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On a publié, sous des titres divers, bien des recueils analogues au nôtre, et l’on en publiera beaucoup d’autres encore ; car, outre que ces anthologies sont indispensables à la jeunesse, il est besoin, pour entretenir leur fraîcheur, de les renouveler avec les générations qui passent sur les bancs de nos écoles. Je n’en veux pour preuve que l’air un peu fané de tel gros bouquet cueilli jadis, vers le commencement du siècle, dans des terrains réputés classiques, et où l’ivraie pourtant ne manquait pas. Sans déprécier un ouvrage qui compte d’honorables services, il est permis de dire qu’il ne suffit plus à notre goût littéraire ; car en lisant ces pages, où apparaît comme un revenant habillé à la mode du premier Empire, on est parfois tenté de croire que des morceaux choisis ne sont pas toujours des morceaux de choix.
Puisse-t-on ne point adresser ce reproche à nos essais, qui composent une collection de modèles appropriés à tous, les degrés de l’enseignement ! Ce n’est pas que cette publication prétende faire oublier les travaux consciencieux qui lui ont ouvert la voie ; mais elle espère se recommander, elle aussi, par l’expérience que donne à son auteur une longue pratique du professorat, et surtout par son désir sincère d’être utile à l’enfance.
Notre intention a été de n’admettre ici que les maîtres et leurs chefs-d’œuvre. Si quelques noms secondaires se sont glissés dans cette galerie, nous ne leur avons fait que des emprunts proportionnés à leur importance ; ils n’ont qu’un buste ou un médaillon, à distance respectueuse des statues qui les dominent. La liste de ces élus nous était imposée par les suffrages de la postérité. Elle commence au dix-septième siècle, et va jusqu’à nos jours. Remonter au-delà de Malherbe et de Balzac, c’eût été s’engager dans une époque où il faut un philologue pour guide ; s’arrêter aux frontières de notre âge, serait s’assujettir à des scrupules vraiment trop pusillanimes.
En dépouillant toute une bibliothèque pour en condenser la substance ou la fleur, nous n’avons pas songé surtout, comme un autre recueil fort estimable, à former les aptitudes oratoires du rhétoricien. Il nous a paru préférable de butiner dans toutes les provinces de notre littérature, et de faire appel à toutes les facultés de l’intelligence. Embrassant donc l’histoire, l’éloquence, la philosophie, la critique, la morale, la poésie, en un mot toutes les formes de la pensée, nos extraits comprennent les genres essentiels qui ont leur raison d’être, et dont la variété peut solliciter ou animer un esprit curieux.
Mais nous avons proscrit impitoyablement bien des fragments qui jusqu’à ce jour avaient eu droit de cité dans les répertoires classiques, à savoir tout ce qui est amplification, tirade et œuvre de rhéteur. En revanche, notre plus vif plaisir a été de signaler les pages où l’homme se montre sous l’écrivain, où le style est la personne même trahissant son caractère, et laissant parler son cœur avec ce naturel, cet abandon, cette bonne foi qui ne sent ni l’encre ni le papier.
Voilà pourquoi nous avons souvent puisé dans ces correspondances intimes où l’être moral se découvre tout entier, sans le vouloir et sans le savoir. Il y a là des beautés voisines de nous, et qui sont pour la plume une excellente école. Elles lui apprennent à aimer par-dessus tout la franchise, et à chercher ses ressources dans l’accent sincère d’un sentiment ou d’une conviction, plus que dans ces procédés artificiels dont l’emploi indiscret finit par gâter des mains novices.
La même raison nous a conseillé d’adopter l’ordre chronologique pour le classement de nos textes, et de ne point les ranger d’après la distinction des genres. En nous affranchissant de ces cadres qui, trop étroits ou trop larges, ont le tort de paraître ou d’être arbitraires, nous avons évité la monotonie d’une routine fastidieuse qui risquait d’imposer à chaque groupe de morceaux choisis une étiquette de convention. Oui, mieux valait dérouler sous les yeux un tableau qui a son unité, sa suite et ses rapports logiques. L’ensemble de ces modèles, qui s’enchaînent, se continuent et s’expliquent les uns les autres, devient ainsi l’abrégé d une histoire agissante et vivante, qui nous permet de suivre les progrès ou les transformations de la langue nationale, comme on descend le cours d’un beau fleuve dont les eaux s’abandonnent à leur pente, et reflètent les paysages de leurs rives.
Pour rendre plus efficaces les leçons que comporte cette méthode, il convenait d’avertir l’attention du lecteur par des commentaires qui provoqueront ses propres réflexions.
C’est l’objet des notices qui accompagnent ici chaque nom d’auteur. Il ne nous a pas semblé suffisant de les réduire à des faits ou à des dates. De jeunes esprits sont rebutés par la sécheresse de ces sommaires qui traînent partout et n’ont aucune empreinte personnelle ; or l’ennui sera toujours un mauvais professeur. Aussi avons-nous essayé d’esquisser des portraits, ou du moins (car ce mot serait trop ambitieux) d’indiquer avec choix ce qu’il y a de plus expressif dans la physionomie littéraire ou morale de chaque écrivain. Des préambules substantiels, où la biographie éclaire la critique, offriront donc, comme en miniature, tous les traits saillants d’un caractère ou d’un talent. Ce sera le livret raisonné de notre musée.
Quant aux notes, elles ont eu principalement pour objet d’épargner la peine d’autrui, sans faire valoir la nôtre. J’entends par là que nous nous sommes interdit toute ostentation de vaine science, pour remplir le rôle modeste d’interprète et de guide, expliquant ce qui est douteux ou obscur, soulignant les beautés sans pallier les défauts, traduisant certaines nuances dont la délicatesse peut échapper à des regards trop rapides, se défiant également d’une admiration superstitieuse et d’un purisme trop raffiné, visant surtout soit à économiser le temps précieux du maître par des recherches qui préviendront les siennes, soit à stimuler l’intelligence de l’élève par des aperçus qui éveilleront ses idées propres. De là vient que nous avons multiplié ces occasions de rapprochements et de comparaisons qui habituent l’œil à voir juste, à distinguer les styles, à reconnaître la facture d’un maître, à ne pas appliquer à la diversité des talents les lieux communs d’une appréciation vague et anonyme, en un mot, à devenir L’esprit de ce livre est contenu dans la page que voici, et que j’emprunte à un de nos maîtres préférés :connaisseur. Et pourtant, quoique nous ayons disséminé au bas de nos pages beaucoup de citations ou de remarques dont la nouveauté peut avoir son prix, nous savons bien que le meilleur commentaire de nos extraits sera celui de nos collègues, c’est-à-dire les impressions spontanées d’une analyse orale, à laquelle rien ne supplée. Qu’il nous suffise d’avoir eu la bonne volonté d’aider les jeunes gens à mieux lire, et à juger par eux-mêmes, sous la conduite du cicérone qui, sans les importuner ou gêner leur initiative, les arrête à propos et discrètement devant les bons endroits« Les leçons de littérature, pour être utiles et remplir leur véritable objet, doivent se composer en grande partie de lectures, d’extraits abondants, faits avec choix… L’accent qui insiste, qui souligne, pour ainsi dire, en lisant ; quelques remarques courantes et comme marginales, qui se glissent dans la lecture et s’en distinguent par un autre ton ; quelques rapprochements indiqués comme du doigt suffiront pour mettre l’auditeur à même de bien saisir la veine principale, et de se former une impression. C’est ainsi qu’il vous suivra avec une honnête liberté, et qu’il tirera la conclusion en même temps que vous, sans croire accepter l’autorité d’un maître, sans l’accepter en effet, et en se faisant par lui-même une idée distincte de l’auteur en question. On ne peut tout lire sans doute de chaque auteur ; il n’est besoin que d’en lire assez pour bien marquer le sens de sa manière, et donner à l’auditeur qui sort de là l’envie d’en savoir plus en recourant à l’original ; mais il faut, à la rigueur, lui en avoir déjà offert et servi un assez ample choix, pour que, même sans aller s’informer au-delà, il en garde un souvenir propre, et attache à chaque nom connu une idée précise. L’art de la critique, en un mot, dans son sens le plus pratique, consiste à savoir lire judicieusement les auteurs, et à apprendre aux autres à les lire de même, en leur épargnant les tâtonnements et en leur dégageant le chemin. »
(Sainte-Beuve.)
Il ne nous reste plus qu’à dire deux mots de l’hospitalité offerte ici pour la première fois à ces renommées contemporaines, qui jusqu’à présent ont été tenues en dehors du sanctuaire classique. Si, contre toute vraisemblance, on nous reprochait cette tentative opportune, nous pourrions invoquer en sa faveur l’autorité d’un programme officiel que consacrent déjà plusieurs années de pratique. En effet, puisque l’Histoire contemporaine s’enseigne dans toute la France, pourquoi hésiterions-nous à en détacher un chapitre qui intéresse éminemment notre patriotisme, et ne sera peut-être pas le moins précieux pour la postérité ? M. Nisard, qui est le fervent gardien de la tradition, n’a-t-il pas écrit dans la dernière page de sa belle histoire littéraire : « Les soixante premières années du dix-neuvième siècle sont plus de la moitié d’un grand siècle ? » Ne soyons donc pas, comme le disait Voltaire, « semblables à ces avares qui ne veulent point convenir de « leurs richesses, et crient sans cesse que les temps sont bien durs. » Sachons plutôt concilier le culte du passé avec la justice due au présent qui sera le patrimoine de l’avenir. N’ayons pas l’air de rougir de ce qui nous honorera plus tard ; et, en attendant les arrêts de la postérité, qui commence dès aujourd’hui pour plus d’un nom illustre, tirons des œuvres qui nous ont charmés le plaisir ou le profit que le tact d’un goût prudent peut mettre à la portée de la jeunesse. Outre qu’il lui est impossible de ne pas respirer l’air qui nous entoure, ne donnons pas l’attrait du fruit défendu à des livres qu’un engouement irréfléchi lira sans critique, si l’on s’obstine à les proscrire des écoles, au lieu d’apprendre, par une direction tout ensemble libérale et sévère, à séparer le mort du vif, c’est-à-dire à discerner les qualités des défauts, et l’excellent du mauvais ou du médiocre.
Les réserves mêmes que nous venons d’indiquer seront une garantie de la circonspection qui nous a constamment inspiré, dans le choix des pages que nous soumettons au jugement bienveillant de nos collègues. Est-il besoin d’ajouter aussi en terminant que notre premier souci fut d’allier l’enseignement moral à l’agrément littéraire ? Oui, nous pouvons, en toute sécurité, nous rendre ce témoignage que le fond des idées nous a préoccupé à l’égal de la forme ; nous serons donc récompensé d’un travail souvent pénible, si les jeunes lecteurs de notre recueil comprennent bien cette leçon écrite à toutes ses pages, à savoir que le goût et la conscience se confondent, et que les pensées dignes de vivre procèdent toujours d’un caractère élevé, d’une volonté vaillante, d’un cœur honnête, d’un esprit droit et d’une âme saine.
EXTRAITS
DES
CLASSIQUES FRANÇAIS
(COURS MOYENS)
PREMIÈRE PARTIE
PROSE
Né à Angoulême, Jean-Louis Guez de Balzac, membre de l’Académie française, passa presque toute sa vie sur les bords de la Charente, au fond de son château, dans un isolement superbe, qui, loin de nuire à sa renommée, donnait à ses écrits l’autorité d’oracles impatiemment attendus. Il entretenait de loin la ferveur de ses fidèles par des épîtres et des dissertations que se disputaient les familiers de l’hôtel de Rambouillet.
Esprit brillant, belle imagination, il fut le Malherbe de la prose : il a l’ampleur de la période, l’éclat du discours ; il sait choisir et ordonner les mots ; il orne de grandes pensées par des expressions magnifiques dont l’harmonie soutenue enchante l’oreille. Mais on voit trop en lui le bel esprit qui ne vise qu’à se produire, n’aime que lui-même, sourit avec effort, plaisante sans gaieté, et pousse la solennité jusqu’à l’emphase. Il donne l’idée d’un beau corps auquel l’âme fait défaut, et les artifices de son noble langage laissent le cœur indifférent. Aussi, la postérité n’a-t-elle pas partagé l’engouement de ses contemporains ; toutefois, il fut pour la langue française un excellent professeur de rhétorique La Bruyère a dit :« Balzac, pour les termes et pour l’expression, est moins vieux que Voiture; mais si ce dernier, pour le tour, pour l’esprit et pour le naturel, n’est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c’est qu’il leur a été plus facile de le négliger que de l’imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l’atteindre. »
A Rome, vous Voilà une période savante et noble. Le cardinal de Richelieu jugeait ainsi les lettres de Balzac :cardinal Valeto (valet).Colysée, oh se livraient les combats du cirque.« Bien que j’aie déjà fait connaître à l’un de vos amis le jugement que je faisais des lettres qu’il m’a fait voir de votre part, je ne me satisferais pas moi-même si ces lignes ne vous en portaient une approbation plus authentique. Ce n’est pas l’affection que j’ai pour vous qui me convie à vous la donner, mais la vérité, qui a cet avantage, qu’elle force ceux qui ont les yeux de l’esprit assez bons pour la voir telle qu’elle est, à la représenter sans déguisement. Mon sentiment sera suivi de beaucoup d’autres, et s’il y en a quelques-uns qui en aient un contraire, j’ose vous assurer que le temps leur fera connaître que les défauts qu’ils remarquent en vos lettres viennent de leur esprit et non de votre plume; et qu’ils sont comme ces pauvres malades qui, ayant la jaunisse jusque dedans les yeux, ne voient rien qui ne leur semble en avoir la teinture. »
Une étable, une crèche, un bœuf et un âne ! quel palais, bon Dieu, et quel équipage Ce tableau est grandiose, mais peu touchant. Saint Bernard est autrement ému quand il dit :Équipage veut dire train et suite d’un personnage.depuis la première ébauche de la création.« Le voilà enfant et sans voix ; et si ses vagissements doivent inspirer la crainte, ô homme ! ce n’est pas à toi : il s’est fait tout petit, et la Vierge sa mère enveloppe de langes ses membres délicats, et tu trembles encore de frayeur. Mais tu vas savoir qu’il ne vient pas pour te perdre, mais pour te sauver ; non pour t’enchaîner, mais pour t’affranchir ; car il combat déjà contre tes ennemis. Par la vertu et la sagesse de Dieu, il met le pied sur le cou des grands et des superbes. »
Monsieur,
La demoiselle qui vous rendra cette lettre m’a assuré que je suis votre favoriportéporte des chicaneurs aussi naturellement que des pommiers.parquetsParquet, lieu où le ministère public donne audience.Plaute fut le premier poëte comique, le Molière des Romains. Un prêteur était un magistrat institué pour rendre la justice.Alexandre des chats, l’Attila, le fléau des rats. On sait qu’Attila, le roi des Huns, s’appelait le fléau de Dieu. pour quelque chose.
Il ne paraît rien ici de l’homme, rien qui porte sa marque et qui soit de sa façonqui soit façonné, fait par l’homme.surnaturel.
Cette république naissante s’est multipliée par la chasteté et par la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s’est accru par les pertes et par les défaites ; il a combattu, il a vaincu étant désarmé. Le monde, en apparence, avait ruiné l’Église, mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans s’est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines
Chose étrange et digne d’une longue considération ! en ce temps-là il y avait de la presseplace où l’on donne des couronnes.
Voilà le style de ces grandes âmes, qui méprisaient la mort comme si elles eussent eu des corps de louage et une vie empruntée. Bien davantage
C’était donc dans les joies et dans les plaisirs qu’ils disaient à Dieu : C’est assez, et qu’ils lui demandaient des trêves et du relâche, et non pas dans les supplices et dans les tourments. O mon âme, que d’honneur et de gloire !
O mon imagination, que de délices et de douceurs ! s’écriaient-ils au milieu des flammes. En cet état-là, pour parler encore le langage de la primitive Église, ils étaient pleins, ils étaient possédés de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait pris la place de leur esprit et de leur raison : ils n’étaient plus animés que de Jésus-Christ ; ils ne songeaient plus qu’à lui ; ils ne se souvenaient plus que de lui, il leur tenait lieu de toutes choses. Ce n’était plus amour ni constance, c’était une aliénation
Aussi les païens s’en étonnaient-ils, et en faisaient des proverbes. Ils parlaient des chrétiens comme de personnes travaillées d’une mélancolie incurable, tentées par le désespoir, ennemies du jour et de la lumière. A leur dire, c’étaient des gens qui voulaient périr, qui s’ennuyaient en ce monde, qui se dévouaient, qui se précipitaient à la mort.
Nous sommes descendus de ces gens-là, quoique- apparemment ils ne dussent point laisser de postérité, quoiqu’ils fissent tout ce qu’il faut faire pour ne pas durer. De leurs cendres et de leurs ruines s’est élevée la grandeur et la souveraineté de notre Église. Le corps s’est trouvé entier dans la dissipation
Le sang des martyrs a été fertile, et la persécution a peuplé le monde de chrétiens. Les premiers persécuteurs, voulant éteindre la lumière qui naissait et étouffer l’Église au berceau, ont été contraints d’avouer leur faiblesse après avoir épuisé leurs forces. Les autres qui l’attaquèrent depuis ne réussirent pas mieux en leur entreprise. Et, bien qu’ils se soient vantés d’avoir purgé la terre de la nation des chrétiens, d’avoir aboli le nom chrétien en toutes les parties de l’empire, l’expérience nous a fait voir qu’ils ont triomphé à faux, et leurs marbres ont été menteurs. Ces superbes inscriptions sont aujourd’hui des monuments de leur vanité, et non pas de leur victoire. L’ouvrage de Dieu n’a pu être défait par la main des hommes. Et disons hardiment à la gloire de notre Jésus-Christ et à la honte de leur Dioclétien : « Les tyrans passent, mais la vérité demeure. »
Comparez à un très-beau passage de Lamennais (Recueil de morceaux choisis à l’usage des classes supérieures). M. de Sacy a dit de Balzac :
« Balzac est délicieux à lire par fragments ; on croirait presque entendre Bossuet, tant, à force de manier le langage en tous sens, il finit par rencontrer des pensées ingénieuses et subtiles, ou même grandes et fortes. Est-ce Balzac, l’artiste en phrases, n’est-ce pas plutôt l’auteur du Discours sur l’Histoire universelle qui a écrit les lignes suivantes : « Il est très-vrai qu’il y a quelque chose de divin, disons davantage, il n’y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions, ces humeurs, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude, viennent de plus haut qu’on ne s’imagine. Dieu est le poëte, et les hommes ne sont que les acteurs. Ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel. »
N’est-il pas vrai que dans les États il y a des pièces si caduques Balzac disait ailleurs :Ils ne laissent pas de... Expression qui veut dire : Cela ne tes empêche pas de....« Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César : elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque ce qu’elle a fait par les géants et par les héros, par les hommes extraordinaires. »
Monsieur,
Il fit hier un beau jour sans soleil. Enfin, je n’eus jamais tant de plaisir à m’entretenir moi-même Je lis ailleurs dans Balzac :« Sous la sérénité d’un ciel si bénin, il me semblait visiblement de renaître, et d’assister au renouvellement de toutes les choses. Il s’élevait bien quelquefois une petite vapeur de la rivière voisine, qui l’enveloppait comme dans un rets, et s’épandait sur la superficie de la terre ; mais, outre qu’elle n’attendait pas toujours le soleil pour se défaire, et qu’elle n’en pouvait soutenir les premiers rayons, elle n’avait jamais tant de force qu’elle montât à la hauteur de nos plus basses fenêtres, et nous jouissions d’un calme très-net et d’une clarté extrêmement vive, pendant qu’il y avait un peu de trouble et de fumée au-dessous de nous. »
Descendiez. Angoulême est une ville construite sur des hauteurs.
Nous sommes ici dans un petit rondRond, plaine circulaire.reptiles des plantes rampantes.
Je ne veux pas vous faire le portrait d’une maison dont le dessin n’a pas été conduit selon les règles de l’architecture, et dont la matière n’est pas si précieuse que le marbre et le porphyre. Je vous dirai seulement qu’à la porte il y a un bois où en plein midi il n’entre de jour que ce qu’il en faut pour n’être pas nuit, et pour empêcher que toutes les couleurs ne soient noires. Tellement que, de l’obscurité et de la lumière, il se fait un troisième tempsTemps, c’est-à-dire une certaine nuance de lumière.Pour le fruit signifie au lieu des fruits...« un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux. »
Pour peu que je m’y arrête, il me semble que je retourne en ma première innocence. Le soleil envoie bien de la clarté jusque-là, mais il n’y fait jamais aller de chaleur ; le lieu est si bas, qu’il ne saurait recevoir que les dernières pointes de ses rayons, qui sont d’autant plus beaux qu’ils ont moins de force, et que leur lumière est toute pure… Par quelque porte que je sorte du logis, et de quelque part que je tourne les yeux en cette agréable solitude, je rencontre toujours la Charente, dans laquelle les animaux qui vont boire voient le ciel aussi clairement que nous faisons Voici comment un juge délicat, M. Joubert, apprécie Balzac :Que nous faisons, c’est-à-dire que nous le voyons nous-mêmes. Ce terme est explétif. « Balzac, un de nos plus grands écrivains, et le premier entre les bons, si l’on consulte l’ordre des temps, est utile à lire, à méditer, et excellent à admirer ; il est également propre à instruire et à former par ses défauts et par ses qualités. Souvent il dépasse le but, mais il y conduit : il ne tient qu’au lecteur de s’y arrêter, quoique l’auteur aille au-delà.
« Balzac ne sait pas rire ; mais il est beau quand il est sérieux. »
Né à la Haye (Indre-et-Loire), élève des Jésuites de la Flèche, René Descartes passa les douze premières années de sa vie dans le monde et dans les camps, où il servit sous les ordres de Maurice de Nassau et du duc de Bavière (1617-1619). Jaloux de son indépendance, il quitta Paris en 1629 pour se retirer en Hollande, où il séjourna vingt ans. C’est là qu’il publia son Discours de la Méthode (1637), ses Méditations (1641), et les Principes de la philosophie (1644). Des tempêtes théologiques suscitées par un docteur protestant le réduisirent à chercher un refuge à Stockholm (1649), où l’appelait l’amitié de la reine Christine. Quelques mois après, il y succombait à la rigueur du climat. Ses restes, rapportés en France en 1667, reposent à Paris, dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont.
De tous les grands esprits qu’a produits la France, nul n’a régné plus souverainement sur son siècle. Sa vie tout entière fut dévouée à la vérité ; mais son principal titre à la reconnaissance de l’avenir est le Discours de la Méthode, où il porta la prose française à sa perfection. C’est un modèle de netteté, de justesse et d’exactitude. Son langage, naïf et viril, sévère et hardi, excelle par la clarté. Il a inauguré l’éloquence des idées. Nous lui devons autant qu’à Corneille ; car il a donné à tous les penseurs un instrument capable de suffire aux plus hautes spéculations.
Ma première maxime était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenantles plus sensés.
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, imitant les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt On lit dans Boileau (satire IV) :
Je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n’étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours en idéeont toujours quelque idée nouvelle de réforme chimérique.Marri veut dire fâché.
Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre
Mon Révérend Père,
Je juge bien que vous n’aurez pas retenu les noms de tous les disciples que vous aviez il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, lorsque vous enseigniez la philosophie à la Flèche. Je suis sans doute du nombre de ceux qui sont effacés de votre mémoireCependant veut dire pendant ce temps, interea.
Voltaire écrivait à son ancien professeur le père Tournemine, décembre 1738 :
« Mon très-cher et très-révérend père, est-il vrai que ma Mérope vous ait plu ? Y avez-vous reconnu quelques-uns de ces sentiments généreux que vous m’avez inspirés dans mon enfance ? Si placeo, tuum est [Si je plais, grâces t’en soient rendue.], ce que je dis toujours en parlant de vous et du P. Porée. Je vous souhaite la bonne année et une vie aussi longue que vous la méritez. Aimez-moi toujours un peu. Je tâche de rendre mes œuvres dignes de vous, en les retouchant ; mais ce que je n’aurai jamais à corriger, ce sont les sentiments de mon cœur pour vous et pour ceux qui m’ont élevé ; les mêmes amis que j’avais dans votre collège, je les ai conservés tous. Ma respectueuse tendresse pour mes maîtres est la même. Adieu, mon révérend père ; je suis pour toute ma vie, etc. »
Monsieur, j’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici, et maintenant encore je n’ose me réjouir
Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canalcommerce à l’époque de Descartes.Ferait. Ce verbe explétif est d’un emploi très-fréquent au e
Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? Quel autre lieu pourrait-on choisir au resteSi bien comme est un tour tombé en désuétude.Le Discours sur la méthode ne parut qu’en 1637, les Méditations en 1641 et les Principes de philosophie en 1644. Descartes désigne sans doute son Traité du Monde, à l’impression duquel il renonça en apprenant la condamnation de Galilée (1633).
Je ne suis plus en humeur de rien mettre par écrit, ainsi que vous m’y avez autrefois vu disposé. Ce n’est pas que je ne fasse grand état « Je crains plus la réputation que je ne la désire ; estimant qu’elle diminue toujours, en quelque façon, la liberté et le loisir de ceux qui l’acquièrent, lesquelles deux choses je possède si parfaitement, et les estime de telle sorte qu’il n’y a point de monarque au monde qui fût assez riche pour les acheter de moi. »État, c’est-à-dire estime de la réputation. Il dit ailleurs :pour…
A M. Chanut
4 avril 1649.
Monsieur, on n’a point trouvé étrange qu’Ulysse ait quitté les îles enchantées de Calypso et de Circé, où il pouvait jouir de toutes les voluptés imaginables, et qu’il ait aussi méprisé le chant des sirènes, pour aller habiter un pays pierreux et infertilepays des ours, on ne se civilise jamais qu’à peu près. La vie du czar Pierre le Grand en est un autre témoignage.
Fils d’un fermier des vins qui fut échevin d’Amiens, protégé par son condisciple le comte d’Avaux, recherché des grands qu’il amusait en les flattant, devenu la merveille de l’hôtel de Rambouillet, maître de cérémonies chez Gaston d’Orléans, favori tour à tour de Richelieu et de Mazarin, interprète des ambassadeurs près de la reine, reçu à l’Académie française qui porta officiellement son deuil, Voiture fut un bel esprit, heureux et habile, dont le souvenir est inséparable de la société polie au milieu de laquelle s’épanouirent ses agréments.
Il y représente la poésie légère, au lendemain de Malherbe, et le badinage frivole près du solennel Balzac. Lui laissant la gravité, la noblesse et la pompe, il fut son rival dans le genre épistolaire, qui était alors un jeu de salon : il s’y montra coquet, sémillant, joli, précieux, et passa toute sa vie à broder des gentillesses galantes, à voltiger sur des pointes d’aiguille, à enfler des bulles de savon, à distribuer des compliments comme des dragées dans une bonbonnière, en un mot à charmer par des bagatelles souvent prétentieuses les coteries et les ruelles où lion se disputait comme des faveurs ses moindres billets. Idole et victime de la mode, il porta la livrée de son temps, et la postérité l’a puni d’avoir plus songé au présent qu’à l’avenir. Toutefois, bien qu’il ait « placé sa fortune en viager M. Cousin a dit avec un peu d’engouement :« Voiture est le créateur d’un genre où il est resté le premier, même après Saint-Evremond, et jusqu’à Voltaire. Ses lettres et ses poésies légères sont, au dix-septième siècle, un monument unique où brillent les qualités les plus rares, infiniment d’esprit, une verve comique inépuisable qui part et jaillit à tout propos, une hardiesse qui se permet tout, avec un art qui sait tout dire. »
Monseigneur,
Je n’ai pas peur que vous vous lassiez jamais de me bien fairecivilité se conduit envers chacun selon son rang, sa dignité, sa condition dans la cité ou dans l’État. Elle tient de la cérémonie et de l’étiquette. La politesse est une qualité plus personnelle, plus exquise. Elle suppose un rare discernement des convenances, un tact fin, une bienveillance réelle, tous les dons de la nature et d’une éducation excellente.
Mademoiselle, je voudrais que vous m’eussiez pu voir aujourd’hui dans un miroir, en l’état où j’étais. Vous m’eussiez vu dans les plus effroyables montagnes du monde, au milieu de douze ou quinze hommes les plus horribles que l’on puisse voir, dont le plus innocent en a tué quinze ou vingt autres
Au sortir de leurs mains, je suis passé par deux lieux où il y avait garnison espagnole ; et là, sans doute, j’ai couru plus de danger. On m’a interrogé ; j’ai dit que j’étais Savoyard, et afin de passer pour cela, j’ai parlé le plus qu’il m’a été possible comme M. de Vaugelas
Au sortir de là, je suis arrivé à Savone
Voyez, s’il vous plaît, Mademoiselle, combien de périls j’ai courus en un jour. Enfin je suis échappé des bandits, des Espagnols et de la mer : tout cela ne m’a point fait de mal, et vous m’en faites, et c’est pour vous que je cours le plus grand danger que je courrai en ce voyage. Vous croyez que je me moque ; mais je veux mourir si je puis plus résister au déplaisir de ne point voir madame votre mère et vous. Je vous avoue franchement qu’au commencement j’étais en doute, et que je ne savais si c’était vous ou les chevaux de poste qui me tourmentiez. Mais il y a six jours que je ne cours plus, et je ne suis pas moins fatigué ; cela me fait voir que mon mal est d’être éloigné de vous, et que ma plus grande lassitude est que je suis las de ne vous point voirlionne de l’hôtel de Rambouillet, des nouvelles de ses terribles parents du désert ; soit qu’il prenne parti pour la conjonction car en grand danger d’être proscrite.
Né à Rouen, élevé au collège des Jésuites, Pierre Corneille, qui se destinait au barreau, n’entra pas de prime abord dans sa voie. Durant un noviciat de sept années (1629-1636), il subit l’influence du mauvais goût qui régnait autour de lui, et multiplia des essais qui n’intéressent aujourd’hui que la curiosité littéraire (Mélite, Clitandre, la Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place Royale, l’illusion comique). Toutefois, dans Médée (1134) son génie s’était déjà révélé par des notes superbes et des tirades hautaines, quand parut le Cid, en 1636. De ce chef-d’œuvre date pour ainsi dire la création du premier homme et de la première femme dignes de figurer à jamais sur la scène française, aux applaudissements de la postérité, en compagnie d’Horace, de Cinna, de Polyeucte et de Pompée. A partir de Rodogune, qui en 1642 ouvrit à Corneille les portes de l’Académie, son astre ne fit plus que pâlir, tandis que se levait à l’horizon la gloire de Racine, dont l’ombrageuse rivalité attrista sa vieillesse pauvre, fière et indépendante.
L’héroïsme est le principal ressort de son théâtre. Il nous propose des vertus altières et de grands caractères, dans une langue nerveuse et concise qui exprime par de sublimes accents le triomphe du devoir sur la passion. Il élève l’homme au-dessus de lui-même, et nous ravit par l’enthousiasme. Aussi ses personnages excitent-ils l’admiration plus que la terreur ou la pitié. On sait d’avance qu’ils sont incapables de faiblir ; chacun d’eux pourrait dire avec Chimène :
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mon âme.
Aux peintures généreuses du cœur humain, il sut allier le sens historique. Chez lui revit l’Espagne féodale et Rome républicaine ou impériale. Ses acteurs ont l’âme, les mœurs, l’esprit, le langage de l’époque à laquelle ils appartiennent.
N’oublions pas que, dans quelques scènes du Menteur (1642), Corneille inaugura la haute comédie, et prépara la route à Molière.
Monseigneur,
Rodogune se présente à Votre Altesse avec une sorte de confiance. C’est à votre illustre suffrage qu’elle est obligée de tout ce qu’elle a reçu d’applaudissement ; et les favorables regards dont il vous plut fortifier la faiblesse de sa naissance lui donnèrent tant d’éclat et de vigueur, qu’il semblait que vous eussiez pris plaisir à répandre sur elle un rayon de cette gloire qui vous environne, et à lui faire part de cette facilité de vaincre qui vous suit partout. Après cela, Monseigneur, quels hommages peut-elle rendre à Votre Altesse qui ne soient au-dessous de ce qu’elle lui doit ? Si elle tâche à lui témoigner quelque reconnaissance par l’admiration de ses vertus, où trouvera-t-elle des éloges dignes de cette main qui fait trembler tous nos ennemis, et dont les coups d’essai furent signalés par la défaite des premiers capitaines de l’Europe ?
Votre Altesse sut vaincre avant qu’ils se pussent imaginer qu’elle sût combattre« À l’âge de vingt deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne mirent atteindre ; mais la victoire le justifia devant Rocroy. »
grand que par son ministre, Richelieu.« Philisbourg est aux abois en dix jours, Philisbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. »
« L’armée commença l’action de grâces ; toute la France suivit. »
Dispensez-moi, Monseigneur, de vous parler de Dunkerque ; j’épuise toutes les forces de mon imagination, et je ne conçois rien qui réponde à la dignité de ce grand ouvrage, qui nous vient d’assurer l’Océan par la prise de cette fameuse retraite de corsaires. Tous nos Bossuet dit du prince de Condé : Comparez à cette lettre celle de Voiture (1er recueil, prose). Le sujet est le même ; combien l’accent est différent !havresHavre, port de mer.La Flandre, et l’Artois, furent restitués à la France par le traité des Pyrénées (1659).« Si les autres osaient le louer, il repoussait leurs louanges comme des offenses, et, indocile à la flatterie, il en craignait jusqu’à l’apparence. Telle était la délicatesse, ou plutôt telle était la solidité de ce prince.
» Il aimait l’encens, mais administré délicatement.
Monseigneur,
De Votre Altesse,
Le très-humble, très-obéissant et très-passionné serviteur,
Je n’invite point à cette lecture ceux qui ne cherchent dans la poésie que la pompe des vers : On sait que Corneille traduisit Il y mit tout son cœur. Dans une traduction anonyme, qui date évidemment du dix-septième siècle, et qu’un heureux hasard a mise entre les mains de M. Hatzfeld, qui s’en est fait récemment le consciencieux éditeur, je lis cette prière :l’Imitation en vers.utile dulci. (Hor.)simplicité.Chatouiller s’employait dans le style noble, au e« Je vous offre, mon Dieu, la traduction de ce saint et admirable livre ; je ne l’ai pas entreprise pour la rendre publique, ni pour me donner une réputation d’habile que je n’ai pas ; aussi ne me suis-je point attaché au choix des mots, ni à la justesse des périodes. Vous savez, mon Dieu, que je n’ai eu d’autre dessein que de mettre, plus avant dans l’esprit, les saintes instructions qui y sont répandues, par l’attention que je serais obligé d’avoir en le traduisant. Je l’ai fait avec la simplicité qui est si fort recommandée à ceux qui veulent marcher dans vos voies. J’y ai tout rendu, mot pour mot, persuadé d’ailleurs que les expressions les plus belles ne pouvaient donner aucun éclat à la lumière qui y luit partout. »
Grand seigneur, homme d’intrigue, mêlé à toutes les cabales de la Régence et de la Fronde, ambitieux trompé par ses espérances, malheureux à la guerre, dupe de ses amis, et victime de ses ennemis, trahi, méconnu dans ses affections et son dévouement, échappé du naufrage avec une fortune compromise et une santé détruite, n’ayant plus de ressources que du côté de l’esprit, le duc de la Rochefoucauld consola ses disgrâces par un livre où ses ressentiments lui inspirent la misanthropie d’une morale pessimiste.
Aigri par ses souffrances, il voit dans toutes les actions humaines l’amour-propre, le calcul, le déguisement ; pas une vertu ne trouve grâce devant son humeur chagrine qui désenchante la vie, calomnie l’homme et Dieu. Mais peut-être y faut-il moins chercher un parti pris que le résumé d’une expérience amère, et les souvenirs d’un temps où l’esprit de faction ouvrit carrière à des intérêts égoïstes, et coalisés par la mauvaise foi.
Né avec des instincts chevaleresques, auxquels les événements infligèrent de cruelles déceptions, galant homme, modèle de politesse, de bravoure et de probité, la Rochefoucauld réfuta lui-même ses Maximes par son caractère ; au lieu de juger l’homme d’après le philosophe, il est plus sûr de s’en rapporter au témoignage de madame de Sévigné qui lui prouva son estime par son amitié.
L’écrivain est supérieur ; fin, poli, profond, il excelle par la science du monde, le persiflage élégant, la raillerie délicate, l’épigramme mordante, et la concision expressive.
Je suis d’une taille médiocre, libreLibre, c’est-à-dire aux mouvements souples et aisés.Empêché, embarrassé.Qu’en, ce que je dois en juger. Il n’ose avouer ce défaut qui dépare son visage, et est fort sensible, sur ses portraits.Prétendre en… c’est-à-dire : pour que je puisse avoir la prétention d’être beau.
J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mineaction est le geste qui accompagne la parole.
Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et à un point que, depuis trois ou quatre ans, à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre foisD’ailleurs. Il entend par là les événements dont il a souffert.Attache, c’est-à-dire d’attention.Resserré, c’est-à-dire discret, renfermé.
J’ai de l’esprit, et je ne fais point difficulté de le dire ; car à quoi bon façonnerFaçonner, faire des façons. Même sens que biaiser.Biaiser, c’est ne pas aller droit, prendre des détours.
La conversation des honnêtesHonnêtes gens, ou les gens bien élevés, et de la société polie.moraliste par vocation.Je fais, pour j’écris.
J’aime la lecture, en général ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonnerFaçonner n’a pas ici le même sens que plus haut. Ce mot est synonyme de former.
Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l’on me montre ; mais j’en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu’il y a encore de mal en moi, c’est que j’ai quelquefois une critique trop sévère. Je ne hais pas entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute ; mais je soutiens d’ordinaire mon opinion avec trop de chaleur, et lorsqu’on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable.
J’ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d’être tout à fait honnête homme, que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m’avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement, et qui ont eu la bonté do me donner quelquefois des avis là-dessus, savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d’esprit que l’on saurait désirer.La Rochefoucauld.
J’aime mes amis, et je les aime d’une façonsDe telle façon que…
Il y a un air qui convient à la figure, et aux talents de chaque personne ; on perd toujours, quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel, n’en point sortir, et le perfectionner autant qu’il nous est possible.
Ce qui’ fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en connaissent point d’autres. Ils les changent et les corrompent, quand ils sortent de l’enfance ; ils croient qu’ils peuvent imiter ce qu’ils voient faire aux autres : or il y a toujours quelque chose d’incertain et de faux dans toute imitation
L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode, agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.
La parfaite valeur, et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l’on arrive rarement. L’espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les espèces de courage.
Il n’y a pas moins de D’un engagement militaire. Tacite dit : différence entre elles qu’il y en a entre les visages et les humeurs. Il y a des hommes qui s’exposentS’exposent, se risquent, affrontent un péril.Nox aliis in audaciam, aliis ai formidinem opportuna.
La Rochefoucauld.paniques.
La parfaite valeur, c’est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant tout le monde.Le courage est moral, non physique.
L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme qui l’élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle. C’est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de leur raison, dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles.
Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux...
Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage, et par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n’entendent jamais ce qu’ils disent !Pie voleuse date du dix-septième siècle.
Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours ; il y a des vipères dont la langue est venimeuse… Il y a des hiboux qui craignent la lumière.
Combien de chevaux, qu’on emploie a tant d’ouvrages, et qu’on abandonne quand ils ne servent plus ! Dans cette page que nous avons abrégée, pour la rendre moins sombre, la misanthropie du philosophe chagrin s’en donne à cœur-joie. En lisant cette fantaisie, on songe à la Fontaine ; mais le fabuliste n’a pas l’humeur aussi noire que le moraliste.Hôtel des Invalides.Larmes de crocodile.
Il me semble que vous vous mariez bravement, sans me rien dire ; j’avais cependant d’assez sages conseils à vous donner ; mais la bonté de votre naturel, et l’éducation de ma sœur vous ont appris, sans doute, tout ce que vous aviez à faire, dans une telle occasion. J’aurais cependant fort souhaité de pouvoir être témoin de votre conduite ; je m’attends que vous m’en rendrez compte. Car, sans cela, au lieu de prospérités, je vous souhaite : les jalousies réciproques, l’incompatibilité d’humeur, une belle-mère acariâtre, des beaux-frères querelleurs, des belles-sœurs ennuyeuses, et aimant lire de mauvais romans, de la fumée en hiver, des moustiques en été, des fermiers qui paient mal, de fâcheux voisins, des procès à foison, des valets qui vous volent, un méchant cuisinier, une femme de chambre maladroite, un carosse mal attelé, un cocher ivrogne, de l’eau trouble, du vin vert, du pain de Beauce,bailli était un officier royal, rendant la justice, dans un certain ressort.
Destiné malgré lui à l’Église, d’abord coadjuteur, et plus tard archevêque de Paris, Paul de Gondi avait plus de vocation pour les affaires politiques que pour un ministère ecclésiastique. Déterminé comme César à n’être le second en rien, il rêva de bonne heure le rôle de conspirateur grandiose ; et ce goût d’ambitieuses aventures éclate déjà dans son récit de la conjuration de Fiesque. La mort de Richelieu, et l’anarchie d’une régence ouvrirent carrière à son génie turbulent, qui, dans un moment de faveur, réussit à surprendre le chapeau de cardinal. Ligueur, frondeur, séditieux, tour à tour allié du parlement, de la cour et du peuple, il aima l’intrigue pour l’intrigue, sans avoir ni vues supérieures, ni suite dans ses desseins. Il expia les fautes d’une vie agitée et stérile par des disgrâces suivies d’un exil, et d’une retraite qu’honora son repentir, et que consolèrent des amitiés choisies, entre autres celle de madame de Sévigné.
Ses Mémoires nous plaisent par leur vivacité dramatique. Son style est plein de feu. Gaie, pittoresque, fière et fougueuse, l’expression est telle sur papier qu’elle serait sur les lèvres d’un causeur. Il esquisse, en se jouant, des portraits bien vivants qui nous parlent. Ses discours ont grand air. Son récit intéresse comme une comédie. Il eut l’éloquence de César, mais paraîtrait un Catilina, si, par la pénitence, il n’avait pas expié ses scandales.
Il faut distinguer entre les chefs de partis :
« Les uns peuvent aimer le bien public, et désirer d’utiles réformes.
« Les autres ne voient que leurs intérêts : ce sont des factieux qui brouillent tout, et cachent leur ambition sous un masque. Retz contint les uns plus que les autres.
Y a-t-il une action plus grande au monde que la conduite d’un parti ? Celle d’une armée a, sans comparaison, moins de ressorts ; celle d’un État en a davantage ; mais les ressorts n’en sont, à beaucoup près, ni si fragiles, ni si délicats ; enfin je suis persuadé qu’il faut plus de grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers, et que, dans le rang des qualités qui le composent, la résolution marche de pair avec le jugement. Je dis, avec le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible.
« Madame de LonguevilleLe fin. Il veut dire ces dehors brillants qui charment.avaient sont monotones ; mais quel heureux emploi du mot réveil !
Nos conférences se terminaient assez souvent par des promenades dans le jardin. Feu Madame de Choisi en proposa une à Saint-Cloud, et dit en badinant à Madame de Vendôme, qu’il fallait donner la comédie à M. de Lisieux. Le bonhomme, qui admirait les pièces de Corneille, répondit qu’il ne faisait aucune difficulté
Nous allâmes à Saint-Cloud, chez M. l’archevêque ; mais les comédiens, qui jouaient le soir à Ruel chez M. le Cardinal,poindre.
Comme j’étais à l’une des portières avec Mademoiselle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il s’arrêtait, et il me répondit avec une voix fort étonnée : « Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont là devant moi ? » Je mis la tête hors de la portière, et comme j’ai toujours eu la vue fort basse,Retz maniait mieux l’épée que son bréviaire. Turenne est encore ici tel que nous le connaissons ; il a sang-froid, courage et prudence.
Tout cela se passa, comme vous pouvez vous imaginer, en même temps, et en moins de rien. M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et après avoir regardé un peu, comme je vous ai déjà dit, il se tourna vers moi de l’air dont il eût demandé son dîner, ou de l’air dont il eût donné une bataille, et me dit ces paroles : « Allons voir ces gens-là !héros ne se dément pas.Turenne n’était pas un esprit fort.
Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut, fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donné à M. de Turenne ; mais, en réfléchissant que j’avais longtemps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvais en ce lieu, je fis deux ou trois sauts vers la processionesprits !
Les pauvres augustins
Nous retournâmes en carrosse ; M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire, que vous pouvez vous imaginer Ses mémoires, dit Voltaire, sont écrits avec un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l’image de la conduite de l’auteur. Le président Hénault peint ainsi le cardinal de Retz :« On a de la peine à comprendre comment un homme qui passa sa vie à cabaler n’eut jamais de véritable objet. Il aimait l’intrigue pour intriguer : esprit hardi, délié, vaste et un peu romanesque, sachant tirer parti de l’autorité que son état lui donnait sur le peuple, et faisant servir la religion à sa politique ; cherchant quelquefois à se faire un mérite de ce qu’il ne devait qu’au hasard, et ajustant souvent après coup les moyens aux événements.
« Il fit la guerre au roi ; mais le personnage de rebelle était ce qui le flattait le plus dans la rébellion : magnifique, bel esprit, turbulent, ayant plus de saillies que de suite, plus de chimères que de vues, déplacé dans une monarchie, et n’ayant pas ce qu’il fallait pour être républicain, parce qu’il n’était ni sujet fidèle, ni bon citoyen ; aussi vain, plus hardi, et moins honnête homme que Cicéron, enfin plus d’esprit, moins grand et moins méchant que Catilina.
« Ses Mémoires sont très-agréables à lire ; mais conçoit-on qu’un homme ait le courage, ou plutôt la folie de dire de lui-même plus de mal que n’en eut pu dire son plus grand ennemi ? Ce qui est étonnant, c’est que ce même homme, sur la fin de sa vie, n’était plus rien de tout cela, et qu’il devint doux, paisible, sans intrigue, et l’amour de tous les jeunes gens de son temps ; comme si toute son ambition d’autrefois n’avait été qu’une débauche d’esprit, et des tours de jeunesse dont- on se corrige avec l’âge ; ce qui prouve bien qu’en effet il n’y avait en lui aucune passion réelle. Après avoir vécu avec une magnificence extrême, et fait pour plus de quatre millions de dettes, tout fut payé, soit de son vivant, soit après sa mort. »
(Abrégé chronologique de l’Histoire de France, erace, 1676.)
Jamais vocation ne fut plus irrésistible que la sienne. Fils et petit-fils d’un tapissier du roi, élevé au collège de Clermont, puis dirigé vers l’étude du droit, Jean-Baptiste Poquelin suivit son étoile, et, sous le nom de Molière, devint directeur d’une troupe ambulante, sans se laisser tenter par la faveur du prince de Conti, son condisciple, qui lui offrait une charge de cour. Dans le noviciat de cette vie nomade, où il fit provision d’expérience, il essaya sa verve par des esquisses déjà puissantes, où s’annonce comme en germe la merveilleuse fécondité d’un génie créateur.
Il a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; il met en scène la cour, la ville et la province, bourgeois et nobles, marchands, médecins et hommes de lois, pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, sans compter tous les ridicules et tous les vices, bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot, son siècle, et avec lui l’humanité tout entière. Ses personnages ont une physionomie si distincte qu’ils s’imposent invinciblement à la mémoire, et bien qu’ils soient contemporains du poëte, tous les âges se reconnaissent en eux ce sont des types qui demeureront à jamais.
En résumé, Molière a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des plus raffinés. Il n’eut ni débuts ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, à combiner des situations qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède, dans une proportion parfaite, l’imagination, la sensibilité et la raison ; car, si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fonds et la substance. Bien qu’il s’oublie lui-même pour être, tour à tour, chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant, sous ses œuvres, la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe que Boileau surnomma le Contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.
Que dire de son style ? C’est la nature même parlant naïvement selon le caractère, la passion, la condition. Sa langue vive, franche, nette, vigoureuse, hardie, rappelle Rabelais, Régnier, Saint-Simon. Ses brusques audaces ont la fierté de la fresque.
Car la fresque est pressante et veut sans complaisances, Qu’un peintre s’accommode à ses impatiences.
L’Académie française a pu lui appliquer ce vers :
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
harpagon. Allons, venez çà tousCommets, forme latine ; je vous confie le soin.
maître jacques, à part. Châtiment politique !
harpagon. Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge
maître jacques, à part. Oui, le vin pur monte à la tête.
la merluche. Quitterons-nous nos souquenilles
harpagon. Oui, quand vous verrez venir les personnes et gardez bien de gâter vos habits.
brindavoine. Vous savez bien, monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint
la merluche. Et moi, monsieur, j’ai mon haut-de-chausses
harpagon. Paix ! rangez cela adroitement du côté de la muraille. Tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez
harpagon. Valère, aide-moi à ceci. Or çà ! maître Jacques, approchez-vous : je vous ai gardé pour le dernier.
maître jacques. Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.
harpagon. C’est à tous les deux.
maître jacques. Mais à qui des deux le premier ?
harpagon. Au cuisinier.
maître jacques. Attendez donc, s’il vous plaît.
Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.
harpagon. Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?
maître jacques. Vous n’avez qu’à parler.
harpagon. Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper
maître jacques, a part. Grande merveille !
harpagon. Dis-moi un peu, nous feras-tuFaire, sous-entendu.
maître jacques. Oui, si vous me donnez bien de l’argent.
harpagon. Que diable ! toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient rien autre chose à dire ! de l’argent ! de l’argent ! de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet
valère. Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est la chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît autant. Mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.Valère aime la fille d’Harpagon, il s’est insinué dans la demeure, à titre d’intendant; voilà pourquoi il flatte le maître du logis.
maître jacques. Bonne chère avec peu d’argent !
valère. Oui.
maître jacques, A Valère. Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous céansIci dedans : mot tombé hors d’usage.Bon à tout faire.4
harpagon. Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?
maître jacques. Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.
harpagon. Ah ! je veux que tu me répondes.
maître jacques. Combien serez-vous de gens à table ?
harpagon. Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
Valère. Cela s’entend.
maître jacques. Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées.
harpagon. Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière !
maître jacques. Rôt...
Harpagon, mettant la main sur la bouche de maître Jacques, Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
maître jacques. Entremets...
Harpagon, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.
Encore !
Valère, à maître Jacques. Est-ce que vous avez envie de faire crever
harpagon. Il a raison.
alère. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandesmet.il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.
harpagon. Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?
alère.Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vitre pour manger.
Harpagon, à maître Jacques. Oui, entends-tu ? A Valère. Qui est le grand homme qui a dit cela ? alère. Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
harpagon. Sou viens-toi de m’écrire ces mots. Je veux les faire graver en lettres d’orOr, quel luxe ! quelle dépense ! Harpagon peut-il mieux témoigner son admiration pour ce bel adage d’économie domestique ?
alère. Je n’y manquerai pas ; et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.
harpagon. Fais donc.
maître jacques. Tant mieux ! J’en aurai moins de peine.
harpagon, à Valère. Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot !
alère. Reposez-vous sur moi.
harpagon. Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.
maître jacques. Attendez. Ceci s’adresse au cocher. Maitre Jacques remet sa casaque. Vous dites ?.,.
harpagon. Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…
maître jacques. Vos chevaux, monsieur ! Ma foi, ils ne sont point en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point
harpagon. Les voilà bien malades ! ils ne font rien.
maître jacques. Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, travailler beaucoup et manger de même. Cela me fend le cœur,cocher, qui vit par et pour ses chevaux ; s’il les voyait pâtir, il s’ôterait pour eu le pain de la bouche.
harpagon. Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.
maître jacques. Non, je n’ai point le courage de les mener, et je feraisferais un cas de conscience.
Valère. Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire ; aussi bienAussi bien veut dire d’ailleurs.
maître jacques. Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que la mienne.
Valère. Maître Jacques fait bien le raisonnable.
maître jacques. Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire !
HARPAGON. Paix.
maître jacques. Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ;Gratter, vous chatouiller agréablement.
harpagon. Pourrais-je savoir, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?
maître jacques. Oui, monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât point.
harpagon. Non, en aucune façon.
maître jacques. Pardonnez-moi ? je sais fort bien que je vous mettrais en colère.
harpagon. Point du tout. Au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.
C’est à Plaute que Molière a emprunté les principaux traits de ce passage :maître jacques. Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards Brocards, railleries piquantes.lésine est une épargne sordide dans les moindres choses.je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? on ne saurait aller nulle part où l’on ne vous entende accommoderAccommoder, arranger de la belle façon.« Une pierre n’est pas plus dure que ce maudit vieillard. Il jette les hauts cris, s’imagine qu’il a tout perdu, et croit qu’on lui a arraché les entrailles, s’il voit la fumée sortir de la cheminée. »
Aulularia, act. Il, sc. IV.
harpagon, en battant maître Jacques. Vous êtes un sôt, un maraud, un coquin et un impudent.
maître jacques. Hé bien ! ne l’avais-je pas deviné ?
harpagon. Apprenez à parler.
HarpagonAululaire de Plaute, ac. IV, sc. X.Traître ; il donnerait son fils pour son trésor.l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là, parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênesgêne (de gehenna), signifie torture.
don juan. Ah ! monsieur Dimanche
m. dimanche. Monsieur, je vous suis fort obligé.
Don Juan, parlant à la Violette et à Ragotin
m. dimanche. Monsieur, cela n’est rien.
don juan, à m. Dimanche, Comment ! vous dire que je n’y suis pas, à monsieur Dimanche, au meilleur de mes amis !
m. dimanche. Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu…
don juan. Allons, vite ! un siège pour monsieur Dimanche.
m. dimanche. Monsieur, je suis bien comme cela.
don juan. Point, point ; je veux que vous soyez assis comme moi.
m. dimanche. Cela n’est point nécessaire.
don juan. Otez ce pliant, et apportez un fauteuil
m. dimanche. Monsieur, vous vous moquez, et…
don juan. Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.
m. dimanche. Monsieur…
don juan. Allons, asseyez-vous.
m. dimanche. Il n’est pas besoin, monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais…
don juan. Mettez-vous là, vous dis-je.
m. dimanche. Non, monsieur ; je suis bien. Je viens pour…
don Juan. Non, je ne vous écoute point
M. dimanche. Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…
don juan. Parbleu ! monsieur dimanche, vous vous portez bienAvocat Patelin. (Recueil des classes élémentaires.)
m. dimanche. Oui, monsieur, pour vous rendre service
don juan. Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
m. dimanche. Je voudrais bien…
don juan. Comment se porte madame Dimanche, votre épouse ?
m. dimanche. Fort bien, monsieur, Dieu merci.
don juan. C’est une brave femme.
M. dimanche. Elle est votre servante, monsieur. Je venais,..
don juan. Et votre petite, Claudine, comment se porte-t-elle ?
M. dimanche. Le mieux du monde.
don juan. La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon cœur
m. dimanche. C’est trop d’honneur que vous lui faites, monsieur. Je vous…
don juan. Et le petit Colin… fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
m. dimanche. Toujours de même, monsieur. Je…
don juan. Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
m. dimanche. Plus que jamais, monsieur, et nous ne saurions en chevirChevir : venir à chef, ou à bout de quelque chose ; ce mot dérive de chef.
don juan, lui tendant la main.. Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille ; car j’y prends beaucoup d’intérêt.
m. dimanche. Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je
don juan. Touchez donc là, monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?
m. dimanche. Monsieur, je suis votre serviteur.
don juan. Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.
m. dimanche. Vous m’honorez trop. Je…
don juan. Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.
m. dimanche. Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
don juan. Et cela, sans intérêt, je vous prie de le croire.
m. dimanche. Je n’ai point mérité cette grâce, assurément. Mais monsieur…
don juan. Oh çà ! monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?
m. dimanche. Non, monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…
don juan, se levant. Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter
m. dimanche, se levant aussi. Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais… Sganarelle ôte les sièges promptement.
don juan. Comment ! je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et, de plus, votre débiteur.
m. dimanche. Ah ! monsieur…
don juan. C’est une chose que je ne cache pas, je le dis à tout le monde.
m. dimanche. Si…
don juan. Voulez-vous que je vous reconduise ?
M. dimanche. Ah ! monsieur, vous vous moquez. Monsieur…
Boileau disait (satire v) :don juan. Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie, encore une fois, d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne lisse pour votre service, Il sort.
Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveaux de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité : de ces gens qui décident toujours La Bruyère peint un travers analogue :Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et, dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir et qu’il n’aura jamais : occupé et rempli de ces sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles ; élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent. Eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire. Il n’y a point d’autre ouvrage d’esprit si bien reçu dans le monde et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu’il veuille approuver, mais qu’il daigne lire, incapable d’être corrigé par cette peinture, qu’il ne lira point.
léonte. Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite depuis longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et. sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
Jourdain. Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhommeJourdain est le type du bourgeois entiché de noblesse.
léonte. Monsieur, la plupart des gens sur cette question n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mote
Jourdain. Touchez là, monsieur, ma fille n’est pas pour vous
léonte. Comment ?
Jourdain. Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille.
adame Jourdain. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint LouisJourdain a le langage franc, et un peu vulgaire de sa condition. C’est une bourgeoise qui a du sens, et fait la leçon à la vanité sotte de son mari.
Jourdain. Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.
adame Jourdain. Descendons-nous tous deux queQue, d’autre source que de...
Jourdain. Voilà pas le coup de langue
adame Jourdain. Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?
Jourdain. Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
adame Jourdain. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
NicoleNicole est la servante, qui glisse son mot sensé de temps en temps. Malitorne, mal tourné.
Jourdain, à Nicole. Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez
adame Jourdain. Marquise ?
M. Jourdain. Oui, marquise.
adame Jourdain. Hélas ! Dieu m’en garde !
Jourdain. C’est une chose que j’ai résolue.
adame Jourdain. C’est une chose, moi, où je ne consentirai pointDon Quichotte, part. II, ch. V.)
La Fontaine a dit sur la manie des titres :Jourdain. Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde, et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse
La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau, quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas ; car enfin je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche pas la ressemblance, et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres : il y faut bien plaisanter, et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens Nous lisons dans un lettre de Voltaire cette apologie du théâtre :« Les génies fiançais formés par Corneille, Racine et Molière appellent du fond de l’Europe les étrangers qui viennent s’instruire chez nous, et qui contribuent à l’abondance de Paris. Nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu’aux nations qui nous haïssent. Tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos spectacles, chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Le centième de l’argent des cartes suffirait pour avoir des salles de spectacle plus belles que le théâtre de Pompée ; mais quel homme dans Paris est animé de l’amour du bien public ? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises chansons, et on s’endort dans la stupidité, pour recommencer le lendemain sou cercle de légèreté et d’indifférence. Vous, monsieur, qui avez au moins une petite place dans laquelle vous êtes à portée de donner de bons conseils, tâchez de réveiller cette léthargie barbare, et faites, si vous pouvez, du bien aux lettres, qui en ont tant fait à la France. »
le maître de philosophie, raccommodant son collet
Jourdain. Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés !
e maître de philosophie. Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
Jourdain. Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant, et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeunee maître de philosophie. Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrinà, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute ?
Jourdain. OuiOui ; toujours l’idée fixe de vanité comique.
e maître de philosophie, Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque l’image de la mort. Jourdain. Ce latin-là a raison.
e maître de philosophie. N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
Jourdain. Oh ! oui, je sais lire et écrire.
e maître de philosophie. Par où vous plaît-il que nous commencionsCommencions ; dans les Nuées d’Aristophane (acte II, sc.
Jourdain. Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
le maître de philosophie. C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’espritpédant que notre philosophe.
Jourdain. Qui sont-elles ces trois opérations de l’esprit ?
e maître de philosophie. La première, la seconde, et la troisième. La première est de concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger par le moyen des catégories, et la troisième de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures : Barbara, celarent, Darii, ferio baralipton, etc.
Jourdain. Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs
e maître de philosophie. Voulez-vous apprendre la morale ?
Jourdain. La morale ?
Le maître de philosophie. Oui.
Jourdain. Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?
e maître de philosophie. Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
Jourdain. Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne ; je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
e maître de philosophie. Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
Jourdain. Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
e maître de philosophie. La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous météores, l’arc en ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons
Jourdain. Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini.
e maître de philosophie. Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
m. Jourdain. Apprenez-moi l’orthographeOrthographe. Cette scène comique est encore une imitation d’Aristophane Nués sc. iv, v. 433).
le maître de philosophie. Très-volontiers.
M. Jourdain. Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point
e maître de philosophie. Soit ; pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la différente manière de les prononcer toutes. Et, là-dessus, j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.
m. Jourdain. J’entends tout cela.
e maître de philosophie. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche, A.
m. jourdain. A, A. Oui.
e maître de philosophie. La voix E se forme, en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut, A, E.
Jourdain. A, E, A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
e maître de philosophie. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles ; A, E, I.
Jourdain. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
e maître de philosophie. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas ; O.
jourdain. O, O. Il n’y rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.
e maître de philosophie. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
« La sotte chose qu’un vieillard abcécédaire ! dit Montaigne ; on peut continuer en tout temps l’étude, non par l’Escholage.Jourdain. O, O, O. Vous avez raison. Ah ! la belle chose que de savoir quelque choseQuelque chose :
e maître de philosophie. La voix U se forme en rapprochant les joues entièrement, en allongeant les deux lèvres en dehors, et les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait ; U.
Jourdain. U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.
e maître de philosophie. Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue, d’où vient que, si vous vouliez la faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
Jourdain. U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela
e maître de philosophie. Demain nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes
Jourdain. Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
e maître de philosophie. Sans doute. La consonne D, par exemple, en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut ; DA.
Jourdain. DA, DA. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !
e maître de philosophie. L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous ; FA.
Jourdain. FA, FA. C’est la vérité ! Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal
e maître de philosophie. Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée
jourdain. R, R, RA, R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps
e maître de philosophie. Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Jourdain. Il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez
e maître de philosophie. Fort bien !
m. Jourdain. Cela sera galantle compliment aura bonne grâce.
le maître de philosophie. Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
m. Jourdain. Non, non, point de vers.
le maître de philosophie. Vous ne voulez que de la prose.
Jourdain. Non ; je ne veux ni prose, ni vers
e maître de philosophie. Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
m. jourdain. Pourquoi ?
e maître de philosophie. Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.
Jourdain. Il n’y a que la prose ou les vers ?
e maître de philosophie. Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.
Jourdain. Et comme l’on parle, qu’est-ce donc que cela.
e maître de philosophie. De la prose.
M. Jourdain. Quoi ! quand je dis : NicoleNicole est le nom de sa servante.
e maître de philosophie. Oui, monsieur.
