriment de simples
idées ; l’un, un être déterminé par sa nature ; l’autre, un être indéterminé désigné
seulement par une partie accidentelle de sa nature ; mais ni l’un ni l’autre n’exprime
l’objet d’un jugement verbe des
terminaisons qui caractérisent la relation du sujet à l’acte de la parole. Voyez Personne.
Mais si l’on emploie en effet le verbe pour énoncer actuellement
l’existence intellectuelle d’un sujet déterminé sous une relation à une modification,
c’est-à-dire s’il sert à faire une proposition, le verbe est alors
uniquement verbe, & c’en est un mode personnel.
Ce mode personnel est direct, quand il constitue l’expression immédiate de la pensée
que l’on veut manifester ; tels sont l’indicatif, l’impératif, & le suppositif, voyez ces mots. Le mode personnel est indirect ou
oblique, quand il ne peut servir qu’à constituer une proposition incidente subordonnée à
un antécédent ; tels sont l’optatif & le subjonctif. Voyez ces
mots.
Il est évident que cette multiplication des aspects sous lesquels on peut envisager
l’idée spécifique de la nature du verbe, sert infiniment à en
multiplier les usages dans le discours, & justifier de plus en plus le nom que lui
ont donné par excellence les Grecs & les Romains, & que nous lui avons conservé
nous-mêmes.
III. Les tems dont le verbe seul paroît susceptible, supposent
apparemment dans cette partie d’oraison, une idée qui puisse servir de fondement à ces
métamorphoses & qui en rendent le verbe susceptible. Or il est
évident que nulle autre idée n’est plus propre que celle de l’existence à servir de
fondement aux tems, puisque ce sont des formes destinées à marquer les diverses
relations de l’existence à une époque. Voyez Tems.
De-là vient que dans les langues qui ont admis la déclinaison effective, il n’y a aucun
mode du verbe qui ne se conjugue par tems ; les modes impersonnels
comme les personnels, les modes obliques comme les directs, les modes mixtes comme les
purs : parce que les tems tiennent à la nature immuable du verbe, à
l’idée générale de l’existence.
Jules-César Scaliger les croyoit si essentiels à cette partie d’oraison, qu’illes a
pris pour le caractere spécifique qui la distingue de toutes les autres : tempus autem non videtur esse affectus verbi, sed differentia
formalis propter quam verbum ipsum verbum est.
(de caus.L.L. lib. V. cap. cxxj.) Cette considération dont il est aisé maintenant
d’apprécier la juste valeur, avoit donc porté ce savant critique à définir ainsi cette
partie d’oraison :
Il s’est trompé en ce qu’il a pris une propriété accidentelle du verbe, pour l’essence même. Ce ne sont point les tems qui constituent la nature
spécifique du verbe ; autrement il faudroit dire que la langue
franque, la langue chinoise, & apparemment bien d’autres, sont destituées de verbes, puisqu’il n’y a dans ces idiomes aucune espece de mot qui y
prenne des formes temporelles ; mais puisque les verbes sont
absolument nécessaires pour exprimer les objets de nos jugemens, qui sont nos
principales & peut-être nos seules pensées ; il n’est pas possible d’admettre des
langues sans verbes, à moins de dire que ce sont des langues avec
lesquelles on ne sauroit parler. La vérité est qu’il y a des verbes
dans tous les idiomes ; que dans tous ils sont caractérisés par l’idée générale de
l’existence intellectuelle d’un sujet indéterminé sous une relation à une maniere
d’être ; que dans tous en conséquence, la déclinabilité par tems en est une propriété
essentielle ; mais qu’elle n’est qu’en puissance dans les uns, tandis qu’elle est en
acte dans les autres.
Si l’on veut admettre une métonymie dans le nom verbe en
leur langue, il y aura assez de justesse : ils l’appellent das
zeit-wort ; le mot zeit wort est compose de zeit (tems), & de wort (mot), comme si nous disions le mot du tems. Il y a apparence que ceux qui introduisirent les
premiers cette dénomination, pensoient sur le verbe comme Scaliger ;
mais on peut la rectifier, en supposant, comme je l’ai dit, une métonymie de la mesure
pour la chose mesurée, du tems pour l’existence.
IV. La définition que j’ai donnée du verbe, se prête encore avec
succès aux divisions reçues de cette partie d’oraison ; elle en est le fondement le plus
raisonnable, & elle en reçoit, comme par réflexion, un surcroît de lumiere qui en
niet la vérité dans un plus grand jour.
1°. La premiere division du verbe est en substantif
& en adjectif ; dénominations auxquelles je voudrois que l’on
substituât celles d’abstrait & de concret. Voy.
Substantif, art. II.
Le verbe substantif ou abstrait est celui qui désigne par l’idée
générale de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification quelconque,
qui n’est point comprise dans la signification du verbe, mais qu’on
exprime séparément ; comme quand on dit, Dieu est
éternel, les hommes sont mortels.
Le verbe adjectif ou concret est celui qui désigne par l’idée
générale de l’existence intellectuelle sous une relation à une modification déterminée,
qui est comprise dans la signification du verbe ; comme quand on dit,
Dicu existe, les hommes mourront.
Il suit de ces deux définitions qu’il n’y a point de verbe adjectif
ou concret, qui ne puisse se décomposer par le verbe substantif ou
abstrait être. C’est une conséquence avouée par tous les grammairiens,
& fondée sur ce que les deux especes désignent également par l’idée générale de
l’existence intellectuelle ; mais que le verbe adjectif renferme de
plus dans sa signification l’idée accessoire d’une modification déterminée, qui n’est
point comprise dans la signification du verbe substantif. On doit donc
trouver dans le verbe substantif ou abstrait, la pure nature du verbe en général ; & c’est pour cela que les philosophes enseignent
qu’on auroit pu, dans chaque langue, n’employer que ce seul verbe, le
seul en effet qui soit demeuré dans la simplicité de la signification originelle &
essentielle, ainsi que l’a remarqué l’auteur de la grammaire générale.
(Part. II. chap. xiij. édit 1756.)
Quelle est donc la nature du verbe étre, ce
« Oultre ces trois sortes, il y a le
verbenommé substantif, qui estestre: qui ne signifieactionnepassion, mais seulement il dénote l’estre&existenceousubsistanced’une chascune chose qui est signifiée par le nom joinct avec lui : commeje suis, tu es, il est.Toutesfois il est si nécessaire à toutes actions & passions, que nous ne trouveronsverbesqui ne se puissent resouldre par luy ».
Ce savant typographe, qui ne pensoit pas à faire entrer dans la signification du verbe l’idée de l’affirmation, n’y a vu que ce qui est
en effet l’idée de l’existence ; & sans les préjugés, personne n’y
verroit rien autre chose.
J’ajoute seulement que c’est l’idée de l’existence intellectuelle, & je me fonde
sur ce que j’ai déja allégué, que les êtres abstraits & généraux, qui n’ont & ne
peuvent avoir aucune existence réelle, peuvent verbe substantif.
Mais je ne déguiserai pas une difficulté que l’on peut faire avec assez de
vraissemblance contre mon opinion, & qui porte sur la propriété qu’a le verbe étre, d’être quelquefois substantif ou abstrait,
& quelquefois adjectif ou concret : quand il est adjectif, pourroit-on dire, outre
sa signification essentielle, il comprend encore celle de l’existence ; comme dans cette
phrase,
Cette objection n’est rien moins que victorieuse, & j’en ai déja préparé la
solution, en distinguant plus haut l’existence intellectuelle & l’existence réelle.
Etre est un verbe substantif, quand il n’exprime
que l’existence intellectuelle : quand je dis, par exemple, Dieu est tout-puissant, il ne s’agit point ici de l’existence réelle
de Dieu, mais seulement de son existence dans mon esprit sous la relation de convenance
à la toute-puissance ; ainsi
Quoique le verbe être puisse donc devenir adjectis
au moyen de l’idée accessoire de l’existence réelle, il ne s’ensuit point que l’idée de
l’existence intellectuelle ne soit pas l’idée propre de sa signification spécifique. Que
dis je ? il s’ensuit au-contraire qu’il ne désigne par aucune autre-idée, quand il est
substantif, que par celle de l’existence intellectuelle ; puisqu’il exprime
nécessairement
Il faut observer que cette réflexion est d’autant plus pondérante, qu’elle porte sur un
usage universel & commun à toutes les langues connues & cultivées, & qu’on
ne s’est avisé dans aucune de changer le verbe substantif en adjectif,
par l’addition accessoire d’une idée déterminée autre que celle de l’existence réelle,
parce qu’aucune autre n’est si analogue à celle qui constitue l’essence du verbe substantif, savoir l’existence intellectuelle. Dans tous les autres verbes adjectifs, le radical du substantif est détruit, il ne paroît que
celui de l’idée accessoire de la modification déterminée ; & les seules terminaisons
rappellent l’idée fondamentale de l’existence intellectuelle, qui est un élément
nécessaire dans la signification totale des verbes adjectifs.
2°. Les verbes adjectifs se soudivisent communément en actifs,
passifs, & neutres. Cette division s’accommode d’autant mieux avec la definition
générale du verbe, qu’elle porte immédiatement sur l’idée accessoire
de la modification déterminée qui rend concret le sens des verbes
adjectifs : car un verbe adjectif est actif, passif ou neutre, selon
que la modification déterminée, dont l’idée accessoire modifie celle de l’existence
intellectuelle, est une action du sujet, ou une impression produite dans le sujet sans
concours de sa part, ou simplement un état qui n’est dans le sujet Voyez Actif, Passif, Neutre, Relatif, art. I.
Toutes les autres divisions du verbe adjectif, ou en absolu &
relatif, ou en augmentatif, diminutif, fréquentatif, inceptif, imitatif, &c. ne portent pareillement que sur de nouvelles idées accessoires ajoutées
à celle de la modification déterminée qui rend concret le sens du verbe adjectif ; & par conséquent elles sont toutes conciliables avec la
définition générale, qui suppose toujours l’idée de cette modification déterminée.
Après ce détail où j’ai cru devoir entrer, pour justifier chacune des idées
élémentaires de la notion que je donne du verbe, détail qui comprend,
par occasion, l’examen des définitions les plus accréditées jusqu’à présent ; celle de
P. R. & celle de Scaliger ; je me crois assez dispensé d’examiner les autres qui ont
été proposées ; si j’ai bien établi la mienne, les voila suffisamment refutées, & je
ne ferois au-contraire qu’embarrasser de plus en plus la matiere, s’il reste encore
quelque doute sur ma définition. Je n’ajouterai donc plus qu’une remarque pour achever,
s’il est possible, de répandre la lumiere sur l’ensemble de toutes les idées que j’ai
réunies dans la définition générale du verbe.
La grammaire générale dit que c’est un mot dont le
principal usage est de signifier l’affirmation. Cette idée de l’affirmation, que j’ai rejettée, n’est pas la seule chose que l’on puisse
reprocher à cette définition, & en y substituant l’idée que j’adopte de l’existence intellectuelle, je définirois encore mal le verbe, si je disois simplement que c’est un met dont le principal
usage est de signifier l’existence intellectuelle, ou même plus briévement &
avec plus de justesse, un mot qui signifie l’existence intellectuelle.
Cette définition ne suffiroit pas pour expliquer tout ce qui appartient à la chose
définie ; & c’est un principe indubitable de la plus saine logique, qu’une
définition n’est exacte qu’autant qu’elle contient clairement le germe de toutes les
observations qui peuvent se faire sur l’objet défini. C’est pourquoi je dis que le verbe est un mot déclinable indéterminatif qui désigne
seulement par l’idée générale de l’existence intellectuelle, sous une relation à une
modification.
Je sais bien que cette définition sera trouvée longue par ceux qui n’ont point d’autre moyen que la toise, pour juger de la briéveté des expressions ; mais j’ose esperer qu’elle contentera ceux qui n’exigent point d’autre briéveté que de ne rien dire de trop. Or :
1°. Je dis en premier lieu que c’est un mot déclinable, afin
d’indiquer le fondement des formes qui sont communes au verbe, avec
les noms & les pronoms ; je veux dire les nombres sur-tout, & quelquefois les
genres.
2°. Je dis un mot déclinable indéterminatif ; & par là je pose le
fondement de la concordance du verbe, avec le sujet déterminé auquel
on l’applique.
3°. J’ajoute qu’il désigne par l’idée générale de l’existence, &
voila bien nettement l’origine des formes temporelles, qui sont exclusivement propres au
verbe, & qui expriment en effet les diverses relations de
l’existence à une époque.
4°. Je dis que cette existence est intellectuelle ;
& par-là je prépare les moyens d’expliquer la nécessité du verbe
dans toutes les propositions, parce qu’elles expriment l’objet intérieur de nos
jugemens ; je trouve encore dans les différens aspects de cette idée de l’existence intellectuelle, le fondement des modes dont le verbe, & le verbe seul, est susceptible.
5°. Enfin je dis l’existence intellectuelle sous une relation à une
modification : & ce dernier trait, en facilitant l’explication du rapport
qu’a le verbe à l’expression de nos jugemens objectifs, don ne lieu de
diviser verbe en substantif & adjectif, selon que
l’idée de la modification y est indéterminée ou expressément déterminée ; & de
soudiviser ensuite les verbes adjectifs en actifs, passifs, ou
neutres, en absolus ou relatifs, &c. selon les différences
essentielles ou accidentelles de la modification déterminée qui en rend le sens
concret.
J’ose donc croire que cette définition ne renferme rien que de nécessaire à une
définition exacte, & qu’elle a toute la briéveté compatible avec la clarté,
l’universalité & la proprieté qui doivent lui convenir ; clarté qui doit la rendre
propre à faire connoître la nature de l’objet défini, & à en expliquer toutes les
propriétés essentielles ou accidentelles : universalité qui doit la rendre applicable à
toutes les especes comprises sous le genre défini, & à tous les individus de ces
especes, sous quelque forme qu’ils paroissent : propriété enfin, qui la rend
incommunicable à tout ce qui n’est pas verbe. (B. E. R. M.)
VOCATIF, s. m. (Gram.) dans les langues qui ont admis des cas pour les
noms, les pronoms & les adjectifs, le vocatif est un cas qui ajoute,
à l’idée primitive du mot décliné, l’idée accessoire d’un sujet à la seconde personne. Dominus est au nominatif, parce qu’il présente le seigneur comme le sujet dont on parle, quand on dit, par exemple, Dominus regit me, & nihil mihi deerit in loco pascua ubi me collocavit (Ps.
xxij.), ou comme le sujet qui parle, par exemple, dans cette phrase, ego Dominus respondebo ei in multitudine immunditiarum suarum (Ezech. xiv. 4.).
Mais Domine est au Vocatif, parce qu’il présente le
Seigneur, comme le sujet à qui l’on parle de lui-même, comme dans
cette phrase, exaudi Domine vocem meam, quâ clamavi ad te (Ps. xxvj.).
Voici les conséquences de la définition de ce cas.
1°. Le pronom personnel ego ne peut point avoir de vocatif ; parce qu’ego étant essentiellement de la premiere
personne, il est essentiellement incompatible avec l’idée accessoire de la seconde.
2°. Le pronom réflechi sui ne peut pas avoir non plus de vocatif ; parce qu’il n’est pas plus susceptible de l’idée accessoire de la
seconde personne, étant nécessairement de la troisieme. D’ailleurs étant réfléchi, il
n’admet aucun cas qui puisse indiquer le sujet de la proposition, comme je l’ai fait voir
ailleurs. Voyez Reciproque.
3°. Le pronom de la seconde personne ne peut point avoir de nominatif ; parce que l’idée
de la seconde personne étant essentielle à ce pronom, elle se trouve nécessairement
comprise dans la signification du cas qui le présente, comme sujet de la proposition,
lequel est par conséquent un véritable vocatif. Ainsi c’est une erreur à
proscrire des rudimens, que d’appeller nominatif le premier cas du pronom tu, soit au singulier, soit au pluriel.
4°. Les adjectifs possessifs tuus & vester ne
peuvent point admettre le vocatif. Ces adjectifs désignent par l’idée
générale d’une dépendance relative à la seconde personne : voyez Possessif. Quand on fait usage de ces adjectifs, c’est pour qualifier les
êtres dont on parle, par l’idée de cette dépendance ; & ces êtres doivent être
différens de la seconde personne dont ils dépendent, par la raison même de leur
dépendance : donc ces êtres ne peuvent jamais, dans cette hypothèse, se confondre avec la
seconde personne ; & par conséquent, les adjectifs possessifs qui tiennent à cette
hypothèse, ne peuvent jamais admettre le vocatif, qui la détruiroit en
effet.
Ce doit être la même chose de l’adjectif national vestras, & pour
la même raison.
5°. Le vocatif & le nominatif pluriels sont toujours semblables
entr’eux, dans toutes les déclinaisons greques & latines ; & cela est encore vrai
de bien des noms au singulier, dans l’une & dans l’autre langue.
C’est que la principale fonction de ces deux cas est d’ajouter à la signification
primitive du mot, l’idée accessoire du sujet de la proposition, qu’il est toujours
essentiel de rendre sensible : au-lieu que l’idée accessoire de la personne n’est que
secondaire, parce qu’elle est moins importante, & qu’elle se manifeste assez par le
sens de la proposition, ou par la terminaison même du verbe dont le sujet est indéterminé
à cet égard. Dans Deus miseretur, le verbe indique assez que Deus est la troisieme personne ; & dans Deus
miserere, le verbe marque suffisamment que Deus est à la
seconde : ainsi Deus est au nominatif, dans le premier exemple, & au
vocatif dans le second ; quoique ce soit le même cas matériel.
Cette approximation de service dans les deux cas, semble justifier ceux qui les mettent
de suite & à la tête de tous les autres, dans les paradigmes des déclinaisons : &
je joindrois volontiers cette réflexion à Voyez Paradigme. (B. E. R. M.)
Voix, s. f. (Gram.) c’est un terme propre au
langage de quelques grammaires particulieres, par exemple, de la grammaire grecque &
de la grammaire latine. On y distingue la voix active & la voix passive.
La voix active est la suite des inflexions & terminaisons entées
sur une certaine racine, pour en former un verbe qui a la signification active.
La voix passive est une autre suite d’inflexions & de
terminaisons entées sur la même racine, pour en former un autre verbe qui a la
signification passive.