On lit dans madame de Sévigné : « Comment, ma fille, j’ai donc fait un sermon sans y penser ! J’en suis aussi étonnée que le comte de Soissons, quand on lui découvrit qu’il faisait de la prose. »M. Jourdain. Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rienBelle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
e maître de philosophie. Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendre ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un
Jourdain. Non, non, non ; je ne veux point tout celagros bon sens, sous ses ridicules. Son instinct lui dit que ces gentillesses ne sont pas le langage du cœur. Et puis, il tient à son idée, il n’en démordra pas.Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
e maître de philosophie. Il faut bien étendre un peu la chose.
Jourdain. Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées, comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
e maître de philosophie. On peut les mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien ; D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos beaux yeux, belle marquise, d’amour, mourir.
Jourdain. Mais, de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure.
e maître de philosophie. Celle que vous avez diteBelle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Jourdain. Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait tout cela du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et je vous prie de venir demain de bonne heure.
e maître de philosophie. Je n’y manquerai pas.
diafoirus. Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son pèreun peu benêt.jugement.médecin qui parle.Mièvre veut dire vif, remuant, malicieux.
Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se roidissait contre les difficultés ; et les régents le louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu à avoir ses licences On pourra dire de lui comme de M. Purgon :licences c’est-à-dire ses diplômés qui lui permettent de professer, de pratiquer la médecine.Acte, ou soutenance de thèses.« C’est un homme tout médecin depuis la tête jusqu’aux pieds ; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, lien de douteux, rien de difficile, et qui, avec une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire ; c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera ; et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin il ferait à lui-même. »
Aux larmes, le Vayer, laisse tes yeux ouvers.
Ton deuil est raisonnable, encorEncore que, bien que.
Et lorsque pour toujours on pert ce que tu pers,
La Sagesse, croy-moy, peut pleurer elle-mesme.
On se propose à tort cent préceptes divers,
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on ayme ;
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;
Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle.
Ses vertus de chacun le faisoyent révérer ;
Il avoit le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle ;
Et ce sont des sujetsSujets à… des causes de larmes intarissables.
Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoyé n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ay creû qu’il falloit en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que lui justifier ses larmes, et mettre sa douleur en liberté. Si je n’ay pas trouvé d’assez fortes raisons pour affranchir vostre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire
Né à Clermont-Ferrand dans une famille où l’intelligence s’alliait à la vertu, élevé librement par un père qui fut un homme supérieur, Blaise Pascal manifesta dès l’enfance des dons merveilleux. On sait que, sans le secours d’aucun livre, il trouva seul, à l’âge de douze ans, les trente-deux propositions d’Euclide. D’autres découvertes précoces prouvèrent qu’en tout ordre de connaissances son regard avait une intuition divinatrice. Il lui était plus facile d’inventer que d’apprendre. Sereine et austère, malgré l’essor d’un cœur ardent, sa jeunesse ne connut que les troubles de la pensée.
Mis en relation avec les religieux de Port-Royal, devenu leur disciple candide, et bientôt leur intrépide avocat, il composa pour les défendre contre leurs adversaires les Lettres de Louis de Montalte à un provincial de ses amis (1656-57). Bien que cette querelle ait perdu son à-propos, la verve d’une ironie éloquente, des principes d’éternelle morale, la dialectique d’un bon sens convaincu, et les beautés d’un art supérieur assurent un intérêt durable à ce pamphlet, qui demeure comme une date impérissable de notre littérature. Il y fixe la langue que parleront les maîtres.
Ses Pensées sont inspirées par une âme chrétienne, éprise du vrai, et dévouée au bien de l’humanité. Il avait conçu l’ambition de donner aux vérités de la foi la rigueur de la certitude scientifique ; mais, frappé à mort par un mal que développèrent les excès du travail, il ne put que jeter sur le papier des aperçus, des éclairs. Bien que l’édifice n’ait pas été construit, ses matériaux ont la beauté de ruines imposantes.
Son éloquence porte, dans la défense de la religion, cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont rencontrées dans le doute. Il s’attache à la croix, comme un naufragé à la planche du salut. Au sentiment de notre grandeur et de notre misère, il associe l’accent d’un cœur qui a souffert. De là, ce style incomparable qui se colore, s’échauffe, rayonne, allie l’audace à la simplicité, le raisonnement et la logique la plus pressante, à l’imagination et à la sensibilité. On s’élève, on se purifie dans les heures qu’on passe en tête à tête avec cet athlète, ce héros, ce martyr du monde moral et invisible Nous lisons dans M. Cousin :« De tous les monuments du génie, nul n’est plus célèbre que le livre des Pensées. et la littérature française ne possède pas d’artiste plus consommé que Pascal. Pascal a passé vite sur la terre ; mais pendant cette courte apparition, il a entrevu la beauté parfaite, il s’y est attaché de toutes les puissances de son esprit et de son cœur, et il n’a rien laissé sortir de ses mains qui n’en portât la vive marque. Telle était en lui la passion de la perfection que, selon une tradition irrécusable, il refit treize fois la dix septième Provinciale. Les Pensées ne sont que des fragments du grand ouvrage sur lequel il consuma les dernières années de sa vie ; mais ces fragments présentent quelquefois une beauté si accomplie, qu’on ne sait en vérité qu’y admirer davantage, ou la grandeur et la vigueur des sentiments et des idées, ou la délicatesse et la profondeur de l’art. »
Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermonEntrer dans un sermon veut dire entrer dans l’église où lion va prêcher.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté Pascal dit ailleurs ;Anacoluthe. Tournure de phrase brisée. Montaigne écrivait : « Qu’on jette une poutre entre ces deux tours ; il n’y a sagesse philosophique qui puisse vous donner courage d’y marcher. »
« L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant, qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles ; c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà ! »
Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc., emportent la raison hors des gondsMontaigne.)
L’affection ou la haine changent la justice de face ; et combien un avocat bien payé par avance, trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ! combien son geste hardi le fait-il paraître meilleur aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison, qu’un vent manie, et à tout sens !
Je ne veux pas rapporter tous les effets de l’imagination ; je rapporterais presque toutes les actions des hommes, qui ne branlent
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillottent en chats fourrésle Chat et les Lapins.
C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes : ces trognes Je lis dans la Bruyère :« Il faut aux enfants les verges et la férule ; il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice, dénuées de tous leurs ornements, ni ne persuadent, ni n’intimident. L’homme, qui est esprit, se mène par les yeux et les oreilles. »
Les janissaires sont les gardes de la Porte.
S’ils avaient la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais, n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là en effet ils s’attirent le respect.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisanceSuffisance signifie savoir qui suffit à la fonction.
L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Bossuet a dit :dell’ Opinione, regina del mondo« Le propre de la gloire c’est d’amasser autour de soi tout ce qu’elle peut. L’homme se trouve trop petit tout seul : il tâche de s’agrandir, et de s’accroître comme il peut. Il pense qu’il s’incorpore tout ce qu’il amasse, tout ce qu’il acquiert, tout ce qu’il gagne. Il s’imagine croître lui-même avec son train qu’il augmente, avec ses appartements qu’il rehausse, avec son domaine qu’il étend. Il ne peut augmenter sa taille et sa grandeur naturelle ; il y applique ce qu’il peut par le dehors, et s’imagine qu’il devient plus grand et qu’il se multiplie, quand on parle de lui, quand il est dans la bouche de tons les hommes. quand il fait du bruit dans le monde. La venu toute seule lui parait trop unie et trop simple.
Quelquefois, à la vérité, la gloire se présente comme d elle-même, et vient, pour ainsi dire, de bonne grâce. Alors, je ne sais quoi nous dit dans le cœur que nous la méritons d’autant plus que nous l’avons moins recherchée ; mais elle n’en est alors que plus dangereuse. »
On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable Pascal a dit :Accable ; c’est le mot, surtout aujourd’hui que les programmes écrasent les jeunes intelligences.« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
Quand je m’y suis misme suis mis.
Quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raisonEffective, réelle, qui produit des effets.
Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’imagine un roi accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent la vue menaçante des...
De là vient que le jeu et la conversation, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait eh effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert.
Ceux qui font les philosophes, et qui croient que le mondeLe monde, autrement dit, les gens, les personnes.Socrate, toute la sagesse consiste à se connaître soi-même.La prise, c’est-à-dire la proie, le gibier que l’on tue.
L’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexionComplexion. Ce mot signifie, tempérament, et organisation physique ou morale.
Mais, direz-vous, quel objetQuel objet, quel but se propose l’homme, par ses divertissements ?Ainsi. Ce mot exprime ici une comparaison ; c’est ainsi que...Suent. Remarquez l’énergique familiarité de ce style.Les autres sont les moralistes, les philosophes. Se tuent ; Pascal aurait-il le pressentiment de sa mort prématurée ? Il fut martyr de la pensée.
Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jourA la charge, à la condition que...S’y échauffe. Ce mot vaut un portrait ; on voit le joueur, les yeux et la tête en feu. Il a la fièvre.Se pipe. L’expression signifie se trompe ; elle est de la langue vulgaire ; on dit prendre les oiseaux à la pipée.
D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils uniqueUnique. Ce mot ajoute au relief de l’idée.Gagner sur lui ; faire violence à sa douleur, et obtenir qu’il sorte de lui-même, pour se distraire.
Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion, ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrinChagrin voulait dire alors sombre, mélancolique.C’est…que. Cette forme est un latinisme. Illud… quoa…
Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmesMaisons des champs. Ces relégations étaient une sorte d’exil.Ils ne laissent pas de ; ils sont pourtant…
En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muetSur cela, cela étant...J’admire, sens latin ; je m’étonne que.Plaisants. Le mot a toute la force de son étymologie. Il veut dire enchanteurs.Apparence ; c’est-à-dire combien il est plus vraisemblable que…
L’homme n’est qu’un roseau Pascal dit ailleurs :« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté ! quel chaos, quel sujet de contradiction ! Juge de toute choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers ; s’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »
C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puis-santé détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoinscette fausse conséquence, à savoir que...Fléchier (Recueil des classes supérieures).
Ci-gît, Etienne Pascal.
Illustre par son grand savoir qui a été reconnu des savants de toute l’Europe ; plus illustre encore par sa grande probité, qu’il a exercée dans les charges
Toi qui voisAdmire, vois avec étonnement.
Ses enfants, accablés de douleur, ont fait poser cette épitaphe en ce lieu, qu’ils ont composée de l’abondance du cœur, pour rendre hommage à la vérité, et ne paraître pas ingrats envers Dieu
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peineEn peine de, c’est-à-dire embarrassés pour...se résolut à.
Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas le roi que ce peuple cherchait, et que le royaume ne lui appartenait pas. Ainsi, il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que
Né à, Chartres, fils d’un avocat au Parlement, professeur de belles lettres à Port-Royal, associé aux traverses et aux épreuves de l’indomptable docteur janséniste, le grand Arnauld, dont il partagea l’exil, Pierre Nicole fut laborieux, résigné, pieux, soumis, indulgent, modeste, soucieux avant tout du repos et de la paix, aussi pressé de fuir la gloire que d’autres le sont de la rechercher. Il se vit emporté malgré lui dans l’orageuse destinée de ses amis, et la fortune prit comme un malin plaisir à le jeter dans les controverses d’une polémique qui répugnait à son caractère.
Ses Essais de morale sont le miroir de son âme tendre et recueillie. Si l’on n’y trouve ni la vivacité piquante de la Bruyère, ni l’énergie de Pascal, ni l’enjouement de Montaigne, on y goûte la chaleur sympathique d’une raison sereine qui tend à maîtriser les passions en affermissant les croyances. C’est nourrissant, pratique, juste, clair et proportionné. « Je le lis, disait madame de Sévigné, avec un plaisir qui m’enlève ? il faudrait en faire du bouillon pour l’avaler. » Conseillons Nicole aux esprits qui ont besoin d’être mis à un régime sain et substantiel
Il est difficile de ne pas perdre de vue la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a guère d’action qui excite plus les passions. Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons Similitude, à une comparaison.Ecouter veut dire entendre avec attention.« Il y a des gens d’une certaine étoffe, ou d’un certain caractère avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui lion ne doit se plaindre que le moins possible, et contre qui il n’est pas même permis d’avoir raison. »
Il y a des vertus qui brillent et qui éclatent, et il y en a qui sont cachées, mais qui sont très-réelles. Il se trouve dans certaines âmes une plénitude de volonté Lacordaire parlait ainsi de la vertu :eêtre ceux qui ne les ont jamais faites en possèdent en perfection les dispositions, ce qui est ce que Dieu regarde le plus« La vertu est ici-bas le prix et le terme du combat contre les passions. Elle est le règne de la justice dans l’âme, sa conformité acquise et constante à la nature divine. Par elle, l’homme arrive à la possession de son être tout entier. »
Il faut considérer que l’étude est la culture et la nourriture de notre espritSe réveillera; ces mots vifs sont rares dans cette langue toute unie.Sage, ce mot désigne Salomon, l’auteur du Livre des Proverbes.
« Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre cœur ; » ce qui nous doit porter à veiller avec soin sur tout ce qui entre dans un vase si précieux
Ceux qui savent estimer les choses leur juste prix ne trouvent point de lieux laids ; car on voit en tous lieux le ciel et la terre, qui sont des spectacles capables de les remplir d’admirationdavantage que...
Les gens du monde, au contraire, ne se plaisent que dans les ouvrages des hommes. Un lieu sauvage leur paraît hideux et insupportable. Il leur faut des parterres bien dressés, des palissades bien taillées, des allées bien droites, et d’autres bagatelles de cette natureeLafontaine et Madame de Sévigné, il n’y eut dans cette littérature oratoire et solennelle, ni un brin d’herbe, ni un rayon de soleil ».« Si tout le monde avait des palais, personne ne se trouverait heureux d’en avoir. Qui est-ce qui compte entre les avantages de sa condition de voir le soleil, les étoiles, les nuées, les campagnes, les montagnes ? Toutes les beautés de la nature ne nous sont rien, parce qu’elles sont communes à tous; et l’envie que les hommes ont de se distinguer les a portés à attacher leur plaisir à des parterres, à des allées, à des lambris, à des vases, à des ornements qui sont infiniment moins beaux que les objets communs qui sont exposés à tout le monde, et cela parce que les pauvres ne jouissent pas de ces objets, et qu’on loue les riches de les avoir. »
La vérité étant Dieu même, et ayant une force invincible, contre laquelle tous les efforts des hommes ne peuvent rien, elle n’a pas besoin de leur secours, elle subsiste par elle-même, elle les soutient, et n’est point soutenue par euxSe fâchent. Ce mot n’était pas alors usé par un long usage, et avait un sens énergique.y engagent, s’ils le font avec chagrin, avec crainte, avec tristesse, et non pas avec cette joie spirituelle que nous doit donner la promesse que Jésus-Christ nous fait, qu’il confessera devant son père ceux qui l’auront confessé en ce mondesur la vérité. (Recueil des classes supérieures.)
Les hommes aiment à penser à eux d’une certaine manière, en jugeant qu’on les estime, qu’on les honore, qu’ils sont grands, puissants. C’est pourquoi la conversation et la vue du monde est si agréable ; car cela vient de ce qu’elle excite des pensées de cette nature Je lis ces réflexions dans Madame de Lambert, femme d‘esprit dont les ouvrages ont quelque ressemblance avec ceux de Vauvenargues (1647-1733) :« Faites usage de la solitude. Rien n’est plus utile ni plus nécessaire pour affaiblir l’impression que font sur nous les objets sensibles. Il faut donc de temps en temps se retirer du monde, se mettre à part. Ayez quelques heures dans la journée pour lire, et pour faire usage de vos réflexions. « La réflexion, dit un Père de l’Eglise, est l’œil de l’âme; c’est par elle que s’introduisent la lumière et la vérité. » —« Je le mènerai dans la solitude, dit la Sagesse, et là, je parlerai à son cœur; » c’est là où la vérité donne ses leçons, où les préjugés s’évanouissent, où la prévention s’affaiblit, et où l’opinion, qui gouverne tout, commence à perdre ses droits. Quand on jette la vue sur l’inutilité, sur le vide de la vie, on est forcé de dire avec Pline : Il vaut mieux passer sa vie à ne rien faire, qu’à faire des riens. »
Au contraire, la solitude est désagréable à la plupart des gens, parce qu’elle ne leur fournit pas assez de pensées qui leur plaisent. La nature est déplaisante à beaucoup de monde, parce que les images qu’elle fournit, n’étant pas aidées de la voix et de mille autres circonstances qui accompagnent la parole, elles La Bruyère a dit : elles.« Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu. »
« L’homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même : les ténèbres, la solitude, le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines terreurs ; le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s’ennuyer. »
Pour se plaire donc dans les forêts, il faut entendre le langage des forêts ; car toutes les créatures ont un langage, c’est-à-dire qu’elles peuvent exciter des pensées. Ceux en qui elles en excitent suffisamment peuvent se plaire dans la solitude, et ils s’y plaisent d’autant plus innocemment, que ces images qu’elle leur fournit leur représentent plutôt la grandeur de Dieu que leur propre grandeur, et qu’elles leur parlent peu d’eux-mêmes et beaucoup de Dieu : c’est l’avantage de la solitude
« L’ambitieux ne jouit de rien : ni de sa gloire, il la trouve obscure ; ni de ses places, il veut monter plus haut ; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance ; ni des hommages qu’on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu’il est obligé de rendre lui-même ; ni de sa faveur, elle devient amère, dès qu’il faut la partager avec ses concurrents ; ni de son repos, il est malheureux à mesure qu’il est obligé d’être plus tranquille. »
Quand on marche dans la campagne, la vue se borne par un certain cercle. On a beau avancerd’un côté.
Les objets extérieurs ne sont colorés que quand les rayons qui nous les font voir passent par le prisme Il dit ailleurs : prisme est un corps solide (en verre ou en cristal), terminé par deux bases égales et parallèles, et par autant de parallélogrammes que chaque base a de côtés.Que remplace comme, et continue le premier terme de la comparaison.« Quand on voit les objets renversés par un prisme, on ne les voit plus colorés. Quand on regarde le monde par la vue de la foi, il nous parait sans éclat et sans l’agrément qui n’était pas dans les choses mêmes, mais qu’elles empruntaient de la corruption de notre cœur. »
« Le seul changement des rayons de notre vue bouleverse à notre égard toute la nature. C’est une assez belle image de ce que produit en nous la vue de la foi. Sans qu’il arrive rien de nouveau dans le monde, elle le renverse aux yeux de notre esprit. Elle nous fait voir les grands petits, et les petits grands ; les riches pauvres, et les pauvres riches ; les heureux misérables, et les misérables heureux. Chaque degré qui nous paraissait s’élever pour monter au comble de la félicité et de l’honneur, nous paraît un degré qui descend dans l’abîme des misères. »
Née à Paris, orpheline à six ans, élevée par son oncle l’abbé de Livry, instruite par Chapelain et Ménage qui lui enseignèrent le latin, l’espagnol et l’italien, Marie de Rabutin-Chantal épousa le marquis de Sévigné qui, tué en duel, la laissa veuve à vingt-cinq ans. Réparer les brèches d’une fortune compromise, établir son fils, adorer sa fille, madame de Grignan, se lamenter sur son éloignement, voir et revoir la chère absente, lui raconter ses tendresses et les nouvelles du jour dans toute leur primeur, les commenter avec une verve étincelante, depuis le procès de Fouquet jusqu’à la disgrâce de M. de Pomponne, depuis la mort de Turenne jusqu’à celle de Vatel, sans oublier la pluie et le beau temps, en un mot laisser causer son esprit et son cœur : voilà toute sa vie.
Ses lettres sont le chef-d’œuvre du genre épistolaire, et lui assurent une gloire sur laquelle on a épuisé toutes les formes de la louange. Tendre, enjouée, rêveuse, malicieuse, compatissante, pathétique et parfois sublime, sans y penser, elle est aussi prompte au sourire qu’aux larmes ; elle raille sans amertume, elle badine sans licence comme sans pruderie, elle prend le ton des sujets les plus divers avec une souplesse qui ravit » et un abandon qui défie l’art le plus accompli. Parmi les Françaises illustres dont la postérité se souvient, nulle ne lui est supérieure par l’imagination, la sensibilité, la verve d’une gaieté qui coule de source, la franchise d’un naturel parfait, enfin par les qualités brillantes qui sont l’ornement d’une raison solide.
Son cœur valut son esprit. Ame chevaleresque, elle resta fidèle à l’infortune trop méritée de Fouquet, et à la vieillesse assombrie de Corneille que désertait l’ingratitude publique. Les effusions passionnées de l’amour maternel furent sa seule et charmante folie.
Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre ; je ne l’entreprendrai pas (Corneille.)aussi, ne l’entreprendrai-je pas.Marché, nous en étions convenus.
J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton ; j’allai ensuite chez Madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu’elle y prit. Elle était seule, et malade, et triste de la mort d’une sœur religieuse ; elle était comme je la pouvais désirerTouchée, affligée de votre absence.Mellusine, nom de fée maussade, que la malignité mondaine donnait à Mme de Montallais, dame de la cour.
Je revins enfin à huit heures ; mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrais toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs« Ne pouvant contenir tous mes sentiments sur votre sujet, je me suis mise à vous écrire, au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans ce pays, ni dans ce jardin, où je ne vous aie vue ; il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose, et de quelque façon que ce soit : aussi cela me perce le cœur. Je vous vois, vous m’êtes présente ; je pense, et repense à tout ; ma tête et mon esprit se creusent ; mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher, cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues, je ne l’ai plus. Sur cela, je pleure sans pouvoir m’en empêcher ; je n’en puis plus, ma chère bonne : voilà qui est bien faible ; mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. »
Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles ; elles sont encore toutes aux arbres, elles n’ont fait que changer de couleur : au lieu d’être vertes, elles sont aurore, et de tant de sortes d’aurore Mme de Sévigné eut le sentiment de la nature ; elle disait ailleurs : Ajoutons ces passages découpés çà et là :attention, du choix, de la justesse, et le sentiment qui peint les choses d’un trait.brocart une étoffe brochée de soie, d’or ou d’argent.Lettre du 3 juillet, de Livry. — « Ah ! ma chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici ! Quel air doux et gracieux ! quelle fraîcheur ! quelle tranquillité ! quel silence ! Je voudrais pouvoir vous envoyer de tout cela, et que votre bise fût confondue. »
Livry, le 16 juillet 1677. — « J’arrivais hier soir ici, ma très-chère. Il y fait parfaitement beau ; j’y suis seule, et dans une paix, un silence, un loisir, dont je suis ravie. »
« Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes ? Oui, beaucoup : elles sont mêlées d’aurore et de feuille morte : cela fait une étoffe admirable. » Ailleurs, dans un de ces jours d’hiver où le soleil brille, elle représente les arbres « tout parés de perles et de cristaux. » Ne sentez-vous pas aussi l’air du printemps dans ces lignes ? « Il fait un temps charmant ; nous sommes tellement parfumés de jasmins et de fleurs d’oranger que, par cet endroit, je crois être en Provence. » Mais nous n’en finirions pas, si nous voulions recueillir tons les détails pittoresques de sa correspondance.
Même lettre. « Je serais fort heureuse dans ces bois, si j’avais une feuille qui chantât. Ah ! la jolie chose qu’une feuille qui chante ! et la triste demeure qu’un bois où les feuilles ne disent mot, et où les hiboux prennent la parole ! Je suis une ingrate, ce n’est que les soirs, et j’y entends mille oiseaux tous les matins. Vous n’en avez point où vous êtes, et vous ne faites qu’observer, comme vous disiez l’autre jour, de quel côté vient le vent. Votre terrasse doit être une fort belle chose ; j’y suis souvent avec vous tous, et mon imagination sait bien où vous trouver dans cette belle et grande principauté. »
bourgeois, et a oublié Bussy, ou à peu près.
Je partis hier assez matin de Paris ; j’allai dîner à Pomponne ; j’y trouvai notre bonhommeidolâtre sa fille.Etourdie, mais charmée par ces oiseaux qui s’égosillent.
Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne Voici comment Mme de Sévigné raconte la vie qu’elle mène en Bretagne : « 18 septembre 1689.« Vous voulez savoir notre vie, ma chère enfant ? Hélas ! la voici : Nous nous levons à huit heures, la messe à neuf ; le temps fait qu’on se promène ou qu’on ne se promène pas, souvent chacun de son côté ; on dîne fort bien ; il vient un voisin, on parle de nouvelles ; l’après-dîner, nous travaillons, ma belle-fille à cent sortes de choses, moi à deux bandes de tapisserie que Mme Kerman me donna à Chaulnes ; à cinq heures, on se sépare, on se promène, ou seule, ou en compagnie ; on se rencontre à une place fort belle, on a un livre, ou prie Dieu, on rêve à sa chère fille, on fait des châteaux en Espagne, en Provence, tantôt gais, tantôt tristes. Mon fils nous lit des livres très-agréables : nous en avons un de dévotion, les autres d’histoire ; cela nous amuse, et nous occupe ; nous raisonnons sur ce que nous avons lu ; mon fils est infatigable, il lit cinq heures de suite, si on veut. Recevoir des lettres, y faire réponse, tient une grande place dans notre vie, principalement pour moi. Nous avons eu du monde, nous en aurons encore, nous n’en souhaitons point ; quand il y en a, on est bien aise. Mon fils a des ouvriers, il a fait parer, comme on dit ici, ses grandes allées : vraiment elles sont belles ; il fait sabler son parterre. Enfin, ma fille, c’est une chose étrange comme avec cette vie tout insipide et quasi triste, les jours nous échappent ; et Dieu sait ce qui nous échappe en même temps : ah ! ne parlons point de cela ; j’y pense pourtant, et il le faut. Nous soupons à huit heures ; Sévigné lit après souper, mais des livres gais, de peur de dormir ; ils s’en vont à dix heures ; je ne me couche guère que vers minuit : voilà à peu près la règle de notre couvent ; il y a sur la porte : Sainte liberté, ou fais ce que tu voudras. J’aime cent fois mieux cette vie que celle de Rennes : ce sera assez tôt d’y aller passer le carême pour la nourriture de l’âme et du corps. »
Attrapée ; ce sont termes familiers d’une causerie intime et souriante.: « La vie est courte ; c’est bientôt fait ; le fleuve qui nous entraîne est si rapide, qu’à peine pouvons-nous y paraître. Hélas ! comme cette mort va courant partout, et attrapant de tous côtés ! »
Irène qui va consulter Esculape pour conjurer les outrages du temps. Mme de Sévigné ne ressemble guère à cette figure ; elle a sa coquetterie, mais elle prend bravement son parti de l’irréparable ; elle sourit à l’âge qui s’avance.
VousSinge et du Chat.
D’animaux malfaisants c’était un très-bon plat : Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il pût être. Trouvait-on quelque chose au logis de gâté, L’on ne s’en prenait point aux gens du voisinage : Bertrand dérobait tout ; Raton de son côté, Etait moins attentif aux souris qu’au fromage.
Et le reste. Cela est peint ; et la Citrouille, et le Rossignol ; cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles. Que dites-vous, mon enfant, de l’infinité de cette lettre ? si je voulais, j’écrirais jusqu’à demain. Conservez-vous, c’est ma ritournelleritournelle est une petite symphonie qui précède un chant, et quelquefois le suit. Au figuré, c’est le retour fréquent des mêmes discours. er, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Votre portrait triompheTriomphe : ce mot est plein d’admiration, d’éloquente tendresse.
Maître Paul mourut il y a huit jours ; notre jardin en est tout triste
Madame de Sévigné décrivait ainsi le château de sa fille :
« J’ai reçu plusieurs de vos lettres, mon cher cousin : il n’y en a point de perdues : ce serait grand dommage ; elles ont toutes leur mérite particulier, et font la joie de toute notre société; ce que vous mettez pour adresse sur la dernière, en disant adieu à tous ceux que vous nommez, ne vous a brouillé avec personne : Au château royal de Grignan. Cette adresse frappe, et donne tout au moins le plaisir de croire que, dans le nombre de toutes les beautés dont votre imagination est remplie, celle de ce château, qui n’est pas commune, y conserve toujours sa place, et c’est un de ses plus beaux titres : il faut que je vous en parle un peu, puisque vous l’aimez. Ce vilain degré par ou l’on montait dans la seconde cour, à la honte des Adhémars, est entièrement renversé, et fait place au plus agréable qu’on puisse imaginer ; je ne dis point grand, ni magnifique, parce que ma fille n’ayant pas voulu jeter tous les appartements par terre, il a fallu se réduire à un certain espace, où l’on a fait un chef-d’œuvre. Le vestibule est beau, et l’on y peut manger fort à son aise ; on y monte par un grand perron ; les armes de Grignan sont sur la porte ; vous les aimez, c’est pourquoi je vous en parle. Les appartements des prélats, dont vous ne connaissez que le salon, sont meublés fort honnêtement, et l’usage que nous en faisons est très-délicieux. »
Parlons un peu de la cruelle et continuelle chèreChère, ce mot indique la délicatesse des mets.muscat, vin très-sucré, mais assez capiteux.La Trappe est un couvent, où lion jeune, où lion fait vœu de tempérance.
Je vous avoue que j’ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles ; songez, ma chère bonne, que je n’en ai point eu depuis la Palisse ; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu’à Lyon, ni de votre route jusqu’en Provence : je me dévore
Vous saurez, ma petite, qu’avant-hier, mercredi, après être revenue de chez Madame de Coulanges, je songeai à me coucher : cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit, j’entendis crier au voleur, au feu, et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici ; je crus même entendre qu’on parlait de ma petite fille ; je ne doutai pas
Je fis ouvrir ma porte, je dépêchai mes gens au secours. M. de Guitaut m’envoya une cassette de ce qu’il y a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour bâillerIle ; elle veut dire que sa maison n’avait rien à craindre, mais était, pourtant enveloppée par le feu.
Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage ; sa femme s’attachait à lui, qui le retenait avec violence C’est un souvenir du Et le combat finit faute de combattants.Cid. Sa bonne humeur se soutient, au milieu du péril.
Vous m’allez demander comment le feu s’était mis à cette maison : on n’en sait rien ; il n’y en avait point dans l’appartement où il a pris. Mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’aurait-on point faits de l’état où nous étions tous SérénissimeSérénissime république de Venise.
J’ai été à cette noce de Madame de Louvois. Que vous dirai-je ? magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et brochés d’or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués
Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers
Il est dimanche, 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ceci n’est pas une lettre, c’est une relation que vient de me faire Moreuil à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly, touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé« Vatel, ce grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le Prince, cet homme dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un Etat, cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin la marée n’était pas arrivée, n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. »
auxquels ; employé fréquemment au e« Je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé. »
Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête. Gourville le dit à M. le Prince ; M. le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du Roi. » Il dit : « Monseigneur, votre bonté m’achève coup de grâce.Affront. Chacun entend l’honneur à sa façon.
Vatel monta à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient pas mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le Prince qui fut au désespoir. M. le Duc pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne
Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel ; elle le fut La réception de Louis XIV était une grosse affaire : il y avait vingt-cinq tables servies chacune à cinq services, et quatre repas par jour. Le roi ne passa que deux jours chez le prince de Condé, et la dépense monta à plus de 180, 000 livres, qui vaudraient aujourd’hui 360 à 400, 000 francs. Il nous a paru intéressant de montrer comment un froid versificateur à su gâter la lettre de Madame de Sévigné. Voici la paraphrase de Berchoux ; c’est une sorte de complainte :Elle le fut ; tour incorrect.Enchanté. Voilà des contrastes qui font réfléchir à l’égoïsme du cœur humain.de race en race à grands frais embelli.
Il m’est impossible de me représenter l’état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion ; et, quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci ! je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j’étais mal instruite d’une santé qui m’est si chère ! qui m’eût dit dans ce temps-là : Votre fille est plus en danger que
Mademoiselle de Vertus Dans cette occasion, Louis XIV adressa la lettre suivante à la duchesse de Longueville :« Au camp devant Doesbourg, le 20 juin 1672.
« Ma cousine, l’extrême déplaisir que j’ai de la mort de mon cousin le duc de Longueville, et la crainte de vous donner une si mauvaise nouvelle, ne m’ont pas permis de vous rendre plus tôt ce que l’amitié et la parenté désiraient de moi en cette rencontre. J’y satisfais maintenant, en vous assurant par cette lettre, qu’outre qu’une perte si considérable m’est très sensible par elle-même, je sens encore plus que personne votre propre affliction, et que je voudrais de tout mon cœur pouvoir la soulager. Ma consolation est de croire que Dieu ne vous refusera pas celle que votre piété mérite. »
L’archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain : c’était comme un tourbillontra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare. Ce pauvre homme veut se ranger ; son cheval ne veut pas ; et enfin le carrosse et les six « chevaux renversent l’homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus que le carrosse en fut versé et renversé. En même temps, l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, s’enfuient, et courent encore, pendant que les laquais de l’archevêque, et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin ; qu’on lui donne cent coups. L’archevêque, en racontant ceci, disait : « Si j’avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras, et coupé les oreilles
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envieBerlue, sorte d’éblouissement passager.à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun
Mademoiselle… devinez le nom : il épouse Mademoiselle, ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande Mademoiselle ; Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de MonsieurMademoiselle. Elle avait quarante-trois ans, et Lauzun trente-sept.
Savez-vous ce que c’est que faner ? il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde ; c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement ; le seul PicardA faner ! c’est un argument irréfutable.
Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie : je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvois retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement Cette expression me rappelle ce vers dé Lafontaine : Dans un profond ennui ce lièvre Pour terminer le chapitre consacré à Madame de Sévigné, nous ne saurions mieux faire que de citer la lettre que sa fille, Madame de Grignan, écrivit, après la mort de sa mère, au président de Moulceau :se plongeait.Par signifie à cause de.« Le 28 avril 1696.
« Votre politesse ne doit point craindre, Monsieur, de renouveler ma douleur, en me parlant de la douloureuse perte que j’ai faite. C’est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu’il trouve si vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut ni l’augmenter, ni le diminuer. Je suis très persuadée, Monsieur, que vous ne sauriez avoir appris le malheur épouvantable qui m’est arrivé, sans répandre des larmes ; la bonté de votre cœur m’en répond. Vous perdez une amie d’un mérite et d’une fidélité incomparable ; rien n’est plus digne de vos regrets ; et moi, Monsieur, que ne perdé-je point ! quelles perfections ne réunissait-elle point, pour être à mon égard, par différents caractères, plus chère et plus précieuse ! Une perte si complète et si irréparable ne porte pas à chercher de consolation ailleurs que dans l’amertume des larmes et des gémissements. Je n’ai point la force de lever les yeux assez haut pour trouver le lieu d’où doit venir le secours ; je ne puis encore tourner les regards qu’autour de moi, et je n’y vois plus cette personne qui m’a comblée de biens, qui n’a eu d’attention qu’à me donner tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement, avec l’agrément de la société. Il est bien vrai, Monsieur, il faut une force plus qu’humaine pour soutenir une si cruelle séparation, et tant de privation. J’étais bien loin d’y être préparée : la parfaite santé dont je la voyais jouir, un an de maladie qui m’a mise cent fois en péril, m’avaient ôté l’idée que l’ordre de la nature put avoir lieu à mon égard ; je me flattais de ne jamais souffrir un si grand mal ; je le souffre et le sens dans toute sa rigueur. Je mérite votre pitié, Monsieur, et quelque part dans l’honneur de votre amitié, si on la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre vertu. Je n’ai point changé de sentiment pour vous depuis que je vous connais, et je crois vous avoir dit plus d’une fois qu’on ne peut vous honorer plus que je ne fais. »
(Dans les Lettres de Madame de Sévigné, n° 1273, édit. Monmerqué ; ou 1454, édit. Regnier.)
Né à Dijon, dans une ville qui donna saint Bernard à la France, Jacques-Bénigne Bossuet fut promis à l’Église dès le berceau. Écolier extraordinaire, il allait d’instinct vers les intelligences royales, vers les plus divins des poëtes : Homère et Virgile furent ses maîtres, avant le jour où, dans la Bible, il reconnut le livre par excellence, la source même de son propre génie. On sait les exploits qui signalèrent en lui, dès l’abord, un de ces élus qui font miracle par un don de nature. Applaudi à l’hôtel de Rambouillet, admiré en Sorbonne par le grand Condé, il n’eut aucune impatience de se produire, et se déroba volontairement aux tentations de la faveur mondaine. Archidiacre de Metz, il se prépara pendant six années (1652-1659), à l’ombre du sanctuaire, aux triomphes que lui réservait l’avenir.
C’est de cette époque que date son essor. Familiarité hardie, pathétique ingénu, poésie de l’expression, brusques saillies d’imagination, élans impétueux, je ne sais quoi de vif et de soudain, tel est le caractère de ses premiers sermons : ils ont le feu de la jeunesse, et une grâce de nouveauté qui ravit. Il deviendra plus égal, plus châtié, plus maître de lui ; mais jamais souffle plus inspiré ne l’animera.
Ce fut en 1659, à l’âge de 32 ans, qu’il entra dans la sphère du règne mémorable dont il devait être le docteur, l’arbitre et l’oracle. Le carême du Louvre inaugura ces trente années, pendant lesquelles il se soutint dans la perfection par des coups d’éclat où son génie se renouvela sans cesse.
Louis XIV et Bossuet se reconnurent comme étant faits l’un pour l’autre. Dès lors, l’illustre prélat devint l’âme de son siècle, et mérita ce titre de Père de l’Église que la Bruyère lui décerna de son vivant. Théologien, philosophe, historien, polémiste, orateur, il est supérieur à toutes les louanges, et plus on étudie ses œuvres, plus on y découvre de profondeur.
Nulle parole humaine n’eut plus d’autorité. C’est que sa vie et ses discours se confondent : l’une ajoute aux autres la force des exemples. Tous ses écrits furent des actes par lesquels il se dévouait à l’accomplissement d’un devoir. Jamais il n’eut souci de l’éloge. Édifier, éclairer, diriger les âmes fut son unique ambition, et c’est de lui qu’on peut dire : « Il ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » Dans cette éloquence si saine, si substantielle et si forte, on voit rayonner la beauté d’un caractère. Charmés par sa simplicité, transportés par ses accents sublimes, étonnés par ses hardiesses, nous aimons en même temps sa candeur, sa modération, sa droiture, sa bonté, sa raison et son bon sens. L’homme est égal à l’écrivain, et sa gloire si pure doit rester toujours une des religions de la France.
Certes, ce ne sont ni les trônes, ni les palais, ni la pourpre, ni les richesses, ni les gardes qui environnent le prince, ni cette longue suite de grands seigneurs, ni la foule des courtisans, nongeste qui accompagne la parole.Conseils signifie dans cette phrase desseins prudents.sur la royauté. (Recueil de prose, cours supérieurs.)
Il serait superflu de vous raconter comment l’homme sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu’il fait faire tous les jours aux plus intraitables, je veux dire au feu et à l’eau, ces deux grands ennemis, qui s’accordent néanmoins à nous servir dans des opérations si utiles et si nécessaires. Quoi plusObligé. Que de fierté, que de poésie dans ces expressions !
Pensez maintenant, messieurs, comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée, selon le corps, aux insultes de tous les autres, si elle n’avait eu son esprit, une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l’Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance : non, non, il ne se peutEsprit ouvrier. Le mot était noble alors. Bossuet le rend éloquent. C’est le démiourgos de Platon.roseau pensant de Pascal.
Comme les fleuves, quelque inégalité qu’il y ait dans leur course, sont en cela tous égaux, qu’ils viennent d’une source petite, de quelque rocher, ou de quelque motte do terre, et qu’ils perdent tous leurs eaux dans l’Océan ; là on ne distingue plus ni le Rhin, ni le Danube dans les petites rivières et les plus inconnues : ainsi les hommes commencent de même, et après avoir achevé leur course, après avoir fait, comme des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils sont tous enfin confondus dans ce gouffre infime de la mort et du néant, où l’on ne trouve plus ni César, ni Alexandre, ni tous ces grands noms qui nous étonnent, mais la corruption et les vers, la cendre et la poussière qui nous égalent
Cette verte jeunesse ne durera pas ; cette heure fatale viendra qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera, comme un faux ami
C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses Ici tout effort d’imagination serait superflu. Bossuet fait appel à ce que le monde sait de la vie de tous les jours. C’est la familiarité même de son langage qui captive les attentions. Comparer On lit dans Montaigne : Citons ces vers de Pierre Patrix sur l’égalité dans la mort :la Mort et le Mourant (La Fontaine).« Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses dépens. Le continuel ouvrage de nostre vie, c’est bastir la mort. Vous estes en la mort, pendant que vous estes en vie; pendant la vie, vous estes mourant; et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vifvement et essentiellement. »
(Montaigne, Ess., I, 19.) — « La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril. »
(Pascal, Pens., art.
L’homme pauvre et indigent au dedans tâche de s’enrichir et de s’agrandir comme il peut ; et comme il ne lui est pas possible de rien ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle, il s’applique ce qu’il peut par le dehors« Voyez-moi cette femme dans sa superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure. Elle veut vaincre, elle veut être adorée comme une déesse du genre humain. Mais elle se rend premièrement à elle-même cette adoration ; elle est elle-même son idole, et c’est après s’être adorée elle-même, qu’elle veut tout soumettre à son empire... »
(Classes supérieures.)
L’homme est vain de plus d’une sorte. Ceux-là pensent être les plus raisonnables, qui sont vains des dons de l’intelligence, les savants, les gens de littérature, les beaux esprits. A la vérité, chrétiens, ils sont dignes d’être distingués des autres, et ils font l’un des plus beaux ornements du monde Molière, contre lequel Bossuet fut si dur et si injuste, disait aussi dans Je lis dans Corneille :les Femmes savantes :
On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période, en un mot, à rendre agréables des choses non-seulement inutiles, mais encore dangereuses, commeComme, par exemple à...qu’ils ; que remplace le mot si.leur félicité dans un vain bruit.
Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent et une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes
Dieu même, et qui auront allumé autour d’eux un feu vengeur. O tromperie ! ô aveuglement ! ô vain triomphe de l’orgueil« Pourvu que le poëte arrache à son lecteur le témoignage que son oreille a été agréablement flattée, il croit avoir satisfait aux règles de son art : comme un peintre qui, sans se mettre en peine d’avoir peint des objets qui portent au vice, ou qui représentent la vertu, croit avoir accompli ce qu’on attend de son pinceau, lorsqu’il a parfaitement imité la nature. »
Que l’on mette au milieu d’une assemblée de philosophes un homme ignorant de ce qu’il aurait à faire en ce monde ; qu’on ramasseRamasse, le mot ne serait plus de la langue relevée.Nobis invicem videmur insanire. Epist. ad Asel.s’exposer.raison, au pluriel, a le sens de raisonnements.aded ut.Loin des yeux… Bossuet est le premier de nos poëtes lyriques.
Donc, ô sagesse incompréhensible, agitée de cette tempête de diverses opinions pleines d’ignorance et d’incertitude, je ne vois de refuge que vous ; vous serez le port assuré où se termineront mes erreurs… Comment ne voyons-nous pas « qu’étant d’une race divine, » comme dit l’apôtre saint Paul, il faut prendre de bien plus haut la règle de nos affaires ?
« Voyez cet orgueilleux, comme il se contemple, avec quelle complaisance il se considère de toutes parts ! l’orgueil le fait rentrer en soi-même. Et n’est-ce pas l’orgueil, chrétiens, qui a retiré tant de philosophes du milieu de la multitude ? Nous voulons, disaient-ils, vaquer Bossuet a dit ailleurs : Le poëte Regnier disait :Vaquer à, c’est-à-dire se consacrer à eux-mêmes.« Il est naturel à l’homme de vouloir tout régler excepté lui-même. »
Hommes doctes et curieux, si vous voulez discuter la religion, apportez-y du moins et la gravité et le poids que la matièreLa matière, autrement dit, le sujet.à gauche, se trompe.ayant entrevu quelque petit jour dans les ouvrages de la nature, s’est imaginé découvrir quelque grande et généreuse lumière ; au lieu d’adorer son Créateur, elle s’est adorée elle-même. (Bossuet, Panég. de saint François d’Assise.)l’infirmité.Ici, sur la terre.
Qui voit Pythagore, ravi d’avoir trouvé les carrés
Oui, mes frères, c’est aux auditeurs de faireDonatur divinus sermo, non servit, et ideo non quum jubetur loquitur, sed jubet.En vérité ; avec l’amour du vraiquoi si...
C’est un effet admirable de la Providence qui régit le monde, que toutes les créatures vivantes et inanimées portent leurs lois en elles-mêmes. Et le ciel, et le soleil, et les astres, et les éléments, et les animaux, et enfin toutes les parties de cet univers ont reçu leurs lois particulières, qui, ayant toutes leurs secrets rapports avec cette loi éternelle qui réside dans le créateur, font que tout marche en concours et en unité, suivant l’ordre immuable de sa sagesse. S’il est ainsi, chrétiens Ces lois ne sont autre chose qu’un exemplaire fidèle de la vérité primitive, qui réside dans l’esprit de Dieu ; et c’est pourquoi nous pouvons dire sans crainte que la vérité est en nous. Il disait encore : s’il est vrai que...« Regardez les choses humaines dans leur propre suite : tout y est confus et mêlé ; mais regardez-les par rapport au jugement dernier et universel, vous y voyez reluire un ordre admirable. Je comparerai le monde à ces tableaux qui sont comme un jeu de l’optique, dont la figure est assez étrange ; la première vue ne vous montre qu’une peinture qui n’a que des traits informes et un mélange confus de couleurs ; mais sitôt que celui qui sait le secret vous le fait considérer par le point de vue, aussitôt, les lignes se ramassent, cette confusion se démêle, et vous produit une image bien proportionnée. Il en est ainsi de ce monde : quand je le contemple dans sa propre vue, je n’y aperçois que des désordres ; si la foi me le fait regarder par rapport au jugement dernier et universel, en même temps j’y vois reluire un ordre admirable. »
Vous . Nous lisons dans La Bruyère : « Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière ou qui marchent sur la terre ferme. Il sait convertir en or jusqu’aux roseaux, aux joncs et à l’ortie ; il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu’il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues : c’est une faim insatiable d’avoir et de posséder.
« Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu’il possède, feront envie : il vous imposera des conditions extravagantes. Il n’y a nul ménagement et nulle composition à attendre d’un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe. »
En cette fatale
Ah ! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous. Leurs côtés revêtus, leurs entrailles
Combien de malades dans Metz ! Il semble que j’entends tout autour de moi un cri de misère. Ne voulez-vous pas avoir pitié ? Leur voix est lasse parce qu’elle est infirme « Si un roi épouse une fille de basse extraction, elle devient reine ; on en murmure quelque temps, mais enfin on la reconnaît ; elle est anoblie par le mariage du prince, sa noblesse passe à sa maison, ses parents sont appelés aux plus belles charges, et ses enfants sont les héritiers du royaume. Ainsi, après que le fils de Dieu a épousé la pauvreté, bien qu’on y recule, bien qu’on en murmure, elle est noble et considérable par cette alliance. Les pauvres, depuis ce temps, sont les confidents du sauveur, les premiers membres de ce royaume spirituel sur la terre. »
Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir la constitution d’État la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés ; mais il faut aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l’un à l’autre. Qu’est-ce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises ? c’est l’opinion reçue dès l’enfance et établie par le sentiment unanime de la nation, qu’un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n’est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étaient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputait Nous lisons dans Balzac : Disputait, rivalisait.« Les Gaulois étaient plus forts et en plus grand nombre ; les Africains plus riches et plus rusés ; les Grecs plus polis, et plus adroits aux exercices de la lutte et de la course ; mais les Romains étaient plus propres au commandemant, étaient mieux disciplés et plus entendus à la guerre. Et avec cette discipline que quelqu’un a nommée le fondement de l’empire et la source des triomphes, ils ont assujetti la force, le nombre, les richesses, la politesse, et la vertu même des autres peuples.
« Il y avait de la vertu dans les provinces, n’en doutez pas : le mépris de la mort était vulgaire parmi les barbares ; l’amour de la liberté et le désir de la gloire ne leur étaient pas inconnus ; mais le vrai usage de toutes ces choses se trouvait à Rome. Rome était la boutique où les dons du ciel étaient mis en œuvre, et où s’achevaient les biens naturels. Elle a fait voir la première au monde des armées judicieuses et des guerres sages ; elle a su mêler, comme il faut, l’art avec l’aventure, la conduite avec la fureur, la qualité divine de l’intelligence dans les actions brutales de la partie irascible.
« Cela veut dire que l’esprit est le souverain artisan des grandes choses, des actions militaires aussi bien que des affaires civiles. La principale pièce de la vaillance ne dépend point des organes du corps, et n’est pas une privation de raison et un simple regorgement de bile, ainsi que le peuple se figure. Ce ne sont ni les yeux qui voient, ni les oreilles qui entendent, ni les bras qui se remuent : c’est l’esprit, comme dit un poëte allégué par Aristote, c’est l’esprit qui fait tout cela. Sans lui les yeux sont aveugles, les oreilles sourdes et les bras paralytiques : il est le principe et l’auteur de toutes les opérations de l’homme. »
Dieu avait choisi le duc d’Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours de son règne, à l’âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein oùOù, c’est-à-dire auquel.Rocroi, 19 mai 1643. Le prince de Condé naquit en 1621, et mourut en 1686.
Don Francisco de Mellos l’attend de pied ferme ; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais Henri IV, la veille de la bataille d’Ivry, écrivait à madame de la Roche-Guyon :M’amye, je vous escris ce mot, la veille d’une bataille. L’yssue en est en la main de Dieu, qui en a desjà ordonné ce qui en doibt advenir, et ce qu’il congnoist estre expédient pour sa gloire et pour le salut de mon peuple. Si je la perds, vous ne me verrés jamais ; car je ne suis pas homme qui fuye ou qui reculle. Bien vous puis-je asseurer que, si j’y meurs, ma pénultiesme pensée sera à vous, et ma derniere sera à Dieu, auquel je vous recommande et moy aussy.
Ce dernier aoust [1590].
De la main de celuy qui baise les vostres et qui est vostre serviteur.
Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire, ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelantsRecueil des classes élémentaires).Trois fois, ce nombre, consacré par la poésie, est ici véritable.
C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie ; on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions
Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait ; là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau commencé par un si heureux présage Citons, comme exercice de comparaison littéraire, le récit historique emprunté au siècle de Louis XIV par Voltaire : « Les troupes espagnoles, en nombre de vingt-six mille hommes, sous le conduite d’un vieux général expérimenté, nommé don Francisco de Mello, vinrent ravager les frontières de la Champagne. Ils attaquèrent Rocroi, et ils crurent pénétrer bientôt jusqu’aux portes de Paris, comme ils avaient fait huit ans auparavant. La mort de Louis XIII, la faiblesse d’une minorité, relevaient leurs espérances ; et quand ils virent qu’on ne leur opposait qu’une armée inférieure en nombre, commandée par un jeune homme de vingt et un ans, leur espérance se changea en sécurité.
« Ce jeune homme sans expérience, qu’ils méprisaient, était Louis de Bourbon, alors duc d’Enghien, connu depuis sous le nom du grand Condé, La plupart des grands capitaines sont devenus tels par degrés. Ce prince était né général ; l’art de la guerre semblait en lui un instinct naturel : il n’y avait en Europe que lui et le Suédois Torstenson qui eussent à vingt ans ce génie qui peut se passer de l’expérience. »
« Le duc d’Enghien avait reçu, avec la nouvelle de la mort de Louis XIII, l’ordre de ne point hasarder de bataille. Le maréchal de l’Hôpital, qui lui avait été donné pour le conseiller et pour le conduire, secondait par sa circonspection ces ordres timides. Le prince ne crut ni le maréchal ni la cour ; il ne confia son secret qu’à Gassion, maréchal de camp, digne d’être consulté par lui ; ils forcèrent le maréchal à trouver la bataille nécessaire.
« On remarque que le prince, ayant tout réglé le soir, veille de la bataille, s’endormit si profondément, qu’il fallut le réveiller pour combattre. On conte la même chose d’Alexandre. Il est naturel qu’un jeune homme, épuisé des fatigues que demande l’arrangement d’un si grand jour, tombe ensuite dans un sommeil plein ; il l’est aussi qu’un génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de calme pour dormir. Le prince gagna la bataille par lui-même, par un coup-d’œil qui voyait à la fois Je danger et la ressource, par son activité exempte de trouble, qui le portait à propos à tous les endroits. Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, attaqua cette infanterie espagnole jusque-là invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange ancienne si estimée, et qui s’ouvrait avec une agilité que la phalange n’avait pas pour laisser partir la décharge de dix-huit canons qu’elle renfermait au milieu d’elle. Le prince l’entoura, et l’attaqua trois fois. A peine victorieux, il arrêta le carnage. Les officiers espagnols se jetaient à ses genoux pour trouver auprès de lui un asile contre la fureur du soldat vainqueur. Le duc d’Enghien eut autant de soin de les épargner qu’il en avait pris pour les vaincre.
« Le vieux comte de Fuentes, qui commandait cette infanterie espagnole, mourut percé de coups. Condé, en l’apprenant, dit « qu’il voudrait être mort » comme lui, s’il n’avait pas vaincu. »
« Le respect qu’on avait en Europe pour les armées espagnoles se tourna du côté des armées françaises, qui n’avaient point, depuis cent ans, gagné de bataille si célèbre. »
Voltaire.
Voyez ce cheval ardent et impétueux, pendant que son écuyer le conduit et le dompte ; que de mouvements irréguliers ! C’est un effet de son ardeur, et son ardeur vient de sa force, mais d’une force mal réglée. Il se compose J’emprunte à Delille cette peinture qui paraîtra bien pâle dans le voisinage de Bossuet :Il se compose, c’est-à-dire se discipline, se règle.
La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraînent ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent, et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir ; telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que, de temps en temps, on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant, on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! Inévitable ruine ! On se console parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : Enchantement ! Illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantés, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires ; tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente. On commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher, on voudrait retourner en arrière, plus de moyens ! tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé Ici le moraliste est poëte. — Rapprochez les vers suivants de Lamartine :
Aveugle, où allez-vous ? quelle malheureuse route enfilez-vous ? Hélas ! hélas ! revenez pendant que vous voyez encore le chemin. Il
Nous portons en nos cœurs l’instrument de notre supplice. Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévore tes entrailles : je ne l’enverrai point de loin contre toi ; il prendra Bossuet revient souvent sur cette idée : C’est l’idée de Platon disant que la peine est attachée au péché, que le vice le flagelle lui-même. On retrouve le même sentiment dans ces beaux vers de Lucrèce que M. Martha traduit aussi :Prendra. C’est le sens familier. Le feu prend à la maison« Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de ces gouffres éternels, n’allez pas rechercher bien loin ni ces. fourneaux ardents, ni ces montagnes engouffrées qui vomissent des tourbillons de flammes, et qu’un ancien appelle des cheminées de l’enfer. Voulez-vous voir une image de l’enfer, et d’une âme damnée, regardez un pécheur. » Plus loin, il appelle les pécheurs « des damnés vivants. »
Pour vous enflammer à la charité, entrez, Messieurs, dans ces grandes salles, et contemplez-y attentivement le spectacle de l’infirmité humaine. Là vous verrez en combien de sortes la maladie se joue de nos corps ; là elle étend, là elle retire ; là elle tourne, là elle disloque ; là elle relâche, là elle engourdit ; là sur le tout, là sur la moitié ; là elle cloue un corps immobile, là elle le secoue par le tremblement. Pitoyable vanité, chrétiens ! c’est la maladie qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps, que le péché a donné en proie à ses cruelles bizarreries ; et la fortune, pour être également ombrageuse, ne se rend pas moins féconde en événements fâcheux.
Regarde, ô homme, le peu que tu es, considère le peu que tu vaux ; viens, apprends la liste funèbre des maux dont ta faiblesse est menacée. Si tu n’en es pas encore attaqué, regarde ces misérables avec compassion ; quelque superbe distinction que tu tâches de mettre entre toi et eux, tu es tiré de la même masse, engendré des mêmes principes, formé de la même boue : respecte en eux la nature humaine si étrangement maltraitée ; adore humblement la main qui t’épargne, et pour l’amour de celui qui te pardonne, aie pitié de ceux qu’il afflige
Ne croyez pas, monseigneurMonseigneur. Il s’adresse au grand dauphin, dont il était le précepteur. à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut, quand nous en sommes si fâchés ; car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention, qui en est la cause. Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles ; mais si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manieraction persuasive et convaincante.
O Dieu ! donnez efficace à votre parole ! O Dieu, vous voyez en quel lieu je prêche, et vous savez, ô Dieu, ce qu’il y faut dire. Donnez-moi des paroles sages ; donnez-moi des paroles puissantes ; donnez-moi la prudence ; donnez-moi la force ; donnez-moi la circonspection ; donnez-moi la simplicité. Vous savez, ô Dieu vivant, que le zèle ardent qui m’anime pour le service de mon roi, me fait tenir à honneur d’annoncer votre Évangile à ce grand monarque, digne de n’entendre que de grandes choses, digne, par l’amourplatonique.
Sire, c’est Dieu qui doit parler dans cette chaire ; qu’il fasse donc par son Saint-Esprit, car c’est lui seul qui peut un tel ouvrage, que l’homme n’y paraisse pas
Je ne puis vous dire, Monsieur, combien je suis sensiblement ému de la perte que vous avez faite. Comment donc vous a été ravie cette chère fille, dont j’ai plutôt appris fa mort que la maladie« Nous n’avons pour nous consoler dans ce misérable monde que la pensée et l’espérance de celui qui lui suivra. »
Votre silence est trop long ; je vous prie de me donner de vos nouvelles. Je crois, sans que vous me le disiez, que vous goûtez encore plus la solitude que vous n’avez fait après votre première disgrâce. Une nouvelle expérience du monde fait trouver quelque chose de nouveau dans la retraite, et enfonce l’âme plus profondément dans les vues de la Foi. Il me souvient de David, qui, touché vivement de l’esprit de Dieu, lui adresse cette parole : « O Seigneur ! votre serviteur a trouvé son cœur pour vous faire cette prière. » Heureux celui qui trouve son cœur, qui retire de çà et de là les petites parcelles
Puissiez-vous donc, Monsieur, trouver votre cœur, et sentir pour qui il est fait ; et que sa véritable grandeur, c’est d’être capable de Dieu ;Capable de recevoir l’Hôte divin.
Qu’avons-nous affaire du monde, et de ses emplois, et de ses folies, et de ses empressements insensés, et de ses actions toujours turbulentes ? Considérons, dans l’ancienne loi, Moïse, et, dans la nouvelle, Jésus-Christ : le premier, destiné à sauver le peuple de la tyrannie des Égyptiens, et à faire luire sur Israël la lumière incorruptible de la loi, passe quarante ans entiers à mener paître les troupeaux de son beau-père, inconnu aux anciens et à lui-même, ne sachant pas à quoi Dieu le préparait par une si longue retraite ; et Jésus-Christ, trente ans obscur et caché, n’ayant pour tout exercice que l’obéissance, et n’étant connu au monde que comme le fils d’un charpentier. Oh ! quel secret, oh ! quel mystère, oh ! quelle profondeur, oh ! quel abîme ! Oh ! que le tumulte du monde, que l’éclat du monde est enseveli et anéanti !
Tenez-vous ferme, Monsieur, embrassez Jésus-Christ et sa retraite ; goûtez combien le Seigneur est doux : laissez-vous oublier du monde ; mais ne m’oubliez pas dans vos prières : je ne vous oublierai jamais devant Dieu Joubert a dit : « Dans le style de Bossuet, la franchise et la bonhomie gauloise se font sentir avec grandeur. Il est pompeux et sublime, populaire et presque naïf.« Bossuet emploie tous nos idiomes, comme Homère employait tons les dialectes. Le langage des rois, des politiques et des guerriers ; celui du peuple et du savant, du village et de l’école, du sanctuaire et du barreau ; le vieux et le nouveau ; le trivial et le pompeux ; le sourd et le sonore : tout lui sert, et de tout cela il fait un style simple, grave, majestueux. Ses idées sont, comme ses mots, variées, communes et sublimes. Tous les temps et toutes les doctrines lui étaient sans cesse présents, comme toutes les choses et tous les mots. C’était moins un homme qu’une nature humaine, avec la tempérance d’un saint, la justice d’un évêque, la prudence d’un docteur et la force d’un grand esprit. »
Les méchants ont beau se cacher : la lumière de Dieu les suit partout ; son bras va les atteindre jusqu’au haut des cieux, et jusqu’au fond des abîmes. « Où irai-je devant votre esprit et où fuirai-je devant votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je me jette au fond des enfers, je vous y trouve ; si je me lève le matin, et que j’aille me retirer sur les mers les plus éloignées, c’est votre main qui me mène-là, et votre main droite me tient. Et j’ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront ; mais la nuit a été un jour autour de moi. Devant vous les ténèbres ne sont pas ténèbres : la nuit est éclairée comme le jour ; l’obscurité et la lumière ne sont qu’une même chose. »
Les méchants trouvent Dieu partout, en haut et en bas, nuit et jour : quelque matin qu’il se lève, il les prévient ; quelque loin qu’ils s’écartent, sa main est sur eux Comparez ce fragment du sermon de Jocelyn aux enfants du village :
Sire,
Le jour de la Pentecôte approche, où Votre Majesté a résolu de communier. Quoique je ne doute pas qu’elle ne songe sérieusement à ce qu’elle a promis à Dieu, comme elle m’a commandéCommandé. Il est adroit d’avoir l’air d’obéir au roi.
Cependant, Sire, c’est ce cœur que Dieu demande. Votre Majesté a vu les termes avec lesquels il nous commande de le lui donner tout entier : elle m’a promis de les lire et de les relire souvent. Je vous envoie encore souvent, Sire, d’autres paroles de ce même Dieu, qui ne sont pas moins pressantes, et que je supplie Votre Majesté de mettre avec les premières. Je les ai données à Mme de MontespanEngagement. Cette lettre est un modèle de tact. Remarquez ces euphémismes. Louis XIV, dans ses désordres, avait du moins gardé un fond solide de religion.
Tournez votre cœur à Dieu ; pensez souvent à l’obligation que vous avez de l’aimer de toutes vos forces, et au malheureux état d’un cœur qui, en s’attachant à la créature, par là se rend incapable de se donner tout à fait à Dieu, à qui il se doit.
J’espère, Sire, que tant de grands objets qui vont tous les jours de plus en plus occuper Votre Majesté, serviront beaucoup à la guérir
Méditez, Sire, cette parole du Fils de Dieu ; elle semble être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants : « Que sert à l’homme, dit-il, de gagner le monde, si cependant il perd son âme ? et quel gain pourra le récompenserRécompenser veut dire ici compenser une perte.
Sire, accordez-moi une grâce : ordonnez au père de La Chaise De la Chaise était le confesseur du roi.
Je vois, autant que je puis, Mme de Montespan, comme Votre Majesté me l’a commandé. Je la trouve assez tranquille elle s’occupe beaucoup aux bonnes œuvres, et je la vois fort touchée des vérités que je lui propose, qui sont les mêmes que je dis aussi à Votre Majesté. Dieu veuille vous les mettre à tous deux dans le fond du cœur, et achever son ouvrage, afin que tant de larmes, tant de violences, tant d’efforts que vous avez faits sur vous-mêmes, ne soient pas inutiles !
Je ne dis rien à Votre Majesté de Monseigneur le Dauphin ; M. de Montausier lui rend un compte fidèle de l’état de sa santé, qui, Dieu merci, est parfaite. On exécute bien ce que Votre Majesté a ordonné en partant, et il me semble que Monseigueur le Dauphin a dessein, plus que jamais, de profiter de ce qu’elle lui a dit. Dieu, Sire, béniraBénira. Il y a là un encouragement, une consolation et une menace. Cette lettre fait trop d’honneur à Bossuet pour que nous ayons hésité à l’insérer dans notre recueil.
Je suis, avec un respect et une soumission profonde,
Sire,
de Votre Majesté,
le très-humble, très-obéissant, et très-fidèle sujet et serviteur,
Né à Pernes, dans le comtat d’Avignon, Fléchier appartient à cette génération de beaux esprits dont l’hôtel de Rambouillet fut le centre, qu’enchanta la lecture de l’Astrée, et qui portèrent aux nues Balzac et Voiture. Admis dans la congrégation de la Doctrine chrétienne, puis professeur de rhétorique à Narbonne, où il brilla par d’ingénieuses bagatelles que couronnaient des académies de province, il attira l’attention de Conrart, qui se plaisait à produire les talents, et, grâce à son patronage, il devint précepteur chez M. de Caumartin, qui lui fit connaître la société la plus choisie. Des vers latins adressés à Mazarin sur la paix des Pyrénées, des sermons qui eurent un succès mondain, et l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier lui firent une réputation qui lui ouvrit les portes de l’Académie en 1675. Promu aux évêchés de Lavaur et de Nîmes, il honora l’épiscopat par ses vertus, comme il avait charmé les salons par ses agréments.
La postérité doit estimer en lui une éloquence ornée sans recherche, pompeuse sans emphase, et fleurie sans fadeur. Un feu pur et doux l’anime ; une imagination réglée la colore. Il sait assortir les nuances du sentiment et de la pensée, caresser l’oreille et charmer l’esprit par l’heureux choix des mots et l’harmonie d’une période savante. Mais son talent coquet et compassé vise trop aux applaudissements : il fait montre de son art, et l’on retrouve dans tous ses discours l’abbé disert qui avait enseigné la rhétorique.
Son cœur a de la grandeur et de la générosité ; aucun intérêt ne le touche, et il ne voudrait avoir du bien que pour être en état d’en faire. Son plus sensible plaisir, c’est de pouvoir obliger ses amis, ou de pouvoir reconnaître les obligations qu’il leur a. Il aimerait pourtant mieux avoir des grâces à faire, que d’en recevoir. Il a toujours cru que le mérite pouvait se passer de la fortune
Rien n’est tant contre son humeur, que d’être à charge à qui que ce soit. Dans ses besoins, il n’a recours qu’à sa patience ; et quand il serait plus éloquentchèrement.
Il sait, quand il le faut, jeter quelque grains d’encens odoriférant, qui récrée et qui n’étourdit pas ; aussi n’en reçoit-il pas qui ne soit aussi fin que celui qu’il donneoraison funèbre, avec une complaisance ingénieuse qui appelle le sourire.
Il a de l’ambition ; non pas de celle qui s’empresse et qui s’agite pour parvenir, mais de celle qui attend paisiblement
Il n’envie la gloire de personne, mais il aime à jouir de la sienne. Quoiqu’il n’ignore pas les talents qu’il a, il estime ceux que les autresC’est lui ; ce sont les éloges qui le touchent davantage
Il est de bonne foi, et il croit aisément que tout le monde est de même. Mais si l’on vient à lui manquer, on ne regagne plus
Il n’a pas de grands attachements au monde ; et, comme il n’a pas beaucoup à gagner ni beaucoup à perdre, il n’a ni de grands chagrins ni de grandes joies. Les devoirs extérieurs et les bienséances de la vie lui« Sa figure, n’a rien de touchant ni d’agréable, mais elle n’a rien aussi de choquant : sa physionomie n’impose pas, et ne promet point, au premier coup d’œil, tout ce qu’il vaut; mais on peut remarquer dans ses yeux et sur son visage, je ne sais quoi dont l’expression répond de son esprit et de sa probité. Il parait d’abord trop sérieux et trop réservé, mais après il s’égaie insensiblement ; et qui peut essuyer ce premier froid, s’accommode assez de lui dans la suite. Son esprit ne s’ouvre pas tout d’un coup, mais il se déploie petit à petit, et il gagna beaucoup à être connu. Il ne s’empresse pas à acquérir l’estime et l’amitié des uns et des antres; il choisit ceux qu’il veut connaître et qu’il veut aimer, et pour peu qu’il trouve de bonne volonté, il s’aide après cela de sa douceur naturelle et de certains airs de discrétion qui lui attirent la confiance. »
Le lendemain, nous partîmes pour Clermont, où tous les messieurs des grands jours se rendirent avec beaucoup de bruit et autant de magnificence qu’ils purentfagus.
Tout le peuple de Clermont et de Montferrand était sorti de leurs villes pour voir passer cette troupe de magistrats qui venaient leur rendre justice ; tous les corps assemblés étaient venus au-devant, et les derniers attendaient, d’espace en espace, le temps de débiter leurs harangues en pleine campagne, remplies, pour la plupart, de lune et de soleil, de grands et de petits jours. Après avoir essuyé toutes ces mauvaises rencontresEspérait. Le mot est d’une impayable naïveté.
Le samedi et le dimanche, car nous étions arrivés le vendredi, se passèrent à considérer un peu la ville, ou à entendre une infinité de compliments particuliers des principaux officiers des justices voisines, qui venaient s’humilier devant celle de Paris, et des religieux de différentes couleurs qui venaient en corps citer saint Paul et saint Augustin et comparer les grands jours au jugement universel. Un jésuite à la tête de son collège, et un capucin, le plus vénérable de sa province, se signalèrent entre les autres à citer les plus beaux endroits des saints Pères à la louange des grands jours, et firent voir que saint Augustin et saint Ambroise avaient prophétisé ce qui se passe présentement en AuvergneRecueil des classes élémentaires).
Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentionsIndiscipliné, qui n’obéit pas aux lois, à la règle.Même recueil).
Qu’est-ce que l’esprit, dont les hommes paraissent si vains ? Si nous le considérons selon la nature, c’est un feu qu’une maladie et qu’un accident amortissent sensiblement ; c’est un tempérament délicat qui se dérègle, une heureuse conformation d’organes qui s’usent, un assemblage et un certain mouvement d’espritsesprits animaux, de principes subtils, circulant avec la vie, comme le sang dans les veines.« Pour son style et pour ses ouvrages, il y a de la netteté, de la douceur, de l’élégance, la nature y approche de l’art, et l’art y ressemble à la nature. On croit d’abord qu’on ne peut ni penser ni dire autrement ; mais après qu’on y a fait réflexion, on voit bien qu’il n’est pas facile de penser ou de dire ainsi. Il a de la droiture dans le sens, de l’ordre dans le discours et dans les choses, de l’arrangement dans les paroles, et une heureuse facilité, qui est le fruit d’une longue étude. On ne peut rien ajouter à ce qu’il écrit sans y mettre du superflu, et l’on ne peut rien en ôter sans y retrancher quelque chose de nécessaire. Enfin votre ami vaudrait encore mieux, s’il pouvait s’accoutumer au travail, et si sa mémoire un peu ingrate, non pas infidèle, le servait aussi bien que son esprit ; mais il n’y a rien de parfait au monde et chacun a ses endroits faibles. »
Quand je vous souhaite, Madame, au commencement de cette année, une longue suite de jours heureux, j’entends des jours de salut et de bénédictions spirituelles. Les années finissent si tôt, et les prospérités humaines valent si peu, qu’elles ne méritent pas nos premiers vœux, ni notre principale attention. Ce n’est pas que je ne demande pour vous au Seigneur ce repos qui fait qu’on le sert plus tranquillement, cette joie qui est le fruit d’une bonne conscience, ces biens qui sont la matière de vos charités, et toutes les douceurs de la vie qui peuvent contribuer à votre sanctification. Je ne puis mieux répondre aux bontés que vous me témoignez, ni vous marquer plus efficacement la reconnaissance et l’attachement avec lequel je suis, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur Fléchier disait ailleurs, s’adressant à la présidente de Marbeuf : « Il y a toujours quelque chose à renouveler en nous au commencement de chaque année, et il serait fâcheux de ne point croître en sagesse, à mesure que nous croissons en âge. »
L’occasion nous invite à citer ce fragment d’une lettre de saint François de Salles à une de ses pénitentes :
« Je considérais l’autre jour ce que quelques auteurs disent des alcyons, petits oiselets qui pondent sur la rade de la mer. C’est qu’ils font des nids tout ronds et si bien pressés que l’eau de la mer ne peut nullement les pénétrer, et seulement au-dessus il y a un petit trou par lequel ils peuvent respirer et aspirer. Là-dedans ils logent avec leurs petits, afin que, la ruer les surprenant, ils puissent nager en assurance, et flotter sur les vagues sans se remplir ni submerger, et l’air qui se prend par le petit trou sert de contrepoids, et balance tellement ces petits pelotons et ces petites barquettes, que jamais elles ne renversent.
« O ma fille ! que je souhaite que nos cœurs soient comme cela bien pressés, bien calfeutrés de toutes parts, afin que, si les tourments et tempêtes du monde les saisissent, elles ne les pénètrent pourtant point, et qu’il n’y ait aucune ouverture que du côté du ciel, pour aspirer et respirer à notre Sauveur ! Et ce nid, pour qui serait-il fait, ma chère fille ? Pour les petits poussins de celui qui l’a fait pour l’amour de Dieu, pour les affections divines et célestes.
« Mais pendant que les alcyons bâtissent leurs nids, et que leurs petits sont encore tendres pour supporter l’effort des secousses des vagues, hélas ! Dieu en a le soin, et leur est pitoyable, empêchant la mer de les enlever et saisir ! O Dieu ! ma fille, de même, cette souveraine bonté assurera le nid de nos cœurs pour son saint amour, contre tous les assauts du monde où il nous garantira d’être assaillis. Ah ! que j’aime ces oiseaux qui sont environnés d’eaux, et ne vivent que de l’air, qui se cachent en mer, et ne voient que le ciel ! Ils nagent comme poissons, et chantent comme oiseaux ; et ce qui plus me plaît, c’est que l’ancre est jetée du côté d’un haut et non du côté d’un bas, pour les affermir contre les vagues. O ma sœur, ma fille ! le doux Jésus veuille nous rendre tels, qu’environnés du monde et de la chair, vous vivions de l’esprit ; que, parmi les vanités de la terre, nous visions toujours au ciel ; que, vivant avec les hommes, nous le louions avec les anges, et que l’affermissement de nos espérances soit toujours en haut et au paradis ! »
Que je vous plains, Monseigneur, d’avoir perdu un frère que vous aimiez, et qui était estimé de tout le monde ! Il est difficile que les personnes de son courage, et de son application au service, échappent toujours aux dangers d’une guerre aussi vive et aussi longue que celle-ci. Leur vie est si précieuse à l’État, que leur mort est une perte publique, et le regret universel pourrait servir de consolation particulière. Mais il y a des douleurs que la religion seule peut soulager, et vous ne pouvez tirer que de vous-même, et du fonds de votre sagesse et de votre piété, le sacrifice que vous faites de votre affliction. Je ne puis qu’y compatir, que vous offrir
Votre lettre, Monsieur, est arrivée aussitôt que moi, et j’ai reçu avec plaisir les marques de votre amitié. J’avais fait un voyage par un fort beau temps, et sans accidents, jusqu’à la dernière journée. J’allaisen barque.Équipage. Ce mot comprend le train, la suite, chevaux, carrosse et valets.
La barque alla donner contre le pont, et se fracassa. Vous jugez bien quel spectacle ce fut. Cependant, tous les gens eurent le temps de se sauver, et onze chevaux s’étant jetés dans l’eau, malgré la rapidité du fleuve, gagnèrent tous les bords, à la faveur des feux qu’on y avait fait allumer aux endroits où ils pouvaient prendre port. Mon carrosse même avait été lié avec des cordes, et presque élevé sur le pont ; mais quelques-uns de ceux qui le tiraient ayant lâché les câbles, il tomba dans le fond de l’eau et se perdit.
Je viens d’apprendre qu’on l’a péché et retiré en partie, le train encore entier, et les places mêmes intactes, mais l’impériale brisée, et le reste bien fracassé, et bien bourbeux. On dit que j’ai couru moi-même un grand danger, mais je n’en sais rien
Durant trente-quatre ans, et jusqu’à la veille de sa mort, Bourdaloue ne cessa pas de distribuer aux humbles comme aux grands le pain quotidien de la parole évangélique. Voilà toute sa vie : c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Né à Bourges, fils d’un avocat, tourmenté dès l’enfance par le désir de se consacrer à Dieu, il se déroba aux vœux de sa famille, qui le destinait à la robe, et se jeta dans le noviciat des Jésuites (1648) à l’âge de seize ans. Dix-huit années de préparation studieuse à laquelle s’ajouta l’expérience du monde nourrirent sa forte éloquence, qui, à partir de 1669, se multiplia sans relâche, pour semer le bon grain. Il monta dans la chaire quand Bossuet en descendit. Son succès fut prodigieux, et jamais prédicateur plus grave ne passionna plus vivement de meilleurs juges, dans une société brillante et voluptueuse qu’il exhortait à la foi et à la pénitence.
Nous admirons en lui un accent convaincu, la beauté des plans, une exposition sévère, le tissu serré des développements, une logique inflexible qui va droit au but, l’ardente ferveur d’un apôtre, et une austérité chrétienne que tempère l’onction d’une âme évangélique.
Écrivain juste, clair, exact, uni, probe comme sa pensée, il a l’expression ferme, nette, appropriée, simple sans bassesse, noble sans recherche ; il songe à instruire plus qu’à plaire, et nous émeut par la force pénétrante de la vérité.
Comment jugeons-nous d’un ennemi ? il s’est attiré notre disgrâce : c’est assez. Avec cela, en vain il ferait des prodiges : ses prodiges même ne serviraient qu’à nous le rendre et à nous le faire paraître plus odieux ; en vain il posséderait toutes les vertus, les vertus les plus éclatantes prennent dans notre imagination la teinture et la couleur des vices : s’il est dévot, nous l’accusons d’hypocrisie (Satire III, liv. Misanthrope)
Quand je parle de l’hypocrisie, ne pensez pas que je la borne à cette espèce particulière qui consiste dans l’abus de la piété, et qui fait les faux dévots ; je la prends dans un sens plus étendu, et d’autant plus utile à votre instruction que peut-être, malgré vous-mêmes, serez-vous obligés de convenir que c’est un vice qui ne vous est que trop commun ; car j’appelle hypocrite quiconque, sous de spécieuses apparences, a le secret de cacher les désordres d’une vie criminelle. Or, en ce sens, on ne peut douter que l’hypocrisie ne soit répandue dans toutes les conditions, et que parmi les mondains il ne se trouve encore bien plus d’imposteurs et d’hypocrites que parmi ceux que nous nommons dévots.
En effet, combien dans le monde de scélérats travestis en gens d’honneur ? combien d’hommes corrompus et pleins d’iniquité, qui se produisent avec tout le faste et toute l’ostentation de la probité ? combien de fourbes insolents à vanter leur sincérité ? combien de traîtres, habiles à sauver les dehors de la fidélité et de l’amitié ? combien de sensuels, esclaves des passions les plus infâmes, en possession d’affecter la pureté des mœurs, et de la pousser jusqu’à la sévérité ? C’est le cas de dire avec Madame de Sévigné que Bourdaloue frappe comme un sourd. Molière se rencontre avec Bourdaloue dans ce passage de Don Juan :« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. La profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti Qui en choque un se les attire tous sur les bras ; et ceux que l’on sait agir même de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour véritablement touchés, ceux-là, dis-je. sont le plus souvent les dupes des autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les signes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesses, et, sous un dehors respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont ; ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, deux roulements d’yeux, rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. »
d’hypocrites, d’intrigants et d intéressés ? combien de vraies vertus contestées ? combien de bonnes œuvres censurées ? combien d’intentions droites mal expliquées, et combien de saintes actions empoisonnées ?
Combien de pauvres sont oubliés ! combien demeurent sans secours et sans assistance ! Oubli d’autant plus déplorable, que, de la part des riches, il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m’explique : combien de malheureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté et que l’on ne soulage pas, parce qu’on ne les connaît pas, et qu’on ne veut point les connaître ! Si l’on savait l’extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux, malgré soi, sinon de la charité
Combien de véritables pauvres, que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient point, sans qu’on se donne et qu’on veuille se donner la peine de discerner s’ils le sont en effet ! Combien de pauvres dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, et dont on ne peut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter ! Combien de pauvres abondonnésAumône.
Un homme livré à l’ambition se laisse-t-il rebuter par les difficultés qu’il trouve sur son chemin ? il se refond Il se refond, signifie, il se transforme.« Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent, guère, et il s’en passe. »
On veut pratiquer le christianisme dans sa sévérité, mais on en veut avoir l’honneur. On se retire du monde, mais on est bien aise que le monde le sache, et, s’il ne le devait pas savoir, je doute qu’on eût le courage et la force de s’en retirer. On renonce à certains divertissements que la religion condamne ; mais on se soutient par la gloire d’y avoir renoncé. On quitte le luxe des habits, mais on a pour soi-même autant ou plus de complaisance que les plus mondains. On ne se soucie plus de sa beauté, mais on est entêtéon s’isole du monde.
Or je soutiens que ce levain et cette enflure de l’orgueil, non-seulement corrompt le mérite de la sévérité chrétienne, mais qu’il en détruit même la substance. Qu’il en corrompe le mérite, vous n’en doutez pas ; car quel peut être devant Dieu le mérite d’un homme superbe ? Avec quel front osera-t-il dire après« Comme nous ne sommes, dans le fond de notre être, que vanité et que néant, tout, jusqu’à nos vertus, se ressent de ce néant et tient de cette vanité ; et comme l’orgueil, si je l’ose dire, est la partie la plus subtile de l’amour de nous-mêmes si profondément enraciné dans nos âmes, par une triste fatalité, il s’insinue, non-seulement dans les choses où nous aurions lieu en quelque manière de nous rechercher, mais jusque dans la haine de nous-mêmes, jusque dans le renoncement à nous-mêmes, jusque dans les saintes rigueurs que Dieu nous inspire d’exercer sur nous-mêmes. »
L’athée croit qu’un État ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote, et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y président« Qui m’ôterait la vue de la Providence m’ôterait mon unique bien ; et si je croyais qu’il fût en nous de songer, de déranger, de faire, de ne pas faire, de vouloir une chose ou une autre, je ne penserais pas à trouver un moment de repos. Il me faut l’auteur de l’univers pour raison de tout ce qui arrive. Quand c’est à lui qu’il faut m’en prendre, je ne m’en prends plus à personne, et je me soumets. Ce n’est pourtant pas sans douleur ni tristesse ; mon cœur en est blessé mais je souffre ces maux comme étant dans l’ordre de la Providence. »
« Un appelé Bourdaloue, le Despréaux de la chaire, a les qualités essentielles et rassises ; il est égal, modéré, judicieux, solide. « Elle ajoutait ailleurs : « Le P. Bourdaloue m’a souvent ôté la respiration par l’extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours, et je ne respirais que quand il lui plaisait de les finir pour en recommencer un autre de la même beauté. »
Mon très-révérend Père, Dieu m’inspire et me presse d’avoir recours à votre paternité, pour la supplier très-humblement, mais très-instamment, de m’accorder ce que je n’ai pu, malgré tous mes efforts, obtenir du révérend père provincialPère Provincial est le supérieur de la province religieuse à laquelle il appartient. Le supérieur habite Rome.
Élevée dans le calvinisme« Je n’ai jamais été que trois ans avec ma mère, et je me souviens qu’elle me défendit, à mon frère et à moi, de parler entre nous d’autre chose que de ce que nous lisions dans Plutarque ; c’est un livre où sont contenus les faits des grands hommes qui se sont distingués par leurs vertus ou par quelque action mémorable. Nous ne finissions pas d’en parler. Après avoir lu nous étions toujours à comparer les faits des uns et des autres. Une telle femme, lui disais-je, s’est plus signalée qu’un tel homme, elle a fait telle et telle chose. Mon frère me prouvait que son héros était plus merveilleux. Cette belle action, me disait-il, est de lui, et je courais vite regarder dans mon livre s’il n’y avait rien à opposer à ce qu’il disait : nous soutenions bien l’un et l’autre notre parti fort vivement ; cela nous divertissait beaucoup, et depuis que ma mère nous eût défendu de parler d’autre chose, nous y mîmes tout notre plaisir, bien loin de regarder cette espèce d’assujettissement comme fâcheuse et pénible. »
(Entret.sur l’éducation, juillet 1703.)
Cette subite grandeur lui suscita bien des ennemis, et l’on ne saurait nier que ses incontestables vertus ressemblent parfois au talent de se rendre nécessaire ; mais si elle ne fut pas étrangère à toute arrière-pensée d’ambition, s’il est plus facile de la respecter que de l’aimer, on doit pourtant reconnaître qu’elle n’a jamais séparé l’honnêteté de l’habileté. Elle excelle par la tenue, la justesse, la mesure et le bon sens pratique ; elle porta simplement une haute fortune, et s’en servit pour faire le bien, surtout lorsqu’elle fonda Saint-Cyr (1685), création qui suffirait à honorer son nom. Toutefois, ajoutons qu’elle était née pour gouverner une maison d’éducation plutôt qu’un État. C’était sa vocation. Aussi se dévoua-t-elle à son œuvre avec un cœur vraiment maternel ; elle fut la plus accomplie des institutrices.
Sa correspondance, et ses entretiens sur l’éducation mêlent le judicieux à l’agréable, ou du moins à la distinction d’un esprit poli. Si elle n’eut pas comme madame de Sévigné, l’intimité, l’enjouement, le caprice, l’éloquence expansive et primesautière, elle a l’aisance, le naturel, la délicatesse et l’autorité que donne l’expérience du cœur humain, j’allais dire la science de la direction.
Elle disait encore : 1. On lui donna celui d’AmableOn n’est malheureux que par sa faute : ce sera toujours mon textevaste se prend toujours dans un sens défavorables ; il exprime ici des vues démesurées, que ne règle pas la raison.. Saint Evremond a écrit une bien spirituelle dissertation sur le mot vaste.Le commode, ce qui suffit au bien-être de la vie. Le confortable !« Ne faites point de vœux pour moi, écrit-elle à une amie, peut-être ajouteraient-ils quelques jours à ma vie. » Aurait-elle voulu être prise au mot ? Fatiguée de désennuyer Louis XIV, de faire bonne mine à contre-cœur, de subir le contre-coup de toutes les afflictions, l’embarras des affaires, les assauts de la jalousie, de l’envie ou de la haine, elle s’écriait : « J’en ai jusqu’à la gorge ! » Regardant un jour des petits poissons qui nageaient tout effarés dans un bassin d’eau claire : « Ils sont comme moi, dit-elle, ils regrettent leurs bourbe. »
« La philosophie nous met au-dessus des grandeurs ; mais rien ne nous met au-dessus de l’ennui. Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ? Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait peine à imaginer, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? J’ai été jeune et jolie, j’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout ; dans un âge un peu plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur et je vous proteste, ma chère fille, que ces états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement ; on n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu. Après ceux qui ont les premières places, je ne connais rien de plus malheureux que ceux qui les envient. Si vous saviez ce que c’est ! Si je vis assez pour marier ma nièce, elle le sera bien ; et cette idée me console de la perte de ma liberté. Vous ne me parlez point de son baptême : Est-elle nommée ? qui l’a tenue ? est-elle jolie ? comment s’appelle-t-elle ? je lui voudrais un joli nom 1. Je me porte bien. Je deviens un peu grosse, mais l’embonpoint sied mieux à la vieillesse que l’étisie. »
On m’a porté sur votre compte des plaintes qui ne vous font pas honneur. Vous maltraitez les huguenots ; vous en cherchez les moyens, vous en faites naître les occasions, cela n’est pas d’un homme de qualitéHomme et d’un chrétien suffirait.
La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse, et l’amour de Dieu est l’accomplissement de la loi.
Tel est, madame, l’oracle du Saint-Esprit dans un livre que vous ne devez point vous lasser de lire. Les livres profanes inspirent l’orgueil, et nourrissent une curiosité dangereuse, à mesure qu’ils étendent les connaissances ; au lieu que l’Ecriture sainte inspire l’humilité à ceux qu’elle instruit. Mais ce n’est pas assez que l’esprit soit vaincu, il faut que le cœur soit séduit par le goût de la piété.
Vous aimez la joie, le repos, le plaisir : croyez-moi, j’ai goûté de tout ; il n’y a de joie, de repos, de plaisir qu’à servir Dieu.
N’espérez pas un parfait bonheur ; il n’y en a point sur la terre, et, s’il y en avait, il ne serait pas à la cour.
La grandeur a ses peines, et souvent plus cruelles que celles des particuliers. Dans la vie privée, on se fait aux chagrins ; à la cour, on ne s’y habitue pas.
Parlez, écrivez, agissez, pensez comme si vous aviez mille témoins.
Ne confiez à personne rien qui puisse vous nuire, s’ilS’il, c’est-à-dire si la chose est redite. Tour inusité.
Aimez vos enfants, voyez-les souvent : c’est l’occupation la plus honnête qu’une princesse et qu’une paysanne
Exposez-vous au monde selon la bienséance de votre état ; si vous êtes inaccessible, vous ne serez pas aimée.
Détruisez, autant que vous le pourrez, la vanité, le luxe, et encore plus les calomnies, les médisances, les railleries offensantes, et tout ce qui est contraire à la charité.
N’épousez les passions de personne ; c’est à vous à les modérer, et non pas à les suivre. Regardez comme vos véritables amis ceux qui vous porteront toujours à la douceur, à la paix, au pardon des injures ; et, par la raison contraire, craignez et n’écoutez pas ceux qui voudront vous exciter contre les autres, sous quelque apparence de zèle et de raison qu’ils couvrent leurs intérêts ou leurs ressentiments.
Défiez-vous des personnes intéressées, vaines, ambitieuses, vindicatives : leur commerce ne peut que vous nuire.
N’ayez jamais tort ; donnez toujours de bons conseils, si vous osez en donner. Excusez les absents, et n’accusez personne. Encore une fois, n’entrez point dans les passions des courtisans : vous leur plairez moins dans le temps de leur fureur ; ils vous estimeront quand l’accès sera passé. Une princesse ne doit être d’aucun parti, mais établir partout la paix.
Sanctifiez toutes vos vertus, en leur donnant pour motif l’envie de plaire à Dieu.
Aimez l’Etat, aimez la noblesse, qui en est le soutien ; aimez les peuples ; protégez les campagnes à proportion du crédit que vous aurez ; soulagez-les autant que vous pourrez
Aimez vos domestiquesdomestiques d’une princesse du sang étaient de grands seigneurs. Le mot était alors plus relevé qu’aujourd’hui.
Soyez tendre aux prières des malheureux. Dieu ne vous a fait naître dans ce haut rang que pour vous donner le plaisir de faire du bien. Le pouvoir de rendre service, et de faire des heureux est le vrai dédommagement des fatigues, des désagréments, de la servitude Servitude : le mot s’y trouve ! Voilà, certes, un noble et courageux langage.
Soyez en garde contre le goût que vous avez pour l’esprit. Trop d’esprit humilie ceux qui en ont peu ; l’esprit vous fera haïr du plus grand nombre, et peut-être mésestimer des personnes sages.
C’est une marque visible de prédestination de passer de souffrance en souffrance, et de porter sa croix chaque jour. Si cela est, madame, vous êtes prédestinée ; car vous avez beaucoup à souffrir. Vous êtes la première femme du monde ; mais il ne faut point vous flatter : quoi que vous fassiez, vous serez, par cela même, la plus malheureuse
J’ai à répondre à deux lettres de vous, mon cher duc. l’une du 11, l’autre du 17, et toutes deux aussi tristes qu’il convient à notre état présentQue. Nous dirions maintenant si je ne considérais que...la fine pointe de l’esprit, tandis que tout le reste de ce qui est en moi est dans la tristesse, dans l’abattement, et dans un serrement de cœur qui devrait bien terminer cette misérable et trop longue vie.
Vous me parlez pour le gouvernement de Valenciennes, au moins indirectement. M. de Sainte-Hermine m’a prié de le demander pour lui, et madame de Mailly le désire pour faire le mariage de sa fille. Ce qui m’arrive en cette occasion n’est point ce qui me détermine à faire à mes proches la déclaration que vous trouverez ici, qui est que je suis résolue à ne plus rien demander pour eux. Je les prie d’un user comme ils feront après ma mort ; ils s’adresseront aux ministres, ils feront agir leurs amis ; en un mot, ils seront dans le cas des autres gens de leur sorte. J’aurais cru en être quitteÊtre quitte ; il y a là de l’aigreur et du reproche. Elle n’aime pas à être importunée et à importuner, le roi.« Je ne pourrais vous faire connétable quand je le voudrais , et quand je le pourrais, je ne le voudrais pas, étant incapable de vouloir rien demander de déraisonnable à celui à qui je dois tout; et je n’ai pas voulu qu’il fit pour moi-même une chose au-dessus de moi. Ce sont des sentiments dont vous pâtissez peut-être, mais peut-être aussi que si je n’avais pas l’honneur qui les inspire, je ne serais pas où je suis... »
Considérez, ma chère nièce, avec un peu de raison, ce que ce serait que mon personnage auprès du roi, ayant tous les jours de nouvelles grâces à lui demander. S’il me les accorde, il en aura peu de reste à disposer ; s’il me les refuse, il m’affligera ; s’il m’afflige, il a trop de bonté pour moi pour n’en être pas fâché, et je serai donc la tristesse de sa vie ; croyez-vous que Dieu ait eu ce dessein en m’approchant de lui ? Voilà, ma chère nièce, les raisons de ma résolution : j’en sens déjà la liberté« Je suis venu à la cour sans jamais aucune prétention ni pour moi, ni pour les miens. Le peu de considération que j’ai n’est fondé que sur la persuasion où l’on est que je veux y vivre sans intérêt. Il est juste de travailler à remplir cette attente, et à donner l’édification qu’on désire. Si j’avais d’autres vues moins pures, je me flatte que vous auriez la charité de m’encourager à résister à la chair et au sang. D’une démarche on passe insensiblement à une autre ; plus on donne à ses proches, plus ils prennent un titre de ce qu’on leur a accordé pour engager plus avant. Le plus sûr est de tenir ferme contre les moindres démarches. »
On appelle népotisme la faveur souvent scandaleuse des grands personnages pour leurs fils et leur famille.
Imaginez-vous, madame, qu’hier, après avoir marché six heures dans un assez beau chemin, nous vîmes un château bâti sur un roc qui nous parut inaccessible, et si peu étendu que nous ne comprenions pas que nous prissions y loger, quand même on nous y aurait guindés ;Guinder veut dire, hisser par des moyens artificiels.
L’eau y est mauvaise, le vin rare, les boulangers ont ordre de ne cuire que pour l’armée, de sorte que les domestiques ne peuvent trouver du pain ; les poulets en plumes valent trente sous, la viande huit sous la livre et très mauvaise ; on porte tout au campQue ; c’est-à-dire : Sans que...ne les pas envier aux....
Le siège de Namur va fort bien ; on avance, et jusqu’à cette heure on tue très-peu de monde. On espère que la ville sera prise vers le 4 ou le 5 de ce mois… Après cette belle description, ne soyez pas en peine de moi ; je me porte fort bien, je suis des mieux logées, très-bien servie, et voulant bien être où Dieu me met. Je vous embrasse, mes chères filles, toutes en général et en particulier
Louis XIV mérite une place dans le voisinage des écrivains qui ont le plus contribué à sa gloire. Il fut digne de donner son nom au siècle qu’ils illustrèrent. D’unanimes témoignages s’accordent du moins à reconnaître la solidité de son esprit, et la délicatesse de son jugement. A un bon sens supérieur il alliait « le don de l’élocution, » et Bossuet put dire avec sincérité : « La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments. Ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur suprême lui ouvre les cœurs, et donne je ne sais comment un nouvel, éclat à la majesté qu’elle tempère. » Dans ses mémoires on sent la présence d’un maître. Tout y est simple et digne ; tout s’y déroule avec calme et suite. Ses idées sont d’une netteté parfaite. Si son style n’a pas la brièveté impérieuse de Napoléon, et l’entrain gascon d’Henri IV, il excelle par la tenue et la solidité.
Je sais ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois
Je suis arrivé ici
Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j’aie jamais vue, habillée à peindre, et coiffée de même ; des yeux très-vifs et très-beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer ; les plus beaux cheveux blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre comme il convient à son âge ; sa bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et mal rangées ; les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu, n’est point embarrassée qu’on la regarde, comme.une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence
Je le dirai encore : tout plaît, hormis la révérence
— A dix heures du soir, avant de se coucher, il ajoutait ce post-scriptum :
« Plus je vois la princesse, plus je suis satisfait. Nous avons été dans une conversation publique où elle n’a rien dit ; c’est tout dire. Elle a la taille très-belle, on peut dire parfaite, et une modestie qui vous plaira. Nous avons soupé ; elle n’a manqué à rien, et est d’une politesse charmante à toutes choses ; elle s’est conduite comme vous pourriez faire. Elle a été bien regardée et observée, et tout le monde paraît satisfait de bonne foi Madame de Maintenon écrivait en 1706, sur la duchesse de Bourgogne : « J’admire souvent madame la duchesse de Bourgogne, qui est la première princesse du royaume, et sur laquelle je n’ai naturellement nulle autorité : vous ne sauriez comprendre avec quelle docilité, quelle bonne manière et même quelle reconnaissance elle reçoit les avis que je prends la liberté de lui donner. Mais, bien plus, je la trouvai l’autre jour, assise sur un degré, à la porte de ma chambre, avec Jeanne, qui est une grosse villageoise de bon sens que j’ai chez moi, qui lui disait tous ses défauts, et tout ce qu’elle entendait dire d’elle de désavantageux à Paris; cette charmante princesse, au lieu de se choquer de la franchise de cette bonne femme, se jeta à son cou, et l’embrassa plusieurs fois en lui disant : — Je te suis bien obligée, Jeanne ; je te remercie de tout ce que tu viens de me dire, car je sens bien que c’est par amitié pour moi. Et toutes les fois qu’elle la voit, non-seulement elle lui fait amitié, mais elle l’embrasse de tout son cœur, quoiqu’elle soit laide, vieille et dégoûtante. — Eh bien ! mes enfants, qu’avez-vous à répondre à cet exemple ? N’est-il pas plus que suffisant pour vous convaincre que rien n’est si louable si convenable, et si à sa place que de bien recevoir les avis que l’on donne, ou sur nos défauts, ou sur nos manières, ou sur quelques autres manquements ? »
(Entretiens sur l’éducation, 1706.)
Si les occasions de récompenser vos services sont plus rares que je ne souhaiterais, je vais au moins, en attendant qu’elles se présentent, vous donner quelques marques de l’estime et de l’affection particulière que j’ai pour vous : conservez ce portrait que je vous envoie comme une assurance de mes sentiments. La simplicité du présent doit vous prouver que je n’ai pas voulu qu’il ait rien au-delà de ce qu’il contient en lui, et ainsi rien au-dessus du prix que vous y mettrez
Monsieur,
Puisque la religion, l’honneur, l’intérêt, l’alliance et votre propre signature ne sont rien entre nous, j’envoie mon cousin le duc de Vendôme à la tête de mes armées, pour vous expliquer mes intentions. Il ne vous donnera que vingt-quatre heures pour vous déterminer.
La sagesse veut qu’en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard ; la raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou intérêts aveugles au-dessus de la raison, et qui semblent venir du cielCes mouvements sont connus de..
Tous les yeux sont attachés sur lui seul, et c’est à lui seul que s’adressent tous les vœux ; lui seul reçoit tous les respects ; lui seul est l’objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n’attend, on ne fait rien que par lui seul ; on regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens ; on ne croit s’élever qu’à mesure qu’on s’approche de sa personne ou de son estime Madame de Caylus jugeait ainsi Louis XIV :« Le roi parlait parfaitement bien. Il pensait juste, s’exprimait noblement, et ses réponses les moins préparées renfermaient en peu de mots tout ce qu’il y avait de mieux à dire selon les temps, les choses et les personnes ; jamais pressé de parler, il examinait, il pénétrait les caractères et les pensées ; mais comme il était sage et qu’il savait combien les paroles des rois sont pesées, il renfermait souvent en lui-même ce que sa pénétration lui avait fait découvrir. S’il était question de parler d’affaires importantes, on voyait les plus habiles et les plus éclairés étonnés de ses connaissances, persuadés qu’il en savait plus qu’eux, et charmés de la manière dont il s’exprimait. »
Il nous paraît intéressant d’ajouter à ces pages où parle Louis XIV quelques extraits empruntés au roi Henri IV :
Si je voulois acquérir le titre d’orateur, j’aurois appris quelque belle et longue harangue, et vous la prononcerois avec assez de gravité. Mais, Messieurs, mon désir me pousse à deux plus glorieux titres, qui sont de m’appeler libérateur et restaurateur de cet État. Pour à quoi parvenir, je vous ai assemblés. Vous savez à vos dépens, comme moi aux miens, que, lorsque Dieu m’a appelé à cette couronne, j’ai trouvé la France non-seulement quasi ruinée, mais presque toute perdue pour les François. Par la grâce divine, par les prières et bons conseils de mes serviteurs qui ne font profession des armes, par l’épée de ma brave et généreuse noblesse (de laquelle je ne distingue point les princes, pour être notre plus beau titre : Foi de gentilhomme !), par mes peines et labeurs, je liai sauvée de la perte ; sauvons-la à cette heure de la ruine. Participez, mes chers sujets, à cette seconde gloire avec moi, comme vous avez fait à la première. Je ne vous ai point appelés, comme faisoient mes prédécesseurs, pour vous faire approuver leurs volontés. Je vous ai assemblés pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux ; mais la violente amour que je porte à mes sujets, et l’extrême envie que j’ai d’ajouter ces deux beaux titres à celui de roi, me font trouver tout aisé et honorable. Mon chancelier vous fera entendre plus amplement ma volonté.
Vive Dieu ! Vous ne m’auriez rien su mander qui me fût plus agréable que la nouvelle du plaisir de lectures qui vous a pris. Plutarque me sourit toujours d’une fraîche nouveauté ; l’aimer, c’est m’aimer ; car il a été l’instituteur de mon bas-âge. Ma bonne mère, à qui je dois tout, et qui avoit une affection si grande de veiller à mes bons déportements, et ne vouloir pas, ce disoit-elle, faire de son fils un illustre ignorant, me mit ce livre entre les mains, encore que je ne fusse à peine plus un enfant de mamelle. Il m’a été comme ma conscience, et m’a dicté à l’oreille beaucoup de bonnes honnêtetés et maximes excellentes pour ma conduite et pour le gouvernement de mes affaires.
Ce grand poëte fut un homme de bien, attaché à tous ses devoirs jusqu’au scrupule ; père tendre et ami dévoué, il reçut de la nature une imagination ardente, une sensibilité inquiète et presque maladive qui fit à la fois sa gloire et son tourment. Pour expier ses tragédies, ne songea-t-il pas à se faire chartreux ? N’est-ce point par bonté de cœur qu’il s’attira une disgrâce, en donnant à Madame de Maintenon un Mémoire sur les misères du royaume ? Son âme, prompte à s’exalter, était de celles qui font les grands artistes. Aussi la passion est-elle son domaine. Nul n’a représenté par de plus touchantes et de plus pathétiques analyses les faiblesses et les orages du cœur humain : il excite la pitié, la sympathie, l’attendrissement. Ses héros sont voisins de nous : on se reconnaît en eux. Dans ses héroïnes, il combine avec un art exquis les nuances les plus délicates. On l’a blâmé de nous avoir offert sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV. C’est oublier que tout poëte dramatique reproduit plus ou moins, à son insu, les mœurs de son temps. Il lui fallait parler à une société polie son propre langage, et lui plaire par le discernement des convenances.
Ses plans sont des modèles de dextérité. L’intérêt s’anime de scène en scène : tout est préparé, motivé, justifié. Jamais style ne fut plus flexible et plus harmonieux. Sa langue est souple, élégante, unie, riche de demi-teintes : elle allie la force à la grâce, mais ses hardiesses n’effrayent point le goût. Racine appartient à la famille des génies studieux, tendres et épris de la perfection, qui ont cherché le naturel dans les formes les plus nobles et les plus choisies : c’est notre Virgile français.
Le roi fit hier la revue de son armée et de celle de M. de Luxembourg. C’était assurément le plus grand spectacle qu’on ait vu de plusieurs siècles. Il y avait six-vingt mille hommes sur quatre lignes. Je commençai à onze heures du matin à marcher ; j’allai toujours au grand pas de mon cheval, et je ne finis qu’à huit heures du soir. J’étais si las, si ébloui de voir briller les épées et les mousquets, si étourdi d’entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu’en vérité je me laissais conduire par mon cheval, sans avoir plus d’attention à rien ; et j’eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyais eussent été chacun dans leur chaumière
Il me paraît, par votre lettre, que vous portez un peu d’envie à mademoiselle de La Chapelle, de ce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincérité avec laquelle je suis obligé de vous parler, que j’ai un extrême chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries, qui ne doivent servir tout au plus qu’à délasser quelquefois l’esprit, mais qui ne devraient point vous tenir autant à cœur qu’elles font. Vous êtes engagé dans des études très-sérieuses qui doivent attirer votre principale attention, et pendant que vous y êtes engagé, et que nous payons
Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent vous divertir l’esprit
Vous pouvez juger par toutes les inquiétudes que m’a causées votre maladie combien j’ai de joie de votre guérison. Vous avez beaucoup de grâces à rendre à Dieu de ce qu’il a permis qu’il ne vous soit arrivé aucun fâcheux accident, et que la fluxion qui vous était tombée sur les yeux n’ait point eu de suite. Je loue extrêmement la reconnaissance que vous témoignez pour tous les soins que votre mère a pris de vous. J’espère que vous ne les oublierez jamais, et que vous vous acquitterez de toutes les obligations que vous lui avez, par beaucoup de soumission à tout ce qu’elle désirera de vous. Votre lettre m’a fait beaucoup de plaisir ; elle est fort sagement écrite, et c’était la meilleure et la plus agréable marque que vous me pussiez donner de votre guérison ; mais ne vous pressez pas encore de retourner à l’étudePolyeucte au bruit des fuseaux de sa femme ; où Racine, faisant la procession dans sa chambre, un cierge à la main, à la tête de ses enfants, ne passait point pour un prodige ! On pouvait alors définir un grand poëte : Un bon père de famille qui fait de beaux vers.
Je voulais presque me donner la peine de corriger votre version, et vous la renvoyer en l’état où il faudrait qu’elle fût ; mais j’ai trouvé que cela me prendrait trop de temps à cause de la quantité d’endroits où vous n’avez pas attrapé le sens. Je vois bien que les Epîtres Lettres de Cicéron. Le mot Épitres s’applique aujourd’hui aux œuvres didactiques en vers.Trasimène, (Étrurie) qu’Annibal vainquit la consul Flaminius, 217 av. J.C.Despreaux. Voyez avec quel respect il parle ici de Boileau. Il y avait alors des enfants. Il n’y en a plus guère aujourd’hui, dit-on.
J’aurais une joie sensible de voir la maison de campagne dont vous faites tant de récit, et d’y manger avec vous des groseilles de Hollande. Ces groseilles ont bien fait ouvrir les oreilles à vos petites sœurs et à votre mère elle-même, qui les aime fort, comme vous savez
Né à Dourdan, Jean de La Bruyère avait acheté une charge de trésorier à Caen, lorsqu’après des revers de fortune, à trente-six ans, sur la recommandation de Bossuet, il fut appelé à Paris pour enseigner l’histoire à M. le Duc, petit-fils du grand Condé. Ce fut l’événement décisif de sa vie ; car son entrée dans une maison princière lui permit d’assister de près au spectacle de la comédie humaine, où figuraient les originaux de la cour et de la ville. A Chantilly, qu’on appelait l’écueil des mauvais ouvrages, protégé par le crédit d’un prince qui avait le goût de la fine raillerie, il put faire provision d’expérience, tracer impunément de malins portraits, et se vouer à un genre périlleux, sans craindre les orages.
Toutefois, le nom de Théophraste servit de bouclier à la première édition de ses Caractères, qui parut en 1688. Ce fut une fête pour la curiosité publique ; et ce succès toujours croissant, qui étonna la modestie d’un auteur désintéressé, lui ouvrit les portes de l’Académie en 1693. Trois ans après, il mourut pauvre à Versailles.
Honnête homme, fier, indépendant de caractère, supérieur à une condition subalterne qui l’exposait à la légèreté hautaine ou à la condescendance humiliante des grands, La Bruyère eut des accès d’humeur chagrine allant jusqu’à la misanthropie. N’a-t-il pas dit : « Il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »
Observateur profond, et peintre de caractères, il excelle dans l’art d’attirer l’attention par des remarques soudaines, des traits vifs et pénétrants, des métaphores passionnées, des hyperboles à outrance, des paradoxes simulés, des contrastes étudiés, des expressions originales, de petites phrases concises qui partent comme des flèches, des allégories ingénieuses, et des morceaux d’apparat où l’esprit étincelle dans les moindres détails.
Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre Nous lisons dans Voltaire : La Bruyère dit encore : Je lis dans Bossuet :Herbe menue. Description rapide, gracieuse et sentie.« Le faste et le luxe dans un souverain, c’est le berger habillé d’or et de pierreries, la houlette d’or en ses mains ; son chien a un collier d’or, il est attaché avec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son troupeau ou contre les loups ? »
« Dieu a choisi David, et l’a tiré d’auprès des brebis pour paître Jacob son serviteur, et Israël son héritage. Il n’a fait que changer de troupeau : au lieu de paître des brebis, il paît des hommes. Paître dans la langue sainte, c’est gouverner, et le nom de pasteur signifie le prince : tant ces choses sont unies. »
(Polit., III, 3.)
Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est Molière dit :Qui est, pour c’est.Relevé, c’est-à-dire entouré le premier service pour le faire valoir.S’étendre : il le possède dans toute son étendue.Misanthrope, II, 5.
Giton a le teint frais, le visage plein, et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée : il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit ; il déploie un ample mouchoir« Je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d’une manière si offensante pour des hommes, qui je ne pouvais me lasser de l’admirer. »
Libertin, c’est-à-dire esprit fort.
Phédon M. Saint-Marc Girardin a dit :Phédon, c’est le pendant du portrait qui précède.Fouler la terre. Vauvenargues dit : « Qui peut soutenir son esprit et son cœur au-dessus de sa condition ? qui peut se sauver des faiblesses que la médiocrité traine après soi ? »
Il avait aussi, lui, souffert de sa pauvreté.Prévenu des ministres, c’est-à-dire en faveur des ministres.« Le portrait du riche et du pauvre, de La Bruyère, est encore de mise de nos jours, comme il le sera de tout temps. Il y a cependant quelques traits à ajouter : Giton a toujours le teint frais, le visage plein… l’œil fixe et assuré, les épaules larges… la démarche ferme et délibérée… Il est toujours enjoué, grand viveur, impatient, présomptueux, colère, libertin… Il se croit toujours des talents et de l’esprit ; mais il a de plus son système sur l’état de la société ; il croit que les rangs sont bien distribués, que tout y est à sa place, hommes et choses : il est riche.
« Phédon, de son côté, a toujours « les yeux creux, le teint échauffé, le corps « sec et le visage maigre… Il est toujours libre sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il va même plus loin aujourd’hui : il a un plan complet de réforme pour la société, et le principe fondamental de cette réforme est de mettre en haut ce qui est en bas, et en bas ce qui est en haut, tout cela au nom des droits de l’homme et des progrès de la civilisation : il est pauvre.
J’ajoute que, de nos jours, Giton et Phédon changent continuellement de rôle ; il n’y a souvent de distance entre eux que celle de la hausse à la baisse dans les spéculations de la Bourse, et ce perpétuel changement de condition a son influence sur le caractère réciproque de Giton et de Phédon. L’enrichi n’est pas le riche, et l’homme ruiné n’est pas le pauvre. Phédon, devenu millionnaire, a bien l’ample mouchoir de Giton, et « le fauteuil où il s’enfonce en croisant les jambes l’une sur l’autre ; mais, s’il prend la plupart des vices et des ridicules du riche, il ne perd pas aussitôt ceux du pauvre, ce qui fait qu’il est un parvenu au lieu d’être un riche. Il n’y a qu’une chose qu’il oublie de la meilleure foi du monde, ce sont ses plaintes d’hier sur la condition que la société fait aux pauvres, sur l’injustice et la dureté des riches. Phédon, enrichi par un coup du sort, fait comme le trafiquant de La Fontaine : il attribue ses succès à son mérite, à son industrie, et si ses compagnons d’hier continuent leur misère, c’est leur faute : ils sont paresseux ou sots ; voilà pourquoi ils ne réussissent pas. Quant à Giton ruiné, ne croyez pas non plus qu’il devienne, du jour au lendemain, le Phédon de La Bruyère, qu’il parle brièvement et froidement, qu’il ne se fasse pas écouter ; il a beaucoup gardé de ses anciennes habitudes. Il parle encore avec confiance, et il faut d’autant plus qu’on l’écoute, qu’il prend l’inattention pour une marque d’orgueil et de dédain. Ne pensez pas non plus que, comme l’ancien Phédon, il sourie à ce que les autres lui disent ; qu’il soit de leur avis, qu’il coure, qu’il vole pour leur rendre de petits services ; qu’il soit complaisant, flatteur, empressé ; c’est tout le contraire : il est rogne, hargneux, aimant à contredire, malveillant, croyant qu’il s’abaisse s’il rend service. Surtout il est frondeur, envieux des grands et des riches ; il dit sans cesse que, de son temps, tout allait mieux ; que les rangs n’étaient point bouleversés ; que les heureux du monde étaient charitables ; qu’aujourd’hui chacun ne pense qu’à soi. Que voulez-vous ? Giton a aujourd’hui l’égoïsme du pauvre, comme il avait autrefois l’égoïsme du riche. Il est ruiné, et, comme le trafiquant de la fable, il attribue ses malheurs à la fortune et à la société. »
(La Fontaine et les fabulistes, Michel Lévy.)
L’on voit certains animaux farouches Voltaire écrivait : Il dit ailleurs :« Quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ? » Je lis encore : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. » Et il ajoute : « Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ! »
Ménippe
Il se parle souvent à soi-même, et il ne s’en cache pas ; ceux qui passent le voient, et il semble prendre un parti, ou décider qu’une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras de savoir s’il doit rendre le salut ou non, et, pendant qu’il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l’a fait honnête homme, l’a mis au-dessus de lui-même, l’a fait devenir ce qu’il n’était pas. L’on juge, en le voyant, qu’il n’est occupé que de sa personne, qu’il sait que tout lui sied bien et que sa parure est assortie, qu’il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.
Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant ; il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.
La politessePolitesse. Ce mot signifiait alors toutes les qualités nécessaires à l’honnête homme.
Lion peut définir l’esprit de politesse ; lion ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions : l’esprit tout seul ne la fait pas deviner ; il fait qu’on la suit par imitation, et que lion s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse, et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite et le rendent agréable, et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenirSe soutenir, pour soutenir son crédi.
Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes Je lis dans Duclos La On ne corrige les particuliers qu’en leur prouvant de l’intérêt pour eux, et en ménageant leur amour-propre. La politesse des grands doit être de l’humanité ; celle des inférieurs, de la reconnaissance, si les grands la méritent ; celle des égaux, de l’estime et des services mutuels. La Bruyère dit encore :(Considérations sur les mœurs) :politesse est l’expression ou l’imitation des vertus sociales : c’en est l’expression si elle est vraie, et l’imitation si elle est fausse ; et les vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous avons à vivre.L’incivilité n’est pas un vice de l’âme ; elle est l’effet de plusieurs vices, de la sotte vanité, de l’ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n’en est que plus haïssable, parce que c’est toujours un défaut visible et manifeste ; il est vrai cependant qu’il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit.
Dire d’un homme colère, inégal, querelleur, chagrin, pointilleux, capricieux : c’est son humeur, n’est pas l’excuser, comme on le croit, mais avouer, sans y penser, que de si grands défauts sont irrémédiables.
Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels.
La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice De caprice, sans calcul, par boutade et fantaisie.Mesures : ce mot signifie les desseins profonds et suivis.
Les roues, les ressorts, les mouvements, sont cachés ; rien ne paraît d’une montre que son aiguille, qui insensiblement s’avance et achève son tour : image du courtisan d’autant plus parfaite, qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d’où il est parti Il dit ailleurs :« L’on se couche à la cour, et lion se lève sur l’intérêt : c’est ce que lion digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c’est ce qui fait que lion pense, que lion parle, que lion se tait, que lion agit ; c’est dans cet esprit qu’on aborde les uns et qu’on néglige les autres, que lion monte et que lion descend ; c’est sur cette règle que lion mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence, son mépris. »
J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ? C’est un petit village, ou plutôt un hameau… (Boileau.)La couvre des vents, la protège contre : « Les montagnes de Norwége sont des boulevards admirables qui couvrent de ce vent les pays du nord. «
(Montesquieu.)
Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux
Il y a une chose qu’on n’a point vue sous le ciel, et que selon toutes les apparences on ne verra jamais : c’est une petite ville qui n’est divisée en aucuns partisAucuns partis, Aucun, s’emplait au pluriel,aucuns deux ne me tentent. (La Fontaine)aucunes conjectures. (Corneille.)caquets, le mensonge et la médisanceStaël (même recueil).
Diphile commence par un oiseau et finit par mille : sa maison n’en est pas égayée, mais empestée ; la cour, la salle, l’escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volièrecanaris. Il est vrai que ce qu’il dépense d’un côté, il l’épargne de l’autre ; car ses enfants sont sans maîtres et sans éducation. Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre reposQue, c’est-à-dire avant que ses oiseaux ne reposent.
Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d’une ample récolte, d’une bonne vendange : il est curieux de fruits
J’entends Théodecte de l’antichambre Il est bon de commencer de la rue à se faire écouter par le bruit du carrosse et du marteau qui frappe rudement la porte. Montesquieu.Vanités, choses vaines.
Que dites vous ? comment ? je n’y suis pas : vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins ; je devine enfin : vous voulez, Ils me font dire aussi des mots longs d’une toise.Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : il fait froid ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut, ou qu’il neige. Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et, d’ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le mondeFemm. sav., 8.)à vous et à vos semblables, les diseurs de phébusDiseurs de phébus. Ceux qui, se piquant de bien parler, tombent dans le galimatias. Phébus était un héros des romans de mademoiselle de Scudéry.Grand mots.De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pointoise. (Racine, Plaid., à l’oreille : Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en n’ayez point ; c’est votre rôle : ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut-être alors croira-t-on que vous en avez.
Irène se transporte à grands frais en Épidaure,De recrudescere, empirer.
La Bruyère disait ailleurs :
La vertu a cela d’heureux qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle sait se passer d’admirateurs, de partisans et de protecteurs : le manque d’appui et d’approbation non-seulement ne lui nuit pas, mais la conserve, l’pure et la rend parfaite : qu’elle soit à la mode, qu’elle n’y soit plus, elle demeure vertu.
Une personne à la mode ressemble à une fleur bleue
Une personne de mérite, au contraire, est une fleur qu’on ne désigne pas par sa couleur, mais que lion nomme par son nom, que lion cultive par sa beautéPar sa beauté, à cause de.
Lion voit Eustrate assis dans sa nacelle, où il jouit d’un air pur et d’un ciel serein : il avance d’un bon vent, et qui a toutes les apparences de devoir durer ; mais ilIl se rapporte an vent.Eustrate est le personnage à la mode.
L’on ne peut guère charger l’enfance de la connaissance de trop de langues, et il me semble que lion devrait mettre toute son application à lion instruire ; elles sont utiles à toutes les conditions des hommes, et elles leur ouvrent également l’entrée ou à une profonde, ou à une facile et agréable érudition. Si lion remet cette étude si pénible à un âge un peu plus avancé, et qu’on appelle la jeunesse, lion n’a pas la force d’y persévérer ; et si lion y persévère, c’est consumer à la recherche des langues lé même temps qui est consacré à l’usage que lion en doit faire ; c’est borner à la science des mots un âge qui veut déjà aller plus loin, et qui demande des choses ; c’est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s’imprime dans l’âme naturellement et profondément, que la mémoire est neuve, prompte et fidèle, que l’esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l’on est déterminé à de longs travaux par ceux de qui l’on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d’habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l’oubli de cette pratique Je lis dans une lettre de Voltaire : La Bruyère s’élève souvent contre les dédains de l’ignorance ; il dit ailleurs : Villon disait avec le vif accent du repentir :Je tiens, en fait de langue, tous les peuples pour barbares, en comparaison des Grecs et de leurs disciples les Romains, qui seuls ont connu la vraie prosodie Il faut surtout que la nature ait donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement disposés que ceux des autres nations, pour former en peu de temps un langage tout composé de brèves ou de longues, et qui, par un mélange harmonieux de consonnes et de voyelles, était une espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans doute, quand je vous répéterai que le grec et le latin sont à toutes les autres langues du monde ce que le jeu d’échecs est au jeu de dames, et ce qu’une belle danse est à une démarche ordinaire.
Les langues sont la clef ou l’entrée des sciences, et rien davantage : le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s’agit point de savoir si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes ; mais elles sont grossières ou polies, si les livres qu’elles ont formés sont d’un bon ou d’un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine ; serait-on pédant, quelques siècles après qu’on ne la parlerait plus, pour lire Molière ou La Fontaine ?
L’unique soin des enfants est de trouver l’endroit faible de leurs maîtres« Un des premiers soins des enfants est de découvrir ! le faible de ceux qui les gouvernent. »
(Em., I, l.)
La paresse, l’indolence et l’oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose qu’ils ont manquée : présages certains qu’ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour leurs plaisirs.
Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les hommes, les animaux : aux hommes, les choses du monde paraissent ainsi, et j’ose dire par la même raison, parce qu’ils sont petits.
C’est perdre toute confiance dans l’esprit des enfants, et leur devenir inutile, que de les punir des fautes qu’ils n’ont point faites, ou même sévèrement de celles qui sont légères« Ostez moy la violence et la force : il n’est rien, à mon avis, qui abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le chastiment, ne l’y endurcissez pas. »
(Ess., I, 25.)
Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique ; est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, des millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années, s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps. Le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité Il dit ailleurs :Dans cent ans, le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations ; ce ne seront plus les mêmes acteurs
(Serm. sur la mort, jeudi de la 4e semaine de carême.)La Bruyère n’avait pas eu les débuts faciles ; il lui avait fallu bien de la peine et du temps, et une occasion unique, pour percer. L’homme de mérite avait secrètement souffert. Le ressentiment qu’il en a gardé se laisse voir en maint endroit de son livre, et s’y marque parfois avec une sorte d’amertume. Ayant passé presque en un seul jour de l’obscurité entière au plein éclat et à la vogue, il sait à quoi s’en tenir sur la faiblesse et la lâcheté des jugements des hommes ; il ne peut s’empêcher de se railler de ceux qui n’ont pas su le deviner, ou qui n’ont pas osé le dire. « Presque personne, remarque-t-il, ne s’avise de lui-même du mérite d’un antre. » Mais l’élévation chez lui l’emporte sur la rancune ; l’honnête homme triomphe de l’auteur, C’est lui qui a dit ; le mérite console de tout.
« Sa physionomie, dit Saint-Simon, rassemblait tout ; les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. »
Égal à tous les emplois, signalé à Louis XIV par son Traité de l’éducation des jeunes filles (1687), chef-d’œuvre de raison délicate, et par les éminentes qualités qu’il avait déployées dans une mission en Poitou, l’abbé de Fénelon fut nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne. Ce jeune prince, si fougueux, si hautain, si rebelle, devint entre ses mains pieux, humain, charitable, attentif à tous ses devoirs : ce fut le miracle d’une habileté qui alliait la tendresse à l’autorité, la complaisance à l’énergie, la patience à la souplesse. C’est pour son royal élève qu’il composa ces fables ingénieuses qui se soutiennent dans le voisinage de la Fontaine ; ces Dialogues des Morts où l’histoire est morale sans nous ennuyer ; enfin le Télémaque, ce roman où un paganisme épuré se mêle à un christianisme embelli de toutes les grâces de la mythologie. Les deux muses y sont réconciliées par un cœur religieux et nourri de la parole homérique. Cet ouvrage est-il le rêve d’un utopiste et d’un poëte, ou le vœu d’un philosophe et d’un sage ? Est-ce un pamphlet, ou le jeu d’une imagination tendre et subtile, qu’inspire la passion du beau et du bien ? Toutes les nuances s’accordent avec un art prodigieux dans cette épopée en prose, dont le style nous enchante par sa dextérité, sa souplesse et son élégante harmonie.