Par exemple, en latin, amo, amas, amat, &c. sont de la voix active ; amor, amaris, amatur, &c. sont de la
voix passive : les unes & les autres de ces inflexions sont
entées sur le même radical am, qui est le signe de ce sentiment de
l’ame qui lie les hommes par la bienveillance : mais à la voix active,
il est présenté comme un sentiment dont le sujet est le principe ; & à la voix passive, il est simplement montré comme un sentiment dont le sujet
en est l’objet plutôt que le principe.
La génération de la voix active & de la voix
passive en général, si on la rapporte au radical commun, appartient donc à la dérivation
philosophique ; mais quand on tient une fois le premier radical voix est du ressort
de la dérivation grammaticale. Voyez Formation.
J’ai déja remarqué ailleurs que ce qu’on a coutume de regarder en hébreu comme
différentes conjugaisons d’un même verbe, est plutôt une suite de différentes voix. La raison en est que ce sont autant de suites différentes des
inflexions & terminaisons verbales entées sur un même radical, & différenciées
entre elles par la diversité des sens accessoires ajoutées à celui de l’idée radicale
commune.
Par exemple, mésar, en lisant
selon Masclef,) tradidit ; traditus est ; tradere fecit ; tradere factus est, selon l’interprétation de Masclef,
laquelle veut dire effectum est ut traderetur ; ou hethmésar) se ipsum
tradidit.
« On voit, dit M. l’Abbé Ladvocat (
Gramm. hebr. pag. 74.) que les conjugaisons en hébreu ne sont pas différentes, selon les différens verbes, comme en grec, en latin ou en françois ; mais qu’elles ne sont que le même verbe conjugué différemment, pour exprimer ses différentes significations, & qu’il n’y a en hébreu, à proprement parler, qu’une seule conjugaison sous sept formes ou manieres différentes d’exprimer la signification d’un même verbe ».
Il est donc évident que ces différentes formes différent entre elles, comme la forme
active & la forme passive dans les verbes grecs ou latins ; & qu’on auroit pû,
peut-être même qu’on auroit dû, donner également aux unes & aux autres le nom de voix. Si l’on avoit en outre caractérisé les voix
hébraïques par des épithetes propres à désigner les idées accessoires qui les
différencient ; on auroit eu une nomenclature plus utile & plus lumineuse que celle
qui est usitée. (B. E. R. M.)
VOYELLE, s. f. (Gram.) La voix humaine comprend deux sortes d’élémens,
le son & l’articulation. Le son est une simple émission de la voix, dont les
différences essentielles dépendent de la forme du passage que la bouche prête à l’air qui
en est la matiere. L’articulation est le degré d’explosion que reçoivent les sons, par le
mouvement subit & instantané de quelqu’une des parties mobiles de l’organe. Voyez h.
L’écriture qui peint la parole en en représentant les élémens dans leur ordre naturel,
par des signes d’une valeur arbitraire & constatée par l’usage que l’on nomme lettres, doit donc comprendre pareillement deux sortes de lettres ; les
unes doivent être les signes représentatifs des sons, les autres doivent être les signes
représentatifs des articulations : ce sont les voyelles & les
consonnes.
Les voyelles sont donc des lettres consacrées par l’usage national à la
représentation des sons.
« Les
voyelles, dit M. du Marsais (Consonne), sont ainsi appellées du motvoix, parce qu’elles se font entendre par elles-mêmes, elles forment toutes seules un son, unevoix» :
c’est-à-dire, qu’elles représentent des sons qui peuvent se faire entendre sans le
secours des articulations ; au lieu que les consonnes, qui sont destinées par l’usage
national à la représentation des articulations, ne représentent en conséquence rien qui
puisse se faire entendre seul, parce que l’explosion d’un son ne peut exister sans le son,
de même qu’aucune modification ne peut exister sans l’être, qui est modifié : de là vient
le nom de consonne, (qui sonne avec) parce que l’articulation
représentée ne devient sensible qu’avec le son qu’elle modifie.
J’ai déja remarqué (Lettres) que l’on a compris sous le nom général de
lettres, les signes & les choses signifiées, ce qui aux yeux de la
philosophie est un abus, comme c’en étoit un aux yeux de Priscien. (Lib. I.
de litterâ.) Les choses signifiées auroient dû garder le nom général d’élémens, & les noms particuliers de sons & d’articulations ; & il auroit fallu donner exclusivement aux signes le
nom général de lettres, & les noms spécifiques de voyelles & de consonnes. Il est certain que ces dernieres
dénominations sont en françois du genre féminin, à cause du hom général lettres, comme si l’on avoit voulu dire lettres voyelles, lettres
consonnes.
Cependant l’auteur anonyme d’un traité des sons de la langue françoise
(Paris 160. in 8°.) se plaint au contraire, d’une expression ordinaire qui rentre
dans la correction que j’indique : voici comme il s’en explique. (Part. I.
pag. 3.)
« Plusieurs auteurs disent que
les voyelles & les consonnes sont des lettres.C’est comme si on disoit que les nombres sont des chiffres. Lesvoyelles& les consonnes sont des sons que les lettres représentent, comme les chiffres servent à représenter les nombres. En effet, on prononçoit des consonnes & desvoyellesavant qu’on eût inventé les lettres. »
Il me semble, au contraire, que quand on dit que les voyelles & les
consonnes sont des sons, c’est comme si l’on disoit que les chiffres sout des nombres ;
sans compter que c’est encore un autre abus de désigner indistinctement par le mot de sons tous les élémens de la voix. J’ajoûte que l’on prononçoit des sons
& des articulations avant qu’on eût inventé les lettres, cela est dans l’ordre ; mais
loin que l’on prononçât alors des consonnes & des voyelles, on n’en
prononce pas même aujourd’hui que les lettres sont connues ; parce que, dans la rigueur
philosophique, les voyelles & les consonnes, qui sont des especes de
lettres, ne sont point sonores, ce sont des signes muets des élémens sonores de la
voix.
Au reste, le même auteur ajoute :
« on peut cependant bien dire que ces lettres
a, e, i, &c.sont des voyelles, & que ces autresb, c, d, &c. sont des consonnes, parce que ces lettres réprésentent desvoyelles& des consonnes ».
Il est assez singulier que l’on puisse dire que des lettres sont voyelles & consonnes, & que l’on ne puisse pas dire réciproquement que les
voyelles & les consonnes sont des lettres ? je crois que la
critique exige plus de justesse.
Selon le p. Lami, (Rhét. liv. III. chap. iij. pag. 202.) On peut dire que
les voyelles sont au regard des lettres qu’on appelle consonnes,
ce qu’est le son d’une flûte aux différentes modifications de ce même son,
que font les doigts de celui qui joue de cet instrument. Le p. Lami parle ici le
langage ordinaire, en désignant les objets par les noms mêmes des signes. M. du Marsais,
parlant le même langage, a vu les choses sous un autre aspect, dans la même comparaison
prise de la flûte : tant que celui qui en joue, dit-il, (Consonne.) y souffle de l’air, on entend le propre son au trou que
les doigts laissent ouvert… Voilà précisément la voyelle : chaque
voyelle exige que les organes de la bouche soient dans la situation requise
pour faire prendre à l’air qui sort de la trachée-artère la modification propre à
exciter le son de telle ou telle voyelle. La situation qui doit faire
entendre l’a, n’est pas la même que celle qui doit exciter le son de
l’i. Tant que la situation des organes subsiste dans le même état, on
entend la même voyelle aussi long-tems que la respiration peut fournir
& air. Ce qui marquoit, selon le P. Lami, la différence des voyelles aux consonnes, ne marque, selon M. du Marsais, que la différence des voyelles entr’elles ; & cela est beaucoup plus juste & plus vrai.
Mais l’encyclopédiste n’a rien trouvé dans la flûte qui pût caractériser les consonnes,
& il les a comparées à l’effet que produit le battant d’une cloche, ou le marteau sur
l’enclume.
M. Harduin, dans une dissertation sur les voyelles &
les consonnes qu’il a publiée (en 1760.) à l’occasion d’un extrait critique de
l’abregé de la Grammaire françoise par
M. l’abbé de Wally, a repris (
« la bouche & une flûte sont deux corps, dans la concavité desquels ils faut également faire entrer de l’air pour en tirer du son. Les
voyellesrépondent aux tons divers causés par la diverse application des doigts sur lestrous de la flûte ; & les consonnes répondent aux coups de langue qui précedent ces tons. Plusieurs notes coulées sur la flûte sont, à certains égards, comme autant de voyellesqui se suivent immédiatement ; mais si ces notes sont frappées de coups de langue, elles ressemblent à desvoyellesentremêlées de consonnes ».
Il me semble que voilà la comparaison amenée au plus haut degré de justesse dont elle
soit susceptible, & j’ai appuyé volontiers sur cet objet, afin de rendre plus sensible
la différence réelle des sons & des articulations, & conséquemment celle des voyelles & des consonnes qui les représentent.
J’ai observé (art.
Lettres.) que notre langue paroît avoir admis huit sons fondamentaux,
qu’on auroit pû représenter par autant de voyelles différentes ; &
que les autres sons usités parmi nous dérivent de quelqu’un de ces huit premiers, par des
changemens si légers & d’ailleurs si uniformes, qu’on auroit pû les figurer par
quelques caracteres accessoires. Voici les huit sons fondamentaux rangés selon l’analogie
des dispositions de la bouche, nécessaires à leur production.