L’Académie lui donna le fauteuil de Pellisson en 1663. Ses La Harpe jugeait ainsi Fénelon :Dialogues sur l’éloquence sont d’un maître qui enseigne avec l’autorité de son expérience et de ses exemples. Sa lettre sur les occupations de l’Académie révèle le critique supérieur, l’admirateur enthousiaste, mais impartial de l’antiquité, et l’artiste délicat qui se montre aussi fidèle à la tradition qu’hospitalier pour les idées nouvelles. On sait que, tombé dans la disgrâce par suite de la publication clandestine de Télémaque, l’archevêque de Cambrai édifia son diocèse par l’ardeur de sa charité, et mourut adoré comme un saint« Son humeur était égale, sa politesse affectueuse et simple, sa conversation féconde et animée. Une gaieté douce tempérait en lui la gravité de son ministère, et le zèle de la religion n’eut jamais chez lui ni sécheresse ni amertume. Sa table était ouverte, pendant la guerre, à tous les officiers ennemis ou nationaux que sa réputation attirait en foulé à Cambrai. Il trouvait encore des moments à leur donner, au milieu des devoirs et des fatigues de l’épiscopat. Son sommeil était court, ses repas d’une extrême frugalité, ses mœurs d’une pureté irréprochable. Il ne connaissait ni le jeu ni l’ennui : son seul délassement était la promenade ; encore trouvait-il le secret de la faire rentrer dans ses exercices de bienfaisance. S’il rencontrait des paysans, il se plaisait à les entretenir. On le voyait assis sur l’herbe au milieu d’eux, comme autrefois saint Louis sous le chêne de Vincennes. Il entrait même dans leurs cabanes, et recevait avec plaisir tout ce que lui offrait leur simplicité hospitalière. Sans doute ceux qu’il honora de semblables visites racontèrent plus d’une fois à la génération qu’ils virent naître, que leur toit rustique avait reçu Fénelon. »
Oui, madame, n’en doutez pas, je suis un homme destiné à des entrées magnifiques ! Vous savez celle qu’on m’a faite à Bellac, dans votre gouvernement ; je vais vous raconter celle dont on m’a honoré en ce lieu. M. de Rouffillac, pour la noblesse ; M. Bose curé, pour le clergé ; M. Rigaudie, prieur des moines, pour le corps monastique, et les fermiers de céansCéans veut dire Ici dedans ; les fermiers de ce pays.tiers état comprenait jadis la classe bourgeoise, ceux qui, n’étant pas du peuple, n’appartenaient ni à la noblesse, ni au clergé. Sieyès disait : « Qu’est-ce que le tiers état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. »
Au bruit de la mousquetade est ajouté celui des tambours. Je passe la belle rivière de Dordogne, presque toute couverte des bateaux qui accompagnent le mien. Au bord m’attendent gravement tous les vénérables moines en corps ; leur harangue est pleine d’éloges sublimes ; ma réponse a quelque chose de grand et de doux. Cette foule immense se fend pour m’ouvrir un chemin ; chacun a les yeux attentifs pour lire dans les miens quelle sera sa destinée. Je monte ainsi jusqu’au château, d’une marche lente et mesurée, afin de me prêter pour un peu plus de temps à la curiosité publique. Cependant mille voix confuses font retentir des acclamations d’allégresse, et l’on entend partout ces paroles : Il sera les délices de ce peuple. Me voilà à la porte déjà arrivé, et les consuls commencent leur harangue par la bouche de l’orateur royal. A ce nom, vous ne manquez pas de vous représenter ce que l’éloquence a de plus vif et de plus pompeux. Qui pourrait dire quelles furent les grâces de son discours ! Il me compara au soleil ; bientôt après, je fus la lune ; tous les autres astres les plus radieux eurent ensuite l’honneur de me ressembler ; de là, nous vînmes aux éléments et aux météores, et nous finîmes heureusement par le commencement du monde. Alors le soleil était déjà couché, et pour achever la comparaison de lui à moi, j’allai dans ma chambre pour me préparer à en faire de même« Mon entrée dans Carenac n’a été suivie d’aucun événement mémorable. Mon règne y a été si paisible qu’il ne fournit aucune variété pour embellir l’histoire. »
Les hommes passent comme les fleurs qui s’épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s’écoulent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils ! mon Cherfils ! toi-même qui jouis maintenant d’une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose : tu te verras changer insensiblement ; les grâces riantes, les doux plaisirs qui t’accompagnent, la force, la santé, la joie s’évanouiront comme un beau songe ; il ne t’en restera qu’un triste souvenir ; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l’avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur. Ce temps te paraît éloigné. Hélas ! tu te trompes, mon fils ; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n’est pas loin de toi, et le présent qui s’enfuit est déjà bien loin, puisqu’il s’anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent ; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l’avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l’amour de la justice, une place dans l’heureux séjour de la paix On peut comparer Bossuet Citons encore ce rondeau de Beuserade sur L’une après l’autre elles roulent sans cesse ;(Recueil des classes supérieures), et cette page de M. Jouffroy :« Qu’importe aux autres et à nous, quand nous quittons ce monde, les plaisirs et les peines que nous y avons éprouvés ? Tout cela n’existe qu’au moment où il est senti ; la trace du vent dans les feuilles n’est pas plus fugitive. Nous n’emportons de cette vie que la perfection que nous avons donnée à notre âme ; nous n’y laissons que le bien que nous avons fait.
« Pardonnez-moi, jeunes élèves, d’avoir arrêté votre pensée sur des idées si austères. C’est notre rôle à nous, à qui l’expérience a révélé la vérité sur les choses de ce monde, de vous la dire. Le sommet de la vie vous en dérobe le déclin ; de ses deux pentes vous n’en connaissez qu’une, celle que vous montez. Elle est riante, elle est belle, elle est parfumée comme le printemps Il ne vous est pas donné, comme à nous de contempler l’autre avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l’éclaire et le rivage glacé qui la termine. Si nous avons le front triste, c’est que nous la voyons.
« Vivez, jeunes élèves, avec la pensée de cette pente que vous descendrez comme nous. Faites en sorte surtout de ne point laisser s’éteindre dans votre âme cette espérance que la foi et la philosophie allument et qui rend visible, par-delà les ombres du dernier rivage, l’aurore d’une vie immortelle. »
les Saisons :
Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône, et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désoléDécréter une terre, c’est la mettre en adjudication, en vente forcée, au nom des créanciers qui ont un débiteur insolvable. La noblesse avait été ruinée par les expéditions militaires dont elle portait tout le poids,Ces lettres d’État étaient des brevets de pensions royales.
C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras ; car tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. Voilà ce grand royaume si florissant, sous un roi qu’on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait en effet, si les conseils des flatteurs ne l’avaient point empoisonné. Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance et le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus : il est plein d’aigreur et de désespoir. La sédition s’allume de toutes parts. Ils croient que vous n’avez aucune pitié de leurs maux, que vous n’aimez que votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour ses peuples, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu’à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ?
Mais pendant qu’ils manquent de pain, vous manquez vous-même d’argent, et vous ne vouiez pas voir l’extrémité où vous êtes réduit ; parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez vous imaginer que vous cessiez jamais de l’être. Vous craignez d’ouvrir les yeux ; vous craignez qu’on ne vous les ouvre ; vous craignez d’être réduit à rabattre quelque chose de votre gloire.
Cette gloire, qui endurcit votre cœur, vous est plus chère que la justice, que votre propre repos, que la conservation de vos peuples, qui périssent tous les jours des maladies causées par la famine ; enfin que votre salut éternel, incompatible avec cette idole de gloire.
Voilà, Sire, l’état où vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux ; vous vous flattez sur des succès journaliers, qui ne décident rien, et vous n’envisagez point d’une vue générale le gros des affaires, qui tombe insensiblement sans ressource. Pendant que vous prenez, dans un rude combat, le champ de bataille et le canon de l’ennemi Dans une lettre au duc de Chevreuse, Fénelon disait encore :« Vous me direz que Dieu soutiendra la France ; mais je vous demande où en est la promesse ; avez-vous quelque garant pour des miracles ? Il vous en faut sans doute, pour vous soutenir comme en l’air ; le méritez-vous, dans un temps où votre ruine prochaine et totale ne peut vous corriger, où vous êtes encore dur, hautain, fastueux, incommunicable, insensible et toujours prêt à vous flatter ? Dieu s’apaisera-t-il en vous voyant humilié sans humilité, confondu par vos propres fautes, sans vouloir les avouer, et prêt à recommencer, si vous pouviez respirer deux ans ? Dieu se contentera-t-il d’une dévotion qui consiste à dorer une chapelle, à dire un chapelet, à écouter une musique, à se scandaliser facilement, et à chasser quelques jansénistes ? »
Qu’est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe ? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait. Tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? c’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humainParties. On dirait aujourd’hui les divertissements, ou les parties de plaisir.Rompre. Cet enfant est déjà un maître ; il commande, ses caprices sont des ordres !ses coups en l’air ; le duc de Bourgogne battait son valet de chambre.
Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu’on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s’aigrit contre elle. On se tait : ce silence affecté le choque. On parle tout bas : il s’imagine que c’est contre lui
Mais quel, moyen de prévoir ces orages, et de conjurer la tempête ? Il n’y en a aucun : point de bons almanachs pour prédire ce mauvais tempsPar où le prendre ?Il : ce que vous venez de dire ; illud.Ce je ne sais quoi ; comment l’appeler autrement ? Il n’y a pas de mots pour traduire ses métamorphoses.
Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage, et vous donner adroitement le change Cette clairvoyance de Fénelon pénètre à fond le caractère. C’est précisément le trait noté par Saint-Simon, qui nous montre le prince habile jusque dans sa colère à apercevoir le faible d’un raisonnement.
Mais peut-être qu’il épargnera certaines personnes auxquelles il doit plus qu’aux autres, ou qu’il paraît aimer davantage. Non, sa bizarrerie ne connaît personne ; elle s’en prend sans choix à tout le monde. Il n’aime plus les gens, il n’en est point aimé. On le persécute, on le trahitIl se croit trahi.
D’un côté, cette médaille qui est fort grande, représente un enfant d’une figure très-belle et très-noble ; on voit Pallas qui le couvre de son égide : en même temps les trois GrâcesQui se rapporte à Vénus. Ce tour est latin.
Le revers est bien différent. Il est manifeste que c’est le même enfant ; car on reconnaît d’abord le même air de tête ; mais il n’a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux comme des vipères et des serpents, des insectes, des hiboux, enfin des harpiesHarpies sont des monstres ailés, moitié oiseaux, moitié femmes, qu’imagina la mythologie.
Les savants se donnent beaucoup de peines pour découvrir en quelle occasion cette médaille a été frappée dans l’antiquité. Quelques-uns soutiennent qu’elle présente Caligula qui, étant fils de Germanicus, avait donné dans son temps de hautes espérances pour le bonheur de l’Empire, mais qui, dans la suite, devint un monstre. D’autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les. commencements furent si heureux et la fin si horrible
Quand Fénelon écrivit cette fable enchanteresse, le duc de Bourgogne, son élève, gagnait d’une manière sensible en douceur, en amour des lettres, en humanité.
C’est tout une églogue que ce duo mélodieux. Elle mérité d’être considérée comme le pendant de l’églogue à Pollion. C’est le Virgile des Bucoliques, autant qu’il est possible d’être Virgile en prose et en français.
Sur les bords toujours verts du fleuve AlphéeAlphée, fleuve de l’Élide (Péloponnèse, Morée).Naïades, nymphes qui présidaient aux fontaines et aux fleuves.Grâces chez Fénelon.Faunes, dieux champêtres, représentés moitié hommes, moitié chèvres.Pan, dieu des bergers et des troupeaux.Philomèle, fille du roi d’Athènes Pandion ; attirée par Térée, roi de Thrace, qui l’enferma et lui coupa la langue, elle fut métamorphosée en rossignol, et donna son nom à cet oiseau.Muses, déesses des sciences et des arts, filles de Jupiter et de Mnémosyne, sœurs d’Apollon.Apollon, dieu de la lumière, de la médecine, des arts et de la poésie ; chassé du ciel pour avoir tué les Cyclopes, il se retira chez Admète, roi de Thessalie, dont il garda les troupeaux.
Les deux oiseaux, inspirés par les Muses, commencèrent aussitôt à chanter ainsi : « Quel est donc ce berger, ou ce dieu inconnu qui vient orner notre bocage ? Il est sensible à nos chansons ; il aime la poésie ; elle adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable qu’il est fier
Alors Philomèle continua seule : « Que ce jeune héros croisse en vertu, comme une fleur que le printemps fait éclore ! Qu’il aime les doux jeux de l’esprit ! Que les Grâces soient sur ses lèvres ! Que la sagesse de Minerve règne dans son cœur. »
La fauvette lui répondit : « Qu’il égale OrphéeOrphée, fils d’Apollon et de Clio jouait si bien de la lyre, que les arbres et les rochers quittaient leur place, les fleuves suspendaient leur cours, les bêtes féroces s’attroupaient autour de lui pour l’entendre.
Puis les deux oiseaux inspirés reprirent ensemble : « Il aime nos douces chansons ; elles entrent dans son cœur, comme la rosée tombe sur nos gazons brûlés par le soleil. Que les dieux le modèrent, et le rendent toujours fortuné ! Qu’il tienne en sa main la corne d’abondanceAbondance était représentée par une jeune fille, tenant à la main une corne remplie de fruits et de fleurs.
Pendant qu’ils chantèrent, les zéphyrs retinrent leurs haleines ; toutes les fleurs du bocage s’épanouirent ; les ruisseaux formés parles trois fontaines suspendirent leur cours ; les satyressatyres, dieux des forêts, étaient des monstres moitié hommes, moitié chèvres.Echo, nymphe, fille de l’Air et de la Terre, ne répétait que les dernières paroles de ceux qui l’interrogeaient.dryades, nymphes des bois, naissaient et mouraient avec les arbres d’où dépendait leur destinée.
Cette fable fut composée un jour qu’au réveil, après une nuit d’été où avait éclaté un violent orage, le jeune prince, les yeux encore tout endormis, était de mauvaise humeur, et avait ses nerfs.
C’est tiré d’un peu loin, c’est très-mythologique ; mais la leçon, aussi légère qu’ingénieuse, est proportionnée à la contrariété et au chagrin du prince, qui très-probablement avait été un peu grognon.
Notez que le soleil a ici des égards pour le pauvre nourrisson des Muses, en le trouvant si fatigué.
Le Soleil, ayant laissé le vaste tour du ciel en paix, avait fini sa course et plongé ses chevaux fougueux dans le sein des ondes de l’HespérieHespérie. Les Romains donnaient ce nom à l’Espagne, qui était à leur couchant, de Hesper ou Vesper, étoile du soir ou de Vénus, qui paraît au couchant. Canicule, constellation du grand Chien, qui se lève et se couche avec le soleil en juillet et août, temps de grande chaleur.Vesper, étoile du soir.Téthis est la déesse des mers. Le soleil se plonge en apparence dans l’Océan.le Soleil.
Un jour, le jeune BacchusBacchus, dieu du vin, était fils de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonia.Silène, vieux satyre, père nourricier et compagnon de Bacchus.Oracles, réponses que les païens s’imaginaient recevoir de leurs dieux. Les chênes de la forêt de Dodone (ville d’Epire), consacrée à Jupiter, rendaient des oracles.
Là, le jour ne finit point, et la nuit avec ses sombres voiles y est inconnue : une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d’un vêtement. Cette lumière n’est point semblable à la lumièregloire appartient à la langue sacrée ; il signifie l’auréole resplendissante des bienheureux.l’Enéide), vous Verrez combien l’auteur du Télémaque est plus spiritualiste que le chantre de l’Enéide.
Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur comme un torrent de la Divinité même qui S’unit à eux ; ils voient, ils goûtent qu’ils sont heureux, et ils sentent qu’ils le seront toujours Il est très-difficile de peindre le bonheur. Est-ce parce que les hommes le connaissent peu ? Voilà pourquoi les descriptions des enfers sont générale ment plus réussies et plus riches que celles du paradis. Rappelons ces vers de M. de Lamartine :
Citons ce fragment d’une lettre à Brossette, dans laquelle Boileau juge le Télémaque qui venant de paraître :
« Vous m’avez fait un fort grand plaisir en m’envoyant le Télémaque de M. de Cambrai. Je l’avais pourtant déjà lu. Il y a de l’agrément dans ce livre, et une imitation de l’Odyssée que j’approuve fort. L’avidité avec laquelle on le lit fait bien voir que si on traduisait Homère en beaux mots, il ferait l’effet qu’il doit faire, et qu’il a toujours fait. Je souhaiterais que M. de Cambrai eût rendu son Mentor un peu moins prédicateur, et que la morale fût répandue dans son ouvrage un peu plus imperceptiblement et avec plus d’art. Homère est plus instructif que lui, mais ses instructions ne paraissent point préceptes, et résultent de l’action du roman, plutôt que des discours qu’on y étale. Ulysse, par ce qu’il fait, nous enseigne mieux ce qu’il faut faire que par tout ce que lui ni Minerve disent. La vérité est pourtant que le Mentor du Télémaque dit des choses fort bonnes, quoiqu’un peu hardies, et qu’enfin M. de Cambrai me parait beaucoup meilleur poëte que théologien. »
J’ai reçu, mon bon et cher Duc, votre lettre sur la perte que vous avez faite, et je crois que vous avez reçu aussi celle que je vous écrivis sur le même sujet, dès que je trouvai une occasion sûre. Je ressens et cette perte, et la douleur dont vous me paraissez pénétré ; mais je ne saurais être en peine de votre cœur, ne doutant point qu’il ne soit dans la vraie paix, qui est toujours inséparable de l’amour de toutes les volontés de Dieu. Je vous plains seulement de cette plaie secrète dont le cœur demeure comme flétri
Au reste, il ne faut point se laisser aller à des pensées trop affligeantes ; les fragilités d’un âge si tendre et d’une vie si dissipée n’ont pas un aussi grand venin que certains vices de l’esprit, que l’on raffine et que l’on déguise en vertus dans un âge plus avancé. Dieu voit la boue dont il nous a pétris, et a pitié de ses pauvres enfantsà Madeleine que ce mot : « Marie ; » elle ne lui répondit que cet autre mot : « Maître ; » c’était tout dire. Il appelle sa créature par son nom, et elle est déjà revenue à lui. Ce mot ineffable est tout-puissant ; il fait un cœur nouveau et un nouvel esprit au fond des entrailles. Les hommes faibles, et qui ne voient que les dehors, veulent des préparations, des actes arrangés, des résolutions exprimées : Dieu n’a besoin que d’un instant, où il fait tout et voit ce qu’il fait
Je prie l’Esprit consolateur d’adoucir les peines de Madame la duchesse et les vôtres. Je vous porte tous deux, tous les jours, dans mon cœur à l’autel, avec toute votre famille, qui me sera chère jusqu’au dernier soupir D’Alembert jugeait ainsi Fénélon :« Monsieur votre fils réussissait au milieu du monde empesté ; c’est ce succès qui afflige, et c’est ce succès qui a fait trancher le fil de ses jours, par un conseil de miséricorde pour lui et pour les siens. Il faut adorer Dieu et se taire. Que ne puis-je vous aller voir, et vous montrer à quel point je ressens la profonde plaire que je voudrais guérir ! Il n’y a que le vrai consolateur dont la société puisse vous consoler. Demeurons donc en silence avec lui ; il nous consolera, nous retrouverons tout en lui seul. Heureux qui ne veut point d’autre consolation ! Celle-ci est ure et inépuisable. »
Le charme le plus touchant des ouvrages de Fénélon, est ce sentiment de quiétude et de paix qu’il fait goûter à son lecteur ; c’est un ami qui s’approche de vous, et dont l’âme se répand dans la vôtre ; il tempère, il suspend au moins pour un moment vos douleurs et vos peines ; ou pardonne à l’humanité tant d’hommes qui la font haïr, en faveur de Fénélon qui la fait aimer.
La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait toute à toustémoins, et qu’on laisse dans un terrain rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage des hommes. Dans les plus grandes âmes, Dieu laisse aussi des témoins, ou restes de ce qu’il en a ôté de misères.
Je ne puis m’empêcher de vous gronder un peu, mon cher neveu, sur ce que vous ne voyez pas assez les gens que vous devriez cultiver. Il est vrai que le principal est de s’instruire et de s’appliquer à son devoir ; mais il faut aussi se procurer quelque considération, et se préparer quelque avancement ; or, vous n’y réussirez jamais, et vous demeurerez dans l’obscurité, sans établissement sortableSortable, qui convient à la condition des personnes.
Il ne faut y mêler ni empressement ni indiscrétionIndiscrétion, alors commencerait l’intrigue.Particulière, l’humeur de celui qui veut vivre à part.
Souvenez-vous que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur séve et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout ; il est si tiède que Dieu le vomitViolenti rapiunt illud.
Bonjour, Fanfan ; je souhaite qu’en t’éloignant de Cambrai, tu ne sois point éloigné de notre commun centre, et que notre absence n’ait point diminué en toi la présence de Dieu. L’enfant ne peut pas téter toujourssummum jus, summa infuria.
Madame de Chevry souffre encore. Nous ne savons rien de nouveau, rien qui me fasse plaisir, sinon que Fanfan reviendra vendredi.
… A quel propos disons-nous tous les jours : « Notre père qui êtes aux cieux, » si nous ne voulons pas être dans son sein et entre ses bras comme des enfants tendres, simples et dociles ? Comment êtes-vous avec moi, vous qui savez combien je vous aime ? Oh ! combien le Père céleste est-il plus père, plus compatissant, plus bienfaisant, plus aimant que moi ! Toute mon amitié pour vous n’est qu’un faible écoulement de la sienne. La mienne n’est qu’empruntée de son cœur ; ce n’est qu’une goutte qui vient de cette source intarissable de bonté. Celui qui a compté les cheveux de votre tête, pour n’en laisser tomber aucun qu’à propos et utilement, compte vos douleurs et les heures de vos épreuves ; il est fidèle à ses promesses et à son amour ; il ne permettra pas que la douleur vous tente au-dessus de ce que vous pouvez souffrir ; mais il tirera votre progrès de l’épreuve. Abandonnez-vous donc à lui, laissez-le faire. Portez votre chère croix, qui sera précieuse pour vous, si vous la portez bien. Apprenez à souffrir ; en l’apprenant, on apprend tout. Que sait celui qui n’a pas été tenté ? Il ne connaît ni la bonté de Dieu, ni sa propre faiblesse. Je suis ravi de ce que vous vous accoutumez à parler à cœur ouvert à la bonne duchesse (de Chevreuse) ; elle vous fera du bien. L’exercice de la simplicité élargit le cœur « Vos souffrances, mon chez petit homme, m’affligent. Je suis bien aise d’apprendre que vous avez plus de patience que moi : je serais plus en paix si je pouvais vous voir, vous secourir par me ssoins et vous soulager ; mais il faut que la croix soit complète. Courage, mon très-cher Fanfan ; portons-la de bon cœur : plus les douleurs et les sujétions sont longues, plus il est évident qu’il était capital d’aller au fond de la plaie. Voilà un temps précieux d’exercer la foi, de sentir la fragilité de toutes choses, et de s’abandonner à Dieu. Je lui demande pour vous la confiance en lui, et une humble patience ; la patience vaine serait un poison. »
(Fénélon, corresp., t.II, Corresp. de famille, p.132.)
Si les ennemis prenaient Cambrai
Je suis fort aise, mon cher bonhomme, de vous voir content de ma lettre. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché : à cette condition, je les délie de me tromper. Il n’y a qu’un petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me déliant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humainL’entendu, c’est-à-dire sans faire l’homme capable et suffisant, qui se croit supérieur à autrui.
Né à Hyères, en Provence, clans une contrée qui fut la patrie de poëtes ou d’orateurs distingués, admis en 1681 dans la savante congrégation de l’Oratoire ; devenu professeur de rhétorique au séminaire de Saint-Magloire ; plus effrayé qu’enhardi par ses premiers succès, Massillon parut quand Bourdaloue terminait sa carrière. Son Avent et son Carême (1701-1704), prêchés devant Louis XIV, opérèrent de soudaines conversions, et le roi disait de lui : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; mais toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été mécontent de moi-même. » Nommé évêque de Clermont en 1717, il composa en six semaines son Petit Carême pour Louis XV enfant. Reçu à l’Académie française, il consacra le reste de ses jours aux devoirs de l’épiscopat.
Il est un des modèles de notre langue pour l’élégance, la richesse, l’harmonie de la diction, la modération ornée du discours, l’ampleur ingénieuse d’un talent qui excelle dans ces développements souples et continus où les pensées naissent les unes des autres ; mais en lui l’art se fait trop sentir. C’est le plus cicéronien de nos orateurs sacrés.
Le fond de ses sermons est emprunté à la morale plus qu’au dogme. Il a de l’onction, il est insinuant, il connaît intimement le cœur humain, met la passion aux prises avec la foi, et sait dire aux grands de courageuses vérités. La douceur de son génie l’a fait surnommer le Racine de la chaire.
La médisance est un feufeu est soutenue dans cette période.
La médisance est un orgueil secret qui nous découvre la paille dans l’œil de notre frère et nous cache la poutre qui est dans le nôtre ; une envie basse, qui, blessée des talents ou de la prospérité d’autrui, en fait le sujet de sa censure, et s’étudie à obscurcir l’éclat de tout ce qui l’efface ; une haine déguisée, qui répand sur ses paroles l’amertume cachée dans le cœur ; une duplicité indigne, qui loue en face et déchire en secret ; une légèreté honteuse, qui ne sait pas se vaincre et se retenir sur un motSe retenir sur un mot, c’est à-dire résister au lâche plaisir de dire un mot méchant.D’une censure qui sait plaire, c’est-à-dire d’une raillerie qui sera trouvée spirituelle.Une scandale, c’est-à-dire une occasion de chute ; car celui qui entend une médisance et s’y complait est aussi coupable que celui qui la débite.
La médisance est un mal inquiet qui trouble la société ; qui jette la dissension dans les cités ; qui désunit les amitiés les plus étroites ; qui est la source des haines et des vengeances ; qui remplit tous les lieux où elle entre de désordres et de confusion ; partout ennemi de la paix, de la douceur, de la politesse ; c’est une source pleine d’un venin mortel ; tout ce qui en part est infecté et infecté tout ce qui l’environne ; ses louanges même sont empoisonnées, ses applaudissements malins, son silence criminel ; ses gestes, ses mouvements, ses regards, tout a son poison, et le répand à sa manière .M. de Sacy a dit de Massillon :« Comme orateur, que Massillon ne soit donc qu’au second rang ! C’est encore une assez belle place que le second rand après Bossuet. Comme écrivain, malgré des défauts qui ne sont que l’excès de ses qualités, il restera toujours l’un des modèles de notre langue, et celui qu’il faudra étudier pour l’harmonie, pour l’abondance, pour la richesse incomparable de son style. Je ne parle pas de sa profonde connaissance du cœur humain et de ce terrible dialogue entre la passion et la foi qui fait le fond de tous ses discours. Massillon est le plus philosophe de nos orateurs chrétiens. Dans un siècle éminemment religieux, on a pu lui préférer Bourdaloue ; Bourdaloue parlait un langage compris de tout le monde. On comprendra Massillon tant qu’il y aura des passions en lutte contre la loi morale. »
Je supposePetit nombre des élus, à cet endroit, un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire ; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; le murmure d’acclamation et de surprise fut si fort, qu’il troubla l’orateur, et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau. (Voltaire)
Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières
Le pécheur mourant, ne trouvant plus dans le souvenir du passé que regrets qui l’accablent ; dans tout ce qui se passe à ses yeux, que des images qui l’affligent ; dans la pensée de l’avenir, que des horreurs qui l’épouvantent ; ne sachant plus à qui avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent, ni au monde qui s’évanouit, ni aux hommes qui ne sauraient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste qu’il regarde comme un ennemi déclaré dont il ne doit plus attendre d’indulgence, il J.-B, Rousseau. Comparez Bossuet disant : Se roule, expression forte, et hardie, mais un peu vague.(Odes, 1. I, 3.)« Elle viendra an jour destiné, cette dernière maladie, où, parmi un nombre infini d’amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez sans secours, plus délaissé, plus abandonné que ce pauvre qui meurt sur la paille, et qui n’a pas un drap pour sa sépulture. Car, en cette fatale maladie, que serviront ces amis, qu’à vous affliger par leur présence ; ces médecins, qu’à vous tourmenter ; ces serviteurs, qu’à courir deçà et de là dans votre maison avec un empressement inutile ? Il vous faut d’autres amis, d’autres serviteurs : ces pauvres que vous avez méprisés sont les seuls qui se raient capables de vous secourir. Que n’avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels ?
« Voici, messieurs un grand spectacle : venez considérer les saints anges dans la chambre d’un mauvais riche mourant. Oui, pendant que les médecins consultent l’état de sa maladie, et que sa famille tremblante attend le résultat de la conférence, ces médecins invisibles consultent d’un mal bien plus dangereux. Nous avons soigné cette Babylone, et elle ne s’est, point guérie ; nous avons traité diligemment ce riche cruel : que d’huiles ramollissantes, que de douces fomentations nous avons mises sur ce cœur ! Et il ne s’est pas amolli, et sa dureté ne s’est pas fléchie ; tout a réussi contre nos pensées, et le malade s’est empiré parmi nos remèdes. Laissons-le là, disent-ils ; retournons à notre patrie, d’où nous étions descendus pour son secours. No voyez-vous pas sur son front le caractère d’un réprouvé ? La dureté de son cœur a endurci contre lui le cœur de Dieu ; les pauvres l’ont déféré à son tribunal son procès lui est fait au ciel ; et quoiqu’il ait fait largesse en mourant des biens qu’il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à ses prières, et il n’y a plus pour lui de miséricorde. »
Quand on est arrivé au port, qu’il est doux de rappeler le souvenir des orages et de la tempête Pensée exprimée par ce vers de Virgile : « Peut-être nous plaira-t-il un jour de nous rappeler ces maux. » Venez voir le plus beau spectacle que puisse présenter la terre ; venez voir mourir le fidèle. Cet homme n’est plus l’homme du monde, il n’appartient plus à son pays ; toutes ses relations avec la société cessent. Pour lui, le calcul par le temps huit, et il ne date plus que de la grande ère de l’éternité. Un prêtre assis à son chevet le console. Ce saint ministre s’entretient avec l’agonisant de l’immortalité de son âme ; et la scène sublime que l’antiquité entière n’a présentée qu’une seule fois, dans le premier de ses philosophes mourant, cette scène se renouvelle chaque jour sur l’humble grabat du dernier des chrétiens qui expire. Enfin le moment suprême est arrivé : un sacrement a ouvert à ce juste les portes du monde ; un sacrement va les clore. La religion le balança dans le berceau de la vie ; ses beaux chants et sa main maternelle l’endormiront encere dans le berceau de la mort. Elle prépare le baptême de cette seconde naissance ; mais ce n’est plus l’eau qu’elle choisit, c’est l’huile, emblème de l’incorruptibilité céleste. Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle ; son âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son visage. Déjà il entend les concerts des séraphins ; déjà il est prêt à s’envoler vers les régions où l’invite cette espérance divine, fille de la vertu et de la mort. Cependant l’ange de paix, descendant vers ce juste, touche de son sceptre d’or ces yeux fatigués, et les ferme délicieusement à la lumière. Il meurt, et l’on n’a point entendu son dernier soupir ; il meurt, et longtemps après qu’il n’est plus, ses amis font silence autour de sa couche ; car ils croient qu’il sommeille encore, tant ce chrétien a passé avec douceur.Chateaubriand.
Partout nous rendons hommage, par nos troubles et par nos remords secrets, à la sainteté de la vertu que nous violons ; partout un fonds d’ennui et de tristesse inséparable du crime nous fait sentir que l’ordre et l’innocence sont le seul bonheur qui nous était destiné sur la terre. Nous avons beau faire montre d’une vaine intrépidité, la conscience criminelle se trahit toujours elle-même. Les terreurs cruelles marchent partout devant nous ; la solitude nous trouble, les ténèbres nous alarment ; nous croyons voir sortir de tous côtés des fantômes qui viennent toujours nous reprocher les horreurs secrètes de notre âme ; des songes funestes nous remplissent d’images noires et sombres ; et le crime, après lequel nous courons avec tant de goût, court ensuite après nous comme un vautour cruel, et s’attache à nous pour nous déchirer le cœur et nous punir du plaisir qu’il nous a lui-même donné
L’ennui qui paraît devoir être le partage du peuple, ne s’est pourtant, ce semble, réfugié que chez les grands ; c’est comme leur ombre qui les suit partout Voici comment ailleurs Massillon indique le remède de cette maladie. La Bruyère a dit :La gloire suit la vertu, comme son ombre. » J’aime mieux l’emploi que Massillon fait ici de cette image. Pourquoi ?« Les âmes justes qui vivent dans l’ordre, elles qui ne donnent rien aux caprices et à l’humeur, elles dont toutes les occupations sont à leur place, dont tous les moments sont remplis selon leur destination et la volonté du Seigneur qui les dirige, trouvent dans l’ordre le remède de l’ennui. Cette sage uniformité dans la pratique des devoirs, qui parait si triste aux yeux du monde, est la source de leur joie et de cette égalité d’humeur que rien n’altère : jamais embarrassées du temps présent que des devoirs marqués occupent ; jamais en peine sur le temps à venir pour lequel de nouveaux devoirs sont marqués ; jamais livrées à elles-mêmes par la variété des occupations qui se succèdent les unes aux autres. Les jours leur paraissent des moments, parce que tous les moments sont à leur place ; te temps ne leur pèse pas, parce qu’il a toujours sa destination et son usage ; et elles trouvent dans l’arrangement d’une vie uniforme et occupée cette paix et cette joie que les hommes cherchent en vain dans le dérangement et dans line agitation éternelle. »
« L’ennui est entré dans le monde par la paresse ; elle a beaucoup de part à la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de soi-même.
« La plupart des hommes emploient la première partie de leur vie à rendre l’autre misérable. »
Ils se font honneur, c.-à-d. : ils mettent leur amour-propre à figurer parmi les fêtes.Insipides (In-sapidus), qui n’a pas de saveur.
Toute leur vie n’est qu’une précaution pénible contre l’ennui, et toute leur vie n’est qu’un ennui pénible elle-même ; ils l’avancentavancent le terme.
Les trois principes les plus communs qui lient les hommes les uns avec les autres, et qui forment toutes les unions et les amitiés humaines, sont le goût, la cupidité et la vanité. Le goûtCupidité est synonyme ici d’ambition, et ne s’applique pas seulement à l’amour de l’argent.En part de. Cela signifie ; nous participons à.
Notre langue, devenue plus aimable à mesure qu’elle devenait plus pure, sembla nous réconcilier avec toute l’Europe dans le temps même que nos victoires l’armaient contre nous Il tend à devenir la langue universelle. Notre langue doit cette prééminence à sa clarté parfaite ; elle est un excellent instrument de vulgarisation pour les idées générales. Nulle autre n’a plus contribué à civiliser l’Europe. Nous frappons monnaie avec les lingots qui nous viennent d’Allemagne ou d’Angleterre.
La politesse du langage nous amena celle des mœurs
Le goût est l’arbitre et la règle des bienséances et des mœurs, comme de l’éloquence ; c’est un dépôt public qui vous est confié, à la garde duquel on ne peut trop veiller ; dès que le faux, le mauvais et l’indécent sont applaudis dans les ouvrages d’esprit ils le sont bientôt dans les mœurs publiques : tout change et se corrompt avec le goût ; les bienséances de l’éloquence et celles des mœurs se donnent pour ainsi dire la main. Rome elle-même vit bientôt ses mœurs reprendre leur première barbarie, et se corrompre sous les empereurs, où la pureté du langage et le goût du bon siècle commença à s’altérer ; et la France aurait sans doute la même destinée, si l’académie, dépositaire des bienséances et de la pureté du goût, ne nous répondait aussi de celles des mœurs pour nos neveux.
Votre gloire est donc devenue la gloire et l’intérêt public de la nation ; le destin de la France paraît attaché au vôtre. Ses prospérités ont pu éprouver des revers, et en éprouveront peut-être encore : le sort de la guerre pourra changer encore pour elle ; mais le sort des lettres ne changera plus : les âges à venir pourront la voir plus ou moins victorieuse ; mais, tant que votre tribunal sera élevé, ils la verront toujours également polie.
Breton d’origine, très-fier et très-jaloux de son indépendance, Alain-Réné Le Sage quitta un modeste emploi de finance pour se faire homme de lettres. Crispin rival de son maître et le Diable boiteux (1707) furent les premiers essais où se révéla sa gaieté spirituelle, son génie inventif, sa connaissance du cœur humain, et sa verve ingénieuse, qui peindra les préjugés ou les ridicules moins pour les corriger que pour s’en égayer. Ce roman d’intrigue et de caractères est déjà une revue animée des travers ou des vices que la ville et la cour offraient aux regards d’un observateur clairvoyant.
Son chef-d’œuvre fut Gil Blas (1715), où des peintures expressives nous représentent toutes les conditions de la vie et de la nature humaine. Aimable malgré ses faiblesses, son héros est voisin de nous par ses qualités et ses défauts. Dans ses aventures, qui nous intéressent comme la biographie d’un personnage historique, nous retrouvons nos bons et mauvais instincts ; mais on lui souhaiterait plus de délicatesse morale.
Ses romans n’ont d’Espagnol que le nom, le lieu de la scène et le costume. Ce sont des tableaux de mœurs françaises. La légèreté dans le comique, une ironie tempérée de belle humeur et de bonhomie, l’agilité du récit, des mots vifs et piquants, nulle prétention, l’horreur du solennel et du faux, le bon sens, la franchise, le naturel, une langue nette et saine : tels sont ses traits distinctifs.
Avant que d’entendre l’histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. Deux écoliers allaient ensemble de Pennafiel à Salamanquemère des vertus et des sciences. Elle est aujourd’hui fort déchue ; on y compte pourtant encore quatre collèges.
Le plus jeune de ces écoliers, qui était vif et étourdi, n’eut pas achevé de lire l’inscription N’eut pas… que est une ferme latine qui correspond à vix quum, et signifie ; à peine eut-il achevé que.ducat est une pièce de monnaie.Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent.
L’écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l’âme du licencié.
Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l’un ou à l’autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes.aventures sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne retireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé à l’agréable Est-il besoin de rappeler ce vers ? Il est accompli de tout point celui qui a mêlé l’utile à l’agréable.
J’arrivai heureusement à Pennaflorcavalier n’entraîne pas nécessairement l’idée de monter à cheval ; il est l’équivalent de l’anglais gentleman.Rapière, longue épée qui était en usage autrefois.Bien veut dire approximativement, environ.
Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu’il me tenait si serré, que je n’avais pas la respiration libre ; et ce ne fut qu’après que j’eus la tête dégagée de l’embrassade, que je lui dis : « Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Pennaflor. — Comment, connu ! reprit-il sur le même ton ; nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez pour un prodige, et je ne doute pas que l’Espagne ne se trouve un jour aussi vaineVaine, aussi fière.Accolade, bras jetés autour du cou.parasite est celui qui vit de la table d’autrui.Ventre. Nos écrivains du temps passé avaient volontiers le mot franc, et parfois brutal.
En parlant ainsi, mon panégyriste s’assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité, qu’il semblait n’avoir mangé de trois jours. A l’air complaisantFaire raison veut dire tenir tête,...m’excitait à boire avec lui.
Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuélo : « Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassezDonner sur un plat est une locution familière qui signifie : lui faire honneur, s’en régaler.Se rendre. Il en avait assez, il n’en pouvait plus.gau’ois. « Défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point, etc. »
Ce parasité est un spirituel compère qui paye son écot par un bon conseil, comme le renard de la fable.
Je fus aussi sensible à cette baie
Un jour, je passai devant la porte d’un hôpital. Il me prit fantaisie d’y entrer. Je parcourus deux ou trois salles remplies de malades alités. Parmi ces malheureux que je ne regardais pas sans compassion, j’en remarquai un qui me frappa ; je crus reconnaître en lui Fabrice, mon ancien camarade et mon compatriote. Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et ne pouvant douter que ce ne fut le poëte Nunez, je demeurai quelque temps à le considérer sans rien dire. De son côté, il me remit Cette teinte de mélancolie est rare au Le Sage procédait un peu comme les auteurs de notre temps. Il écrivit au jour le jour, volume par volume, prenant ses sujets où il pouvait, et partout où il s’en offrait à s. » convenance. Il faisait du Celui qui n’avait rien été de son vivant, et de qui ou ne parlait jamais sans mêler à l’éloge quelque petit mot de doléance et de regret, fut remis à son rang par la mort. Il se trouva classé sans effort dans la mémoire des hommes, à la suite des Lucien et des Térence, à côté de Goldsmith, au dessous des Cervantes et des Molière.Me remit, c.-à-d. me reconnut.emétier, mais avec naturel et facilité, avec un don de récit et de mise en scène qui était sou talent propre, avec une veine de raillerie et de comique qui se répandait sur tout, avec une morale vive, enjouée, courante, qui était sa manière même de sentir et de penser.
Fils d’un ancien favori de Louis XIII, qui prétendait descendre de Charlemagne, il fut tourmenté de bonne heure par le démon de l’histoire, et commença ses Mémoires en juillet 1694, à l’armée, vers l’âge de dix-neuf ans. Depuis, il ne cessa pas d’observer et d’écrire, à bride abattue, sur tout ce qu’il voyait, entendait et devinait.
Son existence fut plus simple qu’il n’eût voulu. Entré jeune au service, il brisa son épée, pour se venger d’un passe-droit. Grand seigneur, élevé dans des idées féodales, jaloux jusqu’au ridicule de son rang de duc et pair, il en soutint les prérogatives avec une fureur de vanité qui ressemblait à une monomanie.
Honnête homme de la vieille roche, chrétien fervent, ambitieux de grandes choses et réduit à vivre parmi les petites, il eut, pendant tout le règne de Louis XIV, l’attitude d’un politique mécontent, méconnu et entêté de chimères. Très-lié, malgré ses vertus austères, avec le duc d’Orléans, il n’eut d’influence que dans les premières années de la Régence. Après son ambassade d’Espagne, il vécut dans la retraite, et mourut à quatre-vingts ans.
Il faut se défier de ses portraits et de ses jugements ; car la passion l’aveugle, quand elle ne l’éclaire pas. Mais son génie de peintre et de moraliste l’égale à Molière et à Shakespeare. Sincère, hardi pour le bien public, implacable contre la bassesse, aussi franc avec ses amis que terrible pour ses ennemis, vraiment épris de la vertu, sensible à toutes les délicatesses de l’honneur, il fut le Tacite de Versailles.
Il voit tout, et fait tout voir. Son imagination évoque les scènes, et ressuscite les acteurs avec tant de puissance qu’il nous donné l’impression de la réalité même. Son effrayante clairvoyance fait tomber tous les masques, perce de ses regards toutes les physionomies, met l’homme à découvert. Sa sensibilité est effrénée. Il a des ricanements de Vengeance, des transports de joie, des tressaillements d’horreur.
Ardent, fiévreux, inventif, son style emporte la pièce. « Il écrit à la diable pour l’immortalité, » a dit Chateaubriand.
Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avait reçues. Son habile père, qui connaissait à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s’y rendre heureuse. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Madame de Maintenon, lui attira les hommages de l’ambition
Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu’à craindre de faire la moindre peine à personne, légère et vive, elle était pourtant capable de vues et de suiteSa cour, c’est-à-dire les personnes attachées à sa maison, à son service.
Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain-brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents, et toutes gâtées, dont elle parlait et se moquait
Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sansAmusée à, tour rare, et vif.Dont se rapporte à familiarité.
En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance Dans une de ses lettres, Mme de Maintenon parlait ainsi de la jeune princesse ; après quelques mots piquants contre les ridicules de la cour, elle ajoutait :ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeanted’enfant gâtée, et les traite gentiment eu grands parents.« Comment de ces ridicules images passer à notre princesse, celle que les grâces font incessamment marcher sans dessein et sans plaisir, qui voudrait toujours ce qu’elle n’a point, et qui néglige tout ce qu’elle a. Elle court sans cesse, et sans cesse se plaint de ne pas assez courir ; elle est charmante, et ses défauts mêmes sont aimables. On l’aime puis qu’il ne faudrait, on le sent, et l’on ne peut s’en défendre. Adieu, madame, j’espère que la main qui veut bien tracer mes pensées en fera excuser le désordre. Mon Dieu ! que cette main m’est chère ! ce n’est pourtant pas le plus bel endroit de notre princesse, non plus que le vôtre ; mais vous possédez l’une et l’autre tant de vertus que l’on compte pour rien la maigreur et ses veines ! »
Charnecé avait une très-longue avenue devant sa maison, en Anjou ; dans cette avenue belle et parfaite était plantée une maison de paysanmeunier Sans-Souci, par Andrieux.
Le paysan qui y demeurait, et à qui elle appartenait, était tailleur de son métier, quand il trouvait à l’exercerIl se rapporte à Charnecé.Que, c’est-à-dire avant que.
Pendant qu’il est occupé, Charnecé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et la dimension de sa maison et de son jardin, des pièces intérieures, jusqu’à la position des ustensiles
Enfin, la besogne achevée de part et d’autre, Charnecé amuse son homme jusqu’à la nuit bien noireA l’estimée veut dire approximativement, comme on peut le juger, en pleine nuit.pour qu’il puisse aviser sa maison.Pâmer signifie tomber en défaillance.
La journée ne fut pas bien avantà peine la journée fut-elle commencée que...
M. de Harlay était un petit homme, vigoureux et maigre, un visage en losangelosange est une figure géométrique à quatre côtés égaux, ayant deux angles aigus et deux autres obtus.
Né près de Bordeaux, au château de la La Brède, Montesquieu appartenait à une famille de robe et d’épée. Dès l’enfance, il lisait, plume en main, avec réflexion, cherchant, dit-il, Voltaire, dans ses lettres, a jugé ainsi l’ Il se corrige ailleurs en ajoutant :l’esprit des choses : c’était déjà sa vocation qui s’annonçait. Conseiller, puis président au parlement de Bordeaux (1748), il vendit sa charge en 1726 pour se consacrer plus librement aux lettres, et se prépara par des voyages en Allemagne, en Italie et en Angleterre, à recueillir les éléments des œuvres qu’il méditait. Les considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont le plus classique de ses écrits ; il y approfondit les institutions et les maximes qui donnèrent à Rome l’empire du monde. Dans le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, il fait parler son héros comme un personnage de tragédie. Il ne publia qu’à soixante ans l’Esprit des lois (1748)Esprit des lois :« Ce livre m’a toujours paru un cabinet mal rangé, avec de beaux lustres de cristal de roche. Je suis un peu partisan de la méthode, et je tiens que sans elle aucun grand ouvrage ne passe à la postérité. »
« J’avoue que Montesquieu manque souvent d’ordre, malgré ses divisions en livres et en chapitres ; que quelquefois il donne une épigramme pour une définition. et une antithèse pour une pensée nouvelle ; qu’il n’est pas toujours exact dans ses citations ; mais ce sera à jamais un génie heureux et profond, qui pense et fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. Il restera, et les folliculaires seront oubliés. »
Son style a une imposante gravité. Nerveux et rapide, il condense les idées en des traits énergiques ou brillants. On y sent une méditation intense qui rappelle Tacite. Son imagination prompte revêt les maximes d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne. À la finesse qui saisit les nuances les plus délicates, sa langue unit cette propriété d’expression qui les fixe, et cette clarté qui les rend visibles.
Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment, et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, aussi la puissance souveraine, sous Auguste, agit insensiblement, et renversa, sous Tibère, avec violence
Il y avait une loi de majestéétaient les cas prévus par la loi.Parentés. Pluriel tombé en désuétude.Tristesse. Ce mot a ici une force singulière. Il veut dire le naturel sombre et cruel d’un prince soupçonneux.
Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre Comparez ces vers de M. J. Chénier (1764-1811) : (Tibère.)
J’ai un nom, et il me suffit pour ma garde et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entreprises, et il n’y a point d’ambition qui n’en soit épouvantée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que celui de tous les Romains. Sylla a autour de luiChéronée et Orchomène, villes de Boétie, près desquelles Sylla remporta deux grandes batailles, celle de Chéronée contre les troupes de Taxile et d’Archelaüs, généraux de Mithridate, et celle d’Orchomène, contre Archelaüs seul. – Signion ou Signium, ville du Latium, où Sylla acheva de ruiner les derniers restes du parti de Marius, commandés par le neveu et le fils adoptif de Marius, qui s’enfuit à Prénestre, où il se fit tuer par un de ses officiers.. « Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vivre que sous la « protection de ses lois mêmes ; mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait donné des établissements à quarante-sept légions dans divers endroits de l’Italie. Ces gens-là, dit Appian, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté, et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger. »
(Grandeur et décadence des Romains, c. XI.)
Maîtres de l’univers, les Romains s’en attribuèrent tous les trésors : ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants qu’en qualité de législateurs.
Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu’elle imprima à la terre Elle mit d’abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupidesStupides, a le sens latin : frappé de stupeur.
Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d’Antiochus, ils étaient maîtres de l’Afrique, de l’Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu’ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres, que, lorsqu’ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l’accablaient pour ainsi dire du poids de tout l’univers Ces mots éloquents se fixent comme des formules gravées sur l’airain. Montesquieu dit encore :Ou vainquait un peuple, et on se contentait de l’affaiblir ; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement; s’il se relevait, on l’abaissait encore davantage, et il devenait sujet sans qu’on pût donner une époque de si sujétion.
Ainsi Rome n’était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tète du corps formé par tous les peuples du monde.
C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage, ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il ? qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres Montesquieu a souvent des accents émus. Il disait ailleurs : Il termine ainsi son ouvrage sur la grandeur et la décadence des Romains :« Je supplie qu’on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla ; on en trouvera dans Appian l’épouvantable histoire. »
« Je n’ai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l’empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan. »
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de 1’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait logé une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquenceConséquence ; ce mot veut dire ici importance.
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées est de telle importance.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains ; car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe qui font entre eux tant de conventionsConventions signifie traités dont les articles ont été convenus entre les contractants.
Lorsque le soleil donna à Phaétoninter utrumque tene, tenez-vous entre deux excès.à gauche, vous iriez dans celle de l’Autel ; tenez-vous entre les deux.
Il y a une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes. Leur oisiveté est toujoursiners negotium.Cabinet : ce mot, qui signifie, au propre, buffet à tiroirs, puis lieu de retraite pour travailler, a par extension le sens de secrets de cour, mystères politiques.nouvellistes s’appellent les chroniqueurs. Ils babillent dans les journaux sur tous les riens qui volitgent dans l’air. Nouvelliste, de la Bruyère.
Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis ; il rencontra un homme de sa connaissance qu’il me dit être géomètre. Je le vis plongé dans une rêverie profondeRêverie. M. Ampère fut plus tard un savant presque aussi célèbre par ses distractions que par ses découvertes.Descendre ; le mot est expressif, car il s’agit d’un rêveur abstrait qui court les espaces, et se perd dans les hauteurs.Honnêtetés, c’est-à-dire de politesses ; ce terme est tombé en désuétude.Café. Au dix-huitième siècle, les cafés étaient très-fréquentés par les hommes de lettres, entre autres le café Procope.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du café
Cependant son esprit régulier toisaitgéométrique (toiser) est ici mise avec intention.Martyr ; il vent dire que son esprit juste à l’excès est blessé par l’à peu près qui se mêle à l’esprit de conversation.Il est impersonnel, et signifie pourvu que la chose fût vraie.
Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’on bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet comptant dix arpents : il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avait démêléDémêler, c’est-à-dire distingué.S’échauffer contre, pour s’emporte ; on dit aussi prendre feu pour, ou contre…Fontarable (Fons rapidus), ville d’Espagne, située sur la Bidassoa.
Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes ; comme il allait assez vite, et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement, et. de ce coup, ils rejaillirent chacun de leur côté en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses
Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : « Je suis bien aise que vous m’ayez heurté, car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je viens de donner mon HoraceQu’il y est, c’est-à-dire qu’il a été publié.traduttore, traditore (traduction est trahison).aloi est le titre que l’or et l’argent doivent avoir.musicien, du philosophe et du maître d’escrime dans le Bourgeois gentilhomme.
Le lendemain, mon ami me montrant un rayon de sa bibliothèque : « Ce sont ici les poëtes, me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sensExtravagance. Montesquieu emprunte ce trait à Saint-Evremond. (Voir l’Etude sur cet écrivain, par Gustave Merlet.)Art poétique de Boileau les définitions de l’Idylle et de l’Eglogue.
Les plus sages législateurs ont pris soin de donner aux pères une grande autorité sur leurs enfants.
Rien ne soulage plus les magistrats, rien ne dégarnit
C’est, de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins : c’est la plus sacrée de toutes les magistratures ; c’est la seule qui ne dépend pas des conventions, et qui les a même précédées
On remarque que, dans les pays où l’on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées ; les pères sont l’image du Créateur de l’univers Voici une bien belle lettre de Ducis inspirée par la piété filiale : Citons encore ces vers de madame Tastu :Mon père était un homme rare et digne du temps des patriarches ; c’est lui qui par son sang et ses exemples a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. Aussi, je remercie Dieu de m’avoir donné un tel père. Il n’y a pas de jour où je ne pense à lui, et, quand je ne suis pas trop mécontent de moi-même, il m’arrive quelque fois de lui dire : Es-tu content, mon père ? Il me semble alors qu’un signe de sa tête vénérable me réponde, et me serve de prix. Non, je ne serais pas tranquille si tout ce que j’ai cru honnête et convenable de faire n’était pas accompli. Ma pauvreté est fière ; je n’ai qu’un méchant pourpoint, mais je n’y veux point de taches.
C’est une belle ville que Florence ; on n’y parle du prince ni en blanc, ni en noir. Les ministres vont à pied, et quand il pleut, ils ont un parapluie bien ciré ; il n’y a que les dames qui ont un beau carrosse parce que tout honneur leur est dû. Nous nous retirons le soir, avec une petite lanterne grande comme la main, où nous mettons un petit bout de bougie ; le matin, je prends mon chapeau de paille dont se couvre ma tête, et je me sers de mon castor d’Angleterre lorsque je sors. Nous allons dans les maisons où nous trouvons deux lampes d’argent sur la table, et tout autour des dames, très-gaies et qui ont beaucoup d’esprit, Ce sont des palais superbes où il y a pour quarante ou cinquante mille scudi Recueillons quelques pensées de Montesquieu :scudo était une monnaie d’or de 25 francs environ.J’ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages des anciens ; j’ai admiré plusieurs critiques faites contre eux, mais j’ai toujours admiré les anciens. J’ai étudié mon goût, et j’ai examiné si ce n’était point un de ces goûts malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond ; mais, plus j’ai examiné, plus j’ai senti que j’avais raison d’avoir senti comme j’ai senti.
Dans la plupart des auteurs, je vois l’homme qui écrit, dans Montaigne l’homme qui pense.
Les maximes de la Rochefoucauld sont les proverbes des gens d’esprit.
Voltaire n’écrira jamais une bonne histoire. Il est comme les moines, qui n’écrivent pas pour le sujet qu’ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son couvent.
Aimer à lire, c’est faire un échange des heures d’ennui que l’on doit avoir en sa vie, contre des heures délicieuses.
Malheureuse condition des hommes ! A peine l’esprit est-il parvenu à sa maturité, que le corps commence à s’affaiblir.
Les grands seigneurs ont des plaisir » ; le peuple a de la joie.
Quand on court après l’esprit, on attrape la sottise.
Il faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu.
Cet esprit supérieur était la modestie même. « Hommes modestes, a-t-il dit, venez, que je vous embrasse ; vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n’avez rien, et moi, je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n’humiliez personne, et vous humiliez tout le monde. Quand je vous compare à ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds. » Il eut la bonhomie de croire qu’il avait négligé de faire la fortune de son nom, et l’illustration de sa maison. Il disait que si l’un de ses enfants devenait ministre, ou chancelier, ce serait un embarras à un personnage si considérable que d’avoir un père ou un aïeul comme lui qui n’avait fait que des livres.
Garat, dans ses mémoires, nous montre Montesquieu, dans son domaine de la Brède, « parmi ses pelouses et ses forets à l’anglaise, courant du matin au soir, un bonnet de colon sur la tête, un long échalas de vigne sur l’épaule ; ceux qui venaient lui présenter les hommages de l’Europe, lui demandèrent plus d’une fois, en le tutoyant comme un vigneron, si c’était là le château de Montesquieu. »
Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils nous le donnent en longueur.
D’abord les ouvrages donnent de la réputation à l’ouvrier, et ensuite l’ouvrier aux ouvrages.
Quand, dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu.
Les vieillards qui ont étudié dans leur jeunesse n’ont besoin que de se ressouvenir, et, non d’apprendre. Cela est bien heureux.
Un flatteur est un esclave qui n’est bon pour aucun maître.
J’entends quelques frelons qui bourdonnent autour de moi : mais si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit, et je me résigne au destin de tous les gens modérés, que le grand Cosme de Médicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons : ils sont incommodés par le bruit d’un haut, et par la fumée d’un bas.
En parlant d’un homme dont la gloire a dominé son siècle et rempli le monde, il faut tenir un milieu entre ceux qui l’exaltent sans mesure, et ceux qui le maudissent sans réserve. Il a justifié l’éloge comme la censure ; mais tous, amis ou ennemis, s’accordent à reconnaître qu’il fut le plus universel de tous nos écrivains. Habile, adroit, remuant, infatigable, mêlant les plaisirs aux affaires, homme de cour et de lettres, flatteur des souverains qu’il encense pour assurer l’impunité à ses hardiesses, ennemi des abus plus que des vices, prêt à tout oser contre les préjugés, mais ne sachant respecter ni la religion ni les mœurs, Voltaire n’eut pas le temps de se recueillir, et risqua de propager les réformes par la licence. Plus soucieux encore de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit, l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna, et dont l’influence régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité irritable qui prenait feu sur toute question, d’une intelligence vive, rapide et capricieuse qui effleurait les sujets les plus divers, il manqua trop souvent de cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la plaisanterie ou le sérieux. Son humeur, sa passion ne l’a pas moins inspiré que sa raison, et il y a dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que ses séductions ne sauraient faire oublier. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « Je le comparerais volontiers à ces arbres dont il faut choisir les fruits ; mais craignez de vous asseoir sous leur ombre. » S’il est un démon de grâce et d’esprit D’Argenson disait en parlant de Voltaire, âgé de quarante ans (1734) :« Plaise au ciel que la magie de son style n’accrédite pas de fausses opinions et des idées dangereuses ; qu’il ne déshonore pas ce style charmant en prose et en vers, en le faisant servir à des ouvrages dont les sujets soient indignes et du peintre et du coloris, que ce grand écrivain ne produise pas une foule de mauvais copistes, et qu’il ne devienne pas le chef d’une secte à qui il arrivera comme à bien d’autres, que les sectateurs se tromperont sur les intentions de leur patriarche. »
Il a essayé tous les genres, et, dans chacun d’eux, a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentances politiques, des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir-faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens ; mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique.
Historien, il a laissé deux monuments ; Charles XII, récit achevé qui allie l’art de conter simplement à la sûreté d’une critique consciencieuse, et le Siècle de Louis XIV, qui nous montre l’ami des arts, du luxe et de la civilisation, l’écrivain inimitable qui aurait produit un chef-d’œuvre, si le plan de son livre n’était défectueux. Sa Correspondance est pétillante de verve. Il faut y chercher son portrait en même temps que le tableau de la société qu’il éblouit sans la rendre meilleure.
En condamnant les pages où il fit de son génie un emploi pernicieux, nous devons admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui par sa prestesse et sa justesse prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait peut-être lui-même en disant : Joubert le juge ainsi :« Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont transparents, parce qu’ils sont peu profonds
« Impétueux comme un poëte et poli comme un courtisan, il savait être insinuant et rusé. Personne n’a observé avec plus d’art et de mesure la fameuse maxime dont il tant moqué : « Se faire tout à tous. » Il avait le besoin de plaire encore plus que de dominer ; il trouvait plus de plaisir à mettre en jeu ses séductions que sa force.
« Il avait le talent de la plaisanterie, mais il n’en avait pas la science : il ne sut jamais de nouvelles choses il faut rire, et desquelles il ne le faut pas.
« Il est quelquefois triste, il est ému ; mais jamais il n’est sérieux. Ses grâces mêmes sont effrontées.
« Il connut la clarté et se joua dans la lumière, mais pour l’éparpiller et en briser tous les rayons.
« La sagesse, en contraignant son humeur, lui aurait ôté la moitié de son esprit. Sa verve avait besoin de licence pour circuler en liberté.
« Voltaire, dans ses écrits, n’est jamais seul avec lui-même. Gazetier perpétuel, il entretenait chaque jour le public des événements de la veille. Son humeur lui a plus servi pour écrire que sa raison ou son savoir.
« Il eut l’art du style familier. Ceux qui le louent de sou goût confondent perpétuellement le goût et l’agrément. Il égayé, il éblouit ; c’est la mobilité de l’esprit qu’il flatte, et non le goût
« Il entre souvent dans la poésie, mais il en sort aussitôt. Cet esprit, impatient et remuant, ne saurait s’y fixer, même pour un instant.
« Il a, par son influence, ôté aux hommes la sévérité de la raison. »
. »
Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre, là un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée, pour la laisser deviner ; enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage Un poëte, Lachaussée, jugeait ainsi l’esprit de son temps : D’Aguesseau disait aussi bien finement : Citons enfin Champfort traitant le même sujet :« Penser peu, parler de tout, ne douter de rien ; n’habiter que les dehors de son âme, et ne cultiver que la superficie de son esprit ; s’exprimer heureusement ; avoir un tour d’imagination agréable, une conversation légère et délicate, et savoir plaire sans savoir se faire estimer, être né avec le talent équivoque d’une conception prompte, et se croire par là au-dessus de la réflexion ; voler d’objets eu objets, sans en approfondir aucun ; cueillir rapidement toutes les fleurs, et ne donner jamais aux fruits le temps de parvenir à leur maturité : c’est une faible peinture de ce qu’il plaît à notre siècle d honorer du nom d’esprit. »
L’esprit est en général cette faculté qui voit vite, brille et frappe, Je dis vite, car la vivacité est son essence : un trait et un éclair sont ses emblèmes. Observez que je parle de la rapidité de l’idée, et non de celle du temps que peut avoir coûté sa poursuite… Le génie lui-même doit ses plus beaux traits, tantôt à une profonde méditation, et tantôt à des inspirations soudaines. Mais dans le monde, l’esprit est toujours improvisateur ; il ne demande ni délai ni rendez-vous pour dire un mot heureux. Il va plus vite que le simple bon sens : il est, en un mot, sentiment prompt et brillant.
Toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami
Jeannot et Colin apprenaient à lire chez le magistermaître d’école ?
Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyonbombardé marquis.M. son fils. Ce Monsieur est gros d’intention ; on voit que ce petit fat est plein de respect pour lui-même.
Les lecteurs qui aiment à s’instruire doivent savoir
Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments
M. de la Jeannotière voulait donner une éducation brillante à son fils ; mais madame la marquise ne voulut pas qu’il apprît le latin
On imagine bien qu’éloigné de toutes les études qui doivent occuper un jeune homme, il fut bientôt conduit par l’oisiveté dans le libertinage ; il dépensa des sommes immenses à rechercher de faux plaisirs, pendant que ses parents s’épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.
Une jeune veuve de qualité, qui n’avait qu’une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de M. et de Madame de la Jeannotière, en se les appropriant
— Voyons un peu, disait le marquis, ce que c’est que ça.
— Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins, allez vite
Après que le fils eut longtemps pleuré avec sa mère, il lui dit enfin : « Ne nous désespérons pas : cette jeune veuve m’aime éperdument ; elle est plus généreuse que riche ; je réponds d’elle, je vais la chercher et vous l’amène. » Il retourne donc chez elle… « Quoi ! c’est vous, lui dit-elle, monsieur de la Jeannotière ! Que venez-vous faire ici ? abandonne-t-on ainsi sa mère ? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien ; j’ai besoin d’une femme de chambre, je lui donnerai la préférence
Le marquis stupéfait, la rage dans le cœur, alla chez ceux qu’il avait vus venir le plus familièrement dans la maison de son père ; ils le reçurent tous avec une politesse étudiée, et en ne lui donnant que de vagues espérances. Il apprit mieux à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie.
Comme il était plongé dans l’accablement du désespoir, il vit avancer une chaisepetits maîtres étaient les fats du e
Ils vont tous trois à pied suivis du bagage. « Qu’est-ce donc que tout cet attirail ?… Vous appartient-il ? — Oui, tout est à moi et à ma femme ; nous arrivons du pays ; je suis à la tête d’une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre ; j’ai épousé la fille d’un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits. Nous travaillons beaucoup ; Dieu nous bénit, nous n’avons point changé d’état
Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte, et il se disait tout bas : « Tous mes amis du bel airDu bel air, c’est-à-dire à la mode, mes amis à grand fracas.leçon !
Monseigneur, j’aurais dû répondre sur-le-champ à la lettre dont vous m’avez honoré, si mes maladies me l’avaient permis.
Je ne mérite pas les compliments que vous voulez bien me faire, de même que je n’ai jamais mérité les calomnies qui doivent être ignorées d’un homme de votre caractère. Je dois mépriser les impostures, sans pourtant haïr les imposteurs. Plus on avance en âge, plus il faut écarter de son cœur tout ce qui pourrait l’aigrir ; et le meilleur parti qu’on puisse prendre contre la calomnie, c’est de l’oublier. Chaque homme doit des sacrifices ; chaque homme sait que tous les petits incidents qui peuvent troubler cette vie passagère se perdent dans l’éternité, et que la résignation à Dieu, l’amour de son prochain, la justice, la bienfaisance, sont les seules choses qui nous restent devant le Créateur des temps et de tous les êtres. Sans cette vertu, l’homme n’est que l’ennemi de l’homme ; il n’est que l’esclave de l’amour-propre, des vaines grandeurs, des distinctions frivoles, de l’orgueil, de l’avarice et de toutes les passions. Mais s’il fait le bien pour l’amour du bien même, si ce devoir (épuré et consacré par le christianisme) domine dans son cœur, il peut espérer que Dieu, devant qui tous les hommes sont égaux, ne rejettera pas des sentiments dont il est la source éternelle Le cardinal de Bernis écrivait à Voltaire :« … Si vous n’aviez fait que de belles tragédies et le seul poëme héroïque qu’on lise avec plaisir dans notre langue ; si vous n’étiez qu’un historien élégant et philosophe, qu’un homme du monde facile dans son style, piquant et agréable dans ses plaisanteries, vous ne laisseriez pas que d’être le premier homme de lettres de votre siècle ; mais outre les talents de l’esprit et les ressources du génie, vous avez de l’humanité dans le cœur, vous faites du bien aux malheureux, vous dotez la petite nièce du grand Pierre après l’avoir élevée. Voilà ce qui vous met au-dessus des autres hommes. La bienfaisance est la première des vertus. Puisque vous êtes arrivé à soixante-dix ans avec la machine frêle que je vous ai connue, et les travaux sans nombre auxquels vous l’avez assujettie, je vous promets une vie aussi longue que celle de la maréchale de Villars, qui s’est défendue dans son lit comme le maréchal à Malplaquet. Tant que vous serez gai, vous vous porterez bien. Ménagez vos yeux, dictez et n’écrivez jamais. Quoique je sois assez sévère sur ce qui regarde le prochain, je vous permets pourtant des plaisanteries sur l’orgueil sans mérite et les vanités déplacées en tout genre : vous en digérerez mieux et ferez mieux digérer les autres. »
Votre humble serviteur.
Un souverain de l’Orient, célèbre par sa sagesse, recevait tous les jours des plaintes contre un de ses parents, gouverneur d’une province importante de son empire, nommé Iranparent gouverneur ?
Il lui envoya un chef de musique avec douze chanteurs et vingt-quatre instrumentistes, un maître d’hôtel avec six cuisiniers, et quatre chambellanschambellan est un gentilhomme qui sert le prince dans sa chambre.étiquette le cérémonial des cours.
Le premier jour, dès qu’Iran fut éveillé, le maître de musique entra suivi des chanteurs et des instrumentistes ; on chanta une cantateCantate est un petit poëme, mis en musique, composé de récitatifs et d’airs chantants.
Que son mérite est extrême !
Que de grâce ! que de grandeur !
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même ?
Après l’exécution de la cantate, un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d’heure, dans laquelle on le louait expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à table au son des instruments. Le dîner dura trois heures
Cette première journée lui parut délicieuse. Il trouva que le roi l’honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins agréable ; la troisième fut gênante ; la quatrième fut insupportable ; la cinquième fut un suppliceIran ne sont pas aussi sensés.
Mon très-cher enfantEpître apostillée, c’est-à-dire retouchée, corrigée, comme vous l’avez ordonné. Vous et votre ouvrage vous méritez d’être parfaitsTout, c’est-à-dire vous n’êtes pas artiste.tout le monde est une façon polie de dire son fait à Helvétius.
Je vous donne un bon conseil, après vous avoir donné de bienmeâ culpâ : c’est inviter son pénitent à interroger sa conscience.la Henriade, Œdipe, Brutus, et tout ce que j’ai jamais fait.
Je songe à guérir mes maladies ; mais vous, prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puisque vous chantez Il lui disait ailleurs : « Mon cher ami, craignez, en atteignant le grand, de sauter au gigantesque ; n’offrez que des images vraies, et servez-vous toujours du mot propre. Voulez-vous une petite règle infaillible pour les vers ? la voici. Quand une pensée est juste et noble, il n’y a encore rien de fait ; il faut voir si la manière dont vous l’exprimez en vers serait belle en prose, et, si votre vers, dépouillé de la rime et de la césure, vous parait alors chargé d’un mot superflu ; s’il y a dans la construction le moindre défaut, si une conjonction est oubliée ; enfin, si le mot le plus propre n’est pas employé, ou s’il n’est pas à sa place, concluez alors que l’or de cette pensée n’est pas bien enchâssé. Soyez sûr que des vers qui auront l’un de ces défauts ne se retiendront jamais par cœur, ne se feront point relire ; et il n’y a de bons vers que ceux qu’on relit et qu’on retient malgré soi. »l’étude avec tant d’esprit et de courage, ayez aussi le courage de limerLimœ labor et mora (les lenteurs laborieuses de la lime).Violenti rapiunt illud.Plutus. Il parle à un de ses fidèles, à un homme de finance. je vous aime comme on aime son fils
Je ne suis, Mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils ; il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste Madame de Sévigné parlait ainsi des maîtres qui furent ses contemporains et qu’elle relisait souvent :le Tasse est le poëte de la Jérusalem délivrée, et l’Arioste celui de Roland furieux.« Nous relisons aussi, au travers de nos grandes lectures, des rogatons que nous trouvons sous notre main : par exemple, toutes les belles oraisons funèbres de M. Bossuet, de M. Fléchier, de M. Mascaron, du P. Bourdaloue ; nous repleurons M. de Turenne, Mme de Montausier, M. le prince, feu Madame, la reine d’Angleterre ; nous admirons ce portrait de Cromwell : ce sont des chefs-d’œuvre d’éloquence qui charment l’esprit : il ne faut point dire : « Oh ! cela est vieux ; » non, cela n’est point vieux, cela est divin. »
davantage que.
Tenez-vous-en, Mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Voyez avec quel naturel madame de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame DeshoulièresDixième Muse, la Calliope française.
Vos réflexions, Mademoiselle
Pardonnez, Mademoiselle, à ces longues réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres Remarquez l’exquise et respectueuse politesse de cette lettre adressée à une enfant par un sexagénaire illustre. Voltaire a trop d’esprit pour faire le pédagogue. La Bruyère disait sur le même sujet : « Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. »
A propos de Catilina ou Rome sauvée, Voltaire écrivait à M. de Gide-ville :
A Potsdam, le 10 mars 1752
« Mon cher et ancien ami, ce n’est pas l’ivresse passagère du public, ce n’est pas un trépignement de pieds dans le parterre qui doit faire plaisir à un homme qui connaît son monde et qui a vécu ; c’est votre approbation, c’est votre sensibilité, c’est votre amitié qui fait mon vrai succès et mon vrai bonheur. Je laisse le public faire sa petite amende honorable, en attendant qu’il me lapide à la première occasion, et je jouis dans le fond de mon cœur de la consolation d’avoir un ami tel que vous. »
Darget dit qu’il veut voir la première représentation de Rome ; je ne sais si elle sera sauvée ou perdue. C’est un grand jour pour le beau monde oisif de Paris qu’une première représentation : les cabales battent le tambour ; on se dispute les loges ; les valets de chambre vont à midi remplir le théâtre. La pièce est jugée avant qu’on l’ait vue. Femmes contre femmes, petits-maîtrespetits-maîtres ces jeunes gens qui croyaient se distinguer par un air avantageux, un ton décisif et tranchant, des manières libres et bruyantes.auteur. Lisez une scène de la métromanie, dans laquelle Piron analyse avec finesse ces inquiétudes de l’auteur.
Ma chère amie, Paris est un gouffre où se perdent le repos et le recueillement de l’âme, sans quiQui s’applique d’ordinaire aux personnes.Voler… On dit familièrement : les pieds ont des ailes, pour exprimer la rapidité de la marche. « Ah ! la malheureuse vie que celle de Paris. J’ai soupé hier fort tard, et on m’a retenu jusqu’à deux heures après minuit. Le moyen de se lever avant huit heures du matin, et encore n’a-t-on pas la tête bien nette après ces six heures de repos ! Je soupire pour la tranquillité de la campagne. Paris est un enfer, et je ne l’ai jamais vu si plein. Je suis fâché de n’avoir pas de goût pour les beaux embarras ; à tout moment il s’en trouve qui ne finissent point. J’aimerais mieux passer mon temps à cultiver mes vignes que de le perdre ici en courses inutiles, et à faire encore plus inutilement sa cour. Je compte bien mettre à profit vos avis, nous planterons des houblons, nous ferons de la bière, et, si nous ne pouvons la faire bonne, nous nous vengerons sur du bon vin. »
Mon cher ami, je suis enfin vis-à-vis ce beau portailBrocanter, c’est vendre, acheter ou troquer des curiosités.Téniers à Versailles, ordonna de retirer ces magots.Titien est un des peintres les plus éminents de l’École vénitienne.Ériphyle et AdélaïdeÉriphyle est de 1732 ; Adélaïde Duguesclin fut jouée en 1734.
Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos retraites, soit de Lausanne, soit des Délices ; nos conversations pourraient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison de Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintrecintre est une figure en arcade, en demi-cercle.
Madame Denis Il disait ailleurs de Ferney : Je rencontre encore cette esquisse : (« De longues allées où, parmi quelques ormeaux et mille autres arbres, on cueille des abricots et des prunes ; des troupeaux qui bondissent entre un parterre et des bosquets ; un petit champ que je sème moi-même, entouré d’allées agréables ; des vignes au milieu desquelles sont des promenades ; au bout des vignes, des pâturages, et au bout des pâturages une forêt. »
« Je voudrais trouver quelque Claude Lorrain qui peignît ce que je vois de mes fenêtres : c’est un vallon terminé en face par la ville de Genève qui s’élève en amphithéâtre. Le Rhône sort en cascade de la ville pour se joindre à la rivière d’Arve, qui descend à gauche entre les Alpes ; au-delà de l’Arve est encore à gauche une autre rivière, quatre lieues de paysage. A droite est le lac de Genève, au-delà du lac les prairies de Savoie ; tout l’horizon terminé par des collines qui vont se joindre à des montagnes couvertes de glaces éternelles, éloignées de vingt-cinq lieues, et tout le territoire de Genève semé de maisons de plaisance et de jardins. Je n’ai vu nulle part une telle situation ; je doute que celle de Constantinople soit aussi agréable »
Lettres inédites, à M. Watelet, aux Délices, 25 avril 1760.)
Si je n’espérais pas vous revoir encore à Cirey, je serais inconsolable. J’ignore à présent dans quelle gouttière vous portez votre bon cœur et vos pattes de velours
Voici la plus belle occasion, mon cher ange
Je vous conjure, mon cher et respectable ami, d’employer tout votre crédit auprès de M. le duc de Choiseul, et de ses amis. Et pourquoi osé-je vous demander tant d’appui, tant de zèle, tant de vivacité, et surtout un prompt succès ? pour le bien du service
Vous n’avez au Théâtre-Français que des marionnettesBarbares.Phèdre de Racine. Voltaire sous-entend aussi, sans doute, ses propres tragédies ; mais il a l’esprit de n’en rien dire.
Il est bien vrai, mon cher ami, que je ne suis pas mort, mais je ne puis pas non plus assurer absolument que je suis en vie. Je suis tout juste dans un honnête milieu, et la retraite contribue à soutenir ma machine chancelante
Il faut qu’un vieillard malade soit entièrement à lui ; pour peu qu’il soit gêné, il est mort ; mais tant que je respirerai un peu, vous aurez un ami aussi inutile qu’attaché sur les bords fleuris du lac de Genève.
Tout ce que vous me dites de M. le duc de Bourgogne fait grand plaisir à un cœur français. J’attends avec impatience la paix ou quelque victoire, et je vous avoue que j’aimerais encore mieux pour notre nation des lauriers que des olives. Je ne puis souffrir les ricanements des étrangerstoutes les finesses de l’art. Il a des yeux de propriétaire qui fait bâtir. De là ses complaisances pour sa future résidence.Tous les Délices, c’est-à-dire tous les habitants du Délices. (Nom du séjour qu’il habitait sur les bords du lac de Genève.
Si vous voulez, monsieur, voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse A ces spirituelles doléances de Voltaire sur la vieillesse, comparez celles de Ducis que voici : M. de Sacy a dit :les Gêorgiques« Il n’est pas impossible, mon ami, que le printemps (s’il est des rossignols encore) me ramène à la vie, et à quelque goût pour les muses. Mais quant à présent, elles m’ont abandonné. Mes infirmités me font pitié à moi-même. Je ne peux plus lire ni dans mon Virgile ni dans mon Horace, ni dans mon La Fontaine. Je me borne à décacheter les lettres des amis qui me restent, et c’est ma femme qui m’en fait la lecture, comme elle peut. Pauvre femme ! nous mettons ensemble nos douleurs, nos résignations et nos ruines. Voilà mon triste état, je n’ai pas honte de vous le montrer. »
« Dès qu’on parle de lettres, la correspondance de Voltaire se présente à l’esprit. Peut-être est-ce la partie de ses œuvres la plus sûre de ne pas périr. Voltaire y est tout entier, et tout son siècle y est avec lui. » Effaçons peut-être, et disons : certainement.
N’attendre de Dieu ni châtiment ni récompense, c’est être véritablement athée. A quoi servirait l’idée d’un Dieu qui n’aurait sur vous aucun pouvoirdans la pratique, à son insu et sans le vouloir.L’Esprit ne fait jamais tort à la vérité. Remarquez le ton, le tour de ce plaidoyer. Voltaire reste voltairien par la forme, même quand il ne l’est plus par le fonds des idées.
Je suppose, ce qu’à Dieu ne plaise, que toute notre Angleterre soit athée par principes ; je conviens qu’il pourra se trouver plusieurs citoyens qui, nés tranquilles et doux, assez riches pour n’avoir pas besoin d’être injustes, gouvernés par l’honneur, et, par conséquent, attentifs à leur conduite, pourront vivre ensemble en société. Ils cultiveront les beaux arts, par lesquels les mœurs s’adoucissent ; ils pourront vivre dans la paix, dans l’innocente gaieté des honnêtes gens ; mais l’athée pauvre et violent, sûr de l’impunité, sera un sot s’il ne vous assassine pas pour voler votre argent Il dit ailleurs :utile. Or, disons bien haut que croire à Dieu, l’aimer et l’adorer est le premier, le plus naturel de nos devoirs.« Otez aux hommes l’opinion d’un Dieu rémunérateur et vengeur, Sylla et Marius se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens ; Auguste, Antoine et Lépide surpassent les fureurs de Sylla ; Néron ordonne do sang-froid le meurtre de sa mère : il est certain que la doctrine d’un Dieu vengeur était alors éteinte chez les Romains. L’athée, fourbe, ingrat, calomniateur, brigand, sanguinaire, raisonne et agit conséquemment, s’il est sûr de l’impunité de la part des hommes ; car, s’il n’y a pas de Dieu, ce monstre est son Dieu à lui-même : il s’immole tout ce qu’il désire et tout ce qui lui fait obstacle ; les prières les plus tendres, les meilleurs raisonnements ne peuvent pas plus sur lui que sur un loup affamé.
« Une société particulière d’athées qui ne se disputent rien, et qui perdent doucement leurs jours dans les amusements de la volupté, peut durer quelque temps sans trouble ; mais, si le monde était gouverné par des athées, il vaudrait autant être sous le joug immédiat de ces êtres infernaux qu’on nous peint acharnés contre leurs victimes. »
Fils d’un conseiller au parlement, Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, naquit à Montbard, en Bourgogne, et fut élevé au collège de Dijon. Pendant toute sa jeunesse, il se faisait réveiller avant l’aube pour se mettre à l’étude. Toutes les sciences le passionnaient. Après deux voyages en Italie et en Angleterre, nommé en 1739 intendant du jardin royal, et associé à l’Académie des sciences, il conçut, à l’âge de trente-deux ans, le projet d’écrire L’Histoire de la nature. Publié entre 1749 et 1788, cet ouvrage compta parmi les événements du siècle. L’Académie française ayant élu l’auteur de ce beau monument, sans qu’il sollicitât ses suffrages, il prouva dans son Discours sur le style (1753) qu’il était maître dans l’art de composer et d’écrire : ses préceptes valurent ses exemples.
Au milieu d’un siècle dissipé, Buffon sut se ménager une studieuse retraite. La force de son caractère, l’amour de la gloire et le dévouement à une idée l’élevèrent au-dessus des querelles de son temps ; au lieu de se dépenser au jour le jour, il économisa si bien ses facultés qu’il ne se laissa pas distraire un instant du sujet grandiose auquel il avait voué son existence. C’est par là qu’il se distingue de tous ses contemporains. Il put dire avec fierté : « J’ai passé cinquante ans à mon bureau, » et il songeait sans doute à lui-même, en définissant le génie, une longue patience. Avant de mourir, il vit sa statue placée à l’entrée du Muséum, avec cette inscription : Majestati naturæ par ingenium
Marquées dans toute sa personne, l’élévation, le calme, la dignité, la tenue ont aussi fixé leur empreinte sur son style. Il est un modèle de majestueuse élégance, de clarté brillante et de précision ornée Je lis dans Joubert :« Buffon a du génie pour l’ensemble, et de l’esprit pour les détails ; mais il y a en lui une emphase cachée, un compas toujours trop ouvert. »
Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé ; son attitude est celle du commandement ; sa tête regarde le ciel Rappelez-vous ces beaux vers d’Ovide :Fénelon. (Traité de l’existence de Dieu. Ire partie.)portrait, mais idéalise le type même de l’espèce humaine ? Il trace une sorte d’exemplaire divin.
Lorsque l’âme est tranquille, toutes les parties du visage
C’est surtout dans les yeux Il convient de lire après cette page celle de Bossuet que voici : (« L’homme a presque changé la face du monde ; il a su dompter par l’esprit les animaux qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur humeur brutale, et contraindre leur liberté indocile. Il a même fléchi par adresse les créatures inanimées : la terre n’a t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments plus convenables, les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur sauvage, les venins même à se tourner en remèdes pour l’amour de lui ? Il serait superflu de vous raconter comme il sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu’il fait faire tons les jours aux plus intraitables, je veux dire au feu et à l’eau, ces deux grands ennemis, qui s’accordent néanmoins à nous servir dans des opérations si utiles et si nécessaires. Quoi de plus ? il est monté jusqu’aux cieux : pour marcher plus sûrement, il a appris aux astres à le guider dans ses voyages ; pour mesurer plus également sa vie, il a obligé le soleil à rendre compte, pour ainsi dire, de tous ses pas.
« Pensez maintenant comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible, et exposée, selon le corps, aux insultes de toutes les autres, si elle n’avait en son esprit une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l’Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance : non, non, il ne se peut autrement. »
Sermon sur la mort.)
La plus noble Rapprochez ces vers de Delile, vous les trouverez bien artificiels. Je préfère cette admirable peinture de Bossuet. (Il se fait, il s’habitue.Il brille. L’expression est métaphorique. Buffon veut exprimer l’ardeur, le feu de ce noble animal.excéder signifie aller au-delà de ses forces.« Voyez ce cheval ardent et impétueux, pendant.que son écuyer le conduit et le dompte. Que de mouvements irréguliers ! C’est un effet de son ardeur ; et son ardeur vient de sa force, mais, d’une force mal réglée. Il se compose, il devient obéissant sous l’éperon, sous le frein, sous la main qui le dirige à droite et à gauche, le presse, le retient comme elle veut. A la fin, il est dompté : il ne fait plus que ce qu’on lui demande : il sait aller le pas, il sait courir, non plus avec cette activité qui l’épuisait, par laquelle son obéissance était encore désobéissante. Son ardeur s’est changée en force, ou plutôt, puisque cette force était dans sou ardeur, elle s’est réglée. Remarquez : elle n’est pas détruite, elle se règle. Il ne faut plus d’éperon, presque plus de bride, car la bride ne fait plus l’effet de dompter l’animal fougueux. Par un petit mouvement qui n’est que l’indication de la volonté de l’écuyer, elle l’avertit plutôt qu’elle ne le force, et le paisible animal ne fait pour ainsi dire qu’écouter. Son action est tellement unie à celle de son guide, qu’il ne s’ensuit plus qu’une seule et même action. »
Médit. sur l’Évangile.)
Dans la classe des animaux carnassierscarnassier est l’animal qui se repait de chair crue.Comme veut dire ici : de même que.carnassier est ennemi des créatures vivantes.Androclès. Le roi des animaux pourrait bien avoir eu ses flatteurs, comme tous les autres rois.lions, dans les fables de La Fontaine, sont plus vivants et plus ressemblants que celui de Buffon. Donnez-vous le plaisir d’un faire la comparaison.Plénière est un mot de la langue féodale ; il signifie souveraine. Tenir une cour plénière se disait d’une assemblée solennelle des grands fondataires de la couronne.Louis XIV. Ou dirait qu’il a conscience de sa majesté royale.Désoler, veut dire proprement : rendre solitaire.
La forme du corps est ordinairement d’accord avec le naturelfarouches et égarés par la fureur.Toujours. Non ! J’en atteste les tigres du Jardin des plantes.
L’âne n’est point un cheval dégénéré Les portraits de Buffon idéalisent volontiers le modèle. Remarquez aussi que le peintre n’est pas indifférent ; il prend parti Il mêle des sentiments à ses couleurs. Ce n’est point de la Intrus signifie qui s’est introduit sans droit, sans titre légitime, par force ou par ruse.pour ou contre son sujet.photographie.Société protectrice des animaux.plastron est la pièce de la cuirasse, recouvrant la poitrine ou l’estomac. Elle reçoit et amortit les coups les plus dangereux.rustre est un brutal.
Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille, que le cheval est fier, ardent, impétueux ; il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coupsvautrer appliqué au cheval. C’est une calomnie ou plutôt une impolitesse.
Dans la première jeunesse, il est gai, et même assez joli : il a de la légèreté et de la gentillesse ; mais il la perd bientôt, soit par l’âge, soit par les mauvais traitements, et il devient lent, indocile et têtu Rappelons ces vers plaisants où Boileau met l’âne en scène :
Le chien, fidèle à l’homme, conservera toujours une portion de l’empire, un degré de supériorité sur les autres animaux : il leur commande ; il règne lui-même à la tête d’un troupeau ; il s’y fait mieux entendre que la voix du berger ; la sûreté, l’ordre et la discipline sont le fruit de sa vigilance et de son activité : c’est un peuple qui lui est soumis, qu’il conduit, qu’il protège, et contre lequel il n’emploie jamais la force que pour y maintenir la paixÀ la guerre ; pourquoi ne pas dire, à la chasse, et nommer les choses par leur nom ?guerre qui précède. Le fort signifie la tanière, le repaire, le terrier.
Le chien, indépendamment de la beauté de sa forme, de la vivacité, de la force, de la légèreté, a par excellence toutes les qualités intérieures qui peuvent lui attirer les regards de l’homme. Un naturel ardent, colère, même féroce et sanguinaire, rend le chien sauvage redoutable à tous les animaux, et cède, dans le chien domestique, aux sentiments les plus doux, au plaisir de s’attacher et au désir de plaire ; il vient en rampant Citons encore ces beaux vers de M. de Lamartine : Comparez ces vers de Delille :h de nouvelles épreuves ; il lèche cette main, instrument de douleur, qui vient de le frapper ; il ne lui oppose que la plainte, et la désarme enfin par la patience et la soumission
Si le rossignol est le chantre des bois, le serin est le musicienchantre d’inspiration (vates), l’artiste par excellence ; le serin ne fait que de la musique, il vocalise. Parmi les poëtes, ne trouverions-nous pas les mêmes différences ?maître ; le serin, on le serine.boîte à musique.rossignols, comme les élus de la lyre, sont indépendants et fiers. Leur muse est ombrageuse. Les serins s’apprivoisent ; ils aiment les biscuits et les sucreries. Ils répètent les airs qu’on leur siffle ; ils aiment leur cage.Ni n’offense. Il veut dire : Ne fait pas de mal,dilettante dans un concert.
Le rossignol, plus fier de son talent, semble vouloir le conserver dans toute sa pureté ; au moins paraît-il faire assez peu de cas des nôtres : ce n’est qu’avec peine qu’on lui apprend à répéter quelques-unes de nos chansons Je lis dans M. Michelet :« Les rossignols, les pinsons, jeunes encore ou moins habiles, savent écouter et profiter auprès de l’oiseau supérieur qu’on leur donne pour maître. Dans les palais de Russie, où on a ce noble goût oriental pour le chant de Bulbul, on voit parfois de ces écoles. Le maître rossignol, dans sa cage suspendue au centre d’une salle, a autour de lui ses disciples dans leurs cages respectives. On paye tant par heure pour qu’ils viennent écouter et prendre leçon. Avant que le maître chante, ils jasent entre eux, gazouillent, se saluent et se reconnaissent. Mais dès que le puissant docteur, d’un impérieux coup de gosier, comme d’une fine cloche d’acier, a imposé le silence, vous les voyez écouter avec une déférence sensible, puis timidement répéter. Le maître, avec complaisance, revient aux principaux passages, corrige, rectifie doucement. Quelques-uns alors s’enhardissent, et, par quelques accords heureux, essayent de s’harmoniser à cette mélodie supérieure. »
(L’Oiseau.)recluses sont des religieuses cloîtrées.
Ma très-respectable amie, je ne sortirai pas de deux jours, et je vous dirai confidentiellement que cela convient encore mieux à mon projet qu’à ma santé. Je ne veux pas me trouver jeudi à l’élection de l’Académie, et je pense que vous ne me désapprouverez pas ; car je n’ai pas d’autre moyen d’éviter beaucoup de choses désagréables
Quinze ou vingt lieues dont vous vous êtes rapprochée en revenant à MontbardMontbard (Côte-d’Or), fut la résidence de Buffon.
Diderot fat, pendant toute sa vie, un prodigueront la verve aussi désordonnée qu’inépuisable se dispersa dans une foule d’essais improvisés à bride abattue, et où quelques éclairs traversent le chaos. Il était la proie de ses idées : de là, les saillies aventureuses d’un style qui participe à l’ardeur de son sang et à la fougue d’une imagination mobile. Dans sa turbulence, il eut souvent des instinct de poëte et d’orateur, du feu, de l’entrain, des accès d’enthousiasme, mais rien de soutenu, de suivi, de réglé.
Incapable de mener à fin un bon livre, il excellait pourtant à tracer en courant de belles esquisses ; mais sa plume fut aussi téméraire que ses opinions : un sophiste et un rhéteur se cachent sous l’artiste et le savant. Novateur au théâtre, il tenta d’inaugurer le mélodrame sentimental et la tragédie bourgeoise. Si ses pièces Bien que Diderot ait eu de regrettables écarts de doctrine, il a rendu plus d’un hommage aux vérités religieuses ; n’a-t-il pas écrit un jour, sous l’influence d’une profonde tristesse :Fils naturel, le Père de famille.« Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde. Quelle profonde sagesse il y a dans ce que l’aveugle philosophie appelle la folie de la croix ! Dans l’état où j’étais, de quoi m’aurait servi l’image d’un législateur heureux et comblé de gloire ! Je voyais l’innocent, le flanc percé, le front couronné d’épines, et expirant dans les souffrances ; alors je me disais : Voilà mon Dieu, et j’ose me plaindre. »
(Œuvres choisies.)Salons de peinture sont de merveilleuses causeries : il y porte à sa perfection la critique d’art, dont il est le créateur« Le livre de Diderot est excellent, et s’adresse au poëte plus encore qu’à l’artiste à qui néanmoins il peut servir de flambeau. » Ailleurs, Schiller écrit à Goëthe : « J’ai relu Diderot Sur la peinture ; Diderot ressemble à bien des gens qui trouvent la vérité par le sentiment, et la dissipent par le raisonnement. Il cherche trop à voir dans les œuvres d’art un but étranger et moral ; il ne se préoccupe pas assez de l’objet même et de sa représentation. Il faut toujours qu’une belle œuvre d’art lui serve à autre chose… »
J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi prochain, de gran matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j’ai éprouvé des sensations si diverses. Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qui ressemble assez ; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que mes derniers moments se passent à remplir des malles d’habits ou d’objets qui ont été à son usage, et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels. Bien cruels ! j’ai tort : je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Me voici appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux, mais je n’en sortirai pas. Il se trompait ; il mourut, ou plutôt il s’endormit, pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s’échappa d’au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent.
L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier ; j’ai donné la plume à mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais touché de leur procédéJoubert a dit : « Il est une classe de la société où les enfants pieux ne savent pas que leurs parents sont mortels. Ils n’ont jamais osé y penser. »
Vous savez que M. TronchinTronchin, médecin, né à Genève.livres désignait alors la valeur d’un franc. Cette somme provenait de la vente de sa bibliothèque à l’impératrice Catherine II.de Saint-Marc était fermier général.fermier général. Autrefois la perception des revenus publics était affermée à des financiers qui se chargeaient de recueillir l’impôt. Ils y faisaient des fortunes scandaleuses.
M. de Saint-Marc n’était pas à son bureau, mais il allait y entrer : c’est ce que ses commis me dirent ; car ils sont fort polis. En effet, il arrive comme ils me parlaient. Je vais au-devant de ce personnage qui ne m’entend pas ; le chapeau sur la tête, il marche ; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau ; il s’assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre ; il la prend, l’ouvre, et la lit ; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit : Je n’ai pas mémoire de cela ; puis il prend une plume, écrit et me laisse debout là, sans me parler davantagePamphyle et de Clitiphon.Décliner son nom veut dire, se nommer dans un lieu où l’on n’est pas connu.Se tracasser est trivial.change est un billet qui représente une somme d’argent.s ceux qui en ont. Revenez, mais ne revenez pas demain : dans huit jours, dans un mois, dans deux. » Et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m’en vais.
Eh bien ! comment cela vous semble-t-il ? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu’il me traite comme un faquinfaquin vient de l’Italien, où il signifie portefaix.le procureur devait au président une somme considérable.Cela, terme de fatuité dédaigneuse ! Ce morceau peut être appris par cœur. Il sera un excellent exercice de débit dialogué.titre est une pièce qui, en justice, garantit un engagement.
Convenez qu’il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser ? — Sans doute ; mais que s’ensuit-il de là ? Il s’ensuit que si l’univers, que dis-je, l’univers ! si l’aile d’un papillon m’offre des traces d’intelligence mille fois plus distinctes encore que n’est la certitude de l’âme, nier l’existence d’un Dieu est mille fois plus fou que de nier la pensée de votre semblable. Or, que cela soit ainsi, c’est à vos lumièresciron est un petit insecte microscopique.
Je regardais la cascade de Saint-Cloud, et je me disais : Quelle énorme dépense pour faire une jolie chose, tandis qu’il en aurait coûté moitié moins pour faire une belle chose ! qu’est-ce que tous ces petits jets d’eau, toutes ces petites chutes de gradins en gradins, en comparaison d’une grande nappe s’échappant de l’ouverture d’un rocher ou d’une caverne sombre, descendant avec fracas, rompue dans sa chute par d’énormes pierres brutes, les blanchissant de son écume, formant dans son cours de profondes et larges ondes, parmi des masses rustiques tapissées de mousses et couvertes, ainsi que les côtés, d’arbres et de broussailles distribuées avec toute l’horreur de la nature sauvage ? Qu’on place un artiste en face de cette cascade ; qu’en fera-t-il ? rien. Qu’on lui montre celle-ci, et aussitôt il tirera son crayonla chute du Rhin, par Lamartine.
La tête d’un Langrois
Les charmes de la vertu m’affectent plus que la difformité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela, je ne me souviens que de cela : le reste est presque oublié. Que deviens-je, lorsque tout est beau !...
Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu. C’est pour mes amis que je lis, que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotiondévouement.
Né à Genève, orphelin élevé presque à la grâce de Dieu, tour à tour apprenti, musicien ambulant, laquais, copiste, précepteur, secrétaire, commis de caisse, Rousseau promena d’aventures en aventures, de mécomptes en mécomptes une jeunesse vagabonde, indigente et humiliée, dont les souffrances romanesques aigrirent son cœur passionné. Mécontent de lui-même et des autres, il aima mieux déclarer la guerre à l’ordre social que de réformer son caractère ou d’accuser ses torts. Tourmenté par une imagination ombrageuse, il finit par tomber dans une noire misanthropie qui devint son supplice, et hâta la fin d’une existence solitaire et farouche que consumaient des craintes sans cause, et un orgueil sans bornes.
Intelligence plus puissante que saine, il eut moins de justesse que de force dans l’esprit. Mêlant la lumière aux ténèbres, il prêta un faux jour d’évidence à des thèses que lui inspirait le goût du paradoxe, de la contradiction ou de la singularité. Habile à déduire des conséquences rigoureuses de principes erronés qu’il formule avec l’aplomb d’un oracle, il eut l’ambition de façonner à sa fantaisie le cœur humain. On pourrait dire de lui : ce fut un malade qui voulut guérir les autres.
Toutefois, il faut lui savoir gré d’avoir admirablement parlé de l’âme et de Dieu à un siècle où il y eut des matérialistes et des athées. Touché par la beauté morale, il défendit les croyances éternelles du genre humain ; il eut le cœur religieux, et fut excellent lorsqu’il eut raison avec tout le monde. Celui qui disait au baron d’Holbach : « la majesté des Écritures m’étonne, » sema des germes d’où le Génie du christianisme devait éclore.
Il eut surtout le mérite de sentir vivement les beautés de la nature. Ses descriptions ont de la couleur, de l’éclat et un charme pénétrant ; peintre ému, il mêle à ses tableaux un accent domestique et bourgeois qui est une importante nouveauté dans notre littérature.
Formé tout seul, sans maîtres, à l’école de la souffrance, son génie se compose d’imagination et de sensibilité, de logique et de véhémence ; il a de l’orateur le mouvement, la force, la dialectique pressante, l’abondance et la flamme. Il nous inspire une admiration inquiète et mêlée d’une pitié qui, sans absoudre les écarts de son esprit, nous rend sympathiques à son cœur, et désarme les juges les plus sévères.
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie, et vous abstenez de frémir
Il y avait hors de la porte de la cour une terrasse, à gauche, en entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. LambercierArdents, comme le sont les enfants dont la curiosité est si vive et si facilement amusée.
Pour cela, nous allâmes couper une boutureimitateurs et industrieux dans leurs plaisirs.
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions presque en délire, et que, ne sachant à qui nous enA qui nous en avions ; c’est-à-dire quelle en était la cause,Et nous. Trait éloquent et spirituel. Toute passion se confond avec son objet.Omnia vincit labor improbusUn travail opiniâtre vient à bout de tout.ingénieurs des ponts et chaussées.
Nous plantâmes, à l’entrée, de petits bouts de bois minces et à claire-voieclaire-voie est un treillis peu serré.Transes. Le mot a de l’éloquence.siècles pour qui désire avec transport.
A peine achevait-on de verser le premier seau.d’eau que nous commençâmesCommencer de indique une action qui aura une suite.Commencer à implique l’idée d’un but à atteindre en agissant.Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portaitblessure se réveille encore.Un aqueduc ! s’écriait-il en brisant tout, un aqueduc ! un aqueduc !
On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche
Jusque-là j’avais eu des accès d’orgueil par intervalle, quand j’étais Aristide ou Brutus
L’idée de ce noyer et la petite histoire qui s’y rapporte, m’est si bien restée ou revenue, qu’on de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d’aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d’un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire, il y a peu d’apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le désir avec l’espérance, et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, je retrouvais mon cher noyer, je l’arroserais de mes pleurs
Si j’étais riche, je n’irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d’une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents vertsGaie est au féminin, parce qu’on a sous-entendu a l’air d’être.cour.
Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d’amis Voici un rêve de bonheur qui vaut bien celui de Rousseau ; je le rencontre dans Furetière :« Que lion serait heureux si lion pouvait avoir des livres choisis, et des amis plus encore ! Du bon sens plus que de science, et pour toute philosophie beaucoup de christianisme ; une maison propre et commode ; un revenu médiocre, mais assuré ; peu de maîtres et peu de valets ; assez d’occupation pour n’être jamais oisif ; assez d’oisiveté pour notre jamais occupé ; point d’ambition ; point de procès ; point d’envie ni d’avarice ; si l’on pouvait conserver sa santé par la sobriété et le travail plutôt que par les remèdes ; garder sa foi, ne haïr que ce qui est haïssable ; n’aimer que ce qu’il est juste d’aimer ; laisser couler ce qui ne doit pas toujours durer, attendre avec confiance ce qui durera toujours. »
Trianon.coudriers sont des noisetiers.
Les mets seraient servis sans ordre ; l’appétit dispenserait des façonsfaçons les cérémonies de pure civilité.à lui : de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d’importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceauxsans qu’on le comptât.Repas, repos. Il joue avec les sons. C’est un peu puéril.e siècle, on n’y eût pas pensé. Fi donc ! un manant !
Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j’y serais des premiers avec ma troupetroupe. j’y ferais chorus au refrain d’une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu’au bal de l’Opéra
De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantesl’Ermitage, à Montmorency ; mais il y portait son humeur noire.Que je sache est un idiotisme signifiant, autant que je puis le savoir.
Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques’étiquette à toute une littérature.accidents de terrain des mouvements, des ondulations, du sol, variées et pittoresques.Contemplatif. Ce mot est aussi, lui, un néologisme. Des sentiments nouveaux appellent des termes nouveaux ; mais c’est par là que les langues s’altèrent.enivrer. Oui, il y a de l’ivresse dans les enchantements du peintre.
Ce beau bassin, d’une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles : l’une habitée et cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte et en fricheFriche. Pièce de terre restée sans cultureLa substance du faible. Il y a toujours du misanthrope chez Rousseau, même quand la rêverie le pacifie. — Alors, gare à la déclamation !
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisantréduit est un lieu retiré.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île, et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché : là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent, sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continugrotte de Jocelyn (Lamartine). Voir notre Cours élémentaire
J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure étaient inhumains et cruels ; leur imagination, pleine d’un seul objet, se refusait à tout le reste ; ils ne connaissaient ni pitié, ni miséricorde ; ils auraient sacrifié père et mère, et l’univers entier, au moindre de leurs plaisirs
Au contraire, un jeune homme, élevé dans une heureuse simplicité, est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses : son cœur compatissant s’émeut sur les peines de ses semblables ; il tressaille d’aise quand il revoit son camarade ; ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes On lit dans Il a dit aussi :sentimental et faux.(Art poétique.)Joubert :« La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité, qui fait que l’âme, comme la fleur qui est son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes. De là ce tact mis en avant de toutes nos perceptions, cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, cette immobile fuite, cet aveugle discernement, et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu. De là cette timidité qui rend circonspects tous nos sens, et qui préserve la jeunesse de hasarder son innocence, de sortir de son ignorance et d’interrompre son bonheur. De là ces effarouchements par lesquels l’inexpérience aspire à demeurer intacte, et fuit ce qui peut trop nous plaire, craignant ce qui peut la blesser. »
« Tout enfant impie est un enfant méchant ou débauché. »
On voit le soleil s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient paraît tout en flammes : à leur éclat, on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître : on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair Victor Hugo dit :il se ressent.
La Fontaine disait:
La bagatelle, la science, Les chimères, le rien, tout est bon : je soutiens Qu'il faut de tout aux entretiens : C'est un parterre où Flore épand ses biens ; Sur différentes fleurs l’abeille s’y repose, Et fait du miel de toute chose.
Le ton de la bonne conversation est coulant et naturel ; il n’est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badinruminants.
La majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si sage soit l’ouvrage des hommes
Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de SophronisqueRecueil élémentaire.)sophistes, n’ayant aucun principe, discutaient à la fois le pour et le contre. Socrate fut leur adversaire.Aristide, surnommé le Juste par les Athéniens,, fat banni en 483 avant Jésus-Christ.« Voltaire et Rousseau sont toujours admirables lorsque, dominés par un ascendant irrésistible, ils rendent hommage à ce culte qu’ils ont trop souvent outragé. Le premier n’est jamais plus pathétique que quand il célèbre les vertus chrétiennes ; et le morceau le plus éloquent qu’ait écrit l’autre est un éloge de Jésus-Christ. »
Vous ignorez, monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de mauxNouvelle Héloïse et l’Émile.Sur le motif. Tour elliptique, pour relativement au.....conscience lui suffit.
Pour être vertueux, il suffit de vouloir l’être ; et si vous avez bien cette volonté, tout est fait, votre bonheur est décidé.
S’il m’appartenait de vous donner des conseils, le premier, que je voudrais vous donner, serait de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n’est qu’une paresse de l’âme, condamnable à tout âge et surtout au vôtre
La vie laborieuse que Dieu nous impose n’a rien que. de doux au cœur de l’homme de bien qui s’y livre en vue de remplir son devoir ; et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d’oisives contemplations. Travaillez donc, monsieur, dans l’état où vous ont placé vos parents et la providence : voilà le premier précepte de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l’emploi que vous remplissez, vous paraît d’un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, monsieur, retournez dans votre province ; allez vivre dans le sein de votre famille ; servez, soignez vos vertueux parents : c’est là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose.
Une vie dure est plus facile à supporter en province que la fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on sait, comme vous ne l’ignorez pas, que les plus indignes manèges y font plus de fripons gueux que de parvenus« Vous ne trouverez dans cette grande ville que des gens occupés d’eux-mêmes et jamais de la triste situation des autres, si ce n’est peut-être pour s’en divertir. Je crois que Paris n’est bon que pour les fermiers généraux et les gros bonnets du parlement, qui se donnent le haut du pavé. La littérature n’est à présent qu’une espèce de brigandage. S’il y a encore quelques hommes de génie à Paris, ils sont persécutés. Les antres sont des corbeaux qui se disputent quelques plumes de cygne du siècle passé. »
Je me souviens d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône ; car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très-chaud ce jour-là, la soirée était charmante, la rosée humectait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air était frais sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion Rousseau disait des voyages à pied : « Réflexion veut dire ici réverbération des rayons que l’eau reflète.Je ne connais qu’une manière de voyager plus agréable que d’aller à cheval, c’est d’aller à pied. On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercice qu’on veut. On observe tout le pays, on se détourne à droite, à gauche; on examine tout ce qui nous flatte; on s’arrête à tons les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois touffu, je vais sous son ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j’examine les minéraux. Partout où je me plais, je reste. A l’instant où je m’ennuie, je m’en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n’ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes; je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu’un homme peut voir; et, ne dépendant que de moi- même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir.
Sans avoir l’honneur, monsieur, d’être connu de vous, j’espère qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.
J’apprends que Mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée madame Le Vasseurjustice et humanité
Que si, par hasard, il vous en a coûté quelque chose pour le port du panier à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n’attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentiments
Votre lettre, ma chère Jacqueline, est venue réjouir mon cœur dans un moment où je n’étais guère en état d’y répondre. Je saisis un temps de relâche pour vous remercier do votre souvenir et de votre amitié qui me sera toujours chère. Non, je n’ai point cessé de penser à vous, et de vous aimer. Souvent je me suis dit dans mes souffrances que, si ma bonne Jacqueline n’eût pas tant pris de peine à me conserver étant petit, je n’aurais pas souffert tant de maux étant grand. Soyez persuadée que je ne cesserai jamais de m’intéresser à votre santé et à votre bonheur, et que ce sera toujours un vrai plaisir pour moi de recevoir de vos nouvelles. Adieu, ma chère et bonne Jacqueline. Je ne vous parle pas de ma santé, pour ne pas vous affliger ; que le bon Dieu conserve la vôtre, et vous comble de tous les biens que vous désirez.
Votre pauvre Jean-Jacques, qui vous embrasse de tout son cœur.
Les riches et les puissants croient qu’on est misérable et hors du monde, quand on ne vit pas comme eux ; mais ce sont eux qui, vivant loin de la nature, vivent hors du monde. Ils vous trouveraient, ô éternelle beauté ! toujours ancienne et toujours nouvelle, ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement, s’ils vous cherchaient seulement au dedans d’eux-mêmes ; si vous étiez un amas d’or, ou un roi victorieux qui ne vivra pas demain, ils vous apercevraient, et vous attribueraient la puissance de leur donner quelque plaisir : votre nature vaine occuperait leur vanité
Cependant, qui ne vous voit pas, n’a rien vu ; qui ne vous goûte pas, n’a jamais rien senti. Il est comme s’il n’était pas, et sa vie entière n’est qu’un songe malheureux. Moi-même, ô mon Dieu ! égaré par une éducation trompeuse, j’ai cherché un vain bonheur dans le système des sciences, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et dangereux plaisirs. Parmi toutes ces agitations, je courais après le malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi. Je n’ai cessé d’être heureux que quand j’ai cessé de me fier à vous. O mon Dieu ! donnez à ces travaux d’un homme, je ne dis pas la durée ou l’esprit de vie, mais la fraîcheur du moindre de vos ouvrages ! Que leurs grâces divines passent dans mes écrits, et ramènent mon siècle à vous, comme elles m’y ont ramené moi-même ! Contre vous, toute puissance est faiblesse ; avec vous, toute faiblesse devient puissance. Quand les rudes aquilons ont ravagé la terre, vous appelez le plus faible des vents ; à votre voix, le zéphyr souffle, la verdure renaît, les douces primevères et les humbles violettes colorent d’or et de pourpre le sein des noirs rochers Rousseau disait ailleurs :« Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement ; mais à l’aspect d’un beau paysage je me sens ému, sans pouvoir dire de quoi. Un saint évêque trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait dire que O ; et il lui dit : « Bonne mère, votre prière vaut mieux que les nôtres : » cette meilleure prière est aussi la mienne. »
Voué par sa naissance au métier des armes, le marquis de Vauvenargues dut quitter le service par raison de santé. Il tenta, mais en vain, d’entrer dans la diplomatie. Défiguré par la petite vérole, qui le rendit presque aveugle, il demanda aux lettres des ressources, une consolation, et l’emploi d’une activité qui visait obstinément à la gloire. Ses écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l’esprit humain.
S’il n’a pas le trait acéré de la Rochefoucauld, la profondeur de Pascal, le tour spirituel de la Bruyère, il nous touche par l’accent ému d’une âme fière, indépendante et haute dans une destinée trop étroite pour son essor. Malade et mourant, ce gentilhomme pauvre eut de la tenue et de la sérénité parmi ses souffrances. Stoïcien tendre, il justifia par son exemple ce mot excellent qui est de lui : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Philosophe religieux par sentiment, il se conserva pur de toute contagion dans un siècle où la licence des mœurs atteignait les idées. Moraliste optimiste, il apprit, en s’étudiant lui-même, à aimer et à respecter ses semblables.
Son talent candide et sincère participe à la beauté morale d’un caractère et d’une conviction. Sa gloire ressemble à une amitié sympathique pour sa douce mémoire« Grandissant au milieu d’une ambition stérile, enlevé au seuil de la maturité, et déposant dans chaque page qu’il écrit sa protestation contre la fortune, il inspire la compassion la plus vive. Plus on le lit, plus on croit voir un homme enseveli vivant, qui ferait un continuel effort pour soulever la pierre de son sépulcre, et retomberait épuisé au moment même où il entrevoit la lumière »
(Prévost-Paradol. Les Moralistes français, p. 218.)
Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagination avec une grande sagesse, un jugement net et profond, nul effort pour paraître grand, une extrême sincérité, beaucoup d’éloquence, et point d’art que celui quiDieu ?
La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empêche qu’on ne réfléchisse sur ces tentations secrètes. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg, ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes. Tandis que, dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité. Il me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés ; mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie séditieuse Il disait ailleurs :e« La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par les chasseurs, l’aspect d’un arbre penché sur la terre, et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contentent le cœur, et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. »
Êtes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que le monde appelle quelquefois un homme aimable ? C’est un homme que personne n’aime, qui lui même n’aime que soi et son plaisir, et qui en fait profession avec impudence ; un homme par conséquent inutile aux autres hommes, qui pèse à la petite société qu’il tyrannise, qui est vain, avantageuxAvantageux veut dire vaniteux de ce qu’il croit des avantages.
Un homme du monde n’est pas celui qui connaît le mieux les autres hommes, qui a le plus de prévoyance ou de dextérité dans les affaires, qui est le plus instruit par l’expérience ou par l’étude ; ce n’est ni un savant, ni un politique, ni un officier éclairé, ni un magistrat laborieux : c’est un homme qui n’ignore rien, mais qui ne sait rien ; qui, faisant mal son métier, quel qu’il soit, se croit très-capable de celui des autres ; un homme qui a beaucoup d’esprit inutile, qui sait dire des choses flatteuses qui ne flattent point, des choses justes qui n’intéressent point ; qui ne peut persuader personne, quoiqu’il parle bien ; doué de cette sorte d’éloquence qui sait créer ou relever des bagatelles, et qui anéantit les grands sujets ; aussi pénétrant sur le ridicule et sur le dehors des hommes qu’il est aveuglé sur le fond de leur esprit ; un homme riche en paroles et en extérieurEn extérieur : il n’a que des apparences ; il est tout en surface.
Il n’y a que le vrai qui pénètre le cœur, qui l’intéresse, et qui ne s’épuise jamais.
Les grands remarquent à peine la misère, les mœurs, les talents, les vertus et les vices des autres hommes ; ils sont pour cela trop occupés d’eux-mêmes. Ils n’aperçoivent même pas ce qui est sous leurs yeux ; ils ne voient pas au-delà de leurs parents, des gens en place, de leurs familiers, de leur flatteurs et de leurs domestiques ; le genre humain se renferme, pour eux, dans ce petit cercle de gens qui leur appartiennent par leur dépendance, ou qui hantent les cours : le reste leur échappe, et ne peut exciter ni leur estime, ni leur compassion, ni même leur curiosité. Surtout, ils détournent leur vue des misérables ; comme ils n’ont jamais senti la pauvreté, ni la douleur, ou ils n’y réfléchissent point, ou ils craignent d’être obligés d’y réfléchir
Aimez la familiarité, mon cher ami ; elle rend l’esprit souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et donne, sous un air de liberté et de franchise, une prudence, qui n’est pas fondée sur les illusions de l’esprit, mais sur les principes indubitables de l’expérience. Ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes sont tout d’une pièce« Ce n’est que par la familiarité qu’on guérit de la présomption, de la timidité, de la folle hauteur. Ce n’est que dans un commerce libre et ingénu qu’on peut bien connaître les hommes, qu’on se tâte, qu’on se démêle, qu’on se mesure avec eux. »
On ne peut avoir l’âme grande, ou l’esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature ; les sciences à la vérité.
Les arts et les sciences embrassent tout ce qu’il y a dans la pensée de noble et d’utile ; de sorte qu’il ne reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d’être peint ou enseigné.
La plupart des hommes honorent les lettres, comme la religion et la vertu, c’est-à-dire comme une chose qu’ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer. Personne néanmoins n’ignore que les bons livres sont l’essence
L’étude d’une vie entière s’y peut recueillir dans quelques heures : c’est un grand secours.
Je sais que l’éducation ne peut suppléer le génie : les dons de la nature valent mieux que les dons de l’art ; cependant l’art est nécessaire pour faire fleurir les talents : un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs… Que servent à un grand seigneur les domaines qu’il laisse en friche ? Est-il riche de ces champs incultes ?
Quand vous êtes de garde au bord d’un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites : Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! Le jour vient, les ombres s’effacent, et les gardes sont relevéesremplacées par d’autres gardes.le Réveil au camp, 1.
Qui n’admire la majesté, la pompe, la magnificence, l’enthousiasme de Bossuet, et la vaste étendue de ce génie impétueux, fécond, sublime ? Qui conçoit sans étonnement la profondeur incroyable de Pascal
Génie simple et puissant, il assemble des choses qu’on croyait être incompatibles, la véhémence, l’enthousiasme, la naïveté, avec les profondeurs les plus cachées de l’art ; mais d’un, art qui, bien loin de gêner la nature, n’est lui-même qu’une nature plus parfaite, et l’original des préceptes
Mais toie
O noms consacrés par l’amour et par les respects de tous ceux qui chérissent l’honneur des lettres ! restaurateurs des arts, pères de l’éloquence, lumières de l’esprit humain, que n’ai-je un rayon du génie qui échauffa vos profonds discours, pour vous expliquer dignement, et marquer tous les traits qui vous ont été propres« Si lion pouvait mêler des talents si divers, peut-être qu’on voudrait penser comme Pascal, écrire comme Bossuet, parler comme Fénelon. »
Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu as vu
Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, acteur comique, l’homme de plaisir, homme de cour, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, plaideur éternel, Pierre Caron de Beaumarchais eut une existence aussi compliquée que l’intrigue de son Figaro.
Le procès que lui suscitèrent les héritiers de Paris Duvernez, devint, grâce à son adresse, une importante question de liberté publique et d’intérêt général. Il y trouva prétexte à des pamphlets tantôt sérieux jusqu’à l’éloquence, tantôt plaisants jusqu’à la bouffonnerie. Tout en paraissant n’attaquer que ses indignes ennemis, il s’érigea en avocat du droit commun, et livra le parlement à la risée de l’Europe.
Sa célébrité bruyante grandit encore par le succès de deux pièces étincelantes de verve, de vivacité, de malice et souvent de bon sens. Le Barbier de Séville (1775) et surtout le Mariage de Figaro (1784) furent l’image satirique d’une société qui courait gaiement à une révolution où elle devait périr corps et biens. L’aristocratie frivole qui applaudit à ses épigrammes battait des mains à sa propre ruine.
Il conduit l’intrigue la plus embarrassée avec une merveilleuse dextérité. Talent souple et fertile qui suffit à tout avec de l’esprit, il mêla au sel gaulois du vieux temps le don de l’à-propos, et Part d’exciter les passions en les amusant ; son style abonde en mots piquants : sa prose acérée se retient comme des vers. Nul n’a mis en circulation plus de malices devenues proverbes. On peut lui appliquer ce trait : « Qui dit auteur, dit oseur. »
e comte(à part). Cet homme ne m’est pas inconnu »
Figaro. Eh non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…
e comte. Cette tournure grotesque...
Figaro. Je ne me trompe point : c’est le comte Almaviva.
le comte. Je crois que c’est ce coquin de Figaro.
Figaro. C’est lui-même, Monseigneur.
e comte. Maraud ! si tu dis un mot
Figaro. Oui, je vous reconnaisbontés familières, non sans ironie.
e comte. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…
figaro. Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.
e comte. Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.
figaro. Je l’ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance…
e comte. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?
figaro. Je me retire.
e comte. Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?
figaro. Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.
e comte. Dans les hôpitaux de l’armée ?
figaro. Non ; dans les harasharas sont des établissements appropriés à l’élevage et au dressage de la race chevaline.
e comte(riant). Beau début !
figaro. Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval
e comte. Qui tuaient les sujets du roi !
figaro. Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats
e comte. Pourquoi donc l’as-tu quitté ?
figaro. Quitté ? C’est bien lui-mêmeles puissants.
L’Envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide
e comte. Oh grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
Figaro. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris
e comte. Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter...
Figaro. Je me crus trop heureux d’un être oublié, persuadé qu’on grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal
e comte. Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet.
Figaro. Eh ! mon Dieu, Monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut
e comte. Paresseux, dérangé...
Figaro. Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?
Le comte(riant). Pas malbon enfant.
figaro. Non, pas tout de suite. De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires, et le théâtre me parut un champ d’honneur…
e comte. Ah ! miséricorde !
figaro. En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès ; car j’avais rempli le parterre des plus excellentsla claque.cafés étaient alors des centres d’intrigues litttéraires.
e comte. Ah ! la cabale
figaro. Tout comme un autre ; pourquoi pas ? Ils m’ont sifflé ; mais si jamais je puis les rassembler…
e comte. L’ennui te vengera bien d’eux ?
figaro. Ah ! comme je leur en garde
e comte. Tu jures ! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges
figaro. On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.
e comte. Ta joyeuse colère me réjouit ; mais tu ne me dis pas ce qui t’a fait quitter Madrid.
figaro. C’est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien maître. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouinsmaringouins sont une espèce de moucherons.
e comte. Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ?
La Bruyère dit : « (Figaro. L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurerIl faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »
La pièce fut jouée à l’Odéon, le 26 avril 1784, et obtint un éclatant succès, qui continue de nos jours, et durera longtemps encore. Pour se consoler de l’amertume que leur causait un succès sans exemple, les mécontents, à la cinquième représentation, firent jeter des quatrièmes loges des imprimés finissant ainsi :Girault de Saint-Fargeau.)
La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreur, pas de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien, et nous avons ici des gens d’une adresse !...
D’abord un bruit léger, rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, L’abbé de Rancé (1626-1696) n’était pas de l’avis de Beaumarchais. Voici ce qu’il écrivait à un de ses amis, l’abbé Nicaise:pianissimopiano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzandocrescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait« La calomnie ne m’a fait aucun mal : j’en ai avalé le calice, où, dans la vérité, je n’ai trouvé l’amertume que l’on pourrait croire. Dieu m’a fait en cela des grâces dont je n’étais pas digne. Je ne puis mieux les reconnaître que par la joie que j’aurai de me voir entre ses mains sans que les hommes s’en mêlent. Avaler le calice tout pur, sans une goutte d’aeau et avec plaisir, c’est un bien qu’on ne saurait trop estimer, c’est ce que la nature ne connaît point et ne veut point connaître ; il n’y a que Dieu qui en donne le pouvoir à ceux qui sont à lui. »
Vous qui m’avez connu, vous qui m’avez suivi sans cesse, ô mes amis ! dites si vous avez jamais vu autre chose en moi qu’un homme constamment gai ; aimant avec une égale passion l’étude et le plaisir ; enclin à la raillerie, mais sans amertume, et l’accueillant dans autrui contre soi, quand elle est assaisonnée« : Quel homme ! sa naïveté m’enchante ; quand je le lis, je lui pardonne ses impudences et ses pétulances. »
D’abord ingénieur et officier, Bernardin de Saint-Pierre eut une jeunesse fort aventureuse ; il promena longtemps à travers le monde, en Pologne, en Russie, à l’Ile de France, sa mélancolie inquiète et son imagination éprise de rêveries philanthropiques. Enfin, à quarante ans, après une maladie noire causée par ses épreuves et ses mécomptes, il publia les Études de la nature (1784), œuvre originale qui le rendit subitement le favori de l’opinion. Ses prétentions scientifiques y font parfois sourire les savants ; mais c’est un éloquent plaidoyer contre l’athéisme, et un hymne religieux en l’honneur de la Providence. Par l’éclat de ses descriptions et sa douceur harmonieuse, il ravit toutes les âmes sensibles.
En 1788, parut son quatrième volume, qui contenait l’épisode de M. Aimé Martin raconte sur lui les anecdotes suivantes :Paul et Virginie, immortelle pastorale où la flamme de la passion est tempérée par le charme de l’innocence. Le fond du récit nous offre des paysages enchanteurs, et idéalisés par des souvenirs émus. Dans ce drame simple, décent, sobre et tendre, respire un génie Virgilien qu’on applaudit en pleurant« Dès l’âge de huit ans, on lui faisait cultiver un petit jardin où chaque jour il allait épier le développement de ses plantations, cherchant à deviner comment une grosse tige, des bouquets de fleurs, des grappes de fruits savoureux pouvaient sortir d’une graine frêle et aride ; mais les animaux surtout attiraient son affection, étonnaient son intelligence. Ayant accompagné son père dans un petit voyage à Rouen, celui-ci s’arrêta devant les flèches de la cathédrale, dont il ne pouvait se lasser d’admirer la hauteur et la légèreté ; le jeune Henri levait aussi les yeux vers la cime des tours ; mais c’était pour admirer le voi des hirondelles qui y faisaient leurs nids. Son père, qui le voyait dans une espèce d’extase, l’attribuant à la majesté du monument, lui dit : « Eh bien, Henri ! que penses-tu de cela ? » L’enfant, toujours préoccupé de la contemplation des hirondelles, s’écria : « Bon Dieu ! qu’elles volent haut ! » Tout le monde se mit à rire, son père le traita d’imbécile ; mais toute sa vie il fut cet imbécile, car il admirait plus le vol d’un moucheron que la colonnade de Louvre.
« Quelques heures avant sa mort, en sortant d’une longue faiblesse, comme il vit les siens en pleurs autour de son lit, il leur tendit la main ; sa voix n’était plus qu’un souffle ; à peine put-il leur dire : « Ce n’est qu’une séparation de quelques jours ; ne me la rendez pas si douloureuse ! Je sens que je quitte la terre, et non la vie. » Et, comme s’il eût cédé à la plus tendre conviction, il ajouta : « Que ferait une âme isolée dans le ciel même ? » Ces mots touchants furent presque les derniers qu’il prononça. Peu d’heures après il n’était plus. »
(Essai sur la vie et les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre.)