I. La bouche est simplement plus ou moins ouverte pour la génération des quatre premiers
sons qui retentissent dans la cavité de la bouche : je les appellerois volontiers des sons
retentissans, & les voyelles qui les
représenteroient seroient pareillement nommées voyelles
retentissantes.
Les levres, pour la génération des quatre derniers, se rapprochent ou se portent en avant
d’une maniere si sensible, qu’on pourroit les nommer sons labiaux, &
donner aux voyelles qui les représenteroient le nom de labiales.
II. Les deux premiers sons de chacune de ces deux classes sont susceptibles de
variations, dont les autres ne s’accommodent pas. Ainsi l’on pourroit, sous ce nouvel
aspect, distinguer les huit sons fondamentaux en deux autres classes ; savoir, quatre sons
variables, & quatre sons constans : les voyelles qui les représenteroient recevroient les mêmes dénominations.
1°. Les sons variables que M. Duclos (Rem. sur le chap. j. de la part. I. de la Gramm.
gén.) appelle grandes voyelles, sont les deux premiers sons
retentissans a, ê, & les deux premiers labiaux eu,
o ; chacun de ces sons peut être grave ou aigu, oral ou nasal.
Un son variable est grave, lorsqu’étant obligé d’en traîner davantage
la prononciation, & d’appuyer, pour ainsi dire, dessus, on sent qu’indépendamment de
la longueur, l’oreille apperçoit dans la nature même du son quelque chose de plus plein
& plus marqué. Un son variable est aigu, lorsque passant plus
légerement sur sa prononciation, l’oreille y apperçoit quelque chose de moins nourri &
de moins marqué, qu’elle n’en est, en quelque sorte, que piquée plutôt que remplie. Par
exemple, a est grave dans pâte, & aigu dans pate ; ê est grave dans la tête, & aigu dans il tete ; eu est grave dans jeûne, (abstinence de manger),
aigu dans jeune (qui n’est pas vieux), & muet ou presqu’insensible
dans âge ; o est grave dans côte (os), & aigu dans
cote (jupe).
Un son variable est oral, lorsque l’air qui en est la matiere sort
entierement par l’ouverture de la bouche qui est propre à ce son. Un son variable est nasal, a est oral dans pâte & dans pate, & il
est nasal dans pante de lit ; é est oral dans téte & dans tète, & il est nasal dans teinte ; eu est oral dans jeûne & dans jeune, & nasal dans jeun ; o est oral dans côte & dans cote, & il est nasal dans conte.
2°. Les sons constans, que M. Duclos (ibid.) nomme
petites voyelles, sont les deux derniers sons retentissans, é, i, & les deux derniers labiaux u, ou. Je les appelle constans, parce qu’en effet chacun d’eux est constamment oral, sans
devenir jamais nasal, & que la constitution en est invariable, soit qu’on en traîne ou
qu’on en hâte la prononciation.
M. l’abbé Fromant (supplém. 1. j.) pense autrement, & il n’est pas
possible de discuter son opinion ; c’est une affaire d’organe, & le mien se trouve
d’accord à cet égard avec celui de M. Duclos. J’obser verois seulement que par rapport à
l’i nasal, qu’il admet & que je rejette, il se fonde sur
l’autorite de l’abbé de Dangeau, qui, selon lui, connoissoit assurément la
prononciation de la cour & de la ville, & sur la pratique constante du
théatre, où l’on prononce en effet l’i nasal.
Mais en accordant à l’abbé de Dangeau tout ce qu’on lui donne ici ; ne peut-on pas dire
que l’usage de notre prononciation a changé depuis cet académicien, & en donner pour
preuve l’autorité de M. Duclos, qui ne connoît pas moins la prononciation de
la cour & de la ville, & qui appartient également à l’académie
françoise ?
Pour ce qui regarde la pratique du théatre, on peut dire, 1°. que jusqu ici personne ne
s’est avisé d’en faire entrer l’influence dans ce qui constitue le bon usage d’une
langue ; & l’on a raison : voyez Usage. On peut dire, 2°. que le grand Corneille étant en quelque sorte le
pere & l’instituteur du théatre françois, il ne seroit pas surprenant qu’il se fût
conservé
Dans le rapport analysé des remarques de M. Duclos & du supplément de M. l’abbé Fromant, que fit à l’académie royale des Sciences,
belles-lettres, & arts de Rouen, M. Maillet du Boullay, secrétaire de cette académie
pour les belles-lettres, il compare & discute les pensées de ces deux auteurs sur la
nature des voyelles.
« Cette multiplication de
voyelles, ditil, est-elle bien nécessaire ? & ne seroit-il pas plus simple de regarder ces prétenduesvoyelles(nasales) comme de vraies syllabes, dans lesquelles lesvoyellessont modifiées par les lettresmoun, qui les suivent » ?
M. l’abbé de Dangeau avoit déja répondu à cette question d’une maniere détaillée &
propre, ce me semble, à satisfaire. (Opusc. pag. 19-32.) Il démontre que
les sons que l’on nomme ici, & qu’il nommoit pareillement voyelles
nasales, sont de véritables sons simples & inarticulés en eux-mêmes ; & ses
preuves portent, 1°. sur ce que dans le chant les ports de voix se font tout entiers sur
an, ein, on, &c. que l’on entend bien différens de a,
è, o, &c ; 2°. sur l’hiatus que produit le choc de ces voyelles nasales, quand elles se trouvent à la fin d’un mot & suivies d’un
autre mot commençant par une voyelle. Ces preuves, détaillées comme
elles sont dans le premier discours de M. l’abbé de Dangeau, m’ont toujours paru
démonstratives ; & je crains bien qu’elles ne l’aient paru moins à M. du Boullay, par
la même raison que l’abbé de Dangeau trouva vingt-fix de ces hiatus dont je viens de
parler dans le Cinna de Corneille, & qu’il n’en rencontra qu’onze
dans le Mithridate de Racine, huit dans le Misantrope
de Moliere, & beaucoup moins dans les opéra de Quinault.
Voici donc sous un simple coup-d’oeil, le système de nos sons fondamentaux.
Les variations de ceux de ces huit sons fondamentaux qui en sont susceptibles, ont
multiplié les sons usuels de notre langue jusqu’à dix-sept bien sensibles, conformément au
calcul de M. Duclos. Faudroit-il également dix-sept voyelles dans notre
alphabet ? Je crois que ce seroit multiplier les signes sans nécessité, & rendre même
insensible l’analogie de ceux qui exigent une même disposition dans le tuyau organique de
la bouche. En descendant de l’a à l’ou, il est aisé de
remarquer que le diametre du canal de la bouche diminue, & qu’au contraire, le tuyau
qu’elle forme s’alonge par des degrés, inappréciables peut-être dans la rigueur
géométrique, mais distingués comme les huit sons fondamentaux : au lieu qu’il n’y a dans
la disposition de l’organe, aucune différence sensible qui puisse caractériser les
variations des sons qui en sont susceptibles ; elles ne paroissent guere venir que de
l’affluence plus ou moins considérable de l’air, de la durée plus ou moins longue du son,
ou de quelque autre principe également indépendant de la forme actuelle du passage.
Il seroit donc raisonnable, pour conserver les traces de l’analogie, que notre alphabet
eût seulement huit voyelles, pour représenter les huit sons
fondamentaux ; & dans ce cas un signe de nasalité, comme pourroit être notre accent
aigu, un signe de longueur, tel que pourroit être notre accent grave, & un signe tel
que notre accent circonflexe, pour caractériser l’eu muet, feroient avec
nos huit voyelles tout l’appareil alphabétique de ce système. La voyelle qui n’auroit pas le signe de nasalité, représenteroit un son
oral ; celle qui n’auroit pas le signe de longueur, représenteroit un son bref : &
quoique Théodore de Bèze (de francicae linguae rectâ pronunciatione
tractatus, Genev. 1584.) ait prononcé que eadem syllaba acuta quae
producta, & eadem gravis quae correpta, il est cependant certain que ce sont
ordinairement les sons graves qui sont longs, & les sons aigus qui sont brefs ; d’où
il suit que la présence ou l’absence du signe de longueur serviroit encore à désigner que
le son variable est grave ou aigu. Ainsi a oral, bref & aigu ; à oral, long & grave ; à nasal. C’est à mon sens, un
vrai superflu dans l’alphabet grec, que les deux e & les deux o qui y sont figurés diversement ; t, n, o, w.
Notre alphabet peche dans un sens contraire ; nous n’avons pas assez de voyelles, & nous usons de celles qui existent d’une maniere assez peu
systématique. Le détail des différentes manieres dont nous représentons nos sons usuels,
ne me paroît pas assez encyclopédique pour grossir cet article ; & je me contenterai
de renvoyer sur cette matiere, aux éclaircissemens de l’abbé de Dangeau,
(opusc. p. 61-110.) aux remarques de
M. Harduin, sur la prononciation & l’orthographe, & au traité des sons de la langue françoise, dont j’ai parlé ci-dessus. (B. E. K. M.)
Usage, s. m. (Gram.) La différence prodigieuse de
mots dont se servent les différens peuples de la terre pour exprimer les mêmes idées, la
diversité des constructions, des idiotismes des phrases qu’ils employent dans les cas
semblables, & souvent pour peindre les mêmes pensées ; la mobilité même de toutes
ces choses, qui fait qu’une expression reçue en un tems est rejettée en un autre dans la
même langue, ou que deux constructions différentes des mêmes mots y présentent des sens
qui quelquefois n’ont entr’eux aucune analogie, comme grosse femme
& femme grosse, sage femme & femme sage, honnête
homme & homme honnête, &. Tout cela démontre assez
qu’il y a bien de l’arbitraire dans les langues, que les mots & les phrases n’y ont
que des significations accidentelles, qué la raison est insuffisante pour les faire
deviner, & qu’il faut recourir à quelqu’autre moyen pour s’en instruire. Ce moyen
unique de se mettre au fait des locutions qui constituent la langue, c’est l’usage.
« Tout est
usagedans les langues(Voyez Langue, init.); le matériel est la signification des mots, l’analogie & l’anomalie des terminaisons ; la servitude ou la liberté des constructions,le purisme ou le barbarisme des ensembles ».
C’est pourquoi j’ai cru devoir définir une langue, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix.
« Il n’y a nul objet, dit le p. Buffier (
Gramm. fr.n°. 26), dont il soit plus aisé & plus commun de se former l’idée, que de l’usage[en général] ; & il n’y a nul objet dont il soit plus difficile & plus rare de se former une idée exacte, que de l’usagepar rapport aux langues. »
Ce n’est pas précisément de l’usage des langues qu’il est difficile
& rare de se former une idée exacte, c’est des caracteres du bon usage & de l’étendue de ses droits sur la langue. Les recherches mêmes du p.
Buffier en sont la preuve, puisqu’après avoir annoncé cette difficulté, il entre en
matiere en commençant par distinguer le bon & le mauvais usage,
& ne s’occupe ensuite que des caracteres du bon, & son influence sur le choix
des expressions.
« Si ce n’est autre chose, dit M. de Vaugelas en parlant de l’
usagedes langues (Remarq.pref.art. ij. n. 1.), si ce n’est autre chose, comme quelques-uns se l’imaginent, que la façon ordinaire de parler d’une nation dans le siege de son empire ; ceux qui sont nés & élevés n’auront qu’à parler le langage de leurs nourrices & de leurs domestiques, pour bien parler la langue du pays . . . . . Mais cette opinion choque tellement l’expérience générale, qu’elle se réfute d’elle-même . . . . Il y a sans doute, continue-t-il (n. 2.), deux sortes d’usages, unbon& unmauvais.Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses, n’est pas le meilleur ; & le bon, au contraire, est composé, non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix ; & c’est véritablement celui que l’on nomme le maître des langues, celui qui faut suivre pour bien parler & & pour bien écrire ».
Ces réflexions de M. de Vaugelas sont très-solides & très-sages, mais elles sont
encore trop générales pour servir de fondement à la définition du bon usage, qui est, dit-il (n. 3.), la façon de parler de la plus saine
partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des
auteurs du tems.
« Quelque judicieuse, reprend le p. Buffier (
n°. 32.), que soit cette définition, elle peut devenir encore l’origine d’une infinité de difficultés : car dans les contestations qui peuvent s’élever au sujet du langage, quelle serala plus saine partie de la cour&des écrivains du tems? Certainement si la contestation s’éleve à la cour, ou parmi les écrivains, chacun des deux partis ne manquera pas de se donner pourla plus saine partie. . . Peut-être feroit-on mieux, ajoûte-t-il (n°. 33.), de substituer dans la définition de M. de Vaugelas, le terme deplus grand nombreà celui dela plus saine partie.Car enfin, là où le plus grand nombre de personnes de la cour s’accorderont à parler comme le plus grand nombre des écrivains de réputation, on pourra aisément discerner quel est le [bon]usage. La plus nombreuse partieest quelque chose de palpable & de fixe, au lieuqui la plus saine partiepeut souvent devenir insensible & arbitraire ».
Cette observation critique du savant jésuite, est très-bien fondée ; mais il ne corrige
qu’à demi la définition de Vaugelas. La plus nombreuse partie des
écrivains rentre communément dans la classe désignée par M. de Vaugelas comme n’étant
pas la meilleure ; & pour juger avec certitude du bon usage, il
faut effectivement indiquer la portion la plus saine des auteurs, mais lui donner des
caracteres sensibles, afin de n’en pas abandonner la fixation au gré de ceux qui
auroient des doutes sur la langue. Or il est constant usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour, conformément à la
façon d’écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du
tems.
Ce n’est point un vain orgueil qui ôte à la multitude la droit de concourir à
l’établissement du bon usage, ni une basse flatterie qui s’en rapporte
à la plus nombreuse partie de la cour ; c’est la nature même du langage.
La cour est dans la société soumise au même gouvernement, ce que le coeur est dans le
corps animal ; c’est le principe du mouvement & de la vie. Comme le sang part du
coeur, pour se distribuer par les canaux convenables jusqu’aux extrémités du corps
animal, d’où il est ensuite reporté au coeur, pour y
Or le langage est le lien nécessaire & fondamental de la société, qui n’auroit, sans ce moyen admirable de communication, aucune consistance durable, ni aucun avantage réel. D’ailleurs il est de l’équité que le foible emploie, pour faire connoître ses besoins, les signes les plus connus du protecteur à qui il s’adresse, s’il ne veut courir le risque de n’être ni entendu, ni secouru. Il est donc raisonnable que la cour, protectrice de la nation, ait dans le langage national une autorité prépondérante. à la charge également raisonnable que la partie la plus nombreuse de la cour l’emporte sur la partie la moins nombreuse, en cas de contestation sur la maniere de parler la plus légitime.
« Toutefois, dit M. de Vaugelas,
ibid. n. 4.quelqu’avantage que nous donnions à la cour, elle n’est pas suffisante toute seule pour servir de regle ; il faut que la cour & les bons auteurs y concourent ; & ce n’est que de cette conformité qui se trouve entre les deux, que l’usages’établit ».
C’est que, comme je l’ai remarqué plus haut, le commerce de la cour & des parties du corps politique soumis à son gouvernement est essentiellement réciproque. Si les peuples doivent se mettre au fait du langage de la cour pour lui faire connoître leurs besoins & en obtenir justice & protection ; la cour doit entendre le langage des peuples, afin de leur distribuer avec intelligence la protection & la justice qu’elle leur doit, & les lois qu’elle a droit en conséquence de leur imposer.
« Ce n’est pas pourtant ; continue Vaugelas,
ibid. n. 5.que la cour ne contribue incomparablement plus à l’usageque les auteurs, ni qu’il y ait aucune proportion de l’un à l’autre… Mais le consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification qui autorise [qui constate] le langage de la cour, qui marque le bonusage, & décide celui qui est douteux.Dans une nation où l’on parle une même langue (Buffier,
n. 30. 31.) & où il y a néanmoins plusieurs états, comme seroient l’Italie & l’Allemagne ; chaque état peut prétendre à faire, aussi bien qu’un autre état, la regle du bonusage.Cependantil y en a certains, auxquels un consentement au-moins tacite de tous les autres semble donner la préférence ; & ceux-là d’ordinaire ont quelque supériorité sur les autres. Ainsi l’italien qui se parle à la cour du pape, semble d’un meilleur usageque celui qui se parle dans le reste de l’Italie »
[à cause de la prééminence de l’autorité spirituelle, qui fait de Rome, comme la capitale de la république chrétienne, & qui sert même à augmenter l’autorité temporelle du pape].
« Cependant la cour du grand-duc de Toscane paroît balancer sur ce point la cour de Rome ; parce que les Toscans ayant fait diverses réflexions & divers ouvrages sur la langue italienne, & en particulier un dictionnaire qui a eu grand cours (celui de l’académie de la Crusca), ils se sont acquis par-là une réputation, que les autres contrées d’Italie ont reconnu bien fondée ; excepté néanmoins sur la prononciation : car la mode d’Italie n’autorise point autant la prononciation toscane que la prononciation romaine. »
Ceci prouve de plus en plus combien est grande sur l’usage des
langues, l’autorité des gens de lettres distingués : c’est moins à cause de la
souveraineté de la Toscane, qu’à cause de l’habileté reconnue des Toscans, que leur
dialecte est parvenue au point de balancer la dialecte romaine ; & elle l’emporte en
effet en ce qui concerne le choix & la propriété des termes, les constructions, les
idiotismes, les tropes, & tout ce qui peut être perfectionné par une raison
éclairée ; au-lieu que la cour de Rome l’emporte à l’égard de la prononciation, parce
que c’est surtout une affaire d’agrément, & qu’il est indispensable de plaire à la
cour pour y réussir.
Il sort de-là-même une autre conséquence très-importante. C’est que les gens de lettres
les plus autorisés par le succès de leurs ouvrages doivent surtout être en garde contre
les surprises du néologisme ou du néographisme, qui sont les ennemis les plus dangereux
du bon usage de la langue nationale : c’est aux habiles écrivains à
maintenir la pureté du langage, qui a été l’instrument de leur gloire, & dont
l’altération peut les faire insensiblement rentrer dans l’oubli. Voyez Néologique, Néologisme.