Ses derniers ouvrages, La chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature (1796) mêlent aux pages les plus riantes la fadeur d’un ton trop sentimental.
Peintre romanesque, moraliste poëte, disciple de Rousseau, dont il n’a pas la force, mais qu’il surpasse par la portée morale de son talent, Bernardin est le précurseur de M. de Chateaubriand.
Lorsque j’étais en pleine mer, et que je n’avais d’autre spectacle que le ciel et l’eau, je m’amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l’azur des cieux. C’était surtout vers la fin du jour qu’ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.
Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est Comparez ce paysage de Maurice de Guérin : Eugénie de Guérin écrivait aussi :« Le 2 avril. — Les nuages nous ont jeté de la pluie tout le long du jour. Elle est tombée tantôt par ondées violentes, tantôt par rosées fines bruissant légèrement. Les merles, les fauvettes, tous les oiseaux chanteurs sifflent, gazouillent, rossignolent. Les nuages laissent parfois de grandes clairières dans le ciel par où le soleil précipite des torrents de lumière. Alors les nuages qui font la lisière s’illuminent, leurs files successives et fuyant au loin se retirent de proche en proche, mais par nuances affaiblies et dégradées en raison de leur éloignement, jusqu’à ce qu’enfin les rayons viennent mourir sur une masse énorme qui se tient immobile aux confins de l’horizon sud-est. »
« Le 20. — La belle matinée d’automne ! Un air transparent, un lever du jour radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des nuages d’un éclat, d’une couleur molle et vive, du coton d’or sur un ciel bleu. »
Sur le côté oriental de la montagne qui s’élève derrière le Port Louis
A l’entrée de ce bastion M. de Humbold dans le Cosmos dit de Paul et Virginie :bastion est un ouvrage fortifié, qui a deux flancs et deux faces.piton est la pointe d’un roc.« L’aspect de la mer, les formes variées des nuages, le bruissement des airs, dans les bosquets de bambous, la cime ondoyante des palmiers, tout cela est décrit avec une vérité inimitable. Ce chef d’œuvre m’a accompagné dans la zone, à laquelle il doit sa naissance. Nous l’avons lu, mon cher compagnon et ami Bonpland et moi, pendant bien des années. C’est là-bas (qu’on me pardonne cet appel à mes propres sentiments) ; c’est sous la tranquille splendeur du ciel du sud, ou par les temps pluvieux, au bord de l’Orénoque, quand les éclairs illuminaient la forêt retentissante, que nous nous sentions pénétrés de la vérité merveilleuse avec laquelle est décrite dans ce petit volume toute l’originalité de la puissante nature des tropiques. »
Vers les neuf heures du matin, on entendit, du côté de la mer, des bruits épouvantables, comme si des torrents d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria : « Voi ! à l’ouragan ! » Et dans l’instant, un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l’île d’Ambre et son canal. Le Saint-GéranVirginie.briser est ici neutre, et signifie : Heurter violemment contre.Zénith. Point du ciel perpendiculaire à chaque point du globe terrestre.
Ce qu’on craignait arriva. Les câbles de l’avant rompirent, et, comme le vaisseau n’était plus retenu, il fut jeté sur les rochers à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. PaulSaint-Géran, tantôt nageant, marchant tantôt sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir d’aborder ; car la mer, dans ses mouvement irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau, qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie et à demi noyé. A peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens, qu’il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur au vaisseau, que la mer cependant entr’ouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux.
On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié ; une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre : c’était Virginie. Elle l’avait reconnu à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer ; il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect. Nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-là ! sauvez-là ! ne la quittez pas ! » Mais, dans ce moment, une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. A cette terrible vue, le matelot s’élança seul à la mer, et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et, levant en haut ses yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieuxMartyrs de Chateaubriand.
Quand nous fumes à l’entrée du vallon, des noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris dans la baie.
Nous y descendîmes, et le premier que j’aperçus fut le corps de Virginie ; elle était à moitié couverte de sable, dans l’attitude où nous l’avions vu périr : ses traits n’étaient pas sensiblement altérés ; ses yeux étaient fermés, mais la sérénité était encore sur son front ; seulement les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur
Lorsque j’arrivai en France sur un vaisseau qui venait des Indes, je me rappelle que les matelots, en vue de la patrie, devinrent pour la plupart incapables d’aucune manœuvre. Les uns la regardaient sans pouvoir en détourner les yeux ; d’autres mettaient leurs beaux habits, comme s’ils avaient été au moment de descendre ; il y en avait qui parlaient tout seuls, et d’autres qui pleuraient. A mesure que nous approchions, le trouble de leurs têtes augmentait ; comme ils en étaient absents depuis plusieurs années, ils ne pouvaient se lasser d’admirer la verdure des collines, le feuillage des arbres, et jusqu’aux rochers du rivage couverts d’algues et de mousse, comme si tous ces objets leur eussent été nouveaux. Les clochers des villages où ils étaient nés, qu’ils reconnaissaient au loin dans les campagnes, et qu’ils nommaient les uns après les autres, les remplissaient d’allégresse ; mais quand le vaisseau entra dans le port, et qu’ils virent sur les quais, leurs amis, leurs pères, leurs mères, leurs enfants, qui leur tendaient les bras en pleurant, et qui les appelaient par leurs noms, il fut impossible d’un retenir un seul à bord. Tous sautèrent à terre, et il fallut suppléer, suivant l’usage de ce port, aux besoins du vaisseau par un autre équipage Citons le passage suivant, emprunté à Rousseau :« Plus j’approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L’instant où, des hauteurs du Jura, je découvris le lac de Genève, fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrents de plaisirs avaient inondé mon cœur, l’air des Alpes, si salutaire et si pur ; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient ; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé ; ce séjour charmant auquel je n’avais rien trouvé d’égal dans le tour du monde ; l’aspect d’un peuple heureux et libre ; la douceur de la saison, la sérénité du climat ; mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les sentiments que j’avais goûtés : tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire, et semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière. »
Pour un homme public, rien ne remplace l’ascendant d’une bonne renommée. Mirabeau en est un mémorable exemple ; car les fautes de sa jeunesse pesèrent sur toute sa vie. Son histoire nous offre le douloureux spectacle d’un génie puissant qui lutte en vain contre la défiance des partis, se débat sous de noires calomnies auxquelles son passé donne prétexte, se sent isolé jusque dans ses triomphes, et meurt sur la brèche sans avoir pleinement conquis cette autorité morale qui est le plus efficace auxiliaire de la persuasion. Ce ne fut pas impunément qu’il parut sur la scène, obéré de dettes, maudit par son père, voué à une sorte de réprobation qui l’empêcha de faire tout le bien qu’il voulait. Savoir sa valeur, et ne pouvoir l’imposer que par accident et surprise ; entendre murmurer autour de soi le nom de Catilina, quand on aborde la tribune avec le courage d’un bon sens supérieur et convaincu ; subir des résistances occultes, sous lesquelles se cache l’injure d’un mépris anonyme ; rendre la vérité suspecte, parce qu’on en est l’interprète : telle fut l’expiation sous laquelle il courba la tête jusqu’au dernier jour, tantôt exaspéré par d’injustes outrages, tantôt abattu par le sentiment de son impuissance.
La vertu seule lui manqua pour être orateur accompli.
Mon père
Je sens le devoir et le besoin de vous demander pardon de mes fautes, et c’est du plus profond de mon cœur que je regrette amèrement les chagrins qu’elles vous ont donnés. Je n’ai pas le droit de vous dire : Effacez de votre mémoire les trop nombreuses erreurs dont j’espère pourtant avoir expié une grande partie par tant d’années d’une continuelle infortune et de la plus terrible captivité. Ce n’est point assez, je le sens, et, pour obtenir de vous cette grâce, il faudrait, s’il était possible, réparer ; mais, mon père, le puis-je dans la situation où je suis ? et m’ôterez-vous jusqu’à l’espoir de rentrer, du moins, dans une partieDans une partie. Voyez comme la prière est timide, discrète et filiale.
Mon père, vous dites et vous croyez que suis un fou. Si je le suis, j’ai droit du moins à votre commisération, et ma situation est bien cruelle ; mais je ne leLe est trop loin du mot fou.
Mon père, vous ne me croyez pas méchant ; si je l’étais, je pourrais vous dire : « On n’a pas le droit de rendre malheureux ceux qu’on ne peut rendre bons ; » mais, je vous promets, je vous jure que mon désir le plus ardent est de réparer les chagrins que je vous ai causés, et de n’en jamais augmenter la mesure. Si j’enfreins ce serment, je n’aurai pas le moindre titre à l’indulgence de qui que ce soit, et vous aurez assurément le droit irrévocable de frapper sans retour. Si vous ne me croyez pas le plus pervers et le plus insensé des hommes, vous pouvez donc être convaincu de la sincérité de cet aveu et de ces résolutions. Consultez votre cœur, mon père, et daignez, oh ! daignez me dire s’il vous dicte encore la proscription de votre fils Mirabeau fit souvent alors entendre les mêmes prières; il terminait une lettre éloquente à son oncle par ces supplications touchantes :« Pardon, mon oncle, je me répète : tout sentiment surabondant fait ainsi : mon cœur crie sans cesse qu’il vous respecte, qu’il vous aime, qu’il espère en vous: éclairez-le, guidez-le; ce cœur toujours ardent est devenu docile; il obéira à la moindre inflexion de votre main ou de celle de mon père. Ecrivez- moi, mon oncle, daignez m’écrire, et dites-moi ce que je dois tenter. On avertit, du bord de la mer, un malheureux naufragé de la planche à laquelle il peut s’accrocher; on lui jette, si lion peut, un cordage. »
C’est une étrange manie, c’est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu’un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu dos débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l’irascibilité de l’amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns et les autres aux préventions populairesLa grande trahison de MirabeauStipendié veut dire l’homme qui reçoit un salaire.
Né à Chambéry, dans une province où notre langue fut souvent parlée avec distinction, patricien de vieille roche, ancien sénateur du Piémont, représentant d’un souverain à demi dépouillé, ministre plénipotentiaire de Sardaigne à la cour de Russie, Joseph de Maistre voua une haine irréconciliable à toutes les idées de la Révolution, et s’institua le défenseur du droit divin sous toutes ses formes.
Son principal ouvrage, Les soirées de Saint-Pétersbourg (1814), nous montre un docteur altier qu’anime une verve sombre, et l’éloquence convaincue d’une logique passionnée. Nul ne posséda plus magistralement le don d’exécrer, de maudire et de mépriser tous ses adversaires comme des ennemis publics. S’il a poussé parfois ses principes jusqu’à l’absurde, si le raisonnement n’est pas toujours chez lui la raison, on admire l’écrivain, même quand on résiste au penseur. Sous ses idées fixes et ses paradoxes, il y a du trait, du mordant, des vues hardies ou profondes, et l’accent d’une voix vibrante qui porte au loin.
Sa correspondance fait aimer et respecter ses vertus antiques, austères et patriarcales Citons comme curiosité quatre vers du comte de Maistre sur Descartes ; ils figuraient sur l’album de Mme Swetchine : « Esclave dans les murs du cloître et de l’école, La raison n’osait rien ; je vins briser ses fers. Je flétris des vieux mots la science frivole, Et c’est moi qui donnai Newton à l’univers. »
Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier ; soit que réellement, elles aient plus de douceur que dans les plus beaux climats.
Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident, et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, éveillent chez le spectateur l’idée d’un vaste incendie.
Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva
Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens ; on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles, et jettent l’ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes, et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Busse opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.
Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.
Près de nous, une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin
La statue équestre de Pierre I Cette description nous offre l’occasion de citer cette page de Voltaire sur la fondation de Saint-Pétersbourg :er (Hist. de Charles XII.)’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux« Pierre le Grand aspirait à plus qu’à détruire des villes ; il en, fondait une alors peu loin de Narva même, au milieu de ses nouvelles conquêtes ; c’était la ville de Pétersbourg, dont il fit depuis sa résidence et le centre du commerce. Elle est située entre la Finlande et l’Ingrie, dans une île marécageuse, autour de laquelle la Néva se divise en plusieurs bras avant de tomber dans Je golfe de Finlande : lui-même traça le plan de la ville, de la forteresse, du port, des quais qui l’embellissent, et des forts qui en défendent l’entrée.
Cette île inculte et déserte, qui n’était qu’un amas de boue pendant le court été de ces climats, et dans l’hiver qu’un étang glacé, où l’on ne pouvait aborder par terre qu’en traversant des forêts sans route et des marais profonds, et qui n’avait été jusqu’alors que le repaire des loups et des ours, fut remplie, en 1703, de plus de trois cent mille hommes que le czar avait rassemblés de ses États. Les paysans du royaume d’Astracan et ceux qui habitent les frontières de la Chine furent transportés à Pétersbourg. Il fallut percer des forêts, faire des chemins, sécher des marais, élever des digues avant de jeter les fondements de la ville. La nature fut forcée partout. Le czar s’obstina à peupler un pays qui semblait n’être pas destiné aux hommes : ni les inondations qui ruinèrent ses ouvrages, ni la stérilité du terrain, ni l’ignorance des ouvriers, ni la mortalité même qui fit périr deux cent mille hommes dans ces commencements, ne lui firent point changer de résolution. »
A mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre, et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.
Si le ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers
Il me semblé qu’il n’y aurait rien de si infortuné qu’un homme qui n’aurait jamais éprouvé l’infortune ; car jamais il ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce qu’il vaut. Les souffrances sont les combats de la vertu : elles ajoutent à ses mérites. Le brave s’est-il jamais plaint à l’armée d’être toujours choisi pour les expéditions les plus hasardeuses ? Il les recherche au contraire, et s’en fait gloire. Que le poltron s’amuse à vivre tant qu’il voudra, c’est son métier ; mais qu’il ne vienne point nous étourdir de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas. La comparaison me semble tout à fait juste : si le brave remercie le général qui l’envoie à l’assaut, pourquoi ne remercierait-il pas de même Dieu qui le fait souffrir« Ce monde est une milice. Tous ceux qui ont combattu courageusement dans une bataille sont dignes de louanges sans doute : mais la plus grande gloire appartient à celui qui en revient blessé. »
J’ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfantdouloureux plaisir ; j’ai été attendri jus-qu’aux larmes par la fin de ta lettre, qui a touché la fibre la plus sensible de mon cœur. Parmi toutes les idées qui me déchirent, celle de ne pas te connaître, celle de ne te connaître peut-être jamaisclavecin est un instrument de musique, l’ancêtre du piano.
Sans doute, ma très-chère enfant, tu as fort bien deviné le sentiment qui empêche ta maman de te vanter à toi-même : il en pourrait résulter deux inconvénients, celui d’augmenter ton amour-propre, et celui de nourrir ta paresse. Tu sens bien par expérience qu’on est toujours porté à s’arrêter en chemin, à dire : c’est assez ; et c’est un grand mal. Maman voudrait donc éviter cette nonchalance, et t’animer constamment à de nouveaux efforts ; mais il est bien sûr, (et tu en es persuadée), qu’il n’y a personne au monde qui t’aime plus que cette bonne maman, et qui rende plus de justice aux efforts que tu fais pour être une aimable personne.
Je suis assez content de ton style et de ton orthographe, qui se perfectionnent ; j’ai bien envie d’être auprès de toi
Tu feras fort bien, ma chère enfant, de m’écrire de temps en temps ; mais il faut laisser courir ta plume, et me dire tout ce qui te passe dans la tête. Tu as toujours quatre chapitres à traiter, tes plaisirs, tes ennuis, tes occupations et tes désirs ; avec cela, on peut remplir quatre pages.
Pour moi, il me suffit de quatre mots, en suivant cette même division : Mon plaisir serait d’être avec toi, mon chagrin est d’en être éloigné, mon occupation est de trouver les moyens de te rejoindre, et mon désir est d’y réussir.
Adieu, ma chère enfant.
Né en 1754, Joubert traversa l’époque orageuse de la Révolution, sans avoir jamais subi l’influence des passions politiques. Ses croyances résistèrent aussi à toute contagion. L’impiété lui faisait horreur comme une dépravation qui engendre toutes les autres. Au lendemain de la Terreur, il compta parmi les représentants les plus délicats de cette société polie qui s’étonna de renaître au milieu des ruines. L’amitié de M. de Fontanes lui confia le poste d’inspecteur général de l’Université ; mais il rechercha l’ombre comme d’autres aspirent à l’éclat du grand jour. Les événements les plus importants de son existence furent des tendresses dévouées, des regrets fidèles, et des pensées dignes d’être achevées dans le monde des purs esprits. Spiritualiste chrétien, écrivain épris de la perfection, ami et mentor de Chateaubriand, critique supérieur, bien que raffiné jusqu’à l’excès, il serait mort inconnu de la postérité, si ses reliques n’avaient été sauvées de l’oubli par la piété de quelques admirateurs. Ses lettres vont de pair avec les meilleures. Ses pensées sont de la plus pure essence. On ne se lasse pas de les relire, et ce sage est digne de vivre à jamais dans la compagnie des maîtres Voir ses œuvres. Librairie académique, Didier : Joubert disait de lui-même :Pensées et Lettres. (2 vol. in-12.)« Le ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots.
« Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air.
« Mon esprit aime à voyager dans des espaces ouverts, et à se jouer dans des flots de lumière, où il n’aperçoit rien, mais où il est pénétré de joie et de clarté. Et que suis-je.., ? qu’un atome dans un rayon ? »
Il y a, Madame, dans le monde, un vilain petit mal bien singulier : c’est une invisible vapeur, qui semble ne toucher à rien, et qui pénètre jusqu’aux os. On lui donne un grand vilain nom, dont l’épithète est fort jolie : c’est un rhumatisme volant.
Ce mal bizarre, qui a quelque chose du dragon et du lutin tout à la fois, se joue à ravager un homme. Il se jette, comme en sautant, sur les deux bras, sur les épaules, sur les dents ; et, quand il est las de bondir ou rassasié des tourments dont il fait sa vaine pâture, il abandonne les surfaces ; il se glisse dans l’estomac et s’y endort
Alors on croit ne plus souffrir ; mais on porte au dedans, de soi un poids affreux pire que toutes les douleurs Voici comment Voltaire parlait de ses infirmités :« M. d’Alembert m’a demandé un article sur l’esprit ; c’est comme s’il l’avait demandé au père Mabillon ou au père Montfaucon. Il se repentira d’avoir demandé des gavottes à un homme qui a cassé son violon.
« Et vous aussi, Madame, vous vous repentirez d’avoir voulu que je vous écrive. Je ne suis plus de ce monde, et je me trouve assez bien de n’en plus être. Je ne m’intéresserai pas moins tendrement à vous ; mais nous nous avouerons que tout ce que nous avons vu et tout ce que nous avons fait, a passé comme un songe ; que les plaisirs se sont enfuis de nous, qu’il ne faut pas trop compter sur les hommes.
« Nous nous consolerons aussi en nous disant combien peu ce monde est consolant. On ne peut y vivre qu’avec des illusions, et dès qu’on a un peu vécu, toutes les illusions s’envolent. J’ai conçu qu’il n’y avait de bon, pour la vieillesse, qu’une occupation dont on fût toujours sûr, et qui nous menât jusqu’au bout en nous empêchant de nous ronger nous-mêmes.
« Résignons-nous à la destinée qui se moque de nous, et qui nous emporte. Vivons tant que nous pourrons, et comme nous pourrons. Nous ne serons jamais aussi heureux que les sots, mais tâchons de l’être à notre manière.,. Tâchons..., quel mot ! Rien ne dépend de nous : nous sommes des horloges, des machines.
« Adieu, Madame ; mon horloge voudrait sonner l’heure d’être auprès de-vous. »
(Correspondance générale.)
J’ai logé cet hôte cruel ; je suis en proie à ses caprices depuis la lettre du mois d’octobre où je vous en ai dit un mot, et je m’en sentais accablé, lorsque la vôtre est venue. Elle m’a beaucoup soulagé ; elle m’a ranimé du moins, et depuis que je l’ai reçue, j’ai fait cinq mouvements complets.
Le premier, Madame, a été d’écrire à M. Molé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, dans un billet que vous avez comblé de gloire, et qui ne mérite pas d’être compté ; le second a été de vous écrire à vous-même ; le troisième de chercher sur ma table une demi-douzaine de lettres éparses que j’avais commencées pour vous dans les intervalles de mes angoisses, et que j’avais toujours été forcé d’interrompre en me disant : Je souffre trop, je recommencerai demain ; le quatrième a été de les lire ; le cinquième enfin est de vous en envoyer la copie. Comme l’intention, quand elle est ainsi constatée, équivaut à l’exécution, je pourrai me vanter à vous de vous avoir écrit six lettres pour une, moi qu’on a toujours accusé de n’en écrire qu’une pour six.
Si vous voulez être inspecteur de l’académie de Caen, vous n’avez qu’à le dire Il s’agit de Chênedollé, qui cultivait la poésie descriptive et philosophique. En demandant pour lui ce poste à M. de Fontanes, Joubert disait :« Izarn est votre inspecteur général, et Chênedollé est relégué dans une ville de commerce. O fortune ! ô destin ! peut-être aussi, ô Providence ! Mais nous qui ne connaissons pas les décrets du ciel, et à qui le ciel a donné d’autres lumières pour juger et pour nous conduire, n’avons-nous pas là de quoi nous étonner ? Songez que ce pauvre garçon a été votre confident, le confident de votre muse ; qu’il a été votre disciple, disciple de vos conseils, disciple de votre exemple. Il a voulu vous imiter : est-ce donc là ce qui vous a fâché ? Il vous a imité mieux que tout autre : cela devait vous apaiser. Après vous et l’abbé Delille, et en comptant les morts et les vivants, c’est l’homme de son âge et d’un âge inférieur au sien qui écrit le mieux en vers, et qui a la plus savante et la plus saine littérature.
« Enfin, Chênedollé est, par nature, votre admirateur ; il le sera toujours, et malgré vous et malgré lui, jusqu’au fond de ses moelles et de ses veines. C’est donc un client que Dieu et la nature vous ont donné, et vous devez être son patron. Ah ! Monsieur le Grand-Maître, retenez bien deux vérités : la première, et je vous l’ai dit souvent, c’est qu’avec une certaine mesure d’esprit et de talent, on n’a pour véritables amis que ses admirateurs ; la seconde, c’est qu’on n’est parfaitement goûté et apprécié que par les hommes de son âge et les hommes de son métier. »
une combinaison.
Vous savez ce que je vous ai dit des fonctions que vous aurez à remplir. Elles sont morales, civiles, politiques, religieuses, sublimes, mais ennuyeuses par les détails. J’avais mieux aimé pour vous, c’est-à-dire pour vos goûts, l’uniformité continue et l’immobilité des fonctions du professorat. Si, après vous être bien consulté, vous aimez mieux les autres, acceptez-les.
Je vous préviens qu’il y a deux moyens infaillibles de s’y plaire : le premier est de les remplir parfaitement ; car on parvient toujours à faire volontiers ce qu’on fait bien ; le second est de vous dire que « tout ce qui devient devoir doit devenir cher. » C’est une de mes anciennes maximes, et vous ne sauriez croire quelle facilité étonnante on trouve dans les travaux pour lesquels on se sentait d’abord le plus de répugnance, quand on s’est bien inculqué dans l’esprit et dans le cœur une pareille pensée ; il n’en est point (mon expérience vous en assure) de plus importante pour le bonheur.
Il y a aussi une manière d’envisager les devoirs dont il s’agit, qui leur ôte tout leur ennui, et qui les rend même agréables aux imaginations intelligentes : c’est de ne considérer dans les écoliers que de jeunes âmes, et dans les maîtres que des pasteurs d’enfants, à qui on indique les eaux pures, les herbes salutaires et les poisons.
Il faut savoir aussi qu’en dépit du siècle, il n’y a rien de si docile et de si aisé à ramener au bien et aux anciens pâturages que ces troupeaux et ces bergers. De la fermeté, du bon sens, de la vigilance, mêlés d’aménitél’aménité est, ou doit être une grâce d’état, chez un inspecteur.
Bonjour.
M. Mignon, que vous avez vu hier matin, est venu le soir, à heure indueIndu. Ce qui est contre la règle et l’usage.
Et il se fit un silence pendant lequel le petit jeune homme s’avise d’improviser un distique latin à la louange de l’Empereur, qui, prenant son parti en habile homme, se mit à dire en souriant, « C’est bon, c’est bon, je t’entends, je t’entends. » Et puis, étendant gravement la main : — « Va, tu seras content de moi. Prenez son nom
Tout cela se passait sur le quai, un beau matin, et à la face du ciel et de la terre. L’Empereur était à cheval. Rien n’avait été préparé ni prémédité de la part du petit garçon, qui est réellement un bon sujet, pieux et studieux, à ce que lion dit, et très-hardi, comme vous voyez, mais très-décidé en même temps à n’être ni soldat ni prêtre.
On pourrait lui donner une petite place de petit régent ou de maître d’études. Le temps presse : il a dix-huit ans
La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité, qui fait que l’âme, comme la fleur, son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes. De là, cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu.
Ce qu’est leur cristal aux fontaines, un verre à nos pastelspastels sont des peintures très-fragiles ; pour que la poussière du crayon no s’enlève pas, on les met sous verre.
Quand la nature extérieure veut créer un être, tant qu’il est peu solide encore, elle use de précautions. Elle met le germe en repos, en solitude, en sûreté, le parachève avec lenteur, et le fait tout à coup éclore. Ainsi se forment en nous toutes nos belles qualités.
Quand la nature veut créer notre être moral et faire éclore en notre sein quelque rare perfection, elle en dépose les germes au centre de notre existence, loin des agitations qui se font à notre surface. Elle environne d’un réseau transparent et inaperçu cette alcôve
La pudeur nous lègue des fruits précieux ; un goût pur dont rien n’émoussa les premières délicatesses, une imagination claire dont rien n’altéra le poli ; un esprit agile et bien fait, prompt à s’élever au sublime ; l’amour des plaisirs innocents, les seuls qu’on ait longtemps connus ; la facilité d’être heureux par l’habitude où l’on vécut de trouver son bonheur en soi ; je ne sais quoi de comparable Voici encore quelques pensées de Joubert :à ce velouté des fleurs, où nul souffle ne peut entrer ; un charme qu’on porte en son âme, et qu’elle applique à toutes choses, en sorte qu’elle aime sans cesse, et qu’elle a la faculté d’aimer toujoursTout enfant impie est méchant ou débauché.
N’estimez que le jeune homme que les vieillards trouvent poli.
Les vertus rendent constamment heureux ceux qui les ont. Elles rendent meilleurs eux-mêmes qui les voient et ne les ont pas.
La piété est une espèce de pudeur. Elle nous fait baisser la pensée, comme la pudeur nous fait baisser les yeux devant tout ce qui est défendu.
La crainte de Dieu nous est aussi nécessaire pour nous maintenir dans le bien, que la crainte de la mort pour nous retenir dans la vie.
Soyez doux et indulgents à tous ; ne le soyez pas à vous-même.
On doit refuser la science à ceux qui n’ont pas de vertu.
Fille d’un philosophe et d’un ministre populaire, mademoiselle Necker, depuis baronne de Staël, eut pour première école les graves entretiens d’un monde animé par le voisinage de la tribune ; les écrits de Jean-Jacques, et des espérances généreuses de rénovation sociale firent battre son cœur d’enfant. Puis vinrent les malheurs publics et privés, l’anarchie, la violence et les crimes : ces épreuves attendrirent et tempérèrent son exaltation sans décourager son amour de la liberté. Revenue en France au lendemain de la Terreur, elle y réveilla l’esprit de société, jusqu’au jour où sa royauté de salon parut dangereuse à un pouvoir ombrageux qui la réduisit à quitter son pays. Nous devons aux vicissitudes de son exil les deux meilleurs ouvrages qu’elle ait produits : Corinne, roman dont les fictions recouvrent les confidences d’une âme supérieure ; et l’Allemagne, tableau brillant d’une littérature que la France ignorait.
Intelligence sympathique aux nobles idées, imagination ardente, romanesque et vivement éprise de la gloire, madame de Staël a eu le mérite de nous découvrir de nouveaux horizons. Elle donne de l’essor à la pensée, elle suscite des émotions bienfaisantes et fait aimer le progrès, la justice, le courage, l’indépendance morale. Mais malgré ce don d’éloquence, ses écrits ne nous offrent qu’une image affaiblie d’elle-même : car elle brillait surtout par le génie de la conversation, et son style, parfois vague ou abstrait, n’a pas retenu toute la flamme de sa parole Benjamin Constant a dit de Madame de Staël : « On est régenté où l’on voudrait être attiré par le charme… Il y a dans ses liv es assez de talent pour sortir du commun, pas assez pour être de l’élite… »
(M. Nisard).« La vue de cette femme célèbre remplit d’abord d’une excessive timidité. La figure de Madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l’absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante, des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l’enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent, et lui concilient presque tous ceux qui l’approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde, et qui fasse moins peser cette supériorité. »
La naissance, le mariage et la mort composaient toute l’histoire de notre société, et ces trois événements différaient là moins qu’ailleurs. Représentez-vous ce que c’était, pour une Italienne comme moi, que d’être assise autour d’une table à thé plusieurs heures par jour, après dîner, avec la société de ma belle-mère. Elle était composée de sept femmes, les plus graves de la province ; d’eux d’entre elles étaient des demoiselles de cinquante ans, timides comme à quinze, mais beaucoup moins gaies qu’à cet âge. Une femme disait à l’autre : Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ? — Ma chère, répondait l’autre, je crois que ce serait trop tôt, car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir. — Resteront-ils longtemps à table aujourd’hui ? disait la troisième ; qu’en croyez-vous, ma chère ? — Je ne sais pas, répondait la quatrième ; il me semble que l’élection du Parlement doit avoir lieu la semaine prochaine, et il se pourrait qu’ils restassent pour s’en entretenir. — Non, reprenait la cinquième, je crois plutôt qu’ils parlent de cette chasse au renard qui les a tant occupés la semaine passée, et qui doit recommencer lundi prochain ; je crois cependant que le dîner sera bientôt fini. — Ah ! je ne l’espère guère, disait la sixième en soupirant, et le silence recommençait. J’avais été dans les couvents d’Italie ; ils me paraissaient pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu’y devenir
Tous les quarts d’heure il s’élevait une voix qui faisait la question la plus insipide, pour obtenir la réponse la plus froide ; et l’ennui soulevé retombait avec un nouveau poids sur ces femmes, que l’on aurait pu croire malheureuses, si l’habitude prise dès l’enfance n’apprenait pas à tout supporter. Enfin les Comparez la Corinne disait encore : messieurs revenaient, et ce moment si attendu n’apportait pas un grand changement dans la manière d’être des femmes : les hommes continuaient leur conversation auprès de la cheminée ; les femmes restaient dans le fond de la chambre, distribuant les tasses de thé ; et, quand l’heure du départ arrivait, elles s’en allaient avec leurs époux, prêtes à recommencer le lendemain une vie qui ne différait de celle de la veille que par la date de l’almanach et par la trace des années, qui venait enfin s’imprimer sur le visage de ces femmes comme si elles eussent vécu pendant ce tempspetite ville par la Bruyère (de la société), p. 117. Ed. Hemardinquer.« Il y a dans les plus petites villes d’Italie un théâtre, de la musique, des improvisateurs, beaucoup d’enthousiasme pour la poésie et les arts, un beau soleil ; enfin, on y sent qu’on vit ; mais je l’oubliais tout à fait dans la province que j’habitais, et j’aurais pu, ce semble, envoyer à ma place une poupée légèrement perfectionnée par la mécanique, elle aurait très-bien rempli mon emploi dans la société.
« D’abord j’essayai de ranimer cette société endormie : je leur proposai de lire des vers, de faire de la musique. Une fois le jour était pris pour cela ; mais tout à coup une femme se rappela qu’il y avait trois semaines qu’elle était invitée à souper chez sa tante : une autre qu’elle était en deuil d’une vieille cousine qu’elle n’avait jamais vue, et qui était morte depuis plus de trois mois ; une autre, enfin, que dans son ménage il y avait des arrangements domestiques à prendre. »
A Rome, on ne trouve guère que les débris des monuments publics, et ces monuments ne retracent que l’histoire politique des siècles écoulés ; mais à Pompéia, c’est la vie privée des anciens qui s’offre à vous telle qu’elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres, l’a préservée des outrages du tempsEffrayante, c’est le mot. On dirait une nécropole ressuscitée.
Quand on se place au milieu du carrefour des rues, d’où l’on voit de tous côtés la ville qui subsiste encore presque en entier, il semble qu’on attende quelqu’un, que le maître soit prêt à venir ; et l’apparence même de la vie qu’offre ce séjour fait sentir plus tristement son éternel silence. C’est avec des morceaux de lave pétrifiée que sont bâties la plupart de ces maisons qui ont été ensevelies par d’autres laves. Cette histoire du monde, où les époques se comptent de débris en débris, cette vie humaine, dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l’ont consumée, remplit le cœur d’une profonde mélancolie.
On s’embarque sur la BrentaCanal.
Le silence est profond dans cette villela cité de la tranquillité.
Je me mis à causer avec un espagnol que j’avais déjà vu une ou deux fois, et que j’avais remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai s’il connaissait le duc de Mendoce. — Fort peu, répondit-il ; mais je sais seulement qu’il n’y a point d’homme dans toute la cour d’Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C’est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient dès qu’il l’aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendridévotion des courtisans pour Louis XIV.
Vous m’avez écrit une charmante lettre, Monsieur, et vous savez quel prix je mets à votre suffrage. Vous me dites que vous ne me suivez pas dans le ciel ni dans les tombeaux ; il me semble qu’on esprit aussi supérieur que le vôtre, et qui est déjà détaché de tout ce qui est matériel par la nature même de ses recherches, doit un jour se plaire dans les idées religieuses ; elles complètent tout ce qui est grand, elles apaisent tout ce qui est sensible, et sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie comme de la mort ; mon imagination en serait bouleversée Joubert a dit : « Il n’est permis de parler aux hommes de la destruction que pour les faire songer à la durée, et de la mort que pour les faire songer à la vie ; car la mort court à la vie, et la destruction se précipite dans la durée.
« La piété est au cœur ce que la poésie est à l’imagination.
« Dieu ! et de là toutes les vertus, tous les devoirs. S’il en est où l’idée de Dieu ne soit mêlée, il s’y trouve quelque défaut ou quelque excès ; il y manque ou le nombre ou le poids, ou la mesure, toutes choses dont l’exactitude est divine. »
M. de Chateaubriand est déjà pour nous un classique, ou du moins un ancien. Il faut saluer en lui le plus grand nom qui ait ouvert le dix-neuvième siècle. Né au milieu des orages d’une révolution, rejeté par elle au-delà des mers, il y grandit librement, en dehors de toute imitation, n’écouta que la muse intérieure, et devint à l’école des malheurs publics et domestiques, l’éloquent interprète de tous les regrets et de toutes les espérances, l’instrument prédestiné d’une restauration littéraire, morale et religieuse.
On peut dire qu’après le déluge qui avait tout submergé, Atala fut la colombe sortie de l’arche et rapportant le rameau d’olivier. En suivant cette comparaison, j’ajouterai que le Génie du christianisme (1802) fut l’arc-en-ciel, le signe brillant d’alliance et de réconciliation entre la religion et la société française. Ce livre réhabilita tout ce qu’avaient flétri des sarcasmes impies ; il protesta contre des persécuteurs qui avaient fermé les Églises, brisé les autels, proscrit les prêtres. En purifiant l’air et attendrissant les cœurs, il contribua aussi à provoquer une renaissance poétique.
René (1805) fut la peinture transparente d’une jeunesse rêveuse, romanesque et mélancolique.
Les Martyrs (1809), épopée en prose, fidèle aux formes consacrées, nous montrent l’application souvent artificielle, mais parfois heureuse, de la poétique développée dans le Génie du christianisme. Le poëte voyageur y décrit avec éclat l’Orient qu’il avait parcouru : ce fut, avec l’Itinéraire, un pèlerinage au double berceau de l’antiquité.
L’originalité de Chateaubriand est dans l’accord de ses dissonances : procédant de maîtres opposés, il s’inspire du passé comme de l’avenir ; il mêle tous les styles, et rapproche les idées et les sentiments les plus contraires. Tour à tour classique et romantique, il a moins de goût que d’imagination et de sensibilité. Peintre avant tout, il rappelle, avec plus d’éclat, Bernardin de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau. Son pinceau a découvert le désert américain et les forêts transatlantiques. Sa langue musicale et pittoresque produit, par l’arrangement des sons et le choix des mots, des effets d’harmonie et de couleurs qui enchantent l’oreille et les yeux.
Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte, qui s’annonçait par d’affreux mugissements. Elle est formée par la rivière du Niagara, qui sort du lac Erié, et se jette dans le lac Ontario ; sa hauteur perpendiculaire est de cent quarante-quatre pieds : depuis le lac Erié jusqu’au saut, le fleuve arrive toujours en déclinant par une pente rapide ; et, au moment de la chute, c’est moins un fleuve qu’une mer, dont les torrents se pressent à la bouche béante d’un gouffre. La cataracte se divise en deux branches, et se courbe en fer-à-cheval. Entre les deux chutes s’avance une île, creusée en dessous, qui pend, avec tous ses arbres, sur le chaos des ondes. La masse du fleuve, qui se précipite au midi, s’arrondit en un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige, et brille au soleil de toutes les couleurs : celle qui tombe au levant, descend dans une ombre effrayante ; on dirait une colonne d’eau du déluge Comparez ces beaux vers de Lamartine sur la chute du Rhin.
Fleuve de Laconie. M. de Chateaubriand décrit ainsi les environs de Sparte :
« Tout cet emplacement de Lacédémone est inculte : le soleil l’embrase en silence, et dévore incessamment le marbre des tombeaux. Quand je vis ce désert, aucune plante n’en décorait les débris, aucun oiseau, aucun insecte ne les animait, hors des millions de lézards qui montaient et descendaient sans bruit le long des murs brûlants. Une douzaine de chevaux à demi sauvages paissaient ça et là une herbe flétrie ; un pâtre cultivait dans un coin du théâtre quelques pastèques, et à Magoula, qui donne son triste nom à Lacédémone, on remarquait un petit bois de cyprès. Mais ce Magoula même, qui fut autrefois un village turc assez considérable, a péri dans ce champ de mort : ses masures sont tombées, et ce n’est plus qu’une ruine qui annonce des ruines. »
Je marchai pendant un quart d’heure pour arriver à l’Eurotas. Je le vis à peu près tel que je l’avais passé deux lieues plus haut sans le connaître : il peut avoir devant Sparte la largeur de la Marne au-dessus de Charenton. Son lit, presque désséché en été, présente une grève semée do petits cailloux, plantée de roseaux et de lauriers-roses, et sur laquelle coulent quelques filets d’une eau fraîche et limpide. Cette eau me parut excellente ; j’en bus abondamment, car je mourais de soif. L’Eurotas mérite certainement l’épithète de fleuve aux beaux roseaux, que lui a donné Euripide ; mais je ne sais s’il doit garder celle d’olorifer
Les fleuves fameux ont la même destinée que les peuples fameux : d’abord ignorés, puis célébrés sur toute la terre, ils retombent ensuite dans leur première obscurité« Leurs années se poussent successivement comme des flots : ils ne cessent de s’écouler ; tant qu’enfin, après avoir fait un peu plus de bruit et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l’on ne reconnaît plus ni princes ni rois..., de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l’Océan avec les rivières les plus inconnues. »
La vue dont on jouit en marchant le long de l’Eurotas est bien différente de celle que l’on découvre du sommet de la citadelle. Le fleuve suit un lit tortueux, et se cache, comme je l’ai dit, parmi des roseaux et des lauriers-roses aussi grands que des arbres ; sur la rive gauche, les monts Ménélaïons, d’un aspect aride et rougeâtre, forment contraste avec la fraîcheur et la verdure du cours de l’Eurotas. Sur la rive droite, le Taygète déploie son magnifique rideau : tout l’espace compris entre ce rideau et le fleuve est occupé par les collines et les ruines de Sparte ; ces collines et ces ruines ne paraissent point désolées comme lorsqu’on les voit de près : elles semblent au contraire, teintes de pourpre, de violet et d’or pâle. Ce ne sont point les prairies et les feuilles d’un vert cru et froid qui font les admirables paysages ; ce sont les effets de la lumière : voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l’Angleterre.
Ainsi, après des siècles d’oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s’est peut-être réjoui dans son abandon d’entendre retentir autour de ses rives les pas d’un obscur étranger Dans la Troade de Pradon, Hécube gémit ainsi sur les ruines de Troie :
Au centre d’une chaîne de montagnes se trouve un bassin aride, fermé de tous côtés par des sommets jaunes et rocailleux ; ces sommets ne s’entr’ouvent qu’au levant pour laisser voir le gouffre de la mer Morte et les montagnes lointaines de l’Arabie. Au milieu de ce passage de pierres, sur un terrain inégal et penchant, dans l’enceinte du mur jadis ébranlé par les coups du bélier Cette description a été écrite en face de la nature, sous l’impression de la sensation vive, et de l’émotion immédiate. Comparez cette page de M. de Lamartine :« Au-delà des deux mosquées et de l’emplacement du temple, Jérusalem tout entière s’étend et jaillit, pour ainsi dire, devant nous, sans que l’œil puisse en perdre un toit ou une pierre, et comme le plan d’une ville en relief que l’artiste étalerait sur une table. cette ville, non pas comme on nous l’a représentée, amas informe et confus de ruines et de cendres sur lesquelles sont jetées quelques chaumières d’Arabe, ou plantées quelques tentes de Bédouins ; non pas comme Athènes, chaos de poussière et de murs écroulés où le voyageur cherche en vain l’ombre des édifices, la trace des rues, la vision d’une ville, mais ville brillante de lumière et de couleur ! – présentant noblement aux regards ses murs intacts et crénelés, sa mosquée bleue avec ses colonnades blanches, ses milliers de dômes resplendissants sur lesquels la lumière d’un soleil d’automne tombe et rejaillit en vapeur éblouissante ; les façades de ses maisons teintes, par le temps et par les étés, de la couleur jaune et dorée des édifices de Pæstum ou de Rome ; ses vieilles tours, gardiennes de ses murailles, auxquelles il ne manque ni une pierre ni une meurtrière, ni un créneau ; et enfin, au milieu de cet océan de maisons et de cette nuée de petits dômes qui les recouvrent, un dôme noir et surbaissé, plus large que les autres, dominé par un autre dôme blanc : c’est le Saint-Sépulcre et le Calvaire : ils sont confondus et comme noyés, de là, dans l’immense dédale de dômes, d’édifices et de rues qui les environnent, et il est difficile de se rendre compte ainsi de l’emplacement du Calvaire et de celui du Sépulcre qui, selon les idées que nous donne l’Évangile, devraient se trouver sur une colline écartée hors des murs, et non dans le centre de Jérusalem ! La ville, rétrécie du côté de Sion se sera sans doute agrandie du côté du Nord pour embrasser, dans son enceinte, les deux sites qui font sa honte et sa gloire : le site du supplice du Juste, et celui de la résurrection de l’Homme-Dieu !.
« Voilà la ville du haut de la montagne des Oliviers ! Elle n’a pas d’horizon derrière elle, ni du côté de l’Occident, ni du côté du Nord. La ligne de ses murs et de ses tours, les aiguilles de ses nombreux minarets, les cintres de ses dômes éclatants, se découpent à nu et crûment sur le bleu d’un ciel d’Orient ; et la ville, ainsi portée et présentée sur son plateau large et élevé, semble briller encore de toute l’antique splendeur de ses prophéties, ou n’attendre qu’une parole pour sortir tout éblouissante de ses dix-sept ruines successives, et devenir cette Jérusalem nouvelle qui sort du sein du désert, brillante de clarté ! »
Au premier aspect de cette région désolée, un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe ; le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, l’humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là ; chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.
Le printemps en Bretagne est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec de tièdes brises. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de hyacintheshyacinthe, l’h n’est pas aspirée. On dit plus communément jacinthe.Clairière, endroit d’une forêt entièrement dégaroi d’arbres.Ajonc, arbuste épineux, à fleurs jaunes.
Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’églantiers, d’aubépine blanche et rose, de boules de neige, de chèvre-feuilles-convolvulus, de buis, de lierre à baies écarlates, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Le myrte et le laurier croissent en pleine terre ; la figue mûrit comme en Provence. Chaque pommier, avec ses roses carminéesCarminées est un mot inventé par Chateaubriand ; il veut dire couleur de carmin, rougeâtres.
L’aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d’une continuelle forêt, et rappelle l’Angleterre. Des vallons étroits et profonds, où coulent, parmi des saulaiesSaulaie, on dit plutôt saussaie.Cépée, touffe de plusieurs tiges qui sortent d’une même souche.Renaissance l’époque où les lettres et les arts s’épanouirent parmi nous, sous l’influence des modèles antiques. C’est le siècle de François Ier.vigies des bancs de rocailles ou des sommets de rochers isolés au milieu de la mer.
Les cloches du hameau se font entendre, les villageois quittent leurs travaux ; le vigneron descend de la colline, le laboureur accourt de la plaine, le bûcheron sort de la forêt ; les mères, fermant leurs cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assister à la fête
On s’assemble dans le cimetière de la paroisse, sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt on voit paraître tout le clergé destiné à la cérémonie : c’est un vieux pasteur qui n’est connu que sous le nom de curé, et ce nom vénérable, dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple que le père laborieux du troupeau. Il sort de sa retraite, bâtie auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre. Il est établi dans son presbytère comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleursroi des sacrificesRoi des sacrifices. C’est solennel et ambitieux. C’était alors le règne des périphrases poétiques. Comparez le presbytère de Jocelyn (Lamartine).
Cependant, l’apôtre de l’Évangile, revêtu d’un simple surplis, assemble ses ouailles devant la grande porte de l’église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes de l’assistance. On lui entend souvent répéter : « Mes enfants, mes chers enfants ! » et c’est là tout le secret de l’éloquence du Chrysostome champêtreL’apôtre de l’Evangile, le Chrysostome champêtre. Il abuse des synonymes et des circonlocutions.
Après l’exhortation, l’assemblée commence à marcher en chantant : « Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront et vous entendront avec joie. » L’étendard des saints, antique bannière des temps chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau, qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières, formées d’un seul tronc de chêne ; on voyage le long d’une haie d’aubépine où bourdonne l’abeille, et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres sont couverts de leurs fleurs ou parés d’un naissant feuillage. Les bois, les vallons, les rivières, les rochers, entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. Étonnés de ces cantiques, les hôtes des champsLes hôtes des champs ; c’est presque une énigme à deviner. Pourquoi ne pas dire les villageois ?
La procession rentre enfin au hameau. Chacun retourne à son ouvrage : la religion n’a pas voulu que le jour où lion demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige le soleil, et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les anciens du village viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que ramènent chaque année le mois le plus doux et le cours de l’astre le plus mystérieux.
Les cœurs simples ne se rappellent point sans être attendris ces heures d’épanchement où les familles se rassemblaient autour des gâteaux qui retraçaient les présents des magesla part des pauvres. Des jeux de l’ancien temps, un bal, dont quelque vieux serviteur était le premier musicien, prolongeaient les plaisirs ; et la maison entière, nourrices, enfants, fermiers, domestiques et maîtres, dansaient ensemble la ronde antique
Chaque homme a au milieu du cœur un tribunal où il commence par se juger soi-même, en attendant que l’arbitre souverain confirme la sentence. Si le vice n’est qu’une conséquence physique de notre organisation, d’où vient cette frayeur qui trouble les jours d’une prospérité coupable ? Pourquoi le remords est-il si terrible, qu’on préfère se soumettre à la pauvreté et à toute la rigueur de la vertu plutôt que d’acquérir des biens illégitimes ? Pourquoi y a-t-il une voix dans le sang, une parole dans la pierre ? Le tigre déchire sa proie, et dort ; l’homme devient homicide, et veille. Il cherche les lieux déserts, et cependant la solitude l’effraye ; il se traîne autour des tombeaux, et cependant il a peur des tombeaux. Son regard est mobile et inquiet ; il n’ose regarder le mur de la salle du festin Nous lisons dans M. Jouffroy :Banco, dans le festin de Macbeth. « S’il fallait devenir philosophe pour distinguer le bien du mal et pour reconnaître son devoir, la plupart des hommes échappant à la responsabilité par l’ignorance n’auraient rien à démêler avec Dieu ni avec la justice ; le code pénal serait ridicule, le jury incompétent, et l’organisation de la société absurde.
« Heureusement pour le bien public et l’honneur de nos institutions, quand, par un beau clair de lune, et lorsque tout dort dans le village, le paysan qui n’a de sa vie philosophé regarde avec un œil de convoitise les fruits superbes qui pendent aux arbres de son opulent voisin, il a beau se rassurer par l’absence de tout témoin, calculer le peu de tort que causerait son action, et comparant la douce vie du riche aux fatigues du pauvre et la détresse de l’un à l’aisance de l’autre, pressentir tout ce qu’a dit Rousseau sur l’inégalité des conditions et l’excellence de la loi agraire, toute cette conspiration de passions et de sophismes échoue en lui contre quelque chose d’incorruptible qui persiste à appeler l’action par son nom et à juger qu’il est mal de la faire.
« Qu’il résiste ou qu’il cède à la tentation, peu importe ; s’il cède, il sait qu’il fait mal ; s’il résiste, il sait qu’il fait bien. Dans le premier cas sa conscience prendra parti pour le tribunal correctionnel, et, dans le second, elle attendra du ciel la récompense que les hommes laissent à Dieu le soin de payer à la vertu. »
Lorsque les premiers silences de la nuit Voici un page de M. Michelet sur le Rossignol : (L’Romances, par exemple l’air de la romance à Hélène : Combien j’ai douce souvenance, par M. de Chateaubriand. (Voir notre Recueil élémentaire.)clefClef ; ce changement de clef, ingénieusement trouvé pour transformer la cantate en romance, est une pure invention du poëte.Oiseau)« Artiste ! J’ai dit ce mot, et je ne m’en dédis pas. Ce n’est pas une analogie, une comparaison de choses qui se ressemblent : non, c’est la chose elle-même.
« Le rossignol, à mon sens, n’est pas le premier, mais le seul, dans le peuple ailé, à qui l’on doive ce nom.
« Pourquoi ? Seul il est créateur ; seul il varie, enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants nouveaux. Seul il est fécond et varié par lui-même, les autres le sont par l’enseignement et l’imitation ; seul, il les résume, les contient presque tous : chacun d’eux nous donne un couplet du rossignol. »
Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde : Quel profond silence dans ces retraites, quand les vents reposent ! quelles voix inconnues, quand les vents viennent à s’élever ! Etes-vous immobile, tout est muet ; faites-vous un pas, tout soupire. La nuit s’approche, les ombres s’épaississent : on entend des troupeaux do bêtes sauvages passer dans les ténèbres ; la terre murmure sous vos pas ; quelques coups de foudre font mugir les déserts : la forêt s’agite, les arbres tombent, un fleuve inconnu coule devant vous. La lune sort enfin de l’orient ; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leur cime, et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s’assied sur le tronc d’un chêne, pour attendre le jour ; il regarde tour à tour l’astre des nuits, les ténèbres, le fleuve ; il se sent inquiet, agité, et dans l’attente de quelque chose d’inconnu ; un plaisir inouï, et une crainte extraordinaire font palpiter son sein, comme s’il allait être admis à quelque secret de la Divinité : il est seul au fond des forêts ; mais l’esprit de l’homme remplit aisément les espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu’une seule pensée de son cœurforêts agitées par les vents.
C’était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindreMartyrs de Chateaubriand.NeptuneLa voix de Neptune. Cette expression s’explique dans un poëme épique, mais il faut parler plus simplement.
Épuisé par les travaux de la journée, je n’avais, durant la nuit, que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m’arrivait, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube, les trompettes du camp venaient à sonner l’air de Dianebattre la Diane : c’est le roulement de tambour qui éveille les soldats. Ne pourrait-on pas donner à cette scène une couleur moderne, et s’exercer à la transposer ?
O Muse, qui daignas me soutenir dans une carrière aussi longue que périlleuse, retourne maintenant aux célestes demeures. J’aperçois les bornes de la course ; je vais descendre du char, et pour chanter l’hymne des morts, je n’ai plus besoin de ton secours. Quel Français ignore aujourd’huiAtala et René.Itinéraire à Jérusalem.Dernier des Abeucérages.
Sache apprécier cette gloire dont un obscur et faible voyageur peut parcourir le théâtre en quelques jours.
O Muse ! je n’oublierai point tes leçons ! je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. Les talents de l’esprit que tu dispenses s’affaiblissent par le cours des ans ; la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth ; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand tes autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux, laisse-moi l’indépendance de la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie et m’ouvrir les pages de l’histoire. J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge ; j’emploierai l’âge des regrets au tableau sévère de la véritéNovissima Verba.
Il est dans le ciel une puissance divine, compagne assidue de la religion et de la vertu. Elle nous aide à supporter la vie, s’embarque avec nous pour nous montrer le port dans les tempêtes, également douce et secourable. aux voyageurs célèbres, aux passagers inconnus. Quoique ses yeux soient couverts d’un bandeau, ses regards pénètrent l’avenir. Quelquefois elle tient des fleurs naissantes dans sa main, quelquefois une coupe pleine d’une liqueur enchanteresse. Rien n’approche du charme de sa voix, de la grâce de son sourire. Plus elle s’avance vers le tombeau, plus elle se montre pure et brillante aux mortels consolés. La Foi et la Charité lui disent : « Ma sœur, » et elle se nomme l’Espérance Bossuet dit (Sermon sur la loi de Dieu, p.89, Gandar) :« Nous manquons de tant de choses, que nous serions toujours dans l’affliction, si Dieu ne nous avait donné l’espérance, comme pour charmer nos maux et tempérer par quelque douceur l’amertume de cette vie. Cette vie, que nous ne possédons jamais que par diverses parcelles qui nous échappent sans cesse, se nourrit et s’entretient d’espérance ; l’avenir, nous ne le tenons que par espérance, et jusques au dernier soupir, c’est l’espérance qui nous fait vivre : et puisque nous espérons toujours, c’est un signe très manifeste que nous ne sommes pas dans le leu où nous puissions posséder les choses que nous souhaitons. Partant, dans ce bas monde, où personne ne jouit de rien, où on ne vit que d’espérance, celui-là sera le plus heureux qui aura l’espérance la plus belle et la plus assurée. Heureux donc mille et mille fois les justes et les gens de bien ! »
Ce nid ressemblait à une conque de nacre, contenant quatre perles bleues C’est peint comme sur émail et sur porcelaine. Quelle perfection achevée ! Quelle coquetterie suprême !
Ce n’est pas toujours en troupes que ces oiseaux visitent nos demeures : quelquefois deux beaux étrangers, aussi blancs que la neige, arrivent avec les frimas ; ils descendent, au milieu des bruyères, dans un lieu découvert, et dont on ne peut approcher sans être aperçu ; après quelques heures de repos, ils remontent sur les nuages. Vous courez à l’endroit d’où ils sont partis, et vous n’y trouvez que quelques plumes, seules marques de leur passage, et que le vent a déjà dispersées. Heureux le favori des muses, qui, comme le cygne, a quitté la terre sans y laisser d’autres débris et d’autres souvenirs que quelques plumes de ses ailes M. de Lamartine dit :Le poëte est semblable aux oiseaux de passage qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage, qui ne se posent pas sur les rameaux des bois ; nonchalamment bercés sur le courant de l’onde, ils passent en chantant loin des bords, et le monde ne connaît rien d’eux que leurs voix.
Créateur de la lumière, pardonne à nos premières erreurs. Si nous fûmes assez infortuné pour te méconnaître dans le siècle qui finit, tu n’auras pas roulé en vain le nouveau siècle sur notre tête. Il a retenti pour nous comme l’éclat de ta foudre. Nous nous sommes réveillé de notre assoupissement, et, ouvrant les yeux, nous avons vu cent années, avec leurs crimes et leurs générations, s’enfoncer dans l’abîme : elles emportaient dans leurs bras tous nos amis ! A ce spectacle, nous nous sommes ému ; la rapidité de la vie nous a troublé ; nous avons senti combien il est inutile de vouloir se défendre de toi. Seigneur, nous te louerons désormais avec le prophète ! Daigne recevoir ce premier hymne que te portera l’aile de ce siècle qui rentre dans ton Eternité. Cette page fut écrite à l’époque où une crise morale le ramena à la foi ; il disait ailleurs :« Ma mère, après avoir été jetée, à soixante-douze ans, dans des cachots, où elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un lieu obscur, sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours bien de l’amertume. Elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère ; quand sa lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé ; je suis devenu chrétien. Ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. »
Toute âme supérieure, au moment où elle s’anime, peut se dire maîtresse de la parole ; car une pensée forte et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Ne fût-ce qu’à ce titre, Napoléon méritait de figurer dans un recueil de modèles classiques. Il trouva de génie la harangue brève, grave, familière, monumentale, et ces mots faits pour électriser la valeur française. Dans ces glorieuses pages de notre histoire, il a toujours l’à-propos grandiose, le ton du commandement suprême, l’accent d’une volonté impérieuse qui ne parle que pour agir. Son style d’ordinaire simple et nu serait parfois brusque et sec, s’il n’avait de temps en temps des saillies de poëte, des traits lumineux qui font éclair, et découvrent des horizons lointains ; mais alors l’image se lie si étroitement à la pensée qu’elle en est inséparable.
Il nous suffira de dire que la main de Napoléon a tenu la plume aussi noblement que l’épée Voici quelques pensées de Napoléon :Il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l’âme, qu’à rester ferme sous la mitraille d’une batterie.
Les peuples se relèvent de tous les revers, excepté de celui de consentir à leur opprobre.
La première des vertus est le dévouement à la patrie.
Le cœur d’un homme d’État doit être dans sa tête.
On peut s’arrêter quand on monte, jamais quand on descend..
Quand on vent étudier les causes des succès des grands capitaines, on est étonné de voir qu’ils avaient tout fait pour les obtenir.
Il y a des gens qui obligent comme d’autres insultent ; il faut y prendre garde ; car on serait forcé de leur demander raison de leurs bienfaits.
Lorsqu’une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l’influence des partis contraires et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les plus modérés sont forcés de convenir que l’État n’est plus gouverné ; lorsqu’enfin à sa nullité au dedans l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de la conservation l’agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein, mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu’il existe : il faut qu’il soit connu ; il faut qu’il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes ; l’inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d’existence, l’instinct national le discerne et l’appelle, les obstacles s’aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire : « Le voilà Voici ce qu’un contemporain, M. Joubert, écrivait sur Bonaparte en 1800 :« Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de Bonaparte, qui est un inter-roi admirable. Cet homme n’est point parvenu, il est arrivé à sa place. Je l’aime,
« Sans lui, on ne pourrait plus sentir aucun enthousiasme pour quelque chose de vivant et de puissant. Je lui souhaite perpétuellement toutes les vertus, toutes les ressources, toutes les lumières, toutes les perfections qui lui manquent peut-être, ou qu’il n’a pas eu le temps d’avoir. Il a fait renaître, non-seulement en sa faveur, mais en faveur de tous les autres grands hommes, pour lesquels il le ressent aussi, l’enthousiasme qui était perdu, oisif, éteint anéanti. Ses aventures ont fait taire l’esprit de parti et réveillé l’imagination. L’admiration a reparu, et réjoui une terre attristée, où ne brillait aucun mérite qui imposât à tous les autres Qu’il conserve tous ses succès ; qu’il en soit de plus en plus digne ; qu’il demeure maître longtemps. Il l’est, certes, et il sait l’être. Nous avions grand besoin de lui !… Mais il est jeune, il est mortel. »
Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-sept pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes ; vous vous étiez jusqu’ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui, par vos services, l’armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables do souffrir ce que vous avez souffert : grâces vous en soient rendues, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité ; et si, vainqueurs de ToulonNul actum reputans, si quid superesset agendum.
Monsieur le Général en chef,
Les braves militaires font la guerre et désirent la paix : celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? avons-nous assez tué de monde et fait éprouver assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tout côté. L’Europe, qui avait pris les armes contre la République française, les a posées ; votre nation reste seule, et cependant le sang va couler encore plus que jamais. Cette campagne s’annonce par des présages sinistres. Quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons, de part et d’autre, quelques milliers d’hommes de plus, et il faudra bien que l’on finisse par s’entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses
Le Directoire exécutif de la République française avait fait connaître à S. M. l’Empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples ; l’intervention de la cour de Londres s’y est opposée. N’y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les intérêts ou les passions d’une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr’égorger ? Vous, Monsieur le Général en chef, qui, par votre naissance, approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité entière
Ne croyez pas, Monsieur le Général en chef, que j’entende par là qu’il ne soit pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagéecouronne civique
Je vous prie de croire, Monsieur le Général en chef, aux sentiments d’estime et de considération distingués avec lesquels je suis, etc.
J’ai partout
La renommée, qui publie tout, t’a fait savoir ce que je suis, ce que j’ai fait ; comment j’ai élevé la France au-dessus de tous les peuples de l’Occident ; par quelles marques éclatantes j’ai montré aux rois de l’Orient
Je désire apprendre de toi-même ce que tu as fait, ce que tu te proposes de faire pour assurer la grandeur et la durée de ton empire. La Perse est une noble contrée que le ciel a comblée de ses dons. Elle est habitée par des hommes spirituels et intrépides, qui méritent d’être bien gouvernés
Nadir-Chah
Tu imiteras, tu surpasseras les exemples qu’il t’a laissés ; comme lui, tu te défieras des conseils d’une nation de marchands
Je t’envoie un de mes serviteurs qui remplit auprès do moi une place importante et toute de confiance. Je le charge de t’exprimer mes sentiments, et de me rapporter ce que tu lui diras. Je lui ordonne de passer à Constantinople, où je sais qu’un de tes sujets, Osseph Vassissowith, est arrivé se disant envoyé par toi, pour me porter en ton nom des propositions d’amitié ; mon serviteur Jaubert vérifiera la mission de ce Persan
Tous les peuples ont besoin les uns des autres. Les hommes de l’Orient ont du courage, du génie ; mais l’ignorance de certains arts, et la négligence d’une certaine discipline, qui multiplie la force et l’activité des armées, leur donnent un grand désavantage dans la guerre contre les hommes du Nord et de l’Occident. Le puissant empire de la Chine a été conquis trois fois, et est aujourd’hui gouverné par un peuple septentrional ; et tu vois sous tes yeux comment l’Angleterre, une nation d’Occident, qui parmi nous est au nombre de celles dont la population est la moins nombreuse et le territoire le moins étendu, fait cependant trembler toutes les puissances de l’Inde.