Par rapport aux langues mortes, l’usage ne peut plus s’en fixer que
par les livres qui nous restent du siecle auquel on s’attache ; & pour décider le
siecle du meilleur usage, il faut donner la préférence à celui quia
donné naissance aux auteurs reconnus pour les plus distingués, tant par les nationaux
que par les suffrages unanimes de la postérité. C’est à ces titres que l’on regarde
comme le plus beau siecle de la langue latine, le siecle d’Auguste illustré par les
Cicéron, les César, les Salluste, les Nepos, les T. Live, les Lucrece, les Horace, les
Virgile, &c.
Dans les langues vivantes, le bon usage est douteux ou déclaré.
L’usage est douteux, quand on ignore quelle est ou doit être la
pratique de ceux dont l’autorité en ce cas seroit prépondérante.
L’usage est déclaré, quand on connoît avec évidence la pratique de
ceux dont l’autorité en ce cas doit être prépondérante.
I. L’usage ayant & devant avoir une égale influence sur la
maniere de parler & sur celle d’écrire, précisément par les mêmes raisons ; de-là
viennent plusieurs causes qui peuvent le rendre douteux.
1°.
« Lorsque la prononciation d’un mot est douteuse, & qu’ainsi l’on ne sait comment on le doit prononcer … il faut de nécessité que la façon dont il se doit écrire, le soit aussi. »
2°.
« La seconde cause du doute de l’
usage, c’est la rareté de l’usage.Par exemple, il y a de certains mots dont on use rarement ; & à cause de cela onn’est pas bien éclairci de leur genre, s’il est masculin ou féminin ; de-sorte que, comme on ne sait pas bien de quelle façon on les lit, on ne sait pas bien aussi de quelle façon il les faut écrire ; comme tous ces noms, épigramme, épitaphe, épithete, épithalame, anagramme, & quantité d’autres de cette nature, surtout ceux qui commencent par une voyelle, comme ceux-ci ; parce que la voyelle de l’article qui va devant se mange, & ôte la connoissance du genre masculin ou féminin ; car quand on prononce ou qu’on écrit l’épigrammeouune épigramme[qui se prononce commeun épigramme], l’oreille ne sauroit juger du genre ».
Rem. de Vaugelas. Préf. art. v. n. 2.
Si le doute où l’on est sur l’usage procede de la prononciation qui
est équivoque, il faut consulter l’orthographe des bons auteurs, qui, par leur maniere
d’écrire, indiqueront celle dont on doit prononcer.
Si ce moyen de consulter manque, à cause de la rareté des témoignages, ou même à cause
de celle de l’usage ; il faut recourir alors à l’analogie pour décider
le cas douteux par comparaison ; car l’analogie n’est autre chose que
l’extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a
décidés par le fait. On dit, par exemple, je vous prends tous a partie, & non
La même analogie, qui doit éclairer l’usage dans les cas douteux,
doit le maintenir aussi contre les entreprises du néographisme. On écrit, par exemple,
temporel, temporiser, où la lettre p est
nécessaire ; c’est une raison présente pour la conserver dans le mot temps, plutôt que d’écrire tems, du-moins jusqu’à ce que l’usage soit devenu général sur ce dernier article. Ceux qui ont entrepris
de supprimer au pluriel le t des noms & des adjectifs terminés en
nt, comme garant, élément, savant, prudent,
&c. n’ent pas pris garde à l’analogie, qui reclame cette lettre au pluriel,
parce qu’elle est nécessaire au singulier & même dans les autres dérivés, comme garantie, garantir, élémentaire, savante, savantasse, prudente ; ainsi
tant que l’usage contraire ne sera pas devenu général, les écrivains
sages garderont garants, éléments, savants, prudents.
Il. L’usage déclaré est général ou partagé : général, lorsque tous ceux dont l’autorité fait poids, parlent ou écrivent
unanimement de la même maniere ; partagé, lorsqu’il y a deux manieres
de parler ou d’écrire également autorisées par les gens de la cour & par des auteurs
distingués dans le tems.
1°. A l’égard de l’usage général, il ne faut pas s’imaginer qu’il le
soit au point, que chacun de ceux qui parlent ou qui écrivent le mieux, parlent ou
écrivent en tout, comme tous les autres.
« Mais, dit le pere Buffier,
n. 35.si quelqu’un s’écarte, en des points particuliers, ou de tous, ou presque de tous les autres ; alors il doit être censé ne pas bien parler en ce point-là même. Du reste, il n’est homme si versé dans une langue, à qui cela n’arrive ».
[Mais on ne doit jamais se permettre volontairement soit de parler, soit d’écrire d’une
maniere contraire à l’usage déclaré : autrement, on s’expose ou à la
pitié qu’excite l’ignorance, ou au blâme & au ridicule que mérite le
néologisme].
« Les témoins les plus sûrs de l’
usagedéclaré, dit encore le pere Buffier,n. 36.sont les livres des auteurs qui passent communément pour bien écrire,& particuliere ment ceux où l’on fait des recherches sur la langue ; comme les remarques, les grammaires & les dictionnaires qui sont les plus répandus, surtout parmi les gens de lettres : car plus ils sont recherchés, plus c’est une marque que le public adopte & approuve leur témoignage. »
2°.
« L’
usagepartagé … est le sujet de beaucoup de contestations peu importantes.Id. n. 37.Faut-il direje puisouje peux ; je vaisouje vas, &c.… Si l’un & l’autre se dit par diverses personnes de la cour & par d’habiles auteurs, chacun, selon son goût, peut employer l’une ou l’autre de ces expressions. En effet, puisqu’on n’a nulle regle pour préférer l’un à l’autre ; vouloir l’emporter dans ces points-là, sur ceux qui sont d’un avis ou d’un goût contraire, n’est-ce pas dire,je suis de la plus saine partie de la cour, oude la plus saine partie des écrivains ?ce qui est une présomption puérile : car enfin les autres croyent avoir un goût aussi sain, & être aussi habiles à décider, & ne seront pas moins opiniâtres à soutenir leur décision. Dès qu’on est bien convaincu que des mots ne sont en rien préférables l’un à l’autre, pourvu qu’ils fassent entendre ce qu’on veut dire, & qu’ils ne contredisent pas l’usagequi est manifestement le plus universel ; pourquoi vouloir leur faire leur procès, pour se le faire faire à soi-même par les autres ? »
Le pere Buffier consent néanmoins que chacun s’en rapporte à son goût, pour se décider
entre deux usages partagés. Mais qu’est-ce que le goût, sinon un
jugement déterminé par quelque raison prépondérante ? & où faut-il chercher des
raisons prépondérantes, quand l’autorité de l’usage se trouve
également partagée ? L’analogie est presque toujours un moyen sûr de décider la
préférence en pareil cas ; mais il faut être sûr de la bien reconnoître, & ne pas se
faire illusion. Il est sage, dans ce cas, de comparer les raisonnemens contraires des
grammairiens, pour en tirer la connoissance de la véritable analogie, & en faire son
guide.
Pour se déterminer, par exemple, entre je vais & je
vas ; pour chacun desquels le pere Bouhours reconnoît (rem. nouv.
tom. I. p. 580.) qu’il y a de grands suffrages ; M. Ménage donnoit la préférence
à je vais, par la raison que les verbes faire &
taire font je fais & je
tais. Mais il est évident que c’est ici une fausse analogie, & que, comme
l’observe Thomas Corneille (not. sur la rem. xxvj.
de Vaugelas),
«
faire&tairene tirent point à conséquence pour le verbealler» ;
parce qu’ils ne sont pas de la même conjugaison, de la même classe analogique.
M. l’abbé Girard (vrais princip. disc. viij. t. II. p. 80.) panche
pour je vas, par une autre raison analogique.
« L’analogie générale de la conjugaison, veut, dit-il, que la premiere personne des présens de tous les verbes soit semblable à la troisieme, quand la terminaison en est féminine ; & semblable à la seconde tutoyante, quand la terminaison en est masculine :
je crie, il crie ; j’adore, il adore ; [je souffre, il souffre] ; je pousse, il pousse ; … je sors, tu sors ; je vois, tu vois, &c.»
Il est évident que le raisonnement de l’académicien est mieux fondé : l’analogie qu’il consulte est vraiment commune à tous les verbes de notre langue ; & il est plus raisonnable, en cas de partage dans l’autorité, de se décider pour l’expression analogique, que pour celle qui est anomale ; parce que l’analogie facilite le langage, & qu’on ne sauroit mettre trop de facilité dans le commerce qu’exige la sociabilité.
La même analogie peut favoriser encore je peux à l’exclusion de je puis ; parce qu’à la seconde personne on dit toujours tu
peux, & non pas tu puis, & que il peut, ne differe alors des deux
premieres que par le t, qui en est le caractere propre.
Il faut prendre garde au reste, que je ne prétends autoriser les raisonnemens
analogiques que dans deux circonstances ; savoir, quand l’usage est
douteux, & quand il est partagé. Hors de-là, je crois que c’est pécher en effet
contre le fondement de toutes les langues, que d’opposer à l’usage
général les raisonnemens même les plus vraissemblables & les plus plausibles ; parce
qu’une langue est en effet la totalité des usages propres à une nation
pour exprimer la pensée par la parole, voyez Langue, & non pas le résultat des conventions réfléchies &
symmétrisées des philosophes ou des raisonneurs de la nation.
Ainsi l’abbé Girard, qui a consulté l’analogie avec tant de succès en faveur de je vas, en a abusé contre la lettre x qui termine les
mots je veux, tu peux, tu veux, tu peux.
« J’avoue l’
usage, dit-il,ibid. p. 91.& en même tems l’indifférence de la chose pour l’essentiel des regles… Si je m’éloigne dans certaines occasions des idées de quelques grammairiens ; c’est que j’ai attention à distinguer ce que la langue a de réel, de ce que l’imagination y suppose par la façon de la traiter, & le bonusagedu mauvais autant que je lespeusconnoître… Quant àsau-lieu d’xen cette occasion, j’ai pris ce parti, parce que c’est une regle invariable que les secondes personnes tutoyantes finissent parsdans tous les verbes, ainsi que les premieres personnes quand elles ne se terminent pas enemuet ».
Cet habile grammairien n’a pas assez pris garde qu’en avouant l’universalité de l’usage qu’il condamne, il dément d’avance ce qu’il dit ensuite, que de
terminer par s les secondes personnes tutoyantes, & les premieres
qui ne sont point terminées par un e muet, c’est dans notre langue une
regle invariable ; l’usage de son aveu, a varié à l’égard de je peux & je veux. Il réplique que ce dernier usage est mauvais, & qu’il a attention à le distinguer du bon. C’est
un vrai paralogisme ; l’usage universel ne sauroit jamais être
mauvais, par la raison toute simple que ce qui est très-bon n’est pas mauvais, & que
le souverain degré de la bonté de l’usage est l’universalité.
Mais cet usage, dont l’autorité est si absolue sur les langues,
contre lequel on ne permet pas même à la raison de reclamer, & dont on vante
l’excellence, sur-tout quand il est universel, n’a jamais en sa faveur qu’une
universalité momentanée. Sujet à des changemens continuels, il n’est plus tel qu’il
étoit du tems de nos peres, qui avoient altéré celui de nos ayeux, comme nos enfans
altéreront celui que nous leur aurons transmis, pour y en substituer un autre qui
essuiera les mêmes révolutions.
Ut sylvae foliis pronos mutantur in annos, Prima cadunt ; ita veroorum vetus interit oetas, Et juvenum ritu florent modo nata vigentque . . . Nedum sermonum stet honor & gratia vivax, Multa renascentur quae jam cecidêre, cadentque Quae nunc sunt in honore vocabula, si volet usus, Quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi. Art. poët. Hor.
Quel est celui, de tous ces usages fugitifs qui se succedent sans fin
comme les eaux d’un même fleuve, qui doit dominer sur le langage national ?
La réponse à cette question est assez simple. On ne parle que pour être entendu, &
pour l’être principalement de ceux avec qui l’on vit : nous n’avons aucun besoin de nous
expliquer avec notre postérité ; c’est à elle à étudier notre langage, si elle veut
pénétrer dans nos pensées pour en tirer des lumieres, comme nous étudions le langage des
anciens usage du tems où nous vivons qui doit nous servir de regle ; & c’est
précisément à quoi pensoit Vaugelas, & ce que j’ai envisagé moi-même, lorsque lui
& moi avons fait entrer dans la notion du bon usage, l’autorité
des auteurs estimés du tems.
Au-surplus, entre tous ces usages successifs, il peut s’en trouver
un, qui devienne la regle universelle pour tous les tems, du-moins à bien des
égards.
« Quand une langue, dit Vaugelas (
Praef. art. x. n. 2.) a nombre & cadence en ses périodes, comme la langue françoise l’a maintenant, elle est en saperfection ; & étant venue à ce point, on en peut donner des regles certaines qui dureront toujours. … Les regles que Cicéron a observées, & toutes les dictions & toutes les phrases dont il s’est servi, étoient aussi bonnes & aussi estimées du tems de Séneque, que quatre-vingt ou cent ans auparavant ; quoique du tems de Séneque on ne parlât plus comme au siecle de Cicéron, & que la langue fût extrémement déchue. »
J’ajouterai qu’il subsiste toujours deux sources inépuisables de changement par rapport
aux langues, qui ne changent en effet que la superficie du bon usage
une fois constaté, sans en altérer les principes fondamentaux & analogiques : ce
sont la curiosité & la cupidité. La curiosité fait naître ou découvre sans fin de
nouvelles idées, qui tiennent nécessairement à de nouveaux mots ; la cupidité combine en
mille manieres différentes les passions & les idées des objets qui les irritent, ce
qui donne perpétuellement lieu à de nouvelles combinaisons de mots, à de nouvelles
phrases. Mais la création de ces mots & de ces phrases, est encore assujettie aux
lois de l’analogie qui n’est, comme je l’ai dit, qu’une extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a déja décidés. On peut voir
ailleurs, (Néologisme & Phrase) ce qu’exige l’analogie dans ces occurrences.
Si un mot nouveau ou une phrase insolite se présentent sans l’attache de l’analogie,
sans avoir, pour ainsi dire, le sceau de l’usage actuel, signatum praesente notâ (Hor. art. poët.) ; on les rejette
avec dédain. Si, nonobstant ce défaut d’analogie, il arrive par quelque hasard qu’une
phrase nouvelle ou un mot nouveau, fassent une fortune suffisante pour être enfin
reconnus dans la langue ; je réponds hardiment, ou qu’insensiblement ils prendront une
forme analogique, ou que leur forme actuelle les menera petit-à-petit à un sens tout
autre que celui de leur institution primitive & plus analogue à leur forme, ou
qu’ils n’auront fait qu’une fortune momentanée pour rentrer bientôt dans le néant d’où
ils n’auroient jamais dû sortir. (E. R. M. B.)
X, s. f. (Gram.) c’est la vingt-troisieme lettre, & la dix-huitieme
consonne de l’alphabet françois. Nous la nommons ix, & c’est ce nom qui est féminin ; mais cette dénomination ne
sauroit convenir à l’épellation ; & pour désigner ce caractere, relativement à sa
destination originelle, il faut l’appeller
Nous tenons cette lettre des Latins, qui en avoient pris l’idée dans l’alphabet grec,
pour représenter les deux consonnes fortes C S, ou les deux foibles G Z. C’étoit donc l’abréviation de deux consonnes réunies, ou une consonne
double : X duplicem, loco C & S, vel G & S, posteà à graecis
inventam, assumpsimus, dit Priscien, (lib. I.) c’est pourquoi
Quintilien, (I. iv.) observe qu’on auroit pu se passer de ce caractere ;
X littera carere potuimus, si non quaesissemus : & nous apprenons
de Victorin (Art. gram. I.) que les anciens Latins écrivoient séparément
chacune des deux consonnes réunies sous ce seul caractère ; latini voces quae
in X litteram incidunt, si in declinatione earum apparebat G, scribebant G & S,
ut conjugs legs. Nigidius in libris suis X litterâ non est usus,
antiquitatem sequens.
J’ai dit que les Latins avoient pris l’idée de leur X dans l’alphabet
grec ; non qu’ils y ayent pris le caractere qui y avoit la même valeur, savoir Χ, qui y valoit K H, ou K, pour signifier leur C S ou G Z.
Cette lettre a dans notre ortographe différentes valeurs ; & pour les déterminer je la considérerai au commencement, au milieu, & à la fin des mots.
I. Elle ne se trouve au commencement que d’un très petit nombre de noms propres,
empruntés des langues étrangeres, & il faut l’y prononcer avec sa valeur primitive C S, excepté quelques-uns, devenus plus communs & adoucis par
l’usage ; comme Xavier, que l’on prononce Gzavier ;
Xénophon, que l’on prononce quelquefois Sénophon ; Ximénez, qui
se prononce Siménez ou Chiménez.
II. Si la lettre X est au milieu du mot, elle y a différentes valeurs,
selon ses diverses positions.
1°. Elle tient lieu de C S entre deux voyelles, lorsque la premiere
n’est pas un e initial ; comme axe, maxime, Alexandre,
Mexique, sexe, flexible, vexation, fixer, Ixion, oxicrat, paradoxe, luxe, luxation,
fluxion, &c.
On en exceptoit autrefois les mots Bruxelles, Flexelles, Uxelles, qui
ne font plus exception, parce qu’on les écrit conformément à la prononciation, Brusselles, Flesselles, Usselles ; mais il faut encore excepter
aujourd’hui sixain, sixieme, deuxieme, dixain, dixaine, dixainier,
dixieme, où X se prononce comme Z ; & soixante, soixantaine, soixantieme, que l’on prononce soissante, soissantaine, soissantieme.
2°. Elle tient encore lieu de C S, lorsqu’elle a après elle un C guttural, suivi d’une des trois voyelles a, o, u, ou
d’une consonne, ou lorsqu’elle est suivie de toute autre consonne, excepté H ; comme excavation, excommunié, excuse, exclusion, excrément,
exfolier, expédient, mixtion, exploit, extrait.
3°. Elle tient lieu de G Z, lorsqu’étant entre-deux voyelles, la
premiere est un e initial ; & dans ce cas la lettre h qui précéderoit l’une des deux voyelles est reputée nulle : comme dans examen, héxametre, exécution, exhérédation, exil, exhiber, exorde, exhorter,
exultation, exhumer.