Tu me feras connaître ce que tu désires, et nous renouvellerons les rapports d’amitié et de commerce qui ont autrefois existé entre ton empire et le mien.
Nous travaillerons de concert à rendre nos peuples plus puissants, plus riches, et plus heureux.
Je te prie de bien accueillir le serviteur fidèle que je t’envoie, et je te souhaite les bénédictions du ciel, un règne long et glorieux, et une fin heureuse.
Écrit en mon palais impérial des Tuileries, le 27 pluviôse, an XIII, et de mon règne le premier,
ConsolationAquiton.
Votre fils est mort d’un coup de canon sur son banc de quart ; je remplis, Citoyen Général, un bien triste devoir en vous l’annonçant ; mais il est mort sans souffrir et avec honneur : c’est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d’un père. Nous sommes tous dévoués à la mort. Quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour la patrie ? Compensent-ils la douleur de se voir mourir sur un lit, environné de l’égoïsme d’une nouvelle génération ? Valent-ils les dégoûts, les souffrances d’une longue maladie ? Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille ! Ils vivent éternellement dans le souvenir de la postérité ; ils n’ont jamais inspiré la compassion, ni la pitié que nous arrache la vieillesse caduque, où l’homme est tourmenté par des maladies aiguës. Vous avez blanchi, Citoyen Général, dans la carrière des armes ; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie ; en accordant quelques larmes à sa mémoire, vous direz avec nous que sa mémoire est digne d’envie Cette consolation héroïque a le ton d’un soldat parlant à un autre soldat. Napoléon, dans la campagne de Prague, écrivait la lettre suivante à sa belle-fille, la reine Hortense, qui venait de perdre son fils aîné, âgé de quatre ans : Rapprochons de ces lettres celle qu’on simple soldat anglais, Lamard Race, écrivait à sa femme la veille de l’assaut de Pétropawlowski, en 1854. A bord de la « Ma fille,
« Tout ce qui me vient de la Haye m’apprend que vous n’êtes pas raisonnable. Quelque légitime que soit votre douleur, elle doit avoir des bornes ; n’altérez point votre santé : prenez des distractions, et sachez que la vie est semée de tant d’écueils, et peut être la source de tant de maux, que la mort n’est pas le plus grand de tous.
« Votre affectionné père. »
Pique, 25 août 1854.« Chère femme, chers enfants,
« Je m’assois un instant pour vous écrire quelques lignes avant l’action. Quand vous recevrez cette lettre, je ne serai plus ; car, si je survis au combat, elle ne partira pas. Chère femme, je vous fais mon éternel adieu, si c’est la volonté de Dieu que je sois enlevé de ce monde ; mais j’espère en sa providence, j’espère être épargné pour vous revoir encore. Pourtant, nous ne pouvons pas tous nous attendre à revenir raconter l’histoire de notre bataille, et je puis être destiné à mourir pour la défense de la reine et de mon pays… J’ai fait mon testament en votre faveur, et vous l’exécuterez selon mes désirs. Je souhaite que vous restiez veuve jusqu’à ce que vos enfants soient capables de prendre soin d’eux-mêmes. J’espère que vous ne négligerez pas ce vœu, et je sais que je ne mourrais pas heureux, si je n’avais cette pensée ; mais je sens la certitude que vous n’oublierez pas ma dernière volonté. Je n’ai encore reçu aucune lettre de vous, ni de personne, depuis que j’ai quitté l’Angleterre. Je se. rais cependant bien heureux d’entendre parler de vous avant d’être appelé dans l’éternité. Que la volonté du Seigneur soit faite ! Nous devons nous soumettre à ses commandements. Chère Alicia, je suis mal préparé à paraître devant mon Créateur ; mais j’espère qu’il aura pitié de mon âme et me pardonnera mes fautes, comme je pardonne, avant de mourir, à ceux qui m’ont fait quelque mal.... »
Croyez à la part que je prends à votre douleur, et ne doutez pas de l’estime que j’ai pour vous.
Je vous salue.
Madame et chère femme, depuis quatre jours que je suis loin de vous, j’ai toujours été à cheval et en mouvement, sans que cela prît nullement sur ma santé.
Monsieur Maret m’a instruit du projet où vous êtes de partir lundi. En voyageant à petite journée, vous aurez le temps d’arriver aux eaux sans vous fatiguer.
Le vent ayant beaucoup fraîchi Après la bataille d’Iéna, il écrivait à l’impératrice Joséphine :Iéna, le 15 octobre 1806, à deux heures du matin.
Mon amie, j’ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J’ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient 150, 000 hommes ; j’ai fait 20, 000 prisonniers, pris 100 pièces de canon et des drapeaux. J’étais en présence et près du roi de Prusse ; j’ai manqué de le prendre, ainsi que la reine. Je bivaque depuis deux jours. Je me porte à merveille. Adieu, mon amie ; porte-toi bien et aime-moi.
Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu’à Napoléon et au petit.
Paul-Louis Courier fut avant 1815 un officier d’artillerie, peu soucieux de gloire militaire, peu discipliné, assez récalcitrant, et plus passionné pour l’étude du grec que pour son métier de soldat. Après la chute de l’empire qu’il avait servi sans enthousiasme, mécontent, déclassé, il se fit avocat de l’opposition, et guerroya contre les préfets, les maires et les gendarmes. Inspirés par des rancunes souvent mesquines, ou injustes, ses pamphlets qui ont perdu l’à-propos des circonstances, représentent avec verve les mœurs politiques de la Restauration. Publiciste à courtes vues, Courier fut quinteux, misanthrope, taquin, sceptique, maussade et insociable. Écrivain châtié, savant et scrupuleux, puriste dont la finesse littéraire fait le régal des gourmets, il aime à puiser aux sources antiques et abuse de l’archaïsme. Verte, alerte, pénétrante, sa langue a des rudesses et des vivacités gauloises ; il procède par petites phrases brèves et incisives, qui ont un rythme poétique. On trouve dans sa prose quantité de vers alexandrins auxquels ne manque que la rime. Elle a un poli qui rappellerait les maîtres classiques, s’il était moins prémédité. Peu de matière et beaucoup d’art, voilà le secret de son talent.
Vos lettres sont rares, ma chère cousine ; vous faites bien, je m’y accoutumerais, et je ne pourrais plus m’en passer. Tout de bon, je suis en colère : vos douceurs ne m’apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans voilà deux fois que vous m’écrivez !… Mais quoi ! si je vous querelle, vous ne m’écrirez plus du tout ; je vous pardonne donc, crainte de pis.
Oui, sûrement, je vous conterai mes aventures bonnes et mauvaises, tristes et gaies ; car il m’en arrive des unes et des autres. Laissez-nous faire, cousine ! On vous en donnera de toutes les façons. C’est un vers de La Fontaine. Mon Dieu ! m’allez-vous dire, on a lu La Fontaine ; on sait ce que c’est que le Curé et le MortLe Curé et le Mort. VII, Fab. 2. Allusion à ces vers :me Radcliff n’y suffirait pas
Un jour, je voyageais en CalabreSuffit… tour elliptique ; il suffit de vous dire que… vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c’est la vérité. Dans ces montagnes, les chemins sont des précipices ; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine ; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute ; devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu’il fit jour, notre chemin à travers ces bois ; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d’une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon ; mais comment faire ? Là, nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita, Mon jeune homme ne se fit pas prier ; nous voilà mangeant et buvant, lui, du moins, car pour moi j’examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l’eussiez prise pour un arsenal. Ce n’étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire, il était de la famille, il riait, il causait avec eux ; et par une imprudence que j’aurais dû prévoir (mais quoi ! s’il était écrit...), il dit d’abord d’où nous venions, où nous allions, que nous étions Français, imaginez un peu ! Chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain ! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche
Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept ou huit pieds, où l’on montait par une échelle, c’était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s’introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l’année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise ; moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m’assis auprès. La nuit s’était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l’heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j’entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer ; et prêtant l’oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d’en bas, je distinguai ces propres mots du mari : « Eh bien ! enfin, voyons, faut-il les tuer tous les deux ? » A quoi la femme répondit : Oui. » Et je n’entendis plus rien.
Que vous dirai-je ? Je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n’eussiez su si j’étais mort ou vivant. Dieu ! quand j’y pense encore !.., Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze, qui en avaient tant ! Et mon camarade mort do sommeil et de fatigue ! L’appeler, faire du bruit je n’osais ; m’échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n’était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups… En quelle peine je me trouvais ; imaginez-le si vous pouvez. Au bout d’un quart d’heure qui fut long, j’entendis sur l’escalier quelqu’un, et, par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, moi, derrière la porte : il ouvrit ; mais avant d’entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre, puis il entra pieds nus, et elle dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Doucement, va doucement. » Quand il fut à l’échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d’une main il prend son couteau, et de l’autre… Ah ! cousine… Il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s’en va, et je reste seul à mes réflexions
Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l’avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter lion et manger l’autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : « Faut-il les tuer tous deux ? » Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.
Cousine, obligez-moi, ne contez point cette histoire. D’abord, comme vous voyez, je n’y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâteriez. Tenez, je ne vous flatte point ; c’est votre figure qui nuirait à l’effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j’ai la mine qu’il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? Prenez des sujets qui aillent à votre air : Psyché, par exemple.
Ce fut le jour de la mi-carême, le 25 mars, à une heure du matin ; tout dormait ; quarante gendarmes entrent dans la ville ; là, de l’auberge où ils étaient descendus d’abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les indications dont ils avaient besoin, dès la première aube du jour ils se répandent dans les maisons. Luynes
Courage, monsieursous le rapport de la langue, pour user d’une de leurs phrases ; vous ne devez pas seulement savoir qu’ils aient existé. Voilà qui est plaisant, je fais le docteur avec vous. Je vous tiendrais trop« La vérité dans le style est une qualité indispensable, et qui suffit pour recommander un écrivain. Si, sur tons les sujets, nous voulions écrire aujourd’hui comme au temps de Louis XIV, nous n’aurions point de vérité dans le style ; car nous n’avons plus les mêmes opinions, les mêmes mœurs. Un écrivain qui voudrait faire des vers comme Boileau, aurait raison, quoiqu’il ne soit pas Boileau, parce qu’il ne s’agit là que de prendre un masque ; on joue un rôle, plutôt qu’on n’est un personnage. Mais une femme qui voudrait écrire comme madame de Sévigné serait ridicule, parce qu’elle n’est pas madame de Sévigné. Plus le genre dans lequel on écrit tient au caractère de l’homme, aux mœurs du temps, plus le style doit s’écarter de celui des écrivains qui n’ont été modèles que pour avoir excellé à montrer dans leurs ouvrages ou les mœurs de leur époque, ou leur propre caractère. »
M. de Lamennais nous offre dans sa vie comme dans ses œuvres les douloureuses contradictions d’une âme altière, ardente, incapable d’équilibre, et obstinée à se tourmenter elle-même par ses propres orages. De tous ses écrits, le plus digne de mémoire est son essai sur l’Indifférence en matière de religion (1817-1823). Dans ce livre apparaissait déjà sous le docteur orthodoxe un logicien impérieux, paradoxal et inflexible, dont le zèle alarma ceux mêmes qui applaudirent en lui un nouveau Bossuet. Sans raconter les événements qui suivirent, rappelons seulement qu’il attrista bientôt ses amis par l’éclat d’un naufrage où sombrèrent leurs plus chères espérances. Les Paroles d fun croyant furent l’évangile aventureux de sa rébellion contre les arrêts de Rome. Une poésie sombre colore ce pamphlet inspiré par un cœur courroucé qui voit dans tout abus un crime, dans tout adversaire un ennemi (1832).
Esprit étrange et puissant, M. de Lamennais nous laisse indécis entre l’admiration et la pitié. Ambitieux d’être un apôtre et un prophète, nul n’a été plus éloquent pour ou contre l’Église, la révolution et le peuple. La tempête est son élément. Dans ses intervalles d’apaisement et de lucidité, il rappelle Pascal et Rousseau ; mais trop de lave déborde du volcan. L’impression dominante qu’il nous laisse est pénible et triste ; c’est une âme fébrile dans un corps malade.
Il se rencontre des hommes qui n’aiment point Dieu et qui ne le craignent point : fuyez-les, car il sort d’eux une vapeur de malédiction.
Fuyez l’impie, car son haleine tue ; mais ne le haïssez pas, car qui sait si déjà Dieu n’a pas changé son cœur ?
L’homme qui, même de bonne foi, dit : « Je ne crois point, » se trompe souvent. Il y a bien avant dans l’âme, jusqu’au fond, une racine de foi qui ne sèche point.
La parole qui nie Dieu brûle les lèvres sur lesquelles elle passe, et la bouche qui s’ouvre pour blasphémer est un soupirail de l’enfer.
L’impie est seul dans l’univers. Toutes les créatures louent Dieu, tout ce qui sent le bénit, tout ce qui pense l’adore : l’astre du jour et ceux de la nuit le chantent dans leur langue mystérieuse.
Il y a écrit au firmament son nom trois fois saint.
Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux.
Il l’a écrit aussi dans le cœur de l’homme, et l’homme bon l’y conserve avec amour ; mais d’autres tâchent de l’effacer.
Paix sur la terre aux hommes dont la volonté est bonne !
Leur sommeil est doux, et leur mort est encore plus douce, car ils savent qu’ils retournent vers leur pèreLa Mort du juste.
Comme le pauvre laboureur, au déclin du jour, quitte les champs, regagne sa chaumière, et, assis devant la porte, oublie ses fatigues en regardant le ciel ; ainsi, quand le soir se fait, l’homme d’espérance regagne avec joie la maison paternelle, et, assis sur le seuil, oublie les travaux de l’exil dans les visions de l’éternité.
Comparez les vers de Lamartine sur la Prière. En voici quelques-uns :
Où sont les saints concerts ? D’où s’élèvera l’hymne au roi de l’univers ? Tout se tait: mon cœur seul parle dans ce silence. Là voix de l’univers, c’est mon intelligence, Sur les rayons du soir, sur les ailes du vent, Elle s’élève à Dieu comme un parfum vivant, Et, donnant un langage à toute créature, Prête, pour l’adorer, mon âme à la nature. Seul, invoquant ici son regard paternel, Je remplis le désert du nom de l’Éternel ; Et Celui qui, du sein de sa gloire infinie, Des sphères qu’il ordonne écoute l’harmonie, Écoute aussi la voix de mon humble raison, Qui contemple sa gloire et murmure son nom.
Quand vous avez prié, ne sentez-vous pas votre cœur plus léger et votre âme plus contente ?
La prière rend l’affliction moins douloureuse et la joie plus pure ; elle mêle à l’une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l’autre un parfum céleste.
Que faites-vous sur la terre, et n’avez-vous rien à demander à celui qui vous y a mis ?
Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la tête baissée : il faut lever les yeux pour reconnaître sa route.
Votre patrie, c’est le ciel, et quand vous regardez le ciel, est-ce qu’en vous il ne se remue rien ? Est-ce que nul désir ne vous presse ? ou ce désir est-il muet ?
Il en est qui disent : « A quoi bon prier ? Dieu est trop au-dessus de nous pour écouter de si chétives créatures. »
Et qui donc a fait ces créatures chétives ? Qui leur a donné le sentiment, et la pensée, et la parole, si ce n’est Dieu ?
Et s’il a été si bon envers elles, était-ce pour les délaisser ensuite et les repousser loin de lui ?
En vérité, je vous le dis : quiconque dit dans son cœur que Dieu méprise ses œuvres blasphème Dieu.
Il en est d’autres qui disent : « A quoi bon prier Dieu ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin« Esclaves par nos besoins, nous sommes libres par la prière ; car il dépend de nous de demander et d’obtenir la force qu’il ne dépend pas de nous d’avoir par nous-mêmes. »
Dieu sait mieux que vous ce dont vous avez besoin, et c’est pour cela qu’il veut que vous le lui demandiez ; car Dieu est lui-même votre premier besoin, et prier Dieu, c’est commencer à posséder Dieu,
Le père connaît les besoins de son fils : faut-il à cause de cela que le fils n’ait jamais une parole de demande et d’action de grâces pour son père ?
Quand les animaux souffrent, quand ils craignent, ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu’ils adressent à Dieu, et Dieu l’écoute. L’homme serait-il donc dans la création le seul être dont la voix ne dût jamais monter à l’oreille du Créateur ?
Il passe quelquefois sur les campagnes un vent qui dessèche les plantes, et alors on voit leurs tiges flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur, et relèvent leur tête languissante.
Il y a toujours des vents brûlants qui passent sur l’âme de l’homme et la dessèchent. La prière est la rosée qui la rafraîchit.
Il est bien vrai que la vie est triste, pleine de soucis, de mécomptes, d’inquiétudes, de douleurs ; mais tout cela dure peu.
Prenons donc patience encore quelques instants. Nous n’avons pas achevé de semer, que nous voudrions recueillir. Ce n’est pas là l’ordre de Dieu. Il faut que les pluies et les glaces de l’hiver, les chaleurs de l’été et ses orages passent sur ce grain à peine germé, et puis viendra le jour de la moisson, jour plein d’allégresse et de paix, jour des espérances satisfaites, des joies et du repos éternel. Jacob comptait pour bien peu de chose cent quarante ans de misère. Et nous qui ne sommes encore, par comparaison, qu’au berceau, nous nous plaignons de la longueur et de la dureté de l’épreuve. Imaginons-la plus dure encore, dix fois, cent fois, mille fois ; que sera-ce, près de la récompense ? Le tout est de persévérer, et nous savons que Dieu donne sa grâce aux humblesfut douce avec la mort. Je voudrais que nous fussions « doux avec la vie ; » mais cela, j’en conviens, est plus difficile
Ce premier jour d’une nouvelle année ne passera point sans que ma pauvre tête fatiguée essaye de trouver quelques paroles, bien faibles sans doute, pour vous exprimer les vœux et les sentiments d’un cœur qui ne cessera jamais d’être à vous. Je ne demande ni pour moi, ni pour ceux que j’aime, ce qu’on ne rencontre point sur la terre, le bonheur véritable et jamais troublé qui nous est promis plus haut ; mais que Dieu nous mesure l’épreuve, dans sa paternelle bonté, et nous donne la force et le courage de la supporter en vrais chrétiens : nous approchons des jours mauvais, des jours que Job a déplorés dans sa douleur toute prophétique, et dont son âme ne pouvait soutenir le poids ; mais au bout est le repos, la joie, la gloire ! Encore un peu de temps, comme il est dit dans l’ÉvangileVenio cito. Amen ; veni, Domine Jesu.« Je prends un plaisir extrême à voir cette vie passer comme l’oiseau qu’on entrevoit à peine, et qui ne laisse pas de trace dans les airs. Et quand, après cela, j’arrête mes regards sur cette immense éternité, fixe, immobile, vaste comme mon cœur, inépuisable comme ses désirs, je voudrais, je voudrais m’élancer dans sa profondeur. Mais patience, allons jusqu’au bout, le bout n’est pas loin, et puis le repos, la joie, l’éternelle vision de tout bien. »
Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu’en France dans le pays que vous habitez
C’est bien le meilleur des hommes que Physconle VentrusJe me trompaisMonseigneur, qu’est-ce qui est vrai aujourd’hui ? Monseigneur le lui dit : le voilà tranquille ; qu’on parle maintenant, qu’on discute, sa conviction est formée, on ne l’ébranlera pas : s’il en change jamais, ce ne sera du moins qu’après que certain hôtel
Chère France ! elle est encore, à tout prendre, ce qu’il y a de mieux dans cette Europe si corrompue. Sans doute elle renferme beaucoup de mal ; mais le mal y est moins mauvais qu’ailleurs, et c’est beaucoup. Vous la jugez trop défavorablement ; sans doute les âmes y sont, comme partout, affaiblies par l’égoïsme, mais infiniment moins que vous ne pourriez le croire. C’est encore, à tout prendre, le pays où il y a le plus de vie morale Ces mots ont du prix sous sa plume irritée. On a dit encore : « Il faut ménager le vent aux têtes Françaises, et le choisir ; car tous les vents les font tourner. » Les Français sont les hommes du monde les plus propres à devenir fous, sans perdre la tète. Ils ne se trompent guère que méthodiquement, tant ils sont peu faits pour la méthode. Leur raison va toujours plus droit et plus vite que leur raisonnement. »
Voici comment M. Augustin Thierry juge l’œuvre historique de M. Guizot : « C’est le plus vaste monument qui ait été exécuté sur les origines, le fonds et la suite de l’Histoire de France. L’ensemble en est imposant. Ses travaux sont devenus le fondement le plus solide, le plus fidèle miroir de la science moderne. Avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes ; c’est de lui que date l’ère de la science proprement dite. » La profondeur et la gravité des maximes, l’éloquence des vues supérieures, l’art magistral de classer les idées, de les faire manœuvrer avec puissance et précision, l’autorité qui domine un sujet, et juge de haut toutes les questions : tels sont les mérites éminents de ce grand esprit qui aborda l’histoire en homme d’État, prédestiné aux luttes et aux triomphes de la paroles. Son style a les qualités ardentes et fortes que l’orateur confère et communique à l’écrivain : c’est un de ces penseurs qui laissent une trace ineffaçable.
Il était une heure : Hackerà genoux : « Relevez-vous, mon vieil ami, » dit le roi à l’évêque, en lui tendant la main. Hacker frappa de nouveau ; Charles fit ouvrir la porte : « Marchez, dit-il au colonel, je vous suis. » Il s’avança le long de la salle des banquets, toujours entre deux haies de troupes ; une foule d’hommes et de femmes s’y étaient précipités au péril de leur vie, immobiles derrière la garde, et priant pour le roi à mesure qu’il passait : les soldats, silencieux eux-mêmes, ne les rudoyaient point. A l’extrémité de la salle, une ouverture pratiquée la veille dans le mur conduisait de plain pied à l’échafaud tendu de noir ; deux hommes étaient debout auprès de la hache, tous deux en habits de matelots et masqués. Le roi arriva, la tête haute, promenant de tous côtés ses regards, et cherchant le peuple pour lui parler ; mais les troupes couvraient seules la place ; nul ne pouvait approcher. Il se tourna vers Juxon et Tomlinson : « Je ne puis guère être entendu que de vous, leur dit-il ; ce sera donc à vous que j’adresserai quelques paroles ; » et il leur adressa, en effet, un petit discours qu’il avait préparéJuxon. Oui, sire, il n’y a plus qu’un pas à franchir ; il est plein de trouble et d’angoisse, mais de peu de durée ; et songez qu’il vous fait faire un long trajet, il vous transporte de la terre au cielLe roi. Je passe d’une couronne corruptible à une couronne immortelle, où je n’aurai à craindre aucun trouble, aucune espèce de trouble ; » et se tournant vers l’exécuteur : « Mes cheveux sont-ils bien ? » Il ôta son manteau et son Saint-GeorgeLe roi. Je ferai une courte prière, et quand j’étendrai les mains, alors… » Il se recueillit, se dit à lui-même quelques mots à voix basse, leva les yeux au ciel, s’agenouilla, posa la tête sur le billot ; l’exécuteur toucha ses cheveux pour les ranger encore sous le bonnet ; le roi crut qu’il allait frapper : « Attendez le signe, lui dit-il. — Je l’attendrai, Sire, avec le bon plaisir de Votre Majesté. » Au bout d’un instant, le roi étendit les mains ; l’exécuteur frappa, la tête tomba au premier coup, « Voilà la tête d’un traître ! » dit-il en la montrant au peuple, Un long et sourd gémissement s’éleva autour de Whitehall ; beaucoup de gens se précipitèrent au pied de l’échafaud pour tremper leur mouchoir dans le sang du roi. Deux corps de cavalerie, s’avançant dans deux directions différentes, dispersèrent lentement la foule. L’échafaud demeuré solitaire, on enleva le corps. Il était déjà enfermé dans le cercueil ; Cromwell voulut le voir, le considéra attentivement, et soulevant de ses mains la tête comme pour s’assurer qu’elle était bien séparée du tronc : « C’était là un corps bien constitué, dit-il, et qui promettait une longue vie
Après l’enfance, ce que je connais de plus intéressant au monde, c’est la vieillesse : il y a dans la faiblesse de ces deux âges, dans les espérances que donne lion, dans les souvenirs que laisse l’autre, quelque chose de profondément touchant qui pénètre l’âme d’un sentiment de bienveillance que la sécheresse et la légèreté peuvent seules méconnaître. La vie semble prendre dès le berceau et au bord de la tombe un caractère attendrissant et respectable pour ceux même qu’aucune relation personnelle ne lie à l’enfant qui y entre ou au vieillard qui en sort. Que sera-ce lorsque les nœuds du sang, de la reconnaissance, de l’habitude, s’uniront pour changer en affection et en devoirs cet intérêt naturel que les premiers et les derniers jours de l’homme sont en possession de nous inspirer Joubert a dit : Relisez la fable de Lafontaine sur « Les plus jeunes ne sont pas dans le devoir quand ils n’ont pas de déférence pour les plus âgés, ni les plus âgés quand ils n’exigent rien des plus jeunes.
« N’estimez que le jeune homme que les vieillards trouvent poli.
« Il n’y a de bon dans l’homme que ses jeunes sentiments, et ses vieilles pensées.
« La vieillesse, voisine de l’éternité, est une espèce de sacerdoce, et quand elle est sans passions, elle nous consacre.
« Il faut réjouir les vieillards. »
le vieillard et les trois jeunes hommes.
Henri et Alphonse sont élevés ensemble. Henri est doux, timide, paresseux ; ce qui le dérange, le trouble ; il met de la régularité et de la paix dans ses amusements comme dans ses travaux ; né bon et sensible, il redoute les gronderies, d’abord parce qu’elles l’affligent, ensuite parce qu’elles l’étourdissent. En le grondant on parle plus haut, et cela l’effraye ; il est honnête et loyal de cœur ; cependant la crainte le rendrait aisément dissimulé ; il pourrait mentir, non pour avoir la liberté de faire quelque sottise à son aise, ou pour éviter la honte d’un aveu, mais pour se soustraire au bruit, au dérangement qu’amèneraient les reproches qu’il aurait à essuyer. Découvre-t-on ce qu’il a fait de mal ? il a l’air bouleversé ; la délicatesse de sa conscience ne lui permet pas de s’abuser sur sa faute, et la timidité de son caractère lui en rend la vue et les suites presque insupportables. Avec de telles dispositions, il est nécessairement peu entreprenant, peu actif ; aussi, lorsqu’il a quelque chose de difficile à faire ou à demander, le fait-il faire ou demander par son frère Alphonse.
Celui-ci a, dans ses qualités comme dans ses défauts, un tour bien différent ; quand il se cache, ce n’est pas qu’il ait peur, c’est pour qu’on ne l’empêche pas de faire ce qu’il désire ; dès qu’il l’a fait, il l’avouera sans crainte ou le niera hardiment, selon qu’il se trouvera disposé à la bonne foi ou au mensonge ; aussi est-il très-franc quoiqu’il ne soit pas toujours sincère. Henri
L’amour-propre mécontent est très-difficile à manier. Dans les caractères actifs et susceptibles, il est toujours tenté de croire à l’injustice, ou de se tourner en dépit et en envie ; dans les caractères mous et faibles, il amène l’insouciance et le découragement : l’humilier, c’est l’aigrir ou l’abattre Madame de Lambert a dit : Toute vérité a ses écueils, aussi ajoutons :Les enfants aiment à être traités en personnes raisonnables ; il faut entretenir en eux cette espèce de fierté, et s’en servir comme d’un moyen pour les conduire où lion veut. Il faut les ménager et leur faire croire qu’ils ont plutôt oublié que manqué.
« Il faut rendre les enfants raisonnables, mais non pas raisonneurs..La première chose à leur apprendre, c’est qu’il est raisonnable qu’ils obéissent, et déraisonnable qu’ils contestent. L’éducation, sans cela, se passerait en argumentation, et tout serait perdu, si tous les maîtres n’étaient pas de bons ergoteurs. »
Qu’est-ce qu’on homme ? Il y en a mille millions sur la terre. Que sont notre existence, nos intérêts dans cette multitude d’existences qui passent ensemble sans se reconnaître, d’intérêts divers qui s’agitent, se poursuivent, se croisent sans s’atteindre, sans se toucher ? Au même jour, à la même heure, le Tartare s’inquiète de la santé de ses troupeaux ; le Sauvage américain du succès de sa chasse ; l’Égyptien de la crue du Nil ; le Parisien des paroles d’un ministre, et chacun d’eux ignore les inquiétudes des autres. Les connût-il, il n’y prendrait aucune part. Passez seulement dans la rue ; voyez tous ces individus, habillés de la même façon, parlant la même langue, vivant dans le même lieu, se heurtant au passage : rien de ce qui vous touche ne les intéresse ; vos occupations leur sont étrangères, vos plaisirs ne sont pas les leurs ; essayez de les leur dire, vous verrez s’ils comprendront le prix que vous y attachez. Rentrez ensuite en vous-même ; placez à côté de cette foule votre existence, vos intérêts, vos projets ; vos désirs ; et mettez, si vous le pouvez, une immense importance à de si petites choses, à une sphère si bornée, à cet atome que chacun de nous appelle MOI. Certes, il faudrait un amour-propre plus aveugle ou plus robuste que je ne puis me le figurer, pour qu’il ne consentit pas à s’abaisser devant cette idée, à reconnaître la vanité de ce qui le charme ou le désole, et à se détacher un peu de lui-même, envoyant le peu qu’il est. Didier. — Comparez aux pages de la Rochefoucauld sur L’Égoïsme a été assez joliment peint par Delille en ces vers :Méditations et Études morales, p. 312.l’amour-propre. M. Guizot ajoute cette réflexion : « Il est heureux que tous les hommes ne soient pas pénétrés du sentiment de leur faiblesse : pour être quelque chose, il faut qu’ils mettent de l’importance à ce qu’ils sont et à ce qu’ils peuvent devenir. Si on les en désabusait, ils n’auraient plus ni point d’appui, ni principe d’énergie. »
Mais ce péril n’est pas fort à craindre.moi régnant, le moi vainqueur ;moi :moi toute sa parenté ;moi chez lui tient plus d’une syllabe ;moi superbe est l’astrolabemoi partout rencontre un point d’appui ;moi le suit sur la terre et sur l’onde ;moi de lui fait le centre du monde ;
Ni les travaux de la vie politique, ni les plaisirs de la vie mondaine ne m’ont jamais suffi. Ce sont des joies superficielles, quelque fortes ou agréables qu’elles puissent être. Il y a loin de la surface au fond de l’âme ; une vraie et longue intimité, des regards d’affection, des paroles de confiance, l’abandon, le calme et la chaleur du foyer domestique, c’est là ce qui épanouit et remplit vraiment le cœur. Salomon a trop dit quand il a dit : « Vanité des vanités, tout est vanité ; » l’activité politique, l’importance sociale, le pouvoir, le monde, les succès d’ambition et d’amour-propre, tout cela est quelque chose, et, même aujourd’hui, je ne le dédaigne point. Mais je ne m’y suis jamais senti satisfait et reposé comme on se sent satisfait et reposé dans le bonheur intimeHistoire racontée par un grand-père à ses petits-enfants.
Secrétaire perpétuel de l’Académie depuis 1832, maître et initiateur d’une génération qu’a charmée son enseignement, M. Villemain a renouvelé la critique par l’histoire, la biographie, les détails de mœurs, et les aperçus féconds d’un esprit ingénieux dans les petites choses ou éloquent dans les grandes. Il a le premier analysé les influences produites par le milieu social sur les écrivains, et par les écrivains sur la société qui les vit naître. Il anime et vivifie tous les sujets qu’il touche, et dont il cueille la fleur. Il excelle à tracer des tableaux littéraires où l’on admire un savoir attrayant, des vues élevées, des idées libérales, de l’indépendance, de la modération, des anecdotes racontées finement, des rencontres imprévues qui piquent la curiosité, l’art d’aiguiser en ironie la fin d’un compliment, le goût délicat et sûr, un coloris poli et nuancé, un bon sens rapide et revêtu de grâce.
En le lisant, on croit l’écouter. Sa parole écrite semble née sans efforts sur les lèvres du causeur ou de l’orateur. Élégante, pure, ornée et facile, variée de mille inflexions où l’on surprend toutes sortes de malices discrètes, elle a le mouvement animé, le courant rapide d’un discours M. de Sacy juge ainsi M. Villemain:« M, Villemain est un des derniers et des pins fidèles dépositaires du bon goût. Ce qu’il prescrit il le fait, et si quelque chose pouvait nous rappeler au respect des lois du beau, à l’amour et à l’étude des modèles, ce serait cette critique qui semble se monter au ton des grands écrivains qu’elle juge, et prendre les formes de leur talent pour en mieux faire sentir le charme. Son expression est grave, brillante, légère, éloquente, selon le génie des divers membres de cette glorieuse tribu d’écrivains qu’il passe en revue. L’histoire, la biographie, les détails de mœurs vivifient sa critique : une inflexible morale, un dévouement vrai et de cœur à tout ce qui honore, console et relève l’humanité, à la liberté, à la religion, à la vérité, semblent rendre encore son goût plus pur et plus sévère; cet enchaînement de tableaux historiques, d’anecdotes racontées avec l’esprit le plus brillant, de réflexions morales et d’analyses judicieuses et profondes, qui se mêlent sans confusion, conduit le lecteur jusqu’au bout du livre sans qu’il ait un moment l’envie de s’arrêter.
Un soir que nos jeunes voyageursLascaris, roman historique écrit par M. Villemain à l’époque ou la Grèce reconquérait héroïquement son indépendance. — C’était pour un lettré une façon de prendre part à la croisade.
Un homme qui paraissait commander aux autres, élève la voix : « Nous fuyons de Constantinople, dit-il ; nos frères sont morts ou captifs ; l’empereur est tué ; le temple de Sainte-Sophie est souillé par Mahomet, et nous venons chercher un asile dans cette Europe chrétienne qui n’a pas voulu nous secourir.
Un officier français raconte que, traversant une rue de Candie, sillonnée de bombes et de boulets, il vit beaucoup d’habitants assemblés dans une maison ; étonné, il s’avance : le corps d’une femme était placé dans un cercueil, paré de beaux vêtements, le visage découvert, la tête ornée de perles, les doigts chargés de bagues précieuses, les bras enveloppés de dentelles, la chaussure parsemée de pierreries. Des jeunes filles se tenaient à l’entour, et l’une d’elles disait plusieurs choses à la louange de cette femme morte, racontant ses vertus, puis, s’arrachant les cheveux, déchirant ses habits, se frappant la poitrine, versant des larmes, et poussant des gémissements auxquels toutes les autres répondirent par des cris et des plaintes. Cette antique coutume s’observait au milieu des horreurs d’une ville assiégéeColomba (M. Mérimée) (même recueil.)
La prise de Souli eut lien le 25 septembre 1863. Cette ville ne succomba que par trahison.
Elle était assiégée par Ali, pacha de Janina, et défendue par Tsavellas, et son fils Photos.
A peine cantonnés sur les hauteurs de Zalomgos, avec beaucoup d’enfants, de femmes, de vieillards, de malades, les Souliotes virent paraître quatre mille Turcs et une nombreuse artillerie. L’attaque commence avec fureur ; les Souliotes n’avaient que peu de munitions, et ils les épuisèrent dans un premier combat. Le lendemain les Turcs revinrent à la charge. Alors, sur une cime taillée à pic, au pied de laquelle s’entr’ouvre entre deux pointes de rochers, le gouffre d’un torrent, soixante femmes se sont rassemblées avec leurs petits enfants dans leurs bras ; elles regardent l’affreuse mêlée, et, bientôt, saisies de désespoir, chacune d’elles précipite son enfant dans l’abîme ; ensuite, se prenant par la main, et formant un cercle, elles se mettent à danser sur le bord du précipice. On a décrit plus d’une fois cette ronde funéraire d’où se détachait, à chaque tour, une femme qui s’élançait dans l’abîme, tandis que la chaîne, reprenant, faisait un nouveau tour et se brisait encore pour laisser tomber une nouvelle victime, jusqu’à la dernière. Cependant d’autres femmes souliotes combattaient à côté de leurs pères et de leurs maris. La nuit fit cesser le carnage.
Le christianisme marcha, pour ainsi dire, à grandes journées sur ces vastes chemins que la politique romaine avait ouverts d’un bout de l’Europe à l’autre, pour le passage des légions. Il s’empara de toutes les dispositions que la haine du joug romain laissait dans le cœur des peuples asservis. Il releva par l’enthousiasme des âmes abattues par l’oppression. Parlant au nom de l’humanité, de la justice et de l’égalité primitive entre les hommes, il devait avoir bientôt pour lui tout ce qui était esclave ou souffrant, c’est-à-dire l’univers. Il ne s’adressait pas seulement à la société, mais à l’homme intérieur, à l’homme moral ; il lui inspirait l’amour de la vertu, l’innocence des mœurs, l’humilité, la patience ; il agissait à la fois comme un culte et comme une philosophie ; et tandis que les philosophies anciennes n’avaient été que le privilège du petit nombre, il était une consolation offerte à la foule, la calmant et l’éclairant tout ensemble. M. Villemain a signalé l’influence littéraire des idées religieuses dans cette autre page :« Sans doute, à quelque époque et en quelque pays qu’ils fussent nés, Pascal, Racine et Bossuet n’auraient point été des hommes ordinaires ; mais on peut douter cependant qu’ils eussent atteint ces hauteurs, dernières limites tracées, pour ainsi dire, à l’esprit humain, si leur génie n’eût été nourri et fortifié par la méditation habituelle des vérités les plus sublimes. Voltaire et Rousseau même sont toujours admirables, lorsque, dominés par un ascendant irrésistible, ils rendent hommage à ce culte qu’ils n’ont que trop souvent outragé : le premier n’est jamais plus pathétique et plus touchant que quand il célèbre les vertus chrétiennes ; et le morceau le plus éloquent qu’ait écrit l’autre est un éloge de Jésus-Christ. »
Grand homme, ta gloire vaincra toujours la monotonie d’un éloge tant de fois entendu. Le privilège du sublime te fut donné, et rien n’est inépuisable comme l’admiration que le sublimel’Histoire universelle.l’Éloge de Bossuet, par M. Patin, l’éminent doyen de la faculté des lettres de Paris.
Dans tous les siècles où l’esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c’est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place de lui-même à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis ; tel est Montaigne Il avait inspiré Pascal au Il resta le Etienne Pasquier appelait son livre un Essais, naquit en 1533, et mourut en 1592.ebréviaire des honnêtes gens, comme on disait alors.vrai séminaire de belles et notables sentences.
Napoléon a élevé le plus durable monument à sa mémoire, et doublé son immortalité de monarque et de guerrier, par ses tableaux de grand peintre et de penseur profond. Que reste-t-il, en effet, du génie, de l’imagination et de l’âme de la plupart des hommes qui ont matériellement dominé le monde ? Par où peut-on les étudier en eux-mêmes et reconnaître, à travers les siècles, l’accent do leur voix ? Quelques paroles magnanimes, quelques mots de grandeur et d’orgueil se sont conservés d’Alexandre, comme une épitaphe de ses conquêtes et de sa vie. On a recueilli de César quelques lettres brèves et saisissantes, comme l’éclair de sa volonté, et un livre unique, non pas seulement le secret de ses campagnes
Longtemps après, au faîte du pouvoir absolu érigé par César, on vit le plus humain des empereurs de Rome, Marc-Aurèle, révéler dans quelques édits et graver sur ses tablettes, transmises à l’avenir, le secret de ses vertus et le principe du bien qu’il a fait au mondeLes moralistes sous l’empire (Hachette).
Bien plus près encore, et sous l’influence des libres doctrines qui précédèrent nos révolutions, un autre monarque, élève de nos écrivains et de notre langue, naturalisé français sur une terre étrangère, a cherché et cru trouver dans l’étude une renommée comparable à celle de ses habiles conquêtes
D’un esprit plus vaste et moins sage, Napoléon n’aura pas, comme Frédéric, gardé ses conquêtes et affermi sur la paix un état créé par la guerre ; mais sa gloire sera bien plus grande en étendue et sans doute en durée. Il parlera lui-même à la dernière postérité. Le travail de sa captivité Je lis dans Sainte-Beuve :« Pascal est peut-être l’écrivain moderne duquel se rapproche le plus pour la trempe la parole de Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même.
« On a des œuvres de Louis XIV, où le langage est empreint de noblesse et de bon sens, vrais modèles d’un style royal, élevé et modéré ! Mais ce ton même les range dans le genre tempéré qui n’est pas celui de Napoléon.
« Les Mémoires de Frédéric et de Richelieu se prêteraient aussi à un rapprochement ; mais ces grands hommes sont atteints dans leur ensemble, et repris parfois d’une sorte de manie de bel-esprit que leur donnaient l’éducation littéraire du temps et leur prétention particulière.
« Napoléon n’a rien de tel ; il est simple et nu ; son style militaire offre un digne pendant aux styles les plus parfaits de l’antiquité en ce genre, à Xénophon et à César. Mais, chez ces deux capitaines, la ligne de récit est plus fine, ou plus légère, plus élégante. Napoléon est plus brusque ; il a reçu une éducation moins attique, et il sait plus d’algèbre que ces illustres anciens. Sa brièveté a un cachet de positif. En général, la volonté se marque dans son style. Pascal rappelle, par son accent despotique, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. »
Prix d’honneur de rhétorique (1810), élève de l’École Normale oit l’enseignement de la Romiguière et de Maine de Biran décida de sa vocation ; appelé en 1815 à l’honneur de suppléer Royer-Collard dans sa chaire de la Sorbonne, M. Victor Cousin fut un maître déjà célèbre, à l’âge où d’ordinaire les mieux doués sont encore étudiants. Interprète ému de Platon et de Descartes, il eut le mérite de restaurer leurs doctrines, et de vulgariser par un beau langage les vérités essentielles à l’ordre moral. S’il n’a pas créé de système, ou de méthode nouvelle, il a suscité un mouvement considérable de recherches savantes, et appliqué une critique éloquente aux plus grands penseurs des temps anciens et modernes
Même dans sa ferveur philosophique, M. Cousin n’avait jamais cessé d’être sensible à la gloire littéraire ; cette passion le suivit dans sa retraite dont il charma les loisirs par des études historiques, où les vues pénétrantes mais parfois paradoxales d’un savoir aussi précis qu’enthousiaste s’allient à l’éclat d’une forme magistrale et à cette puissance d’imagination qui rend la vie à la poussière des morts.
Si M. Cousin juge ses modèles avec trop d’indulgence, on ne peut qu’admirer en lui le don d’animer tous les sujets qu’il traite. Il est orateur, même quand il se réduit à des questions d’érudition et de philologie. Son style a grand air. On croirait entendre un personnage du dix-septième siècle Je lis dans M. de Rémusat :« Il nous disait qu’en étudiant le dix-septième siècle il avait appris à écrire. Mais ne parlait-il pas naturellement ce beau langage qu’il retrouvait chez les contemporains de Pascal ? Son style était celui des maîtres, et, en l’assouplissant au genre tempéré de l’histoire biographique, en lui donnant plus de grâce et de simplicité, il ne faisait que prouver une fois de plus que notre siècle n’avait pas produit d’écrivain supérieur à lui ? »
Tout ce qui existe est animé. La matière est mue et pénétrée par des forces qui ne sont pas matérielles, et elle suit des lois qui attestent une intelligence partout présente. L’analyse chimique la plus subtile ne parvient point il une nature morte et inerte, mais à une nature organisée il sa manière, et qui n’est dépourvue ni de forces ni de lois. Dans les profondeurs de l’abîme comme dans les hauteurs des cieux, dans un grain de sable comme dans une montagne gigantesque, un esprit immortel rayonne à travers les enveloppes les plus grossières Dans son discours académique, M. Jules Favre disait :« Quoi nous sommes à chaque heure les témoins de l’admirable ordonnance de l’univers, la science nous montre des prodiges dans la structure du plus humble vermisseau, comme aussi élevant nos intelligences jusqu’à des régions inconnues avant ses découvertes, elle nous promène dans les champs de l’espace où, gouvernés par des lois régulières, gravitent en s’attirant et se contenant les uns les autres, des millions de mondes étincelants de lumière ; et parce que nous n’en comprenons pas l’essence, nous contesterions l’existence d’une volonté supérieure sans laquelle toutes ces merveilles seraient elles-mêmes incompréhensibles ! »
La beauté physique est donc le signe d’une beauté intérieure qui est la beauté spirituelle et morale, et c’est là qu’est le fond, le principe, l’unité du beau Parlant de la beauté humaine, M. Cousin disait ailleurs :« Regardez cet homme qui triomphe de l’intérêt, après une lutte héroïque, et sacrifie la fortune à la vertu. Regardez-le au moment où il vient de prendre cette résolution magnanime ; sa figure vous paraîtra belle. C’est qu’elle exprime la beauté de sou âme. Peut-être en toute autre circonstance la physionomie de cet homme est-elle commune, triviale même ; ici, illuminée par l’âme qu’elle manifeste, elle s’est ennoblie, elle a pris un caractère imposant de beauté. C’est ainsi que Socrate ne rappelle nullement le type de la beauté grecque ; mais contemplez-le à son lit de mort, au moment de boire la ciguë, s’entretenant ave ; ses disciples de l’immortalité de l’âme, et alors ses traits paraîtront sublimes. »
Sortie de Magdeburg. Pays désolé par la guerre, et où lion rencontre à chaque pas la trace encore toute vive des maux passés. En même temps, de loin en loin, quel beau spectacle, et comme l’Elbe coule noblement entre ces deux forêts qui le bordent ! puis, nous entrons dans un vaste désert de sable. Souvent nous courons à travers champs ; des poteaux seuls marquent le chemin. Beaux effets de lumière sous les hauts bois de sapins. Les corps élancés des arbres laissent des intervalles où se jouent en riches accidents les rayons du soleil qui pénètrent à travers les têtes pyramidales
Le premier aspect de Berlin est imposant. Quand on entre dans cette ville qui surgit d’un désert de sables ; quand on se promène pour la première fois dans ces rues larges et bien alignées, où chaque maison est comme un palais, on éprouve une impression de grandeur. Mais lorsque cette première impression est dissipée et qu’on regarde avec attention, on ne trouve plus un seul beau monument dans cette ville si belle. L’ensemble frappe, et rien n’attache : c’est une ville d’hier, qu’un grand homme à jetée dans l’espace sur de vastes proportions pour un magnifique avenir ; mais cet avenir n’étant pas encore venu Voltaire disait en 1770 :« C’est bien pis ici que dans le fond d’une province de France. Les Berlinois veulent avoir de l’esprit, parce que le roi en a. Qui aurait dit qu’on se piquerait un jour de se connaître en vers dans le pays des Vandales ? On y prend pour du vin de Beaune le vinaigre que les marchands de Liège vendent fort cher ; et, en vérité, c’est ainsi qu’en général le gros du public juge de tout. Le goût est un don de Dieu fort rare. La langue qu’on parle le moins à la cour, c’est l’Allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. »
Je pars de Berlin à onze heures du soir. N’ayant pas de chaise de poste à moi, il me faut, à chaque relai, prendre celle que j’y trouve, et ce sont le plus souvent de mauvais chariots découverts, où l’on met une botte de paille pour soutenir ma tête. C’est ainsi que je voyage jusqu’à Dresde C’était en 1817. Ali Cousin avait succédé à M. Royer-Collard dans sa chaire de la Sorbonne en 1815. Il raconte ici un voyage de vacances philosophiques. Lisez cette page de Voltaire racontant son voyage à Berlin :« Bientôt après j’ai traversé les vastes, et tristes, et stériles et détestables campagnes de la Westphalie.
De l’âge d’or, jadis vanté,
C’est la plus fidèle peinture ;
Mais toujours la simplicité Ne fait pas la belle nature.
» Dans de grandes huttes qu’on appelle maisons, on voit des animaux qu’on appelle hommes, qui vivent le plus cordialement du monde pêle-mêle avec d’autres animaux domestiques. Une certaine pierre dure, noire et gluante, composée, à ce qu’on dit, d’une espèce de seigle, est la nourriture des maîtres de la maison. Qu’on plaigne après cela nos paysans, ou plutôt qu’on ne plaigne personne ; car sous ces cabanes enfumées, et avec cette nourriture détestables, ces hommes des premiers temps sont sains, vigoureux et gais. Ils ont tout juste la mesure d’idées que comporte leur état.
Ce n’est pas que je les envie :
J’aime fort nos lambris dorés ;
Je bénis l’heureuse industrie
Par qui nous furent préparés Cent plaisirs par moi célébrés.
» Si j’étais un vrai voyageur, je vous parlerais du Wéser et de l’Elbe, et des campagnes fertiles de Magdebourg, qui étaient autrefois le domaine de plusieurs saints archevêques, et qui se couvrent aujourd’hui des plus belles moissons (à regret sans doute) pour un prince hérétique ; je vous dirais que Magdebourg est presque imprenable ; je vous parlerais de ses belles fortifications, et ce sa citadelle construite dans une île entre deux bras de l’Elbe, chacun plus large que la Seine ne l’est vers le Pont-Royal, Mais comme ni vous ni moi n’assiégerons jamais cette ville, je vous jure que je ne vous en parlerai jamais. »
Depuis les premiers jours des sociétés humaines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, tandis que dans un coin du monde, une race privilégiée gardait le dépôt de la doctrine révélée
Je le demande, quelle puissance a enseigné tout cela à tant de milliers d’hommes, sinon cette lumière naturelle, qui nous a révélé tout ce qui donne du prix à la vie, les vérités certaines et nécessaires sur lesquelles reposent la famille et la société, les vertus privées et publiques, et cela par le pur ministère de ces sages, de ces hommes admirables, simples et grands, qui n’ont eu d’autre mission que le zèle de la vérité, que l’amour de leurs semblables, et ont souffert la persécution, l’exil, quelquefois sur un trône, et le plus souvent dans les fers : un Anaxagore, un Socrate, un Platon, un Aristote, un Épictète, un Marc-Aurèle
Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n’invente pas. Le génie est avant tout créateur.
L’homme de génie n’est pas le maître de la force qui est en lui ; c’est par le besoin ardent, irrésistible, d’exprimer ce qu’il éprouve, qu’il est homme de génie. Il souffre de contenir les sentiments ou les images ou les pensées qui s’agitent dans son sein. On a dit qu’il n’y. a point d’homme supérieur sans quelque grain de folie ; mais cette folie-là, comme celle de la croix, est la partie divine de la raison. Cette puissance mystérieuse, Socrate l’appelait son démon. Voltaire l’appelait le diable au corps ; il l’exigeait même d’une comédienne pour être une comédienne de génie. Donnez-lui le nom qu’il vous plaira ; il est certain qu’il y a un je ne sais quoi qui inspire le génie, et qui le tourmente aussi jusqu’à ce qu’il ait épanché ce qui le consume, jusqu’à ce qu’il ait soulagé en les exprimant ses peines et ses joies, ses émotions, ses idées, et que ses rêveries soient devenues des œuvres vivantes. Ainsi deux choses caractérisent le génie : d’abord la vivacité du besoin qu’il a de produire, ensuite la puissance de produire ; car le besoin sans la puissance n’est qu’une maladie qui simule le génie, mais qui n’est pas lui. Le goût se contente d’observer et d’admirer. Le faux génie, l’imagination ardente et impuissante, se consume en rêves stériles et ne produit rien ou rien de grand. Le génie seul a la vertu de convertir ses conceptions en créations Vauvenargues disait :« On rencontre quelquefois des gens d’esprit qui sont plus éclairés que d’assez beaux génie ; mais, soit que leurs inclinations partagent leur application, soit que la faiblesse de leur âme les empêche d’employer la force de leur esprit, on voit qu’ils demeurent bien loin après ceux qui mettent toutes leurs ressources et toute leur activité en œuvre, en faveur d’un objet unique. »
Né à Aix, en Provence, le 8 mai 1796, lié d’une étroite amitié avec M. Thiers, M. Mignet venait de débuter dans la carrière du barreau, lorsque sa vocation d’historien s’annonça par un mémoire sur les Institutions de saint Louis. Cette dissertation, couronnée par l’Académie des inscriptions en 1822, révélait déjà la fermeté d’un esprit philosophique, des vues élevées, une éloquence nerveuse et substantielle, un style net et vigoureux. Appelé à Paris par ce succès qui fixa l’attention des compagnies savantes, le jeune lauréat fit à l’Athénée un cours sur la réforme et la révolution d’Angleterre. Ces leçons, suivies par un public d’élite, ne furent que le prélude de travaux considérables qui devaient être des événements littéraires. Dans l’Histoire de la Révolution française (1824), comme dans celle de Marie-Stuart (1851) et de Charles Quint (1854), nous admirons l’austérité d’un récit simple et pourtant dramatique, une belle ordonnance, la hauteur des aperçus, des portraits hardis et la sûreté d’un juge qui domine son sujet.
M. Mignet est « le plus établi des historiens. » On sait que, nommé à l’Académie française en 1836, il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales en 1839 ; c’est à ce titre qu’il a prononcé de nombreux éloges, qui sont autant de pages accomplies.
L’histoire est chez lui une science et un art. Il donne un sens aux faits, il en cherche les lois, il les explique par leurs causes ; il en surprend le secret dans les intentions des acteurs, dans les passions, les intérêts et les caractères. Nul n’a su mieux lire les papiers d’État et les archives de la diplomatie. Alors même qu’il ne réussit pas à produire l’évidence, il nous dégoûte des récits superficiels.
Mais le souci de l’art fait valoir sa profonde érudition. A des recherches vastes, continues et profondes, il sait allier le talent de composer et d’écrire, l’ordre, la gravité soutenue, le relief de l’expression et l’éclat de la forme. Sa phrase a une régularité savante et une ingénieuse symétrie ; son style a de l’autorité : c’est un modèle de précision et de justesse.
Un des magistrats proscrits par le parti populaire, M. Caila, intimement lié avec la famille Sismondi
Voulant se fixer en Toscane, Sismondi parcourut à pied les charmantes vallées que forment de ce côté les plis de l’Apennin. Le riche territoire de Pescia, dans le val de Nievole, entre Lucques, Pistoïa et Florence, arrêta ses regards par la beauté et la variété de ses cultures. La verdoyante plaine, arrosée avec un art merveilleux, coupée en champs presque égaux, couverts de blés, de prairies, de jardinages, de vergers, et tout bordés de peupliers, que la vigne enlace de ses rameaux ; les collines étagées, où la terre, retenue par des murailles d’arbres et de gazon, offrait, selon l’exposition de ses pentes, de riantes allées de vignes, de pâles massifs d’oliviers, des bouquets d’orangers et de citronniers ; enfin, les sommets mêmes de ces montagnes couronnées de forêts de châtaigniers et ornés de villages : tout cet ensemble le remplit d’admiration. Il n’hésita pas à fixer sa famille errante dans ce beau, dans cet industrieux séjour
Quand la lecture de la sentence fut achevée, Marie fit le signe de la croix. « Loué soit Dieu, dit-elle, de la nouvelle que vous m’apportez ! Je n’en pouvais recevoir une meilleure, puisqu’elle m’annonce le terme de mes misères. » Se regardant comme une victime de la foi religieuse, elle ressentit la joie-pure du martyre, en prit la douce sérénité, et en conserva jusqu’au bout le tranquille courage. Après que les deux comtes
Se sentant un peu fatiguée et voulant conserver ou reprendre ses forces pour le dernier moment, elle se mit au lit. Ses femmes continuaient à prier, et pendant ce dernier repos de son corps, bien que ses yeux fussent fermés, on voyait au léger mouvement de ses lèvres, et à une sorte de ravissement répandu sur son visage, qu’elle s’adressait à celui en qui seul reposaient maintenant ses espérances. Au point du jour, elle se leva et dit qu’elle n’avait plus que deux heures à vivre ; elle choisit un de ses mouchoirs à franges d’or pour servir à lui bander les yeux sur l’échafaud et s’habilla avec une sévère magnificence.
Après ces derniers soins accordés aux souvenirs terrestres, elle se rendit dans son oratoire ; elle s’agenouilla devant l’autel, et lut avec une grande ferveur les prières des agonisants. Avant qu’elle les eût achevées, on vint heurter à la porte. Le shérif
Lorsqu’on les eut éloignés, elle se remit en marche d’un air noble et doux, le crucifix d’une main et un livre d’Heures de l’autre, revêtue du costume de veuve qu’elle portait les jours de grande solennité. Elle avait la dignité d’une reine et le paisible recueillement d’une chrétienne. L’échafaud avait été dressé dans la salle basse du château de Fotheringay. Il avait deux pieds et demi de hauteur et douze pieds carrés d’étendue ; il était couvert de frise noire d’Angleterre, ainsi que le siège, le coussin et le billot où Marie devait s’asseoir, s’agenouiller et recevoir le coup fatal. Elle prit place sur ce siège lugubre sans changer de couleur, et sans rien perdre de sa grâce et de sa majesté accoutumées, ayant à sa droite les comtes de Shrewsbury et de Kent assis, à sa gauche le shérif debout, en face les deux bourreaux ; à peu de distance, le long du mur, ses serviteurs, et dans le reste de la salle, retenus par une barrière, environ deux cents gentlemen et habitants du voisinage, admis dans le château, dont on avait fermé les portes. Robert Beale lut alors la sentence, que Marie écouta en silence, et si profondément recueillie en elle-même, qu’elle semblait étrangère à tout ce qui se passait.
Après quelques paroles données à sa justification
Lorsqu’elle eut achevé à genoux les psaumes, elle s’adressa à Dieu, en anglais, et le supplia de donner la paix au monde, la vraie religion à l’Angleterre, la constance à tous les persécutés, et de lui accorder à elle-même l’assistance de sa grâce et les clartés de l’Esprit-Saint à cette heure suprême. Sa piété était si vive, son effusion si touchante, son courage si admirable, qu’elle arrachait des larmes à tous les assistants. La prière finie, elle se releva. Le terrible moment était arrivé, et le bourreau s approcha d’elle pour l’aider à se dépouiller d’une partie de ses vêtements ; mais elle l’écarta, et dit en souriant qu’elle n’avait jamais eu de pareil valet de chambre. Ses femmes, qui étaient restées à genoux au pied de l’échafaud, lui rendirent ce triste et dernier office en pleurant.
« Loin de pleurer, réjouissez-vous, leur disait-elle ; je suis bien heureuse de sortir de ce monde, et pour une si bonne cause. » Elle déposa son manteau, ôta son voile, et ne conserva qu’une jupe de taffetas velouté rouge. Elle s’assit alors sur son siège, et donna sa bénédiction à tous ses serviteurs, qui pleuraient. Le bourreau lui demanda pardon à genoux ; elle répondit qu’elle l’accordait atout le monde. Elle embrassa ses femmes, les bénit en faisant le signe de la croix sur elles, et, après qu’une d’elles lui eut bandé les yeux, elle leur ordonna de s’éloigner, ce qu’elles firent en sanglotant.
En même temps, elle se jeta à genoux d’un grand courage, et, tenant toujours le crucifix entre ses mains, elle tendit le cou au bourreau.
Elle disait à haute voix et avec le sentiment de la plus ardente confiance : « Mon Dieu, j’ai espéré en vous ; je remets mon âme entre vos mains. »
Elle croyait qu’on l’exécuterait comme en France, dans une attitude droite et avec le glaive. Les deux maîtres des hautes-œuvres l’avertirent de son erreur, et l’aidèrent à poser sa tête sur le billot, sans qu’elle cessât de prier.
L’attendrissement était universel à la vue de cette lamentable infortune, de cet héroïque courage, de cette admirable douceur. Le bourreau lui-même était ému et la frappa d’une main mal assurée. La hache, au lieu d’atteindre le cou, tomba sur le derrière de la tête et la blessa, sans qu’elle proférât une plainte. Au second coup seulement, le bourreau lui abattit la tête, qu’il montra en disant : « Dieu sauve la reine Élisabeth !… — Ainsi périssent tous ses ennemis ! » ajouta le docteur Fléchier. Une seule voix se fit entendre après la sienne, et dit amen ! C’était celle du sombre comte de Kent
Orateur et homme d’État formé par une longue expérience de la vie publique, M. Thiers mérite d’être appelé notre historien national ; car, dans ses œuvres monumentales, nous retrouvons toutes les joies ou toutes les douleurs du citoyen. Il a l’éloquence du patriotisme. Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862), l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure et la modération d’un bon sens impartial. Égal à tous les sujets, géographe, stratégiste, diplomate, économiste, financier, jurisconsulte, M. Thiers est un vulgarisateur éminent« Abondante, aisée, simple et lumineuse, son éloquence sait prêter un intérêt qui captive aux arides détails des affaires les plus compliquées, parcourir sans s’égarer tous les détours des questions les plus vastes, répandre sur les plus obscures le jour éclatant de l’évidence, semer comme en se jouant sur sa route les vérités brillantes et les mouvements heureux, et, cachant une méthode réfléchie sous les dehors d’une improvisation facile, déployer un art d’autant plus savant qu’il conserve tout le charme de l’abandon et tout l’entraînement du naturel, reproduire enfin cette grandeur négligée qu’on admirait dans M. Fox. »
(M. de Rémusat. — Discours à l’Académie.)
Sa puissance de travail se dérobe sous un air de facilité courante. Il écrit comme il pense, et vise à l’expression directe de son idée. Il a, dit-il, le fanatisme de la simplicité, et compare lui-même son style à ces glaces sans tain à travers lesquelles apparaissent tous les objets sans la moindre altération de couleur ou de contour. Esprit alerte étendu, vigoureux et pratique, il nous fait aimer la netteté, la justesse, le naturel et l’aisance d’un langage limpide, calme et transparent. S’il a des négligences ou des longueurs, ces accidents proviennent du souci de ne rien omettre ; mais il serait injuste de lui refuser des touches fines, une vivacité brillanté, un tour spirituel, l’animation d’un causeur prompt à toutes les impressions et les instincts d’un artiste délicat.
J’ai toujours considéré l’histoire comme l’occupation qui convenait le mieux à nos contemporains. Nous n’avons pas perdu la faculté d’être sensibles aux grandes choses ; en tout cas, notre siècle aurait suffi pour nous la rendre, et nous avons acquis cette expérience qui permet de les apprécier et de juger. Je me suis donc avec confiance livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J’ai consacré à écrire l’histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même au milieu des affaires publiques, je ne me séparais pas de mon art
Lorsqu’on présence de trônes chancelants, au sein d’assemblées ébranlées par l’accent de tribuns puissants, ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager, que les éternelles figures de tous les temps et de tous les lieux, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme ceux que je voyais se mouvoir sous mes yeux. J’étais à la fois moins irrité et moins troublé, parce que j’étais moins surpris, parce que j’assistais non à une scène d’un jour, mais à la scène éternelle que Dieu a dressée en mettant l’homme en société avec ses passions grandes ou petites, basses ou généreuses, l’homme toujours semblable à lui-même, toujours agité et toujours conduit par des lois profondes autant qu’immuables.