4°. Elle tient lieu de C guttural, quand elle est suivie d’un C sifflant, à cause de la voyelle suivante e ou i ; comme excès, exciter, qui se prononcent eccès, ecciter.
III. Lorsque la lettre X est à la fin des mots, elle y a, selon
l’occurence, différentes valeurs.
1°. Elle vaut autant que C S à la fin des noms propres, Palafox, Pollux, Styx ; des noms appellatifs, borax, index, larynx,
lynx, sphinx, & des deux adjectifs perplex, préfix.
2°. Lorsque les deux adjectifs numéraux six, dix, ne sont point suivis
du nom de l’espece nombrée, on y prononce x comme un sifflement fort ;
j’en ai dix, prenez-en six.
3°. Deux, six, dix, étant suivis du nom de l’espece nombrée, commençant
par une voyelle, ou par une h muette, ou bien dix
n’étant qu’une partie élémentaire d’un mot numéral composé & se trouvant suivi d’une
autre partie de même nature, on prononce X comme un sifflement foible,
ou Z : deux hommes, six aunes, dix ans, dix-huit, dix-neuf,
dix-neuvieme.
4°. A la fin de tout autre mot X ne se prononce pas, ou se prononce
comme Z. Voici les occasions où l’on prononce X à la
fin des mots, le mot suivant commencant par une voyelle, ou par une h
muette ; 1°. Après aux, comme aux amis, aux hommes.
2°. A la fin d’un nom suivi de son adjectif, quand ce nom n’a pas x au
singulier ; chevaux alertes, cheveux épars, travaux inutiles, feux ardens,
voeux indiscrets. 3°. A la fin d’un adjectif suivi du nom avec lequel il
s’accorde ; heureux amant, faux accords, affreux état, séditieux
insulaires. 4°. Après les verbes veux & peux ; comme je veux y aller, tu peux écrire, je peux attendre, tu en
veux une.
X dans la numération romaine, valoit 10 ; & avec un trait
horisontal X valoit 10000. [caractère non reproduit] valoit seulement 1000. I avant X en souffrait une unité, & IX=9 : au contraire XI=11, XII=12, XIII =13, XIV=14, XV=15, &c. X avant L ou avant C, indique qu’il faut déduire 10 de 50 ou de 100 ;
ainsi XL=40, XC=90.
La monnoie frappée à Amiens est marquée X. (B. E. R. M.)
Y, S. m. c’est la vingt-quatrieme lettre & la sixieme voyelle de notre alphabet, où
on l’appelle i grec. Cette dénomination vient de ce que nous en faisons
usage au lieu de l’v (u psilon) des Grecs, dans les
mots qui nous en viennent & que nous prononçons par un i, comme martyr, syllabe, symbole, syntaxe, hypocrite, &c. car la figure que
nous avons prise, après les Romains, dans l’alphabet grec, y représentoit le G guttural,
& s’y nommoit gamma.
Les Latins avoient pris, comme nous, ce caractere pour représenter l’v
grec ; mais ils le prononçoient vraissemblablement comme nous prononçons u, & leur u équivaloit à notre ou : ainsi
ils prononçoient les mots syria, syracusae, symbola, comme nous
prononcerions suria, suracousae, sumbola. Voici à ce sujet le témoignage
de Scaurus : (de orth.) Y litteram supervacuam latino sermoni putaverunt,
quoniam pro illâ U cederet : sed cùm quaedam in nostrum sermonem graeca nomina admissa
sint, in quibus evidenter sonus hujus litterae exprimitur, ut hyperbaton & hymnus, & hyacinthus, &
similia ; in eisdem hâc litterâ necessariò utimur.
Le néographisme moderne tend à substituer l’i simple à l’y dans les mots d’origine grecque où l’on prononce i, & fait
écrire en conséquence martir, sillabe, simbole, sintaxe, hipocrite. Si
cet usage devient général, notre orthographe en sera plus simple de beaucoup, & les
étymologistes y perdront bien peu.
Dans ce cas, à l’exception du seul adverbe y, nous ne ferons plus usage
de ce caractere que pour représenter deux ii consécutifs ; mais
appartenans à deux syllabes, comme dans payer, payeur, moyen, joyeux,
qui équivalent à pai-ier, pai-ieur, moi ien, joi-ieux.
Anciennement, les écrivains avoient introduit l’y à la fin des mots, au
lieu de l’i simple : on ne le fait plus aujourd’hui, & nous écrivons
balai, mari, lui, moi, toi, soi, roi, loi, aujourd’hui, &c. c’est
une amélioration réelle.
Baronius nous apprend, que Y valoit autrefois 150 dans la numération, & Y̅ 150000.
Y est la marque de la monnoie de Bourges. (E. R. M. B.)
Z, S. m. (Gramm.) la vingt-cinquieme lettre, & la dix-neuvieme
consonne de l’alphabet françois. C’est le signe de l’articulation sifflante foible dont
nous représentons la forte par s au commencement des mots sale, sel, simon, son, sur. Nous l’appellons zède, mais le
vrai nom épellatif est ze.
Nous représentons souvent la même articulation foible par la lettre s
entre deux voyelles, comme dans maison, cloison, misere, usage,
&c. que nous prononçons maizon, cloizon, mizere, uzage, &c.
c’est l’affinité des deux articulations qui fait prendre ainsi l’une pour l’autre. Voyez s.
Quelquefois encore la lettre x représente cette articulation foible,
comme dans deuxieme, sixain, sixieme, &c. Voyez
x.
Les deux lettres s & x à la fin des mots se
prononcent toujours comme z, quand il faut les prononcer ; excepté
dans six & dix, lorsqu’ils ne sont pas suivis du
nom de l’espece nombrée : nous prononçons deux hommes, aux enfans, mes
amis, vos honneurs, comme s’il y avoit deu-z-hommes, au-z-enfans,
mé-z-amis, vo-z-honneurs.
Notre langue & l’angloise sont les seules où la lettre z soit une
consonne simple. Elle étoit double en grez, où. elle valoit ds. C’étoit la même chose en latin,
selon le témoignage de Victoria (de litterâ) : z apud nos
loco duarum consonantium fungitur ds ; & selon Priscien (lib.
I.) elle étoit équivalente à s s : d’où vient que toute
voyelle est longue avant z en latin. En allemand & en espagnol, le
z vaut notre ts ; en italien, il vaut quelquefois
notre ts, & quelquefois notre dz.
Dans l’ancienne numération, z signifie 2000 ; & sous un trait
horisontal, Ζ̅ = 1000 X 2000 ou 2000000.
Les pieces de monnoie frappées à Grenoble, portent la lettre Z. (E. R.
M. B.)
ZEUGME, s. m. (Gram.) c’est une espece d’ellipse, par laquelle un mot
déja exprimé dans une proposition, est sousentendu dans une autre qui lui est analogue
& même attachée. De-là vient le nom de zeugme, du grec connexion, lien, assemblage : &
le zeugme differe de l’ellipse proprement dite, en ce que dans celle-ci
le mot sousentendu ne se trouve nulle autre part.
L’auteur du manuel des Grammairiens distingue trois especes de zeugme : 1°. le protozeugme, quand les mots sousentendus
dans la suite du discours se retrouvent au commencement, comme vicit pudorem
libido, timorem audacia, rationem amentia : 2°. le mésozeugme,
quand les mots sousentendus aux extrémités du discours se trouvent dans quelque phrase du
milieu, comme pudorem libido, timorem vicit audacia, rationem amentia,
ce qui est l’espece la plus rare : 3°. l’hypozeugme, quand on trouve à
la fin du discours les mots sousentendus au commencement, comme pudorem
libido, timorem audacia, rationem amentia vicit.
La méthode latine de P. R. observe que dans chacune de ces trois
especes de zeugme, le mot sousentendu peut l’être sous la même forme, ou
sous une autre forme que celle sous laquelle il est exprimé ; ce qui pourroit faire nommer
le zeugme ou simple ou composé.
Les trois exemples déja cités appartiennent au zeugme simple : en voici
pour le zeugme composé.
Changement dans le genre : utinam aut hic surdus, aut hoec muta facta
sit, (Ter.) c’est un hypozeugme où il y a de sousentendu factus sit.
Changement dans le cas : quid ille fecerit, quem neque pudet quicquam, nec
metuit quemquam, nec legem se putat tenere ullam ? (id.) c’est un protozeugme où il faut sousentendre qui avant nec
metuit & avant nec legem.
Changement dans le nombre : sociis & rege recepto (Virg.), suppl.
receptis avec sociis.
Changement dans les personnes : ille timore, ego risu corrui (Cic.),
c’est-à-dire ille timore corruit.
Ces différens aspects du zeugme peuvent aider peut-être les commençans
à trouver les supplémens nécessaires à la plénitude de la construction ; mais il faut
prendre garde aussi que la multiplicité des dénominations ne grossisse à leurs yeux les
difficultés, qui n’ont quelquefois de réalité que dans les préjugés.
L’erreur pareillement n’a point d’autre fondement ; & je croirois volontiers que
c’est sans examen que D. Lancelot avance qu’il est quelquefois très-élégant de
sousentendre le même mot dans un sens & une signification différente, comme tu colis barbam, ille patrem : cela est trop contraire aux vues de
l’élocution pour y être une élégance ; & quelle que soit E. R. M. B.)