Ma vie, j’ose le dire, a donc été une longue étude historique, et si on en excepte ces moments violents où l’action vous étourdit, où le torrent des choses vous emporte au point de ne pas vous laisser discerner ses bords, j’ai presque toujours observé ce qui se passait autour de moi, en le rapportant à ce qui s’était passé ailleurs, pour y chercher ce qu’il y avait de différent ou de semblable. Cette longue comparaison est, je le crois, la vraie préparation de l’esprit à cette épopée de l’histoire, qui n’est pas condamnée à être décolorée parce qu’elle est exacte et positive ; car l’homme réel qui s’appelle tantôt Alexandre, tantôt Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, a sa poésie, comme les personnages de la fable qui s’appellent Achille, Énée, Roland ou Renaud.
On persuaderait difficilement aux hommes, que l’art de ] a guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d’exercice à l’esprit. Cela est pourtant vrai ; et ce qui fait cet art si grand, c’est qu’il exige le caractère autant que l’esprit, et qu’il met en action et en évidence l’homme tout entier. Regardez aux actions des généraux et des hommes d’État ; toujours vous y lirez leur caractère autant que leur esprit, parce que l’on gouverne et l’on combat avec son âme tout entière. Mais entendons toutefois que gouverner ne signifie pas administrer une prélecture, et que combattre ne veut pas dire charger à la tête d’un régiment : autrement il faudrait donner une âme et un esprit à trop de gens.
L’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, aura d’abord à acquérir l’instruction scientifique. Il possédera les sciences exactes, les arts graphiques
Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose, d’ailleurs ; car on est poëte, savant, orateur médiocre aussi ; mais si le génie s’en mêle, on devient sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines Cette page m’en rappelle une antre du Ajoutons cette autre citation :prince de Ligne, sur la vocation militaire :« Aimez ce métier au-dessus des autres à la passion ; oui, passion est le mot. Si vous ne rêvez pas vie militaire, si vous ne dévorez pas les livres et les plans de la g terre, si vous ne baisez point les pas des vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si vous n’êtes pas mort presque du désir d’en voir et de honte de n’en avoir pas vu, quoique ce ne soit pas de votre faute, quittez vite un habit que vous déshonorez. Si l’exercice même d’un seul bataillon ne vous transporte pas, si vous ne sentez pas la volonté de vous trouver partout, si vous y êtes distrait, si vous ne tremblez pas que la pluie n’empêche votre régiment de manœuvrer, donnez-y votre place à un jeune homme tel que je le veux : c’est celui qui sera fou de l’art des Maurice, et qui sera persuadé qu’il faut faire trois fois plus que son devoir pour le faire passablement. Malheur aux gens tièdes ! »
« Je lis dans les mémoires du général Joubert : A chaque heure répondre de la vie de plusieurs milliers d’hommes ; hasarder à propos la vie de ses soldats pour la leur sauver ; ne négliger aucune précaution pour se défendre des embuscades et des surprises de nuit ; voir dans cette lutte continuelle succomber ses amis, ses connaissances, par les blessures et les maladies ; il y a là de quoi tourmenter un homme. Et moi qui ne sens rien faiblement, je m’affecte d’autant plus profondément que, dans notre état, il faut avoir l’art de cacher aux autres ses affections particulières. Il faut paraître confiant quand on est inquiet, dur envers le soldat, quand souvent il n’inspire que de la pitié ; il faut enfin avoir un visage qui ne soit point le miroir de son cœur. »
Il était réservé à la révolution française, appelée à changer la face de la société européenne, de produire un homme qui attirerait autant les regards que Charlemagne, César, Annibal et Alexandre. A celui-là, ce n’est ni la grandeur du rôle, ni l’immensité des bouleversements, ni l’éclat, l’étendue, la profondeur du génie, ni le sérieux d’esprit qui manquent pour saisir, attirer, maîtriser l’attention du genre humain ! Ce fils d’un gentilhomme corse
Devenu quelque temps pacifique, il jette par ses lois les bases de la société moderne, puis se laisse emporter à son bouillant génie, s’attaque de nouveau à l’Europe, la soumet en trois journées, Austerlitz, Iéna, Friedland ; abaisse et relève les empires, met sur sa tête la couronne de Charlemagne, voit les rois lui offrir leur fille, choisit celle des Césars, dont il obtient un fils qui semble destiné à porter la plus brillante couronne de l’univers ; de Cadix se porte à Moscou, succombe dans la plus grande catastrophe des siècles, refait sa fortune, la défait de nouveau, est confiné dans une petite île, en sort avec quelques centaines de soldats fidèles, reconquiert en vingt jours le trône de France, lutte de nouveau contre l’Europe exaspérée, succombe pour la dernière fois à Waterloo, et après avoir soutenu des guerres plus grandes que celles de l’empire romain, s’en va, né dans une île de la Méditerranée, mourir dans une île de l’Océan, attaché comme Prométhée sur un rocher par la haine et la peur des rois. Ce fils du pauvre gentilhomme corse a bien fait dans le monde la figure d’Alexandre, d’Annibal, de César, de Charlemagne. Du génie, il en a autant que ceux d’entre eux qui en ont le plus ; du bruit il en a fait autant que ceux qui ont le plus ébranlé l’univers.
Cette armée est formée d’hommes de toute sorte, engagés volontairement dans ses rangs, servant toute leur vie, ou à peu près, assujettis à une discipline redoutable, qui les bâtonne jusqu’à la mort pour les moindres fautes ; qui, du bon ou du mauvais sujet, fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d’officiers pleins d’honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement parce qu’il est peu formé à la marche, et manque d’ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions ou la nature des lieux seconde son caractère résistant ; mais devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu’on ne surmonte qu’avec de la vivacité, de l’audace et de l’enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n’est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l’instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l’Angleterre était fait pour l’esprit peu étendu, mais sage de sir Arthur Wellesley
Dieu a destiné l’homme à travailler, à travailler rudement, d’un soleil à un autre soleilNu sur la terre nueQu’il se vêtisse. La grammaire voudrait qu’il se vêle ; mais le présent du subjonctif et le présent de l’indicatif sont trop rudes à l’oreille ; on emploie volontiers le passé.
Né à Paris le 17 octobre 1801, fils d’un orientaliste célèbre, membre de l’Académie française, auteur de deux volumes très-appréciés par un public choisiVariétés littéraires, morales et philosophiques. Didier, librairie académique.
Religion tolérante d’un idéal élevé, voilà le fond de sa critique. La raison la plus ferme s’y allie aux délicatesses du sentiment. M. de Sacy est un esprit attique, un causeur qui ne professe jamais, et semble n’écrire que pour se satisfaire lui-même, ou quand le cœur lui en dit. Sans courir les hasards de la fantaisie, il en a toutes les grâces, et je l’appellerais volontiers l’humoriste du bon sens.
L’étude de l’homme M. de Sacy dit ailleurs :« A peine sortis du collège, nous voulons savoir les grandes lois de l’humanité, et nous ignorons les plus simples lois de ce monde qui est en nous, de notre propre cœur. »
Assurément, je ne suis ni un grand critique, ni un grand érudit ; mais j’aime les lettres, je les aime avec passion ; c’est un sentiment qui est né, pour ainsi dire, avec moi. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je ne trouve pas un jour où la vue seule d’un bon livre, à plus forte raison sa lecture, ne m’ait ravi et transporté. Je ne pourrai jamais dire tout ce que ce goût des livres et des lettres a répandu de charme sur ma vie ; quelle force j’y ai puisée contre le découragement et l’ennui ; combien de fois une heure, une seule heure de lecture, m’a ranimé et rendu à moi-même !
Dans les premières années de la monarchie de Juillet, dans le voisinage de ces émeutes qui jetaient une lueur si sombre sur l’avenir, je me rappelle encore avec quel plaisir le soir, enfermé dans mon humble chambre, j’ouvrais un volume des M. de Sacy était rédacteur en chef du Lettres de madame de Sévigné. C’est fa première fois que je les ai lues tout entières. Peu à peu mon esprit se calmait ; je ne sais quel sentiment de fraîcheur délicieuse s’insinuait jusqu’au fond de mon âme. J’oubliais mon temps ; je me croyais presque le commensal et l’ami de la société des Rochersforum, lorsque le dernier des trois clubs de l’Institut avait enfin fermé sa tribune, et que la voix elle-même des crieurs de journaux ne se faisait plus entendre, que j’étais heureux de me retrouver avec Horace ou Montaigne, et de passer une heure paisible avec eux ! Dans des temps meilleurs, je n’allais pas aux chambresjournal des Débats, comme il le dit modestement dans ces lignes :« Obscur soldat de la presse, j’ai assisté à toutes les batailles, j’y ai tiré mon coup de fusil, ferme à mon poste, mais ne désirant pas monter plus haut. »
Je dois le confesser d’ailleurs : en littérature, mes goûts sont exclusifs. N’ayant jamais eu le temps de lire autant que je l’aurais voulu, je n’ai lu que des livres excellents ; je les ai relus sans cesse. Il y a une foule de livres très-bons dans leur genre, je n’en doute pas, que tout le monde connaît et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. C’est un malheur, peut-être ; mais, malgré moi et par un instinct dont je ne suis pas le maître, ma main va toute seule chercher dans une bibliothèque ces livres que les enfants savent déjà par cœur : un Boileau, un Corneille, un Racine, un La Fontaine, un La Bruyère, un Pascal, un Bossuet Profitons de l’occasion pour citer cette page de Mme Sand sur ses lectures d’enfance.« Je suis de ceux pour qui la connaissance d’un livre peut devenir un véritable événement. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétrée depuis que j’existe, a développé le peu de bonnes qualités que j’ai. Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les occasions favorables. Oh ! quel est celui de nous qui ne se rappel le avec amour les premiers ouvrages qu’il a dévoilés ou savourés ! La couverture d’un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d’une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années ? N’avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois ? le vieil ormeau et la baie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes, et que le pipeau du vacher se perdait dans l’éloignement ? Oh ! que la nuit tombait vite sur ces pages divines ! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante ! C’en est fait : les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l’étable, le grillon prend possession des chaumes de h plaine. Les formes des arbres s’effacent dans la vague de l’air, comme tout à l’heure les caractères sur le livre. Il faut partir ; le chemin est pierreux, l’écluse est étroite et glissante ; la côte est rude ; vous êtes couvert de sueur ; mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C’est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible, vous aurez l’humiliation d’entrer le dernier, et la grand’mère, inexorable sur l’étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d’une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu’un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera le soir la confession de votre journée, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l’avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche quoi ? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé. Oh ! alors la grand’mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu ; mais ii ne faudra pas désormais oublier l’heure du souper. Heureux temps ! ô ma vallée noire ! ô Corinne ! ô Bernardin de Saint-Pierre ! ô l’Iliade ! ô Millevoye ! ô Atala ! ô les saules de la rivière ! ô ma jeunesse écoulée ! ô mon vieux chien qui n’oubliait pas l’heure du souper, et qui répondait, au son lointain de la cloche, par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise ! »
MM, de Bure n’étaient point de ces bibliophiles qui ne lisent pas, qui seraient très-fâchés de lire, et qui n’ont des livres que pour la montre. Tous les moments qu’ils avaient de libres, ils les passaient dans leur chère bibliothèque, dans ce petit sanctuaire où l’on n’était pas admis sans difficulté, et où je suis entré une seule fois, il y a déjà bien des années, Dieu sait avec quel respect ! Je crois bien qu’ils ne lisaient pas toujours dans ces beaux volumes, et qu’ils se contentaient souvent du très-grand et très-légitime plaisir de les regarder d’un œil d’amateur, de les ranger, de les manier, de les épousseter, jouissances délicieuses, je le sais, et que je permets au bibliophile, pourvu qu’il lise ou qu’il ait au moins l’intention de lire. Je deviendrais aveugle que j’aurais encore, je le crois, du plaisir à tenir dans mes mains un beau livre. Je sentirais du moins le velouté de sa reliure, et je m’imaginerais le voir. J’en ai tant vu !
Le bibliophile odieux, c’est celui qui achète brutalement des livres en convenant tout haut qu’il ne lit jamais. Notez bien que cette classe de bibliophiles est précisément la plus passionnée et la plus avide ; c’est elle qui fait monter ridiculement le prix des livres. Vous n’aurez jamais un volume quand un de ces gens-là prétend l’avoir. Ils n’ont sur nous qu’on avantage : c’est que tous les livres leur sont bons pourvu qu’ils soient beaux, et que, sans savoir un mot de latin ou de grec, ils achètent hardiment un Homère de Clarke ou un Virgile de Heyne. Ils achèteraient aussi bien un manuscrit arabe. Nous autres, bibliophiles raisonnables, notre champ est plus restreint. Quand un livre n’est pas à notre usage, il a beau être bien brillant, nous soupirons et nous ne l’achetons pas. Comparez cette page du bibliophile Jacob, (Paul Lacroix) :« Le bibliomane vaniteux a dé belles éditions, de splendides reliures, une bibliothèque bien choisie et bien rangée : il dépense des sommes immenses pour la compléter ; c’est un soin dont il se remet entièrement à un bouquiniste intelligent, à un bibliographe officieux ; du reste il ne lit pas, et souvent il n’a jamais lu. : il collectionne des livres, comme il ferait des tableaux, des coquilles, des minéraux, des herbiers, Sa bibliothèque est une curiosité qu’il montre à tous, au premier venu : peu lui importe que les gens sachent ce que c’est qu’un livre, et, qui plus est, un beau livre !
« Le bibliomane envieux désire tout ce qu’il ne possède pas ; et, dès qu’il possède, son désir change de but : sait-il que tel livre existe chez un amateur avec lequel il rivalise, aussitôt sa quiétude est aux abois ; il ne mange plus, il ne dort plus, il ne vit plus que pour la conquête du bienheureux livre qu’il convoite ; il emploie tout, jusqu’à l’intrigue et la séduction, pour attirer à lui le bien d’autrui ; les refus, les difficultés augmentent, irritent sa concupiscence ; bientôt il sacrifierait sa fortune entière à un seul instant de possession ; mais un rien, la découverte d’un second exemplaire du même livre, une critique en l’air, une réimpression, voilà cette impatience qui s’abaisse et cette ardeur qui se glace. Tout à l’heure l’envieux souhaitait la mort du maître de ce cher livre, afin de s’enrichir aux dépens du défunt ! Ce bibliomane est malheureux, comme tout envieux doit l’être, et son malheur recommence à chaque nouveau désir.
» Le bibliomane fantasque n’adore ses livres que pour un temps ; il les recueille avec curiosité, il les habille avec générosité, il les installe avec honneur, il les entretient avec faveur ; tout à coup sa passion se lasse, se refroidit, s’éteint : le dégoût a commencé ! »
S’il est vrai que l’univers tout entier ne soit rien en comparaison d’une âme, parce qu’une âme se connaît et que l’univers ne se connaît pas
Le nom de M. Saint-Marc Girardin est un de ceux qui honorent le plus l’Université. Un bon sens aiguisé, tin et souriant, une modération courageuse et indépendante, une ironie très alerte, niais que tempère la bienveillance et la gaieté, une franchise qui a du tact, l’art du badinage sérieux, la nouveauté des aperçus, le secret d’instruire en amusant, et d’élever une causerie jusqu’au ton de l’éloquence : tels sont les traits principaux de sa physionomie. A la Sorbonne, sa chaire est un fauteuil ; point d’apparat, point de prétention, et cependant, sa familiarité judicieuse qu’anime le souffle de l’orateur, a toujours eu prise et autorité sur les esprits.
C’est qu’un moraliste se cache sous le lettré ; aussi son cours de littérature dramatique est-il une histoire de nos travers, de nos idées, de nos mœurs, en un mot de la société française et du cœur humain. En parlant non comme un livre, mais comme un homme, il a exercé la plus saine influence sur la jeunesse qui l’a constamment applaudi, bien qu’il ne l’ait jamais flattée. Sa popularité se compose donc de tous nos bons sentiments. Son style charme tous les connaisseurs par sa souplesse, son naturel, l’aisance de son mouvement, sa vivacité sémillante, et la verve soutenue d’une haute raisonM. de Sacy.)
Le théâtre antique n’était pas une salle renfermée et ténébreuse, éclairée par la lueur des quinquets, où l’on vient passer le soir une heure ou deux dans de petites niches de bois
Quand Ajaxacros haut, et polis ville), était la citadelle d’Athènes.qui n’a plus d’ailes pour quitter Athènes. A droite, est la route qui mène à Munychium
Les passions, quand elles sont exagérées, se ressemblent toutes entre elles, et n’ont plus de nom et de caractères distincts. Qui me dira, quand j’entre dans une salle de spectacle, au cinquième acte d’un drame, et que je vois F héroïne en proie à une sorte de frénésie convulsive, quand j’entends ses cris et ses sanglots, quand elle se tord les mains et souvent se roule à terre, qui me dira si c’est l’amour, la colère ou la douleur qui la pousse à cet excès ? Les passions ne sont variées et différentes l’une de l’autre que quand elles sont modérées : alors elles ont chacune leur langage et leur geste ; alors elles intéressent par leur diversité. Quand elles sont excessives, elles deviennent uniformes ; et l’exagération, qu’on croit être un moyen de donner plus de relief à la passion, l’efface et la détruit
Chose admirable et instructive ! cet homme qui créait de si grands caractères, qui savait être tour à tour et le Cid, c’est-à-dire le plus brillant, le plus passionné des chevaliers, et l’empereur Auguste pardonnant à Cinna, et César, et Sertorius, où était-il tout cela ? Il l’était dans son simple ménage de Rouen ou de Paris, dans son paisible intérieur, entre sa femme et ses enfants. Machiavel Un contemporain, Vigneul de Marville, disait de Corneille :le Prince, naquit à Florence en 1469, et mourut en 1527.« A voir M. de Corneille, on ne l’aurait pas cru capable de faire si bien parler les Grecs et les Romains, et de donner un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Sou extérieur n’avait rien qui parlât pour son esprit... Il se négligeait trop, ou, pour mieux dire, la nature qui lui avait été si libérale en des choses extraordinaires, l’avait comme oublié dans les plus communes... Sa conversation était si pesante qu’elle devenait à charge dès qu’elle durait un peu. Quand ses familiers amis, qui auraient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisaient remarquer ses légers défauts, il souriait et disait: Je n’en suis pas moins Pierre Corneille. Il n’a jamais, parlé bien correct ment la langue française, peut-être ne se mettait-il pas en peine de cette exactitude. »
En 1825, un violent incendie éclata, au milieu de la mer, à bord du Kent
« Dieu est notre retraite, notre force et notre secours dans les détresses.
« C’est pourquoi nous ne craindrons point, quand même la terre se bouleverserait, quand les montagnes se renverseraient dans la mer ;
« Quand ses eaux viendraient à bruire et à se troubler, quand les montagnes seraient ébranlées par la force de ses vagues,
« Car l’Éternel des armées est avec nous ; le Dieu de Jacob nous est une haute retraite
Où donc est la tempêteVox domini super aquas, dit ailleurs le Psalmiste
Dans ce péril extrême, le capitaine fit monter un homme au petit mât de hune, souhaitant, plus qu’il ne l’espérait, que l’on pût découvrir quelque vaisseau secourable sur la surface de l’Océan. Le matelot, arrivé à son poste, parcourut des yeux tout l’horizon : ce fut un moment d’angoisse inexprimable ; puis, tout-à-coup, agitant son chapeau, il s’écria : Une voile sous le vent ! Cette heureuse nouvelle fut reçue avec un profond sentiment de reconnaissance, et l’on y répondit par trois cris de joie. Le vaisseau signalé était un brick anglais qui, mettant toutes voiles dehors, vint au secours du Comparez cette page tirée des actes des apôtres :Kent. Alors commença une nouvelle scène. Le transbordement était difficile à cause de la violence de la mer ; il devait être long, et cependant, d’un moment à l’autre, le vaisseau devait sombrer. La discipline fut gardée, et le sentiment de l’honneur ne fut pas moins puissant contre l’impatience de la délivrance que ne l’avait été contre le désespoir de la mort le sentiment de la foi et de la prière. « Dans quel ordre les officiers doivent-ils sortir du vaisseau ? vint demander un des lieutenants. — Dans l’ordre que lion observe aux funérailles, cela va sans dire« Pendant quelques jours le vaisseau suivit sa course régulière ; mais bientôt un vent s’éleva, mêlé de tourbillons :
» Et, comme le vaisseau était emporté sans pouvoir tenir contre le vent, nous allions où les vents nous poussaient;
» Ne voyant ni soleil ni étoiles pendant plusieurs jours, et la tempête étant toujours furieuse, les matelots n’avaient plus aucune espérance de se sauver ;
» Et personne n’avait plus même le courage de manger. Alors Paul, se mettant au milieu d’eux, leur dit :
» Je vous conseille de prendre courage, parce que nul d’entre vous ne mourra ; il n’y aura que le vaisseau qui périra;
» Car l’Ange de Dieu, à qui je suis et que je sers, m’est apparu cette nuit.
» Paul, m’a-t-il dit, n’ayez point de peur ; il vous faut comparaître devant César, et voilà que Dieu vous a accordé la vie de tous ceux qui sont avec vous dans le vaisseau.
» C'est pourquoi, amis, ayez courage ; car je tiens pour certain, sur la parole de Dieu, qu’il sera fait comme il m’a été dit.
» Et, en attendant, je vous prie de prendre quelque nourriture pour vous soutenir, puisque, encore un coup, pas un de vous ne perdra un cheveu de sa tête.
» Après ces paroles, il prit du pain, rendit des actions de grâces à Dieu devant tout le monde, et, en ayant rompu, il le distribua.
» Et tous mangèrent du pain et reprirent courage. »
Né à Récey-sur-Ource, près de Dijon, dans la patrie de Bossuet, et de Saint-Bernard, Henri-Dominique Lacordaire termina de brillantes études vers l’époque où tombait l’empire : son cœur ressentit douloureusement les blessures de la France. Avocat à Paris en 1822, il quitta bientôt la carrière du barreau pour entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Son éloquence qui s’était déjà signalée dans le procès de l’École libre devant la chambre des pairs, se révéla plus brillamment encore par ses conférences du collège Stanislas (1884), C’est alors que Monseigneur de Quélen lui ouvrit la chaire de Notre-Dame. Il en fit une sorte de tribune religieuse d’où sa parole électrisa l’élite de la jeunesse libérale. Apôtre d’un siècle dont il partagea les idées les plus généreuses, il ressuscita l’ordre de Saint-Dominique en 1840. Huit ans après, porté à rassemblée nationale par les suffrages de l’admiration publique, il se démit de son mandat après la journée orageuse du 15 mai. Il lui était réservé d’être le premier membre du clergé régulier admis à siéger parmi les quarante de l’Académie (1860). Il mourut à la maison de Sorrèze dont il était directeur.
Parmi les orateurs sacrés de notre temps, il se distingue par l’essor, la nouveauté, l’ardeur, l’éclat, l’imagination, la poésie, la couleur, le mouvement, l’accent pathétique d’une verve originale.
Son oraison funèbre du général Drouot se soutient dans le voisinage de Bossuet. Animée par un geste savant et expressif, par une diction vibrante et fébrile, sa prédication allait au cœur d’un auditoire qui avait lu Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo.
Il y a dix-huit siècles, Néron régnait sur le monde. Héritier des crimes qui l’avaient précédé sur le trône, il avait eu à cœur de les surpasser, et de se faire par eux, dans la mémoire de Rome, un nom qu’aucun de ses successeurs ne pourrait plus égaler. Il y avait réussi. Un jour, on lui amena dans son palais un homme qui portait des chaînes et qu’il avait désiré voir
Voyageur à mon tour, j’ai rencontré cet homme. Il portait à son front les cicatrices du martyre ; mais ni le sang versé, ni le cours des siècles ne lui avait ôté la jeunesse du corps et la virginité de l’âme. Je l’ai vu, je l’ai aimé. Il m’a parlé de vertu, et j’ai cru à la sienne ; il m’a parlé de Dieu, et j’ai cru à sa parole. Son souffle versait en moi la lumière, la paix, l’affection, l’honneur, je ne sais quelles prémices d’immortalité qui me détachaient de moi-même ; et enfin je connus, en aimant cet homme, qu’on pouvait aimer Dieu, et qu’il était aimé en effet. Je tendis la main à mon bienfaiteur, et je lui demandai son nom. Il me répondit comme il l’avait fait à César : « Je suis chrétien. »
Il y a des peuples dans le monde qu’un soin particulier de la Providence destinait à une gloire qui les tient debout encore devant la postérité, et nous arrache, à leur louange, comme s’ils étaient nos seuls aïeux, le titre vénérable et singulier d’anciens. Nations élues jusque dans leur territoire, elles habitaient ces deux fameuses presqu’îles si admirablement dessinées par le doigt de Dieu, la Grèce et l’Italie. Un ciel pur, en versant sur elles des flots de lumière, leur épargnait cependant une chaleur qui les eût énervées ; et, tenant le milieu du monde entre le pôle et l’équateur, au bord d’une mer assez grande pour leur ouvrir des chemins, trop étroite pour les séparer du reste de la terre, elles devaient à cette situation privilégiée un tempérament où dominait l’harmonie. L’art, le goût, l’éloquence, le sentiment du beau sous toutes ses formes, faisaient partie de la nature grecque ; et, si Rome, moins heureusedouze tables, et aux codes de Justinien.« Pensez-vous que Rome ait régné par le fer de ses légions, et que la Grèce ait vaincu l’Asie avec la lance et le bouclier ? Si vous le pensiez, vous n’auriez pas la première idée de l’homme ni la première idée de Dieu. Rome a soumis le monde, la Grèce a vaincu l’Asie par des vertus. Tandis que les autres races humaines, courbées sous une servitude immobile, passaient obscures à travers les temps, le génie de la vie publique s’éveillait sur la terre grecque et aux abords du Tibre. La parole y enfanta des vertus inconnues de l’Orient ; elle fit de l’homme un citoyen. Lion vit les caractères se tremper, l’héroïsme se produire, et un cri d’admiration s’éleva du monde vers la postérité, qui l’écoute encore et ne s’en lassera jamais. »
L’homme juste, l’honnête homme est celui qui mesure son droit à son devoir. Il sait que l’homme, être infini par sa destinée, est semé passagèrement sur un sol borné, et, ne pouvant agrandir la patrie commune, il agrandit son cœur pour s’y contenter de peu. Riche ou pauvre, qu’il donne ou qu’il reçoive, il se prépare un tombeau où nul n’accusera son passage d’avoir été un malheur. Ah ! messieurs, je suis chrétien, et pourtant je m’attendris à ce nom d’honnête homme. Je me représente l’image vénérable d’un homme qui n’a pas pesé sur la terre, dont le cœur n’a jamais conçu l’injustice, et dont la main ne la point exécutée ; qui non-seulement a respecté les biens, la vie, l’honneur de ses semblables, mais aussi leur perfection morale ; qui fut observateur de sa parole, fidèle dans ses amitiés, sincère et ferme dans ses convictions, à l’épreuve du temps qui change et qui veut entraîner tout dans ses changements, également éloigné de l’obstination dans l’erreur et de cette insolence particulière à l’apostasie qui accuse la bassesse de la trahison ou la mobilité honteuse de l’inconstance : Aristide enfin dans l’antiquité, l’Hôpital« Messieurs, prenez garde, quand vous viendrez en jugement, de n’y apporter point d’inimitié, de faveur, ni préjudice. Je vois chaque jour des hommes passionnés, ennemis ou amis des personnes, des sectes, des factions, et jugeant pour ou contre, sans considérer l’équité de la cause. Vous êtes juges du pré, du champ, non de la vie, non des mœurs, non de la religion; si vous ne vous sentez assez forts et justes pour commander vos passions et aimer vos ennemis, selon que Dieu commande, abstenez-vous de l’office de juges. »
Je suis venu tout seul à Oxford, pour m’y reposer, et écrire à ceux que j’aime bien, tranquillement. Quelle belle et douce chose que cet Oxford ! Figurez-vous, dans une plaine, entourée de collines et baignée de deux rivières, un amas de monuments gothiques et grecs, d’églises, de collèges, de cours, de portiques, distribués à profusion, mais avec grâce, parmi des rues calmes, terminées par des perspectives d’arbres et de prairies. Tous ces monuments, destinés aux lettres et aux sciences, ont leurs portes ouvertes ; l’étranger y entre comme chez lui, parce que c’est l’asile de tous ceux qui le veulent. On traverse des cours silencieuses, en rencontrant çà et là des jeunes gens portant une toque sur leur tête et une toge sur leurs épaules ; point de foule, point de bruit : une gravité dans l’air comme dans les murs noircis par l’âge ; car il me semble qu’ici on ne répare rien, de peur de commettre un crime contre l’antiquité. Et, néanmoins, la propreté est exquise de la plante au sommet des monuments. Je n’ai vu nulle part autant d’apparences de ruines avec autant de conservation. En Italie, les édifices respirent la jeunesse ; ici, c’est le temps qui se montre, mais sans délabrement, et seulement comme une majesté.
La ville est petite, et c’est encore sans blesser la grandeur ; le nombre des monuments y tient lieu de maisons et la fait paraître vaste. Que je vous ai recherché dans mon cœur, en me promenant, solitaire, au milieu de ces hommes de votre âge ! Pas un ne me connaissait ni ne se souciait de moi ; j’étais comme n’existant pas pour eux tous ; et plus d’une fois les larmes me sont venues aux yeux en pensant qu’ailleurs j’aurais rencontré des regards amis !
Londres a de magnifiques parties ; mais, pour le reste, une grande et triste uniformité ; un air plein de fumée et une immensité insignifiante qui lui ôte la grâce d’une chose qui se termine bien. Sa population, quoique vivante, dissimule mal une profonde misère M, Auguste Barbier représente ainsi la physionomie de Londres :Puis un ciel tourmenté, nuage sur nuage ;(Iambes, Dentu, p. 195.)
En général, les grands hommes de l’antiquité ont été pauvres. Aujourd’hui tout le monde échoue là ; on ne sait plus vivre de peu. Il est vrai qu’accoutumé à vivre pauvrement, depuis que je suis au monde, je ne vois pas les difficultés que peuvent rencontrer ceux qui n’ont pas les mêmes habitudes que moi. Mais le retranchement de l’inutile, est la grande route du détachement chrétien comme de la force antique. Quiconque est arrivé à la beauté morale de la vie, non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes, celui-là ne peut plus déchoir par les revers extérieurs, sans prouver que la grandeur d’âme était vaine, et son habilité une simple chance heureuse.
Ce qui manque le plus à notre siècle, c’est un homme placé pour arriver à tout et se contentant de peu. Pour mon compte, je n’ambitionne rien de plus. Un grand cœur dans une petite maison est toujours ce qui m’a touché davantage ici bas. L’abbé de Lamennais, mourant pauvre et fidèle à La ChesnayeLa Chesnaye fut l’asile religieux où il s’était retiré, avant son éclatant naufrage.
Mon cher ami,
Que je vous ai su gré de votre bon petit souvenir ! Je vous aurais répondu tout de suite ; mais imaginez que, depuis trois semaines, je suis transformé en scribe, en véritable homme de bureau, lisant des lettres, y répondant, occupant un secrétaire, et prêt à dicter, comme César, à quatre en styles différents. Et ce qui vous étonnera, c’est que je remplis ces fonctions de buraliste absolument comme si j’étais un surnuméraire de l’enregistrement. Je me dis : Dieu le veut, et je suis tranquille.
Cher enfant, écoutez ceci :
Quand le Christ expirant au sommet du Calvaire,
Sauvait par sou amour le genre humain perdu.
La terre s’entr’ouvrit ; le soleil éperdu
Détourna sa clarté de ce sanglant mystère.
Le temple se troubla ; l’arche du sanctuaire
Apparut vide et nue au peuple confondu.
L’enfer eut un grand cri, le ciel un grand silence ;
La mort même, étonnée, adore son vainqueur,
Et tout s’émeut enfin, excepté le pécheur,
Qui vit mourir son Dieu sans croire à sa présence.
Si maintenant vous dites que je ne suis pas poëte, sachez que vous avez menti !
Adieu, mon très cher, soignez-vous, aimez-moi, et surtout admirez mes vers. Je vous embrasse Rapprochons de ces vers le sonnet suivant, dont l’auteur est inconnu. Il était inscrit sur la porte principale du cimetière qui entourait jadis l’Église paroissiale de la Sainte-Trinité, à Cherbourg :
Qu’on est heureux, quand on naît ou quand on meurt sous le même toit, sans l’avoir jamais quittéVagabonds. Ils ont, comme les humbles, l’humeur inquiète et errante.Palais. Notre siècle a vu tant de révolutions !
Dans un temps où règne le goût dé la littérature facile, M. Prosper Mérimée a été un des rares écrivains qui ont su le mieux économiser l’emploi de leur talent, faire attendre et désirer leurs œuvres, les polir à loisir, et compter leurs pages, comme d’autres comptent leurs volumes.
Il est le prince de nos conteurs. Nul ne sait plus adroitement conduire une action, soutenir le rôle d’un personnage imaginaire, faire parler un caractère, peindre une physionomie, préméditer ses effets, les préparer dans leurs causes, émouvoir par la logique de ses combinaisons, créer d’emblée l’ensemble et les détails d’une fable, en un mot construire un mécanisme si savant que le dénoûment se déduit comme une conséquence de ses prémisses.
Il n’y a pas chez lui un mot de perdu. Tout est nécessaire, décisif, et court au but, à outrance, avec une sorte de furie française. Chaque coup de théâtre, chaque surprise est amenée naturellement, et semble indispensable. Ces mérites, vous les admirerez dans Colomba, un chef-d’œuvre, où nous voyons régner une sorte de fatalité morale, qui rappelle le théâtre antique. Orso ne peut faire un pas, sans être poursuivi par le fantôme de son père qui crie vengeance. Il est la proie d’une obsession. Tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit demande du sang, depuis sa sœur, cette Electre implacable dont le silence même lui impose son devoir, jusqu’à ce chien de garde qui court à travers les vignes pour le guider vers le lieu du meurtre impuni. Un réseau de fils imperceptibles, mais puissants par leur réunion, l’enlace si bien qu’il ne pourra se dégager de ces mailles, de cette étreinte, La crise sera inévitable.
Tous ses personnages ont des traits nets, précis et arrêtés. Une fois connus, ils ne s’oublient jamais. On croit en eux, parce qu’ils croient en eux-mêmes, parce qu’ils parlent et agissent naïvement, sans songer au spectateur qui les regarde et les écoute.
Ses études historiques ont une haute valeur, et restent définitives en plus d’un sujet. On peut cependant lui reprocher parfois un tour paradoxal, une certaine irrévérence pour les opinions consacrées, du scepticisme, et une sécheresse qui se refuse trop l’éclat de la couleur.
Son style est d’ailleurs aussi français que celui de Voltaire. Il a touché la perfection dans un genre réputé secondaire, et qu’il élève au premier rang.
Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaient autour de la table. A la tête du mort se tenait sa veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout un côté de la chambre ; de l’autre étaient rangés les hommes, debout, tête nue, l’œil fixé sur le cadavre, observant un profond silence. Chaque nouveau visiteur s’approchait de la table, embrassait le mort
Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de son père, s’écria : « Oh ! pourquoi n’es-tu pas mort de la malemort
Ce furent les premières paroles qu’Orso entendit en entrant. A sa vue le cercle s’ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça l’attente de l’assemblée excitée par la présence de la vocératrice
« Charles-Baptiste ! le Christ reçoive ton âme ! — Vivre, c’est souffrir. — Tu vas clans un lieu — où il n’y a ni soleil ni froidure. — Tu n’as plus besoin de ta serpe, — ni de ta lourde pioche. — Plus de travail pour toi. — Désormais tous tes jours sont des dimanches. —
Charles-Baptiste, le Christ ait ton âme ! — Ton fils gouverne ta maison. — J’ai vu tomber le chêne — desséché par le Libeccio. — J’ai cru qu’il était mort. — Je suis repassée, — et sa racine avait poussé un rejeton. — Le rejeton est devenu un chêne, — au vaste ombrage. — Sous ses fortes branches, Maddelè, repose-toi, et pense au chêne qui n’est plus. »
Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois hommes qui, dans l’occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées.
Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s’adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une prosopopéeprosopopée est une figure de rhétorique par laquelle on fait parler une personne absente ou un objet inanimé.ballateBallate est le pluriel de ballata.Pythonisse était la prêtresse inspirée d’Apollon.
Tout à coup un léger mouvement se fit dans l’auditoire : le cercle s’ouvrit et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu’on leur montra, à l’empressement qu’on mit à leur faire place, il était évident que c’étaient des gens d’importance dont la visite honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la ballata, personne ne leur adressa la parole ; celui qui était entré le premier paraissait avoir une quarantaine d’années. Son habit noir, son ruban rouge à rosette, l’air d’autorité et de confiance qu’il portait sur sa figure, faisaient d’abord deviner le préfet. Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant. Toujours à côté du préfet, on eût dit qu’il voulait se cacher dans son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous d’épais favoris, l’œil fier, arrogant, montrant une impertinente curiosité. Orso avait eu le temps d’oublier les physionomies des gens de son village ; mais la vue du vieillard en lunettes vertes réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa présence à la suite du préfet suffisait pour le faire reconnaître : c’était l’avocat Barricini
Pour Colomba, à la vue de l’homme à qui elle avait voué une haine mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression sinistre. Elle pâlit ; sa voix devint rauque, le vers commencé expira sur ses lèvres Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle poursuivit avec une nouvelle véhémence î
« Quand l’épervier se lamente — devant son nid vide, — les étourneaux voltigent alentour, — insultant à sa douleur.
Ici on entendit un rire étouffé : c’étaient les deux jeunes gens nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop hardie.
L’épervier se réveillera ; il déploiera ses ailes, — il lavera son bec dans le sang ! — Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis — t’adressent leur dernier adieu. — Leurs larmes ont assez coulé. — La pauvre orpheline seule ne te pleurera pas. — Pourquoi te pleurerait-elle ? — Tu t’es endormi plein de jours — au milieu de ta famille, — préparé à comparaître — devant le Tout-Puissant. — L’orpheline pleure son père, — surpris par de lâches assassins, — frappé par derrière ; — son père dont le sang est rouge — sous l’amas de feuilles vertes. — Mais elle a recueilli son sang, — ce sang noble et innocent : — elle l’a répandu sur Pietranera, — pour qu’il devînt un poison mortel. — Et Pietranera restera marquée — jusqu’à ce qu’un sang coupable — ait effacé la trace du sang innocent« L’aigle a péri étouffé dans les replis d’une affreuse vipère, et sa race orpheline souffre la faim, chassée du nid paternel. »
En achevant ces mots, Colomba se laissa tomber sur une chaise ; elle rabattit son mezzaro sur sa figure, et on l’entendit sangloter. Les femmes en pleurs s’empressèrent autour de l’improvisatrice ; plusieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et ses fils ; quelques vieillards murmuraient contre le scandale qu’ils avaient occasionné par leur présence. Le fils du défunt fendit la presse, et se disposait à prier le maire de vider la place au plus vite ; mais celui-ci n’avait pas attendu cette invitation. Il gagnait la porte, et déjà ses deux fils étaient dans la rue, Le préfet adressa quelques compliments de condoléance au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour Orso, il s’approcha de sa sœur, lui prit le bras et l’entraîna hors de la salle. « Accompagnez-les, dit le jeune Piétri à quelques-uns de ses amis ; ayez soin que rien ne leur arrive ! » Deux ou trois jeunes gens mirent précipitamment leur stylet dans la manche gauche de leur veste, et escortèrent Orso et sa sœur jusqu’à la porte de leur maison.
Une cinquantaine de soldats avec leur capitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine, en bonnet de nuit et en caleçon, tenant un oreiller d’une main et son épée de l’autre, ouvre la porte, et sort en demandant d’où vient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l’ennemi, il s’imaginait que le bruit provenait d’une querelle entre ses propres soldats. Il fut cruellement détrompé ; un coup de hallebarde l’étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent le temps de barricader la porte de la tour, et pendant quelques instants ils se défendirent avec avantage en tirant par les fenêtres ; mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille et de foin, ainsi que des branchages qui devaient servir à faire des gabionsgabion une sorte de panier, en forme de tonneau, qu’on remplit de terre pour couvrir des soldats dans un siège.
On vit alors un spectacle affreux. Un enseignede fumée, et l’on vit tomber au milieu des débris de la tour un casque rouge et fumant.
M. Sainte-Beuve est avant tout un peintre de portraits. Une merveilleuse sagacité psychologique assure à sa critique l’intérêt impérissable qui s’attache à toutes les œuvres où l’homme apprend à se connaître. Nul ne s’insinue avec plus d’adresse dans l’intimité des consciences. On dirait qu’il a été le contemporain, l’ami des personnages dont il analyse les sentiments. Il leur dérobe leur secret par mille aveux involontaires qui ressemblent à une confidence et parfois à une confession.
Savoir lire, voilà son art inimitable. Comme il l’a dit, il puise dans l’écritoire de chaque écrivain l’encre dont il se sert pour parler de lui. Ses œuvres sont une encyclopédie qui embrasse la philosophie, la politique, l’histoire, la poésie, l’éloquence et les arts, l’antiquité et les temps modernes, la littérature étrangère et contemporaine, en un mot toutes les formes de l’esprit humain, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Ses Causeries du lundi eussent fait les délices de l’épicurien Montaigne, et seraient devenues son Plutarque français.
Oh ! qu’on ce moment nous irait bien le génie, ou tout au moins le tempérament Virgilien ! Ne rien outrer, ne rien affecter, rester plutôt un peu en deçà, ne point trop accuser la ligne
Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon. sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine : c’est ce vin vieux dont parle Voltaire, et auquel il a comparé le poëme d’Horace ; il gagne à vieillir, et de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place, et le reconnaître plus grand
Bossuet, c’est le génie hébreu
Aimer Molière, c’est avoir une garantie en soi contre bien des défauts, bien des travers et des vices d’esprit ; c’est n’être disposé à goûter ni le faux bel-esprit, ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotins et nos Vadius
Aimer et préférer ouvertement Corneille, c’est sans doute une chose belle et tout à fait légitime ; c’est vouloir habiter et marquer son rang dans le monde des grandes âmes : et pourtant n’est-ce pas risquer, avec la grandeur et le sublime, d’aimer un peu la fausse gloire, jusqu’à ne pas détester l’enflure et l’emphase, un air d’héroïsme à tout propos ? Celui qui aime passionnément Corneille peut n’être pas ennemi d’un peu de jactance
Aimer, au contraire, et préférer Racine ; ah ! c’est sans doute aimer avant tout l’élégance, la grâce, le naturel, la vérité, la sensibilité, une passion touchante et charmante ; mais n’est-ce pas cependant aussi, sous ce type unique de perfection, laisser s’introduire dans son goût et dans son esprit, de certaines beautés convenues et trop adoucies, de certaines mollesses et langueurs trop chères, de certaines délicatesses excessives, exclusives ? Enfin, tant aimer Racine, c’est risquer d’avoir trop, ce qu’on appelle en France le goût, et qui rend si dégoûté
Aimer Boileau… mais non, on n’aime pas Boileau
Aimer La Fontaine, c’est presque la même chose qu’aimer Molière ; c’est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l’humanité, une représentation de la grande comédie aux cent actes divers
Notre siècle, un peu revenu
A la moindre découverte d’un papier, d’un document nouveau, on se récrie, on est transporté : il semble que jusqu’ici on n’y avait rien entendu, et que c’est d’à présent que la lumière se fait
Quand vous voulez faire en Suisse l’ascension du RhigiQuatre Cantons.en place dans son siècle, et mettre son lecteur au point de vue qui l’éclaire. Ce mode de commentaire, appliqué à la littérature, suppose tout un art qui se dérobe, et n’est au-dessous d’aucune science, ni d’aucune supériorité critique, si élevée et si distinguée qu’elle soit ; car il ne s’agit pas ici simplement de se faire petit avec les petits, il faut arriver à inoculer une sorte de délicatesse dans le bon sens, et dégager dans chacun ce je ne sais quoi qui ne demande pas mieux que d’admirer, mais qui n’a pas encore trouvé son objet
Après avoir raconté les funérailles de M. de SacyEssais. Philosophe sceptique, il avait pris pour devise : Que sais-je ?
Montaigne est mort : on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charronchanoine institué dans le chapitre d’une cathédrale pour enseigner la théologie. Son Traité de la sagesse continue les traditions de Montaigne.sa fille d’alliance.Dictionnaire historique et critique, était un. vif esprit. Né en 1647, il mourut en 1706. Naudé, médecin distingué (1600 1653), fut bibliothécaire de Mazarin.
Quelles funérailles ! s’en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables au moimoi est le principal personnage des Essais de Montaigne, qui nous met dans la confidence de toutes ses humeurs et ses fantaisies. Mais qu’y fait-on ? A part mademoiselle de Gournay qui y pleure tout haut par cérémoniepar regret ? moimoi, c’est la personne, l’âme même. Ces beaux esprits sont pour la plupart des sceptiques, que notre bon sens doit blâmer ou plaindre.Est-il ? et s’il est, dans quelles conditions vit-il encore ? Quelle comédie jouent donc tous ces gens, qui la plupart furent illustres et passèrent pour raisonnables ? Qui mènent-ils, et où le mènent-ils ? où est la bénédiction ? où est la prière
Mais M. de Sacy, comment meurt-il ? Vous le savezmessieurs aussimessieurs, c’est le titre que les religieuses donnaient à leurs pieux directeurs.
Or. s’il y a une vérité, si tout n’est pas vain, s’il existe une morale, — j’entends une morale absolue, — et si la vie aboutit« Il ne suffit pas d’être éclairé et bon, disait M. Prévost-Paradol ; un homme intelligent, qui est en même temps un honnête homme, n’est pas encore un modèle achevé de la nature humaine cultivée par la civilisation.
Il lui manque quelque chose s’il n’est point touché du mystère qui, nous dérobant l’entrée et la sortie de ce monde, nous y assiège de toutes parts, et que notre entendement rencontre partout où il se porte, comme pour le surprendre et le borner.
» L’homme s élève à nos yeux s’il s’est souvent incliné devant ces questions redoutables où son esprit s’arrête, où son âme s’émeut par cela même qu’elle ne les peut dépasser, et qu’elle soupçonne un vaste horizon derrière l’obscurité de cette infranchissable frontière. Il est enfin plus heureux, sans rien perdre de sa force, s’il a entrevu Dieu dans ce mystère, s’il se croit soutenu dans le bien par une main secourable et toute-puissante. Il marche alors dans ce monde d’un pas plus ferme et plus hardi, il dépasse avec plus d’ardeur les strictes limites du devoir, il ne croit jamais faire assez pour ses semblables ni pour la satisfaction de sa conscience, et mesure toutes ses actions à cette perfection infinie qui domine et échauffe sa pensée.
» Il a de plus ce privilège précieux, dans le tumulte des affaires humaines, de ne pouvoir jamais s’estimer vaincu, ni désespérer du bien qu’il a voulu faire. Comme jadis le citoyen d’une grande nation s’écriait sur la croix : Je suis citoyen romain ! il a la consolation de dire dans la défaite et dans la mort : Je suis ouvrier de Dieu ! Non pas dans un vain désir de vengeance, ni dans l’égoïste espoir d’une récompense, mais avec une pleine et douce certitude dans l’accomplissement de son œuvre et dans la fécondité de son sang. »
Heureux celui qui d’un cœur humble reconnaît dans la nature un auteur visible, se manifestant par tous les signes ; qui croit l’entendre dans le tonnerre et dans l’orage ; qui le bénit dans la rosée du matin et dans la pluie du printemps ; qui l’admire et l’adore dans la splendeur du soleil, ou dans les magnificences d’une belle nuit ! Heureux qui l’invoque et le prie à chaque accident de la saison ; qui compte sur lui seul comme aux jours de la manne dans le désert ; qui suit en fidèle ému, entre deux haies en fleur, la procession d’une fête-dieu champêtre, ou qui prend part avec foi et ferveur, le long des blés courbés ou desséchés, aux cantiques d’alarme et aux pieux circuits des Rogations extraordinaires ; qui sait le chemin menant à la statue de la Vierge dressée au sommet du rocher ou logée au cœur du chêne antique que hantaient jadis les fées ; qui ne méprise pas le saint du lieu et le miracle d’hier qu’on en raconte ! Ces croyances et coutumes sont innocentes et charmantes.
Critique conservateur, M. Nisard a fait un livre qui manquait à la FranceHistoire de la littérature moderne. 4 vol., Didot.
Quand je quittai le Nottinghamshire
En quittant les bruyères pour se rapprocher de la vallée, on a une vue charmante. Sur les deux revers, à mi-côte, s’étendent de vastes pelouses devant de jolies maisons de campagne. Sur la hauteur, aux endroits les plus découverts, des moulins propres et élégants ouvrent leurs ailes pour recevoir la brise qui souffle de la plaine. Les jours où il ne fait pas de vent, la machine à vapeur y supplée. A quelques pas du moulin est la maison du meunier. Tout autour, dans la prairie enclose de haies, des vaches, et le cheval du meunier, paissent au milieu des herbages. Tout cela sent le travail prospère et la paix. On craint Dieu dans ces modestes demeures, et on espère en lui
Pour les étrangers, la beauté du paysage anglais est un peu uniforme ; mais je ne m’étonne pas qu’elle plaise aux Anglais : elle est à l’image de leur esprit. Le paysage a plus ou moins la physionomie de l’homme qui l’habite. Ici, je reconnais les principaux traits du caractère anglais ; c’est le pays où tout le monde ressemble le plus à tout le monde : leur mot excentrique le dit assez. C’est parce que la chose fait scandale que le mot a été imaginé. La terre porte l’empreinte de cette uniformité : ce sont partout des prairies ou des champs enclos de haies ; mais la prairie domine. Le paysage anglais n’a pas les grandes lignes du paysage classique, ni cette variété piquante qu’imprime au paysage français la liberté capricieuse du peuple qui lui donne sa forme. Notre sol est comme notre société : il a beaucoup de physionomie ; on y reconnaîtrait la diversité des caractères et des conditions. La routine, l’esprit novateur, l’activité, la nonchalance, la richesse, la médiocrité, la pauvreté, y sont représentés. Il est plus remué, plus travaillé, et aussi plus agité : c’est le séjour d’un peuple agriculteur et révolutionnaire.
Le pays qu’habitent mes hôtes est situé au nord de Nottingham, sur le bord d’un plateau qui domine la vallée et la jolie petite ville de Mansfield. La maison est bâtie sur la lisière d’une vaste lande qui fit partie de la célèbre forêt de Sherwood ; l’orgueil local lui en donne le nom. Tout près de la maison, un petit bois, et plus loin quelques bouquets de sapin sont la dernière conquête du travail sur la lande. A quelque cent pas cessent les filons de terre végétale qui les nourrissent, et commence le désert. Une plaine immense, onduleuse, couverte et comme tapissée de bruyères, s’étend fort au-delà de l’horizon. Çà et là, quelques buissons de genêt épineux, des houx rabougris, un pin qui rampe plutôt qu’il ne s’élève, ou bien un chêne solitaire, trapu et robuste, se détachent du milieu de ce tapis, et y dessinent des figures gracieuses. Des chemins creux, où les chariots s’enfoncent dans le sable, conduisent dans le Derbyshire. Ailleurs, des allées d’un sol ferme, couvertes de ce fin gazon anglais dont le marcher est si doux, permettent la promenade à travers la lande, au milieu des moutons qui paissent, des deux côtés du chemin, le peu d’herbe savoureuse qui pousse entre les bruyères. Quand le soleil est voilé, ou le soir, quand la chaleur est tombée, il n’y a rien de plus charmant qu’une promenade sur cette pelouse : c’est le plaisir mélancolique de la solitude dans le voisinage et sous la protection de la nature cultivée
Une fausse sagesse vous dit : Il faut vivre avant tout. La vraie vous dira : Il faut avant tout valoir et mériter
J’ai pitié de ce qu’on obtient de quelques jeunes gens par cet appât trompeur d’un lucre immédiat dès la sortie du lycée. L’esprit, sous prétexte d’études pratiques, se laisse attacher comme le bœuf au sillon, entre l’aiguillon et le joug. Il n’a pas même la liberté de l’abeille ; il ne choisit pas, parmi les fleurs des belles lectures, celles dont se compose le miel des bons sentiments et des bonnes pensées. Les livres ne sont plus que des formulaires, et les beautés des lettres que des questions numérotées« Malheur à ceux qui, par le mot de plaisirs, n’imaginent que ceux des sens ! Faute de connaître les plaisirs de l’âme qui durent, ils courent après des plaisirs passagers, qui ne dépendent pas d’eux et qui finissent précisément dans Le temps qu’ils en auraient le plus besoin pour adoucir l’amertume de leur vie. Il n’y a que l’étude et les connaissances qui élèvent les hommes à l’heureux état de goûter des plaisirs parfaits. La vue des belles choses et l’admiration qu’elles excitent deviennent des sources intarissables dé plaisirs. L’esprit ne s’use pas, il se perfectionne par l’usage qu’on en fait. »
Prenons garde que, dans l’emploi que nous faisons de notre esprit, lui seul ne soit oublié : c’est un oubli qu’on paye chèrement. Si, tout en le dirigeant vers un but, nous ne le laissons pas par moments s’ébattre en liberté parmi les plus belles œuvres du génie ; s’il n’a été qu’un outil pour un emploi, l’emploi cessant, l’esprit va nous manquer. J’ai vu des hommes un jour séparés de la profession dont ils s’étaient fait imprudemment une seconde nature. En face d’eux-mêmes pour la première fois, ils se cherchaient dans une sorte de nuit, avec le souvenir obscur et douloureux d’avoir été autrefois une personne ; ils ne se trouvaient plus. L’esprit négligé se retire de notre vie, et ce qui nous reste, le tempérament, les passions, les petitesses, n’ayant plus avec qui compter, se disputent à qui nous rendra plus misérables. Il faut, dès nos plus jeunes annéesmoi, non pas celui de l’école, mais le moi modeste dont Rollin s’était rendu la compagnie si instructive par le savoir et si aimable par la vertu, que, parlant de sa petite maison du faubourg, il osait dire, lui, si accoutumé à la pratique chrétienne du mécontentement intérieur : « Ici, je jouis de moiMe fruor.Meque Deoque fruor.
Ces conseils sont le cri commun de tous ceux qui vous aiment. Oui, la France des illustres morts, la France remontée, en ces derniers jours, à la tête des nations civilisées, vous demande de lui garder l’amour des choses de l’esprit, par lequel une grande nation garde tout, même le génie militaire et la gloire des armes.
Pour moi, je n’ai pas songé à rendre ces leçons plus nouvelles et plus attrayantes. Si je vous avais apporté autre chose, ou si j’avais déguisé ces mêmes choses sous quelque arrangement de rhétorique, c’est que j’aurais cherché la faveur des paroles et non le crédit des sentiments. Vos jeunes têtes couronnées Comparez les conseils que M. Théodore Jouffroy donnait aussi à la jeunesse, dans un discours prononcé à la distribution des prix du lycée Charlemagne, quelques jours avant sa mort :y serez heureux. Nous ne vous conseillons pas de la tête et des lèvres, mais du cœur ; et nous ne savons rien de plus opportun à vous dire, ni de plus digne de vous, sinon que nous voulons, cette année comme les précédentes, vous voir instruits et cultivés pour être des hommes. Assez de choses pressantes et de voix écoutées vous parlent du choix d’un état et de l’art très-nécessaire d’un vivre ; l’Université n’a pas à porter secours à qui s’aide si bien. Son devoir est de se mettre du côté de ce qui est en péril : or, ce qui est en péril, jeunes élèves, c’est la doctrine éminemment française et chrétienne qui voit en vous des intelligences libres appelées à travailler à la fortune de l’esprit humain ; de jeunes Français chez qui l’amour de la patrie doit être une de ces croyances supérieures qui font partie du domaine de l’idéal ; des hommes enfin qui, pour occuper et honorer les intervalles de la vie active, pour savoir la quitter quand le temps est venu, et pour quitter toutes choses au dernier jour avec dignité et espérance, se sont donné deux compagnons divins : l’esprit, qui est d’origine divine, et Dieu« On croit la vie longue, jeunes élèves ; elle est très-courte : car la jeunesse n’en est que la lente préparation, et la vieillesse que la plus lente destruction. Dans sept à huit ans, vous aurez entrevu toutes les idées fécondes dont vous êtes capables, et il ne vous restera qu’une vingtaine d’années de véritable force pour les réaliser. Vingt années ! c’est-à-dire une éternité pour vous, et en réalité un moment ! Croyez-en ceux pour qui ces vingt années ne sont plus : elles passent comme une ombre, et il n’en reste que les œuvres dont on les a remplies. Apprenez donc le prix du temps, employez-le avec une infatigable, avec une jalouse activité. Vous aurez beau faire, ces années qui se déroulent devant vous comme une perspective sans fin n’accompliront jamais qu’une faible partie des pensées de votre jeunesse ; les autres demeureront des germes inutiles, sur lesquels le rapide été de la vie aura passé sans les faire éclore, et qui s’éteindront sans fruit dans les glaces de la vieillesse. »
Quand je lis un travail dont l’attention a tracé le plan, lié les parties, pesé les mots, ce ne sont plus des pages, c’est quelqu’un que je vois ; je ferais son portrait, je me prends à envier un tel fils à ses parents, et je félicite la société de ce qu’il lui est né un homme.
Vos maîtres ne vous demandent pas un esprit brillant, une imagination heureuse. Cela ne s’enseigne ni ne s’ap-prend ; mais ils ont raison de vous demander ce dont nous sommes tous capables par la volonté, je veux dire l’attention, qui n’est que la volonté appliquée à la conduite de l’esprit. C’est un bien dont nul n’est privé, parce qu’il a plu à Dieu de faire de tout homme un être libre et responsable. Sans doute, il ne suffit pas de l’attention pour devenir un homme supérieur ; mais, c’est assez pour n’être pas médiocre. Il n’y a pas de couronne pour tout le monde ; mais il n’est personne qui ne puisse conquérir par l’attention quelque chose qui n’est au-dessous d’aucune couronne, la connaissance de ses forces, et cet art d’en user, par lequel on tient une place utile dans le monde, et on y laisse un vide quand on en sort M. Nisard ajoutait : « L’époque où nous vivons n’est guère propice à l’attention, et je ne crois pas en faire une censure injuste, en disant que cette faculté y a fléchi.
« A l’inattention répondent la mobilité, l’inquiétude, les fausses démarches, les illusions qui ôtent à l’homme la possession de lui-même.
« Il serait beau que l’attention entrât dans la société par les lycées, et dans nos maisons par nos enfants. »
Que n’a-t-on pas dit des lettres, jeunes élèves, et que ne reste-t-il pas. à en dire ? Chaque époque en renouvelle pour ainsi dire l’éloge. Quelque idéal que se fasse une société d’une condition désirable sans les lettres, toute condition ornée et relevée par les lettres vaudra mieux. Aujourd’hui, l’idéal, c’est le bien-être par une fortune rapide. Nous ne manquons pas de connaître des gens qui y sont parvenus : c’est presque une foule. Regardons de près leur idéal. J’y vois beaucoup de luxe imité du luxe d’autrui, et qui n’a même pas l’originalité d’un caprice personnel satisfait ; j’y vois des hommes d’âge mûr qui s’entourent de joujoux, et qui, moins heureux que leurs enfants, ne peuvent pas les casser quand ils s’en dégoûtent. Ils s’agitent beaucoup pour varier leur triste bonheur, et, des deux passions qui les mènent, la convoitise et la satiété, la satiété va toujours plus vite que la convoitise. Heureux celui qui se souvient un jour qu’il a fait des études, et qui, dans un moment où il est accablé de son bien-être, s’avise de jeter les yeux sur sa bibliothèque, dont il n’estimait que le bois, et y prend ce qui lui a le moins coûté de tout son luxe, ce qu’il avait peut-être gardé, comme prévoyance ; de sa médiocrité première, un livre qui le rend un moment à lui-même, et lui fait savourer la différence du bien-être par l’argent au bonheur par l’espritbon sens et du cœur.
Pour que la culture de l’esprit produise ses fruits excellents, il faut entendre la langue des écrivains de génie ; or, cette langue vous demande tout ce que votre esprit a de pénétration, tout ce que votre âme a d’ouverture. Si par l’étude patiente de ce que leurs paroles expriment ou cachent de sens, vous n’arrivez pas à leurs pensées, si vous ne sentez pas leur cœur dans leurs écrits, c’en est fait, vous êtes à jamais privés des douceurs de leur commerce. Vous perdrez des amis, les seuls amis qu’on soit sûr de garder toute sa vie Il faut, dit Joubert, si l’on veut lire avec fruit, rendre son attention tellement ferme, qu’elle voie les idées comme les yeux voient les corps. Il ajoute ailleurs : « La mémoire n’aime que ce qui est excellent. » — « On dit que les livres sont bientôt lus, mais ils ne sont pas bientôt entendus. Le point important est de les digérer. Pour bien entendre une belle et grande pensée, il faut peut-être autant de temps que pour la concevoir. » — « Il n’est rien de plus beau qu’un beau livre. »arrière-boutique, où vous puissiez vivre quelquefois avec vous-mêmes, jouissant de vous, non pas stérilement, mais en vous étudiant de plus près pour vous rendre meilleurs. Cette solitude-là est permiseVoe soli ! malheur à qui est seul.
On entend dire trop souvent que l’esprit, en France, court des périls. Unissons-nous tous, maîtres, élèves, parents, pour les conjurer. Quand il s’agit du rang de la France dans les choses matérielles, l’émulation des peuples étrangers peut nous y servir, et nous faisons bien de la provoquer ; mais pour soutenir notre supériorité dans les choses de l’esprit, nous n’avons pas à compter sur le stimulant de la concurrence étrangère : il faut que toute l’émulation vienne de nous. Rivalisons donc entre nous pour garder à notre chère patrie ce privilège incontesté. Aussi bien, ce que nous faisons ainsi à nous seuls, toute l’histoire moderne nous en est témoin, nous le faisons pour le monde, et si nous nous manquons à nous-mêmes, c’est au monde que nous aurons manqué